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Dépasser le clivage politique-religion

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Article de réflexion sur le rôle du bouddhisme dans le dépassement du clivage entre politique et religion.

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DEPASSER LE CLIVAGE POLITIQUE-RELIGIONEssai pour une politique des valeurs

Pierre-Alexandre Xavier

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Le rêve d'une société sans DieuDepuis l'invention de la société, politique et religion se sont livrés une longue guerre qui subsiste aussi bien dans le champ intellectuel que le domaine moral. Alors que le capitalisme mondialisé menace d'aplatir le monde connu, le clivage politique-religion est-il encore d'actualité ?

Nous vivons, en Occident, dans des démocraties qui prétendent à la laïcité. La religion, les croyances, la foi sont circonscrites à la sphère de la vie privée. La liberté de pratiquer un culte est une liberté publique au même titre que l'est le droit de vote. L'Etat n'associe aucune religion à l'exercice du pouvoir politique et les normes morales de la société civile ne s'articulent pas sur des valeurs religieuses, du moins en apparence.On trouve, en effet, une longue histoire de rapports étroits et souvent conflictuels entre la politique et la religion. Cette histoire a façonné les sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd'hui. La morale religieuse imprègne profondément les rapports et les mécanismes qui sont à l'œuvre dans les sociétés humaines par delà la volonté républicaine de suppression, ou d'effacement, des religions.Cette volonté d'en finir avec la religion est parfaitement rendue un auteur socialiste, Eugène Fournière, témoin à son époque de la séparation effective de l'Eglise et de l'Etat : "Pour notre compte et pour celui de toutes les nations d'Europe qui aspirent à la liberté politique et à la justice sociale, nous tentons en France une expérience inouïe. Nous voulons fonder l'ordre politique, social et moral sur la raison, la science et la délibération. Nous avons brisé toutes les traditions et nous sommes plus libérés et dénués que les premiers pionniers d'Amérique, qui du moins avaient emporté leur bible avec eux. Notre école est sans Dieu et notre village sans prêtre. Nous avons pour règle unique la conscience individuelle ouverte à toute la critique et pour unique régulateur le code pénal."(La Crise socialiste, Paris, 1908)

Emergence de la laïcitéL'histoire de France a été témoin de la liquidation de la religion et des liens entre religion et politique. Cette "victoire", cet accomplissement, autorise la laïcité à être montrée en exemple aux sociétés encore prisonnières d'un amalgame entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Une frontière nette et institutionnelle sépare définitivement ce qui est à César de ce qui est à Dieu. Le citoyen, affranchi du règne de Dieu, peut enfin jouir pleinement de la liberté et de l'égalité au sein d'un Etat souverain.Mais cette vision est elle encore valable aujourd'hui, à une époque où la place et le rôle de l'Etat sont en pleine mutation ? Nul doute que la laïcité a bel et bien remplacé la religion et sa transcendance par des vertus et des mécanismes républicains. Mais si la séparation des pouvoirs est effective, l'absence d'un socle philosophique pratique a conduit à la faillite du modèle laïc, incapable de répondre aux assauts d'un capitalisme mondialisé, à une destruction massive de la planète, à la déprédation considérable des ressources vitales et à l'atomisation des frontières par des pouvoirs travaillant à l'échelle de la planète, sans nationalité, sans identité et sans âme.

La laïcité est née de la volonté de reconnaissance de la valeur de l'individu et de son autonomie. Prenant ses racines dans la communauté politique, elle a permis de mettre dans une perspective historique, et non plus spirituelle, le fait religieux. Ainsi, il a été possible d'analyser, de critiquer et de contester le dogme et l'église sur la base de la raison et de la perception humaine.Cette contestation de l'autorité morale a contraint les religions à modifier leurs positions pour élargir leurs systèmes de pensée et leurs représentations du monde à la multiplicité des points de vue particuliers. De part et d'autre de la prétendue frontière entre religion et politique, chacun a retrouvé le chemin de la philosophie et a pu construire une nouvelle identité.Aujourd'hui, les courants occidentaux ont considérablement évolué et apparaissent comme des communautés spirituelles transversales portées par un idéal humaniste de salut universel. Contrairement à la laïcité, les Eglises ne manquent pas de valeurs morales et éthiques pour juger de problèmes fondamentaux comme la manipulation du génome humain, les organismes génétiquement modifiés, le diagnostique pré-implantatoire, l'interruption thérapeutique de grossesse ou l'homoparentalité.La République se veut construite sur l'absence de reconnaissance des religions et de leurs valeurs. Elle est donc assez démunie pour statuer sur ces problématiques qui touchent aussi bien à l'écologie, à la procréation, à l'intégrité de la personne humaine. Au début du siècle déjà, elle avait peiner à résoudre les problèmes moraux liés, entre autres, à l'homosexualité, au cadre du mariage, aux droits des femmes. Faute d'un socle éthique distinct, la République a repris à son compte les conceptions morales défendues par les églises qu'elle avait autrefois combattues et complètement

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marginalisées.Mais la récupération de ces valeurs n'est pas sans poser quelques problèmes majeurs. Prenons l'exemple d'une notion religieuse par excellence, surtout dans le contexte judéo-chrétien, la fraternité. Elle est aux antipodes de l'intérêt individualiste qui caractérise nos sociétés et les mentalités de nos concitoyens. Dans sa nouvelle morale, la République remplace la congrégation fraternelle où tous sont les enfants de Dieu par la communauté citoyenne liée par des droits et des devoirs. Comme il est difficile d'imaginer solidarité ou bienveillance familiale sans religion, il devient impératif de lié les hommes par des obligations sociales qui leurs sont supérieures dans le cadre collectif.

L'Etat souverainPour sa part, l'Etat moderne trouve son origine dans la notion de souveraineté, concept qui naît au 14e siècle et qui sera définitivement admis comme axe central du pouvoir politique au cours du 17e siècle. L'humanisme de la Renaissance italienne et les mouvements contestataires religieux à travers l'Europe sont à la source des changements radicaux qui ont lieu au cours de la transition entre le Moyen-Âge et la Modernité. La construction des Etats modernes (du 13e au 17e siècle) coïncident avec l'émergence du concept de Souveraineté, dont la définition juridique est largement exposée par Jean Bodin, philosophe et juriste, contemporain de Michel de Montaigne dans son ouvrage, Six livres de la République (1576).En France toujours, Richelieu donne corps à l'Etat souverain en mettant en avant la Royauté et l'absolutisme du pouvoir royal. Il est servit dans ce sens par les travaux de Cardin Le Bret, son conseiller juridique, qui théorise tous les principes de l'action de l'Etat. La prétention absolutiste repose encore sur un héritage divin qui confère à la figure du monarque l'autorité céleste. L'Etat souverain est une transposition de la souveraineté divine qui au lieu de s'exercer depuis le Ciel sur la Terre, s'exerce de la Terre sur la Terre. Cette nouvelle forme de gouvernement des hommes est une solution à un mal plus terrifiant que la Peste qui sévit sur l'Europe entière. Ce mal ce sont les guerres de religions. Véritables conflits fratricides, elles menacent de désintégration les royaumes européens. Comme le démontrera, trois siècles plus tard, le père de la sociologie contemporaine, Max Weber, l'émergence de l'Etat souverain met un terme à la violence exercé par la religion. Désormais, cette violence, tant physique que symbolique, sera exercée par le monarque, figure emblématique qui prend la place du Dieu immatériel et impose sa volonté absolue à un territoire. Par le même mécanisme, la volonté du souverain impose et concentre la religion.Avant les guerres de religion, la pensée religieuse de St. Augustin dominait le Moyen-Âge. La paix était l'œuvre de Dieu, et par extension l'œuvre de l'Eglise. Mais avec l'avènement du Protestantisme et de la violence religieuse qui en a découlé, la pensée politique et philosophique d'Augustin s'est retrouvée en faillite. L'Eglise n'amenait plus la paix, mais la guerre et la division. Donc l'Eglise n'était plus l'extension de Dieu, ni de la paix divine.C'est schématiquement la conclusion à laquelle parvient Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais souvent cité pour ses écrits sur le Contrat civil. Pour régler le problème de la violence religieuse, Hobbes propose que ce soit la société civile, un Etat autonome, qui se charge de la paix. Par conséquent, la religion, qui a introduit la violence, doit être exclue du centre du pouvoir. C'est dans cette prise en charge par l'Etat de la souveraineté des citoyens, de la sécurité, de la concorde et de la paix que naissent les bases de la laïcité moderne. Le concept de souveraineté n'est pas débarrassé de sa charge religieuse, mais il n'est plus ni porté, ni véhiculé par l'Eglise.Cette révolution spirituelle annonce la disparition définitive du rêve d'un empire chrétien unique, héritage de la culture médiévale. C'est la fin d'une foi unifiée et d'une loi divine à laquelle tout est soumis, la politique comme le reste. Puis à mesure que le modèle démocratique va émerger, la question de la séparation entre politique et religieux va se faire plus pressante. Les deux parties usant de la violence de l'autre pour conquérir et faire usage du pouvoir politique. La question devient un problème central au 19e siècle avec l'émergence, notamment en Europe occidentale, de sociétés pluralistes qui intègrent désormais la diversité politique.

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[2] La religion quitte la scène politiqueL'accouchement d'une vision neuve de la société humaine ne s'est pas faite sans souffrances. Plusieurs siècles auront conduit à la "sortie de la religion".

La sortie de la religionNous sommes encore, au 19e siècle, à une période de "laïcisation" et non à une époque de "sortie de la religion", expression chère à Marcel Gauchet, l'un des spécialistes de la question. L'Etat moderne se construit par contraste avec le pouvoir ancien, celui de l'Eglise. La modernité de l'Etat se constitue face à la tradition religieuse comme l'adolescent qui s'émancipe de ses parents tout en conservant leur patrimoine. Ce dernier est momentanément objet de rejet et lorsque l'indépendance sera enfin consumée, il sera temps de retrouver, non sans une certaine nostalgie, ce patrimoine occulté le temps de la révolte.Avec la "laïcisation", on assiste également à la construction de la neutralité du souverain, puis de l'Etat souverain. Le monarque ne peut décemment afficher sa confession dans une société qui exige le pluralisme et la démocratie des Egaux. Le problème est profond car les lois ne sont plus le produit de Dieu et de son Eglise, mais la production du peuple et de ses représentants. On entre donc dans un modèle de gouvernement dit représentatif et l'on commence à quitter le gouvernement dit symbolique, à prédominance absolue. Mais fondamentalement, le problème reste le même, sur quoi est élaboré la loi des hommes ?Marcel Gauchet dit à ce propos que : "La sortie de la religion se poursuit là où elle avait commencée. Elle y prend même des proportions spectaculaires qui font parler à tel observateur d'un "tournant de la culture européenne", tandis que d'autres en viennent à se demander si nous n'assistons pas à ce que l'anglais nomme énergiquement "the unchurching of Europe". Il serait fastidieux d'énumérer, pays après pays, les données qui enregistrent de façon convergente, au milieu de situations fort diverses, l'effondrement des pratiques, le recul des affiliations, la baisse des vocations, et par dessus tout, peut-être, le dépérissement des magistères. Y compris aux yeux de ceux qui continuent de se regarder comme leurs fidèles, les Eglises n'ont plus vraiment l'autorité pour déterminer la croyance, sans même parler d'imposer le dogme. Elles l'ont moins encore, a fortiori, pour ce qui est d'orienter les choix politiques ou de régler les mœurs." (La religion dans la démocratie, M. Gauchet, Folio essais, 1998)La liquidation de la religion dans nos sociétés individualistes ne signifie pas la disparition totale de la religion. Il s'agit du "passage dans un monde où la religion continue d'exister mais à l'intérieur d'une forme politique et d'un ordre collectif qu'elle ne détermine plus." (Ibid.) Alors, il reste encore à déterminer les nouvelles bases philosophiques et éthiques sur lesquelles construire l'avenir.Nous savons que l'aventure idéologique révolutionnaire ne conduit pas au salut terrestre. L'expérience communiste, malgré les espoirs qu'elle portait, offre un constat d'échec historique retentissant. Et la mondialisation n'offre pour sa part aucun espoir commun, sinon le chacun sa chance. Les solutions institutionnelles que nous pensions définitives s'avèrent limitées et défaillantes à intégrer le présent. Elles ont encore plus de difficulté à accepter les visions religieuses extérieures et exotiques.

L'héritage religieuxLa religion est, bien avant le lieu d'origine ou l'ethnie, ce qui dit le plus clairement l'identité d'un individu. Et l'identité est aujourd'hui un enjeu majeur de l'ensemble des populations de la planète, exacerbé par un contexte d'aplatissement historique et culturel. Le passé religieux pèse fortement sur l'Occident mais nos sociétés contemporaines n'acceptent pas facilement cet héritage comme le prouvent les interminables débats sur la mention de la tradition religieuse dans la Constitution européenne. Partout ailleurs, la religion est encore d'une actualité brûlante, depuis les contrées les plus désolées de notre planète jusque dans les derniers bastions de l'idéologie communiste.L'Etat souverain s'efforce de trouver des solutions en puisant dans les ressources intellectuelles, scientifiques et morales de la société civile pour résoudre de nombreux problèmes. Mais la société humaine n'est pas une mécanique complexe contenue dans les lois et dite dans les textes. Le recours au religieux refait surface dès que l'on touche au corps humain, à la structure de la parenté, à la fin de la vie, à la procréation... Il est encore là dans les rapports entre les gens dans les milieux urbains, dans la perception des inégalités sociales ou encore dans les initiatives de solidarité.Plus encore, l'Etat ne peut dire l'identité que du point de vue de l'administration institutionnelle. Par essence, il laisse l'individu libre de forger sa propre existence dans les limites de la loi commune et des institutions. C'est la promesse initiale de l'Etat souverain, offrir à tous l'autonomie : la possibilité

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de décider de son destin et de ne plus subir le règne du pouvoir transcendant.Adossé à la science et au progrès technique, l'Etat souverain ne dispose cependant que de l'analyse scientifique pour juger des passions et des croyances. Or si la science, et l'esprit scientifique, permettent d'élucider les rapports entre les éléments constitutifs de l'humain et de son environnement, ils ne dépassent pas, à ce jour, le monde de la matière et de l'énergie manifeste.

La fin de l'histoireSi la science et la technologie sont la forge conceptuelle et intellectuelle de l'Etat souverain, la fabrique de l'explication du monde, elles ne sont pas des instruments fiables d'arbitrage moral ou éthique. Nous le savons depuis plusieurs décennies, la démocratie porte avec elle les dynamiques des communautés et des groupes d'intérêts. Utilisant des moyens immatériels et transversaux de communication, les communautés et les groupes agrègent des pressions considérables capables de faire plier les gouvernements et de manipuler l'opinion publique. Ce n'est donc ni la science, ni les techniques qui servent de bases pour construire l'Etat, mais aussi les intérêts privés et publics des communautés constituant ce même Etat.Au delà d'une théorie paranoïaque du complot mondial et de l'image fantasmatique d'une matrice planétaire, l'existence de réseaux d'influence, le poids des multinationales et des places de marché et surtout l'impact des mouvements et des flux financiers sont une réalité qui dépasse la souveraineté nationale des Etats. Cette réalité s'est cependant imposée lentement depuis le début du 20e siècle pour finalement exploser avec l'essor prodigieux des moyens d'information planétaires.Il faut ajouter à ce tableau, un peu sombre, la victoire du modèle politique néolibéral, qui a finalement eu raison de l'ensemble de ses adversaires et compétiteurs à l'échelle mondiale. Le monde est désormais économique, et il ne faut pas longtemps pour s'éveiller à l'omniprésence d'un nouveau culte, celui de la performance, de la compétition, du triomphe de l'individualisme et de la puissance de l'homme sur le temps et le monde.

On pourrait croire que c'est "la fin de l'Histoire", comme le dit, avec provocation, Francis Fukuyama, spécialiste de l'économie politique. Finie la religion, finis les hommes, plus rien que des machines... C'est une utopie projetée depuis le début du 20e siècle par nombre de romanciers et de cinéastes de manière plus ou moins inventive. D'un côté, l'automatisation industrielle et l'informatisation des services d'une société high tech dépourvue de personnel, de l'autre la multitude des ouvriers et des petites mains du monde qui vit avec à peine 2 dollars par jour. Machines électroniques contre machines humaines, voilà qui laisserait sans voix un visionnaire comme George Orwell.Pourtant, ce n'est pas la fin de l'espoir ni non plus la fin de la croyance. C'est encore moins la fin du dialogue et du débat. Car à la fois la construction de l'Etat moderne et la transformation des religions ont embarqué non seulement l'Occident, mais aussi le reste du monde dans une nouvelle aventure humaine.Cette aventure est difficile à concevoir sans la croyance, ou plutôt les croyances. On peut penser que l'homme, à l'échelle des nations et des peuples, n'est qu'un maillon plus ou moins résistant aux pressions des forces immanentes et irrésistibles du marché. Mais à son échelle, il est un individu de passions, de désirs et de convictions. Les moyens personnels en termes de communication, de production d'image et de son, d'interaction avec la sphère de l'information auxquels il a accès, lui donnent une puissance individuelle considérable comparée à son ancêtre impuissant du temps, qui apparaît déjà pour beaucoup comme lointain, de la lutte des classes.Ce qui manque à la multitude des individus isolés c'est le lien invisible et indestructible de la croyance. Cette force renferme un trésor prodigieux de ressources symboliques, de mobiles éthiques qui ont pour la plupart, et au delà des intérêts égoïstes, une vocation universelle d'émancipation et de libération personnelle.

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[3]Transformations de la pensée politique et religieuseTout comme la cité de Dieu s'est effacée devant la société des Hommes, cette dernière se voit supplantée par l'empire planétaire.

Une révolution humaineA tous les échelons de la vie sociale humaine, nous vivons aujourd'hui une révolution qui montre les défaillances de l'Etat souverain tant dans sa capacité à protéger qu'à donner du sens à la vie des individus qui le composent. Mais cela ne signifie en rien le retour des églises. Ces dernières ont été également passées au rouleau compresseur de l'Empire. Ce terme moderne, défini par les philosophes Antonio Negri et Michael Hardt, désigne le système philosophique et politique de la mondialisation au delà de sa définition purement économique.En termes d'inspiration, la religion continue d'imprimer du sens à l'action de l'homme, lui donnant une perception de la collectivité, de la solidarité humaine, de son rapport à la mort et lui rappelant la présence du bien et du mal dans toutes les sociétés. Mais il faut alors dépasser la vision négative, pour ne pas dire rétrograde, que la philosophie des Lumières et que l'esprit de la laïcité continuent de projeter sur toute forme de conviction religieuse.D'autre part, il s'agit pour la religion de donner une nouvelle forme à la force dont elle dispose. Le registre de la morale venue de l'autre monde, ou l'édit du ciel, sont des modes éthiques perçus comme de vulgaires superstitions complètement dépassées par un grand nombre de nos contemporains. Les extrémistes portés par ce type de rhétorique se retrouvent instantanément aux confins de la barbarie et de l'obscurantisme archaïque.Tout cela nous ramène donc à la place de l'individu, à sa force propre face à la pression écrasante, et bien souvent immorale, du besoin de satisfaction immédiate. Le matérialisme triomphant s'impose comme dogme et comme seule manière de vivre et seul modèle d'un monde clos. Cette vision extrêmement occidentale tente de s'imposer au monde entier mais rencontre de vives résistances et détournements face aux cultures qui émergent.

Jusqu'à l'avènement de la société industrielle, l'homme avait le Ciel ou le Transcendant, pour lui dicter ses lois. L'effondrement des valeurs morales religieuses a vu l'homme se faire dicter ses lois par la main invisible de l'Etat. A présent, à l'aube d'une nouvelle ère, l'homme hésite et cherche à l'extérieur, encore, les lois qui devront régir sa vie. Pierre Bayle, philosophe rarement évoqué qui mérite qu'on s'attarde plus souvent sur ses écrits, disait déjà au 17e siècle que l'autorité de la conscience est souveraine à côté du message dogmatique et moral des églises comme à côté du message de l'Etat. De manière originale, Bayle décortique la formation des consciences et trace le chemin du travail constant que nécessite l'édification de la conscience d'un individu. Né protestant, converti au catholicisme, puis adhérent à l'église réformée, il finit par fuir la France, devenu sceptique, pour la Hollande, patrie des penseurs de la modernité et d'une certaine forme de pluralisme intellectuel et philosophique. Sans rien connaître du bouddhisme, il propose l'éveil permanent à ce qui nous forme et à ce qui nous caractérise afin de n'être ni esclave de nos conceptions, ni détaché de nos convictions.Pierre Bayle, comme d'autres philosophes, nous invite à chercher la solution à notre dilemme dedans et non dehors. Cette posture nous indique le terrain de la réflexion religieuse et par extension celui où se forment toutes nos idées. Il faut donc savoir, connaître, mais aussi ne pas se laisser prendre au piège du conformisme, ni à celui de la pensée dominante.La position de l'individu devient compréhensible et soutenable si ce dernier est construit du dedans, si sa conscience s'articule sur une représentation du monde éprouvée par lui mais aussi par d'autres que lui. Car l'individu sans conscience n'est rien d'autre qu'une coquille vide à la merci de n'importe quelle influences extérieure.

A notre époque, il devient nécessaire de pratiquer une religion ou une philosophie capable de résister aux matraquages de la société de l'information, aux débordements de la technologie, à la menace totalitaire qui surgit à chaque nouveau bouleversement politique. Il ne s'agit pas d'une religion qui prend le pas sur la politique ou qui s'empare du pouvoir. Ce modèle, à l'œuvre dans de trop nombreux pays du monde moderne, n'est ni le gage de la démocratie, ni le triomphe de l'humanisme, bien au contraire.C'est une véritable culture philosophique de terrain, une force de rappel de l'autonomie de l'individu et de sa liberté de conscience qui est requise. Elle implique une force intérieure personnelle capable

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de résister aux forces d'une vision unique, purement économique et mondialisée. Ce type de culture est capable de mobiliser et de structurer les volontés, de faire naître l'espoir. La mobilisation de chacun et la consolidation de cet espoir est la clé du changement, d'un changement positif vers plus d'humanité, vers davantage de vie.

La tentation du néantLe pôle opposé est représenté par le nihilisme et la désintégration de la valeur. Tout se vaut, et tout est fonction des opinions et des envies, quand bien même celles-ci seraient en contradiction avec le simple bon sens. A l'issue, défaitisme et pessimisme sont au rendez-vous. Il est facile de voir à l'œuvre cette alternative dans nos sociétés contemporaines.Les Eglises et les institutions religieuses traditionnelles n'ont plus la capacité de résister à la vitesse et à la force des changements politiques et sociaux qui les assaillent vagues après vagues. Elles ne résistent pas d'autant qu'elles ne sont plus en dehors du monde temporel, ni même en face. Elles sont incluses dans l'Etat souverain qui les ordonnent et les situent dans la sphère privée.Les religions occidentales sont donc confrontés à un double défi. La transformation du message religieux doit aussi bien toucher l'individu en proie à la dépression du nihilisme qu'être une source d'inspiration pour la collectivité face aux menaces physiques et psychologiques auxquelles l'humanité est confrontée. Alors qu'elle a été conçue pour gouverner les choses immatérielles et hors du temps, la religion est dans l'obligation de revenir habiter dans le présent et dans le réel si elle veut conserver une place dans l'évolution des peuples. Elle doit se préoccuper des ressorts intérieurs individuels aussi bien que des liens au sein des diverses communautés.

Mais la force du désespoir et de l'impuissance sur la conscience humaine est considérable. Que peut faire l'individu seul face à des fléaux tels que la pollution généralisée des sols, de l'eau et de l'air ? Comment combattre des menaces qui ignorent les frontières et les distances comme le réchauffement climatique ? Quelle attitude adopter sur l'extension des armes nucléaires ou la dissémination des mines anti-personnelles ?L'amour, la bienveillance ou la charité ne sont plus des leviers éthiques capables de rivaliser avec le cynisme et la misanthropie d'une société rationalisée, répartie en segments, découpé en tranches ou divisée en catégories. La fraternité, le respect ou l'altruisme ne peuvent plus être invoqués comme seules forces morales capables de faire entendre raison à la volonté de détruire ou la soif de pouvoir.La force des religions est également amoindrie par la défaillance de l'Etat souverain qui les a inclues en son sein. Le libéralisme humaniste qui a animé la construction de l'Etat souverain a été progressivement supplanté par un libéralisme d'indifférence, un chacun pour soi, qui n'a pas fini de faire des victimes. Brandit comme l'outil de la liberté et de l'égalité, l'Etat souverain, et avec lui une certaine idée de la laïcité, peine à faire valoir les droits de chaque citoyen.

Les piliers traditionnels de l'Etat souffrent sous les coups de boutoir des forces impersonnelles qui s'emparent du monde. La Science, et avec elle la Raison ou le Progrès, ne sont plus des instruments au service de l'humanité. Pas plus les principes de Nation, de Patriotisme, de Civisme ou de Morale n'ont la capacité de soutenir la République ou la démocratie populaire. Les médias, la finance, l'industrie et le commerce se sont accaparés les mobiles de l'Etat souverain et s'en sont fait des remparts pour protéger des intérêts économiques, des filets pour immobiliser les esprits et des armes pour frapper les consciences. Les valeurs de la République sont devenus des slogans et des rhétoriques creuses qui fleurissent à la saison électorale.

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[4] La recomposition du mondeLes représentations et les idéologies s'affrontent maintenant à l'échelle du monde entier. Pourtant c'est sur la force individuelle que repose l'ensemble des actions politiques et religieuses.

Reconnaître la force de l'individuLes religions traditionnelles s'organisent désormais tantôt comme des factions politiques militantes et actives, tantôt comme des forces morales d'inspiration universelle. Certaines tentent aux côtés des institutions politiques de faire émerger un nouveau message de solidarité humaine au titre d'une valeur suprême de l'homme et dans l'objectif de sa survie, et quelque part de sa rédemption, par delà ses erreurs et ses errements.Les Etats laïcs tentent pour leur part de refonder leurs institutions afin de s'adapter aux nombreux replis des peuples et des communautés sur des dénominateurs tels que l'origine ethnique, l'orientation sexuelle, l'appartenance religieuse, la particularité culturelle. Ils s'acharnent à contenir la migration des populations, à éviter la dilution de l'identité nationale, ou l'atomisation des cadres politiques classiques.Après avoir entretenu des rapports de vassalité, puis s'être affrontés sur le terrain du pouvoir temporel, le religieux et le politique sont à présent et paradoxalement d'un même côté de la barrière. Ils continuent de s'affronter, comme par habitude, tels deux appareils antagonistes au sein d'un même système mondialisé qui les dépassent.La plupart cherchent des solutions, et une base de réflexion, selon les schémas conçus dans la pensée religieuse du Moyen-Âge ou auprès de certains penseurs des Lumières qui s'y étaient substitués. Le dogme religieux et politique qui prévaut voudrait que les peuples soient protégés, encadrés, éduqués et surtout guidés. Ce dogme est vide de sens dans le nouveau monde de l'information. Les moutons ont découvert les secrets des bergers et savent fabriquer toutes sortes d'armes contre les loups.

A bout de souffle, notre monde tarde à faire émerger un nouveau modèle démocratique et humaniste. Cette culture inédite n'est la propriété ni d'une religion, ni d'une philosophie ou ni d'une idéologie en particulier. Elle participe de la volonté de reconnaître la valeur et la force de l'individu au delà du poids de la multitude. En reconnaissant la valeur de chaque vie, il est possible de réformer l'ensemble de la perception humaine tant dans son intimité que dans sa relation avec les autres.Cette reconnaissance se fonde sur une culture des valeurs attachées à l'individu et non au collectif. Des concepts collectifs comme la nation ou la fraternité surévaluent les relations entre les individus au détriment des individus eux-mêmes. En revenant aux qualités fondamentales de la beauté, de la bonté ou du bénéfice, le fondateur de la théorie des valeurs, Tsunesaburo Makiguchi a élaboré une synthèse entre la tradition philosophique occidentale et la perception de la vie à la lumière du bouddhisme.Cette sorte d'éveil permanent, auquel nous invitait plus tôt Pierre Bayle, est semblable à l'exercice spirituel du Bodhisattva décrit dans les enseignements du bouddhisme. Cette culture philosophique contient tous les germes des actes du quotidien qui constituent la substance de la vie en société. Ainsi en inscrivant l'ensemble des actions humaines dans le quotidien, la politique et la religion ne seraient plus des faits transcendant ou immanents. Ils n'échapperaient plus au jugement des hommes et seraient désormais accessibles à tous.Cette démarche bouddhique ne s'impose pas comme une source d'inspiration morale. Elle est un ensemble d'outils conceptuels permettant de percevoir le monde qui nous entoure et les interactions entre tous les éléments qui le composent. Elle ne s'érige pas en idéologie pour remplacer les mécanismes politiques et l'autonomie démocratique. Elle est instrument de mesure de la valeur des actes. Enfin, la philosophie bouddhique propose une attitude générale qui tranche avec les positions fixes des vertus de la religion ou les idéaux abstraits de la politique.La philosophie bouddhique s'appuie sur la cohérence entre la pensée, le discours et les actes. Le bouddhiste ne recherche pas la vérité ou la perfection dans un pouvoir surhumain ou un gouvernement parfait. Il s'exerce à dire ce qu'il pense pour le confronter à ce que les autres pensent et disent, ce qui lui permet de rectifier son point de vue en fonction du réel. Puis il s'entraîne à faire ce qu'il dit pour démontrer l'authenticité de sa pensée et de son discours. Il ne s'agit pas de dire "la" vérité, mais bien de construire une réalité.

Principe fondateur de l'existenceLa force de la démarche bouddhique repose entièrement et exclusivement sur la foi. Et la foi, c'est-à-

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dire la force de croyance, n'est pas une chose qui provient de l'extérieur, de l'environnement. Ce n'est pas quelque chose dont on hérite génétiquement, ou que l'on obtient par un certain type d'éducation. La conviction n'est pas dans les livres ni dans les discours ni dans les pensées des autres. Elle naît et se développe en chacun de nous. L'expérience que nous en faisons est entièrement personnelle.La foi est un concept distinct de la conviction ou des convictions. Notre société moderne associe les convictions avec les certitudes, la foi avec une certaine forme de motivation personnelle. Certains vont jusqu'à penser qu'il s'agit d'un muscle et qu'il suffit de techniques de méditation ou des méthodes d'exploration psychologique pour la nourrir, la manipuler ou la renforcer. Mais la foi n'est pas une fonction physiologique, une aptitude mentale ou encore un trait de caractère. La foi est le principe constitutif de l'existence.La foi se nourrit de l'expérience de l'hapax existentiel, cher au philosophe Michel Onfray. Il s'agit, pour le dire de manière simplifiée, d'une expérience individuelle et décisive. La perception singulière que chacun de nous a des événements qui surviennent dans son histoire personnelle, provoque une prise de conscience, un éveil. Nous avons alors conscience d'un cheminement cohérent de vie et de pensée qui oriente de manière déterminante notre existence. La foi est l'acte de parcourir ce chemin en conservant résolument l'orientation que nous donnons à notre vie tout en développant pleinement la relation que nous avons avec l'infinie diversité de notre univers.

Ce qui favorise l'édification de la foi repose sur la culture dans laquelle chacun de nous baigne depuis sa plus tendre enfance, peut-être même depuis sa conception. La culture est comme un écosystème, composée d'une multitude d'interactions et d'éléments. Telle un océan, elle entoure l'ensemble de l'humanité et baigne individuellement chacun de nous. Mais ce qui fait défaut, cruellement, c'est la capacité de percevoir la culture.La culture dont je parle n'est pas simplement ce qui provient des arts. Elle n'est pas non plus produite par les seules sciences ou les techniques. La culture est tout ce que pense l'homme, tout ce que dit l'homme, tout ce que fait l'homme, que ce soit beau, laid, bon, mauvais, bénéfique ou nuisible. Elle est la production manifeste de la théorie de l'action, le Karma. Elle est le résultat de l'action de l'humanité, de l'ensemble de l'environnement, de la totalité de la vie.Mais la culture n'est pas la substance de l'existence fondamentale de l'être humain. Elle est la manifestation du réel. La culture est la matière qui habille la force vitale de l'humanité. Ainsi, il est possible de découvrir l'incroyable variété de l'existence humaine et de mettre en lumière l'un des principes constitutifs de l'existence, la foi. La culture est l'action qui prouve la dynamique constante et inépuisable de la Loi de Myoho-Rengue-Kyo au cœur de la vie des gens.

A ce stade de mon propos, il me faudrait expliquer ce qu'est la Loi de Myoho-Rengue-Kyo. Mais comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises et sous des angles divers, l'expérience de la foi, et par extension de la foi dans la Loi fondamentale de Myoho-Rengue-Kyo, est une démarche personnelle et intime. Il serait donc vain et inutile de ma part de vouloir mettre en mots ce que le moine Nichiren décrit comme : "...la nature mystérieuse de notre vie, que l'esprit ne peut appréhender et que les mots ne peuvent exprimer"(The Writings of Nichiren Daishonin, Vol. 1, p. 4).Le bouddhisme est la philosophie qui élucide et déploie les innombrables facettes du principe fondateur de l'existence. Il est aussi une discipline qui entraîne, par la pratique et par l'étude quotidienne, l'individu à employer la loi fondamentale de l'existence (Myoho-Rengue-Kyo) et à capter toute sa force. Cette discipline nous entraîne sur le chemin de la foi et par là même sur le chemin de la confiance, en soi comme dans les autres. Cette confiance ne repose pas sur la crédulité mais sur l'expérience de la réalité à une échelle qui dépasse de loin la dimension de l'individu mais sans jamais l'écraser de sa masse infinie. La nature et la qualité de cette confiance échappent partiellement ou parfois totalement aux représentations construites par les systèmes religieux ou politiques qui se sont succédés jusqu'à nos jours. La foi est ainsi perçue comme l'élément constitutif fondamental à la base des liens entre les individus.

Loin des croyances dogmatiques, le principe fondateur du bouddhisme est de l'ordre de l'expérience concrète et non de l'expérience transcendantale. Ce principe élucide la nature des relations qu'entretiennent les éléments constitutifs de la vie. Il ne dit ni l'origine initiale de la vie, ni sa destination finale, car il transcende les limites relatives de la vie ordinaire et s'étend bien au delà des frontières tracées par les religions conventionnelles.Nichiren donne une définition ardue mais synthétique de ce principe existentiel : "La vie, à chaque

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instant, est à la fois corps et esprit, à la fois soi et environnement de tous les êtres sensibles dans les dix états de la vie, soi et environnement de tous les êtres non-sensibles dans les trois milles mondes, qu'ils soient plantes, ciel, terre, ou la plus fine particule de poussière. La vie, à chaque instant, imprègne le monde des phénomènes et est révélée par les phénomènes. S'éveiller à ce principe, c'est vivre la relation d'inclusion mutuelle avec la vie, à chacun de ses instants et au travers de tous ses phénomènes".

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[5] Par delà religion et politiqueFace au vide philosophique qui menace l'humanité, les stratégies traditionnelles de substitution d'une idéologie par une autre échouent. La philosophie de la vie offre une solution alternative inédite à l'éternel conflit entre religion et politique.

La politique de la vieQue l'on adopte un point de vue religieux ou un point de vue politique, tous les efforts collectifs de l'humanité se sont portés sur l'extinction de la souffrance et l'obtention du bonheur. Nichiren, dans cette proposition brève et complexe, nous invite à repenser l'objectif final de l'action collective et donc de la société dans son ensemble.Les grandes religions monothéistes ont proposé comme filiation commune une puissance divine éternelle, omnipotente, omnisciente et dotée d'une bienveillance à sa mesure. Cette vision surhumaine est efficace sur des mentalités dominées par les superstitions et l'obscurité intellectuelle. Elle permet un exercice du pouvoir univoque et efficace tant que dure l'ignorance.Les systèmes politiques qui ont émergé de l'ère religieuse ont proposé d'en finir les dieux et leurs représentants sur Terre pour d'adhérer à un bien commun, une loi décidée et dictée par les hommes et auquel nul homme ou institution de l'homme ne pourrait déroger. Cette nouvelle façon de penser à l'échelle de l'homme a permis les développements sociaux et les progrès spectaculaires de ses trois derniers siècles. Mais cet exercice du pouvoir a duré le temps de voir les individus faire jouer l'autonomie en faveur de groupes qui échappent aux institutions bâties par l'histoire des peuples.

Aujourd'hui, l'individu apparaît impuissant et isolé. Pourtant il dispose de moyens encore inégalés de puiser de nouvelles forces dans une sphère culturelle mondiale. Au travers de réseaux et de technologies toujours plus accessibles, l'individu peut comprendre, apprendre et produire de la vie. Les limites physiques de la planète s'estompent. Les barrières du temps s'effacent. Les frontières conventionnelles héritées de l'Eglise et de l'Etat souverain sont abolies. Mais dans les mentalités, des murs invisibles demeurent.Les peuples sont encore conduits à la guerre, à la destruction de l'environnement, à des inégalités sociales insupportables. Nombre de religions continuent de promettre une vie meilleure dans un hypothétique au-delà ou de dire simplement la morale sans intervenir dans le concret. Les médias poursuivent leur œuvre de divertissement et d'abrutissement des masses afin de masquer la situation exécrable dans laquelle elles marinent.En parallèle, des actions locales qui hier seraient rester dans l'ombre, s'exposent dans l'espace public et forment des noyaux de résistance. Partout, des inconnus se dressent et proposent une autre forme de politique, une alternative au modèle capitaliste de la société. Ces événements ne sont pas des coïncidences ou des phénomènes isolés. Ils sont les fissures, encore modestes, sur la surface apparemment inaltérable de la mondialisation mercantile que l'on nous prétend historique, naturelle et inéluctable.

La relation marchande n'est pas le facteur exclusif de développement du genre humain. L'argent n'est pas le gage du bonheur. Une planète dominée par la loi du marché n'est certainement pas la garantie de la paix mondiale. La politique n'est pas que l'économie, même si cette dernière occupe une part importante de la gestion des ressources.De son côté, le communisme est définitivement disqualifié comme mode de gouvernement et enterré comme idéal humaniste. Certes le socialisme n'est pas mort, mais les idéaux qu'il porte demandent une refondation de son socle idéologique et un projet qui dépasse le seul combat contre le capitalisme et une certaine vision du libéralisme.La politique est une activité transversale qui se doit d'intégrer l'ensemble des données de la société. Elle ne peut en aucun cas être le domaine réservé d'une élite dirigeante imperméable à la diversité des êtres et à la pluralité des points de vue. Surtout, la politique ne peut continuer d'être exercée sur le modèle de la chaîne alimentaire où le gros mange le petit et les forts écrasent les faibles. Par extension, la démocratie ne peut se résumer à la seule dictature du plus grand nombre.Le bouddhisme propose une vision philosophique globale, mais une action individuelle de terrain. C'est le retour aux cellules sociales de base : le couple, la famille, la fratrie, les cercles d'amitiés, la vie de quartier, la proximité... Les groupes à échelle humaine offrent des possibilités d'adaptation et une flexibilité largement supérieures aux grands ensembles anonymes et déshumanisés. D'autant que la technologie et les progrès scientifiques ont multiplié les capacités intellectuelles et physiques des individus. Et ce n'est là que le début d'une ère de progrès techniques toujours plus rapide. C'est

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dans la perspective de la création de valeurs pour et par chaque personne, que le bouddhisme oriente son action humaniste.L'esprit Soka, développé par les trois présidents successifs de Soka Gakkai au Japon (T. Makiguchi, J. Toda et D. Ikeda), propose de faire émerger un nouveau modèle démocratique. Fondé sur les liens humains et sur une démarche de coexistence pacifique, la philosophie Soka permet la mise en œuvre des principes du bouddhisme de Nichiren. Au delà des traditions religieuses, l'esprit Soka se veut un outil de développement de la personne et de ses qualités uniques. Son action s'exerce aussi bien vis-à-vis des hommes que sur l'environnement de ces derniers et sur leurs cultures. En d'autres termes, l'esprit Soka imprime une dynamique politique dont l'axe principal est la vie.

Cette perspective bouddhique s'inscrit dans une véritable politique de la vie. Car la perception bouddhique oblige à la reconnaissance de la valeur inestimable de chaque individu. C'est de loin la gageure suprême. Cette démarche demande l'effort de transformation de la perception première que nous avons de l'autre. Comment transformer le laid en beau, le mauvais en bon, la nuisance en bénéfice ? La transformation du poison en élixir, voilà le véritable enjeu et le défi du bouddhisme.Cette attitude philosophique est le terreau fertile d'une profonde mutation des mentalités, et par extension des structures sociales et économiques qui régissent les peuples. Il ne s'agit plus de suivre ou d'adhérer à des projets extérieurs et des lendemains qui chantent. Il s'agit pour chaque personne de devenir responsable de sa propre vie, puis d'étendre progressivement cette responsabilité à la sécurité, à la santé et à l'épanouissement de tout ceux qui nous entourent.Quel sera a motivation d'un changement aussi radical ? La sortie de la souffrance. Même dans le cadre d'une pathologie ou d'une maladie mentale, aucune créature vivante n'aime souffrir. Or il ne faut pas être devin, ni grand clerc pour voir que jusque ici, aucune des solutions que nous avons essayées ne nous a conduit à l'apaisement de la souffrance et à sa disparition. La vie n'est pas une souffrance. C'est là une vision nihiliste et morbide. Au fond de chacun d'entre nous, nous souhaitons le bonheur d'une vie heureuse ici, maintenant, tels que nous sommes.Depuis son origine, le bouddhisme ne s'est occupé que de cette question fondamentale. Je ne veux pas retracer ici la filiation qui nous amène historiquement au bouddhisme de Nichiren. Ce qui m'importe est d'insister sur l'imbrication de l'action d'une personne seule et de la marche du monde. D'autant plus si cette personne est animé par l'esprit Soka. Sans se faire d'illusions, ni faire preuve d'un angélisme effréné, il est possible de mesurer l'impact de nos actions quotidiennes sur le cours de la vie de ceux qui nous entourent.En bouddhisme comme en sciences physiques, le temps est infini. Alors il n'est jamais trop tard, même si les situations semblent désespérées. Cependant les occasions sont rares de transformer radicalement le destin d'une seule vie. Encore plus rares sont les opportunités de transformer le destin de toute une société, voire d'une planète entière. La pratique du bouddhisme est une action personnelle, mais c'est aussi, par les conséquences de nos pensées, de nos dires et de nos actes, une force d'influence déterminante sur les groupes et la communauté dans lesquels nous évoluons tous les jours. Il dépend de chacun d'entre nous que cette influence soit positive.