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rietberg.ch Eine Kulturinstitution der Stadt Zürich D E K K A N 17.03.2021– 15.08.2021 La peinture de l’Inde du Sud aux XVII e et XVIII e siècles

DEKAN ILI La peinture de l’Inde - Rietberg

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rietberg.chEine Kulturinstitutionder Stadt Zürich

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1 7 . 0 3 . 2 0 2 1 – 1 5 . 0 8 . 2 0 2 1

Südindische Malerei des 17. und

18. Jahr hunderts

La peinture de l’Inde du Sud aux XVIIe et

XVIIIe siècles

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DEKKANLa peinture de l’Inde du Sud aux XVIIe et XVIIIe sièclesAvec l’Empire moghol et le Rajasthan, le Dekkan est l’une des grandes régions artistiques indépendantes de l’Inde, surtout célèbre pour sa peinture – qu’il s’agisse d’enluminures, de pein-tures isolées ou de séries appelées ragamala.

Jusqu’à l’assujettissement complet de l’Inde du Sud par l’empereur moghol Aurangzeb, à la fin du XVIIe siècle, cinq dynas-ties – dont celles de Bijapur et de Golkonda – déterminèrent le sort du plateau du Dekkan. Celles-ci étaient les héritières directes du sultanat de Bahmani (du XIVe au XVIe siècle). Après leur victoire sur le royaume voisin de Vijayanagara, en 1565, lors de la bataille de Talikota, la région connut un âge d’or sur une période d’environ 120 ans. Avec l’intégration du Dekkan à l’Empire moghol suivit une brève phase, de 1687 à 1724, durant laquelle la peinture continua de s’épanouir. En 1724, la province administrative du Dekkan fit scission avec l’Empire moghol et fut incorporé à l’État princier d’Hyderabad, qui perdurera jusqu’au milieu du XXe siècle.

Pendant des siècles, le Dekkan resta – du moins en grande partie – sous la domination de princes musulmans. La culture urbaine était elle aussi d’obédience musulmane, tandis que la population rurale était majoritairement hindoue. Il n’était cependant pas question de séparatisme religieux – bien au contraire. La population elle-même était très mélangée. D’intenses échanges avaient lieu – avec la venue de populations d’autres régions de l’Inde, du Moyen-Orient et de l’Afrique de l’Est. Le Dekkan était pour ainsi dire déjà « global » alors même que le terme n’existait pas.

La peinture fait écho à cette diversité au quotidien, dont résulte un art aussi fascinant qu’hétérogène sur le plan stylistique – et un véritable défi pour les chercheurs.

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La collection du Musée Rietberg compte quelque 60 œuvres, dont une grande partie est ici présentée au public pour la première fois. L’exposition retrace l’histoire de la peinture du Dekkan de 1600 à 1800 et s’organise en trois chapitres ou salles :

La salle 1, consacrée au XVIIe siècle, se penche notamment sur les centres de Bijapur, de Golkonda et du Dekkan du Nord, ainsi que sur la période de transition moghole.

La salle 2 aborde le XVIIIe siècle à travers la peinture d’Aurangabad et de ses environs, ainsi que l’État princier d’Hyderabad et sa capi-tale, puis ouvre une perspective sur la peinture du Dekkan du Sud (Wanaparthy et Mysore).

La salle 3 est tout entière vouée aux ragamala du Dekkan. Une analyse détaillée de deux scènes tirées de ragamala clôt l’exposition.

Caroline Widmer (peinture indienne) et Axel Langer (Proche et Moyen-Orient)

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Ausstellungsräume Indische Malerei Park-Villa Raum 1

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Salle 1Ausstellungsräume Indische Malerei Park-Villa Raum 1

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1 La peinture du Dekkan au XVIIe siècle

La peinture courtoise du Dekkan est marquée par une grande tolérance envers les motifs et les techniques empruntés à d’autres tradi-tions, comme la peinture persane et indo-mo-ghole. Ces enseignements ont notamment été transmis par des artistes itinérants, comme Farrukh Beg, peintre d’origine persane qui travailla à la cour moghole vers 1600, puis pour

les princes de Bijapur, ou encore Muhammad ‘ Ali, qui l’avait pré-cédé. Plus tard, des œuvres de l’Iran safavide et de l’Inde du Nord parviendront en plus grand nombre dans le Sud.

Les artistes du Dekkan étaient donc réceptifs aux idées étrangères et, à l’inverse, leurs œuvres influençaient aussi la production artistique de leurs voisins. Il arrivait même que les peintres travaillent directement pour ces derniers. Muhammad Khan, par exemple, oeuvra à Bijapur pour le sultan Muhammad ‘ Adil Shah (r. 1627-1656), puis à la cour du shah persan ‘ Abbas II (r. 1644-1666). Plus connu encore, Rahim Dak-kani travailla très probablement à Ispahan vers la fin des années 1680. Des traits et motifs caractéristiques du Dekkan se retrouvent également dans la peinture moghole du XVIIe siècle et plus encore du XVIIIe siècle. À l’orée du XVIIIe siècle, même la peinture pahari des collines du Pendjab, au pied de l’Himalaya, s’inspira à ses débuts de motifs du Dekkan.

Depuis toujours, la peinture de Bijapur a tout parti-culièrement retenu l’attention des chercheurs : le règne du sultan Ibrahim ‘ Adil Shah II (r. 1580-1627), qui s’étend sur près de 50 ans, est encore aujourd’hui considéré comme un véri-table âge d’or. Ibrahim ‘ Adil Shah lui-même était aussi musi-cien et poète, mariant dans son œuvre les univers imaginaires islamique et hindou. Sous son impulsion, sa cour attira les meilleurs artistes. La peinture de son époque est imprégnée

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Empire moghol

Ahmadnagar

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Dekkan du NordAurangabad

Bijapur

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Golkonda Hyderabad

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d’un grand lyrisme – une caractéristique qui devient évidente dès lors qu’on la compare au « réalisme » souvent cité pour décrire la peinture moghole.

Les princes de Golkonda étaient encore plus atta-chés à l’art persan et moghol. Dès le début, leurs peintres entretinrent des relations riches et continues avec l’Iran : d’un côté, les artistes du Golkonda reprenaient des modèles per-sans et, de l’autre, leurs œuvres inspiraient les peintres d’Is-pahan. À partir de 1640, cependant, ils se confrontèrent de plus en plus intensément aux sujets, au style et aux tech-niques de la peinture moghole. Sur ce point, on peut par exemple citer l’art du portrait et le goût pour le dessin au pin-ceau aux teintes légères. Le style du Golkonda est plus « robuste » que celui du Bijapur, avec parfois une pointe d’iro-nie et d’excentricité.

Les « écoles princières de peinture » prirent fin lors-qu’Aurangzeb soumit complètement Bijapur en 1686 et Gol-konda en 1687. Suivit une période de transition sous domina-tion moghole, pendant laquelle se développa une sorte de marché libre de l’art impliquant d’anciens et de nouveaux acteurs. Cette transition s’acheva en 1724 avec la création du nouvel État princier d’Hyderabad, indépendant de l’Empire moghol.

3 Un Shāhnāma pour le prince de BijapurGrand amateur de livres, le sultan Ibrahim ‘ Adil Shah II (r. 1627-1656) possédait une bibliothèque de plusieurs milliers d’ouvrages. Celle-ci comptait également des manuscrits illustrés d’Iran, comme un Shahnama du dernier tiers du XVIIe siècle, qui pourrait avoir influencé les peintres de Bijapur de cette peinture (no 2). Dans l’ensemble, les peintres du Livre des Rois de Bijapur s’inspi-rèrent en effet de l’iconographie classique persane. La composi-tion des scènes présentant les personnages les plus importants

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et leurs actes suit ainsi des modèles établis du Shahnama. Sur le plan stylistique, cependant, les peintres de Bijapur suivirent leur propre voie. La comparaison avec la peinture de Shiraz à droite, datant d’environ 1570-1580 et provenant de notre collection (no 4), en atteste.

Les similitudes ne concernent que la posture et les gestes des personnages, de même que le type et la couleur des vêtements. Les êtres humains sont toujours représentés à la même échelle, qu’ils se trouvent sur le devant ou à l’arrière. Le fond est similaire ; il s’agit généralement d’un paysage rocheux et aride que surplombe un horizon haut et doré. Sur les pages illus-trées, l’encadrement des lignes de texte par des « nuages » dorés provient également d’une convention de Chiraz. Il en va de même pour la préférence accordée aux tons feutrés de rose et de violet. À Bijapur, cependant, on les oppose souvent à de riches teintes de vert et d’orange.

La conception des corps est quant à elle radicalement différente ; les peintres de l’Inde du Sud modèlent les visages au moyen d’ombres, leurs rochers apparaissent lourds et solides. Les arbres, eux aussi, ont davantage de relief et semblent suivre une croissance naturelle. Les coups de pinceau fins, souvent rouges, sont particulièrement représentatifs de Bijapur. Ils permettent aux peintres de donner au feuillage sombre une qualité tactile.

Notre peinture représente un épisode rarement illustré: À droite, on reconnait Farud, le frère du roi iranien Kay Khusrau. Farud était entré en conflit avec Tus, général de Kay Khusrau, qui avait envahi son domaine. Lors de cet affrontement, Tus envoya tout d’abord son gendre combattre Farud, puis son fils. Chaque fois, Farud tua son jeune adversaire ainsi que sa monture, comme le montre cette représentation. Plus tard, Farud fut tué au combat par un soldat iranien.

2 Farud tue le cheval d’un Iranien Folio tiré d’un Shahnama dispersé, Inde, Bijapur, 1600-1610 Don d’Eberhard et Barbara Fischer Musée Rietberg Zurich | 2016.210

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4 Shirin rencontre Farhad dans les montagnes Folio tiré d’un Khamsa (« les cinq livres ») de Nizami Iran, Chiraz, vers 1575 Don de Hans Vontobel Musée Rietberg Zurich | RVA 1015

5 Un portrait équestre particulierBien qu’on ne connaisse dans toute l’Inde qu’une poignée de manuscrits ou de fragments du Shahnama, son plus grand héros, Rustam, était une figure bien connue. C’est également vrai pour son apparence caractéristique telle qu’elle a été transmise dans de nombreux manuscrits persans illustrés ; il porte un pourpoint en peau de tigre. Son arme favorite est une massue en forme de tête d’animal. Son casque fabriqué avec un crâne de léopard est reconnaissable entre tous.

Le cavalier représenté sur l’illustration de droite (no 6) porte une tenue semblable. Quatre démons étant en outre visibles, on a longtemps cru que la peinture illustrait la victoire de Rustam après le combat contre le div blanc. Aux pieds de Rustam gît la dépouille décapitée de son adversaire diabolique, tandis que son crâne orne le casque du courageux héros.

L’œuvre soulève toutefois plusieurs questions, dans la mesure où la scène s’écarte des représentations habi-tuelles ; ainsi, dans son combat contre le seigneur démon, Rustam n’est jamais représenté comme un cavalier. De plus, son étalon préféré, Rakhsh, n’est pas un cheval blanc. Enfin, l’ensemble de l’accoutrement rappelle les portraits des princes indiens qui aimaient être peints à cheval.

En soi, la représentation d’un prince indien sous les traits d’un héros légendaire n’est pas rare. Il est en revanche plus difficile d’identifier le personnage représenté. Quelques éléments

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portent à croire qu’il s’agit d’Abu’l Hasan Qutb Shah, le dernier prince de Golkonda, dont le règne s’étend de 1672 à 1687.

Le fait qu’Abu’l Hasan ait choisi d’être représenté sous les traits d’un « second Rustam » s’explique par le contexte histo-rique ; à l'instar du héros persan, il était lui aussi assailli par un « État démoniaque » situé au nord – dans son cas, l’Empire moghol. En 1687, il se lança dans un combat héroïque contre Aurangzeb, mais perdit finalement la bataille, ses terres et ses biens. Il mourut en 1699 après douze ans de captivité.

6 Portrait équestre d’Abu’l Hasan Qutb Shah (?) en Rustam Inde, probablement Golkonda, 1675-1690 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1035

8 Un accident loin d’être exceptionnelEn Inde, les éléphants jouaient – et jouent encore aujourd’hui dans une certaine mesure – un rôle majeur. De tout temps, ils ont été utilisés comme bêtes de somme et comme animaux de parade et de combat. Bien qu’ils soient fondamentalement dociles, l’im-prévisibilité périodique des éléphants mâles pendant le musth peut cependant être dangereuse. Chez les pachydermes captifs, cette agressivité qui survient pendant la phase de reproduction est parfois dirigée contre l’homme.

Le dessin au pinceau de gauche (no 9) représente une telle scène dramatique – avec d’ailleurs un certaine malin plaisir. Apeuré par l’éléphant devenu fou, son gardien habillé simplement a trouvé refuge dans les branches d’un arbre. Dans sa détresse, son turban s’est défait. Le mahout, dont on peut souligner l’élé-gance, tente de retenir le mâle furieux en lui enfonçant le crochet de son bâton dans le crâne.

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La représentation d’un mahout sur son éléphant en train de courir est un sujet commun dans la peinture du Dekkan. C’est aussi le sujet de la peinture de droite (no 7), qui présente de grandes simili-tudes de détail. La comparaison souligne également l’habileté et l’inventivité de l’artiste de « l’Attaque de l’éléphant », qui a su réin-terpréter ce personnage classique et le placer dans un nouveau contexte.

L’attaque de l’éléphant se révèle également intéres-sante sur deux autres points. Il s’agit d’un dessin au pinceau seu-lement accentué par quelques couleurs – l’ocre, le brun et le rouge –, une technique qu’on appelle en Inde nı m qalam ou « demi-ca-lame ». Ses origines remontent à l’art persan, où elle connut une période d’essor vers la fin du XVIe siècle. La technique fut apportée en Inde du Nord par des artistes iraniens qui émigrèrent à la cour des Moghols. Au même moment, peu avant 1600, elle fit égale-ment son apparition à Ahmadnagar, dans le Dekkan, mais disparut ensuite du paysage artistique pendant un certain temps. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, la technique nı m qalam fut parti-culièrement en vogue à Golkonda.

Par ailleurs, l’inscription à peine visible en caractères takri, en haut, constitue une autre particularité. L’alphabet takri n’était alors utilisé qu’en Inde du Nord, notamment dans la région Pahari. On peut donc supposer que ce dessin au pinceau avait, depuis l’Inde du Sud, voyagé jusqu’à l’extrême Nord. Des études récentes appuient en outre une thèse plus ancienne selon laquelle certains peintres de l’Inde du Sud, après l’assujettissement de la région par Aurangzeb, à la fin des années 1680, se seraient dépla-cés jusqu’aux contrées situées au pied de l’Himalaya. Telle serait la raison pour laquelle des motifs du Dekkan figurent également dans la peinture pahari.

7 Éléphant et mahout Inde, Dekkan, XVIIe siècle Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1063

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9 L’attaque de l’éléphant Inde, Golkonda, 1650-1700 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1064

10 La peinture du Dekkan, un modèle pour la PerseLes influences du Dekkan ne sont pas seulement perceptibles jusqu’en Inde du Nord, elles apparaissent aussi dans la peinture persane de l’époque du shah ‘ Abbas II (r. 1644-1666). Les artistes du Dekkan ont ainsi repris des tendances stylistiques persanes, mais à l’inverse, leur art a également servi de modèle aux artistes persans.

Les œuvres de Muhammad Shaykh ‘ Abbasi, qui travailla à Ispahan entre 1647 et 1683, en sont un exemple parlant. Si l’Inde joua un rôle important dans son œuvre, ce n’est pourtant pas lui qui fut à l’origine en Perse de cette nouvelle école inspirée du Dekkan. Son maître Bahram Sofrakish joua ici un rôle décisif. Pour autant que nous sachions, celui-ci commença sa carrière dans le Dekkan et travailla à Ispahan vers 1640. Shaykh ‘ Abbasi s’inscrit dans son style, mais pas seulement ; environ la moitié de ses œuvres représentent des Indiens et des Indiennes ou sont liées à la culture indienne. Dans un cas au moins, il est de plus attesté qu’il a copié une composition plus ancienne d’Ahmadnagar. Enfin, il a adopté la manière indienne de peindre les perles en ayant recours à une épaisse couche de peinture, comme on le voit sur les bijoux de l’envoyé indien, à droite de l’illustration (no 11).

La technique utilisée pour peindre les yeux est signifi-cative. Le peintre a ici appliqué la formule en usage au Dekkan, qui consiste à laisser en blanc la paupière en forme de faucille. Cette caractéristique apparaît clairement si l’on se reporte à l’œil du mahout dans « l’Attaque de l’éléphant » (no 9). Son goût pour les

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dessins au pinceau légèrement colorés (nı m qalam) est peut-être aussi à rattacher aux œuvres du Dekkan. Dans d’autres œuvres de Shaykh ‘ Abbasi, on trouvera d’ailleurs des arbres qui rappellent le style de Bijapur.

Cette peinture de petite taille a pour sujet la rencontre du shah ‘ Abbas I (r. 1588-1629) avec l’ambassadeur Khan ‘ Alam, envoyé à Ispahan en 1618-1619 par l’empereur Jahangir (r. 1605-1627). La composition de Shaykh ‘ Abbasis se fonde sur une repré-sentation du peintre de la cour indienne Bishandas, qui accompa-gnait Khan ‘ Alam. Vers le milieu du XVIIe siècle, l’œuvre indienne a plusieurs fois été reprise par des artistes persans. La version de Shaykh ‘ Abbasi présente cependant une particularité ; il s’agit de l’interprétation d’un original moghol par un artiste persan s’inscri-vant dans le style du Dekkan.

11 Shah ‘ Abbas I recevant un envoyé indien Shaykh ‘ Abbasi, probablement Ispahan, daté 1065 H (1654/55) Don de la Dr. Carlo Fleischmann Stiftung Musée Rietberg Zurich | RVA 1039

13 La peinture dans le Dekkan du NordL’une des principales tâches de l’histoire de l’art est de faire cor-respondre un cadre temporel aux matériaux en question et de leur assigner un lieu spécifique. Pour ce faire, elle utilise des œuvres datées et signées. Celles-ci constituent ensemble un groupe pré-sentant des caractéristiques précises ; il peut s’agir d’un style cohérent, de sujets et motifs récurrents ou de la similitude des techniques utilisées. Ce cadre permet ensuite d’y intégrer – ou d’en exclure – des œuvres non datées et non signées. Les inscriptions et dédicaces d’une part et, d’autre part, les docu-ments indépendants des œuvres contribuent en outre à enrichir la vision d’ensemble.

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Pour la peinture moghole, liée à une cour dont de nombreuses œuvres et écrits signés et datés sont parvenus jusqu’à nous, il est relativement facile d’écrire une histoire de l’art qui soit cohérente. C’est en revanche plus difficile pour les sultanats de province comme ceux du Dekkan, car les matériaux disponibles sont moins nombreux. Au cours du siècle passé, les travaux de recherche ont cependant permis de faire apparaître un cadre cohérent.

Enfin, pour certaines œuvres, l’attribution à l’une des écoles de peinture princières connues dans le Dekkan demeure impossible. Pour ce petit groupe de peintures parvenues jusqu’à nous, toutes issues de ragamala, on a avancé il y a une quaran-taine d’années la désignation de « Dekkan du Nord ».

La peinture « Bangala Raga » tirée d’un ragamala (no 12) illustre bien ce phénomène (pour une analyse plus détaillée, on se reportera aux numéros 43-50 de la salle 3). D’une part, on observe des éléments caractéristiques, comme la palette de couleurs vives et les personnages comme représentés à plat. Le motif de l’ascète assis sur une peau (d’antilope) et le livre (pothi) qu’il tient dans ses mains sont eux aussi typiquement indiens. D’autre part, on remarque que certains motifs ont été repris de la peinture courtoise du Dekkan et adaptés stylistiquement. Dans le présent exemple, il s’agit ainsi des deux oiseaux à la longue queue, qui rappellent le simurgh persan. Pour les autres peintures, ce sont l’ornementation avec des arabesques (islamiques), les fontaines ou la rangée de fleurs ou de buissons au bas de l’illustration, et les bandeaux de nuages animés. Les deux derniers motifs plaident d’ailleurs en faveur d’une datation dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

12 Bangala Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Don d’Emmi Maier-Meierhofer Musée Rietberg Zurich | RVI 1680

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15 Une période de transitionAvec la soumission complète du Dekkan par Aurangzeb, en 1686-1687, ce sont non seulement les maisons princières et leurs ateliers qui disparurent, mais aussi les points de repère décisifs indispensables à une classification en histoire de l’art.

Par conséquent, la peinture du Dekkan à l’époque de la domination moghole – c’est-à-dire jusqu’en 1724 – est principale-ment attribuée à « Aurangabad ». En 1653, le prince Aurangzeb avait choisi la ville de Fatehnagar, située dans le Dekkan du Nord et sous administration moghole, pour en faire sa résidence princi-pale, alors rebaptisée Aurangabad. C’est de là qu’il dirigea ses campagnes contre l’Inde du Sud. À partir de 1682, la ville devint le siège du gouvernement de son empire, qui englobait désormais presque toute l’Inde. Entre 1724 et 1763, enfin, elle fut la capitale de l’État princier indépendant d’Hyderabad.

De nombreux dignitaires de l’armée et fonctionnaires fortunés étaient basés à Aurangabad, et la ville attirait quantité d’artistes venus des régions voisines ou des anciens ateliers prin-ciers. Une sorte de « marché libre de l’art » se développa, permettant la rencontre de styles nombreux et de talents variés.

Le folio no 14 tiré d’un ragamala est un bon exemple du style « Aurangabad ». L’appartenance au Dekkan se révèle dans des détails tels que les arbres au feuillage luxuriant dont les branches sont reconnaissables, les rochers mauves, l’horizon du ciel placé bien haut ou les différentes échelles (avec par exemple les nénuphars surdimensionnés). À cela s’ajoute la richesse des couleurs.

Stylistiquement, la peinture est bien différente du folio tiré du ragamala du Dekkan du Nord (no 12). L’artiste était visible-ment familier de l’art moghol (comme l’indique le ciel nuageux). Celui qui peignit cette œuvre – et d’autres folios de ce ragamala inconnu – était donc peut-être un ancien peintre de la cour du Dekkan œuvrant pour l’un des fonctionnaires qui résidait à Aurangabad.

Le folio no 16 provenant d’un Gulshan-i ‘ ishq (« Jardin d’amour ») pose davantage problème. L’illustration en question

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(l’un des 14 folios connus à ce jour) présente des caractéristiques stylistiques propres à Golkonda (les visages, voir aussi à ce sujet le no 17) ainsi qu’à Bijapur (les arbres). La disposition schématique en zigzag du premier plan, du centre et de l’arrière-plan ainsi que la palette réduite indiquent une production entre environ 1700 et 1725. À ce jour, cependant, il n’a pas été possible de déterminer de manière unanime la provenance géographique. Il faudra attendre d’autres informations pour qu’un jour, peut-être, soit résolu ce mystère.

14 Gambhira Ragaputra de Shri Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1670 (?) Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2065

16 Manhar sauvant Champavati du démon Folio d’un Gulshan-i ‘ ishq dispersé de Nusrati Inde, Golkonda, Bidar ou Hyderabad, 1700-1725 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 857

17 Shaykh soufi sur une terrasse Inde, Dekkan, début du XVIIIe siècle Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 1669

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18 Portraits représentatifs de hauts fonctionnairesEn histoire de l’art, la peinture de la période de transition, sous le règne d’Aurangzeb, présente encore beaucoup d’incertitudes, mais une chose est sûre ; l’art du portrait jouissait d’une grande popularité auprès des hauts fonctionnaires moghols, qui aimaient se faire représenter dans une pose « princière ».

L’un de ces portraits présente le fonctionnaire turkmène Qadir Dad Khan Lati, écoutant de la musique sur le toit-terrasse d’une maison (no 21, au mur). Il tient une fleur à la main – un geste qui, dans les portraits des membres de la famille régnante, était courant au XVIIe siècle. Ce détail – de même que la musique – fait référence à ses intérêts culturels et spirituels.

La terrasse servant de décor à un portrait trouve ses origines dans la peinture moghole. Les premiers exemples de « portrait sur la terrasse » ont été peints vers 1605 et, dès 1630, on en retrouve à Golkonda. C’est là que le motif se développera pro-gressivement pour devenir un classique du portrait princier repré-sentatif. La combinaison avec une véranda en contrebas, comme ici, est toutefois inhabituelle.

Le portrait équestre (no 19) présente ‘ Ali Asghar Khan Bahadur à cheval. Le noble d’origine iranienne était au service d’Abu’l Hasan Qutb Shah, sultan de Golkonda. Aurangzeb le nomma par la suite administrateur en chef du district du Karnatik, au sud-est du Dekkan.

Dans ce portrait équestre, on voit ‘ Ali Asghar pratiquant la chasse au faucon. La crinière tressée du cheval trahit l’influence moghole. C’est également le cas pour la posture du cheval, qui se présente en levade, une figure de l’équitation baroque européenne. Devenue populaire grâce aux portraits de Velázquez et Rubens, elle est parvenue en Inde par l’intermédiaire de gravures ou de peintures à l’huile. Dans les années 1660, Aurangzeb lui-même se fit pour la première fois représenter de la sorte. À peu près à la même époque, un portrait équestre similaire a été peint dans le Dekkan, mais au sein d’une scène de chasse.

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De cet axe pictural naîtra alors dans le Dekkan un type de portraits indépendant, comportant plusieurs personnages comme celui de ‘ Ali Asghar présenté ici.

Au début du XVIIIe siècle, le « portrait du chasseur à cheval » du Dekkan influença à son tour la peinture moghole et devint en outre populaire au Rajasthan. Le portrait du maharana Amar Singh II de Mewar (no 20) en est une preuve précoce. Le petit sanctuaire situé derrière la colline à droite et la technique pictu-rale rappelant les nı m qalam confirment que le peintre s’est ins-piré de modèles du Dekkan.

19 ‘ Ali Asghar Khan Bahadur à cheval Inde, Dekkan, vers 1700 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 828

20 Le maharana Amar Singh II de Mewar se rendant à cheval au temple de sa divinité familiale Attribué au « Stipple Master » Inde, Rajasthan, Mewar, vers 1710, Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1067

21 Portrait de Qadir Dad Khan Lati Inde, Hyderabad, vers 1700 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 837

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22 La peinture du Dekkan au XVIIIe siècle

Après la chute de Bijapur en 1686 et de Gol-konda en 1687, le Dekkan devint une unité administrative distincte au sein de l’Empire moghol. Aurangzeb déplaça également la capitale de l’Empire moghol dans le Dekkan, à Aurangabad. En 1713, l’empereur Farrukh Siyar (r. 1713-1719) nomma Asaf Jah Ier (1671-1748), qui avait été gouverneur pour divers souverains

moghols, au poste de Nizam al-Mulk, « administrateur de l’Em-pire », faisant donc de lui l’administrateur des six provinces du Dekkan. En 1724, il fonda la dynastie Asafjahi et, avec elle, l’État princier indépendant d’Hyderabad, qui perdurera jusqu’en 1948. Vers 1763, son quatrième fils, Asaf Jah II (r. 1762-1803), déplaça le siège du gouvernement d’Aurangabad à Hyderabad, et la ville devint ainsi un centre culturel important.

Avec la fin de l’indépendance, le mécénat centralisé dont profitaient les artistes du Dekkan s’effondra. À travers le renforcement du pouvoir régional sous Asaf Jah Ier et ses succes-seurs, la peinture fit cependant à nouveau l’objet d’un soutien accru de la cour. Cette situation, tout comme le fait que les peintres travaillaient pour un public large et pas forcément prin-cier, entraînèrent une diversité artistique et stylistique de la pein-ture dans le Dekkan, aussi passionnante que complexe du point de vue de l’histoire de l’art. Pour cette période, les classifications géographiques ne peuvent être émises que sous réserve.

Comme nous l’avons déjà vu, les œuvres produites dans le Dekkan du Nord entre 1670 et 1724 environ peuvent d’ordinaire être classées dans la catégorie « Aurangabad ». Mais certains experts classent de préférence sous « Hyderabad » les travaux datant de la période postérieure à 1700. Par ailleurs, nous savons qu’à Golkonda, par exemple, à quelques kilomètres seulement d’Hyderabad, on a continué de peindre. Hyderabad fait ainsi sou-

Mysore

État princierd’Hyderabad

Mysore

GolkondaHyderabad

Wanaparthy

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vent référence non seulement à la ville elle-même, mais aussi à l’ensemble du territoire de l’État princier du même nom. Celui-ci comprenait cependant à la fois le centre et l’est du Dekkan et s’est étendue à certaines périodes jusqu’à la pointe sud du sous-continent. Tout comme c’est le cas avec Aurangabad, il arrive donc souvent qu’on utilise « Hyderabad » comme terme collectif pour désigner les œuvres de la peinture du Dekkan réalisées entre envi-ron 1710-1720 et le début du XIXe siècle.

Les mutations politiques profondes allaient de pair avec d’importants mouvements migratoires. La présence au Dekkan de nobles venus de régions situées plus au nord est attestée dès la période de transition moghole (voir également à ce sujet la salle 1). De nombreux chercheurs mettent ainsi ce fait en relation avec des influences correspondantes dans la peinture. Dans le même temps, une partie de la population – dont des artistes – émigra du Dekkan vers le nord, ce qui explique à l’inverse la présence d’élé-ments propres au Dekkan dans la peinture des régions de Bikaner (Rajasthan) à Lahore (Pendjab).

Enfin, il convient de ne pas oublier les Européens (prin-cipalement les Britanniques et les Français), qui jouèrent également un rôle dans la peinture – soit en tant que clients, soit en apportant avec eux des œuvres d’art d’Europe, dont s’inspirè-rent les traditions locales. De leur côté, les collections historiques de villes européennes comme Amsterdam, Berlin, Dresde, Londres ou Paris prouvent que, dès le premier quart du XVIIIe siècle, la peinture du Dekkan avait trouvé son chemin vers l’Occident.

23 Hyderabad, centre artistiqueÀ partir du deuxième quart du XVIIIe siècle, une grande partie de la production artistique se concentra dans l’État princier d’Hydera-bad et la capitale du même nom.

Cette production artistique se caractérise surtout par une diversité stylistique, dans laquelle se reflètent les influences

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d’autres régions indiennes et d’artistes migrants. Néanmoins, certaines caractéristiques et particularités peuvent être mises en évidence.

De nombreuses peintures sont dominées par une symé-trie et un ordre stricts, perceptibles jusque dans les motifs textiles et plus encore dans les parterres de fleurs disposés géométrique-ment. Même les feuilles des arbres sont agencées de façon par-faitement régulière. On observe en outre des contrastes marqués entre les murs d’une blancheur immaculée et les marqueteries, les stucs et les étoffes très ornés. Cette esthétique renvoie à l’art de la cour moghole sous Muhammad Shah (r. 1720-1748), où furent réalisées des peintures aux caractéristiques similaires.

D’un point de vue général, l’architecture joue un grand rôle. C’est ce qui ressort clairement de la peinture no 33, avec son dôme en trois quarts. Si ces dômes sont caractéristiques des mosquées islamiques du Dekkan, c’est ici pour représenter un temple hindou que le peintre a utilisé ce motif. De nombreuses peintures donnent aussi à voir des terrasses auxquelles on accède par plusieurs marches et que les peintres mettent habilement en scène pour suggérer par la perspective un effet de profondeur. On remarquera enfin les ciels bicolores, dont les dégradés de cou-leurs sont réalisés au moyen de bandes horizontales.

Les peintures d’Hyderabad et des environs ne pré-sentent pas seulement une diversité des styles et des motifs, mais aussi des variations de qualité. L’exécution précise de cer-taines peintures (nos 31 et 32) indique clairement que des ateliers travaillaient à proximité immédiate du nizam et en contact étroit avec la cour. En marge de ce marché professionnel, il dut cepen-dant surtout y avoir un marché relativement libre, qui produisait des œuvres pour un public issu d’un milieu urbain plus vaste. Dans ce contexte, certains motifs ont été réalisés en grand nombre et de manière moins aboutie.

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24 Bilaval (Vilavali) Ragin Folio d’un ragamala, Inde, Hyderabad, 1720-1740 Don de Horst Metzger, Musée Rietberg Zurich | RVI 2067

25 Desavairati Ragini Folio d’un ragamala Inde, Hyderabad, vers 1750 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2071

26 Madhumadhavi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Hyderabad, vers 1750 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 862

27 Prince et dames visitant les ascètes Dessin d’atelier Inde, Hyderabad, vers 1750 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2060

28 Amante éplorée et ses domestiques Folio d’une série Rasikapriya Inde, Hyderabad, 1775-1780 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2073

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29 Albums « européens » et peinture indienneL’Empire moghol, après avoir connu sa plus importante période d’expansion, se désintégra progressivement à partir de 1707, date de la mort d’Aurangzeb. Les luttes de pouvoir internes sapèrent l’administration, tandis que des tribus locales indiennes et afghanes affaiblissaient la stabilité de la région. Le territoire placé sous la domination du nizam d’Hyderabad ainsi que le Bengale et l’Awadh prirent leur indépendance. En 1739, la conquête de Delhi par Nadir Shah de Perse porta un coup supplémentaire à l’Empire. Enfin, il faut mentionner l’incursion des compagnies anglaise et française des Indes orientales.

Les deux compagnies commerciales européennes avaient aussi à leur service des gens très intéressés par la culture indienne. Certains avaient acquis des albums de miniatures, qu’ils rapportèrent par la suite en Europe. Les collections les plus importantes sont celles de Jean-Baptiste Gentil, de Robert Clive, de Richard Johnson et du Suisse Antoine-Louis Henri Polier (en Inde de 1758 à 1788).

Polier était un collectionneur averti, soucieux de la qualité, qui avait de bonnes relations avec les souverains d’Awadh et de Lucknow. Dans la mesure où il se porta principalement acquéreur de peintures contemporaines, c’est-à-dire datant du XVIIIe siècle, nous disposons grâce à lui d’indices fiables quant à la datation des œuvres qui se trouve dans la collection du musée (nos 31 et 32).

Nous ne savons pratiquement rien d’un atelier princier de cette période, si ce n’est que Venkatchellam aurait travaillé à partir des années 1790 pour Asaf Jah II, le nizam d’Hyderabad (r. 1762-1803). L’influence de la peinture moghole contemporaine s’exprime notamment à travers le sanctuaire (no 32), représenté selon une perspective centrale, qui rappelle fortement une scène de temple de l’artiste moghol Faqirullah. Il est intéressant de noter que, dans sa version du Bhairavi Ragini (no 33), le peintre Kishan,

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qui travaillait à la même époque à Hyderabad, choisit également une perspective centrale pour représenter le sanctuaire de Shiva. La deuxième peinture d’A.-L. H. Polier en provenance d’Hyderabad (no 31) présente elle aussi des caractéristiques mogholes.

À l'autre extrémité de l’échelle qualitative se trouve le portrait de Mir Muhammad Amin Khan (no 30), sans doute peint au début du XVIIIe siècle. À l’origine, il devait probablement faire partie d’une série de portraits de dignitaires de l’époque d’Aurangzeb. Ces séries – il en existe plusieurs – ne furent pas seulement réalisées pour des clients locaux, mais aussi achetées par des Européens.

30 Portrait de Mir Muhammad Amin Khan Inde, Golkonda, vers 1700-1710 Don anonyme Musée Rietberg Zurich | RVI 867b

31 Kanada Ragini Folio d’un ragamala Anciennement partie de l’album d’A.-L. H. Polier Inde, Hyderabad, 1770-1775 Don de Hans Peter Weber Musée Rietberg Zurich | RVI 1820

32 Bhairavi Ragini Folio d’un ragamala Anciennement partie de l’album de A.-L. H. Polier Inde, Hyderabad, 1770-1780 Legs de Jürg Stockar Musée Rietberg Zurich | RVI 879

33 Bhairavi Ragini Folio d’un ragamala Kishan, fils de Muttam musavvir Inde, Hyderabad, 1770-1775 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1058

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34 Le Dekkan du SudLes peintures réalisées à Wanaparthy, à quelque 150 kilomètres au sud d’Hyderabad, se révèlent particulièrement colorées. Cet État de petite taille, mais néanmoins influent, fut d’abord placé sous la souveraineté du prince de Golkonda, puis, après la chute de celui-ci, en 1687, passa sous domination moghole, mais colla-bora ensuite à partir de 1724 avec Asaf Jah Ier (r. 1724-1748) à Hyderabad.

Ce que l’on peut réellement discerner dans les trois peintures présentées (nos 35-37) reste controversé ; alors qu’elles avaient jusqu’ici été identifiées pour la plupart comme des folios issus de ragamala, des recherches récentes les classent dans une autre série. Les inscriptions en telugu sont des versets en sanskrit invoquant des divinités hindoues. Elles ne correspondent pas aux versets classiques des ragamala, mais contiennent néanmoins des allusions à ceux-ci. On ne sait donc pas si elles remontent à des sources textuelles du ragamala qui n’auraient pas encore été identifiées ou si elles constituent une tradition propre. Iconogra-phiquement, cependant, ces peintures sont très proches des ragas ou raginis classiques (voir nos 38 et 39), même si elles pré-sentent aussi quelques particularités.

La datation est elle aussi controversée, avec une période allant de 1750 à 1775. Cette brève époque comprend toute une génération de peintres et de mécènes. Si la datation était un peu plus tardive, il serait même probable que l’une des rares femmes mécènes, à savoir Rani Janamma, ait commandé les peintures présentées ici.

Sur le plan artistique, ces feuilles présentent un style plus populaire et s’écartent nettement du genre de la peinture du Dekkan du Nord et d’Hyderabad. Outre les couleurs expressives et fortement contrastées, le décor est très abstrait. On remarquera ainsi les points blancs caractéristiques, qui délimitent par exemple les rochers, ou encore les ornements du fond, qui rap-pellent davantage des motifs textiles que des éléments naturels.

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35 Bhairava Raga (?) Folio d’un ragamala (?) Inde, Wanaparthy, vers 1750 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2063

36 Nilambari Ragini (?) Folio d’un ragamala (?) Inde, Wanaparthy, vers 1750 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2064

37 Nat Ragini (?) Folio d’un ragamala (?) Inde, Wanaparthy, vers 1750 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2062

38 Nat Ragini Folio d’un ragamala Inde, Rajasthan, Bikaner, vers 1720 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2164

39 Nat Ragini Folio d’un ragamala Inde, Rajasthan, Mewar, vers 1640 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 1971

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40 Plus au sudAu sud de Bijapur et de Golkonda, la peinture miniature eut long-temps une position marginale, voire inexistante. À l’apogée de l’Empire Vijayanagar (de 1336-1346 à 1565), les avancées artis-tiques notables concernaient principalement l’architecture des temples. Ce n’est que dans la première moitié du XIXe siècle que Mysore (Karnataka) devint un centre important pour la peinture et l’enluminure. On s’accorde à dire que le mérite en revient au raja Krishnaraja Wodeyar III (1799-1868), qui fut un grand mécène d’art.

C’est probablement sous son règne que fut aussi réali-sée la présente illustration, tirée d’un manuscrit de la Devi mahat-mya, la célébration hindoue de la déesse Devi (no 41). Outre cet ouvrage, on connaît d’autres manuscrits illustrés et rédigés dans la langue régionale kannada, tous attribués au même artiste. Son nom n’est pas parvenu jusqu’à nous, mais on suppose qu’il tra-vailla à la cour de Mysore entre 1820 et 1830. Son héritage artis-tique est d’une qualité, d’une précision et d’une originalité sans pareilles.

Pour les chercheurs, le mystère reste entier ; comment un peintre a-t-il pu créer une œuvre aussi impressionnante et personnelle sur le plan qualitatif, une œuvre à proprement parler « originale » ? Pour autant que nous le sachions aujourd’hui, l’ar-tiste ne s’inspira en effet d’aucune tradition préexistante. Même dans la région artistique la plus proche géographiquement, le Dekkan, on ne trouve pratiquement aucune trace correspondant au style du maître de Mysore. L’état actuel de la recherche ne nous permet pas de savoir d’où cet artiste d’exception tenait ses com-pétences en matière de composition, de maniement du pinceau et d’utilisation des pigments précieux.

41 Durga Mahishasuramardini Folio d’un Devi mahatmya Inde, Karnataka, Mysore, 1820-1825 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 914

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Ausstellungsräume Indische Malerei Park-Villa Raum 3

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Salle 3Ausstellungsräume Indische Malerei Park-Villa Raum 3

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42 RagamalaDans la peinture indienne, les séries de peintures qu’on appelle ragamala sont particulièrement courantes. Or, il n’existe pas d’équivalent en dehors de l’Inde. Il est donc difficile de « traduire » leur essence, regroupant peinture, poésie et musique.

L’expression ragamala est composée des termes raga et mala. Mala peut être traduit relativement facilement par « guir-lande » ou « chaîne » ; dans le contexte d’une suite d’images, on pourra ainsi parler d’une « série ». En revanche, avec la traduction de « coloration » qu’on donne souvent pour raga, on perd du point de vue occidental la référence à la musique. Le terme raga vient de la théorie de la musique indienne et renvoie à une suite de notes, dont le nombre varie généralement entre cinq et sept. Pour chaque raga, celles-ci suivent des séquences ascendantes ou descendantes données, qui suscitent dans le public une certaine humeur (rasa signifie en fait « goût ») – ou plutôt ; elles « colorent » un certain état d’esprit. Chaque raga est en outre composé de différentes humeurs de base (érotisme, héroïsme, pitié, colère, humour, crainte, horreur, étonnement), dont l’une prédomine toujours.

Les peintures ragamala ne sont cependant pas une traduction visuelle de ces humeurs, mais se réfèrent plutôt sur le mode iconographique à des sources littéraires, dans lesquelles la représentation visuelle des ragas est décrite en vers contempla-tifs. L’œuvre la plus connue et probablement la plus exploitée dans la peinture est celle de Kshemakarna, un prêtre de Rewa (Inde centrale, dans l’actuel État du Madhya Pradesh, qui borde le Dekkan au nord). Son ragamala fut sans doute composé vers 1570 et se fonde sur des modèles plus anciens. Kshemakarna décrit un système de six ragas, auxquels correspondent cinq raginis, le raga étant considéré comme le chef de famille et la ragini comme l’épouse. La distribution est élargie par des « enfants » pour for-mer une «  grande famille » de 86 ragas.

Le Dekkan est riche lui aussi de nombreuses peintures tirées de ragamala. Mais de même qu’on se trouvait confronté à

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une diversité stylistique pour la peinture en général, les ragamala réunissent également différentes traditions.

Pour les chercheurs, une explication possible à cette diversité déroutante réside dans le fait que le centre de la peinture se déplaça à Hyderabad. Les peintres qui y résidaient se trou-vèrent alors confrontés au nouveau système des ragamala de Kshemakarna, jusqu’alors inconnu d’eux. Comme ce système comprend beaucoup plus de ragas que les versions qui leur étaient familières, les peintres durent combler les lacunes avec des informations fragmentaires et imaginèrent donc de nouvelles illustrations inédites et pleines d’inventivité.

45 Un ragamala « floral » de la région d’AurangabadUn ensemble important et cohérent de folios tirés d’un ragamala du Dekkan figure dans la collection du Musée Rietberg et provient de la région d’Aurangabad (nos 43–50, et no 12, salle 1). En ce fon-dant sur ces 15 œuvres (qui ne font pas toutes parties de l’exposi-tion), il est possible d’imaginer à peu près l’effet qu’un ragamala complet en 86 éléments pouvait produire sur les spectateurs et à quoi pouvait ressembler le travail des artistes d’alors. Une deuxième série de la même période – dont nous ne possédons cependant que deux folios – semble à première vue très similaire. Elle présente toutefois des différences, notamment une zone de texte manus-crit et un cadre réalisé à partir de plusieurs lignes (no 44).

Le style expressif des peintures des deux séries est à même de frapper les esprits ; on remarquera notamment l’abon-dance qui les caractérise, tant en termes de couleurs que de motifs et d’éléments picturaux individuels. Le sens de l’expression « horror vacui », la peur du vide, est bien perceptible ici ; chaque surface, si petite soit-elle, est remplie de fleurs, d’animaux, de personnages ou d’arabesques. La géométrie et la symétrie jouent également un rôle majeur dans ces peintures. Toute la palette de

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couleurs est utilisée ; en plus de couleurs (contrastées) écla-tantes, les tons pastels, populaires dans le Dekkan, apparaissent aussi parfois dans des combinaisons pour certaines inhabituelles.

Si les experts qualifient volontiers cette série de « typique », l’attribuant à un style « purement Dekkan », certains éléments peuvent être rattachés au Rajasthan ou à l’Inde centrale. Il s’agit par exemple des compositions en quadrillage, des arbres stylisés ou de formations rocheuses particulières. Mais n’est-ce pas précisément la combinaison de motifs étrangers et de motifs propres qui constitue l’essence de la peinture du Dekkan ?

Les peintures présentées ici attestent d’un échange soutenu entre Amber (Rajasthan) et le Dekkan, qui s’appropria également des peintures mogholes. Plus tard, on remarquera des parallèles étonnants à Amber, mais aussi dans le Bundelkhand du Rajasthan. La région autour d’Aurangabad, au nord du Dekkan, semble convenir à la localisation de cette série ; la capitale provin-ciale de l’Empire moghol avait en effet un caractère très cosmo- polite et devint même par la suite le siège du gouvernement d’Aurangzeb. L'inscription bilingue en sanskrit et en persan, au verso, souligne cette diversité culturelle.

43 Hindola Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 1683

44 Hindola Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1670 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 1954

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46 Rama Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 1688

47 Champaka Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 1689

48 Mangala Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 1685

49 Sorathi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Don de Barbara et Eberhard Fischer Musée Rietberg Zurich | RVI 1692

50 Gonda Raga Folio d’un ragamala Inde, Aurangabad, vers 1675 Don de Barbara et Eberhard Fischer Musée Rietberg Zurich | RVI 1693

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51 Un ragamala « architectural » d’HyderabadOutre les folios d’un ragamala d’Aurangabad datant de la fin du XVIIe siècle (nos 43-50, et no 12, salle 1), le musée Rietberg possède également un fragment en trois parties (dont deux seulement sont exposées ; nos 60 et 62), ainsi qu’un second fragment en cinq par-ties tiré d’un ragamala des années 1770 (dont quatre seulement sont exposées ; nos 52-54, et no 33, salle 2). Les cinq peintures de ce dernier groupe ont ceci de remarquable qu’elles sont enca-drées d’une bordure étroite à fond rouge, avec un ornement floral couleur or.

En observant ces cinq folios du musée Rietberg, on remarquera sans peine le rôle prépondérant joué par l’architec-ture. On a déjà évoqué le temple représenté sous une perspective centrale dans la peinture no 33. Il s’agit là toutefois d’une excep-tion. Sur les quatre autres feuilles, la démarche de l’artiste (ou des artistes) s’appuie sur une conception traditionnelle, voire démodée par rapport aux œuvres contemporaines. L’accent est davantage mis sur l’effet de surface que sur un effet spatial partiel (voir nos 24-26 et 28, salle 2). Cet effet de surface crée d’ailleurs un ensemble harmonieux avec les champs de couleur clairement marqués et sciemment utilisés (blanc, vert tendre, rouge brique, gris argent et minium [rouge de Saturne]).

En considérant de plus près le cadre architectural, on remarquera que les cinq scènes se déroulent dans l’espace déli-mité des palais et des jardins. Les peintures semblent moins être une illustration directe du ragamala que des images de sa mise en scène – comme si les habitants du palais jouaient les scènes du ragamala.

Si l’on se reporte au ragamala plus ancien du XVIIe siècle (nos 43-50 et no 12, salle 1), il apparaît cependant que l’architecture des palais jouait déjà ici un rôle important.

De récentes recherches nous permettent d’attribuer le fragment du ragamala au peintre Kishan, fils et successeur de

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Mattam musavvir (terme perse signifiant « peintre »). Ce dernier travailla à partir du milieu des années 1730 pour Asaf Jah Ier, pre-mier nizam d’Hyderabad (r. 1724-1748), et pour ses successeurs. Entre 1750 et 1775-1780, son fils Kishan travailla non seulement comme artiste indépendant, mais dirigea aussi l’atelier de son père, dont il avait pris la suite. C’est ce qui explique aussi les diffé-rences stylistiques des peintures présentées. Celles-ci sont l’œuvre de plusieurs peintres. Par conséquent, il est probable que cette série ait été réalisée pour un client fortuné de la classe supérieure urbaine.

52 Malagaudi Ragini Kishan, fils de Muttam musavvir, ou atelier Inde, Hyderabad, 1770-1775 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1061

53 Vilavali Ragini (ou Shyama Kalyana Ragini) Kishan, fils de Muttam musavvir, ou atelier Inde, Hyderabad, 1770-1775 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1062

54 Patamanjari Ragini Kishan, fils de Muttam musavvir, ou atelier Inde, Hyderabad, 1770-1775 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1060

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58 Todi Ragini : les « modes » suprarégionales Pour clore cette exposition, on se penchera sur une comparaison entre deux scènes de ragamala, deux ragas. Il s’agit de Todi (nos 55-60) et de son compagnon Hindola (nos 62-64). Dans la tradi-tion du ragamala, Todi et Hindola sont synonymes d’humeurs printanières.

La scène désignée sous le nom de « Todi Ragini » est l’une des plus faciles à identifier. Dans le ragamala, le personnage est décrit comme une femme au regard acéré et au corps délicat. Séparée de son bien-aimé, la malheureuse amante vit isolée dans un bois où elle charme la faune sauvage.

Les cinq scènes de Todi Ragini montrent clairement que l’iconographie, c’est-à-dire les éléments à partir desquels peut être déchiffrée la scène représentée, est strictement définie. Les éléments centraux – une femme esseulée avec une vina (un ins-trument à cordes indien), et en compagnie de gazelles – sont reconnaissables dans tous les exemples.

D’autres similitudes – et des différences – sont cepen-dant aussi visibles :

La peinture no 57 est un Todi Ragini de Bikaner (Rajas-than). Traditionnellement, les artistes de Bikaner s’inspiraient beaucoup de la peinture moghole. C’est également le cas pour les ragamalas en général et pour ce Todi Ragini en particulier. En com-paraison, l’étang aux nénuphars qui occupe le devant de l’illustra-tion nous apparaît comme « moderne ».

Élargissons à présent notre horizon en considérant les quatre Todi Ragini du Dekkan, et nous retrouvons ici l'étang aux nénuphars (qui n’est pas mentionné dans le ragamala). Au XVIIIe siècle, il compte apparemment parmi les éléments indis-pensables de la scène de Todi Ragini. L’étang aux nénuphars n’est cependant pas une invention de l’Inde du Sud. On en retrouve déjà un exemple très précoce dans un manuscrit cachemirien datant d’environ 1650. Il semble qu’à partir de là, le motif pittoresque se

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soit rapidement répandu. Vers 1680, on en trouve la trace à Kishan- garh (Rajasthan) – et dans le Dekkan (voir « Raga Gonda », no 50).

Autre point de similitude ; le vêtement de l’héroïne. Dans trois des quatre peintures, elle porte une sorte de jupe por-tefeuille en brocart doré orné de fleurs éparses, complétée sur le devant d’un pan plissé orange (ou blanc selon le cas). (Notons que sur l’un des exemples, la palette de couleurs est inversée.) Là encore, nous avons affaire à une « mode » suprarégionale ; les premiers exemples nous sont fournis par un folio d’un ragamala de Murshidabad, capitale des nababs du Bengale (1704-1757), et peu après, dans une œuvre du Dekkan (no 57).

À partir de ces quelques exemples, il apparaît ainsi qu’au-delà de l’individualité des différents artistes, la peinture indienne du XVIIIe siècle repose sur des échanges intenses entre les traditions artistiques et sur une grande mobilité des artistes.

55 Todi Ragini Folio d’un ragamala Kishan, fils de Muttam musavvir, ou atelier Inde, Hyderabad, 1770-1775 Legs d’Alice Boners Musée Rietberg Zurich | RVI 1059

56 Todi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Dekkan ou Panjab, vers 1810 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2157

57 Todi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Rajasthan, Bikaner, vers 1800 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2159

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59 Todi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Dekkan, vers 1760 Achat avec des fonds de la ville de Zurich Musée Rietberg Zurich | RVI 821

60 Todi Ragini Folio d’un ragamala Inde, Dekkan, vers 1770 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2069

61 Hindola Raga : quand l’élément central d’identi- fication apparaît-il ?D’après la classification de Kshemakarna, Hindola Raga est le troisième raga principal. Comme Todi Ragini, c’est un raga de prin-temps, par conséquent associé à l’épanouissement de la passion et du jeune amour. Dans le contexte de la dévotion bhakti, il est donc souvent associé par la suite au dieu hindou Krishna dans certaines régions de l’Inde.

Chez Kshemakarna, Hindola est décrit comme un seigneur royal, né du nombril du Créateur (probablement une allusion à Vishnu). La peau claire, il tire des « flèches florales » accompagnées par des abeilles ou des bourdons, porte une cou-ronne étincelante et récompense les bonnes personnes par le bonheur. Tous ces éléments se retrouvent dans l’iconographie d’Hindola, de sa tenue richement ornée aux insectes bourdon-nants, en passant par sa précieuse coiffe.

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Dans notre série (nos 43-44, 62-64), la peinture la plus ancienne provient probablement du ragamala d’Aurangabad déjà men-tionné (no 43), qui porte une inscription. Sur le plan iconogra-phique, deux points se révèlent particulièrement frappants dans cette œuvre. D’une part, l’apparence royale d’Hindola est forte-ment soulignée par la présence de plusieurs serviteurs et, d’autre part, la balançoire d’habitude représentée fait défaut. Le terme sanskrit hindola désigne en effet une balançoire et constitue l’élé-ment iconographique le plus important permettant d’identifier le raga Hindola.

La plus ancienne illustration connue des versets du ragamala par Kshemakarna, datée d’environ 1610-1620 et peinte dans le style moghol populaire, présente les mêmes caractéris-tiques ; là aussi, la balançoire fait défaut et le personnage princi-pal est accompagné d’un serviteur.

Il semble que l’iconographie ait changé peu après l’achèvement de la peinture d’Aurangabad avec inscription, car dans la série sans inscription réalisée peu après (no 44), l’artiste met déjà en œuvre la nouvelle variante, qui allait devenir le stan-dard iconographique ; le roi est assis sur sa balançoire, entouré de beautés féminines.

Comme le suggèrent les représentations du raga Hin-dola d’Orchha, en Inde du Nord, le changement iconographique en faveur d’une balançoire devenue centrale se produisit probable-ment plus tôt. Apparemment, les peintres du Dekkan se confor-mèrent plus longtemps à l’iconographie ancienne de la version de Kshemakarna et n’adoptèrent la nouvelle variante avec balançoire que dans le dernier quart du XVIIe siècle. Par la suite, l’accent fut en outre moins mis sur la mise en scène de la royauté que sur un sentiment d’amour naissant, frais comme le printemps. Au lieu de jeunes hommes, ce seront alors de belles femmes qui entoureront Hindola. De là, il n’y avait qu’un pas pour faire le lien entre l’affec-tion féminine pour Hindola et l’amour dévotionnel pour Krishna qui est au centre de la dévotion mystique bhakti.

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62 Hindola Raga Folio d’un ragamala Inde, Dekkan, vers 1770 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2070

63 Hindola Raga Folio d’un ragamala Inde, Rajasthan, Bundi ou Uniara, vers 1770 Don de Horst Metzger Musée Rietberg Zurich | RVI 2013

64 Hindola Raga Folio d’un ragamala Inde, Rajasthan, Bikaner (?), 1650-1675 Legs d’Alice Boner Musée Rietberg Zurich | RVI 1056

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