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Derrida et l’éthique de l’im-possible À Meri Introduction. Derrida insiste souvent sur le fait que l’éthique, la responsabilité, «si elles existent», comme il l’ajoute parfois, doivent être l’épreuve, l’expérience et la traversée d’un certain impossible. L’éthique, affirme-t-il, est expérience de l’impossible et trouverait paradoxalement son origine dans l’aporie. Une formule d’autant plus troublante qu’elle s’énonce chez Derrida à la faveur, précisément, d’un retour aux conditions de possibilités de l’éthique. Une précision s’impose en effet d’entrée de jeu sur la question du rapport de Derrida à l’éthique: bien que marquant que les problèmes éthiques n’ont jamais été absents du travail de déconstruction qu’il a mené depuis le début des années soixante (même si ce fut de façon oblique, non thématique, 1

Derrida Et l'Ethique de l'Impossible

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an essay on Derrida and ethics

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Derrida et l’éthique de l’im-possible

À Meri

Introduction.

Derrida insiste souvent sur le fait que l’éthique, la responsabilité, «si elles existent»,

comme il l’ajoute parfois, doivent être l’épreuve, l’expérience et la traversée d’un certain

impossible. L’éthique, affirme-t-il, est expérience de l’impossible et trouverait

paradoxalement son origine dans l’aporie. Une formule d’autant plus troublante qu’elle

s’énonce chez Derrida à la faveur, précisément, d’un retour aux conditions de possibilités

de l’éthique. Une précision s’impose en effet d’entrée de jeu sur la question du rapport de

Derrida à l’éthique: bien que marquant que les problèmes éthiques n’ont jamais été absents

du travail de déconstruction qu’il a mené depuis le début des années soixante (même si ce

fut de façon oblique, non thématique, comme il le reconnaît lui-même), Derrida concède

aisément que ses textes les plus clairement explicites sur l’éthique, que ce soit ceux sur la

justice, la loi, la responsabilité, la décision, le pardon, l’hospitalité, le don, le secret,

l’hospitalité, etc…, ne proposent pas un système de moralité, une éthique normative au

sens reçu ou établi du terme. Il s’agirait plutôt pour lui de problématiser ce qu’il nomme

l’ethicité de l’éthique, son site, sa possibilité même. C’est en effet une étrangeté, une

anomalie singulière dans le champ contemporain philosophique, que les philosophes

professionnels de l’éthique, ceux que l’on nomme aux Etats-Unis les «ethicists», ne posent

en général pas dans leur réflexion la question du sens même de l’éthique, trop occupés

1

qu’ils sont à l’appliquer, comme ils disent. L’ « éthique appliquée », c’est donc une

éthique dont le sens est présupposé, ignoré, non réfléchi. C’ est pourquoi il est plus qu’utile

de poser à nouveau la ou les questions sur le sens de l’éthique, c’est-à -dire sur l’éthicité de

l’éthique. Derrida insiste donc sur ce préalable philosophique indispensable qui consiste à

commencer par poser la question de l’ethicité de l’éthique. Dans Passions, il écrit ainsi:

«Tout cela, donc, reste encore ouvert, indécidé, questionnable au-delà même de la question,

voire, pour se servir d’une autre figure, absolument aporétique. Qu’est-ce que l’ethicité de

l’éthique ? la moralité de la morale ? Qu’est-ce que la responsabilité? Qu’est-ce que ce que

« qu’est-ce que ? » dans ce cas ? etc. Ces questions sont toujours urgentes »1  Ces questions

visant à réouvrir la question de l’éthique, redonnent une respiration (de l’oxygène, on

voudrait dire!) à la réflexion philosophique, et à la pensée derridienne de l’éthique. De ce

fait, cette réflexion, dans la mesure où elle est une interrogation sur les conditions de

possibilités de l’éthique, ne constitue pas par elle-même une éthique. Dans un entretien

donné en 2004 au quotidien l’Humanité, il explique nettement : « D’une certaine manière,

les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de

1 Jacques Derrida. Passions, Paris, Galilée, 1993, pp.40-41.

2

règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique»2. Plutot qu’un système

de moralite, une remontée aux possibilités de l’éthique.

Mais remonter aux possibilités de l’éthique signifie immédiatement: faire retour à

ses limites, aux limites qui la circonscrivent et qui, de par leur nature double, sont à la fois

constitutives et incapacitantes ou aporétiques, possibilisantes et impossibilisantes… Si en

effet l’un des sens de la déconstruction, telle que Derrida l’a pratiquée, aura été de révéler

les limites ou les apories propres aux systemes, il faudrait immédiatement ajouter que ces

apories sont constitutives de ce qu’elles marquent, et que dans cette mesure elles les

possibilise (d’ou le sens « positif » ou « affirmatif » que Derrida ne cesse de revendiquer

pour la déconstruction3). L’aporie n’est donc pas synonyme de fermeture : elle ne conduit

pas a une impasse sterile but constitue une limite a travers laquelle, precisera Derrida,

s’annonce querlque chose de positif, sur un mode affirmatif. Ici se laisse déjà entre-

apercevoir la pensée renouvellée chez Derrida du possible et de l’impossible, de la

possibilité de l’impossible, une pensée où, comme il l’écrit, l’impossible ne serait plus

2 L’Humanité, …….. On mettra cette précision en apposition avec celle confiée par Levinas, ainsi que Derrida la rapporte dans Adieu : «Vous savez, on parle souvent d’éthique pour décrire ce que je fais, mais ce qui m’intéresse au bout du compte, ce n’est pas l’éthique, c’est le saint, la sainteté du saint ». In Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, Paris, 1997, p.15. Nous aurons l’occasion de vérifier que l’éthique aporétique de Derrida n’est peut-être pas si éloignée de cette pensée de la sainteté, et qu’au contraire Derrida reprendra à son compte le motif de l’inconditionnalité de l’éthique telle que Levinas la développe, au-delà de l’ontologie mais aussi au-delà de l’éthique. Derrida écrit ainsi dans ce même texte : « Oui, l’éthique avant et au-delà de l’ontologie, de l’Etat ou de la politique, mais l’éthique aussi au-delà de l’éthique ». Ibid. Derrida parlera aussi d’une « hyper-éthique » (par exemple dans Voyous, Galilée, Paris, 2003, p.210) ou d’une éthique hyperbolique, à la suite de Levinas. A ce stade, nous nous contentons de relever un mouvement similaire chez Levinas et Derrida de dépassement de l’éthique vers l’ethicité de l’éthique, soit un dépassement de l’éthique vers sa possibilité, qui s’avérera son im-possibilité….3 Il explique ainsi dans l’entretien à l’Humanité: “Un mot d’ordre, cependant, de la déconstruction : être ouvert à ce qui vient, à l’à-venir, à l’autre”.

3

l’opposé du possible, mais au contraire ce qui « hante le possible »4, ce qui «peut» dans le

possible, ce qui l’ouvre ou le possibilise de telle sorte qu’il faudrait dire que l’ im-possible

est possible, non pas au sens où il deviendrait possible, mais dans le sens plus radical où

l’impossible est possible, comme impossible. Parallèlement, il s’agirait dès lors de

«convertir le possible en impossible» et de reconnaître que si l’impossible est possible

(comme impossible), le possible d’une certaine manière est l’impossible. Dans le contexte

d’une discussion sur l’événement, Derrida écrit: «Je dirai, j’essaierai de montrer tout à

l’heure en quoi l’impossibilité, une certaine impossibilité de dire l’événement ou une

certaine possibilité impossible de dire l’événement, nous oblige à penser autrement, non

seulement ce que veut dire « dire », ce que veut dire « événement », mais ce que veut dire

possible en histoire de la philosophie. Autrement dit, j’essaierai d’expliquer pourquoi et

comment j’entends le mot « possible » dans cette phrase ou ce « possible » n’est pas

simplement « différent de » ou le « contraire de » « impossible », pourquoi ici « possible »

et « impossible » veulent dire le même »5. Remonter aux conditions de possibilité serait

donc une démarche aporétique, ou qui conduit à l’aporie. C’ est pourquoi Derrida ajoute

aussitôt : « Ce qui m’intéresse, ce sont, en fait, les apories de l’éthique, ses limites » (ibid).

Non pas pour invalider l’éthique, pour la forclore sur ce qui constituerait son impossible,

mais au contraire pour la rendre plus ouverte: la possibilité même de remonter à ces limites

trahit que l’éthique est ouverte sur ses limites, que son concept n’est pas fermé, mais ouvert

et à venir. L’éthique serait ainsi ouverte sur elle-même car elle est en proie avec ses limites.

En ce sens, Derrida n’aura de cesse de penser ensemble limites et ouverture de l’éthique,

celle-ci étant toujours à venir, si elle ne s’identifie pas tout simplement à l’ouverture de

4 Jacques Derrida. Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’ Harmattan, 2001, p.98.5 Dire l’événement…, p.86, nous soulignons.

4

l’avenir (ce sera le sens de la radicalisation derridienne du motif de l’hospitalité, nous y

reviendrons). C’est dans cette mesure qu’il faudra selon Derrida situer dans l’aporie, dans

les limites ou « l’impossibilité », l’ethicité de l’éthique.

Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’éthique. J’interroge l’impossibilité comme

possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du

droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire,

l’im-possible; si le pardon est possible, il doit pardonner l’impardonnable, c’est-à-dire faire

l’impossible. Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition

de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible.»6

La possibilité de l’éthique serait donc, rigoureusement, son impossibilité. L’éthique

s’origine de son aporie. C’est pourquoi l’expression suivante: «l’éthique est impossible»

devrait pour Derrida s’entendre de façon positive: non pas comme « l’éthique n’est pas

possible », mais plutôt ainsi: l’éthique est impossible; l’éthique existe, elle est possible, en

tant éthique, comme impossible. Une double énigme marque donc la pensée derridienne de

l’éthique: d’une part, l’éthique est renvoyée à un impossible de telle sorte que l’on pourrait

en conclure que l’éthique même est impossible; mais d’autre part, cet impossible se donne

comme condition de possibilité de l’éthique La tache des pages qui suivent sera d’entrer

plus avant dans cette double énigme.

Dans un premier temps, il convient de revenir sur le premier volet de cette double

énigme : la reconduction de l’éthique à l’expérience de l’impossible. On sait que Derrida,

nous venons de le citer, s’attache à dégager la possibilité de l’impossible comme lieu de

6 Entretien à l’Humanité, nous soulignons.

5

l’ethicité de l’éthique. Or cette expression, « la possibilité de l’impossible », est empruntée

à Heidegger, précisément à sa pensée de la mort, qui est définie par le penseur allemand

comme la possibilité de l’impossibilité de l’existence en général7. Derrida, on le sait,

commente et discute abondamment cette formule dans Apories, et cherche à la préserver –

tout en la compliquant -- dans sa pensée de l’événementialité de l’événement, de l’arrivée.

Car comme il le souligne, «c’est bien la possibilité d’un pouvoir-ne-pas ou d’un ne-plus-

pouvoir, mais nullement l’impossibilité d’un pouvoir »8. La structure même de la pensée

derridienne de l’éthique est donc marquée par cet héritage heideggérien9. Et cela d’autant

plus si l’on s’avise que Heidegger noue la responsabilité à l’être-fini et mortel du Dasein.

Par exemple, lorsque Heidegger écrit que la mort n’est pas l’impossibilité de l’existence,

mais sa possibilité ultime la plus propre, Derrida lui fait écho en expliquant que « la mort

est en conséquence l’événement par excellence » (entretien à l’Humanité), même si cet

événement doit revêtir lui-aussi les traits de l’impossible, cette fois-ci en ce sens:

7 Apres avoir rappelle que la mort doit être saisie comme possibilité et seulement comme telle, que cette possibilité n’est pas à actualiser en ce sens qu’on ne l’approche pas plus en l’actualisant, Heidegger poursuit : «  Plus cette possibilité est comprise sans aucun voile, et d’autant plus purement le comprendre pénètre dans la possibilité comme possibilité de l’impossibilité de l’existence en général ». Etre et temps, traduction Martineau, paragraphe. 53, p. 262 de la pagination allemande. Et déjà au paragraphe 50 : « La mort, elle, est une possibilité d’être que le Dasein a lui-même à chaque fois à assumer…La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein ». Etre et Temps, p. 250.8 Jacques Derrida. Apories, Galilée, Paris, 1996, pp.121-122.9 Comme le fait justement remarquer Françoise Dastur, « la pensée de Derrida… est dans une grande mesure inséparable de celle des fondateurs de la phénoménologie, ce qui rend souvent la compréhension de ses textes assez difficile à tous ceux qui se disent « derridiens » et qui n'ont de la phénoménologie qu’une connaissance de seconde main », in « Réception et non réception de Heidegger en France », à paraître dans French Interpretations of Heidegger, ouvrage collectif sous la direction de François Raffoul et David Pettigrew, SUNY Press, à paraître, 2006. Un propos confirmé par Derrida lui-même, qui explique ainsi que « la phénoménologie est toujours la ressource de la déconstruction puisqu’elle permet de défaire les sédimentations spéculatives et théoriques, les présuppositions philosophiques ». Sur Parole, Paris, Éditions de l’Aube, 1999, p.80.

6

«imprévisible même quand elle est prévue, elle arrive et n’arrive pas puisque quand elle

arrive, imprévisible, elle n’arrive plus à personne » (Apories, p.121-122Check). Il reste que

Heidegger fut celui qui noua la responsabilité à l’expérience de l’inappropriable, ce que

Derrida souligne explicitement et présente comme l’accès à sa propre pensée de

l’impossible. Dans Le « concept » du 11 Septembre, il explique ainsi que la pensée

heideggérienne de l’être comme événement, comme Ereignis, engage une certaine

expropriation, un impossible. Allant, il faut bien le reconnaître, à l’encontre de nombre de

ses précédentes interprétations de Heidegger, où il avait tendance à souligner un privilège

du propre chez le penseur allemand, ici il écrit au contraire: « …la pensée de l’Ereignis,

chez Heidegger, ne serait pas seulement tournée vers l’appropriation du propre (eigen) mais

aussi vers une certaine expropriation que Heidegger nomme lui-même (Enteignis).»10 Puis

il ajoute, liant explicitement la pensée heideggérienne de l’événement à l’inappropriable et

l’impossible: « L’épreuve de l’événement, ce qui, dans l’épreuve, à la fois s’ouvre et résiste

à l’expérience, c’est, me semble-t-il, une certaine inappropriabilite de ce qui arrive ».11

Même si Derrida reconnaît que tout événement appelle toujours une certaine réception

appropriatrice, il insiste sur le fait qu’ «il n’y a d’événement digne de ce nom que là où

cette appropriation échoue sur une frontière (ibid, p.139) Derrida trouve ici accès à sa

propre pensée de l’impossible dans la pensée heideggérienne de l’événement, de l’Ereignis

et du mourir. Mais aussi à sa pensée de l’éthique, nous allons le vérifier. Il convient donc

dans un premier temps de dégager cette structure ou l’éthique de la responsabilité est nouée

a, sinon à un impossible, du moins à un inappropriable, dans le texte heideggérien, en

10 Jacques Derrida, Le “concept” du 11 Septembre, Paris, Galilée, 2003, p.139. Déjà dans Apories, Derrida soulignait que l’expression « possibilité de l’impossible » devait être lue comme l’indication de l’Enteignis au sein de l’Ereignis, nous y reviendrons.11 Le « concept” du 11 septembre, p.139.

7

particulier dans Etre et Temps, pour ensuite bien prendre en vue la pensée derridienne de

l’éthique et de l’impossible.

I. L’inappropriabilité de la responsabilité

On trouve en effet chez Heidegger les premières indications d’une éthique

aporétique, c’est-à-dire d’une éthique qui a sa source dans ce que j’appellerai ici un

inappropriable, un inappropriable que Derrida repensera comme im-possible. Pour

Heidegger comme pour Derrida, la responsabilité ne peut en effet pas être pensée comme

l’imputation d’un sujet-cause, mais plutôt comme la rencontre et l’exposition à une limite.

Dans Etre et Temps, cette limite se donne à voir dans la notion de l’être-jeté manifeste dans

le phénomène des humeurs, de la finitude de l’être mortel, et dans la l’être-coupable ou

responsable du Dasein. Ce qui apparaît, c’est que ces limites, loin de forclore la possibilité

de l’éthique, constituent au contraire ce qui oblige éminemment et appelle le Dasein à son

être le plus propre comme fini, que Derrida comprends comme impropre ou impossible

(contre Heidegger, donc, qui pense la finitude comme l’être le plus propre du Dasein).

Elles représentent l’origine de la responsabilité, et ainsi l’éthicité de l’éthique. Revenons

brièvement sur ces limites.

On le sait, la pensée du Dasein rompt de façon décisive avec la tradition de la

subjectivité12. Cette rupture s’annonce dans le rejet du motif du subjectum pour penser

l’être-soi du Dasein. Celui-ci n’est pas un sujet, un subjectum, mais il est au contraire

toujours jeté, venant à lui à partir de l’existence et du jet de l’existence. C’est pour cette

raison qu’il ne peut avoir place dans cette pensée pour le concept de responsabilité au sens

12 Sur ce point, je me permets de renvoyer le lecteur à mon A Chaque fois mien; Heidegger et la question du sujet, Paris, Galilée, 2004.

8

de l’imputabilité telle que Kant la définit par exemple à partir d’une liberté transcendantale

(Critique de la Raison Pure, A 448/B 476), soit à partir de la position ou auto-position d’un

sujet-cause. La responsabilité, l’éthique, si elles existent, devront donc trouver une autre

origine que cette du sujet libre et autonome.

Car la responsabilité ne disparaît pas dans la déconstruction du subjectum. En effet,

même en détruisant phénoménologiquement le concept classique de responsabilité comme

imputabilité d’un sujet-cause, Heidegger a constamment maintenu que le Dasein devait être

pense précisément en termes de responsabilité. Celle-ci définit même son être comme

souci, souci de soi, des autres et du monde. Le Dasein est en souci de son être, de l’être des

autres, de l’être du monde: le Dasein est ainsi responsable de tout. C’est bien le sens de ces

propositions ou Heidegger définit le Dasein comme cet être en qui l’être et son sens se

joue. L’existence est d’emblée responsabilité pour l’existence. Néanmoins, Heidegger

marquera que l’existence surgit d’un fonds ou plutôt d’un non-fonds parfaitement opaque,

inappropriable, qui ne peut que constituer une limite ou une aporie pour l’appropriation

responsable. Elle semblerait mettre en péril la possibilité même de l’être-responsable, si

tant est qu’elle représente non seulement ce dont je ne suis responsable, mais aussi ce que

ne saurais en aucun cas m’approprier. On relèvera ici trois instance de cet inappropriable –

que Derrida appellerait instances de l’im-possible: l’énigme des humeurs; la question de la

naissance; la culpabilité ontologique.

A chaque fois que Heidegger évoque les humeurs (Stimmungen) dans Etre et

Temps, c’est pour insister sur la dimension d’opacité et de retrait qui semble constituer une

limite à l’appropriation cognitive ou pratique. Les humeurs, explique-t-il, sont au-delà des

capacités de la connaissance et du vouloir. Elles sont comme l’énigme du pur Dass du

9

Dasein, son fait ou sa facticité. Ainsi, Heidegger écrit que dans l’être-affecte, dispose

affectivement, bref dans l’être-dans-une-humeur, « l’être est devenu manifeste comme un

poids. » Il ajoute aussitôt la précision suivante : « Pourquoi, on ne le sait pas ». (SZ, 134).

De fait, il poursuit, en ce qui concerne ce pourquoi, « le Dasein ne peut pas savoir ces

choses (ibid, nous soulignons). Les pouvoirs du connaître « portent bien trop court ». Ce

phénomène de l’insuffisance du connaître n’est pas du à quelque faiblesse remédiable du

cote de nos capacités. Il a plutôt trait au phénomène de la disposition affective en tant

qu’elle révèle la facticité du Dasein. Car dans la disposition affective, qui est, le rappelle

Heidegger, un mode d’ouverture, le Dasein est dit « percer dans la nudité de [cela] « qu’il

est et a à être » (SZ, p.135). La disposition affective révèle l’être du La dans son pur

« fait », en elle, le Dasein « est transporte devant son être comme La » (SZ, p.134).

Seulement voilà, le pur fait d’être ce La est senti et révèle dans l’être-dispose, mais son

« ou » et son « vers ou » « restent dans l’obscurité » (ibid). C’est pour cela que le connaître

tombe trop court, non par faiblesse, mais par ce « rester dans l’obscurité » du « d’ou » et du

« vers ou » du La, qui lui est inappropriable. L’inappropriable, c ‘est donc la facticité du

Dasein, car Heidegger précise que « ce caractère d’être du Dasein, voilà en son « d’ou » et

son « vers ou », mais en lui-meme d’autant plus ouvertement dévoile, ce ‘qu’il est’, nous le

nommons l’être-jeté de cet étant en son La » (ibid, p.135). Quant au « que » de l’existence,

ce « que » de la facticité, il n’est « jamais trouvable dans un intuitionner» (ibid), jamais

présent à une intuition ou à quelconque saisie. Contre une telle opacité, obscurité, toute

lumière est sans pouvoir, démunie, qu’elle soit d’ordre théorique ou pratique : ni le

connaître ni le vouloir ne peuvent l’atteindre: en ce qui concerne le se-sentir, on n’en sait

rien et on n’y peut rien. Pourquoi ? Parce que dans l’humeur, le « Dasein est ouvert à lui-

10

même avant tout connaître et tout vouloir et au-delà de leur portée d’ouverture » (SZ, 136).

Les lumières rationnelles rencontrent ici une limite infranchissable, car la disposition

affective conduit le Dasein devant le pur “que” de son La, qui comme tel, écrit Heidegger

de façon saisissante, “lui fait face en son inexorable énigme” (SZ, 136). Ce qui est ainsi

révèle, c’est l’inappropriabilite de nos origines. Dans un cours intitule Introduction à la

philosophie (Einleitung in die Philosophie, volume 27 des Gesamtausgabe), Heidegger

explique que, de par son initiative, le Dasein ne peut rien vis-à-vis de son origine -- qu’il

nomme “l’obscurité de son origine” – une opacité qui est mise en contraste avec l’éclaircie

relative de son pouvoir-être. En effet, continue-t-il, “le Dasein existe toujours dans une

exposition essentielle à l’obscurité et l’impouvoir de son origine” (GA 27, p. 340).

C’est bien ce qui se donne à voir dans le phénomène de la naissance, et de la mort,

car l’on ne dira jamais assez à quel point il est nécessaire de ne pas séparer les deux

phénomènes dans la pensée de Heidegger, et encore moins les opposer comme le fait

Hannah Arendt dans La condition humaine lorsqu’elle opposera le principe de natalité à

celui de la mortalité. Chez Heidegger, c’est en effet d’un même trait, d’un même jet (l’être-

jeté) que je nais… à la mort, expose natalement à ma mortalité: je nais-pour-la-mort et

comme mortel, j’existe natalement. Il est donc faux de dire que Heidegger privilégie la

mort sur la naissance, et il décrit comment au contraire le Dasein ne se rapporte pas

seulement à sa fin qu’est la mort en laissant derrière lui sa naissance. Il existe plutôt dans

un rapport à ses deux fins, et il y un être-pour-la-mort et un-être-pour la-naissance. Le

Dasein s’étend entre les deux tout en s’y rapportant. Le Dasein est l’entre-deux de la

11

naissance et de la mort. Il est en vue des deux, et pas seulement de la mort. Heidegger parle

ainsi d’un “être-vers-le-commencement” (Sein zum Anfang) (SZ, 373).

Naissance et mort représentant des lors les deux limites extrêmes de mon existence

auxquelles je me rapporte tout au long de mon existence, elles incluent ainsi la totalité de

mon être. Mais précisément, s’agit-il-il de mon être? Et sont-elles “mes” limites”? De fait,

elles sont et demeurent inappropriables, rendant plus que problématique toute possibilité

d’une assomption responsable. . Heidegger n’explique-t-il pas que je peux pas plus

remonter en-deca du jet qui me jette dans l’existence (naître) que je ne peux m’approprier

ma mort en la rendant, finalement, réelle ou effective. Ne suis-je pas donc exproprie de

mon propre être, la responsabilité de soi devenant… impossible? Heidegger maintiendra

pourtant la responsabilité du Dasein à même cet impossible. Il la nomme Schuldichsein,

l’être-coupable ou responsable. Dans le cours déjà cité, “Introduction à la Philosophie,"

Heidegger explique que ce que le Dasein ne saurait se rendre maître ou s’approprier

(l’inappropriable) doit être “endure”. Il écrit: “Ce qui ne provient pas d’une décision

expresse, comme la plupart des choses pour le Dasein, doit être approprié, si ce n’est que

dans le mode du supporter ou d’endurer quelque chose; ce qui pour nous n’est pas

entièrement sous le contrôle du libre-arbitre au sens étroit du terme… est quelque chose qui

est d’une manière ou d’une autre repris ou rejette dans le comment du Dasein (GA 27, 337,

je souligne).

L’inappropriable est senti comme un poids, dit Heidegger. Ce qui pèse est

l’impossible. Mais précisément, ce poids est le coeur de la responsabilité, ce qu’on doit

porter, “sur les épaules”, schuldig en allemand, to shoulder une responsabilité, répond

l’anglais… Dans une note marginale apposée à son manuscrit personnel d’Etre et Temps,

12

Heidegger clarifie: "Poids: ce que l’on doit porter; l’homme est charge de la responsabilité

(überantwortet) du Dasein, remis à lui (übereignet). Il est clair que ce qui est à porter,

“supporter” (c’est-à-dire aussi, et peut-être surtout, à penser), c’est l’inappropriable de

l’existence; c’est cet inappropriable qui appelle, à être, à penser, et à en être responsable.

Le sens le plus authentique de la responsabilité serait donc: l’appropriation de

l’inappropriable, comme inappropriable. L’appropriation ne réduit pas l’inappropriable, en

elle il s’y maintient comme tel; Il s’agirait être proprement l’impropre, selon la logique de

l’ex-appropriation que Derrida souligne. On retrouve ici ce que Derrida cherche à penser,

soit la responsabilité comme expérience de l’impossible.

II. Les apories de l’éthique

L’aporie de la loi

Tout pour Derrida se joue dans cette formule: “la possibilité de l’impossible”.

Comment entendre son sens? “Est-ce là une aporie? où la situer? dans l’impossibilité ou, ce

qui ne revient pas nécessairement au même, dans la possibilité d’une impossibilité?

Comment penser cela? Comment le dire dans le respect de la logique et du sens? Comment

approcher, vivre, exister cela? Comment en témoigner?”13 Pour Heidegger, on le sait, il

s’agit de la possibilité la plus propre du Dasein; pour Derrida, au contraire, il s’agira d’en

souligner le caractère aporétique, et de pencher vers l’impropre et l’expropriation (car,

comme il l’explique dans Apories, si la possibilité la plus propre et la plus extrême se

révèle être la possibilité de l’impossible, alors il faudra dire “qu’une certaine expropriation

13 Apories, p.121.

13

de l’Enteignis aura toujours habité le propre de l’Eigentlichkeit”14). Ou encore: “Si la mort,

possibilité la plus propre du Dasein, est la possibilité de son impossibilité, elle devient la

possibilité la plus impropre et la plus ex-propriante, la plus inauthentifiante. Des lors, le

propre du Dasein se voit, du dedans le plus originaire de sa possibilité, contaminé, parasité,

divisé par le plus impropre15”. Lorsque Heidegger parle de la possibilité de la mort “comme

celle de l’impossibilité de l’existence en général” (als die der Unmöglichkeit der Existenz

überhaupt), Derrida l’entendra comme manifestant que la possibilité est approchée comme

impossibilité, car ce « n’est pas seulement la possibilité paradoxale d’une possibilité de

l’impossibilité, c’est la possibilité comme impossibilité »16 ; et donc, comme la disparition

de la possibilité dans l’impossible: il explique ainsi que la mort, pour le Dasein, “est à la

fois sa possibilité la plus propre et cette même possibilité (la plus propre) en tant

impossibilité (donc la moins propre, dirais-je, mais Heidegger ne le dira jamais ainsi) »,

car, continue-t-il, “nous aurons à nous demander comment une possibilité (la plus propre)

en tant impossibilité peut encore apparaître comme telle sans disparaître aussitôt, sans que

le ‘comme tel’ sombre d’avance…”17 Bref il s’agit pour Derrida d’entendre cette

expression comme aporie (“Il y a plusieurs manières de penser la possibilité de

impossibilité comme aporie”18), même s’il reconnaît aussitôt que Heidegger “n’accepterait

sans doute pas” cette logique de l’aporie, cette logique aporétique qui selon Derrida serait

de fait la ruine de l’analytique existentiale, de l’opposition du propre et de l’impropre, et

des démarcations conceptuelles opérées dans Etre et Temps. Derrida voit dans ce traitement

14 Apories, p.135.15 Apories, p.13416 Apories, p.125. “Le ‘als’ signifie bien que la possibilité est à la fois dévoilée et pénétrée comme impossibilité”, précise-t-il. (ibid).17 Apories, p.125.18 Apories, p.127.

14

du mourir l’exemple d’une logique de l’aporie, une figure de l’aporie, qui marque et

détermine “tout ce qui n’est possible, s’il y en a, que comme l’impossible: l’amour,

l’amitié, le don, l’autre, le témoignage, l’hospitalité, etc.”19 C’est-à-dire, nous allons le voir,

l’éthique même, dont l’accès aura été frayé par cette pensée de la mort comme aporie.

En effet, toute l’éthique, le tout de l’éthique, l’éthicité de l’éthique, sont noués selon

Derrida à l’impossible, à l’aporie. Et l’on se souvient que ce qui l’intéressait dans l’éthique,

à mille lieux des moralismes bien-pensants et de toute notion de restauration de la morale,

et même d’une “re-moralisation de la déconstruction”20, ce sont ses apories, ses limites, les

origines an-éthiques de l’éthique… Commençons donc par relever les trois apories qu’il

dégage dans Force de loi, texte sur le « fondement mystique de l’autorité »: l’epokhē de la

règle; l’aporie de l’indécidable; enfin, l’aporie de la décision responsable hétérogène au

savoir. La première aporie marque l’excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir,

de toute règle normative.

Il est en effet propre à la loi, selon Derrida, qu’elle soit radicalement non fondée, en

dernière analyse injustifiable, et elle-même… sans loi (« une loi sans loi », expression que

Derrida emploie dans l’un de ses textes sur l’hospitalité): Il n’y pas de loi de la loi. C’est

pourquoi la force, le coup de force, ce que l’anglais nomme l’ «enforceability » de la loi est

inhérente à celle-ci. Pas de loi sans force. Cette force n’est donc pas externe à la loi, elle est

le coup de force de la loi, une loi non fondée; en ce sens, Derrida précise que « l’opération

qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de

force, en une violence performative »21 Rien ne peut venir justifier la justice de cette loi, car

au moment de sa fondation celle-ci n’est « ni juste ni injuste » : il n’y a pas de fondation de

19 Apories, p.137.20 Passions, p.38.21 Jacques Derrida. Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 32-33.

15

cette fondation performative. « Aucun discours justificateur ne peut ni ne doit assurer le

rôle de métalangage par rapport à la performativité du langage instituant »22 La réside le

fondement mystique de l’autorité, le mystique. « Il y a un silence muré dans la structure

violente de l’acte fondateur » (ibid). La réside aussi l’epokhē de la règle: le « il faut » de

éthique ne peut pas, ne doit jamais « prendre la forme d’une règle »23 et éthique ne saurait

donc être la conformité au devoir, à une norme donnée et établie. Il s’agit, dans cette

pensée de éthique, de « se porter au-delà du langage même du devoir » (ibid, p.21), par

fidélité à l’injonction éthique, qui se passe toujours par-delà la règle Celle-ci serait ainsi un

devoir au-delà du devoir, et Derrida rompt ici avec la formulation Kantienne du devoir :

« Y aurait-il donc un devoir de ne pas agir selon le devoir : ni conformément au devoir,

dirait Kant (pflichtmässig), ni même par devoir (aus Pflicht) ?» 24 « Contre-devoir », ou

plus précisément, devoir par-delà le devoir : on retrouve ici le motif d’une éthique au-delà

de éthique, au-dela du devoir et de la dette, et l’on voit pour la première fois comment

celle-ci s’origine de l’aporie. C’est parce que la décision morale doit juger sans règles, que

son devoir excède infiniment le devoir et le normatif, qu’elle est ainsi ouverte sur son

infini. éthique serait donc « rebelle à la règle »25, étrangère à « tout concept normatif »26, la

responsabilité ou l’expérience de la responsabilité ne se réduisant pas au devoir ou à la

dette, et ouverte par l’impossible de sa fondation.

22 Force de loi, p.33. C’est pourquoi il ne saurait y avoir un “discours responsable sur la responsabilité”, car “que pourrait être la responsabilité, la qualité ou la vertu de responsabilité, d’un discours qui prétendrait démontrer qu’une responsabilité ne saurait jamais être prise sans équivoque et sans contradiction? Que l’auto-justification d’une décision est impossible et ne saurait, a priori, et pour des raisons de structure, répondre absolument d’elle-même?” Passions, pp.25-26.23 Passions, p.23.24 Passions, p.22.25 Force de loi, p.48.26 Passions, p.24.

16

L’indécidable.

L’absence de règles, l’aporie de la règle, conduisent la décision éthique à affronter

l’indécidable: « Il n’y a de décision ni de responsabilité sans l’épreuve de l’aporie ou de

l’indécidabilité ».27 C’est-à-dire de l’impossible. La décision doit décider sans règles à

pouvoir suivre, à appliquer, sans savoir comment choisir, et c’est pourquoi il s’agit à

chaque fois dans la décision d’un événement, un événement « impossible » car se

produisant hors de tout programme « possibilisant » à appliquer ou dérouler, d’une règle à

appliquer ou à laquelle se conformer. Il s ‘agit dans la décision d’une invention sans règles,

à chaque fois, de « l’événement d’une décision sans règles et sans volonté au cours d’une

nouvelle épreuve de l’indécidable »28. La décision est un saut, se produisant hors des

conditions préalables de possibilité (et en ce sens, im-possible) et est une « folie de

l’impossible », un risque absolu: « Il n’y a pas de ‘politique’, de droit, d’éthique sans la

responsabilité d’une décision qui, pour être juste, ne doit pas se contenter d’appliquer des

normes ou des règles existantes mais prendre le risque absolu, dans chaque situation

singulière, seule, comme pour la première fois, même si elle s’inscrit dans une tradition »29.

Tel est le sens de l’indécidable (a ne pas confonfre avec l’indeterminé): indécidable car non

décidé au préalable, et en vérité, jamais décidé. Derrida est très clair sur ce point: «L’aporie

27 In “Non pas l’utopie, l’im-possible”, in Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p.358. L’on notera au passage (impensé dans sa réflexion sur l’éthique, ou préjuge subjectiviste ?) que Derrida situe l’éthique au sein d’une problématique de la décision (il fait même dépendre l’éthique du motif de la décision dans Le “concept” du 11 Septembre, p.188), même s’il finira par renverser le Je qui décide dans une altérité, suivant sur ce point Levinas… Nombres motifs de l’éthique aporétique de Derrida se nourrissent à la conceptualité Levinassienne, nous y reviendrons, une conceptualité qui se forge – c’est là sa limite -- dans le renversement de la tradition subjectiviste et egoique.28 Passions, p.41.29 Papier Machine, p.358.

17

dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d’emprunt, une simple paralysie

momentanée devant l’impasse. C’est épreuve de indécidable dans laquelle seule une

décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque phase aporétique»30.

L’indécidable n’est donc pas une objection à la décision, comme une lecture superficielle le

veut, il en est la condition31, une aporie constitutive et permanente, et non un obstacle

temporaire. L’aporie même est le lieu de la liberté: « Là où il me reste une zone de choix, je

suis dans l’antinomie, la contradiction, et à chaque instant, je veux garder la plus grande

liberté possible pour négocier entre les deux ».32 L’indécidable comme impossible hante et

continue de hanter toute décision; y compris quand celle-ci est prise, elle reste en prise avec

indécidable qui la rend possible.

Décision et non-savoir

Un non-savoir est donc à la base de la décision éthique: ce ne-pas-savoir n’est pas

un obstacle, mais sa condition même: “Si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de

décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut

que je ne sache pas quoi faire. Ce qui ne signifie pas qu’il faille renoncer à savoir  : il faut

s’informer, en savoir le plus possible. Reste que le moment de la décision, le moment

éthique, si vous voulez, est indépendant du savoir. C'est au moment du "je ne sais pas

quelle est la bonne règle" que la question éthique se pose”, explique-t-il dans son entretien

à l’Humanité… Le moment de la décision, le moment de la responsabilité, suppose donc

une rupture avec l’ordre de la connaissance, une rupture avec la rationalité calculatrice, et

30 Papier machine, p.389, nous soulignons.31 “Pour moi l’indécidable est la condition de la décision, de l’événement…”. Sur Parole, Paris, Editions de l’Aube, 1999, p.52.32 Sur Parole, p.48.

18

en ce sens une ouverture sur l’incalculable. La décision responsable ne peut jamais faire

partie d’un horizon de calculabilité, ne consistant pas, nous l’avons vu, dans l’application

d’une règle… Un saut dans l’incalculable est donc nécessaire, et il s’agit de décider sans

savoir, pour ainsi dire sans voir ou pouvoir voir, donc à partir d ‘un certain invisible ou im-

pre-visible, sans être capable de calculer toutes les conséquences de la décision, une

responsabilité incalculable. Meme la distinction entre le bien et le mal ne depend pas d’un

savoir ; l’on ne sait pas quelle est la dustinction entre le bien et le mal. Celle-ci ne peut se

faire que dans un moment de décision éthique, qui a toujours lieu dans un saut par-dela le

savoir. L’éthique est indépendante du savoir, et de ce fait ouverture sur une altérité.

Lorsque je dois décider, je n’ai pas le savoir de la norme par laquelle juger. L’éthique

s’ouvre de cette aporie du non-savoir de la décision responsable Ce non-savoir marque

aussi l’impossible auquel l’éthique est vouée. Elle doit “faire l’impossible”: Pardonner ne

peut être que pardonner là où il est impossible de pardonner ; le don, “s’il y en a, s’il est

possible, doit apparaître comme impossible”33 ; l’hospitalité doit accueillir

inconditionnellement (ce qui est impossible), la décision responsable doit juger sans règles

ni savoir comment, etc… A chaque fois, éthique a lieu comme impossible, comme une

folie de l’impossible. Nous y reviendrons, l’impossible sera l’événement même de l’éthique

D’une loi et decision venues de l’autre

La décision responsable (une sorte de décision «passive») est une ouverture sur

l’incalculable; si une décision est un saut dans le non-savoir, des lors une altérité est sa

33 Dire l’événement…, p.93. Derrida ajoute même: “Le don est impossible, et il ne peut être possible que comme impossible”.

19

condition: je ne peux jamais dire: Je prends une décision; Derrida explique fermement que

« on dit facilement ‘je décide’ ou bien ‘je prends la responsabilité’, ‘je suis responsable’.

Ces phrases me paraissent aussi irrecevables les unes que les autres. Dire ‘je décide, dire

‘vous savez que je décide, je sais que je décide, cela veut dire que je suis capable et maître

de ma décision, et que j’ai un critère qui me permet de dire que c’est moi qui décide ».34

Derrida rompt ainsi dans sa pensée de la décision responsable avec l’horizon de la

subjectivité et du vouloir, un horizon qui domine la pensée classique de la décision et de la

responsabilité comme imputabilité d’un sujet libre. Suivant ici l’impulsion de Levinas, qui

précisément « met toujours la liberté après la responsabilité »35, Derrida cherche à penser

cette altérité de la décision car une décision « digne de ce nom » doit marquer la déchirure

du même ou du soi-même, un hiatus dans le sujet. Quand il y a décision, le sujet n’y est

pas; plutôt, il s’attend à la réception du saut. Derrida ira jusqu’a parler d’une décision de

l’autre en moi36. “Une décision devrait déchirer – c’est ce que veut dire le mot décision –

par conséquent devrait interrompre la trame du possible [que Derrida comprend ici comme

le ‘je peux’ de l’ego, comme pouvoir et vouloir du selbst, du soi-même]. Chaque fois que je

dis ‘ma décision ou bien ‘je décide, on peut être sur que je me trompe…. La décision

devrait être toujours la décision de l’autre. Ma décision est en fait la décision de l’autre…

Ma décision ne peut jamais être la mienne, elle est toujours la décision de l’autre en moi et

je suis d’une certaine manière passif dans la décision”37. Il s’agit de marquer une alterité au

sein de la décision responsable – une altérité à partir de laquelle et dans laquelle une

décision se prend. ‘C’est ce que suggérais tout à l’heure en parlant de l’hétéro-nomie, de la

34 Dire l’événement…, p.102.35 Dire l’événement…, p.103.36 Par exemple dans une interview intitulée “Hospitality, Justice and Responsibility”, donnée pour un volume intitulé Questioning Ethics, New York, Routledge, 1999?), p. 67.37 Dire l’événement…, p.102.

20

loi venue de l’autre, de la responsabilité et de la décision de l’autre – de l’autre en moi plus

grand et plus ancien que moi »38.

III. L’ Im-possible

L’éthique derridienne se déterminera donc comme éthique de l’alterité, c’est-à-dire de

l’hospitalité, si elle ne s’identifie pas purement et simplement avec elle. Elle se détermine

aussi comme une éthique de l’événement. On l’a vu, la responsabilité brise l’horizon de la

subjectivité, de son pouvoir, et sort en l’excédant de l’horizon d’anticipation que les

conditions de possibilité de la subjectivité proposent. La responsabilité désigne au contraire

l’ouverture sur l’incalculable et l’altérité infinie (infinie car irréductible). C’est parce que

Derrida conçoit la responsabilité comme hétérogène à l’horizon de calculabilité du sujet

qu’il parlera de l’im-possible. Ici, impossible, que Derrida écrit comme im-possible pour

des raisons qui vont apparaître immédiatement, ne signifie pas ce qui ne peut pas être, mais

ce qui arrive en dehors des conditions de possibilité du sujet égologique, hors des horizons

d’anticipations offerts par le sujet, hors des horizons transcendantaux de calculabilité. On

peut calculer jusqu'à un certain point, mais l’incalculable “arrive”, écrit Derrida39.

L’impossible ne sera donc pas le nul et le non avenu, mais ce qui arrive en dehors des

conditions de possibilités anticipantes. Derrida écrit “impossible” en “im-possible” afin

d’indiquer l’excès par rapport à l’horizon des conditions de possibilité du sujet, et ainsi

pour rendre possible, en dehors des conditions de possibilité, l’événement. Un événement,

explique-t-il, ne s’intègre jamais dans un horizon d’attente, je ne peux pas le voir venir. Un

événement n’arrive jamais “à l’horizontal”, il ne se profile pas à l’horizon d’où je pourrais

38 Le ‘Concept’ du 11 Septembre, p.194.39 Dans I have a Taste for the Secret, Cambridge, UK, Polity Press, 2001, p.61.

21

le pré-voir; un événement “me tombe dessus”, il vient d’en haut, à la verticale, il est une

surprise absolue: “L’événement, comme l’arrivant, c’est ce qui verticalement me tombe

dessus, sans que je puisse le voir venir: l’événement ne peut m’apparaître avant d’arriver

que comme impossible”.40 L’im-possible, c’est donc la libération de l’événement.

Derrida reconnaît l’importance grandissante qu’a prise pour lui une pensée de

l’événement. Répondant a son interlocuteur de l’Humanité, il insiste sur la portee éthique

de cette pensée: “… ce que vous dites d’une attention privilégiée à l’événement est juste.

Elle s’est faite de plus en plus insistante. L’événement comme ce qui arrive,

imprévisiblement, singulièrement. Non seulement ‘ce’ qui arrive, mais ce ‘qui’ arrive,

l’arrivant. La question ‘que faire avec (ce) qui arrive ?’ commande une pensée de

l’hospitalité, du don, du pardon, du secret, du témoignage. Les enjeux politiques de ces

réflexions ont été soulignés. Tout cela concerne ‘(ce) qui arrive’, l’événement en tant

qu’imprévisible. Car un événement que l’on prévoit est déjà arrivé, ce n’est plus un

événement. Ce qui m’intéresse dans l’événement, c’est sa singularité. Cela a lieu une fois,

chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c’est à dire sans

horizon ».

Derrida opposera ainsi à l’établissement d’un pouvoir, d’un “je peux” comme

neutralisation de l’événement, l’im-possible comme possibilité de l’événement. A toute

cette machinerie du sujet, écrit-il, “j’y opposerai en premier lieu tout ce que j’ai placé…

sous le titre de l’im-possible, de ce qui doit rester (de façon non négative) étranger à l’ordre

40 Dire l’événement, p.97. Dans « Le ‘Concept’ du 11 Septembre » (p.139), Derrida comprendra la surprise de l’evenement de cette facon : « L’evenement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive a me surprendre, a surprendre et a suspendre la comprehension : l’evenement, c’est d’abord ce que je ne comprends pas. Mieux, l’evenement c’est d’abord que je ne comprenne pas. Il consiste… en mon incomprehension ». On rapprochera bien entendu cette incomprehension du non-savoir du moment de la decision…

22

de mes possibles, à l’ordre du ‘je peux’”, soit s’opposant à “un pouvoir du ‘je’ garanti par

des conventions qui neutralisent l’événementialité pure de l’événement”41. C’est donc

paradoxalement la condition de possibilité qui impossibilise l’événement ainsi que

l’expérience dont elle se prétend la condition; c’est au contraire l’im-possible, en tant que

saut en dehors de l’horizon et de l’anticipation, qui possibilise l’événement,

l’événementialité de l’événement, ce que Derrida appelle l’arrivée de l’arrivant, et dont il

nommera l’accueil, précisément, “éthique”. L’im-possible s’oppose donc à la neutralisation

de l’événementialité de l’événement: l’événement est possible, comme impossible: “Im-

previsible, un événement digne de ce nom… L’événement doit s’annoncer comme im-

possible… Un événement ou une invention ne sont possibles que comme im-possibles”42.

Finalement, cet événement impossible – il y a l’impossible, insiste souvent Derrida --

marque l’altérité de l’événement, absolument. C’est-à-dire abyssalement et infiniment

étranger au “je peux”. L’éthique désignerait ainsi cette ouverture à l’autre, une éthique de

l’autre au sens subjectif du génitif.

Un abîme sépare donc le possible de l’im-possible. C’est pour cela que Derrida

parlera de l’incalculabilite infinie et absolue altérité de la responsabilité. De même,

lorsqu’il traite de l’hospitalité – qui selon lui n’est pas une simple région de l’éthique, mais

bien “l’ethicité même, le tout et le principe de l’éthique”43 – comme accueil de l’autre, il

montre qu’une hospitalité conditionnelle, c’est-à-dire régulée par les conditions pre-

41 Le Concept du 11 Septembre, p.194. Dans Voyous, Derrida rappelait qu’ »il y va justement d’une autre pensée du possible (du pouvoir, du ‘je peux’ maître et souverain, de l’ipséité même) et d’un im-possible qui ne serait pas seulement négatif ». Voyous, p.197.42 Voyous, p.198.43 Adieu, Paris, Galilée, 1997, p.94

23

existantes d’une puissance accueillante, n’a d’hospitalité que le nom: une hospitalité, pour

être telle, doit être inconditionnelle. Ainsi, la tolérance, qui est hospitalité jusqu’à un

certain point (“seuil de tolérance”), au fond n’est pas hospitalité, et en serait peut-être

même le contraire. Il s’agira donc de radicaliser ce “tout de l’éthique” qu’est l’hospitalité

jusqu’au point d’un authentique accueil de l’autre, au génitif subjectif.44. L’accueil de

l’autre – de l’arrivant – n’est pas du côté de l’hôte comme maître des lieux, mais du côté de

l’arrivant. L’hospitalité vient de l’autre; pour qu’il y ait hospitalité, il faut l’événement de

l’arrivée de l’autre. L’autre arrive quand il arrive: “(Ce) qui arrive arrive, et c’est au fond le

seul événement digne de ce nom”45. Derrida propose donc, en contraste avec l’hospitalité

conditionnelle – qui est en dernière analyse exercice d’un pouvoir sur l’arrivant en lui

posant des conditions – une hospitalité pure, inconditionnelle, infinie ou absolue, en ce sens

bien précis: “L’hospitalité pure et inconditionnelle, l’hospitalité elle-même s’ouvre, elle est

d’avance ouverte a quiconque n’est ni attendu ni invité, à quiconque arrive en visiteur

absolument étranger, en arrivant non-identifiable et imprévisible, tout autre”46. L’absolu est

ici le terme pour ce “tout autre” et la responsabilité est la réponse à cette arrivée du tout-

autre, et donc une responsabilité absolue de l’autre. Cette réponse doit avant tout être un

désarmement, une vulnérabilité a l’autre, un se-laisser exposer a ce qui ne se laisse

approprier, a ce qui arrive, qui est la, avant nous, sans nous, et qui nous arrive sans avoir

besoin de nous pour nous arriver.

Aucune inflation theologisante, comme on le lit parfois: plutôt l’inscription (ou

44 Sur ce point, je me permets de renvoyer le lecteur a mon "The Subject of the Welcome," dans Symposium, (Journal of the Canadian Society of Hermeneutics, 1998)45 Le ‘Concept’ du 11 Septembre, p.188.46 Le ‘Concept’…, p.188.

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l’ex-scription) à même l’immanence de l’expérience, de la transcendance de événement La

transcendance a lieu a même l’immanence, et ne représente pas un au-delà, même au titre

d’un horizon téléologique. L'événement “im-possible” est a chaque fois l’interruption et la

constitution d’un seuil, d’un ici comme seuil (seuil du “chez soi”) et lieu d’accueil. Derrida

est très clair sur ce point: "Cet im-possible n’est pas privatif. Ce n’est pas l’inaccessible, ce

n’est pas ce que je peux renvoyer indéfiniment: cela s’annonce a moi, cela fond sur moi,

me précède et me saisit ici et maintenant, de façon non virtualisable, en acte et non en

puissance.”47 Il y a l’im-possible, ici et maintenant; il “n’attend pas à l’horizon”, il le crève,

dans l’urgence de son arrivée, s’il est vrai qu’un événement n’a pas d’horizon. L’im-

possible n’est pas une Idée au sens Kantien, il n’est pas une idée, mais le plus réel: “C’est

ce qu’il y a de plus indéniablement réel. Comme l’Autre. Comme la différence irréductible

et non reappropriable de l’autre. (ibid). L’im-possible est ainsi la trace de événement de

l’ici et du maintenant, un tracé qui a chaque fois est marque par une altérité inappropriable,

arrivant a une responsabilité comme accueil de l’autre, au sens subjectif du génitif, sans

réserves, sans calculs et sans conditions.

Conclusion:

L’éthique de l’im-possible, dans sa structure aporétique, est ainsi l’arrivée de l’autre et

l’obligation de l’hospitalité. L’im-possible est le lieu de cet accueil, car il est la possibilité

même de événement, de ce qui arrive. C’est pourquoi l’im-possible est le nom de cette

éthique de l’hospitalité, l’éthique devenant l’expérience des limites, de ce qui reste

inappropriable ou « impossible » dans événement de l’altérité. C’est en ce sens que l’aporie

47 Le ‘Concept’…, p.194.

25

devient la possibilité même d’une voie, d’un chemin, d’un passage, comme le non-passage

est la condition de la marche. Comme l’écrit Derrida, « l’impossibilité de trouver sa voie

est la condition de l’éthique »48.

48 Questioning Ethics, p.73

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