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  L'Idée libre. Littéraire, artistique, sociale. 1901. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisatio n commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fournitur e de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenair es. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothè que municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisat eur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisati on. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

De l'Origine Physique Des Mythes Et de Leur Influence Sur Les Institutions Sociales

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L'Ide libre. Littraire, artistique, sociale. 1901.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numriques d'oeuvres tombes dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur rutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n78-753 du 17 juillet 1978 : *La rutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la lgislation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La rutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par rutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits labors ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accder aux tarifs et la licence

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Vers

Ma mre, je dirai la sensibilit De mes papilles dont je tiens la volupt Du got et do l'amour au long des lunes blanches Qui brillent comme un coq, sur la cime des branches. Ma langue avide sait la fracheur des melons Et mon oreille les valses des violons ; Ma narine le vif parfum des jeunes roses Et mon corps frmissant l'attouchement des choses. Je voudrais m'embarquor avec les matelots Pour visiter la terre entire et sur les eaux Voir voler les poissons volants et la mouette Que le matin claire et la tempte fouette Fuir au loin dans la nue tire-d'aile, et pour Aller manger les ananas de Singapour. Arthur TOISOUL.

L'IDE LIBRE

L'exode

rural

et

les

moyens

de

retenir

les

ouvriers

la

campagne

Les Causes Depuis quelques annes, dans presque toutes les rgions agricoles de notre pays, et, en gnral, de tous les pays d'agriculture capitaliste, les fermiers et les propritaires se plaignent amrement du manque de bras, de la chert de la main-d'oeuvre, de l'migration des travailleurs vers les villes, et, tout au moins dans certains districts, de la dpopulation des campagnes. En Angleterre, la population agricole qui tait encore de 2,084,000 personnes en 1851, tombait 1,311,000 en 1891, soit une dcroissance de 37 p. c, et le 22 fvrier 1892, la Chambre des Communes, le ministre de l'agriculture dclarait que la question de l'avenir, ce ne sera pas la question de la concurrence trangre, mais la difficult pour ~\esfarmers de trouver des ouvriers . En France, plus de cent mille campagnards s'en vont chaque anne dans les agglomrations urbaines, et, d'autre part, de 1891 ont vu 1896, soixante-trois dpartements sur quatre-vingt-sept diminuer leur population. En Allemagne, les derniers recensements de la population tablissent que l'exode rural, commenc plus tt qu'en France et en Angleterre, augmente aujourd'hui avec la rapidit d'une avalanche : de 1885 1890, l'augmentation de deux millions et demi d'habitants (2,764,452) a t tout entire au profit des villes (localits de plus de 2,000 habitants) ; les campagnes, au contraire, ont perdu 191,686 habitants.

I/IDKE LIBRE En Belgique, sauf dans quelques rgions, les communes rurales restent populeuses, mais grce la proximit des agglomrations urbaines et l'extrme bon march des transports, des milliers de travailleurs prennent le train tous les jours pour aller travailler en ville, ou dans les centres industriels. Nulle part, en effet, si nous ne nous abusons, on ne transporte la main-d'oeuvre aussi bas prix qu'en Belgique : ainsi, par exemple, pour 50 kilomtre?, l'ouvrier paie son coupon de semaine 2 fr. 25, tandis que les voyageurs ordinaires doivent payer 3 fr. 05, pour leur unique billet d'aller et retour. Aussi n'est-il pas tonnant que la clientle des trains ouvriers augmente d'anne en anne. des C'est ce qui rsulte des chiffres suivants, que l'administration chemins de fera bien voulu nous communiquer : Relev des billets d'abonnements de cration de ces billets, cembre 1900. Anne 1870 .... 1875 .... 1880 . 1885 .... 1890 .... 1895 .... 1900 .... 14,223 billets 193,675 355,556 667,522 1,188,415 1,759,025 4,590,000 d'ouvriers 10 fvrier dlivres depuis la date IS~JO, jusqu'au jx d-

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.

.

En supposant que les ouvriers de la campagne, qui travaillent hors de chez eux, soient occups, en moyenne, pendant les deux tiers de l'anne, et prennent, par consquent, de 30 35 coupons sans compter les par semaine, il y a donc, approximativement vicinaux et les chemins de fer appartenant des compagnies de 130 150,000 travailleurs, les lments les plus nergiques du leur village, proltariat rural, qui abandonnent quotidiennement pour travailler dans les mines, les fabriques ou les chantiers. Et pour combler ces vides, pour excuter les travaux agricoles sur leurs terres/ dsertes par la main-d'oeuvre locale, les fermiers du pays wallon sont obligs d'avoir recours une. partie de cette.

LIDEE LIBRE grande arme ouvrire plus de quarante-cinq mille hommes qiri s'en va, tous les ans, faire la moisson, en France, ou dans le Grand-Duch du Luxembourg. Bref, l'antique stabilit des populations rurales a succd, surtout depuis la crise agricole, une mobilit croissante, une tendance, de plus en plus forte, abandonner l'agriculture sdentaire, pour la vie nomade ou pour le travail industriel. Il y a cinquante ans, dans-son mmoire sur le pauprisme des Flandres, Ducptiaux insistait longuement sur la rpugnance des ouvriers de l'industrie linire abandonner leur village et k chercher du travail au dehors : Lorsque l'ouvrier anglais ou allemand, dit-il, voit dcliner le travail et s'approche de la misre, il cherche chapper au danger en transformant son industrie,en demandant ailleurs les moyens d'occupation qui viennent manquer chez lui : il s'ingnie pour se tirer d'emharras ; il lutte jusqu'au bout; l'ouvrier flamand, au contraire, se rsigne sur place aux plus dures privations ; sans rien changer ses habitudes, il rduit son ordinaire ; A'ictime de la routine, il succombe sur son mtier, sans avoir pris la peine de l'abandonner. Aurait-il, d'ailleurs, la vellit d'aller demander l'emploi de ses bras dans une autre province ou dans un autre pays ? Il en est, le plus souvent, empch par l'obstacle de la diffrence du langage ; si cet obstacle ne l'arrte pas, le souvenir du village, de la famille, la nostalgie, ne tardent pas de le ramener son domicile. On a vainement essay d'appliquer des ouvriers flamands aux travaux de terrassement excuts hors des Flandres ; ils ont renonc, les uns aprs les autres, aux avantages qui leur taient offerts, prfrant aller reprendre le collier de misre suspendu au foyer domestique . Ce sont les mmes populations, cependant, qui comptent aujourd'hui parmi les plus mobiles de l'Europe, qui migrent pendant six mois de l'anne, ou qui prennent le chemin de fer tous les matins pour se rendre, soit dans les charbonnages du Hainaut, soit dans les villes manufacturires du nord de la France. N'est-ce pas la preuve vidente que les causes premires de l'exode rural sont internes et non pas externes ; que, tout au moins au dbut, ce ne.sont pas les villes qui attirant les paysans, mais les campagnes qui les repoussent ?

LIDEE LIBRE Pour draciner les terriens de la glbe, il ne- faut rien moins qu'une rvolution sociale, ou plutt, une srie de rvolutions sociales ; il faut que successivement soient briss tous les liens qui les attachent la terre. Tout d'abord, la suppression des communaux, la destruction des droits d'usage, le dfrichement des forts, ncessits par l'intensification de la culture, enlvent la population pauvre des '; de prcieux moyens d'existence. campagnes D'autre part, le dveloppement de l'industrie mcanique dans les villes entrane la chute de quantit d'industries rurales, et, notamment de l'industrie domestique par excellence, la filature et le tissage du lin, dans la maison des paysans et des ouvriers agricoles. Mais, les consquences dpopulatrices de ces transformations de l'ancienne conomie rurale se font surtout sentir, partir du des transports dchane la crise moment o l'internationalisation agricole. Par suite de la rduction de leurs profits, du mauvais tat de leurs affaires, les fermiers s'efforcent, par tous les moyens, d'conomiser sur la main-d'oeuvre, soit en ne faisant excuter que les travaux strictement ncessaires, soit en crant des pturages, soit en recourant au machinisme. i Diminution du nombre des travaux.

C'est ainsi, pour ne prendre qu'un exemple entre cent, que nous lisons dans une tude sur la crise agricole anglo-belge, publie en 1894, par M. Leplace, dans la Revue agronomique, de . Louvain : Il y a dans nos campagnes beaucoup de misres, causes, non par le cot des denres, mais par le manque de travail. Cela n'a rien d'tonnant, car le cultivateur,rduit aux abois, cherche naturellement payer le moins d'ouvriers possible et se garde bien d'entreprendre un travail aussi longtemps qu'il lui est pratiquement possible de le diffrer. Aussi les ouvriers ont-ils coutume ddire : De boeren cloen niets meer doen, omdat zij niet meer kunnen .

L IDEE LIBRE 2 Extension de la pralictdture.

Montesquieu crivait dj que les pays de pturages sont peu peupls, parce que peu de gens y trouvent de l'occupation ; les terres bls occupent plus d'hommes et les vignobles infiniment davantage . Or, l'un des phnomnes les plus caractristiques de l'volution agricole, sous l'influence de la crise, c'est, incontestablement, dans tous les pays industriels de l'Europe, l'extension de la praticulture. Pour ne parler que de la Belgique, la comparaison des recensements de 1880 et de 1895 tablit que, dans cet intervalle de quinze annes, la culture des crales a recul de plus de 100,000 hectares,tandis que les prairies fauches ou ptures en ont gagn 47,000 et les vergers prs de 10,000. Suivant le mot d'un ingnieur belge, aujourd'hui ce n'est plus le btail,mais la culture des crales que beaucoup de culthrateurs considrent comme un mal ncessaire . Au surplus, il est assez difficile de dire dans quelles mesures la transformation des terres arables en pturages est la cause, dans quelle mesure elle est la consquence de l'exode rural. C'est ainsi, par exemple, qu'on peut lire, dans la monographie du Condroz, publie rcemment par le service des agronomes de l'Etat : Depuis quelque temps, sous l'influence de circonstances conomiques : avilissement des prix des crales, raret et chert de la main-d'oeuvre, etc., on a cr beaucoup de prairies, permanentes ou temporaires. Cette volution de l'agriculture condruzienne n'est pas encore assez accentue, car, si les conditions conomiques actuelles perdurent, le btail deviendra,de plus en plus,le pivot des spculations agricoles (1). 3 Extension du-machinisme. Contrairement ce qui se passe dans l'industrie, toutes les machines agricoles n'ont pas pour effet de diminuer le nombre des ouvriers employs. On emploie d'ailleurs beaucoup d'entre elles

(1) Monograpli.ie agricole de la rgion du Condroz (p 63.Bru xcllcs 1000).

LIDEE LIBRE pour suppler au manque de bras, bien plutt que pour conomiser de la main-d'oeuvre ; mais, il en est une, tout au moins et c'est prcisment la plus rpandue dont l'influence dpopulatrice n'est pas un instant contestable : c'est la machine battre. Jadis, l'ouvrier agricole trouvait, pendant toute la mauvaise saison, une occupation mal rmunre, mais au moins rgulire, dans le battage au flau. Aujourd'hui, les batteuses vapeur, apfont le partenant aux fermiers ou loues par des entrepreneurs, mme ouvrage en quelques jours, et, surtout dans les pays de grande culture, nombre de manouvriers ruraux, privs de toute ressource pendant l'h.iver, ont d chercher du travail ailleurs, et souvent mme migrer. Si bien que, de plus en plus, la caractristique de l'agriculture moderne, c'est l'norme diffrence qui existe dans la quantit de main-d'oeuvre ncessaire aux diverses poques de l'anne. Pendant la bonne saison au temps des bls, des houblons ou des betteraves les cultures actuelles requirent plus d'ouvriers, et, malgr l'appoint des travailleurs adventices, les fermiers ont toutes les peines du monde recruter leur personnel; mais, ces difficults proviennent, en partie, de ce que les ouvriers agricoles, rduits la famine pendant la saison mauvaise, ont t contraints d'abandonner leur village, ou du moins de dlaisser la culture, pour trouver des emplois plus rguliers. Dans la culture, dit la monographie du Condroz, dj cite, il n'est pas possible L'ouvrier d'occuper tous les ouvriers d'une faon permanente. trouve bien encore, en hiver, un peu de besogne dans les forts, mais, sur bien des points, le dboisement a t pouss trop loin et cette source de travail a beaucoup perdu de son importance. Si le salaire industriel est souvent suprieur, les dplacements prsentent aussi des inconvnients : prix des voyages, occasions de dpenses, accidents plus frquents, etc. De plus, si l'on tient compte des nombreux appoints en nature accords aux travailleurs agricoles, on peut dire que les salaires la journe et les gages ne sont gure moins levs en agriculture que dans l'industrie. La raison dominante de l'exode rural rside donc dans l'intermittence des occupations agricoles, contre laquelle les liants salaires eux-mmes ne prvaudront />as facilement >>1). ( (1) Monographie, du, Conrtvoz, (p. 38.)

LIDEE LIBRE EN RSUM, le partage ou l'expropriation des communaux, la disparition ou la dcadence des industries rurales, et, surtout, les transformations de la culture et de la technique agricoles, proA^oques par la concurrence trangre, nous paraissent tre- les principaux facteurs de l'exode rural, des formidables migrations internes, qui, depuis le dbut du sicle dernier, mais, surtout, depuis quelque vingt-cinq ans, onc chang la face de l'Europe et amen Ja prdominance des villes sur les campagnes, de l'industrie sur l'agriculture. Mais, il va sans dire qu' Faction de ces facteurs initiaux, vient s'ajouter l'action de quantit d'autres facteurs, politiques, conomiques ou moraux. Quelles sont, parmi nous, les causes qui concourent diminuer le nombre des agricoles ? pouvait-on lire dj, la fin du XVIIIe sicle, dans une brochure anonyme,les Ephmrides du Citoyen. La Guerre, la Marine, la Finance, la Justice, le Commerce, les Eglises mmes, arrachent tour tour les enfants de nos cultivateurs aux hameaux qui les ont vus natre. Mauvais tat des habitations ; besoin d'indpendance ; impossibilit de fonder une famille, faute de trouver un lopin de terre des prix abordables ; monotonie de l'existence rurale, compare l'clat si factice soit-il de la vie urbaine ; facilit croissante des communications ; attraction d plus hauts salaires ; tentative de chercher fortune sur un champ d'action plus vaste ; capillarit sociale, qui pousse les lments les plus nergiques vers les centres d'activit, la recherche d'un meilleur tre, sont autant de causes adjuvantes de la pousse vers les villes.

Les Remdes L'analyse des causes de l'exode rural suffit, elle seule, pour montrer la vanit des remdes que l'on propose habituellement, dans le but d'enrayer l'migration des travailleurs vers les agglomrations urbaines et industrielles. A des hobereaux du Landtag prussien, qui lui reprochaient de ne rien faire pour arriver ce rsultat, le ministre de l'Instruction publique, M. Kgler, rpondait en ces termes, au mois de fvrier 1899 : Vous demandez que le matre d'cole conseille aux

L IDEE LIBRE enfants de ne pas migrer vers les villes, parce que les salaires n'y sont pas plus levs qu' la campagne. Je regrette-,de ne pas pouvoir faire une pareille recommandation mes subordonns, car, le premier devoir du matre d'cole, c'est d'tre vridique et de ne pas prtendre des choses dont le manque de vracit est trop facile dmontrer. Aussi longtemps, en effet, que les principales industries, celles qui paient les salaires les plus forts et les plus rguliers, se concentrent dans les villes, et que, d'autre part, il existera dans les cam- . pagnes un proltariat dpouill des moyens d'existence qu'il avait jadis (communaux, industries accessoires, etc.), asservi par des contrats de travail qui ne lui donnent pas les moyens de vivre d'une vie vraiment humaine, qui ne lui assurent mme pas des occupations rgulires, il est invitable que l'exode rural se produise et ce serait un crime de lse-humanit que d'interdire ou d'entraver, par des moyens directs ou indirects, l'migration quotidienne, saisonnire ou dfinitive, de ce proltariat vers les centres industriels. C'est ainsi, par exemple, que nous repousserions avec la dernire nergie toute proposition qui tendrait relever les tarifs ou diminuer la frquence des trains ouvriers. A notre avis, les seuls moyens lgitimes de retenir les travailleurs la campagne ne peuvent tre que des mesures destines amliorer leur sort et conjurer les consquences de la crise agricole. On peut citer dans cet ordre d'ides : i. L'extension et la reconstitution des communaux.

2. L'accroissement du domaine forestier qui aurait, entre autres avantages, celui de donner du travail en hiver un plus grand nombre d'ouvriers. 3. L'tablissement d'une lgislation protectrice en faveur des travailleurs agricoles, qui sont rests exclus, jusqu' prsent, du bnfice de presque toutes les lois sociales votes dans ces dernires annes. 4. L'amlioration, par une intervention plus nergique lgislateur, des habitations ouvrires dans les campagnes. du

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de 5. La revision de la loi sur les unions professionnelles, manire permettre celles-ci de faire le commerce. 6. La socialisation des principales industries agricoles distillerie, sucrerie, fabrication des tabacs, etc. qui faciliterait la dcentralisation de ces industries,, la cration, dans les campagnes, de foyers de production qui permettrait d'employer, surplace, un certain nombre de travailleurs. Bref, pour que l'agriculture retrouve les bras dont elle a besoin, il faut qu'elle devienne, par le crdit, l'association, le dveloppement de la technique, une industrie comme une autre, et qu'elle paie, traite et occupe les travailleurs, comme ils sont pays, traits et occups dans les autres industries. Mais, quelle que soit l'importance des mesures lgislatives qui tendent ce double rsultat, il convient de ne pas se faire d'illusions trop vastes sur l'efficacit qu'elles pourraient avoir. L'exode rural, mme dans ce qu'il a d'excessif, tient des causes trop profondes, pour que telle ou telle disposition lgale soit capable de l'enrayer. Seulement, il est permis de se demander, avec Karl Bcher, si ce phnomne, dont l'importance croissante a t l'une des caractristiques du XIXe sicle, est destin crotre encore dans l'avenir, ou s'il ne constitue pas plutt une phase transitoire, un pisode de la constitution, non encore accomplie, de l'conomie nationale et internationale. Et, comme l'auteur que nous venons de citer, nous inclinons croire que nous traversons une priode de transition, que, dans un avenir plus ou moins prochain, l'quilibre s'tablira entre la et la population urbaine rurale, que, peut-tre population voire mme, sans doute au mouvement actuel de centralisation succdera un mouvement de dcentralisation. en effet, se manifestent de nombreux prsent, symptmes, qui tendent confirmer cette opinion. Si les industries rurales primitives tendent disparatre, si les travailleurs des campagnes migrent, temporairement ou dfinitivement, vers les villes, la recherche d'un meilleur salaire, d'autres industries s'tablissent dans les campagnes, la recherche de salaires plus bas, et de nombreuses catgories de citadins Ds

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I

viennent s'y fixer -^- temporairement ou dfinitivement pour 3' trouver les conditions d'une existence plus hyginique ou moins dispendieuse. C'est, tout d'abord, le dveloppement des villgiatures, l'tonnante croissance des stations thermales et balnaires, les migrations saisonnires de la bourgeoisie, dont les bicyclettes et les automobiles ont rendu leur ancienne splendeur quantit de vieilles auberges, que l'tablissement des chemins de fer avait fait donnent de la dserter, et, cela va sans dire, ces transformations besogne quantit de petites gens. D'autre part, grce la facilit croissante des communications, la banlieue des grandes villes s'largit tel point, qu' vingt kilomtres la ronde, les communes jadis exclusivement rurales sont littralement envahies par des rentiers, des employs, des petits fonctionnaires, des officiers en retraite, dsireux d'chapper de trop forts loyers. Mais ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont encore et surtout les industries, qui refluent vers les campagnes, en qute de forces motrices ou de la main-d'oeuvre bon march. La machine vapeur, affame de charbon, avait cart fabriques des cours d'eau ; l'lectricit les y ramne. les

En outre, les deux formes de l'entreprise capitaliste, l'industrie domicile QX. l'industrie de fabrique, se rpandent de plus en pins dans les rgions rurales. Si, dans les Flandres ou le Brabant, par exemple, l'antique industrie textile la main agonise, d'autres branches d'industrie domicile s'y dveloppent : telles, la manufacture des dentelles, la fabrication des cigares, le cousage des gants, la confection des vtements, que les laitires de Bruxelles apportent dans leurs charrettes chiens, pour les livrer aux grands magasins. Ces industries, il est vrai, misrablement payes, n'emploient gure que des femmes et des enfants, mais il en est d'autres qui occupent de nombreux ouvriers et contribuent largement empcher l'exode rural. Telles, par exemple, l'industrie sabotire de l'Entre-Sambreet-Meuse, ou l'industrie armurire des environs de Lige.

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Telles, galement, les industries de fabrique qui, aprs avoir migr des campagnes A'ers les villes au dbut de la rvolution industrielle, retournent, maintenant, des villes vers les campagnes. C'est notamment ce qui se produit, pour l'industrie textile, paitout o le cot de la main-d'oeuvre devient un facteur plus important que le cot des transports. 11 y a plus de quinze ans, dj, que ce dplacement a commenc en Belgique. des tissages

A la Commission des iils de coton, qui se runit Bruxelles, en 1885, un des principaux industriels de Gand, M. de Hemptinne, expliquait cette transformation de la manire suivante : La situation est telle, Gand, que nous ne sommes plus matres de nos ouvriers ; nous avons en prsence de nous une organisation formidable et trs bien entendue, aux mains des socialistes... Nous nous sommes demand : est-il possible, est-il raisonnable, moins de mettre la ville feu et sang, de rduire tous les salaires de 40 50 p. c. ? Nous avons dit : non, cela n'est pas possible. Je dlie n'importe qui, ici prsent,, d'oser tenter une aventure pareille. M. Verbecke. Seul, ce n'est pas possible, videmment. M. de Hemptinne. Ce sera avec votre concours ? M. Verbecke. Avec le concours de tous. La libre entre des fils vous l'assurera. M. de Hemptinne. Quoi qu'il en soit, notre conseil d'administration a recul devant cette ventualit. Savez-vous ce qu'il a fait ? Il a suivi l'exemple que l'on nous a donn Manchester, o l'on se trouvait dans une situation absolument semblable la ntre. Les salaires avaient hauss, je ne dirai pas d'une faon ridicule, mais excessive. Chez nous, ils ont plus que doubl depuis 1853. Manchester ne compte plus gure aujourd'hui de tissages et de filatures. Les tissages ont migr la campagne. On les a d'abord transfrs Stockport, prs de Manchester, o l'on a opr des rductions considrables sur les salaires. Stockport tant devenu un grand centre, on a transport les tissages ,plus loin, et'les salaires ont encore t diminus....

.'IDEE UBRE Le plus simple tait mon tissage Waerschoot. monte une machine de 400 temps plus ou moins long,

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de suivre cet exemple... Je transporte J'y ai en ce moment 400 mtiers et j'y chevaux. Cola veut dire que, d'ici un tout y passera...

industrielle Depuis 1885, ce mouvement de dcentralisation n'a fait que s'accentuer et l'on peut prdire qu'il s'accentueia toujours plus, pour la raison qu'en donne M. Schmoller, dans son rcent trait d'conomie politique : Par la facilit CT'oissante des communications et les progrs de la division du travail, le lieu de la production et le lieu de la consommation peuvent s'loigner indfiniment l'un de l'autre, si cet loignement a pour effet de rduire le cot de production ou d'amliorer la qualit des produits. C'est le mot d'ordre do notre temps. Mais,, ct de ces industries capitalistes qui deviennent rurales, pour chapper aux exigences du proltariat urbain, il en est d'autres qui se sont dveloppes originairement dans les campagnes et contribuent, y retenir les travailleurs. Citons, par exemple, les distilleries agricoles, les laiteries coopratives dans les rgions de pturage intensif, les fabriques de sucre, qui occupent en hiver de nombreux ouvriers D'une manire gnrale., d'ailleurs, partout o l'ancienne agriculture fait place la fabrication intensive de viande, de fruits et de lgumes, qui caractrise l'agriculture de l'avenir, la densit des populations rurales se maintient ou s'accrot. Tout le monde sait, notamment, le trs grand nombre de jardiniers et de marachers qui, sur quelques ares de terre, parviennent vivre dans les environs des grandes villes. Il en est de mme pour les colonies vgtariennes du Kent, du Norfolk ou du Northumberland, dont les petites fermes fruits, d'une tendue moyenne de 2 acres (80 ares), pourvoient trs largement tous les besoins des familles qui les occupent. Et, certes, nul ne songe migrer vers la ville, parmi les viticulteurs de nos serres d'IIoeylaert, qui gagnent largement leur vie en fabriquant, sous leurs toits de verre, les normes quantits de raisins, destins aux tables de Londres, de Bruxelles, ou mme de Ptersbourp-.

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Bref, quand on voit, ds prsent, sous l'influence mme des villes centres d'une consommation toujours grandissante se multiplier dans leurs banlieues, les foyers de production industrielle et agricole ; quand on voit, d'autre part, grce la facilit croissante des communications, des milliers de gens exercer leurs occupations dans les villes, tout en transportant ou en conservant leurs habitations dans les campagne;,, on est en droit de se demander si l'on ne pourrait pas,modifiant un mot clbre,dire : Un peu de civilisation loigne de la vie rurale ; beaucoup de civilisation y ramne. Conclusions

i. L'exode rural est caus principalement par l'impossibilit pour les travailleurs agricoles de trouver sur place, en toute saison, un travail rgulier et convenablement rmunr. 2. Les mesures que l'on prendrait pour empcher ou entraver par l'migration, quotidienne ou hebdomadaire, vers les villes du prix des coupons de semante exemple, l'augmentation auraient pour consquence invitable d'accrotre la misre dans les campagnes et de favoriser leur dpopulation. 3. Seules,les mesures lgislatives, ayant pour effet d'amliorer les conditions de travail et d'existence du proltariat rural, peuvent, jusqu' un certain point, contribuer retenir les travailleurs dans les campagnes. 4. Mais, c'est avant tout de l'industrialisation de l'agriculture et du dplacement des industries urbaines vers le plat paj's qu'il faut attendre les rsultats les plus dcisifs. E. VANDERVELDE.

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Bruges

amoureuse (Fragment) A ma chre femme.

C'tait un dimanche, vers les midi, la sortie del messe de Saint-Sauveur, que, polir la premire fois, Joos Van Huile avait aperu Bertbilde Smaal. Elle tait blonde comme l'or de la chsse de Sainte-Ursule, trs ple, avec de grands veux doux baisss toujours, des lvres o s'veillait un ternel et mystrieux sourire, et il en tait tomb amoureux tout de suite. Drame dlicieux !... Lui qui jamais n'avait connu l'ennui, la peine de l'attente, les craintes, la dfiance de soi, n'et plus de repos. La tte pleine de chimres,il se surprit vaguer par la ville, indiffrent aux toiles commences, fuyant son atelier. Il errait des aprs-dines entires dans les environs du Dyver, non loin de la maison do la jeune fille, une vieille maison silencieuse, qui avait

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l'air de se pencher sur ]'eau. Joos s'attardait contempler les cygnes, dont les troupes lentes flottaient sans mme rider le canal. Il s'asseyait sous les arbres, regardait passer les vieilles femmes en mante, aux lvres agites d'une incessante prire, et dont les doigts nous roulent des grains de rosaire. Il coutait les cloches, il rvait ; il tait devenu un autre homme. A peine apparaissait-il encore au Singe d'Or , chez Joris Van Poelvoorde, o les artistes s'en vont fumer la pipe quand le soir tombe. Il bornait sa vie au Dyver, les yeux: fixs sur les petits carreaux cls vitres, l'es petits carreaux couleur de l'eau, o le soleil, la descente du jour, allumait des incendies roses. Il regardait les petits rideaux immobiles sur leurs tringles de cuivre. Et il tait dsespr, parce .que jamais le joli visage de Berthilde n'apparaissait pour lui sourire. 11 ne l'avait plus revue depuis la sortie de la messe, et dj trois grands jours s'taient couls. Joos se demandait ce qui la tenait ainsi enferme, il tait triste ne plus savoir que faire. La nuit venue, il remontait le Dyver, et, aprs s'tre retourn plusieurs fois, aprs tre revenu sur ses pas,dans l'ide qu'il avait vu remuer les rideaux, il prenait la rue Neuve, toute noire, traversait la place Simon Stvin, afin de passer ensuite devant la cathdrale, s'imaginant que la jeune fille allait en sortir encore, toute blonde dans le cadre soyeux de la mante. Alors seulement, il regagnait la place de la Vigne, o il habitait, avec sa soeur Xele, une petite maison trs ancienne, s'enfermait dans son atelier, et, sous la lampe, s'obstinait des esquisses vagues d'indcises figures o souriait le sourire de Berthilde. Il tait amoureux comme un fou.

Le matin du quatrime jour, en arrivant au Dyver ah ! le beau matin d'avril, plein de brises fraches, de cloches joyeuses et de soleil ! Joos aperut une voiture devant la vieille maison. Et celui fut un grand coup au coeur. Qui donc allait s'en aller ?... Pourquoi cette voiture tait-elle-l ?... Berthilde peut-tre qui partait'!... L'ide que tout son bonheur allait s'vanouir lui mit les larmes aux yeux. Ah ! bonne Vierge,' a n'aurait pas t bien

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]oncr ;gii Puis, il comprit la purilit de sa crainte, se raffermit un peu et gagna s a place habituelle sur le banc de bois, gauche de la maison. Le soleil matinal la parait travers les arbres, mettait comme de petites plaques d'or aux marches lgres de son pignon. Les vitres taient pleines de lumire frissonnante, pareille l'eau calme du canal, o les cygnes plongeaient leur bec rose. Et, brusquement,la porte de la maison s'ouvrit et livra passage un homme grave, les cheveux blancs, qui monta prcipitamment dans la voiture. Une main invisible referma la porte et le cocher stimula ses chevaux qui partirent au galop. A nouveau, loos van Huile fut seul. Seul, mais heureux ; ce n'tait pas Berthilde qui partait. Cet homme g, maigre dans sa redingote noire, il ne le connaissait pas. Sans doute, quelque visiteur banal. Et il se reprit ses rves, attrist cependant, surpris de ce qu'aucun hasard ne le favorist, de de ce que jamais la jeune fille ne sortt ou ne s'approcht des croises. Et il se l'imagina vivant comme une vierge pieuse, dans le silence monacal des vieilles chambres, les doigt occups l'laboration minutieuse des dentelles, la pense en prire, tandis que ses lvres gardaient leur ternel sourire.

Un bruit de roues rapides arracha Joos son extase. Et il s'tonna tout de suite. C'tait la mme voiture, vraiment, et elle s'arrta nouveau devant la maison. L'homme g en descendit, puis deux autres, plus jeunes. On ouvrit la porte, sans que Joos, mal plac, pt voir qui les visiteurs saluaient. Et elle se referma, lentement, tandis que la voiture attendait. A ce moment mme, toutes les cloches de la ville se mirent sonner, s'agitrent joyeuses dans l'air bleu. Il y eut comme une pluie de fleurs sonores sur les maisons et sur les eaux. Et seule la grosse cloche du Beffroi gardait des tons graves pour sonner l'heure. Joos se prit les couter, tout surpris de ne pas les trouver dsoles. Iilles sont d'ordinaire si plaintives !... Mais on eut dit. vraiment qu'une allgresse les secouait, par ce clair matin de prin-

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L'IDE LIBRE et du bon-

temps ; elles s'agitaient lgres et comme renouveles, heur chantait dans leur voix.

Et Joos se sentit tout--coup plus triste dans l'unanime joie des cloches. Sa solitude lui pesa sur le coeur, il regarda la maison silencieuse, dore comme une chsse, les troites fentres, aux petits carreaux verts, et il comprit qu'il n'y aurait plus d'allgresse pour lui dans la vie, si Berthildc ne l'y accueillait point. Il aperut sa vie comme une cloche sans battant, bronze mlancolique, inutile et muet. Et des amertumes montrent en lui contre le mauvais vouloir du sort. Pourquoi la jeune lillc n'apparaissait-elle pas ?... Oui la retenait dans l'ombre dos chambres, loin de ce beau soleil et des cloches joyeuses ?... Ah ! pauvre Joos, il n'avait point de chance 1et c'tait bien en vain que la ville ressuscitait !... Le bruit de la porte qu'on ouvrait le mit debout. Il fit quelques pas, trs mu, et se trouva auprs de la voiture. Deux des visiteurs v entrrent aprs avoir serr la main de l'autre, qui descendit vers le quai du Rosaire, d'un pas press, tandis que la voiture montait vers la rue Neuve. Mais Joos avait surpris leurs phrases.Le plus jeune d'entre eux avait dit : lllcs sont bien joyeuses, ce matin, nos vieilles cloches !... Et le plus g rpondit : Les cloches ne savent pas ! Et Joos avait distingu, au moment o la porte en hte se refermait, le visage d'une vieille femme ple comme la mort mme.

Ce fut une mauvaise nuit. Joos ne se coucha pas, pris de peur, remuant des ides obscures. Vainement, il tenta de se mettre au travail, de parfaire l'esquisse commence. Sa main tremblait. Il se rsigna s'accouder la croise, passa l trois heures, les yeux fixs sur le miroir du Lac d'Amour. Une oppression lourde croissait en lui au fur et mesure de la fuite du temps. Le souvenir de la vieille femme livide s'interposait entre sa pense et toutes choses,et comme les cloches ne sonnaient plus, il se demandait,

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anxieux, si ce n'tait point peut-tre parce qu'elles savaient , maintenant. L'image de Berthilde ne lui revenait plus, quoi qu'il fit, que confuse, comme voile. On et mmo dit qu'elle allait disparatre, se refuser au souvenir. Et sans raison, Joos s'effara, lutta en vain contre la peur. Au lever du jour, l'angoisse fut trop forte. 11se mit pleurer abondamment, avec des gestes qui semblaient vouloir retenir la lumire. Son coeur battait rompre. Et il se demandait, accabl, pourquoi cette douleur, cette impossibilit de travail, cette oppression subite qui le tenaient. Il rentra dans la chambre, heurta du coude un chevalet et l'esquisse o Berthilde souriait tomba. Prcisment, les cloches de Saint-Sauveur s'veillrent, petits coups graves, lentement. Et les sons frapprent le coeur de Joos cette voix triste comme le battant frappe la cloche. Maintenant, l'pouvantait. Il et voulu l'empcher de crier ainsi sa plainte. Pour qui donc sonnait ce glas '!... Son pas fivreux rencontra l'esquisse tombe, et Joos crut voir Berthilde tendue, le visage ple comme celui de la vieille femme. Le jour naissant, d'une crudit blafarde, attnuait encore les tons liminaires de l'esquisse : les yeux n'taient point dessins et la jeune fille paraissait morte. Les larmes de Joos redoublrent, nerveuses, brlantes. Il se jugea si puril qu'il parvint les rprimer, cherchant se librer de sapeur. D'o lui venaient toutes ces folies ?... Vraiment, il avait honte de lui. Il s'attabla et crivit quelques lettres. Mais son coeur continuait do battre et ses tempes de brler. Il revint alors la fentre et contempla le lever du jour dans les eaux calmes du Minnewater. Peu peu, le dcor sortait de l'ombre, la vieille tour surgissait, dsole, le pont arquait ses arches. Des groupes de cygnes indolents flottaient comme sur un miroir. Et il vit les marachers entrer en ville par le pont-levis, tandis qu'on ouvrait la porte du Bguinage. Toute la ville al ors sonna.Ce furent d'abord les petites cloches claires de la chapelle proche, puis celles de tous les clochers dont l'accent se mlait au glas obstin de la cathdrale.Il les connaissait, si amoureux d'elles !'... Tandis que le carillon du Beffroi s'grenait, il suivait dans l'air la marche des sons, il les regardait venir

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vers lui de tous les coins de la ville. C'tait comme un cortge de cloches jusqu' son me meurtrie. Et toutes, dans le jour gris, un jour mlancolique, un jour en deuil, sonnaient avec des plaintes, des gmissements, des cris. On et dit que toutes les cloches, si joyeuses la veille, taient ce'matin-l blesses. Ah ! quelle tristesse! quel alanguissement!... quelle peine !... Srement, elles devaient savoir !... Alors Joos n'y tint plus, il gagna la rue et prit le chemin du Dyver, en se pressant. Mais au fur et mesure qu'il se rapprochait de la vieille maison, sa marche se faisait moins vive, et bientt il n'avana plus qu'en tremblant. Les yeux lui brlaient. A peine distinguait-il les choses. Et toujours les cloches tristes de toute la ville semblaient, par l'union de leurs sons douloureux, tisser un voile de crpe peu peu descendu, dont s'endeuillait la ville.

Et ce fut une grande stupeur, un cri fou jaillit de ses lvres sches, un effondrement lamentable sur le banc quotidien. On appendait dos tentures noires au chambranle de la porte, les fentres de la vieille maison taient closes, pareilles des yeux ferms. Une civire avait apport les draperies et demeurait l,sur le trottoir, tragique. Joos ne respirait plus. Il fixait, hbt, le travail rapide des tapissiers, il regardait les toffes noires tomber le long des murailles, allumer dans le jour gris leurs petites larmes d'argent. Au fond du corridor obscur, on devinait un brasillement de ci erges. Joos sentait son coeur s'en aller, se fondre en sang, ne plus battre. Il demeurait l, sur ce banc d'o ses rves avaientpris leur vol, ses pauvres rves d'amour effondrs dans la mort. A prsent, il comprenait tout, la rclusion de 13erthildc, les visites des mdecins, leurs phrases et le visage ple de la vieille... C'tait certain. Berthildc tait malade. Bsrthildo tait morte. On allait l'emmener tout--l'heurc. Il ne la verrait plus jamais. Et c'tait pour cela que les cloches pleuraient et que l'esquisse tait tombe. Un dsespoir profond le brisa. Il se mit pleurer' dans ses mains, les coudes sur les genoux, sans se pouvoir reprendre. Les

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larmes coulaient le long de ses doigts, roulaient sur ses manches, affoles. Ah ! c'tait donc fini, c'tait donc fini !... Elle n'irait plus l'glise, il ne la verrait plus, elle n'aurait plus son mystrieux sourire !... Oh ! le mystre de ce sourire, qui donc l'et peru seulement S... Elle souriait ainsi pour qu'on ne l'oublit point, elle, la pauvre petite qui ne devait pas vivre !... Et vritablement, il tait entr en Joos, ce sourire, il y demeurait et rien jamais ne l'en ferait sortir. Il portait en lui le sourire triste de Berthilde, et-c'tait dsormais comme la relique dans le reliquaire. Ace moment, les tapissiers partirent; les draperies encadraient de noir l'troite porte, les points d'or des cierges brillaient plus fort au fond du vestibule. Dj des groupes commenaient se former ; on s'abordait, l'air douloureux, et le Dyver silencieux s'anima. Des gens entraient dans la maison, o par instants arrivaient encore de grandes couronnes blanches puis en ressortaient plus gravas et plus tristes. Des femmes, le long rosaire aux doigts, pleuraient tout haut. Et toujours le glas de Saint-Sauveur jetait sa plainte au vent. -Joos se leva tout--coup, marcha vers la maison. Une volont qui n'tait point la sienne le guidait travers la foule. Il monta les trois marches du seuil et entra. Le corridor tait troit. Il suivit, dcouvert, un vieillard en larmes et se trouva, soudain,aprs l'ombre noire du vestibule, dans la clart de la chambre ardente. Et puis un-grand calme s'empara de lui. Ses jambes se raffermirent et son coeur se rassrna. Il marcha lentement vers le cercueil qui disparaissait sous les fleurs et l'aspergea l'aido d'une branche verte, qui se trouvait l, sur une chaise... Toute douleur semblait l'avoir fui. Il vit trs nettomsnt la famille rangea aux deux cts du corps, tous gens gs, le mouchoir dans la main crispe, auxquels la lumire jaune dos cierges donnait des tons do cire. Il tait si matre de lui qu'il ramassa et romit une dame le mouchoir qu'elle venait do laisser tomber. Puis, s'tant inclin, il sortit. C'avait t l'affaire d'un instant. De cette premire et suprme visite Borthildo, il ne lui restait qu'une rose blanche, cueillie une gerbe proche. Il la prit entre ses dents et jeta un long regard

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la maison funbre. Puis, comme le clerg dbouchait de la rue Neuve, il s'en alla, sans se retourner, ,et prit la rue de Groeningue. Quelques instants plus tard, il s'attablait auprs de sa soeur Nele.

La nuit tomba, une nuit toute bleue, aprs la grisaille triste du jour. Joos s'en fut, de son mme pas calme, comme inconscient, aprs avoir, ainsi que chaque soir, embrass Nele. Une inquitude douce le baignait, succdait aux agitations, aux affres mortelles. Il marcha vers le Lac d'Amour, qui semblait plein d'toiles, traversa le pont-levis, longea le rempart Ste-Catherine. Un silence profond potisait la nuit. Par moments, une cloche tintait, lointaine,^ carillon gouttait l'heure, ou une sonnerie de clairon, tout au fond des choses, veillait l'ombre. On ne distinguait que l'tendue immobile de l'eau, miroir vraiment, o les maisons du bord se rflchissaient, avec leurs pignons dentels et leurs fentres lumineuses derrire lesquelles se profilaient parfois des silhouettes de femmes. La grosse tour ronde et le pont se confondaient en un crasement d'encre, auprs des massifs qui les continuaient, et peine devinait-on les arches. Un cadre de nuit s'tablissait norme autour des eaux rveuses d'o les cygnes s'taient retirs. Et Joos allant nonchalant vers l'obscur, regardant tout cela... Pourquoi tait-il venu l ?... Ce n'tait point l que se trouvait Berthilde, Berthilde au doux sourire, soudain rapparue en lui ! Elle dormait maintenant, route blanche sous la terre livide du cimetire lointain, dans le parfum des fleurs accumules... Ah ! comme il tressaillit tut--coup, le coeur du pauvre Joos !... Cette _ide de Berthilde enfouie le secoua, il battit fbrilement et provoqua les larmes. Tout l'amour dont il tait gros s'coula en pleurs brlants, que Joos, maintenant, ne songeait plus rprimer.C'tait bon, cette pluie chaude des larmes... Il s'arrta au bord du Lac, dsol. Une lumire blonde sortait des eaux unies comme un champ dglace, comme un parquet de cristal. Des herbes poussaient l'entour, dj hautes, et le pied de Joos les foulait. Il s'assit sur les pelouses naissantes, continuant de regarder devant lui fixement. La clart crue de l'eau l'attirait. Il

L'IDE LIBRE s'en emplissait les yeux, bloui, et son me revoyait les choses. C'tait cette sortie de la messe, d'abord, dans le joyeux soleil dominical, la foule des femmes en mante, des hommes religieux, Berthilde parmi les jeunes filles ; puis c'tait la rvlation, le coup de foudre, l'assaut de tout son tre par l'amour. La sensation du choc subi lui revenait, il se trouvait tout autre, baign de douceur, amoureux, avec l'impression d'avoir soudain ouvert sur un dcor d'avril une fentre toujours ferme.Et c'tait le Dy ver, les attentes longues, le vieux banc, les cloches ; c'tait sa surprise, sa peur, la voiture et le visage blme de la vieille. ..Et enfin la nuit d'angoisse, les tentures noires, la mort. Un frisson,l'agita. Ses yeux se troublrent. Les choses lui apparurent confuses. La tentation de l'eau l'envahit. On ne peut point la regarder cette eau,elle est hallucinante et pleine d'appels. Joos ne rsistait plus son attraction. Et sa voix plore, qu'en dans la trecoupait l'closion des larmes, cria: Berthilde!... nuit : Berthilde !... Berthilde S... Berthilde !... Cela pleurait comme une mlope, rsonnait comme un glas, se mourait au loin dans le frmissement des ombres : Berthilde !... Berthilde !... Berthilde !... Et il l'appelait, gris de ce nom qu'on ne prononcerait plus qu'en prire, ce nom qu'il avait rv d'accompagner do baisers, de baisers doux sur le joli sourire... : Berthilde !... Berthilde .... Alors,brusquement,il y eut une voix, au-del du Lac d'Amour, une voix sur l'autre rive, qui rpondit : Berthilde !... Joos se sentit mourir. Ebloui do l'or bleu des eaux, bloui do son rve, les yeux brls de larmes, il douta do cotte ralit soudaine et il cria : Berthilde !... Berthilde !... est-ce toi ?...

Est-ce toi ? rpondit la voix. O prodige inou !... Joos mit dans ses mots toute son me :

L IDEE LIBRE C'est moi, Berthilde, oui, c'est moi ! Oui, c'est moi ! reprit la voix lointaine. Affol, perdu, sans souffle, Joos se dressa au bord des eaux, chercha des yeux sur la rive carte le fantme de son bonheur. Mais ce bonheur tait-il possible ?... Avait-il entendu ?... L'avaitelle appel ?... Il douta encore. Il rpta : Berthilde ? les lvres tremblantes. Et la voix rpta : Berthilde ! et il ne douta plus. Une douceur infinie s'emparait de son tre, sa pense ivre le ravissait au ciel que refltaient les eaux, il se sentait au seuil du songe. Si c'est toi, viens ! dit-il. Et la voix rpondit, trs douce : Viens ! Alors Joos n'hsita plus. qu'Elle le voulait. Il marcha dans l'eau claire qui le fleurit une rose blanche aux dents, Rve. C'tait vrai qu'Elle l'avait appel et vers Berthilde ressuscite, descendit d'toiles. Sa belle tte blonde flotta, vers la rive bnie o l'appelait le

Et le jour naquit avec le chant des cloches. Lon TRICOT.

Lieds

Pour Z'Hadaly de Villicrs. Quand je suis venu c'tait hier , L'aube dore tait toute frache, Dans mes mains creuses j'ai bu la rose Qui se pleurait des feuilles du lierre. Je me sentais une vie nouvelle Et vierge ainsi que le matin. Car je ne songeais demain Et j'avais oubli l'angoisse do la veille. Quand je suis verni dans ton jardin, La fracheur, le silence m'enivraient comme tes lvres.

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Sur ton seuil tu m'attendais Pourtant j'avais devanc l'heure Et j'ai cru baiser le matin Entre tes seins o je baignais mon front de fivre.

O ma Dame, soeur de l'aube et do la rose, Je renais c'tait hier, Et j'ai bu ton amour plus frais que la rose Qui se pleurait des feuilles du lierre. Me voici, j'ai lav mon me, Et ma bouche et mes yeux et mes mains vicieuses. Je suis un enfant nu qui frissonne, ma Dame, Et j'ai besoin de ton amour comme d'un manteau.

Allons nous asseoir prs de l'eau, Je te dirai ce long rve que j'oublie. Nulle ombre n'est plus douce que celle des saules Dont les chevelures se tranent dans l'eau.

La mousse de la rive est fine et touffue Et tu pourras t'y tendre nue, Le soleil ne te verra pas Tu tordras tes tresses sur tes paules Et les laisseras pendre dans l'eau, coinme les saules.

Le printemps brutal clotles calices, Les fleurs semblent souffrir : c'est qu'elles vivent.

Moi, je souffre de trop de joie, De trop de joie qui ne peut rire.

L'IDE LIBRE

ij

O ma Dame, vois, j'ai cueilli Tout un lit de gramines, Des chardons m'ont piqu les doigts, Mais notre couche sera douce et tu souris : C'est assez ! Qu'importe un peu de sang Sur mes mains ples et les herbes sches ! Tu me souris et m'aimes, qu'importe un peu de sang Puisque tu me fais oublier que je souffre.

A quoi bon une harpe ? Voici le crpuscule, Laisse les cordes seules et donne-moi tes mains. A quoi bon cette harpe ? Voici le crpuscule, J'aime mieux ta voix douce ou le silence tide. Ecoute, ce sont des libellules Qui garent leur vol dans les osiers ; Ecoute, c'est mie fleur qui tombe dans le sentier Ecoute, c'est mon coeur contre ton sein ; Ecoute, c'est ton souffle dans mes cheveux !

La brise bruit parmi les feuilles, Elle rpand sur ton sommeil Le parfum des jacinthes et des chvrefeuilles. C'est une berceuse odorante, mais je veille J'ai referm tes longs cheveux Sur ta nudit alanguie, La brise qui fuit dans 'a nuit Emporte le parfum de ta chair et de ta chevelure, Et d'autres amants frmiront sous la lune Sanssavoir que c'est par toi et par la brise.

L IDEE LIBRE

Je ne sais, je ne sais pourquoi, mais je veux fuir.

Desnues ontvoil les regards des toiles, A peine un rayon bleu luit trs loin, mais va mourir.

Est-ce l'orage ? L'herbe fine tait chaude Et j'ai frissonn comme au toucher de ta toison.

Dois-je t'veiller, attendrai-je l'aube, Ou te porter endormie vers ta maison ?

Je me souviens du premier soir : Ah ! que notre ivresse est change, O ma Dame, et pourtant, Toi, tu n'es pas change !

Je suis las d'tre heureux et je voudrais partir, Partir avec les nues et savoir que tu n'es plus. Cecil-E. RAVERTY.

L'IDE LIBRE

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De

l'origine

physique

des

Mythes

et

de

leur

influence

sur

les

Institutions

sociales

L'influence des diverses institutions sur les moeurs des peuples est actuellement l'objst de nombreuses et srieuses tudes. Dans les institutions sociales que l'homme civilis trouve devant lui chaque phase de son existence, exigeant sa soumission, sa coopration, on a vu un puissant moyen d'ducation dirigeant les individus dans un sens particulier, leur faisant accomplir certains actes, viter certains autres, les dressant, en un mot, et on en a conclu que Cet entranement devait aboutir des rsultats identiques ceux donns par l'levage et le dressage des animaux mentales domestiques, c'est dire dterminer des transformations et physiques chez les individus soumis ce rgime et chez leur descendance. Le raisonnement et l'exprience confirment cette opinion. Les milieux sociaux agissent sur l'homme avec autant de puissance que les milieux physiques. On peut mme dire que,dans nos socits, l'influence du milieu social prime celle de l'habitat physique, le mode de vie purement conventionnel adopt par les civiliss laissant peu de place l'action directe de la Nature sur eux. Toutefois, les institutions sociales ne sont pas des produits extra-terrestres, elles ne sont pas l'oeuvre des dieux, comme on le croyait autrefois. L'homme, qui est domin par elles clans les socits constitues depuis de longs sicles et trs fortement organises, est le crateur qui les a difies pice par pice. Chacune d'elles est la personnification matrielle d'une conception de son cerveau et le culte dont il les entoure ressemble celui du ftichiste vnrant et redoutant l'informe ftiche qu'il a taill lui-mme.

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L'IDE LIBRE

Pour arriver comprendre clairement les effets produits sur les individus,par les institutions sociales des groupements humains dont ils font partie, il convient tout d'abord de se rendre compte des causes qui ont amen les hommes les tablir et retrouver en eux les affinits souvent ignores par les intresss existant entre leurs conceptions mentales et les institutions qu'ils conservent, malgr les rvoltes plus apparentes que relles qu'ils tentent par paroles ou par actes contre ces mmesinstitutions. Les institutions sociales, qui sont loin d'avoir l'origine la complication de nos institutions actuelles, procdent de deux causes principales : i Causes purement physiques, drivant de l'habitat. Le climat, les particularits et les ressources du sol dterminent le genre de vie que les individus placs dans ce milieu sont obligs d'adopter pour se conserver, se nourrir, se perptuer. Leurs coutumes, les institutions l'tat rudimentaire, sont alors nes directement du besoin des individus. Ce sont des institutions bases sur la ncessit et ayant le plus grand avantage de l'homme pour but. 2 Causes 7>i ta les, reprsentes par des croyances et non par en des faits. Dans ce cas, la religion ou une simple superstition encore trop simple pour mriter le titre de religion rserv aux supertitions comprenant un systme et une organisation amnent les hommes reproduire matriellement dans leur groupement l'ordre tabli dans le monde supra-terrestre auquel ils croient et souvent aussi accepter des rgles de conduite qu'ils s'imaginent leur tre imposes par leurs divinits. Autrement dit : institutions bases sur la foi, la soumission ou la crainte, et n'ayant pas l'homme pour but. Les moeurs, les institutions l'tat embryonnaire que l'on observe dans les socits primitives sont issues de la premire de ces causes : la ncessit physique rsultant des conditions de l'habitat. Dans les groupements plus avancs en civilisation o les besoins immdiats de l'existence sont dj plus aisment satisfaits et o les esprits ont ncessairement plus dp temps donner la spculation, l'influence des mythes est prdominante et ce sont

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eux qui, passant de l'tat d'ides vagues celui de ralisation concrte, s'incarnent dans les institutions. les institutions des peuples civiliss ont une origine mythique, toutes ne se soutiennent que par la croyance des peuples aux mythes qu'elles reprsentent. Toutefois, pour corriger ce que cette affinnaticn semble avoir de bizarre, il faut donner au mot mythe toute l'tendue qu'il comporte ; comprendre sous cette dnomination, non seulement les personnages imaginaires de la Fable, mais toutes les fictions, tous les concepts religieux' ou' moraux, tout ce qui forme la foi des peuples ayant mme cess les objets de leur culte et n'en demeurant d'anthropomorphiser pas moins sous le rgime absolu des mythes, si l'on veut conserver le vrai sens de ce terme et l'appliquera toute, conception imaginaire ne en dehors de l'exprience et de la dmonstration scientifique. Toutes

Dans les groupements peu avancs en civilisation, les institutions issues des causes physiques et celles qui naissent peu peu des causes mentales se touchent de bien prs, car l'habitat et la composition organique des individus, on faisant natre les besoins, engendrent galement les ides. Dans la suite, la dmarcation se fait de plus on plus nette. L'habitude, contracte par une longue suite de gnrations, cre des dispositions ataviques contrebalanle besoin rel et momentan de ant souvent victorieusement l'individu, et l'institution ne du mythe triomphe ainsi des incitations de la nature par la croyance que l'individu garde inconsciemment en lui. La foi des anctres perptue par l'habitude a probablement dtermin certaines modifications qui la font revivre chez l'individu sous forme de tendances particulires. Une ducation dirige d'aprs ces mmes croyances continue, le plus souvent, l'oeuvre de.l'hrdit et la simple prdisposition passe alors l'tat de besoin pour ainsi dircinstinctif. Le caractre imprcisde ces impulsions est prcisment cause de la vnration superstitieuse que l'on y attache, alors qu'en ralit elles n'ont pas d'autre valeur que la tendance, duc des causes identiques, qui pousse les chiens de

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chasse s'lancer, sans besoin rel, sur les traces du gibier. A mesure que l'homme progresse, la science, chassant le mystre, fait reculer les mythes. Chaque jour ils deviennent plus impalpables, plus immatriels : plus vritablement mythes. Dans nos socits ils se rduisent, pour beaucoup de gens, au grand dualisme du Bien et du Mal. Non pas l'utile et le nuisible l'homme, mais deux abstractions, restes ultimes de divinits en partie disparues. Ne retrouve-t-on pas eu cette conception la thorie de l'esprit immatriel? Pour revenir la ralit ne faut-il pas ces deux termes: une chose matrielle affecte de la qualit d'tre bonne, cette qualit n'existant que par rapport au second terme : un organisme qui en est impressionn en bien. Otez l'tre organis percevant une sensation qu'il qualifie bonne, il ne reste plus que de la matire sans qualification. Otez son tour cette matire, que devient le Bien ? Ce serait jeu d'enfant d'aborder la question de ce ct. Toutes les questions abstraites existant aujourd'hui ne sont que les legs des mythologies de nos anctres. De mme que derrire chacune des institutions sociales on peut apercevoir le principe le mythe qui la conserve, derrire chacun de ces mythes thrs ou peut aussi distinguerle mythe plus matriel, le dieu anthropomrphique ou autre, le matre dictant sa volont.

Les premires coutumes ayant pour but la satisfaction des besoins immdiats 'de l'individu : sa nourriture, sa dfense, il semble que, l'exprience aidant, des institutions strictement utilitaires eussent d natre du perfectionnement de ses habitudes. Cette volution directe tait cependant impossible. aux L'homme peu dvelopp se conforme inconsciemment usages sans en comprendre la cause et par cela mme ne permet continu. Tout en ralisant, par l'exppas leur perfectionnement rience, un certain progrs dans les moyens de satisfaire de mieux en mieux aux ncessits premires del vie humaine, le Primitif

LIDEE LIBRE subit une foule d'influences, venant contrebalancer, annihiler celle-l.

33 parfois mme

La seule recherche des choses utiles son existence le met chaque instant en prsence de phnomnes inexplicables pour lui. A la pche, la chasse, dans les migrations des nomades, mille volonts trangres semblent favoriser ou contrarier la sienne et, -comme, n'ayant aucune ide de la Nature, il rapporte tout sa vie propre, son ignorance a vite fait de le jeter dans les fantaisies les plus incohrentes, en plein monde des mythes. Il n'a certes pas la pense de crer un systme mtaphysique, il ne tend qu' pourvoir ses besoins,mais au milieu de la fantasmagoriedes choses incomprhensibles son intelligence rudimentaire, il s'gare dans le choix des moyens capables de lui faire atteindre le but qu'il se propose. Dsire-t-il des chasses abondantes, il devrait se borner s'exercer l'agilit, perfectionner ses armes, tudier les moeurs du gibier. Il ne manque pas de le faire, mais bien souvent un vnement naturel : pluie, scheresse, migration des animaux vers d'autres parages ; ou un accident le touchant personnellement : blessure, maladie, viennent mettre nant toute sa prvoyance. Invitablement le Primitif doit, dans ce cas, attribuer son chec une volont adverse triomphant de la sienne. De l la personnifier en uu tre quelconque, il n'y a qu'un pas. La fort fantastique, terrible la nuit ; l'tonnant jeu des ombres, le mystrieux murmure du vent dans les branches, les sources jaillissant soudain de la terre;la vie, enfin, si puissante des sols vierges, tout concoure lui faire animer d'une existence peravec la sienne, les choses qui sonnelle, ayant quelqu'analogie l'environnent. Ds lors c'est la bienveillance, la complicit de ces tres .mystrieux qu'il cherche tout d'abord s'assurer, car ils peuvent empcher l'adresse du chasseur, l'excellence de ses armes d'obtenir les chasses souhaites. Comment se les concilier ? On les louera, on leur offrira des dons. On continuera certainement exercer les jeunes garons, les entraner physiquement pour en faire des chasseurs habiles et vigoureux : i/isti/utio/i utilitaire ; mais on sacrifiera aussi aux divinits. Peu peu leur influence crotra. Au milieu de la tribu on

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lvera la case ftiche, humble anctre de nos somptueuses basiliques. Le sorcier, l'homme parlant au ftiche, suivra bientt, humble comme son sanctuaire dont quelques chiffons constituent tout le luxe,prcurseur misrable des pontifes qui si longtemps terrorisrent les peuples et dont la descendance son dclin volue, vtue de soie et d'or, dans les monumentales cases ftiche des socits dites civilises.

Les mythes correspondent ncessairement aux impressions reues par les peuples qui les crent. On n'imagine que ce que l'on a peru par les sens, selon le principe connu : tout ce qui est en l'homme y a pntr par les sens. Si l'on doute parfois de cette vrit en considrant les apparences fantastiques revtues par certains mythes, un examen plus attentif permettra de reconnatre l'existence dans la Nature de chacun des lments qui les composent, leur aspect extra-naturel tant caus par l'assemblage d'lments emprunts des objets divers, et qui ne se rencontrent pas runis de la mme manire dans la Nature. 11 n'y a pas de chiens verts, ni de femme ayant une queue de poisson. Mais la toutcomme forme du chien et la couleur verte existentsparment la femme et le poisson dont | l'union en un corps fantaisiste a cr la sirne. L'homme ne pouvant difier sa mythologie que d'aprs son sociale milieu, il semble tmraire d'affirmer que l'organisation base sur ses conceptions mythiques se trouve souvent, sinon toujours, en dsaccord avec les ncessits relles de son existence. Pour rsoudre cette contradiction apparente, il faut considrer que ce n'est pas le milieu physique dans lequel l'homme se trouve naissance aux mythes. L'homme les qui donne directement imagine d'aprs les impressions qu'il reoit de son ambiance, mais ces impressions rsultent de deux facteurs gaux en importance : la cause extrieure et la cause intrieure ; le fait se produisant et la faon dont les sens le peroivent, ce qui dpend do la constitution organique de l'individu. 11 convient en plus de tenir compte de

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l'erreur de nos sens dans nombre d'apprciations : erreur que le contrle et l'exprience peuvent seuls nous dmontrer. Les ides se forment donc en l'individu d'aprs sa manire propre de percevoir son milieu. Est-il besoin de dire que les Primitifs et beaucoup de nos contemporains ne voient qu'une trs faible partie de ce qui existe autour d'eux et l'apprcient plus ou moins faussement, selon leur degr d'ignorance ? Le pauvre sauvage peut-il voir autre chose dans le soleil qu'un disque de feu se promenant sur une vote bleue ? N'est-ce pas ainsi qu'il parat nos yeux et ne faut-il pas beaucoup d'tude et d'exprience pour comprendre qu'en le voyant ainsi nous sommes le jouet d'une illusion ? La nuit, lorsque les taillis, les rochers prennent des formes vagues, le Primitif et nombre de nos campagnards ne croient-ils pas apercevoir des hommes et des animaux ?Les fantmes ne sontils pas '/is aussi par des masses de gens de bonne foi, abuss par leurs sens ? Ce n'est donc pas d'aprs la ralit des faits que les hommes tablissentleurs mythologies. S'ils en percevaient les causes relles, ils ne seraient pas ignorants et n'imagineraient point de mythes. Les systmes mythiques ne tardent pas faire autorit, les les fables ds l'enfance et gnrations nouvelles on apprennent les impressions qu'elles reoivent ensuite des objets extrieurs sont modifies suivant ce qu'on leur a enseign touchant ces objets. La foi au mythe tant bien ancre, celui qui, de bonne foi ou par imposture, parle et ordonne en son nom est cout et obi.La lgislation et les institutions qu'elle consacre apparaissent alors, empruntant toute leur valeur la volont du mythe dont elles sont censes maner. Ds ce moment, il ne s'agit plus de savoir si les pratiques ordonnes concourent la satisfaction de l'individu : le mvthe est devenu le matre et l'homme se soumet sans chercher comprendre. Invitablement, la Nature ne peut se laisser compltement annihiler. Par le seul l'ait qu'il vit, il est impossible l'homme d'enrayer d'une,faon absolue le travail de son organisme. Quelque dpression qu'il subisse, le besoin surgit et se manifeste par la

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contre la loi factice qui veut le dompter : mais ces transgressions, dans lesquelles l'homme redevient lui-mme en obissant aux attractions ou aux rpulsions inhrentes aux lments dont il est compos, ne lui enlvent pas la foi au mythe et l'obissance qu'il lui doit. Il a cd la tendance de son tre, mais, ne s'tant pas instruit, il n'a pas compris l'erreur de sa croyance. De l est n le grand conflit, entre la chair et l'esprit, entre le corps et l'me. L'homme abus,s'imposant des rgles que la Nature ne reconnat pas, la lutte tait invitable et comme sa.foi au mythe l'emportait sur son amour pour lui-mme amour encore aujourd'hui fort mal compris, quoiqu'on puisse en dire d'aprs-de fausses apparences il maudit son besoin, il maudit son corps, il maudit la Vie et la Nature. C'est alors l'pouvantable triomphe de la chimre sur la ralit, du nant sur l'existence. Ce sont toutes les thocraties que nous montre l'histoire des peuples et, plus prs de nous, dans notre civilisation, c'est le sombre Moyen-Age.

Toutes les mythologies peuvent se partager en deux grandes divisions : les unes admettant unprincipe extra-cosmique, crateur et matre suprme de l'Univers; les autres concevant le monde comme une existence unique et impersonnelle dont les existences individuelles ne sont que des aspects divers. Ces deux conceptions absolument opposes partagent l'humanit suivant deux tendances distinctes reprsentes dans leurs grandes lignes par l'esprit smitique et l'esprit aryen. Aucun, je le crois, n'tablit tout d'abord l'origine de sa A cosmogonie l'existence d'un Etre extra-cosmique, entirement indpendant de l'Univers : produisant de rien, par l'effet de sa volont immatrielle, tout ce qui existe. Seuls les peuples dont l'volution mentale a dj atteint un assez haut degr de dveloppement songent rechercher les origines de l'Univers, car seuls ils sont capables de parvenir des conceptions d'ensemble. Le Primitif s'inqup'te tout au plus de l'origine des objets immdiats de son entourage et, bien souvent

LIDEE LIBRE mme, sa pense encore peu veille ne manifeste minime curiosit leur gard.

y] qu'une bien

L'ide de faire quelque chose avec rien est une de ces absurdits mtaphysiques qu'un raisonnement naf ne peut concevoir II faut, pour l'adopter, avoir subi l'influence de longues priodes de servage mental, de foi en l'absurde . La Gense, en ses premires lignes, ne diffre pas essentiellement des livres et des traditions tendant, chez les autres peuples, expliquer les origines du monde. La croyance la cration, qui a prvalu et dont on est arriv faire un dogme, ne rpond pas exactement la pense primitive qui semble simplement indiquer qu'un dieu, un Elohim forma l'Univers en rendant compact des lments de nature fluide. Les lgendesjaponaises parlent du grand barattage de la mer de lait par les dieux ; presque partout on trouve aux origines des systmes cosmogoniques cette croyance en un lment liquide qui, en se solidifiant, produit la terre. S'il est hasardeux de demander la Gense la confirmation de la croyance en la cration ex nihilo, la foi au dieu personnel, matre de l'homme, s'affirme assez rapidement mesure que l'on avance dans la suite des rcits du premier livre de la Bible. Cette foi'n'est cependant pas nonce tout d'abord d'une faon positive. Le dieu est reconnu puissant, plus puissant que l'homme, et pourtant il semble parfois redouter sa crature. Aprs la dsobissance d'Adam, le dieu laveh rflchit, il s'inquite : Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous (i) pour la connaissance du bien et du mal. Maintenant prenons garde qu'il n'avance la main et ne prenne aussi de l'arbre de vie, qu'il n'en mange et ne vive toujours. (Gense. III, 22, 23). Tout le pouvoir de Javeh, impuissant, semble-t-il, empcher l'homme de l'galer,se borne le chasser de l'endroit oii il pourrait trouver les lments capables de rapprocher sa nature de celle de son matre qui, dans ce cas, se conduit en rival souponneux craignant pour sa suprmatie. (1) Ce pluriel indique nettement quc.dans la pense do l'auleur,Jfivch n'est lias un dieu unique.

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Javeh reprend la mme attitude vis--vis des hommes du pays de Shincar construisant une tour dont le sommet devait tre dans les deux afin de perptuer le souvenir de leur nom. Le dieu, descendant (?)pour voir la ville et la tour btie par les (ils des hommes, est repris par ses craintes : A^oil ce qu'ils commencent faire, dit-il, et maintenant rien ne les empchera tout ce qu'ils auront projet. (Gense. XI, 6). Il d'excuter triomphe cependant, mais,encore une fois,par un moyen dtourn. La ruse est d'ailleurs familire aux dieux de toutes les mythologies. Les Grecs ne donnaient-ils pas la desse Hr le qualificatif pris par eux en trs bonne part de qui mdite des ruses ? Javeh ne fait pas exception. Si la suprmatie qu'on lui concde dans la suite le dispense d'employer la ruse pour luimme, maints rcits bibliques nous montrent qu'il ne laissait pas de la conseiller souvent ses favoris. Cependant,dans l'esprit de ses fidles,l'autorit du dieu grandit de plus en plus. Il parle Abraham en matre tout puissant de la terre, bien qu'il soit encore loin d'tre cette poque le dieu unique et immatriel de nos mtaphysiciens. Javeh est un dieu fort, puissant parmi ses pairs, plus grand qu'eux. Qui est comme toi parmi les dieux ? (Exode. XII, il), lui dit-on en manire de louange dans cette belle page littraire consacre exalter le souvenir du passage de la Mer Rouge par les Isralites. Sous mille formes .diverses cette pense se rpte dans la Bible. Cette conception d'un dieu particulier aux Isralites, plus puissant que ceux des peuples rivaux, mais jamais dieu unique,est la seule qui ait rgn dans l'antiquit smite. Ce dieu jaloux, ce despote extra-terrestre n'obtient les hommages et l'obissance de son peuple qu'en le terrorisant,en faisant peser sur lui d'effroyables vengeances. Aucun appel la raison, aucune dmonstration, rien ne prouve l'utilit des ordonnances divines, rien qui s'adresse l'intelligence ; avec ce systme,la mentalit reste la priode de la soumission par la crainte : c'est une mentalit de Primitifs avec cette seule diffrence qu'au lieu de se soumettre par petits groupes aux caprices d'un chef redout pour sa force physique, nous voyons ici tout un peuple accepter le joug d'un tre imaginaire dont il craint les terribles colres. Joug support impatiemment, semble-

LIDKE LIBRE t-il,et souvent secou, car nombre de fois les Isralites se tournrent vers d'antres divinits, maisjoug toujours repris aprs des dsastres habilement exploits, soit par la caste sacerdotale vivant du culte de Javeh, soit par des hommes de bonne foi : croyants ardents, rformateurs convaincus et parfois mme'rvolutionnaires dans une certaine mesure : tels Jrmie et d'autres de ces prophtes libres dont l'pre prdication s'levait en face des prtres et des rois. Deux mots suffiront dpeindre l'tat social drivant de cette . mythologie aride rduite un seul tre mythique ne symbolisant rien, ne personnifiant aucun aspect de la Nature. Mythologie sans philosophie relle ayant, il est vrai, inspir des pages magnifiques mais dans lesquelles brillaient seules la beaut du style et la hardiesse des images, sans que rien ne nous permette de concevoir pour elles autre chose qu'une admiration purement littraire. La vie sociale des Isralites rpondait la conception de l'autorit absolue de leur dieu, en acceptant sur terre la mme autorit dirigeant leurs actes. En bien considrant l'histoire qu'ils nous ont lgue, on voit que l'individualit tenait peu de place dans la nation juive avant qu'elle ne subt l'influence d'trangers de civilisation plus avance. Ce peuple se mouvait, agissait par masse, en troupeau.

La priode chrtienne apporte une certaine transformation dans les ides mythiques, mais cette transformation est loin d'tre aussi grande qu'on se l'imagine. Le Chrtien de la premire priode apostolique reste Juif, Juif dissident, mais sans que sa doctrine prsente de plus grandes divergences avec l'orthodoxie que celle des autres sectes nes au sein d'Isral : Essniens, Thrapeutes, etc. Le caractre prle la divinit semble s'tre un peu adouci : ce n'est plus seulement lo Matre, c'est aussi le Pre que Von invoque. Pre souvent peu tendre, la vrit, et gardant en bien des points les tendances de la conception primitive du dieu rus ot.cruel. En tous cas, son caprice prside seul aux: destines des

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humains : ceux-ci sont destins la batitude cleste, ceux-l sont rprouvs. Pourquoi ?-Les textes ne donnent aucune explication : Il vous est donn de connatre le mystre du royaume de Dieu, mais pour ceux du dehors tout est annonc en paraboles; de sorte qu'en voyant ils voient et n'aperoivent point ; et qu'en entendant ils entendent et ne comprennent point; de peur qu'ils ne se convertissent et que leurs pchs ne leur soientpardonns. (Marc, IV,II, 12). L'crivain qui conoit son dieu sous cet aspect la fois mesquin et peu syihpathique ne fait d'ailleurs que se rapporter un texte beaucoup plus ancien datant du rgne de Jotham fils d'Ozias et attribu un prophtedu nom d'Esae, dans sont prts Javeh. Le dieu lequel les mmes sentiments s'adressant son prophte lui dit : Va ! et dis ce peuple : Vous entendrez, mais vous ne comprendrez point ; vous verrez, mais vous n'apercevrez point. Endurcis le coeur de ce peuple, rend ses oreilles pesantes, couvre ses yeux ! Qu'il ne voie pas de ses yeux, qu'il n'entende pas de ses oreilles, que son coeur ne comprenne pas, qu'il. ne se convertisse pas et qu'il ne soit pas guri. Evidemment le rdacteur chrtien s'est inspir du texte hbreu, preuve certaine que sa conception intime de la divinit ne s'tait pas modifie dans de grandes proportions. Tous ceux qui s'occupent de l'tude des textes bibliques savent parfaitement que les diffrents livres composant ce recueil tant en ce qui concerne l'Ancien Testament que le Nouveau Testament n'appartiennent pas rellement aux auteurs qui on les a attribus, ni aux priodes auxquelles on fixait autrefois leur origine. Ces questions, trs intressantes d'autres points de vue, importent peu lorsqu'on se propose simplement de suivre l'volution d'un mythe travers les ges. Les textes peuvent alors nous renseigner sur les transformations successives qu'il a subies dans l'esprit de ses fidles, sans qu'il nous soit utile de dterminer l'auteur et l'poque prcise des ides mises au sujet du mythe. Une ide exprime par les Chrtiens qui n'apparat pasdans les crits des Juifs, mais qui tait familire d'autres sectes avant le Christianisme est celle de la rsurrection, conue soit comme immortalit ou survivance d'un principe immatriel contenu dans notre individualit actuelle, soiteomme rsurrection relle de notre corps aprs un temps plus ou moins long aprs la mort.

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Plusieurs allusions sont faites, dans les Evangiles, ces deux formes d'immortalit, qui semblent les admettre toutes deux : survivance du principe immatriel prcdant le moment o le corps lui-mme doit reprendre vie. Nous y trouvons une description trs image du jugement dernier dans laquelle l'humanit partage en deux camps est jamais spare : les uns allant aux joies clestes, les autres aux tortures infernales. Cette conception, tout comme celle des anges messagersde la divinit, n'est pas d'origine juive. De l'immortalit, de la rsurrection,il n'est point parl dans les crits plus anciens. Dans un texte, cit plus haut, Javeii semble craindre au contraire qu'Adam ne parvienne trouver le moyen de vivre toujours. Les rcompenses promises se rapportent toutes la vie terrestre : richesse, longue vie et postrit nombreuse.D'une vie extra-terrestre, jamais il n'est est mme formellement nie par un question. L'immortalit passage de l'Ecclsiaste : Mme accident arrive galement au juste et au mchant, pour celui qui est souill et pour celui qui est bon et pur, pour celui qui fait des sacrifices et pour celui qui n'en offre point ; il en est de l'homme de bien comme du La folie est dans le coeur des hommes pcheur. pendant leur vie, aprs quoi ils meurent. Il y a de l'esprance pour quiconque est parmi les vivants et mme un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Les vivants savent qu'ils mourront, mais les morts ne savent rien ; il n'y a plus pour eux de rcompense, leur mmoire est mise en oubli. Leur amour, leur haine, leur envie a pri, ils n'ont plus jamais aucune part dans tout ce qui se fait sous le soleil. Comme pour mieux affirmer sa croyance, l'auteur en dduit aussitt la conduite suivre : Va, mange ton pain avec joie, bois gament ton vin. Vis joyeusement tous les jours de ta vie phmre avec la femme que tu aimes 11 n'y a ni oeuvre, ni pense, ni science, ni sagesse dans le spulcre o tu vas. (Ecclsiasle. IX).

En sortant Grecs lettrs,

du monde juif, en s'tendant parmi les peuples et Romains, le Christianisme subit forcment

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l'influence de la culture philosophique qu'il coudoyait. Le mythe primitif des Isralites ne pouvait tre prch avec succs des gens tant soit peu initis aux subtilits de la philosophie grecque. Le cercle des adeptes s'largissant il se trouva, pour rpandre lafoi nouvelle, des aptres dont l'esprit ne conut jamais l'extrme navet du mythe hbreu, et qui prchrent un dieu nouveau fait de toutes pices, par eux et leur entourage, selon les divers lments emplissant leur imagination. L'Evangile attribu Jean, le dernier des Evangiles canoniques, crit, selon toute vraisemblance, fort longtemps aprs la constitution des premires glises chrtiennes, dbute par quelques phrases d'un mysticisme emprunt aux Grecs : A.l'origine des choses tait le Verbe (le Logos), le Verbe tait avec Dieu et le Verbe tait Dieu.. 11 tait avec Dieu ds les origines. Toutes choses ont t faites par lui et rien de ce qui est n'a t fait sans lui. Nous voici fort loin du dieu d'Abraham ou de Mose et ces quelques lignes rvlent le contact certain de leur auteur avec les systmes cosmogoniques grecs et asiatiques. Ce Verbe, cette parole (i) reprsente la volont manifeste d'un dieu mtaphysique. En d'autres termes, le dieu prouvant le dsir d'agir, ce dsir, manation de lui, constitue une personnalit distincte et pourtant toujours en lui. C'est un des aspects du dieu impassible : l'aspect volont de se manifester en la matire. Suivant ce courant et faisant de plus en plus grands emprunts l'esprit grec et oriental, les thories s'hafaudrent les unes sur les autres. Il y eut la cration par le Logos, la cration par les Eons, etc. Les dissertations sur le Sl-Esprit,laSagesse (la Sophia), principe fminin introduit ct du Logos,et tant d'autres controverses contriburent laisser de plus en plus dans l'ombre le Javeh d'antan devenu un immatriel et presqu'impersonnel fantme relgu trs loin de la terre et de l'action, dans une impassibilit qui n'tait gure le fait du dieu juif toujours en visite chez les mortels et se proccupant des dtails les plus infimes de la vie humaine. (1) Yak, la parole sainte des textes sanscrits.

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Les Gnostiques marquent l'apoge de cette immixtion de l'esprit grec et asiatique dans un mouvement d'origine smitique. Cette priode fut celle des subtiles querelles mtaphysiques. Elle vit natre les aberrations les plus insenses, mais avec elle fut atteint le plus haut degr philosophique auquel est jamais parvenu le Christianisme. Cette dernire appellation est-elle mme absolument justifie ? Etaient-ils Chrtiens et frres en doctrine de Pierre et de Jacques, ces abstracteurs allant jusqu' l'absurde, et leur Christos avait-il une parent quelconque avec le Jsus, trs humain, racont par Marc et Mathieu ? Il semble que seul ce mot Christos , dont la signification variait l'infini suivant chaque secte, donnait aux adeptes le droit de s'intituler Chrtiens avec une apparence de raison. Le terme grec Gnose dcouvre un horizon nouveau, nous loignant du dieu smite pour nous rapprocher des conceptions de l'Asie aryenne. Dans les doctrines gnostiques, la Gnose ou connaissance est l'objet principal ; tous les efforts du disciple doivent tendre vers un but unique : faire sienne cette Gnose qui, illuminant son esprit, doit en faire un tre presque divin. La divinit des Gnostiques n'est point Javeh, pas plus sous l'aspect de l>re cleste que sous celui de Matre despotique. Christos lui-mme n'est qu'au second plan je ne parle que du Christos mtaphysique, le Jsus-homme est nglig par les Gnosc'est l'Esprit-Saint, le tiques. Ce qui domine souverainement rvlateur, le dispensateur de la Gnose, l'Esprit-Saint apothose de l'esprit humain, carie gnosticisme.exalta, jusqu' la folie, la prpondrance de l'esprit incorruptible et divin, de la pense tincelle de la divinit en l'homme, sur la matire, sur le corps et les sens. Le corps tenu pour mprisable, nombre de sectes adoptrent son gard une rgle de conduite absolument oppose celle qui devait triompher dans les glises chrtiennes de l'avenir. A quoi bon, pensrent-ils, s'occuper de CJ corps vil, gangue impure en laquelle l'esprit est prisonnier ? A quoi bon le mortifier, le martyriser ? Puisqu'il n'y a pas de salut, de rdemption pour lui, mieux vaut le laisser son abjection eu en dtachant son esprit en qute de sagesse spirituelle.

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Ds lors, lchant la bride tous les instincts, certaines sectes s'attirrent une rputation licencieuse,qu'ellesjustifiaient d'ailleurs. L'esprit ne pchant pas avec le corps, celui-ci pouvait s'abandonner tous ses dsirs sans obstacle pour le salut du fidle. Un clbre gnostique, dit-on, confrait la Gnose aux jolies femmes en partageant leur lit qui, pour la circonstance, devait tre par comme un autel. Plaisantant les rsultats matriels des rites sacrs ainsi accomplis, S1 Irne, vque, les appelle les fils del Gnose. Peut-tre le saint vque, dans sa satisfaction de railler des rivaux, se laissait-il aller un peu de mdisance ; quoiqu'il en soit et mettant part une libert de moeurs dont, au dire de S' Paul (voir les reproches contenus ce sujet dans ses Eptres), d'autres Eglises n'taient point exemptes,, cette proclamation de la suprmatie de l'esprit non point de l'me au sens actuel ' comme percepteur de la vrit du savoir, dgage des absurdits qu'on y a mles, reste grande et haute par dessus toutes les conceptions nes dans le grand mouvement religieux issu de l'esprit smitique. Peut-tre tait-ce prcisment parce qu'elle ne gardait avec lui qu'un lien purement nominal et qu'elle en tait en ralit entirement dtache ? Ce terme : Gnose, nous le retrouverons a son origine, bien des sicles auparavant, sous les noms sanscrits de Bdhi (connaissance), et de Jnna (savoir); mais au lieu du sens restreint, donn par les Gnostiques la connaissance, l'Inde aryenne nous parlera de connaissance universelle et de savoir illimit toujours poursuivre. Proccups par leurs discussions avec l'Eglise soi-disant orthodoxe, dj constitue ; par les querelles mtaphysiques qu'ils avaient entre eux, les Gnostiques, consquents d'ailleurs avec le mpris dans lequel ils tenaient le corps et la matire, ne donnrent pas grande importance aux conditions de la vie sociale. Ils formrent pourtant un certain moment une fraction importante parmi laquelle furent nombre d'intelligences. Tandis qu'ils discouraient, d'autres, moins subtils amateurs de quintessence, moins ddaigneux de la matire, organisaient, craient et prparaient leur ruine. 4 Aprs eux, part des exceptions individuelles, la conception

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smitique du mythe divin triomphe nouveau. Cette conception s'est, la vrit, modifie et amplifie ; Javeh est devenu le crateur absolu de toutes choses, il est omniprsent ( il ne lui faut plus comme jadis descendre sur la terre pour voir ce qui s'y passe), omniscient, immatriel (non plus tangible comme le dieu de Mose qui parlait face face avec lui).En rsum il s'est transform en un dieu vraiment mtaphysique tout en gardant du mythe juif son caractre extra-cosmique et son pouvoir absolu et arbitraire. La prsence de Jsus, l'Homme difi, tempre par une douceur triste et passive le despotisme et la duret de dieu ; de lui on ne cite que des paroles de pardon ou de compatissante charit, ngligeant volontiers les pages dans lesquelles les Evangiles nous le montrent bien imbu de l'esprit juif, annonant la colre et les vengeances de Javeh sans que rien dans cette conception vienne, choquer son sentiment intime. Par l'exagration de douceur de son caractre, Jsus, perdant peu peu sa personnalit relle, est devenu tre mystique qui les livres de pit prtent des discours empreints d'une sensualit thre, laquelle les besoins affectifs rpondent les sentimentalits amoureuses, refouls ou dvis de ses adorateurs et surtout de sesadoratrices.(i) Quant au Sl-Esprit, depuis les Gnostiques il est tenu bien l'cart. Quelques hymnes le clbrent,mais son culte n'a pas cours parmi les masses. L'Esprit, mme saint, n'est pas vu d'un bon oeil par l'Eglise de Rome. Se chargeant de diriger ses fidles, de leur dicter leur conduite, de leur imposer une foi, ellen'anul besoin que ses fidles individuellement' des rvlations clestes qui ne reoivent pourraient qu'branler la soumission passive qu'elle exige d'eux. L'Eglise romaine, n'aimant pas les inspirations particulires et la libert spirituelle et matrielle qui en rsulte ncessairement, laisse le gneur dans l'ombre.

(1) Le Christianisme protestant chappe en grande partie ce travers qui rgne souverainement dans le Christianisme romain. Il suffit de lire Sainte-Thrse, ou Catherine Ennnerich, pourvoir jusqu'o il peut aller.

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Le disciple de Rome n'est pas exhort chercher la voie du salut en dveloppant sa connaissance spirituelle ; loin de l, l'Eglise pourvoyant tout, le croyant n'a qu' accomplir docilement les actes prescrits, s'abstenir de ceux qui sont dfendus, . sans avoir les comprendre et sans s'inquiter d'autre chose. Comment retrouver,en cette doctrine consacrant des pratiques puriles et minutieuses, le mpris hautain du corps ddaigneusement abandonn son instinct tandis que l'esprit s'absorbait en de plus intellectuelles mditations? Conception leve et vraie cnelle, ayant pu donner lieu des dviations, comme toutes les doctrines si scientifique, humaines, mais au fond de laquelle setrouvaitl'ide, de suivre l'impulsion de son organisme, sans chercher y rsister, persuad que le corps peut et doit tre satisfaitsans que l'lvation de la mentalit on souffre. les modernes l'ont encore Reprenant cette conception, agrandie en on tant lo motif du mpris du corps et en y substituant les mouvements, inhrents la matire, produisant les actions diverses et qui ne sont ni mprisables ni estimables. Tout en prchant le mpris du corps, le Christianisme no le ddaigne point en ralit. Il le craint, il en est obsd. C'est le maudit devant qui il se sent faible et qu'il veut chtier pour le dompter et l'asservir. Voilant ses fidles la Nature en laquelle se lit la fausset de ses dogmes et de ses thories, il clotre ses vierges et mure les fentres de ses monastres. Pour tre saint il faut ignorer la vie,et lo croyant no doit mme pas connatre son propre corps dont la vue est une impuret. Au point de vue social, lo Christianisme engendrer qu'un tat despotique. ne pont logiquement

Si une personnalit divine, indpendante du monde, le dirige selon sa seule volont, l'homme n'a qu' se courber devant celte volont toute puissante et devant ceux qui sont tablis en son nom, quels que soient les besoins et les aspirations de son tre. La foi en l'immortalit d'un principe individuel contribue faire accepter tout ce que l'existence prsente offre dp souffrances.' Peu importe le court sjour que le fidle l'ait sur la terre ; quoi- bon s'occuper

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srieusement de l'amliorer ? Tous les efforts ne doivent-ils pas tendre se prparer une ternit heureuse, et quoi de mieux pour cela qu'une entire soumission aux divins dcrets de celui qui admet ou rejette jamais du cleste sjour ? En prsence de la volont arbitraire, du bon plaisir divin, le raisonnement, la recherche des causes sont exclus. C'est la ngation de toute science. Une fois entran dans cette voie, l'homme y persvre par la force de l'habitude ; la foi au mythe initial peut s'attnuer ou disparatre en lui, il conserve la tendanced'obir un commandement extrieur lui, extrieur la Nature : commandement ne s'expliquant pas, ou se justifiant par des raisons purement artificielles, sans pouvoir se rclamer d'tre ncessaire des organismes qui l'on prtend l'imposer. L'idal social du mythe smitique, l'Eglise romaine l'a ralis. C'est le Pape,souverain spirituel et temporel dlguant, au nom del divinit, le pouvoir aux matres des peuples. C'est l'autorit absolue du dieu, reprsente par l'Eglise, dominant et rglant la vie individue