Delbey, Évrard (2004) - Catulle Et Ses Lecteurs

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Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives11 | 2004 :Figures de la lecture et du lecteur

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  • Analyse et thorie narratives

    11 | 2004 :Figures de la lecture et du lecteur

    Catulle et seslecteursVRARD DELBEY

    Texte intgral

    A la mmoire de J. Granarolo,ce Catullien vivant.

    Nous inscrivons cette tude dans un sujet plus vaste :la construction de plusieurs types de lecteurs par un

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  • "A qui donc le donner, ce petit livreTout nouveau, polic de pierre ponce? -A toi seul, Cornlius, qui semblais prendre

    auteur. Nous avons choisi la figure d'un pote latin du1er sicle av. J.-C. pour analyser cette diversit qui agitsur les processus de rception d'un recueil de Pomes etdont l'un des aspects consiste en la figure du potelecteur de lui-mme, devenu autre par l'nonciation deson nom propre. Nous organiserons ce travail demanire mettre en perspective ce sentimentd'altration de l'identit morale. La traduction choisieest celle d'Andr MARKOWICZ, Le livre de Catulle, L'Aged'Homme, 1985; le texte reste celui de la Collection desUniversits de France.

    Ce ne sont pas les questions portant sur la rceptionde l'oeuvre de Catulle qui nous proccupent dans cetravail; autrement dit, nous n'tudierons pas lesjugements formuls par Properce ou Ovide -pour neprendre que l'exemple de potes partageant unethmatique lgiaque- sur la posie catullienne. Nousnous intresserons plutt aux diverses prsences delecteurs dans les Pomes selon que prdominent desrelations d'amiti, d'inimiti, de passion amoureuse; defait, le plus souvent Catulle adresse directement sonpome un destinataire prcis avec lequel il entretientun rapport individuel.

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    Toutefois, nous mettons part le premier pome durecueil : ddicace de l'ouvrage Cornelius Nepos, amidu pote, historiographe s'intressant aux hommesillustres tels Agsilas, Alcibiade, Aristide, Atticus, Caton,Cimon, Dion de Syracuse, Epaminondas, Hamilcar,Hannibal, Lysandre, Miltiade, Pausanias, Plopidas,Phocion, Thmistocle, Thrasybule... Pote ses heures,il dita peut-tre le manuscrit de Catulle. Le ton des versest affectueux et place Cornelius dans la position dulector doctus qui sait reconnatre les mrites dequelques petits vers :

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  • Mes petits musements pour quelque chose(...)Daigne donc l'accepter, ce tendre livre,Quoi qu'il vaille ... (...)." (c.1, 1-4, 8-9).

    "Mon Flavius, il faudrait que tu me parles,Tu ne pourrais te taire si ta belleNe manquait ni de charme ni de grce,Mais tu aimes je ne sais quelle putepuise, -tu as honte de le dire.(...)Ainsi donc, que tu sois ou non plaindre,Parle, -et toi comme celle que tu aimes,Que le charme du chant vous porte au ciel."(c.6, 1-5, 15-17).

    Cet envoi suppose un acte de lecture idale o seulCornelius Nepos jouit de la possibilit de lire tous lespomes, alors que le recueil prsente une multitude delecteurs nomms et isols par les vers qui les dsignent.Catulle recourt l'autorit d'une ddicace qui officialise,en le simplifiant, le rapport au texte potique; au-dessusdes lecteurs que l'existence spare, la personne d'unlecteur archtypal, charg d'accueillir la plurivocit,l'htrognit des textes; lecteur sinon unique, dumoins premier.

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    Nous commenons, donc, par les rfrences auxlecteurs-amis, ds lors que le recueil existe grce cette proximit due l'intimit partage de la vie prive.Ainsi le c.6 somme gentiment Flavius d'accepter deconfier Catulle le dtail de ses bats amoureux :

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    Nous trouvons un motif analogue dans le c.55 Camerius. Nous voyons immdiatement que la posie deCatulle n'est pas crite pour elle-mme; elle supposel'existence d'un lecteur qu'elle nomme et qu'elleinterpelle; nous voluons dans un espace littraire quireproduit la communication orale : cela fut analys enson temps par J. GRANAROLO. Destinataire le plussouvent unique, le lecteur n'est pas interchangeable.

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  • "Vranius, le meilleur des camarades,Le plus proche entre trois cent mille proches,Tu reviens t'incliner tes pnates,Chez tes frres chris, ta vieille mre,Tu reviens, sain et sauf ... C'est une fte!Tu viendras me charmer par l'Hibrie,Ses nations, leur histoire, leurs coutumesEt je t'embrasserai, enfin, sans trve,Sur le cou, sur les yeux et sur les lvres ...Qui des hommes heureux pourrait se direPlus heureux et plus gai que ton Catulle?"

    "Tu feras chez Catulle, Fabullus,Un festin, si les dieux sont favorablesEt si tu nous amnes de quoi faireCe festin, -une fille blouissante,De l'esprit et du vin et tous les Rires.Si tu prends tout cela, gracieux jeune homme,Tu feras un festin puisque les toilesD'araigne rgnent seules dans ma bourse.En change, reois le pur AmourEt le plus lgant, le plus aimableDes cadeaux : un parfum que mon amanteA reu de Vnus et Cupidon.Tu prieras que les dieux, mon Fabullus,Te transforment en nez ces essences."

    Autre exemple, le c.9 qui dit l'exultation saisissant lepote au moment de revoir son cher Veranius :

    Cette tendresse marque galement l'invitation aufestin envoye Fabullus qui, par son inspiration,reprend la posie de banquet dont la tradition estgrecque; nous pntrons, alors, dans un petit monde deplaisirs partags; lecteur hdoniste de ce c.13, Fabullusne nous sera connu que par son got de la vie joyeuse :

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    Ainsi compos, ce pome pigrammatique est un billetqui semble attendre sa rponse. Calvus, de son ct,orateur et pote clbre, pleura dans un recueil d'lgiesson pouse Quintilia; Catulle crit pour lui le c.96 os'expriment tout le tact et la beaut d'une compassion

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  • "S'il se pouvait que les tombes, pourtant muettes, prouventQuelque agrment sentir notre tristesse, Calvus,Dans le tourment des regrets qui revit nos amours de jeunesseQuand nous pleurons l'amiti morte pour nous ds longtemps,Quintilia serait moins afflige d'tre morte si jeuneQue bienheureuse en voyant comme tu l'aimes toujours."

    "J'aimerais, toute douce Ipsithilla,Mes charmantes jouissances, mes dlices,Qu' midi tu m'invites dans ta chambre.Et si tu m'y invites, sois gentille,Ne mets pas le loquet contre la porte,N'essaie pas de sortir avant que j'entreEt attends, bien au calme, dans ta chambre,Prte tre foutue neuf fois de suite.Mais alors, que ce soit l'instant mme,Car, repus, repos, la panse pleine,Je transperce dj tunique et cape."

    "Ah, Caton, cette blague tait si drleEt si digne pour toi d'clats de rire!

    qui se veut porteuse de consolation :

    Cette courte lgie montre elle aussi que le poten'envisage de public que compos de ceux dont il se sentle plus proche, tant que ses relations sont places sous lesigne de la confiance amicale et du dvouement. Celapermet des variations de ton dans ce registre positif :sourire, joie, amusement, tristesse vitant de peser trop,autant d'instantans de l'criture et de la vie. Le c.50complte l'image de la force de l'amiti pour LiciniusCalvus. Le billet rotique Ipsithilla marque, samanire, cette vidence de l'existence qui devient latexture de la parole littraire; c'est le c.32 :

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    L'criture concide avec ce moment d'impatienceamoureuse. Nous terminerons cette premire sried'exemples par le c.56. P.Valerius Caton, auteur depomes mythologiques et rotiques voire obscnes, yoccupe la place de lecteur privilgi car instruit avanttout le monde d'une scne ose :

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  • Ris, Caton, toi qui aimes ton Catulle;Cette blague, vraiment, tait trop drle.J'ai surpris un garon trouant sa garceA grands coups, et, pour plaire la desse,J'ai perc, tout rigide, ses arrires."

    "Je vous baise, putain, je vous transperce,Aurlius le pd, Furius la pute!Pour des vers dlicats, trop peu pudiques,M'accuser de sombrer dans la dbauche?!...En son corps, le pote pieux est chasteMais dans ses petits vers c'est inutileCar ils n'ont du piquant et de la grceQue s'ils sont dlicats et peu pudiques,S'ils veillent encore les dsirs

    Ni la chastet ni la vertu ne sont de mise ici; labrutalit tient au mode d'nonciation tout autant qu' ladsignation mme du lecteur qui se veut provocante; lecaractre public que prend la transgression audacieusede la morale collective se fonde, en effet, sur uneambigut : Catulle joue sans doute sur l'homonymie quifait penser au respectable Caton d'Utique, lorsqueP.Valerius Caton est interpell. Ainsi, le pome trouveune part de sa force dans ce quiproquo possible proposde son destinataire.

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    Ces exemples de lecteurs, donc de lectures faire desPomes, nous semblent montrer que les figures delecteurs nomms permettent de concilier les rfrencesau rel avec la posie; crits de manire "raliste", lescarmina n'excluent pas l'"autorflexivit", Catulleconcevant sa posie comme la mise en scne d'unlecteur-destinataire qui le renvoie lui-mme, sessentiments. ce titre, nous pouvons voquer le lecteurdouble de l'auteur et le pome miroir tendu o l'ami sereconnat.

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    Il n'en va pas de mme lorsque Catulle s'en prend ses ennemis : les lecteurs-ennemis sont l'objet detoutes les invectives. Aurelius et Furius l'apprennentplusieurs fois leurs dpens :

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  • -Pas des gosses- des hommes bien poilusQui ne peuvent bouger leurs reins trop lourds.Me traiter de fillette si je parleDe milliers de baisers dans mes pomes?!...Je vous baise, putain, je vous transperce!"

    "Qui peut le voir, cela, qui peut le supporter,A moins d'tre un joueur glouton et perverti,Que Mamurra possde ce que possdaientLa Gaule Chevelue et toutes les Bretagnes?Roulure-Romulus, peux-tu le voir, cela?" (v.1-5).

    "Noble, oratorissime fils de Rome,Chez les morts, les vivants, Marcus Tullius,Et les rhtoriqueurs encore natre,Ton Catulle te rend des tas de grces,Lui, le plus mprisable des potes ...-

    Ce c.16, qui est lire avec les c.15, 19, 23, 26 contre lesmmes, est paradoxal : tout en affirmant la distinctionentre le Je du pote et le Moi de l'individu, il reprsenteAurelius et Furius en ennemis personnels, cibles desvers. Constat identique propos du virulent c.29 quiattaque Mamurra, aide de camp et ami de Csar,commandant du gnie pendant la guerre contre lesGaulois : il s'tait enrichi force de rapines et Plineraconte qu'il fut le premier Romain n'avoir que descolonnes en marbre dans son palais; Catulle ne cesse dele surnommer Verge (cf. les c.115, 114, 105, 94, 57) etn'hsite pas insulter Csar et Pompe, pour quelquestemps encore allis politiques; ces lecteurs illustres,mentionns par le c.29, signalent l'enracinementhistorique, voire idologique, d'une posie si prochealors des "graffiti" :

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    Le pome continue dans le mme dbordement demots insolents. Les c.54 et 93, plus spcifiquementdirigs contre les csariens et leur chef, transformentl'espace littraire en terrain d'affrontement public. EtCicron lui-mme n'chappe pas aux emportementsd'un pote devenu satirique. C'est le fameux c.49 :

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  • Tout aussi mprisable, ce pote,Que tu es l'avocat le plus louable."

    L'ironie n'est pas dguise : le compliment final estexcessif, rparant mal l'emphase volontairement ridiculedu premier vers. De fait, Cicron n'apprciait pas lesnouveaux potes parmi lesquels Catulle et Calvus taientles plus clbres. Au-del de l'animosit des personnes,une querelle d'esthtique : l'orateur ne peut lire lesPomes avec bienveillance, il n'y trouve pas la beaut dela grandeur morale qui suscite le sublime.

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    Nous sommes, donc, dans une posie o l'objet de lareprsentation est la situation rcurrente de la relationauteur/lecteur; la classique hirarchisation qui, hritagede la Potique d'Aristote, fait de la tragdie et del'pope les deux genres majeurs, par opposition cesgenres mineurs que sont la comdie, l'lgie, la posielyrique et la satire, est fortement mise distance : unpote peut tre doctus tout en privilgiant dans la vierelle l'exprience individuelle au quotidien et non lesgrands moments intressant la collectivit, qu'ils soientlgendaires ou socio-historiques. Catulle abaisse mmeles personnages de rang social lev qu'il reprsente, telsCsar ou Cicron, en les comptant au nombre de sespropres ennemis. Nous assistons une dvalorisationvolontaire de la potique aristotlicienne, si nousentendons par ce terme un art de l'vocation imaginairequi prend pour modles les sujets et le style pico-tragique, et de la rhtorique cicronienne, si nousdsignons de la sorte un art de la communicationpolitique selon les principes philosophiques du beau etdu bon. Mme si Catulle adopte le ton qui convient selonla personne laquelle il destine son pome, il nerespecte pas la convenance esthtique qui visel'universel par la reprsentation hroque de l'humain.Cependant, le pote sait mettre en forme des effets decontraste, il joue la varit des sentiments contrela convenance. L'omniprsence des lecteurs de Catulle

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  • n'est pas innocente, mais indique une volution desgots littraires; nous l'interprtons comme une marquede l'mergence de l'individuel dans le potique.

    Le c.30 insiste sur cette nouveaut. Alfenus n'a pas enamiti la fidlit d'un Veranius ou d'un Calvus; lechagrin qu'en prouve Catulle prouve amrement que laposie ne peut plus tre harmonieuse; chaque tatd'me ou presque correspond un ton.

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    Nous abordons maintenant des textes o l'amitipersiste sans pourtant exclure la souffrance et la plainte;par eux, nous saisirons mieux encore ce que signifie uneesthtique du contrepoint et de la lecture

    plurielle, puisque, dans un mme pome et non plusd'un pome l'autre, les motions se mlent. La figuredu lecteur s'enrichit de cette capacit de s'adapter ladiversit. Le c.65 inaugure la part des Pomes crite enmtrique lgiaque; il annonce le c.66, inspir deCallimaque, sur la Boucle de Brnice. Adresse Ortalus, cette lgie dit la fois la douleur, l'absence dela douce inspiration des Muses et le devoir de tendreamiti qui pousse Catulle envoyer quand mme le c.66promis Ortalus. Longuement travers par la peineaccablante que continue de produire la mort du frre dupote, le texte est mythologique par la rfrence Philomle dplorant l'assassinat de son fils, personnelpar la pense du frre disparu aux pieds tout ples quebaigne le Lth, rotique par la gracieuse mise en scned'une jeune fille avouant malgr elle sa mre qu'elle aun fianc dclar. Ces trois registres sont trois imagescomplmentaires du style lgiaque qui, ainsi, supposetrois modes de lecture : celui, originel, du chant de deuil;celui, romain, du pathtique subjectif; celui, alexandrin,de la passion amoureuse. Une harmonie de contrastes secre alors et le style lgiaque runit diversesmanires d'crire, donc de lire le mme sujet.

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    Le c.68 Manlius reprend ce principe.Apparemment tromp dans ses espoirs de bonheur en

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  • "Vivons donc, ma Lesbie, aimons, te dis-je,-Que les voix des vieillards les plus austresNous drangent autant que vent qui passe.Le soleil peut mourir, s'il doit renatre,-Nous, que meure, une fois, notre tincelle,Nous avons dormir la nuit des sicles.Donne-moi cent baisers, et mille ensuite,Et un autre millier, et puis cent autres,

    amour, Manlius attend de Catulle le rconfort; l'lgierpond un "billet puis", tout humect de pleurs;mais le pote est toujours aussi abattu par le malheur d la perte de son frre; alors la consolation de l'autreparat impossible celui qui se sait lui-mmeinconsolable et Catulle, retir Vrone, loin de Rome etde ses amours, n'a rien envoyer pour soulagerl'affliction de son ami (v.1-40). Le mode de lecturedominant est le "pathos". Cependant, la longue suite dupome (v.41-162) introduit l'rs par le rappel del'amiti dont Manlius fit preuve en favorisant les amoursde Catulle; l'loge de l'ami et de l'amour se confondent :le pote retrouve le ton de l'lgie alexandrine pourdcrire l'arrive de l'aime (v.133-134 aprs les vers67-72). Mais, en songeant la passion lgendaire deLaodamie pour Protsilas, Catulle se souvient del'enlvement d'Hlne et de la funeste guerre de Troie,provoquant le retour lancinant de l'image de son frremort en terre troyenne prcisment. Subtilement,l'lgie progresse dans cet entrelacement de bonheurs etde malheurs; l'rs finit par triompher, le texte seconclut sur l'loge de l'adultre (v.161-162). Catulledonne donc une lgie qui clbre la vie par une srie detopiques croises.

    Aussi devons-nous tudier prsent les pomes l'aime, Lesbie douce et cruelle; ils sont anims de cettecomplexit de sentiments o le lyrisme intense entre enconflit avec le scatologique. Il suffit de mettre bout bout quelques pomes pour que cette belligrance dutexte apparaisse.

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  • Et encore un millier, et cent encore,Pour qu' force d'accumuler les millePour nous-mmes s'embrouille leur dcompteEt qu'un homme mchant ne nous jalouseA connatre le nombre des baisers" (c.5);

    "Tu me disais autrefois ne connatre qu'un homme -Catulle-Et le laisser sans rival, ft-ce, Lesbie, Jupiter.Je t'ai aime alors non pas comme on aime une amante,Mais comme un noble pre aime son gendre et son fils.Je te connais aujourd'hui, et bien que le feu me dvore,Tu me parais tout coup sans importance, sans prix.Est-ce possible? dis-tu. L'amant, devant tant de bassesse,Aime toujours plus fort, mais ne peut plus respecter" (c.72);

    "J'aime et je hais. Tu demandes peut-tre comment c'estpossible?Qui peut savoir? C'est ainsi. Moi, je le sens sur ma croix"(c.85);

    "Si, soudain, les dsirs et les rves d'un homme s'exaucent,C'est, contre toute esprance, un vritable bonheur.C'est ce bonheur, plus prcieux que l'or, que j'prouvemoi-mmeQuand je te vois, Lesbie, -rve exauc- revenir,Oui, revenir de toi-mme, venir contre toute esprance Moi. Que la pierre la plus blanche ternise ce jour!Qui a jamais vcu plus heureux que moi, qui peut direPlus que moi que sa vie est comme un rve exauc?" (c.107);

    "C'est un amour bienheureux, ma vie, que tu me proposesPour qu'il dure entre nous jusqu'au-del de la mort.Faites, dieux tout-puissants, qu'elle puisse vraiment lepromettre,Que ses paroles lui soient toutes dictes par le coeurEt qu'il nous soit permis de mener au terme suprmeCette ternelle union, lien d'une sainte amiti" (c.109).

    Ces pomes adresss directement Lesbie disent lesintermittences du coeur, les lans briss puis renaissant.Seul le c. 37 dirig contre Egnatius avilit la matresseinfidle qu'il montre en prostitue des bas-fonds deRome; le lieu est une "taverne putes", le pome serait graver sur la porte :

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  • "Car cette belle qui a fui mon treinte,Aime comme nulle autre amante en les sicles,Pour qui j'ai tant livr d'ardentes batailles,S'asseoit ici. Et vous l'aimez, tous ensemble,Indignement refaits tout braves, tout riches,Roulures minuscules des rues troites,Et toi surtout, le bon premier des hirsutes,Enfant de la Celtibrie lapinire,Toi, Egnatius, fameux par ta barbe opaqueEt par tes dents frottes d'urine hibrique" (c.37, 11-20).

    "Il me semble presque divin, cet homme,Lui, s'il plat aux dieux, les surpasse mme,Quand il te fait face et qu'il te regardeEt qu'il t'couteRire toute tendre, ce qui me brouille,Malheureux, l'esprit; -que je t'aperoive,Et cela, Lesbie, fige dans ma gorgeToute parole,

    Image composite, Lesbie, lectrice principale, estaussi la uarietas incarne du monde : sujet d'lgiesamoureuses, elle devient l'objet d'pigrammes; image del'alternance de beaut et de laideur qui fait la fortune deCatulle, "mimsis" mi-froce, mi-tendre. L'ami aim,Juventius, partage avec Lesbie ce statut thique quifonde une esthtique de la contradiction (cf. les c.24 et48 / les c.81 et 99).

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    Reste Catulle lecteur de Catulle. Lorsque le potecrit pour lui-mme, les insertions de son noms'effectuent selon deux modes, positif ou ngatif. Lathmatique de cette lecture de soi est la passion pourLesbie dans ses effets ravageurs. Le c.46 est le seul exprimer la joie du retour en Italie et la hte de quitter laprovince de Bithynie. Nous choisirons comme premierexemple de ce souci de soi inquiet le fameux c.51 :imitant le pome de Sappho, Catulle se reprsentecomme poeta doctus et comme individu; il apostrophe,en effet, dans l'crivain lecteur de la potesse l'hommepriv lisant ce que la pratique de l'mulation littraire aproduit afin de se mettre en garde contre lui-mme :

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  • Ptrifie ma langue, foudroie mes veinesD'un brasier malin, -mes tympans bourdonnentJusqu'au fond du crne, mes deux lumiresVoient les tnbres.Le repos, Catulle, fera ta perte,

    Le repos t'excite, te tient, te comble,

    Le repos a tu tant de princes, tant de

    Villes heureuses".

    D'abord le pote regarde un homme coutant le rirecharmeur de Lesbie, puis il se dcrit regardant Lesbiejusqu' tre aveugl d'amour par elle, enfin Catulleindividu regarde les vers du Catulle pote et prdit saperte. Ce dplacement progressif de la perspective delecture modifie les points de vue : le sentimentamoureux, sublime au dbut et dans le corps du texte, sechange en pressentiment pesant de mort. Objet de sapropre reprsentation, Catulle cre une rupture dansson identit de sujet : il n'est plus seulement aveugl parla passion, mais il est aveugl/lucide. L'intensit obscuredu choc amoureux prend tout son sens par le contrastedes derniers vers o le pote voit brutalement clair sursa condition pitoyable et terrible la fois. Recul,distance, mise en lumire d'une ccit morale. Catulledvoile, par la rfrence intertextuelle Sappho,l'altration de sa personnalit. Le c.79 voquera, de fait,le "triste Catulle" (v.2) au moment o le pote reproche Lesbie d'aimer son propre frre Clodius; l'videncepathtique que la mmoire intertextuelle de Catulleavait mise en forme dans le c.51, est dsormaisinaltrable. Le point crucial enfin se trouve atteint,lorsque le pome ne met plus seulement Catulle enprsence de lui-mme, mais en prsence des deuxmoitis de sa personnalit partage entre l'amour et lerenoncement l'amour. Catulle pourfendu. La potiquede la varit n'est pas dissociable du sentiment amer quele pote prouve de sa dualit intime; le retrait, le replisur soi constituent une modalit autre de l'nonciation;l'introspection prend la forme de la discordia. Ainsi, de

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  • la uarietas la discordia les Pomes n'entrent pas dansl'espace dfini par Ph.HAMON pour qui tout textelittraire crit fonde "une communication diffre", doncimpossible rajuster et susceptible de s'adresser unpublic htrogne qui n'est pas "totalement prvisible"("Texte littraire et mtalangage", Potique n31, 1977,p.264).

    Le c.8 s'organise donc selon une suited'admonestations que le pote dirige contre lui-mme.Le premier vers : "Catulle, malheureux, mets fin auxfolies" indique la prise de conscience d'un tat amoureuxdsormais rvolu; le v.9 : "arrte aussi, me faible"invite au sursaut moral et rpond au dcouragement desvers prcdents; le v.12 : "tu vois, Catulle tient ferme" estpour Lesbie laquelle il prdit une existence de femmedlaisse; le dernier vers : "Mais toi, Catulle, tusupportes" conforte le pote dans sa dcision derenoncer celle qu'il aima. Le pote se nomme et encrivant, en lisant son nom, il cerne les limites d'undsastre intrieur. "Folies" (v.1), "mort" (v.2), faiblesse,tristesse sont autant de mots ngatifs; "arrte" (v.9), "Nepoursuis plus" (v.10), "vis" (v.10), "reprends-toi un peu,supporte, tiens ferme" (v.11), "tiens ferme" (v.19) sontautant d'expressions positives pour assurer une nouvelleunit, une nouvelle cohsion l'existence individuelle,ce resaisissement de soi par soi-mme. Devenir sonpropre lecteur permet de matriser la passion, maladiede l'me; l'autoreprsentation participe d'une thrapiedu sujet.

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    Le c.76 reprend cet entretien avec soi-mme; Catullecommence par extraire de son pass le souvenir de sesbonnes actions, de sa pit prfrable la torture d'un"amour sans cho" (v.5-6). Face la rsistance dudiscours amoureux (v.13) le ton de l'nergie se manifeste(v.14-16); finalement ce sont les dieux qui doiventsauver le pote et le pome devient prire (v.17-26). Il afallu cet exercice de l'criture-lecture de soi pour que

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  • Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    vrard Delbey, Catulle et ses lecteurs , Cahiers deNarratologie [En ligne], 11 | 2004, mis en ligne le 01 janvier2004, consult le 06 mai 2015. URL :http://narratologie.revues.org/8

    Auteur

    vrard DelbeyUniversit de Nice

    Articles du mme auteur

    Rhtorique et voix narratives dans les Hrodes dOvide[Texte intgral]Paru dans Cahiers de Narratologie, 10.1 | 2001

    Catulle reconnaisse en lui la part divine du salut moral.Varietas, discordia nous paraissent des notions

    susceptibles de rsumer les caractristiques principalesde la lecture chez Catulle; nous avons vu comment lesrelations d'amiti et d'inimiti, d'amour et de haine,l'ambivalence des sentiments font des lecteurs dsignspar le pote les destinataires de pomes aux registresd'expression divers et contradictoires; la personne del'auteur lecteur de lui-mme est l pour reprsenter leplus fortement possible la dsunion intime, le dsaccordqui met en pril l'identit harmonieuse du sujet.L'criture potique de Catulle est un acte d'nonciationqui a pour principe celui de se savoir lu par tel ou tel.etla lecture, ce moment immdiat de l'apostrophe l'autreet soi-mme devenant autre. Il y a donc des lecturesdes Pomes; elles sont indissociables de la fonctionpragmatique de l'nonciation subjective et renforent laforme hyperbolique de l'criture qui consiste justement se projeter dans l'espace de sa propre rception.

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    Catulle et ses lecteurs http://narratologie.revues.org/8

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