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JO LAUNOIS

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A douze ans, avec le plus grand sérieux, je fis cette

promesse à ma grand-mère : – Mémé, plus tard, j’écrirai un livre sur ta vie. Elle me regarda sans sourciller et me répondit avec

le même sérieux : – Ma Cara, ma vie n’est pas assez intéressante. Je compris qu’elle ne me ferait aucune confidence

« sur les secrets de famille » qu’elle cachait et qui titillait ma jeune curiosité.

Deux ans plus tard, elle quitta ce bas monde en emportant avec elle « ses mystères ».

Qu’était devenu ce grand-père peu recommandable qui la laissa seule avec cinq garçons à élever ? Pourquoi son Grand Amour s’était-il suicidé ? Qui était ce cousin éloigné, Mort pour la France, enterré au village ? Qu’avait-elle bien pu faire avec ce bouquin de sorcellerie qui fut brûlé à son décès selon sa volonté ? Tant de questions auxquelles personne ne voulait répondre.

Les années passèrent…

– Mémé, j’ai enfin terminé le livre sur ta vie. – Ma Cara, ce n’est pas tout à fait ma vie. – Je sais, mais je me suis laissé emporter par mon

imagination puisque tu es partie avec ta vérité.

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Chapitre 1 « Un bon chien en fait pisser sept »

« Pe lé deuj’ agu de dyablou (par les deux cornes du diable), le mal, que vous me faites, vous retombera dessus ! persifle-t-elle en croisant l’index et le majeur ».

Elle courbe le dos sous les rafales d’un vent mauvais et glacial… une bise implacable et malsaine… de celle qui ravive les plaies déjà si purulentes… à coups d’intolérables morsures pugnaces à faire regretter d’avoir mis le nez dehors. Mais rien n’arrête cette énergie déchaînée, cette rage au ventre submergeant les meilleures intentions… emportant les derniers lambeaux d’une raison ébranlée. Ce n’est plus le vent qui lui dicte sa loi mais elle, transformée en ouragan, résistant sans bien s’en rendre compte aux violentes bourrasques de ce mois de novembre.

La Marie, le chapeau trop enfoncé, s’éloigne de la place du marché… sans se retourner… laissant à leurs sottes parlottes ces sottes personnes à la morale étroite. Elle sent sur sa nuque leurs ondes hostiles.

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« Pov’ barjaques, vous pouvez toujours médire… et blablabla… CRIMINEL… et blablabla… COUPABLE ! Si seulement ils cherchaient… à comprendre… ça… ils peuvent pas ! pô sé qu’on de fin dè che boute (pas ceux qui ont du foin dans les bottes, de l’argent) !».

Ici… la terre, les bêtes, le travail. Toujours le même labeur, toujours la même peur, la peur de crever de faim ou de crever tout court.

Cette longue guerre qui ronge comme la lèpre, qui gangrène et consume à petit feu… cette attente où elle plonge en espérant qu’une fatale nouvelle du Front ne viendra pas l’engloutir complètement… ou qui sait… la soulager.

Ce soir, elle ne se contrôle plus… Elle a dû réveiller les démons de l’au-delà… et c’est ce pouvoir surnaturel qui l’emmène loin de ces culs-terreux. D’ailleurs, elle les maudit. Surtout ce guignol d’adjoint au maire… bouffi, fuyant, poigne mollassonne… et cette mine de déterré… de celle que les défuntés affichent sur ces photographies en noir et blanc.

Un tourbillon haineux s’engouffre dans le chemin, féroce et cruel, arrachant les dernières feuilles aux arbres… en un éclair, sinistrement dépouillés, livrés sans défense à la fureur d’une nature peu conciliante… s’acharnant sur les toitures d’où s’échappe un grincement lugubre. Normal, elle approche du loyasse (cimetière). Ce soir, les trépassés ont déserté leurs tombes. Les croix majestueuses se dressent dans la pénombre, mystérieuses, terrifiantes, pourtant si envoûtantes.

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Elle ne voit rien… pas même la ferme des Morillon qu’elle vient de passer. Elle arrive à l’angle des Hauts de Hurle-Vent où les éléments convergent en un seul point et se décuplent sous les forces maléfiques… car… c’est ici, la croisée vers l’enfer. Dans ce coin du village, personne ne s’y aventure. Après sa maison, des prés, des vaches, des cochons et de la volaille. Après sa maison, c’est le néant. D’ailleurs qui voudrait habiter en face d’un jardin aussi macabre ? Elle bifurque à droite… une puissance invisible la précipite vers le talus qu’elle dégringole à une vitesse vertigineuse. Elle traverse la cour de terre battue puis enjambe rapidement les trois marches du perron.

La porte gémit comme pour annoncer son retour. Le vieux lève la tête et fronce des sourcils. Surpris par la brutalité de sa fille, ses doigts recroquevillés se mettent à trembler. Elle est arrivée en amenant la tempête du dehors… Lui qui a déjà si froid en dedans… C’est sûr elle va crier… le secouer. Non, il n’en a pas besoin… pas aujourd’hui.

– Des soucis ? Ses pupilles claires se perdent un instant dans le

feu purificateur. Juste un silence et un crépitement de bois.

– Où est Léon ? Un bambin de trois ans, aux joues barbouillées,

franchit le seuil. – Z’ai peur, Man ! – Comment peux-tu laisser traîner un enfant aussi

tard ? – Gronde pas Pépé, z’avais envie de faire caca !

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– Pi lou pouteyon a ka i cherva (Et le pot, à quoi il sert) ?

Anselme Bollon soupire. Elle se tait. Elle n’a pas le droit de lui parler sur ce ton. Mais en cette fin de journée… elle est lasse.

– Z’ai faim ! Et même ce satané clocher la sermonne en

balançant six gongs percutants. Ils ont raison. Inutile de se morfondre.

L’huis s’ouvre bruyamment sous la vivacité de deux garçonnets. Pour la seconde fois, le sale temps envahit la pièce. L’ancêtre sursaute. Tant de brusquerie l’effraie et l’exaspère.

« Ne puis-je aspirer à quelque repos ? NON ! C’est trop leur demander ! ».

Il s’est résigné… depuis l’instant où ELLE lui a lâché la main dans un râle. Pour le pire et le meilleur. Maintenant, le voilà, veuf, dans une carcasse délabrée, pour le pire. Le meilleur est derrière. Il le garde en lui comme une orange de Noël illuminant le crépuscule de sa lente agonie.

Il ignore les énergumènes venant de faire irruption avec toute la sauvagerie de la jeunesse. Il ne les connaît que trop bien. Jules, six ans, un poltron qui vendrait les siens pour une bouchée de pain. Son cadet d’un an, Lucien, guère mieux… un rouquin rebelle né le vendredi 13 juin 1913. Un phénomène mystique ou une vilaine superstition ?

– Bande de salopiaux, d’où rentrez-vous à pas d’heure ? Et les chèvres, avez-vous pensé aux chèvres ?

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– C’est MOI qui les ai rentrées, Man, pendant qu’il se battait avec ceux de la rue du Moulin !

– Ah ben vouat ! TOI, tu vas goûter de mon bâton pour avoir vendu ton frère comme une peau de lapin, et TOI le bagarreur pour me tuer à la tâche sur tes habits arrachés que je vais devoir rapetasser !

– C’est pas juste ! Je prends toujours pour lui, t’es toujours du côté du roux-poils ! Ils ont raison quand i disent que tu préfères le diable et que t’es une sorcière !

– Décanillez d’ici ! Et allez chercher l’eau au puits au lieu de discutailler ! ordonne le patriarche.

« T’es pas prêt d’y voir le jour où je courberai la tête ! I font rien que de m’embêter ! marmonne Lucien entre ses chaillottes ».

Sitôt dehors il houspille le frangin. – Que j’t’y reprenne plus à cafarder, sinon t’es

mort ! – Si je li ai dit, c’était manière de dire. – T’es plus un mami à l’âge du pipi-caquette. Les

adultes y zont pas besoin d’connaître nos affaires ! Eux, i zont des secrets ! Et ben nous c’est pareil !

– J’ai pas ton courage, Lulu. Même si j’suis l’plus grand. Toi, ta tignasse elle te rend fort !

– J’ t’en fais cadeau ! – J’ suis brassé à l’idée de la correction qu’on a

failli recevoir. – Tu changeras donc jamais ! Dépêchons-nous. I

vont encore s’énerver ! – Moi je tire pas le loquet. J’ai les biceps en

accordéon… à cause des engueulades. – Alors approche la lampe !

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La targette de la barrière du jardin cède sous la pression d’une grimace de souffrance et… de frêles muscles.

– Remue-toi les fesses spèce de bestiasse ! – Je croyais qu’on avait fait la paix ? – C’est pour roux-poils. Allez hue !

Jules scrute… aux abois… ce paysage fantasmagorique. Devant lui… cette immense étendue qu’il devine plus qu’il ne voit. Longer l’allée… l’interminable allée. Et au bout… le puits. Si loin… Si inaccessible… Si dangereux. Des formes étranges bougent sous le souffle du vent. Il écarquille les yeux pour détecter une présence possible. Deux agates faisant roue libre… La bouche entrouverte… La lèvre inférieure grelottante… La main moite enserrant la lanterne à en briser l’anse. Après le potager, les champs… Après les champs, les étangs. La sueur glace son front et les mollets chancellent. Du courage ! Il n’en a pas ou si peu !

– T’as la favette ! Arregarde ce que c’est qu’un homme !

Crânement, il se met en chemin comme un brave poilu, au pas cadencé, chantant à tue-tête sur l’air de la Madelon.

« Quand couille molle vient se servir au puits, Il a si peur qu’il en fait dans son froc, Et chacun le traite d’abruti, Un abruti dont on s’ moque. Le couille molle pour nous n’est qu’un poltron Quand on lui prend ses billes ou ses boutons, Il pleurniche et nous on en rigole, Couille molle, couille molle, couille molle ! ».

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Le courant module la voix et le rire cristallin se perd, plus perfide, dans les trémolos de la tourmente. Jules, docile, se dépêche et adopte l’allure du fanfaron pour ne pas se retrouver nez à nez avec la nuit noire. D’humeur joyeuse, le gai luron accroche le seau à la poulie et lâche brutalement la manette. Dans un fracas et un crissement tragiques, dans un magnifique plongeon acrobatique, dans un éclaboussement spectaculaire, le récipient brise la surface insondable du miroir aquatique.

– T’es qu’un fada ! Et si la corde avait cassé ! Qu’est-ce qu’on aurait pris !

– Viens plutôt remonter le seille !

Les quatre menottes posées côte à côte activent la manivelle. Un dernier effort et l’objet du supplice est décroché et posé sans embûche sur la terre ferme.

– Moi je m’ rends à la cabane…. Y’a urgence ! Il faut mieux péter librement que de crever en se retenant !

Il disparaît avec la loupiote, clouant l’adversaire dans l’opacité d’un ciel sans étoiles. L’orphelin, aux aguets, condamne vertement les intestins fragiles du félon et essaie de plastronner.

– Allons ne fais donc pas le sot sot, i va encore t’y mettre dans les embiernes !

Mais l’attente se prolonge… et le doute s’empare de lui… jusqu’à ces bruits bizarres enfiévrant le cerveau torturé du froussard. Des craquements… des bruissements… des chuchotements… des frôlements. Et puis, ce cri guttural et ces griffes acérées lui labourant l’échine.

– Frérot ! Frérot ! Viens m’ sauver, y a quèque chose qui m’attaque ! hurle-t-il en détalant.

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HOU ! HOU ! HOU ! – C’est y tantôt que j’ m’en vas défunter ! larmoie

le fuyard en s’effondrant derrière un tas de bois.

HOU ! HOU ! HOU !

– Mon Dieu qui est au Ciel, que ta volonté soit faite… se met-il à prier intensément en fermant les yeux.

– Mon fils, c’est l’heure du jugement dernier ! Repentez-vous ! rugit le monstre.

– Pardonnez à ceux qui vous ont offensé et délivrez-nous du mal !

– En tous cas, t’en es pas un de MALE ! vocifère le Lucien en l’aveuglant avec la lumière. J’t’ai bien eu, grand couillon ! T’as eu peur du RATEAU ! T’es vraiment qu’une COUILLE MOLLE !

– Et toi un roux-poils ! – J’ vais te faire taire à jamais, la lopette. – Au secours ! A moi ! Je peux plus respirer ! Je

me meurs ! – T’as d’la chance qu’on n’est pas loin de la

maison… se ravise-t-il en relâchant l’étreinte. Sache qu’on est quitte. T’as rentré les biques et moi l’eau. Compris.

Dans un ultime spasme, Jules acquiesce. Une fois de plus, l’autre a gagné.

« La prochaine fois, je me vengerai ! ».

Marie, les sourcils froncés, le menton relevé, les poings sur les hanches apparaît dans l’embrasure.

– Qu’est-ce que c’est que ce raffut ! On dirait des porcs qu’on égorge ! Vous voulez réveiller les morts ?

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– Man, on rigolait de la saprée ricle que j’ai attrapée !

Les poules gloussent dans la grange d’en face… mécontentes de ce voisinage sans gêne. Léon pleurniche en se tenant les tripes.

– Z’ai faim ! – Allez ! Tous aux écuelles, bande de salopiaux ! – Silence ! Je m’en vas réciter le bénédicité. Les mains se joignent… les nuques se courbent…

d’un ton monacal, le grand-père remercie le seigneur… amen.

Puis il s’empare de la grosse miche de pain où, avec la lame du couteau, sur l’envers, il dessine une croix. La mère distribue le bol de soupe.

– Remplissez-vous bien la panse, mes jolis gorets roses !

L’assemblée éclate de rire. – Gardez-vous du pain. Il me reste de froumazou

de sievre (du fromage de chèvre). Je vais le partager. Les prunelles brillent quand ils reçoivent la

friandise. – Alors, mon Jésus, tu es rassasié ? – Oh oui, Man. Z’ai un gros bedon ! Le bambin montre sa bedaine rebondie. Ce qui

déclenche l’hilarité des commensaux. – Ouste mauvaise troupe, ne traînaillez plus dans

mes tabliers ! Et ne vous bataillez pas, sinon ! Sous la menace, la volée d’étourneaux se disperse

avec une certaine retenue.

Mais la jeune paysanne, soucieuse, ressasse une rancœur tenace.

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« Pôv’ barjaques, vous savez que médire… et blablabla… CRIMINEL… et blablabla… COUPABLE… et blablabla… TROP LACHE CE SALAUD DE VIGNOT… Ah ! Ké malor ! (Ah ! Quel malheur !) ».

La journée de besogne s’achève. Enfin la veillée. Le moment préféré de Marie… où la famille goûte au bonheur d’être réunie… un instant privilégié où personne ne peut les empêcher d’être heureux… le moment d’échapper à l’Œil inquisiteur… à la bouche venimeuse… et à l’oreille de Judas.

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Chapitre 2 « Il faut mieux être logé

petitement chez soi que grandement chez les autres »

Le logis, modeste mais chaleureux, ne dispose que d’une pièce partagée en trois quartiers. Chez Marie, pas besoin de cloison, l’intimité est laissée aux autres. L’axe central est le cœur de la maison où trône une imposante cheminée flanquée d’un banc de pierre. Deux fauteuils en osier se laissent dévorer par le monstre colossal. Deux fauteuils frileux, patinés par la chaleur du foyer, crissant mélancoliquement sous la fatigue. Des coussins brodés réconfortent le dos souvent douloureux, trop longtemps courbé vers cette terre ingrate. Adossée à l’âtre, dans un recoin, derrière une tenture, disparaît une literie. Une couchette d’appoint, façonnée dans la pierre, se fondant dans la construction.

A l’opposé, derrière une étoffe de coton noir, se cache un placard aussi haut que large. Les étagères en mauvais pin cherchent l’équilibre. Vaisselle et appareils divers tentent de faire bon ménage sur

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l’étagère du milieu. Au-dessus, s’entassent les journaux aux nouvelles défraîchies, les almanachs des postes télégraphes téléphones des années antérieures. En bas, les indispensables et précieux ustensiles servant à la fabrication du fromage de chèvre snobent les récipients à usage courant.

En plein milieu, se dresse une table massive et rustique autour de laquelle se rassemble la famille. Une table tantôt triste quand les assiettes ne sont guère remplies, tantôt joyeuse quand on y fait ripaille. De part et d’autre, deux chambres éclairées faiblement par une minuscule fenêtre embellie d’un rideau à fleurettes bleues. Celle du bout a une vue imprenable sur le muret de la cour de la ferme des Morillon. A la droite de la couche, une armoire en bois foncé se plaint dès l’ouverture des portes, libérant le parfum tenace des boules à mites.

La paillasse de la jeune femme est juste à gauche en entrant dans la salle. Un majestueux édredon en plumes habillé d’une couverture au crochet bâille mollement. La lucarne à hauteur raisonnable autorise la surveillance discrète d’une partie du chemin peu fréquenté. A côté, un semainier mastoc, gardien des secrets de famille enfermés à clés dans des tiroirs, est surplombé par un miroir en bois… observateur impassible des saisons qui défilent.

Aucune fioriture. L’intérieur est recouvert de chaux. Le plafond est un labyrinthe de solides poutres. La tomette rouge posée inégalement donne un charme désuet à l’endroit.

Dong ! Dong ! Dong ! Le clocher rythme l’existence sans la moindre défaillance, scandant sur

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des notes différentes les quarts d’heures, les vêpres, l’angélus, les messes… et la veillée. Le grand-père installé depuis le souper dans une des vanneries somnole.

– Ne t’approche pas trop, Pépé, sinon tu vas sentir le cochon grillé ! plaisante Lucien en s’asseyant sur l’avancée en compagnie de l’aîné.

Léon, enserrant un morceau de chiffon à la propreté douteuse, vient se pelotonner dans les bras de l’aïeul.

– Ce soir, je vais vous raconter l’histoire d’un écrivain presque du pays puisqu’il est né en Franche-Comté. Comme vous, il a été élevé parmi les paysans et il a su nous représenter dignement en recevant le Prix Goncourt. Malheureusement, il est tombé au combat dès le début de la guerre en 1915.

– T’as oublié de nous dire son nom, Man. – Louis Pergaud. Et vous, tâchez pas l’oublier ! Un ange passe… une sorte de minute de silence

pour honorer cette mémoire. La mort a toujours un impact sur de jeunes enfants.

« Vas-y ma feille, que je me laisse bercer par ta voix si agréable à mon oreille si déprimée ».

« La tragique aventure de Goupil. … Ce n’était pas pour Goupil un soir comme les

autres ». Les yeux s’agrandissent… Le décor est planté…

Un soir de pleine lune et surtout le vent. Comme aujourd’hui. L’imagination est fertile et s’envole quand le récit est savoureux. Une aventure d’animal… Un renard… Une sale vermine pour la plupart des gens.

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A cet instant, Lulu comprend qu’il n’est pas qu’un pôv’ gone… Son ouïe s’affine… Son odorat se développe… Sa vue devient perçante… Son cerveau est instinct. Désormais, quoi qu’il arrive, il est ce carnivore, à la fourrure rousse, tombant dans le piège… car la plume de ce romancier l’a décidé.

« Il gratta trois jours et trois nuits… ». Lucien est exténué… Il a mal partout… aux

griffes, aux dents, au museau. « Nom d’un rat, me voilà prisonnier de Patte Folle,

ce saligaud de braconnier ! ». Il peut voir l’Autre ricaner méchamment… Il peut

sentir ce fil de fer autour de son cou… et entendre ce grelot tinter à ses oreilles… DING ! DING ! DING !

« Nom d’un rat ! Il a osé le salopiau, il a osé m’accrocher un grelot ! C’est pour ça qu’ILS sont toujours après m’apincher (me guetter) ! C’est cette foutue clochette ! ».

DING ! DING ! DING ! Il peut sentir la faim tiraillée son estomac… Il peut

se voir courir à perdre haleine… Il peut sentir la folie le guetter… DING ! DING ! DING !

« Nom d’un rat, plutôt se battre et périr que de vivre enchaîné ! ».

Il peut se voir, assis devant la porte du saligaud, les babines retroussées. Il peut s’entendre pousser un hurlement… puis deux… puis trois… jusqu’à l’aube glaciale. Des cris lugubres dans la nuit.

Le dogue des Morillon se met à aboyer. Les garçons échangent un regard inquiet. La voix de la narratrice poursuit, grave et lente, accentuant la sensation d’angoisse puis, sans pitié, achève les souffrances de la Bête !

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Dans les flammes du foyer, le rouquin devine la carcasse recroquevillée, amaigrie et gelée de son compagnon de soirée.

« Nom d’un rat, c’est-y que je finirai ainsi ? ». Il admire le courage du goupil, affrontant l’ennemi

trop lâche barricadé chez lui… l’affrontant jusqu’à son dernier souffle ! Personne n’a pu arrêter ce cri déchirant… ce cri martelant… le cri de la mort.

De son côté, Jules n’en mène pas large. Il n’aime ni les bandits, ni les hermelins. Des espèces qu’il redoute et craint comme la peste ! Des espèces ne cherchant qu’à le rouler ! « Il a crevé, tant mieux ! Après i serait venu dévorer mon repas, les poules d’en face ».

– Au nano les mamis (au lit les enfants), il est temps d’aller sonner les cloches (de dormir) !

Juste un « Bonsoir Man » et un « Bonsoir ma feille » !

Ici, pas de place à l’attendrissement et aux démonstrations. La terre endurcit les cœurs. Le labeur endurcit les corps.

« Je vous en prie, sainte Marie-Madeleine protégez-nous… chuchote-t-elle en se signant et en embrassant sa médaille bénite ».

Chaque soir, elle doit lutter contre le Maléfique. Chaque soir, elle effectue le même rituel, un duel qu’elle livre depuis cette journée de mai…

– Marie, les gars ne veulent qu’une chose, ton bouton à peine éclos !

Elle riait. Le monde changeait. Le XX e siècle avait ouvert la porte au progrès… Monsieur Eiffel en avait dressé le symbole, entraînant dans son sillage tant

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d’autres inventions. Puis la Fée Electricité avait révolutionné les coutumes. Une bouffée d’oxygène pour un avenir meilleur.

– L’homme s’en va à sa propre perte. Satan gagne du terrain. Mon Dieu, soyez miséricordieux, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Prends garde, Marie.

– Maman, ton époque n’est plus la mienne, même la fin des cocottes se profile à l’horizon !

– Je t’en prie ! Pas chez moi ! Dès les corvées exécutées, elle devenait l’héroïne

des aventures merveilleuses racontées dans les livres de Tante Buis.

– Dépêche-toi, Mélie ! Alors, tu les as vus ? – I sont installés sur le terrain du Père Simon. I

sont y pas crasseux comme des peignes et effrontés avec ça !

– On va y aller ! – T’es folle ! Ils portent malheur, ces manouches ! – Esméralda est une bohémienne belle et gentille. – J’la connais t’y ? Avec un nom pareil, j’devrais

m’en rappeler ! – Elle est dans Notre-Dame de Paris de Victor

Hugo. – Ah ! J’me disais aussi ! Les écrivains y z’ont leur

nez dans leurs bouquins et y z’embellissent la vie. Je crois pas à leurs écritures et d’ailleurs j’aime pas lire !

– Tant pis pour toi ! On y va !

En traversant le village, les jeunes filles saluèrent poliment les vieilles au triste tablier noir, assises sur les pas de portes. Elles prenaient l’air, semblables à ces couvertures jetées sur le rebord des fenêtres… après ces mois d’hiver confinées près de l’âtre… pour