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Dernier jour avant les vacances d’hiver. La soirée à laquelle

Bergljót rêve de se rendre depuis des semaines approche.

Bragi, son frère, se prépare à passer la fin de semaine

chez son meilleur ami, pendant que leurs parents ont prévu

un week-end en amoureux dans leur chalet, à la campagne.

Mais l’impensable se produit, et le pays entier est frappé

par un mal foudroyant, alors que des monstres sanguinaires

hantent les rues. Quand tout bascule, il n’y a plus qu’un mot

d’ordre : survivre.

Une fuite haletante à travers l’Islande pour le premier tome

d’un roman d’horreur passionnant.

Collection animée par Soazig Le Bail,

assistée de Charline Vanderpoorte.

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T r a d u i t d e l ’ i s l a n d a i s p a r J e a n - C h r i s t o p h e S a l a ü n

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Née en 1984, Hildur Knútsdóttir a fait ses études au Guatemala

avant d’entreprendre un voyage en Amérique du Sud. Elle a vécu

ensuite à Berlin puis à Tavira. En automne 2010, elle est diplômée

de l’université d’Islande en création littéraire. Elle écrit pour les

enfants et les adultes. En 2017, le second tome du diptyque auquel

appartient Sanglant hiver a été récompensé par le prestigieux

Icelandic Literary Prize dans la catégorie fiction pour enfants et

jeunes adultes.

Né en 1986, Jean-Christophe Salaün a suivi des études d’anglais

à l’université de Caen avant de partir pour l’Islande. De retour six

ans plus tard avec un master de traductologie, il signe sa première

traduction, La Femme à 1000° de Hallgrímur Helgason, qui lui vaut

le prix Pierre-François Caillé en 2014. Il se consacre aujourd’hui

entièrement à la traduction de romans islandais.

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Le mois de l’abattage

Bergljót

C’était sans doute la première fois que Bergljót arrivait

en avance au collège. Traversant le couloir désert des troi-

sièmes, elle se dirigea vers les toilettes des filles. Face à

son reflet dans le miroir, elle détacha sa longue chevelure

blonde, nouée à la va-vite avant de partir, et travailla à lui

donner une allure encore plus négligée. Il lui fallut plus

d’une tentative. Lorsque Bergljót fut enfin satisfaite du

résultat, elle appliqua sur ses lèvres un baume au goût

de mangue, se lava les mains et ressortit pour prendre

place sur le banc du couloir. Pour la énième fois, elle se

dit qu’elle n’aurait pas été contre un téléphone avec une

connexion internet. Mais plutôt que de consulter Face-

book ou Instagram, elle dut se contenter de regarder par la

fenêtre et d’attendre que la sonnerie de 8 h 10 retentisse.

Le jour commençait à se lever. À l’est, le ciel d’encre

dévoilait à peine les contours des bâtiments, qui semblaient

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noirs contre l’aube naissante. Les feuilles mortes tombées

des arbres s’étaient depuis longtemps envolées. Même s’il

n’avait pas encore neigé, l’automne cédait peu à peu la

place à l’hiver.

8 h 02. Bergljót vit un bus s’immobiliser devant le col-

lège et un flot d’élèves en sortir. Elle s’estimait chanceuse

de pouvoir venir à pied, n’osant s’imaginer attendre le bus

par tous les temps au plus sombre de l’hiver.

Tandis que ses camarades pénétraient dans l’enceinte

de l’école, elle aperçut Magga et Thóra qui traversaient

le carré de pelouse à l’autre bout de la cour. Vêtue de sa

doudoune blanche, Magga parlait en agitant les mains

dans tous les sens, avec toujours une longueur d’avance

sur Thóra, qui portait un manteau de laine rouge. Ber-

gljót sentit poindre en elle un sentiment de jalousie bien

familier qu’elle s’empressa de ravaler. Ses deux amies n’y

pouvaient rien si elles habitaient dans la même rue. D’ail-

leurs, elles ne seraient sans doute jamais devenues amies

si Bergljót ne les avait pas présentées l’une à l’autre : elles

n’auraient pas pu être plus différentes.

Magga était grande, large d’épaules, les cheveux blonds

et la voix puissante. Tout en elle n’était que dureté, et pas

seulement à cause de sa carrure musculeuse après ses

heures de natation. Elle avait les doigts acérés comme

des couteaux, qui faisaient mal lorsqu’elle vous tapotait

l’épaule, et les coudes les plus pointus que Bergljót eût

jamais vus. Du fait de ses hanches saillantes, c’était même

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assez désagréable de la prendre dans ses bras. Les seules

fois où Bergljót l’avait vue pleurer, c’était parce qu’elle

avait perdu une compétition sportive.

Quant à Thóra, elle était plutôt menue, les cheveux

bruns bouclés et les yeux marron. Elle ne parlait pas beau-

coup. Cependant Magga et Bergljót avaient depuis long-

temps appris à écouter attentivement lorsqu’elle ouvrait la

bouche, car presque tout ce qu’elle disait était important,

réfléchi et intelligent, comme si elle économisait ses mots

jusqu’à en avoir réellement besoin. Pour ne rien arran-

ger, Thóra parlait toujours à voix très basse. Et lorsqu’elle

discutait en espagnol avec sa mère colombienne, sa voix

disparaissait presque totalement et se transformait en un

simple murmure chantant.

Thóra était la voisine de Bergljót en cours d’islandais.

Toutes les deux avaient le nez plongé dans leurs cahiers.

Bergljót utilisait quatre couleurs pour ses notes. Thóra en

utilisait cinq. L’une comme l’autre remettaient ensuite le

tout au propre avant chaque devoir sur table.

Bergljót sentit un doigt pointu s’enfoncer dans sa peau

comme un tournevis. Elle se retourna et s’empara discrète-

ment du mot que Magga lui tendait.

ON VA À LA BOULANGERIE CE MIDI ?

Magga avait toujours la flemme de prendre des notes

en classe. Sachant pertinemment que ses amies lui prê-

teraient leurs cahiers, elle préférait passer les heures de

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cours à se demander de quoi elle avait envie pour le

déjeuner.

Comme tu veux, griffonna Bergljót sous les majuscules

hurlantes de son amie. Elle montra le petit mot à Thóra

avant de le replier et de tendre le bras derrière elle. Sentant

qu’une main s’était saisie du billet, elle releva les yeux

de son cahier. Gudrídur, l’enseignante, ne parlait plus de

grammaire. Sur le tableau, elle avait écrit au marqueur

rouge :

VACANCES D’HIVER 18-22 oct.

– Comme vous le savez, nous sommes en vacances

vendredi, dit-elle.

Personne ne fit de commentaire, mais Bergljót sentit

une vague de joie traverser la classe, comme la vibration

d’une onde que l’oreille ne perçoit pas mais que le corps

ressent. Bien sûr qu’ils savaient tous que les vacances

approchaient. Ils comptaient les jours depuis longtemps

déjà. Cinq délicieuses journées sans école.

– Je vais donc vous donner un devoir, poursuivit

Gudrídur.

Immédiatement, l’atmosphère de la classe changea

du tout au tout. Il y eut un soupir, puis Bergljót entendit

Magga marmonner « évidemment » derrière elle.

Gudrídur se contenta de sourire en ajoutant :

– Vous croyiez vraiment vous en sortir comme ça ?

Bergljót était certaine qu’elle se retenait de rire.

Quelques élèves secouèrent la tête d’un air accablé. Bien

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sûr que non, ils ne croyaient pas s’en sortir aussi facile-

ment. Mais ils l’avaient espéré, l’espace d’une seconde.

– Je veux que vous lisiez un livre pendant vos vacances,

dit Gudrídur.

Armée d’un marqueur noir, elle se tourna vers le tableau

et écrivit : LIRE UN LIVRE ! Elle souligna l’injonction de

deux traits, l’un rouge, l’autre noir. Bergljót aimait bien ces

variations de couleurs. C’était beaucoup plus clair comme

ça. Magga soupira si fort derrière elle qu’il était impossible

que Gudrídur ne l’ait pas entendue, cependant l’ensei-

gnante fit comme si de rien n’était. Bergljót leva la main.

– Ça peut être n’importe quel livre ? demanda-t-elle.

– N’importe lequel, celui que vous voulez.

– Comme un numéro de Donald Magazine ? lança Úlfur

du fond de la classe.

– Nous allons nous mettre d’accord sur le fait qu’un

livre possède une reliure.

– Alors, ça peut être une BD avec une reliure ? insista

Úlfur.

– Absolument.

L’atmosphère de la classe devint instantanément plus

légère.

– Vous allez lire quel livre ? demanda Bergljót, la bouche

pleine de brioche.

C’était la pause déjeuner, et les trois amies sortaient de

la boulangerie.

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– Le plus petit que je trouverai à la bibliothèque ! s’ex-

clama Magga dans un éclat de rire.

– Et toi ? demanda Bergljót à Thóra.

– Je pensais lire La Maison aux esprits, marmonna-

t-elle derrière son écharpe.

– La Maison aux esprits ? lança Magga, choquée. Ça fait

pas, genre, mille pages ? En plus, je croyais que tu l’avais

déjà lu !

– Pas en espagnol. Pas dans sa langue originale.

– Ce que j’aimerais savoir parler espagnol, soupira

Bergljót.

Elle venait de s’inscrire au cours en option et ne com-

prenait pas un mot. Mais elle s’imaginait tout à fait un

avenir plus ou moins proche où elle commanderait « una

sangria, por favor » sur une plage ensoleillée, en maillot

de bain, un paréo noué autour des hanches et une énorme

fleur dans les cheveux.

– Google traduction est votre ami, les filles, asséna

Magga. Ça ne sert plus à rien d’apprendre des langues

étrangères.

– Et si internet disparaît ? fit Bergljót.

– T’es malade ou quoi ? Internet ne peut pas disparaître

du jour au lendemain !

– Bien sûr que si, répliqua Thóra. S’il n’y a plus d’élec-

tricité. Il faut bien de l’électricité pour faire tourner ta box.

Et ton ordinateur, aussi.

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– On pourrait se contenter de la 3G ou de la 4G, dit Magga.

– Tu aurais quand même besoin d’électricité pour

recharger ton téléphone, nota Bergljót.

– J’ai vu une super vidéo l’autre jour, au sujet d’une

espèce de vélo d’appartement qu’on peut utiliser pour

produire de l’électricité ! s’exclama Magga. Comme ça, tu

peux recharger ton téléphone et avoir un cul d’enfer !

Thóra marmonna quelque chose dans son écharpe.

– Qu’est-ce que tu as dit ? demanda Bergljót.

L’intéressée s’éclaircit la gorge.

– Vous saviez que le mois de l’abattage commence

samedi ?

Magga grogna. Elle passait son temps à se moquer de

l’intérêt de Thóra pour le folklore islandais.

– Le mois de l’abattage ? C’est quoi, ce truc ? Qu’est-ce

que ça veut dire, au juste ?

– C’est le nom d’un mois dans l’ancien calendrier

islandais. Je crois que ça désigne simplement l’époque à

laquelle on abat les agneaux.

– Y a pas à dire : en Islande, on a vraiment le chic pour

trouver les mots qu’il faut ! ironisa Bergljót.

– Tu comptes lire quoi, toi, d’ailleurs ? demanda Thóra.

Je peux te prêter La Maison aux esprits en traduction islan-

daise, si tu veux.

– Non, non, non, vous n’avez pas le temps de vous

taper un pavé pendant les vacances ! rétorqua Magga.

Vous avez oublié la soirée, ou quoi ?

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Bergljót fut traversée par un courant électrique. Oh que

non, elle ne l’avait pas oubliée. Son bonheur futur dépen-

dait de cette soirée. Il s’agissait de sa première véritable

occasion de parler avec Grímur.

Ils étaient dans le même établissement scolaire depuis

plus de deux ans. Elle se rappelait encore précisément la

première fois qu’elle l’avait vu, dans le couloir des cin-

quièmes, environ deux semaines après la rentrée des

classes. Elle avait aperçu la nuque d’un brun vêtu d’un

pull rouge. Quelque chose avait attiré son regard, et elle ne

pouvait plus le quitter des yeux. Peut-être parce qu’il pos-

sédait la plus belle nuque qu’elle eût jamais vue. Ses che-

veux sombres coupés court laissaient apparaître le beau

bronzage de son cou après l’été. Le garçon s’était ensuite

retourné, et Bergljót avait comme reçu une flèche dans le

ventre devant ses yeux bleus et sa fossette au menton. Elle

ne comprenait pas pourquoi elle ne l’avait pas remarqué

auparavant.

– Vous savez qui c’est, le brun au pull rouge en cin-

quième F ? Il me dit quelque chose, avait-elle demandé

plus tard à ses amies, s’efforçant de paraître indifférente,

comme si elle ne ressentait pas le picotement de la flèche

dans son ventre.

– Hmm… Il est mignon ? avait répliqué Magga, le front

plissé tandis qu’elle fouillait dans sa mémoire.

Rougissant, Bergljót s’était contentée de répondre :

– Ouais, je sais pas trop. Assez mignon, oui.

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En vérité, c’était le plus beau garçon qu’elle eût jamais

vu.

Thóra l’avait observée d’un air entendu, la faisant

rougir encore plus. Insupportablement clairvoyante, elle

savait lire en ses amies comme dans un livre ouvert. Elle

s’était toutefois abstenue de commentaire et avait simple-

ment dit :

– N’est-ce pas Grímur ?

– Si, bien sûr ! s’était exclamée Magga en claquant des

doigts. C’est le pote d’Úlfur et Tommi et les autres.

Si Úlfur et Tommi avaient fait leur primaire dans une

autre école qu’elles, Magga les connaissait car ils avaient

pratiqué la natation ensemble pendant de nombreuses

années.

– Il était à l’école de Grandi, lui aussi ? avait demandé

Bergljót.

– Hmm non, je ne crois pas, avait répondu Magga. À

celle du quartier Est, ou de Háteigur, je ne sais plus.

Bergljót n’avait pas osé en demander plus.

Elle espérait toujours que le monde finirait par les réu-

nir, d’une manière ou d’une autre. Qu’ils se retrouveraient

dans le même cours de travaux manuels ou d’arts plas-

tiques. Que Úlfur et Magga se mettraient à sortir ensemble.

Elle se prenait même parfois à rêver que son vieux voisin

du dessous mourait et que la famille de Grímur emmé-

nageait à sa place. Mais rien de tout cela n’arrivait. Ils

ne partageaient jamais le même cours et le vieillard du

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dessous s’accrochait désespérément à la vie. Sans parler

du fait que Magga avait une dent contre Úlfur depuis l’âge

de neuf ans, lorsque celui-ci s’était mouché dans l’eau de

la piscine pendant leur premier entraînement de natation.

Elle n’avait alors rien trouvé de mieux à faire que de lui

plonger la tête sous l’eau, et la lui avait maintenue si long-

temps que l’entraîneur s’était mis à hurler. Magga avait

failli être renvoyée du cours.

Visiblement, il avait fallu exactement six ans à Úlfur

pour lui pardonner cette tentative de meurtre, puisque la

veille il l’avait invitée à la soirée avec ses amies.

– Et si je ramenais une bouteille de vin rouge ? proposa

Thóra.

Bergljót s’immobilisa, avala sa bouchée de brioche et se

tourna vers elle.

– Tu peux ?

– Oui, oui, répondit l’intéressée en haussant les épaules.

Ils ne remarqueront même pas.

Les parents de Thóra faisaient leur propre vin dans leur

garage et avaient des étagères entières chargées de bouteilles.

– Je sais pas… hésita Magga.

Elle était farouchement opposée à la consommation

d’alcool, de tabac et de drogue. Un principe acquis en

cours de natation.

– Trouillarde ! s’exclama Bergljót.

Voyant que Magga se renfrognait, elle s’empressa

d’ajouter :

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– Je veux dire, c’est pas comme si on allait finir par

terre. On va juste boire un verre de vin.

Thóra hocha la tête.

– Il m’arrive d’en boire au repas. Ça n’a rien de dange-

reux si on n’en abuse pas. Ce n’est pas comme si on en…

mourait. Ou qu’on devenait alcoolique après avoir bu un

seul verre.

– Hmm… marmonna Magga. Bon, d’accord. Sauf si je

trouve que ça a mauvais goût.

Bergljót lui asséna une tape amicale à l’épaule.

– Voilà, je préfère ça ! s’exclama-t-elle.

Puis elles reprirent leur route.

Le picotement dans le ventre de Bergljót n’avait toujours

pas disparu. Il serait sans doute plus facile de parler avec

Grímur après un verre de vin. C’était du moins à espérer.

Elles pénétrèrent dans le hall du collège. Il était là,

discutant avec Úlfur et d’autres garçons. Bergljót ne pou-

vait s’empêcher de le fixer, comme d’habitude. C’était

toujours la même histoire : s’il se trouvait dans la même

pièce qu’elle, son regard était immédiatement attiré vers

lui. Cette fois-ci, il leva les yeux droit sur elle. Il murmura

quelque chose à ses amis et s’approcha. Bergljót sentit

aussitôt ses joues s’empourprer.

– Salut, dit-il, arrivé à sa hauteur.

– Salut.

– Euh… bafouilla Magga. Euh, je dois aller aux toi-

lettes. Viens, Thóra.

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Elle tira son amie par la main.

Bergljót avait les joues en feu. Jamais elle ne s’était

trouvée aussi près de lui. Comme il faisait une tête de plus

qu’elle, elle devait lever les yeux pour voir son visage.

– Et sinon, euh… tu comptes venir à la soirée chez

Úlfur ? demanda-t-il en rougissant.

Le cœur de Bergljót s’emballa. Elle avait la sensation

d’être séparée de son corps, qu’elle flottait dans les airs

et observait la scène de l’extérieur, comme les gens qui

avaient failli mourir le décrivaient parfois.

– Oui, lâcha-t-elle dans un souffle. Oui, je vais y aller.

Et toi ?

– Pareil, répondit-il en rougissant de plus belle. On se

voit là-bas, dans ce cas.

Sur ces mots, il tourna les talons et alla rejoindre Úlfur

qui tambourinait sur une poubelle en poussant des hurle-

ments de loup.

En rentrant chez elle, Bergljót ne marchait pas : elle

flottait au-dessus du sol. Grímur était venu lui parler. À

elle, personnellement. Il ne lui avait pas demandé : « Vous

comptez venir ? » Il avait dit : « Tu comptes venir ? » Il

l’avait regardée droit dans les yeux en lui posant la ques-

tion. Comme s’il voulait qu’elle vienne. Comme s’il l’es-

pérait. Et il avait rougi. Ce devait être bon signe. Est-ce

qu’il s’intéressait à elle, lui aussi ? Bergljót n’osait même

pas s’autoriser à y penser. C’était trop beau pour être vrai.

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Quelles étaient les chances pour que cela arrive ? L’école

était pleine de filles, quelque chose comme quatre cents.

Était-il possible qu’il ait envie de sortir avec elle, bien

qu’ils ne se connaissent pas du tout ?

Apercevant le paquet d’enveloppes au bas de la porte,

Bergljót conclut que ses parents étaient encore au travail.

Quant à Bragi, on avait beau le lui avoir demandé cent fois,

il ne relevait jamais le courrier. Non pas par rébellion, mais

simplement parce qu’il avait toujours la tête ailleurs.

Le petit frère de Bergljót était un vrai rêveur. Cela

avait quelque chose d’attendrissant, sa façon de vivre et

d’évoluer dans son propre monde, comme s’il ne parta-

geait pas vraiment le leur, comme s’il avait un pied ail-

leurs. D’attendrissant et d’un peu inquiétant, aussi. Bragi

était un garçon étrange, et parfois Bergljót craignait qu’il

finisse par subir les moqueries des autres. Il parlait tout

seul. Chantonnait des tubes vieillots entendus sur des

radios ringardes, et pendant longtemps il avait même eu

un ami imaginaire. Il avait cinq ans de moins que Ber-

gljót, et celle-ci avait toujours pris soin de garder un œil

attentif sur lui depuis qu’il avait rejoint l’école des Melar,

prête à lui porter secours si quiconque osait s’attaquer à

lui. Cependant, ses inquiétudes s’étaient révélées inutiles.

On le laissait en paix avec son excentricité, il avait même

réussi à se faire un copain qui portait le même prénom que

son ami imaginaire : Andri. Si cela avait semé la confusion

au tout début, Bragi avait progressivement cessé de parler

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de l’Andri imaginaire. Au final, c’était sans doute Bergljót

qui se montrait la plus moqueuse. Elle ne pouvait s’empê-

cher de le taquiner. Surtout lorsqu’elle était de mauvaise

humeur, qu’elle avait les nerfs à vif. C’était une cible telle-

ment facile. Il était parfois si pathétique que cela la mettait

dans une fureur noire.

Comme à cet instant. En rentrant, elle avait trouvé Bragi

penché sur l’ordinateur dans l’entrée, son bonnet toujours

sur la tête.

– T’aurais pas oublié quelque chose, espèce de

demeuré ? lança Bergljót en posant le tas d’enveloppes sur

le meuble du téléphone.

– Quoi ? fit Bragi, bouche bée, les yeux rivés sur elle.

Occupé à jouer à un jeu vidéo dont elle ne voyait pas

quel pouvait être l’intérêt, il ne semblait pas avoir compris

un seul mot de ce qu’elle lui avait dit.

– Ton bonnet, fit Bergljót avant de le lui enlever et de le

lui lancer au visage.

– Oh, lâcha-t-il simplement, l’air ailleurs, avant de

retourner à son jeu sans prendre la peine de le ramasser.

Bergljót balaya des yeux la une du journal. Rien de nou-

veau. La photographie d’un canard sur l’étang du centre-

ville, un scandale politique à mourir d’ennui, et encore la

même histoire concernant une famille qui avait disparu

dans l’Ouest du pays. C’était une affaire mystérieuse : un

couple et leurs deux enfants qui vivaient dans un coin

de campagne isolé semblaient s’être volatilisés au cours

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d’un week-end. On ne s’en était rendu compte que le

lundi matin, lorsque les enfants ne s’étaient pas présen-

tés à l’école. La voiture était toujours là, les passeports à

leur place dans un placard. Bergljót avait entendu sa mère

raconter que l’homme était dépressif et alcoolique, et que

les riverains craignaient qu’il n’ait tué sa famille avant de

se suicider. Terrifiée à cette idée, elle s’empressa de repo-

ser le journal. Elle était de bien trop bonne humeur pour

se voir rappeler toutes les horreurs qui se passent dans le

monde. Grímur avait voulu savoir si elle viendrait à la soi-

rée, c’était tout ce qui comptait.

Bergljót alla dans sa chambre et ferma la porte der-

rière elle. Elle posa son sac par terre, défit son chignon

et s’allongea sur son lit fait au carré. Poussant un long

soupir, elle sentit malgré elle un sourire se dessiner sur ses

lèvres. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été aussi

heureuse. La drogue procurait-elle un effet semblable ?

Légère comme une plume, elle avait l’impression que, si

ses membres n’étaient pas attachés les uns aux autres,

elle se disloquerait et s’envolerait dans les airs. Une main

par-ci, un pied par-là, sa tête souriante détachée de son

corps et ses cheveux flottant dans tous les sens. Bergljót

contempla la poussière accumulée autour des étoiles phos-

phorescentes qu’elle avait collées au plafond une éternité

auparavant. Deux d’entre elles étaient déjà tombées, et

les pointes des autres pendaient dangereusement – elles

ne tarderaient pas à se détacher. Elle se demanda si elle

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devait les arracher, ou bien trouver de la patafix pour les

recoller. Comme tout cela demandait trop de travail, elle

se contenta de fermer les yeux et de rêver à la soirée chez

Úlfur. Peut-être que Grímur s’assiérait à côté d’elle. Elle

admirerait son beau visage qu’elle connaissait presque par

cœur après avoir inspecté chaque photo de son profil Face-

book. Ou peut-être serait-ce elle qui irait s’asseoir à côté de

lui. En tout cas, il se passerait bien quelque chose à cette

soirée !

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Tofu à la sauce du dragon

Bragi

Bragi sursauta au moment où la porte s’ouvrit. Alors

que son père pénétrait dans le couloir, il jeta un coup

d’œil à l’horloge. 16 h 15. Il était resté beaucoup trop long-

temps devant l’ordinateur, or il n’était pas censé y toucher

pendant la journée. Il avait juste voulu faire une partie

de Minecraft, avancer un peu dans la construction de son

château avant le retour de ses parents, mais comme d’ha-

bitude il n’avait pas vu l’heure passer.

– Bragi, soupira Thórbergur d’un ton las.

– Je sais ! lança le garçon précipitamment. C’était juste

pour deux minutes ! Je viens de le démarrer.

– Tu sais ce que ça veut dire, Bragi, répondit son père

tout bas en s’emparant du tas d’enveloppes que Bergljót

avait posé sur la table du téléphone.

Bragi hocha la tête. Il n’aurait plus le droit de faire de

l’ordinateur après le dîner. Son père n’était pas furieux,

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il ne se mettait jamais en colère. Il était simplement déçu,

ce qui était sans doute encore pire.

– Que fait ton bonnet sur tes genoux ? demanda Thór-

bergur.

– Quoi ?

Il pointa du doigt et, effectivement, le bonnet se trou-

vait bien là.

– Je ne sais pas, dit Bragi. Il est peut-être juste tombé ?

Un sourire éclaira le visage de son père.

– Ta sœur est rentrée ?

– Oui, je crois. On mange quoi, ce soir ?

– C’est ta mère qui s’occupe du dîner, aujourd’hui. Elle

achètera sûrement quelque chose sur le chemin du retour.

Pour les repas, ses parents se relayaient, chacun ayant

ses jours attitrés. Sa mère ne cuisinait plus beaucoup ces

derniers temps, préférant en général rapporter des plats

préparés. Si Bragi s’était d’abord réjoui de pouvoir goûter

des menus exotiques et variés, il commençait maintenant

à se lasser. Enfin, mieux valait manger des nouilles sau-

tées plutôt que du fromage blanc et des fruits, comme cela

arrivait certains soirs. Bragi ne se plaignait jamais auprès

de sa mère. Après tout, si on lui avait laissé le choix entre

cuisiner lui-même ou acheter de quoi manger, il aurait lui

aussi préféré la dernière option. S’étant essayé à la cuisine

en cours d’arts ménagers à l’école, Bragi savait combien

cette activité pouvait être ennuyeuse. Surtout le fait de

devoir nettoyer derrière soi. Sans oublier que sa mère avait

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beaucoup de travail. D’ailleurs, elle ne quittait quasiment

plus le bureau depuis qu’elle avait ouvert son entreprise.

Lorsqu’elle avait démissionné de son emploi au minis-

tère pour fonder son propre cabinet d’avocat, elle avait

expliqué à sa famille que c’était un rêve devenu réalité.

Bien sûr, elle devrait travailler beaucoup, mais seulement

au tout début. Or, cela faisait trois ans et elle travaillait

toujours énormément. Peut-être même plus qu’au début.

Mais elle affirmait que c’était bon signe, et que bientôt la

situation s’arrangerait. Bragi, lui, espérait que ce bientôt

arriverait bientôt.

Sa mère rentra avec des crevettes à la sauce aigre-douce,

des nouilles sautées et du tofu grillé à la sauce du dragon.

Les premières fois, Bragi avait trouvé le tofu dégoûtant,

puis il avait fini par s’y faire. Il ne fallait pas en manger

trop souvent. Sa mère disait que, sinon, il ne pourrait pas

avoir d’enfants à l’avenir. Ou bien qu’il se transformerait

en fille ? Bragi ne se rappelait plus. De toute façon, il n’avait

pas spécialement envie d’avoir des enfants, et se disait que

ce n’était peut-être pas si désagréable d’être une fille.

Dégustant le tofu, il s’imagina que la fameuse sauce

était faite avec les os bouillis d’un véritable dragon,

immense et si rouge que lorsqu’il voguait dans les airs, ses

écailles étincelaient comme s’il était recouvert de scintil-

lants rubis. La bête, nommée Da Long, avait vécu dans une

grotte au sommet d’une immense montagne, plus haute

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encore que les nuages. Elle y avait demeuré pendant des

milliers d’années, jusqu’à ce qu’une petite fille aux che-

veux tressés escalade la montagne, sabre à l’épaule, et…

– Alors, où est-ce qu’on va demain ? demanda Thór-

bergur.

Tous étaient assis autour de la table. Bergljót, la bouche

pleine, hocha vivement la tête pour approuver la question.

Sigrún s’immobilisa, sa fourchette pleine de riz à deux

doigts de ses lèvres.

– Demain ? Qu’est-ce qu’il y a, demain ?

Bragi la fixa, surpris, avant de tourner la tête vers son

père. Thórbergur observait sa femme, le visage figé. Enfin,

il baissa les yeux et se racla la gorge.

Ne savait-elle vraiment pas quel jour on serait, le len-

demain ?

Ayant avalé sa bouchée, Bergljót s’exclama d’un ton

plaintif :

– Maman, c’est l’anniversaire de papa, demain ! Bon

sang, essaie de suivre un peu !

Bergljót parlait toujours trop fort.

Sigrún se tapa le front de sa paume et écarquilla les

yeux.

– Bien sûr. Excuse-moi, Thórbergur. Comment ai-je pu

oublier ?

Elle tendit la main, la posa sur celle de son mari.

Bragi observa son père, qui avait toujours le nez baissé

sur son assiette. Celui-ci releva finalement la tête et sourit.

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Pas tout à fait sincèrement. Bragi le remarqua et ne pouvait

le lui reprocher. Lui-même serait terriblement vexé si sa

mère oubliait son anniversaire.

– On pourra commander des sushis ? demanda Bergljót.

Elle avait vu un film de filles dont les héroïnes pas-

saient leur temps à grignoter des sushis, et depuis elle vou-

lait sans cesse manger japonais, même si elle savait très

bien que Bragi en avait horreur. Il soupçonnait d’ailleurs

Bergljót elle-même de ne pas vraiment aimer ça.

– Ou plutôt une pizza ! s’exclama-t-il.

– Et pourquoi pas indien ? proposa son père.

– Oh, zut, soupira sa mère.

– Quoi ? siffla Bergljót.

– Tu as un rendez-vous de prévu ? demanda Thórbergur.

– Je vais le reporter, dit Sigrún. Il n’y a pas de problème.

Thórbergur hocha la tête avant de replonger le nez dans

son assiette. Il ne prononça quasiment plus un mot du

reste du repas.