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Debbie Macomber - Le Jardin d'Eve - Azurle-jardin-d-eve-azur.e-monsite.com/medias/files/reviens... · 2018-03-20 · 4 Prologue Le crépuscule envahissait peu à peu les rues de la

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Debbie Macomber

Reviens-moi Laetitia

Titre original : DENIM AND DIMONDS

Traduction française de Michèle de Cointet

Résumé :

Ils sont loin, les rêves de gloire de Laetitia...

Désillusionnée, elle est revenue chez elle, à Red

Springs, dans le Wyoming.

Elle est revenue pour Chad. L'homme qui l'aimait et

qu'elle a quitté pour devenir une star de la chanson à Hol-

lywood.

Qu'est-il devenu? À-t-il trouvé une autre femme ? La

déteste-t-il ?

Autant de questions lancinantes dont Laetitia va

bientôt avoir la réponse...

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Prologue

Le crépuscule envahissait peu à peu les rues de

la petite ville de Red Springs, dans le Wyoming.

Chad Brown frissonna en sentant le vent glacé

s’infiltrer à travers le cuir de son blouson dont il

releva le col. L’hiver avait été plus rigoureux que

d’habitude, cette année-là. Il éperonna les flancs de

Firepower, un jeune hongre fougueux, et partit au

galop en direction de son ranch. L’après-midi avait

été épuisant : Chad avait parcouru des kilomètres

dans la plaine à la recherche de deux génisses qui

s’étaient échappées du troupeau. Il les avait retrou-

vées à la lisière de la forêt, en train de paître paisi-

blement près d’un torrent.

Tandis qu’il s’éloignait du bourg, il pensait à

Laetitia, comme chaque jour. L’image de Laetitia ne

le quittait jamais, quoi qu’il fasse. Quatre ans

s’étaient écoulés depuis son départ pour Hollywood.

Hollywood où Laetitia espérait devenir une star de la

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chanson. Et il l’attendait depuis quatre ans ! Car il

était sûr qu’elle reviendrait. Il l’aimait depuis si

longtemps. Elle aussi l’aimait, il en avait la convic-

tion profonde, même si elle était partie. Sinon,

comment expliquer ces longues journées passées

ensemble dans la chaleur des étés de Red Springs?

Et leurs folles chevauchées en hiver dans les espaces

sauvages du Wyoming? Et le rire joyeux de Laetitia,

la complicité qu’ils partageaient, le bonheur qu’il

lisait dans ses yeux bleus?

Chad était un homme patient et il croyait en leur

amour. Il voulait vivre avec Laetitia, avoir des en-

fants qu’ils élèveraient ensemble dans le ranch des

Brown, si vide depuis la mort de son père. C’est

pourquoi, leurs années de collège terminées, Chad

était venu un jour chez Laetitia pour lui offrir un

anneau d’or orné d’un diamant. Un souvenir de sa

mère, morte alors qu’il avait dix ans. Les larmes aux

yeux, Laetitia l’avait regardé en lui disant qu’elle

n’aimait que lui, Chad Brown, mais qu’elle ne pou-

vait l’accepter. Hollywood, la gloire, la vie dorée

l’attiraient trop. Elle devait partir, c’était plus fort

qu’elle, lui avait-elle murmuré. Pourquoi ne la sui-

vrait-il pas en Californie? Mais Chad avait son

ranch, sa terre, son bout de Wyoming qu’il s’était

juré de ne pas quitter. Et Laetitia s’était envolée vers

la ville mythique à la poursuite de son rêve fou tan-

dis que Chad restait à Red Springs, plus seul que

jamais.

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Après, il avait souffert. Atrocement. Mais il

était incapable de chasser Laetitia Ellison de sa mé-

moire. Ni de cesser de l’aimer. Au fond de lui, il

savait qu’elle reviendrait car elle appartenait à cette

terre sauvage qui l’avait vue naître et grandir. Elle

appartenait surtout à Chad Brown. Voilà pourquoi il

l’attendait depuis quatre ans. Patiemment, en espé-

rant chaque jour la voir réapparaître. Mais elle

n’était jamais revenue.

Pas encore revenue, rectifia-t-il. Demain peut-

être... Arrivé en vue de son ranch, Chad aperçut la

Range Rover de Lonny, le frère de Laetitia, garée

dans la cour. En proie à un sombre pressentiment, il

se raidit et sa nervosité lui fit tirer trop fort sur les

rênes de Firepower qui hennit de douleur.

— Bonsoir, Chad, fit Lonny en marchant à sa

rencontre.

Chad sauta à terre. :

— Bonsoir, Lonny. Tu voulais me voir? Si

tard?

— Oui. C’est au sujet de Laetitia.

Ainsi, son intuition ne l’avait pas trompé! Lon-

ny paraissait mal à l’aise, il tournait son chapeau

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entre ses mains. Il s’éclaircit la gorge avant de décla-

rer en évitant de regarder Chad :

— Laetitia a téléphoné cet après-midi.

Lonny était un homme franc, brusque même. Il

n’avait pas l’habitude de ménager les gens. A sa

voix dure, Chad devina qu’il s’était passé quelque

chose de grave qui déplaisait à Lonny.

— Oui? Et pour quelle raison?

— Laetitia est enceinte et son amant n’a pas

l’intention de l’épouser car il est déjà marié.

Ce fut comme si on enfonçait un coup de poi-

gnard dans le cœur de Chad. Sur le moment, il ne

réagit pas, tellement il était choqué. Laetitia, avec un

autre homme ! Non, elle ne pouvait lui faire plus de

mal ! Puis, sous le regard de Lonny, il se reprit et

questionna d’une voix sèche :

— Qu’a-t-elle l’intention de faire?

— Elle a été très brève. Tout ce que je sais,

c’est qu’elle compte garder l’enfant.

— Revient-elle à Red Springs?

— Non.

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— Pourquoi?

— J’ai essayé de la raisonner, mais... tu con-

nais Laetitia : elle est obstinée et quand elle a une

idée dans la tête... Elle veut rester en Californie.

Lonny remit son chapeau et ouvrit la portière de

sa voiture. Il paraissait à la fois furieux et coupable.

— Je ne la comprends pas, ajouta-t-il en

s’installant au volant. Nos parents nous ont pourtant

élevés correctement. Comment Laetitia peut-elle se

comporter ainsi? Je ne comprends pas, vraiment.

Heureusement que papa et maman sont morts, car ils

seraient désespérés.

— Merci de m’avoir prévenu, Lonny.

Lonny haussa les épaules puis mit le contact.

— J’estime que tu as le droit de savoir.

Chad se contenta de hocher la tête tandis que

Lonny démarrait. La Range Rover disparut bientôt

dans le lointain, mais Chad était toujours immobile

dans la cour du ranch, dans le vent glacé qui le

fouettait. Il ne sentait rien, si ce n’est cette terrible

douleur au cœur. Ce furent les hennissements de

Firepower qui le tirèrent de son hébétude. Chad sur-

sauta. D’un bond, il fut sur son cheval dont il labou-

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ra les flancs sauvagement. Firepower rua, roula des

yeux fous et partit au grand galop vers la plaine.

Pendant combien de temps le cavalier solitaire erra-

t-il dans la nuit? Des heures et des heures. Jusqu’à ce

que sa monture, exténuée, couverte d’une écume

blanchâtre, refuse d’aller plus loin.

Chad s’aperçut qu’il était arrivé au sommet

d’une petite colline. Il y était venu souvent avec

Laetitia, quand ils étaient adolescents. Lorsqu’il rê-

vait encore comme un imbécile qu’elle l’aimait,

qu’elle serait sa femme. Naïf qu’il était ! Laetitia

était trop ambitieuse, trop futile. L’argent, la gloire

éphémère, le paradis artificiel d’Hollywood

l’attiraient comme un aimant. Elle préférait sans

doute se brûler les ailes aux néons d’Hollywood, tel

un papillon aveugle, plutôt que de vivre à Red

Springs, une petite ville perdue au fin fond du

Wyoming. Avec un homme qui n’avait rien d’autre à

lui offrir que sa terre, son cœur et une vie tranquille.

En proie à un désespoir intense, Chad sauta à

bas de son cheval. Sans se rendre compte de ce qu’il

faisait, il s’écroula à genoux, appuya son visage sur

la terre aride et sèche. Ses mains et ses lèvres senti-

rent la rugosité du sol glacé par l’hiver. Les gémis-

sements lugubres du vent froid emplissaient la val-

lée. La nuit profonde enveloppait Chad. Pour la

première fois depuis des années, il cessa d’espérer.

Et il pleura, doucement, sur son amour perdu. Ses

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larmes se mêlèrent à la poussière, emportant avec

elles ses dernières illusions.

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Chapitre 1

Cinq ans plus tard.

Quand Laetitia ouvrit les yeux, le soleil filtrait à

travers les rideaux clos de sa chambre. Avec un sou-

pir, elle se retourna dans son lit. Comme ses rêves

d’enfant étaient loin ! Elle était de retour à Red

Springs, neuf ans après en être partie avec la volonté

de devenir une star. Ses illusions s’étaient brisées à

la dure réalité. Elle n’était pas devenue une vedette

mais une femme désabusée, meurtrie par la vie, qui

revenait à son point de départ. Avec en plus le goût

amer que laisse l’échec.

Il lui avait fallu faire fi de sa fierté pour se réfu-

gier chez son frère. Mais avait-elle une autre solu-

tion? Non, surtout pas après la découverte de la ma-

ladie de cœur qui pouvait l’emporter d’un moment à

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l’autre. Lorsque Laetitia avait appris la nouvelle, elle

avait connu d’horribles moments de dépression. En-

suite, sa nature volontaire avait surmonté son décou-

ragement et elle s’était peu à peu habituée à l’idée de

la mort. Et la peur l’avait quittée parce que Laetitia

avait décidé de vivre, de lutter coûte que coûte

contre ce mal. Car il y avait Cecile, sa petite fille de

cinq ans et Laetitia ne disposait plus de sa vie

comme à vingt ans : elle avait la responsabilité d’une

enfant innocente qui aimait vivre, rire et ignorait la

signification du mot mort.

Juste avant son départ de Californie, les méde-

cins avaient insisté sur l’urgence d’une opération.

Laetitia s’y était résignée et avait préféré tout aban-

donner : son métier, son amour de la chanson, ses

ambitions, ses rêves de gloire...

Et maintenant, elle était là, à Red Springs, dans

le Wyoming, chez elle, dans le ranch Bar E où elle

avait vécu pendant son enfance et son adolescence.

Elle était de retour chez elle, pour le meilleur et pour

le pire. C’était une impression étrange.

Dans sa naïveté, Laetitia avait souvent imaginé

son retour triomphal à Red Springs, dans un somp-

tueux coupé rouge, avec tous les habitants faisant

une haie d’honneur à leur star. Il y aurait eu des

fleurs partout, des chants, des applaudissements, des

rires, la fanfare locale, le drapeau américain... Laeti-

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tia se voyait en train de donner des autographes,

dans une robe rouge comme sa voiture, elle aurait

serré des mains, distribué des sourires à ses an-

ciennes camarades de classe...

Au lieu de quoi, elle était arrivée dans la tris-

tesse d’un petit matin gris à l’aéroport, inconnue,

avec Cecile endormie dans ses bras et deux valises

de cuir usées. Revoir Lonny l’avait réconfortée. Lui

aussi semblait heureux de son retour. Mais Laetitia

appréhendait l’avenir. Il lui faudrait révéler à Lonny

sa maladie, lui confier Cecile pendant son séjour à

l’hôpital et lui demander de s’occuper de l’enfant si

quelque chose lui arrivait... La mort. Laetitia secoua

la tête pour chasser cette sombre pensée et rejeta son

édredon d’un coup de pied. Elle parlerait à Lonny...

plus tard.

Assise au milieu de son lit, elle examina sa

chambre. Rien n’avait changé. Les délicates fleurs

du papier peint qui recouvrait les murs s’étaient juste

un peu ternies, comme si elles s’étaient fanées avec

le temps. Mais il y avait toujours au-dessus de son

bureau les photos de Nellie, son premier poney. Et

les jolis rideaux de dentelle, le grand fauteuil d’osier

où elle jetait pêle-mêle ses habits, ses livres sur les

étagères.

Rien n’avait changé mais, de façon étrange, tout

était pourtant différent. Parce qu’elle n’était plus la

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jeune fille naïve d’autrefois. Ses illusions s’étaient

envolées avec les années et les échecs. Elle ne re-

trouverait jamais son insouciance. Jamais. Elle

l’avait perdue à la poursuite d’un rêve impossible.

De nouveau, Laetitia secoua la tête. Pourquoi se

laissait-elle aller à une telle morosité ? Elle devait

tourner la page, voilà tout ! Déjà, être ici, dans sa

maison, lui apportait un réconfort immense. Pour la

première fois depuis des mois, elle avait dormi

comme une enfant, sans cauchemar, sans somnifère.

Laetitia se laissa glisser au bas de son lit, enfila un

peignoir et se dirigea vers la chambre de Cecile, au

bout du couloir. Avec attendrissement, elle déposa

un baiser sur le front de sa fille encore endormie qui

serrait contre elle un petit drap dont elle ne se sépa-

rait jamais. Puis Laetitia prit une douche rapide,

s’habilla et gagna la cuisine.

Lonny était déjà levé et une délicieuse odeur de

café embaumait la vaste pièce.

— Je me demandais si tu allais enfin te réveil-

ler, déclara Lonny en lui souriant.

— Si tu savais comme j’ai bien dormi!

Laetitia embrassa son frère avec affection avant

de s’asseoir en face de lui. Tandis qu’il lui versait

une tasse de café, elle l’étudia, songeuse. Lonny

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n’avait guère changé. Seuls, quelques fils argentés

parsemaient ses cheveux noirs et quelques rides

étaient apparues au coin de ses yeux. Mais il avait

gardé toute sa séduction.

Pourtant, il était resté célibataire. Lonny,

comme Chad Brown, ne vivait que pour sa terre et

son ranch. Il aimait la rude existence de rancher, ses

racines étaient à Red Springs où la famille Ellison

s’était établie depuis deux générations. Laetitia sa-

vait que rien ni personne ne l’arracherait à cette

terre. Elle savait aussi qu’aucune femme ne voudrait

vivre ici, dans ce bourg perdu dans la poussière du

Wyoming.

— Je suis surprise de te voir encore ici, reprit-

elle. D’habitude, tu pars à l’aube!

— Pas le jour de ton retour, tout de même !

Laetitia lui sourit, but quelques gorgées de café

avant de murmurer, les yeux brillants d’émotion

contenue :

— Je suis contente d’être de retour, tu sais,

Lonny.

Et pourtant, comme elle avait haï Red Springs,

autrefois ! Elle s’était juré de ne plus jamais y reve-

nir. Mais aujourd’hui, cette obsession lui paraissait

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si stupide, si vaine ! Oh, certes, elle avait du talent.

Mais pas celui de se battre dans la jungle du show-

bizz. Ils étaient des milliers à affluer en Californie

avec l’espoir de devenir célèbres. Seuls quelques-

uns réussissaient à voir leurs noms briller au firma-

ment de la gloire. Quant aux autres, ils faisaient

comme elle, prêtaient leurs voix à quelques spots

publicitaires, végétaient derrière les stars en atten-

dant qu’on les remarque. A une époque, devenir une

vedette de la chanson était tout ce que Laetitia atten-

dait de la vie. Aujourd’hui, cela ne signifiait plus

rien, absolument rien.

— C’est bien de t’avoir ici, Laetitia, déclara

Lonny en pressant ses doigts entre les siens. Tu es

partie trop longtemps.

— Oui, je sais, j’aurais dû revenir plus tôt.

— J’aurais voulu que tu sois près de moi

quand maman est morte.

— Pardonne-moi, mais... c’était impossible!

Comment t’expliquer, Lonny?

Laetitia soupira. Si elle était partie, c’était préci-

sément à cause de sa mère. Maren Ellison avait tou-

jours aimé passionnément peindre. Elle était douée,

tout le monde le reconnaissait. Mais jamais elle

n’avait eu le courage de quitter Red Springs. Le

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ranch, la tradition et la terre avaient gagné et Maren

avait renoncé à ses aspirations. L’image de sa mère

dont elle devinait l’insatisfaction l’avait marquée, et

Laetitia s’était dit qu’elle ne vivrait pas comme elle.

Qu’elle ne se laisserait pas enfermer à Red Springs.

Qu’elle irait jusqu’au bout de ses rêves.

— Qu’as-tu l’intention de faire, maintenant?

La question de Lonny la ramena à la réalité.

Jusqu’à présent, Laetitia avait évité de songer à

l’avenir. L’opération était coûteuse. Urgente, aussi.

Elle préféra éluder.

— Dans l’immédiat, je vais m’occuper de la

maison, déclara-t-elle avec un sourire.

Lonny eut l’air coupable en répondant :

— Oh, je suis navré! Il y a un tel désordre, ici!

J’ai pourtant essayé de ranger un peu quand j’ai su

que tu arrivais. Mais, tu me connais, je vis beaucoup

dehors et je suis un sauvage!

— Quand on a la charge de plusieurs cen-

taines de bêtes, on n’a guère le temps de jouer à

l’homme au foyer !

Lonny sourit, se leva, saisit son chapeau et posa

la main sur la poignée de la porte.

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— Merci, petite sœur, de me comprendre si

bien! A propos, combien de temps comptes-tu res-

ter?

— Je n’en ai aucune idée. Je... euh... ça

t’ennuie?

— Non, pas du tout, au contraire ! Je suis ravi

que tu sois là. Si tu penses demeurer ici un moment,

je peux même essayer de te trouver du travail en

ville.

— Je me demande qui voudrait d’une ex chan-

teuse !

— Tu as été secrétaire, non?

— Oui, à mi-temps.

— Eh bien, je vais me renseigner.

Laetitia secoua la tête.

— Non, Lonny, pas tout de suite.

« Après, quand j’aurai été opérée, » eut-elle en-

vie d’ajouter. Mais elle eut peur de la réaction de

Lonny et remit son aveu à plus tard.

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— Tu as raison, Laetitia, je suis bête. Tu as

besoin de te reposer. Et il n’y a pas de problèmes

d’argent au ranch.

— Merci, Lonny.

— Heureusement qu’il y a des grands frères

pour prendre soin de leur petite sœur, hein ? ajouta-

t-il avec affection. Allez, je m’en vais, je suis en

retard.

— Quand rentreras-tu?

— Vers 5 ou 6 heures. Pourquoi?

— Pour savoir quand le dîner doit être prêt !

— Pardonne-moi, je suis vraiment un sau-

vage! J’ai tellement l’habitude d’être seul que j’en

oublie la signification du mot « dîner » !

— Eh bien, je vais tâcher de te civiliser un

peu, Lonny!

— Bon courage! A ce soir.

Au moment où il sortait, Laetitia l’arrêta.

— Lonny, dis-moi...

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Il se retourna vers elle, étonné.

— Oui? Qu’y a-t-il?

Hésitante, elle se mordit la lèvre. Oserait-elle lui

poser la question qui l’obsédait depuis son arrivée au

ranch? Laetitia prit une profonde inspiration.

— Verras-tu... Chad, aujourd’hui?

— Oui, comme tous les jours.

— Et... sait-il que je suis là?

Laetitia avait l’impression que sa voix n’était

qu’un murmure étranglé. Le visage de Lonny se dur-

cit un peu quand il répondit en ouvrant la porte :

— Oui. Je l’ai prévenu.

Il y eut un silence puis Laetitia questionna avec

peine :

— Est-il marié?

— Non. Et je doute qu’il le soit un jour. Chad

a changé. J’espère que tu n’attends rien de lui, Laeti-

tia?

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Au ton dur de Lonny, Laetitia sentit son cœur se

serrer.

— Je... non, bien sûr. Je m’informais, c’est

tout. De toute façon, nous avons tous changé, n’est-

ce pas?

— Oui, nous avons tous changé, répéta Lonny

d’un ton grave avant de sortir.

La maison était calme ; pas un bruit, excepté le

bruissement du vent dans les rideaux. Laetitia fris-

sonna. Le silence l’oppressa soudain. Les paroles de

son frère l’avaient blessée. Chad. Il avait été le seul

à comprendre ses rêves, même s’il les condamnait.

Elle gardait le souvenir d’un jeune homme tendre,

fort, bon. Chad l’aimait. Et elle avait repoussé son

amour. Qu’était-il devenu au fil des années? Amer?

Dur? Etait-il habité par la rancœur?

La jeune femme ne se berçait pas d’illusions :

elle lui avait fait du mal. Lonny avait raison : elle

n’avait rien à attendre de lui. Rien. Et pourtant...

— Maman, pourquoi tu étais partie?

A la vue des grands yeux bleus désemparés de

Cecile, Laetitia oublia tout et serra sa fille dans ses

bras.

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— Ma petite chérie, je suis juste descendue

dans la cuisine. D’ailleurs, tu as très bien su trouver

le chemin toute seule!

Un large sourire chassa le désarroi sur le visage

de Cecile.

— Oh oui ! Ça sentait le café et le chocolat.

J’ai faim, maman.

— J’espère bien ! Après un si long voyage et

une si longue nuit!

Laetitia embrassa la joue rebondie de Cecile

puis l’installa sur une chaise et, tout en préparant son

petit déjeuner, la regarda avec attention. Avec ses

cheveux noirs et ses yeux bleus, Cecile lui ressem-

blait de façon frappante. C’était une vraie Ellison,

songea-t-elle avec fierté. Parfois, cependant, elle

retrouvait fugitivement quelques expressions de Ja-

son, son père, mais Laetitia refusait de penser à lui.

Elle avait banni de sa mémoire cette douloureuse

histoire une fois pour toutes. Cecile était à elle, rien

qu’à elle.

— Sais-tu ce qu’on va faire aujourd’hui, Ce-

cile?

— Quoi donc, maman?

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— On va ranger un peu la maison et ensuite,

on préparera un gâteau pour oncle Lonny.

Oh oui! Une tarte aux pommes, hein, maman?

— Bonne idée! Je suis sûre que c’est son des-

sert préféré.

— En tout cas, moi, j’adore ça, les tartes aux

pommes !

Avec un sourire attendri, Laetitia caressa la joue

de Cecile puis lui servit un grand bol de céréales. Le

petit déjeuner terminé, elles s’attaquèrent toutes

deux au ménage. Quand Laetitia estima que la mai-

son avait retrouvé son aspect pimpant de jadis, elle

s’assit dans un fauteuil, satisfaite, mais épuisée. Les

médecins lui avaient interdit tout exercice physique

un peu intensif. Sa tête tournait et son cœur battait

anormalement vite. Aussi Laetitia préféra-t-elle aller

se reposer dans sa chambre avec Cecile.

Ce furent des voix masculines qui l’éveillèrent,

en fin d’après-midi. Laetitia reconnut immédiate-

ment le timbre grave de Chad. Le cœur battant, elle

s’habilla et se donna quelques coups de brosse pour

discipliner ses courtes boucles brunes. Depuis son

arrivée à Red Springs, elle redoutait cette confronta-

tion. Et maintenant, il était là, dans quelques se-

condes, elle affronterait son regard... A cette pensée,

24

Laetitia prit une profonde inspiration. Rester calme

avant tout, se dit-elle en descendant l’escalier à pas

lents. Ne manifester aucune émotion, être naturelle...

— Bonjour, Chad, lança-t-elle de sa voix mé-

lodieuse en entrant dans la cuisine.

Lonny et Chad étaient assis, en train de boire du

café. Chad tourna lentement la tête vers elle et la

regarda. Elle vit son visage se durcir. Ce visage qui

avait à peine changé en neuf ans. Des traits fins, des

yeux sombres que masquaient quelques mèches

noires, une peau hâlée, tannée par le soleil et la vie

au grand air. Elle remarqua pourtant le pli amer de

sa bouche, la mèche argentée sur sa tempe et les

rides qui creusaient son front autrefois insouciant.

L'éclat dur aussi qui brilla dans son regard. Un éclat

de haine. Laetitia frémit. Lui avait-elle fait tant de

mal pour qu’il lui en veuille à ce point?

Une fraction de seconde, elle eut envie de courir

vers lui, de se blottir contre son torse, d’y enfouir

son visage, de laisser ses larmes couler. Seul Chad la

comprenait, même aujourd’hui. Mais ces gestes lui

étaient désormais interdits. Parce qu’elle l’avait tra-

hi.

— Bonjour, Laetitia, répondit-il d’un ton

neutre. D’une main tremblante, elle prit la cafetière

et versa du café dans une tasse.

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— Je suis contente de te revoir, reprit-elle

avec un sourire un peu crispé.

Il ne dit rien, la contempla une seconde du

même air hostile puis se tourna vers Lonny.

— Lonny, je te propose de séparer les trou-

peaux et de les emmener plus au sud.

Le sourire de Laetitia se figea sur ses lèvres.

Avait-il l’intention de l’ignorer? De faire comme si

elle n’existait plus ?

— Ce sera fatigant, répondit Lonny.

Laetitia s’assit en face de Chad. Elle

n’accepterait pas ce mépris qu’il lui lançait à la face.

Mais Chad ne parut pas plus s’apercevoir de sa pré-

sence. Il but quelques gorgées de café, les yeux tou-

jours détournés d’elle, manifestement absorbé dans

ses pensées.

A cet instant, une petite voix s’éleva.

— Qui tu es, toi?

Son drap serré contre elle, Cecile se tenait toute

droite sur le seuil, les sourcils froncés, fixant Chad.

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— Cecile! C’est M. Brown, un ami d’oncle

Lonny, dit Laetitia.

— Bonjour. Je m’appelle Cecile, dit la fillette.

— Bonjour.

Le regard de Chad effleura l’enfant avec une

telle indifférence et un tel dédain que Laetitia répri-

ma un mouvement de révolte. Qu’il lui en veuille,

soit ! Mais il n’avait pas le droit de manifester la

moindre animosité à l’égard de Cecile. Sa fille était

innocente.

— Tes cheveux sont comme ceux d’oncle

Lonny, déclara alors Cecile en s’avançant vers lui. Il

y a du blanc dedans, comme de la farine.

Chad se raidit et ne répondit rien.

— Avec maman, on va préparer un gâteau

pour oncle Lonny, continua Cecile. Tu en voudras,

toi aussi?

La gorge nouée, Laetitia était incapable

d’articuler la moindre syllabe. Cette scène la déchi-

rait. Pourquoi Cecile semblait-elle fascinée par

Chad? Elle le dévorait du regard, lui souriait, l’air

engageant. Et Chad ne répondait toujours pas. A sa

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mâchoire crispée, Laetitia devina son irritation. Do-

minant son propre émoi, elle intervint.

— Ma chérie, je ne crois pas que M. Brown

aime la tarte aux pommes.

— Alors, qu’est-ce-que tu aimerais, dis, mon-

sieur Brown? reprit Cecile, plantée devant Chad. Du

gâteau au chocolat? Maman et moi, on sait très bien

le faire.

Chad demeura immobile et muet. Comme Ce-

cile ne bougeait pas non plus, il finit par hocher la

tête, à contrecœur. Un sourire ravi éclaira le visage

de l’enfant.

— Bon, décida-t-elle, je vais commencer tout

de suite. Tenez-moi ça pendant que je sors les ins-

truments.

Et là, il se passa une chose à laquelle Laetitia ne

s’attendait pas : Cecile déposa sur les genoux de

Chad son précieux drap. Jamais encore elle ne

l’avait vue agir ainsi avec un inconnu. Chad, mal à

l’aise, tripota le drap en ne sachant manifestement

pas ce qu’il était censé en faire. D’un geste vif, Lae-

titia le lui arracha. A cet instant, leurs regards se

croisèrent et elle lut dans les sombres prunelles de

Chad un mélange de douleur et de haine qui la frap-

pa.

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— Tu n’aurais jamais dû revenir à Red

Springs, murmura-t-il. Jamais.

Le sang de Laetitia se figea dans ses veines.

Quelle hargne dans ces mots prononcés à mi-voix!

Elle n’eut pas le loisir de répondre : Chad se leva,

imité aussitôt pas Lonny et les deux hommes sorti-

rent. Tandis qu’elle les regardait s’éloigner dans la

cour du ranch, le cœur serré, les larmes aux yeux,

Cecile demanda d’un ton déçu :

— Dis, maman, tu crois qu’ils vont aimer

notre gâteau ?

— Mais oui, ma chérie, bien sûr, murmura

Laetitia en la prenant dans ses bras. Certainement.

Lorsque Lonny revint dans la soirée, Cecile,

avec sa spontanéité habituelle, se précipita vers lui

pour l’accueillir. Lonny passa une main distraite

dans ses cheveux avant de prendre un journal et la

fillette parut étonnée par cette accueil froid. Laetitia

soupira. Son frère avait vraiment pris l’habitude de

vivre en sauvage ! Cela l’inquiétait. Comment se

comporterait-il seul avec Cecile quand elle serait à

l’hôpital ? Soucieuse, Laetitia mit la table. Que de

problèmes à résoudre ! Et en si peu de temps. Car il

lui faudrait très vite aller consulter un médecin dans

le pays. Ses malaises avaient repris, les petits tra-

29

vaux ménagers l’avaient épuisée et elle se sentait

d’une grande faiblesse.

Le dîner se passa sans incident. Excepté le fait

que Lonny répondait par monosyllabes au bavardage

de Cecile. Mais Laetitia était trop lasse pour s’en

émouvoir. Demain, elle réfléchirait à tout cela. De-

main.

Alors qu’elle était en train de ranger la cuisine,

Cecile surgit brusquement, en sanglots.

— Maman, maman!

— Que se passe-t-il, chérie?

Alarmée, Laetitia se laissa conduire par sa fille

dans le bureau où Lonny et Cecile étaient en train de

regarder la télévision. Lonny avait l’air exaspéré.

— Lonny, pourquoi Cecile pleure-t-elle?

— Oh, je ne sais pas ! Je voulais écouter les

informations et Cecile m’a parlé de dessins animés.

— Ma chérie, à cette heure-là, il n’y en a pas,

tu le sais très bien, fit Laetitia.

— Il... oncle Lonny m’a dit... « non », hoqueta

Cecile. Il a même crié!

30

— Ah non, ce n’est pas vrai, protesta Lonny.

Je lui ai juste demandé de se taire au moment de la

déclaration du sénateur sur les nouvelles lois

agraires.

— Tu as crié !

Laetitia serra Cecile contre elle, tâchant de

l’apaiser.

— Cecile, il ne faut pas déranger oncle Lonny.

— Mais pourquoi a-t-il hurlé? J’ai eu peur, je

n’aime pas ça!

Les sourcils froncés, Lonny considérait l’enfant

avec perplexité.

— Est-ce-que tous les enfants sont aussi sen-

sibles? demanda-t-il.

Laetitia eut un sourire contraint.

— Non. Cecile est fatiguée. Ce doit être à

cause du voyage et du dépaysement.

— Bon.

Sur quoi, Lonny ne se posa sans doute pas

d’autres questions et remit son programme pendant

31

que Laetitia entraînait Cecile au premier étage.

Après avoir consolé et couché la fillette, elle redes-

cendit au salon. Lonny leva les yeux de son journal.

— Désolé, Laetitia, je n’ai pas l’habitude des

enfants.

— Oui, je m’en doute, répondit-elle en se lais-

sant tomber dans un fauteuil.

— Tu es toute pâle, ça ne va pas, Laetitia?

— Si, si, la fatigue du voyage, c’est tout.

Très lasse, elle appuya sa tête contre le dossier

et ferma les yeux. Lonny était un célibataire endurci.

Il en avait conscience mais semblait en avoir pris

son parti. Non sans une certaine amertume, songea-t-

elle en se rappelant la joie de son frère lorsqu’il avait

appris son retour à Red Springs. Ce qu’il fallait à

Lonny, c’était... une femme! Oui, une femme,

douce, aimante, gaie... Cette idée la fit sourire et elle

souleva les paupières pour contempler le visage de

Lonny. Il était beau, oui. Un peu rude, sans doute.

Mais, tout peut s’arranger avec l’amour. A condition

de le rencontrer.

Laetitia décida de tout mettre en œuvre pour

trouver l’oiseau rare qui accepterait de partager la

32

vie de Lonny à Bar E. Mais il fallait agir vite. Très

vite.

33

Chapitre 2

Les habitants de Red Springs accueillirent Lae-

titia avec une chaleur qui la surprit. Ses rêves de

gloire s’étaient éteints avec le temps et, bien qu’elle

souffrît de son échec, Laetitia avait été heureuse de

lire dans les yeux des vieux amis de ses parents ou

de ses anciennes camarades de collège une sincère

affection Pourtant, elle était dans une situation déli-

cate, arrivant à Red Springs avec Cecile et sans mari.

Dans une petite ville comme Red Springs, les gens

avaient une mentalité plus étroite et plus conserva-

trice. Aussi fut-elle soulagée de voir qu’on

s’extasiait devant Cecile, adorable avec ses grands

yeux bleus et ses boucles brunes.

Ce dimanche matin, sur le parvis de la petite

église méthodiste de Red Springs, Laetitia souriait et

serrait les mains d’anciennes connaissances. Dans

34

son état de détresse, la sympathie qu’on lui manifes-

tait lui fit un bien fou. A la suite des autres, elle en-

tra dans l’église et les larmes lui montèrent aux yeux

lorsque l’organiste entama les premières notes d’un

cantique qu’elle avait si souvent chanté autrefois.

Toute son enfance revenait à sa mémoire, des sou-

venirs de paix et de bonheur. Seigneur, pourquoi

était-elle partie? Pourquoi avait-elle quitté Red

Springs ? Si seulement elle pouvait effacer le passé,

repartir de zéro.

Mais comment? Il est des souvenirs dont la

cruauté reste à tout jamais gravée au cœur. L’échec,

les dures années en Californie, sa désolante aventure

avec Jason, sa maladie... Tandis que la musique em-

plissait de ses sonorités graves et pleines la chapelle,

Laetitia sentit sa gorge se nouer. Tant de problèmes

l’attendaient, pressants, angoissants, qu’elle ne sa-

vait comment résoudre.

En apparence, Laetitia était une femme calme et

assurée, forte même. Mais derrière cette façade, elle

cachait sa fragilité, sa vulnérabilité. Sa confrontation

avec Chad l’avait bouleversée. La froideur qu’il lui

avait témoignée lui avait fait mal. Sous son regard

glacé, elle avait eu l’impression d’être une péche-

resse. Elle avait commis des erreurs dans sa vie,

mais qui n’en commettait pas ? Il n’avait pas le droit

de lui reprocher quoi que ce soit, elle l’avait tenu au

35

courant de ses ambitions, il n’avait pas le droit de la

mépriser, de la détester peut-être, mais pas de...

— Maman, regarde, il y a M. Brown là-bas,

murmura Cecile en tirant sur sa manche.

Laetitia tressaillit et jeta un coup d’œil vers la

droite. Chad était là en effet, le visage indéchif-

frable.

— Chut, Cecile, ne parle pas si fort.

— Je peux lui faire un signe?

— Ah non, je t’en prie !

— Juste un tout petit, maman, s’il te plaît ! En

plus, je veux lui parler à la sortie.

Cecile commençait à s’agiter et Laetitia à

s’impatienter.

— Ma chérie, non. Ça ne se fait pas.

D’ailleurs, qu’as-tu à lui dire?

— Il a un cheval. Oncle Lonny ne veut pas

que je monte l’un des siens. Peut-être que M. Brown

me prêtera un de ses poneys? Je vais lui demander.

— Chérie, ce n’est pas une très bonne idée.

36

— Pourquoi ?

A côté d’elle, Cecile s’agitait et quelques per-

sonnes du rang précédent se retournèrent.

— Nous en reparlerons tout à l’heure, chucho-

ta Laetitia, embarrassée. En attendant, chut, écoute

le sermon du pasteur Taylor. Sois mignonne, je t’en

prie.

Avec un soupir, Cecile consentit à se taire. Sans

toutefois cesser de se tortiller sur son siège pour re-

garder dans la direction de Chad. Laetitia, troublée,

s’efforçait d’ignorer son manège. Pourquoi Cecile

était-elle attirée par Chad ? Certes, ce dernier avait

toujours eu le don de captiver les enfants. Et il les

aimait. Il avait d’ailleurs toujours quelque babiole à

leur donner. Mais Chad n’aimait pas Cecile. Et il ne

faisait rien pour le cacher, ce qui déchirait la jeune

femme. Elle ne devinait que trop la cause de

l’hostilité de Chad.

L’office terminé, Cecile lui échappa alors

qu’elles sortaient de l’église parmi le flot de fidèles.

Avant que Laetitia ait eu le temps de la retenir,

l’enfant s’accrochait déjà au bras de Chad. Il se re-

tourna et la fixa, contrarié. Laetitia courut pour les

rejoindre. Pourvu qu’il ne l’ait pas blessée par une

parole dure!

37

— Bonjour, Chad, dit-elle en serrant Cecile

contre elle comme pour la protéger.

— Bonjour, Laetitia.

— Maman, je lui ai demandé, déclara Cecile

avec un grand sourire.

La fillette, par chance, ne se rendait pas compte

de la tension entre les deux adultes.

— Cecile, je t’avais interdit! M. Brown est

très occupé, j’en suis sûre.

— Oui, c’est ce qu’il m’a répondu.

— Tu vois!

Laetitia esquissa un sourire crispé et croisa le

regard de Chad. Un regard froid, indifférent, qui

l’emplit de tristesse. Le passé était là, entre eux

deux, tel un fossé infranchissable, un gouffre de ran-

cœur et de haine.

— Je... excuse-moi, Chad, murmura-t-elle d’une

voix mal assurée. Je te laisse, il y a quelques per-

sonnes que je voudrais voir.

Elle saisit fermement Cecile par la main. Chad

demeura muet. Il ne fit pas un geste, ne prononça

38

pas un mot. Rien. Laetitia s’éloigna à grandes en-

jambées, les larmes sourdant sous ses paupières.

Chad s’assit au volant de sa Range Rover, mit le

contact et démarra en appuyant avec rage sur

l’accélérateur. Quel démon l’avait poussé à venir à

l’église aujourd’hui? Question oiseuse puisqu’il en

connaissait la réponse : il était venu pour Laetitia.

Que de nuits blanches il avait passées à cause d’elle,

autrefois ! Il avait réussi à surmonter tant bien que

mal le départ de la seule femme qu’il aimerait ja-

mais. Et Laetitia était revenue, le hantant plus que

jamais, le poursuivant le jour, la nuit. Il était inca-

pable de chasser de son esprit son visage aux im-

menses yeux bleus auréolés de cheveux noirs

comme le jais.

Le temps avait passé, laissant ses traces sur eux,

sur leur amour. Il savait qu’il avait vieilli, que

l’amertume et le chagrin l’avaient durci. Laetitia

aussi avait changé. Sa pâleur l’avait frappé. Mais

qu’elle était belle! Encore plus belle que dans son

souvenir. Car les années avaient ajouté à sa beauté

insouciante un peu de gravité, une vulnérabilité

qu’elle ne possédait pas avant. Et Chad s’en voulait

terriblement d’être si vite retombé sous son charme.

Quand il l’avait vue à l’église, chantant au mi-

lieu de la petite communauté de Red Springs, il

n’avait pu s’empêcher d’éprouver un sentiment

39

d’admiration. Il fallait du courage pour affronter les

gens de la ville et se montrer ainsi, telle qu’elle était,

mère célibataire. Une autre que Laetitia se serait

terrée au fond de son ranch. Chad secoua la tête.

Qu’espérait-il de ce retour, lui qui avait attendu Lae-

titia pendant neuf ans? Tout. Tout et rien. Tout parce

qu’il l’aimait encore, inutile de nier l’évidence. Et

rien parce qu’il y avait trop de rancune entre eux

pour que l’amour puisse triompher. Il y avait aussi

Cecile.

A la pensée de la fillette, Chad se raidit. Elle re-

présentait le péché de Laetitia, la faute qu’il ne lui

pardonnerait jamais. Cecile était innocente mais il

lui en voulait d’exister. Même si c’était injuste.

— Vous êtes la sœur de Lonny, n’est-ce pas?

Laetitia se retourna et aperçut une grande jeune

femme blonde qui lui souriait, l’air engageant.

— Oui, je suis Laetitia Ellison.

— Je me présente : Mary Brandon, dit son in-

terlocutrice. Pardonnez-moi d’être aussi directe mais

j’ai entendu quelqu’un prononcer votre nom, tout à

l’heure, alors...

— Je suis ravie de vous rencontrer, Mary.

40

Il suffit à Laetitia d’échanger avec elle un seul

regard pour comprendre que Mary était seule. Et

qu’elle en souffrait. Au cours de ses années en Cali-

fornie, Laetitia avait appris à reconnaître la solitude

dans la façon qu’avaient les gens de vous regarder,

de s’adresser à vous.

— Ainsi, vous connaissez Lonny? poursuivit-

elle.

— Enfin, je le connais... un peu! Je travaille à

la quincaillerie et je le vois de temps en temps. Votre

frère est... très séduisant.

Mary rougit avant d’enchaîner :

— Excusez-moi, je ne devrais pas parler ainsi.

— Mais si, j’apprécie la franchise. Lonny a

toujours eu beaucoup de succès auprès des femmes.

Et il ne s’en aperçoit jamais, je suis sûre que vous

l’avez constaté!

Mary était amoureuse de Lonny, c’était évident.

Et il ne fallait pas laisser passer cette occasion. Lon-

ny, avec son côté ours, n’avait certainement pas re-

marqué les attentions de Mary. D’ailleurs, son ranch

mis à part, à quoi faisait-il attention ? Lonny était

tellement absorbé par les travaux de la terre qu’il

passait à côté des choses essentielles de la vie.

41

— Oui, vous avez raison, murmura Mary.

Lonny passe souvent au magasin et...

— Et?

— J’ai parfois l’impression qu’il a l’air un peu

seul.

Laetitia eut un grand sourire et serra le bras de

Mary en déclarant :

— Mary, je crois que nous devrions faire plus

ample connaissance, non?

— Je crois, oui.

Chad était en train de travailler dans l’écurie

quand il vit la voiture de Lonny se garer dans la

cour. Du revers de la main, il essuya son front

mouillé de sueur, saisit son Stetson et alla à la ren-

contre de son ami. Il remarqua aussitôt l’agitation de

Lonny.

— Des problèmes? demanda Chad, laconique,

en s’appuyant à une clôture.

— Et comment! Tout ça est la faute de Laeti-

tia, s’exclama Lonny. Elle est complètement folle!

42

Au nom de Laetitia, Chad fronça les sourcils et

il répondit avec froideur :

— De toute façon, son retour ne pouvait que

semer le désordre.

Les mains dans les poches de son jean, Lonny

marchait de long en large et, tout occupé par son

problème, se moquait de l’irritation de Chad.

— Laetitia est allée à l’église ce matin.

— Oui, je sais, j’y étais.

— Elle a rencontré Mary Brandon et elles ont

parlé ensemble.

Un léger sourire éclaira le visage de Chad. Il

n’ignorait pas que Mary avait jeté son dévolu sur

Lonny depuis au moins trois mois ! Lonny lui lança

un coup d’œil oblique.

— Pourquoi souris-tu?

— Oh, pour rien! Alors? Qu’est-ce qui te met

dans cet état-là?

— Laetitia a dépassé les bornes!

43

Le sourire de Chad s’accentua tandis qu’il re-

montait le bord de son chapeau.

— Vraiment? Et qu’a-t-elle donc fait?

— Elle a invité Mary à dîner. Après-demain!

A ces mots, Chad éclata de rire.

— En effet! Te voilà dans une situation déli-

cate! Comment as-tu pu te laisser prendre au piège,

mon pauvre Lonny?

— Bêtement, je reconnais, avoua Lonny avec

un soupir. Laetitia a déclaré que ma présence était

indispensable car elle ne savait pas découper la

viande.

— Quoi? Et tu l’as crue?

— Sur le moment, oui. Ensuite, j’ai compris.

Il faut que tu me rendes un service, Chad.

— Lequel?

— Il est hors de question que je dîne seul avec

ces deux femmes. Trois, d’ailleurs, en comptant Ce-

cile, qui n’est jamais en reste, elle non plus!

44

— Pauvre Lonny! Ta précieuse solitude me

paraît bien menacée.

— Oui, tu peux le dire ! Donc, je te propose

de venir dîner avec nous. Je me sentirai moins seul.

De nouveau, Chad se rembrunit. Il rabaissa son

chapeau sur son visage.

— Désolé, mon vieux, mais je n’en ai pas la

moindre envie. Mary Brandon, ce n’est pas mon

affaire.

— Chad, pour une fois que je te demande

quelque chose !

— C’est non, Lonny, n’insiste pas.

Celui-ci le considéra un instant en silence puis

questionna son ami :

— Est-ce à cause de Mary ou de Laetitia?

— Peu importe puisque je ne viendrai pas.

Sur ces mots, Chad s’éloigna à grands pas, fu-

rieux contre Lonny, contre lui, contre le monde en-

tier. Mais pourquoi Laetitia Ellison n’était-elle pas

restée en Californie ?

45

Laetitia était tellement fatiguée qu’elle fut obli-

gée de faire la sieste l’après-midi avec Cecile. Elle

expliqua à Lonny qu’elle ne s’était toujours pas re-

mise du décalage horaire en espérant ne pas éveiller

ses soupçons. Dès lundi, il faudrait qu’elle prenne

rendez-vous avec un spécialiste et avec le service

social. Ses malaises empiraient, le moindre effort

l’essoufflait et elle avait peur. Peur de la mort. Peur

de la vie aussi. Peur de tout. Pour le moment, elle

maîtrisait bien son angoisse car personne ne

l’interrogeait sur sa fatigue. Mais pendant combien

de temps parviendrait-elle à donner le change ? Et

s’il lui arrivait un accident, plus tôt que prévu?

Laetitia s’étira et posa machinalement la main à

côté d’elle pour caresser la tête de sa fille. A sa vive

surprise, elle se rendit compte que Cecile n’était plus

là.

Elle la découvrit en bas, assise devant le poste

de télévision tandis que Lonny lisait un journal un

peu plus loin.

— Maman, oncle Lonny ne veut pas dîner

avec nous ce soir, annonça-t-elle de sa voix clairon-

nante.

— Non, demain soir, Cecile, rectifia Lonny,

maussade. Je sors avec Chad.

46

Laetitia soupira. Son frère était entêté, mais tout

de même! Plutôt que de l’attaquer de front, elle dé-

cida d’adopter une autre tactique.

— Lonny, tu m’avais promis!

— Non, je n’ai rien promis du tout! Et puis, tu

sais très bien découper la viande, j’en suis sûr.

Laetitia se versa une tasse de café. Le fait que

Chad ait refusé son invitation — elle avait suggéré à

Lonny de le convier — ne l’étonna pas. Pourtant,

elle voulait le voir. Elle éprouvait le besoin urgent

de lui parler, de tenter d’exorciser le passé le plus

vite possible, avant son opération. Même si elle

n’attendait rien de précis d’une explication avec

Chad, elle désirait se justifier sur certains points.

Ensuite... Laetitia ne voulait pas penser plus loin.

— Chad ne viendra pas, répéta Lonny.

— Oui, j’ai entendu. Peu importe.

Peut-être n’aurait-elle pas dû agir de façon si

impulsive ? Mais comment savoir que Lonny serait

si contrarié?

— Comment ça, peu importe?

47

Lonny était vraiment exaspéré. Un léger sourire

erra sur les lèvres de Laetitia. Ce sourire trahissait la

vulnérabilité de son cher grand frère.

— Rien. Mary me semble être une femme

charmante. Je ne comprends pas ce que tu as contre

elle.

— Les femmes sont toutes charmantes en ap-

parence. Mais souviens-toi de l’histoire du serpent,

d’Eve et d’Adam.

— Je n’y suis pour rien si les hommes sont

bêtes, Lonny ! Et puis, c’est une si vieille histoire !

A mon avis, tu as peur des femmes, voilà tout!

— Moi, peur? Mais non ! Tout simplement, je

sais ce que veut Mary.

Laetitia s’approcha du fauteuil de son frère et

posa une main sur son épaule.

— Moi qui pensais te faire plaisir, susurra-t-

elle d’une voix enjôleuse. Je comptais préparer un

gigot d’agneau aux pommes, tu sais, cette recette de

maman qui te plaisait tant?

L’expression de Lonny changea soudain.

— Avec des herbes et des petits légumes?

48

— Oui. Alors, tu ne veux toujours pas dîner

avec nous?

Lonny parut en proie à un cruel dilemme. Il

s’agita sur son siège, pliant et dépliant nerveusement

son journal.

— Tu crois qu’il y aura des restes?

— Oh, certainement pas ! J’ai un solide appé-

tit, Mary aussi. Quant à Cecile, c’est un de ses plats

préférés.

— Hum... je pourrais tout de même faire une

petite apparition,

— Tu peux même rester toute la soirée avec

nous!

Une heure plus tard, Lonny lui annonçait qu’il

serait ravi de dîner avec Mary Brandon. Laetitia se

contenta de secouer la tête en réprimant un sourire.

Si tous les hommes étaient aussi gourmands que son

frère, comme la vie serait facile!

Lundi matin, Laetitia se leva de bonne heure.

Elle était dans la cuisine en train de prendre son petit

déjeuner quand Chad entra. Il sembla surpris de la

voir.

49

— Bonjour, marmonna-t-il. Je pensais que tu

dormais encore.

— Veux-tu une tasse de café ? Lonny est allé

chercher le courrier.

— Non merci.

Toujours la même voix coupante et sèche ! Lae-

titia se raidit. Au moment où Chad repartait, elle

s’écria :

— Chad, attends!

— Oui?

— As-tu une minute à me consacrer?

— Non, Laetitia.

Son refus l’exaspéra et elle marcha vers lui, fu-

rieuse.

— Il y a des moments dans la vie où l’on ne

peut pas toujours dire non Chad.

— Je n’ai pas le temps, Laetitia.

— Mais...

50

— Si tu as l’intention de m’expliquer que,

dans la vie, on peut se tromper et que tu es navrée de

ce qui s’est passé, c’est inutile ! J’ai horreur de ce

genre de discours creux.

— Peut-être as-tu peur de l’entendre, Chad.

Moi, je ne crains pas de reconnaître mes erreurs.

— Dans ce cas, trouve-toi un autre confident.

La tension était montée très vite entre eux. Le

visage contracté de Chad, ses yeux sombres étince-

lants en disaient long sur sa colère.

— Je vais vivre ici un certain temps et tu es le

meilleur ami de mon frère. Nous n’allons tout de

même pas passer notre temps à nous ignorer, non ?

Et à feindre que tout va bien dans le meilleur des

mondes !

— En ce qui me concerne, je ne vois rien, ab-

solument rien qui n’aille pas, Laetitia.

— Vraiment?

— Excuse-moi, Laetitia. Au risque de me ré-

péter, je n’ai pas de temps à perdre avec toi.

Sur ces mots, il s’éloigna en claquant la porte

derrière lui. Pensive, Laetitia le regarda traverser la

51

cour. Sa puissante silhouette se détachait dans la

brume rosée du petit matin. Il était grand, beau, fort.

Et elle avait l’impression que ces neuf années

n’avaient jamais existé.

Que dans quelques minutes, il reviendrait, lui

sourirait, l’embrasserait avec passion comme autre-

fois. Quand il eut disparu, la jeune femme ferma les

yeux et s’appuya contre le mur. Le chagrin,

l’amertume, la colère l’agitaient. Quoi qu’elle fit, le

passé se dresserai toujours entre eux. Et c’était sa

faute. Elle avait perdu Chad parce qu’elle était trop

irresponsable, ambitieuse et égoïste. Mais avait-il

vraiment tout fait pour la retenir ? Non. Lui aussi

était responsable de leur échec. Et ça elle le lui dirait

un jour même s’il ne voulait pas l’entendre.

52

Chapitre 3

— Voilà : veuillez remplir ces formulaires,

madame, dit l’assistante sociale en tendant une liasse

de feuilles à Laetitia. Et rapportez-les-moi dès que

vous avez fini.

Laetitia jeta un coup d’œil sur la femme aux

traits fatigués qui se tenait devant elle. L’assistante

sociale, débordée, avait parcouru rapidement la lettre

de son médecin en Californie sans le moindre com-

mentaire.

— Merci, répondit Laetitia en se levant. Je

vais le faire tout de suite.

— Si vous avez des questions, n’hésitez pas à

me les poser, ajouta la femme avec un sourire.

— Vous êtes gentille, mais je crois que tout

ira bien.

53

Un peu réconfortée par ce sourire, Laetitia se di-

rigea vers une table légèrement à l’écart dans la

vaste pièce bruyante du bureau d’aide sociale de

Rocky Springs. A son côté, Cecile bâillait mais, par

chance, ne manifestait pas trop son impatience.

Après lui avoir donné un baiser sur le front, Laetitia

se plongea dans son dossier. Il fallait qu’elle le rem-

plisse attentivement si elle voulait être prise en

charge par le bureau d’aide sociale. Son opération

était coûteuse et il était indispensable d’obtenir

l’aide de l’Etat.

— Quand on va partir d’ici, maman?

— Très vite, ma chérie.

Le stylo de Laetitia courait sur les feuillets.

— Je n’aime pas cet endroit, continua Cecile.

— Moi non plus, mais il faut que je rende ces

papiers à la dame qui nous les a donnés.

Dès qu’elle eut fini, elle remit les formulaires à

l’assistante sociale puis se hâta de sortir à l’air libre.

Voilà, elle avait fait le premier pas. Maintenant, il

lui fallait trouver un médecin compétent. Et informer

Lonny de sa prochaine opération. A cette pensée,

Laetitia fronça les sourcils. Elle redoutait la réaction

54

de son frère. Et puis, elle ne voulait pas qu’il

s’inquiète avant. Aussi décida-t-elle d’attendre.

— Laetitia, faut-il vraiment que je mette un

costume pour ce dîner? cria Lonny du haut de

l’escalier.

— Bien sûr! Et une cravate.

— Je déteste ça!

Dans la cuisine, Laetitia s’affairait. Elle était en

retard.

Le gigot n’était pas tout à fait cuit, les petits lé-

gumes attendaient toujours dans la passoire et le

couvert n’était pas mis. Mary risquait d’arriver

d’une minute à l’autre ! Et Lonny avait des états

d’âme à propos de ses vêtements! Confusément,

Laetitia songea que ce dîner se passerait mal. Son

intuition lui soufflait que la mauvaise humeur de

Lonny avait une cause plus profonde que son asocia-

lité. Et si Mary lui était totalement antipathique?

Laetitia mit l’eau à bouillir. Eh bien, tant pis ! Ce

serait une erreur de plus !

— Tu sais, Lonny, je plaisantais, lança-t-elle.

Un pull et une chemise suffiront !

55

— Maman, ton amie est là, dit Cecile à cet

instant,

— Oh... je viens, je viens!

Maudissant Mary d’avoir la mauvaise idée

d’arriver avec un bon quart d’heure d’avance, Laeti-

tia se précipita à sa rencontre avec un sourire ave-

nant.

— Mary, installe-toi, je t’en prie. Et excuse-

moi, je suis en retard.

— Vous avez une très jolie maison, remarqua

Mary en regardant tout autour d’elle. Tiens, Laetitia,

j’ai apporté un gâteau pour le dessert.

— Merci, mais, vraiment, il ne fallait pas.

De façon étrange, le regard inquisiteur que Ma-

ry portait sur chaque objet lui déplut. Dans son désir

de marier Lonny, elle avait peut-être agi avec trop

d’impulsivité en l’invitant, se dit Laetitia.

— Je te laisse. J’ai encore à faire dans la cui-

sine.

— C’est une bien jolie aquarelle, continua

Mary en fixant un paysage sur le mur.

56

— C’est ma mère qui en est l’auteur. Elle ai-

mait beaucoup peindre.

— Et vous en avez d’autres?

— Non.

Maren Ellison n’avait jamais eu le temps de se

consacrer à un art qu’elle adorait. A cause du ranch

et du travail intensif qu’il exigeait. A cause de ses

enfants, de la vie à Red Springs, Maren était morte

sans avoir pu exprimer son talent, elle avait consacré

toute son énergie à la terre du Wyoming et souvent

Laetitia avait vu ses yeux s’emplir de désenchante-

ment lorsque son regard venait à se poser sur cette

aquarelle. Témoin silencieux des frustrations de sa

mère, Laetitia s’était fait le serment de vivre sa vie.

De ne pas se laisser enchaîner au ranch. Au-

jourd’hui, elle était de retour à Bar E et, contre toute

attente, elle en était heureuse.

L’apparition de Lonny mit fin à sa méditation.

— Lonny, tu connais Mary, je crois? deman-

da-t-elle avec l’impression que son frère était bien

capable de répondre non.

— Oui, oui, nous nous sommes déjà rencon-

trés, déclara ce dernier d’un ton maussade.

57

— Lonny, je suis ravie d’avoir 1’occasion de

faire plus ample connaissance avec vous! s’exclama

Mary.

— Ah bon?

Laetitia lança un regard meurtrier à son frère. La

soirée commençait mal, très, très mal. Et elle conti-

nua aussi mal ! Le dîner se déroula dans une am-

biance de tension extrême que seul l’innocent bavar-

dage de Cecile atténuait quelque peu. A toutes les

questions de Mary, Lonny répondait par monosyl-

labes. Jusqu’à ce que celle-ci, lasse de tant de rebuf-

fades, se taise. Laetitia meublait la conversation de

son mieux. Et quand Mary déclara, vers 10 heures,

qu’il était temps de rentrer, elle poussa un soupir de

soulagement.

Dès qu’elle fut partie, Lonny laissa libre cours à

sa j fureur.

— Laetitia, ne fais plus jamais ça, compris?

Il se laissa tomber dans un fauteuil et ferma les

yeux, exaspéré.

— Excuse-moi, Lonny, j’essayais de t’aider.

— M’aider? Tu veux gâcher ma vie?

58

— Non, bien sûr que non! Mais tu as besoin

de... de quelqu’un. Tu ne vas pas vivre seul éternel-

lement.

— Ne crois-tu pas que tu exagères, Laetitia?

Tu disparais pendant neuf ans et, à peine revenue,

ton premier souci est de me marier. Mais que sais-tu

de mes sentiments ?

— Tu as trente-quatre ans et je te sens telle-

ment seul, Pourquoi refuser un bonheur simple s’il

se présente à ta porte ?

— Mary Brandon n’est pas le genre de bon-

heur auquel j’aspire !

A son tour, Laetitia s’assit. Elle était exténuée.

Gentiment, Cecile débarrassait la table et se gardait

d’intervenir dans la conversation des adultes.

— J’ai bien compris que Mary n’était pas ton

genre ! murmura-t-elle.

— Ah, tant mieux.

— Mary est une enfant gâtée, en fin de

compte.

59

— Je suis content que tu t’en rendes compte !

As-tu vu ? Elle ne s’est pas levée une seule fois pour

t’aider. Elle s’est laissé servir. C’est une honte!

— Oh, ce n’est pas très grave, je m’en remet-

trai.

Lonny rouvrit les yeux et saisit sa tasse de café

avant d’ajouter, pensif :

— Il est vrai qu’une présence féminine au

ranch ne serait pas désagréable. Je n’ai pas le temps

de m’occuper de tous les détails quotidiens, la les-

sive, les repas. Tu as peut-être raison, Laetitia, je

devrais me marier.

Laetitia lança un regard noir à son frère avant de

rétorquer, sarcastique :

— S’il ne s’agit que de repas et de lessive, une

femme de ménage te suffira, mon petit.

— Oh, pas de sermon, s’il te plaît. Je regarde

la réalité en face, moi! Qu’est-ce donc que le ma-

riage sinon une affaire de cuisine et d’attirance phy-

sique?

Le cynisme de Lonny exaspéra Laetitia qui

bondit sur ses pieds.

60

— Dans ce cas, en effet, je n’ai rien à dire.

Sauf une chose : fais-moi plaisir, Lonny, surtout,

reste célibataire ! Les femmes ne s’en porteront que

mieux !

Sur ces mots, elle s’éloigna, furieuse. Le cas de

Lonny était désespéré. Quel macho!

— Alors, ce dîner? demanda Chad à Lonny.

Ça s’est bien passé?

Les deux hommes chevauchaient l’un à côté de

l’autre. Lonny retint son cheval d’un coup de rêne.

— Une catastrophe. J’ai été odieux. Mais Ma-

ry Brandon était tellement insupportable!

— J’imagine : elle n’a cessé de te contempler

en te regardant d’un air provocant et en jouant avec

sa boucle j d’oreille.

— Exactement.

— Laetitia compte-t-elle l’inviter de nouveau?

— Non, à mon avis, elle a compris, répliqua

Lonny avec un petit rire.

Chad sourit et laissa filer entre ses mains les

rênes de Firepower. Le soleil matinal glissait sur les

61

prairies, les illuminant de mille scintillements rosés.

Chad aimait ces premières journées de printemps où

la nature se réveillait de son long sommeil hivernal.

L’air frémissait de bruits divers, comme si les nou-

velles feuilles des arbres chantaient, et la brise

fraîche apportait les senteurs délicieuses ; des fleurs

sauvages de la montagne. Chad trouvait dans son

métier de rancher un grand plaisir. La saison allait

être dure, mais ça lui plaisait. Jamais il n’avait envi-

sagé de faire autre chose que de s’occuper avec

amour de la terre léguée par ses ancêtres.

— Laetitia m’a pourtant l’air bien déterminée

à te trouver une femme, reprit Chad. Je te parie que

tu te retrouveras marié avant même de t’en aperce-

voir !

— A vrai dire, ce n’est pas cela qui

m’inquiète.

Intrigué, Chad jeta un coup d’œil vers son ami

qui semblait perplexe.

— Qu’est-ce qui ne va pas?

— Laetitia n’est plus la même.

— Dans quel sens?

62

— C’est difficile à expliquer. J’ai l’impression

qu’elle a perdu son dynamisme, son énergie. Par

exemple, elle fait la sieste tous les après-midi et ne

se promène jamais. Et le soir, elle est exténuée, alors

qu’elle n’a rien fait d’extraordinaire à part le dîner.

Elle ne cesse de me parler de décalage horaire, de

réadaptation, mais je ne la crois pas.

— Laisse-la se reposer. Elle est peut-être

vraiment fatiguée.

— Il y a autre chose : depuis son retour, je ne

l’ai jamais entendue chanter une seule fois. Rien, pas

une note, pas même une petite mélodie. Le piano est

toujours fermé. C’est comme si la vie la quittait peu

à peu, sans qu’elle résiste.

Un silence s’installa entre les deux hommes.

Chad regardait au loin. Il n’avait pas envie de parler

de Laetitia. C’était déjà assez difficile de la chasser

de son esprit ! Il préféra changer de sujet.

— A propos, sais-tu que le vieux Wilber est

venu me voir hier?

— Toujours pour te demander si tu veux lui

vendre un terrain ?

— Exact. Comme à chaque printemps depuis

dix ans.

63

Wilber convoitait quelques hectares du domaine

des Brown où se trouvait un point d’eau idéal pour

ses troupeaux. Mais jamais Chad ne vendrait un seul

arpent de sa terre à qui que ce soit. Le domaine de

Spring Valley appartenait aux Brown depuis bientôt

trois générations et chaque Brown l’avait enrichi.

Sans être un de ces riches et grands propriétaires

terriens, Chad était sans doute un des ranchers les

plus favorisés de la région. Il aimait et respectait sa

terre.

— Je me demande quand il se lassera, murmu-

ra Chad.

— Oh, il est tellement entêté que sur son lit de

mort il te fera encore des propositions!

— Tu vas planter des avocats?

Cecile s’accroupit près du trou où s’enfonçait la

bêche de Laetitia et prit dans sa main une poignée de

terre sombre. Laetitia sourit, essuya son front trempé

de sueur et contempla le jardin broussailleux

qu’autrefois sa mère entretenait avec soin.

— Ma chérie, les avocats ne poussent pas

dans le Wyoming : le climat est trop rude.

— Alors des orangers?

64

— Non plus.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait pousser dans le

Wyoming? Des cow-boys?

Laetitia éclata de rire et embrassa Cecile.

— Tu es une petite fille bien rigolote!

A cet instant, Cecile s’arracha aux bras de sa

mère pour bondir sur ses pieds et cria, très excitée :

— Maman, regarde, c’est Chad! Oh... et il est

sur son cheval !

Laetitia n’eut pas le temps de la retenir : Cecile

courait déjà vers son héros. Avec un soupir, elle

planta la bêche dans le sol et suivit sa fille à pas

lents. Quand elle arriva dans la cour du ranch, Chad

avait mis pied à terre. Cecile le contemplait avec

fascination, immobile et muette.

— Bonjour, Chad, murmura Laetitia d’une

voix un peu lasse.

Jardiner l’avait fatiguée bien qu’elle n’ait fait

que de menus travaux.

— Bonjour, Laetitia. Tiens, mais c’est le cha-

peau de paille de ta mère!

65

— Oui. Je l’ai retrouvé dans la grange. Et

comme il n’y en avait pas d’autre...

C’était la première fois que Chad lui faisait une

remarque un peu personnelle. Laetitia le regarda,

l’air interrogateur. Mais Chad n’ajouta rien.

«L’indifférence, toujours », songea-t-elle avec cha-

grin.

— Oh, je ne savais pas que les chevaux étaient

si grands, s’écria Cecile qui tenait la main de sa

mère serrée dans la sienne.

— Firepower n’est de toute façon pas un che-

val comme les autres, expliqua Laetitia. Chad l’a

dressé lui-même pendant des heures et des heures. Je

me souviens encore de lui quand il était un petit pou-

lain qui vacillait sur ses jambes. C’est un long travail

de patience que de dresser un cheval, tu sais, Cecile.

— C’est vrai, Chad? ,

— Oui. Tu veux monter dessus, Cecile?

— Moi? Oh! Maman, dis oui, dis oui!

Surprise par la proposition de Chad, Laetitia ne

répondit pas tout de suite. Quelle était donc la raison

de ce revirement à l’égard de Cecile?

66

— Je... c’est peut-être un peu dangereux...

— Ne t’inquiète pas, Laetitia. Je la prendrai

sur le devant de la selle avec moi.

— Maman, maman, dis oui, oh, s’il te plaît !

J’ai tellement envie!

Cecile sautait sur place. Devant un tel enthou-

siasme, Laetitia ne put que donner son accord. D’un

geste précis, Chad plaça la fillette sur le pommeau,

puis monta souplement derrière elle avant de mettre

Firepower au pas. Un sourire de triomphe éclairait le

petit visage de Cecile qui se tenait bien droite et os-

cillait selon la cadence du cheval.

— Regarde, maman ! Je sais monter à cheval !

Je sais monter à cheval!

Même Chad souriait devant la joie de Cecile.

— Je l’emmène jusqu’au bout de l’allée, dit-il.

— Chouette!

— Allez, tiens les rênes, Cecile! Il ne s’agit

pas seulement d’avoir une bonne assiette : il faut

aussi savoir diriger sa monture.

67

Chad serra les flancs de Firepower qui partit

gentiment au trot.

— Chad, fais attention, elle est si petite ! cria

Laetitia en courant derrière eux.

Mais ils étaient déjà loin. Laetitia s’arrêta, es-

soufflée. Sa tête tournait et son cœur battait à coups

affolés, comme s’il cherchait à s’échapper de sa cage

thoracique. Elle dut s’accrocher à une clôture pour

ne pas tomber. Revenir jusqu’à la maison fut un cal-

vaire. D’étranges éclairs de feu brouillaient sa vi-

sion, elle chancelait comme une femme ivre, des

gouttes de sueur perlaient sur son front. Son malaise

était plus sérieux que les précédents. Laetitia crut

qu’elle ne réussirait jamais à rentrer et lorsqu’elle fut

dans la cuisine, elle saisit d’une main tremblante sa

boîte de médicaments. Vite, avant qu’elle

s’évanouisse. Dès qu’elle eut avalé quelques ca-

chets, elle ferma les yeux, attendant qu’ils produi-

sent leur effet. Quelques minutes plus tard, par bon-

heur, elle se sentait déjà mieux.

Afin de ne pas alerter Chad, elle retourna dans

le jardin. Elle fut cependant obligée de s’asseoir, tant

sa fatigue était grande. Une angoisse sans nom la

dévorait. Son état s’aggravait de jour en jour. Il fal-

lait agir. Vite.

68

La voix de Cécile la fit sursauter et elle se leva

aussitôt.

— Maman, je sais le faire tourner à droite et à

gauche.

Un sourire crispé aux lèvres, Laetitia prit sa

bêche et feignit la désinvolture en s’appuyant des-

sus. Sans ce soutien, elle serait tombée. Chad des-

cendit de cheval, déposa Cécile à terre puis se tourna

vers Laetitia, l’air réprobateur.

— Pourquoi fais-tu semblant de travailler,

Laetitia? Je t’ai vue, tu étais assise. Est-ce le soleil

de Californie qui t’a rendue paresseuse?

L’ironie cinglante de Chad la blessa. Mais que

répondre? Rien. Elle préféra sourire et murmurer

d’une voix lasse :

— Sans doute, oui. La Californie a eu un très

mauvais effet sur moi.

Puis elle se détourna vite afin qu’il n’aperçoive

pas les larmes qui perlaient à ses cils.

69

Chapitre 4

Chad se réveilla un peu avant le lever du jour.

Etendu sur le dos, il écoutait le pépiement des oi-

seaux qui lui parvenait par la fenêtre entrouverte.

D’ordinaire, il aimait cette heure du jour où la nature

sort du sommeil par mille petits bruits qu’il

s’amusait à reconnaître. Une branche qui craque

sous l’envol d’un essaim d’hirondelles, un buisson

qui frémit quand un hérisson s’y engouffre, le pas

léger d’un écureuil sur un tronc d’arbre et la vision

fugitive d’une fourrure fauve. Mais ce matin, Chad

était indifférent à tout cela. Son esprit était tout en-

tier occupé par Laetitia. Les paroles de Lonny, la

veille, l’avaient inquiété. Ainsi que l’attitude géné-

rale de Laetitia. Pourquoi cette passivité chez une

femme qu’il avait connue énergique, dynamique,

volontaire?

70

Laetitia avait changé. Mais pas dans le sens où

Chad l’aurait imaginé. D’une certaine manière, elle

avait gardé l’ingénuité de la jeune fille partie sur un

coup de tête à la poursuite d’un rêve fou neuf ans

auparavant.

D’autre part, de subtils changements s’étaient

opérés en elle, difficiles à cerner. Ce qui troublait

surtout Chad, c’était qu’il avait sans cesse

l’impression de se tromper sur son compte. De ne

jamais réussir à trouver la vraie Laetitia.

Irrité par le tour que prenaient ses pensées, Chad

se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel

était d’un bleu absolu, intense, un de ces ciels purs

qu’offraient les printemps du Wyoming. Avec ce

frémissement de la vie nouvelle dans l’air frais. Il

songea qu’il était bien, sur cette terre riche et âpre à

la fois. Et qu’il ne la quitterait jamais.

Après avoir bu rapidement une tasse de café, il

prit le chemin du ranch Bar E. Arrivé dans la cour, il

gara sa Range Rover à sa place habituelle et entra,

comme chaque matin, dans la grande cuisine déjà

allumée. Mais

Lonny n’était pas là.

— Bonjour, Chad, dit Laetitia en se tournant

vers lui.

71

Elle mit une bouilloire sur le feu. Chad répondit

en la saluant puis se versa une tasse de café. Le Bar

E était un peu sa seconde maison et ce n’était pas

parce que Laetitia était revenue qu’il allait changer

ses habitudes.

— Lonny est à l’écurie, déclara Laetitia.

Il eut envie de lui répondre que c’était elle qu’il

était venu voir, ce matin, mais ne le fit pas.

— Cécile m’a parlé jusqu’à minuit de sa pre-

mière promenade à cheval, continua Laetitia. Elle

était ravie. Tu as été très gentil avec elle, merci,

Chad.

Chad haussa les épaules. C’était arrivé par ha-

sard. Il n’avait pas eu la moindre intention de faire

plaisir à Cécille. Non qu’il détestât l’enfant, mais

elle était pour lui le symbole de la trahison de Laeti-

tia. Chaque fois qu’il regardait Cécille — et sa res-

semblance avec sa mère aggravait les choses — il

éprouvait une douleur intense. Laetitia s’était donnée

à un autre homme et cela, il ne le tolérait pas.

Malgré tout, il avait été heureux de la joie de la

fillette. Il reconnaissait qu’il était difficile de résister

à une enfant aussi délicieuse et gaie. Mais cette opi-

nion, il la gardait pour lui!

72

— Veux-tu du pain grillé? proposa Laetitia.

— Non merci.

— Je ne sais pourquoi, mais tu fascines Cé-

cille. Vraiment, elle était folle de joie, hier.

— Que tout soit bien clair, Laetitia : je n’ai

pas fait ça pour toi, comprends-tu?

Il avait envie de la provoquer, de la blesser,

c’était plus fort que lui. Il guetta sa réaction mais

Laetitia se contenta de mettre deux tranches de pain

dans le grille-pain sans répondre. Chad fronça les

sourcils. Il avait escompté, espéré même, une ré-

plique sarcastique. De la colère peut-être. Le calme

de Laetitia, sa passivité l’étonnèrent et

l’exaspérèrent. Autrefois, les yeux de Laetitia se-

raient devenus sombres, elle aurait rejeté fièrement

ses cheveux en arrière et lui aurait cloué le bec par

quelque verte repartie. Mais Laetitia ne disait rien,

baissait la tête.

— Ce café a un drôle de goût, reprit-il, les

sourcils froncés. Tu as oublié comment on le faisait?

Il se détesta de parler ainsi, d’être aussi bas,

mais il ne pouvait s’en empêcher. Il voulait la pous-

ser à bout.

73

— Non, mais j’ai dû me tromper dans les

doses. Jevais en refaire, si tu veux.

Les yeux ronds, il la fixait. Les épaules de la

jeune femme s’étaient voûtées. Comment pouvait-

elle supporter de se laisser traiter ainsi? Surtout par

lui?

— Merci, ce n’est pas la peine, murmura-t-il,

décontenancé.

Quand il croisa son regard, il y lut de la surprise

et de la tristesse. Mais pas la révolte qu’il attendait.

Dérouté, Chad sortit sans mot dire. Qu’était-il arrivé

à Laetitia?

Laetitia travaillait dans le potager quand elle en-

tendit un coup de frein strident suivi d’un claque-

ment de portière rageur. Elle tourna la tête et aperçut

Lonny qui venait vers elle à grandes enjambées fu-

rieuses.

— Ah, ça, je ne me laisserai pas faire, non !

— Lonny, que se passe-t-il?

— Cette femme a un culot ! Je n’ai jamais vu

ça !

— Quelle femme?

74

— La folle qui a brûlé le stop et a percuté ma

voiture au croisement à l’entrée de Red Springs.

Mais je te jure, je ne laisserai pas passer ça!

— C’est si grave?

— Grave? Mais viens voir dans quel état est

ma voiture !

Docile, Laetitia suivit son frère dans la cour et

se pencha sur l’aile avant droite de la vieille Ford. Il

devait y avoir une bonne vingtaine d’éraflures de

toute sorte et de bosses diverses... qui semblaient

avoir toujours été là, aussi loin que remontaient les

souvenirs de Laetitia.

— Eh bien, je ne vois rien de spécial, murmu-

ra Laetitia.

— Comment? Et ce trait, là?

Laetitia se pencha un peu plus en écarquillant

les yeux.

— Où donc?

— Mais enfin, ça ne se voit pas?

— Ah, cette légère égratignure?

75

A ce mot, Lonny vit rouge.

— Egratignure ? Mais ça va me coûter au

moins deux ou trois cents dollars!

Laetitia jeta un coup d’œil furtif à son frère. Sa

fureur lui semblait disproportionnée. Il devait y

avoir autre chose.

— Si tu me racontais posément ce qui t’est ar-

rivé?

— Je te l’ai dit : elle arrivait sur ma droite au

carrefour, elle a brûlé le stop et moi, pour l’éviter, je

suis rentré dans un pylône. Heureusement que

l’avant n’a pas été complètement enfoncé!

— Elle n’a pas touché ta voiture?

Lonny eut un geste excédé de la main.

— Pas vraiment, mais elle m’a frôlé. Et je me

suis arrêté pile devant ce poteau téléphonique.

J’aurais pu me tuer si je n’avais pas eu de bons ré-

flexes ou si j’avais roulé plus vite.

— Ensuite?

— Elle s’est arrêtée, elle est sortie de sa voi-

ture et sais-tu ce qu’elle m’a demandé?

76

— Non.

— Si je n’avais pas eu trop peur! Non mais, tu

te rends compte?

Un sourire échappa à Laetitia qui acquiesça :

— En effet.

— Après, elle s’est excusée en disant : « Je

pensais à autre chose et puis, monsieur, vous savez,

ce stop est très mal indiqué ». Enfin, tu vois, ce

genre de bêtises. J’étais furieux.

— Je comprends.

— Et quand je lui ai dit de regarder ce qu’elle

avait fait à ma voiture, elle m’a rétorqué qu’une

bosse de plus ou de moins ne changerait pas grand-

chose !

A présent, Laetitia souriait sans se cacher. Lon-

ny était tellement agité qu’il ne s’en apercevait pas.

— Et le pire, continua-t-il, c’est qu’elle m’a

proposé de l’argent.

— Ah bon, et pourquoi donc?

77

— Parce que c’était plus rapide que de faire

un constat. Elle a voulu m’acheter. Non, mais, tu

réalises? C’est une honte ! Je le lui ai dit et je lui ai

aussi conseillé de repasser son permis de conduire.

Alors, elle s’est mise en colère et m’a traité de «

stupide macho ».

Un fou rire insidieux gagnait Laetitia. Qui était

cette pétulante inconnue qui avait mis Lonny hors de

lui?

— Tu ne t’es pas laissé faire, je suppose?

— Non. Je lui ai demandé ses papiers, le nom

de son assurance, tout.

— Et... qui est cette femme?

— Une certaine Joy Fuller.

— Joy Fuller ! Mais je la connais !

— Une grande rousse avec des yeux... des

yeux de sorcière !

— Ah non, des grands yeux verts et un carac-

tère assez vif, je le reconnais. C’est l’organiste de

l’église. Et elle est professeur au collège de Red

Springs.

78

— Non! Mon Dieu, si les malheureux habi-

tants de Red Springs savaient à qui ils confient leurs

enfants!

Une irresponsable, une femme sans scrupule,

sans moralité…

Laetitia posa une main sur son bras pour

l’apaiser.

— Calme-toi, Lonny. Si tu rentrais boire

quelque chose. Ça te ferait du bien, non?

Lonny lui emboîta le pas en maugréant, les

poings serrés :

— Je me vengerai, je te le jure, je me venge-

rai!

Dès qu’elle fut seule dans le bureau, Laetitia se

précipita au téléphone et composa le numéro de Joy

Fuller. On décrocha à la première sonnerie.

— Oui ? Joy Fuller à l’appareil, fit une voix

où perçait l’anxiété.

— C’est Laetitia Ellison.

— Bonjour, Laetitia... je suis navrée, vrai-

ment, mais J votre frère a été tellement désa-

79

gréable que je n’ai pu m’empêcher de le remettre à

sa place.

Et elle se lança dans le récit détaillé de

l’incident. Joy était manifestement aussi bouleversée

que Lonny. Un petit sourire aux lèvres, Laetitia

écoutait en tordant le fil du téléphone entre ses

doigts. Une idée germait dans sa tête. Quand deux

êtres se rencontraient d’une façon aussi tumultueuse,

c’était peut-être bon signe!

— En tout cas, la suite se passera entre nos as-

surances respectives, car pour rien au monde je ne

voudrais revoir votre frère, acheva Joy d’un ton

ferme.

— Je vous comprends, Joy, vous avez raison.

Mais... tenez-moi au courant, tout de même.

— Oh, je n’y manquerai pas.

Tout en se dirigeant vers la cuisine pour prépa-

rer le dîner, Laetitia commençait à méditer sur la

manière de rapprocher une nouvelle fois — dans des

circonstances plus favorables toutefois — Joy et

Lonny. Car si Lonny était dans cet état-là, ce n’était

certainement pas à cause d’une éraflure de plus sur

sa vieille Ford dont il ne s’était jamais soucié aupa-

ravant. Joy avait dû produire sur lui une forte im-

pression. Peut-être était-ce même le coup de foudre !

80

— Laetitia, je sors ce soir, annonça Lonny.

— Ah bon? Où vas-tu?

— Le samedi soir, je dîne souvent à Red

Springs avec Chad.

— Très bien.

— Et toi, que feras-tu?

— J’ai envie de passer une soirée tranquille.

J’ai un livre à finir et j’ai promis à Cécile de jouer

avec elle aux petits chevaux. Et puis, il y a un film

d’Hitchcock à la télévision.

— As-tu l’intention de te marier, Laetitia ?

demanda abruptement Lonny.

Elle le fixa, contrariée.

— Pourquoi me poses-tu ce genre de ques-

tion?

— Parce que... je ne sais pas... je m’inquiète

pour toi. Tu parais si renfermée, toujours sur la dé-

fensive, tu es devenue sauvage, Laetitia. Tu as chan-

gé. Jason t’a-t-il fait tant de mal?

Laetitia se raidit.

81

— Je n’ai pas envie de parler de lui. C’est le

passé et le passé est un chapitre clos pour moi. Jason

ne m’a pas réellement blessée : j’ai juste appris un

peu mieux à juger de la valeur des choses. Et c’est

beaucoup. Maintenant, il y a Cécile et ça me suffit.

— Mais tu ne le détestes pas de t’avoir traitée

ainsi ?

— Non, il n’en vaut pas la peine. De toute fa-

çon, à quoi sert la haine? A détruire, à faire mal inu-

tilement. Je n’ai pas envie de ça. Ni de me venger.

Ce qui devait arriver est arrivé, comme dit le pro-

verbe. Voilà. Et la vie continue.

— Pardonne-moi, mais, j’ai beaucoup

d’affection pour toi, Laetitia, et c’est normal que je

me fasse du souci...

Plus détendue, Laetitia sourit.

— Lonny, et si moi je te demandais à mon

tour si tu as l’intention un jour de te marier?

— Non, pitié, Laetitia! Je ne veux pas en-

tendre parler de femme ! surtout pas aujourd’hui !

— Joy Fuller?

82

— Ne prononce plus jamais ce nom devant

moi !

Ravie, Laetitia songea que son intuition ne

l’avait sans doute pas trompée. Joy Fuller n’avait pas

laissé son frère indifférent.

Cécile était couchée depuis longtemps et Laeti-

tia ne parvenait toujours pas à dormir. Le sommeil la

fuyait. Plutôt que de se tourner sans arrêt dans son

lit, elle était redescendue au salon et s’était plongée

dans un livre. Mais son imagination l’emmenait loin

du ranch Bar E. Il était plus de minuit, Lonny et

Chad n’étaient toujours pas rentrés. Où étaient-ils

donc? Et s’ils étaient allés dans cette maison située

dans les faubourgs? Une grande bâtisse dont on

murmurait le nom avec des sourires entendus. La

Villa des camélias, célèbre pour ses soirées intimes

et discrètes.

Laetitia passa une main fébrile sur son front.

Elle était stupide. Chad n’était pas du genre à fré-

quenter ce genre d’endroit. Pourtant, c’était plus fort

qu’elle. Elle se mit à penser à lui, elle le vit, nu, pre-

nant dans ses bras une superbe créature, roulant sur

un lit de satin...

— Non ! hurla-t-elle soudain en bondissant

sur ses pieds.

83

La pendule sur la cheminée sonna une heure du

matin. Incapable de lire, Laetitia se mit à arpenter le

salon. A cet instant, elle entendit un bruit de moteur

et se figea. Quelques minutes plus tard, Chad entrait

avec Lonny, visiblement ivre.

— Je vais le monter dans sa chambre, fit Chad

d’un ton neutre.

Laetitia ne répondit rien et se contenta de lui je-

ter un regard noir. Quand il redescendit, elle était

toujours là, droite et immobile dans la pièce silen-

cieuse.

— Tu n’as pas honte? Pourquoi as-tu fait

boire Lonny?

— Mais... je n’ai pas eu besoin de le forcer!

Une colère irrépressible monta en elle. La ten-

sion accumulée ces derniers jours, les remarques

odieuses de Chad lui revinrent à l’esprit. Ainsi que

l’image obsédante, intolérable de Chad dans les bras

d’une autre femme. Incapable de se maîtriser, elle

avança d’un pas vers lui, les yeux étincelants. Il

avait voulu la pousser à bout, eh bien, il avait réussi!

— Je te hais, Chad Brown, comme jamais je

n’ai haï quiconque, lança-t-elle d’une voix trem-

blante.

84

Il la saisit par les poignets.

— Laetitia, qu’est-ce qui te prend?

— Lâche-moi ! cria-t-elle en se débattant. Je

ne supporte pas que tu me touches ! Où étais-tu ? En

joyeuse compagnie, je parie? Dans ces petits salons

où les femmes s’offrent pour une bouteille de cham-

pagne et une poignée de dollars?

— Mais tu es folle !

— Ne mens pas, Chad, je ne le supporterai

pas.

Laetitia !

Il l’attira contre lui, la serra de toutes ses forces

dans ses bras jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger.

Puis, sans un mot, il l’embrassa. Elle tenta de se

libérer, tourna la téte pour échapper à sa bouche.

Mais il captura sauvagement ses lèvres. Vaincue,

Laetitia noua ses bras autour de sa nuque. La colère

qui la consumait quelques seconde auparavant se

transforma en un désir insensé qui redonna vie à

cette part d’elle-méme qui dormait au téfond de son

étre depuis le jour où elle avait quitter les bras de

Chad Brawn , neuf ans auparavant.

85

Chapitre 5

Chad l’embrassait, l’embrassait, avec passion,

avidité, incapable de détacher ses lèvres de celles de

Laetitia, son corps du sien qui, sous les caresses

folles de ses mains, se ployait, plein de fièvre et de

désir. Pour Laetitia, c’était comme revenir à la vie.

Comme si, pendant toutes ces années passées loin de

lui, elle avait oublié ce que signifiait le désir.

L’envie d’être possédée par l’homme que l’on aime.

Dans les bras de Chad, sous la pression de sa

bouche, elle se sentit vulnérable, privée de volonté,

incapable de raisonner. Ni de lui résister.

Car il la désirait avec une violence qui

l’émouvait et l’effrayait à la fois. Elle qui avait re-

douté son indifférence, qui avait cru n’être qu’un

souvenir maudit. Il la caressait avec tendresse, mur-

murait à son oreille des mots qu’elle avait désespéré

86

d’entendre de nouveau. Et pour la première fois de-

puis son retour à Red Springs, une paix délicieuse

l’envahissait, chassant son angoisse, abolissant la

peur de vivre et celle de mourir. Dans ses baisers,

elle puisait une nouvelle force, une raison de se

battre contre le destin.

Et Laetitia comprit soudain que, si elle avait

choisi de se réfugier à Red Springs, c’était à cause

de lui. Pendant les semaines précédant son départ de

Californie, elle avait évité de penser à Chad Brown.

Il n’était plus qu’un souvenir doux-amer, un amour

de jeunesse, un amour perdu à jamais, se persuadait-

elle. Mais en cet instant, alors que les doigts de Chad

effleuraient sa poitrine, que sa bouche courait sur

son visage, elle se rendit compte qu’elle s’était menti

à elle-même. Que son amour pour lui, malgré les

années, malgré les déceptions et les échecs, était là,

intact, telle une fleur prête à s’ouvrir au soleil de

l’espérance.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Ils étaient trop

désireux de retrouver les saveurs perdues, effacées

par le temps, le parfum d’une chevelure. Ils étaient

trop émus aussi par ce qui leur arrivait si brutale-

ment. Ils s’étreignaient comme s’ils avaient peur

d’être séparés d’une seconde à l’autre pour

l’éternité. Des larmes perlaient aux yeux de Laetitia,

des larmes de joie. Chad était à elle, il l’aimait en-

87

core, il la désirait comme autrefois. Il ne l’avait pas

oubliée, oh non!

— Maman, maman!

La voix perçante et apeurée de Cecile traversa le

silence et le brouillard voluptueux dans lequel Laeti-

tia s’enfonçait avec délice. Chad et elle se figèrent.

Cecile était en haut, sur le palier. Laetitia aperçut le

bas de sa chemise de nuit. D’un mouvement vif, elle

se dégagea des bras de Chad et remit de l’ordre dans

sa tenue. Chad recula et se cacha dans l’ombre. Elle

entendait sa respiration irrégulière. La réalité repre-

nait ses droits, trop brusquement, trop cruellement.

Chad mit la main sur son visage, comme s’il avait

honte de ce qui venait de se passer et Laetitia sentit

une peur sourde s’insinuer en elle.

— Oui, ma chérie, que se passe-t-il? répondit-

elle d’une voix un peu tremblante.

— Oncle Lonny m’a réveillée : il n’arrête pas

de chanter !

— J’arrive. Cecile.

Elle se tourna vers Chad dont le visage était

hostile. Laetitia frémit.

— Chad...

88

— Ce n’est pas le moment, Laetitia.

— J’ai tant de choses à te dire.

— Pas maintenant.

Les inflexions coupantes de sa voix

l’effrayèrent mais Laetitia ne voulait pas croire que

ces baisers n’avaient été qu’un rêve, qu’il les regret-

tait déjà, si vite, si tôt.

— Chad, je t’en prie, murmura-t-elle, prise de

panique.

— Va t’occuper de Cecile, elle a besoin de toi.

Sur ces mots, il sortit de la pièce. Un frisson

parcourut

Laetitia qui se dirigea, le cœur lourd, vers

l’escalier. Tandis qu’elle en montait lentement les

marches, elle entendit le moteur de la voiture de

Chad qui démarrait. Elle eut l’impression qu’il

s’enfuyait, furieux. Et elle eut mal, de nouveau.

— Ma chérie, viens. Ne t’inquiète pas, oncle

Lonny est un peu trop gai, ce soir.

— C’est bizarre, maman, d’habitude, il ne

chante jamais.

89

Tendrement, elle prit la petite main chaude de

Cecile dans la sienne.

— Les hommes sont si étranges, ma petite

fille, si étranges. Viens, je vais te lire une histoire et

tu vas très vite te rendormir.

Le lendemain matin, à la vive surprise de Laeti-

tia, Lonny était déjà dans la cuisine en train de pré-

parer le café, quand elle y arriva avec Cecile.

— Lonny ! Tu es déjà réveillé ?

— Oui. Et prêt à vous accompagner à l’église.

Perplexe, Laetitia considéra son frère. Etait-ce en-

core un effet de l’alcool?

— Tu... te sens bien, Lonny?

— Oui, pourquoi?

— Oh, pour rien. Je suis un peu étonnée par

ton empressement à te rendre à l’église, voilà tout !

Lonny arbora un air dégagé.

— Je ne vois pas pourquoi ! Veux-tu une tasse

de café, j Laetitia ?

— Volontiers !

90

— Et toi, Cécile, du chocolat chaud?

— Non, oncle Lonny, des céréales avec du lait

froid, \ répondit Cécile en s’asseyant avec précaution

pour ne pas froisser sa robe de coton. Dis, oncle

Lonny, pourquoi tu chantais, cette nuit?

— Parce que j’étais de joyeuse humeur, ma

petite! Allez, mange vite, il ne faut pas être en re-

tard. Notre pasteur serait fâché.

Tout en buvant son café, Laetitia réfléchissait. Il

n’y avait qu’une raison pour décider son frère à as-

sister à I l’office dominical. Et cette raison

s’appelait... Joy Fui-1er! Son intuition ne l’avait

donc pas trompée. L’idée ; que Lonny puisse être

amoureux de la fougueuse Joy ! amena un sourire

sur ses lèvres. D’après ce qu’elle savait de Joy,

c’était le contraire de la femme idéale selon les cri-

tères de Lonny ! Indépendante, vive, connue pour

son caractère entier... Voilà qui promettait bien des

éclats...

Le pasteur achevait son sermon lorsque Laetitia

remarqua la présence de Chad, de l’autre côté de

l’allée ' centrale. Elle se raidit et se hâta de détourner

la tête. La perspective de devoir l’affronter après la

scène de la ; veille l’angoissait. Mais en même

temps, l’envie de lui parler, de l’interroger la tenail-

lait. Chad regardait droit ! devant lui. Pas un instant

91

il ne se tourna vers elle. Et pourtant, Laetitia en était

certaine, il savait qu’elle était là.

A côté d’elle, Lonny chantait. Sa voix puissante

au beau timbre de baryton dominait les autres et

Laetitia comprit vite le but de ce manège : tout en

chantant, Lonny fixait Joy, à l’orgue, qui leur faisait

face. Il la contemplait d’un regard intense que Laeti-

tia était bien en peine de définir. Mais quand Joy fit

une fausse note et qu’un sourire de triomphe apparut

sur le visage de Lonny, Laetitia ne put se retenir de

lui murmurer à l’oreille :

— Monstre ! Tu pourrais au moins te tenir

correctement à l’église!

— Je l’avais prévenue que je me vengerais,

rétorqua-t-il tout bas. Tu as vu? Elle est devenue

toute rouge!

— Maman, il y a Chad là-bas. Je peux aller

m’asseoir à côté de lui?

Laetitia saisit avec fermeté la main de Cécile qui

déjà s’échappait.

— Pas question.

— Mais pourquoi on ne s’assied pas au même

rang puisqu’il est l’ami d’oncle Lonny?

92

— Parce que.

— C’est pas une réponse.

— Chut, Cécile, ça suffit! Je t’expliquerai une

autre fois. Tiens-toi tranquille, murmura Laetitia.

Lorsque le pasteur dispersa ses fidèles, Laetitia

fut soulagée. Entre Lonny qui ne cessait de fixer

avec insolence Joy Fuller et Cécile qui tirait sur sa

main sans arrêt, elle ne savait plus où donner de la

tête. Mais Cécile, une fois de plus, joua

l’intermédiaire entre elle et Chad. Et cette fois-ci,

Laetitia aurait préféré éviter une confrontation avec

lui.

— Chad, Chad, cria la fillette alors qu’il se di-

rigeait vers sa voiture. Attends!

Chad se retourna. Laetitia n’eut d’autre choix

que de rejoindre Cécile près de lui.

— Chad, pourquoi ne t’assieds-tu pas à notre

banc? questionna Cécile.

— Cécile, s’il te plaît! Le visage de Chad était

si dur, ses yeux sombres si froids et indifférents!

Comme si rien ne s’était passé, Oui, il regrettait ses

baisers de la veille, cela ne faisait aucun doute.

93

— Parce que je préfère être de l’autre côté, ré-

pondit-il avec placidité.

Sa réponse parut satisfaire Cécile.

— Ah bon.

— Viens, ma chérie, Lonny nous attend,

murmura ! Laetitia sans oser lever les yeux vers

Chad.

Eviter son regard, ne pas lire le mépris sur ses

traits... Laetitia souffrait. Dire qu’elle avait cru,

après ce qu’elle avait enduré en Californie, être en-

durcie et capable de tout supporter! Quelle erreur!

Chad possédait encore sur elle ce terrible pouvoir de

la faire souffrir.

Mais il ne fallait pas qu’il s’en rende compte.

Hier, déjà, elle lui avait dévoilé trop de choses, elle

s’était trop livrée. Laetitia prit Cécile par la main et

l’entraîna.

— Allons-y. Au revoir, Chad. Sans attendre

de réplique, elle le quitta. En espérant malgré tout

qu’il lui répondrait, qu’il esquisserait un geste, mais

rien ne se produisit. Absolument rien. Le cœur lourd,

Laetitia pressa le pas, obligeant sa fille à courir.

94

Puis elle monta dans la voiture de Lonny, pres-

sée de regagner le havre du Bar E. Mais Lonny ne

démarra pas. Surprise, Laetitia lui jeta un bref coup

d’œil. Il fixait une voiture garée juste devant eux.

Laetitia comprit aussitôt qu’il s’agissait de celle de

Joy.

— Lonny?

— Une minute, s’il te plaît.

— Ton comportement est stupide! Je sais que

tu attends Joy. Mais pour lui dire quoi, exactement?

— Tu verras... Ah, la voilà.

Un soupir d’irritation échappa à Laetitia.

Qu’avait donc encore imaginé Lonny?

Lorsque Joy fut à leur hauteur, Lonny sortit de

sa voiture et se planta devant, posant le pied avec

désinvolture sur le pare-chocs avant. Joy rejeta en

arrière ses cheveux roux et s’arrêta en face de lui, les

poings sur les hanches.

— A votre place, je me méfierais, déclara Joy

avec hauteur.

— De quoi?

95

— Votre botte risquerait d’abîmer la carrosse-

rie de votre véhicule antédiluvien !

— Il n’a que dix ans, vous savez!

Joy feignit la surprise.

— Oh, dix ans, à peine? Hier, vous m’assuriez

qu’il était flambant neuf! Vous vous contredisez,

Lonny Ellison!

— Vous étiez tellement excitée que je n’ai pas

pu...

— Moi, excitée! s’exclama Joy en haussant la

voix. Non, mais c’est incroyable ! C’est tout de

même vous qui m’avez injuriée!

— Ah non, c’est vous! Vous m’avez traité

de...

— ... stupide macho, oui, et je ne cesserai de

le répéter si vous continuez à m’ennuyer!

Lonny pâlit, serra les poings.

— Je vous interdis de me parler ainsi.

— Si vous ne voulez pas m’entendre, laissez-

moi tranquille! Et ne venez pas me provoquer!

96

Furieuse, Joy lui tourna le dos, entra dans sa

voiture et claqua la portière avec rage. Lonny fit de

même et démarra dans un hurlement de pneus.

— Lonny, s’il te plaît, ralentis.

— As-tu vu ses manières? C’est intolérable,

une femme comme ça!

Le moteur de la vieille Ford émettait un son in-

quiétant. Soucieuse, Laetitia exhorta son frère au

calme.

— Ralentis, Lonny.

— Je ne supporterai pas qu’une femme

s’adresse à moi sur un ton pareil!

— Pourquoi l’as-tu provoquée? Et puis, tu t’es

conduit de façon inadmissible à l’église.

Nullement impressionné par les reproches de sa

sœur, Lonny sourit. Il leva néanmoins le pied de

l’accélérateur.

— Joy Fuller a besoin d’une petite leçon.

— Ah oui! Et c’est toi qui vas la lui donner?

— Exact.

97

Exaspérée, Laetitia haussa les épaules. Ils arri-

vaient au ranch et Lonny se gara.

— Vous, les femmes, ajouta-t-il, vous avez

besoin que l’on vous remette au pas.

Indignée, Laetitia se tourna vers lui en criant :

— Mais c’est insensé! Pour qui te prends-tu?

— Regarde-toi, Laetitia : tu n’as fait que des

bêtises en rêvant de devenir une star de la chanson.

Chad aurait dû t’empêcher de partir.

— Rien ni personne ne m’aurait empêchée !

répliqua-t-elle d’un ton dur. Car je n’avais pas

l’intention de vivre la même vie que maman, une vie

d’esclave, dans un ranch perdu au bout du monde, à

travailler comme une bête de somme!

— Tu te trompes, maman aimait travailler au

ranch.

D’un geste brusque, Laetitia ouvrit la portière.

— Je n’ai même pas envie de discuter avec

toi, j’ai l’impression d’entendre papa. Pour vous, les

femmes sont faites pour s’occuper de la cuisine, de

la maison et des enfants. Comment as-tu pu ne ja-

98

mais te rendre compte à quel point maman détestait

le ranch?

— Et toi aussi, tu le détestes?

— Oui, je le hais!

Le visage de Lonny s’altéra et Laetitia regretta

ses paroles. La colère la poussait à dire des choses

qu’elle ne pensait pas. Mais il était trop tard, elle

avait blessé Lonny.

— Personne ne t'a demandé de revenir ici,

Laetitia, jeta Lonny. Tu peux repartir quand tu veux

en Californie. Ce n’est pas moi qui te retiendrai.

Il sortit de la voiture. Laetitia ne le suivit pas

tout de suite. Une subite fatigue avait succédé à sa

fureur.

— Maman, oncle Lonny est fâché?

La petite voix de Cécile, tassée sur la banquette

arrière, lui fit mal. Elle se tourna vers sa fille et

l’attira vers elle pour l’embrasser et la réconforter.

— Ne t’inquiète pas, ma petite fille, ce n’est

pas grave. Entre frère et sœur, on se dispute souvent.

99

La route défilait sous les yeux de Chad. Une

route dont il connaissait chaque virage, chaque nid-

de-poule. Il conduisait vite, l’esprit ailleurs. Laetitia,

Laetitia. Etait-il écrit quelque part qu’elle le tour-

menterait toujours? Et pourquoi avait-il cédé à son

impulsion? L’embrasser, la toucher, retrouver le

goût de ses lèvres, le parfum de sa peau, la douceur

de ses courtes boucles brunes... quelle impardon-

nable erreur! Il avait l’impression d’être un homme

perdu. Parce que son amour pour Laetitia était sans

issue. Sans espoir. Il n’avait plus rien à attendre

d’une femme qui l’avait déjà abandonné.

Car Chad en était sûr : Laetitia repartirait. Rien

dans son comportement actuel ne laissait supposer

qu’elle avait l’intention de s’établir de façon durable

à Red Springs. Sinon elle aurait cherché du travail,

elle aurait rétabli des contacts avec les gens. Au lieu

de quoi, Laetitia se terrait au ranch. Chad ne suppor-

terait pas un autre échec avec elle. Sous son appa-

rence dure, il était vulnérable. Et il s’en voulait de

l’être.

Mais était-il possible de ne plus aimer Laetitia ?

Chad soupira. Il était déchiré. Il l’aimait toujours,

malgré le mal qu’elle lui avait fait, malgré

l’incertitude de l’avenir. Et chaque fois qu’il la

voyait, ses sentiments devenaient plus forts et plus

violents. Aussi l’évitait-il. Ce qui était aussi une

100

souffrance. Car il avait besoin d’elle comme il avait

besoin de l’air qu’il respirait.

Chad appuya avec rage sur l’accélérateur.

L’amour...

Pourquoi était-il tombé dans ce piège? Pour-

quoi? Il avait décidé de vivre en solitaire, sans dé-

pendre de personne. Surtout pas de Laetitia. Et il

avait lamentablement échoué.

A cet instant, il aperçut sur le bord de la route

une silhouette familière. Une petite fille immobile.

Cécile ! Il freina brusquement et ouvrit la portière.

— Cécile! Que fais-tu là?

Les grands yeux bleus de la fillette étaient bril-

lants de larmes et des mèches brunes collaient à son

visage en sueur. Elle avait l’air désespérée.

— Où est ta mère, Cécile?

Elle se précipita dans ses bras et éclata en san-

glots. Chad la berça et l’apaisa.

— Oncle Lonny et maman se sont disputés.

Oncle Lonny est... parti, articula-t-elle entre deux

sanglots. Et maman s’est endormie dans le jardin. Je

n’arrive pas à la réveiller. J’ai peur.

101

Chapitre 6

Assise sur une marche du perron, Laetitia passa

une main sur son visage moite. Elle ressentait une

faiblesse plus accentuée que lors de ses derniers ma-

laises. Tout était flou, tout tournait. Comment avait-

elle réussi à se traîner du jardin jusqu’à la maison,

elle l’ignorait. Une seule pensée l’obsédait : Cécile

avait disparu. Lorsque

Laetitia avait crié le nom de sa fille, elle avait

été affolée par les faibles sons qui sortaient de ses

lèvres. Et cette nausée qui la harcelait ! Mais il fal-

lait retrouver Cécile. Il fallait aussi parvenir jusqu’à

sa boîte de médicaments et prendre quelques com-

primés avant de retomber dans le coma.

— Cécile, Cécile, murmura-t-elle, dans un état

de détresse absolue. Où es-tu, ma petite fille? Pour-

quoi es-tu partie?

102

Accablée, Laetitia se recroquevilla. Le bruit

d’une voiture lui fit relever la tête. Dans un brouil-

lard, elle devina une haute silhouette. Puis la voix de

Cécile s’éleva.

— Maman!

Elle entendit aussi celle, grave et inquiète, de

Chad Brown.

— Laetitia, que se passe-t-il?

— Je... rien... rien, balbutia-t-elle. Je me suis...

trouvée mal. C’est à cause du soleil.

Au prix d’un effort surhumain, Laetitia se re-

dressa et esquissa un faible sourire. Mais quand elle

voulut se mettre debout, elle chancela et Chad la

rattrapa de justesse.

— Chad, non, ça va très bien, je t’assure. Je

suis tout à fait capable de marcher.

— Ça m’étonnerait !

Il avait l’air furieux et Laetitia se sentit hon-

teuse. S’imaginait-il qu’elle avait fait exprès de

s’évanouir pour le forcer à s’occuper d’elle ? Cette

pensée augmenta son sentiment d’humiliation. Chad

était la dernière personne devant laquelle elle dési-

103

rait se montrer faible. Laetitia tenta de se dégager

mais peine perdue : Chad la prit dans ses bras et la

souleva de terre pour la porter jusqu’à l’intérieur de

la maison.

— Maman est malade? demanda Cécile en les

suivant.

— Oui, répondit Chad.

— Non, ma chérie, je n’ai rien du tout, dit

Laetitia. Ne t’inquiète pas.

Le petit visage effrayé et humide de larmes de

sa fille lui fendit le cœur.

— Voilà, tu seras mieux ici qu’en plein soleil,

déclara Chad en la déposant sur le canapé du salon.

Il posa une main sur son front puis reprit, per-

plexe :

— C’est bizarre, tu n’as pas de fièvre.

— Mais non ! Je n’ai rien, répéta-t-elle le plus

calmement possible. Une petite insolation, rien de

plus. Il n’y a pas de quoi en faire un drame.

Chad se mit à arpenter la pièce, les sourcils

froncés.

104

— T’es-tu heurté la tête en tombant?

— Non, je ne pense pas.

Cécile alla se blottir dans ses bras. Laetitia trou-

va un réconfort immense à sentir sa fille contre elle.

Cécile était si vivante!

— Je vais appeler le Dr Hanley, continua

Chad.

La terreur glaça Laetitia. Si le médecin de Red

Springs venait, elle était perdue car il devinerait im-

médiatement le mal dont elle souffrait.

— Non, ce n’est pas la peine. Je vais d’abord

boire un verre d’eau et déjà, ça ira mieux.

— Cécile, va chercher de l’eau pour ta mère,

s’il te plaît.

Docile, Cécile courut vers la cuisine. Chad

s’assit auprès de Laetitia. Ses traits reflétaient un

grand tourment. Sa main, douce, légère, tendre, ef-

fleura le visage pâli de Laetitia qui frémit.

— Où as-tu retrouvé Cécile? demanda-t-elle

d’une voix sourde.

105

— Sur le bord de la route. Si tu savais comme

j’ai eu peur! J’ai cru... Oh! Laetitia!

Il la prit dans ses bras et l’embrassa avec une

passion mêlée de désespoir. Eperdue, Laetitia se

sentit revivre. Elle ferma les yeux, ivre de bonheur.

La voix claironnante de Cécile retentit du bout du

couloir.

— J’arrive, maman, j’arrive avec toute une

bouteille d’eau !

Avec un sourire, Chad s’écarta tandis que,

triomphante, Cécile tendait à sa mère un verre

qu’elle tint à remplir elle-même.

— Bois, maman, tu iras mieux.

« Si seulement il suffisait d’un peu d’eau fraîche

apportée par une fille aimante et des baisers de Chad

pour la guérir! Comme la vie serait simple », songea

Laetitia avec tristesse. Mais son cœur était malade et

ce malaise était plus sérieux que les précédents.

— Pourquoi ne veux-tu pas voir le médecin?

— Parce qu’il est inutile de déranger un di-

manche le Dr Hanley pour une simple insolation.

Mais je te promets que j’irai le voir dans quelques

jours.

106

— Non, ce n’est pas prudent. Il vaut mieux

t’emmener à l’hôpital.

De plus en plus alarmée, Laetitia se força à rire.

Ce fut un rire un peu étranglé et pas très naturel,

mais Chad parut soulagé.

— L’hôpital! Mais enfin, on dirait que je suis

à l’article de la mort. Non, Chad. Ce dont j’ai be-

soin, c’est d’une bonne sieste. D’ailleurs, ça fera

aussi le plus grand bien à Cécile. N’est-ce pas, ma

chérie?

— Oui, maman. Je vais chercher mon drap.

— Es-tu sûre, Laetitia? murmura Chad en la

fixant avec intensité.

Elle hocha la tête en souriant. Et pourtant,

comme elle aurait aimé tout lui avouer! Lui dire que

son cœur battait à coups irréguliers, qu’elle avait

peur, que sa tête tournait, tournait, qu’elle se sentait

si mal ! Mais il lui fallait se taire et garder son ter-

rible secret pour elle-même. C’était la seule manière

raisonnable d’agir.

Il caressa avec tendresse et inquiétude sa joue

avant d’ajouter :

107

— Je vais rester en bas, au cas où tu aurais be-

soin de moi.

Sa douceur la bouleversa. Des larmes de recon-

naissance brillèrent dans ses yeux tandis qu’il enrou-

lait autour de son index une boucle brune. Laetitia

aurait voulu que ces instants ne cessent jamais. Peut-

être leur amour n’était-il pas mort? Peut-être... Une

nouvelle nausée l’envahit et elle fit appel à toute son

énergie pour résister à l’évanouissement.

— Je vais aller me reposer, Chad.

— Je suis ici, dans le salon.

— Merci. Mais, tu verras, dans une heure ou

deux, tout ira bien.

Il ne répondit rien, l’aida à se relever et la con-

duisit jusqu’à sa chambre.

Sur la route qui la ramenait à Bar E, après sa

consultation avec le Dr Faraday, éminent cardio-

logue de Rock Springs, Laetitia éprouvait un senti-

ment de solitude absolue. L’opération devait avoir

lieu plus tôt que prévu et son hospitalisation durerait

au moins deux semaines. Le Dr Faraday ne lui avait

pas caché que son état était inquiétant et qu’il fallait

agir vite. Et Laetitia avait peur. Peur d’affronter

seule cette intervention chirurgicale, peur des jours à

108

venir, peur de chaque instant, du moindre battement

de cœur un peu suspect. Le sens de l’humour et la

vitalité qui l’avaient jusqu’à présent aidée à se tirer

des pires situations semblaient l’avoir abandonnée.

Elle n’avait devant elle que la froideur terrifiante des

lendemains solitaires.

Et Cécile? Que faire d’elle pendant son séjour à

la clinique ? Lonny ne pourrait pas s’en occuper

pendant si longtemps car son travail au ranch était

trop accaparant.

Laetitia jeta un coup d’œil derrière elle : son

pouce dans la bouche, son drap serré contre elle,

Cécile dormait sur la banquette arrière. L’idée

qu’elle puisse souffrir lui était insupportable. Jamais

Cécile ne s’était séparée de sa mère. Comment ac-

cepterait-elle de s’installer chez des étrangers?

Le mieux peut-être était de lui demander son

avis. Aussi, lorsque Cécile se réveilla, Laetitia la

questionna-t-elle en souriant :

— Bien dormi, Cécile?

— Oui... Dis, maman, pourquoi tu es allée

chez le docteur ?

— Oh, rien de grave. Il faut régulièrement

faire vérifier sa santé... quand on vieillit!

109

— Mais tu n’es pas vieille! protesta Cécile en

s’appuyant au dossier.

Laetitia lâcha le volant d’une main pour ébourif-

fer les cheveux de sa fille avec affection.

— Ah bon, c’est vrai? Dis-moi, Cécile, sais-tu

garder un secret ?

— Oui

— C’est sûr ? Si je te dis mon secret, tu ne le

répéteras J à personne ?

— Non, à personne, affirma l’enfant avec gra-

vité.

— Bien. Voilà : je vais être obligée de partir

quelques jours, seule.

— Sans moi?

— Sans toi, ma chérie, oui.

— Mais qui va s’occuper de moi?

— Je ne sais pas encore. Oncle Lonny a beau-

coup de j travail. Tu te souviens de Mme Martin que

nous avons vue à l’église dimanche dernier?

110

— Ah oui, celle qui a une moustache qui

pique et qui j chante faux ? Je ne veux pas aller chez

elle !

Voilà qui était clair et net! Laetitia soupira mais

ne put s’empêcher d’apprécier la détermination de sa

fille.

— Et Mme Webster...

— Je veux aller chez Chad, déclara Cécile. Je

l’aime bien et je pourrai monter à cheval.

— Chad travaille beaucoup, ma chérie. Il n’a

pas le temps de s’occuper d’une petite fille comme

toi.

La déception assombrit le visage de Cécile qui

se mit à mordiller son drap.

— Et à part Chad? continua Laetitia.

— Je veux bien aller chez la dame qui joue de

l’orgue.

Joy Fuller! Laetitia sourit. Mais oui, c’était par-

fait.

111

Joy, en tant que professeur, avait l’habitude des

enfants. D’autre part, Laetitia la trouvait sympa-

thique : son caractère vif et entier lui plaisait.

— C’est une bonne idée. Joy me plaît beau-

coup. Si nous passions tout de suite chez elle?

— Oh oui ! Tu crois qu’elle me permettra de

faire des gâteaux ?

— Certainement.

A l’idée que Joy puisse l’aider, Laetitia se dé-

tendit. Pour la première fois, un petit rayon de soleil

éclairait son sombre avenir.

Joy Fuller les accueillit avec sa chaleur habi-

tuelle et quand Laetitia l’eut mise au courant de son

absence prochaine — sans toutefois en préciser les

causes —, Joy accepta avec joie de s’occuper de

Cécile. Elle lui proposa même de garder la fillette

pendant l’après-midi afin qu’elles fassent plus ample

connaissance. Laetitia laissa donc Cécile en train de

se livrer à une de ses occupations favorites, la pâtis-

serie, en compagnie de Joy.

Il était 5 heures de l’après-midi. Laetitia roula

un peu dans Red Springs puis, sans même s’en

rendre compte, se dirigea vers le petit cimetière situé

à l’extérieur de la ville. Une brise douce agitait les

112

grands arbres et le crissement des pas de Laetitia sur

les gravillons était le seul bruit qui troublait le si-

lence paisible régnant en ce lieu.

La gorge nouée, la jeune femme marchait len-

tement parmi les tombes. Quand elle arriva devant

celle de ses parents, elle fut surprise de constater,

contrairement à ce qu’elle avait pensé, que la pierre

tombale était entretenue avec soin. Lonny venait

donc se recueillir ici de temps à autre. D’un geste

machinal, elle redressa la corolle d’un chrysanthème

puis ses doigts suivirent le tracé des noms de Maren

et Peter Ellison gravés dans le marbre blanc.

Une tristesse indicible l’envahit soudain et les

larmes roulèrent sur ses joues. Son émotion était trop

violente, elle ne pouvait les retenir. Un pâle sourire

apparut pourtant à travers ses pleurs et Laetitia chu-

chota :

— Papa, maman, c’est moi, Laetitia. Vous

voyez, je suis revenue de Californie. Vous aviez

raison, c’était une erreur de partir. J’espère que vous

ne m’en voulez pas trop.

Elle se tut un instant. Le pépiement lointain

d’un oiseau troubla le silence. Laetitia se mit à trem-

bler. Si seulement ils pouvaient lui répondre, l’aider,

la consoler ! Mais la mort était là, entre eux. Ainsi

que le chagrin qu’elle leur avait infligé.

113

— Pardonnez-moi si je vous ai fait du mal,

j’étais inconsciente. Lonny m’a bien accueillie.

Avec Cécile, vous savez, ma petite fille. Tout irait

bien sans... sans ma maladie de cœur. J’ai peur, très

peur, maman. Je voudrais que tu sois là, avec moi,

comme autrefois. Je me sens... si seule!

Sa voix se brisa. Il ne fallait pas pleurer, ça ne

servait à rien, songea-t-elle en essuyant ses joues

humides.

— Dis-moi, maman, comment est-ce... de

l’autre côté?

Les mots avaient franchi ses lèvres, malgré elle.

La mort. Elle y pensait souvent depuis la découverte

de sa maladie. Le néant, le vide, le noir. Quelque

chose en Laetitia se révolta contre cette angoisse.

— Maman, murmura-t-elle, je ne veux pas

mourir! Pas tout de suite. Il y a tant de choses à faire

encore sur cette terre, j’aime tellement la vie, si tu

savais, maman.

De nouveau, sa voix se brisa et Laetitia, acca-

blée, cacha son visage entre ses mains. Elle ne devait

pas céder au découragement. Si psychologiquement,

elle acceptait l’idée de la mort, alors...

114

— Non, non, je ne mourrai pas, dit-elle en se

redressant. Je te promets de ne pas faiblir, maman.

Mais il y a des moments où l’on se sent si seul.

J’aurais besoin de quelqu’un de fort à mon côté.

Elle se tut, prit une profonde inspiration et leva

les yeux vers le ciel d’un bleu éclatant, qui semblait

si loin de la mort.

— J’aurais tellement besoin de quelqu’un, ré-

péta-t-elle, songeuse. Si tu pouvais m’envoyer... un

ami, maman, rien qu’un ami, une personne qui me

comprenne un peu et à qui je puisse parler.

Les feuilles des grands ormes tranquilles bruis-

sèrent, un écureuil sauta sur une branche, bref éclat

fauve dans le vert intense du feuillage printanier.

C’était ça la vie, songea Laetitia. C’était si simple, si

doux.

— Laetitia?

Au son grave de la voix masculine, elle se figea

puis se retourna lentement. Derrière elle, à quelques

mètres, se tenait Chad Brown, immobile.

115

Chapitre 7

— Chad !

— J’ai vu la voiture de Lonny garée à

l’extérieur. Que fais-tu ici, Laetitia?

Le regard de la jeune femme se posa sur la

tombe de ses parents.

— Je me suis arrêtée un instant pour... parler à

mes parents.

Au froncement de sourcils de Chad, elle devina

que sa réponse l’avait irrité.

— Et où est Cecile?

— Chez Joy Fuller.

— Ah, la grande ennemie de Lonny?

116

Un sourire aux lèvres, Laetitia répondit :

— Si l’on veut ! Les relations de Lonny avec

Joy sont pour le moins ambiguës!

Il y eut un silence. Chad la fixait avec intensité.

— As-tu vu un médecin? demanda-t-il d’un

ton abrupt.

— Oui, cet après-midi, justement.

Bizarrement, le visage de Chad se durcit quand

il continua :

— Et quel est son diagnotic?

Laetitia secoua ses courtes boucles brunes et

s’efforça de répondre d’un ton léger :

— Une bonne insolation, rien de plus! Tu

vois, j’avais raison.

Et si elle lui avouait tout, maintenant? se dit-elle

soudain. Comme il serait bon de se débarrasser de ce

poids! La seconde précédente, elle priait pour que

quelqu’un l’aide. Et Chad était apparu, comme par

magie. N’était-ce pas un signe du destin? Chad était

le seul être au monde capable de la comprendre.

117

Malgré leur passé. Laetitia se mordit la lèvre. Elle ne

pouvait lui révéler sa maladie de façon trop brutale.

— Chad, murmura-t-elle en rejoignant l’allée

centrale. As-tu déjà pensé à la mort?

Il lui emboîta le pas, l’expression fermée, et ré-

torqua avec sécheresse :

— Non, jamais.

Sa rudesse la frappa, mais elle continua :

— Eh bien moi, j’y ai pensé... récemment.

— C’est une pensée malsaine.

— Non, normale, plutôt. La mort fait partie de

la vie, Chad. Parfois, on y est confronté plus tôt que

prévu. Et sans qu’on le veuille vraiment.

— C’est pour ça que tu erres parmi les tombes?

Tu ne trouves pas ça un peu morbide?

Il marchait à son côté et elle préféra ne pas tour-

ner la tête vers lui, tant sa voix avait été hargneuse.

Ne se rendait-il pas compte qu’elle avait envie de

parler? Qu’elle avait un secret trop lourd pour elle?

Qu’elle avait besoin de lui ? Elle fut blessée et ne

118

put réprimer le tremblement de sa voix lorsqu’elle

répondit :

— Chad, pourquoi es-tu si dur?

Un rire bref lui échappa.

— A t’entendre, on croirait que je suis un sa-

dique.

Elle frémit d’indignation mais décida de ne pas

céder à la colère. Elle avait trop besoin de lui.

— Tu ne veux pas me comprendre, Chad. La

vie est parfois cruelle. Injuste, même, reprit-elle

avec amertume. On a tout dans les mains, et soudain,

sans qu’on sache pourquoi, tout vous est enlevé. Et

on se retrouve face à la mort qui devient tout d’un

coup très proche. Bien trop proche.

— Cesse de parler ainsi, Laetitia! cria-t-il, fu-

rieux. Es-tu devenue folle ? Que signifient ces diva-

gations stupides ?

Cette fois-ci, elle ne put s’empêcher de lui lan-

cer un regard glacial.

— Je ne délire pas, je suis très sérieuse au

contraire.

119

Pourquoi ne devinait-il pas d’instinct que cette

vie qu’elle aimait, qui vibrait en elle comme autre-

fois, risquait de lui être ravie d’un jour à l’autre?

Laetitia pressa le pas. Il l’imita. Ils sortirent du cime-

tière. Au-dessus d’eux, le ciel était d’un bleu

éblouissant et le soleil éclaboussait d’or les mon-

tagnes lointaines. Il y avait une injustice dans la

beauté de ce paysage si indifférent aux préoccupa-

tions de Laetitia.

— Tu m’as menti, Laetitia, dit la voix sèche

de Chad à côté d’elle.

Surprise, elle s’arrêta pour le regarder. Aucune

émotion n’altérait ses traits impénétrables.

— Quand donc? demanda-t-elle.

— Maintenant. J’ai téléphoné au Dr Hanley et

on m’a affirmé que tu ne l’avais pas appelé. Tu es

une menteuse, Laetitia, et je déteste ça !

Elle se sentit pâlir. Les yeux de Chad étaient

pleins d’un mépris qu’il ne cherchait pas à déguiser.

Ainsi telle était la cause de sa dureté à son égard !

Bien qu’il eût suffi d’un mot pour tout démentir,

Laetitia se tut. Elle était trop en colère pour désirer

se justifier. Chad ne lui faisait pas confiance, cela

seul comptait pour elle. Et cette constatation la

meurtrit. Elle redressa le menton d’un air de défi.

120

“ Je ne t’ai pas menti. Jamais. Mais je n’ai pas la

moindre intention de discuter avec toi ni de me justi-

fier.

— Le Dr Hanley ne m’a tout de même pas ra-

conté d’histoire ?

— Crois ce que tu veux, Chad, je ne discuterai

pas, répéta-t-elle.

Il la saisit soudain dans ses bras.

— Je veux savoir la vérité, Laetitia.

Elle se débattit, ses yeux bleus étincelaient. La

violence avec laquelle il avait prononcé ces mots la

révolta.

— La vérité ! Tu t’en moques, de la vérité !

Tu ne veux qu’une chose : m’humilier, me prouver

que j’ai tort, que je ne suis qu’une...

Elle ne put terminer sa phrase, Chad prit posses-

sion de sa bouche pour un baiser d’une sauvage in-

tensité. Encore sous le coup de la fureur, Laetitia

voulut résister. Cherchait-il à la blesser un peu plus

en l’embrassant ainsi ? Elle se débattit, mais les bras

de Chad se refermèrent sur elle comme un étau et

Laetitia fut submergée par une vague d’émotions

contradictoires. C’était si bon de sentir ses lèvres

121

chercher les siennes, ses mains caresser son corps,

comme s’il voulait le réveiller, l’arracher à son dé-

sespoir.

— Laetitia, murmura-t-il d’une voix rauque.

Oh! Laetitia ! Si tu savais comme je te désire !

Quand elle croisa son regard sombre, elle y lut

un mélange de désarroi et de souffrance. C’était le

regard d’un homme perdu. Malgré elle, Laetitia eut

un sentiment de triomphe en le voyant soudain si

vulnérable. Il était à sa merci ! Et cette pensée

l’enivra. Elle se cambra contre lui et l’embrassa à

son tour avec fougue. Pourquoi refuser ce désir?

Cette étincelle de vie?

Une voiture passa près d’eux en klaxonnant et

ils sursautèrent. Laetitia s’écarta un peu.

— Chad, te rends-tu compte que nous nous

comportons comme des gamins? S’embrasser au

bord d’une route !

Mais il l’attira violemment contre lui.

— Ça m’est égal. Je te veux. Je n’ai jamais

désiré une femme comme je te désire. Et toi, Laeti-

tia, tu as envie de moi?

122

Ses mains, serrées autour de sa taille, étaient

dures, possessives. Laetitia ne répondit pas tout de

suite. Si elle lui avouait son désir, n’en profiterait-il

pas pour la faire souffrir? Il lui refusait sa confiance.

Or, Laetitia ne pouvait le supporter. Et puis, le désir

physique ne suffisait pas. Il fallait qu’il l’aime.

— Laetitia? Je t’ai posé une question.

Elle le fixait de ses yeux bleus pleins

d’incertitude. Il la secoua. Avec un soupir, elle ho-

cha la tête. Il la relâcha brusquement et jeta d’un ton

froid :

— C’est tout ce que je voulais savoir.

Sur ces mots, il lui tourna le dos et la quitta.

Durant les jours qui suivirent cette scène, Laeti-

tia évita Chad avec soin. Elle était incapable d’avoir

des pensées cohérentes et ses émotions étaient trop

fortes pour qu’elle puisse l’affronter. D’ailleurs,

Chad ne se manifesta pas non plus. Alors qu’il ve-

nait d’ordinaire prendre son petit déjeuner au Bar E

chaque matin, il n’apparut pas une seule fois. Lonny

se garda bien d’émettre le moindre commentaire à

propos de l’absence de son ami.

Il avait juste dit à Laetitia combien il regrettait

leur querelle du dimanche précédent. Surtout lors-

123

qu’il avait appris le malaise de sa sœur. Manifeste-

ment, il se sentait responsable. Laetitia, soulagée que

la paix revienne entre eux, le rassura. Elle s’efforça

aussi de le ramener à de meilleurs sentiments à

l’égard de Joy. Et elle ne fut pas autrement surprise

quand Lonny lui déclara d’une voix mal assurée

qu’il désirait lui présenter ses excuses. Laetitia lui

promit d’intervenir en sa faveur. Les choses ne

s’arrangeaient pas si mal entre Lonny et Joy...

Une semaine passa. L’humeur de Chad

s’assombrissait de jour en jour. Il était de plus en

plus irritable, sauvage. Même son cheval Firepower

commençait à se rebeller contre les humeurs de son

maître. Après une chevauchée matinale où il avait

poussé sa monture jusqu’au bout de ses forces au

point qu’une écume blanchâtre mouillait les flancs

de Firepower, Chad décida qu’il fallait réagir. Il ne

pouvait rester dans cet état de rage et de désespoir.

Le mensonge de Laetitia l’obsédait. Mais pourquoi

se dérobait-elle ainsi? Pourquoi ce manque de con-

fiance à son égard? Qu’était devenue la jeune fille

franche qu’il avait connue? Ces neufs années pas-

sées en Californie l’avaient-elles pervertie à ce

point? Chad refusait d’y croire.

D’autre part, il éprouvait une réelle crainte pour

la santé de Laetitia. Et les considérations de la jeune

femme sur la vie et la mort l’avaient affolé. Il l’avait

rabrouée, il avait été injuste, dur. Mais il ne compre-

124

nait pas pourquoi Laetitia, autrefois si pleine de vie,

lui parlait soudain de la mort. Comme si elle avait

décidé de ne plus vivre. Il y avait tant de lassitude

dans son attitude générale, tant de fatigue et de dé-

senchantement. Sauf lorsqu’il l’embrassait. Dans ces

moments-là, il retrouvait sa Laetitia d’autrefois, pas-

sionnée, fougueuse, aimante, vibrante.

Mais que s’était-il donc passé ? Chad décida

qu’aujourd’hui, il parlerait à Laetitia. Et dût-il em-

ployer la force, il lui arracherait la vérité.

Quand il arriva au ranch Ellison, il fut surpris de

voir Cécile assise sur les marches de la véranda, l’air

boudeur. Mais dès qu’elle le vit, son visage

s’illumina. A la vue de son sourire, de ses yeux

bleus brillants de joie, Chad s’attendrit. Lui qui avait

décidé de détester l’enfant de Laetitia ! Il se rendait

compte qu’il l’adorait. Il ignorait pourquoi la fillette

l’aimait tant, mais sa tendresse, sa vivacité, avaient

eu raison de ses réticences. Elle l’avait conquise,

totalement. Et quand sa petite main se glissa dans la

sienne avec confiance, il ne put s’empêcher de dépo-

ser un baiser dans ses boucles brunes. L’amour d’un

enfant est si émouvant. Et tellement plus facile que

celui d’une femme!

— Eh bien, Cécile, dit-il avec douceur, que

fais-tu là ? Tu as l’air désespérée.

125

Sa ressemblance avec Laetitia le bouleversait.

Les mêmes yeux bleus hardis, le même sourire, la

même chevelure d’un noir de jais, la même expres-

sion de détermination...

— Oh oui! Heureusement que tu arrives!

Oncle Lonny est de mauvaise humeur et ne veut pas

que je regarde mes dessins animés préférés.

— Où est ta mère?

— Elle est partie à Rock Springs.

Chad s’étonna. A cet instant, Lonny apparut sur

le seuil de la maison.

— Chad! Je me demandais où tu étais passé!

— Il paraît que Laetitia est à Rock Springs?

— Oui. C’est la troisième fois qu’elle y va en

une semaine. Je me demande ce qu’elle fabrique là-

bas, grommela-t-il, la mine contrariée.

— Maman va voir un monsieur, déclara alors

Cecile de sa petite voix perçante. Il a une moustache

et il ressemble à un présentateur de télévision.

126

Un silence de plomb accueillit la révélation de

Cécile qui, inconsciente de la gêne subite des deux

hommes, continua avec le plus grand naturel :

— Il est très gentil, vous savez. Même s’il ne

me parle pas beaucoup. De temps en temps, il

s’enferme avec maman dans une pièce et moi, je

dessine en les attendant. Il m’a donné des crayons de

couleur. Il est vraiment très gentil.

Lonny toussota puis jeta un coup d’œil en biais

en direction de son ami.

— Je suis navré, Chad... je ne m’attendais pas

à ça.

Le visage de Chad s’était durci. Il haussa les

épaules.

— Peu m’importe ce que fait Laetitia! Il y a

bien longtemps que tout est fini entre nous, tu le sais

pertinemment, Lonny.

127

Chapitre 8

Le courrier, ce matin-là, apporta à Laetitia une

grosse enveloppe brune : le premier chèque de l’aide

sociale pour le remboursement des frais de ses con-

sultations et examens. Lonny entra à ce moment

dans la cuisine et Laetitia enfouit le chèque dans la

poche de son jean.

— Y a-t-il quelque chose pour moi? demanda-

t-il d’un ton froid.

— Oui, les journaux et les factures. J’ai tout

posé sur la commode.

— Merci.

Sans rien ajouter, il prit son courrier et

s’éloigna. Devant le comportement de Lonny, Laeti-

128

tia soupira : depuis quelques semaines, il était glacial

avec elle, comme s’il lui en voulait. Sans doute était-

ce lié à ses fréquentes visites à Rock Springs. Et

chaque fois, Laetitia retardait l’instant critique des

aveux. Plus tard, plus tard, se disait-elle, avec

l’impression d’être lâche. Mais elle préférait l’avertir

au dernier moment afin d’éviter trop de questions

angoissantes.

Elle se versait une tasse de café quand Cécile

entra dans la pièce, tout excitée.

— Maman, maman, viens vite voir! Chad est

là, sur Firepower. Et il a amené un autre cheval qui

s’appelle Jennybird !

Laetitia suivit sa fille dehors. Dans la cour,

Chad, monté sur Firepower, tenait par la bride un

pinto noir et blanc, petit cheval docile qu’on a

l’habitude de donner aux enfants. Chad souriait en

faisant tourner le pinto autour de la cour tandis que

Cécile sautait sur place en applaudissant. Lonny les

rejoignit et Cécile courut vers Chad qui se baissa

vers elle, l’enleva et l’installa sur la selle devant lui.

Ils se mirent à trotter doucement, toujours suivi par

le pinto.

Chaque fois que Chad était venu, ces temps der-

niers, il s’était occupé de Cécile, lui apprenant des

rudiments d’équitation. De loin, Laetitia l’avait ob-

129

servé. Il était d’une patience rare, toujours calme,

attentif. Et souvent, elle l’avait entendu rire avec

Cécile. Par contre, avec elle, il était d’une froideur

totale. Leurs relations s’étaient détériorées au point

qu’ils se comportaient l’un avec l’autre comme deux

étrangers polis. Alors que ses liens avec Cécile sem-

blaient au contraire s’affermir de jour en jour.

Chad mit pied à terre, prit Cécile dans ses bras

et se tourna vers Lonny.

— Alors, que penses-tu de notre jeune cava-

lière ? lui demanda-t-il, évitant avec soin le regard

de Laetitia.

— Elle est très douée, répondit Lonny en sou-

riant.

— Crois-tu qu’elle a mérité le poney? reprit

Chad avec un clin d’œil.

— Le poney est pour moi ? s’écria Cécile

avec un air émerveillé.

— J’en ai bien l’impression! Es-tu d’accord,

Lonny?

— Tout à fait!

130

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de

poney? murmura Laetitia, s’adressant à son frère.

— C’est une surprise de Chad, répliqua-t-il

d’un ton distrait.

Une vague d’indignation souleva la jeune

femme.

Mais à quoi jouaient-ils tous les trois? Pourquoi

semblaient-ils tous lui en vouloir et la tenir à l’écart?

— Et tu n’as pas pensé à me mettre au cou-

rant?

— C’était une affaire entre nous trois.

— Enfin, je suis sa mère ! J’ai le droit de don-

ner mon avis, non?

Le ton véhément de Laetitia irrita Lonny qui ri-

posta sèchement :

— Pourquoi te mets-tu en colère alors que

Chad essaye de faire plaisir à ta fille? Tu devrais

plutôt le remercier !

Blessée, Laetitia se tut. Ils la rejetaient. Pour-

quoi? Qu’avait-elle fait de mal? Plutôt que

d’argumenter, elle préféra sourire et feindre la même

131

joie qu’eux. En outre, Cécile attendait ce moment

depuis si longtemps qu’elle ne voulait pas gâcher

son bonheur. Mais son cœur se serra quand elle sen-

tit la complicité qui l’unissait à Chad. Et brusque-

ment, elle se rendit compte qu’elle était jalouse. Ja-

louse de l’affection que Chad vouait à sa fille. Ja-

louse de cette tendresse, parce que Chad ne lui mani-

festait à elle que du mépris et de l’indifférence.

— Tu ne vois pas d’objection à ce que Cécile

ait un poney? lui demanda Chad.

— Oh non, bien sûr, elle est tellement heu-

reuse!

Les larmes menaçaient de couler. Il ne l’aimait

pas, il s’ingéniait à la blesser par tous les moyens et

maintenant, cherchait-il à lui enlever sa fille? Non,

non, c’était stupide, elle déformait tout! Elle n’allait

tout de même pas devenir paranoïaque ! Refoulant

son chagrin, Laetitia esquissa un faible sourire.

— Merci, Chad, c’est très gentil de ta part.

— Laetitia? Ça ne va pas?

— Mais si, pourquoi?

132

Incapable de supporter plus longtemps son re-

gard inquisiteur, elle se détourna et rentra dans la

maison.

Les sourcils froncés, il la suivit pendant que

Lonny aidait Cécile à tenir la bride de son poney.

— Laetitia! cria Chad en tentant de la rattra-

per.

La jeune femme traversa la cuisine à la hâte,

s’engagea dans le corridor et se mit à gravir les pre-

mières marches de l’escalier. Vite, qu’elle soit dans

sa chambre, à l’abri, loin de lui!

— Laetitia, tu as perdu quelque chose. Un

chèque, fit soudain la voix grave de Chad derrière

elle.

Pétrifiée, elle se figea avant de se retourner len-

tement vers lui. D’une main tremblante, elle saisit le

papier qu’il lui tendait.

— Tu l’as laissé tombé en courant, ajouta-t-il.

Dans ses yeux bruns, elle lut de la surprise et de

la crainte. Mais avant qu’il ait eu le temps de poser

la moindre question, Laetitia s’enfuit.

133

Incapable de dormir, Laetitia était sortie dans la

nuit claire. Et ses pas l’avaient tout naturellement

conduite au sommet de cette petite colline où, autre-

fois, elle était si souvent venue avec Chad. Autre-

fois... Comme cette époque lui semblait lointaine !

Presque irréelle, songeait-elle, les yeux fixés sur les

centaines d’étoiles qui trouaient le ciel comme des

diamants. Autour d’elle, la nature dormait, calme,

paisible. Comme autrefois, répéta-t-elle à mi-voix.

Lorsqu’elle venait avec Chad et lui parlait pendant

des heures et des heures. Il l’enlaçait, l’embrassait,

lui disait qu’il la comprenait, la croyait. Et elle pos-

sédait tant d’énergie, d’ambition et d’espérance.

Tout lui paraissait possible, à cette époque.

C’est cette sensation de sécurité qu’elle ressen-

tait auprès de lui qui l’avait poussée à revenir à Red

Springs. Mais Chad avait changé : il lui avait retiré

sa confiance, il ne l’aimait sans doute plus, il ne la

regardait même plus. Un poignant sentiment de soli-

tude l’étreignit. Seule. Ce mot était atroce. Surtout

quand elle songeait que l’ombre de la mort rôdait

autour d’elle.

— Que fais-tu ici, Laetitia?

La voix de Chad ne la fit pas vraiment sursauter.

De même qu’elle ne fut pas réellement étonnée qu’il

l’ait rejointe ici. Ce qui la meurtrit, en revanche, ce

fut l’hostilité perçant dans l’inflexion de sa voix.

134

— Vas-tu me chasser, Chad?

Il la contempla un instant sans répondre. Lui

non plus ne dormait pas et marchait dans la prairie

depuis des heures. Quand il avait aperçu la silhouette

solitaire de Laetitia, il n’avait pu s’empêcher d’aller

vers elle. Elle était là, assise dans l’herbe, les bras

entourant ses jambes repliées, recroquevillée comme

un animal blessé. Sa tête aux courtes boucles brunes

reposait sur ses genoux et la pleine lune éclairait

d’une douce lueur son visage un peu pâle, ses traits

délicats. Il y avait quelque chose de pathétique dans

son abandon qui le bouleversa.

— Veux-tu que je m’en aille, Chad?

— Non.

A ces mots, elle se détendit et son expression

perdit de son anxiété.

— Jamais la nuit n’a été aussi pure, murmura-

t-elle. As-tu vu toutes ces étoiles?

Sans répondre, il s’assit près d’elle.

— La dernière fois que je suis venue là avec

toi, reprit-elle, c’était il y a neuf ans. Je me rappelle

très bien. Mais ça me semble si loin ! Une éternité !

C’était le soir où tu m’as demandé de t’épouser.

135

— Nous étions jeunes et immatures, dit-il,

glacial.

Elle eut un rire désabusé.

— Et maintenant, nous sommes vieux et rai-

sonnables, c’est ça?

— Je ne sais pas.

— Il y a des jours où je donnerais n’importe

quoi pour effacer le temps, pour revenir en arrière et

recommencer tout de zéro. Tu sais, Chad, j’avais

tellement envie de te dire oui!

Il y eut un silence. Chad se raidit. Pourquoi faire

ressurgir le passé? A quoi bon quand on avait tout

gâché ?

— Mais tu m’as dit non, remarqua-t-il avec

amertume. Tu n’aimais de la vie que ce qui brillait.

Et moi, je n’avais à t’offrir qu’une existence terne,

tranquille, dans un coin perdu du Wyoming.

— Il y a longtemps que je ne crois plus à ce

qui brille.

Le cœur de Chad se serra de douleur. Autrefois

déjà, elle l’avait dédaigné et aujourd’hui encore, elle

ne le trouvait pas digne d’elle. Sinon, aurait-elle

136

besoin d’aller voir cet homme à Rock Springs? Sans

doute était-il riche, sans doute lui promettait-il un

avenir doré... Alors que Chad n’avait à lui donner

que son amour et sa terre. Rien n’avait changé, en

fait, quoi que Laetitia affirmât. Car elle allait repar-

tir, Chad en était certain. Il ne lui faisait plus con-

fiance. En Californie, elle s’était donnée à un

homme. Par ambition, peut-être. Et elle recommen-

çait. Pourquoi donc continuait-elle à le torturer? Il

l’aimait encore et la meilleure solution était que Lae-

titia s’en aille. Vite. Le plus vite possible. Avant

qu’il souffre encore davantage.

— Cécile se souviendra toute sa vie de cette

journée, reprit Laetitia de la même voix douce, un

peu rêveuse et désenchantée. Tu l’as rendue folle-

ment heureuse.

Chad se raidit un peu plus. Sa tendresse pour

Cécile le rendait plus vulnérable. L’idée qu’elle le

quitterait, elle aussi, lui faisait mal.

— Jason te ressemblait un peu, continua Lae-

titia, les yeux toujours fixés vers le ciel.

— Jason? Qui est Jason?

— Le père de Cécile.

137

Les mots s’échappaient sans qu’elle puisse les

retenir. Elle avait besoin de se confier à quelqu’un.

A Chad. Qui précisément ne voulait pas entendre

cette histoire, elle le devinait. Mais elle continua,

sans le regarder :

— Il me courtisait depuis des semaines. J’ai

accepté un soir de dîner avec lui. Et il m’a décrit un

avenir radieux. Il voulait être mon manager. Car

j’avais du talent, je le sais, même si je n’ai pas réus-

si. Je me sentais si seule. Tu n’avais pas voulu

m’accompagner en Californie et je traversais une

période difficile, je désespérais de tout, j’étais prête

à croire n’importe qui. Et j’ai cru Jason quand il me

disait que mon rêve pouvait se réaliser. Je ne voulais

pas revenir à Red Springs comme une ratée, com-

prends-tu? Car à cette époque, je rêvais encore. Ce

soir-là, Jason m’a emmenée à une soirée, il me fai-

sait boire, boire, et l’avenir me paraissait de plus en

plus beau. Et puis, il m’a...

— Tais-toi, Laetitia, je ne veux pas savoir!

Tais-toi!

Mais la voix de Laetitia poursuivit, tremblante

et décidée :

— Il m’a forcée à faire l’amour avec lui.

J’étais dans un tel état! Ensuite... Mon Dieu, com-

ment cela a-t-il pu arriver? J’étais enceinte et j’ai

138

appris qu’il était marié. Qu’il m’avait menti, menti,

du début jusqu’à la fin. Il ne voulait que mon corps,

pour s’amuser. A ce moment-là, j’ai eu envie de

mourir.

— Tais-toi, Laetitia, je t’en supplie, chuchota-

t-il, les poings serrés.

L’idée qu’un autre avait touché Laetitia le révol-

tait. Et que ce soit quelqu’un d’aussi vil...

— Ça fait mal de parler, Chad, mais il le faut.

Je voulais que tu saches...

— Peu importe, ça ne changera rien.

Indignée, elle se redressa.

— Mais si! Parce que je t’aimais et que... je

n’ai jamais cessé de t’aimer... jusqu’à maintenant.

— Alors pourquoi n’es-tu pas revenue tout de

suite ? Pourquoi avoir attendu?

— Parce que j’avais honte. J’avais échoué et

j’étais enceinte. Tu t’imagines que j’aurais pu rentrer

à Red Springs ?

Il comprenait son désarroi et avait envie de la

prendre dans ses bras pour la consoler, la bercer

139

comme une enfant. Mais Chad résistait. Elle mentait,

elle lui avait toujours menti, se répéta-t-il pour se

forcer à demeurer insensible.

— Et qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis,

après?

— J’ai fini par accepter mon échec. Et je me

suis aussi rendu compte que Cécile était la seule

chose que j’avais réussie dans ma vie. Elle me ren-

dait heureuse. Alors, je n’ai plus eu honte.

— Il t’a fallu beaucoup de temps, Laetitia.

Neuf ans, neuf longues années.

La colère altérait ses traits. Quelle absurdité!

Laetitia avait couru après un rêve impossible qui

avait détruit leurs vies. Jamais il ne le lui pardonne-

rait.

— Je t’ai aimée, Laetitia, mais tu ne m’as ap-

pris qu’une chose : la souffrance. Je pourrais te haïr

à cause de ça.

Les épaules de la jeune femme se tassèrent.

— Oui, c’est vrai, tu en as le droit.

La résignation de Laetitia l’exaspéra. Comment

pouvait-elle accepter sa dureté, elle, si fière autre-

140

fois? Une fois de plus, il eut envie de la secouer pour

faire revivre la jeune et orgueilleuse Laetitia qu’il

avait connue. Si elle se défendait, si elle luttait, il

aurait l’espoir que quelque chose était encore pos-

sible entre eux. Mais son découragement était pire

que tout. Chad en était tout désorienté.

— Je ne te déteste pas, Laetitia. Je le voudrais,

mais je n’y arrive pas.

Il n’eut pas le temps de réfléchir, son geste lui

échappa : il l’embrassa. Les lèvres de Laetitia étaient

douces et tendres sous les siennes. Et quand elle

gémit de plaisir sous ses mains, il sut qu’il était per-

du. Qu’il ne parviendrait pas à s’arracher à son

étreinte. Les doigts de Laetitia exploraient son dos

avec volupté, elle l’embrassait avec une passion in-

sensée et il répondait à tous ses baisers, incapable de

la repousser. Chad se sentit glisser dans un océan de

sentiments contradictoires et violents. Le désir,

l’amour, tout s’entremêlait dans le parfum de Laeti-

tia, la douceur de sa peau. Il s’efforça de garder le

contrôle de lui-même, mais c’était impossible. Les

mains de Laetitia s’enfoncèrent dans ses épais che-

veux bruns tandis qu’ils glissaient lentement sur

l’herbe et que leurs corps s’enlaçaient. Et son amour

pour Laetitia entraînait Chad toujours plus loin à

chaque baiser. Les yeux de Laetitia, sa bouche, ses

cils, il la retrouvait comme avant, inchangée, belle,

aimante, désirable.

141

— Chad, enlève ta chemise, je t’en prie, mur-

mura-t-elle d’une voix altérée. Je veux te sentir

contre moi, tout contre moi.

Il ferma les yeux et captura ses lèvres pour la

faire taire. Qu’elle lui demande tout ce qu’elle vou-

lait, il obéirait. Il était perdu, perdu depuis le début.

Aucune femme n’avait jamais eu ce pouvoir sur lui.

Elle l’avait ensorcelé. Il attendait son retour depuis

si longtemps. Pourquoi refuser? Pourquoi la rejeter?

Parce qu’elle n’avait été pour lui qu’une source de

souffrance? Au souvenir de la douleur des années

solitaires, il se mit à trembler. Demain, peut-être,

elle repartirait. Avec un autre. Et la douleur revien-

drait. Non. Il ne le supporterait pas.

— Chad?

Elle effleura de ses lèvres la large poitrine de

Chad et il frissonna de plaisir. Sa bouche courut le

long de son cou, de ses épaules. La respiration de

Chad se précipitait. Il était déchiré entre son désir et

la peur de la perdre. La peur de souffrir une nouvelle

fois.

— Non, Laetitia, non.

Quand elle se redressa, il vit l’éclair de surprise

dans ses yeux bleus.

142

— Tu ne veux pas me faire l’amour?

Désespéré, il l’attira contre lui, la serra très fort

comme s’il voulait l’étouffer.

— Juste une fois, Chad, juste une fois.

Leurs regards se croisèrent et ce qu’il lut dans

ses prunelles le bouleversa. Elle semblait lui dire que

cette nuit n’était pas comme les autres, que le temps,

le passé, l’avenir ne comptaient pas, qu’ils étaient

seuls au monde avec leur amour. Chad baissa les

paupières. S’il ne la voyait plus, ce serait plus facile

de résister.

— Non, une fois... ce n’est pas assez pour

moi, murmura-t-il enfin avec peine.

— J’ai tellement envie de toi, Chad.

Il enfonça ses doigts dans les boucles brunes, les

éparpillant sous les rayons de la lune, puis

l’embrassa avec tendresse. Quand il la sentit se cris-

per, il s’écarta et la considéra avec intensité avant de

déclarer avec lenteur :

— Tu vas repartir, n’est-ce pas?

— Qui t’a dit ça, Chad?

143

Ce fut comme si elle lui enfonçait un poignard

en plein cœur. Il ne s’était donc pas trompé : une

fois de plus, elle s’apprêtait à le trahir. D’un geste

violent, il la repoussa et se leva.

— Personne. Je l’avais deviné.

144

Chapitre 9

Crispé, Chad se concentrait sur la route. Il était

en train de faire exactement le contraire de ce qu’il

avait décidé : il allait parler à Laetitia. Depuis des

semaines, d’ailleurs, il ne cessait de se contredire. Sa

vie était un vrai chaos. A cause d’elle, Laetitia Elli-

son.

A côté de lui, Lonny sifflotait, l’air gai. Quoi

d’étonnant? Il avait gagné. Pendant des heures, il

avait cherché à convaincre Chad de voir Laetitia,

utilisant tous les arguments possibles. Laetitia était

dans un état épouvantable, il craignait le pire, il

l’avait trouvée assise dans la cuisine, ce matin, en

train de pleurer, désespérée... Chad était resté insen-

sible. Non, il ne verrait pas Laetitia. Puis Lonny

avait commencé à lui parler de leur vieille amitié qui

se briserait s’il continuait à faire souffrir sa sœur.

145

Chad avait été indigné par ce chantage, mais

Lonny avait finalement eu gain de cause. Ils étaient

en route pour Red Springs, en direction de

l’appartement de Joy Fuller où Laetitia devait passer

l’après-midi avec Cécile. Et Lonny paraissait de la

plus belle humeur qui soit ! Au point que Chad

soupçonnait que son intérêt pour l’état de sa sœur

était aussi un prétexte pour revoir la pétulante Joy

Fuller.

Chad secoua la tête. Lonny, amoureux ! Etait-ce

possible ? Et d’une femme comme Joy ! Il ne put

retenir un sourire. Après tout, c’était ce qui pouvait

arriver de mieux à Lonny : tomber sur une femme

qui sache lui tenir tête!

Chad gara la Range Rover le long du trottoir.

Quelques secondes plus tard, Cécile leur ouvrait la

porte.

— Oncle Lonny ! Chad ! Quelle surprise !

Joy, viens vite, il y a des amis qui nous rendent vi-

site.

Joy apparut, un tablier plein de farine ceignant

ses hanches rondes. Dès qu’elle aperçut Lonny, son

regard s’assombrit et elle releva le menton d’un air

altier.

146

— Euh... Joy, excusez-moi de vous déranger,

nous passions par là, Chad et moi... Chad Brown,

mon voisin et ami... Et nous nous disions que peut-

être...

— Oui? Quoi donc? coupa-t-elle d’un ton sec.

Embarrassé, Lonny se tut et jeta un regard sup-

pliant vers Chad.

— Je voudrais parler à Laetitia, déclara Chad,

venant au secours de son ami.

— Maman est partie, répondit Cécile.

— Oui, elle a quitté l’appartement il y a à

peine quelques minutes, ajouta Joy.

— Pour aller où?

— Je ne sais pas.

— Maman ne se sentait pas bien. Elle est ma-

lade, tu sais, Chad, expliqua Cécile d’un air grave.

Les paroles de la fillette furent un choc pour

Chad. Laetitia, malade? Que signifiait cette histoire?

Il lança un coup d’œil interrogateur à Joy mais la

jeune femme était trop occupée par Lonny pour lui

prêter attention.

147

— Je vais la retrouver, annonça Chad. At-

tends-moi là, Lonny!

— Eh, Chad, mais je ne peux pas m’imposer

chez Mlle Fuller !

Joy eut un sourire de triomphe.

— Eh bien, monsieur Ellison, jamais je ne

vous aurais cru capable de prononcer de telles pa-

roles!

— Je suis un être civilisé, protesta Lonny.

— Vraiment?

— Oui, sauf quand je me mets en colère. Ça

m’arrive parfois et, vous savez, je le regrette tou-

jours, mademoiselle Fuller.

Le sourire de Joy s’agrandit et ses yeux pétillè-

rent.

— Dois-je considérer ceci comme... des ex-

cuses?

— En quelque sorte... si cela m’ouvre votre

porte!

148

— D’accord, Lonny Ellison, vous avez gagné!

Entrez, nous sommes en train de préparer une tourte

aux groseilles. Vous allez nous aider, n’est-ce pas?

— Oh, bien sûr, fit Lonny en emboîtant le pas

à Joy, trop content que les choses s’arrangent aussi

bien.

Chad sourit.

— Dans quelle direction Laetitia est-elle par-

tie?

— Vers Rock Springs, je crois.

A ce mot, le visage de Chad se ferma. Rock

Springs! Chez cet homme? Eh bien, il la suivrait et

en aurait le cœur net.

— A tout à l’heure, murmura-t-il en dévalant

l’escalier.

Lorsque Laetitia sortit du cabinet du Dr Fara-

day, elle demeura un moment assise dans la Ford de

Lonny, incapable de démarrer. Voilà : tout était dé-

cidé, la date de l’opération fixée et la secrétaire de-

vait être en train de s’occuper des formalités concer-

nant son admission à l’hôpital. Elle aurait dû être

soulagée : il ne lui restait plus que quelques jours à

attendre et elle pourrait enfin révéler la vérité à Lon-

149

ny. Mais une profonde tristesse l’habitait. Et elle se

mit à pleurer, incapable de réprimer ses larmes.

Secouée de sanglots, elle se décida enfin à

prendre la direction de Red Springs. Chad, Chad...

elle avait perdu Chad à jamais. La scène de la nuit

précédente l’avait anéantie. Il l’avait rejetée avec

une telle violence. A présent, c’était bien fini. Tout

espoir en elle était mort. Au moment ou elle avait le

plus besoin de croire en quelque chose, en quel-

qu’un. Le destin était bien cruel.

De la main, Laetitia essuya ses joues ruisse-

lantes de larmes. A quoi bon pleurer sur un amour

perdu ? Il lui fallait garder ses forces pour affronter

l’opération. Mais elle se sentait si faible, si démunie,

si seule.

Alors qu’elle arrivait à Red Springs, elle remar-

qua dans le rétroviseur une Range Rover qui lui pa-

raissait familière. Même couleur que celle de Chad.

La voiture semblait la suivre. Intriguée, Laetitia ra-

lentit et l’autre véhicule fit de même puis se plaça

juste derrière elle. Un homme conduisait. C’était

Chad!

Avec un cri, Laetitia freina et se gara au bord de

la route. Cecile! Il était arrivé quelque chose à Ce-

cile! Telle une folle, elle sortit de la voiture et se

150

précipita vers lui. Il la serra dans ses bras,

l’embrassa.

— Laetitia, Laetitia...

— Chad! Cécile...

— Cécile va bien, rassure-toi.

Avec une infinie douceur, il caressa ses joues

encore humides. Les grands yeux bleus de Laetitia

se remplirent d’étonnement.

— Mais alors... que fais-tu là?

— C’est une longue histoire, Laetitia. Il faut

que nous parlions.

Méfiante, elle chercha à se dégager mais il res-

serra son étreinte.

— Je doute justement que nous puissions par-

ler, déclara-t-elle. Chaque fois que nous sommes

ensemble, nous nous disputons. Je t’ai blessé, Chad,

je le sais. Mais il est impossible d’effacer cette bles-

sure. J’ai tout essayé et quoi que je fasse, j’échoue.

Après ce qui s’est passé la nuit dernière, il vaut

mieux que nous cessions de nous voir.

— Laetitia, chut. Je sais tout.

151

— Je ne comprends pas.

— Je suis le plus grand des imbéciles, je m’en

voudrai toute ma vie ! Le jour où tu t’es évanouie

dans le jardin, la fatigue que je voyais en toi, ton

abattement, Lonny qui ne cessait de me répéter qu’il

te trouvait bizarre... Et moi qui croyais que c’était

ton existence en Californie qui t’avait changée!

— Et c’est vrai ! Je suis une personne délicate

incapable de supporter les durs travaux.

Chad ignora le sarcasme dans la voix de Laeti-

tia.

— Et quand je t’ai trouvée dans le cimetière,

Seigneur, tu voulais me parler, n’est-ce pas ? Tu

avais peur de mourir et tu avais besoin de moi ! Et je

ne m’apercevais de rien. Pardonne-moi, Laetitia,

pardonne-moi, j’étais aveugle, fou, idiot!

Le visage de Laetitia s’altéra. Chad avait-il en-

fin compris ? Il effleura de ses lèvres ses joues, ses

paupières gonflées, ses lèvres avant de reprendre :

— Je viens de parler avec le Dr Faraday.

— Quoi?

152

— Quand je l’ai vu, j’ai eu envie de lui sauter

au cou.

— Je... je ne comprends pas, murmura-t-elle,

déconcertée.

Les yeux de Chad brillaient et un sourire heu-

reux éclairait son visage. Il était métamorphosé. Elle

ne lisait dans son regard rien d’autre que de l’amour,

de la tendresse, de la passion.

— Tu vas te moquer de moi, Laetitia, mais je

croyais que tu avais un amant.

— Un... amant? répéta-t-elle, abasourdie.

— Ne te fâche pas, je vais tout t’expliquer. Un

jour, tu n’étais pas là et Cecile nous a expliqué, à

Lonny et à moi, que tu allais chez un homme et...

que vous vous enfermiez dans une pièce pendant

qu’elle dessinait.

— Mais c’est absurde!

— Je sais, je suis navré, Laetitia. Mais depuis

ton retour, je suis complètement déboussolé. Laeti-

tia, dis moi tout! J’ai besoin de savoir.

— J’ai des ennuis cardiaques.

153

— Oui, j’ai remarqué que le Dr Faraday était

cardiologue.

— Parce que tu m’as vue entrer dans son ca-

binet?

— Oui, je t’ai... suivie.

— Chad, comment as-tu osé ! cria-t-elle, indi-

gnée, en se dégageant brusquement.

— Excuse-moi. La nuit dernière a été le coup

de grâce pour moi. Lonny m’a persuadé de te parler.

J’ai fini par accepter. Mais quand nous sommes arri-

vés chez Joy, tu venais de partir. Alors, j’ai sauté

dans ma voiture et j’ai fini par te retrouver.

— Dire que je ne me suis aperçue de rien !

As-tu parlé au Dr Faraday?

— Non, je lui ai juste demandé s’il te suivait.

De toute façon, le secret professionnel l’aurait em-

pêché de me renseigner... Laetitia, qu’as-tu?

— Une maladie de cœur. On s’en est aperçu

lorsque j’étais enceinte de Cécile. Et je dois être

opérée bientôt.

Chad pâlit.

154

— Quand?

— Dans quelques jours. Tout est déjà organi-

sé. J’ai reçu un chèque de l’aide sociale. C’est une

opération très coûteuse et je ne pouvais faire autre-

ment.

Il la saisit par les bras, le visage tourmenté.

— Laetitia, Laetitia, je m’en voudrai toute ma

vie ! Tu avais besoin de moi et je n’ai rien fait. Je

me sens... ignoble, stupide.

Doucement, elle posa sa téte sur son épaule.

Une paix extraordinaire l’envahit.

— Oh, Chad on est tous les deux stupides.

Nous nous sommes fait tant de mal.

--- J’étais aveugle et égoïste.

--- Moi aussi.

--- Mais c’est fini. Je vais changer tout ça.

--- Comment ?

--- Nous allons nous marier, Laetitia.

155

Chapitre 10

— Nous marier! répéta Laetitia pour la ving-

tième fois.

Assise dans la vaste cuisine du Bar E, elle con-

templait Chad avec incrédulité. Très calme, il lui

versait une tasse de café. Quand Laetitia voulut se

lever pour la prendre, il la retint par le bras.

— Ne bouge pas, Laetitia.

— Mais enfin, Chad, je ne suis pas une in-

firme !

— Tu es en danger à chaque instant.

Elle ne put s’empêcher de rire et secoua la tête.

— Il ne faut pas dramatiser la situation, tout

de même!

156

Les attentions de Chad la touchaient profondé-

ment tout en l’inquiétant. Comment répondre au

désir urgent de Chad de l’épouser? Laetitia ne se

résolvait pas à dire oui sans réfléchir. Il y avait entre

eux l’ombre du passé, Cécile, la rancœur accumulée

pendant des années, toutes ces semaines pendant

lesquelles il s’était montré odieux avec elle. Laetitia

l’aimait, de toute son âme, mais... elle désirait garder

la tête froide. Une telle décision ne se prenait pas sur

un coup de tête!

— Laetitia, quand cesseras-tu d’être si entê-

tée? Ne peux-tu jamais accepter les choses sans dis-

cuter? C’est pourtant si simple !

La jeune femme ne répondit pas. Songeuse, elle

contemplait Chad, son beau visage anxieux, ses che-

veux noirs, rebelles, ses yeux sombres. C’était un

homme taciturne qui n’avait pas l’habitude de se

lancer dans de grandes tirades. Il l’aimait et lui de-

mandait de l’épouser. Pour lui, c’était simple. Pas

pour Laetitia. Les événements se précipitaient.

L’opération dans quelques jours, Cécile, ce mariage

avec Chad... Elle avait besoin d’un peu de temps.

— J’ai peur, Laetitia, murmura-t-il en cares-

sant tendrement sa joue. Je ne veux pas risquer de te

perdre.

157

Avec un soupir, elle saisit sa main qu’elle em-

brassa au creux de la paume avant de lancer sur un

ton léger :

— Je n’ai pas la moindre intention de mourir

sur un lit d’hôpital, Chad! Je préfère attendre encore

un peu avant de me laisser emporter par la mort. Ce

jour-là, j’aurai autour de moi tous mes petits-enfants

et j’espère qu’ils seront en train de se disputer mon

héritage et oublieront la vieille dame que je serai

devenue!

— Je n’aime pas ton ironie macabre.

— Chad, il faut bien rire, sinon, que devien-

drions-nous?

— Acceptes-tu, oui ou non, de m’épouser,

Laetitia?

— Je voudrais des arguments... forts.

Il la serra contre lui et l’embrassa avec passion

avant de souffler contre ses lèvres ;

— Est-ce un bon argument?

— Hum...

158

— Extraordinaire ! s’exclama à cet instant

Lonny en entrant dans la pièce. Ah, vous êtes là,

vous deux, en train de vous embrasser!

Embarrassée, Laetitia se dégagea des bras de

Chad tandis que Lonny continuait, manifestement

hors de lui :

— Dire que tu devais partir un quart d’heure,

Chad ! Tu m’as laissé quatre heures avec cette

femme ! Quatre heures, tu te rends compte?

— Où est Cécile? questionna Laetitia, in-

quiète.

— Chez Joy. Je n'allais tout de même pas la

forcer à marcher à pied pendant une heure!

— Tu es rentré à pied?

Lonny s’écroula dans un fauteuil et commença à

enlever ses bottes.

— Oui. Comment voulais-tu que je fasse? Tu

avais ma voiture et Chad était à ta poursuite avec la

sienne.

— Joy aurait pu te raccompagner.

— Jamais de la vie!

159

— Pourquoi ne nous as-tu pas attendus?

— Parce que Joy Fuller m’a mis à la porte,

voilà. Si je suis rentré à pied, il fallait qu’il y ait une

bonne raison. Je ne suis pas du genre à faire du foo-

ting pour entretenir ma forme! Quant à vous, vous

ne vous demandiez pas ce que je devenais entre les

mains de cette créature, je suppose ?

Laetitia soupira. A en juger par la colère de son

frère, il avait dû se passer quelque chose de grave.

Lonny et Joy s’étaient querellés, sans aucun doute.

— Je suis désolée, Lonny, tout est ma faute.

— Ah oui, c’est vrai, approuva-t-il en massant

ses pieds. Quelle idée de disparaître ainsi.

— Lonny, Laetitia et moi, nous allons nous

marier, déclara alors Chad.

— Quoi ?

— Nous nous marions. Et le plus vite pos-

sible.

Lonny eut soudain l’air perdu et se mit à bé-

gayer :

160

— Mais... mais...enfin... je ne comprends plus

rien!

— Laetitia a une grave maladie de cœur. On

doit l’opérer dans quelques jours.

A ces mots, Lonny pâlit.

— Une opération du cœur? Mais, Laetitia,

c’est maintenant que tu me préviens? Mon Dieu, tu

ne pouvais pas le dire plus tôt?

— Pardonne-moi, Lonny, je ne voulais pas

t’inquiéter ni t’imposer la moindre responsabilité.

— Et les frais d’hospitalisation?

— C’est arrangé : je suis prise en charge par

l’aide sociale. Cela ne... me plaît pas, mais je n’ai

pas le choix. L’opération est très coûteuse.

La fierté de Laetitia avait subi un rude coup

quand elle avait accompli les démarches auprès du

bureau d’aide sociale. Elle qui était si indépendante!

Et qui s’était toujours débrouillée seule.

Soucieux, Lonny secoua la tête.

— Tu aurais dû tout de même me parler, Lae-

titia. J’aurais pu t’aider, te soutenir. Au lieu de quoi,

161

je n’ai cessé de te rudoyer! Je suis un imbécile,

j’aurais dû deviner, au moins!

Il se tut un instant, considéra tour à tour Chad

puis Laetitia avant de reprendre, toujours aussi dé-

concerté :

— Et que signifie ce mariage?

— Nous allons nous marier très vite, répondit

Chad. Tu ne t’y opposes pas, Lonny?

— Moi? non, non.

— Chad, intervint Laetitia, je ne comprends

pas pourquoi tu veux précipiter les choses ainsi.

— Tu devrais téléphoner à Joy pour demander

des nouvelles de Cécile, se contenta-t-il de répondre.

Avec un soupir, Laetitia obéit et appela Joy.

Comme elle s’en doutait, une querelle avait éclaté

entre Lonny et Joy. Et Joy semblait malheureuse.

Qu’est-ce que Lonny avait bien pu encore inventer?

Quoi qu’il en soit, Laetitia se sentait incapable de

régler leurs problèmes. Après avoir raccroché, elle

revint dans la cuisine. Lonny était parti prendre un

bain.

162

— Joy va ramener Cécile, annonça Laetitia en

s’asseyant dans le rocking-chair. Chad, écoute-moi,

tu n’es pas obligé de m’épouser.

— Je le sais. Pourquoi hésites-tu tant? Es-tu

en train de me faire comprendre que tu me dis non

une seconde fois ?

Elle saisit sa main et la pressa contre sa joue.

— Tu sais très bien que c’est faux. Je t’aime,

tu peux en être certain. Nous pouvons attendre

quelques mois.

— Non.

— Pour quelle raison veux-tu que nous nous

mariions si vite?

— A cause de Cécile. S’il t’arrive quoi que ce

soit, je veux qu’elle me soit confiée. Excuse-moi,

Laetitia, je m’en veux d’avoir des pensées aussi

tristes, mais il faut envisager le pire.

Le raisonnement de Chad était parfaitement lo-

gique. Laetitia en fut ébranlée.

— Il y a aussi un autre point, continua-t-il

avec calme. Si tu es ma femme, tu bénéficieras de

ma sécurité sociale.

163

— J’ai l’aide sociale.

— Et tu en es mortifiée ! Je sais que tu dé-

testes dépendre de la charité publique, Laetitia.

— Oui, c’est vrai, murmura-t-elle.

— Dans ta situation, on ne doit rien laisser au

hasard.

— Tu as peut-être raison, je ne sais pas.

— Eh bien moi je sais, Laetitia! s’exclama-t-il

avec une soudaine véhémence.

Il se pencha vers elle et prit son visage tourmen-

té entre ses mains, la forçant à affronter son regard.

— Pourquoi tergiverser si tu m’aimes, Laeti-

tia? Oui ou non, veux-tu m’épouser?

Elle le scruta de ses grands yeux emplis

d’amour. Il y avait une lueur d’incertitude dans son

regard, comme si elle doutait de la réalité. Chad sou-

rit et effleura ses paupières du bout des doigts.

— Je ne veux plus voir cette angoisse dans tes

yeux, Laetitia. Plus jamais. Et tant que tu seras avec

moi, je te jure que je ferai tout mon possible pour

l’effacer. Tu peux avoir confiance en moi.

164

A son tour, elle sourit. D’un sourire soudain ra-

dieux, qui gagna ses yeux, les fit briller et en chassa

l’anxiété qui les troublait.

— Alors? demanda-t-il.

— C’est oui.

Au moment où Chad se baissait pour capturer

ses lèvres, la porte de la cuisine s’ouvrit et Cécile

courut vers eux. Avec un soupir de résignation,

Chad s’écarta de Laetitia.

— Maman, on s’est amusées comme des

folles! cria Cécile, très excitée.

Joy se tenait sur le seuil, l’air apeuré et embar-

rassé.

— Entrez, Joy. C’est tellement gentil de vous

être occupée de Cécile.

Du coin de l’œil, elle observait les retrouvailles

de Chad et de Cécile. La fillette avait sauté sponta-

nément au cou de Chad qui l’embrassait en tournant

sur lui-même, à la vive joie de Cécile. Ce spectacle

émut Laetitia. Aurait-elle songé en arrivant à Red

Springs par un triste matin gris, que Cécile trouverait

en Chad le père qu’elle n’avait pas eu?

165

— Laetitia, je suis navrée, votre frère est

vraiment impossible ! J’ignore ce qui a pu le vexer,

mais il s’est mis en colère et moi, évidemment, j’ai

été obligée de me défendre !

— Ah, les femmes sont bien à plaindre!

s’exclama Lonny d’un ton sarcastique en apparais-

sant.

Aussitôt, l’expression de Joy devint menaçante.

— Maman, oncle Lonny a beaucoup crié chez

Joy!

— Cécile, je t’en prie, ne rapporte pas, c’est

très vilain, fit Lonny. Joy, vous m’avez mis à la

porte, je vous le rappelle.

— Moi? Mais pas du tout! Bon, Laetitia,

Chad, je vous quitte. Je suis navrée, mais je ne sup-

porte pas votre frère, Laetitia! C’est... épidermique!

Joy embrassa Cécile sur les deux joues.

— Au revoir, Cécile. Et à bientôt.

Sans un regard pour Lonny, elle sortit, la tête

haute. Lonny eut un geste de la main en direction de

la porte, les prenant à témoin.

166

— Cette femme est vraiment impossible!

s’exclama-t-il. Avez-vous remarqué de quelle ma-

nière elle me traite ?

— Lonny, je crois que ton cas est désespéré,

conclut Laetitia en souriant malgré elle.

Pendant quelques minutes, Chad contempla les

murs blancs et froids de la petite salle d’attente de la

clinique des Lilas. Quelques inconfortables chaises

de plastique dur installées dans un coin de couloir,

une table basse jonchée de revues. Et ce long corri-

dor dont il apercevait la porte du fond où

l’inscription « Accès interdit » le révoltait. Rien

n’était plus sinistre que ce lieu. Et pourtant, Chad

s’était préparé à ce jour. Il savait qu’il était inéluc-

table que ce terrible moment advienne.

Avec un soupir, il s’empara d’un exemplaire du

Time et se plongea dans la lecture d’un article. De

temps à autre, il levait les yeux vers la grosse hor-

loge devant lui : à chaque tressautement de l’aiguille

qui passait à la minute suivante, son cœur battait

plus vite. Mais il lui faudrait attendre tant de mi-

nutes... Deux heures, avait dit le Dr Faraday.

Chad se replongea dans le Time qu’il lut de la

première à la dernière page, sans oublier la moindre

publicité ni le carnet mondain. Quand il eut fini, il

en prit un autre, sans même s’apercevoir qu’il datait

167

du mois dernier. Son angoisse croissait de minute en

minute, ses doigts se crispaient sur le papier. Il ne

survivrait pas à cette attente.

Pourtant, Chad avait l'habitude d’attendre. Pen-

dant neuf ans, il avait vécu dans l’espoir du retour de

Laetitia. Elle était revenue. Et elle était aujourd’hui

sa femme. Il s’appuya au dossier de son siège et

ferma les yeux. Quel étrange mariage! La veille, le

pasteur Taylor les avait unis dans la plus stricte in-

timité. Le lendemain, Laetitia était hospitalisée.

Chad était devenu un mari et un père ; quelques

heures plus tard, sa femme était déjà entre la vie et la

mort.

Incapable de supporter les pensées qui

l’assaillaient sans relâche, Chad se leva et alla se

réfugier sur la terrasse. Au moins, il échapperait à la

vue de cette porte derrière laquelle Laetitia avait

disparu une heure auparavant. Laetitia... Il se rappe-

lait son sourire quand elle l’avait quitté. Un faible

sourire qu’elle voulait courageux.

Pendant que le brancard roulait le long des cou-

loirs blancs de la clinique, Chad marchait à côté

d’elle, tenant la main de Laetitia serrée dans la

sienne. Elle s’accrochait à lui avec un désespoir poi-

gnant. Dans ses yeux, une angoisse sans nom se li-

sait. Une angoisse qui était comme un gouffre

qu’aucune parole, aucun geste n’avait le pouvoir de

168

chasser. Car en cet instant, malgré la présence de

Chad, elle était seule. Devant la mort, on est toujours

seul.

Plus ils approchaient de la grande porte rouge,

plus le visage de Laetitia pâlissait. Tout d’un coup,

elle s’était tournée vers Chad. La panique dans ses

yeux l’avait terrifié.

— Chad, j’ai peur.

Mais quand elle avait vu les traits ravagés de

Chad, Laetitia avait eu une réaction extraordinaire.

Elle lui avait souri et son regard était devenu presque

ironique.

— Mais, tu sais, Chad, « ils » ne m’auront

pas! Je ne me laisserai pas faire. Je ne vais tout de

même pas mourir bêtement dans un endroit aussi

laid et sur une table d’opération!

Elle parlait vite, comme si le temps était comp-

té. La porte se rapprochait. Laetitia pressa les doigts

de Chad.

— Tu n’as pas peur, toi, n’est-ce pas?

Il se contenta de secouer la tête, trop bouleversé

pour articuler la moindre syllabe.

169

— Tu n’as aucune raison d’avoir peur, conti-

nua-t-elle. Je t’aime. N’est-ce pas une raison suffi-

sante pour ne pas mourir?

Cet aveu l’avait soudain apaisé et il avait souri.

— Si, bien sûr, tu as raison.

A cet instant, une infirmière l’avait écarté, Lae-

titia était entrée dans le bloc opératoire, happée par

la lumière aveuglante des néons. Chad aperçut des

hommes en blanc, immobiles, le bas du visage caché

par des masques de gaze. Puis plus rien que le bat-

tant d’acier rouge de la porte qui s’était refermé de-

vant lui avec son inscription « Accès interdit ».

Il avait ressenti une frustration telle qu’il avait

été tenté une seconde de hurler sa révolte. On lui

arrachait Laetitia, l’être qu’il adorait, sa femme. Puis

il avait baissé la tête et ses poings s’étaient serrés de

rage impuissante. .

A présent, il ne voulait se souvenir que de son

sourire et de ses yeux bleus pleins de certitude. L’air

était doux, le ciel du Wyoming d’un azur merveil-

leux, la brise apportait les senteurs sucrées des fleurs

du jardin de la clinique. Comment la nature pouvait-

elle être aussi belle et douce alors que Laetitia était

peut-être en train de mourir?

170

Chad consulta sa montre. Dans vingt minutes, il

saurait. A l’idée d’affronter l’infirmière aux yeux

froids, il hésita. Non, il n’avait pas le courage

d’entendre les mots fatidiques. Chad tourna la tête à

droite et à gauche tel un homme cerné. Il ne suppor-

terait pas. D’un bond, il rejoignit le couloir et

s’enfuit.

— Chad, Chad!

La voix de Lonny l’arrêta net dans le couloir.

— Où vas-tu? demanda son ami, étonné.

— Je n’en peux plus, Lonny.

Lonny le prit par le bras pour l’entraîner avec

lui. Il le força à s’asseoir sur une chaise.

— Ne t’inquiète pas, tout ira bien, j’en suis

sûr. Je connais Laetitia : elle est solide. Et elle veut

vivre!

— Cecile? questionna Chad d’une voix

rauque.

— Ça va. Elle est avec Joy.

Le regard vide, Chad hocha la tête. Laetitia,

Laetitia... Elle était à lui, on n’avait pas le droit de la

171

lui enlever! Surtout maintenant, alors qu’elle était

enfin revenue à lui. Après tant d’années, tant de dou-

leur, tant d’incertitude. En proie à un désarroi in-

tense, Chad cacha son visage dans ses mains. Pou-

vait-on souffrir autant qu’il souffrait en ce moment ?

Non. Il endurait un supplice infernal.

— Du calme, Chad, du calme, disait Lonny à

son côté.

Mais il l’entendait à peine. Des images défi-

laient dans sa tête. De drôles d’images qu’il ne con-

trôlait pas. Il vit son ranch à Sweet Valley, Laetitia

en train de marcher dans la maison, des enfants cou-

raient dans l’escalier. Des garçons aux yeux bleus,

avec des cheveux noirs et des taches de rousseur. Ils

jouaient au ballon et Laetitia se fâchait puis riait,

riait avec eux... Le bonheur, c’était ça : une femme

qu’il aimait, des enfants, plein d’enfants turbulents,

vivants, une maison et sa terre.

Le tableau devint flou, Laetitia et les garçons

parurent s’éloigner très vite. Avec lenteur, Chad se

redressa. Il était pâle.

— Je reviens, Lonny.

Sans que son ami puisse le retenir, il s’éloigna.

Au rez-de-chaussée, il trouva sans peine la petite

chapelle de la clinique. Quand il eut poussé la porte,

172

il s’aperçut avec soulagement qu’elle était vide.

Chad n’était pas un homme très religieux. Mais en

cet instant, il avait besoin de prier, aussi absurde que

cela puisse paraître. L’idée que « quelqu’un » puisse

décider du sort de Laetitia le rassurait.

Il demeura là immobile et muet pendant de

longues minutes. Peu à peu, son calme revint. Cette

paix était fragile mais il l’accueillit avec joie. Sa

tension s’apaisa. L’image de Laetitia était à présent

celle de la jeune femme souriante et gaie qu’il avait

toujours aimée. Que pouvait-il faire, sinon l’aimer,

l’aimer, ne pas cesser un instant de l’aimer? Si seu-

lement l’amour pouvait accomplir des miracles...

Il sentit une main sur son épaule et se retourna.

Lonny était là, qui souriait.

— C’est fini, Chad. L’opération a réussi.

— C’est vrai?

— Oui. Laetitia est en salle de réanimation.

Elle va bien, m’a affirmé le Dr Faraday. Tu peux la

voir, mais pas longtemps. Viens.

Quand Chad entra dans la pièce remplie

d’écrans lumineux et d’appareils de toute sorte, son

cœur se serra.

173

Laetitia était allongée sur un lit. Son visage était

très pâle, ses paupières closes. Chad s’approcha. Il la

contempla avec intensité.

— Laetitia, murmura-t-il. C’est moi, Chad. Je

t’aime.

Tout ira bien, je te le jure.

Ses paroles avaient-elles percé le voile

d’inconscience qui la séparait de lui ? Car un léger

sourire incurva là bouche de Laetitia.

— Je t’aime, continua-t-il. Je ne te l’ai jamais

dit parce que je suis trop orgueilleux. Pardonne-moi.

Mais je n’ai jamais cessé de t’aimer. Et je t’aimerai

toujours. Toute ma vie. Toute notre vie, Laetitia.

Une infirmière, doucement, l’entraîna dehors.

— Il faut la laisser, monsieur Brown. On n’a pas

le droit de rester plus de deux minutes en salle de

réanimation. Ne vous inquiétez pas, votre femme

s’en sortira.

Lorsque Chad retrouva le corridor aux murs

blancs, il titubait comme un homme ivre. Laetitia

vivait! Il se répétait cette phrase avec exaltation. Et

il était heureux.

174

Chapitre 11

— Joy, vraiment, je suis tout à fait capable de

me lever pour boire mon thé, protesta Laetitia quand

elle vit son amie entrer dans sa chambre avec un

plateau qu’elle déposa sur la table de nuit.

— Non, les ordres de Chad sont formels : tu

dois te ménager le plus possible.

Laetitia soupira en se redressant sur son lit. Joy

tapota les oreillers pour leur redonner du gonflant et

les cala derrière le dos de Laetitia.

— Voilà qui est parfait, déclara Joy. Oh, j’ai

oublié la confiture d’abricot ! Je file la chercher.

— Joy, non ! Il y a de la framboise, ça ira très

bien.

175

— Es-tu sûre que tu es bien installée?

— Oui, oui. ... . Laetitia ne put réprimer

son irritation. Depuis son retour de la clinique, tous

la traitaient comme une grande malade. Or, elle se

sentait plus en forme qu’elle ne l’avait escompté.

Elle recouvrait sa force plus vite que prévu. Sans

doute était-ce dû à son tempérament naturellement

énergique. Mais ici, personne ne semblait vouloir

l’admettre. On lui interdisait le moindre geste sous

prétexte qu’elle devait se reposer. Et Laetitia ne te-

nait plus en place. .

— Je vais aller chercher encore un peu d’eau

bouillante pour le thé, dit Joy, l’air préoccupé. Il ne

faut pas qu’il soit trop fort.

Laetitia renonça à lutter contre Joy. Elle était

presque pire que Chad, parfois. Joy quitta la pièce et

Laetitia se laissa aller contre les coussins. Son regard

erra sur la grande chambre pleine de soleil qu’elle

occupait. Après son opération, elle avait emménagé

à Sweet Valley, dans le ranch de Chad, une belle

maison ancienne dominant la vallée verdoyante. De

son lit, Laetitia apercevait les prairies où paissaient

les troupeaux, la rivière qui ondulait, serpent

d’argent, entre les prés.

Chad avait admirablement organisé son retour.

Quand il n’était pas là, Joy ou Lonny se succédaient

176

à son chevet afin qu’elle ne reste jamais seule. Chad

avait même engagé un homme de maison. Certes,

Laetitia reconnaissait qu’il était indispensable d’être

prudent, mais les attentions continuelles de chacun

lui pesaient parfois. L’opération avait réussi, sa con-

valescence suivait un cours normal, alors, pourquoi

s’inquiéter et prendre autant de précautions?

La jeune femme se versa une tasse de thé et

mordit dans une tartine de pain grillé. La porte

s’ouvrit et la tête de Cécile apparut dans

l’embrasure.

— Maman ? Tu es réveillée ?

— Cécile! Viens vite m’embrasser!

L’enfant courut pour sauter sur son lit et Laetitia

la serra contre elle. Cécile, au moins, restait natu-

relle.

— Dis, maman, tu viendras bientôt me voir

monter Jennybird ?

— Oui, très bientôt.

— J’adore Jennybird. Et Chad m’a dit que je

me débrouillais très bien. Je la monte toute seule,

maintenant, tu sais. Je reste dans le pré à côté de la

maison, mais je crois que Chad m’emmènera bientôt

177

en promenade. Et puis, il faudra que tu viennes voir

ma nouvelle chambre. Chad a fait mettre un papier

peint avec des chevaux dessus!

— Chad te gâte trop, ma petite fille.

— C’est parce qu’il m’aime, rétorqua Cécile.

Et moi aussi, je l’aime. Et puis, ça me plaît d’être

gâtée!

En riant, Laetitia l’embrassa de nouveau. Le pe-

tit corps chaud de Cécile se lova contre le sien. Si

seulement elle pouvait serrer ainsi celui de Chad,

songea-t-elle avec tristesse.

Le comportement de Chad depuis son installa-

tion à Sweet Valley la déconcertait. Il était plein

d’attentions mais ne la touchait pas. Le soir, il se

couchait près d’elle, lui donnait un chaste baiser sur

le front puis se tournait de l’autre côté et

s’endormait.

Quand Laetitia se réveillait le matin, il était déjà

parti. Jamais il ne la prenait dans ses bras, jamais il

ne l’embrassait avec la passion d’un amant. Pour-

quoi ? La frustration et l’inquiétude de Laetitia

croissaient de jour en jour. Elle était sa femme et il

la traitait en amie! Comment expliquer cette atti-

tude?

178

— Je vais me promener encore un peu avec

Jennybird, annonça Cécile en se dégageant. Je re-

viendrai goûter avec toi dans ta chambre, d’accord?

— D’accord. Amuse-toi bien, ma chérie. Et,

surtout, ne te couche pas trop tard. Maintenant que

tu vas à l’école, il ne s’agit plus de traîner le matin

comme on le faisait avant!

— Oh oui! Je sais.

Lorsque Cécile eut disparu, Laetitia but encore

quelques tasses de thé puis décida de se lever. Il était

trois heures de l’après-midi et elle n’avait pas

l’intention de passer sa journée au lit. Quoi qu’en

pense Chad. A vrai dire, elle perdait un peu la notion

du temps à force d’être consignée dans sa chambre.

Et cela déplaisait à Laetitia qui avait hâte de re-

prendre une vie normale.

Son regard s’arrêta sur le gros carton au milieu

de la chambre. Lonny l’avait déposé ici quelques

jours auparavant. C’étaient les affaires de Maren

Ellison qu’il avait trouvées au grenier du Bar E. Jus-

qu’à présent, Laetitia n’avait osé l’ouvrir. Mais au-

jourd’hui, elle se sentait bien. Assez bien en tout cas

pour affronter le passé.

La mort subite de sa mère l’avait profondément

bouleversée. En fait, Laetitia s’était sentie coupable.

179

Maren Ellison était morte un an après son départ

pour la Californie et Laetitia savait à quel point sa

rébellion contre ses parents avait peiné sa mère.

Elles s’étaient quittées sur une dispute et Maren était

morte sans qu’elles aient eu le temps de se réconci-

lier.

Ses doigts tremblèrent un peu lorsqu’elle défit la

ficelle. La jeune femme sortit quelques lettres, des

photos, plusieurs carnets volumineux et un grand

châle de patchwork inachevé. La gorge nouée, Laeti-

tia ouvrit les carnets : ils étaient remplis d’esquisses

ou de petits dessins à l’aquarelle. Ainsi, sa mère

avait continué à peindre. Au fil des pages, les yeux

de Laetitia s’emplissaient de larmes. Car elle se ren-

dait compte brusquement, en examinant les thèmes

des dessins, à quel point sa mère, finalement, avait

aimé son ranch et sa vie à Red Springs.

Laetitia s’était attendue à trouver des dessins qui

auraient été la preuve du désir d’évasion de Maren.

Mais non : c’étaient les paysages familiers de Red

Springs que Maren avait croqués à l’aide de son

crayon, la rivière, un coucher de soleil, les champs

de maïs, les troupeaux, les fleurs de son jardin, le

potager, la maison et sa vieille véranda de bois ver-

moulu... Laetitia reconnaissait tous ces lieux, ceux

de son enfance. Maren en avait saisi l’émotion avec

une justesse qui ne pouvait exister que parce qu’elle

les aimait.

180

Cette révélation fut un choc pour Laetitia. Se se-

rait-elle trompée en pensant que sa mère avait été

malheureuse à Red Springs? Dans ce cas, sa propre

révolte était aussi une erreur. Et son envie frénétique

de vivre autre chose était un leurre. D’une certaine

manière, Laetitia fut soulagée par cette découverte.

Son échec, même si elle avait fini par l’accepter, la

tourmentait encore. Comme une épine qu’elle ne

réussissait pas à ôter de sa chair.

Comprendre soudain que Maren avait trouvé le

moyen d’accommoder son amour de la peinture et sa

vie au ranch lui enleva ses derniers regrets. C’était la

preuve que l’on pouvait vivre à Red Springs sans

sacrifier sa personnalité.

Laetitia saisit le châle. La mort avait empêché

Maren de le terminer. Elle devina qu’il lui était des-

tiné et cette pensée la bouleversa. Sa mère ne lui en

voulait donc pas et avait continué à l’aimer, même

après leur querelle. La jeune femme contempla lon-

guement les couleurs chatoyantes des tissus assem-

blés dans un ordre précis. Elle y retrouva les mêmes

harmonies que dans les peintures de Maren. Pour sa

mère, cet ouvrage continuait ses œuvres d’art.

Emue, Laetitia serra le châle contre son cœur et

décida de le finir. Même si elle ne possédait pas le

talent de Maren.

181

— Comment vas-tu, ce soir, Laetitia? deman-

da Chad en entrant dans la chambre.

— Bien. Plus exactement : de mieux en

mieux.

Il sourit, se pencha vers elle et déposa un baiser

sur ses lèvres. Laetitia se raidit, frustrée. Elle aurait

voulu qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la serre

contre lui, qu’il l’embrasse avec passion. Pourquoi

cette tendresse modérée ? Cette volonté de

s’éloigner d’elle ? Elle eut envie de crier, de lui hur-

ler qu’elle était sa femme.

— Joy est déjà partie?

— Oui, Cécile est couchée, le dîner est prêt. Il

était inutile qu’elle reste.

Il fronça les sourcils.

— Je n’aime pas que tu sois seule.

— Enfin, Chad, que peut-il m’arriver? Je vais

très bien !

— Tu viens de subir une opération délicate.

Tu ne dois prendre aucun risque.

182

Laetitia ne riposta pas. A quoi bon? Chad était

au moins aussi entêté qu’elle!

— Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il en mon-

trant le patchwork sur les genoux de Laetitia.

— C’est un châle que maman avait commen-

cé. Pour moi. Elle n’a pas eu le temps de le terminer.

J’ai décidé de le finir. Il est splendide, tu ne trouves

pas? Regarde ces couleurs et cette façon d’assembler

les étoffes ! C’est un travail très subtil. Maman était

une artiste, tu sais! ajouta-t-elle avec fierté.

Il s’assit sur le bras du fauteuil et saisit entre ses

doigts un bout de soie rouge délicatement rebrodée

de fleurs vertes.

— C’est très beau.

Laetitia sentit le corps de Chad s’appuyer contre

le sien et son cœur battit plus vite. Et quand les

doigts de son mari glissèrent le long de sa nuque,

elle ferma les yeux de plaisir.

— Elle te manque, n’est-ce pas? murmura-t-il

tendrement.

— Oui. J’aurais tant aimé la revoir avant sa

mort. Mais on ne revient pas sur le passé.

183

Les caresses de Chad la faisaient frissonner. Le

désir montait en elle, telle une spirale folle. Si seu-

lement il l’embrassait vraiment ! A quand remontait

son dernier vrai baiser? A des semaines. Une éterni-

té!

La main de Laetitia s’insinua dans l’échancrure

de la chemise de Chad. A ce contact, il se raidit.

Mais Laetitia n’enleva pas sa main. Avec lenteur,

elle défit un bouton, puis un autre.

— Laetitia, non!

— Non à... quoi?

Elle embrassa la peau chaude de son ventre et il

eut un petit gémissement avant de la repousser. Lae-

titia résista et noua les bras autour de son cou.

— Embrasse-moi, Chad, embrasse-moi, je

t’en supplie, j’en ai tellement envie, implora-t-elle à

mi-voix.

Il captura ses lèvres avec une telle violence

qu’elle en fut effrayée. Puis son baiser devint plus

tendre, plus doux, sans perdre de son ardeur.

— Comme c’est bon, murmura-t-elle. Encore!

184

Mais le visage de Chad s’altéra. Il secoua la tête

avec colère.

— Laetitia, j’ai dit non! Ne cherche pas à me

faire changer d’avis par ce genre de moyen!

— Je suis ta femme, Chad ! N’avons-nous pas

le droit de nous embrasser, de faire l’amour?

— Tais-toi!

— Non!

— Laetitia, tu viens d’être opérée. Je ne veux

pas.

— Je suis ta femme, répéta-t-elle avec obsti-

nation.

— Tu n’as pas besoin de me le rappeler.

D’un bond, il se leva, comme s’il la fuyait.

— J’ai encore un peu de travail. Le courrier et

de la paperasserie en retard. Va te coucher : je te

rejoindrai tout à l’heure. As-tu besoin de quelque

chose?

— Non, merci, répondit-elle avec froideur.

185

Au moment de sortir de la chambre, il se retour-

na vers elle.

— Laetitia, il faudra attendre encore avant que

nous puissions faire l’amour. Le mieux est d’éviter

de nous mettre dans ce genre de situations... pénibles

pour toi et pour moi. Es-tu d’accord?

— Je n’ai pas le choix, je crois!

— En effet.

Sur ces mots, il la quitta et Laetitia ferma les

yeux. Son corps la brûlait, ses lèvres lui faisaient

mal. Pourquoi lui infligeait-il un tel supplice? Elle le

détesta soudain pour sa dureté et son entêtement.

— Maman, apprends-moi encore un morceau!

Cécile était assise au piano — il avait suivi Lae-

titia lors du déménagement du Bar E — et venait de

jouer pour la vingtième fois une chanson enfantine

que Laetitia lui avait apprise le matin. Laetitia était

sidérée par la facilité avec laquelle sa fille avait mé-

morisé la courte pièce.

Laetitia se leva de son fauteuil pour aller

s’installer sur le tabouret à côté de Cécile.

— Joue-moi quelque chose, maman.

186

Les doigts de Laetitia coururent sur les touches

d’ivoire. Rêveuse, elle joua un morceau de Poulenc.

Elle n’avait pas touché à un piano depuis des années.

Avant la naissance de Cécile, la musique était pour

elle une vraie drogue, une obsession. Ensuite, désil-

lusionnée et trouvant auprès de sa fille d’autres joies,

Laetitia avait abandonné la musique. Pourquoi s’y

était-elle remise précisément aujourd’hui ?

Parce que Chad s’éloignait d’elle? Oui, peut-

être. Mais Laetitia n’avait guère envie d’approfondir

les raisons de son geste. Elle jouait et c’était

agréable. Ce piano avait une grande signification

pour elle. Quand sa mère s’était aperçue de son don,

elle s’était occupée de Laetitia tous les jours. Un

professeur de Rock Springs lui donnait des leçons et

Maren la faisait répéter. Laetitia se souvenait de ces

moments avec nostalgie. Même si, parfois, son tem-

pérament fougueux 1’entraînait dans des colères

folles quand elle butait sur une difficulté. La pa-

tience infinie de Maren résolvait tout.

— Qu’est-ce que c’est, maman?

— Ça s’appelle « Staccato ».

— On dirait une musique de cirque.

— Oui, Poulenc est un compositeur qui a fait

beaucoup de musique pour des clowns célèbres.

187

— Tu me 1’apprends?

Laetitia sourit avec indulgence.

— Il te faudrait un peu plus d’entraînement.

Commençons par quelque chose de plus simple,

«Mary avait un mouton », par exemple. Regarde, tu

mets ton doigt sur le mi, ensuite sur le ré... oui...

voilà... et sur le do.

Laetitia joua quelques notes, Cécile écouta, l’air

concentré, puis répéta la chanson avec hésitation

d’abord puis une deuxième fois avec plus d’aisance.

— Parfait, Cécile!

— Je recommence.

Dix fois, Cécile joua la mesure jusqu’à ce

qu’elle la sache par cœur. Laetitia était étonnée et

ravie de son obstination.

— Je trouve ça drôle, déclara Cécile. Dis,

maman, tu vas me donner des leçons de piano?

J’aimerais savoir jouer aussi bien que toi.

— Eh bien, nous allons continuer.

En une demi-heure, Cécile apprit toute la chan-

son. Enthousiasmée, elle la répéta tandis que Laetitia

188

disposait un plat dans le four. Chad n’allait pas tar-

der à arriver. Tout en mettant le couvert, elle écou-

tait sa fille. Etait-il possible que Cécile soit douée ?

Si tel était le cas, il fallait lui trouver un professeur.

Peut-être retrouverait-elle le monsieur aux manières

un peu désuètes qui lui avait enseigné son art...

— Que fais-tu debout, Laetitia? fit la voix de

Chad derrière elle.

La jeune femme se retourna pour croiser le re-

gard réprobateur de son mari.

— Je me sentais en forme et je suis descen-

due. J’avais besoin de me rendre utile. Tu vois, j’ai

préparé le dîner.

— Mais tu es folle!

Le cœur de Laetitia se serra. Il ne l’avait meme

pas embrassée. Il ne songeait qu’à lui faire des re-

proches. Elle qui était si heureuse de la rapidité de sa

convalescence.

— Quand cesseras-tu de me traiter en malade,

Chad? demanda-t-elle avec humeur.

— Quand je serai sûr que tu ne risques plus

rien.

189

— Le Dr Faraday est très content.

— Il est toujours très optimiste.

— Enfin, c’est tout de même lui qui m’a opé-

rée.

Au vif soulagement de Laetitia, Cécile entra à

cet instant et les interrompit. .

— Chad, viens! J’ai une surprise pour toi :

maman m’a appris à jouer du piano.

Les traits de Chad se contractèrent et Laetitia

comprit qu’il était contrarié. Pourquoi? Encore une

réaction dont le sens lui échappait.

— Montre-moi ce que tu sais faire, Cécile.

La fillette s’installa au piano, leva les mains

avec solennité puis se mit à jouer. Laetitia ne put

s’empêcher d’éprouver de la fierté en constatant

avec quelle rapidité elle avait assimilé ce morceau.

Quant à Chad, il se contenta de la féliciter. Mais, à

contrecœur, sembla-t-il à Laetitia.

— Cécile me paraît très douée. A mon avis, il

faudrait qu’elle prenne des leçons. Tu n’y vois pas d

inconvénient ?

190

Chad haussa les épaules en répondant d’un ton

neutre :

- Moi ? Pas du tout.

- Tu es certain que cela ne t’ennui pas

qu’elle…

- … suive les traces de sa mère ?

- Non ce n’est pas ce que je voulais dire.

- Si Cécile a du talent pour le piano, il faut

qu’elle l’étudie c’est évident.

- Jai l’impression que cela te contrarie.

Il eut l’air exaspéré et se dirigea vers la cuisine

en maugréant.

- Mais non. Je suis fâché de te voir debout à

t’agiter, c’est tout.

En réalité, Chad était bouleversé. Autrefois il

avait adoré entendre Laetitia jouer du piano. En-

suite la musique était devenue son ennemie

puisque Laetitia lui avait sacrifié son amour. Et

aujourd’hui, la vue d’un piano le hérissait. Il

avait accepté que celui de Laetitia soit transpor-

té chez lui parce qu’il ne voulait pas s’opposer

au moindre désir de Laetitia. Mais, en proie à un

horrible pressentiment, il se mit soudain à re-

gretter son geste.

- Un jour, Cécile, tu joueras mieux que moi,

j’en suis sur, disait la voix de Laetitia.

191

D’un geste brusque, Chad ouvrit le réfrigérateur

pour y chercher une boisson. La phrase de Lae-

titia lui avait causé un choc. Pour la première

fois depuis des mois, elle avait eut cet accent

vibrant de vitalité qui la caractérisait. Comme

autrefois, lorsqu’elle rêvait de devenir une chan-

teuse.

192

Chapitre 12

Chad arrêta Firepower au sommet d’un monti-

cule d’où il voyait le mouvement des troupeaux. La

vallée s’étendait, verte, inondée de soleil, avec ses

petites collines qui étaient comme des vagues im-

mobiles dans le paysage. Il connaissait chaque ar-

pent de terrain par cœur. Son regard se promena sur

cette terre où il avait décidé de vivre. Au loin, les

champs de blé doré ondulaient sous la brise, grandes

taches jaunes dans le vert intense des prés. Chad

localisa les chevaux qu’il avait menés au petit matin

dans un pâturage plus éloigné. Il distinguait les pou-

lains aux jambes frêles qui couraient maladroitement

auprès des juments.

D’ordinaire, ce spectacle le remplissait de joie et

de fierté. Il y avait là tout ce qu’il aimait : une nature

belle, ses bêtes dont le nombre s’accroissait chaque

193

saison, l’air vif et doux, le parfum sauvage des fleurs

de l’été se mêlant à celui, plus fort, des pins des

montagnes que le vent apportait jusqu’ici.

Mais aujourd’hui, il était indifférent à ce qui

était sa joie quotidienne. Une peur sourde étreignait

son cœur et étendait son ombre maléfique sur tout ce

qu’il voyait. Laetitia allait partir. Il l’avait compris

dès qu’il avait entendu les notes de piano résonner

dans sa maison. Et cette crainte qu’il taisait le pour-

suivait jour et nuit depuis des semaines.

En se mariant avec Laetitia, Chad avait été

conscient de faire un pari fou sur l’avenir. Il en avait

pourtant accepté les risques car, plus que tout, il

voulait que Laetitia lui appartienne. Et que Cécile

vive avec lui. Même si cela ne devait pas durer. Il

avait pensé qu’il aurait le courage de supporter un

éventuel départ de Laetitia. Maintenant, il se rendait

compte avec un mélange de douleur et de fureur

qu’il en était incapable.

— Chad!

Au son de la voix mélodieuse qui l’appelait, il

se raidit sur sa monture. Laetitia! Il se retourna pour

la voir s’approcher de lui, au trot tranquille de sa

jument. Son visage était éclairé par un sourire ra-

dieux et une expression de bonheur nimbait ses traits

délicats. Sa tristesse s’accentua. Elle était heureuse

194

parce qu’elle avait recommencé à jouer et à chanter.

Parce qu’elle s’apprêtait à le quitter une seconde

fois.

Pendant quelques instants, il la regarda

s’avancer. La silhouette gracieuse de Laetitia évo-

quait d’autres moments, ces moments bénis

d’inconscience où, fou qu’il était, il pensait qu’elle

serait à lui pour toujours. Elle avait repris du poids et

ses hanches étaient plus rondes, sa poitrine pleine se

soulevait au rythme de sa respiration. Elle n’était

plus qu’à quelques mètres et il distinguait sa bouche

sensuelle, son cou mince, ses épaules droites, l’éclat

de ses yeux si bleus. Jamais elle n’avait été si belle.

La perspective de se retrouver seul avec elle

l’affola soudain. Car il lui faudrait résister à la tenta-

tion de la prendre dans ses bras, de s’emparer de ses

lèvres. Il n’avait pas touché Laetitia depuis son opé-

ration. Pas parce qu’il ne la désirait pas, mais il ju-

geait plus sage d’attendre qu’elle soit guérie. C’était

une torture quotidienne que de la voir, de sentir son

parfum, sa présence, frôler son corps. Alors, il avait

préféré prendre ses distances. Sinon, il n’aurait pas

eu la force de résister à l’attirance qu’il éprouvait

pour elle. Dormir auprès d’elle était un supplice et

son corps se consumait chaque jour un peu plus de

désir refoulé.

— Laetitia, que viens-tu faire ici?

195

Malgré lui, il lui avait parlé avec dureté. Mais

c’était le seul moyen de lui résister. Etre dur, la re-

pousser, toujours un peu plus loin, se défendre

d’elle. Elle s’arrêta près de lui, un peu essoufflée par

sa course.

— Comme tu n’es pas rentré déjeuner, j’ai

pensé que tu avais faim.

— C’est une pensée pleine de bon sens, en ef-

fet, riposta-t-il, sarcastique.

Il avait envie de la blesser. Pour qu’elle parte.

Pour qu’elle cesse de le tenter et de le torturer. Au fil

des jours, sa maîtrise de lui-même s’effilochait. Il

perdait peu à peu le contrôle de la situation et sa

réaction était de fuir Laetitia.

— Je t’ai apporté un déjeuner, murmura-t-elle.

J’ai pensé que nous pourrions... pique-niquer.

— Pique-niquer ? Quelle drôle d’idée !

Il se détesta de l’humilier ainsi. Mais qu’elle

parte, qu’elle le laisse en paix! La voir, si jolie, si

désirable dans son polo moulant, son jean serré au-

tour de ses hanches, avec son air un peu apeuré et en

même temps plein de provocation, lui était intolé-

rable. D’ailleurs, elle semblait bien décidée à ignorer

sa mauvaise humeur.

196

— Tu travailles trop, Chad. Il serait temps que

tu te reposes un peu.

— Où est Cécile?

— Elle est allée en ville avec Joy, expliqua-t-

elle en sautant à terre. Joy lui a proposé de venir

l’aider à l’école. J imagine qu’elle va semer un beau

désordre, mais, après tout, c’est l’affaire de Joy!

Tout en parlant, elle déballait ses provisions.

Après avoir étalé une couverture sur l’herbe, elle

sortit d’un panier des sandwichs et des canettes de

Coca. Puis elle se retourna vers lui, l’air interroga-

teur. Il n’avait pas bougé et restait figé sur sa selle.

— Chad? Tu viens?

— Je n’ai pas très faim.

— Eh bien, ne mange pas. Mais accorde-toi au

moins une petite pause!

A contrecœur, Chad mit pied à terre et attacha

Firepower à un arbre. Il aurait dû s’enfuir au grand

galop, mais il était irrésistiblement attiré par cette

femme aux yeux bleus et aux cheveux si noirs qui

lui souriait. Elle l’avait ensorcelé! Et elle était par-

faitement consciente du pouvoir qu’elle exerçait sur

lui. Consciente aussi de son trouble.

197

Il s’approcha d’elle à pas lents. En dépit de sa

longue convalescence qui l’avait contrainte à de-

meurer cloîtrée dans la maison, Laetitia avait gardé

un teint de pêche. Seules quelques ombres sous ses

yeux attestaient qu’elle dormait peut-être moins bien

qu’elle ne l’affirmait. Mais Chad ne voulait pas sa-

voir pourquoi le sommeil la fuyait. Il n’en devinait

que trop bien la raison.

— Il y a du Coca mais j’ai aussi fait du thé

glacé, dit-elle en souriant. Et du café, bien sûr.

— Je... merci.

Il s’assit sur la couverture à côté d’elle. Pas trop

près. Mais pas trop loin non plus. Il se sentait sans

défense, pris au piège, perdu.

— Veux-tu du thé ? proposa-t-elle avec le

même sourire enjôleur. Il est délicieux. J’y ai mis

des épices, comme tu aimes.

— Non merci, je n’ai pas soif.

Au son de ces inflexions rudes, les yeux de la

jeune femme s’emplirent de souffrance et de confu-

sion. Chad se contracta. Elle avait l’air si innocent,

elle était si belle !

198

Peut-être devrait-il lui dire tout de suite qu’il

savait qu’elle allait partir. Ça le soulagerait d’un

grand poids. Et puis, au moins, tout serait clair entre

eux. Mais les mots ne lui venaient pas. Il lui en vou-

lait trop. Et Laetitia le scrutait d’un regard pénétrant

et désemparé, se demandant quelle pouvait être la

cause de sa colère.

A cet instant, il comprit qu’il allait l’embrasser.

Alors que c’était vraiment la dernière chose à faire.

Mais il était à bout. Il tendit la main vers son épaule,

l’attira contre lui et posa les lèvres sur les siennes.

Elle se blottit aussitôt contre lui avec une expression

de bonheur intense.

— Laetitia, je...

Le reste de sa phrase mourut sous la bouche de

Laetitia. Ils se laissèrent glisser par terre. Leurs

corps s’enlacèrent, leurs jambes se mêlèrent tandis

que leurs bouches refusaient de se séparer. Chad

l’embrassa avec violence, comme s’il voulait la pu-

nir d’être si belle et de susciter tant de désir chez lui.

Puis la tension qui l’habitait depuis des mois se relâ-

cha peu à peu. La tendresse remplaça la violence et

le corps de Laetitia ploya souplement sous lui.

Les mains de Chad s’insinuèrent sous son polo

et il emprisonna ses seins ronds et fermes dans ses

paumes. Le gémissement de plaisir qui échappa à

199

Laetitia accrut le désir de Chad qui roula sur elle, le

souffle court. Il verdit la notion du temps et du lieu.

Il ne sentait contre lui que le corps adorable de la

femme qu’il aimait, il la dévorait de baisers. Et son

désir était exacerbé par la peur de la perdre trop vite.

Une fois, déjà, elle l’avait quitté. Bientôt, quels sou-

venirs lui resterait-il? Ces instants volés au temps,

ces minutes d’oubli, ces fragiles sensations d’être en

symbiose parfaite avec elle? Des souvenirs... Etait-il

condamné aux souvenirs?

Le bruit sourd du galop d’un cheval pénétra sa

conscience. Mais, les yeux clos, tout entier perdu

dans la magie de cet instant, il le confondit avec les

battements précipités de son cœur. Ce fut le sursaut

de Laetitia qui le ramena la réalité.

Quelqu’un approchait. D’un mouvement agile,

Laetitia s’écarta de lui, passa une main dans ses che-

veux en désordre et rajusta son polo. Chad s’assit, un

peu hébété, pour apercevoir Lonny qui approchait au

grand galop.

— Ton frère ! Il ne manquait plus que lui !

marmonna Chad.

— Je vous dérange? demanda Lonny.

200

A son expression tourmentée, Chad comprit

qu’il se souciait en fait fort peu de les déranger !

Laetitia eut un sourire forcé.

— Non, pas du tout. Nous nous apprêtions à

pique-niquer.

Sa voix un peu rauque trahissait son émoi. Sa

main trembla quand elle versa du café dans des

tasses. Quant à Chad, il se contenta de grommeler un

vague « bonjour » avant de boire quelques gorgées

de café. Lonny ne parut pas se rendre compte de

l’accueil un peu frais de son ami. Manifestement, il

avait un problème car il s’adressa aussitôt à Laetitia.

— Laetitia, je te cherchais. Il faut que je te

parle, c’est urgent.

— Veux-tu partager notre déjeuner?

— Non, non, merci, je n’ai pas faim, répondit

Lonny, agité. Bon, je te retrouve à Sweet Valley?

— Oui, dans un moment.

— C’est urgent, répéta Lonny.

— Bon, alors, dès que Chad aura fini de dé-

jeuner.

201

Chad se leva avec un sandwich.

— Vas-y, Laetitia, ça me suffit. De toute fa-

çon, je dois aller récupérer les chevaux.

Sans un mot de plus, il sauta sur Firepower et

s’éloigna. Les larmes aux yeux, Laetitia le regarda

s’éloigner sur son cheval, grand, hautain, inacces-

sible.

— Je suis désolé, Laetitia, je... je vous ai dé-

rangés, murmura Lonny.

Laetitia haussa les épaules, mit de l’eau à chauf-

fer et ouvrit grand la fenêtre de la cuisine. De toute

façon, à quoi bon tenter de fléchir Chad? Il se serait

sans doute repris au dernier moment, comme la der-

nière fois, songea-t-elle avec mélancolie.

— Mais non, ça n’a aucune importance, Lon-

ny.

Le comportement de Chad la rendait folle et elle

ne savait qu’inventer pour le séduire. Cette première

tentative avait échoué. Eh bien, elle en ferait une

autre ! Il ne fallait pas se décourager, sinon, à quoi

bon avoir lutté pour vivre si elle renonçait à ce

qu’elle avait de plus cher?

— Chad avait l’air furieux, continua Lonny.

202

— Oh, ne t’inquiète pas! Il est de mauvaise

humeur en ce moment. Raconte-moi plutôt ce qu’il y

a de si urgent.

Un pli soucieux barra le front de son frère qui

s’agita sur son siège, mal à l’aise.

— Te rappelles-tu le soir où tu as invité Mary

Brandon à la maison?

A ce souvenir, Laetitia sourit.

— Ah oui, je ne risque pas d’oublier cette ca-

tastrophique soirée!

— Tu pensais que je devais me marier.

— Oui. Et je n’ai pas changé d’avis. Tu es tel-

lement accaparé par ton ranch que tu passes à côté

de l’essentiel, Lonny. Je n’avais pas envie que tu

agisses comme maman qui s’est sacrifiée pour sa

terre.

— Parce que tu t’imagines toujours que ma-

man a été une « esclave »? rétorqua-t-il avec irrita-

tion. Une sorte de martyre?

— Non, plus maintenant, reconnut Laetitia

avec un soupir. Nous nous sommes querellés à ce

sujet, ne recommençons pas, je t’en prie. D’autant

203

que j’ai pris conscience de... mes erreurs. Je me suis

rendu compte que maman aimait vraiment sa vie

dans le Wyoming et qu’elle avait réussi à accorder

ses aspirations artistiques avec son existence de

femme de rancher.

— Comment l’as-tu compris, Laetitia?

— Quand j’ai ouvert le carton où se trouvaient

ses affaires, j’ai découvert ses dessins. Contraire-

ment à ce que j’attendais, c’étaient des paysages

familiers qu’elle aimait peindre. Sa maison, ses

fleurs, certains endroits de notre domaine. Cela a

remis en question beaucoup de choses pour moi. Si

j’ai quitté Red Springs, c’était par révolte : je ne

voulais pas vivre comme elle, frustrée. Et mainte-

nant, je me suis aperçue qu’en fait, elle avait été

heureuse. Qu’il était possible d’être heureux... ici. Je

suis partie à la poursuite d’un rêve impossible. J’ai

échoué. J’ai gâché tant de choses. J’ai rejeté l’amour

de Chad. Et pourtant, je l’aimais et je l’aime tou-

jours. Sinon, je ne serais pas sa femme.

— J’ai toujours été convaincu que tu aimais

Chad. Mais tu es si têtue, Laetitia, qu’il est très diffi-

cile de te faire entendre raison.

— Je sais.

204

— Je suis content que tu aies changé. J’avais

peur qu’après ton opération, tu repartes en Califor-

nie.

Les yeux de Laetitia s’agrandirent sous l’effet

de la surprise.

— Moi? Repartir en Californie? répéta-t-elle,

éberluée. Comment peux-tu avoir de telles idées?

Ma place est ici, auprès de Chad! Je veux vivre ici.

Lonny eut l’air soulagé.

— Ce n’est pas de ça que tu voulais me parler,

je suppose? reprit-elle avec un petit sourire com-

plice.

— Euh... non, en effet. A vrai dire, je... je...

— Oui?

— J’aime Joy Fuller, annonça-t-il gravement.

Et j’ai décidé de l’épouser.

— Eh bien!

— Le problème est que nous ne cessons de

nous disputer.

— J’ai cru le remarquer.

205

Avec un regard suppliant, Lonny posa sa main

sur celle de Laetitia.

— Laetitia, il faut que tu m’aides. Je ne sais

comment faire ! Ne pourrais-tu arranger les choses ?

— Je peux toujours essayer.

— Il faut agir vite.

— Pourquoi?

— A la sortie de la messe, dimanche dernier,

Joy parlait avec Glen Brewster. Il lui a donné un

rendez-vous, j’en suis sûr! Laetitia, imagines-tu Joy

avec cet homme?

— Tu devrais peut-être lui en parler toi-même,

suggéra Laetitia en masquant un sourire.

— Non. Chaque fois que j’essaye, c’est une

catastrophe. Je dois être un peu trop... macho...

comme tu dis.

Il eut une grimace et passa la main dans ses

cheveux avant d’ajouter :

— Il n’y a que toi qui puisses m’aider, Laeti-

tia.

206

— Si je comprends bien, il faut que j’aille

faire une déclaration d’amour à Joy à ta place.

— En quelque sorte. Du moins, une déclara-

tion de bonnes intentions.

— D’accord, Lonny.

Il se leva pour l’embrasser sur les deux joues.

— Laetitia, tu es un ange!

Ce soir-là, Chad ne rentra pas dîner. Laetitia

n’en fut pas étonnée. Il l’évitait et n’arriverait que

lorsqu’elle serait déjà endormie. Il agissait ainsi de-

puis une semaine. Et le matin, quand elle se réveil-

lait, il était déjà parti. Même Cécile avait remarqué

l’absence de Chad et en souffrait. Parfois, Laetitia se

demandait comment il pouvait physiquement résister

à une telle vie.

Et ce soir, elle décida de mettre un terme à ce

manège. Elle en avait assez. Assez d’être sa femme

uniquement sur un bout de papier.

Lorsqu’elle entendit le bruit de ses pas dans la

maison, il devait être près de minuit. Cécile dormait

depuis longtemps. La maison était plongée dans le

silence. Le cœur battant, Laetitia descendit le grand

escalier de bois et le rejoignit dans la cuisine.

207

— Tu rentres bien tard, Chad, murmura-t-elle,

presque avec timidité.

Il ne se retourna pas, continuant à fouiller dans

le réfrigérateur.

— J’ai eu beaucoup de travail, aujourd’hui.

— Oui, bien sûr.

— Que voulait Lonny?

— Il a des problèmes avec Joy, comme

d’habitude, répondit-elle d’un ton neutre. Veux-tu

que je te prépare un bain?

— Non merci, je préfère prendre une douche.

Il se décida enfin à l’affronter. Laetitia avait at-

tendu ce moment avec impatience. Elle avait revêtu

une longue chemise de nuit de coton blanc et ses

boucles brunes, étaient ébouriffées avec soin autour

de son visage. Elle savait qu’il l’aimait ainsi. Le

visage de Chad s’altéra quand il la vit.

— J’ai une surprise pour toi, Chad.

— Laquelle?

208

— J’ai reçu les derniers résultats de mes exa-

mens. Le Dr Faraday écrit que tout est parfait. Il

faudrait fêter ça, non?

Il fronça les sourcils.

— Fêter ça? Pourquoi?

— Je... je suis ta femme, Chad, l’aurais-tu ou-

blié?

— Non.

— Pourquoi attendre, toujours attendre? ^

— Excuse-moi, Laetitia, j’ai eu une journée

exténuante. Je n’ai qu’une envie, c’est dormir.

A ces mots, Laetitia frémit d’indignation et de

déception. Ainsi, il la rejetait, il ne voulait pas

d’elle! Elle se sentit humiliée, blessée.

— Moi, je ne peux plus attendre une minute

de plus, Chad. Cela a assez duré.

— Laetitia, comprends-moi, je ne suis vrai-

ment pas d’humeur à...

— Et cet après-midi? Tu me désirais, je le

sais!

209

Il demeura muet. Laetitia le fixait avec intensité.

Qui était cet homme, cet étranger indifférent et sans

émotion? Ce n’était pas l’homme passionné et

amoureux qu’elle avait épousé. Pourquoi avait-il

changé? Pourquoi? se demanda-t-elle avec déses-

poir.

Chad la quitta et s’enferma dans la salle de

bains. A bout, Laetitia remonta en courant dans sa

chambre et se laissa tomber sur le lit en pleurant. Les

larmes ruisselaient sur ses joues et elle ne pouvait

plus se contrôler.

— Laetitia, je t’en prie...

Hors d’elle, elle se redressa. Chad était devant

elle, les cheveux encore humides, torse nu.

— Laetitia, Laetitia... A quoi ça rime, tout ça?

Tu n’es qu’un... qu’un cow-boy stupide ! Et moi qui

espérais te séduire, te plaire ! Je suis encore plus

bête que toi ! On ne séduit pas un bloc de granit, on

se cogne la tête dessus et on se fait mal!

Elle s’interrompit pour reprendre son souffle

puis continua de la même voix indignée :

— Tu veux que nous vivions en... amis, c’est

ça? Eh bien, d’accord! Je vais voir jusqu’où l’on

peut aller en jouant à ce petit jeu !

210

D’un geste décidé, Laetitia ôta sa chemise de

nuit, la roula en boule et la jeta à l’autre bout de la

pièce. Puis, nue, elle se dirigea vers la commode,

ouvrit un tiroir d’où elle sortit une vieille chemise de

flanelle grise qu’elle enfila.

— Voilà : cette tenue de vieille fille convient

mieux au style de nos relations. Qu’en penses-tu?

Chad la contempla un instant sans mot dire puis

éclata de rire.

Chapitre 13

— Pourquoi ris-tu ? Je t’interdis de te moquer

de moi !

Tremblante de colère, elle se tenait devant

Chad, les poings serrés de rage.

— Mais je ne me moque pas de toi.

Chad s’était tout d’un coup rendu compte qu’il

était complètement fou. Oui, fou de résister à une

femme comme Laetitia. Fou de ne pas lui faire

l’amour. Alors qu’ils se désiraient avec autant de

fougue.

— C’est de moi que je ris, précisa-t-il, un

drôle de sourire aux lèvres. Je ne suis qu’un imbé-

cile.

— Oui, c’est bien mon avis, renchérit Laetitia

avec véhémence.

212

Sans mot dire, Chad s’avança avec lenteur vers

elle. A mesure qu’il approchait, elle reculait, fa-

rouche. Jusqu’au moment où elle se trouva coincée

par le montant du lit et ne put aller plus loin. Les

sombres yeux de Chad brillaient d’un étrange éclat.

Sa main se posa sur la joue de Laetitia, essuyant

avec délicatesse les traces humides de ses larmes.

Elle ne bougea pas. Il y avait dans le regard de Chad

quelque chose d’implorant, comme s’il la suppliait

de lui pardonner de lui avoir fait du mal.

Puis sa main glissa lentement le long de son

cou, sur son épaule, dans son dos.

— Ces derniers mois passés avec Cécile et toi

ont été les plus merveilleux de ma vie, murmura-t-il.

Il n’ajouta rien. L’avenir était trop incertain. Et

il ne voulait pas faire pression sur elle. Ni qu’elle se

sente une dette envers lui. Si elle restait, ce devait

être par désir, pas par devoir.

— Je ne puis rien changer au passé, ni savoir

ce que nous réserve l’avenir, continua-t-il. Mais

cette nuit est à nous. Rien qu’à nous.

— Alors, pourquoi riais-tu?

— Parce que je suis un idiot. Le besoin que

j’ai de toi m’effraye, Laetitia. Je me défends comme

je peux.

Il entendit sa voix rauque qui trahissait son

émotion. Mais qu’importait à présent de se dévoiler?

Il avait envie de l’aimer totalement, même si cela ne

devait durer qu’une nuit.

Il l’attira contre lui et l’embrassa avec fougue.

Ce fut un long, très long baiser qui la fit basculer

dans un autre monde. Etourdie, Laetitia s’abandonna

à sa bouche, à ses mains qui exploraient son corps et

éveillaient des sensations inouïes, à ce corps

d’homme qui faisait courber le sien sous son désir.

Chad ne savait plus où il était. Tant de fois, il

avait rêvé de tenir ainsi Laetitia dans ses bras, of-

ferte, aimante. Et aujourd’hui, il l’avait, tout à lui,

tremblante de désir.

— Je commençais à croire que tu me détes-

tais, chuchota-t-elle quand leurs lèvres se séparèrent.

— Moi?

Il sourit, prit sa tête entre ses mains et

l’embrassa jusqu’à ce que Laetitia gémisse de plai-

sir. Ses doigts s’enfoncèrent dans les épais cheveux

bruns de Chad, puis caressèrent son dos, ses reins,

214

explorant avec fièvre ce corps tant désiré qui se dé-

robait à elle depuis des mois.

D’un geste vif, Chad la débarrassa de sa che-

mise de nuit de flanelle avant de l’allonger sur le lit,

sans quitter ses lèvres. A son tour, Laetitia le désha-

billa et ils roulèrent, enlacés, sur le grand lit. .

— Laetitia, tu es si belle, si belle, murmurait-

il, extasié.

Il ébouriffa ses courtes boucles et elle sourit en

l’attirant contre elle.

— Embrasse-moi encore, Chad. Encore et en-

core...

Il lui obéit. Avec passion. Avec ivresse. Quand

il s’écarta un peu d’elle, il se noya avec délice dans

le bleu de ses yeux pleins de tendresse et de douceur.

Les doigts de Chad effleurèrent le ventre de Laetitia,

remontèrent le long de sa cicatrice, sur le côté

gauche. Puis il posa sa bouche sur le léger renfle-

ment de la chair avant de se redresser.

— Oh ! Chad ! J’avais peur que tu me trouves

laide avec cette cicatrice. Je croyais que tu ne vou-

lais pas me toucher à cause de ça.

— Non, ma chérie, j’attendais que le Dr Fara-

day te donne les derniers résultats.

— J’ai cru devenir folle.

« Moi aussi », eut-il envie de répondre. Mais il

préféra se taire et se perdre dans la contemplation de

son ravissant corps nu et offert.

— Et maintenant ? demanda-t-elle. Tu veux

bien faire l’amour avec moi?

— Oui, mille fois oui. Je te veux, si tu savais à

quel point !

Le désir montait en eux, violent, exigeant. Leurs

bouches se cherchaient, éperdues, se trouvaient, se

torturaient. Quand Chad pénétra en elle, Laetitia eut

l’impression que plus rien n’existait que son désir et

sa soif de lui. Il se perdit avec volupté dans sa dou-

ceur et son amour, les yeux clos, répétant inlassa-

blement son prénom. Et quand le plaisir les surprit,

Laetitia poussa un cri où elle ne reconnut plus sa

voix.

— Chad, je t’aime, je t’aime, murmura-t-elle

quand leurs respirations se furent calmées.

216

Sa tête reposait sur son épaule et elle la serra

contre elle, heureuse de sentir le poids de son corps

sur le sien et la douceur de sa bouche sur sa peau.

Pendant combien de temps restèrent-ils ainsi,

lovés l’un contre l’autre? Une éternité, sembla-t-il à

Laetitia. La nuit avait envahi la chambre depuis

longtemps. La lumière argentée de la lune pénétrait

par la fenêtre dont les rideaux n’avaient pas été tirés.

Chad la tenait amoureusement dans ses bras et avec

un petit soupir de contentement, elle se roula contre

lui, ferma les yeux et se laissa bercer par sa respira-

tion. Quand Chad se redressa pour l’embrasser, il

constata avec un sourire ému que Laetitia dormait,

ses doigts entrelacés aux siens.

Pendant les jours qui suivirent, ils firent l’amour

toutes les nuits. Les barrières qui les séparaient

étaient brusquement tombées. Un amour dévastateur

les possédait. Il leur semblait qu’ils ne s’aimeraient

jamais assez. Chaque baiser n’était que la promesse

de mille autres baisers, chaque caresse avivait leur

désir, et le plaisir qu’ils éprouvaient ensemble les

rendait toujours plus avides l’un de l’autre.

Pour la première fois de sa vie, Laetitia connut

le bonheur. Le vrai bonheur d’être aimée et d’aimer.

Il régnait entre eux une harmonie parfaite qui éton-

nait chaque jour Laetitia. Elle vivait un rêve...

Chad était un père admirable pour Cécile. Tou-

jours patient, affectueux, attentif. Dès qu’il rentrait

au ranch, la fillette le suivait partout, au grand amu-

sement de Chad, lui racontant les mille petits faits de

sa journée.

Les semaines passèrent, septembre arriva, avec

ses premiers frimas. L’air se chargeait de fraîcheur

et les arbres se paraient d’une couleur pourpre

splendide tandis que la nature se préparait lentement

au long sommeil de l’hiver. Laetitia était à présent

rétablie et son opération n’était plus qu’un mauvais

souvenir. Il ne restait de sa cicatrice qu’un léger trait

rose. Elle aimait son existence à Sweet Valley. Sa

vitalité de jadis était revenue et elle s’activait dans la

grande maison des Brown où bien des pièces avaient

été laissées à l’abandon.

Après nombre de rebondissements, Lonny et

Joy s’étaient enfin décidés à se marier. Le mariage

aurait lieu à Noël et Laetitia se réjouissait de savoir

son frère entre de bonnes mains...

Un après-midi, alors que Cécile était à l’école,

elle traversa le salon et vit le piano à queue. Après

une hésitation, elle s’assit devant et laissa ses doigts

courir sur les touches. De vieilles mélodies nais-

saient spontanément sous ses mains. Les yeux clos,

elle se laissa aller au plaisir de jouer. Ce plaisir qui

avait été sa vie pendant des années.

218

Puis, sans même s’en rendre compte, elle se mit

à fredonner quelques chansons. Bientôt, sa voix

s’éleva dans la pièce et Laetitia retrouva l’ivresse

particulière du chant. Elle chercha ses partitions, fit

quelques exercices de vocalises et chanta pendant

des heures.

Elle n’entendit pas la porte qui s’ouvrit, ni le

pas de Chad. Laetitia plaqua un dernier accord et au

moment où elle prenait une autre partition, elle

l’aperçut et se figea. Il était debout devant elle, le

visage dur et fermé, ses sombres yeux pleins de tris-

tesse. Laetitia ressentit un sentiment d’angoisse. Que

lui arrivait-il?

— Ta voix est encore plus belle qu’avant, dit-

il d’un ton froid.

— J’ai juste fait quelques exercices, murmura-

t-elle timidement.

Chanter pour Laetitia était un peu le symbole de

sa réconciliation avec la vie. Elle avait décidé

d’apprendre le piano à Cécile. Et puis, si elle avait

d’autres enfants, ils aimeraient entendre leur mère

leur chanter des chansons... Le temps était loin où

Laetitia ne songeait qu’à la gloire. C’était un rêve de

jeunesse que la réalité avait rejeté. Vivre avec Chad

était tellement plus extraordinaire que ces rêves de

pacotille...

— Je ne t’avais pas entendue chanter depuis

longtemps, reprit Chad.

Elle referma le piano. L’expression de Chad

était si hostile ! Cela l’attrista. Ne comprenait-il pas

qu’elle avait besoin d’exprimer sa joie? Déjà, sa

réaction lorsque Cécile avait joué du piano avait

alerté Laetitia. La performance de Cécile, loin de

l’enchanter, l’avait irrité. Aussi Laetitia avait-elle

évité de renouveler l’expérience en sa présence.

Il y eut un silence. Un silence de plomb, pesant,

chargé d’électricité.

— Excuse-moi, Chad, je n’ai pas vu le temps

passer et je n’ai pas fini de préparer le déjeuner.

— Aucune importance.

Une anxiété irraisonnée l’envahit. Laetitia de-

manda, nerveuse :

— Quelque chose ne va pas?

— Non, tout va très bien.

Mais quand elle se blottit dans ses bras, elle le

sentit se raidir.

220

— Tu ne m’embrasses pas? demanda-t-elle,

étonnée par ce comportement.

Il la fixa une seconde, son regard toujours aussi

sombre, puis lui donna un baiser dont la violence

désespérée la stupéfia.

— Je veux que tu me donnes tout, Laetitia,

tout. Avant que tu t’en ailles, articula-t-il d’une voix

rauque.

— Que je m’en aille? répéta-t-elle. Je ne com-

prends pas.

— En t’épousant, j’ai accepté l’idée que tu

puisses partir d’un moment à l’autre.

D’un geste brusque, elle se dégagea. Sa stupeur

était telle qu’elle resta un instant sans répondre. Puis

la colère l’envahit.

— Si j’ai bien compris, je t’ai épousé avec

l’intention de m’en aller quand bon me semblerait?

— A ce moment-là, tu étais dans une situation

où tu n’avais pas d’autre choix que de te marier avec

moi. A cause de Cécile et de ton état de santé.

— Mais enfin, Chad, je t’aime ! Je t’ai tou-

jours aimé et si je suis revenue à Red Springs, c’est

pour toi !

— Je ne t’ai jamais parlé de mes sentiments à

moi.

Les mots serrèrent le cœur de Laetitia. Serait-ce

possible qu’il ne l’aimât pas ? Laetitia prit son cou-

rage à deux mains et demanda d’une voix trem-

blante:

— Veux-tu que je parte?

— Je ne te supplierai pas de rester.

— En d’autres termes, je suis libre de m’en al-

ler n’importe quand.

— Tout à fait. Si tel est ton désir.

Comment était-il capable de rester aussi calme ?

Aussi détaché ?

— C’est très généreux de ta part, Chad, merci,

lança-t-elle d’un ton coupant.

Il se contenta de la fixer du même regard froid.

Laetitia frémit.

222

— Je crois que je comprends, reprit-elle. C’est

à cause du piano, n’est-ce pas? La dernière fois, dé-

jà, j’ai remarqué que tu étais contrarié. Si tu ne vou-

lais pas que j’en joue, il ne fallait pas l’apporter ici.

— C’était une idée de Joy : elle pensait que

cela t’aiderait à te remettre pendant ta convales-

cence. S’il n’avait tenu qu’à moi, il serait resté chez

Lonny.

— Eh bien, renvoie-le chez lui!

— C’est bien ce que je ferai quand tu seras

partie.

— Enfin, Chad, cette conversation est ab-

surde! Je t’aime et je n’ai pas l’intention de te quit-

ter.

— C’est toi qui décides, Laetitia. Aujourd’hui

comme autrefois. Je ne chercherai jamais à te rete-

nir.

Sur ces mots, il pivota sur ses talons et sortit de

la pièce. Pendant quelques minutes, Laetitia demeu-

ra comme pétrifiée sur place. L’indifférence de Chad

l’avait humiliée. Ainsi donc, ce qui s’était passé

entre eux les semaines précédentes ne signifiait rien?

Les folles nuits d’amour, leurs baisers, la tendresse

qui les unissait... Tout cela ne signifiait rien, se répé-

ta-t-elle, accablée. Et ses paroles venaient d’anéantir

le bonheur auquel elle croyait depuis des mois. Elle

s’était mariée avec lui par amour et il venait de lui

faire comprendre qu’il l’avait épousée par pitié.

Des larmes de honte aux yeux, Laetitia grimpa

l’escaliers quatre à quatre pour se précipiter dans sa

chambre. Elle s’était persuadée d’avoir trouvé le

bonheur et la paix auprès de lui : elle s’était trompée.

Une erreur de plus. Mais la plus grave, car sans

Chad, sa vie était brisée.

Les pensées les plus folles la harcelaient. Que

faire?

Partir ? Rester ? Et endurer sa froideur et son

hostilité ? Non ! Avec des gestes saccadés, elle ou-

vrit les tiroirs de sa commode et sortit ses affaires. Il

fallait qu’elle s en aille. Tout de suite. N’importe où.

Elle hésita puis laissa sa valise ouverte, saisit son sac

et se précipita dans la cour. Chad était là. Sans un

regard pour lui, Laetitia s’engouffra dans sa voiture

et démarra.

Chad suivit des yeux le véhicule qui s’éloignait

en cahotant sur le sentier poussiéreux. Voilà, ses

prédictions s’étaient réalisées : Laetitia partait. Peut-

être était-ce mieux ainsi, songea-t-il d’un air sombre.

224

Chapitre 14

Laetitia roulait dans la campagne, sans aucune

idée de l’endroit où elle allait. Une seule pensée

l’obsédait : partir, loin, loin de Sweet Valley, loin de

Chad. Les mains crispées sur le volant, elle réprimait

les larmes qui lui montaient aux yeux. Il la chassait,

il ne l’aimait pas. Dire qu’elle avait cru trouver enfin

la paix et le bonheur auprès de lui ! Tous ces der-

niers mois n’avaient été qu’un leurre.

Elle s’aperçut qu’elle était près de la colline où

Chad et elle allaient si souvent autrefois. Le cœur

étreint par une poignante nostalgie, Laetitia gravit à

pas lents la butte et s’assit au sommet, la tête sur ses

genoux. Comment vivre sans l’amour de Chad ? La

brise fraîche de l’automne naissant agitait les arbres.

En contrebas, elle distinguait les troupeaux de che-

vaux qui déplaçaient leur masse brune à travers les

prés. Comme tout était calme, paisible ! Alors que

dans son cœur, la tourmente faisait rage, que le

chaos régnait dans son esprit.

Elle suivit des yeux les bêtes et aperçut la sil-

houette d’un homme. Mais ce n’était pas Chad. Per-

plexe, Laetitia fronça les sourcils. Qui pouvait bien

venir sur les terres de Chad? Elle regarda avec plus

d’attention et reconnut le vieux Wilber, le voisin de

Chad. Pourquoi était-il là? De quel droit?

Puis ses propres soucis l’assaillirent et elle ou-

blia ce fait bizarre. Au bout d’une heure, Laetitia,

plus calme, reprit le chemin du retour. Elle ne se

faisait guère d’illusions sur l’issue de leur querelle.

Chad était allé trop loin : son orgueil l’empêcherait

d’esquisser le moindre pas vers elle. Il ne lui restait

plus qu’à se résigner à partir. Car rester dans ces

conditions serait un enfer. Et pourtant, Laetitia était

certaine qu’il l’aimait.

Peut-être devrait-elle s’éloigner quelques jours

pour lui donner le temps de réfléchir? Oui, c’était

une bonne idée. Elle-même avait besoin d’un peu de

solitude pour recouvrer la paix.

Arrivée à Sweet Valley, Laetitia trouva la mai-

son vide. Pas un bruit, rien. Elle frissonna. Oui, il

fallait qu’elle parte. Elle ne supporterait pas ce si-

lence hostile. Une fois dans sa chambre, elle remplit

à la hâte une valise et prépara les affaires de Cécile.

226

Elle irait directement la chercher à la sortie de

l’école et lui expliquerait qu’elles allaient quelques

jours chez oncle Lonny.

Puis elle descendit dans le hall où elle laissa sa

valise et entra dans la cuisine pour boire une tasse de

café avant de partir. Chad était là, immobile, les

yeux froids. Laetitia réprima un sursaut. La dureté

de son expression lui fit mal.

— Tu pars? Je ne m’étais pas trompé.

— Je vais passer quelques jours chez Lonny.

C’est plus raisonnable.

— Lonny! Crois-tu qu’il voudra de toi?

— J’espère, répondit Laetitia, lasse. Sinon,

j’irai à l’hôtel.

— As-tu assez d’argent?

Sous l’insulte, Laetitia rougit et redressa le men-

ton.

— Oui, merci. De toute façon, je ne veux plus

rien de toi.

— Dans ce cas, c’est parfait.

Le silence retomba, pesant, oppressant. Laetitia

ne pouvait se résoudre à partir ainsi. Envers et contre

tout, elle attendait un signe de lui, un geste,

n’importe quoi. Elle espérait, folle qu’elle était, qu’il

lui dirait : « Reste, Laetitia, je t’aime, ne pars pas ».

Mais Chad demeurait muet, les bras croisés, un éclat

cruel dans ses yeux sombres.

A bout, Laetitia ne put s’empêcher de demander

d’une voix à peine audible :

— Tu veux... vraiment que je m’en aille?

Il en coûtait à son orgueil de prononcer cette

phrase, mais elle était si malheureuse!

— Si tu veux partir, je ne te retiendrai pas.

Son ton inflexible, dur, la déchira. Laetitia se

précipita dans le hall, saisit sa valise et se dirigea

vers la porte d’entrée. Il était derrière elle, elle le

savait, mais elle se jura de ne pas se retourner.

— Laetitia...

Elle s’arrêta.

— Oui?

— Crois-tu que tu es enceinte?

228

Son cœur se brisa. Non, non, pourquoi la tortu-

rait-il ainsi? Elle qui s’était bien gardée, justement,

de songer à cette éventualité. Elle se tourna vers lui.

D’une façon étrange, l’expression de Chad s’était

adoucie.

— Non, murmura-t-elle. Non, je ne pense pas.

Il ferma les yeux. Parce qu’il le regrettait? Ou

bien parce qu’il était soulagé? Compte tenu de l’état

de leurs relations, Laetitia aurait été bien en peine de

répondre à cette question.

— Je suis allée sur la colline, dit-elle. J’ai vu

Wilber qui conduisait ses troupeaux près de la ri-

vière. Que faisait-il là ?

Chad se rembrunit.

— Je lui ai vendu le terrain.

— Quoi ? Mais ce n’est pas possible ! Tu

avais juré que jamais tu ne céderais un arpent de la

terre des Brown !

Comme il se taisait, Laetitia comprit brusque-

ment. Chad avait eu besoin d’argent. A cause d’elle!

— C’est à cause de moi? demanda-t-elle, ef-

frayée, soudain.

— Oui.

Sa valise tomba par terre avec un bruit sourd.

— Mais... Et l’assurance?

— Ça n’a pas suffi. L’opération et

l’hospitalisation n’ont pu être prises totalement en

charge.

Laetitia avança d’un pas vers lui et lança,

acerbe:

— Pourquoi ne m’as-tu pas tenue au courant ?

Alors que je pouvais bénéficier de l’aide de l’Etat.

— Parce que tu étais ma femme.

Bouleversée, Laetitia le contempla avec intensi-

té. La souffrance altérait les traits de Chad. Il avait

sacrifié pour elle ce qu’il avait de plus cher au

monde.

— Tu m’avais expliqué que tu m’épousais à

cause de Cécile, murmura-t-elle.

— Je t’ai menti, Laetitia. Je t’ai épousée...

parce que je t’aimais.

230

Ces mots qu’elle désespérait d’entendre lui allè-

rent droit au cœur. Il l’aimait ! Et il la chassait !

Pourquoi ?

— Moi aussi je t’aime, depuis toujours. Pour-

quoi alors agis-tu ainsi?

— Je ne veux pas que tu te sentes piégée.

— Piégée? Je ne comprends pas, Chad!

— Je me suis rendu compte que tôt ou tard tu

repartirais en Californie. Et quand tu t’es remise au

chant, j’ai su que je ne m’étais pas trompé. Mais, tu

sais, j’avais accepté ça dès le début, acheva-t-il avec

une résignation qui lui donna envie de pleurer.

— Chad ! Comment peux-tu avoir des idées

pareilles ? Jamais je n’ai songé à partir! Jamais!

— Pourtant, tu as dit à Lonny que tu ne vou-

lais pas vivre comme ta mère et...

— Oh, Chad! Si tu savais comme je regrette

ces paroles ! J’étais inconsciente et puérile ! Toute

ma vie j’ai vu ma mère enchaînée à son ranch, sans

avoir la moindre possibilité de s’adonner à la pein-

ture, un art qu’elle adorait. Et je m’étais juré que

moi, je ne vivrais pas comme elle, que j’irais jus-

qu’au bout de mon rêve, que je deviendrais une

chanteuse célèbre!

Elle s’interrompit une seconde et secoua la tête

avant d’enchaîner :

— Quelle stupidité! Je me suis rebellée contre

du vent! Je n’ai trouvé en Californie qu’une vie arti-

ficielle, un univers de pacotille, des êtres pervertis,

cyniques, capables de tout pour réussir. Là-bas, tout

était faux. Il a fallu que Cécile naisse pour que j’en

prenne conscience. J’ai beaucoup souffert. Pendant

longtemps j’ai cru que c’était à cause de mon échec.

Ensuite, après mon opération, j’ai ouvert le carton

qui contenait les affaires de maman. Et là, j’ai com-

pris qu’elle avait été heureuse à Red Springs et que

je m’étais trompée. Elle avait en fait réussi à conci-

lier son amour de la peinture avec sa vie au ranch.

C’est pour ça que je me suis un jour remise au piano.

Quand j’ai pris conscience que ce n’était pas incom-

patible avec ma vie ici.

De nouveau, Laetitia s’interrompit et regarda

Chad qui l’écoutait avec attention.

— J’étais aveugle, Chad, reprit-elle. Je n’ai

pas compris que mon bonheur était ici, près de toi.

Ma plus grande erreur a été de te quitter, il y a neuf

ans. Voudrais-tu que j’en commette aujourd’hui une

deuxième ?

232

Mais il ne répondit rien.

— Tu ne cesses de me répéter que tu ne

m’empêcheras pas de partir. C’est comme si tu me

disais : « Pars, pars, va-t’en » ! Comme si tu avais

envie que ça se passe ainsi.

— Non, Laetitia, c’est faux!

Laetitia s’enflamma.

— Alors, pourquoi es-tu là, immobile devant

moi? Pourquoi ne m’arraches-tu pas ma valise ?

Pourquoi ne me retiens-tu pas? Tu ne vois pas que je

souffre? Que je... vais pleurer? Que je pleure, même,

parce que je ne veux pas te quitter?

Les larmes ruisselèrent tout d’un coup sur les

joues de Laetitia et Chad se précipita vers elle avec

un cri.

— Laetitia, mon Dieu, pardonne-moi! Par-

donne-moi.

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui, cou-

vrit son visage de baisers.

— Je t’aime, je t’aime. Je ne te l’avais jamais

dit, mais j’ai eu tort : c’est la première chose que

j’aurais dû te dire. Mais je… je souffrais tant!

avoua-t-il dans un souffle. Laetitia, pourquoi m’as-tu

abandonné il y a neuf ans?

Il enfouit la tête au creux de son épaule tandis

qu’ivre de bonheur, Laetitia caressait ses cheveux.

— Le passé est loin, Chad. Et il s’éloigne un

peu plus chaque jour.

— Tu as raison.

— Chad, pourquoi as-tu vendu le terrain à

Wilber sans m’en parler?

— J’aurais vendu Sweet Valley tout entier

pour te garder auprès de moi, mon amour.

— Chad...

Il la fit taire d’un baiser puis s’écarta, un sourire

aux lèvres.

— De toute façon, j’ai bien l’intention de le

racheter, ne t’inquiète pas ! Laetitia, ma vie était si

vide sans toi. Et tu es revenue, avec Cécile.

J’ignorais jusqu’à ce moment-là ce que le mot bon-

heur signifiait. Maintenant, je sais. Laetitia, je veux

adopter Cécile, je veux qu’elle porte mon nom.

— Chad, en es-tu bien sûr?

234

Elle était bouleversée. L’instant précédent, Chad

la chassait et maintenant, il lui donnait tout.

— Quelle question, voyons, Laetitia! murmu-

ra-t-il en souriant. Et tout à l’heure, quand je te de-

mandais si tu étais enceinte, c’était pour une raison

bien précise.

— Laquelle ?

— Pendant ton opération, j’errais comme un

malheureux dans les couloirs de l’hôpital. J’étais fou

d’inquiétude. J’étais là, dans un fauteuil, les yeux

fermés, quand j’ai vu notre avenir. Il y avait deux

garçons qui couraient partout dans la maison, des

garçons aux yeux bleus et aux cheveux noirs, insup-

portables, et toi tu riais! Cette image m’a poursuivi

pendant longtemps, aussi bête que cela puisse pa-

raître. Quand je t’ai vue avec ta valise, elle est reve-

nue et je n’ai pas pu supporter que mon rêve se brise

ainsi. Car moi aussi, j’ai des rêves, Laetitia...

— Tu veux avoir un enfant avec moi?

Sa voix tremblait, tant elle était émue.

— Un enfant? Deux, trois, quatre, cinq... au

moins!

En riant, elle l’embrassa et il la serra contre lui.

— Je t’aime, chuchota-t-elle, je t’aime à la fo-

lie.

A cet instant, la porte de l’entrée s’ouvrit à toute

volée et Cécile entra, très excitée.

— Maman, Chad, j’ai une nouvelle amie. Elle

s’appelle Sarah. Et elle a aussi un poney. Elle

n’habite pas très loin d’ici. On a décidé de s’inviter.

Et puis ma maîtresse, Mlle Blake m’a dit que mon

dessin était le plus beau. J’adore l’école!

Cécile poussa sa mère pour sauter au cou de

Chad. Laetitia sourit. Cécile serait-elle possessive?

Chad l’embrassa avec affection et Laetitia s’appuya

contre l’épaule de son mari.

La vie était bien étrange. Elle était revenue

presque mourante à Red Springs et voilà qu’elle était

mariée avec le seul homme qu’elle ait jamais aimé.

Sweet Valley... Oui, sa vie était là, à Sweet Valley,

près de Chad. Et ils auraient plein d’enfants. Et elle

continuerait à chanter, pour eux.

Quand Cécile l’embrassa à son tour, Laetitia

aperçut par la fenêtre un bout de ciel bleu. Le ciel du

Wyoming ne lui avait jamais semblé d’un azur si

pur. Et si rempli de promesses.