17
iris-france.org DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE ? DOSSIER #3 : LE VIRUS DU FAUX DÉCEMBRE 2020 Dossier dirigé par François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS.

DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

iris-france.org

DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE ?

DOSSIER #3 : LE VIRUS DU FAUXDÉCEMBRE 2020

Dossier dirigé par François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS.

Page 2: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

1

DES MANŒUVRES GÉOPOLITIQUES D’INFLUENCE ?

Par François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS La pandémie, outre ses ravages sanitaires, a des conséquences économiques, sociales, institutionnelles, idéologiques qui modifient les rapports géopolitiques de puissance. Donc avec des gagnants et des perdants relatifs, comme nous le montre l’interview de Pascal Boniface.

Mais il se développe aussi des actions d’influence : la règle du jeu est de pointer les responsabilités dans la diffusion du virus, de présenter les performances des différents régimes politiques ou le rôle des institutions internationales, de changer la perception de grands pays, leur soft power, etc. Cela consiste pour certains à favoriser discrètement les thèses douteuses ou contradictoires sur le Covid-19 ou à renouveler la pratique de ce que l’on appelait « diplomatie publique » pendant la guerre froide : s’adresser aux populations des autres pays pour vanter l’excellence de son système et dénigrer ses rivaux.

Comme l’explique Barthélémy Courmont, dans le cadre d’une Asie plutôt résiliente face à la pandémie, la Chine, initialement mise en accusation pour avoir caché la gravité de l’épidémie à ses débuts, a vite pensé communication et lancé une opération d’image, où elle est présentée comme bienveillante et puissante à la fois. Quant aux États-Unis (cf. le texte de Marie-Cécile Naves), ils sont entrés, sinon dans un cycle de désinformation et contre-désinformation avec la Chine, du moins, dans une compétition rhétorique avec le grand rival. Le tout pendant que circulaient sur les réseaux sociaux internationaux des thèses complotistes, des accusations, des fausses nouvelles que ne parvenait plus à arbitrer un discours scientifique incontesté (voir les dossiers n°1 et 2). Et pendant que les grands du Net affirmaient leur volonté de combattre l’infodémie (épidémie de fausses nouvelles parallèles à la diffusion du virus).

Quant aux Russes, à qui l’on avait attribué un tel rôle déstabilisateur sur les réseaux sociaux (Brexit, élection de Trump, référendum catalan, etc.) surtout depuis 2016, Yannick Harrel nous montre qu’en dépit des accusations de cyberattaques et de propagande subversive, ils pourraient bien être remplacés par la Chine dans le rôle du suspect habituel des futures guerres de l’information.

Page 3: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

2

ANGLICISMES FRÉQUEMMENT EMPLOYÉS À PROPOS DE L’INFODEMIE OU LA DÉSINFORMATION

À QUI PROFITERA LA PANDÉMIE ?

Entretien avec Pascal Boniface

Directeur de l’IRIS

Page 4: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

3

près le Covid-19 (s’il y a un après), quels pays gagneront en puissance, en influence ou en image ? Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard

Huyghe, co-directeur de l’Observatoire (Dés)information & géopolitique au temps du Covid-19. À l’échelon international, y a-t-il des gagnants ou des perdants en termes d’influence et de prestige presque un an après le début de la pandémie ?

Je distinguerais un grand gagnant, un grand perdant et un acteur qui, au final, après avoir été perdant, pourrait sortir gagnant.

Le grand gagnant, c’est indubitablement la Chine. Rappelons-nous ce que l’on entendait majoritairement en janvier 2020 : l’essor économique de la Chine allait être irrémédiablement brisé, cette pandémie prouvait la faiblesse réelle de ses structures au-delà des apparences et la nature dictatoriale du régime ressortait, car seul un régime de ce type pouvait enfermer chez eux des dizaines de millions de personnes. Au final, l’économie chinoise est repartie et sera une des rares cette année à connaître une croissance de son PIB (1,5% selon le FMI). Tous les pays ou presque ont adopté des mesures de confinement extrêmement sévères et la Chine est l’un des pays qui en termes sanitaires a le moins souffert, selon les chiffres, de la pandémie. Xi Jinping peut communiquer sur la réussite de son modèle. À cela s’ajoute la diplomatie du masque qui a été très critiquée en Occident, mais qui était populaire dans les pays qui ont reçu cette aide, notamment en Afrique et en Amérique latine.

Le grand perdant, ce sont les États-Unis ou plus exactement les États-Unis de Donald Trump. Crise sanitaire absolument pas maîtrisée, le plus grand nombre de morts en chiffre absolu et l’un des plus grands en proportion du nombre d’habitants, les images des fosses communes à New York, terribles par rapport à l’image de modernité des États-Unis… Bref, la première puissance mondiale a été prise au dépourvu et incapable de faire face. Cette impuissance nationale a été relayée en impuissance internationale. Pour la première fois depuis 1945, les États-Unis n’ont pas joué de rôle moteur dans une grave crise internationale. Ils se sont retirés de l’OMS et ont laissé un champ ouvert à la Chine qui est pourtant leur concurrent principal. Joe Biden aura beaucoup de pain sur la planche pour restaurer tout cela.

L’Union européenne a été initialement perdante, incapable d’envisager qu’une pandémie pouvait l’atteindre. Elle a payé le prix de son hubris (en pensant que les pandémies étaient le monopole de l’Asie ou de l’Afrique), mais aussi celui de sa division puisqu’initialement, chacun a cherché la solution dans des voies purement nationales. Mais elle s’est ressaisie à la fois pour elle-même, en brisant le tabou de la dette commune, et en mettant en place des plans de relance et de sauvegarde économiques audacieux et conséquents. Elle a également beaucoup insisté sur une solution

A

Page 5: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

4

multilatérale à cette pandémie, notamment concernant l’accès au vaccin, se distinguant de façon positive tant de la Chine de Xi Jinping, que des États-Unis de Donald Trump.

À tort ou à raison, beaucoup ont considéré la pandémie comme une sorte de « crash test » idéologique pour les systèmes politiques et idéologiques (orientaux contre occidentaux, autoritaires contre libéraux...). La Chine a beaucoup communiqué sur sa non-responsabilité, son efficacité, sa volonté d’aider d’autres pays... Face à cela, les démocraties européennes ne semblent pas avoir grand-chose à dire à l’échelle internationale : faute d’arguments ou faute de volonté commune ?

Je serais moins sévère que vous. Il n’y a pas d’un côté des régimes autoritaires qui ont su faire face à la pandémie et des régimes démocratiques qui auraient échoué. Il est vrai que les pays occidentaux ont été le plus fortement atteints par la pandémie. Mais je pense que si les pays européens et les États-Unis ont payé un prix lourd (avec les pays latino-américains qui se considèrent d’une façon ou d’une autre comme des pays occidentaux). Ce n’est pas parce qu’ils sont des démocraties, mais parce qu’ils pensaient avoir des systèmes de santé supérieurs aux autres et être protégés par leur modernité et par leurs richesses. C’est plus le poids de l’orgueil, de la croyance absolue dans la supériorité du modèle occidental, que par le système démocratique. La Corée du Sud, Taïwan ou la Nouvelle-Zélande, de parfaites démocraties, ont payé un prix moins lourd parce qu’ils ont été vigilants dès le premier moment.

Si les États-Unis se sont retirés de l’OMS et n’ont pas fait preuve de solidarité avec les autres pays, ce n’est pas le cas de l’Europe qui a mis en place un plan d’aide pour l’Afrique de 15 milliards d’euros et qui a insisté pour que le vaccin soit considéré comme un bien public mondial.

La Chine a beaucoup communiqué sur la politique du masque, parfois de façon un peu trop insistante et visible d’ailleurs. Une politique de communication sur l’aide pour être efficace doit être plus discrète. La crise du Covid-19 est une manifestation de la crise du multilatéralisme. Or, c’est par le multilatéralisme qu’on en sortira et s’il y a bien un ensemble géopolitique - malgré ses divisions et ses faiblesses stratégiques - qui incarne le multilatéralisme, c’est bien l’Union européenne.

Même si l’élection présidentielle US s’est déroulée sans que l’on accuse trop la Russie ou d’autres d’ingérences et désinformation via le Net (contrairement à 2016), pensez-vous que l’administration Biden va relancer une politique de soft power vis-à-vis de l’opinion internationale et que cela amènera à une forme de guerre de l’information avec la Chine, la Russie ou d’autres ?

Page 6: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

5

Il est certain que l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche va donner une tout autre tournure à la diplomatie américaine. On va passer d’un président brutal et qui n’hésite pas à insulter les nations et ses homologues, à un président courtois, maître de ses nerfs et ouvert au dialogue.

Une de ses priorités sera de restaurer l’image internationale des États-Unis qui, dans de nombreux pays – pas dans tous -, s’est dégradée au cours des quatre dernières années. On est un peu dans une situation comparable à celle de l’arrivée d’Obama qui devait alors réparer les dégâts des années George W. Bush. Biden comprend qu’il ne pourra pas remporter le duel, jugé vital à Washington, que les États-Unis livrent à la Chine sans avoir l’appui d’autres pays, et que cet appui sera plus facile à obtenir par la séduction que par l’injonction.

Bien sûr, les États-Unis ne vont pas devenir une puissance tout à fait multilatérale, bien sûr il y aura des négociations assez dures avec les alliés sur le plan commercial. Mais le climat international va changer et en bien. En effet, le soft power - qui est quand même une source de pouvoir dans laquelle les États-Unis excellent et qu’ils ont négligé au cours des dernières années - va être remis à la mode. Trump a obtenu certains succès par la menace, mais cela a été payé par le prix lourd d’une

impopularité king size et la perspective d’un affaiblissement et d’un isolement à long terme.

Page 7: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

6

LES PAYS ASIATIQUES EN PREMIÈRE LIGNE DE LA DIPLOMATIE DU COVID

Par Barthélémy Courmont

Directeur de recherche à l’IRIS, en charge du programme Asie/Pacifique

Page 8: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

7

ntre héritage confucéen et mesures de confinement et de distanciation sociale dûment respectées, le « modèle asiatique » sort renforcé de la crise sanitaire. À l’exception notable de l’Inde qui reste confrontée à de graves défis, les économies asiatiques ont pu par ailleurs repartir à la hausse très

rapidement, notamment la Chine, tandis que les pays occidentaux restaient à l’arrêt. Enfin, cette crise a modifié les rapports de force dans la région, et accentué la puissance chinoise. Tour d’horizon des évolutions politico-diplomatiques en Asie et des stratégies d’influence qui en découlent. La Chine à l’offensive L’offensive chinoise post-Covid-19 a trois visages. Elle est d’abord diplomatique. La « diplomatie du masque », qui s’inscrit dans la continuité de la stratégie de soft power chinois et de la Belt and Road Initiative (BRI), ne se limite pas à quelques acteurs, mais se veut globale. Les pays européens, sévèrement frappés par la crise à partir de février, bénéficièrent ainsi de cette offensive de charme chinoise, mais c’est également le cas du continent africain, du Moyen-Orient ou de l’Asie du Sud-Est et même de l’Amérique latine qui bénéficièrent de l’envoi de matériel. Souhaitant capitaliser sur son avance, Pékin a également engagé une vaste campagne de dissémination de ses vaccins anti-Covid-19 en direction des pays en développement, anticipant la concurrence, et Xi Jinping profitant d’une séance du G20 (en ligne) de novembre 2020 pour proposer le système de QR code chinois au reste du monde afin de relancer les déplacements internationaux. L’offensive chinoise est également politique, avec une très grande fermeté à l’égard de toute critique de son système et de sa gestion de la crise. De plus en plus décomplexée sur la scène internationale, la Chine affirme sa puissance par le biais des instances internationales – l’OMS fut ainsi la cible de Washington pour ses liens jugés trop étroits avec Pékin – et par une rhétorique plus agressive contre ceux qui critiquent son système. En France, cette affirmation de puissance est incarnée par l’ambassade de la République populaire, qui a brutalement critiqué la gestion de la pandémie par le gouvernement français. De telles pratiques sont également observées dans d’autres pays, en particulier chez ceux qui dépendent le plus des investissements chinois. Amplifiée par la crise du coronavirus, cette attitude de Pékin est révélatrice des nouveaux rapports de forces géopolitiques, mais aussi de l’image que la Chine souhaite désormais projeter, à la fois plus impliquée dans les affaires internationales et plus conquérante. Cette offensive est enfin géopolitique, avec une emprise plus ferme sur Hong Kong, notamment suite à l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en juin 2020 et l’arrestation des principales figures du mouvement prodémocratie, malgré les critiques internationales. Pékin a continué d’avancer ses pions en mer de Chine méridionale, augmentant la fréquence des missions militaires, tandis que les pays riverains et les États-Unis étaient davantage préoccupés par les enjeux sanitaires. Enfin, la Chine a durci le ton à l’égard de Taïwan, en multipliant les déclarations faisant état de préparatifs d’une campagne d’invasion. C’est cependant dans la relation avec les États-Unis que l’offensive chinoise est la plus forte, d’autant qu’elle coïncide avec un changement d’équipe à la Maison-Blanche. Pékin a ainsi énoncé ses nouvelles ambitions économiques et

E

Page 9: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

8

réaffirmé sa volonté de jouer un rôle de leader de la croissance mondiale, tandis que Washington s’interroge encore sur l’ampleur de la crise économique qui accompagnera la pandémie. La transition de puissance n’est plus aujourd’hui un rêve pour les dirigeants chinois, qui se montrent ouvertement convaincus – à tort ou à raison – que les États-Unis sont en déclin. Des rapports de force modifiés Parmi les pays qui s’efforcent de renforcer leur influence sur la scène régionale et internationale, les bilans sont contrastés. Si le Japon présente un bilan honorable dans sa lutte contre la pandémie, la transition politique suite au départ d’Abe Shinzo et l’arrivée au poste de Premier ministre de Suga Yoshihide isole encore plus Tokyo à échelle régionale, tant dans sa relation avec la Chine qu’avec la péninsule coréenne. Las, les dirigeants japonais s’inquiètent par ailleurs d’une redéfinition de la politique asiatique de Washington dont ils pourraient être les grands perdants. Les succès de Séoul dans sa communication sur la sortie de crise et sa politique de main tendue à la Corée du Nord amplifient ce risque de mise à l’écart diplomatique. Au niveau régional, la principale innovation de la sortie de la crise sanitaire est la signature, le 15 novembre 2020, du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), gigantesque accord de libre-échange qui rassemble les dix membres de l’Asean (à l’origine du projet), la Chine, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, soit plus de 30% de l’activité économique mondiale. Si cet accord est le résultat de négociations étalées sur près de dix ans, la crise sanitaire en a accéléré la signature, les États membres choisissant d’unir leur destin pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie. L’Inde, qui n’a pas rejoint ce partenariat, s’en trouve isolée, mais c’est surtout du côté des États-Unis que les conséquences sont importantes, car le RCEP vient concurrencer les souhaits de Washington de relancer ses partenariats stratégiques et économiques en Asie, en plus qu’il place la Chine en position de force (Pékin représente environ la moitié du poids économique du RCEP). Les démocraties asiatiques en embuscade Contrairement aux idées reçues concernant une « efficacité » propre aux régimes autoritaires face à la crise sanitaire, et contrairement à la fable nord-coréenne qui prétend que le Covid-19 n’est pas entré sur son territoire, les démocraties asiatiques présentent un bilan remarquable. Le cas de la Corée du Sud est ici le plus notable, ce pays ayant maintenu les élections législatives du 16 avril 2020, qui se sont soldées par une participation record (67 %) et une majorité absolue accordée au président Moon Jae in. Les Sud-Coréens ont plébiscité le chef de l’État pour sa gestion réussie d’une crise sanitaire pourtant particulièrement inquiétante en février, quand la Corée du Sud occupait le sinistre deuxième rang mondial des pays les plus touchés, derrière la Chine. En marge de la réélection facile de Tsai Ing-wen pour un second mandat en janvier 2020, Taipei mettait de son côté en garde l’OMS contre les risques de propagation du coronavirus par transmission humaine, sans aucune réaction de l’organisation dont il n’est pas membre. Pour autant, et en dépit de la proximité géographique et de la fréquence des échanges avec la Chine continentale, Taïwan présente un bilan

Page 10: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

9

exceptionnel dans la gestion de la crise sanitaire (avec seulement sept morts enregistrés début décembre 2020, sur 23 millions d’habitants), sans confinement et en ayant recours à la technologie, notamment des applications de géolocalisation – comme en Corée du Sud, à Singapour, et même en Chine. Ce n’est pas le caractère autoritaire des mesures, mais leur efficacité qui a fait la différence, et fait de Taïwan l’un des « vainqueurs » de cette pandémie, tant dans son bilan sanitaire que dans sa légitimité politique. Ce succès vaut aujourd’hui à Taipei d’être soutenu par les puissances occidentales et le Japon dans sa demande d’adhésion à l’OMS, ce qui constitue en soi une immense victoire diplomatique (même si cette démarche est

vouée à l’échec en raison du veto chinois).

Page 11: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

10

FAKE NEWS ET COVID-19 : UN SOFT POWER COMME UN AUTRE

Par Marie-Cécile Naves

Directrice de recherche à l’IRIS, spécialiste des États-Unis

Page 12: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

11

l’instar de la Chine, mais aussi du Brésil, de la Russie ou des pays européens, le Covid-19 a nourri la diplomatie d’influence, ou soft power, des États-Unis de Trump. D’une part, ce dernier a instrumentalisé la pandémie pour renforcer sa rhétorique nationaliste contre la Chine en parlant

par exemple, de manière systématique, de « virus chinois » ou de « kung flu ». Sur la scène internationale, il s’en est servi pour justifier la fermeture des frontières et le repli sur soi, mais aussi le credo « America First » (en affirmant, par exemple, vouloir acheter toutes les doses disponibles du premier vaccin opérationnel pour les réserver à la population américaine). Cette stratégie et la rhétorique mensongère qui l’a accompagnée (les démocrates et les organes de presse qu’il qualifiait de « fake news media » auraient exagéré la gravité du virus, au sein d’un vaste « complot » fomenté pour lui nuire depuis son élection en 2016) ont séduit une grande partie de son électorat, mais isolé un peu plus la nation américaine sur la scène mondiale. D’autre part, en effet, l’image et le rôle des États-Unis à l’international en matière de gestion des crises en ont été considérablement affaiblis. Par sa « diplomatie du masque », la Chine a, au contraire, renforcé sa position géopolitique, en matière commerciale (exportations massives de masques et de matériel médical et paramédical) comme sur le plan institutionnel, notamment au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dont Trump a claqué la porte en 2020, estimant que... l’influence de la Chine y était trop forte. Face au danger de la pandémie et aux peurs qu’elle a suscitées, l’enjeu était aussi, pour Washington comme pour Pékin, celui de la maîtrise du récit. Or, avec le Covid-19, la rivalité sino-américaine s’est beaucoup exprimée sur le terrain de la désinformation. De nombreuses contrevérités ont été largement diffusées par les pouvoirs en place. La guerre de l’information, l’obsession de vouloir incarner « la » vérité pour unir le pays derrière ses dirigeants passaient par la disqualification de l’adversaire. À titre d’exemple, selon un article publié en mars par un organe de presse du parti communiste chinois, le People’s Daily, le patient zéro du Covid-19 serait un soldat américain ayant séjourné à Wuhan. Des messages similaires circulaient sur YouTube et des forums et chats en Chine. Pour eux, ce serait une guerre bactériologique – qui, nécessairement, fait peur et fait écho, dans les représentations collectives, à d’anciens conflits comme la guerre du Vietnam – fomentée par Washington. La même histoire s’est retrouvée dans les canaux diplomatiques. Ce récit visait à faire oublier que le virus est parti de Chine et que Pékin a tu son apparition, son ampleur et sa dangerosité pendant plusieurs semaines. Des sénateurs démocrates comme républicains, peu suspects de trumpisme, à l’instar de Mitt Romney ou Marco Rubio, ont appelé à contrecarrer la propagande chinoise et à fournir des outils aux ambassades américaines dans le monde pour y parvenir. Inversement, des journalistes américains ont perdu leur accréditation en Chine. Quant aux soutiens de Trump dans le champ politique et diplomatique (ses enfants, le département d’État, etc.), ils ont martelé en meeting et en conférence de presse les éléments de langage anti-chinois et anti-Biden pour vanter l’action du président en poste. Mais l’objectif de ces vastes campagnes de désinformation entre les deux rivaux, sur le plan géopolitique, était aussi d’intimider l’autre en lui donnant à voir une capacité d’influence supérieure à la sienne en termes de moyens, d’effets sur la population et de gains financiers potentiels. L’effet se voulait dissuasif comme, autrefois, sur le terrain nucléaire. Ce n’est pas sans importance quand on connaît la personnalisation du pouvoir de Donald Trump comme de Xi Jinping, mais aussi quand on sait que Trump a cherché, et va encore

À

Page 13: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

12

chercher une fois qu’il aura quitté la Maison-Blanche, à asseoir son pouvoir et ses affaires sur des « vérités alternatives » qui servent son image, son branding. Par ailleurs, le « filon » du Covid-19 s’est aussi vu récupérer, aux États-Unis, en Chine et ailleurs, par des relais militants et médiatiques qui se sont mobilisés pour réactiver le complotisme à des fins lucratives : disqualifier des concurrents économiques et digitaux, promouvoir des produits ou des organisations, capter des clients en jouant des algorithmes des réseaux sociaux. Certains médias russes comme RT ont ainsi instrumentalisé la pandémie pour alimenter leurs critiques à l’égard de grandes fondations américaines : à titre d’illustration, le Covid-19 serait, disent-ils, une création de toutes pièces pour que la fondation Bill Gates puisse opérer une campagne de vaccination à grande échelle et donc asseoir… son influence et son image de bienfaiteur. Finalement, ce sont toujours, comme dans beaucoup de théories du complot, les élites politiques, économiques et médiatiques qui sont visées, et un « peuple », imaginaire parce que jamais défini, mais toujours sollicité ou plébiscité, qu’il faut défendre en valorisant sa « sagesse », son bon sens. Une telle

économie de l’attention, ici sur cette question sanitaire majeure, n’est néanmoins pas philanthrope.

Page 14: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

13

PANDÉMIE DE CORONAVI-RUSSE ?

Par Yannick Harrel

Auteur, conférencier et chercheur en écosystème cyber et mobilités 3.0

Page 15: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

14

lections américaines et crise du coronavirus ont alimenté les rédactions papier et numérique du globe ces dernières semaines. La Russie, pourtant souvent pointée du doigt lors de crises géopolitiques, fut étonnamment absente des médias occidentaux lors de ces deux occurrences.

Mais, moindre exposition médiatique ne signifie pas absence d’exposition. Plusieurs occurrences ont cependant eu lieu avec la dose habituelle de scepticisme à l’égard des informations provenant de Russie. La plus importante fut la déclaration officielle de la mise au point du vaccin Spoutnik V (de son vrai nom Gam-COVID-Vac) par le Centre Gamaleya le 11 août 2020, engendrant une méfiance par les entreprises médiatiques relayant et commentant l’information. Certes, la prudence doit toujours être de mise lorsque toutes les étapes de certification scientifique n’ont pas encore été accomplies, mais il y a une distinction entre prudence et méfiance ; d’autant que le laboratoire moscovite n’a jamais prétendu s’exonérer de la phase trois des tests (celle qui permet précisément de valider par les plus hautes instances l’efficacité ou l’inefficacité d’un vaccin). Circonspection qui n’est pas de mise chez plusieurs autres pays, dont l’Inde, qui par l’entremise de la compagnie nationale pharmaceutique, Dr. Reddy’s, produira et distribuera les vaccins. Au plus fort de la campagne présidentielle, en octobre, une annonce a aussi été formulée par les médias américains, relayant et extrapolant une note conjointe du FBI (Federal Bureau of Investigation) et du CISA (Cybersecurity & Infrastructure Security Agency) : les hôpitaux américains, alors en pleine surcharge de gestion des patients atteints du Covid-19, étaient la cible d’un rançongiciel d’origine russe, Ryuk, par l’entremise du réseau informatique criminel Trickbot. Précisons que cette note ne mentionnait à aucun moment l’origine russe de cette cyberattaque, se focalisant plutôt sur ses modalités et sur les contre-mesures à adopter par les organisations victimes. Jusqu’à ce que les médias américains et étrangers évoquent crescendo un outil malveillant d’Europe de l’Est, puis de la Fédération de Russie, et enfin de pirates russes supportés par un gouvernement forcément complice, si ce n’est commanditaire principal. Une assertion faisant l’impasse de la possibilité d’une rétro-ingénierie couplée à une usurpation d’identité numérique dans le cadre de cette campagne malveillante. Enfin, exemple datant de mi-novembre 2020, le géant Microsoft a clairement désigné Strontium - un groupe de hackers supposé bénéficier de l’appui du gouvernement russe (financièrement, techniquement, humainement ?) - comme étant à l’origine d’une campagne d’espionnage à l’encontre de plusieurs laboratoires de recherche internationaux sur la maladie Covid-19. Pour ne pas se sentir trop seule toutefois, la Russie est accompagnée par la Corée du Nord comme force cyberdéstabilisatrice. Difficile malgré tout de penser que seuls les pirates issus de ces deux États soient concernés tant l’on peut subodorer très aisément combien les groupes pharmaceutiques sont des cibles à haute valeur ajoutée pour tout cybercriminel en temps normal et a fortiori en temps de crise. Quant à l’élection présidentielle américaine, de rares articles émergèrent dans la presse nationale à titre préventif, comme pour s’assurer d’un filet de sécurité en cas de défaite de Joe Biden, le champion des médias.

É

Page 16: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

15

Ce fut par exemple le relais d’une note du 6 octobre 2020 du DHS (Department of Homeland Security) prévenant du risque d’interférences étrangères durant le processus électoral, et notamment d’opérations d’influence russe. Pourquoi spécifiquement la Russie ? Parce que selon le DHS, celle-ci « possède certaines des cybercapacités les plus sophistiquées au monde - pouvant perturber ou endommager les réseaux d'infrastructures critiques américaines via des cyberattaques. Les acteurs affiliés à l'État russe continueront de cibler l'industrie américaine et tous les niveaux de gouvernement avec un cyberespionnage intrusif pour accéder aux informations économiques, politiques et de sécurité nationale afin de promouvoir les intérêts stratégiques du Kremlin.» Et les rédacteurs d’ajouter : « Les cybercriminels et les cyberacteurs des États-nations - motivés par le profit, l'espionnage ou la perturbation - exploiteront la pandémie Covid-19 en ciblant le secteur américain de la santé et de la santé publique ; les entités d'intervention du gouvernement, telles que le département américain de la santé et des services sociaux et la Federal Emergency Management Agency ; et le secteur plus large des services d'urgence ». Le même document opère une transition vers un sujet de préoccupation à plus long terme pour l’administration américaine : les capacités chinoises de cyberespionnage, mais aussi d’influence politique sur l’échiquier international. Ainsi il est rappelé que « Le ministère chinois des Affaires étrangères, les médias d'État et les comptes Twitter officiels promeuvent des récits manifestes affirmant que le coronavirus pourrait être originaire des États-Unis. Ils critiquent la réponse américaine à la pandémie et propagent l'assistance médicale de la Chine liée au Covid-19 à destination des villes et des États américains. La Chine a doublé le nombre de publications officielles du gouvernement diffusant de faux récits sur le Covid-19, et mène des opérations de désinformation et d'influence persistantes à grande échelle qui emprunte la voie diplomatique». Il est fortement probable qu’en raison de l’inertie de l’administration américaine, la Russie continue d’être perçue comme la principale menace pour le pays, mais la réalité est que les capacités cybernétiques chinoises sont devenues critiques ; elles ne sauraient être réduites au cyberespionnage puisqu’elles s’élargissent vers la maîtrise de l’intelligence artificielle et du calcul informatique quantique. Un changement profond est en cours par la domination de l’économie de la donnée : la crise pandémique a accentué l’émergence de ce nouveau paradigme qui est l’apanage des majors des technologies de l’information, de la communication et du contrôle (fonctionnalité souvent ignorée, mais essentielle). En ce sens, la pandémie aura été un accélérateur d’une tendance lourde de la guerre informationnelle, où les États n’y demeurent certes pas inertes, mais doivent dorénavant apprendre à composer avec des puissances tierces pas toujours disposées à partager leur magot (la datamasse) et leurs outils (les algorithmes).

Page 17: DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE · 2020. 12. 8. · Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, répond aux questions de François-Bernard Huyghe, co-directeur de l’Observatoire

INSTITUT DE RELATIONS INTERNATIONALES ET STRATÉGIQUES

2 bis, rue Mercœur75011 PARIS / France

+ 33 (0) 1 53 27 60 [email protected]

@InstitutIRISiris-france.org

DES OPÉRATIONS D’INFLUENCE GÉOPOLITIQUE ?

AVEC LES CONTRIBUTIONS DE > PASCAL BONIFACE> BARTHÉLÉMY COURMONT> MARIE-CÉCILE NAVES> YANNICK HARREL

DOSSIER DIRIGÉ PAR FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE, DIRECTEUR DE RECHERCHE À L’IRIS DÉVELOPPÉ DANS LE CADRE DE L’OBSERVATOIRE (DÉS)INFORMATION ET GÉOPOLITIQUE AU TEMPS DU COVID-19 DE L’IRIS.

DOSSIER #3 : LE VIRUS DU FAUX - Décembre 2020