Tahar Bendjelloun l Enfant de Sable

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  • 8/12/2019 Tahar Bendjelloun l Enfant de Sable

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    Tahar Ben Jelloun

    LENFANT DE SABLERoman

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    Homme

    Il y avait dabord ce visage allong par quelques rides verticales, telles descicatrices creuses par de lointaines insomnies, un visage mal ras, travaill par letemps. La vie-quelle vie ? Une trange apparence faite doubli avait du lemalmener, le contrarier ou mme loffusquer. On pouvait y lire ou deviner uneprofonde blessure quun geste maladroit de la main ou un regard appuy, un ilscrutateur ou malintentionn suffisaient rouvrir. Il vitait de sexposer lalumire crue et se cachait les yeux avec son bras. La lumire du jour, dune lampeou de la pleine lune lui faisait mal : elle le dnudait, pntrait sous sa peau et ydcelait la home ou des larmes secrtes : Il la sentait passer sur son corps commeune flamme qui brlerait ses masques, une lame qui lui retirerait lentement le voilede chair qui maintenait entre lui et les autres la distance ncessaire. Que serait-ilen effet si cet espace qui le sparait et le protgeait des autres venait sannuler ? Ilserait projet nu et sans dfenses entres les mains de ceux qui navaient cess de lepoursuivre de leur curiosit, de leur mfiance et mme dune haine tenace; ilssaccommodaient mal du silence et de lintelligence dune figure qui les drangeaitpar sa seule prsence autoritaire et nigmatique.

    La lumire le dshabillait. Le bruit le perturbait. Depuis quil stait retirdans cette chambre haute, voisine de la terrasse, il ne supportait plus le mondeextrieur avec lequel il communiquait une fois par jour en ouvrant la porte Malika, la bonne qui lui apportait la nourriture, le courrier et un bol de fleurdoranger. Il aimait bien cette vieille femme qui faisait partie de la famille. Discrteet douce, elle ne lui posait jamais de questions mais une complicit devait lesrapprocher. Le bruit. Celui des voix aigus ou blafardes. Celui des rires vulgaires,des chants lancinants des radios. Celui des seaux deau verses dans la cour. Celuides enfants torturant un chat aveugle ou un chien trois pattes perdu dans cesruelles ou les btes et les fous se font piger. Le bruit des plaintes et lamentationsdes mendiants. Le bruit strident de lappel la prire mal enregistr et quun haut-

    parleur met cinq fois par jour. Ce ntait plus un appel la prire mais uneincitation lmeute. Le bruit de toutes les voix et clameurs montant de la ville etrestant suspendues la, juste au-dessus de sa chambre, le temps que le vent lesdisperse ou en attnue la force.

    Il avait dvelopp ces allergies; son corps, permable et irrit, les recevait la moindre secousse, les intgrait et les maintenait vives au point de rendre lesommeil trs difficile, sinon impossible. Ses sens ne staient pas dtraqus commeon aurait pu le penser. Au contraire, ils taient devenus particulirement aigus,actifs et sans rpit. Ils staient dvelopps et avaient pris toute la place dans cecorps que la vie avait renvers et le destin soigneusement dtourn.

    Son odorat recueillait tout. Son nez faisait venir lui toutes les odeurs,mme celles qui ntaient pas encore l. Il disait quil avait le nez dun aveugle,loue dun mort encore tide et la vue dun prophte. Mais sa vie ne fut pas celle

    dun saint, elle aurait pu le devenir, sil navait eu trop faire.Depuis sa retraite dans la pice den haut, personne nosait lui parler. Ilavait besoin dun long moment, peut-tre des mois, pour ramasser ses membres,mettre de lordre dans son passe, corriger limage funeste que son entourage staitfaite de lui ces derniers temps, rgler minutieusement sa mort et faire le propredans le grand cahier ou il consignait tout : son journal intime, ses secrets peut-tre un seul et unique secret et aussi lbauche dun rcit dont lui seul avait lescls.

    Un brouillard pais et persistant lavait doucement entour, le mettant labri des regards suspects et des mdisances que ses proches et voisins devaientchanger au seuil des maisons. Cette couche blanche le rassurait, le prdisposait ausommeil et alimentait ses rves.

    Sa retraite nintriguait pas outre mesure sa famille. Elle stait habitue le

    voir sombrer dans un grand mutisme ou dans des colres brutales et surtoutinjustifiables. Quelque chose dindfinissable sinterposait entre lui et le reste de lafamille. Il devait bien avoir des raisons, mais lui seul pouvait les dire. Il avaitdcid que son univers tait lui et quil tait bien suprieur celui de sa mre et

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    de ses surs en tout cas trs diffrent. Il pensait mme quelles navaient pasdunivers. Elles se contentaient de vivre la surface des choses, sans grandeexigence, suivant son autorit, ses lois et ses volonts. Sans vraiment en parlerentre elles, ne supposaient-elles pas que sa retraite avait du simposer lui parcequil narrivait plus matriser son corps, ses gestes et la mtamorphose quesubissait son visage cause des nombreux tics nerveux qui risquaient de ledfigurer ? Depuis quelque temps, sa dmarche ntait plus celle dun hommeautoritaire, matre incontest de la grande maison, un homme qui avait repris laplace du pre et rglait dans les moindres dtails la vie du foyer.

    Son dos stait lgrement courb, ses paules taient tombes en disgrce;devenues troites et molles, elles navaient plus la prtention de recevoir une tteaimante ou la main de quelque ami. Il sentait un poids difficile dterminer pesersur la partie suprieure de son dos, ilMarchait en essayant de se relever et de se renverser. Il tranait les pieds,ramassant son corps, luttant intrieurement contre la mcanique des tics qui ne luilaissait aucun rpit.

    La situation stait brusquement dtriore alors que rien ne laissaitprvoir une telle volution. Linsomnie tait une perturbation banale de ses nuitstant elle tait frquente et indomptable. Mais, depuis quentre lui et son corps il yavait eu rupture, une espce de fracture, son visage avait vieilli et sa dmarche taitdevenue celle dun handicap. Il ne lui restait plus que le refuge dans une totale

    solitude. Ce qui lui avait permis de faire le point sur tout ce qui avait prcd et deprparer son dpart dfinitif vers le territoire du silence suprme.

    Il savait que sa mort ne viendrait ni dun arrt du cur ni dunequelconque hmorragie crbrale ou intestinale. Seule une profonde tristesse, uneespce de mlancolie dpose sur lui par une main malhabile mettrait fin, sansdoute dans son sommeil, une vie qui fut simplementExceptionnelle et qui ne supporterait pas de tomber, aprs tant dannes etdpreuves, dans la banalit dun quotidien ordinaire. Sa mort sera hauteur dusublime que fut sa vie, avec cette diffrence quil aura brl ses masques, quil seranu, absolument nu, sans linceul, mme la terre qui rongera peu peu sesmembres jusqu le rendre lui-mme, dans la vrit qui fut pour lui un fardeauperptuel.

    Au trentime jour de retraite, il commenait voir la mort envahir sa

    chambre. Il lui arrivait de la palper et de la tenir distance comme pour luisignifier quelle tait un peu en avance et quil lui restait quelques affaires urgentes rgler. Il la reprsentait dans ses nuits sous la forme dune araigne ramollie quirodait, lasse mais encore vigoureuse. Le fait de limaginer ainsi raidissait son corps.Il pensait ensuite des mains fortes peut-tre mtalliques qui viendraient denhaut et sempareraient de laraigne redoutable; elles lteraient de son espace letemps pour lui de finir sesTravaux. A laube, il ny avait plus daraigne. Il tait seul, entour de rares objets,assis, relisant les pages quil avait crites la nuit. Le sommeil viendrait au cours dela matine.

    Il avait entendu dire un jour quun pote gyptien justifiait ainsi la tenuedun journal : De si loin que lon revienne, ce nest jamais que de soi-mme. Unjournal est parfois ncessaire pour dire que lon a cess dtre. Son dessein tait

    exactement cela : dire ce quil avait cess dtre.Et qui fut-il ?La question tomba aprs un silence dembarras ou dattente. Le conteur

    assis sur la natte, les jambes plies en tailleur, sortit dun cartable un grand cahieret le montra lassistance.

    Le secret est l, dans ces pages, tiss par des syllabes et des images. Il melavait confi juste avant de mourir. Il mavait fait jurer de ne louvrir que quarantejours aprs sa mort, le temps de mourir entirement, quarante jours de deuil pournous et de voyage dans les tnbres de la terre pour lui. Je lai ouvert, la nuit duquarante et unime jour. Jai t inond par le parfum du paradis, un parfumtellement fort que jai failli suffoquer. Jai lu la premire phrase et je nai riencompris. Jai lu le deuxime paragraphe et je nai rien compris. Jai lu toute la

    premire page et je fus illumin. Les larmes de ltonnement coulaient toutesseules sur mes joues. Mes mains taient moites; mon sang ne tournait pasnormalement. Je sus alors que jtais en possession du livre rare, le livre du secret,enjamb par une vie brve et intense, crit par la nuit de la longue preuve, garde

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    La porte du jeudi

    Amis du Bien, sachez que nous sommes runis par le secret du verbe dans

    une rue circulaire, peut-tre sur un navire et pour une traverse dont je ne connaispas litinraire. Cette histoire quelque chose de la nuit; elle est obscure etpourtant riche en images; elle devrait dboucher sur une lumire, faible et douce;lorsque nous arriverons laube, nous serons dlivrs, nous aurons vieilli dunenuit, longue et pesante, un demi-sicle et quelques feuilles blanches parpillesdans la cour en marbre blanc de notre maison souvenirs. Certains dentre vousseront tents dhabiter cette nouvelle demeure ou du moins dy occuper une petiteplace aux dimensions de leur corps. Je sais, la tentation sera grande pour loubli : ilest une fontaine deau pure quil ne faut approcher sous aucun prtexte, malgr lasoif. Car cette histoire est aussi un dsert. Il va falloir marcher pieds nus sur lesable brlant, marcher et se taire, croire loasis qui se dessine lhorizon et qui necesse davancer vers le ciel, marcher et ne pas se retourner pour ne pas treemport par le vertige. Nos pas inventent le chemin au fur et mesure que nousavanons; derrire. Ils ne laissent pas de trace, mais le vide, le prcipice, le nant.Alors nous regarderons toujours en avant et nous ferons confiance a nos pieds. Ilsnous mneront aussi loin que nos esprits croiront cette histoire. Vous savez prsent que ni le doute ni lironie ne seront du voyage. Une fois arrives laseptime porte, nous serons peut-tre les vrais gens du Bien. Est-ce une aventureou une preuve ? Je dirais lune et lautre. Que ceux qui partent avec moi lvent lamain droite pour le pacte de la fidlit. Les autres peuvent sen aller vers dautreshistoires, chez dautres conteurs. Moi, je ne conte pas des histoires uniquementpour passer le temps. Ce sont les histoires qui viennent moi, mhabitent et metransforment. Jai besoin de les sortir de mon corps pour librer des cases tropcharges et recevoir de nouvelles histoires. Jai besoin de vous. Je vous associe amon entreprise. Je vous embarque sur le dos et le navire. Chaque arrt sera utilisepour le silence et la rflexion. Pas de prires, mais une foi immense.

    Aujourdhui nous prenons le chemin de la premire porte, la porte du

    jeudi. Pourquoi commenons-nous par cette porte et pourquoi est-elle ainsinomme ? Le jeudi, cinquime jour de la semaine, jour de lchange. Certainsdisent que cest le jour du march, le jour ou les montagnards et paysans desplaines viennent en ville et sinstallent au pied de cette porte pour vendre lesrcoltes de la semaine. Cest peut-tre vrai, mais je dis que cest une question deconcidence et de hasard. Mais quimporte ! Cette porte que vous apercevez au loinest majestueuse. Elle est superbe. Son bois a t sculpte par cinquante-cinqartisans, et vous y verrez plus de cinq cents motifs diffrents. Donc cette portelourde et belle occupe dans le livre la place primordiale de lentre. Lentre etlarrive. Lentre et la naissance. La naissance de notre hros un jeudi matin. Il estarrive avec quelques jours de retard. Sa mre tait prte des le lundi mais elle arussi le retenir en elle jusquau jeudi, car elle savait que ce jour de la semainenaccueille que les naissances mles. Appelons-le Ahmed. Un prnom trs rpandu.

    Quoi ? Tu dis. quil faut lappeler Khmass ? Non, quimporte le nom. Bon, jecontinue : Ahmed est ne un jour ensoleill. Son pre prtend que le ciel taitcouvert ce matin-l, et que ce fut Ahmed qui apporta la lumire dans le ciel.Admettons ! Il est arriv aprs une longue attente. Le pre navait pas de chance; iltait persuad quune maldiction lointaine et lourde pesait sur sa vie : sur septnaissances, il eut sept filles. La maison tait occupe par dix femmes, les sept filles,la mre, la tante Aicha et Malika, la vieille domestique. La maldiction pritlampleur dun malheur tal dans le temps. Le pre pensait quune fille aurait pusuffire. Sept, ctait trop, ctait mme tragique. Que de fois il se remmoralhistoire des Arabes davant lIslam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme ilne pouvait sen dbarrasser, il cultivait En leur gard non pas de la haine, mais delindiffrence. Il vivait la maison comme sil navait pas de progniture. Il faisaittout pour les oublier, pour les chasser de sa vue. Par exemple, il ne les nommait

    jamais. La mre et la tante sen occupaient. Lui sisolait et il lui arrivait parfois depleurer en silence. Il disait que son visage tait habit par la honte, que son corpstait possd par une graine maudite et quil se considrait comme un poux strileou un homme clibataire. Il ne se souvenait pas davoir pos sa main sur le visage

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    dune de ses filles. Entre lui et elles il avait lev une muraille paisse. Il tait sansrecours et sans joie et ne supportait plus les railleries de ses deux frres qui, chaque naissance, arrivaient la maison avec, comme cadeaux, lun caftan, lautredes boucles doreilles, souriants et moqueurs, comme sils avaient encore gagn unpari, comme sils taient les manipulateurs de la maldiction. Ils jubilaientpubliquement et faisaient des spculations propos de lhritage. Vous ntes passans savoir, mes amis et complices, que notre religion est impitoyable pourlhomme sans hritier; elle le dpossde ou presque en faveur des frres. Quant auxfilles, elles reoivent seulement le tiers de lhritage. Donc les frres attendaient lamort de lan pour se partager une grande partie de sa fortune. Une haine sourdeles sparait. Lui, il avait tout essay pour tourner la loi du destin. Il avait consultdes mdecins, des fqihs, des charlatans, des gurisseurs de toutes les rgions dupays. Il avait mme emmen sa femme sjourner dans un marabout durant septjours et sept nuits, se nourrissant de pain sec et deau. Elle stait asperge durinede chamelle, puis elle avait jet les cendres de dix-sept encens dans la mer. Elleavait port des amulettes et des critures ayant sjourn La Mecque. Elle avaitaval des herbes rares importes dInde et du Ymen. Elle avait bu un liquidesaumtre et trs amer prpar par une vieille sorcire. Elle eut de la fivre, desnauses insupportables, des maux de tte. Son corps susait. Son visage se ridait.Elle maigrissait et perdait souvent conscience. Sa vie tait devenue un enfer, et sonpoux, toujours mcontent, la fiert froisse, lhonneur perdu, la bousculait et

    la rendait responsable du malheur qui stait abattu sur eux. Il lavait frappe unjour parce quelle avait refus lpreuve de la dernire chance : laisser la main dumort passer de haut en bas sur son ventre nu et sen servir comme une cuiller pourmanger du couscous. Elle avait fini par accepter. Inutile de vous dire, mescompagnons, que la pauvre femme stait vanouie et tait tomb de tout son poidssur le corps froid du mort. On avait choisi une famille pauvre, des voisins quivenaient de perdre leur grand-pre, un vieillard aveugle et dent. Pour lesremercier, lpoux leur avait donn une petite somme dargent. Elle tait prte tous les sacrifices et nourrissait des espoirs fous chaque grossesse ? Mais chaque naissance toute la joie retombait brutalement. Elle se mettait elle aussi sedsintresser de ses filles. Elle leur en voulait dtre l, se dtestait et se frappait leventre pour se punir. Le mari copulait avec elle en des nuits choisies par lasorcire. Mais cela ne servait rien. Fille sur fille jusqu la haine du corps,

    jusquaux tnbres de la vie. Chacune des naissances fut accueillie, comme vous ledevinez, par des cris de colre, des larmes dimpuissance. Chaque baptme fut unecrmonie silencieuse et froide, une faon dinstaller le deuil dans cette famillefrappe sept fois par le malheur. Au lieu dgorger un buf ou au moins un veau,lhomme achetait une chvre maigre et faisait verser le sang en direction de LaMecque avec rapidit, balbutiait le nom entre ses lvres au point que personne nelentendait, puis disparaissait pour ne revenir la maison quaprs quelques joursderrance. Les sept baptmes furent tous plus ou moins bcls. Mais pour lehuitime il avait pass des mois le prparer dans les moindres dtails. Il necroyait plus aux gurisseurs. Les mdecins le renvoyaient ce qui est crit dans leciel. Les sorcires lexploitaient. Les fqihs et les marabouts restaient silencieux. Cefut ce moment-l ou toutes les portes taient fermes quil prit la dcision denfinir avec la fatalit. II fit un rve : tout tait sa place dans la maison; il tait

    couch et la mort lui rendit visite. Elle avait le visage gracieux dun adolescent. Ellese pencha sur lui et lui donna un baiser sur le front. L adolescent tait dunebeaut troublante. Son visage changeait, il tait tantt celui de ce jeune homme quivenait dapparatre, tantt celui dune jeune femme lgre et vanescente. Il nesavait plus qui lembrassait, mais avait pour seule certitude que la mort se penchaitsur lui malgr le dguisement de la jeunesse et de la vie quelle affichait. Le matin iloublia lide de la mort et ne retint que limage de ladolescent. Il nen parla personne et laissa mourir en lui lide qui allait bouleverser sa vie et celle de toutesa famille. Il tait heureux davoir eu cette ide. Quelle ide ? Vous allez me dire.Eh bien, si vous permettez, je vais me retirer pour me reposer; quant vous, vousavez jusqu demain pour trouver lide gniale que cet homme au bord dudsespoir et de la faillite a eue quelques semaines avant la naissance de notrehros. Amis et compagnons du Bien, venez demain avec du pain et des dattes. La

    journe sera longue et nous aurons passer par des ruelles trs troites.Comme vous pouvez le constater, notre caravane a avanc un peu sur le

    chemin de la premire porte. Je vois que chacun a apport ses provisions pour le

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    voyage. Cette nuit, je nai pas pu dormir. Jai t poursuivi et perscut par desfantmes. Je suis sorti et je nai rencontr dans la rue que des ivrognes et desbandits. Ils ont voulu me dpouiller mais ils nont rien trouv. A laube je suisrentr chez moi et jai dormi jusqu midi. Cest pour cela que je suis en retard.Mais je vois dans vos linquitude. Vous ne savez pas ou je vous emmne. Nayezcrainte, moi non plus je ne le sais pas. Et cette curiosit non satisfaite que je lis survos visages, sera-t-elle apaise un jour ? Vous avez choisi de mcouter, alorssuivez-moi jusquau bout , le bout de quoi ? Les rues circulaires nont pas debout !

    Son ide tait simple, difficile A raliser, maintenir dans toute sa force :lenfant natre sera un mle mme si cest une fille ! Ctait cela sa dcision, unedtermination inbranlable, une fixation sans recours. Il appela un soir son pouseenceinte, senferma avec elle dans une chambre la terrasse et lui dit sur un tonferme et solennel : Notre vie na t jusqu prsent quune attente stupide, unecontestation verbale de la fatalit. Notre malchance, pour ne pas dire notremalheur, ne dpend pas de nous. Tu es une femme de bien, pouse soumise,obissante, mais, au bout de ta septime fille, jai compris que tu portes en toi uneinfirmit : ton ventre ne peut concevoir denfant mle; il est fait de telle sorte quilne donnera perptuit que des femelles. Tu ny peux rien. a doit tre unemalformation, un manque dhospitalit qui se manifeste naturellement et ton

    insu chaque fois que la graine que tu portes en toi risque de donner un garon. Jene peux pas ten vouloir. Je suis un homme de bien. Je ne te rpudierai pas et je neprendrai pas une deuxime femme. Moi aussi je macharne sur ce ventre malade.Je veux tre celui qui le gurit, celui qui bouleverse sa logique et ses habitudes. Jelui ai lanc un dfi : il me donnera un garon. Mon honneur sera enfin rhabilit;ma fiert affiche; et le rouge inondera mon visage, celui enfin dun homme, unpre qui pourra mourir en paix empchant par la ses rapaces de frres de saccagersa fortune et de vous laisser dans le manque. Jai t patient avec toi. Nous avonsfait le tour du pays pour sortir de limpasse. Mme quand jtais en colre, je meretenais pour ne pas tre violent. Bien sur tu peux me reprocher de ne pas tretendre avec tes filles. Elles sont toi. Je leur ai donn mon nom. Je ne peux leurdonner mon affection parce que je ne les ai jamais dsires. Elles sont toutesarrives par erreur, a la place de ce garon tant attendu. Tu comprends pourquoi

    jai fini par ne plus les voir ni minquiter de leur sort. Elles ont grandi avec toi.Savent-elles au moins quelles nont pas de pre ? Ou que leur pre nest quunfantme bless, profondment contrari ? Leur naissance a t pour moi un deuil.Alors jai dcid que la huitime naissance serait une fte, la plus grande descrmonies, une joie qui durerait sept jours et sept nuits. Tu seras une mre, unevraie mre, tu seras une princesse, car tu auras accouch dun garon. Lenfant quetu mettras au monde mle. Ce sera un homme, il sappellera Ahmed mme si cestune fille ! Jai tout arrange, jai tout prvu. On fera venir Lalla Radhia, la vieillesage-femme; elle en a pour un an ou deux, et puis je lui donnerai largent quil fautpour quelle garde le secret. Je lui ai dj parl et elle ma mme dit quelle avait eucette ide. Nous sommes tomb daccord. Toi, bien entendu, tu seras le puits et latombe de ce secret. Ton bonheur et mme ta vie en dpendront. Cet enfant seraaccueilli en homme qui va illuminer de sa prsence cette maison terne, il sera lev

    selon la tradition rserve aux mles, et bien sur il gouvernera vous protgeraaprs ma mort. Nous serons donc trois a partager ce secret, puis nous ne seronsque deux, Lalla Radhia est dj snile et elle ne tardera pas nous quitter, puis tuseras la seule, puisque, moi, jai vingt ans de plus que toi et que de toute faon jemen irai avant toi. Ahmed restera seul et rgnera sur cette maison de femmes.Nous allons sceller le pacte du secret : donne-moi ta main droite; que nos doigts secroisent et portons ces deux mains unies notre bouche, puis notre front. Puisjurons-nous fidlit jusqu la mort ! Faisons prsent nos ablutions. Nousclbrerons une prire et sur le Coran ouvert nous jurerons.

    Ainsi le pacte fut scell ! La femme ne pouvait quacquiescer. Elle obit son mari, comme dhabitude, mais se sentit cette fois-ci concerne par une actioncommune. Elle tait enfin dans une complicit avec son poux. Sa vie allait avoirun sens; elle tait embarque dans le navire de lnigme qui allait voguer sur des

    mers lointaines et insouponnes.Et le grand jour, le jour de la naissance vint. La femme gardait un petitespoir : peut-tre que le destin allait enfin lui donner une vraie joie, quil allaitrendre inutiles les intrigues. Hlas ! Le destin tait fidle et ttu, Lalla Radhia tait

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    la maison depuis le lundi. Elle prparait avec beaucoup de soins cetaccouchement. Elle savait quil serait exceptionnel et peut-tre le dernier de salongue carrire. Les filles ne comprenaient pas pourquoi tout le monde sagitait.Lalla Radhia leur souffla que ctait un mle qui allait natre. Elle disait que sonintuition ne lavait jamais trahie, ce sont l des choses incontrlables par la raison;elle sentait qu la manire dont cet enfant bougeait dans le ventre de sa mre, cene pouvait tre quun garon. Il donnait des coups avec la brutalit qui caractrisele mle ! Les filles taient perplexes. Une telle naissance allait tout bouleverserdans cette famille. Elles se regardrent sans dire un mot. De toute faon leur vienavait rien dexcitant. Peut-tre quun frre saurait les aimer ! Le bruit courait djdans le quartier et le reste de la famille : Hadj Ahmed va avoir un garon

    A prsent, mes amis, le temps va aller trs vite et nous dpossder. Nous nesommes plus des spectateurs; nous sommes nous aussi embarqus dans cettehistoire qui risque de nous enterrer tous dans le mme cimetire. Car la volont duciel, la volont de Dieu, vont tre embrases par le mensonge. Un ruisseau seradtourn, il grossira et deviendra un fleuve qui ira inonder les demeures paisibles.Nous serons ce cimetire la bordure du songe ou des mains froces viendrontdterrer les morts et les changer contre une herbe rare qui donne loubli. mesamis ! Cette lumire soudaine qui nous blouit est suspecte; elle annonce lestnbres.

    Levez la main droite et dites aprs moi : Bienvenue, tre du lointain,visage de lerreur, innocence du mensonge, double de lombre, toi tant attendu,tant dsir, on ta convoqu pour dmentir le destin, tu apportes la joie mais pas lebonheur, tu lves une tente dans le dsert mais cest la demeure du vent, tu es uncapital de cendres, ta vie sera longue, une preuve pour le feu et la patience.Bienvenue ! toi, le jour et le soleil ! Tu haras le mal, mais qui sait si tu feras lebien Bienvenue Bienvenue !

    Je vous disais donc Toute la famille fut convoque et runie dans la maison du Hadj des le

    mercredi soir. La tante Aicha sactivait comme une folle. Les deux frres, avecfemmes et enfants, taient arrivs, inquiets et impatients. Les cousins proches etlointains furent aussi invites. Lalla Radhia stait enferme avec lpouse du Hadj.

    Personne navait le droit de la dranger. Des femmes noires prparaient le dnerdans la cuisine. Vers minuit on entendit des gmissements : ctaient les premiresdouleurs. De vieilles femmes en appelaient au Prophte Mohammed. Le Hadjfaisait les cent pas dans la rue. Ses frres tenaient un conseil de guerre. Ils separlaient voix basse dans un coin du salon. Les enfants dormaient l o ilsavaient mang. Le silence de la nuit ntait interrompu que par les cris de douleur.Lalla Radhia ne disait rien. Elle chauffait des bassines deau, et talait les langes.Tout le monde dormait sauf le Hadj, la sage-femme et les deux frres. A laube, onentendit lappel la prire. Quelques silhouettes se levrent, tels des somnambuleset prirent. La femme hurlait prsent. Le jour se leva sur la maison o tout taitdans un grand dsordre. Les cuisinires noires rangrent un peu et prparrent lasoupe du petit djeuner, la soupe de la naissance et du baptme. Les frres durentpartir leur travail. Les enfants se considrrent en vacances et restrent jouer

    lentre de la maison. Vers dix heures du matin, le matin de ce jeudi historique,alors que tout le monde tait rassemble derrire les pices de accouchement, LallaRadhia entrouvrit la porte et poussa un cri ou la joie se mlait aux you-you, puisrpta jusqu sessouffler : cuesta un homme, un homme, `un homme Hadjarriva au milieu de ce rassemblement comme un prince, les enfants lui baisrent lamain. Les femmes laccueillirent par des you you stridents, entrecoups par desloges et des prires du genre : Que Dieu le garde Le soleil est arriv Cest lafin des tnbres. Dieu est grand Dieu est avec toi

    Il pntra dans la chambre, ferma la porte cl, et demanda Lalla Radhiadter les langes du nouveau n. Ctait videmment une fille. Sa femme staitvoil le visage pour pleurer. Il tenait le bb dans son bras gauche et de sa maindroite il tira violemment sur le voile et dit a sa femme : Pourquoi ces larmes ?Jespre que tu pleures de joie ! Regarde, regarde bien, cest un garon ! Plus

    besoin de te cacher le visage. Tu dois tre fire Tu viens aprs quinze ans demariage de me donner un enfant, cest un garon, cest mon premier enfant,regarde comme il est beau, touche ses petits testicules, touche son pnis, cest djun homme ! Puis, se tournant vers la sage-femme, il lui dit de veiller sur le

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    garon, et quelle ne laisse personne sen approcher ou le toucher. Il sortit de lapice, arborant un grand sourire Il portait sur les paules et sur le visage toute lavirilit du monde ! A cinquante ans, il se sentait lger comme un jeune homme. Ilavait dj oubli ou peut-tre faisait-il semblant quil avait tout arrang. Ilavait bien vu une fille, mais croyait fermement que ctait un garon.

    mes compagnons, notre histoire nest qu son dbut, et dj le vertigedes mots me racle la peau et assche ma langue. Je nai plus de salive et mes ossont fatigus. Nous sommes tous victimes de notre folie enfouie dans les tranchesdu dsir quil ne faut surtout pas nommer. Mfions-nous de convoquer les ombresconfuses de lange, celui qui porte deux visages et qui habite, os fantaisies. Visagedu soleil immobile. Visage de la lune meurtrire. Lange bascule de lun lautreselon la vie que nous dansons sur un fil invisible.

    mes amis, je men vais sur ce fil. Si demain vous ne voyez pas, sachez quelange aura bascule du cot du prcipice et de la mort.

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    La porte du vendredi

    Cela fait quelques jours que nous sommes tisss par les fils en laine dunemme histoire. De moi vous, de chacun dentre vous moi, partent des fils. Ilssont encore fragiles. Ils nous lient cependant comme dans un pacte. Mais laissonsderrire nous la premire porte quune main invisible saura refermer. La porte duvendredi est celle qui rassemble, pour le repos du corps, pour le recueillement delme et pour la clbration du jour. Elle souvre sur une famille en fte, un cielclment, une terre fconde, un homme lhonneur recouvr, une femme reconnueenfin comme mre. Cette porte ne laissera passer que le bonheur. Cest sa fonction,ou du moins telle est sa rputation. Chacun de nous a un jour vu cette portesouvrir sur ses nuits et les illuminer mme brivement. Elle nest perce dansaucune muraille. Cest la seule porte qui se dplace et avance au pas du destin. Etelle ne sarrte que pour ceux qui naime pas leur destin. Sinon quoi servirait-elle ? Cest par cette porte quest entre Lalla Radhia.

    La fte du baptme fut grandiose. Un buf fut gorge pour donner le nom :Mohamed Ahmed, fils de Hadj Ahmed. On pria derrire le grand fqih et mufti de laville. Des plats de nourriture furent distribus aux pauvres. La journe, longue etbelle, devait rest mmorable. Et effectivement tout le monde sen souvientaujourdhui encore. On parle de cette journe en citant la force du buf qui, la ttetranche, stait mis courir dans la cour, des vingt tables basses servies avec desmoutons entiers, de la musique andalouse joue par le grand orchestre de MoulayAhmed Loukili Les festivits durrent plusieurs jours. Le bb tait montr deloin. Personne navait le droit de le toucher. Seule Lalla Radhia et la mre senoccupaient. Les sept filles taient tenues lcart. Le pre leur dit qu partir demaintenant le respect quelles lui devraient tait identique celui quelles devraient leur frre Ahmed. Elles baissrent les yeux et ne dirent mot. On avait rarementvu un homme si heureux vouloir communiquer et partager sa joie. Il acheta unedemi-page du grand journal national, y publia sa photo avec en dessous ce texte :

    Dieu est clmentIl vient dilluminer la vie et le foyer de votre serviteur etDvou potier Hadj Ahmed Soulemane. Un garon-Que Dieu le protge et lui donne longue vie est n.Jeudi 10 h. Nous avons nomm Mohamed Ahmed.Cette naissance annonce fertilit pour la terre, paix etProsprit pour le pays. Vive Ahmed ! Vive le Maroc !

    Cette annonce dans le journal fit beaucoup jaser. On navait pas lhabitudedtaler ainsi publiquement sa vie prive. Hadj Ahmed sen moquait. Limportantpour lui tait de porter la nouvelle la connaissance du plus grand nombre. Ladernire phrase fit aussi du bruit. La police franaise naimait pas ce Vive le

    Maroc ! . Les militants nationalistes ne savaient pas que cet artisan riche taitaussi un bon patriote.Laspect politique de lannonce fut vite oubli, mais toute la ville se

    souvenait, longtemps aprs, de la naissance d Ahmed.La maison connut, durant toute lanne, la joie, le rire et la fte. Tout tait

    prtexte pour faire venir un orchestre, pour chanter et danser. Pour fter lepremier mot balbuti, les premiers pas du prince. La crmonie du coiffeur duradeux journes. On coupa les cheveux dAhmed, on lui maquilla les yeux avec dukhl. On linstalla sur un cheval en bois aprs lui avoir pass une djellaba blancheet couvert la tte dun fez rouge. La mre lemmena ensuite visiter le saint de laville. Elle le mit dur le dos et tourna sept fois autour du tombeau en priant le priantdintercder auprs de Dieu pour quAhmed soit protg du mauvais il, de lamaladie et de la jalousie des curieux Lenfant pleurait dans cette foule de femmes

    qui se bousculaient pour toucher de la main la cape noire couvrant le tombeau.Et lenfant grandit dans une euphorie quasi quotidienne. Le pre pensait lpreuve de la circoncision. Comment procder ? Comment couper un prpuceimaginaire ? Comment ne pas fter avec faste le passage lge dhomme de cet

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    enfant ? mes amis, il est des folies que mme le diable ignore ! Comment allait-ilcontourner la difficult et donner encore plus de force et de crdibilit son plan ?Bien sr, il pourrait, me diriez-vous, faire circoncire un enfant la place de son fils.Mais il y aurait l un risque; cela se saurait tt ou tard ! Figurez-vous quil aprsent au coiffeur-circoncise son fils, les jambes cartes, et que quelque chose at effectivement coup, que le sang a coul, claboussant les cuisses de lenfant etle visage du coiffeur. Lenfant a mme pleur et il fut combl de cadeaux apportspar toute la famille. Rares furent ceux qui remarqurent que le pre avait unpansement autour de lindex de la main droite. Il le cachait bien. Et personne nepensa une seconde que le sang vers tait celui du doigt ! Il faut dire que HadjAhmed tait un homme puissant et dtermin. `

    Et qui dans cette famille se sentait de taille A laffronter ? Pas mme sesdeux frres. Dailleurs, quels que fussent leurs soupons ils ne se risqurent aucune plaisanterie douteuse ni sous-entendu quant au sexe de lenfant. Tout sepassait comme le pte lavait prvu et espr. Ahmed grandissait selon la loi dupaire qui se chargeait personnellement de son ducation : la fte tait finie il fallait prsent faire de cet enfant un homme, un vrai. Le coiffeur venait rgulirementtous les mois lui couper les cheveux. Il allait avec dautres garons une colecoranique prive, il jouait peu et tranait rarement dans la rue de sa maison.Comme tous les enfants de son ge, il accompagnait sa mre au bain maure.

    Vous savez combien ce lieu nous a tous fortement impressionns quand

    nous tions gamins. Nous en sommes tous sortis indemnes..., du moinsapparemment. Pour Ahmed ce ne fut pas un traumatisme, mais une dcouvertetrange et amre Je le sais parce quil en parle dans son cahier. Permettez quejouvre le livre et que je vous lise ce quil a crit sur ces sorties dans je brouillardtide :

    Ma mre mit dans un petit panier des oranges, des ufs durs et desolives rouges marines dans le jus de citron. Elle avait un fichu sur la ttequi retenait le henn tal dans sa chevelure la veille. Moi, je navais pas dehenn dans les cheveux. Lorsque je voulus en mettre, elle me linterdit etme dit : Cest rserv aux filles ! Je me tus et la suivis au hammam. Jesavais que nous devions y passer tout laprs~midi. Jallais mennuyer,mais je ne pouvais rien faire dautre. En vrit, je prfrais aller au bainavec mon pre Il tait rapide et il mvitait tout ce crmonial

    interminable. Pour ma mre, ctait occasion de sortir, de rencontrerdautres femmes et de bavarder tout en se lavant. Moi, je mourais dennui.Javais des crampes lestomac, touffais dans cette vapeur paisse etmoite qui menveloppait. Ma mre moubliait. Elle installait ses sceauxdeau chaude et parlait avec ses voisines. Elles parlaient toutes en mmetemps. Quimporte ce quelles disaient, mais elles parlaient. Elles avaientlimpression dtre dans un salon o il tait indispensable pour leur santde parler. Les mots et phrases fusaient de partout et, comme la pice taitferme et sombre, ce quelles disaient tait comme retenu par la vapeur etrestait suspendu au-dessus de leurs tettes Je voyais des mots monterlentement et rogner contre le plafond humide. L, comme des poignes denuage, ils fondaient au contact de la pierre et retombaient en gouttelettessur mon visage. Je mamusais ainsi; je me laissais couvrir de mots qui

    ruisselaient sur mon corps mais passaient toujours par-dessus ma culotte,ce qui fait que mon bas-ventre tait pargn par ces paroles changes eneau. Jentendais pratiquement tout, et je suivais le chemin que prenaientces phrases qui, arrives au niveau suprieur de la vapeur, se mlangeaientet donnaient ensuite un discours trange et souvent drle En tout cas, moi,fa mamusait. Le plafond tait comme un tableau ou une planchedcriture. Tout ce qui sy dessinait ntait pas forcment intelligible. Mais,comme il fallait bien passer le temps, je me chargeais de dbrouiller tousces fils et den sortir quelque chose de comprhensible Il y avait des motsqui tombaient souvent et plus vite que dautres, comme par exemple : lanuit, le dos, les seins, le pouce , peine prononcs, je les recevais enpleine figure. Je ne savais dailleurs quoi en faire. En tout cas je les mettaisde cot, attendant dtre aliment par dautres mots et dautres images.

    Curieusement, les gouttes deau qui tombaient sur moi taient sales. Jeme disais alors que les mots avaient le got et la saveur de la vie. Et, pourtoutes ces femmes, la vie tait plutt rduite. Ctait peu de chose : lacuisine, le mnage, lattente et une fois par semaine le repos dans le

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    hammam. Jtais secrtement content de ne pas faire partie de cet universsi limit. Je jonglais avec les mots et a donnait parfois des phrasestombes sur la tte, du genre : la nuit le soleil sur le dos dans un couloiro le pouce de lhomme mon homme dans la porte du ciel le rire , puissoudain une phrase sense : leau est brlante , donne-moi un peu deton eau froide . Ces phrases navaient pas le temps dtre souleves versle haut par la vapeur. Elles taient dites sur un ton banal et expditif; ellesne faisaient pas partie du bavardage. En fait elles mchappaient et cela neme gnait pas du tout. Que pouvais-je faire avec des phrases vides, creuses,incapables de slever et de me faire rver Il y avait des mots rares et quime fascinaient parce que prononcs voix basse, comme par exemplemani , qlaoui , taboun Jai su plus tard que ctaient des motsautour du sexe et que les femmes navaient pas le droit de les utiliser : sperme , couilles , vagin Ceux-l ne tombaient pas. Ilsdevaient rester colls sur les pierres du plafond quils imprgnaient de leurteinte sale, blanchtre ou brune. Il y eut une fois une dispute entre deuxfemmes cause dun seau deau; elles avaient chang des insultes o cesmots revenaient souvent voix haute. L, ils tombrent comme une pluieet je me faisais un plaisir de les ramasser et de les garder secrtement dansma culotte ! Jtais gne et javais peur parfois que mon pre se charget deme laver comme il aimait de temps en temps le faire. Je ne pouvais pas les

    garder longtemps sur moi car ils me chatouillaient. Lorsque ma mre mesavonnait, elle tait tonne de constater combien jtais sale. Et moi je nepouvais pas lui expliquer que le savon qui coulait emportait toutes lesparoles entendues et accumules le long de cet aprs-midi. Quand je meretrouvais propre, je me sentais nu, comme dbarrass de frusques qui metenaient chaud. Aprs javais tout le temps pour me promener comme undiable entre les cuisses de toutes les femmes. Javais peur de glisser et detomber. Je maccrochais ces cuisses tales et jentrevoyais tous ces bas-ventres charnus et poilus. Ce ntait pas beau. Ctait mme dgotant. Lesoir je mendormais vite car je savais que jallais recevoir la visite de cessilhouettes que jattendais, muni dun fouet, nadmettant pas de les voir sipaisses et si grasses. Je les battais car je savais que je ne serais jamaiscomme elles; je ne pouvais pas tre comme elles Ctait pour moi une

    dgnrescence inadmissible. Je me cachais le soir pour regarder dans unpetit miroir de poche mon bas-ventre : il ny avait rien de dcadent; unepeau blanche et limpide, douce au toucher, sans plis, sans rides. A poquema mre mexaminait souvent. Elle non plus ny trouvait rien ! Enrevanche elle sinquitait pour ma poitrine quelle pansait avec du linblanc; elle serrait trs fort les bandes de tissu fin au risque de ne pluspouvoir respirer. Il fallait absolument empcher Apparition des seins. Jene disais rien, je laissais faire. Ce destin-l avait lavantage dtre original etplein de risques. Je laimais bien. De temps autre des signes extrieursvenaient me confirmer dans cette voie. Ainsi le jour o la caissire duhammam me refusa lentre, parce quelle considrait que je ntais plus unpetit garon innocent mais dj un petit homme, capable de perturber parma seule prsence au bain la vertu tranquille et les dsirs cachs de

    femmes honntes ! Ma mre protesta pour la forme, mais elle tait au fondheureuse. Elle en parla miettement le soir mon pre qui dcida de meprendre avec lui dornavant au hammam. Je me rjouissais dans mon coinet attendais avec une norme curiosit cette intrusion dans le brouillardmasculin. Les hommes parlaient peu; ils se laissaient envelopper par lavapeur et se lavaient assez rapidement Ctait une ambiance de travail. Ilsexpdiaient leurs ablutions en vitesse, se retiraient dans un coin sombrepour se raser le sexe, puis sen allaient. Moi je tranais et je dchiffrais lespierres humides. Il ny avait rien dessus. Le silence tait interrompu par lebruit des seaux qui tombaient ou les exclamations de certains quiprouvaient un plaisir se faire masser. Point de fantaisie ! Ils taientplutt tnbreux, presss den finir. Jappris plus tard quil se passait biendes choses dans ces coins sombres, que les masseurs ne faisaient pas que

    masser, que des rencontres et retrouvailles avaient lieu dans cetteobscurit, et que tant de silence tait suspect ! Jaccompagnais mon pte son atelier. Il mexpliquait la marche des affaires, me prsentait sesemploys et ses clients. Il leur disait que jtais lavenir. Je parlais peu. La

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    bande de tissu autour de la poitrine me serrait toujours Jallais lamosque. Jaimais bien me retrouver dans cette immense maison o seulsles hommes taient admis. Je priais tout le temps, me trompant souvent.Je mamusais. La lecture collective du Coran me donnait le vertige. Jefaussais compagnie la collectivit et psalmodiais nimporte quoi. Jetrouvais un grand plaisir djouer cette ferveur. Je maltraitais le textesacr. Mon pre ne faisait pas attention. Limportant, pour lui, ctait maprsence parmi tous ces hommes. Ce fut l que jappris tre un rveurCette fois ci je regardais les plafonds sculpts. Les phrases y taientcalligraphies Elles ne me tombaient pas sur la figure. Ctait moi quimontais les rejoindre. Jescaladais la colonne, aid par le chant coraniqueLes versets me propulsaient assez rapidement vers le haut. Je minstallaisdans le lustre et observais le mouvement des lettres arabes graves dans lepltre puis dans le bois. Je partais ensuite sur le dos dune belle prire :

    Si Dieu vous donne la victoire,

    Personne ne peut vous vaincre Je maccrochais au Alif et me laissais tirer par le Noun qui me dposaitdans les bras du Ba. Jtais ainsi pris par toutes les lettres qui me faisaientfaire le tour cul plafond et me ramenaient en douceur mon point dedpart en haut de la colonne. L je glissais et descendais comme unpapillon. Je ne drangeais jamais les ttes qui se dandinaient en lisant leCoran. Je me faisais petit et me collais mon pre que le rythme lancinantde la lecture endormait lentement. On sortait de la mosque en sebousculant. Les hommes aimaient se coller les uns aux autres. Au plus fortde passer. Moi, je me faufilais, je me dfendais. Mon pre me disait quilfaut toujours se dfendre. Sur le chemin on achetait du lait caill prpardans un tissu blanc permable On passait ensuite au four prendre le pain.Mon pre me devanait il aimait me voir me dbrouiller tout seul. Un jourje fus attaqu par des voyous qui me volrent la planche pain. Je ne pusme battre. Ils taient trois. Je rentrai la maison en pleurant. Mon pre medonna une gifle dont je me souviens encore et me dit : Tu nai pas une fillepour pleurer ! Un homme ne pleure pas ! Il avait raison, les larmes, cesttrs fminin ! Je schai les miennes et sortis la recherche des voyous pourme battre. Mon pre me rattrapa dans la rue et me dit que ctait troptard !

    Je referme ici je livre. Nous quittons lenfance et nous nous loignons de laporte du vendredi. Je ne la vois plus. Je vois le soleil qui sincline et vos visages quise relvent Le jour nous quitte. La nuit va nous parpillement Je ne sais si cest uneprofonde tristesse-un abme creus en moi par les mots et les regards ou unetrange ironie o se mlent lherbe du souvenir et le visage de labsent, qui brlema peau en ce moment. Les mots du livre ont lair anodin et, moi qui le lis, je suisremu comme si on me dpossdait de moi-mme hommes du crpuscule ! Jesens que ma pense se cherche et divague. Sparons-nous linstant et ayez lapatience du plerin !

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    La porte du samedi

    Amis, nous devons aujourdhui nous dplacer. Nous allons vers la

    troisime tape, septime jour de la semaine, une place carre, march des craleso paysans et animaux dorment ensemble, place de lchange entre la ville et lacampagne, entoure de murs bas et irrigue par une source naturelle. Je ne sais cequelle nous resserve La porte dorme sur des sacs de bl. Notre personnage ny ajamais mis les pieds et moi jy ai vendu un ne autrefois. La porte est une percedans le mur, une espce de ruine qui ne men nulle part. Mais nous lui devons unevisite, un peu par superstition, un peu par esprit de rigueur. En principe cette portecorrespond a ltape de ladolescence. Or, cest une priode bien obscure. Nousavons perdu de vue les pas de notre personnage, Pris en main par le pre, il a dpasser des preuves difficiles. Moment trouble o le corps est perplexe; en proie audoute, il hsite et marche en ttonnant Cest une priode que nous devons imagineret, si vous tes prts me suivre, je vous demanderai de maider, reconstituercette tape dans notre histoire. Dans le livre, cest un espace blanc, des pages nueslaisses ainsi en suspens, offertes la libert du lecteur. A vous !

    Je pense que cest le moment o Ahmed prend conscience de ce qui luiarrive et quille traverse une crise profonde. Je limagine tiraill entre lvolution deson corps et la volont de son pre dent faire absolument un homme

    Moi. Je ne crois pas cette histoire de crise. Je pense Ahmed a tfabriqu et quil volue selon la stratgie du pre. Il ne doute pas. Il veut gagner lepari et relever le dfi. Cest un enfant rveur et intelligent. Il a vite compris quecette socit prfre les hommes aux femmes.

    Non ! Ce qui sest pass est simple. Moi, je le sais. Je suis le plus g decette assistance, peut-tre mme plus que notre vnr matre et conteur. Que jesalue respectueusement. Cette histoire, je la connais. Je nai pas besoin de devinerou de donner des explications Ahmed ne quittait jamais son pre Son ducationsest faite en dehors de la maison et loin des femmes. A lcole. Il a appris sebattre; et il sest battu souvent. Son pre lencourageait et ttait ses muscles quil

    trouvait mous. Ensuite il a maltrait ses surs qui le craignaient. Normal ! On leprparait la succession. Il est devenu un homme. En tout cas on lui a appris secomporter en homme, aussi bien la maison quau-dehors.

    Cela ne nous avance pas, cher doyen ! Je te dis cela parce que notrehistoire pitine. Sommes-nous capables de linventer ? Pourrions-nous nous passerdu livre ?

    Moi, si vous permettez. Je vais vous dire la vrit : cest une histoire defou ! Si Ahmed a vraiment exist, il doit tre ans un asile dalins.. Puisque tu disavoir la preuve dans ce livre que tu caches, pourquoi ne pas nous le donner Nousverrons bien si cette histoire correspond la vrit ou si tu as tout invente pour tejouer de notre temps et de notre patience !

    Cest le vent de la rbellion qui souffle ! Vous tes libres de croire ou de ne

    pas croire cette histoire. Mais, en vous associant ce rcit, je voulais juste valuervotre intrt La suite, je vais la ire Elle est impressionnante. Jouvre le livre, jetourne les pages blanches coutez !

    Il est une vrit qui ne peut tre dite, pas mme suggre, mais vcuedans la solitude absolue, entoure dun secret naturel qui se maintientsans effort et qui en est lcorce et le parfum intrieur, une odeur dtableabandonne, ou bien lodeur dune blessure non cicatrise qui se dgageparfois en des instants de lassitude o lon se laisse gagner par langligence, quand ce nest pas le dbut de la pourriture, unedgnrescence physique avec cependant le corps dans son image intacte,car la souffrance vient dun fond qui ne peut non plus tre rvl; on nesait pas sil est en soi ou ailleurs, dans un cimetire, dans une tombe :

    peine creuse, peine habite par une chair fltrie, par lil funeste duneuvre singulire simplement dsintgre au contact de lintimit engluede cette vrit telle une abeille dans un bocal de miel, prisonnire de sesillusions, condamne mourir, trangle, touffe par la vie. Cette vrit,

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    banale, somme toute, dfait le temps et le visage, me tend un miroir o jene peux me regarder sans tre troubl par une profonde tristesse, pas deces mlancolies de jeunesse qui bercent notre orgueil et nous couchentdans la nostalgie, mais une tristesse qui dsarticule ltre, le dtache du solet le jette comme lment ngligeable dans un monticule dimmondices ouun placard municipal dobjets trouvs que personne nest jamais venurclamer, ou bien encore dans le grenier dune maison hante, territoiredes rats. Le miroir est devenu le chemin par lequel mon corps aboutit cettat, o il crase dans la terre, creuse une tombe provisoire et se laisseattirer par les racines vives qui grouillent sous les pierres, il saplatit sousle poids de cette norme tristesse dont peu de gens ont le privilge non pasde connatre, mais simplement de deviner les formes, le poids et lestnbres Alors, jvite les miroirs. Je nai pas toujours le courage de metrahir, cest--dire de descendre les marches que mon destin a traces etqui me mnent au fond de moi-mme dans lintimit insoutenable dela vrit qui ne peut tre dite. L, seuls les vermisseaux ondulants metiennent compagnie. Je suis souvent tent dorganiser mon petit cimetireintrieur de sorte que les ombres couches se relvent pour faire uneronde autour dun sexe rig, une verge qui serait mienne mais que je nepourrais jamais porter ni exhiber Je suis moi-mme lombre et la lumirequi la fait natre, le matre de maison une ruine dissimulant un fosse

    commune et linvit, la main pose sur la terre humide et la pierreenterre sous une touffe dherbe, le regard qui se cherche et le miroir, jesuis et ne suis pas cette voix qui saccommode et prend le pli de mon corps,mon visage enroul dans le voile de cette voix, est-elle de moi ou est-cecelle du pre qui laurait insuffle, ou simplement dpose pendant que jedormais en me faisant du bouche bouche ? Tantt je la reconnais, tanttje la rpudie, je sais quelle est mon masque le plus fin, le mieux labor,mon image la plus crdible; elle me trouble et mexaspre; elle raidit lecorps, lenveloppe dun duvet qui devient tt des poils Elle a russi liminer la douceur de ma peau, et mon visage est celui de cette voix. Jesuis le dernier voir droit au doute. Non, cela ne mest pas permis. Lavoix, grave, granule, travaille, mintimide, me secoue et me jette dans lafoule pour que je la mrite; pour que je la porte avec certitude, avec

    naturel, sans fiert excessive, sans colre ni folie, je dois en matriser lerythme, le timbre et le chant, et la garder dans la chaleur cl mes viscres. La vrit sexile; il suffit que je parle pour que la vrit sloigne, pourquon oublie. Et jen deviens le fossoyeur et le dterreur, le matre et.Lesclave. La voix est ainsi : elle ne me trahit pas et, mme si je voulais larvler dans sa nudit, la trahir en quelque sorte, je ne pourrais pas, je nesaurais pas peut-tre mme que jen mourrais. Ses exigences, je les connaisviter la colre, les cris, lextrme douceur, le murmure bas, brefirrgularit. Je suis rgulier. Et je me tais pour pitiner cette image quiminsupporte. mon Dieu, que cette vrit me pesse ! Dure exigence durela rigueur. Je suis larchitecte et la demeure; larbre et la sve; moi et unautre; moi et une autre. Aucun dtail ne devrait venir, ni de lextrieur nidu fond de la fosse, perturber cette rigueur. Pas mme le sang. Et le sang

    un matin tach mes draps. Empreintes dun tat de fait de mon corpsenroul dans un linge blanc, pour branler la petite certitude, ou pourdmentir larchitecture de lapparence. Sur mes cuisses un mince filet desang, une ligne irrgulire dun rouge ple. Ce ntait peut-tre pas dusang, mais une veine enfle, une varice colorie par la nuit, une visionjuste avant la lumire du matin; pourtant le drap tait tide comme silenveloppait un corps tremblant, peine retir de la terre humide. Ctaitbien du sang; rsistance du corps au nom; claboussure dune circoncisiontardive. tait un rappel, une grimace dun souvenir enfoui, le souvenirdune vie que je navais pas connue et qui aurait pu tre la mienne. trangedtre ainsi porteur dune mmoire non accumule dans un temps vcu,mais clone linsu des uns et des autres. Je me balanais dans un jardin,une terrasse en haut dune montagne et je ne savais pas de quel cot je

    risquais de tomber. Je me balanais dans un drap rouge o le sang staitfondu dans la teinte de ce voile. Je sentais le besoin de me gurir de moi-mme, de me dcharger de cette solitude lourde telle une muraillerecueillant les plaintes et les cris dune horde abandonne, une mosque

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    Bab El Had

    Cest une porte minuscule; il faut se baisser pour passer. Elle est lentre

    de la mdina et communique avec celle situe extrmit, qui est utilise poursortir. En fait ce sont de fausses entres. Tout dpend do on vient; cest commodede savoir que dans toute histoire il existe des portes dentre ou de sortie.Justement Ahmed fera souvent des va-et-vient entre les deux portes. Il a vingt ans.Cest un jeune homme cultiv et son pre pense avec inquitude son avenir. Jesuppose que tout le monde attendait notre histoire ce tournant. Les choses sesont passes de la manire suivante :

    Un jour Ahmed alla voir son pre dans son atelier et lui dit : Pre, comment trouves-tu ma voix ? Elle est bien, ni trop grave ni trop aigu Bien, rpondit Ahmed. Et ma peau, comment tu la trouves ? Ta peau ? Rien de spcial. As-tu remarqu que je ne me rase pas tous les jours ? Oui, pourquoi ? Que penses-tu de mes muscles ? Quels muscles ? Ceux par exemple de la poitrine.. Mais je ne sais pas. As-tu remarqu que cest dur ici, au niveau des seins ? Pre, je vais me

    laisser pousser la moustache Si cela te fait plaisir ! Dornavant, je mhabillerai en costume, cravate Comme tu veux, Ahmed. Pre ! Je voudrais me marier ` Quoi ? Tu es trop jeune encore Ne tes-tu pas mari jeune ? Oui, ctait un autre temps

    Et mon temps, cest quoi ? Je ne sais pas. Tu membarrasses.. Nest-ce pas le temps du mensonge, de la mystification ? Suis-je un tre

    ou une image, un corps ou une autorit, une pierre dans un jardin fan ou un arbrerigide ? Dis-moi, qui suis-je ?

    Mais pourquoi toutes ces questions ? Je te les pose pour que toi et moi nous regardions les choses en face. Ni

    toi ni moi ne sommes dupes. Ma condition, non seulement je laccepte et je la vis,mais je laime. Elle mintresse. Elle me permet davoir les privilges que je nauraisjamais pu connatre. Elle mouvre des portes et jaime cela, mme si elle menfermeensuite dans une cage de vitrs. Il marrive dtouffer dans mon sommeil. Je menoie dans ma propre salive. Je me cramponne la terre mobile.Japproche ainsi du nant. Mais, quand je me rveille, je suis malgr tout heureux

    dtre ce que je suis. Jai lu tous le livres danatomie, de biologie, de psychologie etmme dastrologie. Jai beaucoup lu et jai opt pour le bonheur La souffrance, lemalheur de la solitude, je men dbarrasse dans un grand cahier. En optant pour lavie, jai accept laventure. Et je voudrais aller jusquau bout de cette histoire. Jesuis homme. Je mappelle Ahmed selon la tradition de notre Prophte Et jedemande une pouse. Nous ferons une grande fte discrte pour les fianaillesPre, tu mas fait homme, je dois le rester Et, comme dit notre Prophte bien-aim un musulman complet est un homme mari .

    Le pre tait dans un grand dsarroi. Il ne savait quoi rpondre in son filsni in qui demander conseil. Aprs tout Ahmed poussait la logique jusquau bout. Ilnavait pas tout dit son pre, car il avait un plan. Un grand silence charg demalaise. Ahmed tait devenu autoritaire. A la maison il se faisait servir par sessurs ses djeuners et ses dners. Il se clotrait dans la chambre du haut. Il

    interdisait toute tendresse avec sa mre qui le voyait rarement. A latelier il avaitdj commenc prendre les affaires en main. Efficace, moderne, cynique, il taitun excellent ngociateur. Son pre tait dpass. Il laissait faire. Il navait pasdamis. Secret et redoutable, il tait craint. Il trnait dans sa chambre, se couchait

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    tard et se levait tt. Il lisait effectivement beaucoup et crivait la nuit. Il lui arrivaitde rester enferm dans la chambre quatre cinq jours. Seule la mre osait frapper sa porte. Il toussait pour ne pas avoir parler et pour signifier quil tait toujoursvivant.

    Un jour, il convoqua sa mre et lui dit sur un ton ferme : Jai choisi celle qui sera ma femme.La mre avait t prvenue par le pre Elle ne dit rien. Elle ne marqua

    mme pas ltonnement Plus rien ne pouvait la choquer de sa part. Elle se disaitque la folie lui arrivait au cerveau. Elle nosa pas penser quil tait devenu unmonstre. Son comportement depuis une anne lavait transform et rendumconnaissable. Il tait devenu destructeur et violent, en tout cas trange. Elle levales yeux sur lui et dit :

    Cest qui ? Fatima Fatima qui ? Fatima, ma cousine, la fille de mon oncle, le frre cadet de mon pre,

    celui qui se rjouissait la naissance de chacune de tes filles Mais tu ne peux pas, Fatima est malade Elle est pileptique, puis elle

    bote Justement Tu es un monstre

    Je suis ton fils, ni plus ni moins Mais tu vas faire le malheur ! Je ne fais que vous obir; toi et mon pre, vous mavez trac un chemin;

    je lai pris, je lai suivi et, par curiosit, je suis all un peu plus loin et tu sais ce quejai dcouvert ? Tu sais ce quil y avait au bout de ce chemin ? Un prcipice. Laroute sarrte net en haut dun grand rocher qui surplombe un immense terrain oon jette les immondices, irrigues par les gouts de la ville qui, comme par hasard,dbouchent l et raniment la pourriture; les odeurs se marient et cela donne, pas lanause, mais livresse du Mal. Oh ! Rassure-toi, je nai pas t sur les lieux Je lesimagine, je les sens et je les vois !

    Moi, je nai rien dcide Cest vrai ! Dans cette famille, les femmes enroulent dans un linceul de

    silence , elles obissent, mes surs obissent; toi, tu te tais et moi jordonne !

    Quelle ironie ! Comment as-tu fait pour ninsuffler aucune graine de violence tesfilles ? Elles sont l, vont et viennent, rasant les murs, attendant le mariprovidentiel quelle misre ! As-tu vu mon corps ? Il a grandi; il a rintgr sapropre demeure , je me suis dbarrass de lautre corce; elle tait fragile ettransparente. Jai pltr la peau. Le corps a grandi et je ne dors plus dans le corpsdun autre. Je me couche la lisire de votre linceul. Tu ne dis rien. Tu as raison.Je vais te parler dautre chose. Certains versets du Coran quon mavait faitapprendre par cur me reviennent depuis quelque temps, comme cela, sansraison. Ils traversent ma tte, sarrtent une seconde, puis svanouissent.

    Voici ce dont Allah vous fait commandementAu sujet de vos enfants : au mle.Portion semblable celle de deux filles*..,

    *Sourate des femmes, IV, 11-12

    Oh ! Et puis non, je ne veux pas les retenir; je les laisse au vent Alors jecompte me marier et fonder un foyer, comme on dit, un foyer de braise, ma maisonsera une cage de verre, pas grand-chose, juste une chambre pleine de miroirs qui serenverront la lumire et les images Je vais dabord me fiancer. Ne brlons pas lestapes. A prsent, je vais crire, peut-tre des pomes damour pour la femmesacrifie. Ce sera elle ou moi. A vous de choisir.

    mes compagnons ! Notre personnage nous chappe. Dans mon esprit, ilne devait pas devenir mchant. Moi jai limpression quil est en train de nousfausser compagnie. Ce revirement brutal, cette violence soudaine minquitent et jene sais ou cela va nous mener. Je dois avouer aussi que cela mexcite assez ! Il est

    damn, habit par la maldiction, transform par les sorciers. Sa mchancet ledpasse. Croyez-vous, vous qui mcoutez, quil est homme sans scrupules, quilest un monstre ? Un monstre qui crit des pomes ! Je doute et je ne me sens pasbien avec ce nouveau visage. Je reviens au livre. Lencre est pale. Des gouttes

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    deau peut-tre des larmes ont rendu cette page illisible. Jai du mal ladchiffrer :

    Dans les bras endoloris de mon corps, je me tiens, je descends au plusprofond comme pour mvader. Je me laisse glisser dans une ride et jaimelodeur de cette valle. Je sursaute au cri de la jument envoye par labsent.Elle est blanche et je me cache les yeux. Mon corps lentement souvre mon dsir. Je le prends par la main. Il rsiste. La jument cavale. Jemendors, enlac par mes bras; Est-ce la mer qui murmure ainsi loreille dun cheval mort ? Est-ce uncheval ou une sirne ? Quel rite du naufrage happ par la chevelure de la mer ? Je suis enfermdans une image et les vagues hautes me poursuivent. Je tombe. Jemvanouis. Est-ce possible de svanouir dans le sommeil, de perdreconscience et de ne plus reconnatre de la main les objets familiers ? Jaiconstruit ma maison avec des images tournantes. Je ne joue pas. J essaiede ne pas mourir. Jai au moins toute la vie pour rpondre une question :Qui suis-je ? Et qui est lautre ? Une bourrasque du matin ? Un paysageimmobile ? Une feuille tremblante ? Une fume blanche au-dessus dunemontagne ? Une gicle deau pure ? Un marcage visit par les hommesdsesprs ? Une fentre sur un prcipice ? Un jardin de lautre cot de lanuit ? Une vieille pice de monnaie ? Une chemise recouvrant un homme

    mort ? Un peu de sang sur des lvres entrouvertes ? Un masque mal pose ?Une perruque blonde sur une chevelure grise ? Jcris tous ces mots etjentends le vent, non pas dehors mais dans ma tte; il souffle fort et claqueles persiennes par lesquelles jentre dans le rve. Je vois quune porte estpenche. Va-t-elle tomber l o jai lhabitude de poser ma tte pouraccueillir dautres vies, pour caresser dautres visages, des visages sombresou gais, mais je les aime puisque cest moi qui les invente. Je les fais trsdiffrents du mien, difformes ou sublimes, ravis la lumire du jour etplans sur les branches de larbre comme les conqutes de la sorcire.Parfois lhiver de ces visages massassine. Je les abandonne Je men vaischercher ailleurs. Je prends des mains. Je les choisis grandes et fines. Jeles serre, je les baise, je les suce. Et je menivre. Les mains me rsistentmoins. Elles ne savent pas faire des grimaces. Les visages se vengent de ma

    libert en grimaant tout le temps. Cest pour cela que je les carte. Pasviolemment. Mais je les mets de cot je les entasse. Ils scrasent. Ilssouffrent. Certains arrivent crier. Des cris de hibou. Des miaulement.Des grincements de dents. Visages indiffrents. Ni homme ni femme. Maisdes figures de beaut absolue. Les mains me trahissent aussi, surtoutquand jessaie de les marier aux visages. Le principal cest dviter lenaufrage. Le rite du naufrage mobsde. Je risque de tout perdre et je naipas envie de me retrouver dehors avec les autres. Ma nudit est monprivilge sublime. Je suis le seul la contempler. Je suis le seul a lamaudire. Je danse. Je tournoie. Je tape des mains. Je frappe le sol avecmes pieds. Je me penche vers la trappe ou je cache mes cratures. Jai peurde tomber et de me confondre avec un de ces visages sans sourire. Jetournoie et memporte dans le vertige. La sueur perle sur mon front. Mon

    corps danse en scandant un rythme africain Je lentends. Je vois labrousse et me mle aux hommes nus. Joublie de me demander qui je suis.Jaspire au silence du cur. Je suis traqu et je donne ma bouche uneflamme dans la fort. Je ne suis pas en Afrique mais dans un cimetiremarin o jai froid. Les tombes se sont toutes vides. Abandonnes. Levent qui siffle en est prisonnier. Un cheval, peint des couleurs bleues de lanuit, cavale dans ce cimetire. Ce sont mes yeux qui tombent etsincrustent dans la tte du cheval. Les tnbres me couvrent. Je me sensen scurit. Pris par des mains chaudes. Elles me caressent le dos et je lesdevine. Ce ne sont pas les miennes. Tout me manque et je recule. Est-ce lafatigue ou lide du retour moi-mme et la. Maison. Je voudrais rire,car je suis que, condamn lisolement, je ne pourrai pas vaincre la peur.On dit que cest cela langoisse. Jai passe des annes ladapter ma

    solitude. Ma rclusion est voulue, choisie, aime. Je vais en tirer en plusdes visages et des mains, des voyages et des pomes. Je fais de lasouffrance un palais o la mort naura pas de place. Ce nest mme pas moiqui la repousse. On lui interdit lentre, mais la souffrance se suffit as elle-

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    mme. Pas besoin de frapper un grand coup. Ce corps est fait de fibres quiaccumulent la douleur et intimident la mort. Cest cela ma libert.Langoisse se retire et je reste seul me battre jusqu laube. Le matin jetombe de fatigue et de joie. Les autres ne comprennent rien. Ils sontindignes de ma folie. Telles sont mes nuits : feriques. Jaime aussi les installer en haut desrochers et attendre que le vent les secoue, les lave, les spare du sommeil,les dgage des tnbres, les dshabille et me les ramne enveloppes duseul nuage des songes. Alors tout devient limpide. Joublie. Je sombredoucement dans le corps ouvert de lautre. Je minterroge plus personne. Je bois du caf et je vis. Ni bien ni mal. Jeninterroge personne car mes questions nont pas de rponse. Je le saisparce que je vis des deux cots du miroir. En vrit, je ne suis pas srieux.Jaime jouer mme si je dois faire mal Il y a longtemps que je suis au-dessus du mal. A regarder tout cela de loin, du sommet de ma solitude.Cest trange ! Ma duret, ma rigueur mouvrent des portes. Je nendemande pas tant ! Jaime le temps que jencadre. En dehors je suis unpeu perdu. Alors je deviens svre. Je sors plus tt que prvu de lenfancegte, je bouscule les uns et les autres, je ne rclame pas lamour maislabandon. Ils ne comprennent pas. Do la ncessit de vivre ma conditiondans toute son horreur.

    Aujourdhui, jaime penser in celle qui deviendra ma femme. Je ne parlepas encore du dsir, je parle de la servitude. Elle viendra, tranant unejambe, le visage crisp, le regard inquiet, bouleverse par ma demande. Jela ferai monter dans ma chambre et lui parlerai de mes nuits. Je luibaiserai la main, lui dirai quelle est belle; je la ferai pleurer et la laisseraisagiter dans sa crise; je lobserverai, luttant contre la mort, bavant,implorant; je lui baiserai le front; elle se calmera, puis repartira chez ellesans se retourner. Je ne suis pas dprim, je suis exaspr. Je ne suis pas triste. Je suisdsespr. Ma nuit ne ma rien donn. Elle est passe, inaperue. Calme,vide, noire.

    Amis, je vous avais dit que cette porte tait troite. Je lis sur vos visages

    lembarras et linquitude. Cette confession nous claire et nous loigne. Elle rendle personnage de plus en plus tranger.De bien obscurs changes de lettres allaient bouleverser les plans et la vie

    de notre hros. Ces lettres, consignes dans le cahier, ne sont pas toutes dates.Mais, en les lisant, on peut les situer a lpoque ou nous sommes arrivs dans notrehistoire. Elles ne sont pas signes ou alors la signature y est absolument illisible.Parfois cest une croix, dautres fois ce sont des initiales ou des arabesques.

    Sont-elles dun correspondant ou dune correspondante anonyme ? Ousont-elles imaginaires ? Se serait-il crit lui-mme dans son isolement ?

    La premire lettre ne figure pas dans le cahier. Elle a d tre perdue. Laseconde, cest sa rponse :

    Ainsi jaurais la vie pour chtiment ! Votre lettre ne ma pas tonn. Jaidevin comment vous avez pu vous procurer les lments intimes et

    singuliers de ma vie. Vous vous acharnez sur une absence, ou la limiteune erreur. Moi-mme je ne suis pas ce que je suis; lune et lautre peut-tre ! Mais la manire dont vous vous insinuez dans ces questions,limprudence avec laquelle vous vous immiscez dans mon rve, vousrendent complice de tout ce que je peux commettre ou provoquer commemalheur. Votre signature est un gribouillage illisible. La lettre nest pasdate. Seriez-vous lange exterminateur ? Si vous 1tes, venez me voir,nous pourrions rire ensemble . Poste restante ! Des initiales ! Tant demystre Jai trouv votre lettre sous la pierre lentre du jardin. Je vousremercie de mavoir rpondu. Vous restez bien vasive. Cela fait longtempsque je vous attends. Mes questions ntaient sans doute pas trs prcises.Comprenez-moi, je ne peux dvoiler mon identit sans encourir un danger

    qui amnerait le malheur sur vous et sur moi. Notre correspondance doitrester confidentielle. Je compte sur votre sens du secret. Le dessein qui me guide et me mne vers vous est frapp du sceau delimpossible. Jaime pourtant marcher sur ce chemin avec la patience

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    nourrie despoir par le rve, ce songe que je fais de vous chaque fois quemonte la fivre, l o je vous vois sans que vous me voyiez; je vous entendsparler vous-mme ou vous coucher nue dans les pages blanches de cecahier, je vous observe et vous suis jusqu perdre le souffle, car cest fouce que vous bougez, ce que vous courez. Jaimerais pouvoir vous arrter unmoment, un bref instant, pour regarder vos yeux et vos cils. Mais je nai devous quune image floue, et cest peut-tre mieux ainsi !

    Puisque vous venez jusqu chez moi pour mpier et observer mes gesteset penses, jai dcid de faire le mnage. Ma chambre nest pas trsgrande. Les miroirs parallles, la lumire du ciel, les grandes fentres etma solitude font quelle parat grande. Je vais lagrandir encore plus enfaisant le propre dans ma vie et mes souvenirs, car il ny a pas plusencombrant que les choses laisses par le temps dans un tage de lammoire. (Les gens disent un coin de la mmoire, moi je sais que cest untage car il y a tant dobjets qui se sont entasses et qui attendent un signepour dgringoler et venir encombrer ma vie actuelle.) A votre prochainevisite vous serez tonne et mme dpays. Je ne vous cache pas que jecherche vous perdre, prcipiter votre perte. Vous tomberez dans le filetde vos audaces ou tout simplement dans un foss, en bordure de la route.Mais restons ensemble quelque temps, Ne nous perdons pas de vue. A

    bientt !

    Nayant pas le temps de venir jusqu vous et ntant pas certain que maprsence vous bouleverserait, je prfre encore vous crire. Je ne parleraini de votre beaut, ni de la grce qui vous enveloppe et vous prserve, ni dela manipulation de votre destin. Jai appris que vous avez mis le dsir et la volont de vous marier. Beaugeste, en principe ! Mais votre me semble sgarer. Vous oseriez faire dunpauvre tre sans dfense une victime ? Non ! Cela est indigne de vous.Cependant, si vous dsirez faire mal lun de vos oncles, jaurai quelquesides vous proposer. Mais je reste persuade que votre gnie a desambitions dune tout autre ampleur ! Laissons ces manigances pour lt ou lautomne. Voyez comme le

    printemps se penche sur nos corps et ouvre dlicatement nos curs. Je resterai encore dans lombre dun anonymat do toutes les drivessont possibles, surtout celles qui mnent vous, vos penses, votreme, votre corps tendu prs du mien

    Mon pre est souffrant. Je dois renoncer tous mes projets. Je sens quecest un moment difficile. Lide de sa disparition mobsde. Quand jelentends tousser, jai trs mal. Ma mre ne semble pas tre prpare acette preuve. Je quitte ma chambre et je dors ses cots, sans dormir. Jesurveille le rythme de sa respiration. Je veille sur lui et je pleurediscrtement sur moi. Je vous parle aujourdhui de ma peur et de ma douleur, alors que voustes install dans cet anonymat qui me rapproche beaucoup de vous. Je ne

    voudrais pas voir votre visage ni entendre votre voix. Laissez-moi vousdeviner travers vos lettres; Ne men veuillez pas si je tarde a vous donnerde mes nouvelles, .

    Cet change de lettres sinterrompt ici pour laisser place lvnementmajeur, preuve dcisive, tournant important qui va bouleverser la vie de notrepersonnage. La mort du pre sera prcde dun certain nombre de petits faits,manuvres et tentatives, ce qui va renforcer la volont de lhritier et donner sonstatut une lgitimit inconteste. Bab El Had, comme son nom lindique, cest laporte limite, le mur qui se dresse pour mettre fin une situation. a sera notredernire porte, car elle sest ferme sur nous sans nous prvenir. Et moi, qui vousavais parl des sept portes, je me trouve aujourdhui dpass. Notre histoire nesarrte pas cette porte. Elle se poursuit, mais elle ne traversera plus de portes

    dans une muraille. Elle tournera dans rue circulaire et nous devrons la suivre avecde plus en plus dattention.

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    La porte oublie

    Nous devons prsent nous glisser par les brches dans la muraille, les

    ouvertures oublies; nous devons marcher sur la pointe des pieds et tendreloreille, pas le jour mais le soir, quand la lune donne de lombre notre histoire,quand les toiles se ramassent dans un coin du ciel et observent le monde quisassoupit.

    mes amis, je nose parler en votre compagnie de Dieu, lindiffrent, lesuprme. Je me souviens dune parole dite par un grand crivain, elle mintrigueencore : Nous ne savons pas o Dieu met ses accents, et la vie est pudique commeun crime. Nous sommes ses esclaves et nous tombons de fatigue. Quant moi, jesuis laveugle qui danse sur une terrasse nue; nimporte quel moment je peuxtomber. Cest cela laventure , quelques virgules qui nous retiennent.

    Le pre est mort, lentement. La mort a pris son temps et la cueilli unmatin, dans son sommeil. Ahmed prit les choses en main avec autorit. Il convoquases sept surs et leur dit peu prs ceci : A partir de ce jour, je ne suis plus votrefrre; je ne suis pas votre pre non plus, mais votre tuteur. Jai le devoir et le droitde veiller sur vous. Vous me devez obissance et respect. Enfin, inutile de vousrappeler que je suis un homme dordre et que, si la femme chez nous est infrieure lhomme, ce nest pas parce que Dieu la voulu ou que le Prophte la dcid, maisparce quelle accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence !

    Aprs cette mise au point, il fit venir les notaire invita les oncles et rgla laquestion de hritage. Lordre rgnait. Ahmed reut de son correspondant anonymeune courte lettre de condolances laquelle il rpondit quelques jours plus tard :

    Lempreinte de mon pre est encore sur mon corps. Il est peut-tre mortmais je sais quil reviendra. Un soir, il descendra de la colline et ouvrira lesportes de la ville une une. Cette empreinte est mon sang, le chemin que jedois suivre sans mgarer. Je nai pas de peine. Ma douleur voyage. Mesyeux sont secs et mon innocence entache dun peu de pus. Je me vois

    enduit de ce liquide jauntre, celui qui rappelle le lieu et le temps de lamort. A prsent je suis le matre de la maison. Mes surs sont rsignes. Leursang circule au ralenti. Ma mre sest retire dans le silence du deuil. Etmoi je doute; je ne sais quel objet, quel jardin, quelle nuit ramnerai-je delavenir. Je suis voyageur; je ne mendors jamais sans avoir parcouruquelques sentiers obscurs et inconnus. Ils sont tracs par une mainfamilire peut-tre la mienne, peut-tre celle de mon pre dans uneplage blanche, nue, dserte, que mme le vent vite. Cest cela lavenir, unestatue voile qui marche seule dans cette tendue blanche, un territoire delumire insoutenable. Cette statue est peut-tre une femme qui veille leschevaux agonisant, l-bas, au bout du sentier trac par la voix du pre. A bientt.

    Dois-je vous rappeler, vous qui nexistez peut-tre pas, que je suisincapable damiti et encore moins damour. P. S. Chaque matin, en me levant, je regarde, par la fentre, pour voir si leciel ne sest pas gliss pendant mon sommeil et ne sest pas rpanducomme une lave dans la cour intrieure de la maison. Je suis persuadequun jour ou lautre il descendra pour brler mes restes.

    Pendant que le conteur lisait cette lettre, un homme, grand et mince, necessait daller et venir, traversant en son milieu le cercle, le contournant, agitant unbton comme sil voulait protester ou prendre la parole pour rectifier quelquechose. Il se mit au centre, tenant distance le conteur avec sa canne, il sadressa lassistance :

    Cet homme vous cache la vrit. Il a peur de tout vous dire. Cette histoire,

    cest moi qui la lui ai raconte. Elle est terrible. Je ne lai pas invente. Je lai vcue.Je suis de la famille. Je suis le frre de Fatima, la femme dAhmed, enfin celle quijoua le rle de lpouse, mais une pouse qui se laissa entraner dans le tourbillondune perversion trop complique pour nous, braves et bons musulmans. Quand sa

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    mre vint, entoure de ses sept filles, dposer a la maison un grand bouquet defleurs, suivie par ses domestiques les bras chargs de cadeaux, elle murmura dansloreille de ma mre quelques mots du genre : Le mme sang qui nous runitdans le pass nous unira de nouveau, si Dieu le veut puis, aprs les gestes etparoles de bienvenue, elle pronona lentement, en le dtachant, le nom de Fatima,en le rptant plus dune fois pour ne pas faire croire une erreur. Ma mre nesouriait plus. Demander en mariage la malheureuse Fatima qui tranait la jambe etqui avait souvent des crises dpilepsie, ctait trop beau ou trop moche. Ds queson nom fut prononc, on lloigna, on lenferma dans la chambre du haut, et on nedit rien. Ni oui ni non. On attendait la concertation avec le pre. Les rapports entreles deux familles nont jamais t bons. Jalousie, rivalit, alimentaient une petiteguerre silencieuse. Mais on sauvait souvent les apparences. Cest ce que certainsappellent lhypocrisie. Les deux frres ne saimaient pas beaucoup. Les femmesprenaient videmment chacune le parti de son mari. En fait, les hommes sedtestaient en silence. Les femmes se chargeaient de maintenir vive la tension.Elles se disaient des petites mchancets quand elles se rencontraient au bain oudans une runion familiale. Mais personne naurait pens quun jour ces deuxfamilles allaient se lier par un mariage. Le pre hsita. Il se doutait bien que cegeste dAhmed ne pouvait tre sans arrire-pense. Dailleurs la personnalitdAhmed, quil voyait trs rarement, lintriguait. Il avait des ides confuses sur cettre, puis il sen voulait de penser mal; il faisait une prire et demandait a Dieu de

    lui rendre justice ! Toute sa vie il a compt sur cet hritage. Avec larrive dAhmed,il fit son deuil de cette attente et il se sentit victime dune injustice du sort ou dunemachination du destin. Il refusa dans un premier temps de marier sa fille, ensuite ileut lide den parler avec Fatima. Elle voulait se marier. On finit par accepter.Ahmed dit ses conditions les deux familles resteraient lcart; il vivrait seul avecson pouse. Elle ne sortirait de la maison que pour aller au bain ou lhpital. Ilpensait lemmener consulter de grands mdecins, la gurir, lui donner sa chance. Ilparlait en se voilant le visage sur un ton ferme. Il dit des choses quon necomprenait pas tout fait, des rflexions philosophiques, des penses disparates.Je men souviens bien car la fin de son discours mavait intrigu et mme mis mal laise. Il disait : Unique passager de labsolu, je maccroche ma peau extrieurdans cette fort paisse du mensonge. Je me tiens derrire une muraille de verreou de cristal et jobserve le commerce des uns et des autres. Ils sont petits et

    courbs par tant de pesanteur. Il y a longtemps que je ris de moi-mme et delautre, celui qui vous parle, celui que vous croyez voir et entendre. Je ne suis pasamour, mais citadelle imprenable, mirage en dcomposition. Je parle tout seul et jerisque de vous garer dans le buisson des mots balbutis par le bgue Vous aurezde mes nouvelles, le jour prcis de ma mort, ce sera un jour faste et ensoleill, unjour ou loiseau en moi chantera On se disait quil divaguait, que toutes seslectures le poussaient au dlire. Il parlait sans discontinuer, disait des motsinaudibles, plongeait la tte dans sa djellaba comme sil priait ou communiquait unsecret a quelquun dinvisible. La suite, mes amis, vous ne pouvez la deviner. Notreconteur prtend lire dans un livre quAhmed aurait laiss. Or, cest faux ! Ce livre,certes, existe. Ce nest pas ce vieux cahier jauni par le soleil que notre conteur acouvert avec ce foulard sale. Dailleurs ce nest pas un cahier, mais une dition trsbon march du Coran. Cest curieux, il regardait les versets et lisait le journal dun

    fou, victime de ses propres illusions. Bravo ! Quel courage, quel dtournement ! Lejournal dAhmed, cest moi qui lai; cest normal, je lai vol le lendemain de samort. Le voil, il est couvert dune gazette de lpoque, vous pouvez lire la date Ne concide-t-elle pas avec celle de sa mort ? Notre conteur est trs fort ! Ce quilnous a lu est digne de figurer dans ce cahier.

    Compagnons ! Ne partez pas ! Attendez, coutez moi je suis de cettehistoire, je monte sur cette chelle de bois, soyez patients, attendez que jeminstalle en haut de la terrasse, jescalade les murs de la maison, je montemasseoir sur une natte, a la terrasse toute blanche et jouvre le livre pour vousconter lhistoire, trange et belle, de Fatima frappe par la grce et dAhmed reclusdans les vapeurs du mal, lhistoire de la vertu transperce au cur par tant deflches empoisonnes. Compagnons, venez vers moi, ne vous pressez pas, nepitinez pas notre conteur, laissez-le partir, montez sur les chelles et faites

    attention au vent qui souffle, levez-vous, escaladez les murs de lenceinte, tendezloreille, ouvrez lil, et partons ensemble, non sur un tapis ou sur un nuage maissur une couche paisse de mots et de phrases tout en couleur et en musique. Cechant que vous entendez, cest celui quaimait particulirement Ahmed. Il vient de

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    loin, il vient du sud en passant par les hautes montagnes. Il est triste. On dirait quecest la terre qui doucement soulve une une ses grosses pierres et nous faitentendre la rumeur blesse dun corps pitin. Vous faites le silence et vos visagessont graves. Tiens, je vois l-bas notre vieux conteur revenir. Il sassoit avec nous.Bienvenue, oui ! Je ne fais que poursuivre ton histoire. Je tai peut-tre bouscul.Excuse mes gestes dimpatience. Cest le chant qui ta ramen. Il nous ramne tous la terre. Approche-toi; viens plus prs de moi. Tu pourras intervenir dans cettehistoire. A prsent, je vais donner lecture du journal dAhmed qui souvre ou sepoursuit, je ne sais plus, sur cet exergue : Les jours sont des pierres, les unes surles autres samassent

    Cest la confession dun homme bless; il se rfre un pote grec.

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    La porte emmure

    Deux vieilles femmes, sches et grises, le regard funeste, le geste prcis et

    bref, accompagnrent Fatima. Sans bruit, sans festivits, elles devaient me livrercelle qui allait incomber le rle dpouse et de femme au foyer. Enveloppe dansune djellaba blanche, elle avait les yeux baisss; et, mme si elle avait os leverhaut son regard, les deux femmes len auraient empche. La pudeur, cest cela ! Nepas regarder lhomme en face; ne pus soutenir son regard par soumission, pardevoir, rarement par respect ou cause de lmotion. Les deux femmes lui tenaientchacune un bras, elles le lui serraient et lui faisaient mal. Elles htaient le pas etlentranaient dans une marche rapide, dcide. Mais elle ntait dcide pour rien.Elle ne pouvait mme pas rver de Iamour. Elle ne voulait pas sengager dans cesillusions. Bon corps la trahissait, la lchait en pleine jeunesse. Les dmons de lau-del lui rendaient souvent visite, sintroduisaient dans son sang, le troublaient, lefaisaient tourner trop vite ou de manire irrgulire. Son sang perturbait sarespiration, elle tombait et perdait connaissance Son corps sen allait, loin de sa

    conscience. Il se livrait des gesticulations incontrles, se dbattait tout seul, avecle vent, avec les dmons. On la laissait seule dbrouiller les fils de tous ces nuds.Son corps, lentement, revenait elle, reprenait sa place, fatigue, battu, endolori.Elle restait tendue a mme le sol et se reposait. Elle remerciait Dieu de lui avoirredonn le pouvoir de respirer normalement, de se lever et daller courir dans larue. Tout le monde dans la famille stait habitu a la voir se cogner la tte contredes murs invisibles. Personne ne smouvait ni ne sinquitait. On disait tout auplus : Tiens ! Cette crise est plus violente que celle de la semaine dernire adoit tre la chaleur ! Elle passait sa crise dans sa petite solitude et tout tait sa place. Ses surs et frres taient leur place, pleins davenir, heureux de fairedes projets, un peu irrits de ne pas avoir beaucoup dargent pour davantageparatre en socit, un peu contraries davoir une sur qui apporte une fausse notedans un paysage harmonieux. Fatima aussi avait fini par avoir sa place : une

    chambre sans confort, prs de la terrasse. On loubliait souvent. Je lavais surprisedeux ou trois fois en train de pleurer, pour rien, pour oublier ou pour passer letemps. Elle sennuyait beaucoup et, puisque personne dans sa famille ne luimanifestait de la tendresse, elle sombrait dans une espce de mlancolie pitoyableo elle cernait son tre. Sacrifie et lasse, elle tait une petite chose dpose parlerreur ou la maldiction sur la monotonie quotidienne dune vie troite. Dposeou plaque sur une table abandonne dans un coin de la cour o les chats et lesmouches aiment tourner en rond.

    tait-elle belle ? Je me le demande encore aujourdhui. Il faut avouer queson visage avait pris des rides prcoces, creuses par les crises frquentes et de plusen plus violentes. Les traits de ce visage souvent crisp avaient garde peu de leurfinesse. Ses yeux clairs, quand ils ntaient pas mouills par les larmes, donnaient son regard une lumire douce. Elle avait un petit nez. Les joues taient couvertesdternels boutons de jeunesse. Ce que je ne pouvais aimer, ctait sa bouche qui setordait au moment de la crise et qui gardait en elle un rictus comme une normevirgule dans une page blanche. Son corps tait ferme malgr sa jambe droitemenue. Ferme et dur. ` Les seins taient petits avec quelques poils autour dumamelon. Quand il marrivait de la serrer dans mes bras, pour la consoler de sadtresse, pas pour exprimer un quelconque dsir sexuel, je sentais ce corps rduit aun squelette actif qui se dbattait contre des fantmes ou les bras dune pieuvreinvisible. Je le sentais chaud, brlant, nerveux, dcid vaincre pour vivre, pourrespirer normalement, pour pouvoir courir et danser, nager et monter comme unepetite toile sur lcume des vagues hautes et belles. Je le sentais lutter contre lamort avec les moyens du bord : les nerfs et le sang. Elle avait souvent deshmorragies. Elle disait que son sang se fchait et quelle ntait pas digne de legarder pour en faire quelque chose de bien. Elle ne voulait pas avoir denfant,mme si ses nuits taient peuples de rves de marmailles. Elle dormait mes

    cots en sagrippant mon bras, suant son pouce, le corps dtendu et calme.Ce fut elle qui me murmura loreille le jour de son arrive chez moi,

    comme une confidence : Merci de mavoir sortie de lautre maison. Nous seronsfrre et sur ! Tu as mon me et mon cur, mais mon corps appartient la terre et

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    au diable qui la dvast ! Elle sendormit juste aprs et je restai seul mditerces paroles balbuties au dbut de la nuit. Je commenais douter de moi-mmeet de mon apparence. tait-elle au courant ? Voulait-elle prcder le discours quejavais mentalement prpar pour lavertir sans lui dvoi