107
DES PAROLES AUX ACTES TOLERANCE DIRE LA Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

DES PAR DES PARO - unesdoc.unesco.orgunesdoc.unesco.org/images/0023/002326/232631f.pdf · ou, au contraire, de crise, dans lesquels la tolérance et ses antonymes, l’intolérance

Embed Size (px)

Citation preview

  • DES PAROLES AUX ACTES

    TOLERANCEDIRE LA

    Les mots forment un trsor

    commun grce auquel les

    hommes se sont donn le

    moyen de concevoir le monde,

    de prendre conscience deux-

    mmes et de comprendre les

    autres. Ils gardent la mmoire

    des cheminements et des tapes

    au travers desquels se font les

    langues et les cultures. Ils nous

    apprennent comment celles-ci,

    de diverses faons, nomment

    la tolrance : comment elles

    disent lhumanit mme.

    Organisationdes Nations Unies

    pour lducation,la science et la culture

  • Dire la tolrance est paru pour la premire fois en 1997 sous la direction de Katrina Stenou, alors Chef de section la Division du Pluralisme culturel, UNESCO.Coordonnateur scientifique : Paul Siblot, professeur, Universit Paul Valry - Montpellier III.Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent nimpliquent de la part de lUNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorits, ni quant leurs frontires ou limites. Les ides et opinions exprimes dans cet ouvrage sont celles des divers auteurs et ne refltent pas ncessairement les vues de lUNESCO.Les titres et intertitres sont de la rdaction.Cette publication, linitiative de la Section des identits culturelles et changes interculturels sinscrit dans le cadre du suivi de lAnne internationale pour la tolrance (1995).Praxiling, Unit Propre de Recherche de lEnseignement Suprieur Associe au Centre National de la Recherche Scientifique.Discours, textualit et production de sens.Universit Paul Valry, 34 199 Montpellier Cedex 5 (France).Saisie et composition : ATRESA, 46, rue Albert Luthuli,34090 Montpellier (France)Publi en 1997 par lOrganisation des Nations Unies pour lducation.la Science et la Culture, 7 place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP (France).@ UNESCO 1997.Rimpression: @ UNESCO 2014, dans le Portfolio Des paroles aux actes, publi dans le cadre du projet phare de la Dcennie internationale du rapprochement des cultures (2013-2022) sur la promotion des comptences interculturelles fondes sur les droits de lhomme.

    SHS-2014/WS/7

  • DES PAROLES AUX ACTES

    TOLRANCEDIRE LA

    Coordonn par

    Paul Siblot

    UNESCO Praxiling

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    3

    Sommaire

    Prface Federico Mayor 5

    Prsentation Paul Siblot 7

    Contributeurs 11

    gyptien ancien Tolrance religieuse et intransigeance nationale Sydney Aufrre 15

    Hbreu Tolrance ou cohabitation? Michel Eckhard Elial 21

    Grec Dsacralisation, pluralisme religieux et absolutisme monothiste Marie-Paule Masson, Vana Nicoladou-Kyrianidou, Stavros Prentidis 23

    Latin Les Romains taient-ils tolrants? Michel Grilfe 29

    Domaine roman Familles de langues, et familles de mots Jacques Bres 34

    Occitan LOccitanie et lAndalousie furent-elles des ges dor du vivre ensemble? Grard Gouiran 35

    Espagnol Une intolrable tolerancia Sophie Sarrasin 39

    Catalan Tolrance et intolrance dans lhistoire Christian Camps 43

    Portugais Entre acceptions inverses Franeis Utza 45

    Franais Lidologie des Lumires Catherine Dtrie, Claude Lauriol 49

    Italien Une nologie luvre Bru no Maurer 54

    Anglais Jurisprudence et lgislation Christine Bal, Gabriel Calori 56

  • DIRE LA TOLRANCE

    4

    Russe Le sceptre et le goupillon Irne Cahuet 59

    Finnois Souffrir, souvrir, ou dsirer? Raimo Jussila 62

    Bulgare Les vertus de lendurance Lydia Denkova, Maria Iovtcheva, Lora Tasseva 64

    Arabe galit de principe et discriminations Ahmed Ben Naoum 65

    Hindi Pour une coexistence pacifique des incompatibles Bengali Kumar Jan 73

    Chinois Intgrer contraires et contradictoires Jean-Franois Vergnaud 77

    Japonais Autorit et relativit Grard Siary 81

    Quechua Fatum ou fait colonial? Guido Carrasco 83

    Algonquin Absence du mot, ralits des pratiques Diane Daviault 86

    Wolof Un espace ouvert ou ferm Khadiyatoulah Fall 89

    Gbaya Ne pas juger les diffrences Paulette Roulon-Doko 90

    Bambara La diffrence des points de vue comme principe Ismal Maga 93

    Kiswahili Patience, humilit et dpassement moral Mohamed Ahmed Saleh 97

    Postface Sylvain Auroux 100

    Notes 103

    lments de bibliographie 105

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    5

    Prface

    La tolrance, nous le savons bien, nest ni une donne du comportement dfinitivement acquise qui rpondrait un besoin physiologique comme la faim ou la soif, ni une valeur universelle communment pratique. Fondement de la culture dmocratique, o les vrits sont relatives et les diffrences lgitimes, elle est incompatible avec les rgimes totalitaires, qui prnent un systme de pense unique. Dans un monde qui aspire la paix et o la dmocratie stend, elle nest pourtant pas omniprsente; on constate au contraire le retour en force du racisme, de la xnophobie, des nationalismes radicaux, des fanatismes religieux, des exclusions sociales et des discriminations de tous ordres.

    La paix, la concorde, la dmocratie supposent une vision commune du pass, du prsent et de lavenir. Et pour asseoir des valeurs communes, tous les acteurs doivent savoir, selon une ancienne expression populaire, ce que parler veut dire. Aucune ngociation sur les ides a fortiori sur des ides dont la teneur conceptuelle est variable ou sujette discussion ne peut faire lconomie dune ngociation sur les mots, porteurs de traditions culturelles fortes, de sensibilits sociales et de valeurs symboliques que la rduction une formulation unique dans une quelconque langue de travail internationale risque dappauvrir, voire docculter.

    La tolrance ne sexprime en termes constants ni travers lespace, ni au fil du temps. Le projet dune approche linguistique lexicographique et discursive appelant dautres enqutes du mme type, rpond un but thique: diffuser un savoir de nature faire progresser le respect et la comprhension mutuels. Il rpond avant tout une interrogation culturelle. Il est des moments particuliers de paix, ou, au contraire, de crise, dans lesquels la tolrance et ses antonymes, lintolrance et lintolrable, apparaissent dans chaque langue, chargs dun sens particulier, lourd de connotations ethniques, religieuses, sociales, sexuelles qui, par la suite, psent durablement sur la gestion dun concept mal dgag de sa chrysalide smantique.

    Le choix dun premier chantillon de langues reprsentatives de diverses rgions du monde a permis des chercheurs, principalement sociolinguistes, coordonns par le professeur Paul Siblot, directeur de lquipe de recherches en Sciences du langage Praxiling lUniversit Paul Valry de Montpellier, de procder une premire srie dinvestigations. Chaque secteur linguistique a fait lobjet dune analyse spcifique comprenant une caractrisation du terme, des circonstances de son apparition, de ses volutions, de son usage et de sa circulation sociale. Le but de ces courtes notices ntait pas de constituer un lexique polyglotte conu par des linguistes lusage dinterprtes ou de traducteurs, mais, plus simplement et plus fondamentalement, dalerter le plus grand nombre possible dacteurs engags dans le combat en faveur dune socit plus juste et plus harmonieuse, sur les difficults que soulve la dfinition de leur aspiration commune vivre ensemble.

    La tour de Babel est une construction condamne linachvement parce que ses ouvriers prisonniers de la logique propre chacune de leurs langues ne peuvent communiquer entre eux, ni sentendre pour btir les derniers tages. La construction de la tolrance, lment essentiel dune culture de paix, ne peut rester inacheve faute douvriers. Ces btisseurs hommes, femmes, jeunes

  • DIRE LA TOLRANCE

    6

    gens de bonne volont doivent pouvoir communiquer entre eux quelle que soit leur langue pour accomplir une uvre qui, lheure de la mondialisation, est la condition de notre vie commune.

    Ce glossaire nest encore que lesquisse dun ncessaire thesaurus. Il rvle nanmoins la richesse dun trsor commun de vocables et dexpriences qui expriment, dans chaque culture, lurgente ncessit daccueillir lAutre.

    Federico Mayor Directeur gnral de l UNESCO (1997)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    7

    Prsentation

    Les cosmogonies comme les mythes de fondation accordent toujours une place, le plus souvent une place essentielle au logos. La parole y atteste la position prminente de lhomme dans le rgne animal et la langue confre ces rcits liminaires leur raison dtre : donner du sens au monde. Toute philosophie se trouve pareillement tenue daccorder au langage une attention particulire en tant quil constitue sa condition premire et la forme de son expression. Et tout discours, quel quil soit, doit de mme recourir au plan mtalinguistique pour accompagner son nonc dune glose sur son nonciation. Si nous sommes ainsi tenus de commenter nos propres propos, cest que la signification des termes grce auxquels nous laborons notre pense et la communiquons nest ni fixe, ni uniformment partage. Les mots nous arrivent avec des acceptions diverses, parfois contradictoires, que dautres avant nous leur ont assignes; acceptions que nous reprenons notre compte, que nous admettons en partie ou quau contraire nous rcusons. La perception de ces variations et de ce dbat interne au langage lui-mme, de ce dialogisme inhrent son fonctionnement a longtemps t occulte par la ncessit apparemment contraire dun code commun aux interlocuteurs.

    Il est vident que si le sens nest pas immuable, cela ne nous autorise en aucune manire faire dire aux mots ce que bon nous semble. Non seulement ce pouvoir nous chappe, mais les individus sont tenus de se soumettre la rgle commune qui permet lchange langagier. La sagesse des nations la depuis longtemps dit sous forme daphorisme: Pour se comprendre, il faut dabord sentendre sur les mots. Cest la raison pour laquelle le sens des mots est lobjet de constantes ngociations et transactions entre interlocuteurs. Cest aussi pourquoi on a trs tt senti le besoin de codifier, le plus prcisment possible, les systmes linguistiques grce auxquels la communication verbale peut tre ralise. Cela reste la fonction premire des grammaires et des dictionnaires. La science du langage participe avec quelques autres, comme celles du droit et de la mathmatique, du fondement historique des cultures. Les plus anciennes attestations connues dune activit mtalinguistique sont, ce jour, des listes lexicales graves sur des tablettes dargile sumriennes 3000 ans avant notre re1. Leur fonction nest pas clairement tablie; certaines semblent avoir eu un rle mnmotechnique, dautres, bilingues, servaient la traduction. Quel quait t leur usage, elles gardent la trace de ce que fut, voil plus de cinq millnaires, la vie des hommes en Msopotamie. Par les termes qui les constituent et par leur structuration, ces premiers glossaires portent tmoignage, comme tout autre lexique, des techniques, des pratiques sociales, des croyances qui organisent et fondent nos socits. Les mots y conservent la mmoire de nos cultures sous la forme de strates smantiques accumules au fil de lhistoire. Ce faisant ils ne se contentent pas denregistrer passivement: ils agissent aussi sur les individus comme sur les socits, et cela de la plus dcisive faon.

    Le pouvoir des mots a t au plan mythologique envisag comme une puissance qui agirait directement sur le monde: formules magiques, sotriques, cabalistiques dont les versets de la Gense livrent le parangon. La capacit du langage agir sur les ralits quil reprsente se manifeste plus modestement au quotidien, dans les paroles ordinaires, o le sens des mots exprime un point de vue, propose une vision du monde qui ensuite dtermine largement le comportement des hommes. Lattention que les institutions sociales lui accordent nous le confirme. Tout comme les individus, les tats, les glises, les mouvements de pense, les courants idologiques, les doctrines nont de cesse de chercher faire

  • DIRE LA TOLRANCE

    8

    prvaloir leur propre vocabulaire afin de faire partager leur comprhension du monde. Cela est dans leur raison dtre. Mais la tentation est grande pour le pouvoir sculier de se vouloir spirituel, au sens tymologique, et de vouloir rgenter lattitude des hommes l o elle se conoit: par le contrle des formes de la pense, par la prescription des mots et par limposition de leur sens. De ce pouvoir ultime et dment dun monarque effectivement absolu, Georges Orwell a fait le motif dune uvre de fiction. Son terrible apologue montre que la dictature la plus acheve, celle qui ne se satisfait plus dimposer sa loi et prtend dicter aux autres leur pense mme, cette tyrannie acheve se pense dans une orthodoxie des mots, dans une langue de bois interdisant toute dviance et toute objection: dans le dlire dun Big Brother incontestable matre du sens.

    Lventualit de ce parfait totalitarisme a heureusement son revers positif. Si les rves despotiques aspirent contrler le sens des mots en le fixant de faon conforme leurs vues, cest que celui-ci varie, chappe aux entreprises de normalisation jusque dans les terminologies spcialises, dont la fonction, alors ncessaire et lgitime, est de le contraindre au mieux. Les mots du lexique, contrairement la vision nave et archtypale quon a pu en avoir, ne sont pas dots dun vrai sens. Ce sont des outils de production du sens et cela modifie profondment la comprhension que nous pouvons en avoir2. Ces appareils linguistiques complexes fonctionnent dans le cadre de rgles qui valent pour lensemble de la communaut des locuteurs, mais leurs valeurs, constitutives de la langue, comprennent des variations du sens autorisant une latitude dapprciation, une libert dans linterprtation du contenu smantique. Lorsquils sont utiliss en discours, les mots du lexique requirent un rglage de leur sens adapt aux circonstances et aux vises particulires de lchange. Cette laxit leur permet de suivre lvolution dans le temps des pratiques, des techniques, des connaissances: elle leur permet daccompagner sous la mme dnomination les progrs que nos socits font dans la comprhension du rel, et de prendre en charge les transformations smantiques consquentes des dsignations. Cette mme laxit leur permet aussi de suivre les changements dacception dans les discours, notamment lorsque le terme circule et se trouve repris par dautres groupes sociaux qui lui assignent des valeurs diffrentes, parfois antinomiques. La somme de ces variantes peut alors conduire des situations singulires.

    Cest le cas du terme de tolrance dont on a pu dire quil tait la vilaine dsignation dune belle chose3. Les principes dmocratiques de libert de pense et de libert dexpression sont dsormais suffisamment tablis pour quon ne comprenne ni nadmette que puisse tre dsign comme une concession ce quon tient aujourdhui pour un droit fondamental. Cette saine raction rsulte toutefois dun anachronisme au regard de lhistoire du mot. La notion de tolrance a surgi au sein de socits domines par la pense religieuse; elle la logiquement fait au sein du monothisme puisque le polythisme, pluriel par dfinition, na pas se poser la question de croyances diffrentes. Lide du dieu unique par contre ne se conoit quen vertu de labsolu de la dit, laquelle ne saurait tre relativise. Cest pourtant ce que dans le cadre du monothisme lide dune tolrance religieuse ncessairement implique. Aussi Bossuet, vque de Meaux, soutient-il lors des affrontements entre catholiques et protestants franais que la tolrance est intolrable puisquelle conduit accepter lhrsie ou lincroyance, manquer au devoir de charit chrtienne lgard dautrui abandonn la damnation. Des prsupposs analogues expliquent la dnomination de ldit de tolrance de 1562 qui, en France toujours, accorde aux protestants la possibilit dexercer leur culte; lautorisation leur en est concde au nom de la paix civile et de lintrt du royaume, non en vertu dun droit alors

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    9

    inadmissible. Cest donc trs logiquement quon a, dans les langues romanes, pris au lexique latin tolerare, porter, supporter, tenir bon, rsister, pour dire la rsignation un mal ncessaire comme on fait sa part au feu; pour dire une souffrance endure lgard dopinions et de comportements inacceptables au regard des plus intimes convictions. Ce verbe provient lui-mme dun autre verbe, tollere, soulever, lever, riger, construit sur la racine indo-europenne 0 tel-, 0 tol-, 0 tla-, supporter, soulever. Le radical, qui en grec a donn son nom Atlas, tablit la tolrance comme pesanteur et contrainte. Il en est rsult une situation contradictoire sans cesse releve par les commentaires et quon repre trs tt dans les smantismes de la famille de mots. La vulgate rapporte en effet que cest aux cris de Toile ! Talle ! que la foule rclama la crucifixion de Jsus, exigeant ainsi que lon dresse linstrument du supplice (il en reste en franais le toll dindignation). On voit de la sorte que des mots issus de la mme racine peuvent dire la fois la tolrance et son contraire. Une telle antinomie nest pas une incohrence de la langue, laquelle ne fait que prendre acte des constantes contradictions des hommes. Le paradoxe est comparable celui qui fit du message de charit chrtienne, lequel se voulait damour du prochain, linjustifiable justification de linquisition et de milliers de bchers; on trouve sans peine de semblables aberrations dans lexercice des autres religions ou dans la mise en uvre de projets politiques prsents comme un mieux-tre pour les hommes. Un mot peut ainsi formuler de manire paradoxale lide quil est charg dexprimer. Dautres contradictions apparaissent lorsquon considre lensemble des mots dune langue.

    Les lexiques constituent les grilles travers lesquelles les hommes voient, dcoupent, catgorisent, nomment, se reprsentent le monde pour lui donner sens, et cela diffremment selon les cultures. Le philologue allemand Wilhelm Von Humboldt, dans louvrage Sur la diffrence de construction du langage dans lhumanit et l influence quelle exerce sur le dveloppement de lespce humaine publi en 1836, a le premier conduit une rflexion systmatique sur la diversit des systmes linguistiques. Lanthropologue amricain Edward Sapir et son compatriote le linguiste Benjamin Lee Whorf ont au XXe sicle repris, dvelopp et radicalis la problmatique en lappliquant aux langues amrindiennes. Selon leurs analyses, ou du moins lenseignement quon en a gard, les dcoupages linguistiques auxquels procdent les lexiques de langues lointaines sont organiss de faon si spcifique aux cultures que la traduction des termes ne peut tre quapproximative, voire impossible. Pourtant les traductions sont constantes et parfois remarquables de justesse. Cela parce que prcisment le sens des mots peut sajuster, et parce que, aussi diverses quelles soient, les pratiques des hommes se rejoignent suffisamment pour autoriser leur intercomprhension.

    Ainsi le sens des mots en gnral, et celui de tolrance en particulier, disent lhistoire conflictuelle des hommes et leurs affrontements idologiques en mme temps que leur aspiration une commune humanit. Car lide de tolrance persiste et simpose aux langues et aux cultures comme un trait semble-t-il commun, par-del les acceptions diffrentes et la diversit des termes. De ce constat est ne lide du prsent recueil. Comment se dit, se pense, se vit la tolrance selon les cultures? Quels mots selon les langues ont la charge den exprimer lide? Comment le font-ils? Avec quelles variantes, quelles convergences ou quelles divergences travers le monde? Peut-on reconnatre un domaine stable dans lensemble des termes pris des langues diffrentes? Ou du moins, peut-on dgager une problmatique commune? Ainsi formul le projet affiche une trop haute ambition, dont on ne sait dailleurs si un programme systmatique pourrait en venir bout4. Lintention est ici celle, plus modeste, dune dmarche exploratoire, de lapproche dun domaine qui reste dcouvrir de

  • DIRE LA TOLRANCE

    10

    faon plus mthodique. Les chercheurs qui ont particip lentreprise lont fait par adhsion ses motifs. Conscients des limites imparties ce dossier prliminaire et par l de ses insuffisances, ils ont nanmoins estim que la communaut scientifique ne pouvait tre indiffrente aux requtes de notre temps.

    Si lon sest efforc de prsenter un chantillon de la diversit des mots de la tolrance, on na pas pour autant prtendu proposer un corpus reprsentatif des milliers de langues, vivantes ou non, qui ont t recenses. On a cherch diversifier les choix oprs, mais ceux-ci ont parfois t dicts par les disponibilits, par les rseaux de travail ou mme par des hasards opportuns. Un premier ensemble runit quelques langues anciennes (gyptien, hbreu, grec, latin); le second regroupe des langues europennes, lies pour les langues romanes par leur ascendance, et pour lensemble par une histoire que caractrise lintensit des changes culturels (occitan, espagnol, catalan, portugais, franais, italien; anglais, russe, finnois, bulgare); le troisime volet se dfinit lui par contraste (algonquin, arabe, bambara, chinois, gbaya, hindi, japonais, kiswahili, quechua, wolof). Il veut illustrer face lensemble prcdent la varit des formes dexpression linguistiques de la tolrance. On peut bon droit reprocher cet chantillon de navoir pas toujours fait une part gale aux familles de langues; il aurait fallu pour cela tre systmatique et aller bien au-del du cadre du projet. Quant la place accorde aux langues europennes, elle est bien sr la consquence de la composition de lquipe qui a anim cette premire exploration, mais pas seulement. Cest en effet lidologie des Lumires qui a promu de manire dcisive le dbat sur la tolrance corrlativement celui sur la dmocratie, et qui a donn aux Temps Modernes certains de leurs traits les plus caractristiques. On peut aussi regretter que les dimensions du projet aient conduit privilgier les reprages lexicographiques au dtriment des analyses de discours qui seules peuvent apprhender le sens dans ses nuances. Ce sont l des domaines dtude qui deviendront peut-tre lobjet de nouvelles analyses dans dautres cadres.

    Les chercheurs ont eu toute libert dans leur dmarche et ils assument la responsabilit de leurs propos. Cette franchise a pour effet de mettre en vidence deux orientations premire vue opposes. Les uns, que les usages linguistiques, les pratiques sociales, religieuses ou politiques de la tolrance ne satisfont pas, sappliquent critiquer ce quils tiennent pour des dfaillances inacceptables. Dautres sefforcent au contraire de montrer que la culture, la langue ou la socit dont ils parlent offrent en quelque sorte un modle de tolrance. Il suffirait alors de pousser son terme la logique dun tel raisonnement pour retrouver la position connue selon laquelle lintolrance est dabord celle des autres, et pour rencontrer alors dans le corps mme des analyses ce quelles entendent dnoncer Cest dire que le chercheur en sciences humaines nest pas extrieur son objet dtude, ni soustrait aux dialectiques sur lesquelles il travaille. Cest dire aussi, et en cela tient lessentiel, que ces attitudes apparemment inverses reposent en fait sur une mme reconnaissance de lentire lgitimit de la tolrance.

    Lenseignement premier de cette approche collective est l. Dans le constat quil nest dhumanit concevable que par la reconnaissance dautrui : dans une tolrance rciproque dont le principe constitue la toute premire des rgles communes.

    Paul Siblot

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    11

    Contributeurs

    Sydney Aufrre, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S. 5052, Religion et socit dans lgypte de lpoque tardive, Universit Montpellier III.

    Sylvain Auroux, U.R.A. C.N.R.S. 381, Histoire des thories linguistiques, Universit Paris VII.

    Christine Bal, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S., Discours, textualit et production de sens, Praxiling, Universit Montpellier III.

    Ahmed Ben Naoum, Centre de recherches anthropologiques et prhistoriques, Universit dAlger.

    Jacques Bres, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S., Discours, textualit et production de sens, Praxiling, Universit Montpellier III.

    Irne Cahuet, Universit Montpellier III.

    Gabriel Calori, E.A. 741, tudes des pays anglophones, Universit Montpellier III.

    Christian Camps, Universit Montpellier III.

    Guido Carrasco, Universit Montpellier Ill.

    Catherine Dtrle, U.P.R.E.S.A. C.N.R.S., Discours, textualit et production de sens, Praixiling, Universit Montpellier Ill.

    Diane Daviault, Universit du Qubec Chicoutimi.

    Lydia Denkova, Centre dtudes cyrillo-mthodiennes, Acadmies des Sciences de Bulgarie.

    Michel Eckhard Elial, Revue Levant, Tel-Aviv, Montpellier.

    Khadiyatoulah Fall, Universit du Qubec Chicoutimi.

    Grard Gouiran, E.A. 743, Recherches sur le potique et les traditions crites et orales en Mditerrane, Universit Montpellier III.

    Michel Griffe, Universit Montpellier Ill.

    Maria Iovtcheva, Centre dtudes cyrillo-mthodiennes, Acadmie des Sciences de Bulgarie.

    Raimo Jussila, Centre de recherche des langues nationales de Finlande, Helsinki.

    Claude Lauriol, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S. 5050, Centre dtudes du XVllIesicle, Universit Montpellier III.

    Ismal Maga, Centre de recherche, dtude et de formation interculturelle, l.N.A.L.C.O., Paris.

    Marle-Paule Masson, Centre de recherches no-hellniques, Universit Montpellier III.

    Bruno Maurer, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S., Discours, textualit et production de sens, Praxiling, Universit Montpellier III.

    Vana Nicoladou-Kyrianidou, Universit Ionienne-Corfou.

  • DIRE LA TOLRANCE

    12

    Stravos Prentidis, Universit Ionienne-Corfou.

    Paulette Roulon-Doko, L.L.A.C.A.N. du C.N.R.S., Paris.

    Mohamed Ahmed Saleh. G.D.R. 115 C.N.R.S. Socits plurales de lEst africain.

    Sophie Sarrasin, Universit Montpellier III.

    Grard Siary, E.A. 742, Centre dtudes du XXesicle, Universit Montpellier III.

    Paul Siblot, U.P.R.E.S.-A. C.N.R.S., Discours, textualit et production de sens, Praxiling, Universit Montpellier III.

    Lora Tasseva, Centre dtudes cyrillo-mthodiennes, Acadmie des Sciences de Bulgarie.

    Francis Utza, Institut de sociolinguistique de Montpellier, Universit Montpellier III.

    Jean-Franois Vergnaud, Universit Montpellier III.

  • DIRE LA TOLRANCE

    13

    La tolrance, en un mot comme en centChacun a raison de son propre point de vue, mais il nest pas impossible que tout le monde ait tort. Do la ncessit de la tolrance.

    En cultivant en nous-mmes la tolrance pour dautres conceptions, nous acqurons de la ntre une comprhension plus vraie.

    Gandhi.

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    15

    gyptien ancien

    Tolrance religieuse et intransigeance nationale

    Lgyptien est une langue smitique qui, dans sa forme hiroglyphique, ne note pas les voyelles, sauf en de rares exceptions les mots dorigine babylonienne ne sont pas crits en tenant compte de leur composition syllabique au contraire du copte (IV-XIIesicles), dernier stade de la langue gyptienne qui recourt lalphabet grec et des signes emprunts lcriture dmotique. Dans lcriture hiroglyphique, le dterminatif aide la comprhension dun vocable ; il permet, au premier regard, de le distinguer dun homographe flexion vocalique diffrente.

    Lgyptien connat deux termes correspondant par drivation de leur sens premier la notion de tolrance ou dindulgence : les verbes oukhed souffrir, endurer, supporter et ljam signifiant se voiler , en parlant essentiellement de la face. Le premier, qui se rapporte principalement des souffrances physiques, peut rendre lide de supporter quelquun, se comporter de faon bienveillante, indulgente ( lgard dautrui). Le second, se voiler (le visage /la face) lgard de quelquun, quivaut tre indulgent / tolrant (envers autrui); il donne une forme substantive: jamet indulgence .

    Les documents crits en copte, phase finale de lgyptien, voquent des notions procdant dun univers mental diffrent du premier. Dans les textes bibliques, le grec pieikeia tolrance est rendu par le copte (menthak) pondration, sobrit, bon caractre forme laide du prfixe dabstraction (ment ) et de ladjectif (hak) doux, pondr. Il quivaut mme au concept de srnit, car il revt le sens de rflchi. modr, nagissant pas sur un coup de tte, et soppose ainsi un terme construit de faon identique (mentsok) folie, acte insens, pense irrflchie . Supporter, endurer (quelquun, une attitude) est rendu par lexpression porter (un fardeau), dans - (fi ha- ), du verbe (fi) porter et la prp. -( ha- ) sous, propos de. Il emploie galement une expression valant pour patience, endurance, indulgence: (mentharch het), qui se dcompose ainsi: (ment-) (prfixe dabstraction) + (harch) tre lourd ( la forme qualitative) + (het) cur, en somme tre patient, savoir supporter lpreuve quoi quil en cote.

    Le divin est unique, et son expression multiple

    Lgyptien connat donc lemploi de quelques vocables relatifs la tolrance sappliquant aux rapports entre les individus. Elle est dcrite comme dautant plus ncessaire que les conditions de vie sont difficiles. Ainsi sexprime le devin Neferti, dcrivant les temps troubls prcdant lavnement de la XIIe dynastie: On rpond une parole, larme brandie: les gens disent: ne le tue point . Le dialogue est pour le cur comme un feu: on ne tolre pas ce qui sort de la bouche dautrui 5. En revanche, les mots notant ce concept ne sappliquent en aucun cas aux croyances essentielles, puisque rites et cultes sont fonds sur les paroles divines les medounetjer rapportes par les anctres, et donc seules garantes defficience.

  • DIRE LA TOLRANCE

    16

    Je naime pas le mot de tolrance, mais je nen trouve pas de meilleur. Gandhi

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    17

    Tout cart relatif aux traditions artistiques et religieuses fut ainsi proscrit de la vie intellectuelle, quand bien mme celui qui et propos des rformes ft un roi. Akhenaton, en vertu dune idologie prenant le disque solaire Aton pour expression privilgie du Divin, fait voler en clats le carcan des conventions. Les zlateurs dAton, dans le but de faire disparatre les marques du culte dAmon-R, martlent limage du nom du dieu de Karnak. Lpisode amarnien, qui constitue un renouveau des ides relatives aux institutions, lart et aux croyances, sachve sur lchec et loubli. Jamais lgypte navait connu, ce degr, un tel besoin de changement, vite touff devant la ncessit imprieuse de sen tenir aux principes ancestraux.

    On assiste, pendant les sicles qui suivent lpisode amarnien, une lente monte de lexpression de dsirs sociaux qui dbouchent sur lopposition entre les derniers tenants de la culture traditionnelle et le christianisme. Cette lutte, comme jadis, se droula sans quaucune des parties ne songet invoquer le principe de la tolrance.

    La vie de lgypte antique a t perptuellement jalonne par des conflits ethnico-religieux. Les diffrents groupes humains rpartis le long de la valle du Nil, ne formaient pas une civilisation homogne sur le plan des croyances. Il en rsulta la naissance dun panthisme qua parfaitement rsum Jamblique (330-325 ap. J.-C.) dans ses Mystres d gypte: [La doctrine des gyptiens] commence partir de lUn et procde jusqu la pluralit, les multiples tant leur tour gouverns par lUn et la nature indtermine partout matrise par une certaine mesure dtermine et par la cause suprme qui unifie toutes choses 6.

    Si le Divin est unique, son expression est multiple. Ses variantes locales revtaient la forme la mieux adapte aux conditions de lenvironnement originel. Par suite, les habitants de chaque province se rangent derrire lexpression locale de la divinit. Sur la base des traditions, dont les traits de gographie religieuse reproduisent les caractristiques principales, celles-ci entretiennent entre elles des liens puissants ou dveloppent au contraire de profonds antagonismes rituels. Cette conception de la diversit du Divin procdait du dsir de runir lgypte en tant que nation, un principe qui nefface pas lindividu comme issu dun espace culturel o rgnent ses valeurs propres.

    Nationalisme et ractions contre la culture trangre

    La connaissance des livres sacrs, numrs par Clment dAlexandrie et que reproduisent les textes des bibliothques sacerdotales, celle des lgendes, les plerinages aux sites les plus anciens auxquels sattachaient des traditions vnrables, constituaient lessentiel de la culture gyptienne laquelle on tait viscralement li. Lattachement des gyptiens pour leurs cultes nationaux et locaux, et spcialement lgard des animaux sacrs en qui ils voyaient un support des forces divines, sest renforc mesure que saccentua la pression politique, conomique et religieuse de ltranger, en particulier lpoque ptolmaque et romaine. Cette priode a vu fleurir des ractions dune violence inaccoutume, notamment lgard de tous ceux qui ne respectaient pas les us et coutumes gyptiens. Ainsi, un Romain, sous le rgne de Ptolme II, ptit davoir tu un chat par mgarde, et fut immdiatement massacr par la population. Dautres se font lcho des luttes opposant les habitants de deux nomes voisins Ombites et Tentyrites -, car les deux parties se reprochaient mutuellement le non respect de leurs tabous respectifs. En rgle gnrale, la spcificit des cultes et des interdits tait

  • DIRE LA TOLRANCE

    18

    Je nai pas fait pleurer les hommes mes semblables. Livre des morts

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    19

    une faon darmer son identit, de sorte que quiconque voulait imprimer une marque dhumiliation au nome voisin commenait par sen prendre aux valeurs auxquelles ses habitants taient attachs.

    Lintensit de cette animosit, qui exclut toute forme de longanimit, sest renforce aux abords de la premire moitidu IVesicle (dit de Constantin, 313), une priode au cours de laquelle les pouvoirs publics oscillent entre cultes traditionnels et christianisme, pour sexacerber de faon dramatique au Ve sicle. Les luttes idologiques qui opposrent les deux parties se placrent demble sous le sceau de lincompatibilit, dans la mesure o culture, patriotisme gyptien et dfense des croyances traditionnelles ne font quun. Lentretien de la langue gyptienne hiroglyphique, le parler gyptien, font partie des lments de la rsistance contre le grec, langue de loppression. Pour les derniers dvots des divinits gyptiennes hellnises, passer au christianisme, abandonner les valeurs ancestrales, revenait tre relaps. Pourtant, le reniement est proche.

    Cette position est incarne par un auteur clbre dot de cette double culture grco-gyptienne. Horapollon, alors quil est un philosophe reconnu, issu dune vieille famille dfendant par tradition les vestiges de la religion gyptienne, sappliqua enseigner avec fanatisme les dernires notions de la langue crite en hiroglyphes monumentaux. En dpit de son appartenance un courant de rsistance qui saffirme devant laffaiblissement du monde grco-romain, la seconde partie de sa vie se place sous le sceau dune conversion force. Horapollon et le cercle alexandrin auquel il se rattachait incarnent lultime soubresaut de la philosophie alexandrine paenne, dfendant la doctrine avec lnergie du dsespoir.7

    Un foss profond sparait ainsi des forces antagonistes irrconciliables, servies, dun ct par les derniers prtres issus de Thbade voyant svanouir toutes leurs valeurs, de lautre par les Pres de lglise, nhsitant pas utiliser la panoplie idologique, issue de la tradition philosophique grco-latine. Quoique la tolrance ne ft pas son fort, le christianisme a nanmoins dvelopp, en gypte mme, ce thme que lon trouve dans les crits coptes, sous des formes trs images privilgiant toujours lide de fardeau, mais ces dernires, comme dans une plus haute antiquit, taient loin de sappliquer aux dogmes mmes car, dans ce monde en mutation, il ny avait, dans un cas comme dans lautre, aucune possibilit de compromis.

    Sidney Aufrre

  • DIRE LA TOLRANCE

    20

    Ltranger rsidant avec vous sera pour vous comme lautochtone parmi vous. Aime-le comme toi-mme.Lvitique 19, 34

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    21

    Hbreu

    Tolrance ou cohabitation

    Si lhbreu moderne ne possde pas de correspondant exact au terme de tolrance, il nen dispose pas moins de vocables relatifs la notion et surtout la pratique politique, sociale et culturelle.

    Cette singularit smantique, rapprocher certainement de la position quune telle notion moderne et europocentrale peut avoir dans le champ de la pense smitique, ne prend toute sa signification quau regard de la tradition hbraque et de lhistoire dIsral. Il faut considrer en effet que la dispersion juive au cours de laquelle les Juifs ont cess dtre les acteurs dune vie nationale pour devenir des exils a eu pour effet, dans un premier temps, de poser surtout le problme de lintolrance des pays daccueil. Il faut attendre le XXesicle et principalement la cration de ltat dIsral en 1948 pour que la problmatique se pose rellement, cest--dire dans les termes institutionnels et linguistiques dun territoire et dune ralit politique et sociale domine par la prsence dune tradition plurisculaire, mais aussi par la complexit dune situation intercommunautaire mettant prcisment en jeu la notion de tolrance. Cest en fait autour de cette dernire, de son interprtation, que sest faonne une pratique qui dfinit les relations entre les diffrentes composantes de la mosaque isralienne, au premier rang desquelles les rapports entre public religieux et non religieux. Lidal de tolrance communment admis et prgnant dans une socit dont les modles philosophiques et idologiques restent foncirement europens, se trouve ainsi confront une pratique qui bien souvent ne vit cet idal que sur le mode mythique, voire mme ngatif. On parlera bien plus pour la critiquer dintolrance que de tolrance et ce sont surtout les expressions dintolrance que le lexique de lhbreu moderne retiendra, que lon pense notamment la kfiah datit (littralement la contrainte religieuse) synonyme ici dintolrance religieuse.

    De manire plus gnrale mais avec un sens trs diffus, cest le terme de sovlanut driv dune racine [S.V.L.J se rapportant principalement la souffrance, qui sera utilis pour dsigner, ou plus exactement traduire, lide de tolrance. Pourtant, rien nest plus extrieur, semble-t-il, la tradition hbraque que ce devoir de bienveillance et de compassion que suppose la tolrance. Mieux, la tradition hbraque rapporte que le rapport ltranger, au diffrent de soi est indissolublement li la prsence, au lieu, lhabitation. Ltranger fait partie de la maison au point quil ny a, son gard, aucun devoir particulier, sinon celui de se comporter avec lui comme un ben-bat (un fils de la maison). Cest ce quenregistre la langue qui tablit un lien significatif entre guer ( ltranger) et lagur (habiter), et ce quillustrent les exemples bibliques de Ruth, ltrangre appele partager la maison dIsral et dIsmal, le fils dAgar la servante qui sera circoncis comme preuve dappartenance, lui aussi, la maison.

    Michel Eckhard Elial

  • DIRE LA TOLRANCE

    22

    Tout ce que vous dsirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mmes pour eux : voil la Loi et les Prophtes.Nouveau Testament.

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    23

    Grec

    Dsacralisation, pluralisme religieux et absolutisme monothiste

    [ta onomata]: les mots

    Un recensement dans les diffrents dictionnaires permet de reprer les mots suivants, dont labondance trahit la diversit des acceptions de la notion:

    [anokh]: en grec ancien a) avec un prfixe - [ana- J signifiant vers le haut: le fait de tirer vers le haut (de leau au puit par exemple) ; b) avec un prfixe - signifiant en arrire: le fait de retenir darrter ou de suspendre (armistice chez Xnophon, Eschine ou Plutarque, repos, loisir dans la Septante, patience, longanimit chez les Stociens on trouve dvelopp dans un contexte stocien le fameux Supporte et abstiens-toi, [anekhou kai apekhou], dEpictte -et dans les textes chrtiens partir du Nouveau Testament). Le verbe correspondant [anekh] signifie je porte vers le haut, je soutiens, et dans sa forme mdio-passive [anekhomai] je me tiens, je me contiens, je suis ferme, je supporte). On trouve aussi ladjectif [anektos], ladverbe (anekts]. et mme le substantif dsignant le caractre de ce qui est supportable [anektots]. Actuellement le terme et ses drivs ont essentiellement gard leur valeur morale.

    [hypomon] : (verbe, [hypomen], je reste en arrire, je demeure, je soutiens le choc, jendure, adjectif [hypomenetikos)). Les dveloppements modernes confirment ce sens. Les deux termes ont donc un sens moral, soit quen position de victime on subisse lagression de lautre et que la force morale de lindividu vienne bout du mal qui lagresse, soit quen position de supriorit on accepte et on pardonne. Cest bien ce dernier sens que prend dans le Nouveau Testament ou chez les Pres de lglise propos de la tolrance de Dieu lgard des pchs de lhomme. Dans la plupart des cas, le terme y est dailleurs accompagn de [makrothymia] qui signifie longanimit et qui sapparente lindulgence, ide que lon retrouve dans les autres termes qui expriment la notion de tolrance : [epieikeia) lorigine bonne mesure, quit, bont, clmence ; [eunoia] bonnes dispositions desprit, bienveillance; le fait de se runir dans un mme lieu, de se rapprocher, de concder, puis de pardonner.

    On voit bien quaucun des termes prcdemment examins ne rend compte de la notion de tolrance sociale, telle que la dfinissent les philosophes franais des Lumires. Cest seulement en 1766, loccasion dune traduction par E.Voulgaris dun ouvrage de Voltaire, suivi dun petit trait sur la tolrance rdig par le traducteur, mais qui doit beaucoup Voltaire quest introduit le compos [anexithrskeia] qui signifie prcisment [h anokh tn thrskein] la tolrance des religions. Lorsque, dans la premire constitution de 1822, on voulut exprimer la tolrance des ides politiques ou religieuses, on reprit le terme [anokh]

  • DIRE LA TOLRANCE

    24

    Nous sommes tous et en tout de naissances identiques, Grecs et Barbares.Antiphon ( Ve sicle av.)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    25

    en y ajoutant [tn thrskeutikn kai politikn phronmatn] tolrance des ides religieuses et politiques.

    Cet ensemble lexical complexe et un peu flottant peut-il sexpliquer par le fait que lhellnisme fut, au long de son histoire, peu propice au dveloppement des valeurs attaches la notion de tolrance?

    Lautre, le barbare

    lpoque classique, les Grecs, qui dsignent ltranger dun seul terme, celui de barbare, sont peu disposs admettre laltrit; par ailleurs, la vertu de tolrance au sens moderne du terme ntait gure pratique mme dans la dmocratie athnienne: le sophiste Protagoras fut accus dimpit, Socrate condamn boire la cigu, tout comme laurait t aussi le sophiste Prodicos pour cause dathisme. Le renseignement est erron, mais il est significatif quil ait t longtemps considr comme vrai. Cependant, chez les anciens Sophistes, on trouve des conceptions qui conduisent une attitude tolrante. Disciples de la nature, ils insistaient sur le caractre conventionnel des lois et des coutumes civiques et considraient comme illgitimes les discriminations lencontre de ceux qui ne sadaptaient pas au modle civique de lexcellence, ils refusaient les distinctions fondes sur lorigine ethnique, sur le statut social et les convictions religieuses : Hippias dclare que tous les hommes sont parents et concitoyens, au nom de la nature ; Lycophron sexprime contre les discriminations sociales et la prdominance des aristocrates ; Antiphon se prononce contre le racisme lgard des Barbares, dclarant que la nature a fait natre les hommes tous semblables; Alcidamas enfin proclame quaucun tre humain nest esclave par nature. Enfin, on ne saurait oublier les dveloppements des Cyniques sur le retour la nature qui les conduit relativiser les conceptions morales en vigueur dans les diffrentes socits. Cette dsacralisation des rgles dvaluation favorise par chaque cit a videmment permis dbranler les attitudes intolrantes. Mais le cas des Sophistes et des Cyniques reste marginal dans la socit grecque de lpoque classique.

    Les temps hellnistiques sont marqus par un certain cosmopolitisme: Suze, pour donner de la cohsion son Empire, Alexandre pouse la fille de Darius tandis que ses soldats prennent des femmes perses. On voit natre une certaine forme de tolrance avec le mouvement de syncrtisme religieux quil prnait. Reconnatre Zeus dans le dieu Ammon, chercher dans Mithra les attributs des dieux grecs, cest une faon de reconnatre lautre.

    La croyance en lexistence dune mme divinit sous des noms divers, qui se dveloppe lpoque hellnistique (henothisme), induisait de fait une certaine forme de tolrance.

    Les alas des liberts religieuses

    La diffusion du christianisme dans le monde grco-romain devait mettre un terme cette volution des mentalits. Le monothisme naccepta pas de cohabiter avec les autres religions et ne supporta pas lusage non autoris de sa doctrine, do la condamnation des gnostiques, par exemple, et les perscutions dont les chrtiens furent ou victimes ou acteurs. Les dits de tolrance, qui semblent

  • DIRE LA TOLRANCE

    26

    Ne laisse pas rgner en ton me lide que la vrit, cest ce que tu dis, et rien dautre.Sophocle (495-406)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    27

    pouvoir faire coexister dans la mme socit paens et chrtiens par linstauration dune libert religieuse, nauront quun temps. Le christianisme, vite devenu religion dtat, fermera luniversit dAthnes, o enseignaient philosophes et rhteurs paens (526) et la thocratique Byzance fera un autodaf des uvres de Gmiste Plthon (XVesicle), et son disciple Jouvnarios subira le martyre.

    Aprs 1453, les Grecs, de dominants quils taient, deviennent domins. Leur religion, nagure religion dtat, devient religion tolre. Les Ottomans respectent leur appartenance une religion du Livre et, moyennant le paiement dun impt particulier, autorisent lexercice des cultes sous la responsabilit du Patriarche de Constantinople. En dehors des soulvements toujours frocement rprims, cest dans la cit ottomane que les Grecs font lexprience du pluralisme religieux. Dans le mme temps o leur conscience nationale se galvanise autour de leur identit orthodoxe, les ides des Lumires se rpandent chez les intellectuels grecs, surtout dans les milieux phanariotes de Moldavie et de Valachie : on y lit et on y traduit Montesquieu, Voltaire et Rousseau et la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen. Cest dailleurs dans ce contexte quest introduit le [anexithrskeia] voqu plus haut.

    Ainsi, lorsque les Grecs se soulvent en 1821 pour leur indpendance, et ds la Constitution dpidaure (1822), le christianisme redevient religion dtat, mais, probablement sous linfluence de la Constitution franaise de 1793 et de la Dclaration des droits de lhomme, la loi fondamentale introduit la notion de tolrance religieuse, notion qui se trouvera dsormais inscrite dans tous les textes officiels. La constitution de 1975, rforme en 1985, instaure le rgime constitutionnel de [anexithrskeia), impliquant la reconnaissance des autres religions, et la rgle qui imposait la religion orthodoxe comme condition obligatoire pour laccs la fonction de chef de ltat est supprime. Mais le rgime nest pas pour autant celui de lgalit confessionnelle, o toutes les religions bnficient du mme statut, de la mme protection et des mmes prrogatives devant ladministration: lorthodoxie, qualifie de religion dtat, a la prdominance sur toutes les autres religions dites connues, dont les doctrines et les pratiques cultuelles ne doivent pas rester secrtes et qui ont obligation de sabstenir de tout proslytisme. Lgalit des cultes na jamais eu cours en Grce, malgr la tentative de Rhigas, le traducteur de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen, pour faire adopter la formule des dits de tolrance de Constantin (313 ap. J.-C.): [ eleutheria ts tlirskeias] libert de religion, formule quon doit Eusbe de Csare, le traducteur du texte latin des dits.

    Comme on le voit, cest lhistoire qui explique pourquoi la notion de tolrance sexprime en grec par des termes varis qui ne correspondent que rarement au sens du mot franais, tel que le dfinissent la pense des Lumires et la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen8.

    Marie-Paule Masson, Vana Nicoladou-Kyrianidou, Stavros Prentidis

  • DIRE LA TOLRANCE

    28

    Vivre sa vie dans la vrit et la justice avec la tolrance, mme lgard du faux et de linjuste. Marc Aurle (121-180)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    29

    Latin

    Les Romains taient-ils tolrants?

    Verba (les mots)

    Le mot tolrance est indiscutablement dorigine latine. Comme les adjectifs tolerans endurant, tolerabilis supportable, ladverbe toleranter patiemment, le substantif toleratio capacit supporter, tolerantia est driv du verbe tolerare supporter qui appartient la famille de tollere lever, enlever qui a d signifier lorigine porter, supporter. Mais tolerantia est un mot rare en latin classique et qui ne dsigne jamais que la capacit endurer la douleur physique, la fatigue, le froid On ne discerne aucune volution vers le sens moderne du terme, mme en latin tardif.

    Reste savoir si les Romains nont pas connu la tolrance sous dautres noms. Et, en effet, le vocabulaire latin possde diffrents mots proches de cette ide: patientia indulgence (plutt perue comme un dfaut), lenitas douceur , benignitas bont , facilitas gentillesse , mansuetudo mansutude, misericordia piti, clementia clmence, beneuolentia charit, humanitas humanit.

    Rien dhumain ne mest tranger

    De tous ces termes, lhumanitas est peut-tre celui qui touche de plus prs ce que nous entendons par tolrance, savoir le respect physique, moral, religieux et culturel dautrui. Les Romains aiment rpter une jolie sentence: Homo sum, humani nihil a me alienum puto, Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne mest tranger9. Selon Cicron, lhumanit est-ce qui diffrencie lhomme des animaux; elle est dfinie par le langage et par la raison (oratio et ratio) et oblige un minimum de gnrosit envers notre prochain (liberalitas): loctroi dun verre deau, du feu ou lindication du bon chemin. Nous nen sommes pas la tolrance comme vertu primordiale et universelle, car si la communaut humaine est le plus large des cercles auquel lhomme appartient, il nest pas celui qui le lie le plus troitement: il y a auparavant la patrie, les amis, les parents et le petit cnacle des gens de bien (boni)I0.

    Snque va plus loin quand il fonde le respect d aux esclaves sur lexistence dun droit des tres vivants , ide quil doit probablement aux stociens : Cum in seruum omnia liceant, est aliquid quod in homine licere commune ius animantium uetet, Bien que lgalement tout soit permis contre un esclave. il y a cependant une limite que nous impose propos de lhomme le droit des tres vivants11. Les chrtiens ont poursuivi dans ce sens en accordant une grande importance lunit du genre humain: Nec nobis de nostra frequentia blandiamur: multi nobis uidemur sed deo admodum pauci sumus. Nos gentes nationesque distinguimus: deo una domus est mundus hic totus. Ne nous faisons pas dillusion sur la multitude des hommes: ils nous paraissent innombrables, mais, aux yeux de Dieu, nous sommes peu nombreux. Nous distinguons les races et les peuples, pour Dieu, cet univers entier est une seule demeure12.

  • DIRE LA TOLRANCE

    30

    Cest une impit dter, en matire de religion, la libert aux hommes.Tertullien (155-200)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    31

    Mais il y a, hlas, souvent loin de la thorie la pratique et lon est en droit de se demander si les Romains, qui ont parl dhumanitas, ont rellement exerc la vertu de tolrance. Cest une tche videmment trs difficile que de juger un peuple dans son ensemble et le verdict de lhistorien ne peut tre que nuanc.

    Des crimes contre lhumanit

    Les succs militaires avaient donn aux Romains une confiance indestructible dans la supriorit de leurs vertus guerrires, de leur civilisation matrielle, de leurs institutions et de leurs dieux. Malgr des revers, parfois graves, cette certitude demeurera sans faille jusqu la prise de Rome par le Wisigoth Alaric en 410. Limage du Romain, arrogant, rigide, loccasion cruel et xnophobe, est malheureusement confirme par un certain nombre de crimes contre lhumanit: les combats de gladiateurs, lexistence de lesclavage et les perscutions contre les chrtiens. On pourrait ajouter ce tableau de dshonneur la rpression sauvage du culte de Dionysos- Bacchus en 186 avant Jsus-Christ (plusieurs milliers de victimes), les expulsions priodiques des philosophes, des Juifs, ou mme des Italiens et des Latins (177 et 122 avant Jsus-Christ) ! La xnophobie se manifeste parfois brutalement et les crivains eux-mmes ne reculent pas devant les mots, comme en tmoigne la clbre satire III de Juvnal, qui compare le flux des Orientaux dans la capitale un gout qui se dverserait dans le Tibre. Jules Csar, dont la clmence tait pourtant bien connue, justifie le gnocide contre les Gaulois Eburons dans des termes qui font froid dans le dos : ut pro tali facinore stirps ac nomen ciuitatis tollatur, il fallait, en rponse un tel forfait, extirper jusqu la souche et au nom de ce peuple 13.

    Ces crimes sont indiscutables, mais, sans pour autant excuser les horreurs commises, il faut apporter quelques nuances, car on sinterdirait de comprendre comment limperium Romanum a pu stendre aux limites du monde mditerranen et durer physiquement pendant plus dun millnaire et plus longtemps encore dans les imaginations, sil et t uniquement fond sur la violence et le mpris des autres peuples.

    Le creuset romain

    Lhostilit contre les trangers na pas eu Rome de caractre systmatique. Ils y sont dordinaire bien accueillis et leur identit respecte. On peut mme citer des textes qui dfendent leur intgration dans la cit. Le plus clbre est un discours prononc par Claude devant le Snat le 15 aot 48 ap. J.-C. pour demander ladmission de notables gaulois dans la clbre assemble. Lempereur y rappelle que Rome a eu des rois trusques et quelle na jamais cess douvrir la citoyennet romaine et les responsabilits politiques aux trangers. De fait, peu de notables, la fin de lpoque rpublicaine et sous lEmpire, pouvaient se targuer de navoir que des anctres romains. Cicron lui-mme tait dorigine italienne et se faisait traiter dimmigr (inquilinus urbis Romae) par ses ennemis politiques. Il rpondait quil possdait une double patrie: celle o il tait n et Rome l4. Avec le recul que nous donne lhistoire, au moment o les nations contemporaines semblent se replier sur leurs frontires et limiter laccs des trangers leur sol et leurs privilges, les anciens Romains ont

  • DIRE LA TOLRANCE

    32

    montr lexemple inverse: en 212 ap. J.-C. tous les hommes libres de lEmpire accdrent aux droits de la citoyennet romaine (ciuitas).

    Lattitude des Romains face aux cultures trangres offre le mme contraste. Ils estimaient leur civilisation suprieure toutes les autres, mais ils lavaient emprunte pour lessentiel aux Grecs. Leur facult dassimilation est aussi bien dordre intellectuel quethnique. Ainsi, deux attitudes sont totalement absentes de leur mentalit: le racisme doctrinal et la contrainte en matire linguistique ou religieuse. On ne saurait citer un seul texte latin o quiconque soit pris partie pour la couleur de sa peau. Les Romains nont, dautre part, jamais cherch rendre obligatoire lusage de leur langue sauf dans le domaine administratif et ont pratiqu eux-mmes le bilinguisme grco-latin. Quant la religion, le polythisme ne comportait aucune orthodoxie et saccommodait fort bien des innovations et des emprunts aux cultes trangers: dieux, rites et mme superstitions La seule limite tait celle de lobissance civile: cest le refus du culte imprial qui a entran les perscutions contre les chrtiens. Et dailleurs, ceux-ci ne se sont pas montrs plus respectueux lorsquils sont devenus leur tour majoritaires dans la population: peine plus de quarante annes ont spar les dits de tolrance de Constantin (313) de linterdiction des sacrifices paens sous peine de mort par Magnence (1erdcembre 354). En 529, lempereur Justinien supprimera toute libert de conscience, mais dans les monastres, des chrtiens continueront recopier patiemment les manuscrits des auteurs anciens. Sans eux, cet immense patrimoine culturel et t perdu, et, avec lui, ce beau plaidoyer en faveur dune tolrance qui ne porte pas encore de nom, que nous devons lorateur paen Symmaque qui revendiquait en 384 ap. J.-C. le droit de penser et de vivre selon les anciennes traditions: Aequum est, quicquid omnes colunt, unum putari: eadem spectamus astra, commune caelum est, idem nos mundus involvit: quid interest qua quisque prudentia uerum requirat? Uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum, (Il est juste, quelles que soient les croyances de chacun, de les regarder comme une seule et mme chose: nous voyons les mmes astres, un mme ciel nous surplombe, un mme monde nous environne. Quimporte par quelle sagesse chacun poursuit la vrit? On ne peut pas parvenir par un seul chemin la solution dun si grand mystre15).

    Michel Griffe

  • DIRE LA TOLRANCE

    33

    Massacrez-les tous, car Dieu connait les siens. Lgat du pape, 1209,

    Croisade contre les Albigeois

  • DIRE LA TOLRANCE

    34

    Domaine roman

    Familles de langues, et familles de mots

    Cest la suite de la forme verbale (catalan: tolerar; castillan: tolerar; franais: tolrer; portugais: tolerar; italien: tollerare ) que les diffrentes langues romanes forment le nom tolrance (catalan: tolerana, puis tolerancia ; portugais : tolerncia ; italien : tolleranza ) doubl voire prcd, en franais et en espagnol, dune forme construite sur un autre suffixe : tolration, toleracion, qui disparatra ds la fin du Moyen ge.

    On partira du verbe pour rendre compte des diffrentes productions de sens du nom, notamment du fait que si, aujourdhui, la tolrance est sans conteste une vertu, tolrer signifie toujours principalement lacceptation dun fait qui nest pas jug lgitime, ou ladmission contrecur de la prsence de quelquun, malgr ses dfauts. Tolrer, issu du latin tolerare (supporter, endurer), lui-mme driv de tollere (supporter, au sens physique o les colonnes dun temple le supportent), signifie dabord dans les diffrentes langues supporter, souffrir quelque chose de dsagrable , quil sagisse de maux physiques ou moraux. Ainsi trouve-t-on, sous la plume de lcrivain catalan Bernat Metge, en 1399: Tu as tenu de mchant propos au sujet de la femme que jaime le plus au monde: je ne pourrai pas te dis-je le tolrer avec patience, (Has dit terrible mal de la dona que jo ms am en lo mon: dicte que ao no poria pacientment tollerar ) Somni, IV.

    Comme tout verbe, tolrer porte en lui syntaxiquement la reprsentation de laction humaine : il articule lacte son agent (un sujet humain ou assimilable lhumain); en tant que verbe transitif, il exprime la cible sur laquelle laction imprime son rsultat: on tolre quelque chose, ou que quelque chose soit, au-del plus rarement quelquun. Lobjet privilgi de tolrer consiste donc en des faits, des actes: tolrer que X fasse (ou ne fasse pas) Y. Comme permettre, autoriser, tolrer concerne non lattitude dun individu (ou dun groupe) isol mais une interaction entre des forces en prsence. Ce verbe prsuppose un rapport de force, et sa stabilisation provisoire, faute de mieux. Le Diccionario de Autoridades du XVIIIesicle espagnol signale pour tolerar, outre le sens endurer, deux autres acceptions: feindre de ne pas voir un acte qui mriterait dtre chti; permettre des actes qui ne sont pas licites, sans en punir le dlinquant. Voil qui ne sera pas sans consquence sur le smantisme initial de tolrance dans le domaine roman.

    Jacques Bres

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    35

    Occitan

    LOccitanie et lAndalousie furent-elles des ges dor du vivre ensemble?

    Sans aller jusqu dire que la socit occitane mdivale a fait beaucoup fantasmer, on pourra au moins avancer quon lui a prt beaucoup de qualits, peut -tre aprs tout parce que lon prte aux riches16

    Des mots difficiles et beaux auraient exprim la tolrance: convivencia que coexistence rend si mal, paratge quon tentait de dfinir comme lgalit dans la perfection Ces mots permettaient de supposer ou de rver sur les terres occitanes une socit ouverte o lart des troubadours mettait sur un pied dgalit le grand seigneur Guilhem dAquitaine et Bernart de Ventadorn, le fils du valet, o la passion pour la beaut potique tressait des liens entre la posie arabe dEspagne et le trobar occitan, o la curiosit scientifique faisait accueillir savants juifs et arabes dont les noms continuent de figurer sur les plaques de marbre de lUniversit de mdecine de Montpellier, quand bien mme leur existence historique soit plus que douteuse Si les sages de Provence auxquels le troubadour Guilhem de Montanhagol sadresse dans sa mystrieuse chanson: A Lunel lutz una luna luzens taient bien de savants kabbalistes, cela signifierait linsertion des Juifs dans le monde intellectuel occitan.

    coutons le voyageur juif Benjamin de Todle dcrire latmosphre cosmopolite de Montpellier au XIIIesicle: On y vient de tous les coins pour les affaires: dEdom, dIsmal, du pays dAlgarve, de Lombardie, de lempire de la grande Rome, de toutes les terres dgypte, de Palestine, de Grce, de France, dAsie et dAngleterre. On y rencontre les peuples de toutes les nations en train de commercer par lintermdiaire des Gnois et des Pisans . De fait, pour les historiens, malgr les protestations de lglise, les oppositions religieuses ne gnaient pas outre mesure le commerce: on allait jusqu exporter du bois et du fer dont les Sarrasins se servaient dans leurs manufactures darmes. Les relations commerciales entre Musulmans et bourgeois montpellirains taient si ordinaires quun vque de Maguelone, Berenguer de Fredol, permit de frapper une monnaie avec une inscription en arabe, ce qui lui valut les reproches du pape Clment IV en 1266.

    Il ne faudrait toutefois pas confondre commodit du commerce et sens de lgalit ou de lhumanit: un Sarrasin, homme ou femme, qui entrait dans la ville dans la seconde moiti du XIIesicle, y tait considr comme taxable lgal dune marchandise et devait payer trois sous de droits dentre. On lenregistrait dans une catgorie spciale, ct des porcs. Les marchands occitans navaient pas plus de scrupules faire le commerce desclaves sarrasins, toutes choses qui signifient que les droits de la tolrance sont sacrs tant quils nempitent pas sur ceux du commerce, ce qui prouve un esprit dune grande modernit.

    Plus srieusement, un moment o, en littrature, les chansons de geste font lapologie de la croisade frache et joyeuse, o cest se purifier que de verser le sang sarrasin, la version doc de la

  • DIRE LA TOLRANCE

    36

    Ils dfendent, soutiennent et professent ouvertement leurs erreurs devant les inquisiteurs.Inquisiteur B. Gui

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    37

    Chanson de Roland, le Ronsasvals, nous montre le hros trs chrtien assist au moment de mourir Ronceveaux par un Sarrasin, Falceron, celui qui a choisi la fausse croyance: Falceron dit: Je vais aller voir mourir / le meilleur guerrier que la mort pt tuer; / si je pouvais le ranimer ou le gurir, / je voudrais bien laider prolonger sa vie. / Il alla tout prs de lui, / lui releva la tte et lui essuya le visage: / Roland, dit-il, il faut que Dieu tcoute. / ce moment lme se spara du corps / et Falceron entreprit de le bnir: Roland, dit-il, je ne puis rien te dire dautre. Que ce Dieu qui a voulu crer ton corps si beau / sauve ton me et te prserve du pril; / je ne puis rien de plus pour toi: je dois menfuir. / Aussitt, il se spare de lui, / car il entendait distinctement arriver larme de Charles.

    Le dernier geste de tendresse sur le champ de bataille de Roncevaux est accompli par un Sarrasin, capable de concevoir laltrit religieuse; et cest un auteur chrtien qui lui accorde cette capacit, qui plus est ! Voil qui donne envie de continuer fantasmer sur cette Atlantide quest lOccitanie du Moyen ge.

    On a galement beaucoup rv autour de la Tolde espagnole mdivale, la Tolde des trois religions (catholique, juive, musulmane). Les symboles dont sest nourri ce mythe abondent. Ce sont entre autres les fameuses traductions deux interprtes (souvent des Juifs), darabe en castillan et du castillan au latin, parfait exemple dinteraction positive interculturelle. Ce sont les illustrations du Livre des jeux dAlphonse le Sage (XIIesicle) qui montrent de chaque ct dun jeu dchecs tantt un chrtien et un musulman, tantt un Musulman et un Juif: alternance des actants, dplacements de laffrontement sur le terrain de la convivialit et lactivit ludique et intellectuelle, images lourdes de sens!

    Or la ralit fut quelque peu diffrente. Loin dimpliquer libert et galit, ce vivre ensemble tait fond sur la discrimination par la dominance culturelle et religieuse que celle-ci soit chrtienne ou musulmane des minorits exposes des abus de tous ordres. Quelle que soit la praxis quimposait la ralit et qui soccultait derrire ce vivre ensemble avant que ne simpose le terme de tolrance, le but de lislam comme celui du christianisme restait la disparition de lautre religion. Faute de pouvoir labolir, laltrit tait tolre

    Grard Gouiran

  • DIRE LA TOLRANCE

    38

    Qui pourrait approuver que lon condamne ainsi mort un monde entier sans quil y ait faute de sa part ?Bartolom de las Casas (1474-1566)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    39

    Espagnol

    Une intolrable tolerancia

    Dans le lexique espagnol le substantif tolerancia soffre immdiatement lesprit. La proximit morphologique avec les autres langues romanes indique ltymon latin (tolerantia) ; lanalyse smantique met au jour un faisceau dacceptions communes. Ainsi les dictionnaires espagnols actuels enregistrent le sens lgu par la philosophie des Lumires: est tolrant celui qui accepte sans broncher des opinions distinctes des siennes. Si le terme a pu devenir le rceptacle de cette acception moderne, cest quil tait dj attach lide dindulgence. Le Diccionario de Autoridades, monument lexicographique de la langue classique, en fait tat: est tolrant celui qui ne sanctionne pas lattitude dautrui alors mme quil a le droit pour lui. Les hispanophones, limage des francophones, apposent galement le terme de tolrance la capacit pour lorganisme de supporter laction dun corps tranger, suivant en cela le sens tymologique. Et comme eux ils tolrent la marge acceptable entre les caractristiques techniques dun produit et ses performances relles.

    La tolerancia semble cependant moins oublieuse de son pass latin. On continue en effet de dire, de lautre ct des Pyrnes, quun pont ne tolre pas une charge de plus de cinq tonnes. Et consquemment que llment tolr est un fardeau.

    LEspagne noire

    Est-ce dire que les hispanophones ne sont pas linguistiquement incits tre tolrants? Quils assimilent souffrance et tolrance ? Quils ne savent grer la diffrence qu coups de pronunciamientos, de guerras de guerrillas, de guerres civiles ou de procs inquisitoriaux? Il est vrai que les grands thoriciens de la tolrance se sont maintes fois servis du contre-exemple ibrique pour appuyer leurs discours. Dans le Trait sur la tolrance, Voltaire, par deux fois sen prend aux deux tats de la pninsule:

    Le droit humain ne peut tre fond en aucun cas que sur le droit de nature: et le grand principe, le principe universel de lun et de lautre, est, dans toute la terre: Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas quon te fit. Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire un autre: Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu priras . Cest ce quon dit en Portugal, en Espagne, Goa. (ch. VI)

    On sait que les quinze premiers vques de Jrusalem jurent des Juifs circoncis, qui observrent le sabbat, et qui sabstinrent des viandes dfendues. Un vque espagnol ou portugais qui se ferait circoncire, et qui observerait le sabbat, serait brl dans un autodaf. (ch. XI).

    Cest le dbut de lEspagne noire, celle des inquisiteurs et des conquistadores qui fait surgir un sicle plus tard, par antithse, une Espagne tolrante, lEspagne des trois religions. Deux traits

  • DIRE LA TOLRANCE

    40

    Que chacun sarrange comme il peut avec son pch. Il ne convient pas que les hommes honntes soient les bourreaux des autres hommes. Cervants (1547-1616)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    41

    ont t relevs, lun de nature smantique (la tolrance est aussi souffrance, endurance), lautre, historique : lEspagne serait le modle mme de lintolrance dans la dfinition quen donne la philosophie des Lumires. Reste savoir prsent si les deux choses sont lies.

    Lanalyse smantique met au jour les ambiguts inhrentes la notion mme de tolrance. Le tolrant est cens respecter lautre tout en souffrant de sa prsence. Voil un beau paradoxe qui interdit de penser que le tolrant ne croit pas la vrit suprme et quil voit dans lAutre lgal de lui-mme. y regarder de plus prs on dcouvre que celui qui tolre ne peut le faire quen vertu dune supriorit quil soctroie. Le tolr nest pas respect, il a seulement le droit dexister et ce droit il le tient du bon vouloir du dominant. Car le tolrant cest de lui quil sagit est celui qui juge de la marge acceptable entre ce qui doit tre et ce qui peut tre. Vers dans le champ du politique, le rapport de forces reste le mme. Le prince ne peut tolrer ce qui serait susceptible de remettre en cause sa lgitimit: il ne le supporterait pas (tollere). Bref, la tolrance peut spanouir tant que le pouvoir politique nest pas remis en cause et cet aspect, Voltaire na pas oubli de le souligner:

    Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont pas de la religion du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre, les catholiques, regards comme attachs au parti du prtendant, ne peuvent parvenir aux emplois: ils paient mme double taxe; mais ils jouissent dailleurs de tous les droits des citoyens (Trait sur la tolrance, IV).

    Ainsi lEspagne mdivale des Royaumes chrtiens o vivaient les communauts maures et juives pouvait tolrer ces populations parce que la Reconqute a t avant tout une entreprise dappropriation des terres et non une croisade religieuse comme on a voulu laccrditer plus tard. Don Juan Manuel crit au XIVesicle: La guerre entre chrtiens et maures dure et durera jusqu ce que les chrtiens aient recouvr les territoires qui leur ont t pris par la force; car ni la religion ni la croyance ne sont un motif de guerre entre eux. Les tolrs ltaient parce quils ne menaaient pas le pouvoir chrtien.

    Tout autre tait la situation au moment de la mise en place du dispositif inquisitorial. Les Rois Catholiques avaient fait de la religion chrtienne le fondement de leur royaume. Ce nest pas un hasard si lEspagne a t le seul pays de la chrtient avoir institu une Inquisition dtat, indpendante des autorits religieuses, seule juridiction exercer son autorit sur lensemble du royaume et sur lensemble des sujets. la diffrence donc des royaumes chrtiens mdivaux, lEspagne inquisitoriale ne pouvait accepter la diffrence religieuse (quil sagisse dhrtiques ou dinfidles): le non-respect du dogme religieux lui est proprement intolrable.

    La conqute des Indes

    On sait avec quelle violence les conquistadores se sont empars des terres du Nouveau Monde et quel sort ils ont rserv aux Indiens. Par le procd du requerimiento, ces derniers sont somms dembrasser le christianisme. Des ecclsiastiques slvent contre ces pratiques. Le plus clbre dentre eux, Bartolom de Las Casas, connu pour stre rig en dfenseur du droit des Indiens,

  • DIRE LA TOLRANCE

    42

    dnonce la brutalit de la mthode. Est-il pour autant respectueux des croyances des peuples conquis? Rien nest moins sr. Il crit en effet:

    Il faut sattacher d abord effacer de leurs curs les idoles, cest--d ire effacer la foi qu ils ont en elles, les tenant pour les dieux vrais; en les enseignant journellement, avec diligence et persvrance, il faut imprimer dans leurs curs le concept vritable du vrai Dieu; ensuite, deux-mmes, ils reconnatront leur erreur et se mettront dtruire de leurs propres mains, en toute libert, les idoles quils vnraient comme des dieux ( Historia de las Indias, III, ch. 117).

    Une telle approche nest pas spcifique lEspagne: on la trouve chez les Lumires. Voltaire, on le sait, combattait lintolrance au nom de la paix sociale. La violence engendre la violence. Quon se rappelle ce que rpond Candide Cungonde aprs avoir tu linquisiteur et le Juif: quand on est amoureux, jaloux et fouett par linquisition, on ne se connat plus (Candide. ch. IX). Tolrer, pour Voltaire, cest donc accepter patiemment lAutre, sa diffrence, la gne quil ne manque pas doccasionner et ce dans un but minemment pragmatique: la garantie de la cohsion sociale. La tolrance nest en aucun cas une valorisation de la pense de lAutre. Analysant la tolrance des Grecs, le philosophe de Ferney crit:

    Les Grecs, par exemple, quelque religieux quils fussent, trouvaient bon que les picuriens niassent la Providence et lexistence de l me. Je ne parle pas des autres sectes, qui toutes blessaient les ides saines quon doit avoir de ltre crateur, et qui toutes taient tolres (Trait sur la tolrance, VII).

    Tolrer, on la vu, signifie souffrir la prsence de lAutre sans manifester de ractions de rejet. Cest en ce sens quun pont peut tre dit tolrant, que la peau peut se montrer plus ou moins tolrante laction dun produit, quune socit tolrante refuse le recours la violence pour imposer son propre point de vue aux minorits religieuses. Chez Las Casas, la tolerancia, plus prcisment la non-violence, devient un instrument dvanglisation. Peut-on encore parler de tolrance? Lintgration, la conversion au systme de pense du dominant, nest-elle pas finalement le prolongement logique de ltat de tolrance?

    Les ralits historiques, llnquisition, qui ne fut dfinitivement abolie quen 1834, les conversions forces en Amrique, bref ltroitesse des liens entre religion et pouvoir dans les pays de langue espagnole, ont certainement gn le glissement smantique du terme tolerancia. La souffrance, rappelons-le, cohabite avec le respect. La dfinition voltairienne na pas pu effacer le sens premier du mot. Peut-tre parce que la tolrance a longtemps t intolrable dans lempire espagnol; et que le processus dassimilation a prvalu qui supprime le respect de la diffrence religieuse.

    Sophie Sarrasin

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    43

    Catalan

    Tolrance et intolrance dans lhistoire

    Lhistoire abonde en exemples de tolrance, et plus encore dintolrance. On choisira de citer les faits suivants qui les illustrent en tant que types de gouvernement politique, au-del du rapport lautre.

    Au XVesicle, le roi Philippe II dEspagne tait un des monarques les plus puissants du monde; il possdait de nombreux territoires, dont les Pays- Bas. Quand les Flamands se soulevrent, car ils ne supportaient plus dtre gouverns par des trangers, et aussi cause de la perscution des protestants raliss par linquisition, Philippe II leur opposa une politique de rigueur en leur envoyant comme gouverneur le duc DAlbe. Celui-ci fut dot des pleins pouvoirs et dune puissante arme de 12 000 hommes. Le duc utilisa tous les moyens pour freiner le soulvement religieux. Pendant six ans, il pratiqua un rgime coercitif base de rpression, dintolrance, dintransigeance et dimpts. Il instaura mme le Tribunal du sang. Des recherches taient effectues sur la puret du sang de chaque individu; il fallait prouver que ses quatre aeux les plus proches navaient ni sang juif, ni sang maure dans les veines. Les descendants des Maures ou des Juifs taient carts de tout emploi public, sculier ou ecclsiastique.

    Son successeur, Lluis de Requessens, catalan de naissance (Barcelone, 1528-1576) gouverna les Pays- Bas de 1574 sa mort. Il appliqua une politique modre car il tait anim dun esprit de comprhension et, surtout, de tolrance. Conscient des erreurs accumules et de lexaspration des Flamands, faisant preuve dintuition et de perspicacit, ds le dbut de son gouvernement il conseilla au roi Philippe II de promulguer un pardon gnral, de supprimer le Tribunal du sang instaur par son prdcesseur, et de renoncer limpt. Il aurait voulu permettre aux hrtiques de se rconcilier avec lglise. Il se proposait de convoquer des tats gnraux et de ngocier avec les rebelles. Particulirement comprhensif, il partageait lirritation des indignes et nhsitait pas crire: Aucune des provinces les plus fidles et les plus soumises du monde, qui aurait souffert tout ce que (celle-ci) endure depuis huit ans, naurait t aussi patiente. Malheureusement, la mort vint interrompre un gouvernement modr et tolrant.

    Christian Camps

  • DIRE LA TOLRANCE

    44

    Tolrer est purement un acte de lesprit. En cela consiste lessence des vertus. Tolrer est une force. Faute de pouvoir obtenir ce que vous dsirons, ayons recours la tolrance. Vivons et laissons vivre.Lopez de Vega (1655)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    45

    Portugais

    Entre acceptions inverses

    Le verbe tolerar apparat dans des crits en langue portugaise ds le XVIesicle, avec le sens dune part de supporter, endurer , et dautre part, de faire preuve de bienveillance . Il suppose un espace de libert prcaire concd par le bon vouloir dune autorit qui transige sur des points dordre secondaire et titre exceptionnel. Le substantif tolerncia lui, apparatrait pour la premire fois en 1813 dans la deuxime dition du Grande Dlcionario de Lingua Portuguesa de Morais e Silva qui le dfinit dabord comme la constance supporter une preuve, rsister un environnement hostile. Il a galement pour synonymes lndulgncla, condescendncla, pacincla qui renvoient un paternalisme implicite. Deux adjectifs sy rattachent: tolerante et toleravel, ce dernier, quivalent du franais tolrable pouvant aussi signifier un jugement de valeur du type mdiocre ou passable.

    Ces mmes termes se retrouvent dans le Dicionario Portugus labor partir des travaux dun religieux de lordre de Saint-Augustin, Domingos Vieira, et publi en 1871 Porto cest--dire dans la ville qui tout au long du XIXesicle a constitu le plus important foyer de libralisme du pays. En ddiant cet ouvrage lempereur du Brsil Pedro II, les diteurs en plaaient demble les cinq volumes sous le patronage dun monarque qui bnficiait de limage positive dun souverain libral et progressiste. Ce dictionnaire dfinit tolerar comme suit:

    permettre tacitement, ne pas dnoncer un fait digne de chtiment, de censure:

    exercer la tolrance religieuse:

    faire preuve de patience:

    ne pas perscuter en raison dopinions politiques ou de discours:

    permettre lgalement des cultes autres que la religion de ltat et de la majorit de la nation.

    Le participe pass de tolerar donne loccasion dune distinction entre lexcommuni tolerado, qui les fidles peuvent adresser la parole, et lexcommuni vltando avec qui on ne doit ni converser, ni sassocier, ni participer quelque runion que ce soit.

    Dans ce thesaurus, larticle tolerncia diffrencie la tolrance thologique (qualifie aussi de catholique, ou religieuse) condescendance manifeste sur certains points qui ne sont pas considrs comme essentiels la religion de la tolrance civile, permission accorde par un gouvernement pour la pratique dautres cultes, au mme titre que celui qui est reconnu par ltat. On lit cet article que dun point de vue philosophique, la tolrance consiste admettre le principe de ne pas perscuter ceux qui ne pensent pas comme nous en matire de religion. De plus il y est dit que la tolrance consiste supporter le mal ou labus, en faisant en sorte dignorer son existence ou sa malignit; elle ne lapprouve point, ni ne le permet, et ne renonce pas le punir;

  • DIRE LA TOLRANCE

    46

    alors que lindulgence dissimule les fautes ou les pardonne facilement: elle peut tre leffet de la bont ou de la faiblesse; la tolrance quant elle est dicte par la prudence.

    De plus, une entre signale le substantif tolerantismo, opinion de ceux qui mnent fort loin la tolrance thologique et nom donn par dissimulation au systme de ceux qui croient que ltat doit tolrer toutes les sortes de religion. Enfin ladjectif tolerante, est illustr par ce coup de griffe: la religion catholique est la plus svre et la moins tolrante de toutes les religions.

    Tolerncia Lusitania

    Point nest besoin dtre grand clerc pour distinguer dans ces donnes laffirmation de la notion de tolrance face lhgmonie du catholicisme romain. Cest l lcho affaibli des conflits qui, du fait de cette hgmonie, ont maill lhistoire du Portugal, depuis la fondation de la nationalit difie dans lesprit de croisade avec laide de lglise et de ses institutions, contre lislam, mais galement dans un contexte europen de perscution du judasme. Au cours des sicles, une part de la culture portugaise a pu ainsi se construire dans lantagonisme entre un intgrisme et un anticlricalisme galement militants: cet antagonisme dbouchait en priodes de crise sur des phases de violence que lintervention de ltat, en faveur ou contre lglise suivant le contexte politique, contribuait exacerber. Au point que lon pourrait se demander si la notion de tolerncia ne se serait pas nourrie surtout de la dnonciation de lintolrance dautrui.

    la fin du XIXe sicle donc, la notion qui nous occupe apparat essentiellement oriente par la question religieuse: cette orientation demeure trs forte dans la langue actuelle ou le mot tolerncia suppose toujours la revendication dune minorit dans un contexte socioculturel o les valeurs et les tabous hrits du catholicisme restent vivaces les conflits rcents au Portugal autour du droit lavortement en tmoignent tout autant que le rejet dont sont victimes dans le monde lusophone les homosexuels par exemple.

    Lapologie du mtissage

    En revanche, la langue portugaise propose sous dautres termes convivncia, dont le franais convivialit ne rend pas entirement compte, ou cordialidade des con notations positives qui rejoignent le concept moderne de tolrance au sens large dacceptation de lautre et de ses diffrences, quelles quelles soient. Et cest dailleurs ce terme de cordialidade que le sociologue brsilien Gilberto Freyre mettait en avant dans sa thorie du luso-tropicalisme : en raison de sa cordialit et de sa sympathie naturelle le colonisateur portugais aurait t lagent de la dmocratisation des socits humaines par le mtissage . Cette russite unique, preuve de la fraternisation de races, de peuples, de valeurs morales et matrielles diverses sous lgide du Portugal et sous la direction du christianisme, faisait du Brsil le creuset par excellence dans lequel trois races indiens, noirs et blancs auraient harmonieusement fusionn.

    Ce jugement dithyrambique doit tre replac dans son contexte: alors que dans les annes quarante, le Brsil tait confront la monte en puissance de lIntgralisme de Plinio Salgado, version sud-

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    47

    amricaine du nazisme hitlrien, et alors que la puret ethnique trouvait des zlateurs dans le monde entier, la vision de Gilberto Freyre pouvait servir dantidote. Image dun idal de tolrance et de fraternit quauraient pratiqu sous limpulsion dun christianisme authentique les reprsentants dune nation de mtis de sang nordique et smitique implante par lHistoire lextrme occident de lEurope, le luso-tropicalisme a fait long feu. Par quel miracle des hommes issus dune culture fortement marque par des ralits discriminatoires lesclavage est en vigueur au Portugal jusquau XVIIIesicle, Juifs et Maures sont assigns rsidence dans des quartiers rservs, le Tribunal du Saint-Office ractiv en 1536 perd ure jusquen 1821, poursuivant dans les moindres recoins de la mtropole et de lempire les nouveaux chrtiens (traduisons les Juifs convertis et accuss de conserver secrtement leur culte) et avec eux, accessoirement, les sodomites, les bigames et les prtres profitant du confessionnal pour inciter leurs pnitentes au pch de chair comment ces hommes auraient-ils pu difier une socit fraternelle avec ceux que leurs matres penser rputaient appartenir des races infectes? Lapptit sexuel estim dbordant du Portugais pouvait- il suffire fonder la fraternit?

    De plus complexes ralits

    Aujourdhui, au Brsil, cest une image moins enthousiaste quune nouvelle gnration de sociologues, avec sa tte Roberto da Matta, met en avant: la socit brsilienne rsulterait dun processus de hirarchisation mis en place par une caste aristocratique de Portugais blancs qui auraient amen et amplifi les prjugs en vigueur dans la mtropole. Le mythe de la dmocratie raciale masquerait la ralit dune hirarchisation oprant plus subtilement par le biais de gradations. Ds lors la tolerncia brsilienne comporterait un sous-entendu: la condition en est que chacun sache o est sa place et sy tienne Chaque singe sur sa branche rpte le dicton qui tenterait de briser le systme. Faudrait-il pour autant renoncer au mythe? Certes non, mais il faudrait le rendre opratif en dnonant les injustices qui sont devenues tolrables partir du moment o limaginaire faisait fond sur une cordialit prtendument naturelle.

    Du ct de lAfrique enfin, telle quelle sexprime dans les jeunes littratures dAngola, du Mozambique ou du Cap-Vert notamment, la mmoire collective na pas retenu grand-chose de la cordialidade lusitana: pour linstant du moins, ne ressortent que les aspects ngatifs de comportements en tous points comparables ceux dont les colonisateurs de toutes nationalits ont pu faire preuve ailleurs. Quant aux institutions, le statut imagin par le systme salazariste pour les peuples indignes de ses Provinces doutre-mer, tout comme la pratique du contrat de travail, forme dguise du travail forc, ne montrait gure le chemin de la dmocratie raciale et de la fraternit. Et les traumatismes des guerres coloniales, prolongs par dautres affrontements dans la violence prendront certainement du temps sestomper, avant que des bilans plus sereins puissent tre tablis. Aujourdhui dans le monde de langue portugaise, alors que le catholicisme romain a renonc lhgmonie, mme si son emprise demeure, la tolrance religieuse est un fait acquis: dautres pratiques se sont multiplies, qui peuvent ne pas tre exclusives les unes des autres, comme lillustre le cas particulier du Brsil o les fidles frquentent en mme temps et sans complexe, glises, temples spirites ou pentectistes, et terreiros de Candombl ou dUmbanda.

    Francis Utza

  • DIRE LA TOLRANCE

    48

    La tolrance nest jamais que le systme du perscut, systme quil abandonne aussitt quil devient assez fort pour tre perscuteur.Diderot (1713-1784)

  • DIRE LA TOLERANCEDIRE LA TOLRANCE

    49

    Franais

    Lidologie des Lumires

    De la capacit individuelle dendurance la concession sociale

    Au Moyen ge tolrance (ou tolration), en accord avec le sens de tolrer, signifie le fait de ou laptitude supporter quelque chose de dsagrable. Le sens moderne: fait de ne pas interdire ou exiger alors quon le pourrait va se dvelopper au XVIesicle et sappliquer dabord et prioritairement, tant donne la structure du pouvoir, au champ de la religion. En France, lattestation figure dans les Mmoires de Cond (chef du parti protestant): Le chancelier de lHospital fist permettre par tollerance aux ministres de faire-presches publiques, o le mot renvoie la disposition laisser des dissidents pratiquer librement leur religion. Cette acception apparat en France dans un climat de guerre civile et de peur de lautre, les protestants, aux yeux des catholiques, apparaissant comme des gens refusant les rites dappartenance une socit (ils ne dansent pas, ne vont pas au cabaret, ne jouent pas aux cartes, leur morale individuelle les retranche du groupe), des criminels de lse-majest (osant porter les armes contre le roi conjuration dAmboise en 1560 , ils remettent en cause le caractre magique de la royaut), et des profanateurs du sacr (ils prchent en franais et refusent les images du panthon chrtien): des trangers sur leur territoire.

    Catherine de Mdicis (en opposition au clerg guisard) est linstigatrice du premier dit de tolrance (janvier 1561) parce quelle est convaincue quil faut saccommoder des temps o nous sommes et donc uvrer pour une conciliation nationale. Il sagit en fait dune simple dclaration de son chancelier Michel de LHospital, qui vise arrter les perscutions des protestants en leur accordant la libert de conscience, par ralisme humaniste: les protestants tant puissants