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UN PRINCIPE D'ORGANISATION-DÉSORGANISATION Paul Denis P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2002/5 - Vol. 66 pages 1799 à 1808 ISSN 0035-2942 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2002-5-page-1799.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Denis Paul , « Un principe d'organisation-désorganisation » , Revue française de psychanalyse, 2002/5 Vol. 66, p. 1799-1808. DOI : 10.3917/rfp.665.1799 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h59. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h59. © P.U.F.

Denis, Paul - UN PRINCIPE D'ORGANISATION-DÉSORGANISATION

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UN PRINCIPE D'ORGANISATION-DÉSORGANISATION Paul Denis P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2002/5 - Vol. 66pages 1799 à 1808

ISSN 0035-2942

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Denis Paul , « Un principe d'organisation-désorganisation » ,

Revue française de psychanalyse, 2002/5 Vol. 66, p. 1799-1808. DOI : 10.3917/rfp.665.1799

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Perspectives métapsychologiques

Un principe d’organisation-désorganisation

Paul DENIS

Il y a quelque incivilité dans un congrès en partie consacré aux notionsd’intrication et de désintrication, aux associations entre Éros et Thanatos, àrappeler que la seconde théorie des pulsions reste controversée et que pour denombreux psychanalystes, parmi lesquels je me range, « pulsion de vie » et« pulsion de mort » sont des notions confusionnantes et qu’elles relèventautant de la métabiologie que de la métapsychologie. Il est frappant de voirque les auteurs qui partagent ce point de vue sont en fait assez nombreuxmais que la mode ne les suit pas. Sacha Nacht, Evelyne et Jean Kestemberg,Pierre Marty, Robert Barande, Bélà Grunberger, Janine Chasseguet-Smirgel,Ilse Barande, Claude Le Guen, Michel de M’Uzan, Paul Israël, JeanLaplanche – et beaucoup d’autres en dehors de France, sans oublier Winni-cott – ont l’outrecuidance de penser la théorie psychanalytique sans se fondersur la pulsion de mort.

LA PULSION DE MORT, POMME DE DISCORDE

L’introduction de la pulsion de mort a immédiatement été ressentie parles psychanalystes contemporains de Freud comme un corps étranger par rap-port à l’édifice – déjà très élaboré1 – de la théorie psychanalytique de l’époqueet a constitué d’emblée une énigme : pourquoi la pulsion de mort ?

1. Michel de M’Uzan, Freud et la mort, 1968 : « Lorsqu’un édifice aussi magistral et aussiachevé que l’est la psychanalyse après les écrits métapsychologiques se trouve remis en question surdes bases somme toute assez fragiles par son créateur lui-même, qui d’autre part tient visiblement à enconserver l’essentiel, il est permis de s’interroger sur les raisons d’une pareille entreprise. »Rev. franç. Psychanal., 5/2002

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La confusion apparue avec « Au-delà du principe de plaisir » a étéaccentuée par toutes les lectures qui ont été faites des textes d’après 1920, parla volonté de fidélité à la lettre du corpus freudien et par les débats opposant« monisme » et « dualisme ». Quiconque est taxé de « monisme » est suspectde sympathie pour Jung, d’autres se proclament incapables de penser endehors d’une opposition « dualiste » entre pulsion de vie et pulsion de mort1.Un « moniste » est nécessairement suspect de ne pas savoir ce que penser veutdire, « moniste » est une injure.

Très fréquemment, l’auteur qui ne retient pas le concept de pulsion demort est considéré comme un optimiste béat, qui nie le mal en nous, ignore ladestructivité et ferait bien de regarder ce qui se passe dans notre mondesecoué des convulsions de la violence. Il est de bon ton, pour affermir la déri-sion dont il convient d’accabler l’incorrigible optimiste, de brandir un journaldont le gros titre hurle quelque cataclysmique destruction : « ... et avec cela ily a des gens qui ne croient pas à la pulsion de mort !... » Dès que le débatreparaît, la passion ressurgit avec une incroyable vivacité liée sans doute à unpremier inconvénient de l’opposition Éros-Thanatos : elle a introduit dans lapsychanalyse une forme de manichéisme, d’opposition entre bon et mauvais,laquelle coïncide avec les deux registres de la vie et de la mort. Le Bien et leMal – antique opposition –, le bon et le mauvais objet, le bon sein et le mau-vais sein...

La conviction des partisans de la pulsion de mort est sans faille : à la des-tructivité correspond forcément une pulsion autonome, proposition donnéecomme une évidence. Les précautions de Freud sont abandonnées : la pulsionde mort est avancée comme une sorte d’axiome qui introduit une nouvellegéométrie en fonction de laquelle est récrite toute la psychanalyse.

Pourquoi faudrait-il qu’il existe un instinct fondamental spécialementconsacré à la désorganisation et à la destruction ? Pourquoi refuser l’idée qu’ilest possible de rendre compte de la destructivité à partir de la théorie de lalibido ? Les modèles physiques courants nous inciteraient au contraire à ima-giner une unité de l’énergie psychique. Il n’est pas besoin d’imaginer une cha-leur de vie qui chauffe nos appartements et une chaleur de mort qui lesincendie. L’énergie nucléaire serait « de vie » dans les centrales électriques et« de mort » dans les têtes de missiles ? Nous savons – la clinique du trauma-tisme nous le montre – que la surcharge d’excitation sexuelle sans possibilité

1800 Paul Denis

1. La question de l’opposition entre « monisme » et « dualisme » a été reprise par MariliaAisenstein et Sylvie Dreyfus dans une perspective originale : ces auteurs ont défendu l’idée que l’onétait inéluctablement soumis à un choix entre deux dualismes : il faut opter soit pour un dualisme psy-ché-soma, soit, si l’on admet qu’il existe une unité de fonctionnement psychosomatique, pour le dua-lisme pulsionnel opposant pulsion de vie et pulsion de mort.

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d’en tirer satisfaction a un pouvoir de désorganisation, de déliaison psychique,qu’il n’est pas nécessaire de rapporter à un instinct particulier. La pulsion elle-même peut se désorganiser, et il est des états où il est loisible de parler, avecPaul Israël, de dépulsionnalisation. La libido peut désorganiser, peut tuer : cen’est pas son moindre scandale. Le recours à la pulsion de mort a le mérited’innocenter la libido, laquelle devient exclusivement bonne.

Dans ce registre, pour René Roussillon : « L’hypothèse d’une “pulsion”de mort empêche la remise en question du caractère nécessairement satisfai-sant de l’objet – c’est aussi vrai des premiers travaux de M. Klein directementdérivés des hypothèses freudiennes sur ce point-là. Si S. Freud ne peut envisa-ger l’hypothèse d’une rencontre non satisfaisante avec l’objet, c’est qu’il dérivela sexualité du besoin – c’est la théorie de l’étayage de la pulsion sur le besoin.Dans une telle perspective, dans la mesure où le besoin (corporel) a été satis-fait, l’ “expérience” de satisfaction est acquise, et dans la mesure où le sujetest toujours en vie on est alors fondé à penser que les besoins corporels ontété satisfaits. » (...) « Pour revenir maintenant aux rapports de S. Freud avecle concept de pulsion de mort, il me semble que l’enjeu théorique auquel il setrouve être confronté concerne une menace concernant les assises de samétapsychologie et de la représentation des soins maternels qu’elle suppose1.La mère, pour S. Freud, est restée celle “qui ne saurait être ambivalente àl’égard de son premier fils”, elle ne sera “la destructive” qu’en fantasme. »

Les positions des partisans de la pulsion de mort semblent s’être, histori-quement, durcies du fait que l’ego psychology n’avait gardé de la secondetopique freudienne que l’organisation du Moi sans se référer à l’oppositionentre Éros et Thanatos. La polémique contre les ego psychologists se seraitensuite étendue aux autres auteurs qui récusaient la pulsion de mort, facile-ment taxés d’être « néo-hartmaniens ».

QUELQUES INCONVÉNIENTS DE LA NOTION DE PULSION DE MORT

L’inconvénient principal de la seconde théorie des pulsions est pour nousl’affaiblissement de la notion même de pulsion telle qu’elle avait été élaboréeauparavant. Les pulsions, définies par leur poussée, leur source, leur but, leurobjet, disparaissent ; regroupées sous la rubrique de « pulsion de vie », ellesperdent par là même leur spécificité. Alors que les pulsions, première manière,

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1. Cette réflexion métapsychologique a été développée par Roussillon dans son rapport :R. Roussillon, 1995, La métapsychologie des processus et la transitionnalité, Revue française de psy-chanalyse, 1995, no 5.

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exprimaient un travail psychique, que leur définition résultait de l’orga-nisation des investissements de la libido et de l’expérience de la satisfaction, lapulsion de vie et la pulsion de mort sont définies par rapport à des considéra-tions qui se réclament de la biologie : de forces psychiques elles deviennentforces de la nature. Freud se met à parler de « pulsions organiques », le carac-tère « conservateur » qu’il leur reconnaît ne s’applique plus à des formationspsychiques, ni à des conditions du fonctionnement du Moi, mais à la vie orga-nique elle-même. La nouvelle définition de la pulsion est celle-ci : « une pul-sion serait une poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissementd’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence per-turbatrice de forces extérieures ; elle serait une sorte d’élasticité organique ou,si l’on veut, l’expression de l’inertie dans la vie organique. » Nous passons dela « mesure du travail demandé à l’appareil psychique » à l’ « expression del’inertie dans la vie organique » ; ce passage s’accompagne de l’attribution depulsions sexuelles à la matière vivante, fut-elle élémentaire. Mesurons bien quela notion de pulsion, telle qu’elle avait été élaborée avant 1919, disparaît tota-lement dans des formulations comme celles-ci : « Devons-nous, comme nous yengage le philosophe poète, hasarder l’hypothèse que la substance vivante, aumoment où elle prit vie, se déchira en petites particules et que celles-ci depuislors tendent à se réunir à nouveau sous l’effet des pulsions sexuelles ? »... ouencore : « La spéculation nous conduit à admettre que cet Éros est à l’œuvredès le début de la vie et qu’il entre en opposition comme “pulsion de vie” à la“pulsion de mort” qui est apparue du fait que la substance anorganique a prisvie » (S. Freud, 1920). Le terme « pulsion » dans ces deux passages a perdutoute spécificité métapsychologique. Les « pulsions sexuelles » deviennent unepropriété élémentaire de la matière vivante, la sexualité disparaît comme forcequi anime et édifie le psychisme : Freud mutile sa propre théorie ...

Les pulsions sont du reste alors assimilées par certains auteurs, BennoRosenberg par exemple, à la libido elle-même ; l’équivalence entre « pulsionde vie » et libido ainsi postulée déqualifie la pulsion en tant que résultat d’unedifférenciation de la libido ; la pulsion ne décrit plus un parcours de l’énergiesexuelle psychique et ne résulte plus de l’organisation de celle-ci. La notion depulsion partielle s’efface du même coup1. L’utilisation d’un terme identique– de pulsion, ou d’instinct – pour désigner les pulsions telles qu’elles sontdécrites dans « Les pulsions et leur destin », et « la pulsion de mort » introduitpar conséquent une confusion considérable. Nous avons vu que les fonde-ments de la définition des pulsions ont changé, qu’ils se sont biologisés. On

1802 Paul Denis

1. Ce qui explique sans doute que l’expression ne figure pas une seule fois dans le rapport deDenys Ribas.

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s’attendrait donc à une énergie spécifique à la pulsion de mort et à une« source » : or la pulsion de mort n’a pas de « source », pas d’objet et n’estdéfinie que par son but : désorganiser, détruire. Comme l’a souligné JeanLaplanche, Freud n’a jamais proposé d’autre énergie psychique que la libido,il n’a jamais proposé l’idée d’une destrudo, d’une énergie de mort, de destruc-tion ; la pulsion de mort serait donc une pulsion sans énergie ni objet. Lesplus dualistes d’entre nous sont, en fait, contraints au monisme énergétiquepsychique : la libido et rien d’autre. La pulsion de mort n’a finalement riend’une pulsion. L’agressivité comme la destructivité impliquent un courant libi-dinal mis au service de buts particuliers et appliqué à un objet : agression etdestruction de quelqu’un ou de quelque chose, mort de soi-même ou mortd’autrui. Il ne peut s’agir que de « pulsion sexuelle de mort » pour reprendreici la formule de Laplanche, c’est-à-dire de courant libidinal se consacrant à ladestruction.

La notion même de conflit se trouve finalement altérée par la secondethéorie des pulsions : elle change de niveau. Le conflit psychique qui opposeentre eux des mouvements psychiques, des instances, des investissements con-tradictoires ou inconciliables n’est plus qu’un épiphénomène, pâle reflet dugrand conflit tellurique entre les forces de vie et les forces de mort. End’autres termes l’opposition entre la pulsion de vie et la pulsion de mort faitfinalement disparaître le conflit psychique, celui que nous rencontrons àchaque séance d’analyse et dont il est possible de rendre compte dans le cadrede la théorie de la libido.

Il me semble qu’il faut nous rendre à l’évidence : ce qu’il est convenud’appeler la seconde théorie des pulsions est incompatible avec la première ;son apparition a introduit un véritable clivage dans la théorie.

LA PULSION DE MORT, ZEUGME THÉORIQUE

L’une des sources des difficultés soulevées par l’introduction del’opposition entre Éros et Thanatos est que celle-ci correspond chez Freud àla superposition de deux courants de pensée. L’un, clinique et métapsycholo-gique, aborde la compulsion de répétition, la question du traumatisme etintroduit la notion de masochisme primaire ; l’autre, méditation biologiqueet philosophique, aboutit à la formulation de l’opposition entre pulsion devie et pulsion de mort ; l’intrication est ici celle d’une réflexion clinique etd’une vision philosophique. La nécessité de donner une théorie des phénomè-nes de désorganisation dans la compréhension des mouvements psychiques

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s’y trouve infiltrée par « le thème de la mort »1. La confusion, le mot n’estpas trop fort, introduite par la « seconde théorie des pulsions » est liée àcette infiltration.

Pour rendre compte de configurations cliniques irréductibles au modèlenévrotique, pour rendre compte d’échecs de l’analyse, Freud était contraintd’introduire un principe de fonctionnement complémentaire au principe deplaisir-déplaisir : principe de liaison-déliaison, principe d’organisation-désorganisation, comme l’on voudra2. C’est là que se trouve la nécessitéconceptuelle. Mais Freud est allé au-delà, et il a fait coïncider ce principe defonctionnement avec les autres éléments qui s’y associent sous la rubrique dela « pulsion de mort » ; nous rejoignons ici René Roussillon lorsqu’il écrit :« ... S. Freud essaye, à l’aide d’une hypothèse unique, de rendre compte d’unesérie de faits cliniques qui ne se laissent pas facilement interpréter à l’aide desseuls outils de la “sorcière” du moment. “Analyser” la pulsion de mort et saplace dans l’économie de la pensée de S. Freud passe par un relevé des faitscliniques que cette notion tente de subsumer. »

La notion de pulsion de mort constitue un rassemblement hétéro-gène d’abord du côté des faits cliniques, qui n’ont pas forcément à êtreregroupés sous le même chef : le rôle de la motricité (vouée à défléchir versl’extérieur la pulsion de mort) et la compulsion de répétition par exemplen’ont pas obligatoirement à être placés sous le signe de Thanatos, pas plusque le sadisme, la négation, le masochisme, le fonctionnement du surmoi etmême l’angoisse, qu’un auteur comme Benno Rosenberg rattache à la pulsionde mort. L’hétérogénéité tient aussi à l’ambition d’une théorie qui se voudraitvalable à la fois sur le plan organique et sur le plan psychique, applicable dela matière vivante la plus simple au psychisme humain, recherche d’une expli-cation générale biologique qui ferait rentrer la psychanalyse dans le cadre des« sciences de la nature » ; il s’agit pour Freud d’asservir des faits cliniques àune méditation qui dépasse le registre psychologique3.

1804 Paul Denis

1. Expression de Freud dans sa lettre à Lou Andreas-Salomé datée du 1er août 1919.2. Claude Le Guen rappelle que les grecs opposaient à Éros non pas Thanatos mais Chaos. La

menace de mort – psychique – est celle du chaos psychique.3. La tentation est grande de faire une lecture symptomatique d’un texte comme « Au-delà du

principe de plaisir ». D’y relever des thèmes mélancoliques, un mode de pensée gnostique dont nousavons souligné la coïncidence avec le début de l’analyse d’Anna Freud par son père. Le clivage dans lathéorie introduit par l’opposition entre Éros et Thanatos serait le reflet du clivage nécessaire pour pou-voir supporter d’avoir sur son divan sa propre fille. René Roussillon a souligné de son côté la défensecontre la passivité que constitue l’introduction de la pulsion de mort : « Qu’une “pulsion” de mortnous habite signifierait d’une certaine manière que nous “choisissons” la mort plutôt que de la subirpassivement, d’être choisi par elle. Le concept de pulsion de mort tend à retourner activement ( “pul-sion” ) ce que nous aurons à subir passivement. En ce sens précis le concept de pulsion de mort signela trace, dans la pensée de S. Freud, d’un processus de défense par retournement. »

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La théorie générale censée régir la matière vivante apparaît comme biendouteuse : il existerait une sexualité cellulaire, chargée de bâtir des ensemblesorganiques de plus en plus complexes, laquelle lutterait contre une tendanceau retour à l’anorganique. Nous connaissons la sexualité psychique, mais quelsens peut avoir l’idée de « pulsions sexuelles » rassemblant des « parcelles dela matière vivante » ? Le principe de nirvana apparaît comme la transpositionau psychisme du principe biologique général précédent, tendant au retour àl’inanimé, à l’anorganique. Application, bien hasardeuse, au psychisme d’unprincipe biologique fort incertain. La théorie des pulsions « de vie » quidécoule de ces postulats biologiques est dans la ligne : elles sont des « pulsionsorganiques » et la notion de pulsion disparaît dans sa définition psychiqueantécédente. Nous nous trouvons dans une démarche métabiologique et nonmétapsychologique.

La pulsion de mort apparaît ainsi comme un zeugme1 théorique, rappro-chant des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Nous propo-sons finalement de décondenser cette notion pour considérer séparément leséléments qui la sous-tendent et ne retenir que ceux qui restent cohérents avecl’édifice métapsychologique antérieur à 1920 et ont contribué à le dévelop-per. Sous les termes de pulsion de vie et de pulsion de mort, si on laisse decôté les protistes et les considérations philosophiques ou poétiques de Freud,apparaît ainsi, en fait, non pas un nouveau système pulsionnel mais un prin-cipe de fonctionnement psychique que l’on pourrait appeler principed’organisation-désorganisation qui vient compléter le principe de plaisir-déplaisir. La volonté de faire coïncider les deux pôles de ce principe de fonc-tionnement avec « la vie » d’une part et « la mort » de l’autre a entraînéconfusion et malentendus, alors même que l’introduction de ce principe defonctionnement est une nécessité. Jean Laplanche a défendu cette idée qu’ilfallait entendre Éros et Thanatos comme des principes de fonctionnement.Lorsque André Green définit la pulsion de mort par sa « fonction désobjec-talisante », il n’est pas si loin de la considérer surtout, lui aussi, comme unprincipe de fonctionnement.

L’essentiel est donc de considérer l’opposition entre Éros et Thanatos noncomme un affrontement entre des pulsions mais comme un principed’organisation-désorganisation régissant le psychisme complémentairement auprincipe de plaisir-déplaisir.

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1. Figure de style rapprochant des éléments sans rapport les uns avec les autres. Rare dans lapoésie française (si l’on excepte Hugo : « ... vêtu de probité candide et de lin blanc ») il serait fréquentdans la poésie espagnole. En français il est surtout utilisé pour produire un effet de cocasserie, chezPrévert par exemple : « Quand il était jeune Napoléon était maigre et général d’artillerie, ensuite il pritdu ventre et beaucoup de pays... »

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L’IDÉE D’INTRICATION

L’idée de mélange, de composition, d’intrication – de mixion, traduitLaplanche – est déjà présente dans la conception freudienne d’une combinai-son entre les pulsions partielles sous le primat de la génitalité. Freud écrit parexemple dans Trois essais... : « Telles sont les pulsions, apparaissant de façonrelativement indépendante par rapport aux zones érogènes, du plaisir deregarder-et-de-montrer et de la cruauté, qui n’entrent en relation intime avecla vie génitale que plus tard, mais qui se font déjà sentir au cours de l’enfanceen tant que tendances autonomes, d’abord distinctes de l’activité sexuelle éro-gène. » Ce dernier exemple qui évoque l’association entre cruauté et vie géni-tale correspond tout à fait à ce qui sera ultérieurement théorisé comme intri-cation entre pulsion de vie et pulsion de mort. Il nous intéresseparticulièrement, car regarder et montrer d’une part, et cruauté de l’autre ontété rattachées par Freud à ce qu’il désignait comme « pulsion d’emprise ».

Rappelons-nous que Freud a évoqué explicitement la notion d’intricationentre sexualité et voyeurisme dans Le petit Hans : « Par un processus queA. Adler a dénommé très justement “intrication des pulsions” (et il donne laréférence de l’article d’Adler en note : Der Aggressionsbetrieb im Leben und inder Neurose. Fortschritte der Medizin, 1908, no 19) le plaisir trouvé par Hansdans son propre organe sexuel s’allie au voyeurisme dans ses composantesactive et passive. »

Nous pouvons encore citer « Le trouble psychogène de la vision »1 :« Nous avons suivi la “pulsion sexuelle” depuis ses premières manifestationschez l’enfant jusqu’à ce qu’elle atteigne sa configuration finale qualifiée de“normale” et découvert qu’elle est composée à partir de nombreuses “pulsionspartielles” qui sont attachées aux excitations de régions du corps. » Ouencore, dans Totem et tabou, Freud évoque « ... des pulsions sociales qui sontissues de l’union de parts égoïstes et érotiques ». L’idée d’ « intrication »préexiste donc bel et bien à l’introduction de l’opposition pulsion de vie / pul-sion de mort à laquelle elle a été ensuite appliquée. L’assemblage de pulsionspartielles, de fantasmes est un élément central du fonctionnement de l’appareilpsychique tel que Freud l’a décrit avant 1920. Dans « Fantasmes hystériqueset bisexualité », on peut lire : « ... un symptôme hystérique correspond néces-sairement à un compromis entre une motion libidinale et une motion refou-

1806 Paul Denis

1. 1910.

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lante mais il peut correspondre en outre à une union de deux fantasmes libidi-naux de caractère sexuel opposé ».

Si l’on récuse l’instinct de mort en tant que force pulsionnelle pour neconsidérer l’opposition entre Éros et Thanatos que comme un principe defonctionnement, l’idée d’intrication ne peut plus lui être appliquée : les deuxpôles d’un principe de fonctionnement ne se combinent pas. Ou encore com-ment défendre l’idée d’une intrication entre des pulsions sexuelles avec un élé-ment aussi conceptuellement hétérogène à celles-ci qu’un principe de désorga-nisation ?

Cliniquement il nous est possible de constater l’assemblage de mouve-ments psychiques contrastés. C’est évidemment le registre sadique – queFreud a d’abord fait découler de la pulsion d’emprise avant d’en fairel’émanation de la pulsion de mort – qui est le plus souvent associé à desmotions d’une autre qualité et qui peut se mettre éventuellement à leur ser-vice.

Mais si, au-delà de l’association de mouvements pulsionnels, on cherche àdonner à l’idée d’intrication une valeur constitutive plus originaire – commecelle que lui donnera Freud dans la combinaison de la destructivité et des pul-sions de vie –, c’est dans la constitution même de la pulsion à partir de deuxcourants libidinaux que l’on peut la trouver. C’est ce que nous avons proposéen décrivant les deux « formants de la pulsion ». Si l’on considère la pulsioncomme le fruit d’une association de deux courants libidinaux, l’un en emprise,utilisant les voies de la motricité et de la sensorialité – celles de l’appareild’emprise, du bemächtigungsapparat –, et l’autre investissant le fonctionne-ment des zones érogènes et l’expérience de la satisfaction, on se trouve devantune forme d’intrication qui se situe à l’origine de la pulsion elle-même. Lacombinaison n’est plus entre deux éléments biologiquement contradictoiresmais entre des éléments complémentaires, l’un servant l’autre et l’autre arrê-tant le premier lorsqu’une expérience de satisfaction peut se constituer.

Nous sommes ici fidèles à la pensée de Freud qui, dans le passage duPetit Hans que nous avons cité plus haut, donne explicitement commeexemple d’intrication l’association entre la satisfaction sexuelle et le voyeu-risme, conçu à ce moment comme un mouvement rattaché à l’appareild’emprise. Dire que la pulsion naît de l’intrication entre deux courants libidi-naux, l’un en satisfaction et l’autre en emprise, est ainsi cohérent avec les for-mulations freudiennes antérieures à 1920.

L’intérêt de ce modèle est qu’il permet de rendre compte des situations oùla pulsion se désorganise, se déqualifie. Lorsque ces deux courants se disso-cient – se désintriquent ? – en l’absence d’expérience de satisfaction qui viennesceller le succès de leur association, ils laissent le plus souvent toute la place

Un principe d’organisation-désorganisation 1807

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aux seuls investissements en emprise que rien ne tempère plus – que rienn’arrête plus –, toute la libido s’engouffrant dans le registre de l’emprise, jus-qu’à la folie d’emprise et à la destruction. C’est la libido qui devient destruc-trice sans qu’il soit besoin d’imaginer une quelconque pulsion biologique demort... Il est possible que le terme d’emprise soit trop imprégné de significa-tions relationnelles et qu’il soit difficile de le voir associé à des formes de des-tructivité extrême. C’est le terme de Jean Gillibert de « folie d’emprise » qu’ilfaut considérer, décrivant le déchaînement d’une libido que plus rienn’organise sinon la motricité acharnée à trouver un objet quel qu’il soit, fut-ilde haine pure et destiné à être possédé dans et par sa destruction. La combus-tion a quitté les limites du foyer où elle était cantonnée, utilement nourrie etorganisée, pour incendier la pièce, l’édifice et, si rien ne l’arrête, la villeentière.

Paul Denis7, rue de Villersexel

75007 Paris

1808 Paul Denis

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