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DES MATHEMATIQUES A LA PHILOSOPHIE par F. GONSETH, Zurich I. Je m’en vais examiner ici le rapport des mathkmatiques A la philosophie sous un angle particulier : Je ne me bornerai pas A me demander comment se pr&.ente aujourd’hui le chemin qui va des mathdmatiques A la philosophie. Je m’interrogerai surtout sur les raisons que le mathCmaticien peut avoir aujourd’hui de s’y engager. Pour commencer, qu’une chose soit dite avec toute la nettet6 possible: A tous les carrefours de son activite, le mathkmaticien peut chercher A kviter les voies qui le mkneraient B des questions philosophiques. I1 peut se proposer de ne poursuivre que sous l’aspect mathkmatique 1’6tude des problkmes qui h i sont posBs, et si cet aspect mathdmatique ne h i est pas donne d’avance, il peut s’appliquer A le dkgager, refusant par principe et m6thode d’etendre ses recherches dans toute autre direction. Les gkom6tries non euclidiennes nous fournissent un exemple particulierement clair de cette situation. Supposons que l’analyse axiomatique (et dksormais classique) de la gkomktrie dlkmentaire ait Btk faite de facon Q mettre en kvidence les cinq groupes d’axiomes de l’incidence, de I’ordre, de la congruence, du continu et, finalement, des parallkles. Ce dernier groupe, on le sait, peut se rdduire au seul postulat d’Euclide. Supposons qu’on ait remplace ce dernier axiome par I’axiome de Lobatschefski, selon lequel, par tout point situk hers d’une droite, il n’existe pas seulement une mais bien deux paral]&les 9 cette droite. On peut tirer les conskquences de la base axiomatique ainsi modifike. Ne va-t-on pas y rencontrer une contradiction? SUppoSOnS qU’On ait, tout aU Contraire, reconnu que 1’Cdifice math&

DES MATHÉMATIQUES A LA PHILOSOPHIE

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DES MATHEMATIQUES A LA PHILOSOPHIE

par F. GONSETH, Zurich

I.

J e m’en vais examiner ici le rapport des mathkmatiques A la philosophie sous un angle particulier : Je ne me bornerai pas A me demander comment se pr&.ente aujourd’hui le chemin qui va des mathdmatiques A la philosophie. Je m’interrogerai surtout sur les raisons que le mathCmaticien peut avoir aujourd’hui de s’y engager.

Pour commencer, qu’une chose soit dite avec toute la nettet6 possible: A tous les carrefours de son activite, le mathkmaticien peut chercher A kviter les voies qui le mkneraient B des questions philosophiques. I1 peut se proposer de ne poursuivre que sous l’aspect mathkmatique 1’6tude des problkmes qui h i sont posBs, et si cet aspect mathdmatique ne h i est pas donne d’avance, il peut s’appliquer A le dkgager, refusant par principe et m6thode d’etendre ses recherches dans toute autre direction. Les gkom6tries non euclidiennes nous fournissent un exemple particulierement clair de cette situation. Supposons que l’analyse axiomatique (et dksormais classique) de la gkomktrie dlkmentaire ait Btk faite de facon Q mettre en kvidence les cinq groupes d’axiomes de l’incidence, de I’ordre, de la congruence, du continu et, finalement, des parallkles. Ce dernier groupe, on le sait, peut se rdduire au seul postulat d’Euclide.

Supposons qu’on ait remplace ce dernier axiome par I’axiome de Lobatschefski, selon lequel, par tout point situk hers d’une droite, il n’existe pas seulement une mais bien deux paral]&les 9 cette droite. On peut tirer les conskquences de la base axiomatique ainsi modifike. Ne va-t-on pas y rencontrer une contradiction? SUppoSOnS qU’On ait, tout aU Contraire, reconnu que 1’Cdifice math&

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matique ainsi engendr6 ne contiendra de contradiction que si la gCom6trie ClCmentaire est elle-m6me contradictoire. Du point de vue mathbmatique, ce second Cdifice est donc tout aussi lbgitime que celui de la gComCtrie classique. Rien ne nous empCche, si nous en d6cidons ainsi, de l’appeler une gdomdtrie hyperbolique.

Dans cette situation, deux ordres de recherches nous sont ouvertes. Les premikres ne quitteront pas le domaine spkcifique du mathbmaticien tandis que les autres s’en Ccarteront.

Dans le premier ordre de recherches, on peut poursuivre 1’Cdifi- cation axiomatique de la gbom6trie hyperbolique, recherchant, par exemple, toutes les analogies qui la rapprochent de la gCombtrie classique et toutes les diffbrences qui l’en Cloignent.

On peut aussi revenir sur la base axiomatique de la g6omCtrie ClCmentaire, et se demander s’il n’existe pas d’autres facons de la modifier, de la retoucher, qui puissent conduire A d’autres 6difices dbductifs, edifices qu’on se ddcidera peutdtre aussi A appeler des ghnCtries. C’est ainsi que s’engendrent, non seulement la gkombtrie elliptique qui, dans une certaine perspective, peut Ctre plac6e A cat6 de la gComCtrie hyperbolique, mais encore tout un Cventail de gComCtries dont je ne citerai ici que les gComCtries non archi- mCdiennes dont la structure diffkre essentiellement de celle de la gbomktrie classique.

Toutes ces recherches sont d’ordre spkcifiquement mathbma- tique. Leurs rbsultats peuvent Ctre caract6risCs d’un mot : elles aboutissent A une ouverture de l’idCe mCme de gbombtrie.

Mais le succks mCme de ces recherches pose un nouveau pro- blhme, un problkme d’une nature toute diffkrente. Nous venons de dire que la structure des g6omCtries non archimediennes ne rappelle que d’assez loin celle de la gCom6trie classique. Ces deux systkmes axiomatiques mCritent-ils Cgalement le nom de gComCtries? On ne saurait oublier que, sous sa forme originelle, la signification de la gComdtrie ne se rbduit pas A Ctre un ensemble d’bnoncbs dbduits A partir d’une certaine base axiomatique. La gdombtrie classique est aussi une thtorie de l’espace rdel, en m6me temps, d’ailleurs, qu’une thborie de l’espace en tant que forme de notre perception. Ce rale peut-il aussi Ctre repris par les gCom6tries au sens large, 6difiCes A partir de bases axiomatiques retouchkes ? Pour les gComCtries non

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archimediennes, il parait bien dificile, sinon complbtement impos- sible, de leur retrouver, de leur reconstruire une interprbtation va- lable dans l’espace du physicien ou dans I’espace de notre vision naturelle. En est-il de m&me pour toutes les g6omCtries non eucli- diennes, pour la gkomdtrie hyperbolique par exemple ?

La rCponse ne saurait &re donnCe qu’aprbs un examen appro- fondi de ce que peut et de ce que doit Ctre une thkorie de l’espace, - une thCorie adCquate de l’espace, bien entendu. L’axiomaticien est tout A fait libre de ddcider que ce problbme n’a pas d’intdr6t pour h i . Si tel est son choix, il abandonne - la chose est Claire - une partie essentielle de ce qui faisait le sens originel de la g6omCtrie.

Mais si l’axiomaticien s’en dCsintCresse, le problbme n’en reste pas moins posk. Ce n’est plus un problbme de pur mathkmaticien, mais est-ce un problbme extkrieur aux mathkmatiques? Dans tous les cas, c’est un problbme qui reste de caractkre scientifique.

Mais l’intention de le traiter skrieusement nous engage dans un second ordre de recherches dont on ne saurait dire qu’il tourne le dos aux recherches axiomatiques, puisque ces dernibres continuent A y jouer un r6le irremplacable. Mais la d6couverte e t 1’6dification des systbmes axiomatiques (auxquels le nom de gComCtrie poumait Ctre attribuC, au sens ouvert dont nous avons parlb) ne reprdsente plus qu’un moment, qu’un moyen d’une autre recherche orient& de facon tout A fait diffCrente.

On trouvera, pour le mentionner en passant, que dans 1’Ctat actuel de nos connaissances physiques et astronomiques, la gC0- m6trie hyperbolique et la g6omCtrie elliptique peuvent Ctre toutes deux interpr6tCes comme une thdorie de l’espace reel, avec une marge d’imprbcision qui les rend pratiquement Cquivalentes A la gCom6trie classique.

Mais ce n’est pas lA le point sur lequel il nous parait indispen- sable d’insister.

Les recherches dont nous parlons maintenant n’dviteront pas, ne pourront pas Cviter un certain nombre de questions dificiles relevant non plus de tels ou tels secteurs bien determinks des mathkmatiques, mais de la mCthodologie des sciences mathCma- tiques et plus gCnCralement de la mdthodologie de la connaissance

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scientifique, si ce n’est mCme de la thdorie gdnbrale de la connais- sance. Comment aurais-je, par exemple, le droit d’afhner qu’un schbma axiomatique peut Ctre aussi accept6 comme une thborie adkquate de l’espace reel si je n’avais aucune idbe des rapports qui s’dtablissent entre la pensee thborique et l’activith expkrimentale?

La question du rapport de la thborie A l’expkrience n’est-elle pas une question tranchCe dbj ja depuis longtemps, demandera-t-on peut-&re. Le fait est que le progrks de la connaissance scientifique entraine cette question dans des perspectives touj ours nouvelles, qu’elle reste constamment ja repenser, constamment A redbnouer ... C’est l’une de ces questions fondamentales oh la rdflexion philo- sophique n’est qu’un autre aspect, un aspect compl6mentaire, de l’activitd scientifique.

Sur cet exemple, on voit clairement se sdparer les deux ordres de recherches dont nous parlions, l’un par lequel l’aspect mathb- matique se spdcifie toujours plus strictement, l’autre par lequel on rejoint les questions gdndrales de la connaissance et de la philo- sophie.

Revenons A l’intention dans laquelle nous avons donnd cet exemple : I1 s’agissait d’illustrer la liberte que le mathkmaticien aura toujours de ne pas s’attarder aux questions de mkthode, aux questions de principe, en un mot aux questions qui le ramhent Q la reflexion philosophique. Mais cette libertk est une libertd de choix, elle ne lui constitue aucune obligation d’en user dam un esprit de rigueur. L‘attitude spdcifiquement mathbmaticienne est une attitude qu’il a la facultb de prendre. S’il s’y ddcide, sa decision ne sera pas sans consdquences quant CI la situation qu’il occupera dans l’czuvre collective de la science.

Cette attitude est-elle lbgitime ? Pourquoi ne le serait-elle pas ? On peut y distinguer l’une des garanties du progrQ de la pensde scientifique. Dans son intransigeance, elle n’est cependant admis- sible qu’A une condition : A la condition de ne pas s’accompagner d’un jugement de valeur sur les autres attitudes possibles; ja la condition, par exemple, de ne pas s’driger en unique ou en dernibre instance de validitb.

Mais le moment est venu de faire une distinction. L’attitude strictement mathhmaticienne dont il vient d’Ctre question est 9

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mCthodologiquement possible. Le mathdmaticien peut I’adopter, il doit mCme l’adopter au cours de telle ou telle recherche. Mais il n’y a 18 qu’un aspect, qu’un moment de la rCflexion dont il est capable. Peut-on penser que, pour rester lui-mCme, il s’interdira de penser 9 ce qu’il fait, A la valeur et 9 la portke de ce qu’il fait, 9 la fason dont il le fait? Peut-on se dkfendre de penser 9 ce que l’on fait, lorsqu’on exerce une activitd exigeante, telle que I’activitC du mathematicien, et que Yon prend part A une Oeuvre collective telle que l’aeuvre de la recherche scientifique? L’esprit ne se laisse pas ainsi violenter. S’il y a des heures oh le mathematicien cherche & rester fidble 9 la conception qu’il s’est faite d’une pure activite mathdmatique, c’est prCcisCment qu’il s’est fait une idde de ce que doit Ctre cette activitd. Mais il y aura toujours des heures oh il se surprendra 9 rdfldchir, plus ou moins consciemment, plus ou moins systdmatiquement, sur le problbme que pose l’existence mCme des mathdmatiques en face de tous les autres ordres de connaissance. I1 y a des heures oh, pour le dire en un mot, il se surprendra A &re son propre philosophe.

Le choix qui nous est offert n’est pas d’accepter ou de refuser de philosopher: C’est de philosopher avec ou sans garantie de justesse ou d’authenticitC, la plus indispensable des garanties consistant A Cprouver la rdflexion philosophique dans la recherche et par la recherche, A tous les Cchelons de la recherche, les math& matiques y comprises.

On l’a ddj9 dit de mille facons: I’attitude de celui qui veille, par souci de justesse, A ne s’engager dans aucune rdflexion philo- sophique n’est pas une attitude aphilosophique ; ce n’est qu’une attitude philosophique t r b particulibre. MCme si elle s’inspire d’un souci de justesse, c’est une attitude qui ne met de son cat6 aucune garantie de justesse. Elle est comparable A celle d’un homme qui, par crainte de s’dgarer, veillerait jalousement a ne pas allumer sa lanterne.

La vdritd, c’est que, A tous les instants de sa carribre, la pensde mathkmatique s’dchappe vers la reflexion philosophique comme vers un irrdsistible centre d’attraction et que si elle parait s’en dbtourner, c’est souvent pour y revenir d’un mouvement encore plus invincible.

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11.

J e n’irai pas jusqu’g prktendre que, derrikre toute grande figure de mathematicien, il y a un philosophe qui parfois s’ignore, mais qui d’autres fois, prend clairement conscience de lui-mCme. L‘histoire des mathhmatiques n’est cependant pas avare de figures qui donneraient une certaine vraisemblance A cette thkse. Par exemple, c’est par une lumibre venue du cat6 philosophique que s’kclaire de Clairaut A Hilbert, en passant par Legendre, Gauss et son entourage, Bolyai, Lobatschefski, Cayley, Klein et Pasch, la crise de la gComCtrie qui devait aboutir A la mise en place de la mCthode axiomatique.

Le cas de Descartes a d6jA donnk lieu aux considbrations les plus profondes et les plus varikes. Ne craignons cependant pas d’y revenir. Pour ce que nous en voulons faire ici, quatre trks courts passages tir& du Discours de la Mtfhode vont nous sufire. Voici les deux premiers :

Puis, pour les autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu’on ne pouvait avoir rien b%ti qui fat solide sur des fondements si peu fermes...

... Mais ayant appris d&s le coll&ge qu’on ne saurait rien imaginer de si Ctrange et de si peu croyable qu’il n’ait CtC dit par quelqu’un des philosophes ...

Rarement un homme aura pris si violemment parti contre la philosophie de son temps. Descartes n’en laisse tout simplement rien debout. I1 lui dknie toute portCe, toute valeur. I1 n’y dCcouvre aucune garantie (nous serions tentCs de dire aucune garantie mkthodologique) de vCritC. N’avons-nous pas lA l’exemple le plus pur d’une attitude non seulement aphilosophique, mais vraiment antiphilosophique ? Descartes n’a-t-il pas coup6 tous les ponts qui pourraient le ramener A la philosophie? Voici maintenant les deux derniers des quatre passages que nous voulons citer: Les m a t h 4 matiques y font leur entr6e comme garanties essentielles du vrai. (Peut-&re n’est-il pas superflu de remarquer que les math6ma- tiques de Descartes, mesurkes aux mathkmatiques d’aujourd’hui, se rkduisaient A bien peu de chose: Le calcul infinitksimal n’y figurait pas encore.)

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Je me plaisais aux mathkmatiques, A cause de la certitude e t de l’dvidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne serviraient qu’aux arts mkcaniques, je m’etonnais de ce que, leurs fondements Ctant si fermes e t si solides, on n’avait rien bAti dessus de plus releve.

Ces longues chaines de raisons, toutes simples et faciles, dont les gComktres ont coutume de se servir pour parvenir a leurs plus dificiles ddmonstrations, m’avaient donne l’occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent de la mbme facon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre pour les ddduire les unes des autres il n’y en peut avoir de si eloignees auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachees qu’on ne dCcouvre.

Rarement aussi les mathematiques auront C t B ainsi mises sur le pavois: la citation ne laisse aucun doute A ce sujet, la demarche mathbmatique s’y trouve propode comme le modkle, comme l’unique modkle de toute demarche susceptible de conduire l’esprit Q la vkritk, dans les sciences.

Mais n’est-ce pas la, reprendra-t-on, le plus pur exemple d’une attitude aphilosophique? Peut-Ctre pourrions-nous l’admettre, si nous ne savions rien de l’histoire qui, de Descartes A nos jours, a profonddment modifi6, revise jusque dans son fondement, 1’idCe que nous nous faisons de la vdritk scientifique. Aujourd’hui, nous sommes avertis contre cette erreur. Le rdle que Descartes pretend faire jouer A la demarche mathematique est une audacieuse, une bien trop audacieuse hypothkse philosophique. Qu’on veuille bien se souvenir de ce que nous disions de l’attitude du mathkmaticien qui prktendrait ne traiter les problbmes de la connaissance scienti- fique que sous l’angle de la structure mathkmatique qui pourrait leur 6tre sous-jacente. Attitude Egitime, disions-nous, A condition de ne pas exclure ou de ne pas dkvaloriser d’autres attitudes liCes aussi irrkductiblement A la recherche de la connaissance scienti- fique, comme l’est, par exemple, l’attitude expbrimentale. En son temps, l’hypothbse cartdsienne etait libbratrice, parce qu’elle rejetait le joug d’une philosophie sterile.

Elle engageait la recherche dans une voie oh l’exphrience l’attendait, pour en corriger I’intransigeance.

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En posant cette hypothbse, le mathematicien, en Descartes, avait dCjh fait place au philosophe. Comment une philosophie entiere peut-elle naitre d’une telle presupposition ? La chose est fort instructive. I1 faut tout simplement imaginer un esprit et un monde, une vCrit6 et une rCalit6 qui soit telle que l’hypothkse B faire valoir y soit rhalisee. I1 faut imaginer un esprit et un monde qui soient en face l’un de l’autre, comme le sont l’esprit du geomktre e t l’espace tel qu’on se le figure en gComCtrie elbmentaire ; il faut imaginer une rCalit6 et une vCritC qui soient l’une A l’autre dans le mCme rapport que la figure et Ie theorkme ; il faudra imaginer que la vCrit6 sur le reel se manifestera par des Cvidences dont on pourra faire de longues chaines, puisque teUe est la facon dont le math6 maticien prochde dans son raisonnement ; il faudra finalement doter l’esprit qui doit connaitre d’une lumibre naturelle qui Iui permette de distinguer les Cvidences dont la premibre est celle qui apporte h un esprit qui pense le tdmoignage immCdiat et certain du fait qu’il pense.

Ainsi se construit de proche en proche une vision de l’homme et du monde (une philosophie, pour le dire en un mot), toute dominee par I’idCe de la raison.

Remarquons-le, l’kdification de cette philosophie ne se fait pas en tirant les consequences qui seraient en quelque sorte contenues dam l’hypothbe fondamentale: Le mouvement se fait en sens inverse, comme une cristallisation qui gagnerait autour d’elle en partant d’un centre initial. Tout se conGoit et tout s’ordonne pour que I’hypothbse initiale puisse entrer en jeu et puisse ensuite rester valable.

Cette faGon de faire, cette procedure est-elle fautive? On peut y distinguer, tout au contraire (et nous y reviendrons), la procedure normale de toute activitC scientifique et plus gCnCralement la pro- cedure de toute recherche qui entend s’intdgrer, qui entend avoir la libertb de s’integrer les r6sultats de I’expdrience et avant tout de sa propre experience.

L’enseignement de ce qu’on peut appeler l’expkrience carte- sienne tient prkcisement au fait que la procedure d’extension que nous venons de caractbriser en quelques mots est en quelque sorte la procedure obligee de toute recherche de quelque ampleur. Elle

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nous montre que I’insertion d‘un fait, d’une idke, d’un rksultat, d’une conception, d’une hypothkse dans une situation de con- naissance a parfois des consbquences qui ne peuvent pas &re limithes d’avance. Le monde de nos idbes et de notre savoir forment un tout. Pour que ce que nous considkrons comme certain puisse prendre sa valeur de certitude, nous ne pouvons gubre eviter de concevoir ce qui est moins certain de telle fayon que le tout s’or- donne en une perspective cohbrente. D’un mouvement presque obligb, le scientifique va au philosophique qui le compkte et I’enveloppe.

C’est donc, pour en revenir A Descartes, par un mouvement tout nature1 e t presque irresistible que son rejet des philosophies dbjA constitubes a pris la forme d’une nouvelle philosophie, de la philosophie cartksienne, d’inspiration rationaliste, dont les in- fluences viennent encore jusqu.8 nous.

Voici ce que l’exemple de Descartes me parait sugg6rer : Que nous nous en dkfendions ou non, nous nous formons fatalement un certain nombre d’idkes sur l’homme, sur 1e monde, sup l’esprit, sur le rkel, sur I’abstrait, sur Ie concret, sur les fins et sur les moyens de la connaissance, etc.,etc. Ces id6es sont-elles nkcessairement justes? I1 n’en est malheureusement rien, e t la diversit6 des opinions (des philosophies) n’est que le reflet de l’incertitude oh nous sommes 8 leur sujet. Mais, la chose ne semble pas faire de doute, une pensbe d’oh toutes ces id6es seraient absentes resterait incapable de s’exprimer e t de progresser. E n chacun de nous, le monde de ces id6es tient et s’ordonne A notre connaissance la plus assur6e. C’est dans ce monde que la rkflexion, que l’hypothbe philosophique prend toute sa signification : EIle y exerce une fonction de synthhse. En cette qualit6, elle est donc indispensable, irremplacable, inalidnable.

Mais peut-Ctre pensez-vous que l’exemple de Descartes est tr&s lointain, trop lointain pour m e convaincant, - et que les math& rnatiques dont il park sent trap 6loignCes des mathkmatiques que nous pratiquons 1

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’ Je m’en vais donc vous prCsenter un second exemple, un exemple rCcent dont on peut, A mon avis, tirer les memes con- clusions.

Le grand dCfaut de la mCthode cartksienne, c’est qu’elle n’offre pas de place (pas de place mCthodologiquement assurCe) aux faits empiriques, c’est-&dire aux rdsultats acquis par observation ou par exphimentation, en l’absence d’un fondement ou d‘une recons- truction rationnelle. La mCthodologie cartCsienne avait C t C prCparCe par une analyse du raisonnement des mathdmaticiens. Pour faire sa place l’expkrience, on peut se proposer d’analyser les prochdures exPCrimentales. On remarquera que les rCsultats d’une expkrience S’Cnoncent couramment sous la forme de constatations tres simples, relatives A des co’incidences, A des contacts, A des chocs, etc. Pour tout l’essentiel, du moins il le semble, une experience peut ainsi se rCsumer en un certain nombre d’knoncds, CnoncCs que 1’Ecole de Vienne appelait des 4 Protokollsatze D. Nous les nommerons des CnoncCs d’observation.

11 n’est certes pas faux de pretendre qu’une loi naturelle Ctablit une relation allant des CnoncCs expkrimentaux d’une certaine catego& A des CnoncCs expCrimentaux d’une autre catkgorie, et qu’une prCvision se propose de relier des 6noncCs d’observations d6jA Ctablis A des CnoncCs d’observations qui le seront. Si I’on a le souci d’hiter les notions inutiles ou ma1 assurCes et les hypothbses douteuses, ne convient-il pas de porter toute son attention sur le passage des premiers de ces 6noncCs aux seconds? Comment effectuer ce passage? N’est-il pas permis de penser qu’il existe certaines procCdures permettant de le rCaliser? A supposer que ces procCdures existent, leur dkcouverte Cquivaudrait, la chose est Claire, A la dCcouverte des lois rCgissant les faits observks. Sans aucun doute cette facon de faire rCpondrait ii une certaine con- ception de l’objectivitk scientifique dans les disciplines likes A une activite exPCrimentale irrCductible.

Dans ce qui va suivre, on dkcouvrira une analogie indkniable avec ce qui vient d’6tre dit du rationalisme carthien.

Les prockdures liant effcacement les CnoncCs d’observation entre eux (de facon, par exemple, A permettre une prevision) ne sautent pas aux yeux. 11 n’en est aucune qui s’impose avec Cvidence.

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Mais ne pourrait-on pas faire une hypothbe plausible, une hypothhe ayant peut-&re mCme un haut degrk de plausibilitb? ”a-t-on pas rencontrk, dans l’une ou l’autre discipline, quelques bonnes raisons de proposer une telle hypothese? Ce sont encore une fois les mathbmatiques, et plus spkcialement les recherches sur les fon- dements des mathkmatiques, qui vont la fournir.

La formalisation est un prockdC couramment employ6 dans les mathbmatiques. Elle revient A reprCsenter certaines entitks mathk- matiques par des signes, en Cnoncant, en mCme temps (quant A l’usage de ces signes), un certain nombre de rkgles ou d’opCrations plus ou moins conventionnelles, - et d’ailleurs choisies de telle faqon que leur mise en vigueur puisse supplber le raisonnement direct sur les entitks originelles.

Celui qui se propose d’user en mathbmaticien de tel ou tel systkme formel doit d’ailleurs &re capable de concevoir, derrihre les signes, de nouvelles entitbs abstraites (qu’on pourrait appeler des objeis logiques), entitks auxquelles il d6cidera de ne reconnaitre que les propriktbs suivantes :

Ces objets logiques sont individualisables, et par consequent reconnaissables et nommables ;

ils se rbpartissent en catbgories elles-mbmes individualisables, reconnaissables et nommables, ils n’ont, quant au reste, pas d’autres propribttCs que celles qui devront leur permettre d’Ctre soumis aux rkgles et aux opbrations qui doivent leur 6tre appli- cables en pensde.

Les recherches sur les fondements des mathkmatiques (et tout particulikrement sur la thkorie de la dkmonstration) ont mis en Cvidence la portke de la mkthode qui rkunit, dans une mCme intention, I’axiomatisation et la formalisation. La mkthode axio- matique se propose d’kdifier (ou de rbbdifier) tel ou tel secteur des mathkmatiques A partir d’un certain ensemble d’axiomes ou de postulats, ensemble formant ce qu’on appelle une base axioma- tique. Les seuls Cnoncks qui soient ensuite A considkrer comme valables sont ceux que la dkduction logico-mathkmatique permet de tirer de la base axiomatique. La mise en bvidence d’une base axiomatique peut avoir la valeur d’une dkcouverte impor- tante. I1 est remarquable, par exemple, que la gdomktrie puisse

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&re reconstmite partir d’un nombre relativement restreint d’axiomes.

La formalisation intervient ici comme une procbdure prCci- sante :

Elle formalise tout d’abord les Cnoncks axiomatiques, par exemple en les traduisant en formules de la logique symbolique,

elle formalise ensuite la deduction en la remplacant, comme il vient d’btre dit, par un ensemble de rkgles et d’op6rations appli- cables aux signes dont les CnoncCs axiomatiques sont dbsormais formbs.

Cette faGon de prbsenter les choses ne presume encore rien quant aux rkgles et aux opbrations qui reprksenteront I’bquivalent formel de la dbduction logico-mathkmatique.

Mais une d6couvert.e vient se placer ici: C’est que la logique elle-m6me est formalisable. Les formules qui en Cnoncent le contenu peuvent &re elles-mbmes tirCes d’un certain nombre de formules axiomatiques, par Ia mise en oeuvre d’un nombre restreint d’opC- rations portant sur les signes qui les composent.

Et maintenant une hypothese fondamentale peut Btre formulke, tout d’abord dans une version relativement faible, et ensuite dans une version passablement plus forte.

Voici la version faible : Les moyens qui permettent de formaliser la logique doivent aussi suffire pour formaliser I’ensemble des mathbmatiques.

Et voici la version forte : Les prockdures permettant le passage d’un ensemble d’bnoncbs d’observations A leurs consbquences auront la mCme structure que les procbdures assurant le passage d’un ensemble d’CnoncCs logiques aux Cnoncbs logiques qui en dbcoulent.

Ces deux hypothbses sont-elles vraiment admissibles, sont-elles Cgalement admissibles 3

Pour ce qui concerne la premibre, la plus faible des deux, les recherches sur les fondements en constituent d’ores et dbjA une mise A 1’6preuve. De nombreux travaux ont Ctb consacrbs A 1’6tude du rapport des mathdmatiques classiques aux mathbmatiques formaliskes, par exemple aux rapports de I’arithmCtique classique A une arithmbtique formaliske selon les prockdures dont il vient

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d’ttre question. Notre hypothbse sort-elle confirmCe de cette Cpreuve? La situation ne saurait t tre justement rendue par un simple oui ou par un simple non. Certains des resultats les plus frappants (et des plus imprkvus) rdvblent ce qu’on pourrait appeler une certaine incapacit6 d’un systbme formel de se saisir A lui seul et dans tous les cas de I’intCgritC de la discipline A formaliser. La situation est en voie d’klucidation ; I’apprCciation dCfinitive des rCsultats reste cependant un problbme dificile sur lequel il n’est pas nkcessaire que nous nous arrCtions davantage A cet endroit.

En bref, la mise Q 1’Cpreuve de la variante faible de notre hypothbse a suscit6 un nouvel ordre de recherches dont les rCsultats jettent dCjQ une vive lumibre sur les procedures formalisatrices, et par ricochet, sur le rdle des mathdmatiques dans la constitution de la connaissance. Sera-t-il possible d’en dire autant de la seconde variante?

Nous n’avons pas insist& ii propos de la premibre variante, sur les consbquences que son adoption ne pourrait pas manquer d’avoir sur une Cventuelle thCorie de la connaissance. C’est, au contraire, de ce point de vue que nous allons examiner la version forte de notre hypothbse.

A propos de l’hypothbse cartksienne fondamentale, nous disions qu’elle avait jouC le rdle d’un centre de cristallisation ou, mieux encore, d’un centre de coordination pour la philosophie rationaliste dont elle devait t t re partie intkgrante. Une remarque analogue doit &re faite Q propos de l’hypothbse dont nous parlons main- tenant. Rien ne nous emp&che de dCclarer, si nous en avons ainsi dCcid6, que les Cnoncbs d’observation doivent pouvoir &re sournis aux mbmes proc6dures que les 6noncCs logiques. Mais si nous entendons que cette ddclaration ne reste pas lettre morte, elle nous entraine Q faire d’autres hypothbses dont dCpend sa validit6. Ces hypothbses touchent, en premier lieu, les CnoncCs d’observation eux-mtmes et par voie de consdquence, les mCthodes d’observation d’une part, la structure de la rCalitC d’autre part.

I1 faut, dit-on, que ces CnoncCs puissent Ctre traitCs comme des CnoncQ logiques. Or l’ensemble des 6noncCs logiques possibles n’est pas un ensemble quelconque; il comporte, au contraire, une structure assez particulibre. Les CnoncCs qui le composent doivent

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pouvoir &re rbpartis en classes et sous-classes, selon le modble qu’en donne, prCcisCment, la logique des classes. Les 6noncCs d’obser- vation satisfont-ils d’eux-mCmes, naturellement et fatalement, A cette exigence prkalable? Rien ne le prouve. On peut admettre, pour sauver la premiere hypothkse, qu’il doit exister des mkthodes d’observation livrant des Cnoncks conformes It cette condition. Reste A trouver ces mbthodes d’observation.

Mais sommes-nous libres d’admettre que ces mCthodes doivent exister sans avoir faire, pour nous justifier de l’avoir admis, une nouvelle hypothbse sur la r6alit6 elle-meme? Pour que les rCsultats d’observation puissent Ctre ce que nous pensons qu’ils devraient Ctre, les CvCnements observds ne doivent-ils pas &re, eux aussi, classifiables ? Ne faudra-t-il pas imaginer finalement que le monde physique ne peut se manifester, pour l’observateur que nous sommes, que sous l’aspect d’un monde structure comme devrait 1’Ctre un univers de classes logiques?

On voit ainsi se dessiner les premiers lindaments d’une th6orie de la connaissance empirico-logique qui dkvelopperait A son tour ses exigences propres envers toute philosophie qui se dCciderait A l’adop ter.

Comme l’hypothbse carthsienne, la version forte de notre hypo- thbse peut ainsi devenir le noyau, le centre de coordination d’une thCorie de la connaissance, e t plus genbralement d’une philosophie au sein de laquelle l’activitk dont nous sommes capables et la structure que le monde comporte se trouvent prCjugCs. C’est la, nous semble-t-il, l’enseignement que la mise A 1’6preuve de cette seconde version comporte.

Mais avons-nous le droit de parler d’une mise A l’dpreuve, comme nous l’avons fait pour la premibre version? Aucune disci- pline scientifique ne s’est encore pr6tCe une r66dification conforme A cette hYPothbse. Bien plus, on ne voit gubre quelle est la disci- pline qui pourrait s’y prCter, et comment I’essai pourrait en Ctre fait. Dans sa version forte, notre hypothkse reste franchement en marge des dkmarches rCelles de la recherche scientifique.

11 en serait d’ailleurs de mCme si Yon admettait que le forma- Iisme auquel devrait revenir la tache de lier les CnoncCs d’obser- vation entre eux n’Ctait pas aussi strictement 1% dans ses moyens.

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C’est I’idCe mCme d’une procddure purement formelle (A laquelle reviendrait le pouvoir de tirer les conskquences des rCsultats d’observation) qui ne trouve pas A s’employer utilement en liaison avec les pratiques rCelles de la science actuelle.

Contrairement A I’attente que certains semblaient avoir mis en elle, la philosophie qui cherche A faire valoir une telle hypothbse reste CloignCe de toute confirmation.

Mais notre but n’ktait pas, en traitant ce second exemple, de mettre en dvidence le rCsultat nCgatif auquel nous venons d’Ctre conduits. I1 s’agissait bien plutat d’illustrer une seconde fois, - et cette fois par une tentative assez rbcente, - la faqon dont une m6thodologie des sciences et plus gCnCraIement une philosophie peuvent s’engendrer A partir de certaines hypothbes plus ou moins valables sur la nature de la connaissance scientifique.

IV.

Dans I’un et l’autre des deux cas prCcCdents, l’hypothkse fonda- mentale autour de laquelle tout devait s’organiser Ctait trop Ctroite, e t la philosophie qui s’organisait pour la mettre en valeur ne pouvait manquer de trahir son insuffisance. Nous faut-il en dCduire que la mdthode mCme Ctait fautive, et qu’il faut recourir A de tout autres moyens pour Claborer une philosophie valable? Cette conclusion ne s’impose aucunement. Le point sur lequel nous voulons maintenant insister est au contraire le suivant : La mCthode dont nous venons de constater deux fois l’insucds relatif est parfaitement correcte. Dans une perspective de connaissance oh le moins certain (et m&me I’incertain) touche et se lie au plus certain, le mieux n’est-il pas de concevoir le moins certain de telle faqon que le plus certain puisse Ctre ce qu’il doit Ctre? Peut-&re pourrions- nous agir de faqon plus a positive * s’il nous dtait possible de laisser l’incertain en Ctat de complbte indktermination. Mais, nous l’avons dCjA dit, les choses ne peuvent pas se passer ainsi. Nous sommes faits, semble-t-il, de faqon A devoir toujours dCpasser par la pensbe, le cercle toujours trop Ctroit de nos connaissances assurkes.

Ce n’est, d’ailleurs, pas seulement en philosophie que la mkthode de l’hypothbse ou des hypothkses A faire valoir est 1Cgitime. Dans

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tout le champ de l’exphience, c’est la mCthode normale A laquelle on ne peut manquer d’avoir recours, chaque fois qu’un rCsultat nouveau doit 6tre intbgr6 A I’ensemble des connaissances acquises ou simplement admises.

(On la retrouve m6me en tant qu’heuristique dans les disciplines les plus strictement dkductives.)

Ce n’est pas la, de notre part, une simple affirmation, une affir- mation sans garantie. Qu’on veuille se reporter aux conclusions du dernier cahier de notre ouvrage La Gdomdtrie et le problbme de l’espace : On y trouvera une analyse consciencieuse de la mdthode de l’hypothbse ad hoc et de ses quatre phases, analyse qui justifie, pensons-nous, ce que nous en disons ici.

Ce qui ressort des considCrations prCc6dentes n’est donc pas l’obligation de renoncer A tout essai de faire servir les mathCma- tiques A 1’6dification d’une philosophie valable pour un esprit (form6 aux lettres,, - pour reprendre I’expression mCme de Descartes. Et si nous en formons le projet, ce n’est pas la mdthode qui doit 6tre le plus aigu de nos soucis, mais bien plutbt la plausi- bilite de l’hypothkse A faire valoir.

Toute la situation se rCsume en ceci: N’avons-nous rien de meilleur A proposer que les deux hypothkses dont nous venons de constater I’inCvitable faillite ? La connaissance que nous avons aujourd’hui des mathdmatiques e t de leurs mCthodes d’une part, de leur eEcacit6 dans les applications d’autre part, ne peut-elle pas, ne doit-elle pas nous mener A une apprbciation plus j u t e de la situation m6thodologique ?

En un mot, ce n’est pas d’une mbthode plus juste, mais sim- plement d’une hypothkse juste que nous avons besoin.

Mais, demandera-t-on peut-Ctre, disposons-nous de procCd6s adkquats pour dbgager une hypothbse de ce genre?

A ce propos, nous avons deux remarques A faire, A I’appui desquelles nos deux exemples peuvent Ctre I’un et l’autre invoqu6s.

La premikre est que les hypothkses dont on peut tirer un utile parti ne se prbsenteront pas d’elles-m6mes avec tous les signes de l’bvidence. On ne doit pas nourrir l’espoir de les voir se d6gager d’une rdflexion de caractkre gbnkral, prkalablement A 1’Ctude des mathbmatiques elles-mCmes. Une conception juste de la fonction

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des mathbmatiques dans l’oeuvre de la connaissance ne peut gubre sortir que d’un examen sbrieux et attentif des mdthodes selon lesquelles les disciplines mathkmatiques s’bdifient.

I1 n’existe cependant pas, et c’est 18 notre seconde remarque, de mbthode obligde ou assurde, pour dCgager une hypothbse qui vaille la peine d’btre mise ti 1’Cpreuve. Une telle hypothbse ne se prbsente pas fatalement aux termes d’une dbduction qui nous mbnerait d’observations irrdcusables ii une conclusion nbcessaire. La plausibilitb d’une hypothese depend, certes, de la situation dont elle se degage, la garantie que celle-ci lui apporte n’est cependant jamais totale. En dernier ressort, sa validitb ne se confirme que par sa mise 8 l’bpreuve.

notre compte le projet de confbrer ii l’activitb du mathdmaticien toute sa valeur philosophique. Supposons que nous tentions 8 nouveau de faire de l’existence des mathbmatiques un moment essentiel de la constitution d’une philosophie, de toute philosophie.

Nous l’avons dCjA dit, le dessin gCnbral de l’entreprise n’a pas besoin d’Ctre modifi6: Ayant une idCe fondamentale, une idCe dominante ii faire valoir, il nous faut organiser l’ensemble de nos idCes sur la connaissance en une perspective telle que notre idbe dominante puisse y trouver place. 11 nous faut nous faire des moda- litbs et des moyens de la connaissance une conception qui ne soit pas en dCsaccord avec notre idCe fondamentale. Celle-ci va donc jouer ce que nous avons ddj8 appeld le rdle d’un centre actif de coordi- nation. Mais faudra-t-il admettre qu’8 elk seule elle se rbvdera capable de quitter la constitution d’une philosophie jusque dans ses derniers ddtails ? Nous n’en ferons pas I’hypothbse, hypothese que rien ne semble plus garantir. Aux exigences venues de notre idCe dominante, il doit rester possible de j oindre d’autres exigences venues d’autres idCes A faire Cgalement valoir. Aujourd’hui, une hypothbse sur l’activitb du mathkmaticien, si plausible soit-elle, ne peut gukre se concevoir sans une hypothbse correspondante sur l’activitb du physicien.

Le point central de l’entreprise n’en reste pas moins la formu- lation d’une hypothkse plausible sur la mdthode des mathdmatiques.

Nous allons donc reprendre le projet de faire servir les ma thb

Ces remarques faites, supposons que nous reprenions

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matiques ou plus exactement de faire servir l’existence des ma thb matiques telles qu’elles sont, A 1’Cdification d’une philosophie oh la connaissance scientifique puisse trouver sa place. Nous allons aussi reprendre 1’idCe dominante des deux essais que nous avons critiquCs, de l’essai cartbsien et de l’essai de I’empirisme logique, idCe selon laquelle la situation philosophique doit pouvoir se concevoir et s’organiser de telle faqon que I’activitC du mathCma- ticien n’y figure pas comme un corps Ctranger. Mais, la chose est Claire, nOuS ne reprendrons A notre compte ni la conception cart& sienne de la validit6 universelle des Cvidences dont les mathCma- tiques semblaient offrir le modkle, ni les vues formalistes au sens fort auxquelles les procbdures formalisatrices de la logique moderne n’apportent pas une garantie sufisante. Mais qu’avons-nous A jeter, B leur place, dans la balance? Notre apport doit consister avant tout en une id& plus juste de la m6thode des mathematiques, le mot de methode ne devant pas simplement dCsigner les mCthodes de raisonnement par lesquelles les mathematiques s’Cdifient, mais aussi les proc&jures de leur application au rCel, les modalitCs selon lesquelles elles s’insbrent dans notre vision naturelle des choses et du monde. Avons-nous sur ce point dCcisif quelque chose de neuf A pro- poser? Sommes-nous en mesure de formuler une nouvelle hypothese et de fournir en mCme temps quelques gages de sa plausibilitk?

I1 n’y a pas de prockdures nkcessaires ou de cheminements obligCs pour dCgager les hypotheses A faire valoir. Pour une hypo- thbe , validit6 et plausibilitk sont deux choses A ne pas confondre. On peut avoir d’avance le souci de n’engager que des hypotheses plausibles dans un effort de recherche, le souci de mettre la plausi- bilitC de son cat&. Mais la validit6 est affaire d’expkrience, affaire de confrontation et de confirmation.

Lorsqu’une idCe se confirme, si peu plausible qu’elle ait Ct6, elle n’a plus A Ctre justifike. Les voies par lesquelles une idCe juste nous vient A l’esprit ne sont gukre prkvisibles ; il est cependant bien rare qu’elles Cmergent sans un examen prbalable de la situation A laquelle elles pourront convenir. I1 n’en est pas autrement dans notre cas : L’idCe dont nous avons besoin ne pourra gukre sortir que d’un examen plus approfondi de l’activitk qui engendre ou applique les mathkmatiques.

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Nous avons par16 plus haut des recherches sur les fondements des mathkmatiques et du r61e que les prockdures formalisantes y jouent de plus en plus. Ne faut-il pas penser que nous avons 1A un domaine privilegid de recherches oh se poursuit actuellement une experience ddcisive quant A la question qui nous occupe ici? Ne pourrait-il se faire que le resultat de ces recherches soit d’ores et d6jh interprktable dans le sens de telle ou telle conclusion A en tirer, sans avoir trop A craindre de s’kgarer?

Nous avons I’intention de revenir prochainement sur ces recherches. Elles ont amend au jour un ensemble de resultats importants et pour une part imprkvus. L‘experience est loin d’Ctre achevke, mais certains enseignements semblent pouvoir en Ctre ddj A ddgagds. Diverses tentatives visaient A fonder une certaine auto- nomie du formel : c’est au contraire A l’impossibilit6 de trancher complbtement le lien entre le formel et le formalist5 que ces tenta- tives semblent aboutir. Ces rksultats suffisent-ils pour nous assurer une conception renowelee de la mdthode des mathdmatiques ? Nous ne nous hasarderons pas A I’afirmer. Une chose est cependant Claire, ils reprdsentent une pierre de touche pour toute nouvelle conception de la m6thode des mathdmatiques. Une methode oh ils ne trouveraient pas place ne saurait Ctre prise sdrieusement en considkration. L’idke dont nous entendons faire notre hypothbse de base ne saurait Ctre tenue pour juste sans avoir dtd mise A 1’Cpreuve : L’une des faqons les plus ddcisives de 1’Cprouver consistera prbci- sdment A I’engager aussi dans les recherches formalisantes. Si nous ne nous attachons pas 4 le faire dans le cadre de cet expos& ce n’est donc pas que nous en mdconnaissions I’importance, c’est bien plutat pour nous rdserver l’occasion d’y revenir A loisir, avec toute I’attention que le sujet comporte. Mais tout autre secteur des mathdmatiques peut Ctre Cgalement envisage comme un champ d’essai dont il nous sera peut-&re possible de d6gager l’idCe rdorga- nisatrice qui nous fait encore dCfaut. Entre toutes les disciplines mathdmatiques, la gdomdtrie semble devoir s’y prbter de faqon particulibrement favorable. Elle est en quelque sorte au carrefour de l’intuitif, du thkorique et de I’expdrimental, se montrant capable A la fois de distinguer entre ces trois aspects e t d’en opdrer cependant la synthbse.

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Au cows de sa longue histoire, elle a fait toutes les expCriences essentielles qui vont de la mise en Oeuvre des kvidences jusqu’l l’axiomatisation et El la formalisation.

E n tant que thCorie de l’espace, elle a fait aussi toutes les expkriences propres aux sciences du rCel, expkriences au cows desquelles s’est transformke notre conception mbme de la recherche et de l’approche de la rkalitk.

L‘histoire des mathbmatiques met en pleine dvidence, illustre m&me de facon dramatique les phases et les crises de son kvolution.

En un mot, la gkomCtrie semble bien rkunir tous les ClCments dont on doit prevoir l’intervention dans une etude mkthodologique de l’activitk du mathkmaticien.

Dans l’ouvrage La Gtomttrie et le p r o b l h e de l’espace dont le premier cahier paraissait en 1945, et dont le sixibme et dernier vient de sortir de presse, notre prkoccupation constante a justement Btk de faire de 1’Cdification et de la rC6dification de la gkomktrie A travers toutes les phases de son dkveloppement une expkrience de caracthe nettement m6thodologique. Nous ne pouvons songer A en retracer toutes les p6ripCties. Pour ce que nous voulons en tirer id, la seule question qui compte est d’ailleurs de savoir si cette expkrience a rkussi, si nous avons pu et su distinguer, se profilant derriere la succession des kvknements gkombtriques, se dCgageant de la perspective non pas simplement historique mais systkmatique dans laquelle nous les avons placks, une mkthode de la penshe mathkmaticienne capable de se saisir e t de rendre compte de l’ensemble de la situation.

Nous pensons pouvoir l’afirmer sans aucune hksitation. En poursuivant l’expkrience mkthodologique avec tCnacitC, on voit se dessiner une mbthodologie placke non pas sous le signe de la pure evidence ou sous l’obkdience des prockdures purement formelles, mais sous les signes conjuguBs de l’klkmentaritk et du cheminement.

Telle qu’elle se prksente ii travers son progrks, la gdomktrie vient s’ancrer dans un horizon ClCmentaire, dans un horizon oh I’activitC mentale et l’activitk pratique sont immbdiatement ordon- nkes l’une A l’autre, et dont 1’ClCrnentaritC n’est cependant pas donnCe et assurbe une fois pour toutes. Le progres mCme de la connaissance gCom6trique exige parfois (a parfois exige) un retour 4

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sur les positions originelles d’C1Cmentaritk avec l’obligation de les rdexaminer et parfois de les rCviser.

Le cheminement porte la pensCe gdombtrique de ses positions ClCmentaires A ses positions CvoluCes, celles-ci ne pouvant pas s’expliciter ou s’expliquer complktement sans I’intermCdiaire de ce cheminement ou d‘un cheminement Cquivalent.

Etroitement unis au niveau blhmentaire, les trois aspects de la gbomktrie se prCcisent et se spdcifient progressivement, les phases essentielles du cheminement &ant marqubes par certaines modalitks de leur synthkse et de leur diffdrenciation.

Cette mkthodologie de la gCom6trie semble pouvoir s’dtendre sans de trop grandes difficult& A l’ensemble des mathdmatiques.

Mais la n’est pas le point qui &rite d’Ctre surtout soulignh. Le fait dkcisif, pour la question qui nous occupe, c’est que la mCthodologie de 1’616mentaritC et du cheminement semble s’offrir en modble dans tout le champ de la connaissance:

Elle se propose mCme en modble pour la facon dent ~ O U S prbtendons ici faire servir les mathhatiques A la philosophie. Cette facon de faire se trouve, en effet, prCfigurCe dans nos activitds les plus ClCmentaires jusque dans lesquelles, par un cheminement en quelque sorte retrograde, nous pourrions aller ancrer nos consid&- rations actuelles.

Mais, l’idhe dominante ayant bte ainsi dCgagCe, quelle est la philosophie qui se rCvClera capable de s’en saisir, de la mettre en place, de la faire valoir?

Nous pouvons nous dispenser de Je montrer en dCtail, car nous retombons ici dans un sillon que nous avons dCjA plusieurs fois trace dans nos derniers articles parus dans cette revue l : AU bout de la perspective que nous traqons ici, nous retrouvons encore une fois la philosophie ouverte.

Voir en particulier : Recherchs mkthodologiques, Dialeciica No 33/34 et L’omerture cf l’expkrience et les a priori, N O 33/34.

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Rdsum6

Existe-t-il une mbthode (une procedure methodologique) selon laquelle les resultats de la recherche dans une discipline telle que les mathematiques peuvent Ctre intCgrCs & la recherche philosophique? Cette question est traitbe & l’aide de trois exemples : celui de la philosophie cartksienne, celui de l’empirisme logique et finalement celui de la philosophie ouverte.

Une seule et m6me procedure methodologique se degage d‘ailleurs ti toute autre tentative d’integrer les resultats d’une recherche scientifique & la philosophie. Elle est essentiellement la suivante :

Une telle procedure n’est valable que si I’id6e de justesse fait son entree dans la philosophie. Une philosophie qui s’btablit dans une intention de justesse s’engendre et s’organise en une perspective mentale telle que le savoir assure y trouve sa place ldgitime. Le savoir n’y entre d’ailleurs que sous la forme d’hypothkses A faire valoir, d’hypothkses Bprouvees et non totalement certaines.

La philosophie cartesienne et la doctrine de I’empirisme logique sont rejeter p a c e qu’elles proposent chacune pour son compte une conception

des mathematiques que la recherche rkelle ne conflrme pas. La philosophie ouverte cherche au contraire A en tenir compte dans la

conception des mathematiques qu’elle pretend engager dans une perspective philosophique adequate, des resultats les plus rbcents de la recherche sur les fondements et la mCthode des mathematiques.