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MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE BOUZARÉAH ÉCOLE DOCTORALE DE FRANÇAIS De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout Discours littéraire et discours journalistique Thèse de doctorat en sciences du langage Soutenue par M. Ahmed Boualili Sous la direction de Membres du jury Mme Kara-Abbès Yasmine, Président : M. Abdoun, MC université d’Alger professeure ENS Bouzaréah Examinateur :M.Claude Coste, professeur, Grenoble M. Charles Bonn, Examinatrice : Mme Kebbas, MC ENS Bouzaréah professeur émérite, Examinateur : M. Attatfa, MC ENS Bouzaréah UFR Lettres et arts Lyon 2 Examinatrice : Mme AïtDahmane, MC Alger Alger 2009

De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

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MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE BOUZARÉAH

ÉCOLE DOCTORALE DE FRANÇAIS

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans

l’œuvre de Tahar Djaout

Discours littéraire et discours journalistique

Thèse de doctorat en sciences du langage

Soutenue par M. Ahmed Boualili

Sous la direction de Membres du jury

Mme Kara-Abbès Yasmine, Président : M. Abdoun, MC université d’Alger

professeure ENS Bouzaréah Examinateur :M.Claude Coste, professeur, Grenoble

M. Charles Bonn, Examinatrice : Mme Kebbas, MC ENS Bouzaréah

professeur émérite, Examinateur : M. Attatfa, MC ENS Bouzaréah

UFR Lettres et arts Lyon 2 Examinatrice : Mme AïtDahmane, MC Alger

Alger 2009

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

2

Sommaire INTRODUCTION

PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE

CHAPITRE 1 : LA CONNEXION LEXICALE 19

CHAPITRE 2 : LA CONNIVENCE THÉMATIQUE 39

CONCLUSION PARTIELLE 86

PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES DISCOURS

CHAPITRE 1 : DE LA CONNIVENCE GÉNÉRIQUE À UNE TYPOLOGIE DISCURSIVE 104

CHAPITRE 2 : L’IMBRICATION DISCURSIVE 134

CONCLUSION PARTIELLE 174

PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE DISCURSIVE

CHAPITRE 1 : LES INSTANCES DE L’INTERLOCUTION 189

CHAPITRE 2 : LES STRATÉGIES DISCURSIVES COMME MOTEUR DE L’ÉCHANGE 228

CONCLUSION PARTIELLE 262

CONCLUSION GÉNÉRALE

BIBLIOGRAPHIE

ANNEXES

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

3

Remerciements

Je tiens à remercier Mme Abbès Kara Yasmine et M. Charles Bonn

pour le soutien indéfectible qu’ils m’ont apporté. Je leur exprime ma

gratitude pour m’avoir guidé et de n’avoir ménagé ni leur temps, ni leur

savoir, ni leur patience pour que cette recherche arrive à son terme. Je les

remercie pour leur disponibilité et leur sollicitude.

Je tiens à rendre un vibrant hommage à mon père sans qui je ne

serai pas arrivé à ce stade. Il n’a pas hésité à se priver pour que nous, mes

frères et moi, puissions aller aussi loin que nous pouvions dans nos études.

Mes frères et sœurs ont eux aussi souffert de ces privations. Je les remercie

pour leur soutien.

Je ne pourrai passer outre les sacrifices que ma femme a consentis

pour que j’aie les meilleures conditions pour travailler. Je la remercie

chaleureusement.

Je ne saurai oublier Mme Kebbas qui m’a permis cette année de me

consacrer pleinement à ma thèse. Vifs remerciements.

Je remercie également M. Attatfa pour l’aide précieuse qu’il m’a

apportée. Mes enseignants et mes collègues n’ont pas été en reste, un

chaleureux remerciement leur est adressé et je souhaite à ceux qui n’ont

pas encore soutenu beaucoup de courage pour finir leurs thèses.

Enfin, toutes mes pensées vont à mes amis et à ceux qui ont contribué

de près ou de loin à la réalisation de cette modeste recherche.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

4

Dédicaces

Tout travail aussi scientifique soit-il est toujours accompli avec

passion.

La passion qui guidait mes pas est celle d’un enfant aimant sa mère.

À ma mère je dédie ce travail et je suis sûr qu’elle aurait été fière de

ce que j’ai réalisé.

Sans toi ma douce mère, sans ton attention, sans tes veillées à mon

chevet, sans les mille et une choses que je te dois, je ne serais pas là où je

suis aujourd’hui.

…tu me manques terriblement.

Je dédie aussi ce travail à mon fils Yann.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

5

INTRODUCTION

Dans le cadre de notre mémoire de magister, nous nous sommes intéressé à un

paramètre de l’écriture de Tahar Djaout en étudiant la portée pragmatique du lexique

dans ses œuvres romanesques. Nous avons constaté que les choix lexicaux de l’auteur

relevaient de stratégies discursives diverses1.

Néanmoins, l’écriture ainsi appréhendée n’était pas révélée dans sa complexité.

C’est pourquoi, nous nous proposons donc, en continuité de ce premier travail,

d’interroger l’écriture et donc le discours djaoutien pour montrer son caractère hybride,

à partir d’un corpus littéraire et journalistique.

L’œuvre littéraire et journalistique de Djaout, bien que définie a priori comme

relevant de genres et de discours différents, rend compte d’un processus d’hybridation

aux niveaux scriptural et discursif. Ce phénomène est très complexe dans la mesure où

parfois les limites entre genres transgressés sont difficilement identifiables. Ces

difficultés tiennent au fait que, comme le précise Schaeffer2, la distinction des genres

relève de procédés différents, parfois imbriqués, décelables à différents niveaux

discursifs.

Ces niveaux discursifs dont parle Schaeffer3 sont au nombre de cinq mais ne

constituent pas une liste fermée. Il s’agit, d’une part, de l’énonciation, de la destination,

de la fonction qui s’inscrivent dans le cadre communicationnel et, d’autre part, de la

sémantique et du niveau syntaxique qui permettent la réalisation discursive. Nous

pouvons adjoindre à ces cinq niveaux celui du lexique.

Pour comprendre ce processus d’hybridation de l’écriture djaoutienne qui

s’inscrit dans un contexte historique, social et idéologique particulier, nous nous

1 Cf. Boualili, A. (2004) : Étude lexicologique et pragmatique de l’œuvre romanesque de Tahar Djaout,

mémoire de magistère sous la dir. de Kara-Abbès Yasmine, Alger. 2 Schaeffer, J.-M. (1989) : Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, p. 81

3 Idem., pp. 82-115

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

6

intéresserons à plusieurs niveaux d’analyse : lexical, thématique et discursif. Notre

approche s’appuiera sur les théories de l’analyse du discours.

La production littéraire de Djaout s’étend sur la période allant de 1975 à 1991,

période pendant laquelle émerge une nouvelle classe dirigeante qu’il appelle « l’ordre

nouveau ».

Cette période est aussi marquée par la montée extraordinaire de l’intolérance et

de l’extrémisme. A ce propos, faisant le parallèle avec la présence musulmane en

Espagne, le journaliste affirme :

« L’existence d’une communauté chrétienne

et/ou israélite importante aurait-elle

contribué à l’enrichissement, à

l’équilibre et l’ouverture de cette

société (algérienne), ou, au contraire, à

son émiettement, à sa cassure ? Si on se

réfère à la civilisation de l’Andalousie

où l’Orient et l’Occident ont fait fusion,

où l’islam, le christianisme et le

judaïsme ont vécu en parfaite et

fructueuse osmose, on est tenté de

conclure que l’absence de l’autre est

toujours un vide, une lacune ; que les

exclusions engendrent la stérilité. »4

Le corpus que nous soumettons à l’analyse est constitué de cinq romans et de

quatorze articles de presse. L’œuvre romanesque retenue comprend L’exproprié, Les

chercheurs d’os, L’invention du désert, Les vigiles et Le dernier été de la raison.

Tous ces textes ont été publiés aux éditions du Seuil sauf L’exproprié dont la

première édition est d’abord parue en Algérie chez la SNED (Société nationale d’édition

4 Djaout, T. : « La foi républicaine », In Ruptures n° 2, du 20 au 26 janvier 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

7

et de diffusion) avant d’être réédité en Europe chez François Majault, un éditeur belge.

Le dernier roman a été publié en 1999 à titre posthume ; il est constitué de textes

rassemblés par l’éditeur lui-même. Ceci expliquant peut-être cela, c’est le roman le

moins volumineux des cinq.

En 1993, Djaout, avec un « groupe d’amis », fonde le journal Ruptures. Il

entendait également rompre avec une écriture assujettie aux canons et aux dogmes. Ce

journal a cessé de paraître après l’assassinat de Djaout. Dans les vingt-deux numéros

publiés, Djaout a écrit quatorze articles, ou plutôt des chroniques. Sa rubrique

s’intitulait Relais, nom qui évoque bien la vocation de l’espace que Djaout s’était

réservé en tant que rédacteur en chef.

Les articles en question sont « Lettre de l’éditeur » (n° 1), « La haine devant

soi » (n° 1), « La foi républicaine » (n° 2), « La face et le revers » (n° 6) , « Le retour du

prêt-à-penser » (n° 8), « Les chemins de la liberté » (n° 9), « Suspicion et désaveu » (n°

10), « Minorer ou exclure » (n° 12), « La justice de l’histoire » (n° 14), « Avril 1980-

L’effraction. Des acquis ? » (n° 15), « Petite fiction en forme de réalité » (n° 16), « La

logique du pire » (n° 17), « Fermez la parenthèse » (n° 18), « La famille qui avance et la

famille qui recule » (n° 20).

Notre étude s’articulera en trois parties.

La première sera consacrée au métissage lexical et thématique. Nous tenterons

de monter la circulation des thèmes d’un discours à l’autre et d’un genre à l’autre et ce à

partir des relations lexicales entretenues par les différents textes qui composent notre

corpus. Il s’agira de répondre à deux questions : 1° comment le lexique et les thèmes

développés dans l’œuvre de Djaout sont-ils parfois imbriqués ? 2° comment cette

relation est-elle exprimée ?

La deuxième abordera la subversion des genres et des discours grâce à

l’interdiscours. Comment celui-ci s’organise-t-il et par quels moyens linguistiques se

réalise-t-il ? Quel est son impact sur la poétique djaoutienne ?

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout

8

La troisième concernera l’interlocution comme stratégie discursive. Comment le

locuteur et l’interlocuteur apparaissent-ils dans le rapport d’interlocution ? Ces deux

instances sont-elles homogènes ou au contraire hétérogènes ? Comment peuvent-elles

participer au processus d’hybridation ?

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PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE

Chapitre I : La connexion lexicale

Chapitre II : La connivence thématique

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

10

C’est la structure thématique de l’œuvre littéraire et journalistique de Djaout qui

retiendra notre attention dans cette partie. L’approche adoptée permettra non seulement

de dégager les thèmes dominants dans les écrits de Djaout mais également leur

circulation dans toute l’œuvre. Il s’agira de retrouver, au-delà des thèmes développés

dans les écrits de presse et dans les romans, les réseaux thématiques qui traversent ces

écrits, transgressant ainsi les frontières entre types discursifs littéraire et journalistique.

Il ne s’agira pas pour autant de faire l’inventaire de ces types discursifs mais

plutôt de dégager un fonctionnement propre à l’écriture de Djaout. À cet effet, l’analyse

thématique sera menée en vue de relever les thèmes dominants dans chaque texte du

corpus5. Une telle approche se fera de façon à dégager les pôles thématiques de chaque

texte. Cette opération sera supportée par l’analyse automatique du discours dont nous

reprenons ci-après les principes.

C’est une discipline qui emprunte les principes de l’analyse du discours et les

applications technologiques de la statistique linguistique. C’est une méthode qui a pour

objectif le calcul et l’interprétation des éléments lexicologiques d’un corpus. Il s’agit de

tous les éléments car elle

« refuse de privilégier quelque élément

que ce soit dans un discours ; elle se

fonde sur l’exhaustivité des relevés,

l’uniformité du dépouillement, l’unicité

du critère de dépouillement. »6

Maingueneau distingue trois niveaux dans l’analyse automatique du discours :

« 1) Un constat de fréquence : le constat

d’une fréquence de certains caractères

5 Il est vrai qu’une telle opération a été menée dans le cadre de notre mémoire de magister, mais de

nouvelles données seront prises en compte. En effet, le corpus comporte à présent les textes

journalistiques qui modifient les données statistiques et par là les pôles thématiques. 6 Maingueneau, Dominique (1991) : L’Analyse du discours, (nouvelle édition), Paris, Hachette, p. 48

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

11

quantifiables plus élevée dans un corpus

que dans un autre 7(…) ;

La prise en compte de ce premier niveau déterminera la richesse lexicale de tel

ou tel texte. Celle-ci est un indice de modification au niveau thématique ou au niveau de

l’écriture.

2) Niveau d’inférence statistique : on

démontre que tel corpus possède

significativement plus de caractères

quantifiables d’un type déterminé que tel

autre.

L’exploitation du lexique à ce niveau mettra en évidence les spécificités

lexicales de chaque texte. Une fois ces spécificités dégagées, il sera possible de repérer

les thèmes dominants dans, d’une part, chaque texte en particulier, et, d’autre part, dans

le corpus, en entier.

3) Niveau d’inférence sociolinguistique :

on décide alors que tel émetteur a écrit

significativement avec plus de ce

caractère quantifiable que tel autre8.

Grâce au « seuil » défini, on peut évaluer

le degré d’assurance avec lequel on donne

une conclusion. »9

Enfin, les deux premiers niveaux seront exploités pour déterminer la stratégie

discursive qui sous-tend la prédominance de tel ou tel caractère ayant conduit à

l’émergence de tel ou tel thème.

7 Ce que nous allons appeler la spécificité lexicale d’un corpus. 8 Ce qui nous permettra de dégager le champ thématique de l’auteur. 9 Maingueneau, D. (1991) : pp. 49-50

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

12

Cependant, l’analyse automatique du discours

« n’est pas une panacée critique » car

elle ne permet a priori que de « confirmer

les intuitions produites par des lectures

conventionnelles » et pourtant « elle ouvre la

voie à un renouvellement de ces lectures

en faisant ressortir des éléments textuels

qui ne frappent pas toujours, éléments qui

ont le grand mérite d’être non des

constructions de l’esprit, mais des faits

langagiers issus du texte. »10

Certes, les lectures conventionnelles sont nécessaires, mais l’analyse

automatique du discours ancre l’interprétation dans l’objectivité dans la mesure où elle

« se fonde sur l’importance relative des

lexèmes eux-mêmes et oblige à une lecture

du texte en fonction de ces

informations »,11

permettant ainsi

« d’affiner et d’asseoir des bases

objectives et d’évacuer l’arbitraire et de

contrôler les intuitions en matière

lexicale »12

L’analyse automatique du discours djaoutien consistera donc en un ensemble

d’opérations statistiques effectuées par un logiciel informatique. Ce logiciel se chargera

10 Olivier, Andrew : « Retour au Père Goriot : ou ce que nous apprend la statistique », In JADT 1998,

4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques des Données Textuelles, Université Nice Sophia

Antipolis, CNRS, InaLF, Nice 1998, Textes réunis par Sylvie Mellet, pp. 467-486, pp. 479-480 11

Idem., p. 480 12

Abbès, A.Y. (2000) : Étude lexicologique, stylistique et pragmatique de l’œuvre de Mouloud Mammeri,

thèse de doctorat d’État, Nice, p. 33

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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de dégager des résultats quantitatifs qui sont des données brutes qui ne prennent de

signification qu’après leur interprétation.

À ce titre,

« recourir à un logiciel, ce n’est pas

seulement faire faire par une machine une

tâche fastidieuse, c’est transformer

l’approche du texte, la stratégie de

description dépendant naturellement de la

manière dont est conçu ce logiciel. »13

Voyons à présent les fonctions mises à notre disposition par le logiciel

Hyperbase que nous avons choisi pour analyser notre corpus.

Ce logiciel a été élaboré par le professeur Etienne Brunet de l’université de Nice.

Il en existe plusieurs versions et de nouvelles fonctions y sont ajoutées à chaque

remaniement. Il a été utilisé pour réaliser de nombreuses bases de données d’auteurs

français et maghrébins14

. Les fonctions fondamentales de ce logiciel peuvent être

divisées en deux groupes : documentaires et statistiques.

Les premières se trouvent horizontalement en haut de la fenêtre : Exporter,

Edition, Biblio, Lecture, Contexte, Concordance, Index. Elles servent surtout à explorer

la base. Quant aux fonctions statistiques (Graphique, Liste, Excel, Factorielle, Arborée,

Spécificités, Phrases-clés, Évolution, Structure) qui se trouvent verticalement à droite,

elles proposent une analyse approfondie des connexions lexicales.

Par ailleurs, les deux types de fonctions se complétant permettent une multitude

d’opérations qui aident le chercheur à affiner son analyse.

13 Maingueneau, D. (1991) : p. 102

14 Pour ces dernières, nous signalons plusieurs bases telles que celles de l’œuvre de Mammeri, de Dib, de

Khadra et autres conçues par l’équipe autour de Abbès-Kara Yasmine et celle de l’œuvre romanesque de

Djaout que nous avons constituée dans le cadre de notre mémoire de magistère.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

14

Celles qui nous intéressent ici sont les suivantes :

« Ŕ le vocabulaire spécifique de chaque

texte et de tout le corpus. On obtient

alors une liste triée des formes

significativement excédentaires ou

déficitaires dans le texte considéré (…) ;

Ŕ l’environnement thématique d’un mot ou

d’un groupe de mots(…) ; Ŕ l’effectif des

vocables et des mots employés une seule

fois ou hapax ; Ŕ la connexion lexicale ou

selon Charles Muller la distance qui

sépare chaque texte de tous les autres

quand pour chaque couple de textes, on

mesure la part commune du lexique et la

part exclusive ; Ŕ la richesse

lexicale ;»15

Si nous considérons ces différentes opérations, nous constatons qu’elles se

situent sur deux plans. Le premier, quantitatif, permet de faire un recensement exhaustif

du vocabulaire de l’auteur et de suivre son évolution à travers les œuvres. La démarche

quantitative rend également compte des spécificités lexicales de l’auteur, qui sont

révélatrices de l’aspect implicite de sa langue.

Le second plan, qualitatif, nous permet de dégager la portée discursive et

argumentative du lexique en envisageant son rapport à la thématique dont il constitue le

noyau et le fil conducteur. Nous avons, en définitive, constitué quatre bases de

données : RRPLUSIE.EXE, RRUNTEXT.EXE, RUDERPLU.EXE et

DJALEMM.EXE. Les quatre figures suivantes reprennent la présentation de chaque

base.

15 Abbès, thèse citée, pp. 38-39

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

15

Figure 1 : la base de données RRPLUSIE.EXE et ses fonctions

Cette base de données contient cinq romans et quatorze textes journalistiques

parus dans Ruptures. Il s’agit de L’exproprié, Les chercheurs d’os, L’invention du

désert, Les vigiles et Le dernier été de la raison pour les romans, et de « Lettre de

l’éditeur », « La haine devant soi », « La foi républicaine », « La face et le revers »,

« Le retour du prêt-à-penser », « Les chemins de la liberté », « Suspicion et désaveu »,

« Minorer ou exclure », « La justice de l’histoire », « Avril 1980-L’effraction. Des

acquis ? », « Petite fiction en forme de réalité », « La logique du pire », « Fermez la

parenthèse » et « La famille qui avance et la famille qui recule » pour les chroniques.

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Figure 2 : La base de données RRUNTEXT.EXE et ses fonctions

Cette base est, quant à elle, composée des mêmes romans et des mêmes

chroniques journalistiques mais celles-ci sont regroupées dans un seul texte intitulé

Ruptures. Cette modification permet de constater les rapports qui existeraient entre les

deux types discursifs littéraire et journalistique à travers les textes les réalisant.

Dans la figure qui va suivre, il sera question de la base de données

RUDERPLU.EXE composée de textes renvoyant aux différentes parties du roman Le

dernier été de la raison et des différentes chroniques déjà citées. Cette base mettra

l’accent sur les connivences qui s’afficheraient entre les parties du roman et les

chroniques journalistiques.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 3 : La base de données RUDERPLU.EXE et ses fonctions

Figure 4 : La base de données DJALEMM.EXE et ses fonctions

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Cette dernière base comporte tous les textes de notre corpus. Elle a la même

distribution que la deuxième base de données. Sa particularité est qu’elle est

« lemmatisée ». Cette fonction du logiciel permet de restituer, par exemple, toutes les

formes d’un mot. Ainsi, si nous recherchons le verbe « écrire », nous aurons toutes ses

fréquences avec les différentes désinences qu’il prend.

La figure suivante donne un aperçu de cette possibilité à travers la fonction

concordance.

Figure 5 : Mise en évidence de la particularité de DJALEMM.EXE

Chacune de ces bases servira, lorsque l’opportunité se présentera, à affiner notre

analyse. Nous les utiliserons donc au moment voulu pour étudier les thèmes de chaque

texte en particulier et du corpus en général.

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Chapitre 1 : La connexion lexicale

1. La distance lexicale

2. L’analyse factorielle de la distance lexicale

2. La distribution des hapax

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Pour mener cette analyse, nous relèverons le vocabulaire spécifique de chaque

texte. A partir de ce vocabulaire, il s’agira de reconstituer la thématique de l’œuvre

littéraire et journalistique de Djaout.

Notre analyse sera menée en deux étapes. Nous interrogerons en premier lieu les

relations qui existent entre les différents textes de notre corpus. Nous aborderons en

second lieu la distribution des hapax qui rend compte de la richesse lexicale de chaque

texte.

1. LA DISTANCE LEXICALE

La distance lexicale permet de repérer les relations entre des textes qui

paraissent différents. Cette opération statistique repère les occurrences lexicales

redondantes dans les textes, témoignant ainsi de relations particulières.

Comme le lexique est le contenant d’une substance sémantique, il peut être le

vecteur d’une certaine thématique. Il s’agit en fait de retrouver les liens qui sous-tendent

les œuvres de l’auteur en ayant recours au calcul des mots qui sont soit communs, soit

propres à tel ou tel texte. Cela permettra, également, de dégager la connexion

thématique des textes.

Nous avons appliqué cette méthode et nous avons obtenu les résultats suivants,

répartis en quatre tableaux.

Le premier tableau, celui de la distance globale des textes deux à deux, permet

de visualiser le rapport existant entre les différents textes et laisse également à lire,

d’une façon pertinente, tous les résultats qui seront interprétés ultérieurement en chiffres

réels, c’est-à-dire en nombre de formes. A ce niveau, les résultats portés sur le tableau

sont un indice de distance entre les textes deux à deux.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Tableau 1 : Distance établie sur V (méthode Jacquart)

Exproprié 468 468 512 507 482 489

Chercheurs 468 422 441 424 422 440

L’invention 512 441 441 483 459 472

Les Vigiles 507 424 483 424 433 437

Le dernier 482 422 459 433 414 414

Ruptures 489 440 472 437 414 414

Ex Ch In Vi Der Rup

On remarquera que ce tableau de distance est en réalité une matrice carrée

symétrique, les valeurs se reflétant en miroir de chaque côté de la diagonale principale

(car la distance de A vers B est la même que de B vers A)16

. Cette diagonale ne devrait

comporter que la valeur 0, la distance d'un texte à lui-même étant nécessairement nulle,

même en cas d'autodérision17

.

Le second tableau, représentant le nombre des formes communes, permet de

visualiser les relations entre les textes en déterminant l’effectif partagé et par là-même

la distance lexicale.

16 A renvoie au texte qui apparaît verticalement et B au texte qui apparaît horizontalement.

17 Cf. Brunet, Manuel accompagnant le logiciel Hyperbase

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Tableau 2 : Effectifs des formes communes

Ex Ch In Vi Der Rup

1 Ex 0 2873 3621 3264 2652 1285

2 Ch 0 0 3301 3164 2506 1277

3 In 0 0 0 3724 3038 1480

4 Vi 0 0 0 0 2998 1591

5 Der 0 0 0 0 0 1428

6 Rup 0 0 0 0 0 0

Le tableau des formes privatives met en évidence le nombre de formes qui sont

spécifiques à tel ou tel texte.

Tableau 3 : Nombre de formes privatives

Ex Ch In Vi Der Rup

Ex 0 6312 5564 5921 6533 7900

Ch 3699 0 3271 3408 4066 5295

In 6088 6408 0 5985 6671 8229

Vi 5357 5457 4897 0 5623 7030

Der 3733 3879 3347 3387 0 4957

Rup 1830 1838 1635 1524 1687 0

Le dernier tableau représente des chiffres inférieurs à 1, marquant ainsi le degré

d’indépendance d’un texte par rapport aux autres.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

23

Tableau 4 : Indice d'indépendance a->b et b->a

Ex Ch In Vi Der Rupt

Ex 0 0.68 0.60 0.64 0.71 0.86

Ch 0.56 0 0.49 0.51 0.61 0.80

In 0.62 0.66 0 0.61 0.68 0.84

Vi 0.62 0.63 0.56 0 0.65 0.81

Der 0.58 0.60 0.52 0.53 0 0.77

Rup 0.58 0.59 0.52 0.48 0.54 0

La connexion lexicale exploite les six textes deux à deux, ce qui donne le

nombre de combinaisons suivant : (6 x 5)/2 = 15. Pour chacune de ces 15

confrontations, il a été calculé :

«Ŕ l’étendue du vocabulaire du texte a et

celle du texte b (et aussi l’étendue de

l’un et de l’autre en nombre

d’occurrences);

Ŕ l’étendue du vocabulaire des deux textes

réunis dans le même ensemble (en vocables

et en occurrences) ;

Ŕ la part du vocabulaire commun aux deux

textes et la part privative de chacun en

considérant N et V. »18

Pour faciliter l’interprétation des résultats, une représentation graphique des

données est plus indiquée. Nous avons dégagé, à chaque fois, la distance lexicale d’un

texte par rapport aux autres.

18 Abbès : thèse citée, p. 64.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

24

Figure 6 : L'exproprié

D’après ce graphe, nous pouvons dire que L’exproprié a plus d'attraction vers

L’invention du désert et Les chercheurs d’os. Djaout, lui-même, disait :

« Si j'avais à classer mes romans, je

mettrais ensemble L’exproprié et

L’invention du désert (…)»19

D’une part, les deux romans ont ceci de commun qu’ils défient les règles du

genre romanesque et ne sont en fait « ni (des) roman(s), ni (des)

poème(s). »20 Aussi L’invention du désert est-il, selon Fève-Caraguel, « un long

poème »21. Et l’auteur, invité à des récitals poétiques, affirmait qu’il lisait des passages

de ce roman que les auditeurs prenaient pour des poèmes.

19 Algérie Littérature / Action, n°1, « Les introuvables : Une interview de Tahar Djaout à la revue Tin

Hinan (1991) », mai 1996, Paris, Marsa Éditions, (pp.205-212), p. 209 20

Fève-Caraguel, J. : « Les écrivains algériens de la nouvelle génération : Intertextualité et traitement de

l’Histoire : L’exemple de Tahar Djaout ou la mise à mort de l’épopée », In Itinéraires et contacts de

cultures, vol. 11 : Littératures maghrébines, T2, colloque Jacqueline Arnaud, L’Harmattan, 1990, p. 60 21

Idem., p. 68

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

25

D’autre part, ils partagent un thème important dans l’œuvre de Djaout, à savoir

celui de l’identité. A un degré moindre, L’exproprié tend vers Les chercheurs d’os.

Nous savons que ces trois textes sont inscrits dans le déplacement dans l’espace, ce qui

a permis de les rapprocher.

Examinons de plus près les autres textes.

Figure 7 : Les chercheurs d'os

Les chercheurs d’os et L’invention du désert ainsi que Les vigiles ont plus de

formes en commun que les autres textes. En effet, Les chercheurs d’os et L’invention du

désert partagent le thème du mouvement, tandis que le premier et Les vigiles ont en

commun la thématique de la désillusion après l’indépendance.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

26

Figure 8 : L’invention du désert

Ce texte a plus d’affinité avec Les chercheurs d’os dans la mesure où tous deux

ont en commun un thème qui est celui du mouvement et, partant, celui de l’espace. En

effet, les deux textes sont étroitement liés à la terre et au village, donnant ainsi lieu à

une convergence dans les termes utilisés pour en rendre compte.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

27

Figure 9 : Les vigiles

Ce texte entretient une relation avec Les chercheurs d’os découlant de

l’intertextualité22

qui lie les deux textes à propos du thème de la désillusion après

l’indépendance. Il en est également proche du fait de l’environnement de l’enfance,

constitué par le village natal entre autres.

22 L’intertextualité est définie « par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, (…) et le

plus souvent, par la présence effective d’un texte dans une autre. » In Genette, Gérard (1982) :

Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Ed. du Seuil, p.8.

A propos de l’intertextualité, Kristeva dit que « le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où

on lit au moins un autre mot (texte). Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte

est absorption et transformation d’un autre texte. », In Kristeva, Julia (1969) : Sémeiotiké, Recherches

pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p.145.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

28

Figure 10 : la distance lexicale entre Le dernier été de la raison et les autres textes

Le dernier été de la raison a ceci de particulier qu’il est publié à titre posthume.

Nous remarquons qu’il a une affinité avec Les vigiles et avec les chroniques parues dans

Ruptures.

La relation entre Le dernier été de la raison et Les vigiles suggère que ces textes

partagent des formes communes. Ces formes, en réalité, ont trait à l’environnement

spatial que constitue la ville. En effet, les deux récits se déroulent dans une

agglomération, imposant ainsi l’emploi du vocabulaire relatif à la ville.

Nous remarquons également que les deux textes, Ruptures et Le dernier été de la

raison, se rapprochent. En effet, il n’y a presque pas de distance lexicale entre les deux.

Cela revient à dire que le lexique de ces textes est, à quelques différences près,

identique et par là-même leur thématique.

Nous sommes arrivé à cette conclusion dans la mesure où le lexique spécifique

rend compte des pôles thématiques importants.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

29

Figure 11 : la distance lexicale entre Ruptures et les autres textes

Pour expliquer cette connivence lexicale, il est intéressant de voir, dans le détail,

les connexions entre les chroniques journalistiques et les différentes parties de Le

dernier été de la raison.

Pour ce faire, nous avons constitué une base de données, RUDERPLU.EXE,

constituée de quatorze textes de presse, chroniques parues dans Ruptures, et dix-sept

textes littéraires, constituant les parties de Le dernier été de la raison. Les résultats sont

représentés dans la figure suivante :

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

30

Figure 11 : analyse factorielle des textes journalistiques et littéraires

La lecture de l’analyse factorielle, opération très synthétique, montre que les

articles de presse apparaissent au-dessous de l’axe horizontal, alors que les parties de Le

dernier été de la raison sont regroupées au-dessus, mis à part « Petite fiction en forme

de réalité » et « Un rêve en forme de folie », respectivement chronique journalistique et

texte littéraire.

Ce comportement montre, on ne peut plus clairement, les liens étroits qui

existent entre ces deux textes. Il prouve que le thème développé y est identique.

Autrement dit, quand bien même les deux textes se réclament de la littérature et du

journalisme, il y a certainement un métissage thématique. Nous aurons à le confirmer

dans l’analyse thématique qui interviendra plus loin.

Enfin, bien que L’exproprié soit rebelle par rapport aux autres textes et qu’il y

ait entre ce texte et les autres une grande distance lexicale, il n’en demeure pas moins lié

à L’invention du désert.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

31

En outre, nous avons remarqué qu’un texte a tantôt des affinités avec tel texte et

tantôt avec tel autre. Cela rend compte de l’enchevêtrement thématique des textes et de

la toile de fond que constituent les thèmes communs qui transcendent les limites

graphiques et génériques de chaque texte.

2. L’ANALYSE FACTORIELLE DE LA CONNEXION LEXICALE

L’analyse factorielle23

permet de transformer les tableaux chiffrés en graphe régi

par des facteurs déterminés :

« un facteur est une fonction mathématique

qui permet d’assigner une valeur réelle à

tous les éléments : le premier facteur

prend telle valeur pour chacun des

éléments, le deuxième facteur telle autre,

et ainsi de suite. »24

Elle « fournit une représentation

graphique des affinités lexicales du

corpus. L’interprétation de ce plan

factoriel va consister, à partir des

oppositions mises en relief, à tirer des

observations et des conclusions en rapport

avec l’univers lexical dont ces données

sont caractéristiques. »25

Nous obtenons un schéma dont l’interprétation est plus simple et plus directe.

23 L’analyse factorielle est une analyse en termes de facteurs dont le premier est le temps, le second le

genre. 24

Maingueneau, D. (1991) : p. 55 25

Martinez, William : « L’identité nationale dans le discours de politique étrangère française. Une étude

de lexicométrie chronologique », In JADT 1998, 4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques

des Données Textuelles, Université Nice Sophia Antipolis, CNRS, InaLF, Nice 1998, Textes réunis par

Sylvie Mellet, (pp. 421-430), p. 423

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

32

Figure 13 : Analyse factorielle

Ce schéma confirme les résultats obtenus précédemment selon lesquels certains

textes entretiennent entre eux des relations lexicales. Ainsi retrouvons-nous Le dernier

été de la raison, Ruptures et Les vigiles à gauche de l’axe 2 (axe vertical) témoignant

d’affinités thématiques ou situationnelles. Cependant, ils sont séparés par l’axe 1 (axe

horizontal) qui représente le temps. Par ailleurs, Les chercheurs d’os et L’invention du

désert se retrouvent sur le même plan. Ces deux textes ont en commun le thème du

mouvement qui suggère un déplacement dans l’espace.

Enfin, L’exproprié, qui défie les lois du genre, se retrouve à droite et en haut du

graphe, détaché des autres textes, marquant encore une fois de plus sa particularité.

Mais il demeure rattaché à L’invention du désert et à Les chercheurs d’os comme le

montre la figure.

Pour mieux illustrer les liens qu’entretiennent les différents textes et appuyer nos

conclusions, nous proposons une analyse arborée du corpus.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 14 : Analyse factorielle arborée

Nous avons affaire dans cette figure à trois ensembles. Le premier est constitué

du texte Les vigiles. Le second renferme trois textes : L’exproprié, Les chercheurs d’os

et L’invention du désert. Quant au dernier, il est composé de Ruptures et de Le dernier

été de la raison.

La distance lexicale entre les textes apparaissant dans le même ensemble est

insignifiante. Cela témoigne du rapport lexical étroit qui existe entre ces textes et

présuppose un lien thématique.

À première vue, les textes littéraires se rapprochent les uns des autres car ils

développent des thèmes communs et font partie d’un même genre. Mais une singularité

apparaît dans le troisième ensemble qui présente un lien entre deux genres discursifs :

l’article de presse et le roman, voire deux types discursifs : le discours journalistique et

le discours littéraire.

Cependant l’analyse factorielle reste ambiguë :

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

34

« Est-ce l’emploi d’un vocabulaire

original et spécifique à chaque bloc qui

permet de distinguer ces derniers ou bien

est-ce la mauvaise ventilation d’un

vocabulaire de base, d’un fonds commun qui

crée les ruptures ? »26

Aussi, pour lever cette ambiguïté, devons-nous étudier les données spécifiques à

l’auteur ; ce sera l’objet du chapitre suivant. Mais auparavant, nous étudierons la

distribution des hapax qui témoigne de la richesse lexicale d’un texte.

3. LA DISTRIBUTION DES HAPAX

La statistique linguistique désigne par hapax les mots qui ne sont utilisés qu’une

seule fois. Le décompte des hapax est pertinent dans la mesure où

« les mots rares ou inconnus [ont] une

puissance évocatrice plus grande. »27

Il permet non seulement de mesurer la richesse lexicale d’un texte28

, mais aussi

de dégager les éléments lexicaux pertinents. Le tableau suivant en présente le

recensement.

Tableau 5 : la distribution des hapax

N° Hapax Texte

1 74 Lettre

2 129 Haine

3 71 Foi

4 91 Face

5 116 Retour

26 Martinez, art. cit., p. 425

27 Yaguello, Marina (1981) : Alice au pays du langage, Paris, éd. du Seuil, p. 113

28 Plus l’auteur utilise de mots rares ou hapax, plus il diversifie son vocabulaire témoignant d’une plus

grande richesse lexicale et d’un plus grand travail sur le vocabulaire

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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6 167 Chemins

7 89 Suspicion

8 95 Minorer

9 101 Justice

10 119 effraction

11 9 Fiction

12 112 Logique

13 93 Parenthèse

14 77 famille

15 149 Prédicat

16 204 Frères

17 246 Tremblement

18 249 Été

19 296 Pèlerin

20 180 Bien

21 271 Tribunal

22 222 Ligoteur

23 74 forme

24 214 Avenir

25 36 Message

26 114 mourrons

27 209 Thérapeutes

28 185 Faut

29 269 Justicier

30 383 Nés

31 509 avançant

Pour une lecture plus claire de ce tableau, nous proposons une présentation en

graphe à même d’en simplifier l’interprétation.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 15 : Distribution des hapax

Nous notons que les textes qui présentent plus de fréquence d’hapax, donc plus

de richesse lexicale, sont les textes littéraires, à droite de la fenêtre, alors que les

chroniques journalistiques sont déficitaires en ce qui concerne les hapax, à l’exception

de « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-penser » et « Avril 1980 - L’effraction.

Des acquis ? ».

Les textes littéraires ont, en majorité, un excédent d’hapax, mis à part « A quand

le tremblement ? », « Le bien dont le Très-Haut a fixé la substance », « Le tribunal

nocturne », « Le justicier inconnu », « Il faut ne venir de nulle part » et « Un rêve en

forme de folie ». Ce dernier et « Petite fiction en forme de réalité », son "palimpseste"

journalistique, présentent le plus grand déficit dans l’emploi des hapax.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Il est à se demander si cette "pauvreté" lexicale n’est pas à mettre sur le compte

du volume des textes. Nous objecterons (voir aussi la figure qui suit) le cas du texte

littéraire « Le message ravalé », lettre écrite par Boualem à sa fille, qui n’excède pas

une page. Cela s’explique par le fait que

« le texte poétique est (…) celui qui,

mettant en échec la redondance, associe

les mots de façon inattendue. »29

La figure 12 représente l’étendue du vocabulaire dans chaque texte. Nous

voyons que la richesse lexicale n’est pas proportionnelle à l’étendue du vocabulaire.

Alors que l’étendue du vocabulaire est positive pour tous les textes, la fréquence des

hapax n’évolue pas de la même façon : négative pour certains, pourtant volumineux, et

positive pour d’autres, pourtant moins volumineux que les premiers.

La richesse lexicale n’est donc pas à rattacher au volume du texte, mais plutôt au

genre dans lequel il s’inscrit. Pourquoi alors quelques textes de presse présentent-ils un

excédent en hapax ?

Ici, un autre facteur intervient, celui du thème abordé. Ainsi dans les textes

concernés, à savoir « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-penser » et « Avril

1980 - L’effraction. Des acquis ? », les thèmes abordés ont-ils suscité l’emploi de

termes spécifiques. Le dernier texte, par exemple, publié le 20 avril 1993, coïncidant

avec le vingt-troisième anniversaire du printemps berbère (c’est le nom donné au

soulèvement populaire du 20 avril 1980 en Kabylie.), revient sur ces événements

commémoratifs et met en œuvre, à cet effet, un lexique en relation directe avec ces

événements.

29 Yaguello, M. (1981) : p. 43

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 16 : Étendue du vocabulaire

Pour compléter cette première analyse de la distance et de la richesse lexicales

qui a montré des relations entre textes assujetties non seulement à des contraintes

typologiques mais aussi, comme pressenti, à des considérations thématiques, nous

analyserons dans le chapitre suivant les thèmes traités dans les écrits littéraires et

journalistiques.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Chapitre 2 : La connivence thématique

1. Discours journalistique : rupture politique et idéologique

2. Discours littéraire : entre histoire et identité

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1. DISCOURS JOURNALISTIQUE : RUPTURE POLITIQUE ET IDÉOLOGIQUE

Nous examinerons dans ce qui suit les différents textes journalistiques

constituant notre corpus. L’objectif de cet examen est d’en relever les thèmes. Une telle

démarche est nécessaire dans la mesure où elle détermine si la thématique journalistique

correspond à la thématique littéraire.

Pour ce faire, nous avons voulu partir du texte lui-même pour travailler sur le

vocabulaire spécifique30

afin d’éviter toute lecture subjective ou toute analyse

tendancieuse auxquelles nous aurions été exposé si nous nous étions basé sur nos

intuitions ou sur les conclusions d’autres analystes.

Comme les textes dont il est question se réfèrent à l’actualité algérienne, nous

pouvons affirmer que la thématique développée sera essentiellement celle en rapport

avec cette actualité. Faut-il rappeler que ces textes sont des chroniques parues dans le

journal hebdomadaire Ruptures entre janvier et mai 1993 ?

L’actualité algérienne durant cette période a été marquée par les luttes de tous

bords pour les libertés démocratiques et d’expression contre deux adversaires qui se

confondent à tel point qu’ils en deviennent indistincts, à savoir le régime de l’époque et

l’extrémisme religieux. Il est donc certain que le noyau des préoccupations de Djaout

concerne ces éléments de l’histoire récente de l’Algérie.

1.1. Lettre de l’éditeur

Le vocabulaire spécifique de ce texte montre que les formes les plus utilisées

sont celles des pronoms personnels nous et moi avec leurs corollaires notre (les mots en

italique sont extraits du tableau des spécificités lexicales de chaque texte en annexe 1)

et nos. Dans ce texte, Djaout, en tant que rédacteur en chef du journal Ruptures (le mot

est spécifique), explique sa ligne éditoriale et celle du groupe de journalistes qu’il

dirige, d’où le recours au pronom nous.

30 Pour le vocabulaire spécifique, consulter le tableau correspondant à chaque texte dans l’annexe 1.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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La figure qui suit montre ce lien étroit entre ce texte et le pronom nous. Nous

avons souligné ce rapprochement en dessinant un cercle englobant les deux éléments.

Figure 17 : Analyse factorielle du pronom personnel nous dans la base RUDERPLU.EXE

Nous voyons, dans cette figure, que le pronom nous et le texte « Lettre de

l’éditeur » sont étroitement liés. Ce lien exprime une prise en charge collective de

l’énonciation. En d’autres termes, ce texte ne saurait être attribué au seul journaliste

Djaout mais à tous les journalistes qui se sont fédérés pour fonder le journal Ruptures.

Cela montre également l’engagement de toute une équipe, de tout un groupe, et

son inscription dans une formation idéologique commune.

Il y a lieu de signaler que le mot expression est excédentaire dans la mesure où

ce journal qui vient d’être créé est un nouveau moyen d’expression en vue d’introduire

une rupture (mot excédentaire) et un changement dans la pratique journalistique

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algérienne. Ruptures se veut un journal de terrain fondé sur l’expérience de ses

journalistes.

De l’aveu même de Djaout, il introduit une double rupture : rupture avec le

pouvoir en place, rupture avec les islamistes pour éviter à l’Algérie le pire.

1.2. La haine devant soi

Ce texte, publié dans le même numéro que le précédent, à savoir dans le premier

numéro de Ruptures, est rédigé avec la neutralité qu’exige "l’objectivité" journalistique.

D’où la grande fréquence du pronom indéfini on.

À la différence du texte précédent où la prise en charge de l’énonciation est

collective, se limitant aux journalistes de Ruptures, elle est indéfinie dans ce texte. Cette

stratégie conduit le lecteur à s’inclure dans ce on, à prendre part à l’énonciation, comme

le voudrait Djaout pour le sensibiliser quant à sa responsabilité dans la situation qu’il

vit.

Nous soulignons dans la figure suivante cette relation marquée entre on et le

texte en question.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 18 : Analyse factorielle du pronom on dans la base RUDERPLU.EXE

« La haine devant soi » est un réquisitoire contre cet Algérien qui éprouve pour

lui-même et pour l’autre une haine viscérale, voire du fascisme. Cet Algérien est

représentatif d’une jeunesse sans identité qui vit dans la négation d’elle-même, des

autres et des valeurs, cette jeunesse que l’intelligence a depuis longtemps quittée et qui

ne pense qu’à traverser les frontières.

Il est à noter par rapport au texte précédent l’emploi particulier du vocable

année. Dans le premier texte, il est au singulier, accentuant le caractère actuel du texte

en rapport avec une utilisation énonciative d’embrayeurs situationnels que sont les

pronoms de la première et de la deuxième personne. Il est au pluriel dans ce deuxième

texte instituant, encore une fois, cette objectivité journalistique et posant la particularité

durable de cet état de fait, de cette « haine devant soi » qui devrait changer.

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1.3. La foi républicaine

Là encore, l’énonciation est neutre avec l’emploi de on. Cet article revient sur ce

que doit être une république par la dénonciation de cette relation incestueuse entre la

république et la foi (religieuses revient souvent). Djaout dit en substance qu’on ne peut

pas "codifier la foi" mais qu’on doit codifier les droits et les devoirs, d’où l’erreur du

pouvoir algérien qui a fait cette confusion.

Le pouvoir maintient sa position dominante dans un mouvement de "balancier",

dans une continuité dite et symbolisée par la corde. Dans ce jeu de funambule, la société

en perte de valeurs se retrouve dans le doute. Elle ne fait plus confiance aux politiques

mises en place dans ce qu’on aime appeler le « changement dans la continuité ». Elle

doute (récurrence du point d’interrogation) sous la plume de Djaout de l’avenir de ce

pays.

1.4. La face et le revers

Cet article a été publié dans le numéro 6 de Ruptures du 16 au 22 février 1993.

En première page de ce numéro, nous pouvons lire "nationalisme = intégrisme". Ces

deux termes sont excédentaires dans ce texte. Pour Djaout, c’est le nationalisme

atavique qui a conduit à l’intégrisme, celui-ci ayant à son tour repris les principes de

celui-là en bafouant les droits, en instituant comme mode de gouvernance la négation

des valeurs qu’il ne partage pas.

Au courant de l’année 1991, dans un désir de changement, le président de

l’époque a tenté, selon le journaliste, d’ouvrir une nouvelle perspective à l’Algérie.

Mais rapidement (vite), les "faux communistes, les faux libéraux, les faux démocrates",

relayés par une certaine presse, ont décrié cette politique pour préserver leurs intérêts.

Les citoyens se retrouvent, encore une fois, dans l’incertitude (question,

récurrence du point d’interrogation et du verbe sembler), entre le nationalisme et

l’intégrisme qui sont « la face et le revers » du même fascisme.

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1.5. Le retour du prêt-à-penser

Ce retour du prêt-à-penser est symbolisé par le retour au pouvoir au début des

années quatre-vingt dix d’un ancien chef de gouvernement. Celui-ci est le porte-drapeau

de l’arabo-islamisme dans sa logique de négation des autres valeurs algériennes et de

l’algérianité. L’Algérien, nous dit Djaout, avait pourtant espéré voir le bout du tunnel de

cette décennie noire, mais le retour de ce premier ministre l’a vite fait déchanter. En

effet, les titres de presse qui étaient contre lui et son courant ont été vite suspendus, la

liberté d’expression rapidement circonscrite et les libres penseurs traités de "laïco-

assimilationnistes"

Figure 19 : Environnement thématique de Abdesselam

L’environnement thématique du mot Abdesselam est constitué des vocables

islamisme et arabo. Nous entrevoyons ainsi le travestissement dont est accusé le

premier ministre. Djaout dit qu’il fait semblant d’être quelqu’un d’autre en utilisant le

verbe « sembler » et l’expression « (avoir) l’air ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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1.6. Les chemins de la liberté

Ce texte s’inscrit dans la continuité directe du précédent dans la mesure où la

liberté d’expression, chèrement acquise, vient d’être ébranlée par les suspensions de

titres décidées par le gouvernement Abdesselam. Il n’est donc pas étonnant de

retrouver, dans cette liste du vocabulaire spécifique, des vocables en rapport avec la

presse : quotidien, titres, journaux, journalistes mais aussi presse.

La liberté de la presse n’est pas la seule menacée, mais également le pluralisme

avec cette volonté de revenir au parti unique dans une osmose parasitaire du courant

arabo-islamiste. Cette liberté d’expression et ce pluralisme ont été concrétisés par les

événements d’octobre 1988, mais annoncés par les événements de Kabylie en 1980

connus sous le nom de printemps berbère.

Djaout, qui renvoie dos-à-dos les islamistes et les gouvernants, tente de fédérer

ses lecteurs pour sauvegarder (lutte) ces acquis et cette Algérie nouvelle.

1.7. Suspicion et désaveu

Les diverses suspensions de titres ont vite provoqué chez les journalistes

« suspicion et désaveu » envers la politique du nouveau chef du gouvernement. Cet

article sera consacré à ce dernier. L’environnement direct de son nom est constitué

d’arabo-islamisme. Idéologie qu’il partage d’ailleurs avec l’ancien ministre de

l’éducation.

Dans ce texte, Djaout explique (récurrence des deux points et des parenthèses)

que malgré quelques "coups de griffes" entre les deux hommes, ils n’en servent pas

moins la même idéologie dans le parti au pouvoir, à savoir le FLN, avec une face

nationaliste et un revers islamiste, qui a, par ailleurs, engendré le FIS.

Pour illustrer cette connivence, Djaout rappelle que les deux hommes ont servi

sous le régime du deuxième président algérien, et que l’épouse de celui-ci a obtenu

l’interdiction du livre de Boudjedra Le FIS de la haine.

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Toutefois, Djaout avertit quant à la capacité du camp démocratique (récurrence

des termes démocrates, démocratiques, pluralisme) qui devrait constituer l’avenir de

l’Algérie.

1.8. Minorer ou exclure

Les hautes fréquences de ce texte concernent les vocables intégristes, Algérie et

gouvernement, et Djaout tente d’expliquer (fréquence de pourquoi) les rapports qui

sous-tendent cette triade.

Il a souvent soutenu, comme nous l’avons signalé, que le gouvernement et les

intégristes entretenaient d’étroites relations et, surtout, combattaient le même "ennemi",

l’Algérie algérienne. Cette dernière incarne le progrès, l’avenir mais aussi une rupture

avec ce gouvernement qui ne dialogue qu’avec les intégristes.

En effet, le gouvernement, marqué par le retour du parti unique, a renoué le

dialogue avec des formations intégristes en excluant la société démocratique, porteuse

non seulement de valeurs de progrès, mais surtout de valeurs algériennes.

1.9. La justice de l’histoire

Dans cet article, Djaout compare le destin de deux hommes, le chef du

gouvernement et le président assassiné, auxquels la justice de l’histoire a réservé des

sorts différents. Il n’a recours à cette comparaison que pour accentuer l’« ignominie »

du premier et glorifier la grandeur du second.

Abdessalam est présenté comme un chef de gouvernement qui va à l’encontre de

l’élan démocratique. Ancien ministre de l’économie qui jouissait d’une certaine

renommée sur le plan économique, il n’a pas su s’allier aux démocrates, leur préférant

un autre courant idéologique avec le soutien de quelques feuilles "de chou".

Djaout se demande, encore une fois, pourquoi ce recours à une presse ("feuilles

de chou") qui n’a aucune aura sociale et ce retour à un passé politique qu’on croyait

révolu.

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1.10. Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ?

Comme son titre l’indique, cet article traite des événements d’avril 1980 en

Kabylie, d’où cette récurrence des termes berbère, revendication, amazigh, culture,

répression, pouvoir, etc.

Ces événements qui sont nés d’une revendication culturelle et linguistique ont

vite englobé des revendications plus larges comme les libertés démocratiques et de la

presse (fréquence de journaux). Parti de l’université de Tizi Ouzou, le mouvement s’est

soulevé contre une situation de pseudo-démocratie et de négation qui durait depuis

1962, situation empreinte d’appréhensions diverses, entretenue par le parti au pouvoir

(FLN). Celui-ci a répondu à ces revendications par la répression et la désinformation.

Djaout revient sur ces événements car il considère que c’est grâce à ce

soulèvement que l’Algérie a pu connaître, des années plus tard, en 1988, la démocratie

et le pluralisme politique.

1.11. Petite fiction en forme de réalité

Cet article apparaît dans Le dernier été de la raison sous la même forme, avec

l’introduction du personnage de Boualem à la place de celui du Rêveur. On peut se

demander si c’est l’éditeur qui a choisi d’insérer cette chronique dans le texte ou si

c’était le choix de l’auteur avant sa mort.

Quoi qu’il en soit, Petite fiction en forme de réalité est une réflexion sur le

rapport entre hommes et femmes dans la société algérienne durant les années quatre-

vingt dix. Dans cette relation, la femme est réduite à un objet de convoitise, elle est

transformée en diable ; l’homme, en bon croyant, devrait se méfier d’elle et du

châtiment qui le guette s’il la convoite. La femme, comme une ombre, est à la fois

désirée (amour) et considérée comme la cause de tous les maux de la société.

Djaout dénonce cet état de fait accentué par la montée islamiste des années

quatre-vingt dix. Il dit que même si la société algérienne n’a jamais été conciliante avec

la femme, cette dernière jouait un rôle important dans les situations économiques

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difficiles en contribuant à l’épanouissement de la famille. La femme est un thème

important dans l’œuvre littéraire et journalistique de l’auteur.

1.12. La logique du pire

Ce texte revient sur l’école et le système éducatif algérien, d’où la fréquence de

vocables tels que enseignant, enseignement. La logique du pire, c’est la logique de

responsables politiques qui veulent maintenir leur domination en dispensant aux

Algériens une éducation au rabais.

Au lieu de construire une école moderne, à même d’ouvrir l’Algérie au monde,

les gouvernants et les islamistes, par le biais d’une idéologie fascisante et réductrice ont

pris en otage cette école et des milliers d’enfants en prodiguant une éducation

"étriquée".

La dernière trouvaille de ce courant est de substituer à une langue "maîtrisée, le

français", une langue complètement "étrangère, l’anglais". Tout cela pour garder main

basse sur ce système et pérenniser ainsi un pouvoir usurpé.

1.13. Fermez la parenthèse

Ce texte retrace encore les péripéties du chef du gouvernement. Avec celui-ci,

dit Djaout, nous avons définitivement fermé la parenthèse du président assassiné. Sa

politique de médiocrité a fermé la porte à toutes les initiatives qu’elles soient politiques,

pour remettre l’Algérie dans l’histoire, ou professionnelles. Pour ces dernières, le

pouvoir, en la personne du chef de gouvernement, neutralise tous les journaux qui

œuvrent pour une Algérie moderne. Il en soutient, par ailleurs, d’autres, comme

Essalam, qui prônent la haine et la violence.

1.14. La famille qui avance et la famille qui recule

C’est la dernière chronique de Djaout publiée le 25 mai 1993 alors qu’il luttait

contre la mort sur son lit d’hôpital après l’agression dont il avait fait l’objet la veille.

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Dans ce texte-testament, Djaout partage l’Algérie en deux familles, une qui avance et

une autre qui recule. Il devenait vital, du coup, pour tout Algérien de faire un choix.

Il est à remarquer que le vocabulaire spécifique de ce texte fait davantage

référence à cette famille qui avance (avenir, moderne, partis, etc.) comme pour

exorciser les peurs des partis démocratiques. Cet article appelle au dialogue entre ces

partis pour contrecarrer les forces obscurantistes. Le journaliste rappelle aux membres

de la famille qui avance que leur nombre est plus important quoiqu’on en dise.

Nous allons, à présent, faire l’analyse thématique des textes littéraires de Djaout.

Comme ces textes ont été étudiés dans notre mémoire de magister (2004), nous en

reprenons ici quelques résultats. Quant à l’analyse statistique, elle est menée en fonction

du nouveau corpus, c'est-à-dire en prenant en considération le rapport des textes

littéraires aux textes journalistiques.

2. LE DISCOURS LITTÉRAIRE : ENTRE HISTOIRE ET IDENTITÉ

2.1. L’exproprié

Les résultats présentés dans le tableau de l’annexe 2 montrent le vocabulaire

spécifique du premier roman de Tahar Djaout, L’exproprié. Nous voyons en haut de

cette liste le pronom je et ses variantes syntaxiques dont me, m’, moi.

Cette prédominance est intrinsèque au genre ambigu de ce texte. En effet, nous

avons dit, à plusieurs reprises, que ce texte est plus proche du poème que du roman.

Nous savons également que le pronom je est spécifique, dans une large mesure, à la

poésie où l’exaltation du moi est prépondérante. Barthes dit, à juste titre, que « moins

ambigu, le « je » est (…) moins romanesque (…). »31

L’analyse factorielle représentant la distribution des pronoms personnels dans le

corpus confirme ce que nous affirmions précédemment. Cette figure montre également

31 Barthes, R. (1972) : Le degré zéro de l’écriture, Paris, Ed. du Seuil, p. 29

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la présence dans ce texte, comme spécificité, du pronom tu qui est corollaire du pronom

je.

Figure 20 : Analyse factorielle des pronoms personnels

A côté de ce vocable, nous pouvons en entrevoir d’autres qui renvoient

également à la poésie, non parce qu’ils lui sont propres car « le lexique poétique

est lui-même un lexique d’usage, non d’invention »32 mais parce

qu’ils caractérisent les thèmes du texte. Nous pouvons citer mère, papa, poèmes, poème,

poète. Ces derniers sont, à plus d’un égard, caractéristiques de ce texte. Autour de ces

termes, se construit un univers digne des poètes romantiques, fait de soleil et de mer

entre lesquels se dresse une forêt reposante et vivifiante.

Nous pouvons déduire à partir de là les thèmes dominants dans ce texte. Ainsi

l’enfance est-elle presque un refuge pour le narrateur-voyageur. C’est un thème

récurrent dans la mesure où foisonnent des termes comme enfant(s), fille, mère, père,

32 Barthes, R. (1972) : pp. 35-36

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papa, etc. Ce thème est corollaire d’un autre thème non moins important qui est

l’espace. En effet, ces deux thèmes sont liés par l’opposition qu’ils instaurent

entre village/enfance d’une part et ville/adulte d’autre part.

L’espace que traverse ce narrateur lui permet de convoquer l’univers de

l’enfance et lui permet de remonter jusqu’à l’Ancêtre (ou Amoqrane), vocable

spécifique de ce texte. Le déplacement dans l’espace hétéroclite est donc un thème

conducteur dans ce roman.

Par ailleurs, la critique des faux dévots, dont le missionnaire est la figure

emblématique, ajoutée à la satire des zèbres de l’académie et des « détenteurs » de

littérature de tout acabit, est tout aussi signifiante dans ce texte.

Il faut signaler enfin que la figure de l’Ancêtre est la désacralisation même de

l’Histoire, autre thème marqué par la présence d’El Mokrani, héros de la résistance

contre l’occupant français. Les frasques de ce personnage ancestral délivrent un double

message qu’il faut décrypter : tout d’abord, le statut de héros de ce personnage est à

relativiser dans un élan de désacralisation. La désacralisation de l’histoire de chaque

homme contribue à la désacralisation de l’Histoire globale des hommes ; puis la

dénaturation du nom de ce héros ŕ « Ali Amoqrane (=? Mohand Ath Moqrane

= El-Moqrani) »33 ŕ est à même de suggérer une volonté de travestissement de

l’identité des personnages historiques, à tel point qu’il ne reste de ce héros national que

le nom d’El Moqrani, forme arabisée du nom berbère.

En somme « L’Exproprié est un roman bâti

sur le conflit entre ce qui tente de

pérenniser le despotisme et l’immobilisme

de l’histoire et la poésie qui reste le

33 Djaout, T. (1991) : L’Exproprié, Éd. François Majault, Paris, (1

ère éd. SNED, Alger, 1981), p. 15

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meilleur moyen de révolte, de libération

et de renaissance. »34

Figure 21 : Distribution des vocables village et ville

2.2. Les chercheurs d’os

Les chercheurs d’os, deuxième roman de Djaout, est le récit d’un jeune

adolescent qui quitte, pour la première fois, son village natal, perché sur une colline qui

domine la mer, pour aller à la recherche des os de son frère mort au combat. Cette quête

va constituer le fil d’Ariane de la trame narrative.

A cet effet, « l’héroïsme du frère sera

(…) le thème introducteur d’un triple

procès : Ŕ procès des mascarades

34 Kazi-Tani, Nora Alexandra : « Flash sur l’œuvre de T. Djaout », in Equipe de recherche ADISEM,

(1990) : Vols de guêpier, Hommage à Tahar Djaout, O.P.U., Alger, p. 63

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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officielles (…) ; Ŕ procès de la faillite

de la génération des pères »,

D’où la fréquence de substantifs comme parents, troupeau et d’adjectifs

péjoratifs tels que honteux, silencieux, entassés se rapportant aux représentants de cette

génération.

Ŕ procès (…) de l’espace ancestral en

déliquescence.»35

Cet espace est occupé par des vieillards, qualifiés de mollusques, qui s’opposent

à la vigueur des jeunes, absents, partis combattre l’occupant et qui ne reviendront pas se

réapproprier cet espace.

Cette dualité jeunes, jeunesse/vieillards est illustrée par l’environnement

thématique de ces vocables comme cela apparaît dans les figures qui suivent. Nous

remarquons que l’environnement immédiat du vocable vieillards est caractérisé par la

fréquence de termes à valeur négative tels que crapauds, mouches et d’autres qui

annoncent leur destin (mort) ; ou encore ceux qui témoignent de leur immobilité tels

que djemaa ou de leur croyance (saints, tutélaires, prêtres).

Quant à jeunesse et jeunes, leur environnement thématique est composé de

termes mélioratifs (vigueur, délices, générosité), de termes qui témoignent de leur

action (transformer, arracher, assaillir) ou de leurs mouvements (errance, étirements,

passagers).

35 F.A. : « Le brouilleur de pistes », in Equipe de Recherche ADISEM (1995) : Kaléidoscope critique,

Hommage à Tahar Djaout, Université d’Alger, pp. 153-154

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Figure 22 : L’environnement thématique du vocable vieillards

Figure 23 : L’environnement thématique du vocable jeunes

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Figure 24 : L’environnement thématique du vocable jeunesse

Figure 25 : Distribution des vocables vieillards et jeunes

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Par ailleurs, Les chercheurs d’os en tant que récit mettant

« en relief le rapport de l’Algérien à

l’histoire et, plus exactement, à celle de

la guerre de libération »36

présente une multitude de termes en relation avec cette guerre tels que

militaire(s), camions, avions, morts, etc. S’agissant de la distribution du terme guerre

dans le corpus, nous pouvons voir à travers la figure ci-dessous qu’il est spécifique de

ce texte dans une large mesure.

A travers ce roman, Djaout

« suggère que l’Histoire, en tant que

mémoire du passé, peut être détournée par

le pouvoir en place pour mieux dissimuler

les réalités du présent. »37

Mais, selon Kazi-Tani, ce qu’il

« revendique dans Les Chercheurs d’Os (…)

n’est pas une quelconque mission

prophétique de dévoilement des réalités

historiques et de mise en garde pour le

futur mais le droit de porter un regard

vigilant et lucide sur les hommes, leurs

actions et les « vérités » que leurs

discours prétendent contenir… »38

36 Kazi-Tani, N., A.. : art. cit., p. 63

37 Ibid.

38 Idem., p. 64

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Figure 26 : Distribution du vocable guerre

2.3. L’invention du désert

L’invention du désert « est un texte qui tourne autour du

désert »39, d’où la fréquence du terme désert. A la demande de son éditeur, le

narrateur de L’Invention du Désert entreprend d’écrire l’histoire des Almoravides. Pour

ce faire, il suit les déambulations d’Ibn Toumert, père spirituel de la dynastie des

Almohades, à travers le Maghreb. Ce personnage nous mène de ville en ville et l’auteur

en profite pour remonter aux origines de l’intolérance. Cependant l’histoire est presque

impossible à écrire et le narrateur se réfugie dans son enfance ou embarque dans

d’autres voyages où il tente de réconcilier l’Occident et l’Orient.

39 Tcheho, I. C. : « Entretien avec Tahar Djaout », In Algérie Littérature/Action n°s 12-13, Marsa

Éditions, 1997, p. 219

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Les fréquences excédentaires dans ce texte sont celles qui marquent justement ce

voyage. Nous retrouvons ainsi les termes désert, voyage, transhumances, Marrakech (la

ville de destination du personnage central), oiseaux qui symbolise le mouvement.

En effet, Djaout affirme :

« l'oiseau est le maître du mouvement, et

le mouvement régit le monde. (…) Il y a

toujours, pour moi, un oiseau aux

commandes du mouvement (…). »40

Par ailleurs « passé et présent se

superposent (…) à partir des lieux

contemplés et remémorés, déserts réels

(Aden, Sanaa, Ouargla…) qui deviennent

bien vite, par le travail de l’écriture,

lieux où se déploient les obsessions et

les délires pour dire l’indicible. »41

Ce roman est alors un récit de migration et d’errance. Celle-ci, c’est à l’enfant de

la relater,

« de déjouer les pièges de l’aphasie, de

tendre l’oreille aux chuchotements, de

nommer les terres traversées. »42

L’environnement thématique de ce terme Ŕ migration Ŕ montre les vocables avec

lesquels il entretient une relation directe. Nous retrouvons ainsi les termes hirondelles

(symbole de la migration), oiseaux, ciel, mais aussi enfant (migration vers le territoire

de l’enfance par le rêve Ŕ rêvait), mère, ou encore désir, pays, Arabie. Cependant la

migration, c’est aussi la peine, les autres.

40 Djaout, T. (1987) : L’Invention du désert, Paris, Seuil, p. 127

41 Kazi-Tani, N., A. : art. cit., p. 65

42 Djaout, T. (1987) : p. 122

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Figure 27 : L’environnement thématique du vocable migration

Nous avons vu que la migration, c’est aussi celle qu’entreprend le narrateur vers

l’enfance. Celle-ci se présente comme un refuge. A ce sujet, Afifa Bererhi dit que chez

Djaout « le présent douloureux et étrange convoque le refuge dans

l’enfance.»43

Nous pouvons signaler, enfin, que migration et enfance sont, dans ce roman,

parallèles comme le montre la figure ci-dessous. Nous remarquons que la migration, qui

est sans doute douloureuse, s’accompagne d’un refuge dans la douce enfance.

43 Bererhi, A. : « Migrations, vers une cohérence esthétique », in Équipe de recherche ADISEM, (1990) :

p. 30

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Figure 28 : Distribution des vocables migration et enfance

2.4. Les vigiles

Ce roman, publié au début des années quatre-vingt dix, est l’histoire des

déboires d’un jeune inventeur d’un métier à tisser, Mahfoudh Lemdjad. Le récit se

déroule dans une banlieue d’Alger où le personnage central met au point une machine,

un métier à tisser (ces deux termes sont spécifiques au texte).Cependant, il se heurtera

rapidement à l’appareil bureaucratique (fréquence de termes comme bureau, guichets,

guichetier, fichier, démarches, document, agent, administration).

Les difficultés commencent au niveau de la mairie pour l’obtention d’un brevet

d’inventeur. En effet, la municipalité n’a pas l’habitude de telles demandes, étant donné

que tous ses habitants

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« usent toute leur énergie à traquer des

produits introuvables comme le beurre, les

ananas, les légumes secs ou les pneus. »44

D’ailleurs, le secrétaire général dit froidement à Lemdjad :

« Vous venez perturber notre paysage

familier d'hommes qui quêtent des pensions

de guerre, des fonds de commerce, des

licences de taxi, des lots de terrain, des

matériaux de construction »45

Même le terme inventeur est sujet à méfiance car il prête à confusion dans la

religion. Dès lors,

« il attire la suspicion des rouages de

l’administration dont Les Vigiles

veillent, insomniaques, sur la fortune

rentière. »46

Les difficultés continuent au niveau de la préfecture pour l’établissement d’un

passeport (ce terme est fréquent)

A travers ce roman, ce sont tous les passe-droits et la séquestration de

l’intelligence qui sont dénoncés, annonçant par là même le dernier roman de Djaout :

« le roman de Djaout met en exergue

différentes plaies sociales : crise de

logement, népotisme, démagogie,

bureaucratie, culte de la médiocrité et

par-dessus tout, la perversion des

44 Djaout, T. (1991) : Les vigiles, Paris, Seuil, p. 42

45 Ibid.

46Mokhtari, Rachid : « La blessure syntaxique », http://www.ziane-

online.com/tahar_djaout/blessure_syntaxique.htm

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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principes de la Révolution algérienne »

par Les Vigiles qui « sont certains

combattants de la guerre de libération

devenus responsables politiques et

propriétaires des biens arrachés aux

colons. »47

Se sentant trahi par ses anciens compagnons, Menouar Ziada, ancien combattant,

découvre le vrai visage de ceux qui détiennent le pouvoir. Il s’aperçoit que leur premier

souci n’est pas l’intérêt général mais bien le gain personnel. Déphasé par rapport à eux,

il se réfugie dans l’enfance et se suicide quand on lui fait endosser la responsabilité pour

les tracasseries subies par l’inventeur qui, entre temps, a été primé dans un pays

étranger.

Nous remarquons que le pronom il est fréquent, justifiant l’écriture romanesque

de ce texte, à la différence, par exemple, de L’exproprié où le pronom je est dominant.

Au-delà de cette spécificité du discours romanesque, le morphème il est représentatif de

la « référentialité » du texte. A ce sujet, Maingueneau dit :

« le morphème il, à la différence de je-tu

est un pro-nom au sens strict, c’est-à-

dire un élément anaphorique qui remplace

un groupe nominal dont il tire sa

référence. »48

La comparaison de la distribution des deux morphèmes est donnée dans la figure

suivante :

47 Kazi Tani, N.-A. : art. cit., p. 65

48 Maingueneau, D. (1999) : L’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, p. 23

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Figure 29 : Distribution des pronoms je et il

2.5. Le dernier été de la raison

Le dernier été de la raison, après Les vigiles qui, selon l’auteur, est « son

premier roman urbain », est lui aussi un roman de la ville. Les rues de cette ville

ont été désertées par la raison car « Les gens se sentirent fatigués de

penser, une lassitude s'abattit sur l'intelligence, et la raison

vacilla »49

Le texte met en scène le héros, Boualem Yekker, libraire, face à l’écrasante

vérité de la foi. Boualem n’a plus droit qu’à une retraite intellectuelle, ayant perdu sa

retraite spatiale.

Le vocabulaire spécifique de ce texte montre que les termes librairie, livres, rêve

sont au cœur des préoccupations du personnage central. Les Frères Vigilants (F.V.), qui

ont réussi à « convaincre » et à embrigader sa femme, sa fille et son fils, sont désignés

49 Djaout, T. (1999) Le dernier été de la raison, Paris, Seuil, p. 114

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par le biais d’un lexique diversifié : les termes les signalant (brigades, bandes, guerriers

afghans, nouveaux maîtres, détestables représentants, prédicateurs, nouveaux

impétrants, prêtres légistes, milices religieuses, vigiles insomniaques, etc.) sont au

pluriel, l’individu cédant la place au groupe pour intégrer « le troupeau des croyants » :

« L’individu est aboli par les nouveaux

maîtres qui n’admettent de la vie que le

destin collectif et le devenir d’une

collectivité de l’au-delà avec pour

mission de corriger les déviances du monde

de « l’ici et maintenant »50

Boualem résiste par ses livres, ses rêves, son amour de la famille et ses désirs.

Mais sa résistance semble vaine, car « les thérapeutes de l'esprit » attirent les derniers

vrais penseurs, ses livres brûlent du feu de la foi, la raison cède à la violence (des termes

comme gorge, juge, chair témoignent de celle-ci), le silence et l’aphasie sont imposés

par le Livre. Les modérateurs de la foi vont même jusqu’à proscrire la roue de secours

qui met en doute la volonté de mettre son destin entre les mains de Dieu.

Djaout établit que la tyrannie intégriste, armée de son Œil Omniscient, produit

des "bêtes d'affût", muselle l'homme, le désavoue, foule sa chair et son essence. Pris au

piège,

« il n'a plus ni bouche, ni estomac. Il n'est plus que masse de nerfs

vibrants. »51

En effet, « c’est contre cet Œil

inquisiteur que Boualem Yekker tente de

résister en vain car, inexorable, il est

gommage de sa conscience, de sa culture et

50 Mokhtari, Rachid (2002) : La graphie de l’horreur, Essai sur la littérature algérienne (1990-2000),

Alger, Chihab Editions, p. 193 51

Djaout, T. (1999) : p. 99

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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de sa profession de libraire qui

« profane » le Livre. »52

Cependant, le combat n’est pas perdu et l’heure de la reddition n’a pas encore

sonné, l'espoir est toujours là (rêve, enfants, oiseaux, musique et d’autres termes pleins

d’espoir sont spécifiques de ce texte). La figure ci-dessous, qui rend compte de la

distribution du vocable espoir, montre que celui-ci n’a jamais été aussi grand que durant

les années quatre-vingt dix, période durant laquelle Le dernier été de la raison et

Ruptures ont été écrits.

Figure 30 : Distribution du vocable espoir

À partir de l’étude du vocabulaire spécifique de chaque texte littéraire ou

journalistique, nous avons pu repérer les thèmes majeurs de l’œuvre de Djaout. Il s’agit,

entre autres, de l’histoire, de l’identité, de la mémoire, de l’enfance, de l’école, de la

52 Mokhtari, R. (2002) : p. 185

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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liberté, de la jeunesse pour ne citer que ceux-là. Nous allons à présent voir la

distribution de ces thèmes et leur circulation dans le corpus. Subsidiairement, nous

tenterons de confirmer cette circulation par les réseaux qui existent entre les différents

textes.

3. LES THÈMES ET LEUR DISTRIBUTION

Nous essayerons à présent, de retracer la critique idéologique de la doxa

dominante qu’opère Tahar Djaout à travers ses écrits littéraires et journalistiques. Tout

en sachant que cette doxa est la même, nous verrons si les stratégies discursives

adoptées pour la déconstruire sont identiques dans les deux types discursifs.

La doxa est définie comme

« l'Opinion publique, l'Esprit

majoritaire, le Consensus petit-bourgeois,

la Voix du Naturel, la Violence du

Préjugé »53

Nous relèverons, tout d’abord, les préjugés dénoncés par Djaout. Ces préjugés

sont, en fait, les thèmes développés dans l’œuvre littéraire et journalistique. Ensuite,

nous analyserons les stratégies discursives utilisées pour déployer ces thèmes dans les

deux discours, journalistique et littéraire, dans leurs divergences et/ou dans leurs

convergences.

Nous entendons par critique idéologique la critique qui

« met à jour des préjugés dont elle

souligne les effets nocifs. »54

Appliquée aux écrits de Djaout, elle permet de soulever les préoccupations de

cet écrivain-journaliste. Ces préoccupations sont de divers ordres : la culture, l’histoire,

53 Barthes, Roland, (1975) : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, p. 51

54 Amossy, R., (2000) : L’argumentation dans le discours, discours politique, littérature d’idées, fiction,

Paris, Nathan Université, p. 93

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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la liberté d’expression, la démocratie, l’intégrisme, etc. A travers elles, Djaout fait une

critique de l’idéologie en place en Algérie. Au discours de l’intolérance et de la

négation, il oppose un contre-discours de tolérance et de respect des différences et des

valeurs universelles.

Notre analyse s’effectuera en deux temps : d’abord reconstituer le premier pour

définir la doxa dominante, ensuite analyser le second pour repérer les stratégies

discursives de Djaout. Nous nous appuierons, pour cette deuxième étape, sur l'analyse

de l'argumentation afin de

« dégager les couches doxiques sur

lesquelles se construit l'énoncé sans pour

autant avoir à prendre parti sur leur

valeur ou leur degré de nocivité (…),

décrire de façon aussi précise que

possible un fonctionnement discursif, et

étudier les modalités selon lesquelles le

discours cherche à construire un

consensus, à polémiquer contre un

adversaire, à s'assurer un impact dans une

situation de communication donnée. »55

Djaout fait référence à ce discours en abordant les points thématiques sur

lesquels il est fondé. Nous avons dégagé, dans notre mémoire de magister (2004 :

deuxième partie), les différents thèmes de son œuvre romanesque, en l’occurrence le

mouvement, l’histoire, l’identité, l’enfance, le territoire maternel, l’engagement pour la

femme et pour l’école. Il se trouve que certains de ces thèmes sont revisités dans les

écrits journalistiques.

Il serait intéressant de vérifier ici la portée et les moyens discursifs que leur

donne Djaout ainsi que leur rapport à l’écrit littéraire.

55 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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3.1. L’histoire

Le discours construit par la doxa dominante autour de l’histoire se résume au fait

que celle de l’Algérie ne commence qu’à l’arrivée de l’Islam en Afrique du nord,

tournant l’Algérie vers l’Orient et niant, du même coup, un pan entier de son histoire.

Djaout, dans ses écrits littéraires, notamment dans L’invention du désert, va dénoncer

cet état de fait.

Dans notre corpus, le thème de l’histoire est également présent. Considérons ce

terme comme un pôle thématique et explorons le corpus pour voir sa répartition.

Figure 31 : Distribution du vocable Histoire

Il ressort de cette figure que le vocable histoire est excédentaire dans un texte

littéraire, à savoir L’invention du désert et dans l’ensemble des articles de presse

regroupés dans le texte intitulé Ruptures. Toutes proportions gardées, cette figure

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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démontre l’importance donnée par l’écrivain-journaliste Djaout à l’Histoire dans ses

écrits littéraires et journalistiques.

L’Histoire dont traite L’invention du désert renvoie au Moyen-âge maghrébin. Il

s’agit de l’Histoire tumultueuse de deux dynasties musulmanes, les Almoravides et les

Almohades. La référence à l’Histoire par l’interpellation excédentaire du vocable

histoire s’accompagne de la citation fréquente de personnages historiques comme Ibn

Toumert, Ibn Tachfin, etc.

Examinons encore de plus près la répartition de ce vocable, en prenant cette fois-

ci séparément les articles de presse.

Figure 32 : distribution du vocable Histoire

Cette figure montre clairement les textes de presse où le mot histoire est en

excédent. Il est à remarquer que malgré la différence de volume entre une chronique

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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(« La justice de l’histoire ») et un roman (L’invention du désert), l’écart du terme est

identique. En d’autres termes, la fréquence de ce vocable est la même dans les deux

textes.

Concernant ce thème, nous pouvons affirmer que les deux textes en question se

rapprochent. Partant, le discours littéraire se rapproche du discours journalistique.

Comment est-il alors développé dans les deux types discursifs ?

Dans le discours littéraire, l’Histoire est romancée à travers l’interpellation de

personnages souvent fictifs, mais parfois aussi historiques (Ibn Toumert, El Moqrani,

etc.). Aussi s’agit-il essentiellement de l’Histoire au passé (révolutionnaire ou

médiévale) dans les écrits littéraires, alors que dans les écrits de presse, c’est plutôt

l’Histoire moderne, voire actuelle, de l’Algérie qui est abordée.

Nous avons voulu, enfin, vérifier l’importance de ce vocable pendant une

période déterminée, celle des années quatre-vingt dix. La figure qui suit montre cette

distribution.

Nous remarquons que le vocable histoire est excédentaire dans certains textes

comme « La justice de l’histoire » (Ruptures) ou « L’été où le temps s’arrêta » (Le

dernier été de la raison). Il est à noter que c’est dans les textes journalistiques que ce

terme revient le plus souvent. En effet, même si cette figure présente trois textes où le

terme est excédentaire, l’examen de ses contextes révèle que histoire, en tant que

référant à un ensemble de faits événementiels, n’est présent que dans deux contextes

littéraires.

Par ailleurs, l’environnement thématique du vocable histoire renseigne sur le

discours idéologique qui l’entoure, mais aussi sur le contre-discours que développe

Djaout.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 33 : Distribution de Histoire durant 1990

Djaout soutient que l’histoire a été usurpée. Cette usurpation, il la fait remonter

aux premières années de l’Indépendance :

« Tout a sans doute commencé dès

l'Indépendance lorsque par un habile

détournement, on attribue aux seuls

Oulémas les bénéfices d'une révolution

qu'ils n'ont jamais faite. (…) l'État

autocratique efface l'histoire pluraliste

du mouvement nationaliste (...)»56

56 Djaout, T. : « Brouillage de repères », In Algérie-Actualité, n° 1340, du 20 au 26 juin 1991

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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3.2. L’identité

Les figures 34 et 35 font ressortir le traitement particulier de l’identité entrepris

par Djaout dans ses écrits journalistiques notamment dans « La haine devant soi »,

« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? », « La logique du pire », et dans ses écrits

littéraires : « Les frères vigilants » extrait de Le dernier été de la raison.

Rappelons que « La haine devant soi » traite de la mésestime qu’a l’Algérien de

lui-même, que « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » revient sur l’identité berbère

que les autorités refusent de reconnaître au peuple algérien et qu’enfin, « La logique du

pire » souligne le rôle de l’école dans la négation et le reniement de ces identités

plurielles. L’extrait, « Les frères vigilants », quant à lui, décrit ces jeunes qui ont troqué

ses valeurs contre d’autres et qui se chargent de faire ravaler toute velléité identitaire à

leurs concitoyens.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figures 34 : Distribution du vocable identité

Figure 35 : Distribution du vocable identité

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Cette identité revendiquée par Djaout est multiple. Il voudrait que les spécificités

culturelles, identitaires et linguistiques soient reconnues. Il lie, de fait, l’identité à la

langue. Il exprime cette identité à travers la langue et spécifiquement par le biais d’un

lexique qu’il emprunte aux langues nationales algériennes, le berbère et l’arabe. Nous

avions montré dans un précédent travail57

que l’utilisation du lexique berbère dans ses

écrits littéraires participe de cette revendication d’une identité et du "renouveau

berbère".

Par ailleurs, Djaout reste convaincu que l’Algérie pouvait "ouvrir trois fenêtres

sur le monde", alors que les dirigeants s’obstinent à vouloir faire de l’Algérie un pays

unilingue, selon l’idéal nationaliste d’"une langue, un peuple, une nation", et donc une

seule identité.

Cette idéologie nationaliste58

a été énoncée par les oulémas qui disaient sous la

plume d’Ibn Badis que "le peuple algérien est musulman / il relève de l’arabité". Dans

ce discours, l’Algérien ne saurait être qu’arabe et musulman. Djaout développe un autre

discours, un contre-discours, voire une antiphonie où l’Algérien peut avoir d’autres

identités. En faisant référence à la période faste de l’Andalousie, le journaliste soutient

que les Algériens pourraient vivre en harmonie malgré leurs différences

confessionnelles, culturelles et linguistiques.

Les stratégies discursives mises en œuvre par Djaout pour soutenir cette pluralité

identitaire sont donc différentes. Dans l’écrit littéraire, il a recours à un lexique

emprunté aux langues arabe ou berbère Ŕ ou encore anglaise Ŕ et coulé dans un moule

français pour exprimer la diversité linguistique algérienne ; dans l’écrit journalistique, il

fait appel à l’exemplification historique en insistant sur l’actualité et en accentuant cette

diversité.

57 Voir notre mémoire de magister, 2004 : ch. Les spécificités lexicales, les xénismes

58 Cf. supra, l’histoire

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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3.4. La liberté

Si une telle diversité linguistique et culturelle était acceptée, la liberté

d’expression pourrait s’installer. Djaout veut combattre l’aphasie et exprimer ses

pensées. Dans un pays où la liberté d’expression se traduisait exclusivement par la

louange des dirigeants et du système, Djaout, en fondant Ruptures, voulait pérenniser

une autre pratique, celle de la « véritable » liberté d’expression, qui venait à peine d’être

instituée par Boudiaf, président rapidement assassiné car il prônait une Algérie

algérienne, libérée de l’idéologie arabo-islamiste.

La figure qui suit représente la distribution du vocable liberté dans le corpus.

Nous constatons que le texte où le terme liberté est le plus utilisé est « Les

chemins de la liberté ». Cet article s’élève contre la volonté du pouvoir de museler la

presse en suspendant certains titres et en en liquidant d’autres par la pression fiscale au

moment où le terrorisme islamiste se chargeait de la liquidation physique des

journalistes. Djaout a payé de sa vie cette liberté d’expression.

Les autres textes où le mot liberté est en excédent sont « Lettre de l’éditeur »,

« La haine devant soi », « La face et le revers » et « Le retour du prêt-à-penser ». Dans

ce dernier, au discours de l’idéologie au pouvoir dont le « prêt-à-penser », sur le modèle

du prêt-à-porter, est érigé comme mode de pensée, Djaout va opposer un contre-

discours pour la liberté de pensée ; il le fait au nom des intellectuels, qualifiés de

« laïco-assimilationnistes » par le chef du gouvernement.

C’est contre cette personne, en tant que représentant du pouvoir algérien, et

contre l’idéologie qu’elle véhicule que Djaout va se révolter. Son argumentation sera

centrée sur le bilan moral et politique de ce personnage. Ainsi va-t-il donner de lui une

image négative pour discréditer le camp qu’il représente. Il va le choisir comme

interlocuteur pour dévoiler ses intentions. La stratégie argumentative utilisée par Djaout

sera donc axée sur l’interlocuteur.

La figure 36 reprend la distribution du vocable liberté dans le corpus.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Dans Le dernier été de la raison, trois extraits accusent une présence

significative du vocable liberté. Il s’agit de « Le texte ligoteur », « Il ne faut venir de

nulle part » et « La mort fait-elle du bruit en avançant ? »

Le premier raconte le quotidien de Boualem, enfant à l’école coranique.

Boualem et les autres enfants tentent d’échapper à la classe et au « texte ligoteur ». Le

deuxième texte dit le discours de l’idéologie au pouvoir qui impose une identité et

refuse la liberté de choisir la sienne. Quant au dernier, c’est un défi à la mort. Le

personnage central est victime de menaces de mort, mais il n’abdique pas pour autant. Il

décide d’être libre dans ses idées, dans sa façon de vivre, même s’il sait que ce serait

plus simple d’adopter l’idéologie dominante.

Figure 36 : Distribution du vocable liberté

Dans le texte littéraire, Djaout s’appuie, pour développer son argumentation et

son contre-discours, sur les supports idéologiques de "l’ordre nouveau", comme le

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Texte ou le Livre, en montrant que ce texte est ligoteur, qu’il brime toutes les libertés,

liberté de s’exprimer dans d’autres textes, liberté de choix identitaire et liberté de

penser, par la menace qui vise ceux qui s’éloignent du troupeau des croyants.

3.5. La mémoire

Ce thème a été déjà abordé dans l’œuvre littéraire, mais voyons comment il se

conjugue dans l’écrit journalistique.

Considérons, tout d’abord, l’environnement thématique de ce vocable.

Figure 37 : L’environnement thématique de mémoire

L’environnement thématique du mot mémoire est composé de termes tels que

visages, images, photos, etc. Les deux personnages auxquels est associé le vocable

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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mémoire sont enfant et Kenza, celui-ci étant le prénom d’une petite fille. La mémoire est

en étroite relation avec l’enfance.

En effet, le souvenir est relié aux joies de l’enfance. Les adultes, regroupés en

troupeau, représentés par l’ordre nouveau, refusent de revenir à cette enfance en

traversant leur mémoire. Boualem, dans Le dernier été de la raison, s’inquiète de ce que

les inquisiteurs puissent arriver un jour à lui interdire l’accès à sa mémoire.

Figure 38 : Distribution du vocable mémoire

Il est à noter que la mémoire n’est pas trop sollicitée dans l’écrit de presse. Cela

s’explique par le caractère actuel et factuel du journalisme où l’événement est traité

dans son rapport direct à la réalité. Par ailleurs, les personnages, dans le roman, par

souci de vraisemblance, sont dotés de mémoire. C’est le cas de Boualem qui sollicite et

torture sa mémoire pour s’extirper de la violence du présent. Il s’accroche à des images,

des visages en quête de souvenirs meilleurs.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

80

3.6. L’école

L’école est aussi une préoccupation majeure chez l’écrivain-journaliste. Le

thème abordé dans l’œuvre littéraire est souvent abordé dans les articles de Djaout. Les

figures qui suivent reprennent la distribution du vocable école dans les bases

RRUNTEXT.EXE et RUDERPLU.EXE.

Figure 39 : Distribution du vocable école

Cette première figure sur la distribution du vocable école nous renseigne sur le

fait que celui-ci est excédentaire dans les articles de presse et à un degré moindre dans

deux écrits littéraires : Le dernier été de la raison et Les chercheurs d’os. Dans ce

dernier, l’école mentionnée est l’école française durant la colonisation. Djaout était

conscient du risque que cette école faisait courir aux Algériens, surtout aux enfants,

mais il n’omettait pas d’en évoquer les avantages en la caractérisant par un vocabulaire

positif.

En revanche, l’école dont il s’agit dans les articles de presse et Le dernier été de

la raison est celle de l’après-indépendance ; le même traitement lui est réservé dans les

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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deux types discursifs, où elle est connotée négativement. Elle a été en effet avilie par

une formation idéologique qui a mis main basse sur cet appareil idéologique.

Comme ces deux textes traitent de la même école, nous verrons dans la figure

qui suit le détail de la distribution du vocable école dans chaque partie constituant

Ruptures et Le dernier été de la raison.

Figure 40 : Distribution du vocable école

Nous remarquons que le mot école a une distribution variable. Il est très présent

dans « La logique du pire ». Dans cette chronique, Djaout dresse un portrait alarmant de

cette "institution sinistrée". Il dit, à juste titre, qu’elle est au cœur d’un discours

idéologique rétrograde et réactionnaire. L’école est, de l’avis du journaliste, la source de

la violence et du drame algériens. Pour étayer ses dires, il soutient, chiffres à l’appui,

que des enseignants, des étudiants, des directeurs d’école ont activement participé aux

activités terroristes. Encore aujourd’hui (en 1993, mais l’affirmation est toujours

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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d’actualité.), ajoute le chroniqueur, des enseignants, censés éduquer les enfants,

continuent à appeler au meurtre et à prêcher la haine.

Cette haine est d’abord dirigée contre soi-même. L’école contribue au reniement

de son identité algérienne par l’enfant en lui faisant ressentir l’infériorité de cette

dernière par rapport à une identité panarabe, voire musulmane, plus globale. Ce

processus conduit à l’effacement des particularités identitaires et au travestissement de

l’histoire, souvent dénoncés par Djaout.

Ensuite, l’enfant dirige cette haine, acquise à l’école, contre l’autre, qui peut être

un parent, un voisin, un enseignant récalcitrant, etc. L’enfant, comme le dénonce

l’écrivain dans Le dernier été de la raison, est au cœur de la propagande idéologique,

devenant parfois l’instrument de son imposition par tous les moyens, fût-ce par la

violence.

En effet, cette violence reste le seul recours pour les naufragés de l’école

algérienne. N’ayant acquis aucun esprit critique ou scientifique, ils vont jusqu’à

expliquer le tremblement de terre en faisant référence à la religion plutôt qu’à la

science. Pour eux, à l’image de ce jeune autostoppeur pris par Boualem, tout est contenu

dans la religion, dans le Texte, vocable excédentaire dans « Le texte ligoteur ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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Figure 41 : L’environnement thématique du vocable école

Les vocables qui constituent l’environnement thématique du terme école y

renvoient dans un rapport sémantique : enseignants, langue, encre, enseignement, etc.

D’autres termes, plus marqués discursivement, font partie également de cet

environnement. Ainsi idéologique, intégrisme renseignent-ils sur la fonction donnée à

l’école en tant qu’instrument au service d’une idéologie rétrograde.

Comme nous avons pu le constater, qu’il s’agisse de littérature ou de

journalisme, l’antiphonie de Djaout pour une école moderne et ouverte s’exprime à

travers son insistance sur le caractère néfaste du discours dominant. Dans le cas de la

presse, la stratégie utilisée est le recours aux statistiques pour démontrer les

conséquences de la politique éducative pratiquée. Dans le cas de la littérature, Djaout, à

travers le personnage de son roman Le dernier été de la raison, retrace le parcours de

cette école qui a substitué au savoir scientifique un savoir religieux.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

84

3.7. Le jeune

La figure suivante représente la constellation thématique du vocable jeunesse.

Celui-ci est en relation, à un premier niveau, avec des mots comme vigueur et mort, et, à

un second degré, avec des mots comme rêve, corps, beauté. Cette constellation précise

la capacité de la jeunesse à susciter, par sa vigueur, aussi bien la beauté que la mort.

La jeunesse est, aussi bien dans les romans que dans les articles de presse,

capable de donner la mort. Les « ennemis » ne sont sans doute pas les mêmes mais la

vigueur du corps pousse la jeunesse à aller au-delà du rêve.

Figure 42 : Constellation thématique du vocable jeunesse

Quant à l’environnement thématique du vocable jeune, il montre comment

Djaout se représente cet acteur social. Il est à noter que les termes entourant le mot

jeune sont négatifs. Ainsi les jeunes sont-ils violents, menaçants, barbus, brandissant

des pistolets. Les jeunes sont embrigadés, comme le fils de Boualem, par les "frères

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

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vigilants". Ils se présentent comme les garants de valeurs culturelles (tenue) et

identitaires (identité) importées d’ailleurs :

« A Constantine (...) : regardant défiler

un cortège d'exaltés dont la mode afghane,

la méthode iranienne et les étendards

d'inspiration saoudienne se disputaient

les faveurs, je me surpris à me demander

combien d'entre eux savent qu'à quelques

dizaines de kilomètres de là, à El Khroub,

se trouve le monument funéraire d'un

certain Massinissa - un ancêtre qui aurait

largement mérité de faire partie de leur

mémoire et de leurs symboles. »59

59 Djaout, T. : « Brouillage de repères », art. cit.

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Conclusion partielle

Nous constatons, après ces diverses analyses, que la thématique de l’œuvre de

Djaout est la même, qu’il s’agisse de littérature ou de journalisme. Ce qui est différent,

c’est le traitement discursif et argumentatif de ces thèmes.

Ces derniers rendent compte de la formation discursive de l’écrivain-journaliste.

Cette formation s’inscrit dans le mouvement de rupture opéré aussi bien dans l’écriture

que dans l’horizon d’attente du lecteur.

Au niveau de l’écriture, les thèmes abordés par Djaout sont d’actualité. Les

thèmes classiques de l’histoire et de l’identité sont revisités sous l’angle du mouvement.

Au niveau de l’horizon d’attente, les préoccupations de la société algérienne sont

envisagées sous le prisme de l’objectivité dans une restitution, après décorticage, aussi

fidèle que faire se peut.

Toutefois, un traitement littéraire permet davantage de rêves et une réception des

plus favorables. En effet, les esprits sont plus perméables au discours littéraire étant

donné son caractère fictionnel. Ils le sont moins au discours journalistique perçu comme

un discours sérieux. C’est ce traitement entre discours sérieux et discours fictionnel que

nous avons voulu mettre en évidence.

La thématique journalistique fait transparaître la « lutte » entre les deux familles

idéologiques de l’Algérie de la post-indépendance : la famille qui avance et la famille

qui recule. Cette lutte est symbolisée par plusieurs dichotomies : république / foi, "laïco-

assimilationniste"/arabo-islamiste, liberté/censure, démocrates/gouvernants-islamistes,

Algérie algérienne/non à l’Algérie algérienne, pluralisme/parti unique, pour ne citer que

celles-là.

Cette vision dialectique des rapports entre les formations idéologiques

"dominantes" en Algérie constitue le moteur du discours journalistique djaoutien. Ainsi

la critique de la formation idéologique rétrograde des arabo-islamistes est-elle réalisée

par la valorisation et la mise en avant de la formation idéologique d’avant-garde des

démocrates.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

87

L’investissement discursif de ces deux formations se fait par la convocation

d’acteurs et de facteurs constitutifs du discours journalistique. Concrètement, le

journaliste oppose les deux formations idéologiques en ayant recours à un lexique

réactionnaire pour l’une et progressiste pour l’autre. Se répondent ainsi en écho, d’un

côté, des notions telles que nationalisme, intégrisme, foi, arabo-islamiste, etc. et de

l’autre, des notions telles que pluralisme, démocratie, liberté, printemps, etc.

Des acteurs de l’une et de l’autre formation sont convoqués. Les représentants de

la famille qui recule sont clairement identifiés. Des noms fusent comme pour avertir les

générations futures. Celui qui est nommément visé, c’est Bélaïd Abdessalem, premier

ministre durant la "décennie noire", expression favorite de ce dernier. À ce propos,

Djaout se demandait si la noirceur pouvait être circonscrite à une période précise.

Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre de l’éducation, ou encore Boumédiène, ancien

président, sont montrés du doigt et désignés comme responsables du marasme social et

de l’échec de l’école algérienne à former des citoyens.

La famille qui avance a sa figure de proue en la personne du président Boudiaf,

qui sera assassiné en 1991. La famille de l’Algérie algérienne a ses soutiens chez les

démocrates et les libres penseurs tels que J.-P. Sartre et Lewis Carroll, que Djaout

n’hésite pas à citer pour appuyer ses dires et pour signifier à ses lecteurs la dimension

universelle de la lutte qu’il encourage.

Justement, cette lutte ne peut se faire que grâce à la réappropriation des appareils

idéologiques aussi importants que la presse et l’école. À cet effet, la liberté

d’expression, chèrement acquise, reste à consolider. Le pouvoir qui s’obstine à la

réduire au silence doit savoir que nul retour en arrière ne sera toléré.

Quant à l’école, prise en otage par le courant conservateur dont le noyau dur est

foncièrement islamiste, elle doit être libérée. Djaout, en dressant un portrait au vitriol de

cette institution naufragée, met l’accent sur les ravages causés par l’instrumentalisation

idéologique de l’école.

L’exclusion, l’intolérance, pire la violence, sont les produits de cette école aux

mains des idéologues nationalistes et islamistes. L’exclusion des autres composantes

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

88

linguistiques et culturelles de l’Algérie a provoqué un élan démocratique à partir des

années 1980.

L’ntolérance a visé ensuite une certaine catégorie de la société, à savoir les

femmes et les "laïco-assimilationnistes". La violence et le meurtre ont réduit les

premières au silence et minimisé leur rôle dans la société, tandis que la chasse aux

sorcières dont les seconds ont été victimes les a amenés à fuir ou à se terrer.

La thématique littéraire témoigne à son tour de ce contraste entre les deux

mêmes formations idéologiques. Les thèmes traités dans les écrits littéraires sont, à

quelques nuances près, ceux développés dans les écrits journalistiques. La différence

entre ces deux thématiques se situe au niveau des stratégies discursives du déploiement

des thèmes dans les deux types discursifs.

Le mouvement semble être le fil d’Ariane de la thématique littéraire qui, au

demeurant, n’est pas distincte de la thématique journalistique. Mais un impératif

méthodologique nous a imposé cette classification. Le mouvement apparaît donc

comme significatif de cette approche de la thématique littéraire djaoutienne, qui est du

reste une constante dans la littérature algérienne, voire maghrébine60

. En effet,

l’Histoire, l’identité, l’enfance et l’engagement sont des thèmes majeurs de la littérature

maghrébine pour ne pas dire de toute production langagière.

La rupture introduite par Djaout consiste dans le mouvement qui fait le lien entre

ces thèmes revisités. Mouvement vers le passé pour reconstituer l’Histoire de l’Algérie

dans un entrelacs avec l’identité. Mouvement ensuite dans le territoire de l’enfance où la

réminiscence est un gage d’authenticité. Mouvement enfin vers l’avenir à travers un

engagement effectif dans le combat pour la femme ou pour l’école. À travers ces

thèmes, la formation idéologique réactionnaire est déconstruite et décortiquée pour faire

ressortir ses contradictions et ses aberrations. La formation idéologique progressiste est

subséquemment mise en valeur dans ce jeu d’ombre et de lumière.

60 Charles Bonn parle de traversée.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique

89

Enfin, concernant les stratégies discursives et argumentatives, les deux types

discursifs ne revendiquent pas les mêmes stratégies. Cela est dû aux caractéristiques des

deux discours. Sans doute le discours journalistique nécessite-t-il des stratégies

discursives différentes de celles déployées dans le discours littéraire pour défendre ou

abattre une formation idéologique. Pour ce faire, l’exemplification historique, les

statistiques et les citations d’autorité sont sollicitées dans le premier type alors que dans

le second, la mise en scène romanesque, voire la scénographie historique, conjuguées à

des procédés comme la réminiscence, l’ethos et le pathos servent de bases discursives à

la formation idéologique défendue ou combattue.

En somme, la thématique djaoutienne ne diffère pas outre mesure en passant de

la littérature au journalisme. Nous sommes tenté de dire qu’il y a un métissage

thématique qui rend compte de l’écriture hybride de Djaout.

Dans la partie qui suit, nous considérerons une autre dimension de ce caractère

hybride, à savoir la subversion des genres et des discours dans l’œuvre de Djaout.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES

DISCOURS

Chapitre 1 : De la connivence générique à une typologie discursive

Chapitre 2 : L’imbrication discursive

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

91

L’écriture djaoutienne introduit une double rupture dans le paysage de la pensée

et dans celui de l’esthétique : une rupture d’ordre idéologique et une rupture de l’ordre

de l’écriture. La rupture idéologique consiste, comme développé dans la partie

précédente, à opposer deux formations idéologiques, l’une réactionnaire et l’autre

progressiste.

Dans cette partie, nous nous attarderons sur la subversion des discours et des

genres. Ayant sommairement abordé cette question dans la première partie à travers le

traitement discursif de la thématique de l’œuvre de Djaout, nous examinerons ici plus

en détail l’écriture djaoutienne dans son caractère hybride.

Parler de subversion sous-entend la présence, en amont, d’une certaine

organisation des discours par genres. En effet, nous ne saurions nier l’existence de

critères déterminés permettant de distinguer un genre d’un autre, un discours d’un autre.

Le bouleversement de ces critères, voire de ces particularités, conduit nécessairement à

un vacillement des types, qui restent toutefois à la limite du lisible.

Parmi les spécificités des discours et les moyens de classification générique,

nous pouvons citer les connecteurs argumentatifs. Ces derniers servent, mais non

exclusivement, à établir une classification générique et à renvoyer, entre autres, à une

typologie discursive. Leur emploi est conditionné par des finalités discursives ; c’est en

ce sens qu’ils ont cette fonction taxinomique déterminante. À cet effet, la subversion

commencerait par un usage inattendu de ces connecteurs, troublant de fait la

classification générique, mais surtout la catégorisation discursive.

Pour rendre compte de cette subversion, nous procéderons en deux temps. Nous

nous intéresserons, premièrement, à la typologie discursive qu’instaurent les

connecteurs dans notre corpus et par laquelle commence la mise en place d’une

connivence entre textes. À partir de ce constat de connivence, il s’agira de mettre en

évidence les moments et les causes de la transgression catégorielle. Une fois cette

transgression cernée, nous nous attellerons à expliquer la portée discursive de la

connexion hybride entre genres d’un côté et entre discours de l’autre.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Justement, le caractère hybride de l’écriture djaoutienne se manifesterait non

seulement dans l’imbrication de genres discursifs divers (lettre, poème, article de presse,

etc.), mais aussi dans l’investissement du discours littéraire par d’autres discours

(religieux, journalistique, etc.), ce qui provoquerait une rupture à la fois discursive et

générique. Comment s’exprime alors concrètement cette subversion ?

Avant toute analyse, quelques notions doivent être précisées. Il s’agit, entre

autres, des notions de discours, de type et de genre discursifs et d’interdiscours pour ne

citer que celles-là. Ces notions ne sont pas définies de manière formelle ; elles souffrent

d’une ambiguïté définitoire.

1. DISCOURS

Maingueneau61

relève sept types de définitions du discours. La première

définition donne comme « équivalent » au discours la parole telle que définie par

Saussure. La deuxième rapproche le discours du texte comme unité supérieure à la

phrase.

La pragmatique et la linguistique énonciative proposent une troisième définition

du discours en tant que résultat dynamique de l’acte énonciatif. Il se distinguerait en

conséquence de l’énoncé qui ne rend pas compte de l’échange qui s’établit entre

énonciateur et co-énonciateur.

Cette conception a conduit à faire correspondre, dans une quatrième définition,

discours et conversation ou encore discours et interaction orale. D’ailleurs, l’opinion

commune envisage le discours dans cette acception.

Il y a encore une autre définition du discours selon laquelle il serait la

réalisation, non individuelle, de la langue. Il serait, à cet effet, un phénomène où

s’inscrirait , par exemple, la « néologie » avant sa « fixation dans la langue ». Une autre

61 Maingueneau, D. (1994) : p. 10

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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définition du discours oppose ce dernier à énoncé dans une perspective purement

française, en droite ligne avec la dichotomie énonciative et pragmatique citée plus haut.

Enfin, une dernière définition stipule qu’on se sert

« parfois [de] discours pour désigner le

système sous-jacent à un ensemble

d’énoncés tenus à partir d’une certaine

position sociale ou idéologique. Ainsi

parle-t-on de « discours féministe », de

« discours administratif », de « discours

de l’école », etc.»62

Ce que nous retiendrons, c’est cette dernière définition. En effet, Djaout écrit à

partir de deux positions sociales et/ou idéologiques. En tant que journaliste, Djaout

produirait théoriquement un discours journalistique, alors qu’en tant écrivain, il

commettrait un discours littéraire.

En outre, Maingueneau souligne un peu plus loin que, dans l’analyse du

discours,

« le discours est considéré comme activité

rapportée à un genre, comme institution

discursive (…) »63

Dans notre corpus, deux discours se rencontrent, le discours journalistique et le

discours littéraire. Ils se rapportent à deux institutions discursives : le journalisme et la

littérature et à deux genres : l’article de presse et le roman.

Ces genres se traversent mutuellement dans une forme d’hybridation. Ainsi

n’est-il pas exclu de trouver du discours journalistique dans le discours littéraire et vice-

62 Maingueneau, D. (1994) : p. 10

63 Idem., p. 13

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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versa. À titre d’exemple, nous citerons les articles de presse sur l’invention de

Mahfoudh insérés dans Les vigiles, ou la dépêche sur la mort des oiseaux en Inde

incluse dans L’invention du désert. Par ailleurs, d’autres discours s’insinuent

notamment dans le discours littéraire. Il s’agit, entre autres, des discours religieux et

épistolaire. Nous pensons plus particulièrement aux chapitres « Prédications » et « Le

justicier inconnu » dans Le dernier été de la raison.

Il paraît donc pertinent de distinguer entre type et genre de discours.

2. TYPE ET GENRE DISCURSIF

La distinction entre type et genre de discours semble nécessaire pour la suite de

notre travail. Maingueneau, en reprenant la distinction de J.-M. Adam64

, suggère que les

types de discours se rapportent à

« une catégorisation élémentaire et

instable, mais inévitable qui permet de

distinguer par exemple le discours

journalistique, le discours publicitaire

ou le discours littéraire (…) Ce découpage

prescrit à l’auditeur ou au lecteur le

comportement qu’il doit avoir à l’égard

des énoncés et en particulier le mode de

cohérence textuelle qu’il est en droit

d’attendre. »65

C’est ce qui nous a permis de distinguer dans l’œuvre de Djaout des textes se

rapportant au discours littéraire et d’autres au discours journalistique avec des horizons

d’attente différents.

64 Cf. Adam, J.-M. : « Types de séquences textuelles élémentaires », Pratiques n° 56, 1987

65 Maingueneau, D. (1994) : p. 213.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Quant aux genres de discours, l’auteur de L’analyse du discours signale qu’ils

spécifient ces "types de discours". En d’autres termes, le lecteur ou l’auditeur n’a pas

directement affaire au type de discours mais à sa réalisation à travers un genre.

Ainsi, dans notre corpus, le type de discours journalistique est représenté par la

chronique alors que le type de discours littéraire est représenté par le roman avec tout ce

que cela sous-entend d’horizon d’attente des lecteurs.

Mais s’agissant du roman, la réalisation qu’il fait du type de discours littéraire

n’est pas « pure » car des réalisations du type de discours journalistique se manifestent

dans la trame du discours littéraire. Nous reviendrons plus loin sur ce type de

manifestation que nous appellerons « genres intercalaires ».

Les deux discours dominants dans l’œuvre de Djaout, comme nous l’avions

signalé, sont le discours littéraire et le discours journalistique. Pour comprendre la

manière dont ces deux discours s’imbriquent, il est nécessaire de les distinguer, non par

rapport à leur finalité, mais en relation avec leur contenu propositionnel et le rapport

qu’ils instaurent entre les mots et le monde. Il s’agira donc d’éclaircir cette distinction

par la théorie des actes de langage.

3. DISCOURS LITTÉRAIRE / DISCOURS JOURNALISTIQUE

Cette distinction se manifeste, comme déjà évoqué, dans le rapport entre les

mots et le monde. En effet, dans le cas du discours littéraire, l’énonciateur tend à faire

correspondre le monde aux mots. En d’autres termes, il crée le monde à la mesure des

mots. Dans le cas du discours journalistique, c’est le monde qui détermine l’utilisation

des mots.

Si nous reprenons la prise en charge de la langue berbère, nous constatons que

dans le discours littéraire, Djaout tente, par les mots, d’installer durablement cette

langue dans la réalité littéraire, et par là sociale, de Algérie. Au contraire, dans le

discours journalistique, c’est la réalité, voire l’actualité qui l’a amené à traiter de cette

langue dans l’article « Avril 1980-L’effraction. Des acquis ? » paru à l’occasion de la

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

96

commémoration des événements de Kabylie relatifs à la revendication d’un statut pour

cette langue.

Dans la première situation, nous avons affaire au discours de la fiction, tandis

que le discours d’actualité caractérise la deuxième situation. En outre, un discours est

considéré comme une fiction

« si ce discours représente des individus

agissant sur des objets dans des

situations alors que le locuteur croit que

ces individus, ces objets et ces

situations n’existent pas ou n’existent

pas telles qu’il les décrit. »66

Une telle définition permet de distinguer entre les textes de notre corpus. En

effet, nous avons d’un côté les textes littéraires, foncièrement fictionnels et, de l’autre,

les textes journalistiques qui sont ancrés dans la réalité. Mais, fait remarquer

K. Hamburger

« la fiction est autre chose que la

réalité, mais en même temps, ce qui est

apparemment contradictoire, que la réalité

est la matière de la fiction. »67

Nous verrons plus loin que l’auteur transforme effectivement le discours

d’actualité en discours de la fiction. Nous examinerons ce procédé dans la chronique

journalistique « Petite fiction en forme de réalité ».

66 Mœschler, J. et Reboul, A., (1994) : Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Seuil, p. 438

67 Hamburger, Kate (1986) : Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, (1

ère édition 1977), p. 29

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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4. "ÉNONCIATIONS SÉRIEUSES" / "ÉNONCIATION DE LA FICTION"

Dans le point précédent, nous avons abouti au fait que dans le discours littéraire

les mots ne correspondent pas au réel, en ce sens qu’ils ne le changent pas, alors que le

discours journalistique influence ce réel dans la mesure où il le contraint à aller dans le

sens des mots. Mais est-ce à dire que le discours littéraire n’exerce aucune influence sur

le réel ? Le discours littéraire ne serait-il que fiction ?

La question de l’opposition entre énonciations sérieuses et énonciation de la

fiction a été abordée par Searle qui se demande

« Comment peut-il se faire que les mots et

autres éléments d’un récit de la fiction

aient leur sens habituel lors même que les

règles qui gouvernent ces mots et autres

éléments et en déterminent le sens ne sont

pas observés ? »68

En d’autres termes, en quoi l’emploi d’un mot comme oiseau, dans notre corpus,

se singulariserait-il en passant du discours littéraire au discours journalistique ?

Pourquoi n’est-il que référentiel, voire informatif, dans le second et symboliserait-il le

mouvement dans le premier ? Cette opposition passe, affirme Searle, par deux autres

dichotomies fiction/littérature, discours de la fiction/discours figural. Pour la première,

« c’est aux lecteurs de décider si une

œuvre est ou non littéraire, alors que

c’est à l’auteur de décider si une œuvre

est ou non de la fiction. »69

68 Searle, J. (1979) : Sens et expression. Étude de théorie des actes de langage, Traduction de Joëlle

Proust, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 101 69

Idem., p. 102

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Autrement dit, le lecteur Ŕ mais surtout le critique Ŕ décerne le label littéraire à

telle ou telle œuvre en respectant bien entendu des critères, souvent arbitraires, imposés

par l’institution. Quant à la deuxième,

« disons que […] l’emploi métaphorique

d’une expression est "non littéral" et que

les énonciations de la fiction sont "non

sérieuses". »70

À la suite de Kebbas qui pense que

« c’est l’engagement ontologique du

locuteur Ŕ les liens qu’il établit entre

les mots et le monde Ŕ qui préside à la

vérité des énoncés qu’il produit. »,71

nous faisons remarquer que ce qui distingue ces deux types d’énonciation est

une variable qui se situerait en dehors du discours ou plus exactement dans

l’interdiscours. De la sorte, l’engagement de Djaout détermine le caractère sérieux de

ses énonciations. Le sort tragique qui lui a été réservé est témoin de cet engagement.

S’agissant du discours sérieux, celui de la presse par exemple,

« l’auteur d’une assertion répond [commits

himself to] de la vérité de la proposition

exprimée. »72

Ce qui n’est pas une règle nécessaire dans le discours de la fiction. Ainsi Djaout

est-il dans l’obligation d’objectivité qu’impose le discours journalistique de rapporter

70 Searle, J. (1979) : p. 103

71 Kebbas, Malika (2005) : Le concept de vérité dans la fiction. Le cas du discours mammérien de la

fiction. Analyse pragmalinguistique du discours selon la théorie des actes de langage de John R. Searle ;

analyse archéolinguistique du discours selon la théorie de M. Foucault, thèse de doctorat, Mostaganem,

Algérie, p. 100 72

Idem., p. 101

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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des informations dont la vérité est incontestable, alors que, dans le discours littéraire, les

affirmations de Djaout ne sont que vraisemblables.

En d’autres termes, dit Kebbas, un tel locuteur

« est tenu d’observer les règles

sémantiques et pragmatiques qui gouvernent

l’acte illocutoire d’asserter : règle

essentielle, règles préparatoires et règle

de sincérité. »73

Ces règles sont pour Searle celles qui

« mettent en corrélation des mots (ou des

phrases) avec le monde […] des règles

verticales qui établissent des connexions

entre le langage et la réalité. »74

Si nous observons cette affirmation de Djaout-journaliste à propos de la

participation des enseignants à l’activité d’endoctrinement dans les écoles, nous

sommes amenés à adhérer à la vérité de l’acte d’assertion.

« Il est bon de rappeler que, sur les 7000 détenus islamistes des

centres de sûreté créés en juin 1991, figurent 1224 enseignants

(…) » (La logique du pire, Ruptures)

L’utilisation du verbe rappeler implique l’interlocuteur en faisant appel à sa

mémoire. Cette stratégie renforce le rapport au monde. La contextualisation (juin 1991)

de l’affirmation conforte davantage ce rapport. L’emploi de statistiques précises (7000)

consolide cette relation. En revanche, dans le discours littéraire, si le narrateur affirme

un fait, il n’adhère pas forcément à l’idée exprimée.

73 Kebbas, M. (2005) : p. 101

74 Searle (1979) : pp. 109-110

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Toutefois, Searle insiste sur des assertions qui n’engagent pas ontologiquement

l’auteur. Assurément, si l’assertion est d’un autre type, il en va autrement. Toujours à

propos du rôle des enseignants dans l’instrumentation de la religion, Djaout-écrivain

dit :

« Tout un code à clés religieuses circule comme cela dans les écoles,

encouragé sinon suscité par les enseignants eux-mêmes. » (Les

vigiles, p.59)

Certes, le lecteur est en droit de ne songer ni à la vérité de cette assertion ni à sa

fausseté, mais le locuteur, lui, a ce droit. Qu’est-ce qui nous permet de l’affirmer ?

Il y a, dans ce deuxième cas, une rupture entre le discours et le monde. Selon

l’expression de Searle, il feint. Néanmoins son intention n’est pas de leurrer mais

« [d’entreprendre] un pseudo

accomplissement non trompeur qui constitue

le fait de feindre de nous narrer une

série d’événements. »75

Searle s’interroge sur la validité de l’engagement de l’auteur d’un discours de

fiction. Nous, nous nous interrogeons sur la validité de l’affirmation de Djaout

mentionnée plus haut à propos des enseignants.

Searle répond à propos du réalisme (ou naturalisme) que

« l’auteur fera référence à des lieux et à

des faits réels en mêlant ces références à

celles de la fiction ; de cette manière,

il rend possible le traitement du récit de

75 Searle, J. (1979) : p. 108

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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fiction comme prolongement de notre

connaissance actuelle des faits. »76

Nous, nous répliquons que, concernant Djaout, c’est autant son engagement

personnel que ses écrits de presse qui déterminent la sincérité de l’assertion étudiée,

voire de toutes les assertions axiologiques dans son discours littéraire.

En somme, « une œuvre de fiction n’a pas

nécessairement à être ramenée au seul

discours de la fiction, et en général ne

s’y ramène effectivement pas. »77

Malgré le caractère "non sérieux" du discours de la fiction, représenté dans notre

corpus par le discours littéraire, la thématique développée constitue le "prolongement de

notre conception de la réalité" ou d’un "réel possible". Autrement dit, un discours non

sérieux peut être quand même interprété comme un discours sérieux.

La force argumentative du discours littéraire est aussi importante que celle du

discours journalistique. Cette force est décuplée lorsque les deux discours sont associés.

Cette stratégie discursive, Djaout l’a exploitée dans ses écrits littéraires et

journalistiques. Ces deux ensembles se sont entrecroisés pour constituer un

interdiscours. C’est ce concept que nous allons maintenant définir.

5. INTERDISCOURS

Ce concept est relié au dialogisme défini par Bakhtine. Il concerne non

seulement les relations entre locuteur et interlocuteur mais aussi les liens instaurés entre

discours :

« Le dialogisme joue (…) sur deux plans

étroitement liés : celui de l’interaction

76 Searle, J. (1979) : p. 117

77 Idem., p. 118

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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entre énonciateur et co-énonciateur, mais

aussi celui de l’immersion du discours

dans un interdiscours dont il surgit et

qui ne cesse de le traverser. »78

Ce qui caractérise l’interdiscours, ce sont des « marques d’hétérogénéité »

discursives telles que la polyphonie, les interférences, la citation, etc. La polyphonie ne

sera abordée que dans la dernière partie de ce travail à travers l’étude des manifestations

des instances interlocutoires et locutoires et de leur rapport d’interlocution. Les

interférences seront envisagées à travers les spécificités lexicales de l’œuvre de Djaout

alors que la citation, en tant que répétition marquant la relation d’un discours avec

d’autres discours, sera l’objet de notre attention au cours de cette partie.

En effet, parmi toutes les formes de répétition

« la citation est (…) la plus simple : la

répétition d’une unité de discours dans un

autre discours ; elle apparaît comme la

relation interdiscursive primitive. »79

L’étude de ces éléments constitutifs permettra une approche de l’interdiscours

djaoutien en tant que représentatif de sa formation discursive. Cependant, c’est au

moment où l’auteur considère cette dernière sienne qu’elle lui échappe et le manipule80

.

À cet effet, Maingueneau considère que

« L’interdiscours ne serait (…) pas

seulement un ensemble de « circonstances »

entourant le discours, mais plutôt une

78 Maingueneau, D. (1994) : p. 153.

79 Compagnon, Antoine, (1979) : La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éditions du Seuil,

p. 54 80

Nous aurons à nous en rendre compte dans l’analyse du discours sur la femme que nous entamerons un

peu plus loin.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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modalité de ce discours qui traverserait à

son insu l’énonciation du sujet. »81

Pourtant, quand bien même cette modalité serait inconsciente, elle permet de

mettre en évidence des relations discursives non seulement à l’intérieur du genre

discursif considéré mais aussi entre, d’une part, les genres discursifs et, d’autre part,

entre types discursifs. Autrement dit, les textes appartenant au même genre

entretiennent des rapports étroits mais ces rapports rendent par la même occasion

compte de liens entre discours littéraire et discours journalistique.

Ces connexions micro et macrodiscursives sont déterminées, entre autres, par

des connecteurs. Dans le point suivant, nous analyserons l’utilisation qui est faite de ces

éléments linguistiques et logiques.

81 Maingueneau, D. (1994) : p. 153

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Chapitre 1 : De la connivence générique à une typologie

discursive

1. Connecteurs et connivence générique

2. Connecteurs et typologie discursive

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

105

L’étude des connecteurs permettra d’envisager la combinaison des actes de

langage dans le discours. Par ailleurs, les connecteurs servent à organiser

l’argumentation dans la mesure où ils introduisent des conclusions participant à la

modification du point de vue de l’interlocuteur. En effet,

« opérateurs et connecteurs argumentatifs

(comme presque, puisque, même, mais,

d'ailleurs, justement, eh bien, etc.) (…)

ont pour propriété d'une part de connecter

des actes de langage, ou en tout cas des

unités de nature pragmatique, et d'autre

part de réaliser des actes

d'argumentation, c’est-à-dire des actes

obligeant l'interlocuteur à interpréter

les énoncés comme autant d'arguments pour

certaines conclusions (généralement

implicites) visées par le locuteur. »82

À ce sujet, Plantin définit le connecteur comme étant

« un mot de liaison et d’orientation qui

articule les informations et les

argumentations d’un texte. Il met

notamment l’information du texte au

service de l’intention argumentative

globale de celui-ci. »83

Deux fonctions sont donc attribuées au connecteur, à savoir établir un pont entre

deux informations ou deux « contenus propositionnels » et donner une orientation ou un

82 Moeschler, Jacques (1985) : Argumentation et conversation, Éléments pour une analyse pragmatique

du discours, Paris, Hâtier/Didier, coll. LAL., p. 17 83

Plantin, Ch. (1996) : L'Argumentation, Paris, Le Seuil, « Mémo », p. 68

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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sens argumentatif. L’intention argumentative est, pour ainsi dire, à chercher dans le

rapport entre le contenu propositionnel et l’orientation donnée à ce contenu grâce au

connecteur.

Nous examinerons dans ce chapitre le fonctionnement de quelques connecteurs

argumentatifs et l’utilisation que Djaout en fait dans ses écrits littéraires et

journalistiques. Nous verrons comment ces connecteurs participent à l’élaboration du

contre-discours djaoutien.

Nous ferons, tout d’abord, un inventaire statistique et contextuel des connecteurs

argumentatifs pour nous intéresser ensuite à chaque connecteur séparément et à

l’orientation qu’il confère à l’argumentation. Enfin, nous examinerons les réseaux de

circulation qu’installent les connecteurs pour déterminer une éventuelle typologie

discursive.

Pour saisir l’importance discursive des connecteurs, considérons les exemples

suivants :

(1) Le père mourut le premier, à un âge qui dépasse à PEINE l’âge

actuel de Boualem. (Le dernier été de la raison)

(2) C’est un PEU au contact de la vie et beaucoup au contact des

livres que des idées ont germé en lui, que des idéaux ont pris

racine, que des sensations voluptueuses et des ondes de joie ou de

colère ont parcouru son corps frémissant, y laissant des traces

durables. (Le dernier été de la raison)

(3) Il a jeté tout ce qui se rapporte à ses parents dans un puits

d’oubli où il a aussi précipité son enfance PEU réjouissante et les

lieux qui l’ont abritée-le tout en un ballot bien ficelé et lesté d’une

pierre afin qu’il ne surnage plus jamais. (Le dernier été de la

raison)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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(4) Aujourd'hui, une jeunesse désabusée qui crie sa désaffection

NE rêve QUE de larguer les voiles vers des cieux où sa vigueur et

ses désirs peuvent acquérir un sens, elle déploie des trésors

d’ingéniosité pour brader tout ce qui peut trouver acheteur hors

de nos frontières. (La haine devant soi)

(5) Il faut dire que ceux qui prirent notre destinée en main avaient

DÉJÀ mis en place quelques principes élémentaires : 1) nous

sommes arabes avant d’être algériens ; 2) ce qui se dit en arabe

est bon, quel qu’en soit le contenu. (La logique du pire)

(6) si Boualem devait partir, lui aussi, ce serait PRESQUE sans

regret, car cette terre chasse ses enfants, comme dit un proverbe

d’ici. (Le dernier été de la raison)

(7) L'endroit avait fini par faire partie de leur vie, il incarnait

MÊME la face la plus insouciante et la plus déliée de cette vie. (Le

dernier été de la raison)

L’adjonction du connecteur à l’énoncé initial confère au nouvel énoncé une

pertinence argumentative. En effet, si nous comparons les différents énoncés produits,

nous nous apercevons que l’énoncé avec le connecteur argumentatif a une force

argumentative supérieure à celle de l’énoncé sans connecteur.

1. CONNECTEURS ET CONNIVENCE TEXTUELLE

Dans ce qui suit, un intérêt particulier sera porté aux relations qu’installent les

connecteurs entre les textes. Nous verrons si ces relations s’instaurent exclusivement

entre textes appartenant au même genre discursif ou au contraire si cette connivence ne

répond pas à une règle discursive de type rhétorique. Dans ce deuxième cas, il sera

plutôt question d’expliquer la transgression qui s’opère dans l’appartenance générique et

discursive.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1.1. Inventaire statistique

L’inventaire statistique permet de visualiser la distribution des connecteurs dans

les écrits littéraires et journalistiques.

Figure 43 : Distribution des connecteurs (Ruptures en tant qu’un seul texte)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Figure 44 : Analyse factorielle de la distribution de quelques connecteurs (Ruptures en tant

qu’un seul texte)

L’analyse factorielle montre une certaine distribution des connecteurs. Le texte

journalistique présente une affinité particulière avec les connecteurs pourtant,

justement, voire or. Des rapports significatifs sont à signaler dans les textes littéraires.

L’exproprié, par exemple, entretient une relation avec le connecteur alors. L’invention

du désert présente une forte fréquence du connecteur d’ailleurs. Le connecteur sinon est

plutôt spécifique de Les vigiles et Le dernier été de la raison. Enfin, deux connecteurs,

mais et donc, sont situés dans l’environnement de Les chercheurs d’os.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Figure 45 : Distribution de quelques connecteurs (chroniques séparées)

L’analyse factorielle ci-dessous a été réalisée en prenant chaque chronique

comme texte indépendant. Elle permet de voir la distribution des connecteurs par

rapport à chaque chronique. La tendance au regroupement demeure la même pour les

romans.

Les chroniques en revanche ont des corrélations différentes avec les connecteurs.

« Lettre de l’éditeur », « Les chemins de la liberté » et « Suspicion et désaveu » sont

reliées au connecteur mais. « Le retour du prêt-à-penser », « Petite fiction en forme de

réalité », « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « La face et le revers » penchent

du côté du connecteur d’ailleurs. « La famille qui avance », « La justice de l’histoire »

et « Fermez la parenthèse » convergent vers le connecteur or. Le connecteur justement

rassemble les chroniques « La logique du pire », « La foi républicaine », « Minorer ou

exclure » et « La haine devant soi ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Figure 46 : Analyse factorielle des connecteurs (chroniques séparées)

À travers ces figures, nous constatons que les connecteurs étudiés se manifestent

dans les écrits de presse et dans les écrits littéraires. Nous aborderons, un peu plus loin,

la fonction argumentative de chaque connecteur et du même coup la dominante

argumentative de chaque texte de notre corpus.

Signalons en outre que les moyens linguistiques utilisés rapprochent les articles

de presse les uns des autres, formant ainsi un noyau central et reléguant les textes

littéraires à la périphérie.

Nous allons à présent étudier chaque connecteur séparément pour comprendre

les rapports argumentatifs qu’il exprime et la stratégie discursive qu’il sous-tend.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1.2. Mais

En examinant les données représentées dans la figure ci-dessous, nous

remarquons que le connecteur mais est excédentaire dans deux romans, Les chercheurs

d’os et Les vigiles, et dans les chroniques « Lettre de l’éditeur », « La face et le revers »,

« Le retour du prêt-à-penser », « Les chemins de la liberté », « Suspicion et désaveu »,

« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « Petite fiction en forme de réalité ». Il est

déficitaire dans L’exproprié, L’invention du désert et Le dernier été de la raison ainsi

que dans les chroniques « La haine devant soi », « Minorer ou exclure », « La logique

du pire », « La famille qui avance », « La justice de l’histoire », « Fermez la

parenthèse » et « La foi républicaine ».

Figure 47 : Distribution du connecteur mais

Le connecteur mais est excédentaire dans neuf textes et déficitaires dans dix

autres. Les neuf textes cités précédemment présentent une forte tendance vers le

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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connecteur mais. Nous savons que ce dernier exprime le principe d’opposition ou de

réfutation argumentative. Nous pouvons supposer que les textes en question

développent ce principe.

L’opposition ou la réfutation argumentative dans ces textes sont suscitées par

une volonté et un engagement ontologique contre l’injustice de l’histoire dans les deux

romans susmentionnés et contre les personnes qui ont en charge l’écriture de cette

histoire, dans les chroniques où mais est excédentaire.

Pour revenir au principe d’opposition ou de réfutation, il est schématisé P mais

Q où P renvoie à une conclusion (ou « implicature ») C et Q à une conclusion C’qui

s’oppose à la première. Dans cette construction, le locuteur n’assume que P et par là-

même incite l’interlocuteur à en faire de même.

Soit ces exemples :

(1) Le lectorat se vengeait par le sarcasme du conformisme de la

presse. Mais la presse était tout de même très lue. (Les chemins

de la liberté)

(2) Le champ politique est marqué ces derniers mois par

beaucoup d’atermoiements et d’incohérences : lutte sans merci

des forces de l’ordre contre les mouvements islamistes armés

mais mollesse et compromis des politiciens dans l’approche et le

traitement de la question islamiste. (Suspicion et désaveu)

Dans (1), l’énoncé P (sarcasme du lectorat) sous-entend une implicature C du

genre : La presse n’est pas lue, qui est logiquement attendue. Toutefois, le mais va

introduire une autre conclusion C’ : la presse est tout de même lue, qui n’est pas

attendue mais vérifiée.

Dans (2), l’énoncé P (lutte militaire contre les islamistes) appelle la conclusion C

(lutte politique contre les islamistes). Cependant le connecteur mais va engager une

conclusion C’ (mollesse des politiciens)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1.2.1. Mais "anti-implicatif" et mais "compensatoire"

O. Ducrot84

et E. Eggs85

distinguent entre un mais "anti-implicatif" et un mais

"compensatoire". Le mais anti-implicatif introduit une « implicature » inattendue. En

d’autres termes, il fausse la conclusion C attendue. Le mais compensatoire, quant à lui,

permet de « compenser » P par une conclusion C.

Le premier mais peut être illustré par les exemples suivants :

(1) « De cet homme (Bélaid Abdessalem), dont l’intégrité, parait-il,

est incontestable (mais l’intégrité suffit-elle quand il s’agit de

décider de l’avenir d’un pays ?) beaucoup attendaient une gestion

économique rigoureuse à même d’aider le pays à sortir du

marasme. » (Suspicion et désaveu)

(2) « Menacée dans sa stabilité, voire dans son existence, l’Algérie

a besoin d’une grande détermination patriotique pour affronter

les périls et retrouver son équilibre et sa place de pays

respectable et respecté. Mais est-ce en reconduisant un

nationalisme (” anachronique ” pour reprendre le qualificatif de

Lacheraf) fait d’équilibrisme et d’affirmations-négations, un

nationalisme qui a conduit tout droit à l’intégrisme, qu’une telle

perspective peut se concrétiser ? » (La face et le revers)

Le mais "compensatoire" apparaît dans les exemples qui suivent :

(3) « Les journaux suivants : Le Matin, La Nation, El Djazaïr El

Youm, Essahafa, Liberté, Barid Echark, L’Observateur, El Watan

ont fait l’objet d’une mesure de suspension plus ou moins longue,

84 Cf. Ducrot Oswald (1972) : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann

et Ducrot, O. et al. (1980) : Les Mots du discours, Paris, Minuit 85

Eggs, Ekkehard (1994) : Grammaire du discours argumentatif, Paris, Kimé, p. 17

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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mais ils ont tous été autorisés à reparaître. » (Les chemins de la

liberté)

(4) « C’est, en un mot, une année pas très brillante et, en cela, plus

au moins semblable à celles qui l’ont précédée. Mais elle aurait pu

être bien pire. » (Lettre de l’éditeur)

(5) « On vous replace, d’une poigne bienveillante mais ferme,

dans le giron chaud et protecteur de l’évidence. » (Djaout,

1999 : 9)

(6) « Attisez votre vigilance pour que demeure haut allumé le

doux mais redoutable brasier de la foi ! » (Djaout, 1999 : 12)

(7) « Boualem pense à une anecdote lue dans son livre d’anglais il

y a plus de trente ans mais qu’il garde toujours en mémoire. »

(Djaout, 1999 : 14)

1.2.2. Mais réfutateur et mais argumentatif

J.-M. Adam (1984) parle quant à lui d’un mais "de réfutation", qui

correspondrait au mais anti-implicatif, et d’un mais "d’argumentation" équivalent du

mais compensatoire. Le mais réfutateur sous-entend un rapport conflictuel dans un

dialogue où la proposition P est réfutée par une négation introduisant une correction. Le

rapport s’exprimerait alors à travers le schéma "Négation P, mais Q".

Considérons les exemples suivants :

(1) « Dans un gouvernement politiquement neutre, censé

remettre en route la machine économique, on placera en avant,

dès le départ, non pas les tenants des portefeuilles et des leviers

économiques et stratégiques mais trois idéologues du pouvoir : le

ministre des Affaires religieuses, le ministre de l’Intérieur, le

ministre de la Communication et de la Culture. » (La justice de

l’histoire)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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La polyphonie, voire l’antiphonie se donne à lire et à entendre. P devrait être

admise par tous dans la mesure où l’objectif premier du gouvernement est de redresser

l’économie. On s’attendrait donc à voir au premier plan les ministres en charge de

l’économie, mais ce sont des ministres « idéologues » qui sont mis en avant.

(2) « Question embarrassante à laquelle nous essayerons de

répondre, non pas en enfourchant les gracieux destriers de la

théorie, mais en nous penchant sur la bien rugueuse réalité de

l’Algérie. » (La face et le revers)

Dans cet exemple aussi, le locuteur développe une antiphonie en réaction à une

conception admise qui analyse les faits en théorie. Lui, il propose de répondre à la

question en ayant recours à la situation algérienne.

Dans ces deux exemples Q se substitue à P en tant que proposition vraie en ce

sens que P a été réfutée et remplacée par Q.

Le mais argumentatif donne une nouvelle orientation à l’énoncé, donc à

l’argumentation. Ducrot souligne :

« il s’agit d’effacer l’effet argumentatif

d’une proposition P, allant dans un

certain sens, en lui ajoutant une

proposition Q allant dans le sens opposé,

et y allant de façon plus décisive»86.

Soit les exemples suivants :

(1) « Soudain, Ali Elbouliga se met à trembler, mais la fraîcheur du

crépuscule n’y est pour rien. » (Djaout, 1999 : 24)

(2) « Il ne faut pas se fier à quelques coups de griffes échangé ici

ou là : Bélaïd Abdessalem, et Taleb Ahmed sont bel et bien les

86 Ducrot, O., (1978) : p. 43

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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deux versants d’une même idéologie. D’ailleurs, les deux hommes

n’ont-ils pas œuvré harmonieusement sous la houlette de

Boumediene ? Mais l’actuel chef du gouvernement semble avoir

des idées vaporeuses sur les parentés idéologiques. N’a-t-il pas

déclaré une fois à la télévision : ” nous sommes tous des

boudiafistes ”, lui qui a accompli toute sa carrière politique sous le

régime qui a réprimé et exilé Boudiaf ? » (Suspicion et désaveu)

(3) « Le retour au pouvoir de M. Bélaïd Abdessalem aura au moins

valeur de leçon (mais les leçons commencent à nous revenir très

cher) en confirmant une fois de plus cette vérité têtue : le FLN,

toutes tendances confondues, n’est décidément pas recyclable.

Non la rupture n’est pas un vain mot. » (Suspicion et désaveu)

Dans ces différents exemples la proposition Q donne une nouvelle orientation à

l’argumentation en se présentant comme argument plus fort, au sens de Ducrot, et plus

valable que celui introduit par P. Ainsi dans (1), P interpelle-t-elle une conclusion C (il

fait froid), argument valable pour trembler. Toutefois, Q implique une conclusion

C’véhiculant un argument à un niveau plus élevé que le physiologique (autre chose que

la fraîcheur fait trembler El Bouliga, mais quoi donc ?)

Dans les différents exemples relevés, nous avons pu constater que mais, dans ses

différents emplois, ouvre la voie à une antiphonie. Celle-ci est construite par le locuteur

pour contrecarrer un discours dit ou pensé par un interlocuteur ou une instance

interlocutoire. Ce contre-discours met en évidence la formation discursive du locuteur-

journaliste-écrivain.

L’emploi du mais est, par ailleurs, identique qu’il s’agisse de littérature ou de

journalisme.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1.3. Justement

Pour Plantin, justement est un connecteur qui sert dans l’opération de

"retournement" argumentatif. En effet, l’emploi de ce connecteur servirait à retourner

l’argumentation et l’argument contre son énonciateur. Relevons tout d’abord la

distribution de ce mot dans notre corpus.

Ce connecteur est excédentaire dans trois textes : un roman, Les vigiles, et deux

chroniques, « La foi républicaine » et « Minorer ou exclure ». Il témoigne du

retournement de l’argumentation d’un locuteur réel ou supposé. Ces textes reflètent

cette stratégie argumentative.

Cette stratégie se manifeste dans Les vigiles à travers l’utilisation de l’antiphonie

de Lemdjad par ceux-là même qu’il contredisait avant sa consécration à la foire de

Heidelberg.

Dans « La foi républicaine », Djaout retourne l’argumentation des gouvernants

qui voulaient codifier la foi en replaçant ceux-ci dans le concept de république qu’ils

utilisent effectivement depuis 1962 mais pas à bon escient.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Figure 48 : Distribution du connecteur justement

Voyons à présent comment ce connecteur est utilisé. (Voir annexe 3)

(1) Les lois de la République ont justement pour vocation à

l’origine de protéger contre les exclusions, de protéger les

convictions de chacun et ses libertés. (La foi républicaine)

(2) Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante

reçoive, comme représentante des femmes algériennes, justement

cette personne qui s’est mise il y a quelque temps à hurler des

slogans intégristes et que les femmes ont expulsée manu militari

d’un rassemblement ? (Minorer ou exclure)

L’emploi de justement dans (1) oppose au discours tenu par des dirigeants

algériens qui transgressent les lois de la république en piétinant les libertés et les choix

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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personnels, un contre-discours qui revendique le respect de l’autre. Justement introduit

une opposition au sens que lui donne Ducrot, non pas sémantique, mais plutôt d’idées

soutenues par des locuteurs différents. Il permet, par ailleurs, de demander au premier

locuteur une explication, voire une autre argumentation. La "balle" argumentative est

immédiatement renvoyée dans le camp du premier locuteur. Ainsi dans (2), le locuteur-

journaliste voudrait-il comprendre le choix de la "plus haute instance dirigeante".

Mais, au-delà de cette volonté, le locuteur-journaliste nous renseigne sur cette

instance et ses visées idéologiques. Il s’attend donc à notre adhésion à ses idées et à

notre opposition au discours de l’autre.

1.4. D’ailleurs

A la suite de Ducrot, nous considérerons d’ailleurs comme une seule "entité

linguistique". Nous avons, en outre, supprimé de notre corpus le d’ailleurs qui renferme

une préposition "de" et un adverbe de lieu "ailleurs". La distribution de ce connecteur

est représentée dans la figure suivante :

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Figure 49 : Distribution du connecteur d’ailleurs87

Les divers contextes de ce connecteur montrent que les énoncés où apparaît

d’ailleurs sont P d’ailleurs est-ce que P ? et P d’ailleurs Q (voir annexe 4).

1.4.1. P d’ailleurs est-ce que P ?

(1) Les nationalismes n’ont plus bonne presse, d’ailleurs, l'ont-ils

jamais eue ? (La face et le revers)

Dans (1), P implique une conclusion C (les nationalismes ont eu bonne presse).

D’ailleurs introduit une opposition à P à valeur d’argument contredisant la

conclusion C.

87 Cette distribution va englober toutes les formes de "ailleurs" vu que dans la préparation de la base, nous

avions séparé la locution adverbiale "d’ailleurs" en "d’" et "ailleurs". Après vérification, nous avons

constaté que l’utilisation de "ailleurs" comme nom était négligeable et ne faussait pas les données.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Cette construction énonce une proposition P à valeur argumentative déjà admise

pour s’interroger sur l’utilité d’avoir considéré l’existence même d’un tel argument.

Dans l’exemple précédent, l’assertion selon laquelle les nationalismes n’ont plus bonne

presse est vite balayée par l’interrogation introduite par d’ailleurs. Ainsi l’argument

contenu dans P est-il transcendé. Nous ne devrions plus nous demander si les

nationalismes ont eu ou aurons bonne presse. La construction "P d’ailleurs est-ce que

P ?" devient un argument pérenne.

1.4.2. P d’ailleurs Q

« Boualem avait un ami, un cancre impénitent, totalement enivré

par le football et qui deviendrait d'AILLEURS par la suite un

joueur professionnel. » (Le dernier été de la raison)

Dans cet énoncé, P implique une conclusion, d’ailleurs explicitée par "un cancre

impénitent", selon laquelle le football est affaire de gens sans culture. D’ailleurs

introduit un argument présenté par le locuteur comme une information supplémentaire

et secondaire notamment par l’utilisation de "par la suite". Le locuteur prétend aussi ne

pas argumenter à partir de Q, ce qui renforce le caractère argumentatif de Q.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1.5. Donc

Examinons à présent un autre articulateur, donc. La figure qui suit représente la

distribution de ce connecteur dans le corpus.

Figure 50 : Distribution du connecteur donc

A noter que ce connecteur est excédentaire dans six textes : Les chercheurs d’os,

Les vigiles, « La haine devant soi », « Les chemins de la liberté », « La famille qui

avance » et « Minorer ou exclure ». Mais il n’atteint un seuil significatif que dans deux

textes, à savoir Les chercheurs d’os et « La famille qui avance ».

Donc fait partie des connecteurs introducteurs de conclusion. Il a donc pour

fonction argumentative d’introduire la conclusion sur laquelle s’achève un procès

argumentatif. Soit les exemples suivants (pour d’autres contextes, voir annexe 5) :

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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(1) « Cela a engendré une désaffection des lecteurs à l’endroit des

publications journalistiques jugées aux ordres des gouvernants et

DONC dénuées de crédibilité. » (Les chemins de la liberté)

(2) « Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-

Christ, DONC encore plus de siècles avant que notre religion

n’apparaisse. » (Le dernier été de la raison)

Dans (1), le fait que "les productions journalistiques" soient considérées comme

proches du pouvoir est un argument suffisant pour ne pas les lire. Cet argument

implique une conclusion selon laquelle la presse aux ordres du pouvoir est dénuée de

crédibilité. Donc introduit une conclusion logique à l’argument qui le précède.

Dans (2), donc assure la même fonction argumentative en introduisant la

conclusion plaçant l’islam postérieurement à des formules scientifiques établies avant

Jésus-Christ, laissant entendre, du même coup, que la science n’est pas contenue dans la

religion.

En définitive, donc assure la fonction argumentative d’introducteur de

conclusion en instituant un rapport sémantico-pragmatique entre cette conclusion et

l’argument qui la précède.

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1.6. Or

La distribution du connecteur or est illustrée dans la figure suivante :

Figure 51 : Distribution du connecteur or

Ce connecteur est excédentaire dans quatre textes : L’invention du désert, « La

face et le revers », « Les chemins de la liberté » et « Minorer ou exclure ». Il est classé

par Moeschler dans la catégorie des connecteurs introducteurs d’arguments. Il sert donc

en premier lieu à introduire des arguments88

.

(1) « Beaucoup de journaux sont intervenus par le biais

d’éditoriaux. OR, nous savons que l’éditorial articule le discours

non pas au niveau du réel, mais au niveau propositionnel ;

88 Voir l’annexe 6

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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l’intervention idéologique, au lieu de s'inscrire dans les objets et

dans leurs relations, apparaît à la surface du discours. » (Les

chemins de la liberté)

(2) « Par un abus de langage, on accole l’épithète nationaliste à

tous ceux qui ont fait leurs les idées de Boumediène. OR le

nationalisme boumédiéniste se caractérise par au moins deux

aspects : la primauté du militaire sur le politique, la négation sans

appel d’une partie de l’histoire et de la culture de l’Algérie. » (La

face et le revers)

Le connecteur or introduit dans (1) un argument remettant en cause le recours de

certains journaux à l’éditorial pour dénoncer la situation politique en Algérie après

1991. Même procédé dans (2) où or fait intervenir un argument discréditant le

nationalisme boumédiéniste auquel s’identifient les nationalistes algériens

contemporains.

Si or sert à l’introduction d’arguments au même titre que d’ailleurs ou mais, il

permet surtout d’opposer (au sens juridique) au discours ambiant un contre-discours

constitutif de l’antiphonie de Djaout, qui s’élève contre les idées reçues et les

stéréotypes dans lesquels le discours officiel, à travers ses organes de presse, veut noyer

le lectorat.

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1.7. Pourtant

Le connecteur pourtant est révélateur de cette antiphonie dans la mesure où les

arguments qu’il introduit sont "anti-orientés" par rapport à d’autress. Voyons tout

d’abord sa distribution dans le corpus.

Figure 52 : Distribution du connecteur pourtant

Pourtant est caractéristique des textes L’invention du désert, Les vigiles, « Le

retour du prêt-à-penser » et « Minorer ou exclure ». Examinons quelques contextes de

son apparition89

:

(1) « Tous ceux qui ont le front de soutenir que l’Algérie n’est pas

fatalement vouée aux œillères et à la régression, qu’elle peut se

89 Voir l’annexe 7

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

128

défaire des tabous, sont présentés comme des excroissances

honteuses, des abominations étrangères aux valeurs de leur

société. POURTANT, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne

craint pas de bousculer les interdits, existe ; elle est loin d’être

minoritaire. » (Minorer ou exclure)

(2) « La logique politique semble redevenir ce qu’elle était du

temps de Boumediene et de Chadli : logique de dosage, voire de

compromission, qui permet, par un jeu d’acrobatie, la survie des

appareils. POURTANT, après le passage lumineux et dramatique

d’un Boudiaf dans notre champ politique, nous avions un moment

espéré que rien ne serait plus comme avant. » (Le retour du prêt-

à-penser)

Dans les deux exemples, pourtant introduit un argument anti-orienté par rapport

à celui qui vient au début. Ainsi, dans (1), le locuteur fait-il remarquer que l’argument

selon lequel le nombre des libres penseurs est insignifiant est supplanté par le contre-

argument introduit par pourtant. La même opération est effectuée dans (2).

2. CONNECTEURS ET TYPOLOGIE DISCURSIVE

Plusieurs typologies des connecteurs ont été proposées par certains chercheurs,

comme Ducrot (1980), pour regrouper les connecteurs selon des affinités

paradigmatiques et sémantico-pragmatiques. D’autres, comme Moeschler (1995), ont

basé leur distinction sur la différence entre prédicat à deux places et prédicat à trois

places.

Moeschler dit à ce sujet :

« un connecteur argumentatif est un

prédicat à deux places, si les segments X

et Y qu'il articule en surface peuvent

remplir une fonction argumentative et s'il

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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n'est pas besoin de faire intervenir un

troisième constituant implicite (à

fonction d'argument ou de conclusion) »90

Par conséquent, un prédicat à trois places est un connecteur qui fait intervenir

une troisième variable implicite. Envisageons les exemples suivants :

(1) « Le débat proposé par le conseil du gouvernement sur le

système éducatif procède-t-il du désir de remettre de l'ordre et de

distiller un peu de qualité dans une institution naufragée, ou

ALORS est-il une simple diversion permettant de faire passer,

comme une lettre à la poste, un "réaménagement" insensé à même

de porter le coup de grâce à cette école : substituer à une langue

pratiquée et maîtrisée, le français, une autre langue totalement

étrangère, l'anglais ? » (La logique du pire)

(2) « A l’image de ces bêtes qui hantent la nuit ou les boyaux

profonds des villes, ils seront en mesure, dans quelque temps, de

se déplacer et MÊME de travailler sans avoir besoin de lumière ;

ils pourront se faufiler entre les meubles sans rien bousculer ou

renverser, sans provoquer le moindre bruit ; ils pourront se

couler, s'aplatir, épouser les angles, les encoignures. » (Le dernier

été de la raison)

Alors est classé par Moeschler dans la catégorie des prédicats à deux places.

Dans l’exemple (1), en reprenant la terminologie de Moeschler, il y a deux segments X

et Y qui fonctionnent dans une relation argumentative. En revanche, dans (2), X et Y ne

suffisent pas pour comprendre l’argumentation ; il faut en outre faire intervenir une

variable implicite qui se comprendrait dans le contexte global du texte. L’exemple (2)

est métaphoriquement argumentatif alors que (1) est directement argumentatif.

90 Moeschler, J., (1985) : pp. 62-63.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

130

La figure qui suit donne une schématisation de la distribution de quelques

connecteurs de typologies différentes dans notre corpus.

Figure 53 : Analyse factorielle de la distribution de quelques connecteurs

Nous pouvons déjà remarquer que les textes littéraires (L’exproprié, L’invention

du désert, Les chercheurs d’os, Les vigiles et Le dernier été de la raison) se retrouvent à

l’extérieur de la zone que forme la rencontre des deux axes horizontal et vertical,

relativement à l’écart des autres textes.

L’apparition de L’exproprié est davantage décentrée. Le connecteur qui s’en

rapproche le plus est finalement. Nous savons, d’après Moeschler, que ce connecteur

entre dans la catégorie des prédicats à trois places où X et Y ont besoin d’une troisième

variable implicite pour assurer la fonction argumentative. L’argumentation est indirecte,

dans le sens d’implicite, dans ce texte qui est, soit dit en passant, littéraire.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Par ailleurs, Les vigiles présente la même attirance envers le connecteur même

qui introduit lui aussi une argumentation implicite à trois places.

En revanche, les textes journalistiques présentent tantôt des affinités avec des

connecteurs à deux places, tantôt des connecteurs à trois places. Aussi y a-t-il lieu de

remarquer que, lorsque le texte en question introduit une polémique, le locuteur a

recours à des connecteurs dont le prédicat est à deux places, mais lorsqu’il s’agit d’une

réflexion sur un sujet donné, il a tendance à recourir à des connecteurs dont le prédicat

est à trois places. Ainsi distinguons-nous pour le premier cas des textes tels que « La

logique du pire » ou « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et, pour le deuxième,

des textes comme « Lettre de l’éditeur » ou « La foi républicaine ».

« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? », par exemple, est un texte qui traite

des événements de Kabylie en 1980 et des droits qu’ils ont permis d’arracher.

L’argumentation est explicite en faveur de ce mouvement. « La foi républicaine », en

revanche, est une réflexion sur ce que doit être une république, à l’image de celle de

Platon. L’argumentation y est implicite, nécessitant une transposition dans la réalité

algérienne.

Cela nous amène à formuler d’autres distinctions à propos de la fonction et

l’orientation argumentatives.

La fonction argumentative comme critère distingue entre connecteurs

introducteurs d’arguments (car, d’ailleurs, mais, or, même) et introducteurs de

conclusions (donc, décidément, finalement). La première catégorie est illustrée presque

exclusivement dans des textes journalistiques comme « Les chemins de la liberté » ou

« La face et le revers ». La deuxième l’est plutôt dans des textes littéraires tels que Le

dernier été de la raison, L’exproprié ou encore L’invention du désert mais aussi dans un

texte journalistique « Petite fiction en forme de réalité ». Ce dernier se trouve être,

comme son nom l’indique, une petite fiction insérée dans une chronique. D’ailleurs, elle

sera reprise dans Le dernier été de la raison.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Il existe des textes où ces deux catégories sont représentées, comme dans « La

famille qui avance » et « Fermez la parenthèse ».

L’orientation argumentative permet de différencier entre les connecteurs dont les

arguments sont co-orientés (décidément, d’ailleurs, même) et ceux dont les arguments

sont anti-orientés (sinon, pourtant, finalement, mais). Nous retrouvons la première

classe de connecteurs dans des textes tels que Suspicion et désaveu ou Petite fiction en

forme de réalité. Dans ces textes, les arguments sont co-orientés. La seconde classe de

connecteurs est spécifique à des textes comme « La logique du pire », « Minorer ou

exclure » ou encore Le dernier été de la raison. Les arguments de ces textes sont anti-

orientés.

Le tableau récapitulatif suivant reprend la répartition de quelques connecteurs

dans les textes constituant le corpus analysé.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

Tableau 6 : Répartition des connecteurs dans les textes

Mais Justement D’ailleurs Donc Or Pourtant Sinon Alors Car Finalement Même

EX + +

CH + + + + +

IN + + + + +

VI + + + + + + +

DE + +

Lettre + + +

Foi + +

Face + + + +

Haine + +

Justice + + +

Suspicion + + + +

Famille + + +

Minorer + + + + +

Chemins + + + + +

Retour + + + +

Fermez + +

Effraction + +

Fiction + +

Logique + + +

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Chapitre 2 : L’imbrication discursive

1. Les genres intercalaires

2. La citation

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Ce que nous qualifions d’imbrication discursive est appelé « diffraction » par

M. Kebbas91

qui fait référence à deux types de diffraction, interne et externe.

Cette imbrication de discours se remarque dans les écrits de Djaout à travers

l’interruption de la fiction par l’intrusion du texte journalistique ou par celle de procédés

littéraires dans l’écrit journalistique.

Mais, au-delà de cette dichotomie journalisme/littérature, les écrits littéraires et

journalistiques de Djaout sont traversés par d’autres discours. Le discours religieux, le

discours épique ou encore le discours épistolaire sont des indices certains de cette

hybridité dans le littéraire et dans le journalistique.

Comment alors cette imbrication s’opère-t-elle ? Pourquoi est-elle utilisée ? En

quoi participe-t-elle à l’argumentation ? Est-ce une marque de l’hybridation de

l’écriture ?

Pour répondre à ces questions, nous regarderons de près les textes ou passages

qui assurent cette imbrication car les frontières entre les discours considérés ne sont pas

étanches. Pour ce faire, nous vérifierons la force argumentative de deux types

d’imbrication discursive, les genres intercalaires et la citation.

1. LES GENRES INTERCALAIRES

Partant du constat qu’il est facile de distinguer les genres dans les arts autres que

la littérature, Schaeffer se demande d’où vient la difficulté d’en faire de même dans ce

domaine. Il est convaincu que

« toute classification générique est

fondée sur des critères de similitude, et

le statut logique de ces critères, de même

que la relative difficulté ou facilité

avec laquelle on peut s’en servir pour

discriminer entre divers objets, n’a

91 Kebbas, M. (2005) : p. 125

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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aucune raison d’être différent selon les

domaines. »92

La distinction des genres est tributaire, selon l’auteur de Qu’est-ce qu’un genre

littéraire ?, de la définition de leur domaine. Commentant une citation de Johon

Reichert93

, Schaeffer affirme que

« la manière dont les théories

essentialistes se servent de la notion de

genre littéraire est plus proche de la

pensée magique que de l’investigation

rationnelle. »94

Effectivement, ces théories immanentistes partent de critères classificatoires

intrinsèques pour situer tel ou tel texte dans tel ou tel genre, qui serait un « réceptacle »

indépendant du texte qu’il s’apprête à accueillir.

Notre souci n’est pas de consacrer une théorie générique, entreprise on ne peut

plus ardue, qui a fait couler beaucoup d’encre avec la Poétique d’Aristote, la théorie

évolutionniste, les principes-questions de Brunetière et l’esthétique de Hegel.

Notre objectif est de montrer que les écrits de Djaout s’inscrivent certes dans un

genre littéraire, mais que cette appartenance transcende par la même occasion cette

classification générique

car « le terme roman, par exemple, n’est

pas un concept théorique correspondant à

une définition nominale acceptée par

l’ensemble des théoriciens littéraires de

notre époque, mais d’abord et avant tout

92 Schaeffer, Jean-Marie (1989) : p. 8

93 « La possession de certains traits est une raison pour assigner une œuvre donnée à une catégorie

spécifique, mais une catégorie n’est tout simplement pas le genre de chose qui, par elle-même, pourrait

être la raison ou la cause de quoi que ce soit. » (« More than Kin Less than Kind : The Limits of

Criticism », In Theory of Literary Genre, Joseph P. Strelka (éd.), Pennsylvania State University Press,

1978, p. 76, cité par Schaeffer (1989): p. 35) 94

Scaeffer, J.-M. (1989) : p. 35

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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un terme accolé à des époques diverses à

des textes divers, par des auteurs, des

éditeurs et des critiques divers. »95

« Cette ambiguïté de la relation d’appartenance générique » est perceptible dans

L’exproprié. En effet, ce texte porte la mention « roman » sans pour autant satisfaire

aux critères déterminant cette catégorie. Nous avons montré dans notre mémoire de

magistère que, statistiquement, ce « roman » se rapproche davantage de la poésie que du

récit, ce qui confirme le point de vue de certains critiques, comme Janine Fève-Caraguel

qui voyait dans ce texte un poème.

Ce qui importe, c’est de montrer comment le genre sert de cadre sans pour autant

constituer une fin en soi. En d’autres termes, c’est la transgression du genre qui est

significative. Elle participerait de la stratégie argumentative de l’auteur. Quelle

formation discursive l’auteur veut-il faire passer en transgressant les critères

classificatoires d’un genre ? Pour répondre à cette question, analysons les marques

discursives de cette transgression. Il s’agit, entre autres, de l’intrusion d’un genre dans

un autre.

Les genres intercalaires sont des genres de discours qui s’inscrivent dans un

autre genre. Il s’agit, par exemple, d’un poème qui serait inséré dans un roman. Les

romans de Djaout sont traversés par des textes appartenant à d’autres genres discursifs

comme la poésie, la lettre et l’article de presse.

Ces textes sont repérables grâce à des indices typographiques et conventionnels.

Il s’agit par exemple de la présentation en vers pour le poème ou de la présence d’un

destinataire pour la lettre, ou encore de la référence autonymique pour l’article de

presse.

Au demeurant, c’est une hétérogénéité discursive, au sens de variété de discours,

qui est à l’œuvre dans les textes de Djaout. À titre d’exemple, nous citerons la dernière

phrase du chapitre « Prédication » extrait de Le dernier été de la raison :

95 Schaeffer (1989) : p. 65.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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« Serrez vos rangs, hommes visités par la grâce, afin qu'aucun

dévoyeur ne s’insinue entre vous, porteur à nouveau du germe du

questionnement destructeur »96

Pour l’initié à la culture musulmane, cet énoncé rappelle la fin du prêche qui

précède la prière du vendredi. C’est donc le discours religieux qui est inséré dans le

discours littéraire. Nous pouvons multiplier les exemples, mais ce sur quoi il y a lieu

d’insister, c’est que cette variété répond à une stratégie discursive. Djaout lui-même est

conscient de la fonction discursive de ces genres. Il dit à ce propos qu’ils

« ont pour fonction de raconter

profondément la crise, l’inavouable, de

casser le réalisme du texte pour permettre

au lecteur de voir ce qu’on voulait lui

montrer. »97

Bakhtine affirme aussi qu’ils

« peuvent être directement intentionnels

ou complètement objectivés, c’est-à-dire

dépouillés entièrement des intentions de

l’auteur, non pas « dits », mais seulement

« montrés », comme une chose par le

discours ; mais le plus souvent, ils

réfractent, à divers degrés, les

intentions de l’auteur (…). »98

Ce sont ces intentions en tant que constitutives d’une stratégie que nous

tenterons de découvrir. Pourquoi, en effet, L’exproprié est-il parcouru par des textes

poétiques et que dans Les vigiles discours littéraire et discours journalistique se

côtoient ? Quelle est l’intention de l’auteur en insérant le discours épistolaire dans ses

96 Djaout, T. (1999) : p. 12.

97 Djaout, T. : « Agave de Hadjali », In Algérie-Actualité n° 939, du 13 au 19 octobre 1983.

98 Bakhtine, M. (1978) : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, p. 142.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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écrits ? Dans quelle mesure le discours religieux s’insinue-t-il dans le discours

littéraire ?

Pour la poursuite de notre analyse, rappelons que le genre d’un texte s’inscrit

dans un discours déterminé. Il n’est pas exclu qu’un discours soit exprimé par différents

genres. Ainsi le discours journalistique peut-il être représenté par différents genres tels

que la chronique, la brève, le reportage, etc. De même, le discours littéraire peut prendre

la forme d’un poème, d’un sonnet ou encore d’un roman.

Ce rappel fait, nous allons tout d’abord repérer les genres utilisés par Djaout

dans ses écrits pour déterminer les types de discours auxquels ils correspondent. Nous

analyserons ensuite les stratégies discursives sous-jacentes à l’emploi de tel ou tel genre

et de tel ou tel discours.

Dans notre corpus, le discours littéraire est exprimé par plusieurs genres. Bien

que du point de vue institutionnel les textes que nous soumettons à l’analyse soient des

romans, nous rencontrons dans leur trame des poèmes, des lettres, des articles de presse,

des télégrammes et des chansons.

Nous nous intéresserons donc à l’introduction de textes journalistiques ou autres

dans les romans. Les textes que nous analyserons sont deux lettres et un article de

presse insérés dans les romans et une chronique parue dans Ruptures et réécrite pour Le

dernier été de la raison.

Pour ce faire, nous procéderons en deux étapes :

1° analyse des lettres et de l’article de presse insérés dans les romans ;

2° examen de la réécriture de la chronique journalistique dans le roman.

1.1. La lettre (« Le message ravalé », Le dernier été de la raison, pp. 77-78)

Pour analyser la lettre en tant qu’écriture intime, trois étapes doivent être

respectées :

1) dégager les caractéristiques de l’écriture intime (typographie, mode

d’introduction, abolition de l’écran …) ;

2) vérifier son adéquation avec les textes réels ;

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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3) catégoriser ces modes d’écriture intime.

Ce premier texte que nous étudions est certes une lettre mais il ne peut être

considéré comme tel. En effet, le narrateur dit de prime abord : « Voici la lettre qu'il a

écrite à sa fille mais qu'il ne lui enverra jamais. » Ce qui caractérise une lettre, c’est le

fait de la transmettre99

. Ensuite, à lire cette lettre, nous nous rendons compte qu’elle

respecte plutôt la présentation typographique en vers d’un poème :

« Tu chercheras les chiens acrobates du rêve

entre les draps étonnés,

tu secoueras un à un les poudroiements de lumière, et la vie se

réinstallera.

Tu te réveilles

et la maison devient un carnaval. »100

Bien que le narrateur présente le texte en question comme une lettre, il s’agit en

fait d’un poème. Pourquoi alors le désigner par lettre ?

Du point de vue narratif, la lettre rompt moins la narration qu’un poème. En

effet, l’utilisation autonymique de lettre ouvre un horizon d’attente qui n’exclut pas la

narration dans la mesure où la lettre peut en être une. Quant au poème, il peut y

introduire un bouleversement susceptible de la dénaturer.

En définitive, c’est moins le texte intercalaire que sa désignation qui constitue

une stratégie discursive. L’horizon d’attente incertain est peut-être l’objectif de l’auteur,

pour prédisposer le lecteur à une attitude plus réceptive. Sachant que la lecture de la

poésie est de moins en moins répandue vu son aspect plus contraignant que celui de la

prose, l’auteur s’assure de l’attention du lecteur en le leurrant.

99 Cf. missive qui est l’équivalent de lettre et qui renferme par son étymologie l’idée de transmission.

100 Djaout, T. (1999) : p. 78.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Le contrat de lecture est certes transgressé, mais le lecteur adhère volontiers dans

la mesure où il croit lire une lettre alors qu’il lit bel et bien un poème.

1.2. La lettre (« Le justicier inconnu », Le dernier été de la raison, pp. 95-96)

Ce texte remplit quelques critères caractérisant la lettre. Nous savons que c’est

une lettre par l’intermédiaire du narrateur. Mais au-delà de cette autonymie, les

circonstances évoquées dans le texte renvoient à la réception d’une lettre :

« Depuis des mois déjà, Boualem Yekker n'ouvre sa boîte aux lettres

qu'avec beaucoup d'appréhension (…) » ; « L'enveloppe ne porte ni

timbre ni cachet ; elle n'a pas été expédiée par la poste. »

Voici le texte de la lettre :

Étant donné ta culture et ton savoir (qui rendent impardonnable ton

égarement), la société des mécréants t'accueillera à bras ouverts

pour services rendus.

Elle a besoin d'hommes comme toi pour répandre son immoralité et

ses desseins abjects. Mais une ultime issue de salut t'est offerte Ne

sois pas l'instrument inconscient d'un projet diabolique. Mets plutôt

ton savoir et les jours qui te restent (la vie ici-bas n’est pas éternelle)

au service de la morale la plus haute.

De la part de quelqu'un qui espère seulement être la cause de ton

réveil sans toutefois se faire trop d'illusions, car le Maître de la

Création, Qui s'est interdit de faire le mat, égare qui Il veut et guide

qui Il veut vers le chemin droitement tracé.

En introduisant cette lettre, l’auteur cherche à accroître l’effet de réel

caractéristique du roman Le dernier été de la raison. En effet, la lettre est un gage

d’authenticité, comme le souligne Laurent Versini,

« Le romanesque s’efface derrière

l’authenticité […]. Authenticité des

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lettres, authenticité des faits,

authenticité des sentiments. »101

Dans le même ordre d’idées, Frédéric Calas écrit :

« La lettre insérée se distingue du tissu

narratif premier par la rupture

énonciative existant entre le discours

enchâssant et le discours enchâssé. […] ce

procédé qui relève des stratégies de

fiction visant à authentifier le récit,

lui donner la couleur de la vérité des

faits. C’est le réalisme d’un procédé

narratif cherchant à gommer un procédé

romanesque. La lettre serre l’actualité de

près. Elle permet dans un récit de ce type

qui est en général rétrospectif d’opérer

un retour au présent de l’actualité en

train de se faire. C’est le simulacre du

naturel. Pour ce faire, la fonction

narrative est alors déléguée à un autre

personnage. Il y a donc une cassure nette

entre ces deux énonciations. »102

Il y a dans l’insertion de la lettre une « rupture énonciative », autrement dit la

manifestation d’un locuteur autre. Cette polyphonie engendre un rapport dualiste entre

un énonciateur et un récepteur. Comme la présence de deux co-énonciateurs est un gage

de sincérité et une validation du contenu propositionnel, nous pouvons dire que la lettre

introduit le paramètre de vérité dans le discours littéraire. Ce paramètre sera confirmé

par l’apparition de la fonction référentielle du discours.

En effet, l’introduction de cette lettre transporte le lecteur dans la réalité

algérienne des années quatre-vingt dix où les intellectuels et les « parias » recevaient

101 Versini, Laurent (1979) : Le roman épistolaire, Paris, PUF, (rééd.), pp. 50-51

102 Calas, Frédéric (1996) : Le roman épistolaire, Paris, Nathan-Université, p. 42

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des lettres de menaces. Ce procédé donne à la narration, fictionnelle, un ancrage dans la

réalité.

L’objectif recherché par l’auteur est l’accentuation du rapport à la réalité et

l’implication du lecteur dans la mesure où il est introduit dans l’intimité du personnage,

symbolisée par son courrier personnel.

1.3. L’épopée en dérision / l’article de presse (« Un inventeur national primé à la

Foire de Heidelberg », Les vigiles, pp. 155-159)

L’article en question apparaît à la page 155 du roman Les vigiles. L’introduction

de cet article épique est préparée par une mise en scène digne des romans de la rose où

les chevaliers racontent leurs exploits aux dames restées les attendre au château :

« La scène se passe dans la salle de séjour. Ils parlent de choses et

d'autres (…) en attendant l'heure de déjeuner. »

Samia, la « gente dame » va feuilleter le journal, mais c’est à Mahfoudh, le

« chevalier », de lire son histoire, son épopée, plutôt celle du pays. L’épopée est donc

mise en branle. Ce qui va être tourné en dérision, c’est la langue de bois, c’est ce

« journaliste à court d'idées, qui n'a pas dû écrire depuis des

semaines, [qui] a poli la dépêche, l'a enjolivée, pour en tirer trente-

cinq lignes d'une prose mariant la patrie, le football et la science dans

le même hommage vibrant. »

Le titre de l’extrait correspond syntaxiquement aux titres qu’on rencontrerait

dans un journal : c’est une phrase nominale passive qui répond aux questions qui ?, où ?

et partiellement à la question quoi ?

Sémantiquement, l’épithète « national » attire notre attention : Mahfoudh est

devenu à son insu un « héros » national alors qu’il avait à tout moment minimisé son

invention :

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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« Lemdjad répète en appuyant sur chaque mot : C'est une petite

machine, un modeste métier à tisser »103; « J'ai inventé une petite

machine »104

Les personnages qu’il a eu à rencontrer y ont également accordé peu

d’importance. Ainsi le secrétaire général lui fait-il remarquer :

« Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs.

C'est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n'ignorez pas

que dans notre sainte religion les mots création et invention sont

parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise

en cause de ce qui est déjà, c'est-à-dire de la foi et de l'ordre

ambiants. Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et

leur manque d'humilité ; oui, elle les récuse par souci de préserver la

société des tourments qu'apporte l'innovation. »105

Lors de son retour de Heidelberg, le douanier qui « accueille » Mahfoudh

Lemdjad tient un discours plein de reproches à l’égard de celui-ci :

« - Qu'est-ce que c'est que ça ? (…)

- C'est un métier à tisser.

- Ah ! Je pensais que c'était une marionnette désarticulée. Vous me

voyez très déçu...

- Et pourquoi donc ?

- Parce que je m'attendais à trouver une vraie machine : un astronef

miniature, un robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous

avez inventé un métier de vieille femme.

103 Djaout, T. (1991) : p. 38.

104 Idem., p. 107.

105 Idem., pp. 41-42

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

145

Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est

absolument engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un

jour dans la rue au lieu de rester cloîtré chez vous et regardez les jeux

électroniques, les téléphériques, les journaux lumineux. Cela vous

donnera peut-être des idées pour d'autres inventions. »106

Finalement, une reconnaissance officielle est accordée à son invention à travers

un journal, Le Militant incorruptible, qui rappelle le journal gouvernemental El

Moudjahid dont il est la traduction, avec une pointe d’ironie.

Le narrateur ne dit rien de ce qui s’est passé à Heidelberg, mis à part que le

déplacement « s’est bien passé ». C’est l’article de presse qui donne plus de détails.

Nous savons désormais que l’inventeur a été primé. Pourquoi est-ce le journaliste qui

nous l’apprend ?

Étant donné le caractère vraisemblable, voire réaliste de l’écriture de ce roman et

l’existence effective de cette foire aux inventions, il était plausible que ce soit la presse

qui relaie l’information. C’est aussi une occasion pour Djaout, journaliste lui-même, de

réfléchir à cette profession et à sa vassalisation depuis l’indépendance.

L’introduction de cet article dans le roman a de ce fait une double visée

argumentative. Tout d’abord, Djaout ironise sur la langue de bois dont se sert le pouvoir

à travers cet appareil idéologique qu’est le journal. Ensuite, Djaout profite de cet espace

pour régler des comptes avec une corporation assujettie à ce même pouvoir.

Ce discours idéologique qui rend plutôt compte des priorités du régime en place

est dénoncé dans cet article. Le lecteur apprend que l’invention technologique se situait

sur

« un (…) terrain au moins aussi prestigieux que celui du gazon

artificiel »107

106 Djaout, T. (1991) : p. 149.

107 Idem., p. 155.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Il est fait allusion au travestissement de réalisations personnelles (inventions

technologiques ou victoires footballistiques) qui sont récupérées par le pouvoir pour en

tirer prestige comme s’il en était l’auteur.

Par ailleurs, cette information concernant l’inventeur n’est pas aussi importante

qu’il ne paraît. Introduite dans une langue de bois, elle en prend l’empreinte et devient

artificielle, voire artifice.

La référence à l’âge de Mahfoudh n’est pas non plus fortuite. À « seulement 34

ans », Mahfoud a inventé un métier à tisser. A priori la jeunesse n’est pas considérée ici

comme une tare. Toutefois, c’est le propre du discours démagogique de dire le contraire

de ce qu’il prétend.

D’ailleurs, cette démagogie sera vite mise à nu dans l’article qui vient après. Le

narrateur le laisse entendre en disant :

« Mahfoudh enchaîne immédiatement, comme s'il s'agissait de la

même information, sur l'article suivant (…) »

Certes, il ne s’agit pas de la même information, mais c’est du même discours

démagogique qu’il est question. Dans l’article que nous venons d’analyser, il est fait

référence à cette conciliation entre passé et modernité que le pouvoir s’engage à réaliser.

Cependant, cette référence est rapidement remise en cause108

par la condamnation de la

« réaction », du retour au passé.

En bref, le recours au texte journalistique comme imbrication dans le texte

littéraire a permis de construire un contre-discours. Celui-ci répond à un discours

démagogique soutenu et développé dans l’article de presse par le journaliste.

Conscient du pouvoir qu’exerce le journalisme, Djaout exploite ce procédé pour

montrer le caractère pernicieux du discours officiel véhiculé par la presse étatique. C’est

un soutien franc à la presse indépendante qui vient de voir le jour en 1988 (le texte est

paru en 1991).

108 Elle a été déjà remise en cause, auparavant, par le douanier, fonctionnaire de son « État ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

147

1.4. L’article de presse à l’origine du texte littéraire

Le texte littéraire a constitué l'objet de diverses disciplines ayant donné

naissance à des approches aussi variées que complémentaires. Le texte littéraire, cet

objet fluctuant, ne naît cependant pas ex nihilo. Nous n'entendons pas rappeler ici les

différentes théories de la critique littéraire, qu'elles soient structuralistes, sociologiques,

psychologiques, psychanalytiques ou autres qui se sont certes intéressées au texte lui-

même, à ses conditions de production et de réception, mais toujours dans sa forme finie.

Nous avons constaté dans la première partie que la distance lexicale entre deux

textes, l’un journalistique et l’autre littéraire, était presque nulle. Il s’agissait de « Petite

fiction en forme de réalité », chronique parue dans Ruptures, et « Un rêve en forme de

folie », extrait de Le dernier été de la raison. La figure suivante montre cette distance.

Figure 54 : Distance lexicale entre les textes

Nous voyons que la distance entre les textes en question est quasiment nulle. En

d’autres termes, les mots utilisés dans l’un comme dans l’autre sont, à quelques

exceptions près, identiques.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Dans ce qui va suivre, il s'agira de considérer la réécriture de la chronique et sa

transformation en texte littéraire.

Le plus important, par ailleurs, est de dégager à travers cette analyse le ou les

procédé(s) d'écriture et de réécriture utilisé(s) par Djaout.

Nous partirons, d'une part, du principe selon lequel tout texte, relativement

définitif, étant le condensé d'une multitude de textes satellitaires, peut être considéré

comme l'élément "archéologique"109

du texte à étudier.

D'autre part, dans les limites qu’impose ce travail et pour des raisons

méthodologiques, seule la chronique journalistique sera prise comme "lieu où s'est mise

en branle la chaîne des procédures."

Il convient d'étudier tous les éléments susceptibles d'expliquer le texte définitif

et d'apporter des informations nécessaires à sa compréhension et au mode de

fonctionnement de son écriture.

La première remarque concerne les titres respectifs des textes, à savoir « Petite

fiction en forme de réalité », pour la chronique, et « Un rêve en forme de folie », pour

l'extrait de roman.

Tout d'abord, d'un point de vue formel, nous relevons une construction

syntaxique identique avec une phrase nominale et la répétition du mot "forme". Nous

remarquons également la comparaison qui s'institue entre la fiction et la réalité, d'une

part, entre le rêve et la folie, de l'autre.

Ensuite, au niveau du sens, la chronique va de la fiction vers la « dure » réalité à

laquelle nous sommes confrontés en lisant le texte. L'extrait, quant à lui, va du rêve vers

la folie, qui sont identiques en psychanalyse dans la mesure où ils sont source de

créativité.

Ces deux titres rendent compte de la distinction que fait Djaout entre littérature

et journalisme. Il suggère en substance que le journalisme s'inspire de la réalité alors

109 Jean Bellemin-Noël définit l'archéologie d'un texte comme "la remontée vers le lieu où s'est mise en

branle la chaîne des procédures", cité par Henri Mitterand, "Programme et préconstruit génétique : le

dossier de L'Assommoir", In Essais de critique génétique, ouv. Coll., Paris, Flammarion, 1979.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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que la littérature explore l'intériorité, donc le rêve, pour produire une œuvre qui sent la

folie.

D'autres procédés apparaissent dans le corpus. Assurément, le texte littéraire

s'est constitué dans la transformation de la chronique à travers certains procédés. En

effet, l'auteur utilise, à la place du substantif Rêveur, un nom de personnage, Boualem

Yekker. Yekker signifie en berbère, langue maternelle de Djaout, "l'éveillé". Le rêveur

s'est donc éveillé pour faire dire à l'écrivain des vérités que le journaliste n'arrivait pas

ou ne pouvait pas dire.

Notre hypothèse est corroborée par ce passage que nous trouvons dans le texte

littéraire et qui n'existe pas dans la chronique :

« Maints citoyens découvrirent que Dieu

pouvait révéler un visage bien hideux. »

Ou « La grande trouvaille qui alimente ces

derniers temps d'interminables débats dans

les mosquées stipule que, lorsque arrive

ce moment béni par Dieu de besogner sa

femme dans le noir, le croyant se doit

d'aller au lit du pied droit, sinon Satan

l'y précédera ! Il doit également

accomplir l'acte couché sur le côté

droit. »

Cette impossibilité de dire est dictée par le respect des croyances qui lui interdit,

par déontologie journalistique, de les dénigrer.

Boualem introduit un élément nouveau dans le texte littéraire. Signifiant "le

porte-étendard" (de la culture), ce nom permet l’ajout d’éléments en rapport avec son

activité professionnelle :

« De l'intérieur de sa librairie, à travers le triangle découpé par la

porte ouverte, il regarde des formes noires ».

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En second lieu, le rapport à la réalité comme principe du journalisme est

transgressé dans le texte littéraire pour donner naissance à un passage digne d'un

visionnaire. En effet, la réalité décrite par le journaliste coïncide avec les législatives de

1991 qui ont vu propulser les islamistes aux premières loges de l’activisme politique,

leur donnant l’occasion de faire passer leur projet obscurantiste.

L'écrivain va tenter d'éveiller ses lecteurs, de leur faire prendre conscience des

risques que renferme ce projet, d'où la transformation de la chronique par l’ajout de ce

passage :

« La catastrophe s'est abattue, comme un séisme qui bouleverse la

face du monde, dévoilant des gouffres hideux, des paysages

dévastés, des espaces inhospitaliers, des faces affligées de vernies,

des corps cataleptiques. Boualem Yekker se rappelle les

démonstrations de force : détachements de barbus défilant en ordre

serré, avec des yeux révulsés, des mines extatiques d'illuminés. Ils

hurlaient leur détermination à épurer la société afin de la rendre

conforme aux commandements du Très-Haut. Les hommes qu'ils

portèrent au pouvoir étaient leur réplique en tout point : même sens

des certitudes, même mépris du dialogue (du moment qu'ils

détiennent la Vérité !), même raideur dans les décisions. Le peuple,

qui attendait des nouveaux maîtres qu'ils se montrent plus soucieux

que les précédents de procurer du travail, des logements, un

quotidien plus clément, le pauvre peuple dut vite déchanter. Les

préoccupations premières des dirigeants, pressés de réaliser la

volonté de Dieu sur terre, furent d'interdire l'alcool, de combattre la

mixité dans les écoles, de séparer dans les lieux de travail les

hommes des femmes, de fermer un grand nombre d'hôtels chic

accusés de favoriser la débauche. »

Le discours littéraire instaure une discontinuité dans la réalité et lui confère un

prolongement. L’effet ainsi produit accentue la stratégie discursive de Djaout qui vise à

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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provoquer chez le lecteur de l’aversion pour la formation idéologique des islamistes et

celle des gouvernants.

2. LA CITATION

Dans ce volet de notre analyse, nous nous pencherons sur l’emploi de la citation

comme procédé argumentatif. Nous entendons par citation l’activité langagière qui

consiste à faire parler dans le discours littéraire ou journalistique un locuteur qui ne fait

pas partie des acteurs de la communication interne au discours en question. À ce titre, la

citation est une marque de la polyphonie qui traverse le discours djaoutien.

Maingueneau n’hésite pas à souligner « l’ambiguïté fondamentale de

la citation ». Cette ambiguïté est illustrée par deux points de vue opposés, celui de

Berrendonner et celui de Kerbrat-Orecchioni.

Pour le premier, si un locuteur,

« au lieu de garantir lui-même, par une

simple affirmation, la vérité de P, se

contente de rapporter les propos assertifs

d’un tiers, il semble normal d’en conclure

que le locuteur ne peut pas lui-même

souscrire à P, et donc qu’il ne croit

guère à sa vérité. » 110

Quant à la seconde, elle pense que le fait de citer correspond à « une manière

habile parce qu’indirecte » 111

de dire implicitement son positionnement

discursif, en faisant endosser la responsabilité de ce discours à un autre.

En réalité, ce n’est pas le discours cité qui est mis en relief mais plutôt le

discours citant dans la mesure où

110 Berrendonner, A. (1976) : « Le fantôme de la vérité », In Linguistique et sémiologie, N°4, PUL,

p. 136. 111

Kerbrat-Orecchioni, K. (1978) : « Déambulation en territoire aléthique », In Stratégies discursives,

PUL, pp. 60-61.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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« le statut d’une citation n’est jamais

neutre et renvoie aux fondements

idéologiques et textuels du discours

citant (…) »112

En d’autres termes, la citation n’est qu’une stratégie pour valider le discours

citant :

« (…) le détour par l’intertexte est un

leurre : sous couleur de donner la parole

à d’autres discours, le discours citant ne

fait, en réalité, que mettre en œuvre ses

propres catégories. »113

Cette mise en œuvre de la citation est caractérisée par l’emploi de deux

indicateurs, les guillemets (et/ou l’italique) et les marqueurs introductifs du discours

rapporté. Dans le cadre nécessairement limité de ce travail, nous nous intéresserons plus

particulièrement au premier marqueur. En effet, sont considérés comme citation les

mots (ou expressions) signalés par la présence des guillemets qui précisent leur emploi

particulier.

Il s’agira, dans un premier temp,s de relever les différentes citations dans les

écrits de Djaout. Nous distinguerons dans un deuxième temps l’emploi qui en est fait

dans l’écrit littéraire de celui mis en œuvre dans l’écrit journalistique. Dans un dernier

temps, nous déterminerons le rôle de la citation dans l’inscription de l’hybride dans les

écrits de Djaout.

Comme préambule, nous reviendrons sur les types de la citation.

2.1. Les types de citation

Maingueneau distingue selon leur fonction quatre types de citation114

:

112 Maingueneau, D. (1994) : p. 136.

113 Ibid.

114 Cf. Maingueneau (1991) : pp. 137-138.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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1° la citation-relique qui donne au discours citant une validité référentielle en

l’ « authentifiant » ;

2° La citation-épigraphe qui sert à « relier le discours nouveau à un

ensemble textuel plus vaste, à l’intégrer dans un ensemble

d’énoncés antérieurs. »115 ;

3° La citation-culture qui institue une connivence entre le locuteur et

l’interlocuteur. Elle est alors une stratégie visant à provoquer l’adhésion aux propos du

locuteur qui dit au lecteur (ou à l’interlocuteur) qu’ils partagent la même doxa ;

4° La citation-preuve qui est utilisée pour étayer une argumentation du fait de

son contenu ou en raison de la qualité de son auteur. Dans ce deuxième cas, la citation-

preuve correspond à la citation d’autorité « où seule la signature donne du

poids au contenu intrinsèque. »116

2.2. La mise entre guillemets

L’utilisation des guillemets sert à mettre en évidence un mot (ou une expression)

qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur du texte :

« Le mot entre guillemets (et/ou en

italique) a la particularité de cumuler

mention et usage. »117

Maingueneau définit la mention comme le « renvoi autonymique » et l’usage

comme l’utilisation en contexte d’un mot. Cette double acception confère au mot entre

guillemets la latitude d’être interprété sur deux plans, celui du discours et celui de

l’interdiscours.

La mise entre guillemets relève par ailleurs de la polyphonie car son utilisation

introduit une autre voix dans ce qui est (en train d’être) dit. C’est en outre le lieu de

115 Maingueneau, D. (1991) : p. 137

116 Idem., p. 138.

117 Idem., p. 140.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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rencontre de deux formations discursives, celle du discours cité et celle du discours

citant :

« (…) les guillemets désignent la ligne de

démarcation qu’une formation discursive

assigne entre elle et son extérieur. »118

Les guillemets ont plusieurs fonctions :

« 1° guillemets de distinction, destinés à

montrer qu’on est au-delà de ses énoncés,

[qu’on est] irréductible aux mots qu’on

emploie ;

2° guillemets de condescendance ;

3° guillemets pédagogiques, dans la

vulgarisation ;

4° guillemets de protection pour souligner

que le mot utilisé n’est qu’approximatif ;

5° guillemets d’emphase ; etc. »119

La présence des guillemets dans un texte est sans nul doute significative ; en

participant au caractère hybride de l’écriture, ils donnent à lire un discours dans un autre

et montrent l’image du sujet.

Maingueneau insiste sur le fait que

« les guillemets constituent avant tout un

signe construit pour être déchiffré par un

destinataire. »120

118 Maingueneau, D. (1991) : op. cit. p. 141.

119 Ibid.

120 Idem., p. 142.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Il y a à cet effet une interaction entre le locuteur et l’interlocuteur dans le

processus interprétatif. Le premier assigne aux guillemets une fonction particulière que

le second aura à interpréter mais il sait pertinemment que ce dernier leur attribuera telle

interprétation et non pas telle autre.

À ce sujet, précise Maingueneau :

« Le sujet qui produit les guillemets est

obligé, même s’il n’en est pas conscient,

de se donner une certaine représentation

de son lecteur et, symétriquement, donne à

ce dernier une certaine image de lui-même,

ou plutôt de la position de locuteur qu’il

assume, à travers ces guillemets. »121

C’est cette image en tant que révélatrice de la formation discursive de Djaout

qu’il s’agira de reconstituer. Il sera question de caractériser cette formation qui s’inscrit

dans le discours djaoutien. Pour ce faire, nous ne perdrons pas de vue la différence qui

existe entre discours littéraire et discours journalistique car les guillemets n’auraient pas

la même fonction d’un type de discours à un autre.

Ainsi, par exemple, l’emploi du verbe manger entre guillemets incite-t-il à une

interprétation à un second degré. En effet, ce qui est désigné par ce verbe, ce n’est pas

l’acte de se nourrir mais plutôt son sens métaphorique pour référer à l’événement de la

mort d’un proche : "manger sa mère" veut dire en kabyle "assister à sa mort".

2.3. La citation littéraire

La citation que nous avons limitée aux mots et expressions entre guillemets

(et/ou en italique) est utilisée dans les écrits littéraires de Djaout dans des contextes

divers. Le tableau qui suit en reprend les principaux usages :

121 Maingueneau, D. (1991) : op. cit., p. 142

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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Texte Citation Interprétation

L’exproprié « vous êtes les seuls vrais

maîtres tant attendus, je

porterai votre message au-

delà des mers. »

La mise entre guillemets de

cette expression renvoie à

une réplique possible des

premiers Berbères convertis

à l’Islam qui se sont

engagés à islamiser les

territoires d’outre-mer. En

effet, c’est grâce à eux que

l’Islam a atteint l’Espagne

et puis l’Europe. Cette

citation a donc une valeur

historique.

Les chercheurs d’os Des gamins qui ne

connaissaient encore rien de

la vie mais allaient

« farfouiller dans les

registres de la mort » pour

lui disputer des squelettes

dont les vivants avaient

besoin pour atténuer l’éclat

trop insolent des richesses

que le nouveau monde

dispensait. (p. 22)

Une interprétation au

second degré est nécessaire

pour comprendre

l’expression entre

guillemets.

On les appelle une fois pour

toutes des « égarés » et on

les considère comme tels.

(p. 36)

C’est la désignation des

personnes qui ont quitté

leur village sans espoir de

retour, mais surtout sans

établir aucun lien avec leur

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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communauté à l’étranger. A

noter que ce mot renvoie de

nos jours à un autre

paradigme, celui que le

pouvoir utilise pour

désigner les terroristes

islamistes. Cela montre le

caractère à la fois lié et

indépendant du mot mis

entre guillemets.

Elles se disent :

« maintenant que nous

n’avons plus avec quoi

mastiquer voilà que le Dieu

injuste déverse ses biens sur

nous. » (p. 52)

Les guillemets sont utilisés

à la place du tiret

introducteur de dialogue.

Comme il s’agit plus d’un

monologue que d’un

dialogue, le narrateur

préfère utiliser les

guillemets.

A l'âge de trente-cinq ans

on cesse d'aller la tête

découverte et de porter des

pantalons « européens » (p.

74)

Les guillemets sont utilisés

pour établir une distinction

entre le vêtement introduit

par les Français à leur

arrivée en Algérie en 1830

et le pantalon traditionnel

que les Algériens portaient

déjà avant cela.

Ma mère avait alors pris

l'habitude de m'appeler Akli

ouzal (« le nègre de midi »)

L’expression entre

guillemets est la traduction

littérale de l’expression

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

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(p. 83) kabyle Akli ouzal. Les

guillemets indiquent ici la

littéralité de l’expression.

lui aussi était « sapé »

comme eux, à l'époque

évidemment ! (p. 96)

La mise entre guillemets

signale le passage d’un

registre de langue à un

autre.

Et, un jour son fils Mokrane

sortit de la maison avec un

« troupeau » composé d'une

vieille chèvre et de deux

chevreaux. (p. 96)

Les guillemets marquent la

distance entre le nombre

important de bêtes que

compte normalement un

troupeau et le nombre

ridiculement petit de bêtes

que possède cette famille.

Ce faisant, l’auteur

accentue la pauvreté la

population kabyle.

Mon frère aurait-il consenti

à ce « déménagement » s'il

avait pu nous faire parvenir

son point de vue ? (p. 148)

Déménagement est utilisé

dans un sens figuré dans le

but de chosifier le squelette

du frère qui, au fur à

mesure, se « transforme »

en richesse.

« les anges ne rendent visite

qu'aux demeures égayées

par les vagissements de

nouveau-nés » (p. 150)

Les guillemets signalent un

adage berbère et inscrivent

le texte dans cette culture.

L’invention du désert « Le monde est très grand Il s’agit ici de la citation

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

159

et plein de contrées

magnifiques que la vie de

mille hommes ne suffirait

pas à visiter. » Arthur

Rimbaud, lettre d'Aden, 15

janvier 1885

d’un poète connu dont le

nom apparaît après le texte.

Rimbaud, connu pour ses

pérégrinations dans la

péninsule arabique, a

entretenu un rapport avec le

désert, qui est

justementl’objet de ce

roman.

« Car, en ce jour, tout le

pays avait compris, d'un

coup, un seul, étendu sur la

surface et poitrine des

hommes d'un coup, que

Kahina était morte ; oui,

que Kahina était morte. Car

rien n'est compréhensible

dans ce pays, sans les plus

lointaines densités des

sables. » Nabile Farès,

Mémoire de l'absent, Paris,

Éd. du Seuil, 1974. (pp. 31-

32)

Autre citation d’une œuvre

littéraire, celle de Nabile

Farès. Elle a vocation

d’autorité.

L'encens brûle pour les

guerriers sanctifiés qui

secondaient Okba dans son

grand-œuvre

d'« ouverture ». (p. 32)

« ouverture » : c’est ainsi

que les musulmans

appellent leur conquête.

Apparemment, elle n’est

pas perçue comme telle par

le narrateur.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

160

La qualité du qat dépend

des régions de provenance ;

et certains « crus » sont

particulièrement appréciés

depuis des siècles. (p. 86)

Les guillemets dénotent

l’inscription du mot dans un

jargon précis, celui de la

viticulture.

Elle s'appelait Zahra, et l'on

m'a souvent répété que

lorsqu'une fille pleurait de

la sorte, c'est qu'elle allait

« manger » son père. (p.

156)

Le mot entre guillemets est

un calque : « manger », en

berbère, peut signifier la

mort.

Le « dîner des insectes » est

organisé à leur intention à

une période précise de

l'année. (p. 170)

L’expression entre

guillemets renvoie à un

aspect de la culture berbère.

Nous les respections

beaucoup, ceux qui avaient

« traversé », ceux qui

avaient « fait la France. »

(p. 179)

Les deux expressions sont

des calques, traductions

directes du berbère.

Les vigiles Le vieux a pourtant vécu

deux décennies dans la

peau d'un être privilégié. Sa

chance était d'avoir choisi

le bon camp, le «camp des

justes et des infaillibles »

comme il dit, durant cette

période sanglante qui allait

Les guillemets sont la

marque d’une distance que

prend le narrateur par

rapport aux propos du

personnage.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

161

déterminer le destin du

pays. (pp. 9-10)

« combattants de la liberté »

(p. 13)

Même explication que pour

la mise entre guillemets

précédente.

« pays » (p. 21 ; 22) C’est un calque.

« mécréants » (p. 66) Le narrateur prend ses

distances par rapport à cette

désignation.

Il pensa aux étoiles filantes,

il pensa à ces pierres lisses,

noirâtres comme du

charbon que les gens de

chez lui disaient tombées

du ciel et qu'ils appelaient «

éclats de foudre ». (p. 181)

Expression, comme le fait

remarquer le narrateur, en

rapport avec la culture

berbère.

On appelle ce mariage de la

lumière et de l'eau les

« noces du chacal ».

(p. 202)

Calque d’une expression

utilisée quand il pleut alors

que le soleil brille.

Le dernier été de la raison Il existe un circuit semi-

clandestin, alimenté par une

filière possédant des

ramifications à l'étranger ;

où l’on peut

s'approvisionner en

publications « profanes ».

Les guillemets indiquent

que l’auteur reprend des

termes utilisés par d’autres

et qu’il ne prend pas en

charge.

Page 162: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

162

(…) Les services de

contrôle de la Communauté

tolèrent les irrégularités de

ce circuit (…) parce qu'il

pénalise financièrement les

amateurs de lectures

« inconvenantes ». (pp. 33-

34)

« Chacun de vous est un

berger, et chaque berger

rendra compte de son

troupeau » (p. 38)

Les guillemets indiquent

une citation du Prophète.

« désobéissances » (p. 45) Les guillemets signalent la

distance marquée vis-à-vis

de l’instance discursive qui

porte un tel jugement.

Les enfants sont très

impliqués dans l’œuvre

« civilisatrice » que les

nouveaux maîtres du pays

entreprennent. (p. 48)

C’est la même distance qui

est signalée.

Un club d'astronomie s'est

assigné pour tâche de

concilier les neuf planètes

du système solaire et les

mystères de la galaxie

d'Andromède avec « les

sept cieux et la terre » du

Citation du Coran.

Page 163: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

163

Livre. (p. 84)

Si Boualem devait partir,

lui aussi, ce serait presque

sans regret ; car cette terre

« chasse ses enfants »,

comme dit un proverbe

d'ici. (p. 120)

L’expression entre

guillemets est un calque.

Les indicateurs linguistiques qui renvoient à la citation dans les écrits littéraires

de Djaout apparaissent sous différentes formes ; ce sont des mots, des expressions, voire

de passages entiers qui sont mis entre guillemets.

La citation dans l’écrit littéraire sert à ancrer l’œuvre dans l’espace maghrébin, à

lui attribuer une identité. Mais une autre fonction lui est assignée, celle d’opposer deux

formations discursives.

2.4. Les interférences

La citation, fait remarquer Maingueneau, appartient à un ensemble plus vaste,

celui des interférences, qui est une conséquence inévitable du plurilinguisme.

L’auteur parle de quatre grandes catégories d’interférences :

« - les interférences diachroniques [qui]

résultent de la présence dans un même

discours d’éléments appartenant à des

états de langue historiquement distincts

(…) ;

- les interférences diatopiques [qui] font

coexister des éléments qui n’ont pas la

même aire géographique d’usage : qu’il

s’agisse de dialectes apparentés ou de

langues étrangères ;

Page 164: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

164

- les interférences diastratiques [qui]

mettent en contraste des niveaux de langue

différents ;

- les interférences diaphasiques [qui]

impliquent la présence d’unités relevant

d’un autre type de discours (…) »122

Les interférences que nous retrouvons dans l’œuvre de Djaout viennent des

langues algériennes, l’arabe et le berbère, et de langues étrangères telles que l’anglais ou

l’espagnol pour ne citer que celles-là. Ce sont, selon la terminologie de Maingueneau,

des interférences diatopiques en relation avec l’espace d’utilisation des langues en

présence en Algérie.

Ces interférences, essentiellement d’ordre lexical, seront envisagées dans leur

inscription dans l’interdiscours djaoutien, qui est signalée par la présence de guillemets

(et/ou de l’italique). Elles s’inscrivent donc dans ce que nous avons appelé « citation ».

Nous reviendrons sur l’analyse des mots étrangers dans l’œuvre romanesque de

Djaout en tant que marques de l’interdiscours. Nous vérifierons le fonctionnement de

ces mots dans l’écrit littéraire et l’écrit journalistique.

Nous avons remarqué, lors de la première analyse des interférences, que celles-ci

sont pour la plupart des mots anglais et, à un degré moindre, berbères et arabes.

L’utilisation de mots anglais est certes prépondérante mais elle n’est pas

homogène dans tous les textes. Aussi trouvons-nous la majorité de ces mots-citations

dans L’exproprié et à un degré moindre dans L’invention du désert. Nous savons que le

premier est un texte comprenant des passages de plusieurs genres, notamment de la

poésie. Nous savons également que Djaout utilisait dans ses recueils poétiques qui ont

précédé ses romans beaucoup de termes anglais.

122 Maingueneau, D. (1994) : p. 143

Page 165: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

165

À cet effet, Djaout

« insèr(e) des mots d’anglais pour dire,

même visuellement, sa conviction de

l’universalité de la parole poétique. »123

Par ailleurs, l’utilisation de termes berbères est une revendication identitaire

intrinsèque à l’œuvre de Djaout, très accentuée dans L’exproprié et L’invention du

désert, dans le sillage de ses recueils poétiques :

« Aujourd’hui j’exige un alphabet

pour revendiquer ma peau

et exhiber à la face du monde

mes espoirs de classé ammonite. »124

Djaout « élève (...) son cri de

revendication de « tous les mots

séquestrés » au nom de la renaissance du

monde et de la renaissance berbère. »125

Nous constatons toutefois, dans les romans qui ont suivi L’exproprié, la

diminution du nombre des mots anglais, exception faite de L’invention du désert. Celui-

ci présente lui aussi un nombre relativement important de ce type d’interférence mais

pas autant que le premier. Du reste, les mots-citations présents dans ce texte sont surtout

d’origine arabe ou berbère. D’une part, le thème principal du roman, à savoir

l’intolérance religieuse, convoque un champ lexical particulier, celui relatif au culte

musulman (fqih, etc.) ; d’autre part, les pérégrinations du personnage principal dans le

vaste territoire du Maghreb appellent l’introduction de mots arabes et berbères (guerba,

ighzer, etc.).

Ces mots-citations sont en nombre réduit dans les autres textes ; et cette

raréfaction conduit à d’autres conclusions. Les quelques mots en italique ou entre

123 Toso Rodinis, Juliana : «Le souffle poétique de Tahar Djaout», In Equipe de Recherche ADISEM

(1995) : Kaléidoscope critique, Hommage à Tahar Djaout, Université d’Alger, p. 130 124

Djaout, T. (1978) : L’arche à vau-l’eau, Saint-Germain-des Prés, France, p. 39 125

Toso Rodinis, art. cit., p. 122

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

166

guillemets présents dans Les chercheurs d’os sont des marques de l’univers romanesque

et des habitudes culturelles de la société kabyle. Ainsi, la mythologie (akli ouzal)

côtoie-t-elle la croyance musulmane (azraïn). Dans les deux derniers romans, Les

vigiles et Le dernier été de la raison, ce phénomène d’interférence se réduit à quelques

mots qui sont surtout en rapport avec l’habit religieux (hidjab).

En somme, cette stratégie de la citation est prépondérante dans le premier texte,

ce qui nous a permis d’affirmer que ce texte se caractérise par sa poéticité dans la

mesure où la transgression de la langue à des fins expressives se manifeste par le

bouleversement de l’ « ordre » lexical. Cette subversion d’effectue par l’utilisation de

termes « étrangers » à la langue française. Dans les autres textes, la citation sert

d’ancrage dans la réalité culturelle et sociale de l’Algérie.

A côté de cette conviction qui veut que l’écriture, poétique principalement, soit

universelle, universalité traduite par la présence marquée de l’anglais, nous assistons à

la signature de l’œuvre littéraire par des moyens linguistiques qui lui donnent un

caractère non seulement social et culturel, mais aussi géographique, insinuant une

hybridité dans l’œuvre romanesque de Djaout. Nous pouvons donc dire, à la suite de

Kazi-Tani que, dans l’œuvre romanesque de Djaout,

« se tisse un vrai patchwork

linguistique : archaïsmes, mots techniques

et français soutenu, serti de mots

berbères »126, anglais et arabes.

2.5. La citation journalistique

La citation dans les écrits journalistiques concerne en premier lieu des énoncés

connus et reconnus dans la collectivité. Voici quelques exemples de citation :

Texte Citation Nature

126 Kazi-Tani, Nora Alexandra (1995) : p. 147

Page 167: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

167

1. Lettre de l’éditeur « ce sera moi ou celui d’en

face qui est pire que moi »

« si tu n’es pas avec moi, tu es

contre moi »

Reprise des paroles d’un

interlocuteur éventuel. La

citation introduit la

polyphonie

2. La haine devant soi « vrais Algériens » Expressions desquelles le

journaliste prend ses

distances dans la mesure

où elles rendent compte

d’une autre formation

discursive, celle du

nationalisme béat.

« le million et demi de

martyrs »

« Comme le rappelait

dernièrement le président de

l’Allemagne réunifiée à propos

des néonazis, si le fascisme

avait triomphé en Allemagne à

la fin des années 30, ce n’était

pas parce qu’il y avait

beaucoup de fascisme, c’était

parce qu’il n’y avait pas

beaucoup de démocrates. »

Citation d’autorité.

« non à l’Algérie algérienne » Les guillemets signalent

une autre formation

discursive à laquelle

n’adhère pas Djaout.

3. La foi républicaine « Lorsque deux personnes

partagent le même point de

vue, elles peuvent en avoir un

Citation d’autorité

Page 168: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

168

autre », disait Lewis Caroll.

4. La face et le revers Les nationalismes ont une face

et un revers. Il y a d’un côté un

désir de liberté et de

reconnaissance, et de l’autre

un souci de se barricader, de

dresser fortifications afin que

les « barbares » soient tenus à

distance respectable.

Djaout prend ses distances

par rapport à une autre

formation discursive.

A la devise « L’Algérie avant

tout » de Boudiaf, répond le

slogan « non à L’Algérie

algérienne » des islamo-

bâathistes.

Le journaliste oppose deux

formations discursives.

Mais est-ce en reconduisant un

nationalisme

(« anachronique » pour

reprendre le qualificatif de

Lacheraf) fait d’équilibrisme et

d’affirmations-négations, un

nationalisme qui a conduit tout

droit à l’intégrisme, qu’une

telle perspective peut se

concrétiser ?

Citation d’autorité

« La où l’on est bien, là est la

patrie », aurait dit Aristophane.

Citation d’autorité

5. Le retour du prêt-à- « Nous n’avons jamais été

aussi libres que sous

Citation d’autorité

Page 169: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

169

penser l’occupation allemande »,

écrivait Jean-Paul Sartre.

Après la « décennie noire »

(formule bien commode

inventée par ceux qui veulent

nous faire croire que la

noirceur peut être circonscrite

à une seule décennie),

M. Bélaid Abdesselam, en

homme aux certitudes bien

chevillées, semble tenir une

idée et décidé à aller jusqu’au

bout.

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

Est-il question de neutraliser le

magma intégrisme-terrorisme-

mafia politico-financière ou

alors de débusquer, dans une

véritable chasse aux sorcières,

les derniers « laїco-

assimilationnistes » ?

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

6. Les chemins de la

liberté

Nous parlons des journalistes

en les distinguant des titres

dans lesquels ils écrivaient, car

ces titres étaient des

institutions (…) dont le

directeur et le rédacteur en

chef avaient (…) un rôle

politique, celui de veiller au

grain en quelque sorte, c'est-à-

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

Page 170: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

170

dire de veiller à ce que seule la

« bonne » information passe.

7. Suspicion est désaveu N’a-t-il pas déclaré une fois à

la télévision : « nous sommes

tous des boudiafistes », lui qui

a accompli toute sa carrière

politique sous le régime qui a

réprimé et exilé Boudiaf ?

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

8. Minorer ou exclure Alors que beaucoup de choses

semblaient acquises quant au

projet de société que l’Algérie

a décidé de s’assigner, un

retentissant « arrière toute ! »

émane du gouvernement

Abdessalem.

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

9. Avril 1980 Ŕ

L’effraction. Des

acquis ?

Des plus hautes instances du

pouvoir jusqu’aux rédactions

des journaux où des

responsables zélés « veillaient

au grain », la chose berbère

était décrétée indésirable

Distance par rapport à une

autre formation discursive

et incohérence du discours.

Le pouvoir qui n’en est pas à

une perversité de près, fera, de

préférence, exécuter cette sale

besogne par des berbérophones

dociles qui ont intériorisé la

culpabilité et qui redoubleront

de zèle afin de racheter leur

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

Page 171: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

171

« malédiction ».

A travers des divagations

idéologiques, pseudo-

historiques et pseudo-

linguistiques, il (Othmane

Saâdi) défendra durant de

longues années et avec un

acharnement à toute épreuve

ce postulat émouvant : « Les

Berbères n’existent pas ; je

sais de quoi je parle : j’en suis

un ! »

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

La réaction du pouvoir ne se

fait pas attendre : répression

physique, mobilisation des

médias pour monter en épingle

et dénoncer le traditionnel

« complot ourdi de

l’extérieur ». Mais, d’année en

année, il se voit obligé de

lâcher un peu de lest. En

veillant, toutefois, à ce que

chaque « cadeau » arraché soit

un cadeau empoisonné.

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

10. La logique du pire Vingt ans plus tard, la greffe

aura totalement pris : de jeunes

Algériens, ne se reconnaissant

aucune autre identité que

l’Islam, se tiennent prêts à

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

Page 172: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

172

détruire leur pays pour

répondre aux vœux de

« frères » qui le leur

demandent à partir de Téhéran,

de Khartoum et de Peshawar.

11. Fermez la parenthèse Nous déplorons toutefois

qu’une tendance, qui a fait de

la docilité et de la médiocrité

les deux mamelles de sa

« philosophie », n’arrive même

pas à imaginer que des

citoyens tentent, avec leurs

seuls moyens, hors de tout

parrainage politique ou

financier, une aventure dictée

par l’amour et par la

conviction, en dépit des

embûches.

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

M. Bélaid Abdessalem, dont la

seule « innovation » palpable

pour l’instant est l’introduction

de l’adhan à la télévision est

indiscutablement un homme

du passé.

Distance par rapport à une

autre formation discursive

et dérision.

12. La famille qui

avance et la famille qui

recule

L’originalité de la seconde mi-

temps de ce dialogue politique

est qu’il réunira les formations

groupées en « familles »

d’idées.

Distance par rapport à une

autre formation discursive.

Page 173: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

173

L’emploi de la citation dans les écrits de presse de Djaout semble être dicté par,

d’un côté, sa volonté de s’éloigner de la formation discursive de la famille qui recule et,

de l’autre, appuyer par des citations d’autorité la formation discursive de la famille qu’il

défend, celle qui avance.

L’utilisation, par exemple, de la citation de J.-P. Sartre est dictée par la

correspondance entre le contexte de résistance qui a caractérisé la période de

l’occupation allemande en France et celui des années quatre-vingt dix en Algérie. Mais

l’autorité morale incarnée par Sartre n’a de valeur que pour un interlocuteur initié à la

pensée politique française. C’est pour cela que le système dans lequel s’inscrit cette

citation Ŕ article de presse Ŕ privilégie, plutôt qu’une citation d’autorité, une référence à

une donnée historique précise.

En effet, la fonction d’une citation ne lui est pas intrinsèque mais dépend du

discours dans lequel elle apparaît. C’est à juste titre que Compagnon, critiquant les

fonctions traditionnelles de la citation entre érudition, autorité, amplification, ornement

et autres, précise que

« La fonction est une valeur dans laquelle

une époque investit une intensité ou une

combinaison particulière de valeurs

propres historiquement figée, une

institution, avec la conséquence que toute

citation, dans un certain univers de

discours où sa fonction est arrêtée voit

son supplément, son départ de sens limité,

peut-être aboli comme si elle ne pouvait

avoir à la fois qu’une seule fonction. La

fonction est ce qui stabilise la dynamique

de la citation et la ramène à

l’équilibre. »127

127 Compagnon, A. (1979) : p. 100

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

174

Conclusion partielle

Nous avons analysé, dans cette partie, la distribution des textes de Djaout selon

les genres et les types discursifs. Nous nous sommes rendu compte que les connecteurs

pouvaient servir de critère de classement des textes et que cette classification est

subvertie par des procédés tels que les genres intercalaires et la citation.

Les connecteurs ont servi les thèses de l’auteur-journaliste en vue de provoquer

l’adhésion de son instance interlocutoire. En plus de cette fonction argumentative

véhiculée par le connecteur, celui-ci sert également de moyen de jonction entre deux

contenus propositionnels. C’est justement au niveau de cette jonction que le rapport

argumentatif est exprimé car le connecteur permet de modaliser l’argumentation.

Nous avons noté dès le début de notre analyse la présence des connecteurs dans

les deux genres discursifs. Mais cette présence relève d’une organisation sous-jacente,

voire inconsciente, dans la mesure où, les connecteurs Ŕ considérés comme facteurs Ŕ

montrent que les textes journalistiques se rapprochent les uns des autres.

L’examen minutieux des contextes et du fonctionnement de certains articulateurs

a montré que leur emploi ne diffère pas selon qu’il s’agit d’un texte littéraire ou

journalistique. Néanmoins, quelques nuances sont à relever à propos de l’orientation

argumentative de certains connecteurs.

La fonction argumentative comme critère distingue entre connecteurs

introducteurs d’arguments (car, d’ailleurs, mais, or, même) et connecteurs

introducteurs de conclusion (donc, décidément, finalement). La première catégorie est

caractéristique presque exclusivement des textes journalistiques comme « Les chemins

de la liberté » ou « La face et le revers ». La deuxième caractérise plutôt des textes

littéraires tels que Le dernier été de la raison, L’exproprié ou encore L’invention du

désert mais aussi un texte journalistique, « Petite fiction en forme de réalité ». Ce

dernier se trouve être, comme son nom l’indique, une petite fiction insérée dans une

chronique. D’ailleurs, elle sera reprise dans Le dernier été de la raison.

Il existe des textes où ces deux catégories sont représentées, comme dans « La

famille qui avance » et « Fermez la parenthèse ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

175

L’orientation argumentative permet de différencier les connecteurs dont les

arguments sont co-orientés (décidément, d’ailleurs, même) et ceux dont les arguments

sont anti-orientés (sinon, pourtant, finalement, mais). Nous retrouvons la première

classe de connecteurs dans des textes tels que « Suspicion et désaveu » ou « Petite

fiction en forme de réalité ». Dans ces textes, les arguments sont co-orientés. La

seconde classe de connecteurs est spécifique à des textes comme « La logique du pire »,

« Minorer ou exclure » ou encore Le dernier été de la raison. Les arguments de ces

textes sont anti-orientés.

C’est en tentant d’élaborer une typologie de ces connecteurs qu’une certaine

dissemblance est apparue. En effet, prenant comme critère la distinction de Moeschler

entre connecteurs apparaissant dans un prédicat à deux places et ceux faisant partie d’un

prédicat à trois places, nous avons remarqué que les textes littéraires se distinguaient des

textes journalistiques.

Rappelons que les prédicats à trois places ont besoin d’une variable implicite. Et

c’est justement de ce genre de connecteurs que se rapprochent les textes littéraires.

Quant aux textes journalistiques, ils sont plutôt attirés par les prédicats à deux places.

Alors que dans les textes littéraires l’argumentation est implicite, elle est explicite dans

les textes journalistiques.

Néanmoins, certains articles de presse ont montré des affinités avec des

prédicats à trois places. Il s’agit de textes insérés dans le texte littéraire, comme « Petite

fiction en forme de réalité », mais aussi de textes dont la littérarité est plus qu’évidente

et où l’argumentation apparaît subrepticement.

Nous remarquons donc que la subversion commence par l’utilisation des

connecteurs dans des genres et des discours censés ne pas les contenir. Leur

déploiement dans tel genre ou tel discours ne renseigne que sur une subversion latente

qui se manifeste plus clairement à travers l’imbrication des genres et des discours.

Cette subversion est une forme d’hybridation de l’écriture dans la mesure où

l’hybride est la présence d’éléments hétérogènes dans un ensemble censé être

homogène. Du point de vue des types discursifs, le discours journalistique s’imbrique

dans le discours littéraire. Dans le registre des genres discursifs, plusieurs genres, entre

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

176

autres la lettre, le poème, le prêche ou encore l’article de presse apparaissent dans le

genre romanesque.

Sur le plan linguistique, le plurilinguisme est omniprésent dans l’œuvre de

Djaout. Effectivement, plusieurs langues apparaissent dans le système d’expression de

l’auteur, à savoir la langue française.

Au niveau énonciatif enfin, la citation contribue à la polyphonie. Elle permet

d’exprimer les prises de position de plusieurs énonciateurs dans l’écriture djaoutienne.

L’analyse de ces diverses manifestations de l’imbrication discursive a permis de

mettre en évidence leur déploiement discursif et leur force argumentative. L’examen des

genres intercalaires a été la première étape de cette analyse. Deux lettres et deux articles

de presse introduits dans le discours littéraire, et plus formellement dans les romans Les

vigiles et Le dernier été de la raison, nous ont permis de relever cette intrusion.

Nous en avons conclu que la première lettre en forme de poème a été utilisée

pour influencer l’interlocuteur. Assurément, la modification de l’horizon d’attente a

suscité chez ce dernier l’adhésion, voire la complicité avec le locuteur.

L’étude de la deuxième lettre a révélé que l’imbrication participe à renforcer le

rapport au réel dans Le dernier été de la raison. En effet, cette lettre consolide la notion

de vérité en se référant de façon explicite à une réalité vécue par la société algérienne

durant les années quatre-vingt dix.

Enfin, l’hybridation du discours littéraire par le discours journalistique s’est

opérée, d’un côté, par l’introduction d’un article de presse dans Les vigiles et, de l’autre,

par la réécriture d’une chronique journalistique parue dans Ruptures en 1993 pour sa

transformation en écrit littéraire inséré dans Le dernier été de la raison, édité en 1999.

Nous sommes arrivé à deux conclusions à propos de ce type d’hybridation.

Premièrement, l’article de presse inséré tel quel dans Les vigiles a contribué à dénoncer

la langue de bois et par là-même la formation idéologique qui en fait usage.

Deuxièmement, la réécriture de la chronique journalistique et son insertion dans

l’écrit littéraire a démontré la capacité du discours littéraire à transcender le réel en lui

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

177

donnant un possible prolongement. Du coup, ce qui était inadmissible dans le discours

journalistique devient possible dans le discours littéraire.

La deuxième étape de l’analyse de l’imbrication discursive Ŕ ou du caractère

hybride et hétérogène de l’écriture djaoutienne Ŕ a concerné l’étude de la citation. Cette

dernière est de deux types : journalistique et littéraire. Elle a été circonscrite à la mise

entre guillemets ou à l’utilisation de l’italique comme police de caractères. Ces deux

procédés sont des marqueurs discursifs de la citation.

Dans le discours littéraire, la citation peut concerner un mot, une phrase ou tout

un texte ; ce qui a été étudié ici, c’est la force argumentative de la citation, en d’autres

termes, sa fonction.

La citation est exploitée par Djaout-écrivain pour signifier le rapport entre son

écriture et un contexte social et culturel donné.

Une autre forme de la citation concerne les mots "étrangers" à la langue

française. Il s’agit des mots anglais, berbères et arabes. Leur emploi a été dicté par

plusieurs objectifs. Concernant les mots anglais, ils sont en grand nombre dans

L’exproprié. Djaout voulait donner à ce texte une dimension poétique, d’où l’utilisation

prépondérante des mots anglais qui symboliserait l’universalité de la parole poétique.

Les mots berbères et arabes quant à eux, servent à ancrer l’œuvre littéraire dans une aire

géographique déterminée. Ils donnent de ce fait une identité aux textes de Djaout.

Le discours journalistique, quant à lui, n’est pas parcouru par ce procédé. En

effet, ni mots anglais ni berbères ni arabes d’ailleurs ne sont présents dans l’écrit de

presse. Cela est dû, s’agissant des premiers, au fait que ce discours est destiné à des

interlocuteurs presque exclusivement algériens ne maîtrisant pas cette langue. Ceci

expliquant cela, il n’est pas besoin de recourir aux autres dans la mesure où, le texte

journalistique témoignant du vécu de ceux qui parlent ces langues, l’identification n’est

donc pas nécessaire.

La citation journalistique a servi à distinguer deux formations discursives et

certainement deux formations idéologiques. En effet, à chaque fois qu’il fait appel à la

citation, Djaout introduit une opposition entre la formation idéologique de la « famille

qui recule » et celle de « la famille qui avance ». Cette opposition sert de stratégie pour

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours

178

faire adhérer les lecteurs à la position exprimée par la formation idéologique

progressiste et à provoquer ou augmenter, selon les cas, l’aversion pour la formation

idéologique opposée.

Alors que dans le discours journalistique, la citation sert presque exclusivement

à différencier deux formations idéologiques, elle participe aussi, dans le discours

littéraire, à permettre un ancrage dans la réalité sociale et culturelle algérienne.

Cette différence s’explique par les relations entre monde et langage

qu’instaurent les deux types discursifs. Tandis que le discours littéraire possède la

latitude de modifier le réel par le langage, le discours journalistique se doit de faire

correspondre ces deux entités.

Page 179: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE

DISCURSIVE

Chapitre 1 : Les instances de l’interlocution

Chapitre 2 : Les stratégies discursives comme moteur de l’échange

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

180

Cette partie concernant l’interlocution nous permettra d’approcher les instances

interlocutoire et locutoire ainsi que leur action réciproque dans l’échange argumentatif à

travers des stratégies discursives.

Il sera question de l’étude de ces deux instances afin de vérifier leur impact sur

l’argumentation. Notre première hypothèse est que la prise en charge par le locuteur de

l’instance interlocutoire est un gage d’efficacité de l’argumentation.

Comment donc le locuteur prend-il en compte l’instance interlocutoire ? À quels

paramètres de cette instance s’intéresse-t-il ? L’intérêt porté à l’instance interlocutoire

est-il différent quand on passe du discours littéraire au discours journalistique ?

Quant à notre deuxième hypothèse, elle concerne le locuteur : étant nécessaire à

l’argumentation, l’instance locutoire projetterait une image d’elle-même à même

d’appuyer son argumentation.

Comment alors cette image de l’instance locutoire est-elle construite ? Quels

sont les procédés mis en œuvre dans cette construction ? Encore une fois, y a-t-il une

différence de stratégies dans la réverbération de cette image dans les discours littéraire

et journalistique ?

Notre dernière hypothèse est que l’échange dans lequel entrent ces deux

instances est sous-tendu par des stratégies discursives qui font, à la fois, avancer

l’échange et révéler l’influence qu’exercent les instances l’une sur l’autre. Il sera

question de dégager ces stratégies discursives.

Quelles stratégies sont mises en œuvre dans notre corpus ? Quel est leur impact

argumentatif ? Comment sont-elles organisées ? Comment sont-elles constitutives de

l’écriture hybride ?

Pour répondre à cette problématique, cette partie sera divisée en deux chapitres.

Dans le premier, l’instance interlocutoire sera observée dans sa nature et dans sa

construction discursive. Il sera question des traces discursives de la présence de

l’instance interlocutoire dans les deux types discursifs étudiés.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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En outre, comme cette instance n’est présente dans l’écriture que dans la mesure

où l’instance locutoire veut bien l’actualiser, il s’agira de reconstituer le faisceau de la

réverbération de l’image de cette dernière dans le discours.

Dans le second chapitre, en plus de la prise en compte de la nature, de la doxa et

de l’image de l’une et de l’autre instances, celles-ci adoptent diverses stratégies de

persuasion. Elles font appel à des stratégies analogues mais les exploitent différemment.

Une analyse de ces stratégies et de leur impact sur les deux instances précédemment

étudiées sera par conséquent nécessaire.

Pour ces trois points, il s’agira d’exploiter les principes de l’analyse

argumentative que nous synthétisons dans ce qui suit.

L’analyse argumentative se réclame de plusieurs courants allant de la

rhétorique aristotélicienne à la logique en passant par la pragmatique. Cependant, les

définitions que donnent de l’argumentation les tenants de ces courants sont différentes.

L’argumentation est indissociable de l’art de persuader. De ce fait, tout individu

prenant la parole le fait pour agir sur l’autre. Il s’agit donc de mesurer l’efficacité de

cette parole, qui dépend de plusieurs facteurs, psychologiques, sociologiques, discursifs,

etc. En effet, la parole efficace

« n’est pensable que […] à partir du

moment où les groupes humains sont

constitués autour de valeurs symboliques

qui les rassemblent, les dynamisent et les

motivent »128

L’argumentation est donc, en plus d’une parole efficace, un discours lié à

plusieurs paramètres : situation de communication, actes de langage, logique, matériau

verbal, etc. :

« 1° un discours qui n’existe pas en

dehors du processus de communication où un

128 Molinié, Georges (1992) : Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, p. 5

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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locuteur prend en compte celui à qui il

s’adresse : parler (écrire), c’est

communiquer ; 2° un discours qui entend

agir sur les esprits ŕ et ce faisant sur

le réel ŕ donc une activité verbale au

plein sens du terme : le dire est ici un

faire ; 3° une activité verbale qui se

réclame de la raison et qui s’adresse à un

instance interlocutoire capable de

raisonner : le logos, en grec (…) désigne

à la fois la parole et la raison ; 4° un

discours construit, usant de techniques et

de stratégies pour parvenir à ses fins de

persuasion : parler, c’est mobiliser des

ressources verbales dans un ensemble

organisé et orienté. »129

Il ressort de cette définition que l’étude de l’argumentation est à envisager sous

plusieurs angles. La démarche ainsi prônée par la rhétorique semble exhaustive ;

néanmoins, le champ de cette dernière s’est rétréci du fait qu’elle ne prend pas en

compte les dimensions situationnelles de l’argumentation et exclut de l’analyse les

dimensions centrées sur le locuteur et l’allocutaire, à savoir l’ethos et le pathos.

1. ANALYSE ARGUMENTATIVE ET REPRÉSENTATIONS

C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, dans leur Nouvelle rhétorique, définissent

l’argumentation comme un ensemble de

« techniques discursives permettant de

provoquer ou d’accroître l’adhésion des

129 Amossy, R. (2000) : op., cit., p. 3

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

183

esprits aux thèses qu’on présente à leur

assentiment. »130

L’argumentation est, à ce titre, fondée sur l’efficacité de la parole conjuguée à

une prise en compte effective du locuteur et de l’interlocuteur à travers les

représentations qu’ils ont l’un de l’autre.

Perelman dit à ce sujet que

« le locuteur est obligé, s’il veut agir,

de s’adapter à son auditoire »131

La logique naturelle, initiée par L-B. Grize, a également pour socle les

représentations de l’auditoire, aux connaissances duquel le discours doit être adapté. Il

faudrait, à ce titre, se conformer aux croyances et à la doxa de ce dernier. Pour ce faire,

plusieurs variables sont à prendre en considération.

La première de ces variables est la dimension cognitive de l’auditeur. Celui-ci ne

comprend que ce qu’il connaît. La deuxième concerne la dimension épistémique qui est

en rapport avec les croyances de l’individu. La dernière est la dimension linguistique car

le code dans lequel les connaissances sont transmises doit être accessible.

Pour Grize :

« l’argumentation considère

l’interlocuteur, non comme un objet à

manipuler mais comme un alter ego auquel

il s’agira de faire partager sa vision.

Agir sur lui, c’est chercher à modifier

les diverses représentations qu’on lui

prête, en mettant en évidence certains

130 Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) ; 1ère éd. (1958) : Traité de l’argumentation. La

Nouvelle Rhétorique, Éditions de l'Université de Bruxelles, p. 5 131

Idem., p. 9

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

184

aspects des choses, en en occultant

d’autres, en en proposant de nouvelles. »132

Amossy précise :

« Discursive et dialogique,

l’argumentation modèle des façons de voir

et de penser à travers des processus qui

mettent en jeu l’image que les partenaires

de l’échange se font l’un de l’autre, et

les préconstruits culturels (prémisses,

représentations, topoï…) sur lesquels se

fonde l’échange. »133

2. ANALYSE ARGUMENTATIVE ET ACTION

La connaissance des représentations permet de situer les points névralgiques sur

lesquels l’action doit être exercée. Cette action se fait par l’intermédiaire d’un ensemble

d’actes de langage. Il existe une théorie de ces actes, élaborée par Austin (1970) et

Searle (1972).

En effet, « considérant le dire comme un faire,

Austin a le premier posé la notion d’acte

illocutoire où une action s’accomplit dans

la parole (…) et celle d’acte perlocutoire

qui consiste à produire un effet sur celui

auquel on s’adresse (…) »134

Son champ concerne principalement l’étude des différents types d'actes de

langage (ou actes illocutoires) et de leurs conditions d'emploi.

L’acte d’illocution est produit quand on dit quelque chose et il consiste à rendre

manifeste la manière dont les paroles doivent être comprises, par exemple soit comme

un conseil, soit comme un commandement.

132 Grize, Jean-Blaize (1990) : Logique et langage, Paris, Ophrys, p. 41

133 Amossy, R. (2000) : p. 14

134 Idem., p. 15

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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L’acte illocutoire désigne :

« le type d'actions réalisées par et dans

l'activité énonciative (comme par exemple

la promesse, l'ordre, la question,

l'assertion, le baptême, etc.), actes qui

ont pour propriétés essentielles d'être

soumis à des conditions d'emploi. Ces

conditions déterminent en quelle mesure un

acte de langage est approprié au contexte

dans lequel il apparaît. »135

Cette théorie des actes de langage est due aux philosophes anglais Austin et à

Searle, son successeur. Nous aborderons dans ce qui suit les actes de langage dans la

théorie de Searle.

Ce dernier part des prémisses selon lesquelles :

« Premièrement, parler une langue, c’est

réaliser des actes de langage(…) ;

deuxièmement, ces actes sont en général

rendus possibles par l’évidence de

certaines règles régissant l’emploi des

éléments linguistiques, et c’est

conformément à ces règles qu’ils se

réalisent. »136

Concrètement, la réalisation de ces actes se fait selon trois étapes :

« (a) énoncer des mots (morphèmes,

phrases) = effectuer des actes

d’énonciation ; (b) référer et prédiquer =

effectuer des actes propositionnels ; (c)

affirmer, poser une question, ordonner,

135 Moeschler, J. (1985) : p. 17

136 Searle, John R., (1972) : Les actes de langage. Essai philosophique du langage, Paris, Hermann, p. 52

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

186

promettre, etc. = effectuer des actes

illocutionnaires. »137

où (b) représente le "marqueur de contenu propositionnel" et (c) le "marqueur de force

illocutoire"

Les actes de langage ont été classés tout d’abord par Austin mais ce classement a

été remis en cause par Searle. Voici les critères qui ont conduit le premier à élaborer sa

taxinomie :

1. Le but illocutoire qui est différent de la force illocutoire : ainsi, l’ordre et la

demande ont le même but mais diffèrent dans leur force illocutoire.

2. La direction d’ajustement entre les mots et le monde : lorsqu’un acte de

langage est réalisé, il détermine un sens dans la relation mots/monde.

À titre d’exemple, l’assertion instaure un rapport où les mots sont conformes au

monde. En revanche, dans la demande ou la promesse, c’est le monde qui est conforme

aux mots.

Sur un registre général et généralisant, nous vérifierons que le discours littéraire

fait croire au lecteur que le monde est conforme aux mots alors que, dans le discours

journalistique, ce sont plutôt les mots qui sont conformes au monde dans un souci de

rendre compte de l’actualité en toute objectivité.

3. L’état psychologique exprimé : l’acte de langage satisfait dans sa réalisation à

la condition de sincérité.

4. La force de présentation du but illocutoire.

5. Le statut du locuteur et celui de l’auditeur.

6. La manière dont l’énonciation est rattachée aux intérêts propres du locuteur et

de l’auditeur.

7. Le rapport avec le reste du discours du fait de la présence de certaines

expressions performatives ou de certains liens discursifs.

137 Searle, John R., (1972) : p. 61

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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8. La différence de contenu propositionnel déterminée par un marqueur de force

illocutoire comme les temps des verbes.

9. La différence entre les actes devant toujours être des actes de langage et ceux

pouvant être accomplis comme actes de langage, mais ne l’étant pas nécessairement.

10. La différence entre les actes dont l’accomplissement requiert une institution

extralinguistique, comme pour bénir, déclarer coupable, etc. et ceux dont

l’accomplissement n’en requiert pas.

11. Les différences entre les actes dont le verbe illocutoire correspondant a un

usage performatif et ceux dont le verbe illocutoire n’a pas de correspondant performatif

comme "se vanter" ou "menacer".

12. Le style dans l’accomplissement de l’acte illocutoire qui peut être différent,

comme par exemple pour "annoncer" et "confier", mais dont le but illocutoire est

identique.138

Searle élabore à partir de cette classification cinq (5) types d’actes illocutoires :

1. Les assertifs dont le but est d’engager la responsabilité du locuteur sur la

vérité ; la direction va des mots au monde et l’état psychologique est la croyance.

2. Les directifs : il s’agit de faire faire quelque chose. La direction des directifs

va du monde aux mots. La condition de sincérité sous-entend la volonté à faire.

3. Les promissifs dont le but est d’obliger à adopter une conduite future. Leur

direction va du monde aux mots. L’intention d’avoir cette conduite constitue la

condition de sincérité.

4. Les expressifs ont pour but d’exprimer l’état psychologique formulé dans le

contenu propositionnel. Il n’y a pas de direction concernant ces actes de langage. Quant

à la condition de sincérité, elle est présupposée.

138 Searle, J. R., (1979) : pp. 40-46

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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5. Les déclarations : l’accomplissement réussi garantit que le CP (contenu

propositionnel) correspond au monde. Searle cite l’exemple suivant : accomplir avec

succès l’acte de désigner quelqu’un président implique qu’il devient président.139

Searle critique la taxinomie d’Austin en invoquant les raisons suivantes, classées

par ordre d’importance croissante :

— verbes et actes y sont confondus ;

— tous les verbes ne sont pas des actes illocutoires ;

— les catégories se recouvrent trop largement ;

— il y a trop d’hétérogénéité intra-catégorielle ;

— les verbes recensés dans une catégorie ne correspondent pas, dans la plupart des

cas, à la définition donnée pour cette catégorie ;

— il n’y a pas de principe cohérent de classification.140

L’examen des divers procédés linguistiques dont disposent les locuteurs pour

communiquer l'acte de langage est nécessaire :

« L'acte est-il réalisé explicitement (…)

ou implicitement (…) ? L'interprétation de

l'acte illocutoire (…) est-elle liée à la

présence de marques linguistiques ou au

contraire déterminée par le seul contexte

d'énonciation ? »141

139 Searle, John R., (1972) : pp. 52-60

140 Idem., p. 51

141 Moeschler, J., (1985) : p. 17.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Chapitre 1 : Les instances de l’interlocution

1. L’instance interlocutoire

2. L’image du locuteur

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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1. L’INSTANCE INTERLOCUTOIRE

Un lecteur non averti ne perçoit pas l’apparition de l’interlocuteur dans un

discours donné. Pris au piège de l’identification, il ne perçoit pas qu’il est lui-même cet

interlocuteur. Il subit donc l’argumentation sans se rendre compte que le locuteur prend

en charge ses croyances, sa doxa, bref son horizon d’attente.

Par ailleurs, il n’est pas le seul interlocuteur concerné par cette démarche, au

sens qu’on lui donne dans le domaine du marketing. Les personnages sont aussi visés

par le locuteur. Le lecteur aussi bien que les personnages mais aussi leur position, dans

tous les sens du terme, forment ce que nous appelons ici une instance interlocutoire.

L’analyste, quant à lui, en tant que lecteur averti, se donne pour tâche de repérer

les traces discursives de cette instance de sorte à pouvoir juger de son rôle dans la

réussite de l’argumentation.

Il s’agit donc de voir comment cette instance peut être considérée comme

composante de l’argumentation alors qu’elle n’apparaît que subrepticement. Quelles

sont les modalités mises en œuvre par l’analyse argumentative pour identifier le rôle de

cette instance ?

Notre corpus étant composé de textes où une situation de communication

commune reste difficile à définir, nous jugeons utile de préciser ce qu’est l’instance

interlocutoire. Nous considérerons, pour des raisons méthodologiques, comme instance

interlocutoire aussi bien les personnages présents dans le corpus que le lecteur lui-

même.

Seront également considérés comme instance locutoire l’auteur/narrateur qui

tente de convaincre son instance interlocutoire (allocutaire, lecteur, personnage, etc.) et

les personnages.

L’emploi du concept instance interlocutoire à bon escient est, par ailleurs,

conditionné par son hétérogénéité discursive dont il importe de clarifier les contours.

Une définition formelle de l’instance interlocutoire est donc nécessaire pour la poursuite

de notre analyse.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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1.1. Comment peut-on définir l’instance interlocutoire ?

1.1.1. Nature de l’instance interlocutoire

Ce que nous appelons « instance interlocutoire » rejoint la notion d’ « auditoire »

définie par Perelman comme

« l’ensemble de ceux sur lesquels

l’orateur veut influer par son

argumentation. »142

Mais, précise Amossy, l’auditoire est « une entité variable » qu’il importe de

préciser. En effet, toute instance locutoire est appelée, dans le cadre d’une

argumentation, à déterminer son instance interlocutoire pour l’efficacité de son discours.

Connaître son instance interlocutoire, c’est anticiper ses réactions pour mieux construire

son argumentation.

Certes, l’instance interlocutoire peut être passive, mais l’instance locutoire, que

son instance interlocutoire soit présente (interlocuteur) ou qu’elle subisse passivement

l’argumentation, utilise les mêmes stratégies discursives car, selon Van Eemeren,

« l’argumentation adressée à un

interlocuteur unique ou à un lecteur doit

être considérée comme faisant partie d’un

dialogue, même si l’autre adopte une

attitude passive et ne réplique rien […].

Même face à un auditoire totalement

impassible, l’argumentateur en quête de

succès anticipera les contre-arguments

possibles et tentera de lever les

objections présumées. »143

142 Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) ; 1 re éd. (1958) : p. 25

143 Cité par Amossy, R. (2000) : p. 34

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Cela nous amène à redéfinir la notion d’interaction verbale. En effet, à la suite

de Bakhtine, il faut distinguer entre situation dialogique et situation dialogale. Une

situation dialogale est celle où le dialogue est effectif, c’est-à-dire où les participants au

dialogue sont alternativement locuteur et interlocuteur. Par dialogique, il faut entendre

tout discours mettant en scène un locuteur qui s’adresse à un allocutaire sans pour

autant qu’il y ait échange verbal, c’est-à-dire dialogue effectif.

A ce propos, Kerbrat-Orecchioni souligne le caractère dialogique de toute

interaction argumentative et dégage quatre classes de récepteur144

:

1° présent et loquent (échange oral quotidien) ;

2° présent et non-loquent (la conférence magistrale) ;

3° absent et loquent (la communication téléphonique) ;

4° absent et non-loquent (dans la plupart des communications écrites).

Nous constatons dans ce classement que le premier et le troisième cas

correspondent à des dialogues effectifs qui relèvent donc d’une situation dialogale. Les

deuxième et quatrième cas, en revanche, sont dialogiques.

Dès lors, nous pouvons classer l’instance interlocutoire en situation de

communication dans notre corpus en deux catégories :

1° une instance interlocutoire absente et non-loquente représentée par les

lecteurs (situation virtuelle) ;

2° une instance interlocutoire présente et loquente dans les situations de

dialogues effectifs entre personnages (situation de face-à-face).

1.1.2. L’instance interlocutoire déterminée par sa doxa

Ces catégories distinguées, nous pouvons nous demander comment l’instance

locutoire s’adapte à ces deux types d’instance interlocutoire. En effet, l’instance

locutoire est dans l’obligation de s’adapter à son instance interlocutoire pour prétendre à

144 Cf. Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin,

p. 24

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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l’efficacité de son discours. A ce titre, quels sont les facteurs à prendre en compte pour

réussir l’argumentation ?

S’adapter à une instance interlocutoire, note Amossy « c’est avant tout

prendre en compte sa doxa »145

. Il s’agit en fait de s’intéresser aux croyances

et aux « schèmes de pensée » de son instance interlocutoire pour susciter son adhésion.

Par ailleurs, cette connaissance de l’instance interlocutoire n’est pas empirique

mais imaginée car l’instance locutoire se construit une représentation des valeurs

dominantes et, partant, une image de son instance interlocutoire. En d’autres termes,

l’instance locutoire se propose de construire son instance interlocutoire sur la base de sa

doxa :

Le locuteur « doit se faire une image de

son public s’il veut se figurer les

« opinions dominantes », les « convictions

indiscutées », les prémisses admises qui

font partie de son bagage culturel. Il

doit connaître le niveau d’éducation de

ces interlocuteurs, le milieu dont ils

font partie, les fonctions qu’ils assument

en société. »146

Cependant, l’image que le locuteur se fait de son instance interlocutoire n’est pas

représentative de sa réalité physique puisqu’elle découle non de l’expérience mais de

l’imaginaire. A vrai dire, il y a toujours une part de relativité dans la définition de cette

instance interlocutoire.

L’auteur, quand il s’adresse au lecteur, suppose que celui-ci partage les

prémisses concernant la genèse de l’extrémisme en Algérie. Il se fait une image de ce

lecteur qui peut, toutefois, ne pas correspondre à sa réalité corporelle.

145 Amossy, R. (2000) : op. cit, p. 36

146 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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L’instance locutoire-personnage qui va entamer son argumentation avec un

interlocuteur-personnage dans Le dernier été de la raison (cf. Annexe 8) se construit

une image de l’individu qu’il va prendre en stop :

« Il a, en effet, par mesure de sécurité, cessé de prendre en stop des

inconnus. Car des citoyens, libres penseurs, intellectuels qui se sont

prononcés contre l'instauration du régime communautaire,

agnostiques identifiés, sont encore recherchés par les milices des

Frères vigilants. »147

Le passage montre que l’instance locutoire, à savoir le personnage-narrateur,

prend en stop l’interlocuteur parce qu’il s’imaginait avoir affaire à un « libre penseur ».

Par la suite, il remettra en cause cette imagination :

« Son imagination, en pleine ébullition, lui aurait-elle joué un tour, en

lui présentant l'auto-stoppeur sous une apparence qui n'est pas la

sienne ? »148

Pourtant, le locuteur va orienter son argumentation en s’adaptant à cet

interlocuteur. Il choisira alors des arguments communs à la communauté dans laquelle

évolue son interlocuteur :

« Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce

que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent n'importe comment, au

mépris de tout règlement, comme s'ils évoluaient en plein désert

parmi des montures indolentes »149,

en rapport avec les préoccupations de son âge (jeunesse) :

147 Djaout, T. (1999) : p. 35

148 Idem., p. 36

149 Idem., pp. 36-37

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à

d'autres choses qu'aux prophéties. »150,

son niveau scolaire :

« Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et

du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des

siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que

notre religion n'apparaisse. »151

A travers cet exemple, nous constatons que la prise en compte de la doxa est

primordiale dans la réussite et l’efficacité de l’argumentation.

1.2. Les traces discursives de l’instance interlocutoire

1.2.1. Construction psychique et trace discursive de l’instance interlocutoire

Certes, la connaissance de la doxa sert à la construction psychique de l’instance

interlocutoire, mais ce n’est qu’une étape dans l’argumentation car il faut, à présent, la

transformer en discours. L’instance locutoire module l’image mentale qu’elle a de son

instance interlocutoire pour la transformer en discours.

Mais comment peut-on déceler les marques du public dans un discours ?

Dans l’exemple précédent, nous avons vu comment le locuteur s’était trompé sur

l’image de son interlocuteur mais qu’il avait pu la reconstruire une fois le dialogue

entamé après avoir reconnu les représentations de son interlocuteur à travers le discours

de celui-ci :

«-Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les

Révélations. C'est le berceau des prophéties. »152

150 Djaout, T. (1999) : p. 37

151 Ibid.

152 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Dans cette réplique, le locuteur a dégagé les croyances et les représentations de

son interlocuteur.

Nous pouvons dire que l’instance locutoire (ou le locuteur) n’accède pas

directement aux représentations de son instance interlocutoire mais qu’il se les

représente d’abord avant de les vérifier à travers le discours.

Ensuite, l’analyste lui-même ne découvre les représentations que se fait

l’instance locutoire de son instance interlocutoire qu’à travers le discours qu’il se

prépare à analyser.

C’est à juste titre qu’Amossy affirme :

« la représentation que se fait le

locuteur de son public ne peut être perçue

en dehors du discours où elle trouve à

s’inscrire. C’est seulement lorsqu’elle se

matérialise dans l’échange verbal qu’elle

prend consistance et peut être rapportée à

des données ou des images extérieures

préexistantes. »153

Le locuteur construit donc son instance interlocutoire dans le discours (Perelman

définit l’auditoire Ŕ l’instance interlocutoire pour nous Ŕ comme « fiction verbale ».)

Pour ce faire, il active des images qu’il a de cette instance interlocutoire pour toucher et

faire adhérer. Il a recours, dans cette entreprise, au stéréotype, opération qu’Amossy

appelle « stéréotypage de l’auditoire ».

1.2.2. L’instance interlocutoire comme stéréotype

Le stéréotype est défini par Amossy comme

153 Amossy, R. (2000) : op. cit, p. 39

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« une image collective figée, qu’on peut

décrire en attribuant un ensemble de

prédicats à un thème (…). »154

Le stéréotypage est, quant à lui,

« l’opération qui consiste à penser le

réel à travers une représentation

culturelle préexistante, un schème

collectif figé »155

Dans le passage suivant :

« A : Tu n'es pas fiancé ? (…)

B : Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas en

public.

A : Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte

dans votre congrégation ? » (Annexe 8),

nous pouvons voir comment le locuteur A se fait une représentation de l’interlocuteur B

par le biais du groupe (votre congrégation) auquel appartient ce dernier. Bien entendu,

le locuteur A a des représentations et des stéréotypes de cette congrégation, qu’il

attribue également à l’individu (B) puisqu’il fait partie de ce groupe.

La référence à la congrégation a permis au locuteur de dégager le « mode de

raisonnement » de son interlocuteur et de mettre en échec ses contre-arguments.

D’ailleurs, l’interlocuteur va demander à être déposé car son argumentation n’a pas

abouti (Annexe 8).

Ainsi le stéréotype est-il primordial dans l’argumentation dans la mesure où il

constitue un atout majeur dans la connaissance de l’instance interlocutoire, donc dans

l’efficacité de l’argumentation.

154 Amossy, R. (2000) : p. 40

155 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

198

1.2.3. Les indices d’allocution

Les « indices d’allocution » (l’expression est de Kerbrat-Orecchioni) constituent

les marques linguistiques représentant l’allocutaire (ou l’interlocuteur). Ils peuvent

revêtir plusieurs formes : dénominations, descriptions de l’instance interlocutoire,

pronoms personnels et évidences partagées.

Tout d’abord, nous entendons par dénomination l’action de désigner par un nom

ou par un appellatif dans le discours. En effet, l’instance locutoire ou locuteur emploie

des noms propres ou autres procédés dénominatifs pour désigner son allocutaire ou

interlocuteur. Ainsi, dans l’annexe 8, le locuteur désigne-t-il son interlocuteur par

« jeune homme ». Cet appellatif nous renseigne sur l’instance interlocutoire dont la

description va nous en apprendre davantage sur son statut, sa constitution, voire ses

représentations. Dans le même exemple, l’interlocuteur est ainsi présenté :

« Le jeune homme, qui boite très fort, s'approche de la voiture en

clopinant et monte à côté de Boualem Yekker.

Il arrange sa gandoura sous ses jambes, comme font les femmes

avant de s'asseoir (…) »156

Cette description s’attache à l’aspect physique de l’instance interlocutoire

(« qui boite très fort… en clopinant… ») et à sa tenue vestimentaire

(« gandoura »). A partir de cette description, l’instance locutoire se fait une idée de

son interlocuteur (infirme + adepte de la congrégation) et va orienter son argumentation

à partir de ces deux caractéristiques.

L’instance locutoire, ici le narrateur, vise les stéréotypes du lecteur. Il sait que le

lecteur agréera la décision du conducteur (locuteur A) qui va prendre en stop

l’interlocuteur, vu que celui-ci boite. La deuxième caractéristique (gandoura) renseigne

le lecteur sur les prémisses et la doxa de l’interlocuteur.

Faire référence aux pronoms personnels, c’est surtout s’intéresser à la deuxième

personne du singulier et du pluriel puisque c’est la personne qui désigne l’instance

interlocutoire, la première étant réservée, mais non exclusivement, à l’instance

156 Djaout, T. (1999) : p. 35

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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locutoire. Il s’agit aussi d’autre éléments grammaticaux en relation avec cette deuxième

personne (les possessifs, par exemple).

Si nous nous attardons encore sur le dialogue dont nous avons entamé l’analyse,

nous remarquons que les deux participants utilisent respectivement les pronoms vous,

tu, nous et leurs corollaires te, votre, notre, nos. Nous allons voir dans ce qui suit que

l’emploi de ces pronoms n’est pas fortuit.

Au début du dialogue, l’interlocuteur B s’adresse au locuteur A en utilisant le

pronom « te » : « - Que Dieu te récompense en bienfaits. » Le

locuteur A se demande immédiatement s’il a bien fait de prendre cet auto-stoppeur.

L’emploi du « te » peut constituer l’élément déclencheur de cette réflexion

puisque le locuteur A s’attendait à un « vous ». Cela représente également le rapport du

« te » (personne) à Dieu (son créateur). L’interlocuteur minimise le rôle du locuteur A

dans l’action de le prendre en stop en privilégiant la volonté de Dieu. L’emploi du « te »

précise donc la valeur du locuteur A Ŕ qui est ici un auditeur.

Par la suite, les deux personnages vont échanger en utilisant le « vous » de

politesse :

« A : Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à

d'autres choses qu'aux prophéties.

B : Et à quoi donc, s'il vous plaît ? »157

Chacun tente de persuader l’autre dans un dialogue d’égal à égal.

A un moment donné, l’interlocuteur B emploie le « nous » pour se désigner lui-

même et son groupe : « Notre Prophète », « Nos efforts ne seront pas

inutiles pour lui faire retrouver la lumière. ». Il inclut dans ce

« nous » le locuteur A dans la mesure où il se fait une représentation de cet auditeur

comme partageant la même doxa que lui et son groupe, d’autant plus que A avait

employé le « nous » auparavant dans l’expression « notre religion ».

157 Djaout, T. (1999) : p. 37

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

200

Cette représentation sera immédiatement remise en cause puisqu’il demande

à A :

« Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à

triompher ? Vous êtes donc habité par le doute ? »

Le locuteur A va, à la fin du dialogue, utiliser le « tu » pour impressionner

l’interlocuteur B : « - Tu n'es pas fiancé ? » et préciser qu’à travers lui, il vise

également son groupe, dont A se démarque : « - Tout ce qui est essentiel

est donc frappé du sceau de la honte dans votre congrégation ? »

Cette démarcation de l’instance interlocutoire qui ne s’adapte pas à lui fait

capoter l’argumentation de A puisque B décide d’arrêter la conversation et de descendre

de voiture. En bref,

« une analyse des pronoms permet de faire

intervenir l’auditoire, défini comme

l’ensemble de ceux qu’on veut persuader,

aussi bien sous la forme d’un « tu » et

d’un « vous » que d’un « nous »158

Par ailleurs, la troisième personne peut servir pour apostropher l’instance

interlocutoire. Ains,i dans notre exemple, l’interlocuteur B dit-il :

« - Excusez-moi, mon oncle, mais vous me semblez envahi par le

désarroi de ceux à qui la foi fait défaut. »

Il interpelle aussi bien A en utilisant le pronom « vous » que les autres par

l’intermédiaire de « ceux ». B fait semblant de ne pas désigner directement A comme

non croyant en faisant intervenir « ceux » qu’on peut appeler, à la suite de Kerbrat-

Orecchioni, comme un « trope communicationnel159». D’ailleurs, B continue

en disant :

158 Amossy, R. (2000) : p. 42

159 Kerbrat-Orecchioni, C. (1986): L’implicite, Paris, A. Colin, p. 131

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« Je m'excuse par avance, car j’espère m'être trompé. »

Enfin, lorsque l’instance interlocutoire n’est pas désignée explicitement par des

noms propres, des appellatifs, des descriptions ou encore des pronoms personnels, les

croyances, les mythes, les valeurs dominantes, les opinions peuvent servir pour

reconstruire cette instance interlocutoire.

Ainsi, dans notre dialogue, pouvons-nous définir dès le départ l’instance

interlocutoire, c’est-à-dire l’interlocuteur B, en faisant référence aux croyances de ce

personnage dans sa réplique :

«- Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les

Révélations. C'est le berceau des prophéties. »

ou encore dans sa citation de la parole du Prophète (hadith) :

« Chacun de vous est un berger, et chaque berger rendra compte de

son troupeau »

Toutefois, pour ce dernier paramètre, l’analyste doit posséder une connaissance

conséquente de la culture, des croyances et de la doxa dans lesquelles évolue le discours

argumentatif.

1.3. Instance interlocutoire indivisible et instance interlocutoire diversifiée

Lorsque l’instance locutoire a affaire à une instance interlocutoire composite

(Cf. Amossy : 2000)

« réunissant des personnes différenciées

par leur caractère, leurs attaches ou

leurs fonctions »,

elle est appelée à « utiliser des arguments

multiples pour gagner les divers éléments

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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de son auditoire (instance

interlocutoire). »160

Dans notre corpus, Djaout est confronté à une instance interlocutoire composite

qu’il s’agit de faire adhérer à des thèses souvent controversées dans la société dans

laquelle évolue cette instance interlocutoire.

Cependant, la fluctuation de l’instance interlocutoire reste un écueil majeur dans

l’efficacité de l’argumentation. C’est pour cela que l’instance locutoire tente de trouver

un dénominateur commun dans son instance interlocutoire sur lequel elle fondera sa

stratégie argumentative. Une instance interlocutoire homogène existerait donc en tant

que donnée réelle.

Mais lorsque l’homogénéité immanente vient à manquer, l’instance locutoire

tente de la discerner dans son instance interlocutoire. Elle construit, de ce fait, une

image fictionnelle de son instance interlocutoire à des fins argumentatives.

En effet, deux situations peuvent se présenter à l’instance locutoire : soit elle est

en face d’une instance interlocutoire foncièrement homogène, partageant les mêmes

idées, soit elle construit une homogénéité fictionnelle pour pouvoir mener son

argumentation Ŕ même si les opinions de cette instance interlocutoire ne sont pas

toujours les siennes.

Dans les deux situations, note Amossy, l’instance locutoire

« peut élaborer ses stratégies de

persuasion en se fondant sur un ensemble

d’opinions partagées et en considérant son

public comme un tout indivisible. »161

160 Perelman, Ch., Olbrecht-Tyteca, O. (1970): 1 re éd. (1958) : p. 28

161 Amossy, R. (2000) : p. 44

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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1.3.1. L’instance interlocutoire comme foncièrement homogène

Considérons l’interaction suivante où les deux participants, Elbouliga et

Boualem, partagent les mêmes idées. Il s’agit de deux personnages que le narrateur

présente comme des parias :

« les visites d'Ali Elbouliga sont devenues beaucoup plus fréquentes,

car lui aussi est un paria : il n'accomplit pas les cinq prières, (…) » ;

« [Boualem] revoit Kenza (…). Elle lui avait assené, quelques jours

avant son départ, qu'elle avait honte d'un père comme lui, sourd à la

voix de Dieu, exclu des clémences du Jugement Dernier et des

béatitudes de la Résurrection. C'était l'heure de la prière. (…) trois

tapis de prière apparurent simultanément (…) et la femme, la fille et

le fils s'abîmèrent dans des poses d'orants. Lorsqu'ils se relevèrent de

leurs dévotions, la fille ramassa avec rage son tapis et se tournant

vers son père, elle déversa un flot de reproches. »162

Voici l’interaction :

« 1- La roue de secours est, semble-t-il, en voie d'être interdite. Les

nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture

comme une marque du peu de foi que l'on a dans la capacité du

Créateur à nous mener à bon port. S'il veut nous laisser au milieu du

chemin, c'est qu'il l'aura décidé, et l'on n'a qu'à s'incliner devant sa

volonté.

2- Il court bien d'autres informations, toutes aussi déroutantes. On

aura bientôt, selon les dires, des hôpitaux pour hommes et des

hôpitaux pour femmes. Toute personne surprise hors de la mosquée

à l'heure de la prière aura à répondre de son délit devant un tribunal

religieux. On mettra en vente quelques modèles de costumes que les

citoyens devront porter. C'est probablement une loi concoctée avec

162 Djaout, T. (1999) : pp. 71-72, c’est nous qui soulignons.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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la complicité de quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être

aussi un magnat du textile.»163

Nous remarquons que le recours à l’argumentation est primordial dans toute

interaction, même si les deux interlocuteurs s’inscrivent dans le même discours

idéologique.

Dans l’énoncé 1, le locuteur annonce une décision qu’il attribue aux autres (les

législateurs), à qui incombe la responsabilité d’argumenter cette décision. Le locuteur

prend de ce fait ses distances vis-à-vis de ce courant de pensée en faisant appel, d’une

part, à la troisième personne et, d’autre part, en utilisant des verbes d’opinion

« interprètent », « semble ».

Dans l’énoncé 2, l’interlocuteur ne répond pas directement au locuteur, mais

continue dans son sillage : « Il court bien d'autres informations ». Il ne

contredit pas le locuteur car il partage la même doctrine que lui. Il énonce certains faits

sans une argumentation évidente, mais lance un argument pour étayer le dernier fait

concernant l’habit :

« C'est probablement une loi concoctée avec la complicité de

quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être aussi un magnat

du textile. »

Par ailleurs, dans les deux énoncés, le ton est à l’affirmation directe Ŕ le discours

ne souffre aucune discussion Ŕ et les interlocuteurs, l’un comme l’autre, essaient de

toucher (« nous » dans l’énoncé 1, Boualem, Elbouliga et ceux qui n’agréent pas cette

décision ; « Toute personne surprise hors de la mosquée », « les

citoyens devront porter », dans l’énoncé 2).

C’est à juste titre qu’Amossy dit :

« le face-à-face d’un orateur (instance

locutoire) avec un auditoire (instance

163 Djaout, T. (1999) : pp. 22-23

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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interlocutoire) qui d’ores et déjà acquis

à sa thèse autorise des stratégies

argumentatives, comme le recours à

l’affirmation emphatique et au pathos, qui

ne seraient pas de saison dans une autre

situation interactionnelle. »164

En définitive, l’usage de l’argumentation est donc nécessaire dans toutes les

situations de communication quand bien même l’instance interlocutoire partage les

mêmes opinions et les mêmes convictions.

1.3.2. L’instance interlocutoire comme construction homogène

L’instance locutoire qui s’adresse à une instance interlocutoire dont elle ne

partage pas les opinions et les convictions Ŕ donc une instance interlocutoire qui ne

pense pas comme elle Ŕ est dans l’obligation de tenir compte de certaines prémisses que

cette instance interlocutoire tient pour valables.

Examinons, pour comprendre la démarche argumentative de l’instance locutoire,

ce passage extrait d’un roman de Tahar Djaout. Le passage en question est une requête

adressée à un imam-juge et dont la finalité est d’accéder au pardon.

«-Monsieur l'émir-juge, ô Sacralité ! Je n'ai jamais dit que vous

n'aviez pas raison. De tels jugements n'ont jamais, Dieu merci!,

effleuré mon esprit, même dans mes moments d'égarement ou

durant les rêves effrayants qui peuplent l'obscurité de ma cellule. Ce

qui me chagrine quelque peu, mais que j'accepte avec soumission car

votre sagacité ne peut se fourvoyer, c'est cet entêtement à greffer

sur le problème me concernant d'autres où personne ici ni ailleurs ne

peut trouver son intérêt...(…)

- Monsieur le gouverneur ; pardon, monsieur l'imam-juge, ce que j'ai

du mal à comprendre aussi, c'est cette manie de tout surcharger, que

Dieu me damne si je vous rends responsable de cela. A quoi bon un

164 Amossy, R. (2000) : p. 47

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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surplus de témoins, alors que ce que j'ai moi-même avoué dépasse

de loin leurs accusations ? Vous les avez vus se répandre en

invectives et en insinuations énigmatiques. Ils ne font en réalité que

corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires. Je vais finir

par croire -excusez-moi pour tant d'orgueil- qu'il y a une véritable

conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le

plus infime détail ce que j'ai fait du début à la fin - Celui qui entend

et voit tout ayant été mon unique témoin. Mon intention est de

vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l'imam juge. Je vous

révèle non seulement mes actes mais aussi mes desseins dont le

Tout-Puissant n'a pas voulu permettre l'aboutissement. Alors, je

n'arrive pas à comprendre - et j'implore une nouvelle fois l'absolution

de mon insolence - comment la respectable et infaillible organisation

dont vous êtes le dévoué et perspicace ordonnateur cherche à

compliquer mon affaire par des dépositions de témoins aussi

tortueuses qu'inopportunes...»165

Les expressions soulignées montrent que l’instance locutoire part de prémisses

partagées par l’instance interlocutoire (rappelons que l’instance locutoire s’adresse à

l’imam-juge et à l’assistance). D’une part, l’instance locutoire donne de l’imam-juge

l’image d’une personne sacrée qui ne saurait se tromper. D’autre part, le recours à des

formules référant à Dieu, à son omniscience et à sa toute-puissance font pencher la

balance du côté de l’instance locutoire qui bénéficie du pardon.

Cet exemple montre que, dans la mesure où une interaction est possible,

l’instance locutoire, bien qu’elle s’adresse à une instance interlocutoire avec laquelle

elle ne partage pas les points de vue, est appelée à fonder son argumentation sur des

prémisses en vigueur dans le groupe auquel appartient l’instance interlocutoire.

165 Djaout, T. (1999) : pp. 55-56. C’est nous qui soulignons.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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1.3.3. L’instance interlocutoire hybride

Une instance interlocutoire hybride (auditoire composite, pour Amossy) est une

instance interlocutoire composée d’entités qui ne partagent pas les mêmes évidences et à

qui l’instance locutoire n’accorde pas le même statut (social, intellectuel ou autre).

Aussi, Amossy note-t-elle que

« lorsque l’on s’attaque à un cas

d’auditoire composite, il convient : -de

sérier les groupes d’allocutaires auxquels

le discours s’adresse en fonction des

trois critères verbaux déjà évoqués

(désignation, pronoms personnels,

évidences partagées) ; -d’examiner comment

le discours hiérarchise les groupes :

quelle est l’importance dévolue à chacun

d’eux selon la place qu’ils occupent dans

le texte, ou selon l’insistance mise sur

les valeurs qui les distinguent ? -de voir

comment les prémisses et les évidences

partagées que le discours utilise pour

chacun des groupes se concilient entre

elles (…). »166

Nous proposons d’étudier un passage extrait de Les Vigiles, roman de Djaout (cf.

Annexe 9). Dans ce passage, l’instance locutoire s’adresse à une assemblée constituée

d’officiels, d’un inventeur et d’une assistance anonyme.

L’instance locutoire partage son instance interlocutoire en quatre groupes en

utilisant des désignations, des pronoms personnels et en faisant référence à des

évidences partagées. Le tableau suivant reprend cette subdivision :

166 Amossy, R. (2000) : p. 49

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Tableau 7: constitution de l’instance interlocutoire

Désignations Pronoms personnels Évidences partagées

Groupe 1 Nos gouvernants

M. l'officier supérieur du

commandement régional,

M. le sous-préfet et

d'autres personnalités

prestigieuses

Nous et ses corrélats

« notre, nos »

Football, politique,

suivent de près cette

autre guerre contre

l'ignorance et pour

l'élévation du pays à

l'échelle des nations

prospères

Groupe 2 M. Mahfoudh Lemdjad

la jeunesse saine et utile

il savoir, intelligence,

travail

Groupe 3 Certains égoïstes, un

homme

ø jamais préoccupés

du prestige de la

nation

Groupe 4 des lèvres, des têtes, gens ø goûter aux choses

tangibles

Ce tableau montre que l’instance locutoire s’adresse à son instance interlocutoire

en tenant compte du rang de chaque groupe et de ses évidences. Elle accorde une place

majeure aux groupes 1 et 2.

En effet, d’une part, elle utilise des appellatifs (M. l’officier supérieur, M. le

sous-préfet), des noms propres (M. Mahfoudh Lemdjad), des descriptions (jeunesse

saine et utile), d’autre part, elle tente de rapprocher les opinions des deux groupes (le

groupe 1 « suit de près cette autre guerre contre l'ignorance », évidence du groupe 2).

Le groupe 3 n’est là que pour rehausser l’image du groupe 1. L’instance

locutoire exclut ce groupe en ne le désignant pas clairement, mais il reste une stratégie

argumentative pour convaincre les autres groupes Ŕ surtout le groupe 2 Ŕ du bien fondé

de ses opinions. Les évidences du groupe 1 sont en opposition avec celles du groupe 3.

Quant au groupe 4, il est presque inexistant, réduit à des « lèvres », des « têtes »,

des « applaudissements », bref à l’anonymat. Il est là pour cautionner le discours de

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l’instance locutoire. D’ailleurs, ses évidences ne sont pas en rapport avec celles des

autres groupes.

Toutefois, on ne saurait limiter un discours littéraire à un nombre déterminé

d’allocutaires ou à une instance interlocutoire unidimensionnelle caractérisée par des

convictions et des croyances définies. Le discours littéraire tente de toucher une

instance interlocutoire universelle.

1.4. Qu’est-ce qu’une instance interlocutoire universelle ?

L’instance interlocutoire universelle est le type même de l’instance interlocutoire

visé par une œuvre littéraire. En d’autres termes, le discours littéraire prétend

transcender les clivages doctrinaux et les croyances qui déterminent les groupes

d’instance interlocutoire pour toucher tout être capable de suivre un raisonnement.

Aussi l’œuvre littéraire ne définit-elle que sommairement son instance

interlocutoire pour pouvoir amener toute instance interlocutoire à adhérer à des thèses

sans qu’elle se sente impliquée ou, pire, exclut. Le rôle de l’instance locutoire Ŕ de

l’auteur donc Ŕ est d’influencer tout allocutaire, tout lecteur dans le but de le faire

adhérer aux thèses développées dans son discours.

Pour ce faire, il construit une image de cette instance interlocutoire universelle

en rapport avec les préoccupations socio-historiques du moment. Encore une fois,

l’instance interlocutoire universelle n’est qu’une construction de l’esprit car c’est

« l’image que l’orateur (l’instance

locutoire) se fait de l’homme raisonnable,

de ses modes de penser et de ses

prémisses. »167

1.5. La construction de l’instance interlocutoire comme stratégie argumentative

Pour convaincre, l’instance locutoire construit une image de son instance

interlocutoire à même d’influer sur la façon de voir de celle-ci et de lui faire accepter

167 Amossy, R. (2000) : p. 56

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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son argumentation. Ainsi, dans les exemples précédents, avons-nous pu voir comment

l’instance locutoire use de l’image de l’allocutaire comme stratégie discursive. Dans le

discours adressé à l’imam-juge (cf. supra.), l’instance locutoire tente d’infléchir la

décision du juge en lui renvoyant une image dans laquelle il se reconnaît volontiers, et

avec complaisance. Elle lui dit en substance :

« Je n'ai jamais dit que vous n'aviez pas raison. », ou « votre sagacité

ne peut se fourvoyer », ou encore « vous êtes le dévoué et

perspicace ordonnateur ».

L’une des premières stratégies argumentatives que l’instance locutoire doit

prendre en compte est celle de la construction de l’instance interlocutoire. Cela dit, il ne

saurait exister de parole efficace sans prise en compte de l’instance interlocutoire. Aussi

cette instance interlocutoire n’est-elle qu’une construction de l’instance locutoire qui en

donne une image susceptible de lui faire croire qu’elle tient le pouvoir car, en fin de

compte, l’argumentation n’est qu’une question de pouvoir. Ce pouvoir revient en effet à

celui qui tient l’argumentation et en fait une arme de persuasion.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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2. L’IMAGE DU LOCUTEUR

Ce que nous désignons par « image du locuteur » est ce qui est appelé

traditionnellement ethos, c'est-à-dire

« l’image de soi que le locuteur

construit dans son discours pour

contribuer à l’efficacité de son dire. »168

Cette image est alors à chercher dans le dire de l’instance locutoire (ou locuteur),

à travers des signes discursifs qui sont susceptibles de contribuer à sa stratégie

argumentative globale.

Une approche de ces éléments discursifs s’avère donc indispensable dans l’étude

de l’argumentation mise en œuvre par le locuteur.

Cependant, les avis ne sont pas unanimes quant à l’efficacité de cette approche

car, pour certains, l’analyste qui se penche sur la visée argumentative du discours d’un

locuteur est confronté aux a priori qu’il a de l’idéologie de celui-ci. En d’autres termes,

l’analyse est-elle fondée sur les traces discursives de l’argumentation ou sur la

connaissance qu’on a du locuteur en tant que personne, et par-là même de sa stratégie

argumentative ?

Un autre problème peut se poser concernant la sincérité du dire du locuteur par

rapport à son image déjà présente dans notre esprit. Toutefois, affirme Barthes, l’ethos

est représenté par

« les traits de caractère que l’orateur

(instance locutoire) doit montrer à

l’auditoire (instance interlocutoire) pour

faire bonne impression : ce sont ses airs

(…) » et par le biais de son discours, il

168 Amossy, R. (2000) : p. 60

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

212

dit « je suis ceci, je ne suis pas

cela. »169

L’image du locuteur est considérée par Maingueneau comme

« attaché[e] à l’exercice de la parole, au

rôle qui correspond à son discours, et non

à l’individu « réel », indépendamment de

sa prestation oratoire : c’est donc le

sujet d’énonciation en tant qu’il est en

train d’énoncer qui est ici en jeu. »170

De cette définition, il ressort que l’image du locuteur est à étudier en tant que

révélatrice de la stratégie adoptée par le locuteur dans une situation d’énonciation

particulière. Elle est appelée à se modifier et à s’adapter à la situation d’énonciation.

2.1. Indicateurs énonciatifs de l’image du locuteur

Nous voyons donc que l’image du locuteur est liée à la notion d’énonciation

définie comme acte individuel de production d’un énoncé. Le locuteur laisse une

empreinte dans cet énoncé par les moyens linguistiques qu’il mobilise pour sa

réalisation.

Cette empreinte qu’est l’énonciation fait qu’un même énoncé est différent d’un

locuteur à un autre. La différence va transparaître dans l’utilisation d’embrayeurs,

d’actualisateurs, de shifters, de modalisateurs, de termes évaluatifs,

tous « procédés linguistiques par lesquels

le locuteur imprime sa marque à l’énoncé,

s’inscrit dans le message (implicitement

169 Barthes, R. (1994) : « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire », In Recherches rhétoriques, Paris, Le

Seuil, « Points », (1ère

édition Communications n°16, 1970), p. 315 170

Maingueneau, D. (1993) : Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, p. 138

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

213

ou explicitement) et se situe par rapport

à lui. »171

Ces procédés sont à même de rendre compte de la subjectivité dans le langage.

Les pronoms personnels peuvent servir à repérer cette subjectivité et l’interlocution

entre locuteurs. Les figures 1 et 2 montrent comment les pronoms personnels 1, 2 et 3

(singulier et pluriel) sont distribués dans notre corpus.

Figure 55 : Distribution des pronoms personnels

Cette figure fait ressortir une distribution hétérogène des pronoms personnels.

Les écrits journalistiques (Ruptures) apparaissent en haut à droite de l’axe

perpendiculaire où sont répartis les pronoms personnels nous, soi, elle, leur, ils et eux.

171 Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : p. 32

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Mis à part Le dernier été de la raison et Les chercheurs d’os, les autres romans

apparaissent au-dessous de l’axe horizontal où il est à signaler les pronoms personnels

il, lui, se, je, j’, tu, te, toi, me, m’ et vous.

Dans la mesure où le rapport d’interlocution et la construction d’une

argumentation s’opèrent entre deux instances particulières, à savoir la première

personne et la deuxième, c’est à celle-ci que nous allons nous intéresser plus

particulièrement. Leur présence se manifeste à la droite de l’image, au-dessous de l’axe

horizontal, où sont présents L’exproprié et L’invention du désert.

La prédominance du je implique chez le locuteur la constitution d’une

subjectivité et d’une image de soi en vue d’influencer son interlocuteur. Cette

subjectivité est conjointement construite par les participants à l’interlocution. Les

travaux de Michel Pêcheux ont déjà montré qu’un locuteur A, en prenant la parole, se

fait une image de lui-même et de son interlocuteur B. Ce dernier opère de la même

manière en se construisant une image du locuteur A et en donnant une image de lui-

même.

Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’argumentation basée sur l’image de

l’interlocuteur, sur l’éthos et le pathos, est prépondérante dans ces deux textes.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Figure 56 : Distribution des pronoms personnels (comparaison entre les romans et les

chroniques journalistiques prises séparément)

Cette figure permet de voir, dans le détail, la répartition des personnes 1 et 2

dans les différentes chroniques journalistiques. Ainsi, la première personne apparaît-elle

davantage dans les textes journalistiques suivants : « Lettre de l’éditeur », « La famille

qui avance et la famille qui recule », « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-

penser », « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « Suspicion et désaveu » et dans

les romans L’exproprié et L’invention du désert.

Pour ces deux derniers, nous avons montré, dans notre mémoire de magistère, à

la suite des affirmations de l’auteur lui-même, qu’ils étaient davantage des écrits

poétiques. Nous savons, par ailleurs, que l’utilisation de la première personne est un

indice de poéticité.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

216

Quant à la prédominance de la première personne dans les articles de presse

cités, elle serait liée aux prises de positions franches du journaliste qui nécessitent un

engagement ontologique dans le discours.

Est-ce à dire que l’absence de ces personnes signifierait l’inexistence de rapports

interlocutoires fondés sur l’argumentation ?

Non, mais les stratégies utilisées sont différentes. Alors que le texte littéraire, à

travers des situations vraisemblables de dialogues, permet de construire une

argumentation sur des représentations interlocutoires, le texte journalistique, par une

interpellation sous-entendue, argumente en faveur des thèses du locuteur qui étale, à

demi-mots, son image.

Par ailleurs, la nature même des textes en analyse appelle l’emploi de tel ou tel

pronom personnel. Tandis que le texte journalistique, objectif par essence, invite à

utiliser des pronoms neutres, le texte littéraire se permet de dévoiler la subjectivité des

personnages et de l’auteur. Toutefois, pour les deux genres, la représentation que se font

les acteurs de la communication les uns des autres se donne clairement à lire.

C’est à cette représentation que se fait l’interlocuteur B du locuteur A que

Kerbrat-Orecchioni propose de s’intéresser. Le locuteur A va exploiter cette

représentation dans son discours. Il s’agit d’intégrer à

« la compétence culturelle des deux

partenaires de la communication (…)

l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, qu’ils

se font de l’autre, qu’ils imaginent que

l’autre se fait d’eux-mêmes. »172

Donc, en plus de l’interaction verbale, il y a une interaction des représentations.

Par ailleurs, revenant sur la définition du locuteur, Ducrot distingue à l’intérieur

de la notion de locuteur entre L (« le locuteur en tant que tel ») et λ (« être du monde »).

172 Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : p. 20

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

217

Cette distinction est construite, entre autres, selon Ducrot, sur l’ethos ou « caractère »,

c’est-à-dire sur l’image que se donne de lui-même le locuteur. Mais avertit Ducrot :

« il ne s’agit pas des affirmations

flatteuses qu’il peut faire sur sa propre

personne dans le contenu de son discours

(…) mais de l’apparence que lui confèrent

le débit, l’intonation, chaleureuse ou

sévère, le choix des mots, des arguments

(…) »173

En d’autres termes, outre les indicateurs de personnes, d’autres procédés

linguistiques interviennent dans l’énonciation et dans la composition de l’ethos oratoire.

Parmi ces procédés, nous signalerons encore le choix des mots, les embrayeurs, etc.

Nous allons examiner l’article proposé en annexe 10 pour dégager ces indices

d’énonciation et d’imprégnation de l’ethos dans le discours.

L’article en question est une chronique parue dans le journal Ruptures dont le

rédacteur en chef est justement Djaout. Cette chronique s’intitule « Petite fiction en

forme de réalité ». Elle a pour thème la femme et le traitement qui lui est réservé dans la

société algérienne. La figure suivante montre clairement que ce vocable est excédentaire

dans le texte en question.

173 Ducrot, O. (1984) : Le Dire et le Dit, Minuit, Paris, p. 201

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

218

Figure 57 : Distribution du vocable femme

Cette figure signale que le vocable femme est excédentaire dans le texte que nous

nous proposons d’analyser. Il est vrai que sa fréquence est plus élevée dans Les vigiles,

mais il faut rappeler qu’il s’agit d’un roman, donc un texte plus volumineux. Toutes

proportions gardées, nous dirons que le vocable femme est très fréquent dans « Petite

fiction en forme de réalité », ce qui revient à dire qu’il peut être considéré comme un

pôle thématique.

À partir de ce constat, nous pouvons examiner l’environnement thématique de ce

pôle lexical. Le graphe qui suit montre dans le détail les rapports entre ce pôle et ses co-

occurrents.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

219

Figure 58 : Constellation thématique du vocable femme

Le graphe donne à lire un passé (jadis en bas à gauche) et un présent de la

situation de la femme. Les mots en rouge sont directement liés au mot-pôle. Les mots en

noir sont liés à ce mot à un second niveau.

La situation de la femme n’a guère évolué dans le temps, elle a empiré au

contraire. En effet, c’était une mère destinée à procréer (fils, enfants), à s’occuper de

cuisine (couscous) et elle devient une malédiction à cacher au regard de l’homme, à

rendre invisible grâce au tissu, à mettre dans une tour noire. Elle n’est plus être, elle

devient étrange.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

220

Nous pouvons à présent amorcer la deuxième étape de l’analyse pour considérer

l’image de soi que projette le locuteur à travers le traitement de ce thème. Nous nous

pencherons sur l’appréciation que laisse à lire l’emploi des adjectifs quand le locuteur

parle de la femme.

Il faut peut-être préciser que le locuteur réel, ici le journaliste, parle à la place

d’un locuteur potentiel, le Rêveur. Ce procédé est davantage utilisé en littérature où le

narrateur prend la parole pour décrire les sentiments d’un personnage, ou raconter les

souvenirs d’un personnage par le procédé du flash-back.

Les adjectifs qui se rapportent à "femme" sont regroupés dans le tableau

suivant :

Tableau 8: Expressions et adjectifs en rapport avec "femme"

Expressions et adjectifs péjoratifs Expressions et adjectifs mélioratifs

Bêtes

Formes noires

Aucune trace de corps humain

Être de malédiction, de tentation, de

convoitise

Invisible

Tour noire

Effacée du regard, niée, réduite à un

réceptacle, à un lieu de jouissance dans

l’obscurité coupable

C’est vrai que …

jamais conciliant avec les femmes

accablées de labeur, de brimades et de

sarcasmes.

malmenée

Mais

présente,

pesait de tout son charme, de toute sa

détermination et de toute sa douleur

le lieu de l’épreuve, le centre d’un drame

noué par la pauvreté, la convoitise, la

jalousie, l’amour, le désir et la lutte

qu’impose chaque jour naissant

mais pas réduite

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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chose honteuse

appât de diable

centre des prêches

la source de nos malheurs multiformes,

la cause du juste châtiment

saltimbanques,

dépravés,

pêchés incarnés

offense au Ciel

nullement assimilée à cet objet de

séduction et de damnation

Les expressions relevées dans ce tableau renseignent l’interlocuteur, ici le

lecteur de la chronique, sur la situation de la femme en Algérie. Elles lui donnent, par

ricochet, l’opportunité de décoder l’ethos du locuteur. Par l’emploi de ces expressions,

l’instance locutoire se donne donc à lire et dévoile son image.

L’instance interlocutoire (lecteur, analyste, etc.) comprend que l’instance

locutoire est contre la situation imposée à la femme. Cependant, cette position n’est pas

aussi tranchée que cela. En effet, l’instance locutoire préfère la situation précédente, qui

n’était pas aussi reluisante que cela, à celle d’aujourd’hui. Les expressions relatives à

ces deux situations ne sont pourtant pas très différentes mis à part la valorisation de

l’humain dans le premier cas. Comment expliquer alors que le locuteur ne revendique

pas clairement une situation meilleure pour la femme ? Pourquoi se tourne-t-il vers le

passé au lieu du futur ?

Deux interprétations sont possibles. Si nous admettons que l’instance locutoire

coïncide avec le Rêveur, il est dans l’ordre des choses de penser au passé. Si en

revanche nous attribuons cette identité au journaliste, c’est plutôt le retour nostalgique

au passé qui est envisagé. Effectivement, pour le journaliste, il faut se ressourcer dans le

passé pour remettre l’Algérie sur les rails de l’histoire.

En outre, le journaliste, par devoir d’information, tente de toucher, aux sens

propre et figuré, l’instance interlocutoire, laquelle n’adhère pas à la conception actuelle

de la situation de la femme mais n’est pas non plus prête à faire table rase de sa doxa.

L’instance locutoire tente de séduire l’instance interlocutoire tout en respectant ses

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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croyances. Du coup, cet impératif déforme l’image de l’instance locutoire. Peut-être est-

ce pour cette raison que l’instance locutoire n’utilise pas le "je".

2.2. Traces discursives et prédiscursives de l’image du locuteur

L’ethos ne constitue chez Ducrot qu’une « autre illustration de la

distinction λ Ŕ L »174

et n’est pas envisagé comme moyen d’argumentation et

de persuasion.

C’est à Maingueneau et à son analyse du discours qu’on doit la prise en charge

de l’ethos comme véhicule d’une argumentation ou d’une stratégie argumentative. Il dit

en substance :

« ce que l’orateur prétend être, il le

donne à entendre et à voir : il ne dit pas

qu’il est simple et honnête, il le montre

à travers sa manière de s’exprimer. »175

L’ethos est donc en rapport avec le sujet qui est en train de dire et non pas avec

le sujet réel, la réalisation du discours étant mise de côté.

Certes, l’ethos est véhiculé par le dire du sujet ou du locuteur, mais les moyens

mobilisés ne sont pas les mêmes d’un genre discursif à l’autre. Nous avons déjà vu que

l’emploi des pronoms personnels diffère d’un texte à l’autre.

La prise en charge du dire est individuelle dans L’exproprié ou « La famille qui

avance et la famille qui recule » alors qu’elle est collective dans « Les chemins de la

liberté » (fréquence du nous).

En outre, le choix du lexique et des constructions syntaxiques n’est pas le même

selon que nous avons affaire à un texte journalistique ou un texte littéraire. Le locuteur

narrateur opte, par exemple, dans le texte littéraire, pour désigner les « islamistes », à

des termes tels que « les Frères vigilants », « les régulateurs de la foi », etc., termes

174 Ducrot, O. (1984) : p. 201

175 Maingueneau, D. (1993) : p. 138

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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génériques qui ne trahissent pas outre mesure son aversion pour les terroristes et les

intégristes islamistes.

Quant au locuteur journaliste, il emploie volontiers des appellations comme

« terroristes », « islamistes », « barbus », etc. et réfère clairement la tragédie algérienne

quand il évoque le F.I.S176

.

Le locuteur s’inscrit, s’agissant de la littérature, dans l’universalité qu’impose le

genre tandis que dans le journalisme, il se présente comme « acteur » d’une actualité

algérienne qui l’a marqué et dont il est partie prenante.

L’ethos s'écrit donc dans le genre discursif et tente de s’en imprégner en

adoptant, selon les termes d’Amossy, « une scénographie » :

« (…) le locuteur peut choisir plus ou

moins librement sa scénographie, à savoir

un scénario préétabli qui lui convient et

qui lui dicte d'emblée une certaine

posture. L'image de soi du locuteur se

construit ainsi en fonction des exigences

de plusieurs cadres, que le discours doit

intégrer harmonieusement. »177

Cet ethos est alors soit intégré dans le discours, soit placé en amont. Ce dernier

type est appelé ethos préalable, c’est la représentation que se fait un interlocuteur d’un

locuteur donné. Cet ethos, également désigné par l’épithète "prédiscursif", renvoie au

statut social et officiel du locuteur. Sa trace n’est donc pas à chercher dans le discours

mais en dehors de celui-ci.

L’ethos préalable ou prédiscursif correspond aux données sociales,

professionnelles, voire idéologiques, que supporte, stricto sensu, le journaliste Djaout.

En fondant son journal Ruptures, Djaout voulait instaurer une double rupture : une

rupture avec le pouvoir en place et une autre avec les islamistes. Le lecteur de l’article

176 Front Islamique du Salut. Parti islamiste algérien à l’origine de l’insurrection qui a causé des dizaines

de milliers de victimes. 177

Amossy, R. (2000) : p. 66

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« Suspicion et désaveu » est en droit de penser que le journaliste, opposant de première

heure, est soupçonneux quant aux intentions du pouvoir qui se permet des alliances

douteuses avec les islamistes.

Ce lecteur est néanmoins averti de la situation algérienne des années quatre-

vingt dix et est au courant du rôle que tenait Djaout en tant que journaliste et défenseur

des libertés démocratiques. Une analyse de l’ethos discursif permettrait de consolider

cet ethos préalable.

Pour cela, nous nous intéresserons, sur le plan discursif, aux traces de l’ethos du

locuteur. Nous repérerons, à travers l’énonciation de Djaout, les visées idéologiques et

intellectuelles qu’il donne à lire. L’auteur se place, de prime abord, dans le camp des

démocrates quand il l’affirme :

« C’est l’autre Algérie que nous défendons quant à nous, l’Algérie de

la tolérance, de la générosité et de l’ouverture – mais aussi de

l’intransigeance lorsque certaines valeurs sont mises à mal. »178,

ou :

« Les dernières déclarations du président du HCE et du chef du

gouvernement provoquent la suspicion, voire le désaveu, des

démocrates. »179

Le journaliste relève, ensuite, l’affinité entre les gouvernants et les islamistes :

« le camp islamiste qui, tout en versant dans le terrorisme et l’action

armée, conserve toujours une surface politique légale à travers au

moins deux partis »180

Il s’agit donc, lorsque nous nous intéressons à l’ethos, d’examiner les deux plans

prédiscursif et discursif :

178 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993

179 Djaout, T. : « Suspicion et désaveu », In Ruptures n°10, Du 16 au 22 mars 1993

180 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« au niveau prédiscursif : - le statut

institutionnel du locuteur, les fonctions

ou la position dans le champ qui confèrent

une légitimité à son dire ; - l'image que

l'orateur se fait de sa personne

préalablement à sa prise de parole (la

représentation collective, ou stéréotype,

qui lui est attachée) ;

au niveau discursif : - l'image qui dérive

de la distribution des rôles inhérente à

la scène générique et au choix d'une

scénographie (les modèles inscrits dans le

discours) ; - l'image que le locuteur

projette de lui-même dans son discours

telle qu'elle s'inscrit dans l'énonciation

plus encore que dans l'énoncé, et la façon

dont il retravaille les données

prédiscursives. »181

Mais, « les données prédiscursives (…) ne

sont qu'incidemment mentionnées en toutes

lettres, si bien qu'il est nécessaire de

connaître la situation de l'échange pour

pouvoir en tenir compte à bon escient »182,

Il faut donc savoir que Djaout est écrivain et aussi journaliste. Dans sa « Lettre

de l’éditeur », nous découvrons ses principales préoccupations. Nous sommes ici en

présence d’une présentation explicite de l’ethos mais aussi des « données

prédiscursives » concernant le locuteur. En tant que lecteur-analyste des écrits de

Djaout, nous avons (dé)construit l’ethos du journaliste.

181 Amossy, R. (2000) : p. 71

182 Ibid., p. 72

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Certes, notre tâche a été simplifiée par ce document, mais il n’en demeure pas

moins nécessaire d’analyser plus en détail le discours de Djaout pour définir son ethos.

A travers cette lettre, nous constatons que le locuteur se situe du côté des démocrates,

ou, tout au moins, il est contre les islamistes. Ce parti pris est discursivement

revendiqué dans l’extrait suivant :

« (…) nous aurons, bien évidemment, nos choix et nos partis pris. Si

Abdellah Djaballah183, par exemple, cherche un jour une tribune

d’expression, ce n’est pas chez nous qu’il la trouvera. »184

Une instance locutoire peut, par ailleurs, tenter de

« changer une représentation collective

qui lui est défavorable, et de modifier un

statut insatisfaisant. »185

Pour ce faire, elle doit remodeler son ethos prédiscursif par de nouvelles données

discursives. Examinons le passage suivant :

« - Monsieur l'émir-juge, ô Sacralité ! Je n'ai jamais dit que vous

n’aviez pas raison. De tels jugements n'ont jamais, Dieu merci!,

effleuré mon esprit (…)

- Monsieur le gouverneur ; pardon, monsieur l'imam-juge, (…) Je vais

finir par croire - excusez-moi pour tant d'orgueil - qu'il y a une

véritable conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir

(…) ce que j'ai fait du début à la fin – Celui qui entend et voit tout

ayant été mon unique témoin. (…) Je vous révèle non seulement mes

actes mais aussi mes desseins dont le Tout-Puissant n'a pas voulu

permettre l'aboutissement. (…)

(…) l'émir-juge, d'un simple regard foudroyant, impose silence. D'un

doigt levé au ciel, il efface magnanimement la faute et absout le

183 Dirigeant d’un parti islamiste, et intégriste invétéré

184 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993

185 Amossy, R. (2000) : p. 71

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

227

misérable locuteur qui en est encore à bafouiller et à se tordre les

mains, tâchant dans une même formule d'assener des arguments et

de quémander le pardon. »186

Le locuteur-accusé est jugé par un « tribunal nocturne » pour un chef

d’accusation inconnu ; nous savons seulement qu’il a une opinion différente de celle de

la communauté de l’émir-juge. Il essaie de faire amende honorable en demandant

pardon, mais surtout en se reconstituant un nouvel ethos qui corresponde aux attentes de

son interlocuteur.

Nous découvrons que le locuteur est partisan de la république, ou de l’ancien

régime, notamment par l’emploi du terme gouverneur qu’il retire rapidement pour le

remplacer par imam-juge. Cette substitution a pour visée de changer la représentation de

l’assistance à son égard.

Pour arriver à ce résultat, il fait siens les "arguments", religieux soit dit en

passant, de la communauté à laquelle il voudrait désormais appartenir en reconnaissant

que « Celui qui entend et voit tout [a] été [son] unique

témoin. »

Le locuteur arrive à ses fins car le pardon lui est accordé et il est accepté dans la

communauté.

Toutefois, le locuteur peut choisir de préserver son ethos tel qu’il est, voire le

revendiquer. Voici un exemple qui illustre cette situation :

« Nous refuserons les manichéismes et tous les chantages qui

tendent à nous enfermer dans les logiques du genre : « ce sera moi

ou celui d’en face qui est pire que moi », « si tu n’es pas avec moi, tu

es contre moi ». Notre ligne sera indépendante ; elle ne sera dictée

que par notre conscience, nos enthousiasmes ou nos déceptions. »187

186 Djaout, T. (1999) : pp. 55-56

187 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Chapitre 2 : Les stratégies discursives comme moteur de

l’échange

1. L’argumentation intradiégétique et l’argumentation extradiégétique

2. Les stratégies discursives

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

229

Djaout recourt à l’argumentation pour tenter de remédier par le langage, qui est

sa seule arme, à une situation de fait caractérisée par une spoliation culturelle,

historique, identitaire et linguistique, et dénoncer toute forme de tyrannie. Il combat le

discours véhiculé par cette forme de pouvoir en construisant un autre discours, un

contre-discours. Face à l’activisme de l’autre camp, le langage en action devient chez

Djaout une stratégie majeure.

Ainsi, dans ses romans, certains personnages construisent-ils un contre-discours

face aux idées reçues alors que dans ses écrits de presse, par une gymnastique

monologique ou une polémique assumée, le journaliste tente de convaincre ses lecteurs

et de les faire adhérer à ses propos.

Cette stratégie que Plantin désigne par « antiphonie » rend compte des critiques

éthiques et sociales qu’introduit Djaout dans ses écrits. Sa démarche « antiphonique »

tend à opposer au discours officiel (par la presse) et à l’opinion commune (par la

littérature) un discours critique.

L’antiphonie djaoutienne se manifeste à travers des stratégies discursives

diverses qui visent à élaborer un contre-discours en mesure de déconstruire un discours

véhiculant une formation idéologique rétrograde et négationniste.

Ces stratégies se manifestent à travers des propositions assertives, interrogatives,

impératives, etc. qui obéissent à des règles grammaticales et correspondent aux « trois

fonctions interhumaines du discours »,

« trois modalités [qui] ne font que

refléter les trois comportements

fondamentaux de l’homme parlant et

agissant par le discours sur

l’interlocuteur : il veut lui transmettre

un élément de connaissance, ou obtenir de

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

230

lui une information, ou lui intimer un

ordre. »188

Le locuteur utilise ces trois types de propositions pour agir sur l’interlocuteur en

élaborant des stratégies discursives.

Comme la réalisation linguistique de ces propositions rend compte d’actes de

langage, une stratégie sera donc constituée d’un ensemble d'actes de langage fondés sur

une logique discursive et sous-tendus par une force et une visée argumentatives.

Par ailleurs, la schématisation, la justification et l’organisation sont trois

fonctions majeures qui assurent au sein de toute stratégie argumentative l’efficacité du

discours et la pertinence d’un acte de langage. Ces fonctions sont ainsi définies :

« (a) Une fonction schématisante, qui sert

à construire un modèle de la situation

envisagée ; elle consiste d’abord en

évocations et en déterminations des objets

sur lesquels porte le discours.

Cette définition est illustrée par le passage suivant :

« Le débat proposé par le conseil du gouvernement sur le système

éducatif procède-t-il du désir de remettre de l’ordre et de distiller un

peu de qualité dans une institution naufragée, ou alors est-il une

simple diversion permettant de faire passer, comme une lettre à la

poste, un « réaménagement » insensé à même de porter le coup de

grâce à cette école : substituer à une langue pratiquée et maîtrisée,

le français, une autre langue totalement étrangère, l’anglais ? »

(Djaout : La logique du pire)

(b) Une fonction justificatrice, qui sert

à étayer les dits ; elle intervient selon

que les propositions présentées par

188 Benveniste Émile (1966) : Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, p. 130

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

231

l’énonciateur se suffisent à elles-mêmes

ou réclament une justification.

qui est illustrée dans ce qui suit:

« L’une des principales revendications du courant politiquo-

idéologique, qui a fait main basse sur l’école depuis un quart de

siècle, est, en effet, l’éviction de la langue française de notre système

d’enseignement. La "philosophie" d’hommes que leur médiocrité

exclut de fait de toute logique concurrentielle est, depuis

l’indépendance, de créer une situation qui disqualifie la concurrence.

Et pour cela, ils se sont prêtés au pire, comme de créer un système

d’enseignement tellement médiocre, qu’eux seuls s’y sentiraient à

l’aise et pourrait le gérer. » (Ibid.)

et (c) Une fonction organisatrice qui

conduit le déroulement même du discours.»189

Ce discours s’organise en échange régi par des règles diverses et orienté grâce à

des stratégies discursives réfléchies. Tout échange verbal implique une interaction entre

les partenaires de la communication dans la mesure où chacun tente d’agir sur l’autre.

À ce sujet, Kerbrat-Orecchioni affirme :

« l’exercice de la parole implique

normalement plusieurs participants ŕ

lesquels participants exercent en

permanence les uns sur les autres un

réseau d’influences mutuelles : parler,

c’est échanger, et c’est changer en

échangeant. »190

189 Grize, Jean-Blaise (1973) : « Logique et discours pratique », in Communications, n

o 20, pp. 92-100,

p. 92 190

Kerbrat-Orecchioni, C., (1989), «Théorie des faces et analyse conversationnelle », in Le Frais Parler

d'Erving Goffman (ouvr. coll.), Paris, Minuit, pp. 54-55

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

232

L’échange verbal est, à un certain degré, orienté simultanément par les

participants dans le but de faire adhérer l’autre à son point de vue par le biais de

stratégies discursives.

A ce propos, Moeschler note :

« toute interaction verbale, dont le lieu

de réalisation est la conversation,

définit un cadre de coaction et

d’argumentation. A savoir, un espace où

certaines actions étant engagées, ou

certaines « conclusions » visées, les

interlocuteurs sont obligés de débattre,

perdre ou gagner la face, marquer des

points, négocier pour arriver ou non à une

solution, confirmer des opinions ou

polémiquer. L’analyse du discours

conversationnel aura donc pour objectif de

mettre à jour les coactions et

argumentations qui interviennent dans les

interactions verbales. »191

Par ailleurs, l’alternance des locuteurs ne peut pas être considérée simplement

comme un problème de cohérence du discours mais il faut qu’il y ait une coordination

entre les activités des uns et des autres qui implique une négociation qui repose sur une

série d’étapes dans lesquelles les partenaires interviennent :

1° l’un pour proposer ;

2° un second pour accepter ou refuser ;

3° si acceptation, le premier pour ratifier.

Cependant, si cette troisième étape n’est pas positive, l’échange verbal devient

confrontation. C’est dans ce cas précis que Plantin parle d’argumentation. Il dit à juste

titre :

191 Moeschler, J. (1985) : op. cit , p. 14

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« la conception interactionnelle ancre

l’argumentation dans la divergence et la

confrontation de points de vue. Une

situation langagière donnée commence à

devenir argumentative dès qu’un acte de

langage n’est pas ratifié par

l’allocutaire, ne serait-ce que de manière

non verbale. »192

Au demeurant, même si

« l’analyse conversationnelle (…)

privilégie l’étude des tours de parole

(…), les rituels d’échange (…), la

politesse qui doit préserver l’harmonie de

la relation »193

dans le cadre de conversations authentiques, sa démarche peut être exploitée dans

l’analyse des dialogues que comporte notre corpus.

Comme l’auteur les présente comme des conversations authentiques, il faut les

prendre en considération, vu qu’ils constituent des situations exceptionnelles

(rencontres, échanges entre les personnages), généralement complexes, non seulement

pour le lecteur mais aussi pour le narrateur qui, à un moment précis du texte, interrompt

le récit pour laisser la parole aux personnages.

Ces dialogues représentent alors des défis multiples. Comment faire "parler vrai"

les personnages ? Comment mettre en scène un débat et une confrontation d’idées ?

Comment le dialogue détermine-t-il les relations parfois conflictuelles entre les

personnages ? Comment se fait entendre la voix du narrateur, essentielle pour la

dimension argumentative ?

192 Amossy, R. (2000) : op.cit., p. 22

193 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Nous examinerons, tout d’abord, les stratégies discursives à travers l’étude des

rapports argumentatifs qui s’établissent, d’un côté, entre les personnages et, de l’autre,

entre le narrateur et le lecteur.

Nous nous attarderons, ensuite, sur quelques stratégies discursives de

coopération, de question et de compétition pour décrire la manière dont Djaout réalise

son projet argumentatif dans ses écrits littéraires et journalistiques. Notre hypothèse est

que ces stratégies ne diffèrent pas d’un type discursif à l’autre.

1. L’ARGUMENTATION INTRADIÉGÉTIQUE ET L’ARGUMENTATION EXTRADIÉGÉTIQUE

Il serait intéressant d’étudier les argumentations intradiégétique et

extradiégétique pour comprendre le caractère hybride de l’écriture djaoutienne. Nous

entendons par argumentation intradiégétique les faits discursifs à travers lesquels un

personnage tente de convaincre ou d’agir sur un autre personnage et par argumentation

extradiégétique une argumentation dirigée vers le lecteur.

L’analyse du passage reproduit en annexe 11 rend compte de ces deux

argumentations. Le tableau ci-dessous montre les moyens linguistiques utilisés et les

réactions, avérées ou supposées, produites par les arguments mis en œuvre.

Le passage en question est une interaction entre deux personnages, Menouar

Ziada et Skander Brik. Le premier est un ancien maquisard de la guerre de libération ; le

second, maquisard lui aussi, est appariteur à la mairie de Sidi-Mebrouk, l’espace

romanesque de Les Vigiles. Les deux anciens compagnons d’armes parlent de

Mahfoudh Lemdjad, l’inventeur qui s’est installé dans leur localité.

L’inventeur, freiné dans son élan créatif par la machine bureaucratique,

représentée par la municipalité, est ensuite reconnu mondialement pour être enfin fêté

dans cette localité qui l’a vu inventer son métier à tisser.

Menouar Ziada, le premier habitant à l’avoir « débusqué », est accusé d’être à

l’origine des tourments de l’inventeur, devenu désormais héros national. Bien qu’il soit

étranger aux tracasseries administratives rencontrées par l’inventeur, Ziada sera

« sacrifié » pour assurer la pérennité du système… municipal.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

235

Tableau 9 : l’argumentation intradiégétique

Argument Personnage Moyens

linguistiques

Réaction

Gravité de la

situation

Brik Dramatisation Ziada s’arrête

L’État est comme

Dieu

Brik Comparaison Ziada silencieux et

inquiet

Je ne l’ai jamais vu Ziada Négation Incrédulité de Brik

Unanimité Brik Énumération Négation

Volonté

d’argumenter

Ziada Souhait Refus de toute

explication

Le tableau présente deux types d’argumentation : l’une tranchante, celle de Brik,

et l’autre, empreinte d’atermoiements, celle de Ziada. En fait, c’est la différence de

l’ethos des deux personnages qui fait que la première est efficace et la seconde moins

énergique en raison de l’incapacité de Ziada à susciter la réaction attendue.

Les arguments développés par Brik reposent sur des stéréotypes tels que

« l’unanimité a toujours raison » ou encore sur la doxa « l’État est comme Dieu » ; face

à ce dernier argument, Ziada ne peut que s’incliner devant la volonté « divine »

qu’incarne l’État.

Les arguments de Ziada sont plutôt personnels, d’où leur non-efficience. En

effet, la négation ne fait que conforter l’incrédulité de Brik et le souhait n’est pas admis

comme argument.

Par ailleurs, l’argumentation du narrateur est dirigée vers le lecteur pour lui

permettre de se construire une représentation des personnages. Les moyens linguistiques

utilisés suscitent un autre type de réaction. Le tableau suivant représente la structure de

cette argumentation.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Tableau 10 : l’argumentation extradiégétique

Moyens Personnage Réaction attendue

Air grave, solennel,

araignée, fauve

Brik Antipathie

Derrière Brik Ziada Supériorité de Brik

Cœur qui bat, gorge sèche,

position dangereuse

Ziada Sympathie

2. LES STRATÉGIES DISCURSIVES

2.1. La coopération

La coopération est une réaction aux actes assertif et interrogatif. En effet, la

réaction d’un interlocuteur à un acte assertif est de croire à la véracité de l’information

formulée, donc de coopérer car

« si l’on voit dans un énoncé un acte

d’assertion, on doit, entre autres choses,

admettre qu’il prête à son énonciation la

vertu d’obliger l’interlocuteur à croire

vrai le fait annoncé. »194

De même, pour un acte interrogatif, l’interlocuteur coopérera en donnant une

information au locuteur ; en effet,

« interpréter un énoncé comme interrogatif

c’est y lire que son énonciation oblige à

donner une information à quelqu’un (…) »195

194 Ducrot, O. et al. (1980) : p. 37

195 Ibid.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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C’est le philosophe H. Paul Grice qui a déterminé ce principe inhérent à tout

discours, le principe de coopération. Il s’agit de « l’entente » implicite qui s’instaure

entre locuteur et interlocuteur pour assurer l’existence même du discours.

À cet effet, Grice souligne que

« nous pourrions ainsi formuler en

première approximation un principe général

qu'on s'attendra à voir respecté par tous

les participants : que votre contribution

conversationnelle corresponde à ce qui est

exigé de vous, au stade atteint par celle-

ci, par le but ou la direction acceptés de

l'échange parlé dans lequel vous êtes

engagé. »196

Soit le passage suivant dans lequel El Bouliga et Boualem Yekker, deux

personnages de Le dernier été de la raison, discutent des décisions politiques :

« - La roue de secours est, semble-t-il, en voie d'être interdite. Les

nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture

comme une marque du peu de foi que l'on a dans la capacité du

Créateur à nous mener à bon port. S'il veut nous laisser au milieu du

chemin, c'est qu'il l'aura décidé, et l'on n'a qu'à s'incliner devant sa

volonté.

- Il court bien d'autres informations, toutes aussi déroutantes. On

aura bientôt, selon les dires, des hôpitaux pour hommes et des

hôpitaux pour femmes. Toute personne surprise hors de la mosquée

à l'heure de la prière aura à répondre de son délit devant un tribunal

religieux. On mettra en vente quelques modèles de costumes que les

citoyens devront porter. C'est probablement une loi concoctée avec

196 Grice, H. Paul (1979) : art. Cit., pp. 60-61.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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la complicité de quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être

aussi un magnat du textile.

- On lance comme cela quelques rumeurs pour les laisser faire leur

chemin dans la conscience des citoyens, les préparant à toutes les

extravagances et à tous les excès. »197

Les deux personnages coopèrent en vue d’éviter une redondance dans le discours

et de faire avancer la conversation. En effet, le premier lance une information aussitôt

acceptée par le second qui renchérit par une information du même genre, justifiée par le

comparatif « aussi déroutantes ». Le premier revient à la charge pour confirmer cette

entente sur la conclusion par l’expression « les préparant à toutes les extravagances et à

tous les excès. »

2.1.1. Les règles kantiennes de coopération

Appliquons à présent à ce passage les quatre règles (ou maximes) kantiennes : la

quantité, la qualité, la relation (ou pertinence) et la manière.

La quantité sous-entend que toute intervention verbale renferme autant

d'informations que nécessaire, ni plus ni moins. La première intervention répond à cette

règle.

Elle satisfait également à la maxime de qualité dans la mesure où le personnage

n’affirme que ce qu’il croit être vrai. D’ailleurs, il avance un argument religieux.

Quant à la relation, elle implique un rapport sémantique entre les interventions

des différents personnages.

La règle de la manière, enfin, est en rapport avec la façon dont on doit dire ce

que l'on dit, c'est-à-dire l’aspect métalinguistique qui doit être clair, concis et précis.

Nous remarquons que l’échange analysé respecte ces quatre maximes qui

touchent à l’efficacité du flux d'informations, à la capacité des interlocuteurs à générer

197 Djaout, T. (1999) : pp. 22-23

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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un discours argumentatif, dirigé vers une certaine conclusion, qui correspond ici à la

dernière assertion à laquelle adhèrent les deux personnages.

2.1.2. Les lois (ou règles) du discours coopératif

D’autres règles interviennent dans la coopération discursive pour assurer

l’efficacité des actes du langage. Ces règles relèvent, en partie, des comportements

sociaux. Parmi ces lois, qui répondent au code de convenance propre à chaque culture, il

y a la politesse, la prudence, la décence, la dignité et la modestie.

L’analyse du passage suivant montre le fonctionnement de ces lois198

. Il s’agit

d’une conversation entre deux personnages, Boualem Yekker (désigné par A) et un

jeune homme pris en stop (désigné par B).

A 1 : Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce

que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent n'importe comment, au

mépris de tout règlement, comme s'ils évoluaient en plein désert

parmi des montures indolentes.

B 1 : Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les

Révélations. C'est le berceau des prophéties.

Dans A 1, Boualem s’indigne du comportement de ses concitoyens qui

traversent n’importe où. Mais il n’a pas respecté la loi de prudence dans la mesure où il

a provoqué la réplique B 1. En effet, Boualem évolue dans une société où les fanatiques

religieux, pour qui le désert est « le lieu de toutes les Révélations », sont partout. Le

personnage B fait, sans doute, partie de ces fanatiques et A a compromis la coopération.

B 2 : Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à

triompher ? Vous êtes donc habité par le doute ?

A 2 : Je ne fais que discuter avec vous. Je suis un vieux solitaire, et je

me montre assez bavard et même assez agaçant chaque fois que je

198 Cf. Kerbrat-Orecchioni, C., (1986) : op. cit. pp. 235-236

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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tiens sous la main un homme compréhensif comme vous, qui montre

des dispositions à m'écouter.

Les deux personnages évoluent dans une société où la religion tient une place

majeure ; cette religion est soutenue par les Frères Vigilants qui condamnent le doute.

B 2, en posant sa question, a dérogé à la loi de prudence parce que A 2 ne pouvait pas

répondre franchement à cette question par crainte pour sa personne. Ce dernier respecte

donc cette loi et il se montre aussi modeste (loi de modestie) dans sa réplique. Mais ce

faisant, il donne une image négative de lui même.

A 3 : Mon fils, il est risqué de s'instituer juge des autres, car on se

méprend plus souvent qu'il n'est permis.

B 3 : Celui qui prêche la vérité ne se trompe pas, il rencontre souvent

l'adversité, mais l'erreur n'est pas sur son chemin.

Dans B 3, la loi de modestie (ou règle des fleurs) est transgressée. Le personnage

affiche une certitude exagérée qui est soulignée par le narrateur :

« Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base

de tout raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des

dernières discussions qu’il eut avec son fils. »

Cette transgression nuit au personnage B et profite à A qui est resté modeste

jusque-là. La conséquence en est que le lecteur prend le personnage A en sympathie et

adhère à ses idées.

A 4 : Tu n'es pas fiancé ?

B 4 : Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas

en public.

La question de A déroge à la règle de décence, du moins du point de vue de B

qui considère la « chose » comme personnelle. La transgression de cette règle met fin à

la conversation, B ayant demandé à descendre.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Par ailleurs, le passage au tu est dicté par le besoin, ressenti par A, de se dérober

à la pression exercée par B qui avait perçu son scepticisme. Ici, c’est la règle de dignité

qui est transgressée afin de ne pas perdre la face. A ne s’est pas laissé faire car, comme

nous le savons, c’est un résistant199

.

2.1.3. Le sous-entendu interactionnel (ou « implicature conversationnelle »)

Pour comprendre l’implicite conversationnel, revoyons quelques règles de

coopération à travers ce dialogue :

A 1 : Vous avez fait des études ?

B 1 : Bien entendu. Je suis parvenu jusqu'à l'année du bac. Je suis

doué en théologie et en littérature arabe. Ce sont les langues

étrangères et les sciences profanes qui ont fermé devant moi les

portes de l'université.

A 2 : Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès

et du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien

des siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que

notre religion n'apparaisse.

Dans B 1, les règles kantiennes de la quantité, de la qualité et de la manière sont

respectées mais celle de pertinence est transgressée dans le segment :

« Ce sont les langues étrangères et les sciences profanes qui ont

fermé devant moi les portes de l'université. »

En outre, la règle de modestie n’est pas respectée dans la mesure où B affirme

qu’il est « doué ».

A ne déroge pas à la règle de qualité en utilisant « tout de même » et à celle de

prudence en s’identifiant dans la religion de B. Cette référence lui évite d’être assimilé

par B à un chrétien ou à un défenseur de la chrétienté quand il évoque Jésus-Christ.

199 Pour la symbolique du nom Boualem Yekker, voir notre mémoire de magister

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

242

Il n’y a pas de B2 car le personnage B n’a pas répliqué. Mais A 2 suscite chez B,

et chez le lecteur aussi, pour ne pas dire surtout, un implicite conversationnel : la

science précède la religion. Comment fonctionne alors cet implicite ?

Pour Grice,

« un locuteur en émettant la proposition P

a implicité la proposition Q si et

seulement si les conditions suivantes sont

remplies : (a) Il faut qu'il n'y ait pas

lieu de supposer qu'il n'observe pas les

règles de la conversation, ou au moins le

principe de coopération. (b) Il faut

ensuite supposer que ce locuteur sait ou

pense que Q est nécessaire pour que le

fait qu'il dise (ou fasse semblant de

dire) P ne soit pas contradictoire avec la

supposition (a). (c) Le locuteur pense (et

s'attend que l'interlocuteur pense que lui

pense) que l'interlocuteur est capable de

déduire ou de saisir intuitivement qu'il

est absolument nécessaire de faire la

supposition évoquée en (b) »200

Nous reformulons, après Tutescu201

, ce schéma du déclenchement d'un implicite

conversationnel, P étant « les théorèmes de Thalès et de Pythagore précèdent la

religion » et P’ « toute la science n’est pas contenue dans la religion » :

1. Le locuteur A a dit P.

2. Il n'y a pas lieu de supposer pour l'interlocuteur B que A n'observe pas les

maximes conversationnelles ou du moins le principe de coopération.

3. Pour cela, il fallait que A pense P’.

200 Grice, H. P. (1979) : p. 64

201 Tutescu, Mariana (2000) : L’argumentation, introduction à l’étude du discours, Budapest.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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4. A sait (et sait que B sait que A sait) que B comprend qu'il est nécessaire de

supposer que B pense P’.

5. A n'a rien fait pour empêcher B de penser P’.

6. A veut donc que B pense P’.

7. Donc A a implicité P’.

L’implicite P’ est en opposition à l’affirmation du personnage B au début du

dialogue lorsqu’il soutenait que « tout savoir trouve sa source dans notre religion ».

Toutefois, le personnage B n’a pas pu répliquer à cet implicite car la stratégie discursive

du personnage A était efficace.

D. Wilson et S. Sperber associent le principe de la coopération à la seule règle de

la pertinence ; ils affirment en effet :

« Être pertinent, c'est amener l'auditeur

à enrichir ou à modifier ses connaissances

et ses conceptions. Cet enrichissement ou

cette modification se fait au moyen d'un

calcul dont les prémisses sont fournies

par le savoir partagé, l'énoncé, et, le

cas échéant, l'énonciation. Dans ce

calcul, seules entrent, bien sûr, des

prémisses que l'auditeur considère comme

vraies. »202

Un énoncé est considéré comme pertinent si et seulement s’il aboutit à un

nombre important de conclusions sans pour autant nuire à la richesse d’informations

exprimées sans ambiguïté et contenues dans sa formulation.

Ainsi, une prémisse est-elle acceptée par les deux protagonistes du dialogue, du

moins par l’auditeur, selon laquelle le locuteur a fait de son mieux pour produire

l'énoncé le plus pertinent possible.

202 Wilson, Deirdre et Sperber, Dan, (1979) : « Remarques sur l'interprétation des énoncés selon Paul

Grice », in Communications, no 30, La conversation, (pp. 80-95), p. 90

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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L’intervention du locuteur sera dite pertinente si, d'une part, il y a

contextualisation du discours ou de l’énoncé et si, d'autre part, l'implication sous-

entendue est vraie.

« Elle sera par contre non pertinente si

d'une part aucune relation avec la

situation de discours ou le contexte

n'existe et si, d'autre part, elle est

fausse. »203

Dans l’exemple 1, la contribution du locuteur A à l’échange est pertinente car,

d’un côté, l’énoncé est en rapport avec le contexte (un passant traversant en dehors du

passage pour piétons), et, d’un autre côté, l’implication sous-entendue qui est « les

piétons devraient emprunter les passages qui leur sont réservés » est vraie.

Exemple 1 :-Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne

savent plus ce que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent

n'importe comment, au mépris de tout règlement, comme s'ils

évoluaient en plein désert parmi des montures indolentes.

L’interlocuteur, qui devient locuteur, intervient avec un énoncé n’ayant aucun

rapport avec le contexte signalé. L’énoncé de l’exemple 2 est hors de propos dans la

mesure où il déroge à la règle de pertinence.

Exemple 2 :-Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de

toutes les Révélations. C'est le berceau des prophéties.

2.1.4. Les types de stratégies de coopération

La coopération va être différente selon la force (ou valeur illocutoire) contenue

dans un énoncé. Cette dernière peut correspondre à une assertion, une question, un

ordre, une interdiction, etc. Tout en sachant que le contenu d’un énoncé est représenté

203 Moeschler, J. (1989) : Modélisation du dialogue. Représentation de l'inférence argumentative, Paris,

Hermès, p. 115

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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par sa force illocutoire et son contenu propositionnel, la réaction coopérative à cet

énoncé va dépendre de sa force illocutoire.

La réponse coopérative à une valeur illocutoire assertive

Lorsqu’un locuteur énonce une assertion, il cherche à produire chez

l’interlocuteur une réaction consistant à croire à la vérité de l’assertion :

« Admettre un énoncé assertif, c'est faire

ce qui est demandé par l'acte d'assertion,

à savoir croire »204

Ainsi, une attitude sera-t-elle qualifiée de coopérative

« si elle s'accorde parfaitement avec la

présupposition de la nouveauté de

l'information fournie »205

et si elle respecte les règles kantiennes et sociales de la coopération.

Examinons cette interaction :

A - J'ai appris qu'on établit pour chaque quartier des listes de

personnes à neutraliser ou à châtier ; d'activités à enrayer et de

commerces à fermer.

B - Cela fait longtemps que les comités de bienséance ont entamé

ce genre de recensement.

Dans les deux interventions, les locuteurs respectent les règles de quantité, de

qualité, de pertinence et de manière mais aussi celles de prudence, de modestie, etc.

L’attitude de B peut être ainsi considérée comme coopérative. À la nouveauté de

l’information énoncée par A (établissement de listes), B réagit en formulant une

204 Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1983) : L'argumentation dans la langue, Pierre Mardaga, éditeur,

Collection « Philosophie et langage », Bruxelles, p. 88 205

Stati, Sorin, (1990) : Le transphrastique, Presses Universitaires de France, Collection « Linguistique

Nouvelle », Paris, p. 99

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

246

information nouvelle (les instigateurs de ces listes et quand ils ont entamé ce

recensement)

La réponse coopérative à une valeur illocutoire interrogative

Les questions interpellent l’auditeur (ou l’interlocuteur) qui est tenu de coopérer

avec le locuteur. Mais ce dernier doit respecter une règle de base, la pertinence de sa

question, pour susciter une réponse.

La réponse à une question constitue une réaction coopérative. En effet,

l’interlocuteur intervient pour signifier au locuteur son avis, son opinion, son écoute ou

satisfaire la curiosité de ce dernier. Si l’interlocuteur choisit de ne pas répondre, la

coopération ne s’établit pas entre les protagonistes.

Un locuteur peut parfois faire les questions et les réponses dans un discours

dialogal (cf. Kerbrat-Orecchioni). Soit ce passage extrait de Le dernier été de la raison

dont la cohérence argumentative repose tout entière sur l’association, voire l’amalgame

dialogal des questions et des réponses :

« À quoi bon des livres alors qu'existe,

pour toutes les curiosités et toutes les

soifs, le Livre ? A quoi bon les

inquiétudes et les questionnements

douloureux lorsque l'inépuisable sérénité

est à portée de cœur ? »206

Par ailleurs, un énoncé de forme interrogative peut véhiculer une réponse

coopérative d'acquiescement, comme dans l’exemple suivant :

« Ou alors nos gouvernants travaillent-ils

à la reproduction de leur domination en

imposant au pays une éducation au rabais ?

Comment interpréter, sinon, la démarche de

gouvernants qui soumettent les enfants des

206 Djaout, T. (1999) : p. 10

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

247

autres à une arabisation étriquée et

envoient leur propre progéniture au lycée

français d’Alger avant de l’expédier à

Paris, à Genève ou à Washington ? »207

La deuxième interrogation est, en fait, une réponse à la première dont les

éléments sont reproduits. Par une comparaison terme à terme, il est aisé de dégager les

éléments itératifs : « nos gouvernants » est repris par la localisation « Alger » ; la

domination qui a la conséquence d’« une éducation au rabais » par « arabisation

étriquée »

En outre, la réaction à une interrogation peut être indirecte. Pour ce faire, les

interlocuteurs devraient partager le même référent culturel pour aboutir aux mêmes

implications (ou « implicatures ») conversationnelles :

A - Vous vous sentez donc concerné par le

comportement de chacun ?

B - Notre Prophète Ŕ le Salut et la Prière

de Dieu soient sur Lui Ŕ n’a-t-il pas

dit : « Chacun de vous est un berger, et

chaque berger rendra compte de son

troupeau » ?

La réponse directe devrait être « oui, je me sens concerné ». Cette stratégie

d'indirectivité, que Searle a analysée, dérive du principe selon lequel

« le locuteur communique à l'auditeur

davantage qu'il ne dit effectivement, en

prenant appui sur l'information d'arrière-

plan, à la fois linguistique et non

linguistique, qu'ils ont en commun, ainsi

207 Djaout, T., « La logique du pire », in Ruptures, n°17, du 4 au 10 mai 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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que sur les capacités générales de

rationalité et d'inférence de l'auditeur»208

Dans l'acte de langage indirect, un acte illocutoire « primaire » est accompli,

indirectement, par l'expression d'un « acte secondaire littéral ». À cet effet, la réaction

de B est, en réalité, un acte de langage indirect (ou secondaire) dont l’acte primaire

serait « oui, je me sens concerné ». Ce dernier est réalisé par un acte illocutoire littéral, à

travers la référence à un hadith, parole du prophète.

La réponse coopérative à une valeur illocutoire directive

La valeur illocutoire directive est symbolisée par des actes tels qu’ordonner,

commander, demander, plaider, supplier, prier, solliciter, donner des instructions,

interdire. Soit l’exemple :

- Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes,

dit-il nerveusement. (Djaout, 1999 : 41)

La demande de ce locuteur a donné lieu à la coopération de son interlocuteur qui

s’est arrêté pour le laisser descendre. La coopération ici n’a pas donné lieu à un acte

locutoire et/ou illocutoire mais perlocutoire. En effet,

« [les actes illocutoires] sont déterminés

par des règles spécifiques du discours (…)

Les actes perlocutionnaires en revanche

font intervenir des lois dont le champ

d’application déborde de beaucoup le

discours. »209

Dans cet autre exemple, l’acte illocutoire directif exprimé par l’ordre, voire la

menace, n’a pas donné lieu à une réaction de la part de l’interlocuteur, du moins dans ce

passage. La lecture complète du roman en question permet de retrouver le même genre

208 Searle, J. (1979) : p. 73

209 Ducrot, introduction de Les actes de langage. Essai philosophique du langage de Searle, Paris,

Hermann, 1972, p. 16

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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d’acte illocutoire, c’est-à-dire la menace, qui va provoquer la peur chez ce même

interlocuteur. Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle au

visage, d'un air mi-désolé mi-menaçant :

« - Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas

apporté la sagesse et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans

fin. »210

Il est intéressant de signaler que la stratégie argumentative de coopération qui

répond à des actes de langage à valeur illocutoire assertive, interrogative et directive

diffère d’un genre discursif à l’autre.

Nous avons pu remarquer que pour les écrits littéraires, la coopération

s’établissait à deux niveaux, intradiégétique (entre personnages) et extradiégétique

(entre narrateur et lecteur), alors que pour les écrits journalistiques, elle se limitait à sa

dimension « extradiégétique » (entre journaliste et lecteur)

Bien que le principe de coopération reste le même pour les deux genres, il est

important de remarquer que le contenu propositionnel des énoncés qui relève de

l’encyclopédique participe à la stratégie argumentative dans la mesure où il détermine la

nature de l’interlocuteur.

En effet, la force illocutoire ne suffit pas à elle seule pour réaliser la stratégie

discursive. Le contenu propositionnel donc s’adapte à l’interlocuteur. C’est ainsi qu’il

est général et universel dans les écrits littéraires, optimisant du même coup les chances

de réussite de la stratégie de coopération tandis qu’il est particulier et particularisant,

voire d’actualité, dans les écrits journalistiques, cantonnant la coopération dans l’espace

« professionnel » de l’actualité algérienne.

210 Djaout, T. (1999) : p. 41

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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2.2. La question

2.2.1. Définition

La question pose un certain nombre de problèmes quand il s’agit de la définir.

En effet, la distinction entre, par exemple, la requête et la question est difficile.

Comment pourrait-on interpréter les énoncés suivants ?

(1) Tu pourrais me passer le livre sur la table ?

(2) Tu pourrais ouvrir la fenêtre ?

D’un point de vue formel, ces deux énoncés sont des questions. Mais d’un point

de vue pragmatique, il s’agit davantage d’une requête pour (1) et d’un ordre pour (2). La

forme à elle seule ne suffit pas à différencier les actes de langage. Il faut, en outre,

relever leur force illocutoire.

Néanmoins, il est à signaler que la question est, pour Searle, un acte directif au

même titre que l’ordre, dans la mesure où elle vise à provoquer chez l’interlocuteur une

réaction de réponse en apportant une information censée être inconnue du locuteur.

Pour Kerbrat-Orecchioni, la question est

« tout énoncé qui se présente comme ayant

pour finalité principale d’obtenir de son

destinataire un apport d’information. »211

211 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : Les actes de langage, Paris, Nathan, p. 86

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Dans ce qui suit, nous verrons comment la question fonctionne dans les écrits

littéraires et journalistiques de Djaout et dans quelle mesure elle constitue une stratégie

discursive.

Pour ce faire, nous repérerons les indicateurs de question et nous relèverons les

valeurs de la question dans notre corpus.

Les indicateurs peuvent être de nature différente, allant du plus explicite, le

formel, au moins explicite, le conventionnel.

2.2.2. Indicateurs formels

Le signe de ponctuation (?) est l’indicateur formel par excellence de la question.

Le logiciel Hyperbase, dans sa version lemmatisée, peut rendre compte de la

distribution des signes de ponctuation dans le corpus. L’analyse factorielle de ces signes

montre la relation entre les signes de ponctuation et les textes de Djaout.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Figure 59 : Analyse factorielle des signes de ponctuation

Nous remarquons que l’interrogation est davantage présente dans le texte 5 qui

renvoie212

à Le dernier été de la raison. C’est dans ce texte que l’interrogation est le

plus sollicitée. Cela s’explique par le fait que l’auteur s’oppose à l’ « ordre nouveau »

qui a banni toute forme de questionnement. Le personnage central résiste justement à ce

fait accompli par l’interrogation.

Examinons les exemples suivants tirés de Le dernier été de la raison et des

articles parus dans Ruptures :

(1) Toutes les humiliations et les douleurs qu'il a subies, toute la

violence qui en est née pourront-elles être dominées ?

212 Nous avons constitué une nouvelle base appelée DJALEMM.EXE qui se charge de la lemmatisation

du corpus. En d’autres termes, c’est une base qui s’intéresse à toutes les formes d’un nom, d’un verbe ou

de toute autre catégorie grammaticale. Dans cette nouvelle base, les textes ont plutôt des numéros de 1 à

6. Ils correspondent respectivement à L’exproprié, Les chercheurs d’os, L’invention du désert, Les

vigiles, Le dernier été de la raison et Ruptures.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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(2) Comment peut-on argumenter et ergoter sur des desseins

connus de Dieu seul ?

(3) Et la République dans tout cela ? Et les valeurs communes qui

font que l’on se bat pour cette République ?

(4) Il se demande quel service précis s'occupe de la gestion de

l'éclairage.

Ces exemples s’inscrivent dans la séquence interrogative car ils présentent une

structure formelle contenant un élément interrogatif : verbe performatif dans (4), signe

typographique (?) dans (3), terme interrogatif dans (2) et inversion du pronom sujet

dans (1). D’autres indicateurs peuvent signaler la question ; il s’agit des indicateurs

conventionnels que nous abordons ci-dessous.

2.2.3. Indicateurs conventionnels

La question peut apparaître dans une structure non interrogative conférant la

valeur illocutoire d’interrogation à un autre acte de langage. Ainsi, dans l’exemple

suivant :

(5) Je ne sais vraiment pas comment je réagirai,

la valeur illocutoire littérale est l’assertion sur laquelle se superpose une formulation

indirecte de l’interrogation qui équivaudrait à « Comment réagirai-je ? » Par ailleurs, la

question peut se manifester sans indicateur, mais implicitement à travers des valeurs

illocutoires de doute ou d’incertitude.

(6) Vous me semblez envahi par le désarroi de ceux à qui la foi fait

défaut.

A cet effet, Kerbrat-Orecchioni souligne que

« toute assertion accompagnée d’un

modalisateur de doute ou d’incertitude

portant sur un état de choses supposé

connu du destinataire peut fonctionner

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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comme une question indirecte posée sur cet

état de choses (…) »213

et elle ajoute qu’il existe des questions « dénuées de tout marquage

explicite. »

2.2.4. Taxinomie

Le classement des questions obéit à des critères variés. Comme souligné plus

haut, nous pouvons déjà citer les indicateurs de question ; mais aussi le but de la

question : demande d’information ou évaluation de connaissances (en didactique), sa

pertinence et enfin sa valeur « taxémique ».

A ce sujet, Ducrot relève deux valeurs majeures. Il souligne d’abord le caractère

menaçant du questionneur et le « diktat » qu’il exerce sur le questionné. C’est un

« pouvoir exorbitant que s’arroge le

questionneur : faire en sorte qu’une

personne, libre jusque-là de dire ou de

taire ce qu’elle pense sur un certain

sujet, devienne, par l’énonciation d’une

autre, tenue de déclarer son opinion ou

son absence d’opinion. »214

Il fait remarquer ensuite la position inférieure du questionneur dans la mesure où

celui-ci sollicite une information qui lui manque.

2.2.5. Question et réplique

Il faut, de prime abord, souligner la réaction obligatoire que suscite la question.

En effet, ne pas répondre à une question constitue une offense au questionneur.

Kerbrat-Orecchioni insiste sur la différence entre réponse et réplique,

213 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : p. 89

214 Ducrot, O. (1983) : « La valeur argumentative de la phrase interrogative », In Logique, argumentation,

conversation. Actes du colloque de Pragmatique, Fribourg 1981, Berne/Francfort-sur-Main, Peter Lang,

p. 99

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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« les réponses enchaînent sur le contenu

de la question, alors que les répliques

mettent en cause sa pertinence (…) »215

Elle souligne néanmoins le caractère rare de la réplique.

Dans le passage suivant :

« A - Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte

dans votre congrégation ?

Le jeune homme a l'air désarçonné. Il semble soudain préoccupé.

Il regarde tout autour de lui.

B - Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes,

dit-il nerveusement.

Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle

au visage, d'un air mi-désolé mi-menaçant :

B - Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas

apporté la sagesse et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans

fin. »216

La question de A ne provoque tout d’abord chez B aucune réponse. Il réagit

ensuite par une réplique qui a le « mérite » de n’avoir aucun lien direct avec la question,

si ce n’est qu’elle remet en cause sa pertinence par la référence au manque de sagesse

qui a caractérisé A en posant sa question. En fait, elle ne remet pas uniquement en cause

la pertinence de la question mais surtout l’autorité de A, son habilitation à poser ce

genre de question.

À un autre moment de notre analyse (voir partie 3, chapitre 1), nous avons

montré que le locuteur A s’était identifié au groupe de B, mais qu’à la fin du dialogue, il

s’en est dissocié en passant du « notre » au « votre »

215 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : p. 92

216 Djaout, T. (1999) : p. 40

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Dans cet autre exemple, la valeur assertive de l’énoncé est supplantée, de l’aveu

même du scripteur, par sa valeur interrogative :

« - Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et

du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des

siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que

notre religion n'apparaisse.

Le jeune homme ne réplique pas. Il tourne la nuque au conducteur et

regarde par la vitre baissée comme pour quêter une réponse au

loin. »217

L’énoncé n’a pas de structure formelle interrogative, mais c’est sa valeur

illocutoire qui le situe dans la question. Par ailleurs, le scripteur dit que l’interlocuteur

tente de « quêter une réponse au loin » Il s’agit donc « illocutoirement » d’une question.

Par ailleurs, le scripteur ne dit pas que le jeune homme ne répond pas, mais bien

« ne réplique pas. » En se référant à la distinction réponse vs réplique, il est intéressant

de remarquer l’usage argumentatif de ce terme, dans la mesure où l’interlocuteur ne

remet pas en cause la pertinence du dire du locuteur.

2.2.6. Question : vérité et contre-vérité

Nous signalions plus haut que le questionneur exerce un « diktat » sur le

questionné, le sommant presque de répondre. La réponse de celui-ci, en tant qu’acte

assertif, est soumise à la vérification. En revanche, la question en elle-même outrepasse

les critères de vérité et/ou de fausseté.

Il ne viendrait pas à l’esprit de l’analyste de se demander si telle question est

vraie ou fausse. En effet,

« elle [la question] apparaît comme un au-

delà par rapport au vrai et au faux, comme

une fonction suspensive de la valeur de

217 Djaout, T. (1999) :, p. 37

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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vérité, comme la mise en débat d'une

proposition préalablement envisagée dans

quelque image d'univers comme vraie ou

comme fausse. »218

Par ailleurs l’emploi d’articulateurs tels que alors, procure à l’énoncé

interrogatif une valeur antonymique. Considérons l’exemple suivant tiré de Ruptures :

« L’Algérie est un pays trilingue. (…) Pourquoi nier une réalité

linguistique et continuer à amputer l’Algérie de tous ses atouts, des

possibilités qu’elle recèle de mieux se comprendre elle-même et de

s’ouvrir au monde moderne ? Ou alors nos gouvernants travaillent-ils

à la reproduction de leur domination en imposant au pays une

éducation au rabais ? Comment interpréter, sinon, la démarche de

gouvernants qui soumettent les enfants des autres à une arabisation

étriquée et envoient leur propre progéniture au lycée français d’Alger

avant de l’expédier à Paris, à Genève ou à Washington ? »219

L’utilisation de l’articulateur alors constitue une objection à la question

précédente. Concrètement, la question où apparaît alors est en opposition avec celle qui

précède. En effet, elle introduit non seulement une valeur antonymique mais Ŕ les deux

processus sont liés Ŕ elle constitue la réponse à cette dernière.

C’est, en d’autres termes, une justification, voire une interprétation de la

politique linguistique des gouvernants. D’ailleurs, le journaliste n’hésite pas à utiliser le

verbe interpréter.

218 Martin, Robert, (1987) : Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie sémantique,

Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur, p. 21 219

Djaout, T., « La logique du pire », art. cit.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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2.2.7. Question rhétorique

Les interrogations rhétoriques recèlent un immense potentiel argumentatif. Pour

Anscombre et Ducrot, « toute question rhétorique possède un aspect

argumentatif (...) »220

Le discours monologique représente, à cet égard, un vivier de questions

rhétoriques. En effet, dans le discours de presse, l’interlocuteur étant absent et virtuel, le

locuteur-journaliste se charge de faire la question et la réponse en enchaînant sur des

réponses implicites, allant de soi. Examinons l'exemple suivant :

« La télévision retombe dans la pire période des louanges et des

célébrations où l’historiographie, voire l’hagiographie, tenait lieu

d’histoire. La nomination d’un Abada à la tête de cette institution

n’est-elle pas, à elle seule, un gage de retour en arrière ? »221

Cette question n’est là que pour souligner la réponse selon laquelle cette

nomination est « un gage de retour en arrière ». Cette question acquiert du coup une

valeur de vérité ou de fausseté comme s’il s’agissait d’un énoncé assertif.

Par ailleurs, la question, comme souligné plus haut, a une valeur argumentative

qui la transforme davantage en argument qu’en question. Dans l’exemple suivant,

Djaout souligne le fait que les esprits libres sont nombreux en Algérie malgré ce que

l’on pense :

« Pourtant, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne craint pas de

bousculer les interdits, existe ; elle est loin d’être minoritaire. Ne

s’est-on jamais interrogé en haut lieu pourquoi des quotidiens

défendant des valeurs d’ouverture, de modernité et de progrès

comme Le Matin et El Watan tire à plus de 100 000 exemplaires et

220 Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1981) : « Interrogation et argumentation », in Langue française, n

o

52, (pp. 5-22), p. 7 221

Djaout, T. « Le retour du prêt-à-penser », in Ruptures, n°08 du 02 au 08 mars 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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pourquoi un journal baathiste comme Essalam tire à 7.000

exemplaires ? »222

Il oppose au discours officiel, qui présente les démocrates comme une minorité,

un contre-discours qui balaie cette attitude négationniste, chiffres à l’appui. Il incite, du

même coup, ceux qui tergiversent à agir et à se manifester, voire à se fédérer derrière

ceux qui ont les mêmes idées qu’eux.

2.3. La compétition

Pour Ghiglione et Trognon, tout rapport d’interlocution répond à un principe

organisateur, à savoir la négociation. Celle-ci intervient pour maintenir un équilibre

dans le réel.

En effet, ajoutent les deux auteurs, nous négocions pour préserver notre réalité et

par-là même l’imposer. Mais notre interlocuteur en fait de même dans la mesure où

toute négociation est un jeu d’influence.

En outre, ce jeu implique un enjeu :

« Si l’on accepte : Ŕ a) l’idée que les

faits d’interlocution sont liés à des

enjeux, et que les jeux d’interlocution

sont des jeux de négociation fondés sur

des jeux d’influence ; Ŕ b) l’idée… que

ces jeux obéissent à des principes et à

des règles qui en initient l’effectuation

et en règlent le déroulement ; Ŕ c) l’idée

que ces enjeux ont une forme contractuelle

222 Djaout, « Minorer ou exclure », Ruptures n° 12, du 30 mars au 05 avril 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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ouverte, c'est-à-dire non

prédéterminée. »223

Si ces prémisses sont satisfaites, la négociation sera régie par non seulement le

principe de coopération qui fait avancer la négociation sans accrochage, mais aussi par

le principe de compétition qui suggère une négociation beaucoup plus âpre.

C’est à cette dernière que nous allons nous intéresser à présent.

Pour ce faire, nous examinerons une scène où les acteurs de la communication

rivalisent en arguments et en rhétorique pour, tout d’abord, se faire entendre et pour,

ensuite, convaincre. La scène en question est un passage tiré de Les vigiles. (Cf. annexe

12)

L’analyse s’effectuera en relevant le vocabulaire qui renvoie à la compétition.

Le tableau suivant le reprend :

Tableau 11: Le vocabulaire de la compétition

Noms Verbes Autres

Lutte

Jeu

Épreuve

Concurrence

Débat

Rixe

Duel

Joute

Rugissements

Menaces

Insultes

Conquérir

S'emmêle

Embrouillent

Ricochent

Rivalisent

S'entrechoquent

Difficilement

Impitoyable

Les uns contre les autres

223 Ghiglione et Trognon (1993) : Où va la pragmatique ? De la pragmatique à la psychologie sociale,

Grenoble, P.U.G., pp. 227-228

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Il y a une progression dans cette discussion. En effet, la compétition est, de

prime abord, engagée par l’emploi du terme jeu, vite remplacé par épreuve : « c’est un

jeu, plutôt une épreuve ».

Tout au long de la discussion, la distance entre les interlocuteurs ne cesse de se

réduire jusqu’à l’entrechoc. Les protagonistes se conquièrent, s’entremêlent pour enfin

s’entrechoquer. Le débat se transforme en duel dans une joute verbale qui perd

rapidement son caractère humain dans des rugissements qui poussent les personnages à

rivaliser « non en arguments mais en insultes ».

La stratégie de compétition peut nuire à l’argumentation lorsqu’elle transgresse

les règles de coopération. Ici, les interlocuteurs ne pouvaient plus coopérer puisqu’ils

s’étaient transformés en animaux rugissants.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Conclusion partielle

Au bout de cette analyse consacrée à l’interlocution comme stratégie discursive,

il est utile de revenir sur les principaux résultats. Ce qu’il faudrait retenir, tout d’abord,

c’est que l’instance interlocutoire est une donnée discursive. En tant que telle, elle peut

être la composante d’une stratégie discursive comme l’argumentation.

L’instance locutoire est l’actualisateur de cette composante. En d’autres termes,

la construction de l’instance interlocutoire se fait en négociation avec l’instance

locutoire. Le plus important, cependant Ŕ car l’instance interlocutoire peut accepter une

détermination fallacieuse Ŕ est de rendre efficace une argumentation par une

connaissance aussi étendue que faire se peut de cette instance de l’interlocuteur. C’est la

condition sine qua non pour la réussite de l’argumentation.

Par ailleurs, l’instance interlocutoire peut être de deux sortes : active ou passive.

Elle est le plus souvent active, prend part à l’interaction et se laisse lire ou entendre.

Dans cette situation, l’instance locutoire peut facilement se construire une image

discursive, culturelle, axiologique, etc. de cette instance.

La tâche est beaucoup plus ardue lorsqu’elle est passive. En effet, dans ce cas,

l’instance interlocutoire, ne se donne pas à lire ou à entendre. L’instance locutoire est

alors dans l’obligation de construire cette « fiction verbale » qu’est l’instance

interlocutoire.

Quoi qu’il en soit, dans les deux situations, l’instance locutoire est amenée à

employer des stratégies discursives identiques car, comme souligné plus haut, l’instance

interlocutoire peut se satisfaire, pour des raisons à déterminer dans le discours, d’une

image erronée, ou ne la concernant pas en dehors de l’interaction envisagée.

Après les mises au point terminologiques inspirées des travaux de Bakhtine et de

Kerbrat-Orecchionni, nous avons constaté que l’instance interlocutoire pouvait être

rapportée à deux catégories énonciatives : une instance interlocutoire absente et non-

loquente représentée par les lecteurs et une instance interlocutoire présente et loquente

dans les dialogues effectifs entre personnages.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

263

Il n’en demeure pas moins que l’instance locutoire doit construire son instance

interlocutoire. Pour y arriver, elle décode les croyances, les références culturelles de

cette dernière. Pour prétendre à l’adhésion de cette dernière, elle n’hésite pas à faire

semblant, à se travestir.

A vrai dire, il y a toujours une relativité dans la définition de cette instance

interlocutoire. Une première définition peut rapidement être revue et réorientée pour

correspondre à la doxa, dont la prise en considération détermine l’efficacité de

l’argumentation.

Mais la doxa n’est pas facile à déceler. L’instance locutoire peut facilement se

tromper dans la mesure où cette doxa n’entre pas directement dans les représentations

de l’instance interlocutoire. Une étape de conjectures est donc nécessaire. Il s’agira,

ensuite, de modeler l’image que l’instance locutoire s’est faite de l’autre instance pour

élaborer une stratégie argumentative.

En fait, cette étape de conjectures n’est qu’un stéréotypage de l’instance

interlocutoire. Ce procédé est capital dans l’argumentation étant donné qu’il représente

une phase non négligeable dans l’argumentation et dans sa réussite. L’identification de

l’instance interlocutoire peut donc se faire au niveau sociologique comme faisant partie

d’un groupe partageant des évidences particulières. Elle peut s’opérer également au

niveau discursif grâce à des noms propres, des appellatifs, des descriptions ou encore

des pronoms personnels. Tous ces éléments servant à l’identification sont appelés

« indices d’allocution ».

Cependant, une identification définitive reste aléatoire. Elle doit être, comme les

programmes informatiques, remise à jour continuellement. Lorsque l’instance locutoire

tente d’influencer une instance interlocutoire composée de plusieurs sujets, elle est

confrontée à une difficulté majeure, la différence réelle ou supposée intrinsèque à cette

instance. Deux éventualités sont à envisager :

1° cette instance est foncièrement homogène ;

2° existence de différences avérées à l’intérieur de cette instance.

Dans le premier cas, la stratégie argumentative va correspondre à l’instance

interlocutoire. Dans le second, l’instance locutoire est dans l’obligation de trouver un

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

264

dénominateur commun à cette instance interlocutoire. Une fois cette opération

effectuée, l’instance locutoire se trouvera, peu importe le cas, en face des mêmes

exigences d’efficacité. Elle devra développer alors des stratégies discursives aussi

efficaces.

L’instance locutoire représentée par l’auteur d’une œuvre littéraire est devant ce

type de situation qui ne doit pas souffrir d’ambigüité. L’œuvre littéraire doit toucher

pratiquement toutes les instances interlocutoires douées de raison.

En revanche, l’instance locutoire représentée par le journaliste ne se soucie

guère de certaines instances interlocutoires qui ne partagent pas sa ligne éditoriale. Elle

n’hésite pas à les exclure, à les montrer du doigt. Elle ne prétend pas vouloir les

influencer, elle les écarte tout simplement de ses stratégies discursives.

Pour la réussite de son argumentation, l’instance locutoire prend donc en

considération des éléments discursifs et d’autres non discursifs. S’agissant des premiers,

l’instance locutoire fait appel à des indices d’allocution comme les pronoms, les

appellatifs, les noms propres, etc. pour déterminer l’instance interlocutoire. Quant aux

seconds, ils concernent des références culturelles, sociologiques, voire psychologiques

qui servent à reconstituer la doxa de l’instance interlocutoire.

Dans le discours littéraire, l’instance locutoire ne stigmatise pas outre mesure

son instance interlocutoire, du moins celle qui n’est ni présente ni loquente, à savoir le

lecteur alors que, dans le discours journalistique, la stigmatisation est évidente ; elle

intervient pour chasser de l’espace scriptural des instances interlocutoires non visées.

Il est donc évident que la prise en charge de l’instance interlocutoire n’est pas du

même ordre dans les discours littéraire et journalistique. L’instance locutoire agit a

priori de façon différente, laissant du même coup entrevoir son image discursive.

Ensuite, à propos de l’image que le locuteur donne à voir, nous avons constaté

qu’elle est à lire dans les traces discursives qu’elle laisse. Cette image est caractéristique

de la stratégie argumentative choisie par le locuteur dans un type discursif déterminé,

voire dans un genre particulier. Au besoin, le locuteur peut la modeler, la façonner de

sorte à ce qu’elle corresponde à la situation d’énonciation.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

265

En étudiant l’une des premières traces de cette image, l’emploi de la première

personne, nous avons constaté que dans certains textes l’image du locuteur est

prépondérante. En effet, le pronom « je » renvoie l’image du locuteur avec ses diverses

facettes.

Mais cela n’a pas conduit au bannissement de la projection ou de la présence de

l’image du locuteur dans les autres textes. Au contraire, ce constat ne dénote qu’une

chose : le locuteur, pour projeter son image, utilise des procédés différents d’un texte à

l’autre, d’un genre discursif à l’autre, de la littérature au journalisme.

En résumé, au-delà des pronoms personnels, d’autres outils linguistiques sont

sollicités selon le type discursif dans la mise en évidence de l’image du locuteur. Tandis

que dans le discours littéraire, il est fait appel au jeu interlocutoire pour inscrire dans le

discours les représentations des participants à l’interlocution, dans le discours

journalistique, le locuteur se permet de manifester son image de manière explicite à

travers notamment la « Lettre de l’éditeur ».

Au demeurant, le discours journalistique qui sous-entend une information

objective ne souffre d’aucune ambigüité qui laisserait place à l’implicite. Cela facilite la

tâche de l’instance interlocutoire qui accède ainsi au contenu argumentatif sans détours.

Dans l’application sur la chronique « Petite fiction en forme de réalité », nous

avons pu constater que l’image de soi que donne le locuteur rejoint celle que se faisait

de lui ses interlocuteurs. Le locuteur ne coupe pas les ponts entre lui et l’instance

interlocutoire en maintenant, dans une sorte de compromis, un terrain d’entente.

Mais ce compromis n’est pas sans susciter une interrogation sur l’image réelle

du locuteur qui se faufile comme une silhouette dans l’enchevêtrement des discours.

Ainsi l’image du locuteur-disant ne correspond-elle pas forcément à celle du locuteur-

faisant dire.

Il est dangereux de confondre ces deux locuteurs. Certes, l’ethos prédiscursif est

nécessaire pour trancher certaines positions mais il ne doit pas être la seule source

d’interprétation ; il ne doit constituer qu’un appui à une étude de l’ethos discursif.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Enfin, il a été possible d’examiner le fonctionnement de l’argumentation dans le

rapport d’interlocution pour déceler l’existence de stratégies discursives. Nous avons eu

affaire, selon la terminologie de Kerbrat-Orecchioni, à une argumentation entre un

locuteur présent et loquent et un interlocuteur, lui aussi, présent et loquent dans laquelle

s’insinue une autre argumentation qui, elle, est dirigée d’un locuteur loquent et présent

vers une instance interlocutoire non-loquente et non-présente.

Cette première étape de l’analyse a permis de déceler une organisation dans

l’échange argumentatif qui apparaît à travers les stratégies discursives sollicitées par les

participants à la communication. Ces stratégies relèvent de pratiques langagières

diverses telles que la coopération, la question ou encore la compétition. Elles sont

stratégies en tant que telles dans la mesure où elles sont réfléchies, orientées dans le

sens du faire faire ou du faire adhérer.

En outre, elles sont le soubassement d’une polyphonie faisant intervenir des

instances locutoires et interlocutoires assumant l’échange argumentatif. Dans cette

polyphonie, Djaout glisse une antiphonie qui déconstruit le discours officiel et le

discours ambiant. Un contre-discours est ainsi élaboré autour et à travers des stratégies

discursives latentes au discours littéraire et journalistique.

Nous avons voulu vérifier la nature et le fonctionnement de ces stratégies. Nous

avons accordé une attention particulière à trois d’entre elles. Cet intérêt est, tout

d’abord, dicté par le rapport qu’elles établissent entre locuteur et interlocuteur. Elles

sont, en quelque sorte, la vérification des conclusions auxquelles nous sommes arrivé

dans le premier chapitre.

En effet, nous avons constaté que la prise en charge de l’instance interlocutoire

ainsi que la mise en valeur de l’image du locuteur sont des conditions nécessaires pour

la réussite de l’argumentation. Ceci découlant de cela, cette mise en scène de l’instance

interlocutoire et de l’image du locuteur se concrétise dans le discours au moyen des

stratégies envisagées.

Ces stratégies sont au cœur de l’activité langagière humaine. Comme déjà

évoqué, dans sa pratique langagière, le locuteur réalise essentiellement des actes de

langage assertifs ou directifs. C’est de ces actes que relèvent les stratégies étudiées.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Dans ce sens, nous avons analysé l’organisation de ces stratégies dans l’écrit littéraire et

dans l’écrit journalistique. Le premier constat est que ces stratégies ne sont pas

différentes d’un type discursif à l’autre.

Ces stratégies ont été ramenées à trois types : la coopération, la question et la

compétition qui nous ont semblé, eu égard aux actes de langage par lesquels elles sont

exprimées, comme étant les principales stratégies adoptées dans l’écriture djaoutienne.

À travers quelques passages extraits des romans et des articles de presse, il est

apparu que la stratégie de coopération est utilisée pour amener les deux acteurs de

l’échange argumentatif à croire à la vérité de l’acte assertif réalisé. En effet,

l’information véhiculée par cet acte nécessite un cautionnement par les deux instances

de la communication. L’une comme l’autre coopèrent pour faire réussir cet acte.

Le discours journalistique, de par sa prétention à l’objectivité, ne semble pas se

préoccuper outre mesure de ce paramètre, sans doute parce que les conditions de

réussite de l’acte assertif, comme certaines règles sociales par exemple, minimisent

l’influence du type de discours sur la vérité du contenu propositionnel.

En d’autres termes, ce sont plutôt les critères de coopération qui font croire à la

vérité d’un contenu propositionnel dit par un acte assertif. Nonobstant le type discursif,

la coopération est nécessaire pour l’accomplissement heureux d’un acte assertif.

Sur un autre registre, la coopération n’est pas requise uniquement entre une

instance locutoire et une instance interlocutoire en divergence ; elle est également

essentielle entre deux instances en accord. Ce qu’introduit la coopération, c’est à la fois

une dynamique dans le discours et une validation de ce même discours.

Par ailleurs, la coopération constitue aussi une réponse à un acte interrogatif qui

est par essence directif dans la mesure où il oblige l’instance interlocutoire à apporter

l’information demandée ; cette réponse est ni plus ni moins qu’une action coopérative.

Au demeurant, la coopération en réponse aux deux types d’actes de langage

assertif et directif dépend des mêmes conditions formulées en règles kantiennes et

reformulées en règles sociales.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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Sans revenir sur les détails, nous dirons que la satisfaction de ces règles est

indispensable pour l’accomplissement de la coopération.

Toutefois, cet accomplissement n’est pas exprimé de façon absolue. Il est en

relation avec la force illocutoire de l’acte sollicitant la coopération. Il s’agit en réalité de

degrés dans la coopération. L’acte directif réalisé par l’interrogation a une force

illocutoire plus intense que celle d’un acte assertif. Il n’en demeure pas moins que notre

propos concerne la réponse coopérative, l’acte qui la suscite important peu.

La seule différence, peut-être, dans la coopération est à signaler au niveau non

pas de la force illocutoire mais du contenu propositionnel qui est différent d’un type

discursif à l’autre. Ce contenu, qui est une autre composante de l’acte de langage, est de

nature encyclopédique et universelle dans le discours littéraire alors qu’il est en étroite

relation avec l’actualité dans le discours journalistique.

Il va sans dire que ce contenu est, en fait, imposé par le rapport d’interlocution.

Autrement dit, c’est la nature même de l’instance interlocutoire qui détermine sa

dimension. Dans tous les cas, la stratégie de coopération est déployée de manière

identique dans les discours littéraire et journalistique.

Une autre stratégie a retenu notre attention dans cette partie, c’est la question,

qui est un acte directif. Sa réalisation s’opère par un rapport de force entre le

questionneur et le questionné. Le premier est en position de force dans la mesure où il

met l’autre dans l’obligation de répondre, mais aussi en position de faiblesse car il

sollicite une information qu’il n’a pas.

La question se manifeste par des indices explicites et implicites. Les premiers

sont des indices formels comme le point d’interrogation, l’inversion du sujet ou les

déterminants et les adverbes interrogatifs. Quant aux seconds, ils sont conventionnels et

expriment une question sous-entendue.

Nous avons dressé l’inventaire statistique des indices formels et leur distribution

dans le corpus. Il en est ressorti que Le dernier été de la raison est le texte où cette

stratégie est le plus utilisée. Elle offre à l’instance locutoire la possibilité de résister à

une formation idéologique refusant le questionnement.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

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La question est donc un moyen discursif de mise en vis-à-vis de deux formations

idéologiques, l’une refusant le doute et l’autre doutant par la question. Ce procédé n’est

pas exclu des autres textes ; il revêt simplement d’autres formes.

La typologie des questions apparue durant notre analyse est déterminée par le

type discursif de chaque texte. Assurément, le type journalistique, plus précisément le

genre de la chronique, privilégie la question rhétorique. Le type littéraire, quant à lui,

multiplie les types de question.

Cela est dû aux caractéristiques interactionnelles de chaque genre. Le roman

présente un cadre communicationnel "quelconque" où les co-énonciateurs sont présents

et loquents tandis que dans la chronique, l’instance interlocutoire est absente et non

loquente, ce qui fait qu’elle ne peut naturellement pas satisfaire à cet acte directif qu’est

la question.

La question comme stratégie discursive est employée de façon similaire dans les

deux types de discours considérés ; ce qui détermine son utilisation, c’est encore la

nature des participants à la communication et leurs rapports mutuels.

La troisième stratégie relevée dans ce chapitre est la compétition qui est en

rapport direct avec la coopération. Elle fonctionne jusqu’à un seuil déterminé. Une fois

ce seuil dépassé, elle nuit à la stratégie de coopération et, partant, à la communication.

Dans le cas examiné, extrait de Les vigiles reprenant la conversation entre

plusieurs interlocuteurs autour d’une table d’estaminet, nous avons remarqué une

compétition entre les protagonistes. Jusqu’à un certain moment, la compétition reposait

sur l’échange d’arguments. Ensuite, l’interaction s’est transformée en "joute" verbale où

les arguments ne valaient plus. Enfin, la compétition humaine s’est muée en

compétition animale criarde, ponctuée de rugissements.

Dans cette transformation, les conditions nécessaires à la communication sont

transgressées :

1° mutation de l’humain, capable d’articuler, au sens phonétique du terme, et de

raisonner, en animal ;

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive

270

2° transgression des règles de tour de parole dont la distribution ne répond plus à

des critères sociaux, conventionnels ou logiques ;

3° absence du référent ou du message.

La stratégie de compétition est au cœur de l’argumentation en ce sens qu’elle

permet d’évaluer l’efficacité des arguments. Pourtant, elle peut rapidement déborder et

provoquer un conflit physique à défaut d’une confrontation langagière, voire

intellectuelle.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

CONCLUSION GÉNÉRALE

Nous avons projeté d’étudier, dans cette thèse, l’interdiscours et le caractère

hybride de l’écriture de Djaout dans ses écrits littéraires et journalistiques. Il fallait pour

ce faire réunir un corpus d’écrits relevant du premier type discursif et d’autres du

second. Nous nous sommes contenté du genre romanesque pour le discours littéraire et

des articles de presse parus dans Ruptures pour le discours journalistique.

Ce travail a été consacré à l’écriture djaoutienne dans ses dimensions

interdiscursive et hybride. Cette écriture est caractérisée par des éléments et des

procédés qui inscrivent l’hétérogénéité dans sa réalisation discursive.

Nous avons tenté de comprendre le fonctionnement discursif de ces éléments et

de ces procédés. Nous en avons conclu qu’ils constituent des stratégies pour consacrer

deux phénomènes liés, l’interdiscours et l’écriture hybride.

Ce que nous avons entendu par le premier, c’est l’agencement des unités

linguistiques pour former un système dynamique de représentations symbolique et

argumentatif. De par sa fonction, l’interdiscours s’inscrit dans une écriture hybride.

Nous avons désigné par le deuxième phénomène l’écriture assortie d’une

structuration du discours et d’une formalisation spécifiques, susceptibles d’être

(re)connues par et dans le groupe dont se revendique le locuteur. Cette écriture est

engendrée par plusieurs discours et, plus particulièrement, par des procédés

hétérogènes.

Nous avons rendu compte de l’interaction, au sens propre du terme, c’est-à-dire

de l’action qu’exerce l’un sur l’autre, l’interdiscours et l’hybridité de l’écriture

djaoutienne. Cette interaction a été analysée sur le plan linguistique au sens où nous ne

sommes servi que d’unités linguistiques telles que les unités lexicales, qui rendent

compte d’une altérité à plusieurs niveaux.

Nous avons mis au jour une triple altérité aux niveaux thématique, discursif et

énonciatif. Cette altérité témoigne de motivations diverses dont certaines ont été

retracées dans ce travail dont les principaux résultats sont repris dans ce qui suit.

Dans la première partie, nous avons étudié les rapports conflictuels entre deux

formations idéologiques par le biais de l’analyse thématique du corpus. Pour des

considérations méthodologiques et pour garantir l’objectivité de notre travail, la

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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délimitation des formations idéologiques traduites par les discours journalistique et

littéraire s’est faite en allant du particulier au général. Il fallait donc comprendre la

signifiance de chaque texte pour ensuite dégager une éventuelle circulation des thèmes

pour installer un réseau interdiscursif dans le corpus.

Le premier constat a été que les thèmes développés dans les écrits

journalistiques ne se distinguent pas des thèmes traités dans les écrits littéraires. Il

restait donc à affiner l’analyse thématique et idéologique.

Mais revenons sur le "message" transmis par la thématique djoutienne. Celle-ci

sous-tend un combat entre deux "familles" idéologiques, l’une surannée, l’autre

progressiste. Cette dernière est sans nul doute celle dont se revendique Djaout étant

donné les arguments et les stratégies qu’il déploie pour la défendre. Quoi qu’il en soit,

la mise en opposition de ces deux familles contribue à la symbolisation discursive des

formations idéologiques correspondantes.

Le dessein de Djaout est d’amener les lecteurs, encore indécis quant à la

décision à prendre envers la formation idéologique réactionnaire, à rejeter celle-ci et à

soutenir les lecteurs déjà convaincus de sa duplicité. L’opposition dialectique convenait

parfaitement à cette entreprise.

Nous nous sommes focalisé sur les préoccupations de cette formation que Djaout

tourne en dérision avec un ton sérieux et objectif. Djaout répond au discours orienté de

cette formation par un contre discours qui dévoile sa propre appartenance idéologique.

À chaque fois donc, la même préoccupation, le même thème sont regardés sous

l’ambiguïté de la formation idéologique réactionnaire et sous le prisme de la formation

idéologique réformiste.

Des thèmes comme l’Histoire, l’identité, l’école, la femme ou encore la liberté

d’expression sont donnés en deux versions : avec un traitement discursif obéissant aux

règles de la formation idéologique combattue par Djaout et avec un traitement discursif

adapté à la formation idéologique progressiste.

Le lecteur aura à juger de la force argumentative de l’une comme de l’autre. La

balance penche certes du côté de la seconde mais le revirement ne tient qu’à un fil.

C’est pour éviter ce risque que le journaliste-écrivain aiguise ses stratégies discursives.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Ces stratégies sont justement diverses. Si la plus percutante est certainement

celle qui aborde une actualité et une réalité quotidiennes assombries par l’idéologie

conservatrice, le contre discours djaoutien adopte aussi une justification

épistémologique et historique.

Cette justification sollicite des données statistiques, des principes scientifiques

mais également des faits historiques, tous éléments dont l’objectivité ne peut être mise

en doute. C’est à ce niveau des stratégies que la thématique littéraire se distingue de la

thématique journalistique. En fait, il n’y a qu’une seule thématique dans l’œuvre

littéraire et journalistique de Djaout ; toutefois, le traitement qui en est fait est différent.

Les stratégies discursives dans l’écrit journalistique sont efficaces car elles

s’inspirent du réel. Celles déployées dans l’écrit littéraire s’en inspirent aussi mais au

second degré dans la mesure où il n’est pas fait clairement référence à la réalité

algérienne. Celle-ci se laisse deviner à travers des indices discursifs tels que les noms

propres de personnes ou de lieux, les mots empruntés aux langues locales, etc.

Ces stratégies reposent sur une mise en scène d’un réel possible mais non

imposé. Du coup, l’argumentation s’insinue dans la fiction et agit sur le lecteur. Les

deux types de stratégies à l’œuvre séparément dans l’écrit littéraire d’une part, et dans

l’écrit journalistique d’une autre part, sont tout de même nécessaires pour construire ou

faire triompher la formation idéologique de l’écrivain-journaliste.

Nous avons procédé en deux étapes dans la seconde partie. L’analyse des

connecteurs s’est faite en nous intéressant tout d’abord à leur répartition dans le corpus,

ensuite à l’orientation argumentative qu’ils attribuent aux deux types discursifs les plus

importants, le discours littéraire et le discours journalistique, et enfin à leur

fonctionnement discursif.

L’inventaire statistique des connecteurs a montré qu’ils apparaissent dans les

écrits littéraire et journalistique. Comme nous nous attendions à ce résultat, nous nous

sommes demandé s’il était utile d’étudier cette catégorie.

Nous avons alors pris certains connecteurs comme facteurs pour vérifier s’ils

admettaient un éventuel rapprochement entre textes d’un côté, et entre types discursifs

de l’autre. Cette analyse factorielle a mis en évidence des connexions entre textes mais

surtout entre types discursifs.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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En effet, les textes journalistiques formaient un ensemble et les textes littéraires

un autre avec néanmoins quelques exceptions. Il devenait évident que les connecteurs

introduisent une structuration en genres, permettant d’élaborer une classification

générique, voire une typologie discursive. Mais les exceptions constatées montrent aussi

que cette classification et cette typologie sont transgressées par une utilisation

inattendue des connecteurs.

Ce constat nous a incité à sortir du domaine statistique pour aborder le

fonctionnement discursif des connecteurs étudiés. Nous avons alors entrepris d’affiner

cette analyse. Pour ce faire, nous avons examiné la fonction argumentative de certains

connecteurs. Nous sommes parti de la distinction à l’intérieur de cette typologie entre

introducteurs d’arguments et introducteurs de conclusions.

Là encore le constat est net : les textes journalistiques fonctionnent avec des

connecteurs introduisant des arguments et les textes littéraires avec des connecteurs

introduisant des conclusions.

Nous avons aussi étudié l’orientation argumentative attribuée par les connecteurs

à tel ou tel texte. Ici les clivages discursifs sont abolis. Seules les spécificités

thématiques ou l’organisation logique déterminent les ensembles ainsi conçus : il y a

des textes où les arguments sont co-orientés et d’autres où ils sont anti-orientés.

Dans la première catégorie, tous les arguments sont utilisés pour défendre ou

discréditer une formation idéologique. Au contraire, dans la seconde, des arguments et

des contre arguments sont employés pour la défense ou le dénigrement de telle ou telle

formation idéologique.

Une autre analyse factorielle semblait nécessaire. Prenant comme facteur la

différenciation établie par Moeschler entre connecteurs composant des prédicats à deux

places et connecteurs structurant des prédicats à trois places, nous avons remarqué que

les textes journalistiques s’attiraient mutuellement et que les textes littéraires en

faisaient de même.

Cependant, ce qui nous a paru plus pertinent, c’est le fait que les textes

journalistiques se joignaient au premier type de connecteurs tandis que les textes

littéraires étaient attirés par le deuxième type.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Pour appréhender cette distribution, il faut savoir que les connecteurs faisant

partie d’un prédicat à trois places expriment un rapport argumentatif dont la

compréhension requiert une variable implicite. À partir de cette donnée, nous avons

conclu que l’argumentation dans le discours littéraire est essentiellement implicite alors

qu’elle est explicite dans le discours journalistique.

En d’autres termes, le discours littéraire, dont la visée première est esthétique,

est contraint de reléguer au second plan toute velléité qui tendrait à s’en écarter, y

compris l’argumentation. En revanche, le discours journalistique, qui est par définition

une prise de position dans une actualité déterminée, ne recourt pas aux subterfuges pour

exprimer sa position.

Cependant, cette différenciation n’est pas aussi tranchée qu’elle le paraît. En

effet, « Petite fiction en forme de réalité », qui est un texte journalistique, se comporte

comme un texte littéraire dans la mesure où il comprend des connecteurs apparaissant

dans des prédicats à trois places. L’argumentation y est, par conséquent, implicite.

Ce constat a montré que les connecteurs, mais surtout leur fonctionnement

syntaxique, pouvaient former un facteur de discrimination entre discours littéraire et

discours journalistique, nonobstant l’imbrication des genres qui peut avoir plus d’effet

sur l’interlocuteur.

Nous nous sommes intéressé à cette imbrication dans le second chapitre de la

deuxième partie. Ce que nous entendons par imbrication discursive, c’est le procédé qui

fait apparaître, dans l’écriture djaoutienne, plusieurs types de discours. Mais cette

hybridation de l’écriture ne s’arrête pas à la combinaison des discours littéraire et

journalistique ; elle convoque d’autres discours : épistolaire, épique, religieux, etc.

Nous parlons de combinaison car le procédé n’est pas fortuit. Il est réfléchi et

conçu de façon stratégique pour susciter une certaine réaction chez le lecteur. Cette

stratégie, nous avions voulu la mettre en évidence.

Le caractère hybride de l’écriture se manifeste par la réalisation concomitante

des divers discours déjà cités. Les genres discursifs concrétisant ces types sont la lettre,

le poème, l’article de presse, etc. Ceux-là s’imbriquent dans le roman, accomplissant le

discours littéraire.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Une autre manifestation interdiscursive a fait l’objet de notre analyse ; il s’agit

de la citation qui a été étudiée dans les espaces discursifs littéraire et journalistique.

Faisant partie d’un ensemble plus vaste qui est celui de l’interférence, son étude a été

associée à l’analyse du plurilinguisme au niveau lexical. Nous avons, dans ce sens,

examiné l’apparition de mots "étrangers" dans le corpus. Cette perspective double a

suscité les résultats qui vont suivre.

L’analyse de la lettre a révélé que son exploitation dans le roman obéit à deux

objectifs. Elle participe, tout d’abord, à la modification de l’horizon d’attente du lecteur.

Incontestablement, l’insertion de la lettre prédispose le lecteur à adopter une lecture

orientée vers la découverte.

Mais lorsque cette lettre apparaît sous forme d’un poème224

, le but recherché est

plutôt esthétique. Le lecteur dont l’horizon d’attente est la lettre reçoit en fait un poème.

Tout en croyant qu’il va être introduit dans un discours épistolaire qui relèverait du

narratif, il est plongé en fait de manière subtile dans un discours poétique.

La lettre est aussi employée dans le discours littéraire pour renforcer l’effet

référentiel. Nous disions plus haut que le rapport à la réalité algérienne dans le discours

littéraire n’était exprimé qu’à demi-mot. L’un des indices de cette référence semble être

la lettre, plus précisément, sa fonction.

Nous savons pertinemment que la lettre est un gage de l’authenticité du discours.

Son introduction dans le discours littéraire offre à ce dernier l’opportunité de passer

d’un discours "non sérieux" à un discours "sérieux".

L’analyse du genre intercalaire représenté par l’article de presse a donné aussi

lieu à deux interprétations.

Premièrement, l’article de presse est convoqué pour dénoncer la situation de la

presse en Algérie. En tant qu’appareil idéologique d’État, pour reprendre la

terminologie d’Althusser, Djaout retourne le discours de cette idéologie contre elle.

L’article de presse en question est inséré dans Les vigiles, roman publié en 1991, pour

224 Nous entrevoyons ici l’influence de Rimbaud dont une lettre-poème est citée dans Le dernier été de la

raison.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

277

critiquer la presse étatique et la dévaloriser, contrairement à la presse indépendante

naissante qui est valorisée par un retour de manivelle.

Cette hybridation du discours littéraire par le discours journalistique paraît être

conjoncturelle. Effectivement, dans les romans précédant Les vigiles, aucun article de

presse n’apparaît. De par sa spécificité formelle et eu égard à son contenu qui engage

une réflexion, l’article de presse tombait à point nommé dans ce roman dont la

publication coïncidait avec l’avènement du pluralisme journalistique. Pourtant, le

discours journalistique transparaissait déjà dans d’autres écrits à travers d’autres formes

comme le reportage. Ce discours est aussi signalé dans L’invention du désert par une

autre forme, la dépêche, qui n’introduit pas de réflexion ni de position ontologique dans

la mesure où elle ne répond pas à la question "pourquoi ?".

Par ailleurs, le discours journalistique est pensé dans l’unique recueil de

nouvelles de Djaout, Les rets de l’oiseleur, que nous n’avons pas intégré dans le corpus.

Nous pouvons dire alors que ce qui est conjoncturel, c’est l’apparition formelle

de l’article de presse, imposée non seulement par la conjoncture politique mais aussi par

le schéma narratif du roman en question. Djaout aurait pu se contenter de la dépêche

expédiée par l’agence de presse nationale qu’il dit posséder un bureau à Heidelberg.

Mais il a voulu porter un regard critique sur cette presse étatique pour montrer son

assujettissement. Il ne pouvait faire autrement qu’en insérant, aux lieu et place de la

dépêche, comme il l’a fait dans L’invention du désert, un article de presse.

Le caractère conjoncturel de cette insertion est confirmé par l’introduction d’un

article de presse dans le texte qui a suivi Les vigiles, Le dernier été de la raison, où

l’article de presse est noyé dans la trame narrative. Pour le débusquer, il a fallu

consulter les articles de presse du journaliste. Cet article est paru dans le journal

Ruptures mais il a été repris et retravaillé pour être inséré dans le dit roman sous le titre

de« Un rêve en forme de folie ».

La comparaison des deux textes a abouti à trois conclusions :

1° l’insertion de l’article de presse transformé ou réinvesti, au sens de

Maingueneau, sert à dénigrer la formation idéologique au pouvoir ;

2° la référence à l’actualité algérienne est assurée par cette insertion, c’est donc

un indice de référence ;

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

278

3° le réinvestissement littéraire de l’article de presse procure à cette référence un

prolongement dans un réel possible.

Ces trois conclusions contribuent conjointement à provoquer chez le lecteur

aversion et condamnation de cette formation idéologique. La dénonciation de celle-ci

est une constante dans les prises de position de Djaout. Les modes de cette dénonciation

varient pour toucher un nombre de plus en plus important de lecteurs.

Une autre stratégie discursive consiste en la citation qui devient une forme

d’hybridation du discours par des éléments hétérogènes aux plans discursif, linguistique

et énonciatif. La citation regroupe des énoncés dont la polyphonie est latente ou

manifeste. Elle renvoie aussi au plurilinguisme présent dans l’œuvre de Djaout.

Les marqueurs discursifs de la citation sur lesquels nous nous sommes centré

sont l’italique et la mise entre guillemets. Ils caractérisent des emplois particuliers selon

le type de discours. En effet, la fonction argumentative assignée à la citation se

différencie en passant du discours littéraire au discours journalistique.

Concernant le discours littéraire, la mise entre guillemets et l’italique servent à

instaurer un lien entre écriture et contexte socioculturel. Ce qui est mis entre guillemets,

ce sont des références à la société et à la culture algériennes en particulier, et

maghrébines en général. Encore une fois, l’hybridation assure l’ancrage de l’œuvre de

Djaout dans un lieu à partir duquel elle s’écrit.

Néanmoins, cette conclusion est réductrice car le propre de l’œuvre littéraire est

de prétendre à l’universalité qui est exprimée ici par l’introduction du plurilinguisme.

En plus du français, trois langues au moins cohabitent dans l’écrit littéraire de Djaout :

l’anglais, le berbère et l’arabe ; c’est dire la nature hybride de cette écriture.

L’utilisation de ces différentes langues n’est pas identique, ni quantitativement ni

qualitativement.

Quantitativement, ces langues qui se manifestent au niveau du lexique ont une

répartition hétérogène. L’arabe et le berbère apparaissent dans tous les romans de

Djaout alors que l’anglais se rencontre dans deux romans sur cinq, L’exproprié et

L’invention du désert.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

279

Qualitativement, ces trois langues sont utilisées à des fins divergentes. Leur

usage sert d’inscription dans l’universalité de la parole poétique dans le cas de l’anglais

alors qu’il permet un ancrage dans le contexte socioculturel pour le cas de l’arabe et du

berbère. Concernant cette dernière langue, sa convocation relève de la revendication

identitaire et linguistique.

Ce genre de citation n’est pas exploité dans l’écrit journalistique. En effet, il

n’est pas besoin de prétendre à l’universalité dans la mesure où cet écrit est destiné à des

lecteurs nationaux identifiés, ou fixer ce discours dans la réalité algérienne, puisque le

lecteur y est plongé. Il n’est pas besoin non plus d’utiliser de détours pour revendiquer

une identité car le discours journalistique l’assure parfaitement. D’ailleurs, plusieurs

articles sont consacrés à cette problématique.

En revanche, c’est un autre type de citation qui caractérise l’écrit journalistique.

Il s’agit de la citation d’autorité. Djaout interpelle plusieurs énonciateurs connus et

reconnus pour étayer son discours. Cette stratégie confère au discours djaoutien une

force argumentative à même d’y faire adhérer et de fédérer autour de lui.

Dans ces deux premières parties, il a donc été question des procédés

intentionnels d’hybridation de l’écriture djaoutienne tels que la mise en relation par des

connecteurs, la connexion en un réseau thématique et idéologique et, enfin,

l’imbrication discursive. Ces procédés répondent à une exigence qui transcende les

cadres discursifs.

Certes, les stratégies discursives sont distinctes d’un type discursif à l’autre,

mais elles visent essentiellement l’efficacité dans la modification du jugement que

l’interlocuteur porte sur une formation idéologique donnée. Elles sont exploitées par un

locuteur pour influencer un interlocuteur. Le locuteur et l’interlocuteur sont les deux

acteurs de l’échange argumentatif ; l’un et l’autre sont déterminants dans la réussite de

l’argumentation.

Nous rappelons qu’il a été question d’interpréter l’inscription de l’interdiscours

et par là-même de l’hybridité dans l’écriture djaoutienne aux niveaux thématique et

macrodiscursif.

Cette hybridité discursive semble s’étendre, au niveau énonciatif, aux acteurs du

discours et aux stratégies discursives qu’ils adoptent pour faire aboutir leur message.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Dans le même élan, il s’agissait de comprendre l’emploi discursif à des fins

argumentatives qui est fait de la polyphonie dans les écrits littéraires et journalistiques

de Djaout.

Pour approcher ces considérations, nous avons scindé la dernière partie en deux

chapitres : le premier a été consacré à l’action qu’exercent l’une sur l’autre l’instance

interlocutoire et l’instance locutoire ; le second a repris l’analyse de l’interlocution en

tant que résultat des stratégies discursives.

L’étude de l’instance interlocutoire a permis de saisir son importance dans le

rapport d’interlocution et son apport sur la scène discursive et argumentative. Nous

avons préféré utiliser le terme d’instance dans la mesure où il rend compte d’une

position, d’un lieu, d’un topos vers lesquels est dirigé le discours. Le terme

d’interlocuteur est réducteur car il ne renverrait qu’à la personne, abstraction faite de

son inscription dans le discours.

L’instance interlocutoire est donc multiple. Ce constat rend difficile la tâche de

l’instance locutoire qui, pour prétendre à l’efficacité argumentative, se doit de connaître

son instance interlocutoire. Nous avons voulu saisir comment Djaout se comportait avec

cette hétérogénéité.

L’instance interlocutoire est de deux types : présente et loquente, d’une part, et

absente et non loquente, d’autre part. Ces deux types sont présents dans l’écrit littéraire

tandis que seul le second apparaît dans l’écrit journalistique. Cela s’explique par les

spécificités "macrodiscursives" propres à chaque genre. Ce qui importe ici, c’est la

manière avec laquelle Djaout dépasse cette différence.

Mais auparavant, l’instance locutoire « stéréotype » l’instance interlocutoire.

Lorsque celle-ci est active, c’est-à-dire participe à l’échange, son identification est

relativement simple. Effectivement, l’instance locutoire fera appel à des indices

discursifs énonciatifs et sociologiques. Ces indices lui permettent de cibler son discours.

Toutefois, l’identification peut ne pas réussir dans le cas où l’instance

interlocutoire laisse des indices qui ne lui correspondent pas réellement. Néanmoins,

l’instance locutoire n’a pas à se soucier de ce subterfuge. Elle doit, tout au plus,

déterminer son pourquoi.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

281

Au contraire, lorsque l’instance interlocutoire est passive, c'est-à-dire n’est pas

partie prenante dans l’interlocution, sa détermination est difficile parce qu’aucun indice

discursif ne réfère à elle. Dans ce cas, l’instance locutoire ne peut que conjecturer sur sa

nature.

De toutes les façons, dans les deux cas, l’instance locutoire construit son

instance interlocutoire qui est le plus souvent une "fiction verbale". Cependant, cette

construction n’est pas figée. Elle se modèle au gré des situations, voire au cours de

l’interlocution. Cette modélisation répond à un seul objectif, celui d’optimiser

l’influence exercée sur l’instance interlocutoire.

La fiction verbale est élaborée de façon à satisfaire un dessein. Elle est

sommairement signalée dans le cas du discours littéraire et clairement visée dans le cas

du discours journalistique. Comme le discours littéraire tend à l’universalité, sa

réception doit être diversifiée. En d’autres termes, l’instance interlocutoire à laquelle il

s’adresse, sa nature et sa dimension important peu, doit se reconnaître dans sa structure.

Le discours journalistique, quant à lui, est adressé à une certaine instance

interlocutoire. Celle-ci est sensible à ce discours qui traite d’une actualité la concernant

de près. De par cette actualité, l’instance interlocutoire de et dans ce discours peut être

définie en relation avec l’intérêt qu’elle porte à l’actualité algérienne (Algériens + ceux

qui s’intéressent à cette actualité), en rapport avec sa formation idéologique (se

rapprochant de celle du journaliste), etc.

À ce sujet, l’instance locutoire, en composant l’instance interlocutoire, laisse

entrevoir son image. C’est cette image qui pousse la dernière à adopter une position

perméable ou opposée au discours tenu par la première. Dans le second point de ce

chapitre, nous avons dressé le portrait de l’instance locutoire.

Cette dernière se présente en projetant son image dans le discours. Cette image

se réverbère à travers des marques discursives. En recensant ces marques, nous avons

abouti aux conclusions suivantes. L’image de soi que projette l’instance locutoire ne se

décline pas de la même manière dans tous les textes, abstraction faite de leur type

discursif. Dans certains textes, essentiellement littéraires, cette projection se réalise par

l’inscription de l’image du locuteur dans le discours par le biais des pronoms

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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personnels. Le marqueur énonciatif donne ainsi au locuteur la possibilité de suggérer

son image.

Dans les textes journalistiques, en revanche, l’exhibition de l’image du locuteur

se fait de façon explicite. Le locuteur lève le voile sur son ethos, sa doxa, ses positions,

bref sur sa formation idéologique. Alors que dans le discours littéraire, l’image de

l’instance locutoire est à découvrir car implicite, elle s’affiche ostentatoirement dans le

discours journalistique.

La source de cette distinction est à chercher dans la nature même de l’instance

locutoire. Cette dernière est univoque, voire unique dans le discours journalistique,

contrairement au discours littéraire où elle est multiple.

Pourtant, le piège qui guette l’analyste est celui de l’univocité de cette instance,

qui peut laisser croire que l’ethos prédiscursif est identique à l’ethos discursif. En effet,

l’analyse du discours journalistique ayant montré que ces deux ethos peuvent être

différents, le fait de se reposer exclusivement sur le premier peut biaiser la

détermination du second.

L’instance locutoire est dans l’obligation de s’adapter à l’instance interlocutoire

dans le discours journalistique notamment mais pas uniquement225

, dans ce que les

journalistes appellent le « politiquement correct ».

L’analyse de l’effet que provoque l’exploitation de l’ethos a conduit à deux

résultats. Tout d’abord, l’image de soi discursive participe à l’argumentation qui est

dirigée de l’instance locutoire présente et loquente vers l’instance interlocutoire présente

et loquente et vice-versa. Ensuite, cette première situation engendre un effet

argumentatif sur l’instance interlocutoire virtuelle et non loquente, en l’occurrence le

lecteur.

L’image de soi est exploitée par le locuteur pour provoquer chez l’instance

interlocutoire une réaction déterminée. Cet acte est relativement simple dans le discours

journalistique dans la mesure où seules deux images sont à l’œuvre : celle de Djaout-

individu et celle de Djaout-journaliste. Au contraire, elle est complexe mais non

225 Le discours littéraire de Faulkner-auteur renferme une image de soi complètement différente de celle

renvoyée par Faulkner-individu.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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compliquée dans le discours littéraire en ce sens que plusieurs images de l’instance

locutoire s’y croisent : celle de Djaout-individu, celle de Djaout-écrivain, celle du

narrateur, celles des personnages, etc.

Quoi qu’il en soit, toutes ces images convergent pour assurer l’efficacité de

l’argumentation orientée vers l’instance interlocutoire absente et non loquente qu’est le

lecteur.

L’image du locuteur est donc, au même titre que la prise en charge de l’instance

interlocutoire, une stratégie discursive ambitionnant de modifier le jugement de celle-ci.

D’autres stratégies discursives sont aussi exploitées dans l’œuvre de Djaout pour

atteindre cette fin ; certaines d’entre elles ont fait l’objet d’une étude au cours du dernier

chapitre de la troisième partie dans lequel nous avons retenu trois stratégies en

particulier : la coopération, la question et la compétition.

Deux exigences ont déterminé le choix de ces stratégies :

1° le jeu d’interlocution et le pacte communicatif qu’elles établissent entre les

instances locutoire et interlocutoire ;

2° l’activité langagière est régie par les actes de langage réalisant ces stratégies.

La coopération est par définition l’entente qui s’installe entre les instances

locutoire et interlocutoire pour faire progresser l’interlocution. Discursivement, c’est

une stratégie dont l’objectif est de faire adhérer sans conflit.

Cette stratégie constitue la réponse à deux types d’acte de langage : assertif et

directif. L’acte assertif tend à amener l’interlocuteur à croire à la vérité du contenu

propositionnel exprimé. Les deux instances coopèrent en croyant à la vérité des actes

réalisés par chacune d’elles.

Cette coopération suppose que les deux instances sont tout le temps en accord à

propos du contenu propositionnel, mais en fait il n’en est rien. En effet, elles peuvent

soit partager les mêmes positions, soit diverger. Pourtant, dans les deux situations, les

deux instances se doivent d’interpeller des arguments. Autrement dit, même si les deux

instances ont la même formation idéologique, elles sont obligées de se convaincre

mutuellement, car leur formation discursive ne repose pas sur les mêmes bases.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Quant à l’acte directif, il oblige, de par sa force illocutoire, à avoir une réaction

langagière ou non langagière. Nous avons étudié la force de cet acte dans la question car

la réponse à une question peut être coopérative.

La réponse coopérative aux deux actes cités dépend d’un certain nombre de

conditions logiques et sociales. Leur satisfaction est la condition sine qua non pour que

la coopération aboutisse à l’acceptation de la vérité d’un contenu propositionnel.

La deuxième stratégie dont l’utilisation a été abordée est la question. Dans la

stratégie de coopération, elle a été étudiée pour connaître la nature de la réponse qui lui

est donnée. Nous nous sommes limité à l’étude de la réponse coopérative.

À ce niveau de l’analyse, c’est plutôt l’acte interrogatif directif qui a retenu notre

attention. La force illocutoire de cet acte incite l’instance interlocutoire à réaliser son

contenu propositionnel. De par cette force, l’instance locutoire exerce une action, voire

une pression sur l’instance interlocutoire. Au moment où cette action est exercée, une

modification du jugement de celle-là se produit. C’est moins la réponse que la question

elle-même qui provoque ce changement.

La seule présence d’un acte interrogatif constitue une stratégie discursive dans

les écrits de Djaout. Dans l’écrit littéraire, cette stratégie conduit, dans Le dernier été de

la raison par exemple, à douter du discours religieux qui s’insinue dans le discours

littéraire, à désavouer, par la même occasion, la formation idéologique véhiculée par ce

discours.

Dans l’écrit journalistique, le même effet est engendré : le lecteur est

soupçonneux à l’égard du discours tenu par le pouvoir en place ce qui le conduit au

désaveu de la formation idéologique de ce dernier226

. Aux certitudes affichées dans les

deux discours religieux et étatique, Djaout oppose, par la question, l’incertitude et le

doute.

Il s’indignait dans Le dernier été de la raison à ce propos quand il écrivait :

« Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base

de tout raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des

226 Une chronique porte le titre « Suspicion et désaveu ».

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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dernières discussions qu’il eut avec son fils [qui] rejoignit, tête basse,

le troupeau parqué dans la prairie des certitudes. »227

Ou bien :

« La philosophie, cette austère mais belle fenêtre ouverte sur le

questionnement et le doute, se referme sur les certitudes et

l'ostracisme. »228

Ou encore :

« Les générations futures ne pourront même pas s'imprégner de

l'inquiétude et de l'impertinence des livres, car les livres auront été

brûlés - pour faire place au seul, à l'inamovible Livre de la certitude

résignée. »229

La question comme stratégie discursive semble être sollicitée pour engendrer la

même réaction chez l’instance interlocutoire dans les deux types discursifs littéraire et

journalistique. Justement, comme cette instance n’est pas identique dans les deux

discours, nous avons cherché les raisons pour lesquelles les conséquences de cet acte

interrogatif sont similaires.

Dans l’écrit littéraire, Djaout fait appel à tous les types de questions possibles

dans la mesure où l’instance interlocutoire est multiple. En revanche, dans l’écrit

journalistique, seule la question rhétorique est utilisée car l’instance interlocutoire est

absente.

L’hétérogénéité de cette dernière dans le discours littéraire signifie qu’elle peut

être présente et loquente. Autrement dit, elle peut participer à l’échange et donc réagir à

l’acte directif interrogatif. Cette réaction est le plus souvent langagière mais elle peut

relever de la mimésis. C’est dans cette logique que les questions employées dans ce

discours nécessitent des réponses. Toutefois, des questions n’appelant pas de réponses

sont aussi mises en œuvre. Ces questions, qualifiées de rhétoriques, sont surtout

présentes dans le discours journalistique.

227 Djaout, T. (1999) : p. 41

228 Idem., p. 71

229 Idem., p. 87

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Ce type de discours se prête, certes, à d’autres types de questions, mais la

chronique journalistique n’admet pas d’autres types que rhétoriques. Visiblement,

l’instance locutoire s’adresse dans ce cas à une instance interlocutoire absente et non

loquente qui réagit certainement à ce type de question, mais dont la réaction ne s’inscrit

pas dans le discours.

En somme, la stratégie discursive qu’est la question tend à faire réagir l’instance

interlocutoire, le type discursif dans lequel elle se réalise important peu. Comme cette

instance est différente dans les deux discours, les questions convoquées vont être en

adéquation avec le type discursif dans lequel elles sont exploitées. Plutôt que l’effet

produit par cette stratégie, c’est le type de questions qui particularise les deux discours.

La compétition est l’autre stratégie discursive qui a fait l’objet d’une approche.

Nous avons désigné par compétition la stratégie qui consiste à vouloir faire passer un

point de vue en ayant recours à tous les arguments possibles, notamment les plus

valides.

Parler de compétition sous-entend la présence de compétiteurs qui tentent

chacun de son côté et chacun à son tour de valider leurs arguments. Cependant, la

position et le tour de parole de chaque instance locutoire ou interlocutoire sont

transgressés. Dans une situation idéale de compétition, toute instance coopère pour

maintenir l’intelligibilité du dit dans la communication. Cela se fait en respectant la

position et le tour de parole déterminés par des contraintes essentiellement sociales.

Dans le passage compétitif analysé, nous avons constaté que l’échange était

instable, comme la table autour de laquelle il se déroulait. Au début, la compétition était

loyale. Elle était stable car chacune des instances s’astreignait à respecter la position de

l’autre. Elle progressait aussi car les tours de parole étaient respectés, faisant avancer

l’échange par des arguments dont la validité allait crescendo.

Par la suite, à l’image de la table devenue instable parce qu’elle avait perdu la

capsule qui assurait sa stabilité, la discussion a dégénéré. La coopération n’est plus de

mise dans la mesure où la compétition se fait, à défaut d’arguments, à coups de griffes

et de gueule, les protagonistes s’étant transformés en animaux rugissants.

Il est à signaler que cette stratégie n’est pas exploitée de la même manière dans

le discours journalistique car la compétition demande la présence de plusieurs instances

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locutoires. Ce critère physique n’empêche cependant pas la manifestation d’une

compétition implicite. Dans la mesure où celle-ci fait appel aux arguments pour montrer

la suprématie d’un point de vue sur un autre, Djaout-journaliste interpelle des arguments

scientifiques, historiques et reprend ceux de personnalités, dont l’autorité

philosophique, politique ou encore littéraire est incontestable, qu’il oppose à des

arguments fallacieux quelconques. Il montre ainsi la validité des premiers et la fausseté

des seconds. La compétition argumentative est remportée par la formation discursive de

Djaout-journaliste.

Cette dernière partie a mis en évidence l’interaction entre les instances locutoire

et interlocutoire. Dans cette interaction, il a fallu dégager les facteurs déterminant

l’action qu’exercent les deux instances l’une sur l’autre. Ces facteurs sont de différentes

natures mais supposent tous une connaissance préalable ou construite au cours de

l’échange.

Parmi ces facteurs, citons ceux qui relèvent du psychologique, en relation avec

l’image que donne d’elles-mêmes les instances locutoire et interlocutoire. La doxa et les

croyances de ces instances sont aussi un facteur qui sert leur visée argumentative. En

déchiffrant l’image et la doxa de l’autre, chaque instance exploite ces résultats pour agir

et réagir.

D’autres facteurs non moins importants ont été signalés dans leur participation à

former une stratégie discursive globale qui ambitionne de faire adhérer l’instance

interlocutoire présente dans le discours (personnages) et absente (lecteur) à une

formation discursive et idéologique donnée.

Cette stratégie globale s’est manifestée par des figures spécifiques dont

l’interpellation dépend de la situation de communication et surtout de la nature des

participants.

Cette recherche a dévoilé le caractère hybride de l’écriture djaoutienne à trois

niveaux : thématique, (macro)discursif et énonciatif. À ces trois niveaux, des procédés

hétérogènes interviennent pour consacrer l’hybridité dans deux ensembles a priori

homogènes. Le discours littéraire comme le discours journalistique révèlent une

hétérogénéité structurée.

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En effet, il n’est pas question de remettre en cause la filiation générique et

typologique de tel ou tel texte mais de cerner les stratégies discursives qui sous-tendent

ces deux discours. Finalement, le mur que Djaout affirme ériger entre écriture littéraire

et écriture journalistique s’effritent devant les assauts répétés de l’une et de l’autre

contre ce mur.

Cette affirmation est-elle mûrement réfléchie ou alors la création échappe-t-elle

à Djaout-individu ? Seules d’autres approches pourraient révéler tous les contours de la

créativité littéraire djaoutienne.

Il ne faut pas perdre de vue le fait que Djaout a contribué à la critique littéraire.

Pendant des années, il a signé des articles dans des journaux comme Algérie-Actualité

dans lesquels il a décortiqué l’actualité littéraire algérienne et internationale.

Il serait intéressant de connaître aussi, au-delà de l’écrivain et du journaliste, le

critique littéraire dont les écrits pourraient mettre au devant de la scène la vision et le

point de vue qu’il a de la littérature en général et du travail de l’écrivain en particulier.

Il conviendra aussi d’élargir le corpus pour englober les recueils poétiques et le

recueil de nouvelles de Djaout. Cela permettra de voir si le phénomène d’hybridation

touche aussi la poésie et les nouvelles.

Le travail sur les poèmes constituerait un baromètre de l’hybridité dans la

mesure où l’écriture poétique transcende l’inscription consciente de stratégies liées à

l’hybridation elle-même.

Cet élargissement aboutira à la prise en compte de la séquence dans toutes ses

dimensions. L’étude de l’articulation des différentes séquences narratives, poétiques,

argumentatives, etc. pourra être effectué notamment sur le plan syntaxique.

Nous avons récolté des données discursives sur la nature de l’interlocuteur

susceptible d’être touché par Djaout mais nous n’avons pas pu analyser outre mesure la

réception de l’œuvre de Tahar Djaout. C’est une autre dimension qui pourra être prise

en charge, de même qu’une analyse plus exhaustive pourra être menée en recourant aux

impressions de lecteurs potentiels.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale

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Pour ce faire, Internet offre aujourd’hui une ressource inépuisable. Il est possible

de créer un forum de lecteurs de Djaout et de les inviter à se prononcer spontanément

sur leurs lectures. Le corpus ainsi constitué servira à l’étude de la réception.

Enfin, le caractère hybride de l’écriture djaoutienne ne serait-il pas une constante

dans la littérature maghrébine ? D’ailleurs, le travail réalisé sur Mammeri230

par Abbès-

Kara a révélé cette hybridité dans son écriture. L’élargissement de l’étude à d’autres

écrivains permettra de répondre à la question.

230 Cf. Abbès, A.-Y. (2001) : op. cit..

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Œuvre littéraire de Djaout

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— L’arche à vau-l’eau, Poèmes, Éd. Saint-Germain-des-Prés, France, 1978

— Insulaire & Cie, Poèmes, 1980

— L’oiseau minéral, Poèmes, 1982

— Pérennes, Poèmes, 1996 (à titre posthume)

— L’Exproprié, roman, Paris, Éd. François Majault, 1991 (1ère

éd. SNED,

Alger, 1981)

— Les rets de l’oiseleur, Nouvelles, Alger, SNED, 1983

— Les Chercheurs d’Os, roman, Paris, Seuil, 1984, Prix de la fondation del Duca

— L’Invention du Désert, roman, Paris, Seuil, 1987

— Les Vigiles, roman, Paris, Seuil, 1991, et « Points » n0

P171, Prix Méditerranée,

1991

— Le Dernier été de la Raison, roman, Paris, Seuil, 1999, (à titre posthume)

Articles de presse de Djaout

— « Lettre de l’éditeur », Ruptures N° 01 du 13 au 19 janvier 1993

— « La haine devant soi », In Ruptures N° 01 du 13 au 19 janvier 1993

— « La foi républicaine », In Ruptures n°02 du 20 au 26 janvier 1993

— « La face et le revers », In Ruptures n°6 du 16 au 22 février 1993

— « Le retour du prêt-à-penser », In Ruptures n°8, du 2 au 8 mars 1993

— « Les chemins de la liberté », In Ruptures n° 9 du 09 au 15 mars 1993

— « Suspicion et désaveu », In Ruptures n°10, Du 16 au 22 mars 1993

— « Minorer ou exclure », In Ruptures n° 12, du 30 mars au 05 avril 1993

— « La justice de l’histoire », In Ruptures n° 14, du 13 au 19 avril 1993

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

291

— « Avril 1980-L’effraction. Des acquis ? », In Ruptures n°15 du 20 au 26 avril

1993

— « Petite fiction en forme de réalité », In Ruptures n°16, du 27 avril au 3 mai

1993

— « La logique du pire », In Ruptures n°17, du 4 au 10 mai 1993

— « Fermez la parenthèse », In Ruptures n° 18, du 11 au 17 mai 1993

— « La famille qui avance et la famille qui recule », In Ruptures n°20, du 25 au 31

mai 1993.

— « Agave de H. Djabali », In Algérie-Actualité n°939, du 13 au 19 octobre 1983.

— « Incartades », In Algérie-Actualité, n° 1341, du 27 juin au 3 juillet 1991.

— « Brouillage de repères », In Algérie-Actualité, n° 1340, du 20 au 26 juin 1991.

Ouvrages sur l’analyse du discours et l’argumentation

— Amossy, R. (1999) : Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan

— Amossy, Ruth (2000) : L’argumentation dans le discours, discours politique,

littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan Université

— Angenot, M. (1982) : La Parole pamphlétaire, Paris, Payot

— Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1983) : L'argumentation dans la langue,

Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur, Collection « Philosophie et langage ».

— Bouvier, Alban (1996) : Conférence sur les théories de l'argumentation, Lyon.

— Breton, P. (2000) : La parole manipulée, Edition La Découverte, Paris

— Charaudeau, P., Maingueneau, D. (2002) : Dictionnaire de l'analyse du

discours, Paris, Seuil

— Compagnon, Antoine, (1979) : La seconde main ou le travail de la citation,

Paris, Éditions du Seuil.

— Ducrot Oswald (1972) : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique

linguistique, Paris, Hermann

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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— Ducrot, Oswald et al. (1980) : Les Mots du discours, Paris, Minuit.

— Eggs, Ekkehard (1994) : Grammaire du discours argumentatif, Paris, Kimé.

— Foucault, M. (1969) : L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard

— Grize, Jean-Blaize (1990) : Logique et langage, Paris, Ophrys.

— Maingueneau D. (1987) : Initiation aux méthodes d'analyse du discours, Paris,

Hachette Université

— Maingueneau D. (1987) : Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris,

Hachette Université

— Maingueneau D. (1997), L'analyse du discours, Paris, Hachette

— Maingueneau D. (2000) : Analyser les textes de communication, Paris, Nathan

Université

— Maldidier D. (1990) : L'inquiétude du discours, Textes de Michel Pêcheux,

Paris, Éditions des cendres

— Moeschler, Jacques (1985) : Argumentation et conversation, Éléments pour une

analyse pragmatique du discours, Paris, Hâtier/Didier, coll. LAL.

— Moeschler, J. (1989) : Modélisation du dialogue. Représentation de l'inférence

argumentative, Paris, Hermès

— Pêcheux, M. (1975) : Les Vérités de La Palice, Paris, Maspéro, 1975

— Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) : 1re

éd. (1958) : Traité de

l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Éditions de l'Université de Bruxelles

— Plantin, Ch. (1996) : L'Argumentation, Paris, Le Seuil, « Mémo »

— Rabatel, A. (1998) : La construction textuelle du point de vue, Lausanne,

Delachaux & Niestlé.

— Todorov, T. (1981) : M. Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil

— Tutescu, Mariana (2000) : L’argumentation, introduction à l’étude du discours,

Budapest.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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Ouvrages de linguistique générale

— Austin, J. L. (1970) : Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, (1ère

éd. 1962)

— Bange, Pierre (1992) : Analyse conversationnelle et théorie de l’action, Paris,

Hâtier / Didier, Coll. Langues et apprentissage des langues

— Benveniste, E. (1966, 1974) : Problèmes de linguistique générale (1 et 2),

Gallimard

— Genette, G. (1982) : Palimpsestes, Paris, Seuil.

— Ghiglione et Trognon (1993) : Où va la pragmatique ? De la pragmatique à la

psychologie sociale, Grenoble, P.U.G.

— Greimas, A.J. (1972) : Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse.

— Guilbert, L. (1975) : La créativité lexicale, Paris, Larousse.

— Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : L’énonciation de la subjectivité dans le

langage, Paris, A. Colin

— Kerbrat-Orecchioni, C. (1986): L’implicite, Paris, A. Colin

— Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : Les actes de langage, Paris, Nathan.

— Kleiber, G. (2000). Problèmes de sémantique : la polysémie en questions,

Presses universitaires du Septentrion

— Maingueneau, D. (1993) : Éléments de linguistique pour le texte littéraire,

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— Martin, Robert, (1987) : Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans

la théorie sémantique, Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur

— Mortureux M.F. (1997) : La lexicologie entre langue et discours, Armand Colin

— Saussure, F. (1972) : Cours de linguistique générale, Paris, Payot

— Searle, J. (1972) : Les actes de langage. Essai philosophique du langage, Paris,

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— Searle, J. (1979) : Sens et expression. Étude de théorie des actes de langage,

Traduction de Joëlle Proust, Paris, Les Éditions de Minuit.

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— Yaguello, M. (1981) : Alice au pays du langage, Paris, Seuil

— Yaguello, Marina (1978) : Les mots et les femmes, Payot, Paris.

Ouvrages sur la statistique linguistique

— Brunet, E. (1985) : Hommage à Pierre Guiraud (ouvrage collectif), Paris,

Éditions Les Belles Lettres.

— Brunet, E. (1986) : Méthodes quantitatives et informatique dans l’étude des

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Paris, Champion.

— Brunet, Etienne (1999) : Manuel de référence : Hyperbase, logiciel hypertexte

pour le traitement documentaire et statistique des corpus textuels, Laboratoire

CNRS Bases, corpus et langage, Nice, Faculté des Lettres.

— Ferrand, Nathalie et al. (1997) : Banques de données et hypertextes pour l’étude

du roman, Paris, P.U.F.

— Guiraud, P. (1954) : Les caractères statistiques du vocabulaire, Paris, P.U.F.

— Guiraud, P. (1960) : Problèmes et méthodes de la statistique linguistique, Paris,

P.U.F.

— Muller, Ch. (1974) : La statistique linguistique, Paris, Hachette

— Muller, CH. (1992) : Initiation à la statistique linguistique, Champion, (Ed.

Hachette, 1973).

Autres ouvrages

— Adam, J.M. (1991) : Langue et littérature, analyses pragmatiques et textuelles,

Paris, Hachette.

— Adam, J.M., Goldenstein J.P. (1976) : Linguistique et discours littéraire, Paris,

Larousse, coll. L.

— Aristote (1983) : La Poétique, Livre 1, Edition Les intégrales de philo/Nathan,

— Baechler J. (1976) : Qu’est-ce-que l’idéologie ?, Paris, Gallimard

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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— Bakhtine, M. (1978) : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

— Bakhtine, M. (1981) : Le principe dialogique, Paris, Le Seuil.

— Barthes, R. (1975) : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil

— Biasi, Pierre-Marc (de) (2000) : La génétique des textes, Paris, Nathan.

— Biasi, Pierre-Marc (de) et all. (1998) : Pourquoi la critique génétique ? :

méthodes, théorie, Paris, éd. CNRS

— Bonn, CH. (1974) : La littérature algérienne de langue française, Ottawa,

Naaman.

— Bonn, CH. (1985) : Le roman algérien de langue française, Paris, L’Harmattan.

— Bonn, Charles (1986) : Problématiques spatiales du roman algérien, Alger,

ENAL.

— Bourdieu, P. (1980) : Questions de sociologie, Paris, Éditions de minuit

— Calas, Frédéric (1996) : Le roman épistolaire, Paris, Nathan-Université

— Debray-Genette, Raymonde et all. (1979) : Essais de critique génétique, Paris,

Flammarion

— Ducrot, O., Schaeffer J-M. (1995) : Nouveau dictionnaire encyclopédique des

sciences du langage, Paris, Seuil.

— Kristeva, Julia (1969) : Sémeiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris,

Seuil

— Mittérand, Henri (1998) : Le roman à l'œuvre : genèse et valeurs, Paris, P.U.F.

— Mœschler, J. et Reboul, A., (1994) : Dictionnaire encyclopédique de

pragmatique, Paris, Seuil.

— Mokhtari, Rachid (2002) : La graphie de l’horreur, Essai sur la littérature

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— Molinié, Georges (1992) : Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche

— Noiriel, G. (2001) : État, nation et immigration (Vers une histoire du pouvoir),

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— Schaeffer, Jean-Marie (1989) : Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris,

Éditions du Seuil

— Versini, Laurent (1979) : Le roman épistolaire, Paris, PUF, (rééd.)

— Voirol, M. (1993) : Guide de la rédaction, Paris, Éditions du CFPJ

Thèses

— Abbès, A.Y. (2000) : Étude lexicologique, stylistique et pragmatique de l’œuvre

de Mouloud Mammeri, thèse de doctorat d’Etat, Nice.

— Boualili, Ahmed (2004) : Étude lexicologique et pragmatique de l’œuvre

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— Boualit, Farida (1981) : Étude sociocritique des premiers romans algériens

d’expression française, ILE, Alger.

— Chériguen, F. (1987) : L’emprunt linguistique dans le français moderne,

contacts français-langues maghrébines, thèse d’Etat, Université Paris Nord.

— Kebbas, M. (2005) : Le concept de vérité dans la fiction. Le cas du discours

mammérien de la fiction. Analyse pragmalinguistique du discours selon la

théorie des actes de langage de John R. Searle ; analyse archéolinguistique du

discours selon la théorie de M. Foucault, thèse de doctorat, Mostaganem,

Algérie,

Articles sur l’œuvre de Djaout

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Djaout à la revue Tin Hinan (1991) », mai 1996, Marsa Éditions, Paris, pp.205-

212.

— Équipe de Recherche ADISEM (1995) : Kaléidoscope critique, Hommage à

Tahar Djaout, Université d’Alger :

Kazi Tani, Nora-Alexandra : « L’Exproprié de Tahar Djaout : pour un espace de

liberté créatrice » ;

Toso Rodinis, Juliana : « Le souffle poétique de Tahar Djaout» ;

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

297

F.A. : « Le brouilleur de pistes » ;

Fève-Caraguel, Janine. : « Parcours d’écritures » ;

Jean Pélégri, « Des mots pour les arbres… »

— Équipe de recherche ADISEM, (1990) : Vols de guêpier, Hommage à Tahar

Djaout, O.P.U., Alger :

Bererhi, A. : « Migrations, vers une cohérence esthétique » ;

Kazi Tani, Nora-Alexandra : « Flash sur l’œuvre de T. Djaout » ;

Kazi Tani, N-A. : « Littérature(s) en question(s) »

Fève, J.: « Les écrivains algériens de la nouvelle génération : Intertextualité et

traitement de l’Histoire : L’exemple de Tahar Djaout ou la mise à mort de

l’épopée », In Itinéraires et contacts de cultures, vol. 11 : Littératures

maghrébines, T2, colloque Jacqueline Arnaud, L’Harmattan, 1990.

— Mokhtari, Rachid : « La blessure syntaxique » http://www.ziane-

online.com/tahar_djaout/blessure_syntaxique.htm

— Tcheho, I. C. : « Entretien avec Tahar Djaout », In Algérie Littérature/Action

n°s 12-13, Marsa Éditions, 1997, pp.219-222.

Autres articles et revues

— Adam, J.-M. : « Types de séquences textuelles élémentaires », Pratiques n° 56,

1987

— Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1981) : « Interrogation et argumentation », in

Langue française, no 52, (pp. 5-22)

— Authier, J. (1982) : « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive :

éléments pour une approche de l'autre dans le discours », dans DRLAV, n°26,

pp. 91-151

— Authier, J. et Revuz, J. (1984) : « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », In

Langages, n° 73

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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— Authier, J. et Revuz, J. (1988) : « Non-coïncidences énonciatives dans la

production du sens », In Linx, n°19

— Barthes, R. (1994) : « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire », In Recherches

rhétoriques, Le Seuil, « Points », Paris, (1ère

édition Communications n°16,

1970)

— Berrendonner, A. (1976) : « Le fantôme de la vérité », In Linguistique et

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— Bonnafous, S., Tournier, M. : « Analyse du discours, lexicométrie,

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— Grice, H. Paul (1979) : « Logique et conversation », in Communications, no 30,

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— Grize, Jean-Blaise (1973) : « Logique et discours pratique », in

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— Harris Z.S. (1969) : « Analyse du discours », In Langages, n°13, 1969, pp. 8-

45.

— JADT 1998, 4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques des

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1998, Textes réunis par Sylvie Mellet :

Busa, Roberto : « Dernières réflexions sur la statistique textuelle », pp.179-183

Martinez, William : « L’identité nationale dans le discours de politique

étrangère française. Une étude de lexicométrie chronologique », pp. 421-430

Olivier, Andrew : « Retour au Père Goriot : ou ce que nous apprend la

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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— Michel Bernard : « Découpage automatique d’un corpus par le calcul des

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— Mitterand, Henri : « Programme et préconstruit génétique : le dossier de

L'Assommoir », In Essais de critique génétique, ouv. Coll., Paris, Flammarion,

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— Moirand S. : « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse

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— Pêcheux, M. : « L'étrange miroir de l'analyse du discours », In Langages, n° 62,

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— Pêcheux, M., Fuchs C. : « Mises au point et perspectives à propos de l’analyse

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— Rabatel, A. : « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie

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— Rosier, L. : « La circulation des discours à la lumière de l’effacement énonciatif

: l’exemple du discours puriste sur la langue », In Langages, n°154, déc. 2004.

— Sumpf, J. : « A quoi peur servir l'analyse du discours ? », In Langages, n° 55,

1979, pp. 5-31

— Vignaux, Georges (1979) : « Argumentation et discours de la norme », in

Langages, no 53, Le discours juridique : analyse et méthodes, (pp. 67-86)

— Wilson, Deirdre et Sperber, Dan, (1979) : « Remarques sur l'interprétation des

énoncés selon Paul Grice », in Communications, no 30, La conversation, (pp.

80-95)

Page 301: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

ANNEXES

Annexe 1 : vocabulaire spécifique des textes journalistiques et

de Le dernier été de la raison

Tableau 1 : Vocabulaire spécifique de Lettre de l’éditeur

Numéro Écart Corpus Texte Mot

1 8.3 126 22 nous

1 4.9 11 5 moi

1 4.8 22 6 notre

1 4.5 27 6 Aucun

1 4.4 18 5 nos

1 3.9 6 3 expression

1 3.1 52 5 Algérie

1 3.1 4 2 Ruptures

1 3.1 4 2 expérience

1 3.1 4 2 changement

1 3.1 4 2 avérer

1 3.1 14 3 avons

1 3.0 5 2 tenter

1 3.0 5 2 journal

1 3.0 5 2 es

1 2.9 6 2 rupture

1 2.9 6 2 pire

1 2.9 39 4 chaque

1 2.9 18 3 sera

1 2.7 99 6 avec

1 2.6 9 2 terrain

1 2.6 9 2 mal

1 2.5 11 2 année

1 2.4 13 2 ans

1 2.4 12 2 tu

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

302

1 2.3 409 13 est

1 2.3 374 12 que

1 2.3 15 2 pris

1 2.3 14 2 algérienne

1 2.2 71 4 si

1 2.2 16 2 déjà

Tableau 2 : Vocabulaire spécifique de La haine devant soi

N° Écart Corpus Texte Mot

2 5.2 12 6 Algérien

2 4.0 4 3 fascisme

2 4.0 29 6 société

2 3.3 9 3 tendance

2 3.3 9 3 parce

2 3.3 9 3 haine

2 3.3 278 16 a

2 3.3 19 4 '

2 3.2 459 22 une

2 2.9 4 2 frontières

2 2.9 14 3 valeurs

2 2.9 14 3 algérienne

2 2.8 5 2 soi

2 2.8 5 2 identité

2 2.8 5 2 courte

2 2.8 16 3 état

2 2.8 15 3 jeunesse

2 2.7 6 2 négation

2 2.5 8 2 vécu

2 2.5 8 2 laquelle

2 2.5 633 24 des

2 2.5 41 4 t

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

303

2 2.5 158 9 on

2 2.4 9 2 intelligence

2 2.3 27 3 non

2 2.3 10 2 peuvent

2 2.2 898 30 l'

2 2.2 52 4 Algérie

2 2.1 14 2 années

2 2.1 13 2 part

2 2.0 60 4 fait

Tableau 3 : Vocabulaire spécifique de La foi républicaine

N° Écart Corpus Texte Mot

3 5.5 7 5 république

3 4.8 6 4 position

3 3.5 9 3 assurer

3 3.5 39 5 pouvoir

3 3.4 62 6 autre

3 3.4 11 3 perspective

3 3.2 14 3 valeurs

3 3.1 4 2 vis

3 3.1 4 2 religieuses

3 3.1 4 2 corde

3 3.1 4 2 continuité

3 3.0 5 2 erreur

3 3.0 16 3 état

3 2.8 898 26 l'

3 2.8 7 2 projet

3 2.8 7 2 mouvement

3 2.7 8 2 font

3 2.6 9 2 vue

3 2.6 505 16 -

3 2.5 30 3 doute

Page 304: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

304

3 2.5 29 3 société

3 2.5 11 2 voulu

3 2.5 10 2 peuvent

3 2.5 10 2 jeu

3 2.4 60 4 fait

3 2.4 158 7 on

3 2.4 13 2 politiques

3 2.3 98 5 sans

3 2.3 15 2 doit

3 2.3 15 2 avaient

3 2.3 133 6 ?

3 2.2 41 3 t

3 2.0 50 3 pays

Tableau 4 : Vocabulaire spécifique de La face et le revers

N° Écart Corpus Texte Mot

4 9.8 12 12 nationalisme

4 5.2 4 4 faux

4 4.0 52 7 Algérie

4 4.0 12 4 Boudiaf

4 3.1 4 2 droits

4 2.8 6 2 négation

4 2.8 6 2 intégrisme

4 2.8 6 2 constitue

4 2.7 898 28 l'

4 2.6 70 5 y

4 2.5 9 2 vite

4 2.4 28 3 politique

4 2.4 278 11 a

4 2.4 11 2 perspective

4 2.3 56 4 peut

4 2.3 13 2 bon

Page 305: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

305

4 2.2 15 2 citoyens

4 2.2 14 2 valeurs

4 2.2 126 6 nous

4 2.1 40 3 là

4 2.1 18 2 question

4 2.1 18 2 désir

4 2.1 133 6 ?

4 2.0 19 2 semble

4 2.0 19 2 presse

4 2.0 19 2 face

Tableau 5 : Vocabulaire spécifique de Le retour du prêt-à-penser

N° Écart Corpus Texte Mot

5 4.1 19 5 semble

5 3.2 12 3 pourtant

5 3.2 12 3 Algérien

5 3.0 14 3 avons

5 2.9 5 2 formule

5 2.9 5 2 décennie

5 2.9 126 8 nous

5 2.8 6 2 pire

5 2.8 505 19 -

5 2.7 7 2 arabo

5 2.7 37 4 jamais

5 2.7 20 3 après

5 2.6 8 2 titres

5 2.6 8 2 islamisme

5 2.6 8 2 chacun

5 2.5 9 2 seule

5 2.5 9 2 pourra

5 2.5 9 2 passe

Page 306: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

306

5 2.4 11 2 voire

5 2.4 11 2 seulement

5 2.4 11 2 retour

5 2.4 11 2 derniers

5 2.4 10 2 chef

5 2.3 582 19 d'

5 2.3 12 2 logique

5 2.2 15 2 m

5 2.2 15 2 liberté

5 2.2 14 2 Abdesselam

5 2.1 39 3 ceux

5 2.1 16 2 Bélaid

5 2.0 18 2 bout

Tableau 6 : Vocabulaire spécifique de Les chemins de la liberté

N° Écart Corpus Texte Mot

6 8.9 14 13 journalistes

6 8.4 19 14 presse

6 7.2 16 11 journaux

6 5.4 16 8 el

6 5.3 5 5 80

6 4.4 5 4 événements

6 4.1 6 4 information

6 3.9 72 11 été

6 3.8 8 4 titres

6 3.7 4 3 suspension

6 3.7 4 3 époque

6 3.7 4 3 Alger

6 3.6 9 4 unique

6 3.6 9 4 tendance

6 3.6 16 5 parti

Page 307: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

307

6 3.4 5 3 lecteurs

6 3.4 122 13 ont

6 3.3 6 3 Kabylie

6 3.1 73 9 aussi

6 3.1 7 3 indépendance

6 3.1 7 3 étant

6 3.1 15 4 liberté

6 3.0 8 3 certains

6 2.9 9 3 discours

6 2.8 10 3 chef

6 2.7 4 2 processus

6 2.7 4 2 positions

6 2.7 4 2 pluralisme

6 2.7 4 2 nombreuses

6 2.7 4 2 niveau

6 2.7 4 2 longue

6 2.7 4 2 islamiste

6 2.7 4 2 constitué

6 2.7 4 2 chambre

6 2.7 4 2 affaires

6 2.6 633 36 des

6 2.6 278 19 a

6 2.6 110 10 cette

6 2.5 52 6 Algérie

6 2.5 5 2 printemps

6 2.5 5 2 décennie

6 2.5 1814 86 de

6 2.5 14 3 algérienne

6 2.5 13 3 nouvelle

6 2.4 6 2 suivant

6 2.4 6 2 quotidien

Page 308: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

308

6 2.4 6 2 lutte

6 2.4 6 2 islamistes

6 2.4 6 2 expression

6 2.4 6 2 dos

6 2.4 15 3 moins

6 2.3 7 2 gouvernants

6 2.3 28 4 politique

6 2.3 28 4 étaient

6 2.2 8 2 vécu

6 2.2 8 2 situation

6 2.2 8 2 cas

6 2.2 18 3 sorte

6 2.1 9 2 terrain

6 2.1 20 3 ordre

6 2.1 20 3 après

Tableau 7 : Vocabulaire spécifique de Suspicion et désaveu

N° Écart Corpus Texte Mot

7 4.5 7 4 arabo

7 4.5 14 5 Abdesselam

7 4.4 8 4 islamisme

7 4.4 16 5 Bélaid

7 4.4 15 5 m

7 4.3 9 4 camp

7 4.1 4 3 Taleb

7 3.8 6 3 Ahmed

7 3.7 28 5 politique

7 3.5 8 3 fln

7 3.2 11 3 partis

7 3.0 4 2 pluralisme

7 3.0 4 2 membres

Page 309: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

309

7 3.0 4 2 islamiste

7 3.0 4 2 fis

7 2.9 53 5 deux

7 2.9 5 2 économique

7 2.8 6 2 islamistes

7 2.8 6 2 démocrates

7 2.7 7 2 travers

7 2.7 7 2 ère

7 2.7 7 2 démocratiques

7 2.7 61 5 dont

7 2.7 41 4 )

7 2.7 39 4 (

7 2.6 8 2 Algériens

7 2.5 9 2 discours

7 2.4 505 17 -

7 2.4 50 4 pays

7 2.4 309 12 du

7 2.4 10 2 démocratique

7 2.4 10 2 chef

7 2.2 92 5 ces

7 2.2 15 2 pense

7 2.2 15 2 moins

7 2.1 41 3 entre

7 2.1 17 2 avenir

7 2.1 162 7 sur

7 2.1 16 2 el

7 2.0 19 2 semble

7 2.0 170 7 :

Page 310: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

310

Tableau 8 : Vocabulaire spécifique de Minorer ou exclure

N° Écart Corpus Texte Mot

8 4.2 39 7 ceux

8 3.4 48 6 tous

8 3.3 9 3 intégristes

8 3.3 52 6 Algérie

8 3.1 24 4 gouvernement

8 3.1 12 3 pourquoi

8 3.0 547 23 qui

8 3.0 4 2 risque

8 3.0 4 2 progrès

8 3.0 13 3 politiques

8 2.9 374 17 que

8 2.8 5 2 Mohammed

8 2.8 5 2 heureusement

8 2.8 5 2 formations

8 2.8 5 2 exemplaires

8 2.8 5 2 consiste

8 2.8 17 3 avenir

8 2.7 6 2 rupture

8 2.7 6 2 dialogue

8 2.7 6 2 devraient

8 2.6 7 2 comprendre

8 2.4 309 13 du

8 2.4 10 2 démocratique

8 2.4 10 2 décidé

8 2.3 633 22 des

8 2.3 29 3 société

8 2.3 11 2 retour

8 2.3 11 2 partis

Page 311: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

311

8 2.3 11 2 abord

8 2.2 110 6 cette

8 2.1 15 2 désormais

8 2.1 14 2 valeurs

8 2.1 14 2 comment

8 2.1 14 2 algérienne

8 2.0 16 2 parti

Tableau 9 : Vocabulaire spécifique de La justice de l’histoire

N° Écart Corpus Texte Mot

9 6.4 6 6 Abdessalam

9 4.9 24 7 gouvernement

9 4.3 15 5 m

9 4.0 4 3 biens

9 3.7 13 4 histoire

9 3.6 6 3 ministre

9 3.5 7 3 nouvelles

9 3.5 29 5 contre

9 3.5 16 4 Bélaid

9 3.2 10 3 démocratique

9 3.2 10 3 chef

9 3.0 4 2 justice

9 3.0 12 3 idéologique

9 3.0 12 3 Boudiaf

9 2.8 5 2 plan

9 2.8 5 2 économique

9 2.8 5 2 destin

9 2.8 5 2 démocratie

9 2.7 6 2 fort

9 2.7 6 2 Etat

9 2.7 6 2 démocrates

Page 312: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

312

9 2.7 6 2 certaines

9 2.6 7 2 tâche

9 2.6 309 14 du

9 2.4 9 2 assez

9 2.4 24 3 beaucoup

9 2.3 28 3 politique

9 2.3 11 2 retour

9 2.3 10 2 feuilles

9 2.2 12 2 pourquoi

9 2.1 14 2 passé

9 2.0 278 11 a

Tableau 10 : Vocabulaire spécifique de Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ?

N° Écart Corpus Texte Mot

10 9.0 14 12 berbère

10 6.4 6 6 revendication

10 5.8 5 5 amazigh

10 4.6 19 6 '

10 4.6 12 5 culture

10 4.2 39 7 pouvoir

10 4.0 4 3 répression

10 3.5 7 3 démocratiques

10 3.4 8 3 fln

10 3.3 399 20 en

10 3.1 11 3 année

10 3.0 4 2 pseudo

10 3.0 4 2 positions

10 3.0 4 2 libertés

10 3.0 4 2 fera

10 3.0 4 2 appréhensions

10 2.8 5 2 université

Page 313: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

313

10 2.8 5 2 bulletin

10 2.8 5 2 1962

10 2.8 1814 57 de

10 2.7 6 2 négation

10 2.7 6 2 Kabylie

10 2.7 6 2 information

10 2.7 6 2 atteint

10 2.7 6 2 acquis

10 2.7 18 3 question

10 2.6 7 2 mouvement

10 2.5 23 3 place

10 2.5 22 3 grand

10 2.5 170 9 :

10 2.3 48 4 tous

10 2.3 28 3 politique

10 2.3 11 2 mot

10 2.3 10 2 honte

10 2.2 13 2 premier

10 2.2 13 2 langue

10 2.2 12 2 soit

10 2.1 14 2 années

10 2.0 16 2 parti

10 2.0 16 2 journaux

Tableau 11 : Vocabulaire spécifique de Petite fiction en forme de réalité

N° Écart Corpus Texte Mot

11 6.2 7 6 rêveur

11 4.8 28 7 femmes

11 4.2 9 4 couples

11 3.9 23 5 femme

11 3.4 119 9 elle

Page 314: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

314

11 3.3 1814 56 de

11 3.2 79 7 était

11 3.0 4 2 réduite

11 3.0 4 2 convoitise

11 2.9 5 2 croyant

11 2.9 15 3 pense

11 2.8 6 2 verdure

11 2.8 6 2 diable

11 2.8 6 2 châtiment

11 2.8 6 2 centre

11 2.6 8 2 cause

11 2.5 9 2 rue

11 2.5 25 3 elles

11 2.4 10 2 êtres

11 2.3 12 2 présence

11 2.3 112 6 leur

11 2.2 14 2 ombre

11 2.1 63 4 hommes

11 2.1 17 2 amour

11 2.1 15 2 doit

11 2.0 18 2 nos

Tableau 12 : Vocabulaire spécifique de La logique du pire

N° Écart Corpus Texte Mot

12 7.9 21 12 école

12 6.4 19 9 '

12 4.8 5 4 enseignants

12 4.2 8 4 institution

12 4.0 4 3 enseignement

12 3.9 112 11 leur

12 3.9 11 4 système

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

315

12 3.8 12 4 idéologique

12 3.7 13 4 langue

12 3.6 6 3 totalement

12 3.6 6 3 responsables

12 3.3 9 3 service

12 3.2 459 22 une

12 3.0 41 5 )

12 2.9 4 2 moyen

12 2.9 4 2 linguistique

12 2.9 133 9 ?

12 2.8 5 2 université

12 2.8 5 2 poste

12 2.8 5 2 ouvrir

12 2.8 5 2 milliers

12 2.8 5 2 idéologie

12 2.8 5 2 éducatif

12 2.8 112 8 ils

12 2.7 6 2 siècle

12 2.7 6 2 islamistes

12 2.7 6 2 créer

12 2.7 17 3 simple

12 2.6 7 2 moderne

12 2.6 7 2 indépendance

12 2.6 7 2 gouvernants

12 2.6 7 2 courant

12 2.6 7 2 actuel

12 2.6 57 5 monde

12 2.6 210 11 au

12 2.6 122 8 ont

12 2.5 8 2 Algériens

12 2.5 60 5 fait

Page 316: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

316

12 2.2 52 4 Algérie

12 2.2 50 4 pays

12 2.2 28 3 eux

12 2.1 78 5 ;

12 2.1 14 2 comment

12 2.1 14 2 algérienne

12 2.1 13 2 politiques

12 2.1 13 2 bon

12 2.0 898 29 l'

12 2.0 15 2 pris

12 2.0 15 2 main

Tableau 13 : Vocabulaire spécifique de Fermez la parenthèse

N° Écart Corpus Texte Mot

13 3.9 5 3 ben

13 3.9 12 4 logique

13 3.8 374 20 que

13 3.2 126 9 nous

13 3.0 4 2 Ruptures

13 3.0 4 2 efforts

13 3.0 29 4 toujours

13 3.0 14 3 Abdesselam

13 2.9 5 2 responsable

13 2.9 5 2 médiocrité

13 2.9 5 2 ami

13 2.9 16 3 journaux

13 2.9 16 3 Bélaid

13 2.8 52 5 Algérie

13 2.7 6 2 soient

13 2.7 6 2 qualité

13 2.6 7 2 moderne

13 2.6 39 4 pouvoir

Page 317: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

317

13 2.5 278 12 a

13 2.5 24 3 gouvernement

13 2.4 72 5 été

13 2.4 28 3 politique

13 2.3 54 4 leurs

13 2.3 11 2 côté

13 2.1 60 4 fait

13 2.1 399 14 en

13 2.1 260 10 pour

13 2.1 16 2 el

13 2.0 39 3 (

Tableau 14 : Vocabulaire spécifique de La famille qui avance et la famille qui recule

N° Écart Corpus Texte Mot

14 5.7 10 6 choix

14 3.9 52 7 Algérie

14 3.9 158 12 on

14 3.8 14 4 point

14 3.7 6 3 dialogue

14 3.3 10 3 loi

14 3.2 374 17 que

14 3.2 11 3 partis

14 3.1 12 3 celle

14 3.0 70 6 y

14 3.0 4 2 trente

14 3.0 4 2 nul

14 3.0 4 2 h

14 2.9 5 2 formations

14 2.9 16 3 parti

14 2.9 126 8 nous

14 2.7 7 2 moderne

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

318

14 2.7 7 2 étant

14 2.7 7 2 donné

14 2.7 7 2 continue

14 2.6 8 2 veulent

14 2.6 8 2 nombre

14 2.6 8 2 bonne

14 2.4 133 7 ?

14 2.4 11 2 durant

14 2.3 941 28 à

14 2.2 61 4 dont

14 2.2 35 3 peu

14 2.2 14 2 famille

14 2.2 13 2 ans

14 2.1 39 3 ceux

14 2.1 17 2 avenir

14 2.1 16 2 prendre

14 2.1 16 2 lorsqu'

14 2.1 15 2 donc

14 2.0 41 3 t

Page 319: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

Tableau 15 : Vocabulaire spécifique de Le dernier été de la raison

N° Écart Corpus Texte Mot

15 10.8 161 161 Boualem

15 7.1 606 500 il

15 6.3 62 62 Yekker

15 5.9 87 83 vous

15 5.8 409 338 se

15 5.8 1611 1232 .

15 5.2 131 117 ses

15 4.3 182 153 son

15 4.0 146 123 sa

15 3.9 34 33 ville

15 3.8 309 246 s'

15 3.7 25 25 mémoire

15 3.6 23 23 coeur

15 3.5 42 39 corps

15 3.5 22 22 nuit

15 3.4 40 37 Dieu

15 3.4 34 32 visage

15 3.4 34 32 livres

15 3.4 327 256 dans

15 3.3 20 20 fille

15 3.2 19 19 terre

15 3.1 18 18 voix

15 3.0 17 17 Elbouliga

15 2.9 22 21 yeux

15 2.9 22 21 ali

15 2.9 175 139 comme

15 2.9 16 16 père

15 2.9 16 16 enfant

15 2.9 138 111 lui

15 2.8 57 49 vie

Page 320: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

320

15 2.8 57 49 monde

15 2.8 32 29 puis

15 2.8 27 25 va

15 2.7 14 14 votre

15 2.7 14 14 vos

15 2.7 14 14 troupeau

15 2.7 14 14 mots

15 2.7 14 14 librairie

15 2.7 14 14 images

15 2.6 70 58 avait

15 2.6 25 23 parfois

15 2.6 13 13 mer

15 2.6 13 13 jeune

15 2.6 13 13 esprit

15 2.5 34 30 ni

15 2.5 23 21 tête

15 2.5 18 17 maintenant

15 2.5 18 17 livre

15 2.5 137 108 où

15 2.5 12 12 soleil

15 2.5 12 12 pluie

15 2.5 12 12 petite

15 2.5 12 12 nouveaux

15 2.5 12 12 mains

15 2.5 12 12 Kamel

15 2.5 12 12 fils

15 2.5 1197 874 la

15 2.4 22 20 lumière

15 2.4 17 16 beauté

15 2.4 17 16 arrive

15 2.3 26 23 je

Page 321: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

321

15 2.3 249 189 par

15 2.3 21 19 chemin

15 2.3 16 15 rendre

15 2.3 16 15 musique

15 2.3 16 15 loin

15 2.3 11 11 paysages

15 2.3 11 11 désert

15 2.2 229 174 ne

15 2.2 20 18 savoir

15 2.2 162 125 sur

15 2.2 15 14 sait

15 2.2 134 104 tout

15 2.2 10 10 vieux

15 2.2 10 10 vent

15 2.2 10 10 laisser

15 2.2 10 10 jambes

15 2.2 10 10 gorge

15 2.2 10 10 chair

15 2.2 10 10 bruit

15 2.1 9 9 oiseaux

15 2.1 9 9 laisse

15 2.1 9 9 juge

15 2.1 9 9 foule

15 2.1 2584 1852 #

15 2.1 14 13 soudain

15 2.1 14 13 presque

15 2.1 14 13 heure

15 2.0 23 20 souvent

15 2.0 23 20 rêve

15 2.0 23 20 enfants

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

322

Annexe 2 : Liste du vocabulaire excédentaire dans L’exproprié

Tableau 12

N° Écart Corpus Texte Mot

1 16.9 1267 481 je

1 15.2 457 222 mon

1 14.4 312 167 ma

1 12.1 529 217 me

1 11.1 39 38 papa

1 10.0 36 34 prairie

1 9.4 238 108 mes

1 9.3 32 30 â

1 8.4 230 99 soleil

1 8.2 24 23 Seigneur

1 7.6 342 125 m'

1 7.2 24 21 poète

1 7.1 28 23 forêt

1 7.0 16 16 Amoqrane

1 6.5 14 14 Driss

1 6.2 489 151 j'

1 5.9 123 52 mère

1 5.9 12 12 rat

1 5.9 12 12 Iboudja

1 5.8 26 19 paysans

1 5.6 228 80 moi

1 5.6 25 18 étoiles

1 5.6 11 11 poèmes

1 5.5 17 14 folle

1 5.3 27 18 Tayeb

1 5.2 12 11 chameau

1 5.1 184 65 enfant

Page 323: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

323

1 5.0 17 13 gosses

1 4.9 470 134 elle

1 4.9 27 17 complètement

1 4.8 1007 255 sur

1 4.8 155 55 mer

1 4.8 60 28 peau

1 4.7 8 8 temple

1 4.7 8 8 insulaire

1 4.6 14 11 grives

1 4.6 12 10 lauriers

1 4.6 12 10 bibliothèque

1 4.5 44 22 train

1 4.4 48 23 pendant

1 4.4 36 19 mit

1 4.4 15 11 roses

1 4.4 7 7 prirent

1 4.4 7 7 pollen

1 4.4 7 7 gosse

1 4.3 80 32 étais

1 4.3 13 10 hameau

1 4.3 11 9 Méziane

1 4.2 113 41 père

1 4.2 21 13 eus

1 4.2 16 11 lait

1 4.1 14 10 gardien

1 4.0 102 37 sang

1 4.0 17 11 amitié

1 4.0 10 8 the

1 4.0 10 8 compartiment

1 4.0 10 8 chacals

1 4.0 6 6 Seigneurs

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

324

1 4.0 6 6 seghia

1 4.0 6 6 poème

1 4.0 6 6 orgasme

1 4.0 6 6 offrit

1 4.0 6 6 Matmata

1 4.0 6 6 Isabelle

1 4.0 6 6 iconoclaste

1 4.0 6 6 grottes

1 4.0 6 6 cul

1 4.0 6 6 cigalière

1 4.0 6 6 carte

1 4.0 6 6 apparut

1 3.9 44 20 ventre

1 3.9 26 14 lune

1 3.9 8 7 pisser

1 3.9 8 7 mémoires

1 3.9 8 7 confectionner

1 3.8 265 76 sous

1 3.7 24 13 vint

1 3.7 11 8 sexe

1 3.7 11 8 français

1 3.6 187 56 nuit

1 3.6 72 27 langue

1 3.6 69 26 ton

1 3.6 54 22 vieille

1 3.6 31 15 bientôt

1 3.6 25 13 chien

1 3.6 14 9 rage

1 3.6 14 9 gardiens

1 3.6 9 7 stop

1 3.6 9 7 hurler

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

325

1 3.6 7 6 caverne

1 3.6 7 6 alla

1 3.6 5 5 zèbres

1 3.6 5 5 you

1 3.6 5 5 quartz

1 3.6 5 5 mioches

1 3.6 5 5 maisonnette

1 3.6 5 5 luzernière

1 3.6 5 5 Kahéna

1 3.6 5 5 défilé

1 3.6 5 5 cervelle

1 3.6 5 5 Assemam

1 3.6 5 5 agaves

1 3.5 17 10 vais

1 3.5 17 10 fleuve

1 3.5 12 8 paysan

1 3.4 53 21 vos

1 3.4 15 9 sûrement

1 3.3 66 24 avais

1 3.3 37 16 vieillard

1 3.3 37 16 herbe

1 3.3 8 6 compatriotes

1 3.3 8 6 bain

1 3.3 8 6 aurore

1 3.2 87 29 te

1 3.2 35 15 compagnon

1 3.2 25 12 prit

1 3.2 22 11 dis

1 3.2 19 10 nez

1 3.2 16 9 regardait

1 3.2 16 9 décida

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

326

1 3.2 6 5 randonnées

1 3.2 6 5 noyer

1 3.2 6 5 hune

1 3.2 6 5 houle

1 3.2 6 5 gendarmes

1 3.2 6 5 décidai

1 3.2 6 5 criait

1 3.2 6 5 chiffre

1 3.2 6 5 académie

1 3.2 6 5 abords

1 3.2 4 4 verbe

1 3.2 4 4 testicules

1 3.2 4 4 Tazoult

1 3.2 4 4 salaud

1 3.2 4 4 rossignol

1 3.2 4 4 promit

1 3.2 4 4 partit

1 3.2 4 4 orties

1 3.2 4 4 orifice

1 3.2 4 4 neurones

1 3.2 4 4 mine

1 3.2 4 4 indéniablement

1 3.2 4 4 grandi

1 3.2 4 4 dirent

1 3.2 4 4 dégoût

1 3.2 4 4 balancer

1 3.2 4 4 Ajdir

1 3.1 292 77 puis

1 3.1 195 55 tu

1 3.1 97 31 suis

1 3.1 62 22 fille

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

327

1 3.1 29 13 Ahmed

1 3.1 20 10 jouer

1 3.1 17 9 professeur

1 3.1 14 8 sel

1 3.1 14 8 instituteur

1 3.1 11 7 vallée

1 3.1 11 7 notables

1 3.0 961 220 nous

1 3.0 118 36 frère

1 3.0 30 13 long

1 3.0 9 6 sus

1 3.0 9 6 ébats

1 3.0 9 6 agneau

1 2.9 133 39 quand

1 2.9 35 14 toi

1 2.9 21 10 soif

1 2.9 21 10 dents

1 2.9 15 8 touristes

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

Annexe 3 : contextes du connecteur justement

La chasse collective au sanglier est justement restée célèbre dans la mémoire des

villageois. Même les gosses de sept ou huit ans participaient aux opérations les plus

ardues ou les plus périlleuses. Ils s’embusquaient, armés de pierres et de gourdins, dans

les rares débouchés de la forêt afin que le sanglier ne s’échappe pas. En hiver, quand la

mer démontée déblatérait contre les hameaux et menaçait de rompre les digues, la forêt

prenait peur. Ramassant subrepticement ses feuilles et ses racines, elle venait se

cantonner sur la place du village, attendant que passe le danger. Mais parfois la mer

entretenait sa rage et ses grondements durant des jours. Alors la forêt hibernait des

semaines entières sur la place déserte.

L’exproprié Page : 57 c (1ère occ.)

Souvent, lorsqu’il m’arrivait de penser à ces choses-là, je revoyais la mer et la

mosquée. Étrangement mariées dans mes souvenirs en pointillé. La mosquée était

bordée d’un côté-du côté de la mer justement-d’une haie de figuiers nains qui n’avaient

jamais réussi, avec leurs branches étiques, à acquérir l’apparence de vrais arbres. Les

figuiers formaient un mur devant le regard des enfants, mais, à mesure que nous

grandissions, nous découvrions peu à peu la mer à travers les éclaircies du feuillage.

L’invention du désert Page : 161 a (2ème occ.)

Mais ce sont des jours que Messaoud Mezayer affectionne car, dans le désordre

devenu roi, il est en état de se livrer plus aisément à ses larcins et autres opérations

répréhensibles. Il est justement au rayon ” Alimentation ” en train d’intervertir des

étiquettes, collant sur des boîtes de confiture d’abricots des papillons volés à la

confiture de coings (qui est nettement meilleur marché), lorsque Menouar Ziada

l’agrippe par l’épaule. Il sursaute avec effroi, son cœur battant la chamade, pensant que

c’est quelque vigile qui a surpris son manège. Avant même qu’il ne se retourne, sa tête

amorce une réflexion accélérée et fiévreuse qui manque de la faire éclater.

Les vigiles Page : 43 c (3ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

329

-et si tu baisses les bras, ils croiront justement que tu te reproches quelque chose,

qu’ils ont trouvé la faille pour te confondre. Ils te tiendront ainsi d’une main de fer

parce que tu auras accepté de jouer leur jeu et de tomber dans leur panneau.

Les vigiles Page : 90 a (4ème occ.)

-justement, s’accroche Skander Brik, c’est un épisode de sa vie qui n’e st pas

très reluisant. Je connais des détails peu flatteurs là-dessus. Menouar Ziada a même

failli laisser un jour sa peau, exécuté par les nôtres comme un traître. Il y a, j’en suis

certain, beaucoup de choses de cette période-là dont il n’aimerait pas qu’on parle.

Les vigiles Page : 155 c (5ème occ.)

Les lois de la République ont justement pour vocation à l’origine de lutter contre

les exclusions, de protéger les convictions de chacun et ses libertés. Cela s’appelle la

citoyenneté. Une citoyenneté qui fait de la foi une affaire individuelle, sans

réglementation et sans contrainte. Le projet de nouvelle constitution qu’on nous

annonce (mais pour quand ?) prendra-t-il en ligne de compte ces dispositions

élémentaires ou sera-t-il encore dominé par les points de vue de ceux qui, n’ayant

aucune perspective à proposer, préfèrent s’enfermer dans des valeurs-refuges aussi

contraignantes qu’imprécises pour que continue à prospérer une culture de l’à-peu-près

qui favorise les turbulences, les tentations hégémoniques et les intrigues de palais ?

La foi républicaine Page : 114 k (6ème occ.)

Et pour cela ils devraient d’abord se rendre compte que le problème aujourd'hui

n’est pas de pratiquer des replâtrages mais d’opérer une rupture et de relever un défit. Il

faut donc choisir des partenaires politiques en fonction de cette rupture et de ce défi au

lieu de s'employer à ressusciter une image de l'Algérie dont personne ne veut plus.

Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante reçoive, comme

représentante des femmes algériennes, justement cette personne qui s’est mise il y a

quelques temps à hurler des slogans intégristes et que les femmes ont expulsé manu

militari d’un rassemblement ?

Minorer ou exclure Page : 120 c (7ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

330

Annexe 4 : contextes du connecteur d’ailleurs

Mais tortionnaire et missionnaire, tous deux pensifs et absents, n’écoutaient plus

les aveux. Combien de fois avais-je rêvé de pouvoir quitter mon enveloppe, de planter là

mon corps et de chercher ailleurs un refuge contre la douleur ! Depuis quelques jours

déjà je vis une manière d’accalmie, je ne subis plus la question. Cependant l’homme de

foi s’entête à agir avec moi, à chacune de ses visites, comme avec un inconnu.

L’exproprié Page : 2 e (1ère occ.)

Mais ce grand bandit qui faisait la loi sur l’autre versant de la montagne,

comment aurais-je pu le tuer en ces temps d’avant l’intrusion où les liens d’amitié et de

sang étaient encore si puissants entre nos deux tribus ? D’ailleurs l’insurgé (le bandit ?)

ne représente désormais aucun danger ; il n’est qu’un souvenir inoffensif et douloureux

que très peu de mémoires gardent encore dans leurs replis secrets. Ne reste de (et sur)

Ali Amoqrane (= ? Mohand Ath Moqrane-El-Moqrani) qu’un poème équivoque que je

citerai en temps propice, un poème qu’une vieille femme (sa descendante ?) aux pieds

gercés et aux cheveux cendrés portait parfois comme un brandon éteint de foyer en

foyer.

L’exproprié Page : 6 c (2ème occ.)

Ce qui donna : ” ils ne m’accepteront désormais plus dans la cité. Stop. J’ai

perdu ma carte d’identité. Stop. Et je traîne près de la frontière minée mes hardes et ce

poème génital difficile à dégueuler. Stop. Mais l’important est ailleurs. Stop. Car il y a

cette longue privation qui obture les tripes de ma tribu. Stop. Et qu’il lui faudra chier un

jour à la face du douanier. Stop.

L’exproprié Page : 13 e (3ème occ.)

D’ailleurs, tu ne peux pas les juger, il y a longtemps qu’ils

L’exproprié Page : 18 d (4ème occ.)

Tu ne trôneras jamais derrière un bureau marbré et protecteur tu n’auras jamais

droit â l’espace vierge des tableaux pour exposer les théories d’une atomistique déjà

prisonnière de ses absurdités (d’ailleurs, avoue que tu n’as jamais rien compris au calcul

différentiel). Tu n’auras jamais ton strapontin au marbre d’un journal niveleur

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

331

d’opinions. Tu auras sûrement faim en cours de route ; tu te nourriras d’une hargne

ravivée â chaque caravansérail d’où l’on te chasse.

L’exproprié Page : 33 a (5ème occ.)

Mais je n’avais pas les mêmes yeux lorsque je revins quelques années plus tard

avec-chiante et cocasse-Isabelle à mon bras. Le souk était allé nicher ailleurs, près d’une

estacade d’HLM où s’ébrouaient les cigognes. Il était en outre amputé de maintes

veinules. Seules subsistaient les rues des tisserands, des potiers, des prostituées. La haie

s’efforçait en vain de rallier ses estuaires.

L’exproprié Page : 45 a (6ème occ.)

Mon sang entreprit une rotation interne, excavation où s’éboulait le soleil

malaxant des pétales de marguerites et des insectes démembrés. J’entendis vrombir les

premières abeilles-bombardiers. Bientôt, déflagration dans le lacis caniculaire. je

marchais en retrait de ma mère à la rencontre sans cesse différée des sources dont

j’entendais le chuchotis tout près, annoncé d’ailleurs et confirmé par la profusion des

lauriers-roses.

L’exproprié Page : 68 e (7ème occ.)

Heureusement que la lucarne n’était qu’à moitié obturée. D’ailleurs, si on s’était

amusé à tout verrouiller et calfeutrer dans ma chambre, je me serais sans aucun doute

évadé par la cheminée ou l’égout des waters. Toujours est-il que, dépassés les derniers

monticules où un drapeau délavé criait à la catastrophe de toutes les fibres de son tissu,

je trouvai une atmosphère propice à la méditation.

L’exproprié Page : 70 c (8ème occ.)

Dont le vagin distendu a chié trop de gosses loqueteux qui venaient harceler ou

amadouer les touristes du Club Méditerranée. Ceux-ci ne lâchaient d’ailleurs un sou ou

un gâteau qu’après avoir longuement jaugé et conclu que le spectacle de déchéance

humaine qu’on leur offrait valait vraiment un petit sacrifice en retour. Ils savaient si

bien vous sourire-comme on sourit, apitoyé mais distrait, à un chien égaré-, les touristes

du Club. Au début, remué dans nos secrètes frustrations, nous nous laissions prendre au

jeu. Le sourire nous suffisait, nous réchauffait même un tantinet (surtout lorsqu’une

jeune femme bien moulée dans son tailleur ou son maillot de bain, une jeune femme aux

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

332

jambes rongées par le soleil nous montrait sa langue en steak dont la roseur nous

troublait et nous rassasiait).

L’exproprié Page : 84 c (9ème occ.)

Mais mon visage-tout mon corps d’ailleurs-avait le grain râpeux et la couleur

cuivreuse des lézards. Un grain et une couleur qui repoussaient sans recours.

L’exproprié Page : 94 a (10ème occ.)

Des questions me furent posées sur mes occupations, ma famille, ma résidence

et sur les différents usages que je faisais de mon corps. J’avais hâte de me soustraire à

cette vulgarité agressive et humiliante. J’aspirais à me trouver ailleurs, au grand air ou

dans une soute, mais loin de ce bourreau adipeux. ce fut avec un immense soulagement

que j’entendis la porte crisser pour livrer passage à un autre homme en uniforme qui

m’ordonna de vider mes poches sur la table, de me dessaisir de ma montre ainsi que de

mes lacets.

L’exproprié Page : 100 c (11ème occ.)

N’empêche que, pour le moment, ils affichaient plutôt agressivement leur mépris

des mœurs diurnes, accusant maints oiseaux de n’être que les suppôts d’un astre louche

avec qui leurs relations n’étaient d’ailleurs pas toujours dénuées d’ambiguïté. -par mes

deux aigrettes solidaires, s’égosillait le hibou, ce n’est pas moi qu’on obligerait à

chanter quand le soleil posera sur mes plumes ses sales pattes d’oiseau en chaleur qui

cherche à répandre des mœurs contre-nature.

L’exproprié Page : 111 d (12ème occ.)

Tayeb ne répondit même pas. Il était trop absorbé dans la contemplation des

lentisques. D’ailleurs, malgré son courage indéniable, ce n’était pas dans ses habitudes

de se bagarrer. Toute conversation où l’on ne pouvait pas rire ne l’intéressait pas ; il n’y

prêtait même pas l’oreille. Tout à coup, il se leva, donna son paquet de cigarettes à

Ahmed. L’exproprié Page : 117 e (13ème occ.)

Comme j’étais sur le point de compatir aux misères de mon géniteur, mon frère

me lança : ” laisse-le pourrir dans son coin. Il voulait te fendre comme une bûche.

D’ailleurs tu ne pourras pas défaire le câble. ” Puis, avec un sérieux et une philosophie

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

333

que je ne lui connaissais pas et qui lui allaient comme une paire de chaussettes à un âne

trijambiste, Il conclut : ” Dieu est vieillot et phallocrate.

L’exproprié Page : 119 c (14ème occ.)

” Les quelques anecdotes que nous venons de citer ne constituent qu’un maigre

échantillon du palmarès. Ce sont d’ailleurs des anecdotes tellement anodines aux yeux

d’Ali Amoqrane que lui-même les racontait bien volontiers. C’est ainsi que tout le

monde apprit (mais personne n’osa jamais le redire tout haut) la façon dont avait péri le

complice d’Ali Amoqrane. Un jour, lors d’une escarmouche, Mohand Assemam eut la

cornée des yeux brûlée par des brandons que leur lancèrent des villageois.

L’exproprié Page : 129 e (15ème occ.)

Moi, par exemple, avec mes quatorze ans qui pointent au bout de l’automne

proche, personne ne m’aurait imaginé, il y a quelques mois seulement, côtoyant les

vieillards à la djemaa. Leurs assises nous étaient strictement interdites. Je ne comprends

d’ailleurs pas pourquoi, car nous venons de nous rendre compte que nous n’y apprenons

absolument rien que nous ne sachions déjà. c’est, tout simplement, que les vieillards

sont aigris et qu’ils ne supportent pas cette jeunesse bruyante qui doit leur rappeler à

tout moment que la mort est une bien triste condition-en dépit de toutes les récompenses

et de tous les paradis promis outre-tombe pour les fidèles.

Les chercheurs d’os Page : 8 c (16ème occ.)

Malheur à qui n’aura ni os ni papiers à exhiber devant l’incrédulité de ses

semblables ! Malheur à qui n’aura pas compris que la parole ne vaut plus rien et que

l’ère du serment oral est à jamais révolue ! Comme nous ne possédons pas de monture,

Ail Amaouche a consenti à nous prêter la sienne. Je ne sais par quel miracle d’ailleurs,

parce que d’habitude il tient à ses ânes plus qu’à ses enfants. Mais ce temps d’euphorie

et de folie heureuse a modifié tant de comportements et de sentiments chez les hommes

! De toute manière la fierté d’Amaouche à l’adresse de ses ânes est parfaitement

légitime ; il a toujours eu les plus belles bêtes du village : crinière et poils de la queue

bien coupés, robe bouchonnée et luisante, fers toujours neufs et cliquetants.

Les chercheurs d’os Page : 12 c (17ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

334

On a l’impression que les gens ont découvert tout d’un coup la satisfaction

voluptueuse de transgresser l’usage et l’interdit. Et toutes les barrières se sont mises à

voler, l’une après l’autre. Avec une célérité et une violence qu’il était impossible de

seulement imaginer quelques années auparavant, surprenant d’ailleurs souvent

jusqu’aux plus acharnés contestataires.

Les chercheurs d’os Page : 14 b (18ème occ.)

Avec ses contraintes imbéciles et l’hypocrisie qui constitue la pierre angulaire de

cette vie en communauté. je me demande comment les gens tiennent le coup, jouent la

comédie durant toute une vie sans éclater, comme le fait souvent Hand Ouzerouk, au

grand jour, étalant leurs tripes, leurs humeurs et leur indignation. et, comble de dérision,

même ceux qui sont allés mourir ailleurs, sous des cieux plus cléments, face à la mer ou

dans l’immensité tranquille des regs ou hammadas, voici qu’on décide de ramener leurs

restes et leur souvenir dans ce village tyrannique qui les avait empêchés, leur vie durant,

de respirer sans contrainte et d’étendre leurs membres au grand soleil bienfaisant qui

pourtant pressure les corps jusqu’à en faire jaillir les humeurs les plus secrètes.

Les chercheurs d’os Page : 15 c (19ème occ.)

J’aurais sacrifié pour cela non seulement un privilège douteux de fils de famille

mais toutes mes attaches avec le village. D’autres d’ailleurs l’ont fait.

Les chercheurs d’os Page : 25 f (20ème occ.)

Pendant quelque temps nous pouvions nous estimer plus heureux que le reste des

villageois que nous ne dédaignions d’ailleurs jamais d’aider d’une modeste poignée de

fruits ou d’une botte d’herbe comestible. On ne peut quand même pas, en musulmans

conséquents, s’empiffrer d’herbes variées jusqu’à avoir les lèvres et les gencives vertes

comme de jeunes pommes pendant que votre voisin mastique le vent printanier ! Mais

voici que par une nuit néfaste une patrouille nous surprit dans les champs.

Les chercheurs d’os Page : 29 a (21ème occ.)

D’ailleurs ces ogres n’ont pas complètement disparu ; ils ont, certes, lavé et

parfumé leurs barbes, ils portent des burnous plus blancs et plus fins. Je suis convaincu

qu’on en trouvera une bonne dizaine autour des plats qui demain vont circuler à la zerda

entre les pèlerins de La-Source-de-la-Vache …

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

335

Les chercheurs d’os Page : 44 d (22ème occ.)

Moi je ne fus pas admis à l’école, j’étais encore trop jeune. Mais j’apprendrai à

lire plus tard et très vite d’ailleurs-c’est ce qui me permet de relater tout cela

aujourd’hui.

Les chercheurs d’os Page : 74 a (23ème occ.)

Le comportement de mon frère devint mystérieux. Il était souvent absent de la

maison, longtemps et aux heures les plus indues. Maintes fois j’avais surpris mes

parents en discussion très animée dont le sujet, j’en étais certain, était ce changement

dans la conduite de mon frère. À mon approche, ils se taisaient brusquement ou

tentaient maladroitement de réorienter leur conversation. Tout le monde d’ailleurs au

village avait appris à vivre d’une autre façon.

Les chercheurs d’os Page : 87 e (24ème occ.)

Mon frère me confia la garde des chèvres. Je savais que cette journée avait

quelque chose de particulièrement grave, c’est pourquoi je ne pensai même pas à poser

de pièges-que j’avais d’ailleurs laissés à la maison. Mon frère était très affairé dans le

champ. Ce n’est que vers le soir, lorsque le soleil éclaboussa d’un sang pâle les

montagnes au-dessus de la rivière, qu’il vint me rejoindre. Nous fîmes la route ensemble

jusqu’à la maison. Il me parla comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors. C’est vrai que

mon frère avait dix ans de plus que moi, mais jamais auparavant il n’avait fait montre de

cette assurance protectrice et de cette maturité.

Les chercheurs d’os Page : 89 d (25ème occ.)

D’ailleurs, quand bien même j’aurais parlé, Rabah Ouali se serait-il rendu à des

arguments aussi frivoles et défaitistes ? On n’a pas idée de s’arrêter sans raison sérieuse

en pleine canicule alors que notre tâche est des plus nobles, alors que les mânes d’un

squelette piaffent quelque part d’impatience, dans l’attente des mains salvatrices qui les

ramèneront aux paysages et aux bruits familiers de l’enfance.

Les chercheurs d’os Page : 94 a (26ème occ.)

Ces ripailles, ce délassement, cette quiétude que leur réserve le Paradis, ils en

jouiraient sur la terre même. D’ailleurs les villageois doivent se leurrer ; je me demande

ce qu’ils n’ont jamais pu accomplir pour mériter le Paradis : eux, si pingres, vindicatifs,

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

336

jaloux, impitoyables ! Et je ne vois pas non plus pourquoi ils iraient en Enfer à la place

des autres, eux dont la vie ici-bas n’est somme toute qu’un Enfer déguisé.

Les chercheurs d’os Page : 94 e (27ème occ.)

J’aurais tant voulu pénétrer à l’intérieur d’un grand magasin, regarder, peut-être

même toucher, des marchandises d’aspect coûteux. J’ai pu me rendre compte que même

de tout petits garçons se permettent ce divin plaisir. Ils se permettent d’ailleurs

beaucoup de choses, eux qui peuvent circuler tous seuls sans se perdre dans le réseau

des rues et le tumulte étourdissant.

Les chercheurs d’os Page : 102 a (28ème occ.)

D’ailleurs il n’y a pas d’endroit où les accrocher, sans compter que les dormeurs

ne doivent pas être très confiants dans leur vis-à-vis d’infortune. Je tente de vaincre la

gêne que me procure cette promiscuité et ferme les yeux pour dormir. Mais mon esprit

se tient éveillé, à l’affût. En fermant les yeux je m’efforce d’imaginer que je suis tout

seul dans ma couchette.

Les chercheurs d’os Page : 114 e (29ème occ.)

De toute manière les villes ne m’intéressent pas (c’est pourquoi je ne parlerai pas

non plus d’El-Oued qui se rétracte comme un cloporte sous l’œil et l’esprit qui

interrogent. d’ailleurs, ce n’est pas en quelques jours qu’on arrivera à pénétrer des

siècles d’ascèse et de mirages dominés).

L’invention du désert Page : 21 f (30ème occ.)

Vacillement. Effacement. vie et paysages à la merci des biffures et des ruptures

d’équilibre. Les dérives menacent à chaque pas. Il suffit qu’un vent se lève pour que le

monde change de visage, transporte ailleurs ses bosses et déplace l’ombre de ses creux.

C’est pourquoi on ne peut rien baliser et qu’on arrive à franchir, les yeux fermés, un bon

millier de kilomètres.

L’invention du désert Page : 36 d (31ème occ.)

Tiges écorcées comme des arêtes, feuilles en aiguilles agressives pour lutter

(épines contre épines, escarres contre escarres) avec les éléments broyeurs. Tout ici

mord et cisaille-depuis le sable ardent jusqu’aux lamelles de rocaille. Nous avons pris la

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

337

direction des falaises de Tamekrest. Amar Nedjm est un chauffeur expérimenté. Il

connaît l’endroit où il faut emprunter la piste, celui où il faut rouler sur les rebords et

l’endroit où il faut se tenir franchement à côté de la piste. Les pistes se croisent ou

s’effacent, parfois à peine ébauchées. La référence essentielle pour Amar, c’est la

couleur de la terre. Il sait qu’elle est blanche dans la direction de Tamekrest et marron

ou brune ailleurs …

L’invention du désert Page : 39 d (32ème occ.)

En dehors de la ville, sable partout et ceintures noires de goudron. Les paysages

peuvent sans incidence s’interchanger. D’ailleurs, la nudité du désert n’étant qu’un

simple élément de description (ou de méditation), on pourrait très bien la remplacer par

la côte d’Azeffoun (Alg.), par exemple, à cet endroit attenant à un relais touristique où

une rangée de pins serrés forme un rideau devant la mer.

L’invention du désert Page : 51 b (33ème occ.)

Il rêvait d’aller avec elles, car il était convaincu qu’il ne pouvait pas trouver de

guide plus sûr. C’est d’ailleurs ce que l’ancêtre pèlerin aurait dû faire pour être certain

d’arriver à temps. L’enfant pensait quand même aux déserts à traverser, au soleil qui

grille la peau, aux diarrhées qui dessèchent le corps. Mais il n’avait pas peur des

épreuves. D’ailleurs, quelque chose de supérieur, quelque chose qui déjouait toutes les

hostilités de la nature accompagnait les pèlerins dans leur itinéraire.

L’invention du désert Page : 55 d (34ème occ.)

Il rêvait d’aller avec elles, car il était convaincu qu’il ne pouvait pas trouver de

guide plus sûr. C’est d’ailleurs ce que l’ancêtre pèlerin aurait dû faire pour être certain

d’arriver à temps. L’enfant pensait quand même aux déserts à traverser, au soleil qui

grille la peau, aux diarrhées qui dessèchent le corps. Mais il n’avait pas peur des

épreuves. D’ailleurs, quelque chose de supérieur, quelque chose qui déjouait toutes les

hostilités de la nature accompagnait les pèlerins dans leur itinéraire.

L’invention du désert Page : 55 e (35ème occ.)

Du côté où le soleil se couche, la montagne était recouverte d’arbres serrés,

tressés comme les roseaux d’une clôture. Du côté où le soleil se lève, elle présentait des

flancs quasi nus, parcourus de rides profondes. C’était de ce côté-ci que l’enfant aimait

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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regarder. Comme il montait sur l’arbre vers le soir, il n’avait pas le soleil dans les yeux.

Mais la raison profonde de cette orientation était ailleurs : l’enfant savait que l’Arabie se

trouvait de ce côté-ci, car c’était vers ce côté que sa mère dirigeait son visage lorsqu’elle

accomplissait ses prières.

L’invention du désert Page : 59 b (36ème occ.)

Mais son mutisme venait-il d’ailleurs ? Quel besoin avait-il de parler, retour de

cette terre cruelle où le soleil et le temps compressent l’homme et le malaxent jusqu’à

en faire une bouche de glaise consentante, un ver rampant sur le sable où il n’imprime

nulle trace, parce que rien n’est digne d’être imprimé hormis la Parole impérissable ?

L’ancêtre était revenu au pays natal, retrouvant la majesté des oliviers et la fraîcheur des

collines, il avait renoué avec la verdure et les printemps fourmillants de la plaine.

L’invention du désert Page : 64 b (37ème occ.)

L’héritage précieux des premiers siècles musulmans est là, coulé dans de

magnifiques mosquées : Djemaa el-Abhar, Djemaa Aroua bent Ahmed es-Salihi (fille

de roi et reine qui gouverna, à partir de Djibla, le Yémen au XIII siècle) et surtout

Djemaa el-Kabir (qui date, dit-on, du temps du prophète Mohammed) avec son trésor de

vieux manuscrits. Ailleurs, l’histoire s’est effritée dans sa marche ; elle nous arrive en

débris : des pans de remparts où gambadent quelques chèvres noires, le palais

Ghamdane (devenu Qasr es-Salam-le palais de la Paix) : on dit que du haut de ses tours

on pouvait jadis voir La Mecque.

L’invention du désert Page : 71 c (38ème occ.)

la petite fille accourait aussitôt, car elle n’aimait pas prolonger ses escapades.

D’ailleurs, même si le vieillard ne l’avait pas hélée, elle serait revenue d’elle-même au

bout de quelques minutes parce que la voix raconteuse d’histoires la rassurait, la

protégeait des monstres, des chacals et des renards qui infestaient les bords du ruisseau,

se tenant tapis dans les buissons les plus épais, à l’affût des enfants et des chevreaux

imprudents.

L’invention du désert Page : 80 a (39ème occ.)

Le matin, on est réveillé par le tumulte des corbeaux qui tournoient sur la mer ou

pendent des arbres comme d’insolites fruits doués de mouvement. Quelqu’un m’a dit

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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que les corbeaux (je pense d’ailleurs que ce sont plutôt des craves) étaient arrivés avec

les Anglais et qu’ils avaient dévoré tous les autres oiseaux de la région. Ce qui est tout à

fait plausible, car ces corvidés sont d’une agressivité sans pareille : chaque matin, en

prenant mon petit déjeuner face à l’horrible mont Shamsan, j’assiste au spectacle du

combat que se livrent les craves et deux aigles blancs qui doivent chaque fois battre en

retraite, harcelés par une nuée croassante.

L’invention du désert Page : 88 b (40ème occ.)

Quand la canicule concentre ses tisons, je sens battre l’occiput almoravide. Le

délire voyageur se lance à l’assaut de l’immobilité du monde. La tête prise dans l’étau

du soleil rampe vers l’ailleurs qui délivre, vers le temps passé ou à venir qui autorise les

déplacements, qui gonfle les contours de l’épopée et rend possibles tous les miracles. Le

vrai miracle ici réside dans le rêve d’Archimède : trouver un point d’appui pour

soulever la planète d’une poussée, faire basculer le golfe d’Aden et peut-être-rêve

encore plus insensé se retrouver soudain sous un ciel qui remue et qui pleure parfois de

grosses gouttes.

L’invention du désert Page : 89 b (41ème occ.)

Tu voulais par exemple à un moment établir quelque part Ibn Toumert. Bejaia,

Constantine, Oujda ou Marrakech. Mais il te glisse toujours d’entre les doigts, d’entre

les lignes. L’imagines-tu à Tlemcen qu’il est déjà à Igili, le crois-tu à Mellala qu’il a

atteint l’Ouarsenis. Il faut toujours ouvrir les intervalles devant sa marche, le situer hors

des remparts, l’exonérer de tout ce qui enclôt. D’ailleurs, une prison a-t-elle jamais

réussi à le fixer ?

L’invention du désert Page : 93 b (42ème occ.)

Le silence est hermétique. On s’attendrait que l’océan répercute après les avoir

captés quelques bruits venus d’ailleurs. Mais ce qui commande ici les mouvements, tout

ce qui est censé bouger ou crisser a été ordonné depuis longtemps. Les rôles ont été

distribués. La fixité les a tous pris. J’aurais pu trouver une fonction à ma chambre

calfeutrée en faire, par exemple, un observatoire. Mais où dénicher la possibilité d’une

surprise ou même la simple plausibilité d’une percussion inattendue qui romprait ce

silence ensevelissant ? Je me serais contenté de n’importe quoi : un contraste de

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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couleurs, une harmonie d’architecture, un attroupement impromptu, un tracé

urbanistique, une catastrophe non programmée.

L’invention du désert Page : 103 d (43ème occ.)

Toute l’histoire de la contrée est une histoire d’arpentage. On tente de marquer

les pierres, de répertorier les arbres, d’arrimer solidement les montagnes, de veiller à ce

que les cours d’eau ne transportent pas leurs lits ailleurs. On vit dans la hantise des

migrations, dans la surveillance vigilante de tout ce que la nature a posé à proximité. On

tente surtout d’accoutumer les hommes à la couleur d’une terre sans cesse nouvelle, au

goût de l’eau fraîchement conquise, à l’étroitesse de l’horizon.

L’invention du désert Page : 107 c (44ème occ.)

Mais, un beau jour, les bornes capitulent devant le sable, l’eau s’enfonce loin

dans la terre tel un scorpion apeuré, l’horizon s’abat comme une vieille clôture-et

l’errance sans balises reprend. Les jours et les nuits se confondent, les hommes et les

bêtes fusionnent. L’eau et l’ombre devancent les pas, émigrent vers un ailleurs

insaisissable. La vie devient une marche sans fin.

L’invention du désert Page : 108 b (45ème occ.)

Nous ne faisions rien de particulier de nos domaines ; nous nous contentions de

les sillonner par saison douce, d’y allumer de temps à autre un feu pour rajeunir les

buissons. Maintes fois d’ailleurs nos feux de débroussaillement se transformèrent en

incendies ravageurs qui laissaient la terre chauve et désolée pour deux années ou trois.

Mais la verdure renaissait car l’herbe, comme chacun sait, est aussi fragile

qu’immortelle.

L’invention du désert Page : 131 c (46ème occ.)

Les poissons meurent sans saigner alors que nos sens nous commandaient de

répandre le sang des bêtes et de déchirer en sillons fumants la peau de la terre. Ce que

nous aimions était bien là le couteau, la charrue, mais pas l’hameçon sournois.

D’ailleurs, avions-nous décidé d’un commun accord durant cette nuit de célébration et

de vigilance, ce n’était pas de poisson que nous allions vivre, mais bien de béliers et de

chevreaux que des bergers imprudents ou téméraires pourraient engager sur nos flou-

veaux domaines. L’invention du désert Page : 136 a (47ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Cela ne m’aidait pas à marcher, j’avais les orteils trop serrés. C’était d’ailleurs

ce qui m’obligeait à voler. Je ne tardai pas à échapper à ma mère. Je volais tout seul et

bien haut, les arbres s’aplatissant sous moi. Je voyais mon ombre en bas. Puis je

brassais l’air doucement et elle venait se superposer à celle de maman. Celle-ci ne

semblait même pas me chercher. J’étais au-dessus de sa tête.

L’invention du désert Page : 143 b (48ème occ.)

L’enfant ne comprenait pas. Le rôle des Noirs était de souffrir. Même s’ils

n’avaient rien commis de méchant. D’ailleurs, avec ce qu’on leur faisait endurer dans

ces contes, ils auraient eu toutes les excuses d’être méchants. Ce qui lui paraissait

singulier, c’était que cette couleur noire partout répandue n’avait aucune relation avec la

nuit. Les hommes et les choses sont noirs en pleine journée, dans l’éclat d’un soleil

impérial.

L’invention du désert Page : 155 e (49ème occ.)

C’était pourquoi les hommes rapportaient plein d’oiseaux morts qu’ils tenaient

par les pattes, les traînant lorsqu’ils étaient trop gros. Ils étaient d’ailleurs contraints de

faire une bonne chasse, car rien ne poussait sur leur terre et il n’y avait rien à manger en

dehors des oiseaux et des varans. Le crépuscule et la nuit devaient être les seuls

moments vivables. L’enfant les voyait descendre sur les huttes de terre rouge dans un

vacillement de lumière terne et un tourbillon d’épaisse poussière sableuse. Le soleil

avait disparu mais sa lumière était là, infuse. Elle remontait comme une vapeur des

entrailles chauffées du sable (d’ailleurs l’enfant se demandait si le soleil n’était pas

simplement descendu en bas pour chauffer la terre de l’intérieur).

L’invention du désert Page : 156 d (50ème occ.)

C’était pourquoi les hommes rapportaient plein d’oiseaux morts qu’ils tenaient

par les pattes, les traînant lorsqu’ils étaient trop gros. Ils étaient d’ailleurs contraints de

faire une bonne chasse, car rien ne poussait sur leur terre et il n’y avait rien à manger en

dehors des oiseaux et des varans. Le crépuscule et la nuit devaient être les seuls

moments vivables. L’enfant les voyait descendre sur les huttes de terre rouge dans un

vacillement de lumière terne et un tourbillon d’épaisse poussière sableuse. Le soleil

avait disparu mais sa lumière était là, infuse. Elle remontait comme une vapeur des

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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entrailles chauffées du sable (d’ailleurs l’enfant se demandait si le soleil n’était pas

simplement descendu en bas pour chauffer la terre de l’intérieur).

L’invention du désert Page : 156 f (51ème occ.)

Les adultes ne regardaient que la mer, indifférents à ces arbustes qui leur

arrivaient à peine à la ceinture. L’obsession de la Grande Bleue. Nous sûmes en

grandissant un peu que le chemin de l’aventure était à chercher uniquement de ce côté-

là. Ni les montagnes qui nous enfermaient ni la route qui passait au-dessous du village

n’ouvraient de passage vers l’inconnu. Pour rejoindre l’ailleurs merveilleux, il n’y avait

que la solution de s’ouvrir un chemin dans ces eaux qui fermaient l’horizon.

L’invention du désert Page : 161 d (52ème occ.)

C’était un projet tellement précieux et tellement fragile que je veillais sur lui

comme sur un trésor ou sur un enfant malade. Je ne voulais avoir sur la question le point

de vue de personne. Pourquoi d’ailleurs tenais-je, avant de partir, à faire une visite aux

parents ? Personne ne devrait rien savoir jusqu’au jour de mon retour. Oui, je pensais

déjà à mon retour je serais svelte et beau avec une écharpe autour du cou et peut-être

même-élégance suprême-une paire de lunettes sur le front ! Je demanderais du petit-lait

car le voyage m’aurait altéré.

L’invention du désert Page : 165 a (53ème occ.)

D’ailleurs, bon nombre d’entre eux se sont convertis en petits commerçants ou

en dépositaires de bouteilles de gaz …

L’invention du désert Page : 175 a (54ème occ.)

Mon père est couché à ses pieds pour toutes les saisons à venir. Devenu humus,

il nourrit la terre à son tour, mêlé aux racines des buissons qu’il détruisait jadis. Lui

disparu, les oiseaux n’ont plus peur. Rouges-gorges, alouettes, fauvettes, roitelets, je

peux me rapprocher jusqu’à deux pas d’eux avant qu’ils ne se décident à prendre la

fuite, s’éloignant d’ailleurs juste de quelques mètres. Tout à l’heure, en traversant un

taillis, je me suis retrouvé nez à bec avec un rouge-gorge ; nous nous sommes regardés

dans les yeux puis j’ai rebroussé chemin.

L’invention du désert Page : 181 e (55ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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J’ai retrouvé les gestes d’antan. Je n’ai jamais été d’ailleurs. Mais l’enfant a

disparu. Je me suis laissé distraire. Il faudra peut-être saisir une autre chance. Mais se

présentera-t-elle jamais ?

L’invention du désert Page : 183 d (56ème occ.)

D’ailleurs, au bout d’un moment, il ne passe plus personne. La rue n’est pas très

fréquentée.

Les vigiles Page : 6 e (57ème occ.)

D’ailleurs, chaque fois qu’il sortait quelque chose de sa poche-le couteau, le

mouchoir ou, beaucoup plus rarement, le porte monnaie-, il balayait d’un regard

l’environnement immédiat. Soucieux de préserver sa fortune et de l’agrandir sans cesse,

Messaoud Mezayer, qui savait un peu écrire, possédait, tout jeune déjà, un petit registre

où il tenait d’une orthographe approximative (mais il était infaillible quant aux chiffres)

la comptabilité de ses biens : 3 toupies, 28 boutons, 35 billes … le désir d’avoir de la

clientèle lui vint très tôt. entré un jour en possession d’une petite fortune inespérée, il

acheta chez l’épicier du village des aiguilles, des crayons, des bonbons et des épingles

qu’il revendit moins cher que lui afin de lui souffler sa clientèle.

Les vigiles Page : 18 b (58ème occ.)

Le commensal de Lemdjad se mit à rire, découvrant quelques dents en or. Ce

dernier indice confirma aux yeux de Mahfoudh ce qu’il avait soupçonné dès le début :

son vis-à-vis était, de toute évidence, de condition aisée en dépit d’une légère

négligence. D’ailleurs, la conversation s’étant poursuivie, Lemdjad eut tôt fait

d’apprendre l’essentiel sur lui. Il était d’une certaine culture et retraité d’un prestigieux

ministère.

Les vigiles Page : 23 d (59ème occ.)

Lemdjad perçoit d’une oreille distraite, presque absente, l’aubade de ses voisins

chanteurs, lui qui s’était si souvent laissé charmer et stimuler par ces témoins

persévérants qui l’exhortaient dans ses moments de labeur. Son attention musarde

ailleurs.

Les vigiles Page : 28 b (60ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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L’envie le prend depuis quelque temps d’y retourner pour toujours afin d’y

revivre, avant là mort, une sorte de nouvelle enfance dans l’odeur des bêtes domestiques

et les surprises des saisons. Mais il sait, au fond de lui-même, que ce n’est pas l’appel

de l’enfance, mais celui de la mort. C’est pourquoi il atermoie, s’esquive, tarde à

répondre à l’appel. Il s’invente des prétextes qui sont d’ailleurs des motifs sérieux : cette

banlieue possède ses commodités ; la boulangerie, les magasins, l’électricité, l’eau

courante dispensent de pétrir le pain, de se rendre au marché hebdomadaire pour

s’approvisionner, de chercher le bois pour l’hiver, de faire un interminable va-et-vient

entre la maison et la fontaine publique.

Les vigiles Page : 47 b (61ème occ.)

C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays. Partir n’importe

où, pourvu que l’on passe les frontières natales. vivre dans les villes tumultueuses une

douce liberté d’apatride. Mahfoudh se dit qu’on ne doit connaître nulle part ailleurs

cette sensation d’étouffer chez soi, ce désir de lever l’ancre, d’allonger les distances

entre son pays et soi. il est donc à peu près certain que le responsable dudit service doit

venir de temps à autre en aide à la police (comme à tous les corps d’autorité du pays) en

accélérant la fabrication d’un passeport pour tel ou tel de leurs protégés.

Les vigiles Page : 69 a (62ème occ.)

D’ailleurs, presque tous les ” responsables ”-Mahfoudh en a un exemple dans la

personne de son proviseur ont des accointances plus ou moins visibles avec la police.

Mahfoudh se rappelle les propos qu’avait tenus, une fois, au Scarabée un journaliste du

vigile : -il faudra arriver à ce que les journalistes fassent leur travail et les policiers le

leur, sans interférence et sans confusion.

Les vigiles Page : 69 c (63ème occ.)

-je te remercie pour ce que tu as fait. J’attendrai encore quelques jours. Mais je

crois que tu dois te résigner dorénavant à me laisser faire normalement la queue.

D’ailleurs, on est tous habitués à cela. L’attente, nous savons ce que c’est. Il ne faut plus

envisager pour moi un régime de faveur qui peut t’attirer des désagréments.

Les vigiles Page : 74 b (64ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Un jour, les enfants y découvrirent, à moitié ensevelie sous du plâtras, une

trottinette déglinguée. Ils la dégagèrent soigneusement, la dépoussiérèrent, tentèrent de

l’utiliser. Mais il lui manquait, en plus des roues, une bonne partie du guidon. C’était en

fait une simple planchette (d’ailleurs tout abîmée) surmontée d’une tige métallique. Les

enfants ne l’entraînèrent pas moins vers leur QG.

Les vigiles Page : 84 b (65ème occ.)

Ce jour-là, les enfants restèrent tard entre les murs envahis de buissons à parler

d’outils, de matériaux et-pour la première fois cet été-d’argent. Ils n’exclurent d’ailleurs

pas la chance de découvrir un trésor lors de leur remontée du fleuve (c’était maintenant

ainsi qu’ils désignaient le filet d’eau). Lorsqu’ils s’acheminèrent vers le village, il faisait

déjà presque nuit.

Les vigiles Page : 85 a (66ème occ.)

C’est l’un de ces besoins que ressent en ce moment Mahfoudh en tirant

nonchalamment sur sa pipe, l’esprit visiblement ailleurs. La semaine qui vient de passer

a été très chargée pour lui d’événements importants et, s’il excepte le peu qu’il a révélé

à son frère, il ne s’en est ouvert à personne.

Les vigiles Page : 88 d (67ème occ.)

C’est le logement. D’ailleurs, les deux, logement et passeport, ne sont-ils pas

inextricablement liés ? N’est-ce pas pour fuir la promiscuité des appartements

surpeuplés, pour échapper au non-lieu du vagabondage forcé que les gens cherchent à

s’évader, ne serait-ce que pour vingt jours ou un mois, vers des villes où ils peuvent au

moins trouver une chambre d’hôtel ? Mahfoudh médite sur cette nouvelle forme de

dépossession, de spoliation : l’impossibilité d’avoir un chez-soi, un lieu intime, un

territoire.

Les vigiles Page : 98 a (68ème occ.)

Les nombreuses personnes venues récupérer, qui sa voiture, qui sa marchandise,

attendent avec beaucoup de fatalisme que s’ouvre le portail qui les éloigne de leur bien.

Elles se répandent de temps en temps en réflexions et commentaires amers mais jamais

accusateurs, et l’impression qui domine est celle de la soumission. Le portail ne

semblant pas près de s’ouvrir, Mahfoudh émet, en prenant à témoin son vis-à-vis bien

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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habillé, des réflexions très désobligeantes sur les services du port. Mais le vis-à-vis

tourne d’abord son visage ailleurs, puis s’éloigne carrément de Mahfoudh, comme s’il

avait peur de se compromettre et de compliquer pour lui une situation déjà peu

reluisante.

Les vigiles Page : 133 e (69ème occ.)

Le commun des interpellés baisse tout simplement la tête ou s’empresse de

regarder ailleurs. Mais quelqu’un, plus courageux que les autres, prend sur lui de

préciser :

Les vigiles Page : 134 c (70ème occ.)

Il aurait voulu être éméché pour réveiller en lui des zones d’ombre enfouies et

réprimées, pour percevoir certains signes ensevelis sous la chape des convenances ou

des interdits. Personne ne vient encore l’importuner : il a apparemment, une fois pour

toutes, répondu aux questions des curieux-ne sont-ils d’ailleurs pas animés d’une simple

curiosité de bienséance ? Les gens qui évoluent dans le jardin sont d’abord venus pour

manger et pour nouer, si la chance leur sourit, quelque relation avec un homme influent.

Les vigiles Page : 179 d (71ème occ.)

Ces moments de rêverie sont autant de mirages rafraîchissants qui adoucissent

l’implacable sécheresse du monde. La vie a cessé de se conjuguer au présent. Boualem

fait partie de ces personnes atteintes d’une nouvelle maladie : un surdéveloppement de

la mémoire. D’ailleurs, chez cette minorité persécutée, la mémoire, à force d’être

sollicitée et triturée, s’affole bien souvent : des visages, des lieux, des objets dérivent,

fragments soumis à un jeu désordonné d’émulsion ou d’aimantation.

Le dernier été de la raison Page : 7 b (72ème occ.)

après les premiers procès publics et spectaculaires intentés aux matérialistes, aux

laïcs, aux adeptes de tous les athéismes, les inquisiteurs ne furent pas long à se rendre

compte que les personnes qu’ils jugeaient n’étaient que des sortes d’excroissances,

l’effet et non la cause, que les racines et le tronc du mal étaient ailleurs, capables un jour

de reverdir et de refleurir pour donner d’autres fruits contre nature.

Le dernier été de la raison Page : 8 d (73ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Les enfants sont devenus les exécutants aveugles et convaincus d’une vérité

qu’on leur présente comme supérieure. Ils ne possèdent rien sur cette terre : ni biens

matériels, ni culture, ni loisirs, ni affection, ni espoirs ; leurs horizons sont obturés. Ils

sont prêts à tuer et à mourir. À quoi bon vivre, leur explique-t-on, alors que la véritable

existence les attend ailleurs, hors de ce monde d’injustice et de péché, une existence

qu’ils ne devraient surtout pas compromettre par leurs hésitations ou leurs ”

désobéissances ” ici-bas ? Ils doivent servir la Vérité, transgresser les barrières de la loi

humaine arbitraire et fallacieuse pour atteindre et servir la vraie morale, celle qui

échappe au temps et aux conjonctures parce qu’elle est l’émanation du Bien dont le

Très-Haut a fixé une fois pour toutes les contours et la substance.

Le dernier été de la raison Page : 36 b (74ème occ.)

-monsieur l’émir-juge, ô Sacralité ! Je n’ai jamais dit que vous n’aviez pas

raison. De tels jugements n’ont jamais, Dieu merci !, effleuré mon esprit, même dans

mes moments d’égarement ou durant les rêves effrayants qui peuplent l’obscurité de ma

cellule. Ce qui me chagrine quelque peu, mais que j’accepte avec soumission car votre

sagacité ne peut se fourvoyer, c’est cet entêtement à greffer sur le problème me

concernant d’autres où personne ici ni ailleurs ne peut trouver son intérêt …

Le dernier été de la raison Page : 45 d (75ème occ.)

Boualem revoit avec amertume le résultat de ce bourrage de crâne (qui ne craint

d’ailleurs pas de recourir à la méthode physique : étudiants et enseignants récalcitrants

ont été à maintes reprises molestés). Il revoit Kenza, Électre vêtue de noir, vierge

intransigeante et farouche, bardée de morale et d’anathèmes.

Le dernier été de la raison Page : 59 c (76ème occ.)

Heureusement que l’arbitre ne brillait pas par la rigueur et la ponctualité ! Sauf

quand le désir le saisissait, lui aussi, de montrer aux filles qu’il était le maître absolu de

ce champ de bataille auquel cas le match se terminait dans le sang. Boualem avait un

ami, un cancre impénitent, totalement enivré par le football et qui deviendrait d’ailleurs

par la suite un joueur professionnel. En ce temps-là, il racontait à Boualem des histoires

grandiloquentes dont les héros étaient des footballeurs-des gardiens de but

généralement. Une de ces histoires parlait du goal héroïque d’une équipe de division

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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subalterne. Il refusa la combine, arrangée par les dirigeants, qui devait faire perdre son

équipe.

Le dernier été de la raison Page : 93 e (77ème occ.)

Boualem Yekker n’a pas les certitudes des foules qui l’environnent. Il aurait pu

être aujourd’hui plus tranquille. Le prix à payer n’est pas exorbitant : il aurait suffi de

rejoindre le troupeau, de bêler à l’unisson, de prendre garde aux fausses notes.

D’ailleurs, les fidèles sont là pour faciliter la tâche : leurs clameurs dévotes étouffent

toute question. Il aurait suffi de saisir une paire de ces œillères généreusement offertes

et de les arborer. Le dernier été de la raison Page : 108 c (78ème occ.)

Les nationalismes n’ont plus bonne presse. D’ailleurs, l’ont-ils jamais eue ? Et

pour cause : ce désir d’un peuple de s’affirmer face à ce qui le nie ou l’écrase se

transforme souvent bien vite en rejet de tout ce qui n’est pas lui. Les nationalismes ont

une face et un revers. Il y a d’un côté un désir de liberté et de reconnaissance, et de

l’autre un souci de se barricader, de dresser fortifications afin que les ” barbares ” soient

tenus à distance respectable. La face et le revers Page : 115 a (79ème occ.)

Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,

Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se

rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble

aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire

honte à tout État normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme

et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient

d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du

pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,

publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué

à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs

nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El

Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 m (80ème

occ.)

Ces contradictions ont atteint le seuil critique, paroxystique, qui est celui de

toute la société algérienne. Dans l’information, comme ailleurs, rien ne sera plus comme

avant. Une fracture s’est produite, profonde, irrémédiable. L’année 1989 a vu l’Algérie

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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se pourvoir d’une nouvelle constitution qui ouvre la voie au pluralisme politique. Le

droit d’avoir des opinions et même de les exprimer étant reconnu, des journaux

indépendants voient le jour. En moins de deux ans, le champ médiatique algérien

s’enrichit de plus de trente titres. Cette exubérance de journaux, cette fringale de dire,

cette frénésie de la parole, sont comme les signes d’une nouvelle indépendance.

Les chemins de la liberté Page : 117 k (81ème occ.)

D’ailleurs les journalistes s’étant offusqués d’être auditionnés avec des voleurs

et autres maniaques, une chambre spéciale chargée des délits de presse a été créée. Elle

siège au tribunal d’Alger tous les mardis. Cette chambre a été surnommée par les

journalistes ” le club de la presse ”. De nombreuses affaires pendantes ont été exhumées

: des journalistes ont été condamnés en 1992 pour des articles publiés en 1986 ou 1987.

Les chemins de la liberté Page : 117 f (82ème occ.)

Il ne faut pas se fier à quelques coups de griffes échangés ici ou là : Bélaid

Abdesselam, et Taleb Ahmed sont bel et bien les deux versants d’une même idéologie.

D’ailleurs, les deux hommes n’ont-ils pas œuvré harmonieusement sous la houlette de

Boumediene ? Mais l’actuel chef du gouvernement semble avoir des idées vaporeuses

sur les parentés idéologiques. N’a-t-il pas déclaré une fois à la télévision : ” nous

sommes tous des boudiafistes ”, lui qui a accompli toute sa carrière politique sous le

régime qui a réprimé et exilé Boudiaf ? Suspicion et désaveu Page : 119 l (83ème

occ.)

Pourquoi ce comportement discriminatoire, tout simplement parce que le

pouvoir actuel se reconnaît moins dans les journaux qui œuvrent pour une Algérie

tolérante et moderne que dans Essalam et quelques feuilles similaires qui, chaque jour

que Dieu fait, appellent à la haine et au meurtre en toute impunité. D’ailleurs,

irrémédiablement installé dans la logique de médiocrité qu’il a créée et convaincu qu’il

n’y en pas d’autre, le pouvoir est incapable de concevoir l’existence d’initiatives

professionnelles qui n’ont d’autre but que de défendre la qualité et l’honneur de

profession. Nous savons, par exemple, que des instances s’agitent en ce moment en haut

lieu pour déceler qui est derrière Ruptures.

Fermez la parenthèse Page : 125 j (84ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 5 : contextes du connecteur donc

(4. dans le compartiment, le Rat de bibliothèque somnole sur sa banquette. ses

dents serrent une pipe éteinte. les cartes postales gisent, éparpillées, à ses pieds ;

quelques-unes ont les angles noircis et racornis ; le Rat [le Poète ? mais attendez donc

l’entrée en scène de ce bougre-ci] aurait essayé de les brûler. à travers la vitre du

compartiment, on voit la neige tomber. plus loin se profite, dans une perspective

tremblotante, un village.

L’exproprié Page : 21 a (1ère occ.)

ou-ras ‘oudi sur la tête de mon cheval, vent embusqué sur mon chemin, fais donc

place â mes assauts, une aire â cuire les poteries et une guerba de lait aigre soutiennent

mes randonnées.

L’exproprié Page : 55 c (2ème occ.)

Mais même jusque là-bas m’accompagna la mer, doublure de ma peau et de mes

souvenances, trimbalant plein de plaines glauques et de rocs moutonneux. Viens donc

t’abreuver dans mes entrailles, me provoquait-elle pendant que nous étions assis dans la

cigalière. J’obtempérais sous l’effet désagréable de la marée et je m’ingéniais à créer

des soifs insondables retranchées dans la moelle des ossatures végétales.

L’exproprié Page : 56 b (3ème occ.)

Tout à coup, la mère s’emporta. ” Va-t-en donc. Au lieu de rester ici à flairer

mes djellabas et à trembler comme un chiot, tu ferais mieux d’aller te réchauffer à la

maison.

L’exproprié Page : 66 a (4ème occ.)

J’exhumais souvent lors de mes fouilles des tessons émoussés, des papiers

décolorés, des immondices recroquevillées vestiges d’immémoriales vacances. Mais je

sais la précarité de mes ébats et de mon bonheur pélagique un jour ou l’autre les

estivants uniront leurs ruses et leurs efforts pour m’arracher à la plage. Il faudra donc à

tout prix que je m’assure l’amitié et la solidarité de la mer.

L’exproprié Page : 71 c (5ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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” Mais que fais-tu donc, compagnon ? Que fais-tu donc, compagnon ? ” Ali

Amokrane introduisit le corps gigotant dans une de leurs besaces. Il le roula jusqu’à un

rocher en surplomb et le précipita dans la mer. Le corps s’engloutit d’abord, entraîné par

le poids du choc puis il revint surnager quelques instants. Mais Ali Amokrane le

bombarda de pierres et il disparut dans un cercle d’écume rouge.

L’exproprié Page : 130 a (6ème occ.)

” Mais que fais-tu donc, compagnon ? Que fais-tu donc, compagnon ? ” Ali

Amokrane introduisit le corps gigotant dans une de leurs besaces. Il le roula jusqu’à un

rocher en surplomb et le précipita dans la mer. Le corps s’engloutit d’abord, entraîné par

le poids du choc puis il revint surnager quelques instants. Mais Ali Amokrane le

bombarda de pierres et il disparut dans un cercle d’écume rouge.

L’exproprié Page : 130 a (7ème occ.)

Puis c’est de nouveau la victoire oppressive du silence. Je vois les vieillards

dodeliner de la tête et respirer avec effort comme des crapauds sur le point de passer

dans l’au-delà des bêtes hideuses. Il ne reste donc plus d’humanité chez les gens ? Ne

subsiste-t-il aucun sentiment de pitié qui déciderait quelqu’un à prendre par la main un

vieillard déchu, à l’abreuver de petites paroles réconfortantes qui lui feraient

comprendre qu’il possède encore une place légitime en ce bas monde ?

Les chercheurs d’os Page : 10 e (8ème occ.)

Mon frère, tombé au combat il y a maintenant trois ans, n’est-il donc lui aussi

qu’un amas d’os à conviction ? Je pensais que ma mère et mon impotent de père avaient

plus d’affection et de considération pour lui. Je pensais qu’il existait, dans un recoin

plus délicat de ces rugueuses enveloppes montagnardes, des amours véritables qui

pouvaient résister à la folie exhibitrice et charognarde qui avait animé soudain des

humains à l’endroit des êtres qu’ils avaient parfois le mieux aimés.

Les chercheurs d’os Page : 11 e (9ème occ.)

Il a donc consenti à nous prêter son bourricot, mais il l’a suivi jusque chez nous,

inquiet, vérifiant le bât et les fers, jetant un dernier coup d’œil sur l’encolure et le

poitrail, nous accablant de conseils, de recommandations, de prières. Ce sont de

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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véritables inquiétudes de mère à l’adresse d’un enfant gâté ou grincheux. Nous devons

donner toutes les assurances et inventer toutes les promesses.

Les chercheurs d’os Page : 13 a (10ème occ.)

Ali Amaouche est resté là, à nous surveiller, jusqu’à l’ultime préparatif. Il a peur

qu’on charge son âne outre mesure. Nous devons donc nous contenter d’un attirail

succinct et de quelques provisions : deux pioches, une pelle, un sac en jute, deux

musettes contenant de la galette et des figues sèches, une calebasse de petit lait. Ali

Amaouche est quand même inquiet ; il veut faire une dernière recommandation : celle

de ne pas trop utiliser son âne comme monture ; mais il sait que cela ne servira à rien.

Les chercheurs d’os Page : 13 d (11ème occ.)

Les colons sont déroutants avec leurs airs inoffensifs, apeurés ou pitoyables.

Tous les étrangers que nous voyions dans notre village étaient des militaires brutaux ; il

en existe donc de civils comme nous ? Comme le voyage vous apprend des choses

incroyables ! A Canezou nous avons fait notre première halte. À l’entrée un bouquet

d’eucalyptus où les campagnards attachent leurs ânes. Puis une rue large et belle

traverse la ville d’un bout à l’autre. Le mouvement est vertigineux, la circulation des

gens intense. Des boutiques de tous genres offrent leurs denrées aux passants. j’aurais

tant aimé avoir de la famille dans cette ville pour pouvoir y rester quelques jours,

manger et boire de ces choses délicieuses qui n’existent pas dans les villages.

Les chercheurs d’os Page : 24 d (12ème occ.)

-Da Rabah, à quoi donc serviront tous ces papiers que les citoyens pourchassent

avec âpreté ?

Les chercheurs d’os Page : 28 a (13ème occ.)

” Il ne parut pas comprendre tout de suite. Il n’était même pas sûr que ce fût moi

qui eusse parlé. Que venait donc faire sa famille dans ce lieu d’inhumanité ? Mais il dut

se rendre à l’évidence et se rapprocha de moi.

Les chercheurs d’os Page : 30 f (14ème occ.)

-tu connais donc mon père ?

Les chercheurs d’os Page : 31 a (15ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Pourquoi tient-on à déterrer à tout prix ces morts glorieux et les changer de

sépulture ? Veut-on s’assurer qu’ils sont bien morts et qu’ils ne viendront plus jamais

exiger leur part de la fête et contester nos discours et nos démonstrations patriotiques,

notre bonheur de rescapés d’une guerre pourtant aveugle et sans merci ? Ou alors, tient-

on, tout simplement, à ce qu’ils soient enterrés plus profondément que tous les autres

morts ? Allez donc comprendre les hommes ! Ils pleurent des êtres qu’ils prétendent

plus chers que tout au monde puis s’empressent de déterrer leurs restes pour les enfouir

plus hermétiquement.

Les chercheurs d’os Page : 36 b (16ème occ.)

Mais j’ai fini par m’habituer. J’ai appris que la nuit en fait ne recèle pas

d’ennemis et que tant de souffles discrets ou de bruits sont au contraire souvent

l’expression d’une vigilance bien intentionnée, une sorte de rappel régulier pour

signifier que tout est pour le mieux, que tout danger éventuel sera neutralisé. J’ai appris

donc à dormir dans la familiarité caressante de tant de petites vies qui battent

fiévreusement en attendant que le soleil vienne les tranquilliser et leur permettre de

dormir à leur tour.

Les chercheurs d’os Page : 37 b (17ème occ.)

Mais la grande affaire demeure la bouffe. Sa variété inconnue jusque-là avait

d’abord surpris et désorienté en posant d’insolubles dilemmes. On peut donc

consommer trois mets à la fois ? Mais par lequel commencer ? Et si l’on se gave du

premier jusqu’à la gorge, comment agir à l’endroit des deux autres ? À l’intérieur même

des familles cette soudaine et excédante abondance fit naître d’inénarrables conflits.

Les chercheurs d’os Page : 40 a (18ème occ.)

Les déclencheuses habituelles en sont les vieilles belles-mères édentées (elles se

disent : ” maintenant que nous n’avons plus avec quoi mastiquer voilà que le Dieu

injuste déverse ses biens sur nous ”) qui ne peuvent pas supporter de voir leurs brus

manger à leur faim. Cela leur paraît un non-sens, un affront sans précédent. Elles ne

s’étaient donc privées durant leur jeunesse, même de figues sèches et de ce couscous

noirâtre de seigle qui racle la gorge, que pour voir en leurs vieux jours de jeunes

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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femmes fainéantes et effrontées s’alimenter comme des bêtes de foire ? À présent

qu’elles-mêmes ont perdu et la denture et l’appétit, la vie cesse de tourner le dos aux

créatures de Dieu.

Les chercheurs d’os Page : 40 c (19ème occ.)

Maâchou commença donc à se singulariser de ses compagnons, non pas par

quelques bizarreries ou quelque comportement tapageur mais par une déférence et un

effacement quasi totaux. car le jeune homme se distinguait autant par sa rapidité à

assimiler les versets sacrés que par sa volonté à toute épreuve et son esprit de sacrifice

dans les besognes collectives.

Les chercheurs d’os Page : 48 e (20ème occ.)

C’était donc un jour enneigé. Les oiseaux tombaient du ciel et restaient là, les

pattes en l’air, figés comme des pierres duveteuses. Nous possédions un maigre

troupeau de cinq bêtes caprines dont l’ancêtre génitrice, une vieille chèvre noire et

borgne, arrivait à peine à marcher. Mais nous la gardions encore précieusement eu égard

à la belle progéniture qu’elle nous avait donnée et à son lait toujours abondant.

Les chercheurs d’os Page : 58 c (21ème occ.)

La route carrossable ne le traversait pas mais passait légèrement en contrebas, là

où le terrain était plus plat. Lorsque les véhicules arrivèrent à la hauteur des premières

habitations, ils s’arrêtèrent et il en sortit des hommes bien habillés, parlant une langue

que nous ne comprenions pas. C’était donc vrai, ces changements les plus

invraisemblables dont les nouvelles se colportaient depuis des mois ! Les gens étaient

là, sidérés et désemparés, considérant d’un côté ces machines diaboliques et de l’autre

toutes ces choses familières qui ne tarderaient pas à changer d’apparence et à devenir

étrangères pour eux. Un vent de mutation et de dépaysement soufflait sur la contrée,

déracinant toutes les choses bien assises, apposant sur tout ce qu’il touchait un sceau

d’étrangeté.

Les chercheurs d’os Page : 65 c (22ème occ.)

Ils savent que la brûlure et la morsure du froid provoquent exactement la même

blessure. Vous allez connaître la manière de porter la mort dans le sourire, de perpétuer

le mal par le geste donateur. Les mots ont des faces multiples. Les mots vous ont déjà

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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séduits ? Mais attendez donc les images et les engins qui les accompagnent. Vous allez

connaître la froideur du rectangle, du verre et du plastique. Le plus malin d’entre vous

n’arrivera même pas à trouver dans le tourbillon des angles, des adjectifs et des ellipses

un trou par où s’éclipser.

Les chercheurs d’os Page : 72 e (23ème occ.)

On vous dénombrera, vous calculera, vous étiquettera, la machine se chargera

d’attribuer à chacun un visage immuable et un chiffre définitif. Les arbres ne vous

parleront plus, les oiseaux ne vous frôleront plus. Vous apprendrez qu’il n’y a rien de

plus effrayant que l’image de soi-même, une image tellement insoutenable qu’on

voudrait l’anéantir. Vous croyez que je suis heureux avec mon visage rosi à la peinture

et mes extrémités tronquées ? Allez donc questionner les arbres déchiquetés sur la

douleur qui monte de leurs racines restées vivantes.

Les chercheurs d’os Page : 73 b (24ème occ.)

Mais le plus en rogne de tous était le cheik du village qui avait raté de manière

inavouable l’heure de la première prière du soir. Il vitupérait à voix basse cette machine

du Diable qui détournait les croyants de leurs devoirs religieux, et ces villageois naïfs

qui se laissaient prendre comme un gibier aveugle dans le piège tendu par des images

illusoires. Et si la tentation était devenue encore plus réelle, si tous les biens et les

plaisirs qui détournent du droit chemin s’étaient concrétisés là, devant eux, ils y auraient

donc tous donné de la tête sans tergiverser une seule seconde ?

Les chercheurs d’os Page : 78 e (25ème occ.)

Ils s’imaginaient donc en possession des richesses des étrangers pour se

permettre de passer ainsi une soirée entière d’oisiveté, à regarder des images

impudiques ? Pauvres villageois fourvoyés qui creusaient avec application leur chemin

vers l’Enfer ! Il fulminait, accablant tout le monde sans s’épargner lui-même.

Les chercheurs d’os Page : 78 e (26ème occ.)

L’envie me prend alors d’implorer l’indulgence de Da Rabah, de lui demander

de nous arrêter à l’abri d’un arbre, de tomber là, à plat ventre pour boire l’ombre et

rester ainsi jusqu’à la fin des mondes-jusqu’à ce qu’une saison d’eau et de fraîcheur

vienne nous arracher à la fournaise. Mais la torpeur disperse mes pensées, annihile ma

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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volonté. Ce que je rumine dans ma tête doit franchir des brasiers menaçants avant de

parvenir à ma bouche et d’y trouver son expression. Je me contente donc de rêver

secrètement d’un repos qui ressemble à la mort, à l’ombre douce d’un arbre si vaste

qu’il semble le parasol du monde.

Les chercheurs d’os Page : 93 e (27ème occ.)

C’est tellement agréable d’écouter le bruit des conversations, d’imaginer toutes

les choses et situations intéressantes qui en constituent l’objet. Il y a donc tant de gens

heureux sur terre qui parlent de camions, de magasins, de bâtiments, comme nous

parlons au village d’un troupeau de chèvres ou d’une charrue en bois.

Les chercheurs d’os Page : 101 a (28ème occ.)

A un moment, deux garçons se sont mis à mon niveau et me montrent du doigt

en riant. Me trouvent-ils donc sympathique ? Moi, je voudrais tellement les avoir pour

amis, surtout le plus jeune dont les yeux, la bouche et le menton ressemblent à ceux

d’une fille. Je donnerais beaucoup pour pouvoir le rencontrer chaque jour, lui avouer

combien je l’aime, le prendre par la main et l’emmener jouer aux billes et poser des

pièges avec moi.

Les chercheurs d’os Page : 102 c (29ème occ.)

Nous acceptons donc l’invitation. Cela me procure un drôle de sensation. Et

tandis que Rabah Ouali et Moh Abchir-c’est le nom de notre bienfaiteur devisent, je me

mets à penser à une maison propre avec beaucoup de chambres, à un repas chaud et

copieux, à des objets inconnus dont la vue à elle seule vous repose.

Les chercheurs d’os Page : 104 e (30ème occ.)

L’unique fois où nous l’avions mis en marche, nous y avions vu des hommes et

des femmes qui s’embrassaient sur la bouche. Quels goûts impudiques et dépravés

nourrissent donc les étrangers ! Lorsque nous avions vu ces scènes ignominieuses, nous

n’avions pas trouvé assez d’issues pour quitter en vitesse cette chambre d’opprobre et

de damnation. Je pensai un moment que c’était là le châtiment qui m’était réservé pour

avoir violé une demeure inconnue.

Les chercheurs d’os Page : 107 a (31ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Qu’est-ce que je fabrique là ? Je ne suis chargé d’aucune mission apparente. Je

suis libre comme l’air glacé qui me flagelle. Mais je n’en suis pas heureux pour autant.

La présence imminente d’une menace affadit le goût de cette liberté. J’ai la ferme

conviction que quelqu’un ou quelque chose me poursuit, et que c’est pour lui échapper

que je viens ici. Je scrute donc les alentours avec une grande crainte.

Les chercheurs d’os Page : 116 c (32ème occ.)

Je sais aussi que j’ai un piège à oiseaux posé quelque part dans les fourrés et que

je suis tenu de le surveiller, mais je ne peux m’aventurer jusque-là où mes poursuivants

peuvent très bien se trouver cachés. J’erre donc dans les champs dans l’attente,

probablement, d’un secours ou d’une personne qui m’expliquera à quoi j’ai réellement

affaire. Mais je ne peux m’empêcher de hasarder constamment des regards du côté du

fourré où mon piège est posé : je n’arrive pas à savoir si c’est dans le but de surveiller le

piège contre des voleurs ou pour voir arriver mes poursuivants.

Les chercheurs d’os Page : 116 d (33ème occ.)

Je regarde, le cœur battant à se rompre. Le squelette est là, au fond, indifférent à

nos émois et à notre fatigue. Les deux mâchoires entrouvertes semblent nous narguer ou

nous sourire. Mon frère si taciturne de son vivant a donc un squelette rieur !

Les chercheurs d’os Page : 126 a (34ème occ.)

Mais l’acharnement de la famille est plus malfaisant que toutes les légions de

l’enfer ! La famille vous harcèle de votre vivant, multiplie les entraves et les bâillons et,

une fois qu’elle vous a poussé vers la tombe, elle s’arroge des droits draconiens sur

votre squelette. Allez donc me chercher une contrée où l’on ne dispose même pas

librement de ses os ! On meurt en croyant laisser derrière soi des parents inconsolables

et ce sont des vautours insatiables qui pourchassent vos os comme pour en extraire un

reste de moelle.

Les chercheurs d’os Page : 129 a (35ème occ.)

Il faut maintenant que je raconte leur histoire. Non pas leur gloire irradiante et

leurs pérégrinations chamelières (les chevaux prendraient le relais, dépassé le cap de

Meknès). Non leur gloire, donc, mais leur pitoyable dispersion.

L’invention du désert Page : 8 a (36ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

358

La difficulté est d’un autre ordre : en fouillant dans les rares archives, je me

rends compte qu’un seul personnage de cette époque est digne d’être restitué : le

remuant Ibn Toumert, censeur et illuminé, prédicateur et policier. je raconterai donc la

dynastie almoravide surtout à travers les hommes qui la détruisirent : en premier lieu

Mohammed ibn Toumert, théologien au destin mirifique.

L’invention du désert Page : 9 b (37ème occ.)

Ainsi donc, c’est en maître spirituel et non en anonyme voyageur qu’Ibn

Toumert parvint à l’imposante et vertigineuse cité de Constantine. Il l’aborda par la

plaine, venant des côtes de l’est. Et il resta ébahi devant la majesté acrobatique de la

ville la plus étonnante qu’il eût contemplée, une ville qui enjambait les vides, posait ses

maisons sur des rochers. Vols vertigineux des martinets et des ramiers dans les gorges

du Rhumel.

L’invention du désert Page : 13 d (38ème occ.)

Mais, dans un thème et un espace aussi vastes et aussi érosifs (les Almoravides,

la région de Biskra), l’écriture ne peut que se déliter ou s’enliser. Le choix d’une

direction, d’une halte définitive, par exemple, est strictement impossible. Comment

vêtir l’absence autrement que par des mots à la présenter corps ou cadavre ? Il faut

donc, de temps à autre, s’en tenir à de simples impressions ou à des notules-à des

traversées hâtives, comme celle de Tehouda, ici.

L’invention du désert Page : 23 b (39ème occ.)

Je reprends donc.

L’invention du désert Page : 25 f (40ème occ.)

Il décida donc qu’il allait lutter contre l’imam non pas face à face, mais par

clercs interposés. C’était à ces derniers qu’Ibn Tomer allait désormais avoir affaire. Des

joutes rhétoriques et théologiques eurent lieu au pied du trône d’Ibn Yousef. ibn

Toumert, en stratège, usa d’un savoir diffus et hermétique pour égarer ses

interlocuteurs. Son débit quand il partait était si précipité, ses références étaient

tellement hétéroclites que personne jamais n’arrivait à le suivre.

L’invention du désert Page : 28 c (41ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

359

c’est vrai que pour la majeure partie des conseillers le débat était tranché :

l’imam ne pouvait amener que malheur, il fallait donc s’en débarrasser (en l’éliminant

purement et simplement, en le reléguant dans un cachot). Mais les conseils n’étaient pas

unanimes, et Ibn Youcef éprouvait comme une crainte superstitieuse à éliminer ou à

mettre aux fers un homme si démuni, à qui personne ne connaissait, en dehors de son

zèle suicidaire et de ses présomptions momentanées, ni travers ni ambition politique.

L’invention du désert Page : 29 b (42ème occ.)

-j’ai quitté ta capitale pour me rendre au royaume des morts. Tes lois

gouvernent-elles donc jusqu’aux habitants du cimetière ? C’est avec eux que je suis allé

lier commerce. Tu as peur que je soulève aussi ceux-là contre ton règne d’impiété et de

luxure ?

L’invention du désert Page : 30 b (43ème occ.)

Ibn Toumert sent sa tête s’engourdir, son corps lentement se réveiller, se hérisser

d’épines sacrilèges. Il passe comme une ombre controversée, écartelée entre désir et

rétention, parmi les fesses placardées et celles qui sillonnent le boulevard. Dieu a-t-il

donc abdiqué ? L’imam intemporel ne voit pas clair, il n’arrive à rétablir l’ordre ni dans

sa tête ni dans ses sens. Où est passée cette force inébranlable qui l’arma et le soutint

jadis contre les monarques et les bandits, contre les dévoyés de tous bords et les

irréductibles impénitents ? L’invention du désert Page : 43 e (44ème occ.)

Quel drame ou quel opprobre avait donc dû la marquer ? Personne n’avait pu le

savoir, car le vieil homme était originaire d’une autre région du pays, il était arrivé là

alors qu’il était un homme fait et qui n’aimait guère évoquer ses antécédents. Il se fit

adopter sans grand-peine par ses nouveaux concitoyens-la meilleure preuve, c’est qu’il

prit femme parmi eux. Mais une inavouable suspicion persistait toujours à son endroit.

L’invention du désert Page : 79 a (45ème occ.)

On alerta donc cette branche parentale qui intercéda auprès des tribunaux. Les

parents du jeune homme n’ayant pas d’argent, ils offrirent contre l’absolution de leur

enfant leur paire de bœufs et leur troupeau, ils proposèrent des années à venir de leur

récolte. Mais rien n’y fit. Le caïd resta inébranlable : L’invention du désert Page : 81

e (46ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

360

Silence parfait ; jointures scellées pour prévenir tout craquement. Depuis quelle

origine ce silence est-il ourdi ? Le matin a libéré ses écluses, et la chaleur se répand,

d’un coup, sur la ville. Maintenant les corbeaux se réveillent. C’est vrai que tu dors très

peu et que tu es plus matinal que le plus matinal des oiseaux. Les corbeaux donc,

tapageurs. C’est la seule onde sonore à ne pas être tranchée à sa racine. Toutes les autres

sont absorbées, dès leur esquisse, dans cette bouche molle, insatiable, que le ciel joue à

être.

L’invention du désert Page : 103 c (47ème occ.)

La foi qui anime les hommes, qui leur fait délaisser familles et biens, ne pouvait

pas être anéantie. Ils se lèveraient encore par milliers dans l’immense pays des

Berbères. Il mourrait donc tranquillisé. Il reçut ses compagnons qui avaient échappé au

désastre. Ne pouvant se lever lui-même pour les saluer, il les appela un à un, leur apposa

les mains sur la tête et sur le cœur.

L’invention du désert Page : 128 f (48ème occ.)

Je découvris un jour une faille dans l’une des murettes. C’était ma fenêtre sur le

monde. En cachette j’agrandissais le trou. Et un jour il put me contenir. Je pense que la

première chose que je voulais suivre était le vent. Il était musicien et bon marcheur. Sa

voix dans les arbres en hiver avait toujours constitué pour moi un appel. Je poussai donc

mon buste en avant. La rue était loin d’être aussi captivante que je le croyais.

L’invention du désert Page : 137 e (49ème occ.)

-élève untel, tu ne descendras donc jamais de la lune ?

L’invention du désert Page : 147 b (50ème occ.)

Donc, la nuit, tout devrait être parfaitement invisible, incorporé comme dans un

immense tapis noir d’où aucun motif ne ressortait. Évidemment, l’enfant avait décidé

que les hommes n’avaient pas de vêtements sur eux. Dans la journée, lorsque le soleil

faisait feu de toutes ses flammèches, les hommes s’abritaient sous les rares arbres ou

donnaient la chasse à d’étranges oiseaux bariolés et criards.

L’invention du désert Page : 156 a (51ème occ.)

Page 361: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

361

Il est vrai que sa situation, comme celle de ses pairs, n’avait pas manqué de faire

des envieux que tant d’avantages exaspéraient. Ces trublions oubliaient-ils donc

qu’avant d’accéder à tous ces biens les combattants maintenant au repos avaient exposé

leur vie, ce bien inestimable, pour la liberté et le confort de tous ? Ils devraient, les

insolents, faire étalage de plus de pudeur et de reconnaissance ! Menouar Ziada avait,

quant à lui, pris une sage décision : celle d’ignorer les jaloux et de se délecter, dans une

quiétude qu’il s’efforçait de rendre parfaite, des fruits de cette corne d’abondance.

Les vigiles Page : 2 c (52ème occ.)

-Mais de quoi s’agit-il donc ?

Les vigiles Page : 15 b (53ème occ.)

Ce fut ici, dans la ville voisine du pouvoir, que Menouar Ziada découvrit cette

avarice. Il n’avait pas remarqué cela durant leur jeunesse commune au village. Il est vrai

que c’était une époque où personne ne possédait rien et où il n’y avait donc pas

d’attitude particulière à l’encontre d’une richesse qui n’existait pas. Tout le village était

alors logé à la même enseigne : celle de la survivance acrobatique à l’aide du lopin de

terre pierreuse et des chèvres ou moutons que les familles possédaient à peu près dans

les mêmes proportions.

Les vigiles Page : 17 a (54ème occ.)

-qui est donc cet intrigant ? Je crois connaître tout le monde au village.

Les vigiles Page : 45 a (55ème occ.)

-et la société gouvernée par la loi religieuse, dont tu souhaites l’avènement,

serait donc plus incorruptible et plus humaine ?

Les vigiles Page : 59 d (56ème occ.)

-tu ne vas pas me dire que ceux qui sont vraiment décidés s’embarrassent, au

moment crucial, de religion ou d’autre chose. Et puis, quelle bonne ne blague que la

damnation éternelle ! Ce que nos concitoyens vivent au quotidien n’est donc pas une

forme de damnation ? Je ne comprends pas comment ils s’accrochent à une vie qu’ils ne

cessent de vilipender. ” Maudite soit cette vie ”, entends-tu à chaque coin de rue.

Les vigiles Page : 65 a (57ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

362

C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays. Partir n’importe

où, pourvu que l’on passe les frontières natales. vivre dans les villes tumultueuses une

douce liberté d’apatride. Mahfoudh se dit qu’on ne doit connaître nulle part ailleurs

cette sensation d’étouffer chez soi, ce désir de lever l’ancre, d’allonger les distances

entre son pays et soi. il est donc à peu près certain que le responsable dudit service doit

venir de temps à autre en aide à la police (comme à tous les corps d’autorité du pays) en

accélérant la fabrication d’un passeport pour tel ou tel de leurs protégés.

Les vigiles Page : 69 b (58ème occ.)

Maintenant, Mahfoudh pense au moyen de faire parvenir sa lettre. La poste ne

lui semble pas très indiquée, le moindre quidam de la sous-préfecture pouvant

intercepter la lettre. Il décide donc de demander audience au sous-préfet et de lui

remettre la requête en mains propres.

Les vigiles Page : 93 e (59ème occ.)

Mais Le Scarabée est loin et Mahfoudh n’est pas du tout sûr d’y rencontrer à

cette heure-là les gens qu’il voudrait voir. Il s’attable donc au Restaurant des Facultés,

heureux de trouver une petite table parce qu’il s’y est pointé si tôt.

Les vigiles Page : 95 d (60ème occ.)

-asseyez-vous donc, je vous en prie, monsieur Lemdjad.

Les vigiles Page : 118 d (61ème occ.)

-mais pourquoi donc ? Vous vous reprochez quelque chose ? Vous avez des

antécédents judiciaires ?

Les vigiles Page : 119 d (62ème occ.)

Tout à coup une préoccupation rallie l’esprit des voyageurs, une information

relayée de bouche en bouche s’est répandue d’un bout à l’autre des deux queues : l’un

des contrôleurs est plus sévère que l’autre, il s’attarde à l’examen des papiers, cherche la

petite bête. Beaucoup de voyageurs inquiets entreprennent donc de changer de file. Puis

une autre information a circulé : de nouvelles mesures ont été établies.

Les vigiles Page : 129 c (63ème occ.)

Page 363: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

363

-viens donc nous ouvrir ce portail !

Les vigiles Page : 134 e (64ème occ.)

-je crois que vous voulez ma mort, mon général. Attendez donc cette vieille

bique d’El Hadj ou allez vous faire voir.

Les vigiles Page : 136 a (65ème occ.)

Vous l’avez donc envoyée à l’étranger pour agrément ou pour estampillage !

Mais voyons d’abord ce que c’est que cette précieuse machine.

Les vigiles Page : 138 e (66ème occ.)

-et pourquoi donc ?

Les vigiles Page : 139 b (67ème occ.)

-parce que je m’attendais à trouver une vraie machine : un astronef miniature, un

robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous avez inventé un métier de vieille

femme. Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est absolument

engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un jour dans la rue au lieu de rester

cloîtré chez vous et regardez les jeux électroniques, les téléphériques, les journaux

lumineux.

Les vigiles Page : 139 b (68ème occ.)

-parce que je m’attendais à trouver une vraie machine : un astronef miniature, un

robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous avez inventé un métier de vieille

femme. Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est absolument

engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un jour dans la rue au lieu de rester

cloîtré chez vous et regardez les jeux électroniques, les téléphériques, les journaux

lumineux.

Les vigiles Page : 139 c (69ème occ.)

La page culturelle et la page sportive, c’est tout ce que Mahfoudh regarde (et lit

éventuellement) du Militant incorruptible. C’est donc Samia, lectrice plus éclectique et

plus volontaire, qui découvre, entre la rubrique consacrée à la vie parlementaire et un

article sur le reboisement, la petite information. La scène se passe dans la salle de

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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séjour. Ils parlent de choses et d’autres (toutes les fenêtres sont fermées car de la rue

monte un bruit impressionnant de chantier) en attendant l’heure de déjeuner.

Les vigiles Page : 144 a (70ème occ.)

Ils ont donc choisi de tenir ce conciliabule au milieu de la journée. Ils ne

déjeuneront pas aujourd’hui, mais la conjoncture vaut le sacrifice. La situation est

complexe, délicate, grave ; il convient de la démêler très vite. Ils ont lu l’information

dans le journal et ils ont tremblé trois jours durant, attendant la réaction des instances

supérieures. Rien n’étant encore arrivé, ils décident de prendre les devants.

Les vigiles Page : 150 b (71ème occ.)

Je vous laisse donc réfléchir, mais je ne doute pas un instant que votre décision

est déjà prise avec la lucidité, l’unanimité, la cohésion et la combativité qui nous ont

caractérisés en toute circonstance déterminante. Il fait très chaud dans la remise. Mais

l’atmosphère est plus détendue maintenant que le maire s’est prononcé. On entend déjà

deux raclements de gorge suivis de chuchotements. La chasse à la main gangrenée est

ouverte. Les cordes vocales s’exercent, se préparent à entrer en action et à s’inscrire

dans l’histoire de Sidi-Mebrouk.

Les vigiles Page : 152 c (72ème occ.)

-femme, prépare-nous donc du café. Les vigiles Page : 160 a (73ème occ.)

-la mairie donnera une impressionnante réception le jeudi pour honorer, en

présence de beaucoup de responsables, l’inventeur Mahfoudh Lemdjad. Tu as donc

quatre jours devant toi. Tu peux choisir-ultime délai-la veille de la réception. C’est un

service inestimable que tu rendras au pays. Beaucoup de nos compagnons ont donné

leur vie durant la lutte libératrice. Mais il n’est jamais trop tard pour le vrai patriote,

même si la guerre est finie.

Les vigiles Page : 166 d (74ème occ.)

Le grouillement enchanteur du souk. L’esprit de Menouar était emporté dans un

tourbillon fou qui annihilait les repères. C’était donc cela la ville : cette agitation

incessante, ces images s’entrechoquant, ces bruits qui se relançaient, ces couleurs qui se

chevauchaient et se brouillaient. Et il lui avait fallu attendre d’avoir quinze ans pour

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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découvrir cette face inconnue du monde qui s’illuminait et tournoyait, loin des horizons

mornes de son village que seules les saisons paraient ou déparaient.

Les vigiles Page : 167 a (75ème occ.)

Cet été-là fut donc le dernier. Car, après, le temps devint sans saisons et sans

nuances. Il s’était mué en tunnel dont on ne voyait guère le bout. Le ciel avait, depuis,

renoncé à sa luminosité ; le soleil avait cessé de caresser sensuellement et de taquiner

des corps alanguis, il avait cessé de répandre son or pour saluer le jour qui naît et

d’éclabousser de son sang le jour qui nous abandonne.

Le dernier été de la raison Page : 19 a (76ème occ.)

Boualem Yekker était de ceux qui avaient décidé de résister, de ceux qui avaient

pris conscience que lorsque les hordes d’en face auraient réussi à répandre la peur et à

imposer le silence, elles auraient gagné. Cet été-là donc, il fit, comme les années

précédentes, ses préparatifs pour le camping. Sa fourgonnette, qui servait toute l’année à

transporter de gros paquets de livres, se mettait elle aussi en fête, se transformait en

caravelle cinglant allégrement vers les vacances.

Le dernier été de la raison Page : 20 a (77ème occ.)

-et à quoi donc, s’il vous plaît ? Le dernier été de la raison Page : 29 a

(78ème occ.)

-vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et du théorème

de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-Christ, donc

encore plus de siècles avant que notre religion n’apparaisse.

Le dernier été de la raison Page : 29 d (79ème occ.)

-vous vous sentez donc concerné par le comportement de chacun ?

Le dernier été de la raison Page : 30 a (80ème occ.)

-l’humanité est en effet un troupeau qui patauge dans le purin du stupre et dans

les ténèbres de l’agnosticisme. Nos efforts ne seront pas inutiles pour lui faire retrouver

la lumière. Pourquoi avez-vous l’air si sceptique sur les chances du Bien à triompher ?

Vous êtes donc habité par le doute ? Le dernier été de la raison Page : 30 c (81ème

occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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-vous n’avez donc pas de famille ?

Le dernier été de la raison Page : 30 d (82ème occ.)

-tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte dans votre

congrégation ? Le dernier été de la raison Page : 32 e (83ème occ.)

La missive reçue aujourd’hui constitue une sorte d’heureux dénouement à ces

longs moments d’angoisse. C’est donc tout ce qu’on me veut, se dit Boualem Yekker :

me ramener sur le droit chemin. Quelles bonnes âmes préoccupées du sort de leur

prochain ! Étrange et invivable planète. En face de ce monde-ci, de cette logique qui fait

couler le sang par passion, qui s’est arrogé le droit de détruire les hommes afin de

sauver leur âme, il y a l’autre monde à la logique aussi implacable mais froide celle-là,

tuant par algorithmes, par système binaire, par informatique pointilleuse.

Le dernier été de la raison Page : 83 b (84ème occ.)

Lorsqu’il voyait, les premiers mois, les milices barbues défiler dans les grandes

artères, il était frappé par l’inadéquation entre ces guerriers médiévaux et cette ville

sensuelle et rieuse qui ouvre sa poitrine à la mer. Il se disait que la ville ne tarderait pas

à expulser ce corps parasite qui est une offense au paysage. Il attendait donc que les

choses rentrent dans l’ordre, que ces messagers du fanatisme regagnent leurs ténèbres et

que la ville ouverte aux brises marines reprenne ses étirements voluptueux.

Le dernier été de la raison Page : 105 c (85ème occ.)

El bi’oua chra vendeurs acheteurs dont la vision et la soif ne connaissent pas les

frontières. Tijara halal, le commerce est licite : voila une bonne couverture pour les

chercheurs de prétextes, pour ceux qui veulent amasser des millions et garder la

conscience tranquille. A économie de bazar, moralité de bazar ! Où sont donc passer les

rêves de générosité, de modernité et de progrès des années 1960 ? Comment une

jeunesse qui avait pour emblèmes Che Guevara, Angela Devis, Kateb Yacine, Frantz

Fanon, les peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-

t-elle pu avoir une héritière, une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés

éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort ? Naufrage

d’une société où la raison et l’intelligence ont abdiqué.

La haine devant soi Page : 113 h (86ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Comme tous les pays à parti unique, l’Algérie a vécu de longues années de

dirigismes en matière d’information. Cela a engendré une désaffection des lecteurs à

l’endroit des publications journalistiques jugées aux ordres des gouvernants et donc

dénuées de crédibilité. On connaît les sobriquets et les anecdotes suscités par le

quotidien El Moudjahed qui a fini par symboliser, dans l’imaginaire des lecteurs,

l’information officielle. Les chemins de la liberté Page : 117 a (87ème occ.)

Et pour cela ils devraient d’abord se rendre compte que le problème aujourd’hui

n’est pas de pratiquer des replâtrages mais d’opérer une rupture et de relever un défit. Il

faut donc choisir des partenaires politiques en fonction de cette rupture et de ce défi au

lieu de s’employer à ressusciter une image de l’Algérie dont personne ne veut plus.

Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante reçoive, comme

représentante des femmes algériennes, justement cette personne qui s’est mise il y a

quelques temps à hurler des slogans intégristes et que les femmes ont expulsé manu

militari d’un rassemblement ? Minorer ou exclure Page : 120 c (88ème occ.)

C’est à n’y rien comprendre. Alors que le président du H. C. E. s’est adressé il y

a peu à la nation dans une intervention censée, entre autre, faire le point sur le dialogue

avec les partis et les associations, voici qu’une prolongation inattendue s’engage. Y-a-t-

il donc eu un match nul durant le temps réglementaire imparti au dialogue ? Sans nul

doute. Et comment pouvait-il en être autrement lorsqu’on continue à croire que des

projets de société séparés par dix siècles de distance peuvent coexister, lorsqu’on

continue à prendre au sérieux un responsable de parti qui clame que l’Algérie n’a besoin

d’aucune loi étant donné que le Coran les contient toutes ? La famille qui avance et la

famille qui recule Page : 126 a (89ème occ.)

Ne nous attardons pas sur le premier point mais disons que le second point est

tout à l’honneur du gouvernement. Il dénote que l’exécutif est préoccupé de remettre de

l’ordre et de redonner un peu d’autorité à un État longtemps piétiné. Il nous est donc

agréable de penser qu’à l’avenir nous ne serons plus accueillis par des préposés en

djelbab, en claquettes, en gandoura, ou dont les joues n’ont pas éprouvé le rasoir durant

vingt jours. La famille qui avance et la famille qui recule Page : 126 l

(90ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 6 : Contexte du connecteur Or

Le frottement ; et depuis, à chaque aube, avec le chariot d’Appolo rongé de

stupres et d’oxyde ferrique, se levait une boule rougeâtre qui supputait l’or des plages.

Une mathématique méritoire mais incertaine s’y perdait en acrobaties. Dieu se fit un

jour véhiculer par berline jusqu’à la plage envahie de gent apode. Il prôna la sécheresse.

Et une foi abrupte, linéaire Il voulait dompter les derniers vaisseaux colporteurs de

vérités et de libertés non contrôlées. Il effectua un repérage puis appela la caravane.

Avant de changer la face de ce pays, la caravane arracha des paysans à leur araire, les

fustigea des nuits durant jusqu’à ce que la vague vire au rouge.

L’exproprié Page : 25 d (1ère occ.)

Je l’aimais jadis pour sa haie en forme de corne d’abondance qui tourne ses

fruits vers l’Europe, sa haie où les touristes du Club Méditerranée se baladaient en bleu

de chauffe et où les indigènes, débordés par la générosité des USA, se confectionnaient

blouses et gandouras avec des sacs de farine. Donated by the United States of America ;

not to be sold or exchanged.

L’exproprié Page : 44 d (2ème occ.)

-l’avenir, mon enfant, est une immense papeterie où chaque calepin et chaque

dossier vaudront cent fois leur pesant d’or. Malheur à qui ne figurera pas sur le bon

registre !

Les chercheurs d’os Page : 28 a (3ème occ.)

Ce fut une journée bien particulière qu’aucune autre ne devait rappeler par la

suite. La neige par endroits était dure comme le schiste mais le ciel était d’un bleu

impeccable où le soleil voguait, pareil à une vaste pièce d’or. Ce fut par cette journée

magnifique où toutes les choses prenaient au regard des dimensions invraisemblables

que je découvris les forêts et les collines des pâturages, que je connus la mort des

oiseaux trop délicats.

Les chercheurs d’os Page : 59 c (4ème occ.)

Les jours tournaient comme une noria. Il y avait aussi la brûlure irascible des

opuntias et l’or des étés sur la vallée-la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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molécules. La France était alors un petit Éden aérien dans la direction de Bejaia, la

France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui revenaient de

là-bas, encombrés de costumes et de réticules, confirmaient des richesses et des

privilèges encore plus insoupçonnés-des gens pliant sous l’intelligence, le discernement

et la politesse ; des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les

trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en petits tas ; des villes

inconcevablement propres et rutilantes de bonheur ; des campagnes généreuses où

pommiers et pruniers vacillaient sous la charge.

L’invention du désert Page : 3 a (5ème occ.)

L’hiver dans la Soummam avait été tenace et rigoureux. Traversé seulement par

quelques oiseaux silencieux et d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines

durant et, lorsqu’un soleil froid s’était montré dans le ciel comme un poisson d’or

circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre dont les reflets

écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour couper cette lumière blanche.

L’invention du désert Page : 4 d (6ème occ.)

Un camionneur qui se dirigeait vers Tamanrasset le ramassa, hagard, à demi

mort, au bord d’une piste. Voici comment le désert se venge parfois de ceux qui

refusent d’en reconnaître la loi rigoureuse pour n’y voir que l’ultime paradis de la

vacance éternelle, un lieu de villégiature où l’on peut tout à son aise musarder, bronzer

et photographier l’inédit. Oui, le désert se venge parfois. D’avoir été trop aplani.

D’avoir été réduit-alors que dans son ventre se fomente la calcination définitive du

monde-à un chevauchement inoffensif de dunes, à des soleils se couchant dans une

profusion docile d’ocre et d’or.

L’invention du désert Page : 34 f (7ème occ.)

Et cette eau-le don le plus parcimonieux de Dieu-qui gicle ruineusement vers le

ciel !) Tant de prodigalité l’exaspère ; il préfère visiter d’autres quartiers, à la recherche

de ses compatriotes dont il sait qu’ils ont délaissé leur contrée, poussés brutalement par

l’Histoire vers cet antre nazaréen où Satan règne sans rival. Il les retrouve sans peine. Ils

sont nombreux à s’affairer à Barbès, à la Goutte-d’Or où le Maghreb et l’Afrique

imposent leurs rythmes (Aït-Menguelat, Lemchaheb, Manu Dibango : Ibn Toumert se

recycle et parfait sa culture générale), leurs couleurs, leurs tatouages. Mais ils savent

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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que cet air du pays est trompeur, qu’il suffit de marcher dix minutes ou un quart d’heure

pour quitter la serre du microcosme et retrouver le froid d’à côté, pour que l’exil

reprenne son nom et Sa dureté.

L’invention du désert Page : 45 d (8ème occ.)

Puis de nouveau la nuit égale dans son étouffante opacité. La déchirure

délivrante de l’éclaircie se reproduisit encore à l’approche de Djedda. Djedda, la nuit,

est une féerie difficilement imaginable de lumières tirées au cordeau. Superbe et miracle

du pétrole ! La ville rutile sous l’or des néons.

L’invention du désert Page : 69 c (9ème occ.)

Le commensal de Lemdjad se mit à rire, découvrant quelques dents en or. Ce

dernier indice confirma aux yeux de Mahfoudh ce qu’il avait soupçonné dès le début :

son vis-à-vis était, de toute évidence, de condition aisée en dépit d’une légère

négligence. D’ailleurs, la conversation s’étant poursuivie, Lemdjad eut tôt fait

d’apprendre l’essentiel sur lui. Il était d’une certaine culture et retraité d’un prestigieux

ministère.

Les vigiles Page : 23 c (10ème occ.)

Mais la vindicte du chef ne le quitta plus. Lui-même et ses subordonnés

immédiats (qui étaient liés à lui non par le grade mais par une sorte de pacte clanique)

ne manquaient aucune occasion de l’humilier et de lui mener la vie dure. Un soir, après

un accrochage meurtrier de la petite troupe avec l’armée d’occupation, le chef décréta

qu’ils avaient été vendus. Or, deux jours auparavant, Menouar Ziada était allé avec un

autre maquisard chercher du ravitaillement à dos de mulet dans un village de la région.

Les vigiles Page : 106 b (11ème occ.)

-il faut que tu disparaisses, dit-il enfin très froidement. Ton suicide sera présenté

comme un geste de remords, comme un acte de profonde lucidité, le rachat à prix d’or

d’une malencontreuse erreur commise à l’adresse d’un grand inventeur. Ton nom,

comme celui de notre municipalité, sera associé à cette invention au lieu qu’il soit traîné

dans la boue.

Les vigiles Page : 163 c (12ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Cet été-là fut donc le dernier. Car, après, le temps devint sans saisons et sans

nuances. Il s’était mué en tunnel dont on ne voyait guère le bout. Le ciel avait, depuis,

renoncé à sa luminosité ; le soleil avait cessé de caresser sensuellement et de taquiner

des corps alanguis, il avait cessé de répandre son or pour saluer le jour qui naît et

d’éclabousser de son sang le jour qui nous abandonne.

Le dernier été de la raison Page : 19 b (13ème occ.)

Or le nationalisme boumédiéniste se caractérise par au moins deux aspects : la

primauté du militaire sur le politique (ce qui constitue l’antithèse de la plate-forme de la

Soummam), la négation sans appel d’une partie de l’histoire et de la culture de

l’Algérie. Gare à ceux qui s’aviseraient d’avoir une autre idée du nationalisme ! L’exil

pour Boudiaf, Ait Ahmed et Harbi, la corde au cou pour Krim Belkacem.

La face et le revers Page : 115 d (14ème occ.)

Beaucoup de journaux sont intervenus par le biais d’éditoriaux. Or, nous savons

que l’éditorial articule le discours non pas au niveau du réel, mais au niveau

propositionnel ; l’intervention idéologique, au lieu de s’inscrire dans les objets et dans

leurs relations, apparaît à la surface du discours. Les positions des journaux ont dessiné

grosso modo trois tendances :

Les chemins de la liberté Page : 117 q (15ème occ.)

Le pouvoir a sans doute compris-et il est décidé à l’exploiter jusqu’au bout-

l’émiettement du camps démocratique. Il adopte une stratégie qui consiste à discréditer

tous les partis politiques, prônant ainsi le retour au temps d’avant les partis c’est-à-dire

au FLN. Il est admirablement servi dans cette mission par l’ENTV, l’un des relais les

plus constants du pouvoir en place, l’une des forteresses les plus inexpugnables du

passéisme cette institution qui a été quelque peu déroulée par les prémices de

l’expérience démocratique, retrouve l’âge d’or de la pensée unique ou elle se meut à

l’aise.

Minorer ou exclure Page : 120 j (16ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 7 : contextes du connecteur pourtant

La chambre est juste assez spacieuse pour nous contenir, LUI (sans sa soutane

qu’il a dû enlever avant d’entrer afin d’avoir les mains plus libres), un garde du

Gouverneur sommé de préserver la santé de l’illustre ecclésiastique et moi. Le

missionnaire, d’un ton contrarié, demande au soldat de lui rappeler mon nom. Pourtant,

je suis sûr que Sa Sainteté ne me connaît que trop : j’ai eu souvent par le passé à

décliner sa bienveillance suspecte.

L’exproprié Page : 2 c (1ère occ.)

Leila était assise à l’écart sur une pierre. Je ne sais quelle prédestination était

attachée à ma fille. Elle était très belle, bien portante ; pourtant elle refusait tous les

jeux. L’exproprié Page : 13 a (2ème occ.)

Regarde l’Onagre-Mal-Léché, ce poète fabricant d’horreurs mouillées et de

baudruches patriotique il a indiscutablement moins de talent que toi, et pourtant nous lui

avons fait faire à maintes reprises le tour du monde il a représenté (avec tous les

avantages afférant) notre culture, et comme il n ‘aime pas se priver il en a profité pour

promener son sexe avide sur des ventres de femmes multicolores.

L’exproprié Page : 33 f (3ème occ.)

J’étais aussi intelligent que docile. Premier partout : calcul, français, histoire ;

dont pourtant les criantes trépanations ne pouvaient pas m’échapper, leçons de choses.

En récompense de ces succès, le médecin colonial, qui faisait aussi l’instituteur, m’offrit

un numéro de Sélection du Reader’s Digest. Il y avait sur la page de couverture des

femmes à moitié nues dont le postérieur était enrobé d’un panache en coton.

L’exproprié Page : 41 f (4ème occ.)

Les eaux miroitaient sous le soleil. C’était une canicule insoutenable, sans même

un effleurement de brise tiède. Tayeb, à bout de souffle, remonta à la surface. Ahmed

lui appuya sur la tête, et Tayeb disparut à nouveau. Il réapparut quelques secondes

après, se débattant et renâclant, ayant bu son saoul. Lui qui était pourtant en très bons

termes avec Ahmed lança à l’adresse de celui-ci :

L’exproprié Page : 95 d (5ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Le maître philosophe n’était nullement poli. Il se fâchait souvent, et sa voix

tonitruante-comme s’il parlait avec sa bedaine-venait nous déranger. ” Oui, mes jeunes

amis, la pensée, la vérité, c’est Nietzsche, c’est Bachelard. ” Remarque, mon copain et

moi, les philosophes, nous les envoyions volontiers s’accroupir sur le pot de leur grand-

mère. Un jour pourtant, le professeur, n’étant sûrement pas dans son assiette, énonça, je

ne savais à propos de quoi ” A qui n’a rien il est interdit de ne pas aimer la merde.

L’exproprié Page : 97 e (6ème occ.)

Le Seigneur avait de la poigne. J’étais subjugué par sa puissance, par la grâce

quasi magique de ses gestes. J’assistais, haletant d’admiration et d’anxiété, à tous ses

combats. Maintes fois, j’avais souhaité donner ma vie pour sa cause. J’épousais avec un

zèle d’illuminé tous ses intérêts. je savais pourtant déjà que le Seigneur était pour

quelque chose dans ces clubs réservés aux estivants blondasses qu’un soleil de calcaire

faisait larmoyer et ciller, dans les queues interminables devant les magasins

d’alimentation, ou la brutalité des forces de l’ordre lorsqu’elles débarquaient dans nos

bidonvilles.

L’exproprié Page : 102 e (7ème occ.)

(Le Rat de Bibliothèque ne regarde maintenant rien de ce qui se passe autour de

lui. pourtant le train traverse une belle région vinicole et forestière. de temps à autre, un

boqueteau de pins ou un carré de cépages s’inscrit dans le rectangle de la vitre où

viennent s’abîmer chaque soir des myriades dansantes d’insectes. une fois est apparu un

cours d’eau furtif et anémique, comme le confluent égaré d’une rivière improbable.

L’exproprié Page : 103 e (8ème occ.)

Pourtant, la nuit n’était pas tellement méchante, un peu froide peut-être et

insensible aux frivolités, prêchant les choses essentielles et graves tels le sang,

l’accouplement ou les violences de la dévoration. Elle disait que c’était un tort de

vouloir à tout prix le soleil, qu’elle aussi avait ses charmes, ses sucs et ses humeurs, ses

émanations et ses pollens. Sans perdre de temps, elle appelait les ” galants de nuit ”, leur

ordonnait d’asperger la prairie.

L’exproprié Page : 111 a (9ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Pourtant il se trouve des vieillards que j’aime bien et qui ne méritent nullement

ce sort de chien battu et consentant qui est devenu le leur. Il y a, par exemple, Hand

Ouzerouk, homme filiforme et rougeaud qui raconte à la jeunesse des histoires toutes

drôles et toutes vertes en jetant des regards autour de lui pour s’assurer que les autres

vieillards ne l’entendent pas. Avant la guerre il possédait près de la route, un peu en

retrait du village, une baraque où il vendait toutes sortes de choses, surtout des tissus

pour femmes.

Les chercheurs d’os Page : 10 a (10ème occ.)

Avec ses contraintes imbéciles et l’hypocrisie qui constitue la pierre angulaire de

cette vie en communauté. je me demande comment les gens tiennent le coup, jouent la

comédie durant toute une vie sans éclater, comme le fait souvent Hand Ouzerouk, au

grand jour, étalant leurs tripes, leurs humeurs et leur indignation. et, comble de dérision,

même ceux qui sont allés mourir ailleurs, sous des cieux plus cléments, face à la mer ou

dans l’immensité tranquille des regs ou hammadas, voici qu’on décide de ramener leurs

restes et leur souvenir dans ce village tyrannique qui les avait empêchés, leur vie durant,

de respirer sans contrainte et d’étendre leurs membres au grand soleil bienfaisant qui

pourtant pressure les corps jusqu’à en faire jaillir les humeurs les plus secrètes.

Les chercheurs d’os Page : 15 d (11ème occ.)

-tu avais pourtant passé toute la guerre au village.

Les chercheurs d’os Page : 28 b (12ème occ.)

-lieutenant Leloup, vous êtes pourtant issu d’une famille très honorable et votre

père n’aurait jamais toléré de vous voir agir ainsi.

Les chercheurs d’os Page : 30 e (13ème occ.)

Pourquoi tient-on à déterrer à tout prix ces morts glorieux et les changer de

sépulture ? Veut-on s’assurer qu’ils sont bien morts et qu’ils ne viendront plus jamais

exiger leur part de la fête et contester nos discours et nos démonstrations patriotiques,

notre bonheur de rescapés d’une guerre pourtant aveugle et sans merci ? Ou alors, tient-

on, tout simplement, à ce qu’ils soient enterrés plus profondément que tous les autres

morts ? Allez donc comprendre les hommes ! Ils pleurent des êtres qu’ils prétendent

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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plus chers que tout au monde puis s’empressent de déterrer leurs restes pour les enfouir

plus hermétiquement.

Les chercheurs d’os Page : 36 b (14ème occ.)

Mon frère a d’abord été un vivant tenace dans une existence pourtant plus

qu’ingrate. Il a commencé à vivre, pour moi, il y a très longtemps, un jour d’hiver

enneigé. J’avais sûrement quatre ans. Mais les choses ont tellement changé en dix ans

que j’ai aujourd’hui peine à croire que ce qui se passait en ces temps-là s’est réellement

passé. Désormais le nid d’opuntias qui dissimulait le village n’existe plus, les gens

mangent à leur faim et des avions minuscules, oiseaux ramassés comme des pelotes,

passent très haut dans le ciel avec des traînées parallèles de vapeur blanche.

Les chercheurs d’os Page : 58 a (15ème occ.)

Tu sais, me confie-t-il, dans la vie tout devrait être affaire de patience. Mais,

malheureusement, il faut toujours se grouiller si on ne veut pas se laisser semer. C’est

pourquoi les patients, qui sont pourtant les plus méritants des hommes, ne sont presque

jamais récompensés.

Les chercheurs d’os Page : 60 f (16ème occ.)

L’homme qui traduisait avait une voix moins assurée. Mon frère faisait partie

des jeunes hommes choisis pour la corvée d’eau. Je le revois rentrant un soir à la

maison, le visage rougi et les mains bleuies par le froid. Il se ramassa dans un coin et se

mit à pleurer silencieusement. Cela me bouleversa et j’eus moi-même toutes les peines

du monde à retenir mes larmes. C’était la première fois que je voyais mon grand frère

pleurer, lui à qui l’existence n’avait pourtant pas épargné les occasions de verser des

larmes mais qui savait amortir discrètement les coups les plus cuisants de la vie.

Les chercheurs d’os Page : 86 f (17ème occ.)

Je voudrais presser le pas pour ne plus avoir ces sans-cœur à mes côtés, mais je

dois me conformer au rythme de marche de Da Rabah et m’exposer aux sarcasmes des

deux galopins à qui je n’avais pourtant jamais fait de mal.

Les chercheurs d’os Page : 103 a (18ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Le monde est bien vaste et certaines gens y vivent heureuses. Comment, alors,

persister à croire tous ces vieillards qui soutiennent que les saints tutélaires protègent

notre contrée ? Foin des saints tutélaires ! Ne peuvent-ils pas nous permettre de manger

un peu plus souvent ? De nous habiller un peu mieux ? Ils sont pourtant légion : Sidi

M’hamed et ses deux fils, Sidi Abbou né au Ve siècle, Sidi Mahrez à la ceinture dorée,

Sidi Yahia gardien des côtes.

Les chercheurs d’os Page : 127 d (19ème occ.)

Sombre, immergé dans la brume, le jardin, telle une forêt concentrique, illimitée,

déballe ses arbres serrés et froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tout

point semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion hors de

l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus difficile pour lui est de savoir

avec exactitude à qui il a affaire chaque fois-s’agit-il de celui dont il vient juste de se

dépêtrer ou d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ; mais

jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail de fer, au-delà du jardin d’apparence

tropicale (il aurait pourtant suffi de s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour

retrouver l’été d’à côté.

L’invention du désert Page : 1 c (20ème occ.)

Chaleur écrasante sur les terrasses de Biskra. Le soir pourtant est descendu. La

poitrine se soulève, oppressée, mais n’aspire qu’une sécheresse étanche comme la

pierre. Les feuilles de laurier sont d’un métal coulé aux premiers siècles du monde ;

elles se figent, couteaux de bronze, dans une éternité que rien n’ébranle.

L’invention du désert Page : 19 a (21ème occ.)

Tehouda. Cité fondue dans la poussière. Cité de terre friable dans le repli du

désert. Monticule couleur d’anonymat comme la nature alentour. Aucune plaque

commémorative. Il n’existe même pas de panneau routier indicateur. Pour ceux qui

inventorient les localités, Tehouda n’est pas un lieu d’histoire, elle n’est même pas un

lieu tout court. Tehouda n’existe pas. Pourtant, c’est là que l’histoire du Maghreb s’est

jouée.

L’invention du désert Page : 23 e (22ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Il existe pourtant à Tehouda des noms qui s ‘insinuent, ombres fantomatiques,

entre les siècles accumulés comme dunes : souvenir inconfortable de Kahina, Okba,

Koceilah. que ne donnerait-on pas pour ne plus avoir de mémoire ! il reste aussi des

titres à vénérer, de petits mausolées perdus dans les sables où la dévotion et la

superstition brûlent leurs encens mêlés. les compagnons décimés de Okba savaient-ils

que c’est à titre posthume qu’ils allaient vaincre ce peuple ? l’encens brûle pour les

guerriers sanctifiés qui secondaient Okba dans son grand œuvre d’” ouverture ”.

L’invention du désert Page : 24 a (23ème occ.)

Tehouda, repaire de la Kahina. Lieu mirage échappé aux inventaires, sans même

une plaque pour le nommer. C’est pourtant ici que se sont croisés tant de chemins. C’est

étrange, émouvant de regarder aujourd’hui Tehouda retranchée dans son anonymat et sa

désolation comme à la suite d’une bataille éternellement reconduite et qui débarrasse

chaque fois ses cadavres et ses plâtras. On a l’impression que l’Histoire s’est endormie

là.

L’invention du désert Page : 25 d (24ème occ.)

De ce jour s’établit entre le théologien et le souverain une très longue

controverse au cours de laquelle Ali ibn Youcef se montrerait particulièrement

conciliant et laxiste à l’endroit de cet imam zélé, impertinent qui n’ouvrait la bouche

que pour apostropher, injurier ou maudire. Le peu de cas qu’Ibn Toumert faisait de sa

vie était sans doute ce qui le sauva durant sa houleuse traversée de la totalité du

Maghreb. Cet homme possédé par une foi démoniaque arrivait toujours, par sa témérité

et sa conviction, à désarmer ses persécuteurs. Il avait, lui si chétif, un réel pouvoir de

fascination qui faisait que les bras s’abaissaient toujours au moment où ils allaient lui

assener le coup fatal. C’était un pouvoir auquel personne n’avait jamais pu se soustraire-

pas même Ali ibn Youcef à qui pourtant toutes les décisions en ce royaume

appartenaient.

L’invention du désert Page : 27 f (25ème occ.)

Malgré la largeur des boulevards, malgré ces étendues de sable à perte de vue

que Dieu a créées pour faire sentir à l’homme sa nullité, les mécaniques roulantes

s’entassent comme des troupeaux piaffants. Presque autant d’échangeurs qu’à New

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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York, pourtant. Dieu rapproche les hommes et les mondes par le miracle de ses

richesses. Il abolit les distances et les écarts par la percée des pipe-lines.

L’invention du désert Page : 50 c (26ème occ.)

On ne pouvait pourtant pas dire que l’enfant ne se plaisait pas chez lui. La petite

cour de la maison était coiffée d’une tonnelle dont les oiseaux en été venaient picorer le

grain doré. Cependant l’enfant préférait le figuier qui poussait tout seul, à l’écart. Il en

avait fait un poste de guet. Une bifurcation, presque au sommet, lui servait de siège. Il

pouvait non seulement se jucher, mais caler son dos et même s’endormir-si d’aventure il

l’avait désiré.

L’invention du désert Page : 58 a (27ème occ.)

Les feuilles sont-elles parfois remuées ? Cela paraît bien improbable dans cette

atmosphère d’eau dormante, de monde immergé dans la moiteur, coulé à pic et reposant,

immobile, dans les profondeurs d’un aquarium. La respiration du monde est feutrée.

Scansion imperceptible, qui ne dérange même pas l’air. Le plus étrange est l’absence

d’odeurs. Pourtant l’océan est à côté, immobile, neutre, insipide comme si aucun varech

ne l’habitait ni aucune bête vivace.

L’invention du désert Page : 96 b (28ème occ.)

Une solitude l’enveloppe, lui tisse une aura d’étrangeté, l’exclut de la caravane.

C’est pourtant à lui de trouver l’eau, la parole qui revigore, c’est à lui de révéler le

territoire-de l’inventer au besoin. C’est à lui de relater l’errance, de déjouer les pièges de

l’aphasie, de tendre l’oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées. Il

existe toujours un jeune homme porteur d’un fardeau immatériel qui pèse avec le poids

de l’obsession.

L’invention du désert Page : 108 e (29ème occ.)

J’ai pourtant commencé par les tuer.

L’invention du désert Page : 111 a (30ème occ.)

Mais le désastre qui s’était abattu sur son armée ébranla profondément Ibn

Toumert. De ces dizaines de milliers d’hommes soudés par une foi inébranlable et qui

pensaient qu’une bataille menée au nom de Dieu ne pouvait que se gagner, de ces

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hommes qui avaient renoncé à tout pour le suivre, qui avaient bravé tous les dangers

pour lui, il ne restait qu’une horde de fuyards. C’était pourtant la seule bataille qu’il

fallait gagner, l’unique bataille qui pouvait changer le destin du pays du Maghreb.

L’invention du désert Page : 124 e (31ème occ.)

Et voici maintenant Ibn Toumert dans le village de Tinmal. Il était aussi faible et

impuissant que tout vieillard au chapitre de la mort. Pourtant, il n’avait même pas

soixante ans. Il avait parcouru maintes contrées de l’Orient et de l’Occident, il avait

sillonné les mers, cheminé sur les routes monotones du désert, il avait vu des villes

arides et la verdoyante Bejaia-mais rien n’était plus cher à son cœur que les

escarpements du Grand Atlas. L’invention du désert Page : 128 b (32ème occ.)

J’eus peur de parler de mon projet à Ahmed et Tayeb avec qui pourtant je

partageais tout. Ils riraient peut-être de moi ou me convaincraient de renoncer.

L’invention du désert Page : 164 e (33ème occ.)

J’ai vécu rivé à des fantômes intraitables debout dans cette déchirure d’enfance

que le temps n’est jamais arrivé à combler. Te voici encore en voyage, rappelé par les

fantômes d’antan. Et soudain l’angoisse, insupportable, dans ce train de nuit qui te

ramène. Tes trente ans te sont restés comme un harpon au travers de la gorge. Il faut

pourtant avancer, poussé par des mains invisibles. Avancer vers le lieu d’enfance et vers

le lieu de mort. Car le jour où elle t’a donné naissance, ta mère t’a promis à la mort.

C’est la règle qu’aucun ne conteste. Le cycle du carbone ne pardonne pas.

L’invention du désert Page : 172 e (34ème occ.)

Et pourtant, jadis, la Casbah, ville close mais aventurière, venait plonger ses

pieds dans les vagues. La vie et le destin de la cité avaient été intimement liés à la mer.

La respiration d’Alger était rythmée par les rames des galères, et la ville était réveillée

certains matins par les salves de l’agression. Duquesne, Lord Exmouth, Van Cappelan,

amiral Neal, que de commandants d’escadres sont venus briser leurs flottes contre les

murailles imprenables d’Alger ! Et, stature gigantesque de la légende, Dada Ouali

fustigeant la mer de son bâton pour faire naître la tempête qui allait sauver la ville de

l’expédition de Charles Quint. L’invention du désert Page : 174 a (35ème occ.)

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Mais cela ne dure pas. Le vieux remonte à la surface des choses. Il demeure un

instant déconfit face à la dure réalité, puis son corps commence à trembler. Il est sûr que

la cafetière toujours à portée de la main et dont il use jusqu’à une heure tardive n’y est

pour rien. Le tremblement nerveux vient de beaucoup plus loin dans le corps et la

mémoire. Le vieux a pourtant vécu deux décennies dans la peau d’un être privilégié. Sa

chance était d’avoir choisi le bon camp, le ” camp des justes et des infaillibles ” comme

il dit, durant cette période sanglante qui allait déterminer le destin du pays.

Les vigiles Page : 1 c (36ème occ.)

On ne peut pourtant pas dire que ce soit elle que le vieux Menouar fuit en

passant ses journées dehors. Il ne fait en réalité que déserter la maison elle-même, l’étau

des quatre murs où il risque d’être surpris sans possibilité de flairer le vent et de détaler

sans regarder derrière lui. Les vigiles Page : 10 a (37ème occ.)

Il aurait été bien étonné si on l’avait un jour sollicité pour participer à une

quelconque besogne communautaire dans ce quartier où il vivait pourtant depuis vingt-

trois ans. Un après-midi, en passant non loin du dépotoir situé du côté des Galeries

nationales, Messaoud Mezayer y remarque deux chaises et une commode qui peuvent

encore servir. sidi-Mebrouk est une banlieue prospère dont les nombreux bâtiments,

greffés sur le pourtour de l’ancien centre urbain, ont accueilli surtout des cadres et des

gens aisés. cela procure à Messaoud Mezayer une clientèle qui ne regarde pas à la

dépense ainsi que d’autres avantages imprévisibles : nombreux ustensiles jetés avant

leur usure totale et facilement récupérables, stylos et crayons semés un peu partout par

des écoliers de familles aisées pour le bonheur de la progéniture de Messaoud Mezayer

qui garnit ainsi ses cartables à peu de frais. Les vigiles Page : 12 c (38ème occ.)

il contemple enfin le panorama qui l’entoure et que, dans son labeur fiévreux des

jours passés, il avait ignoré. Il y avait de cela deux petites décennies, Sidi-Mebrouk,

situé pourtant à dix-huit kilomètres seulement de la capitale où était né Mahfoudh, ne

lui aurait absolument rien dit. Sidi-Mebrouk était alors une simple bourgade éparpillée

de part et d’autre d’une rue qui la traversait hâtivement pour aller musarder plus loin

dans des localités plus dignes d’intérêt comme Rodania, Mekli ou Bordj-Ettoub.

Les vigiles Page : 35 d (39ème occ.)

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Sans doute par nostalgie d’un temps où Younès et lui étaient, au-delà de leur lien

fraternel, de véritables amis. Ils habitaient la vieille casbah, qui surplombe une partie de

la ville, au rez-de-chaussée en patio d’une maison mauresque à deux étages. Le confort

était des plus sommaires : un seul robinet dans un coin du patio, trois chambres

indépendantes réparties tout autour de la petite cour et dont l’une était une sorte de

grande niche qui ne possédait, hormis la porte, aucune ouverture sur l’extérieur ; il

fallait y maintenir la lumière électrique même pendant le jour Mais Mahfoudh conserve

un souvenir émerveillé de ce lieu dont la réalité est pourtant oppressante.

Les vigiles Page : 52 d (40ème occ.)

Mahfoudh aime pourtant ce quartier, son calme. Il aime comme cela certains

endroits de manière irraisonnée. Comme la vieille ville où il est né. Comme la grande

rue commerçante de la capitale où il se promenait, adolescent, émerveillé par les riches

vitrines. Comme l’esplanade devant la mer avec ses arbres bruissant d’oiseaux le soir,

son jet d’eau jaillissant d’une pierre, ses kiosques où Mahfoudh passait, en regardant les

livres, de longues minutes d’évasion. Les vigiles Page : 91 c (41ème occ.)

Mahfoudh est certain que le secrétaire général est au courant du refus que la

police a opposé à sa demande de passeport. Il ne comprend pas pourquoi il accepte de ”

se mouiller ” en le recevant. Il n’était pas du tout sûr d’obtenir cette audience lorsqu’il

l’avait sollicitée. Le secrétaire général éprouverait-il une sympathie anticonformiste

pour les intellectuels à lunettes alors que le système qu’il sert se méfie de la culture et

de l’intelligence comme de la peste ? Lui-même n’a pourtant rien d’un intellectuel.

Les vigiles Page : 94 c (42ème occ.)

Tu vois pourtant ce qui se construit, des cités qui émergent de partout, jusque sur

les terres agricoles. Les vigiles Page : 98 c (43ème occ.)

-j’avais pourtant demandé que l’on vous introduise directement dans mon bureau

; votre trajectoire a été dévié, par erreur. Vous ne pourrez jamais savoir ce que c’est que

de travailler avec des gens dont l’intelligence n’est pas la caractéristique principale.

Les vigiles Page : 119 c (44ème occ.)

Menouar marchait en tête, sans un regard en arrière pour ses compagnons. Il

planait, assis sur un nuage capricieux. Il ne sentait pas à ses pieds le cuir rêche des

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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chaussures qui entamait sournoisement sa peau. Il était immergé dans un espace

fabuleux ; pourtant, il s’y semait un peu comme un intrus ; on aurait dit que quelque

chose ou quelqu’un s’employait à l’en écarter : les sons et les images semblaient venir

de loin, arrivaient à lui étouffés ou déjà déteints, comme enveloppés dans de la ouate.

Les vigiles Page : 169 a (45ème occ.)

Ce jour de souk ne serait pas identique aux autres passés ou à venir ; il garderait

toujours ses couleurs à lui, son ivresse à lui et ses tourments à lui. C’était presque le

soir. Les trois compagnons, délestés de ce qu’ils avaient apporté et chargés d’autres

objets et victuailles, se dirigeaient vers leurs montures. Le cheval de Menouar était

attaché à une grosse racine d’eucalyptus que l’érosion avait exhumée. Il hennit

fébrilement lorsque son maître s’approcha. Menouar, qui n’avait pourtant pas l’habitude

de choyer son cheval, plongea la main dans sa sacoche et en retira une poignée

d’arachides qu’il approcha des naseaux frémissants. Les vigiles Page : 174 d (46ème

occ.)

Ce pays que brûlent trois saisons sur quatre connaît pourtant l’eau diluvienne et

le froid taraudant. Il sait exhaler les odeurs rances de la décomposition, de l’humidité et

de la moiteur. Menouar songe maintenant à l’hiver. Au désir d’enroulement qu’il

suscite. Réintégrer la coquille. Réintégrer la matrice chaude. La magie du feu jaune. La

chanson, la berceuse de la pluie. Les jeux sauvages du vent entre les murs de pierres

sèches. Les vigiles Page : 191 b (47ème occ.)

Les villageois vous décrivaient le paradis ou l’enfer avec force détails

pittoresques, comme s’il s’agissait du hameau derrière la montagne. On se préparait en

quelque sorte à la mort dès l’adolescence. Mais cela n’avait jamais contribué à la rendre

familière ou simplement acceptable à Menouar. C’était sans doute parce qu’il n’était pas

du tout sûr de se réveiller dans l’au-delà ni surtout de se réveiller dans un monde

meilleur que celui-ci (où la vie pourtant ne déborde pas d’agréments !).

Les vigiles Page : 193 d (48ème occ.)

Menouar Ziada pensait en son for intérieur ; mais sans oser l’exprimer à sa mère,

qu’il devait mourir de par le monde des centaines de personnes pieuses par jour-de quoi

désespérer d’avoir une seule journée de soleil dans l’année ! Vie d’effort et de

privations. Adolescence étouffée. Désirs ravalés ou expédiés honteusement. Des

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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éblouissements pourtant, aussi furtifs qu’indélébiles : une chanson envoûtante s’élevait

chaque jour, au crépuscule, de la maison où habitait la veuve Khadra. C’était une

chanson qui remplissait le village et tout le crépuscule du monde :

Les vigiles Page : 194 d (49ème occ.)

Ce doit être une grande douleur que de voir son fils stérile ou, ce qui revient au

même, encombré d’une ribambelle de filles. S’il avait eu des enfants, sa mort aurait

peut-être servi à quelque chose : rendre ces enfants heureux. Il se rappelle la mort de sa

mère qu’il croyait pourtant aimer ; il se rappelle l’impression de délivrance, de légèreté,

de liberté-de bonheur presque-qu’il avait éprouvée à cette mort.

Les vigiles Page : 196 e (50ème occ.)

Il se montrait serviable et patient, mais n’en était pas moins pénétré de son

importance. On le voyait à l’air supérieur qu’il affichait pour toiser ceux qui lui

amenaient leurs béliers, à l’air condescendant et protecteur qu’il adoptait avec les

enfants évoluant autour de lui (il ne les chassait pas ; on sentait qu’il avait besoin d’une

galerie). Pourtant, ce n’était pas là une grosse affaire. Les vigiles Page : 202 c

(51ème occ.)

Mais il ne s’endort pas. Il somnole, les yeux fermés pour mieux se couper du

présent. Le muezzin lance son appel mélodieux, émouvant, avec quelque chose de

lénifiant et de déchirant à la fois. Le paradis que promet la religion est-il aussi doux et

musical que ce chant ? Le muezzin s’étant tu depuis quelques secondes, il semble

pourtant que son écho se prolonge comme une émanation intemporelle, comme un

souffle reposant ci délicieux qui cherche à se fondre dans la paix crépusculaire.

Les vigiles Page : 205 b (52ème occ.)

Boualem Yekker se retrouve dans l’impuissance, rage et larmes ravalées, d’un

enfant qui voit son père humilié subir en silence l’humiliation. Les livres ont pourtant

ébranlé le monde, l’ont secoué comme un arbre qu’on force à livrer ses fruits ! En

regardant les rayonnages, Boualem Yekker éprouve l’impression navrante que les livres

ont renoncé à leur impertinence, qu’ils sont devenus des comparses rasant les murs.

Le dernier été de la raison Page : 37 a (53ème occ.)

Page 384: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Son émotion l’empêche de parler, les mots et les pensées se bousculent dans sa

tête comme un troupeau paniqué. On voit pourtant qu’il est heureux, qu’une flamme

l’illumine de l’intérieur, qu’un flux bienfaisant le parcourt. Ne pouvant tenir en place, il

se lève à la rencontre d’Ali Éblouira-ce qu’il n’avait jamais fait. Il se retient à temps de

lui donner l’accolade, ce qui aurait surpris, voire affolé le pauvre Elbouliga qui aurait

peut-être cru à un accès de folie de la part du libraire.

Le dernier été de la raison Page : 38 b (54ème occ.)

Ils ne font en réalité que corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires.

Je vais finir par croire-excusez-moi pour tant d’orgueil-qu’il y a une véritable

conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le plus infime détail ce

que j’ai fait du début à la fin-celui qui entend et voit tout ayant été mon unique témoin.

Mon intention est de vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l’imam-juge.

Le dernier été de la raison Page : 46 a (55ème occ.)

Ils ne font en réalité que corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires.

Je vais finir par croire-excusez-moi pour tant d’orgueil-qu’il y a une véritable

conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le plus infime détail ce

que j’ai fait du début à la fin-celui qui entend et voit tout ayant été mon unique témoin.

Mon intention est de vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l’imam-juge.

Le dernier été de la raison Page : 46 a (56ème occ.)

Maintenant, tout en gardant un œil sur le livre dédié à la philosophie nouveau

genre, Boualem pense à une petite fille, être d’intelligence, de vivacité, d’espièglerie et

d’amour. Il avait connu une telle fille, avait fait fusion avec elle, car c’était un surgeon

de sa chair. Il n’a jamais pu se convaincre de l’existence effective d’une tradition

barbare des anciens Arabes, pourtant rapportée dans maints écrits : l’inhumation de

fillettes vivantes dans des tribus guerrières pour lesquelles seuls les garçons comptaient.

Le dernier été de la raison Page : 61 c (57ème occ.)

Pourtant, c’est terrible ce qu’on peut avoir vécu en cinquante ans. Chaque fois

que Boualem entreprend de faire la rétrospective de sa vie, ce qui lui arrive assez

souvent ces derniers temps, il voit des images et des souvenirs qui semblent venir de si

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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loin, d’un temps immémorial. Pour parvenir jusqu’à lui, ils se faufilent entre des étés

interminables, des kilomètres de vents glacés, des vallées, des fleuves et des montagnes.

Le dernier été de la raison Page : 101 a (58ème occ.)

Mais la perspective qui s’offre aux yeux de Boualem est une perspective diurne

où la blancheur des pâtés de maisons, les bouquets de verdure et une lumière éclatante

ajoutent une pointe ornementale à la beauté de la baie. Une étrange paix plane sur cette

ville qui saigne pourtant si terriblement à l’intérieur, cette ville prédisposée à la joie

mais d’où la joie est bannie. Le dernier été de la raison Page : 102 f (59ème occ.)

Ils furent pourtant heureux. Boualem se rappelle une famille s’ingéniant à créer

un minimum de tendresse dans un pays occupé qui vit dans la misère et l’humiliation.

Chaque chose avait une valeur à la mesure de sa rareté : le pain, la chemise maintes fois

reprisée, les souliers, le livre lu et relu. Le grand frère, que Boualem aimait beaucoup,

désolait la famille par sa petite taille. Lorsqu’il eut vingt ans, Boualem, qui en avait

douze, tremblait de voir son aîné se figer dans sa si peu importante stature.

Le dernier été de la raison Page : 104 b (60ème occ.)

La télévision, qui n’a jamais réussi à quitter la sphère du conformisme, retombe

dans la pire période des louanges et des célébrations où l’historiographie, voire

l’hagiographie, tenait lieu d’histoire. La nomination d’un Abada à la tête de cette

institution n’est-elle pas, à elle seule, un gage de retour en arrière ? La logique politique

semble redevenir ce qu’elle était du temps de Boumediene et de Chadli : logique de

dosage, voire de compromission, qui permet, par un jeu d’acrobatie, la survie des

appareils. Pourtant, après le passage lumineux et dramatique d’un Boudiaf dans notre

champ politique, nous avions un moment espéré que rien ne serait plus comme avant.

Certes, le Berbère honteux à qui on fera chanter les louanges de l’arabo-islamisme,

l’intégriste ambitieux qui, en échange d’une part du gâteau ou d’une parcelle de

pouvoir, n’hésitera pas à bénir la répression d’autres intégristes, ne sont pas difficiles à

trouver. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 i (61ème occ.)

Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,

Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se

rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble

aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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honte à tout Etat normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme

et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient

d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du

pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,

publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué

à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs

nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El

Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 n (62ème

occ.)

Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,

Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se

rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble

aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire

honte à tout État normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme

et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient

d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du

pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,

publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué

à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs

nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El

Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 o (63ème

occ.)

Tous ceux qui ont le front de soutenir que l’Algérie n’est pas fatalement vouée

aux œillères et à la régression, qu’elle peut se défaire des tabous, sont présentés comme

des excroissances honteuses, des abominations étrangères aux valeurs de leur société.

Pourtant, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne craint pas de bousculer les interdits,

existe ; elle est loin d’être minoritaire. Ne s’est-on jamais interrogé en haut lieu

pourquoi des quotidiens défendant des valeurs d’ouverture, de modernité et de progrès

comme Le Matin et El Watan tire à plus de 100 000 exemplaires et pourquoi un journal

baathiste comme Essalam tire à 7. 000 exemplaires ? Minorer ou exclure Page : 120 l

(64ème occ.)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 8 : In Djaout, Tahar (1999) : Le dernier été de la raison,

Seuil, pp. 35- 41

Boualem Yekker aperçoit, caché jusqu'à mi-corps par une haie de voitures en

stationnement, un jeune homme qui fait du stop. il se rapproche de lui en ralentissant, se

disant au fond de lui-même qu'il va peut-être commettre un acte imprudent. Il a, en

effet, par mesure de sécurité, cessé de prendre en stop des inconnus. Car des citoyens,

libres penseurs, intellectuels qui se sont Prononcés contre l'instauration du régime

communautaire, agnostiques identifiés, sont encore recherchés par les milices des Frères

vigilants. Et Boualem Yekker, qui sait que son activité de libraire ne tient qu'à un fil des

plus minces, préfère éviter de se faire voir en compagnie d'une personne suspectée,

comme il prend soin d'éviter le commerce de gens (les espions et les provocateurs

pullulent) capables de lui créer des complications.

Pourquoi alors s'arrête-t-il cette fois-ci? Il ne peut se (35) l'expliquer. Sont-ce

l'air misérable du jeune homme, son attitude de noyé appelant au secours qui ont

déterminé Boualem à s'arrêter? Son imagination, en pleine ébullition, lui aurait-elle joué

un tour, en lui présentant l'auto-stoppeur sous une apparence qui n’est pas la sienne?

Le jeune homme, qui boite très fort, s'approche de la voiture en clopinant et

monte à côté de Boualem Yekker. Il arrange sa gandoura sous ses jambes, comme font

les femmes avant de s'asseoir, puis tend la main en disant :

- Que Dieu te récompense en bienfaits.

Ils restent quelque temps silencieux. Des questions se bousculent dans la tête de

Boualem Yekker A-t-il bien agi en embarquant cet individu? Va-t-il lui faire la

conversation ou laisser les choses venir? Ne va-t-il pas plutôt rattraper son étourderie et

chercher un subterfuge pour se débarrasser du passager au plus vite?

Les deux hommes s'observent à la dérobée, muets, comme si le premier mot qui

allait être échangé entre eux devait avoir des conséquences draconiennes et qu'aucun

des deux n'osait prendre sur lui de le prononcer Boualem Yekker finit par se dire qu'en

hôte bien élevé c'est à lui de mettre à l'aise son passager en entamant la discussion,

brisant ainsi ce mur de glace. Un passant vient inopinément à son secours, en jaillissant

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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d'une ruelle adjacente et en traversant à toute allure. Boualem appuie brutalement sur le

frein, dans un violent crissement de pneus. Il dit en s'efforçant de dominer sa colère :

- Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce que c'est qu'un

passage piéton. Ils traversent (36) n'importe comment, au mépris de tout règlement,

comme s'ils évoluaient en plein désert parmi des montures indolentes.

- Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les Révélations. C'est le

berceau des prophéties.

- Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à d'autres choses

qu'aux prophéties.

- Et à quoi donc, s'il vous plaît ?

- Il y a tellement de centres d'intérêt : le sport, l'art, la science, la cuisine.

- La cuisine est affaire de femmes. L'art n'est que tentative prétentieuse et impie

de rivaliser avec Son œuvre. Quant à la science, n'est-elle pas tout entière contenue dans

Son Omniscience ? Tout savoir trouve sa source dans notre religion.

- Vous avez fait des études ?

- Bien entendu. Je suis parvenu jusqu'à l'année du bac. Je suis doué en théologie

et en littérature arabe. Ce sont les langues étrangères et les sciences profanes qui ont

fermé devant moi les portes de l'université.

- Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et du théorème

de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-Christ, donc

encore plus de siècles avant que notre religion n'apparaisse.

Le jeune homme ne réplique pas. Il tourne la nuque au conducteur et regarde par

la vitre baissée comme pour quêter une réponse au loin. Une femme, vêtue de noir mais

le visage et la tête découverts, s'avance vers eux sur le trottoir. Lorsqu'ils l'ont dépassée,

le jeune homme vitupère :

- Il reste encore du travail à faire pour ramener ce (37) peuple dans le droit

chemin. L'impudeur s'étale au grand jour sans que personne la réprimande.

- Vous vous sentez donc concerné par le comportement de chacun?

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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- Notre Prophète-le Salut et la Prière de Dieu soient sur Lui-n’a-t-il pas dit : «

Chacun de vous est un berger, et chaque berger rendra compte de son troupeau »?

- Et le troupeau que vous gardez, c'est l'immense troupeau de l'humanité! N'est-

ce pas un peu trop pour vous?

- L'humanité est en effet un troupeau qui patauge dans le purin du stupre et dans

les ténèbres de l'agnosticisme. Nos efforts ne seront pas inutiles pour lui faire retrouver

la lumière. Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à triompher?

Vous êtes donc habité par le doute?

- Je ne fais que discuter avec vous. Je suis un vieux solitaire, et je me montre

assez bavard et même assez agaçant chaque fois que je tiens sous la main un homme

compréhensif comme vous, qui montre des dispositions à m'écouter.

- Vous n'avez donc pas de famille?

Boualem Yekker garde le silence. Il revoit cet après-midi où le fil distendu avait

fini par se rompre. Sa femme se tenait devant lui, habillée de noir de la tête aux pieds,

corps nié et gommé par un tissu raide et austère. Son désir de survivre exsudait avec

violence de ses yeux qui, seuls, étaient épargnés par le tissu en forme de suaire. Les

enfants s'étaient rangés du côté de leur mère; eux aussi ne désiraient pas mener une vie

de réprouvés et de parias; ils étaient disposés à se priver des sucs et des défis de la vie

réelle pour se conformer à (38) la nouvelle norme et continuer à exister sous l'ordre

nouveau, implacable et castrateur. Il convenait d'agir à l’instar de tous les voisins :

laisser pousser sa barbe, arborer une gandoura, faire montre d'une piété débordante.

Mais Boualem avait été inébranlable : il repoussait de toutes ses forces ces concessions

mutilantes; il avait une trop haute idée de la vie pour se contenter de son ombre, de son

enveloppe et de ses épluchures. Il était déterminé à tout braver : le mépris, la solitude,

les vexations, pour continuer à honorer les choses et les idées auxquelles il croyait. Et la

cassure, fatale, se produisit.

Le jeune auto-stoppeur prend toutes ses aises. Il se renverse sur le siège, les

jambes étendues horizontalement, calées juste sous la boîte à gants par les pieds

chaussés de sandales. On dirait qu'il vient d'établir de façon irréfutable les preuves de sa

supériorité sur cette personne à laquelle, quelques instants seulement auparavant, il était

redevable de l'avoir ramassé sur la route. Ce monsieur, dont il eut la faiblesse de penser

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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qu'il avait agi par amour du Bien, n'est sans doute qu'un de ces cyniques adorateurs de la

pensée matérialiste -car il subsiste, bien évidemment, des adeptes de l’impiété dans le

pays qui a retrouvé la voie de Dieu. Le jeune homme décide de se montrer implacable,

car le triomphe du Bien l'exige!

- Excusez-moi, mon oncle, mais vous me semblez envahi par le désarroi de ceux

à qui la foi fait défaut. Je m'excuse par avance, car j espère m'être trompé.

- Mon fils, il est risqué de S'instituer juge des autres, car on se méprend plus

souvent qu'il n'est permis.

- Celui qui prêche la vérité ne se trompe pas, il rencontre (39) souvent

l'adversité, mais l'erreur n'est pas sur son chemin.

Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base de tout

raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des dernières discussions qu’il eut

avec son fils. Kamel, travaillé au corps par le milieu scolaire et le quartier, avait fini par

succomber sous la pression. Il rejoignit, tête basse, le troupeau parqué dans la prairie

des certitudes. Il refusait d'être marqué au fer rouge et, pour cela, prit le parti de jouer le

jeu. Il avait déclaré clairement qu'il n'avait pas besoin d'un père qui le désignerait aux

sarcasmes et au pilori...

Le zélé passager; se sentant maintenant investi d'une mission, revient à la

charge.

- Nous nous sommes durement colletés avec la toute-puissance du mensonge.

Nous n'avions même pas cru que nous allions un jour triompher Le Très-Haut nous a

épaulés. Il faut que nous nous montrions dignes de Son assistance en répandant partout

Ses lumières.

- Tu n'es pas fiancé? lui demande Boualem qui éprouve tout à coup le besoin de

passer au tutoiement.

Son vis-à-vis rougit comme s'il avait été pris en faute.

- Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas en public.

- Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte dans votre

congrégation?

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Le jeune homme a l'air désarçonné. Il semble soudain préoccupé. il regarde tout

autour de lui.

- Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes, dit-il

nerveusement.

Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle au visage,

d'un air mi-désolé mi-menaçant : (40)

- Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas apporté la sagesse

et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans fin.

Puis il s'éloigne en clopinant mais d'une allure décidée, comme s'il s'avançait à la

rencontre d'un grand moment de l'histoire.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 9 : In Djaout, T. (1991) : Les vigiles, Seuil, pp. 190-192

- Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Nous sommes rassemblés ce soir

comme les membres d'une famille unie afin de célébrer une victoire précieuse ajoutée

au palmarès chaque jour plus long des victoires nationales. Il ne s'agit aujourd'hui ni de

politique ni de football : c'est dire la multiplicité des domaines où brille notre bonne

étoile. Il y a parmi les invités de ce soir un homme encore jeune mais qui, par son

savoir, son intelligence, un travail tenace en dépit des embûches dressées par certains

égoïstes qui ne se sont jamais préoccupés du prestige de la nation, un homme, dis-je, qui

a appelé la gloire sur notre ville (190) pour l'avoir choisie comme berceau d'une

invention qui nous honore et nous grandit. Cet homme s'appelle Mahfoudh Lemdjad, et

nous l'entendrons tantôt prononcer quelques mots à cette humble tribune.

Un mouvement se produit dans l'auditoire, des lèvres murmurent, des têtes se

tournent de divers côtés vers Mahfoudh Lemdjad : qu'il s'agisse des gens avec qui il n'a

pas parlé ou de ceux qui, l'ayant tout à l'heure accablé de questions, ont l'air de le

redécouvrir après l'avoir quelque peu oublie. Le maire vient de lui donner une présence

plus remarquable, une existence plus passionnante.

L'orateur laisse se dissiper cette légère agitation avant de poursuivre :

- L'intérêt que nos gouvernants portent à la science, la considération qu'ils

témoignent aux hommes de savoir sont signifiés aujourd'hui par la présence à nos côtés

de M. l'officier supérieur du commandement régional, M. le sous-préfet et d'autres

personnalités prestigieuses que le manque de temps ne me permet pas de nommer. Ces

hommes, qui ont mené la guerre libératrice, suivent de près aujourd'hui cette autre

guerre contre l'ignorance et pour l'élévation du pays à l'échelle des nations prospères.

Nous les remercions pour leur présence attentive, pour cette parcelle de leur précieux

temps qu'ils nous accordent ce soin. Quant à M. Mahfoudh Lemdjad, nous saluons à tra-

vers lui la jeunesse saine et utile qui passe son temps non à se mêler de ce qui ne la

regarde pas, non à critiquer (191) telle décision ou telle action du gouvernement comme

c'est devenu la mode de nos jours, mais à essayer d'enrichir ses semblables par le fruit

de son génie. Je ne sais pas Si l'ambiance de fête qui nous rassemble aujourd'hui peut

autoriser des évocations malheureuses. Mais il faut savoir que des écueils ont été

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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disposés sur le parcours de M. Lemdjad par un homme dont nous n'attendions pas un tel

comporte ment. Il ne nous appartient pas, quant à nous, de juger les hommes et leurs

actions. Nous nous félicitons simplement de la détermination de M. Lemdjad, de son

courage face à l'adversité et, sans plus attendre, je le convie à cette modeste estrade

dressée pour lui afin qu'il nous honore de quelques mots.

Des applaudissements accompagnent le maire qui descend précautionneusement

les marches de bois, sans doute de peur d'en manquer une et de s'étaler. Mahfoudh, qui

devient de nouveau le point d'attraction de tous les regards, se dirige vers l'estrade tandis

que le maire vient à lui et lui donne l'accolade, geste qui déclenche une nouvelle série

d'applaudissements. (192)

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 10 : « Petite fiction en forme de réalité », In Tahar

Djaout, Ruptures n°16, du 27 avril au 3 mai 1993

Un homme et une femme dans la rue, absorbés dans une discussion amicale. Elle

pense à ne pas le fuir. Lui ne pense pas, brute guidée par son sexe, à se jeter sur elle et à

la culbuter. Elle ne cache pas son visage, de crainte de réveiller en lui la bête. Il ne la

fuit pas, de peur que le diable en lui ne devienne le maître des décisions.

Le rêveur pense à des scènes jadis courantes et naturelles d’hommes et de

femmes qui discutent comme des êtres pourvus de raison, de retenu et de consécration,

capables d’amitié, d’affection, de civisme, de colère des hommes et des femmes

tellement éloignés de ces bêtes d’affût qu’ils sont désormais devenus les unes pour les

autres !

Le rêveur regarde des formes noires, tissus hermétiques qui ne laissent aucune

trace de corps humain. Des femmes se cachent à l’intérieur, être de malédiction, de

tentation, de convoitise que l’œil du croyant doit ignorer. Parfois, il voit passer des

couples sans lien avoué, l’homme le plus souvent barbu engoncé dans une tenue hybride

où se marient la gandoura et la veste, le veston ou le pardessus. La femme

complètement invisible à l’intérieur d’une tour noire.

Parmi les gens qui passent dans la rue, le rêveur tâche de repérer plus

particulièrement les femmes et les couples. Les couples ! Peut-on parler de couples

dans une société scindée en deux, avec une part effacée du regard, niée, réduite à un

réceptacle, à un lieu de jouissance dans l’obscurité coupable ?

C’est vrai que, dans ce pays on n’a jamais été conciliant avec les femmes. Elles

ont été accablées de labeur, de brimades et de sarcasmes. Les travaux des champs, le

ménage, les corvées multiples et les coups : rien ne leur a été épargné. Mais la femme

était présente, elle pesait de tout son charme, de toute sa détermination et de toute sa

douleur. Elle était le lieu de l’épreuve, elle était le centre d’un drame noué par la

pauvreté, la convoitise, la jalousie, l’amour, le désir et la lutte qu’impose chaque jour

naissant. La femme était malmenée mais elle n’était pas réduite, comme aujourd’hui, à

une chose honteuse que l’on assimile derrière un voile noir. Elle n’était nullement

assimilée à cet objet de séduction et de damnation dont le croyant doit se garder comme

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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appât de diable. Les femmes aujourd’hui sont au centre des prêches dans la majeure

partie des lieux de culte : elles sont, au même titre que les artistes, les laïcs et les libres

penseurs, désignées comme la source de nos malheurs multiformes, la cause du juste

châtiment qui nous accable. Si Dieu refuse de déverser sur nous des richesses, sa

compassion et sa bénédiction, n’est-ce pas à cause de ces saltimbanques, de ces

dépravés, de ces pêchés incarnés dont l’existence même constitue une offense au Ciel ?

Le rêveur a toujours été atterré que Dieu se soit accommodé de si détestables

représentants.

Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, le Rêveur avait

échafaudé ŕ oh ! Il n’ose plus le faire ŕ des rêves sur la cité où il aimerait vivre et voir

s’épanouir ses enfants. Il y aurait d’abord de la verdure ŕ arbres et pelouses ŕ

beaucoup de verdure qui fournirait l’ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des

feuilles, et les gîtes de l’amour. Il y aurait des créateurs de beautés, de rythmes,

d’idylles, d’édifices, de machines. Mais aucun strapontin n’était prévu pour les

régulateurs de la foi, pour les surveillants de la conscience, les gardiens de la morale, les

fondés de pouvoir du Ciel. Le Rêveur aspirait à une humanité libérée de la hantise de la

mort et du châtiment éternel.

Mais la vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion. Puis le

rêve lui-même devient interdit. Des hommes, se prévalant de la volonté et de la

légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l’image de leur rêve et de leur

folie.

Le résultat est là devant nos yeux : un couple forcé, attelé sous le même joug

afin de perpétuer et multiplier l’espèce précieuse des croyants. Les femmes réduisent

leur présence à une ombre sans nom et sans visage. Elles rasent les murs humbles et

soumises, s’excusant presque d’êtres nées. Les hommes devancent leurs femmes de

deux ou trois mètres, ils jettent de temps en temps un regard en arrière pour s’assurer

que leur propriété est toujours là : ils sont gênés, voire exaspérés, par cette présence à la

fois indésirable et nécessaire.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 11 : In Djaout (1991) : Les vigiles, pp. 168-173

Cette fois-ci, Skander Brik n'affecte même pas son sourire en forme de cicatrice.

il a un air grave, solennel. Il cueille Menouar Ziada de bon matin, à la sortie de sa

maison, comme s'il l'avait attendu des heures durant avec la patience de l'araignée. Il se

met à sa hauteur, mais ne lui parle pas tout de suite. Aucun mot n'est échangé entre eux,

pas même le salut du matin. Ils font quelques pas ensemble, puis Skander Brik dit enfin;

- J'ai des choses très sérieuses à t'apprendre.

Menouar Ziada s'arrête aussitôt, mais sans regarder son accompagnateur.

- Pas ici, dit Skander Brik. On pourrait aller ou bien chez moi ou bien dans un

endroit retiré, à la périphérie du village. Mais, tout compte fait, je préfère chez moi: c'est

le seul endroit où nous ne courons pas le risque d'être vus ou écoutés par des gens

indiscrets.

Menouar Ziada se remet en marche, mais derrière Skander Brik et non plus à ses

côtés.

La résidence de Skander Brik est une petite villa (168) entourée d'un mur hérissé

de tessons. Elle appartenait à une famille de riches colons qui possédait un vaste

domaine agricole dans la région. Skander Brik s'en empara à l’indépendance, la

mitraillette chinoise à la main. Elle était convoitée par d'autres personnes, des militaires

gradés qui avaient proposé en échange d'autres logements à Skander Brik, mais celui-ci

avait rejeté toutes les offres et défendu son butin avec une farouche ténacité. Ce qui

l'attirait par-dessus tout dans cette villa, c'était le jardin où poussaient trois arbres

fruitiers et foisonnaient des fleurs. Les trois arbres (un citronnier, un néflier, un figuier)

sont toujours là, mais les fleurs avaient vite disparu, remplacées par des carrés de

salades, d'oignons et de tomates, un poivrier acclimaté là de manière miraculeuse et

quelques légumineuses. Une rigole traverse le potager ; son eau verdâtre, croupie,

dégage une odeur nauséabonde. Mais cela ne semble pas déranger trois poules et une

pintade qui s'y abreuvent goulûment. La façade de la villa, écaillée et désagrégée par

endroits, a subi des replâtrages grossiers. Elle avait été enduite d'une peinture, selon

toute vraisemblance beige, qui n'a pas été renouvelée depuis au moins trente ans.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Lorsqu'ils franchissent le seuil, Menouar Ziada n’entend aucun bruit et aucune

voix. La mise en scène a-t-elle déjà été étudiée? La maison a-t-elle été vidée afin que

personne ne soit au courant du secret? Menouar Ziada se rend compte également que

c'est la première fois qu'il pénètre dans cette maison, ce qui (169) est tout de même

anormal pour deux citoyens d'une même petite ville, qui sont presque voisins, qui ont de

surplus fait la marne guerre et qui ont dû souvent se serrer les coudes pour affronter et

réduire les revendications velléitaires de cette société nouvelle, de cette jeunesse

impertinente qui n'a plus les mêmes dogmes et les mêmes signes de ralliement qu'eux.

La voix de Skander Brik le tire de ses rêveries. En fait, la maison n'est pas vide,

car le maître s'écrie, à l'adresse d'une personne invisible:

- Femme, prépare-nous donc du café.

Les deux hommes s'assoient côte à côte comme s'ils étaient gênés de se faire

face. Skander Brik parle:

- L'État est comme Dieu. Tous deux demandent notre respect et notre

soumission. En outre, leurs desseins à tous deux sont impénétrables et justes.

Menouar Ziada, silencieux et très inquiet, attend impatiemment la suite. Il sait

que la meilleure manière d'être fixé sur ce qu'on lui veut est de se taire, de ne pas

dévoyer par ses remarques ou ses questions la ligne de pensée de Skander Brik. Celle-ci

commence à se dévider.

- L'affaire Mahfoudh Lemdjad a eu des développements inattendus. Il faudra,

mon brave ami, expier les entraves que tu lui as créées et la suspicion que tu as fait

peser sur lui.

- Mais je n'ai rien fait de tout cela. Je ne lui ai pas créé la moindre

entrave... Je ne l'ai même jamais vu. (170)

- C'est là une version fantaisiste qui, je le crains bien, n'aura pas d'autre

adhésion que la tienne.

La femme de Skander Brik arrive, apportant deux tasses de café sur un plateau.

Le cœur de Menouar Ziada bat à coups précipités, sa gorge est sèche, son esprit est très

embrouillé. il comprend que sa position est éminemment dangereuse. C'est comme s'il

se trouvait devant une bête fauve et qu'il lui fallût réagir très vite, avant que des griffes

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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ne s'incrustent dans sa poitrine et dans sa gorge. Mais ni son esprit ni sa bouche

n'arrivent à trouver aucune issue.

C'est Skander Brik qui reprend, après avoir bu deux gorgées de café:

- Ce que tu dis là est étonnant. Tout le monde en haut lieu parle de cette

affaire. Même si les journaux ne s' en sont pas encore emparés, ils ne tarderont pas à le

faire si nous n'y veillons scrupuleusement Pour le maire, pour le secrétaire général de la

mairie, pour le responsable de la cellule du Parti et surtout pour le commandant Si

Abdenour Demik à qui nous devons tout, tu est le responsable des problèmes rencontrés

par Mahfoudh Lemdjad.

- C'est là une regrettable erreur. il faudra que je leur explique à tous.

- Ils n' ont pas besoin d'explications. Ils ont déjà tout décidé; et ce que tu peux

faire de mieux, pour ton intérêt et pour le leur, c'est de te rendre à leur décision.

- Une injustice va se produire. A qui peut profiter une injustice? (171)

- Ils sont au courant de tout. Et leur décision, crois-moi, n'a pas été prise à

la légère ni de gaieté de cœur.

- Ils veulent que je me sacrifie?

- Telle est notre destinée. Il faut savoir répondre présent chaque fois que

l'intérêt du pays nous sollicite. Nous avons la chance d avoir affaire à des hommes

valeureux. ils nous ont orientés durant notre glorieuse guerre et ils nous orientent

aujourd'hui.

Menouar Ziada n'arrive pas à concevoir l'infortune qui s'abat sur lui. il parle

d'une voix tremblante:

- Mais tu te rends compte de ce qu'on me de-mande? Et si je ne marche

pas?

- Je vais être franc avec toi. On exhumera la période de la guerre, on

ressortira certains épisodes peu avantageux, on en inventera d'autres encore plus...

- On en inventera d'autres?

- Oui. Ton nom sera sali à jamais. Tous les avantages dont ni jouis te

seront retirés, tes biens te seront confisqués. L'opprobre sera jeté sur toi.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Skander Brik se tait, regarde de biais son hôte et il s'aperçoit que celui-ci n'a pas

touché à son café. Un silence s'installe entre eux, compact, pesant Menouar Ziada est

aussi émacié qu'une gaule de frêne. Tout en lui - la tête, les membres, les doigts en

forme d'appendices osseux, la charpenté effilée - évoque un insecte. il se met à trembler

de tout son corps comme si une fièvre soudaine l'éperonnait. Il émet d'imperceptibles

raclements de gorge, et Skander Brik croit (172) un moment qu'il est en train de pleurer

il rassemble enfin ses esprits et pose la question-couperet, la question qu'il appréhende

de poser depuis le début de l'entretien et qui, tant qu'elle n'est pas posée, le maintient, lui

semble-t-il, à l'abri de l'irrémédiable.

- Que dois-je faire? Articule-t-il.

il regarde timidement Skander Brik et remarque pour la première fois que

ses yeux fixes, perçants et en même temps vides de toute expression, ressemblent à ceux

d'un oiseau de proie. Les deux prunelles noires et dures pourraient jaillir du blanc des

yeux et l'abattre comme des balles tirées à bout portant

Skander Brik prend son temps pour répondre.

- il faut que ta disparaisses, dit-il enfin très froide-ment. Ton suicide sera

présenté comme un geste de remords, comme un acte de profonde lucidité, le rachat à

prix d'or d'une malencontreuse erreur commise à l'adresse d'un grand inventeur. Ton

nom, comme celui de notre municipalité, sera associé à cette invention au lieu qu'il soit

traîné dans la boue.

Skander Brik s'acharne comme un chien de chasse qui a flairé l'odeur du sang.

Les derniers mots, par leur dureté, sont minutieusement étudiés pour briser chez la

victime le dernier rempart de protection, toute velléité de résistance ou même de

protestation. Le coup semble avoir porté: Menouar Ziada reste là, toujours tremblant,

hagard, abêti, atteint tout à coup d'aphasie, mâchonnant une bouillie de sons, mots ou

idées embryonnaires qui n'arrivent pas a prendre (173) forme.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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Annexe 12 : In Djaout (1991) : Les vigiles, pp. 70-74

[Nadjib] s'invite sans façon à la table, commande une bière avant même de

s'asseoir et dès lors accapare l'attention, (70) devient le seul être digne d'intérêt dans ce

brumeux estaminet où il ne doute pas que tout le monde le connaît, l'affectionne et

l'admire. Il commence à parler du film en cours où il tient le rôle d'un journaliste

correspondant de guerre pris entre son devoir d'informer et de témoigner et l'amour

d'une femme qui veut l'éloigner de la zone de combat. Mais il est souvent interrompu : il

est régulièrement hélé ou salué tant par les consommateurs assis que par ceux qui

arrivent ou s'en vont.

Il a fallu juste trois bières, absorbées, il est vrai assez goulûment, pour que

Nadjib libère sa verve déclamatoire, étire sa personne à la dimension de l'estaminet,

devienne la plaque tournante d'un grand débat politico-esthétique. Deux interlocuteurs

notamment, assis à l'autre bout du bar, sont engagés à fond dans le débat. Ne pouvant

alimenter la discussion à quelques mètres de distance, au-dessus des têtes et des voix, ils

prennent le parti de rejoindre Nadjib, ce qui porte au nombre de cinq les commensaux

autour de la table à l'équilibre précaire.

La discussion continue pendant que les deux interlocuteurs s'approchent, tenant

chacun un verre et une bouteille entamée. L'un des nouveaux arrivants porte des lunettes

cerclées et une barbe de quatre ou cinq jours : on sent tout de suite que celle-ci n'est pas

le résultat d'une négligence, mais qu'elle fait partie d'un personnage étudié dont les

autres attributs sont une voix de stentor, une manière de tambouriner sur la (71) table,

des vêtements amples et très chics, un point d'honneur mis à tout contredire.

Mahfoudh et Hassan ne sont nullement sollicités pour parler et, les rares fois

qu'ils s'y sont hasardés, ils se sont très vite rendu compte que ce n'est pas du tout aisé,

que la prise de parole doit se conquérir de haute lutte. C'est un jeu ou plutôt une épreuve

où Nadjib et l'homme mal rasé souffrent difficilement la concurrence.

Le débat s'emmêle, impitoyable, et Mahfoudh arrive à comprendre que le point

de départ en est un article que Mal-Rasé a signé dans Le Militant incorruptible. La

fumée, les bruits de verre et les voix environnantes embrouillent la discussion dont

Mahfoudh n'attend que le moment où elle tournera en rixe.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes

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- L'État n'a pas besoin de génies, il a besoin de serviteurs, dit l'un d'entre eux.

(Mahfoudh ne distingue pas très bien lequel, c'est sans doute Mal-Rasé.)

- C'est l'unanimisme qui m'horripile, émet une voix mal assurée. (Maintenant, se

dit Mahfoudh, c'est le troisième larron, celui qui n'a pas réussi jusque-là à placer son

point de vue.)

- Et je crois bien que l'humanisme ne vaut pas mieux, réplique un autre tout de

go. Ce qu'il faudrait promouvoir, c'est une éthique du suicide. Apprendre aux gens à

franchir le pas, à transcender cette lâcheté qui les empêche de s'accomplir dans le néant

définitif.

- Ils se réfugient, pour maquiller leur couardise, derrière des interdictions

religieuses : les suicidés sont (72) voués à la damnation. Car ils osent se substituer à

Dieu qui seul peut disposer de la vie ! (Le troisième larron fait des progrès, remarque

Mahfoudh, car c'est encore lui qui vient de parler, lui dont on arrivait difficilement à

comprendre quelques instants auparavant la présence à cette table vu qu'il ne se mêlait

presque pas à une discussion qui prenait des allures de duel.)

- Tu ne vas pas me dire que ceux qui sont vraiment décidés s'embarrassent, au

moment crucial, de religion ou d'autre chose. Et puis, quelle bonne blague que la

damnation éternelle ! Ce que nos concitoyens vivent au quotidien n'est donc pas une

forme de damnation ? Je ne comprends pas comment ils s'accrochent à une vie qu'ils ne

cessent de vilipender. « Maudite soit cette vie », entends-tu à chaque coin de rue.

Regarde des pays heureux où les gens vivent épanouis, presque comblés, avec en tout

cas cent fois moins de problèmes qu'ici, et regarde avec cela le nombre de suicides

qu'on y enregistre. Mais, chez nous, une vie de chien, une vie qu'on dénigre et vomit, et

jamais pour autant un seul suicide !

La discussion s'enfonce de plus en plus dans les abysses métaphysiques ; les

concepts et les mots en « isme » ricochent les uns contre les autres. Mahfoudh n'écoute

que par intermittence, ménageant dans son esprit de longs espaces de rêverie soustraits à

la joute verbale. Lorsqu'il reprend pied dans la discussion, il s'aperçoit que Nadjib et

Mal-Rasé rivalisent désormais non d'arguments, mais de rugissements. Les (73)

concepts volent comme des menaces, s'entrechoquent comme des insultes.

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables

Table des matières

INTRODUCTION

PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE

CHAPITRE 1 : LA CONNEXION LEXICALE .................................................................................. 19

1. La distance lexicale ........................................................................................................ 20

2. L’analyse factorielle de la connexion lexicale ................................................................ 31

3. La distribution des hapax ............................................................................................... 34

CHAPITRE 2 : LA CONNIVENCE THÉMATIQUE ........................................................................... 39

1. Discours journalistique : Rupture politique et idéologique ............................................ 40

1.1. Lettre de l’éditeur ................................................................................................................... 40

1.2. La haine devant soi ................................................................................................................. 42

1.3. La foi républicaine.................................................................................................................. 44

1.4. La face et le revers.................................................................................................................. 44

1.5. Le retour du prêt-à-penser ...................................................................................................... 45

1.6. Les chemins de la liberté ........................................................................................................ 46

1.7. Suspicion et désaveu .............................................................................................................. 46

1.8. Minorer ou exclure ................................................................................................................. 47

1.9. La justice de l’histoire ............................................................................................................ 47

1.10. Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? ................................................................................ 48

1.11. Petite fiction en forme de réalité ........................................................................................... 48

1.12. La logique du pire................................................................................................................. 49

1.13. Fermez la parenthèse ............................................................................................................ 49

1.14. La famille qui avance et la famille qui recule ....................................................................... 49

2. Le discours littéraire : entre histoire et identité ............................................................. 50

2.1. L’exproprié ............................................................................................................................. 50

2.2. Les chercheurs d’os ................................................................................................................ 53

2.3. L’invention du désert .............................................................................................................. 58

2.4. Les vigiles .............................................................................................................................. 61

2.5. Le dernier été de la raison ...................................................................................................... 64

3. Les thèmes et leur distribution ........................................................................................ 67

3.1. L’histoire ................................................................................................................................ 69

3.2. L’identité ................................................................................................................................ 73

3.4. La liberté ................................................................................................................................ 76

3.5. La mémoire ............................................................................................................................ 78

3.6. L’école.................................................................................................................................... 80

3.7. Le jeune .................................................................................................................................. 84

CONCLUSION PARTIELLE .......................................................................................................... 86

PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES DISCOURS

1. discours........................................................................................................................... 92

2. Type et genre discursif .................................................................................................... 94

3. Discours littéraire / discours journalistique ................................................................... 95

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables

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4. "Énonciations sérieuses" / "énonciation de la fiction" ................................................... 97

5. interdiscours ................................................................................................................. 101

CHAPITRE 1 : DE LA CONNIVENCE GÉNÉRIQUE À UNE TYPOLOGIE DISCURSIVE ...................... 104

1. connecteurs et connivence textuelle .............................................................................. 107

1.1. Inventaire statistique ............................................................................................................. 108

1.2. Mais ...................................................................................................................................... 112

1.2.1. Mais "anti-implicatif" et mais "compensatoire" ........................................................... 114

1.2.2. Mais réfutateur et mais argumentatif ............................................................................ 115

1.3. Justement .............................................................................................................................. 118

1.4. D’ailleurs .............................................................................................................................. 120

1.4.1. P d’ailleurs est-ce que P ? ............................................................................................ 121

1.4.2. P d’ailleurs Q ............................................................................................................... 122

1.5. Donc ..................................................................................................................................... 123

1.6. Or ......................................................................................................................................... 125

1.7. Pourtant ................................................................................................................................ 127

2. Connecteurs et typologie discursive ............................................................................. 128

CHAPITRE 2 : L’IMBRICATION DISCURSIVE ............................................................................. 134

1. Les genres intercalaires ................................................................................................ 135

1.1. La lettre (« Le message ravalé », Le dernier été de la raison, pp. 77-78) ............................. 139

1.2. La lettre (« Le justicier inconnu », Le dernier été de la raison, pp. 95-96) ........................... 141

1.3. L’épopée en dérision / l’article de presse (« Un inventeur national primé à la Foire de

Heidelberg », Les vigiles, pp. 155-159) ...................................................................................................... 143

1.4. L’article de presse à l’origine du texte littéraire ................................................................... 147

2. La citation ..................................................................................................................... 151

2.1. Les types de citation ............................................................................................................. 152

2.2. La mise entre guillemets ....................................................................................................... 153

2.3. La citation littéraire .............................................................................................................. 155

2.4. Les interférences .................................................................................................................. 163

2.5. La citation journalistique ...................................................................................................... 166

CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................................ 174

PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE DISCURSIVE

1. Analyse argumentative et représentations .................................................................... 182

2. Analyse argumentative et action ................................................................................... 184

CHAPITRE 1 : LES INSTANCES DE L’INTERLOCUTION .............................................................. 189

1. L’instance interlocutoire .............................................................................................. 190

1.1. Comment peut-on définir l’instance interlocutoire ? ............................................................ 191

1.1.1. Nature de l’instance interlocutoire ............................................................................... 191

1.1.2. L’instance interlocutoire déterminée par sa doxa ......................................................... 192

1.2. Les traces discursives de l’instance interlocutoire ................................................................ 195

1.2.1. Construction psychique et trace discursive de l’instance interlocutoire ....................... 195

1.2.2. L’instance interlocutoire comme stéréotype ................................................................. 196

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables

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1.2.3. Les indices d’allocution ............................................................................................... 198

1.3. Instance interlocutoire indivisible et instance interlocutoire diversifiée ............................... 201

1.3.1. L’instance interlocutoire comme foncièrement homogène ........................................... 203

1.3.2. L’instance interlocutoire comme construction homogène ............................................ 205

1.3.3. L’instance interlocutoire hybride ................................................................................. 207

1.4. Qu’est-ce qu’une instance interlocutoire universelle ? ......................................................... 209

1.5. La construction de l’instance interlocutoire comme stratégie argumentative ....................... 209

2. L’image du locuteur ...................................................................................................... 211

2.1. Indicateurs énonciatifs de l’image du locuteur ..................................................................... 212

2.2. Traces discursives et prédiscursives de l’image du locuteur................................................. 222

CHAPITRE 2 : LES STRATÉGIES DISCURSIVES COMME MOTEUR DE L’ÉCHANGE....................... 228

1. L’argumentation intradiégétique et l’argumentation extradiégétique.......................... 234

2. Les stratégies discursives ............................................................................................. 236

2.1. La coopération ...................................................................................................................... 236

2.1.1. Les règles kantiennes de coopération ........................................................................... 238

2.1.2. Les lois (ou règles) du discours coopératif ................................................................... 239

2.1.3. Le sous-entendu interactionnel (ou « implicature conversationnelle ») ....................... 241

2.1.4. Les types de stratégies de coopération ......................................................................... 244

2.2. La question ........................................................................................................................... 250

2.2.1. Définition ..................................................................................................................... 250

2.2.2. Indicateurs formels ....................................................................................................... 251

2.2.3. Indicateurs conventionnels ........................................................................................... 253

2.2.4. Taxinomie .................................................................................................................... 254

2.2.5. Question et réplique ..................................................................................................... 254

2.2.6. Question : vérité et contre-vérité .................................................................................. 256

2.2.7. Question rhétorique ...................................................................................................... 258

2.3. La compétition ...................................................................................................................... 259

CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................................ 262

CONCLUSION GÉNÉRALE

BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRE LITTÉRAIRE DE DJAOUT ............................................................................................. 290

ARTICLES DE PRESSE DE DJAOUT ........................................................................................... 290

OUVRAGES SUR L’ANALYSE DU DISCOURS ET L’ARGUMENTATION......................................... 291

OUVRAGES DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE ............................................................................... 293

OUVRAGES SUR LA STATISTIQUE LINGUISTIQUE ..................................................................... 294

AUTRES OUVRAGES ................................................................................................................ 294

THÈSES ................................................................................................................................... 296

ARTICLES SUR L’ŒUVRE DE DJAOUT ...................................................................................... 296

AUTRES ARTICLES ET REVUES ................................................................................................ 297

Page 405: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables

405

ANNEXES

ANNEXE 1 : VOCABULAIRE SPÉCIFIQUE DES TEXTES JOURNALISTIQUES ET DE LE DERNIER ÉTÉ

DE LA RAISON ....................................................................................................................................... 301

ANNEXE 2 : LISTE DU VOCABULAIRE EXCÉDENTAIRE DANS L’EXPROPRIÉ ............................. 322

ANNEXE 3 : CONTEXTES DU CONNECTEUR JUSTEMENT ........................................................... 328

ANNEXE 4 : CONTEXTES DU CONNECTEUR D’AILLEURS .......................................................... 330

ANNEXE 5 : CONTEXTES DU CONNECTEUR DONC .................................................................... 350

ANNEXE 6 : CONTEXTE DU CONNECTEUR OR ......................................................................... 368

ANNEXE 7 : CONTEXTES DU CONNECTEUR POURTANT ............................................................ 372

ANNEXE 8 : IN DJAOUT, TAHAR (1999) : LE DERNIER ÉTÉ DE LA RAISON, SEUIL, PP. 35- 41 .. 387

ANNEXE 9 : IN DJAOUT, T. (1991) : LES VIGILES, SEUIL, PP. 190-192 .................................... 392

ANNEXE 10 : « PETITE FICTION EN FORME DE RÉALITÉ », IN TAHAR DJAOUT, RUPTURES N°16,

DU 27 AVRIL AU 3 MAI 1993 ................................................................................................................. 394

ANNEXE 11 : IN DJAOUT (1991) : LES VIGILES, PP. 168-173 .................................................. 396

ANNEXE 12 : IN DJAOUT (1991) : LES VIGILES, PP. 70-74 ...................................................... 400

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De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables

Table des illustrations

FIGURE 1 : LA BASE DE DONNÉES RRPLUSIE.EXE ET SES FONCTIONS ................................... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.

FIGURE 2 : LA BASE DE DONNÉES RRUNTEXT.EXE ET SES FONCTIONS ...................................................................... 16

FIGURE 3 : LA BASE DE DONNÉES RUDERPLU.EXE ET SES FONCTIONS ...................................................................... 17

FIGURE 4 : LA BASE DE DONNÉES DJALEMM.EXE ET SES FONCTIONS ....................................................................... 17

FIGURE 5 : MISE EN ÉVIDENCE DE LA PARTICULARITÉ DE DJALEMM.EXE .................................................................. 18

FIGURE 6: L'EXPROPRIÉ .................................................................................................................................... 24

FIGURE 7: LES CHERCHEURS D'OS ....................................................................................................................... 25

FIGURE 8 : L’INVENTION DU DÉSERT .................................................................................................................... 26

FIGURE 9 : LES VIGILES ..................................................................................................................................... 27

FIGURE 10: LA DISTANCE LEXICALE ENTRE LE DERNIER ÉTÉ DE LA RAISON ET LES AUTRES TEXTES ....................................... 28

FIGURE 11 : LA DISTANCE LEXICALE ENTRE RUPTURES ET LES AUTRES TEXTES ............................................................... 29

FIGURE 12 : ANALYSE FACTORIELLE DES TEXTES JOURNALISTIQUES ET LITTÉRAIRES ........................................................ 30

FIGURE 13 : ANALYSE FACTORIELLE .................................................................................................................... 32

FIGURE 14 : ANALYSE FACTORIELLE ARBORÉE........................................................................................................ 33

FIGURE 15 : DISTRIBUTION DES HAPAX ................................................................................................................ 36

FIGURE 16 : ÉTENDUE DU VOCABULAIRE .............................................................................................................. 38

FIGURE 17 : ANALYSE FACTORIELLE DU PRONOM PERSONNEL NOUS DANS LA BASE RUDERPLU.EXE .............................. 41

FIGURE 18 : ANALYSE FACTORIELLE DU PRONOM ON DANS LA BASE RUDERPLU.EXE .................................................. 43

FIGURE 19 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DE ABDESSELAM ................................................................................. 45

FIGURE 20: ANALYSE FACTORIELLE DES PRONOMS PERSONNELS ................................................................................ 51

FIGURE 21 : LA DISTRIBUTION DES VOCABLES VILLAGE ET VILLE ................................................................................. 53

FIGURE 22 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE VIEILLARDS ..................................................................... 55

FIGURE 23 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNES .......................................................................... 55

FIGURE 24 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNESSE ....................................................................... 56

FIGURE 25 : DISTRIBUTION DES VOCABLES VIEILLARDS ET JEUNES .............................................................................. 56

FIGURE 26 : DISTRIBUTION DU VOCABLE GUERRE .................................................................................................. 58

FIGURE 27 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE MIGRATION .................................................................... 60

FIGURE 28 : DISTRIBUTION DES VOCABLES MIGRATION ET ENFANCE .......................................................................... 61

FIGURE 29 : DISTRIBUTION DES PRONOMS JE ET IL ................................................................................................. 64

FIGURE 30 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ESPOIR .................................................................................................... 66

FIGURE 31: DISTRIBUTION DU VOCABLE HISTOIRE ................................................................................................. 69

FIGURE 32 : DISTRIBUTION DU VOCABLE HISTOIRE ................................................................................................. 70

FIGURE 33: DISTRIBUTION DE HISTOIRE DURANT 1990 .......................................................................................... 72

FIGURES 34 : DISTRIBUTION DU VOCABLE IDENTITÉ ................................................................................................ 74

FIGURE 35 : DISTRIBUTION DU VOCABLE IDENTITÉ .................................................................................................. 74

FIGURE 36 : DISTRIBUTION DU VOCABLE LIBERTÉ ................................................................................................... 77

Page 407: De l'interdiscours à l'écriture hybride dans l'œuvre de Tahar Djaout

407

FIGURE 37 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DE MÉMOIRE ...................................................................................... 78

FIGURE 38 : DISTRIBUTION DU VOCABLE MÉMOIRE ................................................................................................ 79

FIGURE 39 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ÉCOLE ..................................................................................................... 80

FIGURE 40 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ÉCOLE ..................................................................................................... 81

FIGURE 41 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE ÉCOLE .............................................................................. 83

FIGURE 42 : CONSTELLATION THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNESSE ........................................................................... 84

FIGURE 43 : DISTRIBUTION DES CONNECTEURS (RUPTURES EN TANT QU’UN SEUL TEXTE) ............................................. 108

FIGURE 44 : ANALYSE FACTORIELLE DE LA DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS (RUPTURES EN TANT QU’UN SEUL TEXTE)

........................................................................................................................................................ 108

FIGURE 45: DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS (CHRONIQUES SÉPARÉES) ..................................................... 110

FIGURE 46: ANALYSE FACTORIELLE DES CONNECTEURS (CHRONIQUES SÉPARÉES) ....................................................... 111

FIGURE 47 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR MAIS .............................................................................................. 112

FIGURE 48 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR JUSTEMENT ...................................................................................... 119

FIGURE 49 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR D’AILLEURS ...................................................................................... 121

FIGURE 50 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR DONC ............................................................................................. 123

FIGURE 51 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR OR ................................................................................................. 125

FIGURE 52 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR POURTANT ....................................................................................... 127

FIGURE 53 : ANALYSE FACTORIELLE DE LA DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS ................................................ 130

FIGURE 54 : DISTANCE LEXICALE ENTRE LES TEXTES .............................................................................................. 147

FIGURE 55 : DISTRIBUTION DES PRONOMS PERSONNELS ........................................................................................ 213

FIGURE 56 : DISTRIBUTION DES PRONOMS PERSONNELS (COMPARAISON ENTRE LES ROMANS ET LES CHRONIQUES

JOURNALISTIQUES PRISES SÉPARÉMENT) ................................................................................................... 215

FIGURE 57 : DISTRIBUTION DU VOCABLE FEMME ................................................................................................. 218

FIGURE 58: CONSTELLATION THÉMATIQUE DU VOCABLE FEMME ............................................................................. 218

FIGURE 59: L'ANALYSE FACTORIELLE DES SIGNES DE PONCTUATION.......................................................................... 252