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De l'introduction du marxisme en France

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DE L'INTRODUCTION DU MARXISME

EN FRANCE

DU MÊME AUTEUR : Aperçu historique sur le Parti ouvrier français (épuisé) Le Socialisme en France depuis 1871 (épuisé). Le Syndicalisme contemporain (épuisé). Ombres et Silhouettes (épuisé). Les Mines et la Nation (épulsé). L'Industrie minière et la Législation minière dans le

Grand Duché de Luxembourg (épuisé). Histoire de la Guerre de 1914 (épuisé). Une Génération (épuisé). Eugène Pottier et « l'Internationale» (épuisé). Histoire de six ans (épuisé). De la Semaine sanglante au Congrès de Marseille (Marcel

Rivière, éditeur, Paria). Les Guesdistes (Marcel Rivière). Le Parti Socialiste de 1904 à 1923 (Marcel Rivière). Jules Guesde (Marcel Rivière). Auguste Blanqui, patriote et socialiste français (Marcel

Rivière). La Révolution russe (Marcel Rivière). Notes et Souvenirs d'un Militant (Marcel Rivière). Jaurès (Hachette). La Chute de Louis-Philippe (Hachette). L'Affaire Pierre Bonaparte (Hachette). Une Révolution manquée : le 12 Mai 1839 (Nouvelle Revue

critique). Pierre Vaux, instituteur et forçat (id.). Le Scandale du Panama (id.). L'Affaire Dreyfus (id.). Histoire de la III République, 1870-1945 (id.). Jules Vallès (id.). Maurice Rollinat (id.). Zola (id.). Le Procès Baudin et les débuts de la République (Arthaud,

édit., Grenoble). La C. G. T. (Ed. de la « Concorde»). La Législation des Mines en Angleterre (Giard et Brière). Les Procès littéraires au XIX siècle (Librairie acadé-

mique Perrin). Au Temps du Seize Mai (Ed. des Portiques).

Temps du Boulangisme (Gallimard). Le Socialisme en France depuis 1904 (Fasquelle). XIX Les Grands Manifestes du Socialisme français au XIX

siècle (Société Nouvelle d'Imprimerie et d'Editions). Henri Rochefort le pamphlétaire (Ed. France-Empire).

Études sur le Devenir Social

Alexandre Zévaès DE L'INTRODUCTION DU MARXISME

EN FRANCE

Librairie Marcel Rivière et Cie 31, RUE J A C O B , P A R I S - V I

1947

CHAPITRE PREMIER

Coup d'œil sur le Marxisme

LE SOCIALISME AVANT MARX. — LE MATÉRIALISME DIALECTIQUE. — LA CONCEPTION MATÉRIALISTE DE L'HISTOIRE. — SOCIALISME UTOPIQUE ET SOCIA- LISME SCIENTIFIQUE.

Dès l'aube du XIX siècle, le socialisme français resplendit, non seulement sur la France, mais sur le monde. Deux hommes de génie, Fourier et Saint- Simon, sont les annonciateurs d'une société nouvelle.

Après avoir fait de la « civilisation » bourgeoise une critique impitoyable et sarcastique, Fourier rêve de phalanstères qui réuniront, dans une asso- ciation féconde, le travail, le capital et le talent, et qui réaliseront ainsi parmi les hommes l'harmonie, la justice et le bonheur.

Saint-Simon a la noble vision d'une humanité régénérée, cultivée, affranchie de la lourde tutelle des nobles, des militaires et des oisifs, gouvernée et administrée par les travailleurs.

Le fouriérisme et le saint-simonisme rayonnent au-delà de nos frontières. C 'est ainsi que, dès février 1831, une mission de propagande saint- simonienne débarque à Bruxelles : elle comprend notamment Pierre Leroux, Dugied, Margerin, Hippolyte Carnot, et se rend successivement à Liège, à Verviers, à Hug, à Mons, à Gand, à Lou- vain. Un journal saint-simonien, qui a vingt-quatre numéros, L'Organisation Belge. est publié à Bruxelles. L'historien du Parti ouvrier belge, Louis Bertrand, peut écrire : « Ce qui est resté du saint- simoinisme, et ce qui a dû influencer les esprits après 1830, c'est avant tout l'idée d'organisation qui fut la grande pensée synthétique de la doctrine de Saint-Simon... Nous retrouverons plus tard des traces profondes de la propagande de ses disciples, de leur enseignement et de leur ardent prosély- tisme. » (1).

Quelques années après les saint-simoniens, les fouriéristes entreprennent à leur tour en Belgique leur apostolat. Jean Journet d'abord, Victor Consi- derant ensuite, exposent, en plusieurs conférences, la doctrine phalanstérienne. « Les théories de Fou- rier — écrit l'historien du socialisme belge — n'étaient pas inconnues en Belgique ; on y avait distribué un grand nombre d'exemplaires du Manifeste de l'école sociétaire et le journal de Considerant, La Démocratie pacifique, y comptait un assez grand nombre d'abonnés... La propa- gande phalanstérienne laissa incontestablement des traces profondes dans certains esprits cultivés qui eurent une réelle influence en Belgique. » (2).

(1) Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, avec préface d'Emile Vandervelde (Dechenne et Cie, édit., Bruxelles, 1906-07), Tome I p. 96.

(2) Ibid., p. 188.

Les disciples de Fourier et de Saint-Simon précisent et élargissent la critique économique de leurs maîtres, dénoncent avec force les conséquences fâcheuses du laissez-faire et du laissez-passer, les perturbations engendrées par la naissance de l'indus- trialisme, les crises de surproduction. Avec Louis Blanc, avec Pierre Leroux, avec Cabet, François Vidal, Constantin Pecqueur, Buchez, Proudhon, Blanqui, c'est toute une éclosion de systèmes sociaux, tendant à l'amélioration et à l'affranchis- sement des hommes.

Grâce à eux, penseurs et combattants, le socia- lisme s'impose souverainement à l'attention et à la discussion. Non seulement il pénètre dans les assemblées délibérantes, mais il s'infiltre dans la littérature, rayonnant de poésie, de jeunesse et de foi; il inspire Béranger, Pierre Dupont, Lacham- beaudie, Lamennais, George Sand, Eugène Sue. La bourgeoisie elle-même est en partie séduite, la jeunesse des écoles participe à l'enthousiasme général et Pierre Dupont chante :

Le socialisme a deux ailes : L'étudiant et l'ouvrier.

Plus tard, le vétéran de la démocratie socialiste allemande, Wilhelm Liebknecht, pourra rendre au socialisme français cet hommage :

Ce n'est — écrira-t-il en 1899 — que depuis trente ans que le socialisme est un facteur, un élément essentiel de la politique allemande, tandis qu'en France il y a plus d'un siècle que la Conju- ration des Egaux fut étouffée dans le sang et que le socialisme est une force puissante de la politique.

V os Babeuf, vos Saint-Simon, vos Fourier, Cabet, Louis Blanc, nous nourrisaient de leurs

idées, avant que les noms de Marx et de Lassalle fussent connus. (1).

Or, en même temps que cette admirable lignée d'écrivains et de penseurs élaborait les premiers éléments de la doctrine socialiste, la France ouvrière suait la sueur du sang aux premières angoisses des déchirements et des conflits sociaux.

Dès novembre 1831, ce sont les canuts lyonnais qui descendent du plateau de la Croix-Rousse dans le centre de la grande cité, inscrivant sur leurs bannières noires la fière et farouche devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! ».

En juin 1848, c'est durant quatre jours l'épopée des ouvriers parisiens, véritables insurgés de la faim, qui revendiquent « le droit au travail » que leur avaient promis les gouvernants de février et qu'ils n'avaient point réalisé.

Et plus tard, dans le rougeoiement tragique des journées de mai 1871, Paris retentira du Dies irœ de la Commune.

Systèmes socialistes pleins de générosité et d'idéal.

Insurrections glorieuses et héroïques dans les- quelles, sans compter, le prolétariat verse son sang.

Mais à ces insurrections il manque un pro- gramme précis, une idée directrice, l'ossature d 'une doctrine et d'un parti organisé.

Comme à ces systèmes de transformation sociale il manque une base économique et une base philo- sophique.

Cette base essentielle, indispensable, c'est Marx, c'est le marxisme, qui l'apporteront.

Le marxisme — ainsi que s'exprime Plekhanoff

(1) W. LIEBKNECHT, Soyons unis (Le Mouvement socia- liste, revue bi-mensuelle, 15 janvier 1899, p. 27).

au commencement de son livre sur Les questions fondamentales du marxisme — est « toute une conception du monde ».

Le matérialisme dialectique de Marx, qui s'oppose à l'idéalisme dialectique de Hegel, est, en effet, toute une philosophie, une conception d'ensemble de l'univers et des conditions de son développement. Avec lui, ce n'est point l'idée qui est la réalité essentielle, mais bien l'univers phy- sique dont fait partie intégrante notre « moi » en tant qu'individu matériel. Par le mouvement de la vie il explique le mouvement de la pensée. Le moteur de toutes choses n'est point situé, comme l'exposait Hegel, dans les concepts, mais dans les choses elles-mêmes. La théorie marxiste de la connaissance montre que le « moi » connait le monde par les sensations qu'il éprouve en agissant sur lui, et cette action, qui a pour conséquence de modifier le monde extérieur, modifie, à son tour, la nature même de l'homme. Or, c'est en tant que membre de la société que l'homme pénètre la nature. L'essence humaine n'est plus ainsi l'homme abstrait que se sont plu à représenter les philosophes idéalistes et les métaphysiciens classiques, mais l'homme social, c'est-à-dire, en dernière analyse, l'ensemble des rapports sociaux.

Par là le matérialisme dialectique de Marx aboutit directement à sa conception matérialiste de l'histoire.

Ici Marx entend que ce sont les conditions économiques, que ce sont les formes dominantes de la production et de la propriété, qui constituent le fond de l'histoire de l'humanité (1). De même

(1) «Le mode de production de la vie matérielle détermine, en général, le développement de la vie sociale,

que c'est le métier qui est, pour la plupart des individus, l'essentiel de la vie, de même que c'est le métier qui représente la forme économique de l'activité individuelle et qui, le plus souvent, déter- mine la mentalité, les habitudes, les tendances, les aspirations mêmes des hommes, de même c'est la structure économique de la société, qui, à chaque période du devenir humain, détermine les mœurs et les coutumes sociales, les formes politiques et même la direction générale de la pensée.

Ainsi que l'écrit l'ami et le collaborateur fidèle de Karl Marx, Frédéric Engels, « la structure d'une société donnée forme toujours la base réelle que nous devons étudier pour comprendre toute la superstructure des institutions politiques et juri- diques, aussi bien que des manières de voir reli- gieuses, philosophiques, qui lui sont propres. Ainsi l'idéalisme est chassé de la science historique, la base d'une science historique matérialiste est posée. La route est ouverte qui va nous conduire à l'expli- cation de la manière de penser des hommes d'une époque donnée, par leur manière de vivre, au lieu de vouloir expliquer, comme on l'avait fait jus- qu'alors, leur manière de vivre par leur manière de penser. » (1).

Lors de la mémorable discussion sur « l'unité de composition », qui passionna l'Europe scienti- fique, Geoffroy-Saint-Hilaire disait à son illustre adversaire Cuvier, qui attribuait à un dieu la

publique et intellectuelle ». (Karl Marx, Le Capital). « L'histoire des idées, que prouve-t-elle, sinon que la

production intellectuelle se métamorphose avec la produc- tion matérielle ? Les idées dominantes d'un temps n'ont jamais été que les idées de la classe dominante ». (MARX et ENGELS, Manifeste communiste).

(1) Frédéric ENGELS, Socialisme utopique et socialisme scientifique.

création des espèces : « Votre science naturelle n'est qu'une collection de faits... Que servent ces matériaux, si on ne les utilise, si on ne les assemble dans un édifice ?» Et il n'en pouvait être autre- ment, tant que l'on recherchait hors de la nature les causes des phénomènes de la nature. Ce n'est que lorsque Darwin eût ressuscité et fortifié la grande théorie de Geoffroy-Saint-Hilaire et de Lamarck et qu'il l'eût rendue irréfutable par un amas formidable de faits et par des découvertes géniales, que l'idéalisme a été chassé de l'histoire naturelle et que la science naturelle est devenue « une science générale et philosophique », ainsi que l'avait prédit Geoffroy-Saint-Hilaire. Marx a importé dans l'histoire humaine la théorie des milieux et sa conception matérialiste a projeté sur l'histoire de nouvelles et éclatantes lueurs.

Dans le domaine de la science économique, appliquant à l'étude des phénomènes économiques la méthode d'analyse, Marx décrit la naissance du capital et les diverses phases du mode de production capitaliste. Reconnaissant le rôle et la nécessité du capital durant une certaine période historique, il établit que, dans les conditions économiques dès maintenant atteintes, sa dissolution est inévitable et il indique quelles doivent être les suites de cette dissolution.

Conséquence de phénomènes historiques, l'indus- trialisme capitaliste, qui s'épanouit au cours du XIX siècle et atteindra son apogée au commence- ment du XX siècle, est utile, indispensable au développement des moyens de production et à leur adaptation à l'approvisionnement d'un marché plus étendu ; le petit atelier du maître de corpo- ration est obligé de s'agrandir ; la différence est

d'abord simplement quantitative. Le mouvement historique transforme le producteur immédiat en prolétaire ; la production capitaliste passe par différentes étapes : coopération, manufacture, grande industrie. Puis l'heure actuelle arrive où les forces de production tendent à faire éclater, à briser le milieu économique dans lequel elles sont nées.

Ce mouvement continuel de développement des forces productives entraîne inévitablement des modifications dans les rapports de production, c'est- à-dire dans le mode de vivre, et les rapports sociaux, dépendant de ce mode, doivent évidemment se transformer pour s'adapter aux variations des rapports de production : ils sont, par conséquent, appelés à changer en même temps que la manière d'être des forces productives.

La socialisation des moyens de production et d'échange, l'appropriation, collective, qui est le but du socialisme, du communisme, se présente donc, non comme l'originale conception de cerveaux passionnés pour un idéal de justice, mais comme la détermination du but scientifique vers lequel, bon gré mal gré, nous dirigent les phénomènes économiques. Tant que l'état des forces productives a été tel que n'apparaissaient pas encore les condi- tions morales exigées par l'ordre social nouveau, ceux qui ont songé à remédier à la misère des classes laborieuses dépossédées et opprimées en ont été réduits à improviser, à imaginer des systèmes, et ils sont tombés dans l'utopie, quel que soit d'ailleurs leur génie, quels que soient leur bonne volonté et leur sincère amour de l'humanité. Aujourd'hui les forces productives ont atteint un degré de dévelop- pement et de perfectionnement qui substituent aux généreuses, mais peu scientifiques spéculations de l'esprit, l'étude du mouvement extérieur et l'expres-

sion des rapports qui s'en dégagent. L'appropriation collective ou commune ou sociale — intuition sans fondement solide, lorsqu'elle était autrefois l'idéal entrevu par certains cerveaux — est maintenant une possibilité et une nécessité historique parce que les faits matériéls aboutissent, conduisent fatalement à sa réalisation. C'est ainsi que sous l'impérieuse évolution des forces productives le régime capita- liste doit faire place à un ordre socialiste.

Mais comment, brisant la matrice qui l'enve- loppe, cet ordre nouveau viendra-t-il au jour ? Par quelle intervention humaine s'opèrera la délivrance ? Quel sera, en un mot, l'accoucheur ? Cet accou- chement sera l'œuvre du prolétariat, aujourd'hui classe sujette et condamnée à l'enfer du salariat, qui, s'organisant en un parti politique distinct, conquerra révolutionnairement le pouvoir politique. Tel-a toujours été, d'ailleurs, le rôle historique des classes victimes, lesquelles, à de certains moments, lorsqu'étaient prêts les éléments d'une nouvelle étape sociale ou d'une civilisation supérieure, en renversant l'état de choses qui les écrasait, se sont trouvées, en travaillant pour elles, avoir travaillé pour l'humanité dont la route était de la sorte déblayée.

La conquête du pouvoir effectuée, le prolétariat constitué en classe dominante procèdera dictato- rialement à l'expropriation de la classe capitaliste, de la classe possédante et privilégiée et à l'organi- sation des nouveaux rapports économiques. « Entre la société capitaliste et la société communiste — écrit Marx — il y a une période révolutionnaire de transformation de la première en la seconde. A cette période correspond également une période politique de transition, dont la forme d'Etat ne

peut être que la dictature du prolétariat » (1). L'organisation sociale nouvelle tend, avec l'ap-

propriation collective, à la suppression des classes, à l'abolition des antagonismes économiques qui déchirent la société présente ; l'affranchissement total du prolétariat a pour condition la disparition de toute distinction de classe, de même que l'affran- chissement et l'avènement du Tiers-Etat avaient, il y a un siècle et demi, pour conditions la dispa- rition des états, des ordres, et l'existence, comme classe inférieure, du prolétariat. L'action du prolé- tariat, en tant que classe dominante, conduisant donc à l'abolition de toute domination et de tout privilège de classe, aboutit, par conséquent, à la destruction finale de l'Etat, celui-ci n'étant que l'instrument d'une classe exploitrice pour le main- tien et la sauvegarde de son exploitation.

La direction politique et gouvernementale des hommes sera alors convertie en une direction admi- nistrative des choses et des procédés de production; les hommes dirigeront enfin les forces productives qui sont leur ouvrage, au lieu d'être dirigés par elles, comme cela a été leur lot jusqu'à présent. Conscients du mouvement de ces forces, ils régiront, en maîtres, leurs propres destinées, au lieu d'être semblables à des marionnettes mues par une obscure fatalité. Le règne de l'inconscient sera clos.

Tels sont les thèmes essentiels du socialisme marxiste, du socialisme scientifique.

On voit aisément par quels traits essentiels il se distingue du socialisme du commencement du XIX siècle, du socialisme de Fourier, de Saint-Simon et de leurs disciples et successeurs.

(1) MARX, Critique du programme de Gotha.

Les grands utopistes — auxquels Marx et Engels n'ont, d'ailleurs, cessé de rendre hommage — constatent que la société actuelle est injuste, qu'elle est déséquilibrée, qu'elle n'est que désordre et gaspillage des forces, et, dès lors, dans leur esprit, dans leur génie, ils envisagent une société meilleure, où iniquités et conflits disparaîtront, où l'homme cessera d'être un loup pour l'homme ; ils en tracent le plan et le devis, en mesurent les dimensions et ils ajoutent : « Voilà la société parfaite qui rempla- cera la société mauvaise d'aujourd'hui ».

Or, les sociétés ne se transforment pas de la sorte. Et Marx a précisément démontré que si la société socialiste, si la société communiste, peut se substituer à la société capitaliste, c'est que celle- ci fournit elle-même les éléments de la transfor- mation ; c'est qu'il y a une grande industrie déve- loppée, un machinisme chaque jour plus perfec- tionné, les nouvelles et prodigieuses utilisations de la vapeur et de l'électricité ; c'est qu'il y a une concentration industrielle, commerciale, agricole et financière, qui, s'opérant aujourd 'hui sous la forme capitaliste et féodale, peut s'achever demain sous la forme sociale au profit de tous ; c'est qu'il y a désormais la possibilité de produire en telle abon- dance que la société peut et doit demain abolir l'indigence et la misère et assurer le bien-être matériel de tous.

Il y a chez les socialistes français du début du XIX siècle une autre conception erronée : ils ignorent le prolétariat et sa mission historique et ils font, par suite, appel à certains concours généreux, à certaines collaborations, à certains appuis élevés, pour réaliser le socialisme tel qu'ils l'ont conçu. Saint-Simon attend la réformation sociale d'une monarchie tempérée et éclairée, analogue à celle qui,

à la veille de la Révolution française, tendait à prévaloir dans plusieurs Etats européens ; même il adresse à Napoléon I des exhortations pressantes lui demandant de prendre en main la cause du changement social. Fourier attend, chaque jour, à sa porte, à l'heure qu'il a marquée, l'apparition du riche et philanthropique mécène, qui lui appor- tera les ressources nécessaires à l'édification et à l'expérimentation du premier phalanstère ; tous les jours, il rentre chez lui à midi précis, et il attend ainsi jusqu'à sa mort. Louis Blanc, dans les dernières pages de son Histoire de Dix ans, demande à la bourgeoisie de s'instituer la tutrice du prolétariat et de concourir avec lui au grand œuvre d'amélioration sociale (1).

Or, Marx nous apprend, et l'histoire nous montre que les privilégiés, les classes dirigeantes ne savent pas se dégager de leurs intérêts immédiats, qu'ils sont prisonniers de leurs privilèges, auxquels ils n'hésitent pas à sacrifier jusqu'aux intérêts réels et durables de leur classe. L'aristocratie féodale, qui, à la fin du XVIII siècle, était encore propriétaire des deux tiers du sol de la France, avait tout intérêt — nous parlons des individus qui la composaient — à la révolution en voie d'accomplissement, laquelle, en libérant la propriété de toute redevance, en accroissait considérablement la valeur, et c'est ainsi qu'au cours de la nuit du 4 août, un noble, riche propriétaire, pouvait dire : « Je remercie l' Assem- blée de m'avoir, par son seul arrêté, donné 30.000 livres de rente en plus. » Ce qui n 'a pas empêché les nobles, en tant que classe, en tant qu'ordre

(1) De même, le socialiste anglais Robert Owen (1771- 1818), qui doit prendre place parmi les grands utopistes, à côté de Fourier et de Saint-Simon, s'adresse aux pléni- potentiaires des Etats européens réunis en congrès à Aix- la-Chapelle.

privilégié, de se mettre en travers de la société nouvelle dont ils devaient bénéficier. Et la Révo- lution de 1789 a été l'œuvre du Tiers-Etat, de ce Tiers qui, depuis un siècle, éduqué par les philo- sophes, par les encyclopédistes, se préparait à sa grande tâche, en qui se concentraient toutes les activités sociales du royaume et qui fut mûr pour le pouvoir lorsque sonna l'heure de son destin.

De même aujourd'hui la transformation sociale ne pourra être que l'œuvre du prolétariat, du Quatrième-Etat, qui, à son tour, incarne toutes les activités musculaires et intellectuelles de la nation et qui ne lutte pas pour la suprématie d'une classe sur une autre, mais pour l'abolition des classes, qui ne lutte pas seulement pour lui-même, mais pour l'humanité entière, pour l'affranchissement du travail et pour l'affranchissement de la pensée.

Comment la doctrine marxiste a-t-elle pénétré en France ? Comment le socialisme de Marx et d'Engels

s'est-il imposé au mouvement ouvrier et socialiste français ?

A quelles résistances s'est-il heurté et comment en a-t-il triomphé ?

C 'est ce que se proposent de rappeler brièvement les pages suivantes.

CHAPITRE II

Karl Marx en France

PREMIER SÉJOUR EN 1843. — SECOND SÉJOUR (1848- 49). — UNE VISITE CLANDESTINE A PARIS EN 1869. — MARX A ARGENTEUIL.

A plusieurs reprises, Karl Marx a résidé en France.

Son premier séjour date de 1843. Précédemment il avait fait ses études au lycée de Trêves, à l'Université de Bonn, à l'Université de Berlin, où il s'était plongé dans les sciences philosophique, juridique et historique ; il avait devant l'Université d'Iéna soutenu une thèse sur la philosophie d'Epi- cure et la philosophie de Démocrite. Il avait remis sur pied la dialectique hégélienne, et la transfor- mant et lui donnant une interprétation matérialiste, il en avait tiré des conclusions athées et révolution- naires. Démocrate résolu, il avait, en 1842, rédigé la Gazette Rhénane, qui était alors l'organe le plus avancé de toute l'Allemagne et qu'au début de 1843 interdit le gouvernement.

Marié le 19 mai 1843 à Jenny von Westphalen, qui appartient à une famille noble de Prusse, âgé alors de vingt-cinq ans, il tourne les yeux vers Paris et y arrive en octobre. Bien que la France soit alors courbée sous le despotisme de cette monarchie de juillet, que caractérisent maints scandales financiers et les pratiques courantes de maints politiciens à la Robert Macaire, elle vit toujours sur sa légende révolutionnaire. Elle demeure toujours, aux yeux des libéraux, des républicains et des démocrates de partout, le pays audacieux et hardi qui a culbuté les trônes, qui a proclamé les droits de l'homme et du citoyen, qui a répandu à travers le monde les principes de liberté et qui, récemment encore, a chassé, à coups de barricades, les Bourbons restaurés par la Sainte-Alliance des empereurs et des rois. Paris apparaît toujours, selon l'expression d'Henri Heine, comme « la ville sainte », comme « la Mecque de la Révolution ». Et tous les regards d'être fixés sur la capitale, tous les proscrits, tous les hommes de combat et d'avant-garde d'y venir chercher un asile et... des armes. C'est ainsi que s'y trouvent réunis en même temps les révolutionnaires russes Alexandre Herzen, le rédacteur de la Cloche, et Bakounine, le démocrate italien Mazzini, le poète Henri Heine, mal à l'aise dans son ingrate et rétro- grade patrie, le philosophe socialiste Charles Grün, etc. Il est donc tout naturel que Marx s'y rende également.

Il y observe le mouvement social : la naissance de l'industrie capitaliste et parallèlement la crois- sance de la classe ouvrière. Il s'entretient avec le poète d' Intermezzo, qui flirte alors avec le socialisme, avec Proudhon qu'il s'efforce d'initier à la philo- sophie allemande et à la dialectique de Hegel. Avec

Arnold Ruge, qui est alors son ami, il rédige les Annales franco-allemandes.

Littérateur, publiciste, philosophe allemand, (1) Arnold Ruge, tout jeune, prend part à la propa- gande et aux agitations de l'association dite la Ligue de la Jeunesse — ce qui lui vaut une condamnation à cinq années d'emprisonnement. A sa libération, ayant recouvré ses droits de citoyen, il devient professeur au Pœdagogium de Walle et étudie tout particulièrement l'esthétique de Platon et la philo- sophie du droit de Hegel. Il collabore aux Annales allemandes, qui dénoncent avec force, au nom du libéralisme, les abus du gouvernement saxon et qui sont bientôt supprimées. C'est alors qu'il vient à Paris et collabore avec Marx.

Deux ans plus tard, les collaborateurs se sépa- reront. Ruge, dams un ouvrage en deux volumes, intitulé Deux Ans à Paris, exposera ses objections, ses griefs, contre le socialisme, contre le commu- nisme. Pour l'instant ils sont d'accord sur le terrain de la critique et des aspirations démocratiques.

C'est au cours d'un article qu'il publie en fin 1843 dans les Annales franco-allemandes que Karl Marx se révèle, pour la première fois, comme un socialiste et un matérialiste conséquent et que, du point de vue socialiste, il critique la conception hégélienne de l'Etat et du droit. Quinze ans après la publication de cet article écrit à Paris, Marx, dans la préface à son ouvrage, Critique de l'Eco- nomie politique, en expose ainsi la substance :

Le premier travail que j'entrepris pour dis- siper les doutes qui m'étreignaient fut l'analyse critique de la philosophie du droit de Hegel. L'intro-

(1) Né è Bergen en 1802, mort à Brighton en Angle- terre en 1880.

LIBRAIRIE Marcel RIVIERE et Cie 31, Rue Jacob — PARIS-VI

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