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Deleuze Faire respirer la vie figurative en soi Le Diagramme comme défiguration des clichés dans la Logique de la sensation de Gilles Deleuze Catherine Heyvaerts Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre- ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. À Alex... « Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conven- tions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, jonquille de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destruc- tions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir. » 1 Penser et créer sont coextensifs. Gilles Deleuze est sans doute de tous les philosophes celui qui a le mieux mis en valeur la parenté de l’activité conceptuelle et de l’activité artistique en montrant comment la science et la philosophie relèvent d’une création aussi bien que l’art. Mais Deleuze dis- tingue ces activités en ce qu’elles ne créent pas les mêmes types de choses. La philosophie crée des concepts, la science des fonctifs, la littérature et la 1 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. Minuit, 1991, p.192. (noté QP dans les notes suivantes).

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Deleuze Faire respirer la vie figurative en soi

Le Diagramme comme défiguration des clichés dans la Logique de la sensation de Gilles Deleuze

Catherine Heyvaerts Philopsis : Revue numérique

http://www.philopsis.fr

Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre-ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

À Alex...

« Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conven-tions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, jonquille de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destruc-tions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir. »1 Penser et créer sont coextensifs. Gilles Deleuze est sans doute de tous

les philosophes celui qui a le mieux mis en valeur la parenté de l’activité conceptuelle et de l’activité artistique en montrant comment la science et la philosophie relèvent d’une création aussi bien que l’art. Mais Deleuze dis-tingue ces activités en ce qu’elles ne créent pas les mêmes types de choses. La philosophie crée des concepts, la science des fonctifs, la littérature et la

1 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. Minuit, 1991, p.192. (noté QP

dans les notes suivantes).

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peinture des affects et des percepts. On pourrait presque dire que la pensée est une vie qui se manifeste par la création.

Pour autant, la vie créative esthétique ne désigne pas étroitement une vie de l’esprit réduite à la sphère humaine et séparée de la vie de la nature. Car il y a, d’une certaine manière, des prémisses de « symbolisation » et d’expression – ou plus exactement de « territorialisation » et « déter-ritorialisation » – au sein des rituels animaux et dans les manifestations de toute vie, même pré organique, comme les mouvements colorés des fleurs et des coraux. La création artistique - la peinture en particulier - est l’activité par laquelle nous nous relions à cette vibration du visible.

Nous sommes ainsi pris dans une expressivité diffuse de la vie natu-relle d’où émerge l’art comme traitement des matériaux, postures, couleurs, chants et cris..... C’est cet enracinement dans la créativité esthétique de la nature qui conduit à penser que « l’art commence peut-être avec l’animal, du moins avec l’animal qui taille un territoire et fait une maison... »2.

Il n’y a rien là de bien nouveau, mais la philosophie de Gilles Deleuze en se penchant sur l’acte pictural ou sur la pratique artistique en général, ap-profondit considérablement cette intuition et en fait un levier pour repenser la subjectivité – ou plus exactement les processus de subjectivation3. Cette subjectivation n’a rien à voir avec l’identité à soi d’une personne, « c’est une individuation, particulière ou collective, qui caractérise un événement (une heure du jour, un fleuve, un vent, une vie...). C’est un mode intensif et non pas un sujet personnel »4 - ou pour le dire en termes cézanniens, c’est l’énigme de « l’homme absent, mais tout entier passé dans le paysage ». Car il ne s’agit pas seulement de prémisses, mais d’une parenté de la vie esthé-tique humaine et naturelle, parenté qui œuvre comme un vecteur de passage dans lequel la subjectivité se décloisonne ou se dissout. On dira que le peintre passe tout entier dans le paysage, que ce sont les arbres, là-bas, qui se pensent en lui. On dira, plus encore, que l’artiste qui capte un percept et par-vient à lui donner forme et style, à rendre visible les forces qui composent la sensation, est lui-même saisi dans un devenir-autre : un devenir animal ou un devenir fleur ou un devenir pomme...

La création d’affects et de percepts, en littérature comme en peinture, dessine ces entrelacs d’où émergent la culture et le territoire comme devenir sensible : devenir humain de la nature, devenir animal/végétal/cosmique de l’homme. Ce devenir sensible, écrit Deleuze, est « l’acte par lequel quelque chose ou quelqu’un ne cesse de devenir-autre (en continuant d’être ce qu’il est), tournesol ou Achab »...

Créer en art c’est avant tout rassembler en soi et disposer autour de soi

les conditions qui nous rendront passibles de ce devenir-autre. Ceci nous amène à caractériser l’artiste comme celui qui consent activement au pas-sage, qui se laisse traverser par une « vie trop grande pour lui », qui con-temple cette vie et la conserve dans son intensité. Contempler et conserver

2 QP p. 74 3 Ces réflexions s’inscrivent dans un héritage nietzschéen, explorant plus avant l’idée

d’une opération artiste de la volonté de puissance, que Deleuze reprend à partir des voies ou-vertes par Foucault (voir, par exemple, Pourparlers, « La vie comme œuvre d’art », p. 129-138).

4 Gilles Deleuze, Pourparlers, éd. Minuit, 1990, p. 135.

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dans l’intensité, c’est ce que Deleuze appelle aussi « résister ». La création ce serait donc l’effort pour se tenir dans le flux d’un événement ou processus de subjectivation ; prendre le risque de se dissoudre pour capter et porter à l’incandescence cela même en quoi l’on se dissout ; mouvement en apnée en quête d’un apax, diastole et systole, abîme et résistance.

Tout l’art est de « de desserrer les valves de la sensation et ainsi de renvoyer plus violemment le spectateur à la vie »5.

En pensant l’œuvre comme Figure ou Monument sensible par lesquels

nous rencontrons le chaosmos de la vie, Deleuze restitue la création à la force de l’affect et, par là, il dégage la philosophie de l’art de façon décisive du cortège des faux problèmes induits par la dichotomie de l’idée et de la chose. Faire œuvre ce n’est pas rendre visible l’intelligible dans une chose. L’image ne fait pas voir, elle n’est pas le signe d’une chose. C’est elle qu’on voit parce qu’elle est un percept qui a sa vie propre : non pas une image juste, mais juste une image6. C’est elle que le peintre veut voir et faire voir en portant dans la vibration un affect qui n’est ni chose ni non chose – mais germe, devenir, force – afin que surgisse la Figure. La Figure est ce bloc de sensation improbable qui est juste une image et qui tient de lui-même. La Fi-gure est cette vision cadrée dans « une brusque lumière » qu’évoque La-wrence dans le texte que nous citions en exergue. Partout il y a des images ; mais bien rare est la Figure. Pour que la Figure advienne, il faut un acte de peinture. En étudiant au plus près les témoignages de Bacon, Gilles Deleuze, initie dans la Logique de la sensation, une investigation sur le travail pictu-ral. Qu’est-ce qui fait qu’il y a acte en peinture ? Comment cet acte advient-il ? Quelles sont ses chances de réussir à faire Figure ?

C’est en analysant la façon de procéder de Francis Bacon que Deleuze

introduit l’idée de Diagramme (empruntée à Bacon lui-même), qui s’avère fondamentale pour penser la création.

Le Diagramme en peinture est le geste, au hasard (et donc a-pictural) par lequel le peintre va tenter d’effacer, justement, ce que l’image fait voir (une tête, des yeux, une pomme... et toute sorte d’éléments figuratifs : ces clichés qui font signe – sans être encore sensation). Bacon appelle ainsi Dia-gramme le moment où il balaie les données figuratives de la toile pour re-créer au hasard, par une puissance manuelle sauvage, hors du contrôle op-tique, une zone d’indétermination, opérant ainsi une destruction des pre-mières figurations (les clichés) par balayage, griffure, déplacement, brouil-lage. Le Diagramme est une opération de défiguration des clichés visant à ré introduire du chaos en surface de la toile.

Le travail pictural est ainsi suspendu à deux coordonnées qui lui sont extérieures : d’un côté les clichés qui préoccupent la toile et sont des élé-ments pré-picturaux, de l’autre le Diagramme qui est un geste a-pictural pra-tiqué sur ces clichés (un tracé au hasard qui les recouvre et les efface partiel-lement – comme un fond qui viendrait dessus). Avec le Diagramme, le peintre tend le fil de ces extériorités frontalières : il organise l’espace d’un combat. Le peintre fait délibérément de la toile, par les destructions ou défi-

5 Francis Bacon, Entretiens avec David Sylvester, éd. ....., p. 46. (noté. EDS dans les

notes suivantes). 6 La distinction, souvent reprise, est de Jean-Luc Godard.

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gurations qu’il y opère, un territoire au sein duquel il devra à la fois lutter contre l’hydre du cliché et contre le chaos qu’il a lui même introduit. Délibé-rément ou accidentellement, cela revient au même quant au rapport que le peintre entretient avec la volonté : « ‘volonté’ est un mauvais mot parce qu’en fin de compte vous pourriez tout aussi bien appeler cela désespoir. Car en vérité cela vient du sentiment absolu qu’il est impossible de faire de pa-reilles choses, de sorte que je pourrais tout aussi bien faire n’importe quoi. Et de ce n’importe quoi on verrait ce qui sort »7.

Alexandre Tavant Main (d’après Goya)

La puissance manuelle sauvage du Diagramme érige ainsi une scène,

un champ de force, sur lequel le peintre va ‘prendre appui’ pour mettre en œuvre les actes proprement picturaux. L’appui n’est pas ici pris sur quelque chose de fixe et assuré comme un sol, mais bien plutôt sur un point de fuite, une ligne d’horizon qui est la jonction du cliché et du Diagramme en tant que cette jonction manifeste un rapport de force labile – rapport de force entre les clichés et l’informe du ‘fond’ qui les recouvre. Alors que l’on étouffe dans les clichés, le diagramme introduit des vides et rend possible ce

7 EDS, p.41.

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rapport labile qui relance la respiration (il y a alors systole et diastole dans les mouvements du motif et du fond). L’appui se prend sur de l’instable, sur des zones de glissement, de frictions, de dérapages et d’interpénétrations qui sont sollicitées par le peintre.

Tout se passe comme s’il y avait en un premier temps la pente suffo-cante des données probabilitaires qui saturent la toile (les clichés qui s’y pré-cipitent), puis l’opération du Diagramme comme espace d’un possible (ou-verture d’un champ de force pour une contemplation agonale), et enfin, l’émergence de la Figure comme l’improbable même sur fond du possible. Le passage du probable (la répétition des clichés) à l’improbable (l’inouï de la Figure) est ainsi médiatisé par le possible comme l’espace préalable qui creuse les vides nécessaires à la surrection de l’image-Figure en dé-saturant le sens. Peindre ce n’est donc pas d’abord donner du sens mais bien plutôt évider le sens, se délier des impostures des clichés – qui, à force de faire signe, obstruent l’image et font obstacle à la surrection de ce bloc de sensa-tion qu’on appelle vraiment peinture. Le Diagramme est passage ou média-tion d’une saturation suffocante (figée) vers une saturation vibrante (mo-bile)8. Et le possible est la catégorie esthétique qui désigne la fonction de passage qu’opère le Diagramme dans l’acte de peinture.

Il y aurait acte de peinture lorsque le peintre catalyse une intensité à

travers des modes opératoires idiosyncrasiques9 par itération et réitération de gestes dé figurants qui sont autant de manipulations – presque au sens où nous disons que le rebouteux « manipule » le corps. Ces manipulations opé-rées au hasard dans le moment du Diagramme remettent en circulation les sensations et évitent que l’œuvre en train d’advenir ne se sclérose dans la ré-pétition des clichés.

L’acte de peinture est ainsi une sorte de gymnastique contre la sclé-

rose perceptive et affective : tracer des marques au hasard, défigurer les premières figurations, effacer, brouiller, instaurer et porter à l’intensité un rapport de force, conserver ce rapport de force dans son dynamisme en « ré-sistant ». Cet acte de peinture, Deleuze le décrit en effet comme une sorte d’athlétisme affectif/perceptif ou psycho/physique. Le peintre n’est pas de-vant la toile – il est dans la toile10. C’est depuis le cœur de la toile qu’il mène

8 Il s’agit bien de deux « saturations » mais elles sont opposées. On a une première sa-

turation comme ENCOMBREMENT (les représentations actuelles ou virtuelles qui pré-occupent la toile – car la toile n’est jamais vierge mais toujours déjà pré-investie par toutes sortes de projections culturelles ou fantasmatiques : des pentes ou données probabilitaires comme les nomme Deleuze dans Logique de la sensation). Et l’on a une seconde saturation par DENSITÉ, c’est-à-dire tension entre les vides et les pleins – de telle manière que les es-paces vierges, les a plats, le pourtour soient pris dans le rythme du tableau : ce qui est entre ou derrière fait ainsi partie intégrante de la qualité de PRÉSENCE du « motif ». S’il n’y a pas création ex nihilo (la toile blanche n’est qu’une apparente virginité – l’idée même d’un espace pictural circonscrit par la toile, comportant haut et bas, gauche et droite, destiné à un accro-chage muséal est déjà toute une histoire, hautement déterminée culturellement), le travail du peintre consiste à passer de l’encombrement (ce qui est bourré, étouffant, cacophonique) à la densité (ce qui tient tout seul, se conserve par soi).

9 – le Diagramme est aussi individuel que le schéma corporel – 10 cf. Gilles Deleuze dans Logique de la sensation : « on n’écoute pas assez ce que di-

sent les peintres. Ils disent que le peintre est déjà dans la toile ». Éditions de la différence, 1996vc, collection La Vue le Texte, p.65. (noté LS dans les notes suivantes).

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son double combat (contre l’hydre du cliché et contre le chaos qu’opère le Diagramme). Cette position périlleuse est très éloignée de la vue de sur-plomb que prend un sujet sur son objet ; le peintre n’est pas dans une posture de sujet. Il est immergé dans le paysage de la toile comme un animal dans un Umwelt11 qui ne serait pas le sien – un genre de « grand nageur qui ne savait pas nager » – et c’est comme corps vivant, et non comme sujet, que le peintre va déterritorialiser l’espace de la toile et se confronter à l’Unheimlich12 de l’effondrement des clichés dans le Diagramme. Athlétisme affectif, la vie contemplative du peintre est à l’opposé de toute ataraxie, c’est bien plutôt d’une contemplation agonale qu’il s’agit et le Diagramme consti-tue la machine de guerre qui ouvre le champ de force pour cette contempla-tion agonale13.

Disposer l’espace pour la contemplation agonale est un premier pas pour qu’il y ait création.

Absurde, a-pictural, sauvage, aveugle, accidentel, involontaire ou dé-sespéré.... le Diagramme ne relève pas moins d’une méthode : il s’agit d’une manipulation en connaissance de cause, d’une destruction consentie et atten-due – bien que le geste lui même soit un itinéraire non programmé (comme celui de la caresse, du sourire ou de la chute). A l’instar du lapsus, le Dia-gramme est le lieu où ça bégaye, ça biffure et ça trébuche, mais c’est en quelque sorte le négatif du lapsus, car le lapsus est du côté de la répétition et c’est un involontaire qui s’ignore lui-même. La création a ceci de particulier qu’elle prend, au contraire, délibérément pour méthode une expérimentation sur l’involontaire (« volonté de perdre sa volonté »14) et institue cet involon-taire comme théâtre de manipulations successives effectuées sur la matière colorée ou sonore (tâches, cri, itérations) qui donnent chance à l’image de devenir un fait pictural, à la parole de devenir un fait poétique. Les bégaie-ments poétiques de Ghérasim Luca15 sont, de ce point de vue, des para-digmes de Diagramme.

Le peintre s’expose donc à la catastrophe dans le Diagramme en défigurant ses propres clichés et il se tient en athlète dans cet écart. Pourtant cette espèce de sport de combat entre sens et non sens n’est qu’un travail préparatoire à l’œuvre, qui n’est pas encore le travail pictural proprement dit. Pour préparatoire qu’elle soit, cette phase est néanmoins essentielle à la créa-tion au sens où peindre ce serait sans cesse se préparer à peindre, effacer ce que l’on vient de peindre et recommencer.... un acte impossible... jusqu’à saisir cette « lumière brusque », cet instant où ça tient, où ça fait bloc. Le travail pictural consistera à porter ce bloc dans l’évidence de sa puissance, à amplifier sa résonance sensible par un ajustement du rapport des tons et des formes.

11 Monde environnant, monde propre, espace perceptif propre. 12 Ce qui est non familier, inquiétant. 13 « agonal » : relatif au combat. Du grec « agon ». 14 David Sylvester, dans les entretiens avec Francis Bacon pose au peintre la question

de savoir s’il s’agit en peinture d’une « volonté de perdre sa volonté ». Cf EDS p. 41. 15 Ghérasim Luca (1913-1994) poète polyglotte né à Bucarest dans un milieu juif libé-

ral, il émigre à Paris et s’y installe définitivement en 1952 où il est d’abord proche du courant surréaliste. Il a exploré une poésie ancrée dans la diction, faite de bifurcations sonores. Ghéra-sim Luca a donné plusieurs lectures de ses textes.

Certains enregistrements de ses récitals sont consultables depuis le site de l’éditeur (José Corti) : http://www.jose-corti.fr/auteursfrancais/luca.html ou directement accessibles par ce lien : http://editions-hache.com/luca/luca1.html

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Le Diagramme ne fait ainsi que donner chance à la Figure – il ne l’accomplit pas. Pour que la création fasse Figure et devienne Monument, il faut bien sortir de l’informe et de la catastrophe du Diagramme. Car toute défiguration n’est pas encore Figure. Le diagramme « donne chance » c’est-à-dire ouvre un champ labile qui est une possibilité pour la Figure. Il faut en-suite manipuler le Diagramme pour en faire un fait pictural et cela peut échouer. La frontière entre peinture et non peinture est ainsi un point ins-table. Le peintre ne sait pas s’il va s’en sortir – d’une certaine manière il ne s’en sort jamais, ça rate toujours. Soit on est dans la catastrophe pure (comme Frenhofer et sa muraille de peinture dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac), soit il reste des éléments de ce premier figuratif.

Toute la question de la création quel qu’en soit le domaine est donc, selon l’admirable raccourci de Ghérasim Luca, de savoir « Comment s’en sortir sans sortir ? »16.

Si Deleuze ramène bien la création à l’affect (à la fois comme origine

et destination de l’acte de peinture), cette approche n’implique pourtant au-cune résorption de la création dans la pulsion ou l’impulsion nerveuse, hors de tout « contrôle ». Deleuze ne fait a aucun moment l’apologie de la non maîtrise ou d’une supposée libération des affects ou des sensations par la spontanéité. Il juge même plutôt régressive la posture des expressionnistes abstraits qui misent intégralement sur la puissance du Diagramme pour faire œuvre et laissent l’élément informel (non optique) envahir le tableau. On ne trouve pas non plus dans ses textes de concessions à un prétendu pouvoir créateur de l’enfance, du délire sous drogues ou de la psychose. Nulle trace, donc, d’un quelconque romantisme de la libération ou d’un retour à un pseu-do élément primitif qu’il faudrait débusquer sous le cliché. L’acte pictural ne nous ramène pas non plus à un originaire en lequel les choses seraient re-trouvées en deçà et par delà les sédimentations culturelles. La libération (comme spontanéité ou retour au primitif) n’est nullement le problème et ne peut pas l’être car il restera toujours du « cliché » dans la Figure et la Fi-gure, à travers l’académisme, pourra elle-même devenir un « cliché » ou être utilisée comme un « cliché ». Cliché, Diagramme et Figure sont en boucle. La logique de la sensation est ajointée à la logique du sens dans un rapport de défiguration/figuration qui n’implique pas neutralisation ou dépassement. L’élément manuel – figural – se combine toujours à l’élément optique, figu-ratif. Les lignes de fuites figurales que trace le Diagramme sont donc in-ternes à l’élément figuratif. L’œuvre comme « brusque lumière » n’est pas une lumière venue d’ailleurs, elle est dérangement de notre monde perceptif en son milieu, comme un flux qui le transpercerait depuis le cœur du quoti-dien.

L’adjectif ‘aveugle’, doit s’entendre dans ce contexte précis, au sens

propre. La vue découpe dans le visible des éléments partiels qu’elle sur-plombe. La main, au contraire, effectue un parcours exploratoire aveugle qui déjoue et dénoue les limites des clichés figuratifs en introduisant des zones

16 « Comment s’en sortir sans sortir », titre du film de Raoul Sangla sur sept récitals

de G. Luca.

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d’indétermination sans contours17. Elle aménage dans les données probabili-taires et les clichés un vide. Ce vide, qu’il soit effectué avec douceur ou vio-lence, est un facteur de recomposition – et non de pure destruction. Pour n’être pas destructeur, il doit procéder d’un certain savoir ou d’un type d’habileté proprement créatrice – indépendamment de la connaissance des médiations techniques nécessaires à l’effectuation matérielle de l’œuvre.

En effet il ne suffit pas de tracer au hasard – ce que n’importe qui peut faire – mais il faut pouvoir manipuler et utiliser ce hasard. Or, quand il qua-lifie ce type d’habileté ou de savoir, Deleuze utilise assez curieusement deux termes qui renvoient à l’ordre d’une certaine passivité : le respect et le soin (compris comme attention à, écoute de...). D’une part, le respect et le soin doivent maintenir le Diagramme vivant, c’est-à-dire le conserver dans sa puissance dynamique maximale sans le dissoudre ni le figer. D’autre part, il faut ajointer les plans, et moduler la sensation (en vibrations, contra-positions, etc.) de telle sorte que l’ensemble fasse bloc et tienne debout. Res-pect et soin sont des façons de se relier à la sensation afin de la conserver dans son intensité tout en composant le rapport des forces.

La nature de la maîtrise requise pour faire acte de peinture est ainsi discernement du rythme et de l’intensité. C’est un savoir relationnel en ce qu’il suppose un perpétuel ajustement aux données multiples en présence et à la façon de les disposer ensemble. L’artiste n’opère en effet presque jamais à partir d’un schéma de composition abstrait : la composition est contempo-raine du déploiement de l’œuvre dans un travail d’écoute et d’ajustement permanent. Le soin comme attention n’est pas projet ni intention mais ac-cueil d’un champ de force et de ses potentialités de métamorphose.

Comment cette attention modifie-t-elle quelque chose dans

l’existence ? En quel sens la création – picturale en particulier – peut-elle être médecine et auto-médecine ?

Il ne s’agit pas de lever le refoulement et de faire accéder le fantasme,

sinon à la conscience, au moins à une expression qui serait cathartique. Ce que le peintre produit est au-delà du fantasme, ce n’est pas un élément per-sonnel qui est en jeu, ni un élément relatif au vécu ou au passé du peintre. C’est bien plutôt une vie anonyme qui traverse le peintre, une vie trop grande pour lui. Lorsque l’œuvre fait vraiment Figure, les éléments person-nels du vécu et du fantasme sont balayés par cette vague de vie anonyme – ce devenir fleur ou animal.... L’œuvre n’a pas pour objet d’être le lieu d’une vérité du soi ou du ça ou d’aucune instance psychique. Il n’y aurait donc pas de travail d’archéologie au sens psychanalytique dans l’acte pictural ou le travail littéraire tels que Gilles Deleuze les comprend. Cela va de soi si l’on part du principe que l’artiste œuvre du côté de la sensation et non du côté de la mémoire. Lorsque Proust retrouve le Combray de son enfance, il s’agit moins d’un travail sur la mémoire que de blocs de sensations qui émergent du passé et qui renvoient à un devenir enfant qui n’est pas l’enfance de Proust mais un Monument ou un Tumulus de sensations ajointées dans une syntaxe neuve, une co-présence de visions, de parfums et d’attente qui com-priment passé et présent dans ce que Merleau-Ponty appellerait un temps

17 Sur le rapport entre « figuratif » et « figural », nous renvoyons directement le lec-

teur à ce qu’écrit Deleuze dans Logique de la sensation.

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vertical. L’image de la station verticale est récurrente dans le vocabulaire des deux philosophes comme s’il y avait une compression du temps dans la matière sensible dont l’œuvre aurait le secret d’être le lieu.

Point de catharsis ni d’archéologie, donc. Et pourtant il y a bien une

dimension salvatrice ou médicale, de l’acte créatif. Cela semble à ce point fondamental que le réseau terminologique sur lequel s’appuient de façon ré-currente les textes de Deleuze emprunte à la fonction la plus élémentaire : celle de la respiration. Il s’agit de « faire respirer la vie figurative en soi » (du possible, sinon j’étouffe) – la défiguration du cliché opère comme « cou-rant d’air ». C’est au niveau somatique et physiologique que l’activité créa-trice picturale agit – mais ce faisant c’est l’existence même qui est élargie comme un poumon en expansion – une sorte d’expire et d’inspir de la volon-té (la volonté de ne plus vouloir), d’expir/inspir de l’individuation et de la dissolution.

Ce que le peintre soigne (en lui et au-delà de lui) dans l’acte de pein-ture c’est un corps coextensif à la vie. Par le soin et le respect le peintre réta-blit un rythme des vides et des intensités et élabore, nourrit, ce quelque chose qui tient debout, qui est saturé d’intensité. Cet ordre des vides et des intensi-tés est une vie des rapports, une vie des relations et une remise en circulation des percepts et des affects. La remise en circulation des intensités est à

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l’opposé de la répétition du cliché et des pentes probabilitaires qu’il contient et auquel le peintre s’arrache par une lutte sans merci depuis le cœur même de ces pentes – ce que Deleuze nomme « résister ». Le diagramme est le mode opératoire de cette remise en circulation – mais au prix de la traversée d’une catastrophe ou d’un passage par l’informe (qui est une épreuve angois-sante) et dont le peintre ne sait pas comment sortir – de nombreux peintres ont témoigné de cette angoisse de l’informe dont on ne sait pas comment sortir parce que « ça rate toujours », parce que peindre et impossible.

Tout l’art est d’échapper à l’informe sans retomber dans le cliché : des différents modes de création (percept, affect, concept...), Deleuze dira qu’ils « comportent deux dangers extrêmes : ou bien nous reconduire à l’opinion dont nous voulions sortir, ou bien nous précipiter dans le chaos que nous voulions affronter »18. Tout l’art est l’épreuve de cette angoisse qu’on ne pourra peut-être pas s’en sortir sans sortir, c’est-à-dire de maintenir le chaos dans son intensité tout en l’érigeant comme lieu habitable (force d’un per-cept devenu Tumulus). L’acte de création est l’épreuve d’une dissolution dans le Diagramme dans lequel le peintre passe par une sorte de folie du de-venir autre. Le geste pictural parvient à son accomplissement lorsque la folie se retourne en grâce, quand la dissolution nous rend plus distincts : là où le diagramme ouvre les voies où des rapports nouveaux pourront catalyser jusqu’à « tenir debout ».

Respirer, tenir debout, devenir distinct – mais tout cela dans un deve-

nir autre coextensif à l’organique (vie animale), à l’inorganique (fenêtre) et au cosmique (l’espace comme tel).

Gilles Deleuze présente à plusieurs endroits l’acte de création comme

une espèce de martyr que l’artiste s’impose à lui-même : il doit affronter l’angoisse de l’effondrement des données probabilitaires, il opère une im-mersion dans un élément étranger, il produit finalement des visions tra-giques, absurdes, terrifiantes, disloquées... et il en revient les yeux rouges.... Les peintres eux-mêmes témoignent suffisamment de ce martyr pour nous convaincre qu’il ne s’agit pas d’une affabulation philosophique – si on les laissait faire ils brûleraient la plupart de leurs tableaux pour ne conserver qu’une ou deux œuvres dans lesquelles on approche de quelque chose qui « tient debout ». Que veulent-ils donc dans cette exigence démesurée par la-quelle ils semblent se martyriser eux-mêmes sans trêve comme s’ils avaient enfourché un « balai de sorcière » ?

Comment expliquer que des gens (souvent raisonnables et instruits) se rendent pauvres et malades pour entasser des « blocs de sensations » qu’à la fin ils préféreraient brûler ? La première réponse est que sans cela ce serait bien pire. Ces destructions sont nécessaires car sans elles on « étouffe » dans le cliché. La seconde réponse est que les lamentations recouvrent une jubila-tion secrète : celle de traverser l’épreuve, de « se laisser envahir » et « deve-nir distinct », de s’individuer tout en se dépersonnalisant, (la joie de devenir-autre (tout en restant soi-même)), la joie de se faire corps coextensif à la vie dans une contemplation / conservation des affects, cette sorte de terrible vic-toire qui reste joie là même où la vision se fait terrifiante, où le sourire vire au rictus qui hurle à la mort – la joie de « résister » : cette lente médiation du

18 QP, p.188.

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soin et du respect des plans, bref la joie de « faire respirer la vie figurative en soi ».

Pour faire la synthèse de ces deux (bonnes ?) raisons de se martyriser, on pourrait nouer ces réflexions autour de la question de la « manipulation » (manipulation de l’image au sens propre et manipulation par l’image au sens figuré). Le Diagramme est une manipulation individuante opérée sur les cli-chés qu’on maltraite avec la main ou un outil qui la prolonge (biffure, ba-layage, griffure, effacement...). C’est une manipulation au sens médical du terme : comme le rebouteux tord un corps pour le remettre dans son axe – on maltraite le cliché pour redonner vie à l’affect et au percept, rétablir une cir-culation, un mouvement dans ce qui est arrêté – les fameux repères de l’opinion. Cette manipulation individuante résiste donc à une manipulation d’un second genre qui est autrement violente : l’aliénation dans laquelle nous tient le cliché lui-même et le cortège des pouvoirs hypnotiques de l’image. Là où l’image ne surprend plus, là où elle fascine au lieu de surprendre, elle fait obstacle à la pensée.

L’image Tumulus, la Figure, le percept qui tient debout, cela est le contraire de l’image hypnotique et consensuelle. Le peintre qui tord les cli-chés joue donc une manipulation contre une autre – pour le dire de façon simple : une manipulation dynamique dont il est l’agent contre les manipula-tions sclérosantes dont il est l’objet.

Considérant alors les rapports de l’image et du pouvoir, on compren-dra aisément le lien qu’il serait possible de tracer entre la « résistance » es-thétique du peintre et la résistance politique. Gilles Deleuze attribue d’ailleurs aux peuples, et non seulement à l’artiste, cette capacité à mettre en œuvre un Diagramme comme une machine de guerre susceptible de recom-poser les rapports de forces ou de brouiller les relations de pouvoir. La no-tion de Diagramme est ainsi transposable pour penser la création d’un champ social – mais ce n’est pas l’objet du présent texte.

Récapitulons pour conclure. Dans l’acte de peinture, le peintre se ré-

approprie un monde qu’il compose par le soin et le respect en passant par cette idiosyncrasie du Diagramme. Ce faisant, il s’éloigne aussi de lui-même, il devient pomme, tournesol, cri.... il passe dans le paysage. C’est dans ce devenir-autre que l’artiste – peintre ou écrivain – trouve aussi un élément salvateur : faire de la vie avec le vécu, faire de l’affect avec les affections, faire du percept avec les perceptions, c’est respirer existentiellement : s’élargir au delà des frontières d’une identité déterminée. Le peintre ne peint pas avec ses fantasmes ou ses souvenirs mais il vibre dans l’anonyme de la couleur qu’il manipule.

De ce point de vue, on comprend bien ce que la pratique picturale ou l’atelier d’écriture pratiqués dans un cadre thérapeutique peuvent apporter par rapport à la pratique analytique : qu’une chance soit donnée à « l’oubli de soi ». Car la psychanalyse centre ses opérations sur la mémoire et replie le sujet sur son histoire (bien qu’idéalement l’association libre puisse, ou doive, opérer comme un Diagramme et faire sortir l’analysant de la répétition). Mais précisément le peut-elle là où il n’y a pas la médiation d’une écriture, de la couleur, donc le soin et le respect, les actes successifs de défigurations / recomposition, c’est-à-dire l’application à mettre en œuvre une force à tra-vers un espace (la toile), des manipulations (balayage, griffures...).

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Pour certains patients le problème n’est peut-être pas tant de retrouver l’origine d’une identité par un travail archéologique sur la mémoire (travail introspectif), que de recomposer un monde en lequel ils pourront, justement, comme l’œuvre, tenir debout, être remis en rapport, retrouver l’inspir/expir de la volonté, cette aptitude à s’abîmer et résister alternativement.