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Formation emploi Revue française de sciences sociales 101 | janvier-mars 2008 Numéro anniversaire : Regards croisés sur les relations formation-emploi Des mondes incertains : les universités, les diplômés et l’emploi Uncertain spheres: universities, diplomas and employment Unsichere Zukunft für Akademiker Mundos inciertos : las universidades, los diplomas y el empleo Georges Felouzis Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/1135 DOI : 10.4000/formationemploi.1135 ISSN : 2107-0946 Éditeur La Documentation française Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2008 Pagination : 135-147 ISSN : 0759-6340 Référence électronique Georges Felouzis, « Des mondes incertains : les universités, les diplômés et l’emploi », Formation emploi [En ligne], 101 | janvier-mars 2008, mis en ligne le 31 mars 2010, consulté le 30 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/1135 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ formationemploi.1135 © Tous droits réservés

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Formation emploiRevue française de sciences sociales 101 | janvier-mars 2008Numéro anniversaire : Regards croisés sur lesrelations formation-emploi

Des mondes incertains : les universités, lesdiplômés et l’emploiUncertain spheres: universities, diplomas and employmentUnsichere Zukunft für AkademikerMundos inciertos : las universidades, los diplomas y el empleo

Georges Felouzis

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/formationemploi/1135DOI : 10.4000/formationemploi.1135ISSN : 2107-0946

ÉditeurLa Documentation française

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 2008Pagination : 135-147ISSN : 0759-6340

Référence électroniqueGeorges Felouzis, « Des mondes incertains : les universités, les diplômés et l’emploi », Formationemploi [En ligne], 101 | janvier-mars 2008, mis en ligne le 31 mars 2010, consulté le 30 octobre 2020.URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/1135 ; DOI : https://doi.org/10.4000/formationemploi.1135

© Tous droits réservés

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Regards croisés sur les relations formation-emploi

Numéro anniversaire

Des mondes incertains :les universités, les diplômés

et l’emploi

Par Georges Felouzis*

La formation et l’insertion sont trop souvent traitées de façon étanchepar les sciences sociales. Pourtant, ces deux grands domaines sont structurés

autour des mêmes mécanismes, et obéissent en quelque sorte aux mêmes logiques.

L’accès à l’emploi des diplômés est devenuaujourd’hui un des critères d’évaluation des univer-sités. La récente loi « relative aux libertés et respon-sabilités des universités », dite loi LRU, définitcomme une de leurs missions fondamentales« l’orientation et l’insertion professionnelle » desétudiants. C’est là le résultat d’une évolution déjàancienne qui a vu la professionnalisation croissantedes diplômes universitaires, de la création des IUT(Institut universitaire de technologie) à la fin desannées 60 jusqu’aux masters professionnels dans lecadre du processus de Bologne. Les missions desuniversités ne se limitent donc plus à la production etla diffusion de la connaissance et des savoirs, maiss’étendent désormais de plein droit à la formationprofessionnelle, y compris pour les formationsinitiales. Si cette mission fait traditionnellementpartie de la vocation de certaines filières telles que lamédecine et le droit, elle reste plus récente pour lesfilières généralistes.

Cette évolution mérite d’être soulignée, tant il estlongtemps resté évident que les diplômes constituent

en eux-mêmes une protection contre le chômage etun atout pour devenir cadre. Il n’y a pas si long-temps, au début des années 80, Jean Vincens (1987)montrait, sur la base du recensement de 1982, que« chaque type de diplôme a une orientation préféren-tielle entre les emplois d’encadrement et les profes-sions intellectuelles » (p. 134). Pour chaque catégoried’emploi, on pouvait définir un « type de formationdominant ». Les cadres de la fonction publique,professions libérales et enseignants étaient issus prio-ritairement des 2e et 3e cycles universitaires, lescadres administratifs et commerciaux ainsi que lesingénieurs étaient plutôt issus des grandes écoles etécoles d’ingénieurs. C’est toujours le cas aujourd’hui,

* Georges Felouzis est sociologue, professeur àl’université de Genève, faculté de psychologie et dessciences de l’éducation. Il a publié aux Presses universi-taires de France en 2001 : La condition étudiante et en2003 (dir.) Les mutations actuelles de l’université. Il pour-suit ses recherches sur les parcours étudiants et les effetsde site à l’Université.

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mais une partie de ces diplômés obtient des emploismoins qualifiés. Ajoutons que chaque type dediplôme a de moins en moins une orientation préfé-rentielle sur le marché du travail. Le tableau dressépar Vincens s’est donc modifié aujourd’hui car lasituation a profondément changé dans le contextefrançais de crise de l’emploi et des universités, et dedéveloppement de la scolarisation. La reproductiondes positions sociales par l’accès aux diplômes n’estplus aujourd’hui qu’une hypothèse parmi d’autrespour les individus, tant le destin des générations varieen fonction des aléas de l’histoire sociale et écono-mique (Chauvel, 1998). Dans leur comparaison de lagénération qui avait trente ans en 1968 et celle qui aeu le même âge en 1998, Christian Baudelot et RogerEstablet (2000) montrent bien l’affaiblissement desprocessus de reproduction sociale qui laisse dansl’incertitude et le flou quant à leur position future,ceux qui ont acquis des diplômes dont la dévaluationest à la juste mesure de l’inflation quantitative qu’ilsont connue au cours des décennies passées. On pour-rait résumer cette évolution par le passage d’unmonde régulé par la reproduction des positions à unmonde régulé par les marchés de l’enseignementsupérieur et de l’emploi. Le premier présentait unecertaine stabilité tout en enfermant les individus dansun « destin social ». Le deuxième est beaucoup plusinstable et incertain. Il protège moins les individusdes risques de la chute, notamment pour les « enfantsde la massification scolaire » dont Stéphane Beaud aétudié les parcours et les désillusions (Beaud, 2003).Les résultats récents de l’enquête Génération 2001confirment ce diagnostic (Giret et al, 2004). Troisans après leur sortie de l’enseignement supérieur,près de 90 % des diplômés d’une école d’ingénieur etd’un doctorat (y compris médecine) ont le statut decadre. Ils ne sont que 63 % dans ce cas pour les titu-laires d’un DEA (diplôme d’études approfondies) oud’un DESS (diplôme d’études supérieures spéciali-sées) et 36 % pour les détenteurs d’une maîtrise(26 % pour les licenciés).

Cette « complexité croissante des transitions entreformation et vie active » (Mansuy & Marchand, 2004)doit, à notre sens, être analysée comme le résultatconjugué des évolutions de l’université d’une part, etdu marché du travail de l’autre. Ce qui relève de laformation et ce qui relève de l’insertion est trop

souvent traité de façon étanche par les sciencessociales, alors que nous défendons l’idée qu’ils sontstructurés autour des mêmes mécanismes, etobéissent en quelque sorte aux mêmes logiques. Nonpas simplement au sens où l’un peut expliquer l’autre,mais au sens où l’on peut rendre compte de l’un et del’autre au travers des mêmes catégories : celle de« marché » de l’enseignement supérieur et del’emploi, celle de « segmentation » de ces marchés, etd’incertitude sur la qualité de la certification universi-taire. Le marché de l’emploi des diplômés du supé-rieur est un monde incertain, pas uniquement pour lesdiplômés à la recherche d’une insertion trop souventdifficile et longue à réaliser, mais aussi pour lesemployeurs à la recherche de compétences certifiéeset « garanties » par des diplômes. Or, la question estde savoir ce que garantissent et certifient certainsdiplômes universitaires, car la question du fonction-nement des universités se pose. Notre thèse est doncque l’incertitude de l’insertion professionnelle desdiplômés des universités est le résultat de l’incertitudesur la qualité des diplômes qu’ils détiennent.

Nous partirons de quelques constats généraux surl’éducation pour raisonner ensuite sur le marché del’enseignement supérieur en France, puis sur lesincertitudes sur la qualité des diplômés. Nous entre-prendrons ensuite une interprétation plus généraledes liens entre formation et emploi. Enfin, nousconclurons sur les conséquences de ces analyses entermes de politiques universitaires.

TROIS CARACTÉRISTIQUESDE L’ÉDUCATION

Une première caractéristique de l’éducation est quecelle-ci est toujours coproduite par l’ensemble desacteurs en présence. Cela signifie que les apprentis-sages sont toujours le fruit de l’action conjointe desenseignants et des élèves, sans que l’on puissedémêler avec précision ce qui relève de l’un ou del’autre. D’où les difficultés à appréhender lesprocessus d’apprentissage. Cette caractéristique estpropre à l’ensemble des formes éducatives, mais elleprend une dimension plus affirmée dans le contextede l’université française dont la tradition « d’auto-

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formation » reste très présente1. Ce ne sont pas lesuniversitaires qui « offrent » simplement un serviceen enseignant. Leur travail et ses conséquencesdépendent toujours des étudiants qui participentnécessairement à leur propre formation, ne serait-cequ’en consentant à des degrés divers à participer auprocessus de formation. Ainsi, nous ne sommes pasdans un rapport de « service » simple avec un« fournisseur » et un « client », mais dans un rapportde coproduction du service éducatif. Ce fait, cetteparticularité, implique que la qualité éducative estelle-même coproduite et qu’il ne suffit pas de définirdes « standards », des « normes » et des « règles »pour avoir l’assurance d’un bon service éducatif. Lecas de l’enseignement secondaire, pourtant bien plus« normalisé » que l’enseignement universitaire, lemontre dès lors que l’on étudie les choix d’établisse-ments par les familles et leurs conséquences socialeset scolaires. C’est cette particularité qui fait du choixde l’établissement un « marché de la qualité », c’est-à-dire un marché structuré par l’incertitude de laqualité des biens éducatifs dispensés par chaqueétablissement (Felouzis & Perroton, 2007). Le bonfonctionnement de ces « marchés de la qualité »dépend en partie du public auquel s’adresse l’ensei-gnement. Dans le cas des formations universitaires,les processus sont identiques, même si la nature dusystème induit des conséquences différentes. L’étudede l’attractivité des sites universitaires en Aquitainemontre par exemple la différenciation que cela induiten termes de public étudiant et de coproduction de laqualité des formations (Felouzis, 2006). Les sites lesplus attractifs gagnent des étudiants académiquementles plus performants alors que les petits sites, moinsattractifs, en perdent et tendent ainsi à se« spécialiser » dans la formation d’étudiants scolaire-ment plus faibles. Il y a, bien entendu, des solutions –toujours partielles – à ce problème de la coproductionde l’éducation. La « forme scolaire » (Vincent, 1994)en est une : en proposant des cadres temporels etinstitutionnels, des modes d’apprentissages et desvaleurs liées au travail et à l’apprentissage, elleconstitue un des moyens de résoudre le problème de

l’incertitude de l’engagement des élèves – et desenseignants – dans cette coproduction. Or, l’ensei-gnement universitaire propose un modèle bienéloigné de cette forme scolaire, notamment au niveaulicence des filières généralistes : présence laissée à lalibre appréciation de chacun, cours d’amphithéâtreau rendement pédagogique incertain, faibles obliga-tions temporelles et normatives (Coulon, 1997 ;Frickey, 2000 ; Felouzis, 2001). Autant de caractéris-tiques qui accentuent l’incertitude de la coproductionéducative à l’université.

À cette première caractéristique de l’éducations’ajoute une deuxième, tout aussi déterminante. C’estque son coût augmente tendanciellement en relationavec le développement des économies et dessociétés, sans pour autant que sa productivité croissedans les mêmes proportions (Gurgand, 2005). Cettebaisse tendancielle de l’efficacité de l’investissementéducatif est liée au fait que l’éducation est une acti-vité qui ne bénéficie pas de gains de productivité aumême titre que l’économie industrielle et de beau-coup d’autres services. Produire une voitureaujourd’hui est beaucoup moins cher qu’il y a vingtans car les gains de productivité ont été massifs. Letravail de secrétariat a vu sa productivité croîtrefortement avec l’usage et le développement des ordi-nateurs. Pour l’éducation, tout se passe comme si« l’artisanat » n’avait pas été remplacé par le modèlefordiste ou « post » fordiste. Cette caractéristiqueprend une dimension particulière dans l’enseigne-ment supérieur français. La démocratisation del’accès à l’enseignement supérieur s’est essentielle-ment réalisée par la massification de l’université(Euriat & Thélot, 1995) sans pour autant que lesmoyens aient suivi en proportion ou que la« productivité » ait augmenté de façon significative.Les disparités d’investissement public par étudiantdans les différentes filières du supérieur (Jeljoul,2007) fournissent un indicateur assez explicite de lafaiblesse de l’encadrement et du fonctionnement del’université par rapport aux autres filières : unétudiant à l’université (tous niveaux confondus)coûte en moyenne 7 840 € contre 8 980 € en IUT et13 940 en CPGE (classes préparatoires aux grandesécoles). Chacun aura compris que ces contrastesn’indiquent en rien une meilleure productivité del’université comparativement aux autres secteurs du

1 Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les heures de coursdes étudiants universitaires avec celles des autres étudiants(Lahire, 1997). Le faible nombre d’heures de cours appelle impli-citement un travail personnel nécessaire à la formation.

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supérieur. Dans le domaine de l’éducation, il restetoujours nécessaire qu’un enseignant soit devant desélèves et la « productivité » reste à peu prèsconstante alors que les salaires doivent nécessaire-ment suivre ceux des autres professions hautementqualifiées. Le rendement ne peut donc qu’êtretendanciellement en baisse, et ceci quel que soit leniveau de formation considéré.

Enfin, la dernière caractéristique de l’éducation, etnon des moindres, concerne ses conséquences et seseffets sociaux. L’École ne produit pas que du capitalhumain et des compétences. Elle ne produit pas nonplus qu’un effet de « signal ». Elle « produit de lasociété » au sens où elle hiérarchise, stratifie etconditionne l’accès à l’emploi et aux revenus,comme le montrent notamment les enquêtes Généra-tion du Cereq (Giret, 2001 ; Giret et al., 2004). Lalittérature sociologique sur cette question estimmense et on ne peut ici en proposer une synthèse.Il nous suffit d’évoquer les travaux fondateurs deJames Coleman (1966) et de Christopher Jencks(1978) aux États-Unis pour rappeler que l’École nefait pas que reproduire les inégalités. Elle les produitpar les contenus qu’elle privilégie, mais aussi parles conditions d’enseignement contrastées qu’ellepropose aux différentes catégories de population. Laségrégation des Noirs dans des écoles où l’immensemajorité des élèves sont Noirs et de faible niveausocio-économique est un facteur puissant de produc-tion des inégalités scolaires entre Noirs et Blancs. Leproblème n’étant pas en soi que l’École hiérarchiseles individus, mais que cette hiérarchisation se réaliseen lien étroit avec la position socio-économique (ouraciale dans l’exemple des États-Unis) de départ(Bourdieu & Passeron, 1964 ; Baudelot & Establet,1971). L’Université n’échappe pas à ce processus,même si les modalités de reproduction ont tendance àévoluer. Il ne suffit plus aujourd’hui, pour qui s’inté-resse aux inégalités d’accès aux diplômes, d’étudierles parcours des étudiants à l’université. Même si unetelle analyse ne manque pas de pertinence, ellenécessite une analyse plus vaste qui prendrait pourobjet les inégalités liées aux orientations dans lesdifférents secteurs de l’enseignement supérieur.L’ouverture de l’université à de nouveaux étudiantssocialement moins favorisés et scolairement moinssélectionnés a donné aux inégalités d’éducation une

forme nouvelle. Celle d’un système « segmenté » quihiérarchise les individus en fonction de leur institu-tion de formation. Le déclassement des diplômés del’université, c’est d’abord le déclassement des forma-tions les plus ouvertes et les plus démocratisées dupoint de vue de leur recrutement social. Et si lesparcours d’insertion sont de plus en plus complexes,c’est aussi que l’enseignement supérieur s’est luiaussi complexifié en se différenciant.

Cette évolution du recrutement social et scolaire àl’université, dont Les héritiers (Bourdieu &Passeron, 1964) saisissait déjà les prémisses et lesconséquences au début des années 60, a suscité desapproches de plus en plus centrées sur la socialisa-tion et l’adaptation des étudiants au système univer-sitaire. On s’est intéressé au décalage entre d’unepart un système structuré autour des implicites de laculture scolaire et d’autre part des acteurs de moinsen moins capables d’en saisir spontanément le sens.L’idée est que l’université présente une sorte d’étran-geté pour les étudiants dont le niveau culturel nepermet pas (ou plus) de comprendre les implicites dela communication pédagogique. C’est aujourd’huiune banalité de dire que l’encadrement des étudiantsen premier cycle est déficient. Si l’on compare cequ’ils « quittent » au lycée et ce qu’ils trouvent enpremière année d’université, on se rend compte duchemin qu’ils doivent parcourir pour s’adapter auxnouvelles contraintes d’un système anomique, sansvéritables règles et faiblement structuré. L’affiliationuniversitaire dont parle Alain Coulon (1997) estd’autant plus difficile à réaliser, dans ce contexte peudéfini, que le capital scolaire et social est faible.Aujourd’hui, les inégalités à l’université se mesurentaux différences des taux de réussite des étudiants enfonction de la série de leur bac. À ce niveau deformation, les parcours scolaires dans le secondaireont transformé les inégalités sociales en inégalitésscolaires. Et l’on peut ainsi définir des « nouveauxétudiants », comme on a pu définir des « nouveauxlycéens », dont le capital culturel et la faible maîtrisedes codes universitaires rendent encore plus difficilel’adaptation à un monde où il faut « entendre ce quin’est pas dit et voir ce qui n’est pas montré ». End’autres termes, le système universitaire fonctionneen grande partie sur des implicites pédagogiques queseuls les plus dotés scolairement et socialement

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peuvent identifier. Pour les autres, c’est le plussouvent l’échec. Globalement, le taux d’accès endeuxième cycle universitaire pour les bachelierstechnologiques est inférieur à 25 %, quand il est deprès de 70 % pour les bacheliers généraux. Cesétudiants ne passent que rarement le cap de lapremière année dans les filières généralistes del’université (Frickey, 2000), et cela pour des raisonsqui tiennent autant à leurs faiblesses académiquesqu’à leur difficulté à décoder un monde universitairequi reste flou, demande beaucoup aux étudiants maisn’en exige rien ou trop peu (Felouzis, 2001). Onpeut enfin évoquer la place des bacheliers profes-sionnels à l’université. Certes, très peu d’entre euxs’y inscrivent (environ 6 %). Le fait d’avoir un bac« ouvre » la porte de l’université, mais celle-ci seferme rapidement pour ces étudiants qui n’ont enrien reçu dans l’enseignement secondaire une forma-tion adéquate pour surmonter les obstacles de lasélection universitaire.

L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR : UN MARCHÉ INCERTAIN ET INÉGAL

On peut voir à l’œuvre ces processus dans l’analysedes orientations post-baccalauréat. Dans un contextede fluctuation démographique2 d’une part, et dedésaffection relative pour les formations généralistesde l’université de l’autre, on assiste à un déplacementdes inscriptions vers les différentes formations dusecteur « fermé » de l’enseignement supérieur fran-çais. L’analyse des flux étudiants, comme celle desstocks, montre le poids décroissant des licencesuniversitaires dans l’ensemble des formations.

Ce que nous avons pu qualifier de « marché » del’enseignement supérieur (Felouzis, 2003) se donneà voir à partir des grandes tendances de l’orientationdes étudiants. Les formations universitaires généra-listes voient leurs effectifs baisser régulièrementdepuis le milieu des années 90, alors que les IUT, lesformations d’ingénieurs, les classes préparatoires etles écoles de commerce prennent une importance

croissante. Au point que la vision d’ensemble quel’on peut avoir du supérieur s’en trouve transformée.En une dizaine d’années, les formations universi-taires perdent 6 % de leurs effectifs3, alors que lesformations sélectives et professionnalisées voient lenombre de leurs étudiants augmenter dans desproportions importantes. Les écoles de commerce(+ 138 %) et d’ingénieurs (+ 36 %) ainsi que les« Grands établissements » (+ 53 %) gagnent leseffectifs que perdent les formations généralistes desuniversités. De ce point de vue, la professionnalisa-tion de l’enseignement supérieur est aussi le fruit dela demande étudiante et pas seulement de l’offre parla création de nouveaux diplômes. L’étude des choixd’orientation des bacheliers S en 2005 (Lemaire &Leseur, 2005) montre que l’inscription en Deug(diplôme d’études universitaires générales) est unsecond choix pour 38 % d’entre eux (ce chiffre estde 47 % pour ceux qui poursuivent leurs études dansune formation de sciences). Cette tendance de fondn’est pas le simple résultat de l’opposition entre desformations « généralistes » et des formations« professionnelles ». Elle est aussi la conséquenced’un système d’enseignement supérieur segmenté,dans lequel les filières sont hiérarchisées tant dupoint de vue de leurs débouchés que de la qualité desconditions d’étude qu’elles proposent, de l’encadre-ment et de la « lisibilité » de leurs diplômes sur lemarché du travail.

Comment expliquer cette désaffection relative desétudiants pour les cursus de licence universitaires ?Les stratégies de professionnalisation des étudiantsne sont pas à négliger en l’état actuel du marché del’emploi en France (Cereq, 2004). Mais d’autresfacteurs entrent en jeu, plus proprement liés auxconditions d’étude et aux modèles pédagogiques quiprévalent en premier cycle universitaire. Cesmodèles, dont le cours magistral « en amphi » estl’image la plus emblématique, jouent le rôle de« repoussoir », tant ils semblent fournir des condi-tions peu favorables aux apprentissages, et une renta-bilité pédagogique faible, comme l’attestent lesobservations menées par Régine Boyer dans lesamphithéâtres de première année (Boyer, 2002). Le

2 Les générations qui accèdent à l’enseignement supérieur audébut des années 2000 sont moins nombreuses. Elles gagnent ennombre à partir de la rentrée 2004, (Fabre, 2007, p. 2).

3 Encore s’agit-il d’une statistique qui inclut les formations de santédont l’attractivité reste vive au regard notamment de la hausse dunumerus clausus pour l’entrée en deuxième année de médecine.

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faible investissement éducatif et l’encadrement péda-gogique relâché dans les universités constituent enfait des facteurs d’inégalités très forts, car on tend àréserver aux étudiants académiquement les plusfaibles les formes pédagogiques les moins efficaceset les moins coûteuses. Ajoutons que le financementdes universités en France est très faible par rapportaux autres pays de l’OCDE (Organisation de coopé-ration et de développement économiques) (Aghion &Cohen, 2004). Les orientations ne sont donc passeulement différentes, elles sont aussi hiérarchisées,au sens où l’investissement éducatif y est moindrepour les formations universitaires.

Tout se passe comme si les inégalités se déplaçaientsans pour autant que leur « économie générale » (leur« régime » pourrait-on dire) s’en trouve transformée.Notre thèse est que ce phénomène n’est pas la simplerésultante de la « massification » universitaire, ausens de l’accroissement du nombre des diplômesdistribués, qui diminuerait la valeur relative desdiplômes les plus répandus. Cette interprétation noussemble incomplète et difficilement compatible avecles taux relativement bas de diplômés du supérieurdans les jeunes générations en France par rapport aux

autres pays comparables économiquement4 (OCDE,2005). Comment se fait-il que la France compte à lafois « trop de diplômés » du supérieur pour qu’ilsaccèdent tous à des emplois qualifiés et stables, etqu’il y en ait trop peu par rapport aux autres payscomparables ? Comment rendre compte de ce« paradoxe français » ? Pour résoudre ce paradoxe,nous défendons l’idée qu’il ne s’agit pas d’unproblème lié à la quantité des diplômes distribués,mais d’une question liée à l’incertitude sur leurqualité. Le marché du travail – qui est le seul lieu deréalisation économique des diplômes – est de ce pointde vue un « marché des singularités » (Karpik, 2007)dans lequel prime la recherche de la qualité, et oùcelle-ci est toujours incertaine. Cette incertitude surla qualité des diplômes peut être imputée à deuxfacteurs. Le premier est lié aux évolutions mêmes dumarché du travail et des demandes de l’économie. Lepassage progressif d’une logique de qualification àune logique de compétence (Oiry & d’Iribarne, 2001)implique une incertitude par le fait même que lescompétences sont attachées à l’individu, par

Tableau 1Évolution des effectifs de l’enseignement supérieur entre 1995-1996 et 2006-2007

1995-1996 2006-2007 Évolution en %

Ensemble du supérieur en FranceDont :

Universités, disciplines générales et de santéIUT

STS et assimilésFormations d’ingénieurs

Écoles de commerceCPGE

Grands établissements

2 179 434

1 338 091103 092226 25479 78028 34272 49716 825

2 254 386

1 259 425113 769228 329108 84666 86179 32225 776

+ 3,4

– 5,9+ 10,3

+ 1,0+ 36,0

+ 138,0+ 9,4

+ 53,0

Sigles : IUT : Institut universitaire de technologie ; STS : sections de techniciens supérieurs ; CPGE : Classes préparatoires aux grandes écoles.Note : Les « Grands établissements » regroupent les grands établissements délivrant des formations du supérieur : l’Institut d’études poli-tiques de Paris, l’École nationale des chartes, l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales, l’INALCO(Institut national des langues et civilisations orientales), l’Observatoire de Paris, l’Institut de physique du Globe, l’École nationale supérieuredes sciences de l’information et des bibliothèques, Paris IX (source Men-DEP, Repères et références statistiques, 2007, page 172).Source : Dep, Note d’information 07-48.

4 Du point de vue des taux d’accès à l’enseignement supérieurlong, la France se place dans le dernier tiers des pays de l’OCDE.

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Regards croisés sur les relations formation-emploi

définition singulier. Le second facteur concerne plusdirectement les universités. Il s’agit de l’incertitudeliée aux diplômes universitaires eux-mêmes, dont lescritères d’excellence, les modes d’évaluation et lescorpus de compétences qu’ils certifient sont trèsdifficiles à établir avec certitude. Dans le cas de bonnombre de diplômes universitaires, il devientcomplexe et difficile de déduire les compétences desdiplômés à partir de leur diplôme, tant il est vrai queles conditions de la certification universitaire restentvariables et contrastées, au niveau licence et master.

UN MONDE INCERTAIN : QUE CERTIFIENT LES DIPLÔMES ?

Peu d’études empiriques existent en France sur lesmodes d’évaluation des étudiants dans le supérieur,les acquis à chaque niveau de formation ou encore lescompétences attendues pour tel ou tel niveau dediplôme. Cette situation n’est pas le fruit du hasard etn’est pas imputable à un manque d’intérêt de larecherche. Elle résulte de la nature même des forma-tions universitaires censées attribuer des diplômes« nationaux », mais dont il est particulièrementcomplexe de définir des « standards » qui permet-traient une comparaison entre étudiants de différentesuniversités et sites. Tout se passe comme si lescritères de réussite et d’excellence, les obligationsliées à l’obtention de tel ou tel « module » ou « Unitéd’enseignement », et plus généralement les attentesacadémiques étaient fortement indexés au contextelocal. Les inégalités de réussite, toutes choses égalespar ailleurs, des étudiants d’une même disciplinedans différents sites est une illustration de ce phéno-mène (Felouzis, 2001). Les normes locales d’évalua-tion et de niveau d’attentes envers les étudiants sontassez différenciées pour induire des taux de réussitesignificativement différents pour des étudiants audépart également dotés en capital scolaire et social.Et de fait, les travaux de Marc Romainville surl’évaluation des acquis des étudiants dans les univer-sités (Romainville, 2002) montrent que les pratiquessont très dispersées, les normes d’évaluation trèsvariables d’un site à l’autre, voire d’un universitaire àl’autre : « On observe en effet une absence de stan-

dardisation des dispositifs, des procédures, desexigences et des critères sur la base desquels lesacquis des étudiants sont appréciés. Cette importantehétérogénéité des pratiques nuit à la fidélité et à lavalidité de l’évaluation. » L’incertitude sur la qualitédes diplômes vient donc de plusieurs facteurs qui seconjuguent. D’abord cela provient en grande partiede l’hétérogénéité des pratiques d’enseignement etd’évaluation (IGAEN, 2007) : absence de référen-tiels communs au sein même de la plupart des disci-plines, hétérogénéité des règles d’examen comme deleur application, complexité des règles d’obtentiondes diplômes, importance de la fraude, etc. Ensuite, lamultitude des diplômes (plusieurs milliers) affaiblitleur lisibilité sur le marché de l’emploi. Enfin, onpeut ajouter que dans un tel contexte de flou etd’incertitude, l’obtention d’un diplôme ne certifiequ’indirectement et de façon imparfaite le degréd’investissement du diplômé dans ses études. Dansun monde universitaire pédagogiquement peu« normé », où l’investissement personnel est trèsvariable, l’engagement dans le travail étudiant esttout aussi hétérogène que les règles destinées à enmesurer l’ampleur. Cette dimension est de premièreimportance par le fait que l’éducation a la parti-cularité d’être coproduite par l’université et lesétudiants. Ainsi, il devient difficile, voire impossible,de savoir précisément ce que mesurent la plupart desdiplômes universitaires de premier ou de deuxièmecycle, et quel niveau de connaissance ils certifientdans tel ou tel domaine disciplinaire5. Cela pose, bienentendu, la question de l’accès au marché de l’emploiet de la reconnaissance des diplômes sur ce marché.Comment un diplôme peut-il certifier l’acquisitiond’un capital humain si les conditions de son obtentionsont variables et hétérogènes, si les attentes et lesréférentiels sont divers et très fortement indexés auxcontextes locaux ? Comment peut-il, dans ces condi-tions, constituer un signal explicite pour un éventuelemployeur ? Le problème des diplômes universi-taires est donc l’incertitude sur leur qualité, liée àl’hétérogénéité de leurs conditions d’obtention, bienplus que leur nombre et leur diffusion dans unegénération donnée.

5 Ajoutons que les règles de compensation généralisées entre lesdifférents modules au niveau licence accentuent l’incertitude surce que certifient les diplômes acquis dans un tel cadre.

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Quelles sont les conséquences de cette situation ? Sil’on suit les économistes comme Akerlof (1970) danssa théorisation du marché des voitures d’occasion, ildevient nécessaire de concevoir des « contrôlesqualité » pour réduire l’incertitude. Dans le cascontraire, les prix (ici les salaires) baissent au pointque les possesseurs de lemons (« voitures d’occa-sions » dans le cas de l’article d’Akerlof) n’ont aucunintérêt à vendre. Le même raisonnement peut êtreappliqué mutatis mutandis aux diplômes universi-taires. Le déclassement de ces diplômés sur lemarché du travail peut être vu comme le résultat, aumoins partiel, d’une incertitude quant à la qualité ducapital humain effectivement acquis par leurs déten-teurs lors de leurs études. L’information fournie parle diplôme universitaire est alors trop ambiguë etincertaine pour qu’il soit rationnel pour l’employeurde « parier » sur les compétences de son détenteur.L’une des solutions est alors de recourir à des« contrôles qualité ». Ainsi lorsque l’État – qui estcensé garantir la qualité des diplômes universitaires –instaure des concours de recrutement pour l’accès ausalariat de la fonction publique, il met en place un« contrôle qualité ». Le CAPES (certificat d’aptitudeau professorat de l’enseignement du second degré)6

est un « label » certifiant que tel diplômé d’unelicence possède bien les compétences académiquesnécessaires pour exercer à son tour dans l’enseigne-ment. Il en est de même de l’ensemble des concoursde la fonction publique qui permettent de réduireconsidérablement l’incertitude sur la qualité desdiplômes. Toutefois, sur le marché de l’emploi horsfonction publique, la réduction de l’ambiguïté dusignal produit par le diplôme passe par d’autresvoies. D’abord parce que le diplôme ne procurequ’une information partielle sur son détenteur. Maisaussi parce que les diplômes universitaires envoientdes signaux moins explicites sur la valeur de leursdétenteurs. De ce fait, les employeurs font appel àd’autres critères tels que les réseaux d’interconnais-sance, la présentation de soi, les capacités relation-nelles, etc. qui renforcent l’effet direct de l’originesociale sur l’accès à l’emploi (Duru-Bellat, 2006).De même, on peut interpréter la complexité crois-sante des parcours d’insertion (Mansuy & Marchand,

2004) comme une conséquence de l’incertitude sur laqualité des diplômes. Dans ce cas, les périodes destages, d’emplois précaires et autres déclassementsstatutaires et salariaux apparaissent comme unefaçon de réduire l’incertitude et de construire unjugement sur les compétences des diplômés quidoivent « faire leurs preuves » avant d’accéder à unemploi stable et/ou de cadre.

Le graphique 1 fournit une représentation de cephénomène. Construit à partir des données del’enquête Cereq « Génération 2001 » (Giret et al.2004, tableau 1, p. 12), il donne à voir les effetsconjugués de l’incertitude liée à la certificationuniversitaire et du niveau d’étude mesuré par ladurée théorique des cursus, trois ans après la sortiedu système éducatif.

L’axe horizontal situe chaque type de diplômes enfonction de l’accès à un CDI (contrat à durée déter-minée) trois ans après la sortie d’études. L’axevertical est celui des salaires. Pour chaque niveau dediplôme, les effectifs en 2001 sont indiqués. On voitse dessiner une hiérarchie des diplômes en fonctiondu degré d’incertitude de la certification et de l’ambi-guïté du « signal » qu’ils envoient aux employeurs.Les diplômes les plus incertains sont ceux des filièresgénéralistes des universités : deug, licence, maîtriseet même doctorat. Leurs détenteurs doivent encorefaire leurs preuves trois ans après leur sortie d’étude.Les DUT (diplôme universitaire de technologie) etBTS (brevet de technicien supérieur) sont dans unesituation plus enviable du point de vue de leurinsertion : ils sont plus souvent que la moyenne dansun emploi en CDI. L’incertitude est la plus forte pourceux qui ont échoué à leur diplôme ou leur concours :l’échec en Deug, en BTS ou IUT, ou encore àl’IUFM (Institut universitaire de formation desmaîtres) renforce le taux de précarité de l’emploi. Àl’autre extrême du graphique, on trouve les déten-teurs de diplômes dont la qualité est moins variableou qui ont passé un « contrôle qualité » : les lauréatsdu concours de l’IUFM, les diplômés d’une écoled’ingénieur et dans une moindre mesure les diplômésd’une école de commerce. Du point de vue dessalaires, on obtient un lien plus linéaire entre la duréethéorique des cursus et le niveau de rémunération :les BTS ont le salaire médian le plus faible, puisviennent les DUT, les Deug, licence, maîtrise, DEA-

6 Concours dont la réussite permet de devenir enseignant dusecondaire.

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DESS et doctorat et, tout en haut, les ingénieurs. Laséparation est très nette entre les formations deniveau licence et maîtrise d’un côté, et les formationsde niveau doctorat (ancien « troisième cycle » avantl’application du processus de Bologne). On voit là àl’œuvre la double caractéristique du marché del’emploi des diplômés : le lien reste fort entre lediplôme et le salaire, au sens où plus le niveaud’étude est élevé, plus le salaire est élevé. Mais onretrouve aussi le déclassement de certains diplômés :ceux des universités qui restent plus souvent que lamoyenne dans des situations d’emploi précaires. Onpeut pourtant s’interroger sur les sources de cettehiérarchisation des diplômes selon le salaire et lestatut d’emploi. Quel est le poids respectif du phéno-mène « d’inflation des diplômes » d’une part et del’incertitude sur leur qualité et sur ce qu’ils certifient

réellement de l’autre ? Les données présentées augraphique 1 ne permettent pas de répondre de façondéfinitive à cette question, car elles peuvent être lueset interprétées au moins de deux manières diffé-rentes. De façon classique, la première interprétationprivilégierait la rareté relative de certains diplômessur le marché de l’emploi. Plus un diplôme est rarecompte tenu de l’offre, plus il sera « rentable » pourson détenteur. Cette approche, qui considèrel’ampleur des débouchés pour rendre compte del’insertion, a une forte capacité explicative. Toute-fois, elle sous-estime un point déterminant, celui dela concurrence des diplômés de filières différentespour des postes (des emplois) semblables. Et danscette compétition, ce sont les détenteurs de diplômesdont le « signal » est le moins ambiguë qui l’empor-tent. Cela nous conduit à une seconde interprétation

Graphique 1 Part des CDI et salaire médian net mensuel trois ans après la fin des études par catégorie de diplômes

(Enquête Cereq Génération 2001, source : Giret et al, 2004)

Sigles : DEUG : Diplôme d’études universitaires générales ; BTS : brevet de technicien supérieur ; DUT : diplôme universitaire de technologie ;DEA : Diplôme d’études approfondies ; DESS : Diplôme d’études supérieures spécialisées ; IUFM : Institut universitaire de formation des maîtres.

1000

1200

1400

1600

1800

2000

60 70 80 90 100

Part de CDI

Salaire médian net mensuel en euro

École d’ingénieursn = 17 700Doctorat

n = 14 400

Écoles de commercen =16 200

Dea et Dessn = 28 000

Écoles santé-socialn = 23 000

Iufm réussin = 12 300

Maîtrisen = 26 000

Iufm échouén = 10 500Licence

n = 23 700 Deug n = 19 500 Dut n = 18 300

Bts n = 74 200Bts Dut échouén = 29 600

Deug échouén = 54 300

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qui met l’accent sur l’incertitude liée à la qualité desdiplômés, bien plus que sur leur nombre relatif parrapport aux postes disponibles. La concurrence se faitau détriment des diplômés – et des non-diplômés – del’université, et au bénéfice des sortants des filièresmoins incertaines quant à la qualité de leurs« output » (écoles d’ingénieur et, dans une moindremesure, écoles de commerce7). Le nombre dediplômés « mis sur le marché » ne semble pas ici ladimension la plus pertinente pour comprendre leurdegré d’insertion et le salaire obtenu. Et de fait, lesdiplômes les plus répandus ne déterminent pas obli-gatoirement les situations les plus précaires. Legroupe le plus nombreux est celui des BTS, et lessortants du système éducatif diplômés d’un Deugsont quasiment aussi nombreux que les ingénieurs.Les études universitaires sont massifiées, mais lesdiplômés ne sont pas pour autant très nombreux, cequi donne une idée des taux d’abandon et d’échecdans les premières années d’université. Les groupesles plus importants sont d’ailleurs les non-diplômésde l’université dont le nombre (54 000) dépasse lesdiplômés du Deug et de licence réunis (49 700). Ilsconstituent en 2004 « la population pour laquelle lasituation s’est le plus dégradée face à l’évolution dela conjoncture économique. Ces jeunes connaissentle taux de chômage au bout de trois ans de vie activele plus important des jeunes issus de l’enseignementsupérieur : 19 % en mars 2004. Ce taux dépassemême celui des détenteurs d’un CAP ou d’un BEP(14 %) ou celui des bacheliers professionnels outechnologiques (13 %°) » (Giret et al, 2004, p. 17).En définitive, le niveau des salaires et les tauxd’emplois stables définissent quatre groupes desortants de l’enseignement supérieur. Le premier estcelui des formations universitaires généralistes et dessortants sans diplôme de DEUG, DUT et BTS. C’està la fois le groupe le plus nombreux et pour lequel lesdiplômes constituent le signal le plus flou et incer-tain. Le faible nombre relatif de CDI dans cette popu-lation est le reflet de cette incertitude qui persisteencore trois ans après leur sortie du système éducatif.Le deuxième groupe est celui des formations courteset professionnalisées (IUT et BTS). Les salaires sont

plus faibles, mais l’insertion est légèrement plusstable que la moyenne. Il faut noter que beaucoup deces diplômés poursuivent vers des licences, maîtrisesvoire écoles d’ingénieurs. Mais ceux qui sortent dèsl’obtention de leur diplôme restent en bas del’échelle des salaires. Le troisième groupe est celuides formations professionnalisées longues, soituniversitaires (DESS) soit au sein d’écoles (ingé-nieurs, commerce, IUFM). Enfin, le quatrièmegroupe est celui des formations généralistes longues(doctorat et maîtrise dans une moindre mesure)8 pourlesquels la stabilité de l’emploi est faible et lesrevenus plus élevés.

En définitive il n’est pas certain, à la lecture de cesrésultats, que le problème déterminant quant àl’insertion des jeunes diplômés universitaires sur lemarché du travail soit lié à un phénomène de sur-éducation (Over Education). Il s’agit plus d’unproblème d’incertitude sur leur qualité, lié aux tradi-tions, à l’organisation et au fonctionnement desuniversités françaises qui ont « encaissé » l’essentieldes vagues de démocratisation du supérieur et quireprésentent aujourd’hui un modèle pédagogique peuvalorisé, très peu efficace et incapable de garantir cequ’il produit en termes de formation de compétenceset de capital humain.

* **

Nous sommes parti d’une réflexion générale surl’éducation et l’enseignement supérieur pour montrerque les formations universitaires ont ceci de particu-lier qu’elles proposent des cursus pédagogiquementpeu normés, dont le contenu et les compétences àacquérir par les étudiants dépendent largement ducontexte local, et dont les critères d’évaluation etd’attribution des diplômes restent eux aussi trèsdivers et dispersés. Dans le contexte de massificationde l’université, cela produit une incertitude sur lavaleur des diplômes, les compétences qu’ils certi-fient, sur le capital humain dont ils sont censés êtrela mesure. C’est à partir de ce constat que nousavons raisonné pour tenter d’en comprendre les

7 Le cas des écoles de commerce est intéressant car cette appella-tion recouvre une grande diversité de situations, de statuts de cesécoles, de formation, etc.

8 Il faut noter que les doctorats rassemblent ici les docteurs enmédecine et dans les autres disciplines de l’université.

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conséquences sur l’insertion des diplômés desfilières généralistes de l’université, dont les parcoursd’entrée dans l’emploi se complexifient. Trèssouvent, les interprétations de ce phénomène decomplexification et de déclassement des diplômés del’université se réfèrent à l’idée d’une « inflation desdiplômes », au sens où leur nombre trop importantferait baisser tendanciellement leur rentabilité selonla loi de l’offre et de la demande, l’important étant lenombre d’emplois disponibles à un niveau de quali-fication donné. Sans réfuter cette analyse dont lapertinence est avérée, nous proposons une analysecomplémentaire centrée sur l’incertitude sur laqualité des diplômes, liée au fonctionnement desuniversités et de la certification universitaire. Dansles institutions de formation « libérales » commel’université (au sens où la liberté académique desuniversitaires et des composantes des établissementsest forte, l’encadrement des étudiants faible, les obli-gations et les attentes très variables selon l’établisse-ment, la structure, l’UFR – Unité de formation et derecherche – ou encore le site ou l’unité d’enseigne-ment…), le diplôme devient un « bien singulier »attaché à l’individu. Ce phénomène est renforcé, ducôté universitaire, par l’individualisation desparcours à l’université suite à la mise en place duprocessus de Bologne. Il est aussi renforcé par lalogique des compétences qui tend à prendre le passur celle des qualifications sur le marché de l’emploi.Les biens singuliers, selon Lucien Karpik (2007),« sont multidimensionnels et incertains. Il en résulteun marché marqué par l’opacité » (p. 40). Cetteopacité se manifeste de deux manières. D’abord, ilest complexe pour un employeur d’évaluer, à partirde la seule information liée à la possession d’undiplôme universitaire, le degré d’engagement dansles études de son détenteur. Cet engagement, et doncla qualité de la formation coproduite par l’universitéet le diplômé, est potentiellement très variable etincertain à partir du seul « signal » du diplôme. La

seconde manifestation, liée à la première, est que la« qualité » du diplômé (ses compétences, sa produc-tivité dans un domaine particulier, ses qualitéspersonnelles, etc.) ne peuvent être réellement appré-ciées qu’après expérience, c’est-à-dire après untemps d’embauche assez long. Ces caractéristiquesrendent nécessairement plus complexe et plus longuel’insertion dans l’emploi et l’incertitude doit êtrelevée – du côté des employeurs – par la mise en placede procédures permettant la construction d’un juge-ment. Il peut s’agir de concours de recrutement telsqu’ils existent dans la fonction publique, de périodesd’essais de longue durée, de contrats à durée déter-minée permettant un licenciement rapide, de réduc-tion de l’incertitude par le recrutement au sein deréseaux familiaux ou d’interconnaissance, etc.Autant de facteurs de complexification de l’insertionprofessionnelle des diplômés de l’université.

Pour conclure, quelles perspectives cette analysedéfinit-elle en termes de politiques universitaires ? Sil’on privilégie les analyses en termes d’inflation desdiplômes et de sur-éducation, on aboutit assez natu-rellement à la conclusion de la nécessité de limiterl’accès aux études supérieures, la quantité dediplômés étant vue comme le problème majeur. Si enrevanche on accepte de considérer que le problèmecentral n’est pas tant le nombre de diplômés desuniversités que les incertitudes sur leur qualité, onaboutit à une conclusion bien différente qui va plusvolontiers vers un renforcement de l’encadrementdes étudiants, une augmentation significative dunombre d’heures d’enseignement, une clarificationdes attentes pédagogiques et intellectuelles, unerationalisation des modes d’évaluation… Autant demesures qui tendraient à rapprocher les formationsuniversitaires des autres secteurs de l’enseignementsupérieur en France, et les replaceraient dans uneposition comparable à celle des autres universitésdans le monde.

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Des mondes incertains : les universités, les diplômes et l’emploiGeorges Felouzis

Les parcours d’insertion des jeunes diplômés du supérieur sont d’une complexité croissante. Ceci résultesimultanément des évolutions de l’université d’une part, et du marché du travail de l’autre. Ce qui relèvede la formation et ce qui relève de l’insertion est trop souvent traité de façon étanche par les sciencessociales, alors que ces deux grands domaines de la connaissance sociologique sont structurés autourdes mêmes mécanismes, et obéissent en quelque sorte aux mêmes logiques. Non pas simplement ausens où l’un peut expliquer l’autre, mais au sens où l’on peut rendre compte de l’un et de l’autre au tra-vers des mêmes catégories : celle de « marché » de l’enseignement supérieur et de l’emploi, celle de« système segmenté » et de « qualité », et notamment d’incertitude concernant la certification universi-taire. On soutient ici que l’incertitude de l’insertion professionnelle des diplômés des universités n’est pasle résultat direct de la trop grande diffusion de leurs diplômes, mais celui de l’incertitude sur leur qualité.

Mots clés

Enseignement universitaire, insertion professionnelle, diplôme, enseignement supérieur

Journal of Economic Literature : I 23 – Higher Education Research Institutions ; J 24 – Labor Productivity ;I 21 – Analysis of Education

Résumé

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