27
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1 Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative» : réflexion sur l’évolution des catégories cognitives mobilisées par les Tai du nord-ouest du Viêt Nam dans le domaine foncier. From “muong ricefield” to “cooperative ricefield” : some thoughts on the evolution of the cognitive categories used by the Tai in north-west Vietnam. Marie Mellac, Maître de conférences en géographie – université Michel de Montaigne - Bordeaux 3. Laboratoire ADES – composante TEMPOS. Résumé Après s’être doté d’un appareil législatif spécifique pour régler la question foncière (loi foncière de 1993), le Viêt Nam s’est engagé dans une distribution massive des terres agricoles qui s‘apparente - sans que l’Etat ne l’avoue ouvertement – à l’instauration d’un régime général de propriété individuelle de la terre. Ce processus d’allocation individuelle des terres ne s’est pas fait pour autant selon des modalités identiques sur l’ensemble du territoire. Si dans certaines localités le processus d’allocation a été rapide, au point, dans certains cas, de précéder la première loi foncière, d’autres localités étaient encore au début du processus d’allocation dix ans après l’entrée en vigueur de cette loi. Les décalages observés ne sont pas fortuits. Dans un article précédent (Mellac, 2004), nous avons pu montrer, grâce à l’étude comparée de deux groupes de riziculteurs du Nord Viêt Nam appartenant à la même famille ethnolinguistique (la famille tai), qu’ils correspondaient à la réactivation de logiques foncières anciennes (antérieures à la collectivisation) très différentes d’un groupe à l’autre. Ces logiques liées à des modes d’organisation politique et sociale très différenciés eux aussi ont ainsi traversé cinquante années d’une histoire mouvementée pour s’inscrire aujourd'hui encore dans les modalités locales de mise en œuvre de la législation foncière. L’objectif de cette communication est d’interroger plus en détail les conditions de cette permanence dans le cas d’un des deux groupes que nous avons étudié, le groupe des Tai du nord-ouest. Ces populations, pour lesquelles il existe des travaux ethnographiques relativement détaillés concernant la période pré-collectiviste, avaient la triple particularité :

Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1

Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative» : réflexion sur

l’évolution des catégories cognitives mobilisées par les Tai du nord-ouest du

Viêt Nam dans le domaine foncier.

From “muong ricefield” to “cooperative ricefield” : some thoughts on the

evolution of the cognitive categories used by the Tai in north-west Vietnam.

Marie Mellac, Maître de conférences en géographie – université Michel de Montaigne - Bordeaux 3.

Laboratoire ADES – composante TEMPOS.

Résumé

Après s’être doté d’un appareil législatif spécifique pour régler la question foncière (loi foncière de

1993), le Viêt Nam s’est engagé dans une distribution massive des terres agricoles qui s‘apparente -

sans que l’Etat ne l’avoue ouvertement – à l’instauration d’un régime général de propriété individuelle

de la terre. Ce processus d’allocation individuelle des terres ne s’est pas fait pour autant selon des

modalités identiques sur l’ensemble du territoire. Si dans certaines localités le processus d’allocation a

été rapide, au point, dans certains cas, de précéder la première loi foncière, d’autres localités étaient

encore au début du processus d’allocation dix ans après l’entrée en vigueur de cette loi. Les décalages

observés ne sont pas fortuits. Dans un article précédent (Mellac, 2004), nous avons pu montrer, grâce à

l’étude comparée de deux groupes de riziculteurs du Nord Viêt Nam appartenant à la même famille

ethnolinguistique (la famille tai), qu’ils correspondaient à la réactivation de logiques foncières

anciennes (antérieures à la collectivisation) très différentes d’un groupe à l’autre. Ces logiques liées à

des modes d’organisation politique et sociale très différenciés eux aussi ont ainsi traversé cinquante

années d’une histoire mouvementée pour s’inscrire aujourd'hui encore dans les modalités locales de

mise en œuvre de la législation foncière.

L’objectif de cette communication est d’interroger plus en détail les conditions de cette permanence

dans le cas d’un des deux groupes que nous avons étudié, le groupe des Tai du nord-ouest. Ces

populations, pour lesquelles il existe des travaux ethnographiques relativement détaillés concernant la

période pré-collectiviste, avaient la triple particularité :

Page 2: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 2

- de fonctionner dans le cadre d’un système d’organisation social et politique hiérarchisé et

complexe,

- de placer le système foncier rizicole, complexe lui aussi, au cœur de ce dispositif social et

politique,

- de conserver, pour certaines catégories de population et de terre, un système foncier de type

« collectif » (propriété collective villageoise avec réattribution périodique des terres).

Il s’agit d’observer la façon dont ce groupe a adopté ou non le nouveau cadre légal et de mettre en

évidence les catégories cognitives mobilisées aujourd'hui afin de s’interroger sur les transformations

de ces catégories: quelles sont les catégories qui ont le mieux résisté et comment peut-on expliquer

ces résistances? Nous verrons que les transformations et les permanences dépendent autant de

circonstances exogènes (comme les modalités de collectivisation par exemple) que de logiques

identitaires fortes et structurantes au niveau du groupe (comme l’autonomie villageoise).

Abstract

After passing the law on land-ownership of 1993, Vietnam launched an extensive process of farmland

distribution much akin, though the State would deny it, to a regime of private and individual land-

ownership. However, the process of individual land allocation took different forms in different areas.

In some, it was so quick it sometimes preceded the actual law, in others the process was barely

beginning ten years after the law was passed. These time-lags are all but haphazard. In an earlier paper

(Mellac, 2004), I demonstrated, by comparing two groups of rice cultivators of north Vietnam

belonging to the same ethno linguistic group (the Tai), that very different earlier land-ownership

patterns (prior to collectivization) were being reactivated. Thus patterns connected to different

political and social organizations emerged unscathed from fifty years of tumultuous history, and

shaped local modes of implementation of the land-ownership law.

This paper aims to address the conditions of this persistence in the case of one of the two study-

groups, the Tai of the north-west. Numerous ethnographic studies on this group for the pre-collectivist

period have shown this group to be specific in three ways:

- its political and social organization is highly hierarchical and complex,

- the equally complex system of ownership of land for rice cultivation formed the basis of that

organization

- for some parts of the population and some of the land, a "collective" land allocation system

was preserved (collective village land-ownership with periodic re-allocation of land)

It is therefore of interest to see how this group has responded to the new legal framework and to study

the cognitive categories mobilized, and how these have been transformed, which have resisted and

why. Changes and resistance to change have as much to do with exogenous circumstances (the forms

of collectivization, for instance) as with strong elements of group identity (such as autonomy at the

level of the village)

Page 3: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 3

Introduction

Pour le Parti Communiste Vietnamien, comme pour ses grands frères soviétique et chinois, le foncier,

perçu comme enjeu de société majeur, a toujours constitué un élément central de positionnement

politique. Au cours du temps – de révolutions en réformes et contre-réformes - ce positionnement a

évolué et le rôle accordé au foncier en a à chaque fois été profondément modifié. Depuis près de vingt

ans aujourd’hui, le Viêt Nam s’inscrit dans ce qui souvent nommé le « socialisme de marché » régime

souvent décrit comme étant ambigu et difficile à appréhender, et qui a pour objectif de libérer les

forces productives du pays tout en le maintenant dans la voie du socialisme (Bergeret, 2002 ;

Tréglodé, 2004). Les ambiguïtés de ce nouveau positionnement se manifestent clairement dans le

domaine foncier. Dans la constitution de 1992 ainsi que dans la loi foncière promulguée l’année

suivante et toujours en vigueur aujourd’hui, la terre reste l’entière propriété du peuple et l’Etat qui

« gère l’ensemble des terres conformément au plan d’aménagement et à la loi » met des « terres à la

disposition des personnes physiques et morales pour un usage stable et durable » (RSV, 1992). La

propriété privée individuelle n’existe donc pas et les individus ne disposent que d’un droit d‘usage de

longue durée pouvant être transféré à autrui. Ainsi l’État, en conservant la propriété de l’ensemble des

terres, ne remet théoriquement pas en cause la primauté du peuple sur l’individu. Mais il permet

néanmoins que la production se fasse sur des bases individuelles stables de façon à ce qu’une

économie de type libéral puisse fonctionner.

L’État vietnamien qui fait la promotion quasi exclusive du mode de gestion individuel des terres, a mis

en œuvre, au cours des quinze dernières années, de vastes programmes d’allocation foncière touchant

aussi bien les terres agricoles que forestières destinés à étendre ce régime à l’ensemble du territoire.

Dans les zones rurales marquées par trente années de collectivisme et caractérisées par une grande

diversité ethnique, la division des terres et leur attribution individuelle ne va cependant pas toujours de

soi. Outre les problèmes de délimitation territoriale inter et intragroupe qu’elle pose, la division du

foncier implique un transfert de compétences et de pouvoir qui est parfois source de résistances de la

part des institutions locales. Elle constitue aussi, selon les régions, un système complètement nouveau

et jamais expérimenté ou au contraire un système bien connu, mis en œuvre depuis la période

française ou bien avant encore. Elle pouvait concerner l’ensemble des terres agricoles ou une partie

seulement d’entre elles… Elle peut dès lors être considérée avec beaucoup de prudence, voire de

crainte, ou au contraire être attendue avec impatience. L’allocation a ainsi été très diversement perçue

à l’échelon local ce qui s’est traduit par une diversité des modalités de sa mise en œuvre sur

l’ensemble du territoire. Ici le processus d’allocation a été très rapide et a même devancé la première

loi foncière. Ailleurs le processus n’en était encore qu’à ses débuts dix ans après l’entrée en vigueur de

la loi foncière.

Page 4: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 4

Les décalages observés et les modalités d’application ne sont pas fortuits. Dans un article précédent

(Mellac, 2004), nous avons pu montrer, grâce à l’étude comparée de deux groupes de riziculteurs1 du

Nord Viêt Nam appartenant à la même famille ethnolinguistique (la famille tai-kadai), qu’ils

correspondaient à la réactivation de logiques2 foncières antérieures à la collectivisation, très différentes

d’un groupe à l’autre. La pénétration toujours plus grande du droit de l’Etat, facteur d’homogénéité

foncière, se heurte à des phénomènes de continuité dans le domaine foncier (comme la mobilisation

de catégories et de procédures foncières anciennes). Ces permanences sont ainsi à l’origine de la

grande diversité des situations actuelles.

L’objectif de cette communication est de s’interroger plus en détail sur les conditions qui prévalent à

cette permanence (et donc en négatif aussi aux changements) dans le cas d’un des deux groupes que

nous avons étudiés, le groupe des Tai du nord-ouest. Les permanences et changements observées

peuvent être analysés à plusieurs niveaux.

Au cours de ce travail nous aurons l’occasion de mettre en évidence, pour les Tai, le fait – déjà

largement démontré par l’étude de régimes coutumiers dans d’autres régions du monde – que le

foncier est enchâssé dans les rapports sociaux (Lavigne, 1998) et qu’il se présente sous la forme –

ainsi que l’indique le sous-titre de ce séminaire – d’un enchâssement social de droits. C’est donc une

analyse du foncier comme élément structurant et dynamique (et donc organisateur) des rapports

sociaux qu’il faut mener pour essayer de comprendre les transformations foncières en cours. Nous

avons porté, au cours de ce travail, une attention particulière aux liens existant entre structures

sociopolitiques et régime foncier et à l’évolution de ce couple au cours du temps. Pour cela nous

avons procédé par confrontation de plusieurs types d’informations : les descriptions du foncier et des

structures sociales pré-collectivistes à l’échelon du groupe tai relevées dans la littérature scientifique

consacrée à ce groupe, le fonctionnement local du foncier tel qu’il nous a été rapporté oralement pour

la même période dans un village tai de la province de Lao Cai3, le fonctionnement foncier actuel tel

qu’il a été observé et analysé dans ce même village lors d’une recherche de terrain de deux mois. Pour

chaque période étudiée, pré-collectiviste et post-collectiviste, nous mettons en évidence l’existence de

différentes catégories de rizières caractérisées par une distribution spécifique des droits fonciers

coutumiers au sein de la population.

Au-delà de son rôle dans la construction des rapports sociaux, le foncier participe aussi plus largement

à l’identité individuelle et collective des groupes considérés. Les recherches que nous avons réalisées

sur les Tai du nord-ouest ne nous ont pas permis de nous intéresser à la question foncière dans toutes

ses dimensions (symboliques, religieuses, agricoles, techniques, etc.), et donc d’aborder son rôle dans

1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il s’agit le plus souvent d’uneriziculture irriguée. De la même façon et sauf avis contraire, les termes faisant référence à la rizière (riziculture, rizicole…)désignerons ce type de culture.

2 Au sens de J-P. Chauveau (1998)3Le travail de capitalisation que ce soit pour les données bibliographiques comme pour celles de terrain, a été réalisé en

grande partie dans le cadre d’un post-doctorat financé par la fondation Fyssen en 2001-2002. Le village étudié, Ban Luot,appartient à la commune de Muong Kim, elle-même rattachée au district de Than Uyên. Ce district a été détaché de laprovince de Lao Cai en 2005 afin d’être rattaché à celle de Lai Chau.

Page 5: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 5

la construction identitaire de façon globale. Le travail réalisé sur les liens entre structures

sociopolitiques et régime foncier a pu néanmoins être mobilisé afin de mettre en évidence que le fait

que le village, comme objet de représentations, sous-tend sur le long terme l’établissement des

relations foncières et à ce titre participe activement à la construction de l’identité collective locale.

Organisation sociale et foncier rizicole avant la collectivisation

Le foncier rizicole tai à travers les textes

Le groupe appelé ici « Tai du nord-ouest » ou plus simplement encore « Tai » est formé de

populations de langue tai résidant dans les montagnes du Nord Viet Nam à l’ouest et au sud du Fleuve

Rouge et de la chaîne des Hoang Lien Son. Ce groupe est lui-même très souvent subdivisé en

différents sous-groupes (Tai Noirs, Tai Blancs et éventuellement Tai Rouges) en référence à certaines

spécificités matérielles (dont la couleur de l’habillement) et/ou historiques et idéelles (date d’arrivée

sur le territoire vietnamien actuel, épopée fondatrice, etc.). L’absence de consensus scientifique au

sujet de ces subdivisions, l’existence d’une très forte variabilité au sein des sous-groupes et

l’ignorance dans laquelle se trouvaient les populations étudiées vis-à-vis de ces catégories lors de nos

travaux de terrain, nous ont incité à ne pas tenir compte de ces subdivisions. Nous ferons donc

référence ici à l’ensemble des travaux consacrés aux Tai du nord-ouest sans opérer de distinction entre

les éventuels sous-groupes mentionnés. Nous tenons toutefois à préciser que l’auteur auquel nous nous

référons le plus souvent pour la période pré-collectiviste4, Monsieur Câm Trong, s’est principalement

intéressé aux Tai de la région de Son La, qu’il fait appartenir à la catégorie des Tai Noirs, et que le

village étudié, peut être, selon le même auteur (1978), rattaché lui aussi à une entité politique tai noir

(Chaû Van Chan)5.

Le maintien de l’organisation en muong, unité sociale et politique de base souvent présentée comme

étant caractéristique des groupes tai, est un trait important de l'organisation sociopolitique des Tai du

nord-ouest. Pour représenter le fonctionnement au sein des muong du nord-ouest avant la période

communiste, Christian Taillard (1992) utilise l’image d’une nébuleuse, un ensemble de villages

gravitant autour d’un centre symbolique où réside le seigneur, chef du muong.. L’élément constitutif

du muong le plus petit était le village (ban). Plusieurs villages, parfois plus d’une dizaine, formaient

un muong de niveau supérieur appartenant lui-même, avec plusieurs autres muong de même rang, à un

muong plus important encore appelé châu muong. Suivant les périodes, ces châu muong pouvaient se

rassembler à leur tour dans une fédération plus vaste encore formée de plus d’une dizaine de châu

muong6. Au sein des muong, la société était organisée en différentes strates qui pouvaient varier d'une

4 Nos principales références sont des articles et ouvrages en vietnamien publiés pour la plupart dans les années 1960 et 1970.Les sources françaises s’appuient, dans leur très grande majorité, sur ces mêmes travaux.

5 Si nous tenons pour acquis que le village de Ban Luot appartenait à Muong Kim (données d’enquêtes).6 Il s’agissait des « Sip Song Châu Tai », les « Douze Principautés Tai », entité ayant pu, selon les époques comprendre 16

voire même 18 principautés (Condominas, 1976).

Page 6: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 6

région à l'autre et qui ne sont pas toujours décrites de la même façon par les spécialistes des Tai. Il est

toutefois possible, à la suite de l’article publié par Georges Condominas en 1976, de proposer une

classification synthétique de la population en quatre niveaux (tableau 1).

Tableau 1 : structure sociale des muong dans le nord-ouest du Viêt Nam d’après G. Condominas

(1976)

Ethnie Statut

Décisions collectives,

fonctions guerrières et

part des rizières

Main-d’œuvreMythe

d’origine

Tao (nobles)l ignage issudirectement duThên suprême

mo(officiants)

preneurs demain-d’œuvre

Pay(roturiers)

autres

y participentTai

Kuong nok (serfs)

courge (sortiepropre)

Sa (non-Tai)

Pua pai (serfs)

en sont exclus donneurs demain-d’œuvre

courge (sortienoire)

La première strate était celle des nobles (tao) qui fournissaient la majeure partie de la classe dirigeante

des muong. Ces nobles, descendants héréditaires des guerriers fondateurs des muong, demeurèrent

chefs de guerre jusqu’à l’arrivée des Français et disposaient du pouvoir de justice. Au niveau

religieux, la légitimité de ces nobles reposait sur leur statut de fondateur et sur le rôle d'intermédiaire

avec les divinités que celui-ci leur conférait. Intermédiaires des génies du sol, ils étaient "maîtres de la

terre". Intermédiaires des génies de l'eau, ils étaient aussi "maîtres de l'eau"7. Ce qui leur conférait le

pouvoir d'organiser le partage des rizières et de l'eau ainsi que d’une grande partie des ressources

produites et collectées par les habitants du muong. Le deuxième groupe formait la majorité de la

population des muong. Il s’agit des pay, terme traduit en français par « roturier » par G. Condominas

(1976) et par "paysans libres" par Dang Nghiêm Van (1971). Ces « paysans libres » disposaient de

droits fondamentaux qui faisaient d’eux des membres à part entière du muong : celui de participer à

toutes les réunions sociales et religieuses du muong, celui de servir comme guerriers ainsi que celui de

recevoir un droit d'usage sur une part des rizières et sur tout ce qui vivait ou existait sur le territoire

(gibier, poissons, plantes, à l’exception des produits exclusivement réservés aux nobles). En

contrepartie de ces droits, les « paysans libres » devaient fournir diverses redevances en nature et

accomplir plusieurs journées de corvée (viêc muong; corvée du muong – littéralement travail du

muong) consacrées en grande partie à la culture des rizières du muong. Les deux derniers groupes de

population correspondaient à deux catégories de serfs distingués par leur origine ethnique, les kuong

7 Les articles 42 et 43 du coutumier de Mai Son (Ngô Duc Thinh et Câm Trong 1999 : 256-264) sont par exemple trèsclairs à ce sujet.

Page 7: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 7

nok ou serfs d’origine tai et les pua pai, serfs d’origine non-tai (sa) Les serfs ne pouvaient pas porter

les armes et ne participaient pas aux réunions sociales et religieuses des muong. Ne pouvant pas

toujours être assimilés à des esclaves car n'étant pas systématiquement aliénés8, ils étaient néanmoins

corvéables à merci et cultivaient une grande partie des rizières de leurs maîtres, les nobles. Ils ne

recevaient eux-mêmes qu’en de très rares occasions des droits d'usage sur les rizières et vivaient

essentiellement de l’essartage.

Cette description des groupes de population, de leurs devoirs et droits fondamentaux, met en évidence

le rôle important du foncier rizicole dans le système de distinction sociale, chacune des classes de

population disposant de droits différents vis-à-vis de ces terres et de leurs productions. Câm Trong

pour qui l’accès au foncier rizicole est le déterminant majeur de l’organisation des relations sociales

dans les muong, consacre de nombreuses pages de son ouvrage de 1978 à préciser les différentes

catégories de rizières et à décrire leur évolution.

Les rizières, selon cet auteur, étaient divisées en deux catégories fondamentales qui existaient dès la

période de la conquête des muong. Les « rizières défrichées » (na ti) étaient constituées des rizières qui

venaient d’être défrichées et qui n’étaient pas encore suffisamment anciennes et productives pour

entrer dans la seconde catégorie, les « rizières du muong ». Les « rizières défrichées », en surface et

nombre toujours restreints, étaient situées dans des espaces marginaux et n’étaient pas rattachées au

système hydraulique des « rizières du muong ». Elles revenaient pour l’usage comme pour la gestion à

ceux qui les avaient défrichées. Elles constituaient ainsi, pendant les quelques années qui précédaient

leur rattachement au muong9, des rizières qui se situaient donc à l’extérieur du muong aussi bien au

niveau matériel qu’au niveau juridique. La seconde catégorie de rizières, les « rizières du muong » (na

hang muong) étaient gérées par le chef de muong pour le bénéfice de l'ensemble des membres du

muong, nobles et « paysans libres ».

Selon Câm Trong, le système primitif des muong offrait accès pour les « paysans libres » à une très

grande partie des « rizières du muong ».. Pionniers et défricheurs du muong, les « paysans libres »

recevaient en effet du chef de muong, l’usage temporaire de plusieurs parcelles de rizières appelées

« rizières à charge » (na hap be), qu’ils cultivaient en contrepartie de la réalisation de la corvée du

muong (viêc muong) et de quelques redevances en nature. En plus de ces rizières, quelques parcelles

des « rizières du muong » étaient réservées aux dépenses du muong et quelques autres attribuées aux

notables, nobles ou simples paysans libres, dans le strict cadre de leur fonction. Les nobles, quant à

eux, disposaient d’une petite partie des rizières destinées à l’entretien de leur foyer, qui se

transmettaient de génération en génération et étaient cultivées par les serfs attachés au foyer.

Cette division interne se compliqua ensuite progressivement au gré de l’appétit grandissant des nobles.

Ceux-ci provoquèrent une multiplication des catégories de rizières et une augmentation des superficies

8 Les exemples de vente sont en effet très rares. Les serfs de guerre restaient attachés à leur maîtres jusqu’à leur éventuelchangement de statut et les serfs pour dette (tai le plus souvent) conservaient ce statut et le transmettait à leurs descendantsjusqu’à recouvrement éventuel de la dette.

9 Pour une période que Câm Trong (1978) ne définit pas avec précision mais qui était de l’ordre d’une dizaine d’années.

Page 8: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 8

leur revenant avec, en corolaire, une diminution relative des catégories et des superficies de rizières

réservées à l'usage des paysans libres. Avec le temps et les effets de la colonisation, des cas de

métayage auraient même pu apparaître et s'accompagner, en tout dernier lieu, de cas d’emprunts de

paddy avec intérêt. Au cours de la période coloniale, les rizières du muong en vinrent ainsi à être

divisées en six catégories présentées de façon simplifiée dans le tableau suivant (tableau 2)10. Parmi

ces catégories, les quatre premières (A à D) correspondaient aux rizières présentes dans les muong

primitifs et deux (E et F) constituaient de nouvelles formes de rizières revenant aux nobles ou à leurs

serfs, les paysans libres se contentant toujours d’une unique catégorie dont l’étendue était

progressivement réduite.

10 Câm Trong (1978) opère un plus grand nombre de distinctions encore au sein de ces catégories. Il indique par exemplequ’une partie des « rizières cultivées par l’ensemble du muong » (na na hay hang muong), rizières qui étaient destinées àcouvrir les frais de fonctionnement et de représentation du muong (et couvraient dans ce sens certains frais exceptionnelsdes chefs de muong) furent progressivement accaparés par les nobles exerçant ou non une fonction dans le muong afin decouvrir un nombre grandissant de dépenses familiales (enterrement, mariages…). Les corvées augmentèrent ainsi de façonconsidérable au début du XXème siècle.

Page 9: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 9

Tableau 2 - Catégories de rizières dans les muong du nord-ouest du Viêt Nam

au début du XXème siècle

D'après Câm Trong (1978)

Type de droit

C a t é g o r i e s d e

rizières

droit

d’inclusion et

exc lus ion /

fondement du

droit

droit de gestion

/ fondement du

droit

droit d’usage /

fondement du

droit

d u r é e /

contrepartie

d u d r o i t

d’usage

mise en

culture

NA TI

rizières défrichéesusager / défriche usager / défriche tout membre du

muong / défrichequelquesa n n é e s /aucune

directe (parl’usager)

NA HANG MUONG

r i z i è r e s d el’ensemble du muong

A –

rizières cultivées

par l’ensemble du

muong

na na hay hang

muong

e n s e m b l e d umuong (défense,infrastructures,f r a i s d ereprésentations duchef de muong) /appartenance aumuong

permanente /aucune

corvée (viêc

muong)

B – rizières de

nobles

na cuông ou na tao

tout noble / êtrenoble

permanente /aucune

indirecte pardes serfs

C –

rizières de fonction

na bot

noble ou roturier /exercice de lafonction(désignation par lechef de muong)

temporaire /exercice de lafonction

directe et/ouindirecte parles ser fsattachés à lafonction(selon lafonction)

D –

rizières à charge

na hap be

villageois / êtremembre du village

temporaire /c o r v é e +redevances ennature

directe

E – rizières de

fonction des nobles

na bot tao

noble / aucun :accaparementd’une partie desna bot

permanente /aucune

directe et/oucorvée

F – petite rizière

na noi

collectif /appartenance aumuong

chef du muong /fondation dumuong

_

certains serfs /droit obtenu defaçonexceptionnelle à lasu i t e de l adéfriche

temporaire /aucune (serfs)

directe

Notes :

droit d’usage : droit de mettre en valeur la terre et de bénéficier de l’usufruit de la culture (la mise envaleur est une obligation, la terre étant retirée si elle n’est pas cultivée)droit de gestion : droit de répartir les droits d’usage entre les habitants du villagedroit d’inclusion et d’exclusion : droit de disposer du droit de gestion et du droit d’usagefondement du droit : élément sur lequel repose le droit

Page 10: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 10

Pour ce tableau, les traductions françaises proposées sont des traductions indirectes : traduction enfrançais des noms traduits en viêt par Câm Trong à partir des termes tai.

En dépit de l'évolution du système foncier qu'il interprète comme un mouvement non abouti vers la

privatisation des terres, Câm Trong (1973, 1978, 1987) insiste à de multiples reprises sur la nature

collective de l'appropriation des rizières du muong11. Pour Câm Trong, le caractère collectif de cette

appropriation12 reposait sur des relations de réciprocité entre nobles et « paysans libres ». Noblesse et

roture étaient liées par un double droit, celui d'organiser la mise en valeur des terres pour les nobles et

celui d'en recevoir une partie de l'usage pour les roturiers. Ce double droit se traduisait par une double

obligation, celle de réaliser des corvées en échange de la terre pour les paysans libres et celle de

permettre et d’organiser, par une distribution, l'usage des rizières par les roturiers, pour les nobles. Ces

deux tâches apparaissent par exemple dans les deux coutumiers recueillis durant la première moitié du

XXème siècle et traduits récemment en vietnamien par Ngô Duc Thinh et Câm Trong (1999)13. Ces

coutumiers détaillent les obligations des roturiers plus que celles des nobles mais font néanmoins

référence au droit qu'avait tout habitant d'un village de cultiver et recevoir l'usufruit (droit d'usage)

d'une partie des rizières de ce village. Ils spécifient aussi que l'attribution de rizières et la réalisation

des corvées étaient totalement indissociables et qu'elles devaient être organisées par les chefs de

village selon un principe de proportionnalité, les corvées réalisées devant être proportionnelles à la

production des rizières reçues et vice versa.

Des discussions concernant le degré plus ou moins élevé de réciprocité existant entre nobles et

« paysans libres » émergent régulièrement depuis plusieurs années. Dang Nghiêm Van, en 1971, et

Christian Taillard quelques années plus tard (1992), attestent de l’existence d’une réciprocité réelle en

soulignant en particulier la capacité que pouvaient avoir les paysans regroupés en villages de se

défaire de chefs de muong ne remplissant pas leur obligation d'organisation de la production ou de

rejoindre un muong voisin. En 1976, Georges Condominas insiste lui aussi sur la limite des droits dont

disposaient les chefs de muong et met en évidence le poids de la communauté. Il note ainsi que « la

collectivité […] reste la propriétaire nominale du sol, même si certains seigneurs ont réussi

pratiquement à détourner à leur profit cette règle coutumière. Il en découle que l’exploitation des

rizières seigneuriales reste attachée à la fonction et que le tao qui perd celle-ci perd également le

droit d’exploitation. De même, il ne peut vendre un terrain à qui que ce soit, car le sol ne peut être

détaché de la communauté humaine qui en vit. Ainsi un tao ne pourra céder qu’une totalité formée par

un finage et ses habitants » (p. 285). G. Condominas met ainsi en évidence la dissociation nette qui

11 Georges Condominas propose, dans les notes de bas de page de son article de 1976, la traduction de nombreux extraits desécrits de Câm Trong antérieurs à 1976 à partir desquels il développe la même idée selon laquelle « le tao ne possède pas laterre […], c’est la collectivité qui reste la propriété nominale du sol […] »

12 Pour Stevenson cité par Jacques Weber (in Cubrilo et Goislard 1998 : 354), la propriété collective suppose entre autre : quela ressource ait des frontières bien définies; que le groupe d'usagers soit précisément défini; qu’il existe des règles,implicites ou explicites concernant les droits des usagers entre eux à propos de la ressource; que les usagers partagent lapropriété jointe et non exclusive sur la ressource in situ ou fugitive, dés avant l'extraction ou l'usage; que les usagers soienten concurrence et s’imposent mutuellement des externalités négatives.

13 Il s'agit des coutumiers de Thuân Châu (Muong Muôi) (article 105) et de Mai Son (Muong Muak) (article 40).

Page 11: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 11

existait entre le droit de gestion des rizières qui revenait aux chefs de muong et celui d’aliénation qui

était attachée à la communauté. Il indique en revanche qu’il était possible, ainsi que le suggèrent

nombre de récits rapportés par Câm Trong (1978), que les chefs de muong puissent céder ou reprendre

des muong suzerains aux nobles de leur entourage, ou puissent transformer le statut de villages,

toujours entiers, transformant en villages de serfs certains villages de « paysans libres » ou provoquant

le contraire. Jacques Lemoine, en 1997, insiste beaucoup sur ces exemples pour remettre en cause

l’analyse faite par les auteurs précédents et refuser toute idée de liberté dont disposeraient les

« paysans libres »14 au sein des muong. Il ne pousse cependant pas son raisonnement jusqu’au cœur

des villages puisqu‘il note que « ce qui distingue ces paysans [les pay ou « paysans libres »] du

tenancier médiéval en Europe, c’est que la tenure s’exerce globalement sur le territoire villageois,

laissant le soin à la communauté des paysans de se répartir les terres ainsi que les charges et les

corvées qui les accompagnent". Cette analyse à laquelle nous ne souscrivons pas pour différentes

raisons que nous ne détaillerons pas ici, ne remet pas en cause, quelque soit la nature des relations

entre nobles et paysans aux échelons supérieurs, le caractère collectif de l’appropriation des rizières

dans les villages de « paysans libres ». Si ces villages pouvaient éventuellement changer de statut et

être cédés d’un muong à un autre, le village était non seulement l’échelon de gestion des rizières mais

aussi celui au niveau duquel communauté et domaine rizicole demeuraient indissociables et

irréductibles l’un par rapport à l’autre.

Le foncier rizicole pré-collectiviste dans le village de Ban Luot

Le système complexe décrit par Câm Trong sur la base de témoignages recueillis dans des centres de

muong importants, n'a pas pu être reconstitué dans le seul village, Ban Luot, ayant fait l'objet

d'enquêtes de terrain. L’ensemble des catégories de population composant les muong ne se

retrouvaient pas en effet au sein de chacun des villages – villages de serfs et de « paysans libres »

étaient par exemple strictement dissociés – et le village de Ban Luot, petit village de« paysans

libres » est un village tardivement créé, probablement sans grande importance15. Il est néanmoins

possible de retrouver les fondements du système collectif d’appropriation des rizières et de mettre en

évidence un système simplifié mais parfaitement défini d’organisation du foncier rizicole en

différentes catégories de rizières se distinguant par la façon dont les différents droits les concernant

sont répartis au sein de la population (tableau 3).

La première catégorie de rizières était constituée des parcelles nouvellement aménagées par les foyers.

Ces rizières qui étaient appelées na ti ou na ti hon (rizières défrichées du foyer), étaient, comme dans

14 J Lemoine refuse d’ailleurs l’usage de ce terme.15 Le village a été fondé dans la première moitié du XIXème siècle et comprenait environ 20 foyers appartenant à 4-5 lignages

installés à des dates différentes dans les années 1950. Les premières rizières ont été aménagées par un homme décritcomme étant un pavillon noir (quan co den) d’origine « chinoise » qui aurait combattu dans la région puis aurait faitallégeance au chef de « Muong La » (actuelle Son La). Il aurait alors épousé une femme tai de « Muong La » puis se seraitdéplacé, accompagné de ses deux fils, afin de fonder un village à un emplacement favorable pour la riziculture. L’aîné desdeux fils devint chef de village et les deux lignées correspondant aux deux frères sont aujourd’hui encore parfaitementindividualisées au sein du village. En dépit de l’origine non-tai du fondateur, rien n’indique que le village ait été d’abord unvillage de serfs avant d’être taïsé.

Page 12: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 12

la catégorie homonyme décrite par Câm Trong dans des muong plus vastes, cultivées par celui les

ayant aménagées, celui-ci en recevant l’entier usufruit sans contrepartie en nature ni travail. Ces

rizières ne rejoignaient les « rizières du village » qu’après quelques années (5 à 10 ans) de mise en

culture. Elles étaient alors généralement attribuées en tout ou en partie à celui qui les avait ouvertes

mais entraient dans le calcul des corvées et redevances diverses.

La deuxième catégorie de rizières était celle des « rizières du village et du muong » (na ban na muong)

qui était elle-même composée de trois sous catégories.

La première sous-catégorie (A) appelée « petite rizière du chef de village » (na noi tao ban) était

cultivée par les membres du village dans le cadre de la corvée viêc muong alors que sa production

revenait exclusivement au chef de village. Contrairement aux autres rizières, ces rizières avaient la

particularité de toujours correspondre aux mêmes parcelles et d’être donc parfaitement délimitées et

localisées. D’une superficie d’environ un hectare, le groupe de parcelles est décrit comme

correspondant aux premières rizières aménagées dans le village dont elles portaient d’ailleurs le nom

(Na Luot). Ces parcelles, désignées aujourd’hui encore comme les meilleures du village, furent

aménagées par celui qui est décrit aujourd’hui comme le fondateur du village devenu, lorsque la

population du village se diversifia, premier chef du village. Pendant une centaine d’années, de la

fondation du village jusqu’aux années 1930, ces parcelles se transmirent de père en fils aîné en même

temps que se transmettait la charge de chef de village.

Page 13: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 13

Tableau 3 - Catégories de rizières dans le village de Ban Luot au début du XXème

siècle

(données d’enquêtes)

Type de droit

Catégories de rizières

droit

d’inclusion et

exc lus ion /

fondement du

droit

droit de gestion

/ fondement du

droit

droit d’usage /

fondement du

droit

d u r é e /

contrepartie

d u d r o i t

d’usage

mise en

culture

NA TI HON

rizières défrichées dufoyer

usager / défriche usager / défriche tout membre duv i l l a g e /défriche

5 à 10 ans /aucune

directe (parl’usager)

NA BAN NA MUONG

rizières du village et dumuong

A – petites rizières du

chef de village

na noi tao ban

chef de village /exercice de lafonction*

temporaire /exercice de lafonction

indirecte(corvée viêc

muong)

B – rizières de

fonction

na bot

n o t a b l e /exercice de lafonction(désignation parle chef devillage)

temporaire /exercice de lafonction

directe etindirecte(corvée)

C – rizières du village

na ban

c o l l e c t i f /appartenance auvillage

chef du village /exercice de lafonction*

tout villageois /être membre duvillage

temporaire /corvée

directe

* Jusqu’aux années 1930, la fonction était transmise de père en fils aînée dans la lignée du fondateurdu village. Le chef de village a ensuite été désigné par « l’administration ».Notes : cf tableau 2.

Une deuxième sous-catégorie de rizières (B) était constituée des rizières de fonction (na bot)16

attribuées par le chef de village à des membres du village dans le cadre de fonctions déterminées.

Hormis celle de chef de village, les fonctions donnant droit à l’attribution de rizières particulières

étaient au nombre de cinq, un secrétaire et quatre assistants17. Les « rizières de fonction », dont la

superficie était définie selon la fonction (elles représentaient de deux à quatre mille mètres carré de

rizières), venaient s’ajouter aux rizières habituellement cultivées par le foyer en tant que membre du

village18. Contrairement aux « petites rizières du chef de village », ces rizières n’étaient pas localisées

de façon fixe (un notable pouvait voir les rizières de fonction changer de localisation plusieurs fois au

cours de l’exercice de sa fonction) et étaient la plupart du temps cultivées par les notables eux

16 Les noms sont donnés à titre indicatif. Nous avons en effet travaillé en langue viêt et il a été difficile d’obtenir lesdénominations précises des catégories de rizières (il y a entre autre une confusion entre les noms de catégorie et les nomsd’emplacement). Les catégories dont les noms tai sont revenus à de multiples reprises au cours de discussions avec nosindicateurs sont les na ti hon, na noi tao ban et na ban na muong. Les noms tai deux autres catégories (na bot et na ban)sont en revanche sujets à caution.

17 Le secrétaire (dont seul le nom vietnamien a été donné - truong thiêp) était assisté de quatre « ông » (dont ông Pan, ôngPong et ông Tang, le 4ème nom ayant été oublié).18 Les notables n’effectuaient pas de corvée « viêc muong » pendant la durée de leur fonction.

Page 14: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 14

mêmes19. Si les enquêtes ont permis de mettre en évidence l’existence de courtes lignées de notables

(père et fils aîné exerçant la même fonction et recevant les mêmes superficies de rizières de fonction),

nous avons relevé plusieurs exemples, certains parfois anciens, de fonction ayant été réattribuée sans

logique lignagère apparente. Les rizières de fonction ont ainsi toujours été décrites comme étant

strictement attachées aux différentes fonctions, elles-mêmes non liées, y compris dès l’origine, à un

lignage particulier.

La dernière catégorie de rizières (C), appelée simplement « rizières du village » (na ban), représentait

la majorité des rizières du village et revenait à l’ensemble des habitants du village. Tous les foyers du

village bénéficiaient en effet d’une part de ces rizières sous la forme de trois ou quatre parcelles de

qualité différente car localisées dans plusieurs emplacements différents. L’usage de ces rizières était

strictement conditionné au paiement d’une taxe en nature et à la réalisation d’une corvée (viêc muong)

qui consistait en journées de travail consacrées à la mise en culture des rizières du chef de village ou à

la réalisation de travaux communs (entretien du réseau d’irrigation en particulier). Chaque arrivant

extérieur et chaque jeune couple qui s’installait, se voyait attribuer une part de rizière et les charges

correspondantes par le chef de village. Cette part était prélevée parmi les rizières na ban na muong ce

qui modifiait en partie l’attribution des autres foyers. Avec les rares départs, les décès et les

destructions de rizières (dues à des inondations ou des éboulements), c’était, selon les enquêtes, la

principale occasion de modifier la distribution des rizières. Le chef de village ne distribuait donc pas

les terres sur une base régulière et ne le faisait que par petites touches. Mais il était celui qui attribuait

le droit d’usage et qui déterminait les charges l’accompagnant. Il était ainsi celui sur qui reposait le

devoir de veiller, lors des modifications de la composition du village ou des rizières, à rétablir le lien

entre surfaces disponibles, composition de la communauté et travaux à effectuer.

Le caractère réellement collectif de la propriété de l’ensemble des « rizières du village et du muong »

ne ressort pas de prime abord à travers les enquêtes. La stricte localisation des rizières du chef de

village et la transmission de l’usage au sein du lignage peut donner à croire, en première lecture, que le

droit d’usage de ces rizières reposait sur l’acte d’ouverture des rizières (droit du feu ou de la hache),

de même que le droit d’exercer la fonction de chef de village reposait sur l’acte de fondation du village

(lui-même lié à l’ouverture des premières rizières), droits qui se transmettaient ensemble de

façon héréditaire. Ces rizières avaient alors des caractéristiques proches de celles des « rizières des

nobles » décrites par Câm Trong20. Les enquêtes montrent aussi que dans la pratique les « rizières

défrichées du foyer» (na ti hon) ne changeaient pas toujours d’usager lorsqu’elles rejoignaient les

« rizières du village et du muong » et qu’il existait une importante continuité de l’usage au niveau

19 De faible superficie, ces rizières étaient cultivées la plupart du temps par les membres de la maisonnée du notable. Deuxexemples de notables ne disposant pas de main d’œuvre suffisante et faisant cultiver les rizières par la corvée « viêcmuong » ont néanmoins été mentionnés.

20 Câm Trong (1978) et Dang Nghiêm Van (1971) notent qu’il pouvait exister des chefs de village non nobles, comme c’estle cas à Ban Luot. Le premier spécifie toutefois que les chefs non nobles portaient un titre (quan ban) différent de celuides nobles auxquels étaient réservés celui de tao ban. Alors que le second note que les chefs de village non nobles devaientêtre anoblis et changer de nom afin d’en adopter un correspondant à un lignage noble. Aucune de ces situations necorrespond à celle relevée à Ban Luot où le chef de village était appelé tao ban mais ne portait pas un nom associé à lanoblesse.

Page 15: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 15

individuel mais aussi au sein des lignages, les fils cultivant les parcelles ouvertes par leur père. Ce qui

renforce l’idée d’une appropriation (ou tout au moins d’un droit de gestion individuel) reposant sur

l’acte d’ouverture des rizières.

Plusieurs éléments importants nous permettent néanmoins de penser que le système foncier de Ban

Luot fonctionnait sur un mode identique à celui décrit précédemment à l’échelon des muong. Il nous

semble important de noter, tout d’abord, que Câm Trong signale lui aussi la rareté des redistributions

de terre dans les muong et la continuité d’usage qui en découlait, phénomène qui pouvait donner

l’impression (fausse) aux « paysans libres » eux-mêmes de disposer entièrement de leur terre. Mais il

ajoute que vente et achat étaient impossibles et que l’usage des terres – qui avaient l’obligation

absolue d’être cultivées – était strictement soumis à l’appartenance au village et à la réalisation de la

corvée viêc muong. Toutes choses qui nous ont aussi été rapportées à Ban Luot et qui relativisent

fortement l‘existence éventuelle d’un droit découlant de la défriche. Ainsi il n’existait pas de

concordance parfaite entre fondateur et usager pour les « rizières du village » et le chef de village avait

la capacité de briser le lien créé par la défriche pour fournir des parcelles à de nouveaux foyers ou

attribuer des rizières de fonction. Le devenir des « petites rizières du chef de village » au cours de la

période française, laisse par ailleurs entendre que l’exercice de la fonction de chef de village primait

sur l’acte de défriche comme élément donnant droit d’usage de ces rizières. Plusieurs témoignages

indiquent en effet que la fonction de chef de village échappa à la lignée fondatrice au cours des années

1930, le chef étant désigné par le chef du district21 parmi les membres du village au sein de plusieurs

lignées non fondatrices successives. Lors de ce changement, la lignée fondatrice perdit aussi l’usage

des « petites rizières du chef de village ». Celles-ci revinrent dans leur intégralité aux nouveaux chefs

de village et continuèrent à être cultivées dans le cadre de la corvée. Le chef de village destitué reçut,

de son côté, des parcelles appartenant aux « rizières du village », les mit en culture lui-même et fut

astreint à la corvée.

Nous n’avons pas pu, au cours de nos enquêtes, déterminer les conditions permettant à un foyer

d’entrer ou de sortir du village, ce qui ne nous permet pas de dire s’il existait ou non une instance

supérieure au village détenant un droit d’inclusion ou d’exclusion sur les habitants (droit de permettre

à quelqu’un d’entrer ou de sortir du village). Mais l’ensemble des éléments décrits précédemment

nous permet néanmoins de dire que l’usage des « rizières du village et du muong » était strictement

conditionné à l’appartenance au village, celle-ci donnant obligatoirement droit en retour à l’usage

d’une part des rizières. Il n’existait pas, à cet échelon de droit individuel exclusif et l’attribution de

toutes les rizières, y compris la « petite rizière du chef de village », se faisait selon des règles

préexistantes (car définies à un niveau supérieur au village) liant les usagers au village et les liant entre

21 La présence française se caractérisa par la mise en place d’un système administratif s’appuyant sur ou se surimposant à lahiérarchie des muong. Les chefs de muong aux échelons supérieurs à celui du village furent, selon leurs relations avec lesFrançais, remplacés par des fonctionnaires kinh venus du delta ou assimilés à des fonctionnaires nommés ce qui fragilisaleur statut en le rendant temporaire et dépendant de l’administration. A cette occasion, certains reproduisirent le systèmeaux échelons inférieurs et nommèrent de nouveaux chefs de village.

Page 16: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 16

eux (par le biais de fonctions ou de la réalisation de travaux). En ce sens l’appropriation des rizières

était bien de nature collective dans le village de Ban Luot.

Le foncier rizicole a l'heure de la décollectivisation

Les catégories de rizières qui viennent d’être décrites correspondent, dans leurs grandes lignes, à la

situation des régions montagneuses tai du Tonkin au début du 20ème siècle. A la suite des Français

mais avec plus d'efficacité encore, le gouvernement du Viêt Nam indépendant a, au cours de trente

années de réformes ininterrompues (réforme agraire, collectivisation de niveau bas puis de niveau

haut, "grande agriculture socialiste"…), profondément bouleversé les pratiques foncières locales pour

les conformer aux exigences d'une collectivisation de type socialiste. Depuis le milieu des années 1980

et le lancement de la politique de "rénovation" (Doi Moi - 1986), une nouvelle phase de

transformations a accompagné la décollectivisation des campagnes. Il serait trop long, dans le cadre de

cette intervention de revenir sur l’ensemble de ces transformations et de décrire avec précision

l’ensemble des processus de collectivisation et de décollectivisation à l’échelon national et

villageois22. Nous ne donnerons par conséquent qu’une description rapide des éléments survenus à

Ban Luot au cours de la période collectiviste qui sont nécessaires à la compréhension des dynamiques

foncières actuelles. Nous décrirons en revanche avec plus de précisions dans les deux parties

suivantes, le régime foncier actuel au niveau national ainsi que les évolutions récentes des pratiques

foncières au niveau villageois.

Le nouveau régime foncier vietnamien

Les étapes de mise en place du nouveau régime foncier vietnamien s’inscrivent en parallèle à la

réforme des structures collectivistes et étatiques de production. Dans les campagnes où ce mouvement

s’est traduit par le retour à la petite production familiale, la décollectivisation a donné lieu à une

individualisation progressive de la tenure foncière.

Dans un premier temps, avec la "résolution 100" (1981) puis le "contrat 10" (1988)23, le gouvernement

s’est contenté de redéfinir les unités de production reconnues au sein des coopératives et des

entreprises d'état. Renonçant au « tout collectif » des groupes et brigades de production, coopératives

et entreprises d’Etat furent engagées à répartir périodiquement les terres agricoles entre les foyers,

coopérateurs ou ouvriers, dépendants d’elles et à établir des contrats de production stipulant droits et

devoirs de chacune des parties sur les terres ainsi réparties. Dans le cadre de ces contrats, différents en

1981 et 1988, les foyers furent amenés à effectuer un nombre croissant de tâches sur les parcelles

allouées par les coopératives et les liens entre les foyers ruraux et la terre qui avaient été restaurés dès

1981 lors de la première allocation (Bergeret, 1995) furent encore renforcés en 1988.

22 Pour connaître ces processus au niveau national, consulter les travaux suivants : Pillot, 1995 ; YVON-TRAN, F., 1994,Une résistible collectivisation, l’agriculture au Nord Viêt Nam 1959-1988. Thèse de doctorat en histoire, Université deParis VII, 210 p.

23 « Chi thi 100 », directive du Comité Central CT/TU/100 du 13/01/1981. « Khoan 10 », CT/TW 10 du Bureau Politique duP.C.V , 5 avril 1988

Page 17: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 17

L’année 1988 fut aussi celle de la promulgation de la première loi foncière. Celle-ci reconnaissait les

unités de production individuelles et leur garantissait le droit de jouir du fruit de leur travail sur les

terres dont elles recevaient l'usage légal. Mais cette loi, à l'image des réformes précédentes, ne

reconnaissait comme usagers légaux de la terre que les seules structures collectives et étatiques de

production. Et celles-ci conservaient le pouvoir, en accord avec les directives émanant de Hanoi, de

redéfinir régulièrement les surfaces concédées aux foyers ainsi que les contreparties de cette

attribution.

Les fondements d’un véritable retour à la tenure individuelle24 ne furent finalement mis en place qu’en

1993 avec la promulgation d’une nouvelle loi foncière. Contrairement à la loi de 1988, la loi foncière

de 1993, toujours en vigueur aujourd’hui, concède des droits fondamentaux aux usagers directs de la

terre : droit de vente, de location, d’échange, d’hypothèque, de transmission patrimoniale des terres

d'habitation et de l'usufruit des autres terres. Dès la promulgation de la loi, les durées d'allocation des

terres agricoles furent aussi clairement déterminées (vingt ans pour les cultures annuelles et cinquante

ans pour les cultures pérennes) et la loi fut complétée l’année suivante par un décret fixant à cinquante

années la durée d’allocation des terres forestières. Depuis lors, les foyers disposent d’une sécurité

foncière durable à condition, pour les terres qui y sont soumises, qu’ils s’acquittent de la taxe foncière

(Bergeret, ibid.). Après les "demi mesures" des années 1980, la loi foncière de 1993 est ainsi celle qui,

sans que l'Etat ne le reconnaisse, mit fin aux coopératives en s’attaquant à une de leurs dernières

prérogatives, la distribution des terres (Pillot, 1995).

Comme il l’avait fait après la première loi foncière à la fin des années 1980, l’Etat a lancé, dès 1993,

un vaste programme d’allocation des terres à l’échelon national. Cette distribution qui est souvent

considérée comme devant être la dernière et qui l’est dans les faits pour la très grande majorité des

terres distribuées jusqu’à présent, concerne l’ensemble des catégories de terres définies par la loi selon

des procédures spécifiques à chaque catégorie. Outre les mesures destinées à répartir les terres de

façon équitable entre les foyers25, un système complexe de classification des terres en fonction de

l'usage (agricole, forestier, habitat etc.) a en effet été mis en place afin de limiter – en les maintenant

sous contrôle - les transformations ultérieures possibles de l’occupation su sol. Appliquée rapidement

en respect des principales modalités d’attribution dans le delta du fleuve Rouge, la distribution lancée

en 1993 n’a cependant pas touché l’ensemble des régions du pays et l’ensemble des catégories de terre

de la même façon. Dans certaines régions, comme le montre ponctuellement l’exemple de Ban Luot

développé ci-dessous, la distribution s’est faite à un rythme et selon des modalités originales. Ce qui se

traduit, dans les localités concernées, par des pratiques foncières originales elles aussi se maintenant

sur des périodes plus ou longues.

24 Nous entendons par là la concession individuelle du droit d’usage de la terre sans intermédiaire entre l’Etat et l’unité ouindividu bénéficiaire de ce droit. Il ne peut s’agir d’une propriété individuelle puisque l’Etat reste propriétaire de la terre eten concède le seul droit d’usage.

25 La distribution effectuée à la suite de la loi foncière de 1988 devait théoriquement tenir compte du nombre de bouches ànourrir dans chaque foyer, celle effectuée après 1993 reposait sur le nombre d’actifs composant les foyers.

Page 18: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 18

Les "rizières de la coopérative"

Dans le village de Ban Luot, l’histoire de la distribution des rizières est à la fois longue et compliquée.

Entamée dès 1981 lors de la "résolution 100", l’allocation des rizières n’était pas encore entièrement

achevée au début de l’année 2002, l'ensemble des ménages n'étant pas encore entrés en possession du

"carnet rouge", document officiel d’attribution des terres. Dans le village, trois redistributions touchant

une partie des rizières ont pourtant été effectuée après celle de 1981. La première qui correspondait à

la première loi foncière et à la mise en place du "décret 10", survint en 1988-1989. La seconde fut

organisée un an après la loi foncière de 1993. La dernière date de 1997 et fut effectuée afin de

compenser les pertes de terre occasionnées par l’inondation catastrophique de 1996. Elle permit aussi

aux villageois de procéder aux derniers réajustements possibles avant la levée cadastrale annoncée

pour l’année suivante.

Organisées à des époques différentes sous la houlette du chef de la coopérative puis de celui du

village, les différentes distributions sont décrites comme ayant été effectuées selon des procédures

garantissant une répartition égalitaire des terres entre les foyers. Difficile à attester pour les anciennes

allocations, cette affirmation a pu être vérifiée pour la plus récente d’entre elles qui a donné lieu à

l’attribution assez stricte d’environ trois cents mètres carré de rizières par personne26. Entre chacune

des attributions de grande envergure, les autorités villageoises ont aussi procédé à des ajustements

réguliers, généralement annuels, afin de tenir compte des changements survenus au sein de la

population et des foyers (naissances, décès, nouvelles installation…). Nombreux sont les foyers dont

le domaine foncier attribué a ainsi été remanié à de plusieurs reprises.

En procédant à une distribution égalitaire des rizières, les autorités villageoises semblent inscrire leur

action foncière dans le droit fil des recommandations étatiques. La dimension apparemment légaliste

de l’allocation est néanmoins totalement remise en cause par une description et une analyse plus

détaillées de l’ensemble des procédures suivies. Il est possible de remarquer, par exemple, que les

distributions ont été réalisées avec une fréquence hors norme et que le processus d'allocation définitif

des rizières a été mis en œuvre de façon particulièrement tardive. Les dernières allocations ont par

ailleurs été réalisées par les chefs de village alors que ceux-ci ne disposent pas, contrairement à leurs

prédécesseurs locaux, les chefs de coopérative, du pouvoir légal d’intervenir sur le foncier.

L’inscription de l’allocation, en dehors ou en accord avec le cadre légal, n’est pas le fruit du hasard.

Sur le modèle de ce qui a été fait pour la période pré-collectiviste, nous nous sommes intéressées aux

catégories de rizières et aux droits fonciers reconnus par la population de Ban Luot pour chacune de

ces catégories (tableau 4). Ce travail permet de mettre en évidence une forte continuité des catégories

entre la période pré-collectiviste et celle d’aujourd’hui.

26 Lors de cette allocation, le chef de village indique avoir attribué une superficie d’environ 300m_ de rizière cultivée en unesaison annuelle (150m_ pour les rizières cultivées deux fois par an ) par actif et de 150m_ par jeune et par personne âgée.Ce qui correspond approximativement aux superficies effectivement relevées au cours des enquêtes et, lorsque cela a puêtre possible, dans les « carnets rouges » des foyers.

Page 19: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 19

Les rizières actuellement mises en culture à Ban Luot sont divisées par les foyers en deux catégories

distinctes. La première catégorie est dénommée "rizières de la coopérative" (na hop tac xa). Les

parcelles qui en relèvent correspondent en effet aux parcelles dont la production était organisée par la

coopérative pendant la période collectiviste. Elles furent ainsi mises en valeur par des unités de

production collectives, groupes puis brigades de production, jusqu’à la première allocation temporaire

de 1981. Les parcelles de cette catégorie correspondent à toutes les rizières qui existaient dans le

village au moment de la collectivisation27 augmentées des quelques parcelles défrichées par la suite

par les unités de production collectives. En dépit du nom donné à ces rizières, nom qui les rattache

plutôt à la période collectiviste, les attributions temporaires successives auxquelles elles ont été

soumises à partir de 1981 et le rôle joué par le chef de village dans les allocations récentes, ne sont pas

sans rappeler les caractéristiques des anciennes « rizières du village et du muong ». Cet élément n’est

pas suffisant pour indiquer quelle est la période pré-collectiviste ou collectiviste qui marque le plus

profondément le fonctionnement du système actuel. Mais plusieurs éléments additionnels permettent

de renforcer l’idée du rôle déterminant joué par les catégories anciennes.

27 Les habitants de Ban Luot indiquent que seules les « rizières du village et du muong » ont été rattachées à la premièrecoopérative créée pour l’ensemble du village. A la fin des années 1960, cette première coopérative a été rattachée à celle duvillage voisin (Ban La) pour former une coopérative de « niveau supérieur» appelée coopérative de La Luot. L’ensembledes rizières cultivées (et donc aussi les anciennes « rizières défrichées du foyer ») ont alors été collectivisées. Cette grandecoopérative a été à nouveau divisée en deux en 1981 sur la base des deux anciens villages, chaque coopérative conservantla gestion de l’ensemble des rizières du village ayant été collectivisées les années précédentes.

Page 20: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 20

Tableau 4 - Catégories de rizières dans le village de Ban Luot en 2001-2002

(données d’enquêtes)

Type de droit

Catégories de rizières

droit

d’inclusion et

exc lus ion /

fondement du

droit

droit de gestion

/ fondement du

droit

droit d’usage /

fondement du

droit

d u r é e /

contrepartie

d u d r o i t

d’usage

situation

légale

NA TI HON

rizières défrichées dufoyer

usager / défriche usager / défriche tout villageois /défriche

permanente /aucune

aucun titre /aucun droit /aucuneobligation

NA HOP TAC XA

r i z i è r e s d e l acoopérativeA - rizières de

fonction

na bot

notable (dontchef de village)/ choix du chefde village

temporaire /exercice de lafonction

B - rizières du village

na ban

c o l l e c t i f /appartenance auvillage

chef de village /élection villa-geoise

tout villageois /être membre duvillage

temporaire

« carnetrouge » /droi ts detransfert del’usage /imposables*

Notes : cf tableau 2.

Pour cette période, la mise en culture est toujours directe et n’est pas précisée dans le tableau. La

colonne additionnelle « situation légale » donne quelques indications sur le statut légal réel des

catégories de terres (titre légal d’usage / principaux droits du titulaire / contrepartie de l’usage).

* Selon la loi foncière de 1993, les rizières tombent sous le coût de l’impôt foncier agricole. Certaines

dispositions particulières permettent néanmoins aux agriculteurs de certaines unités administratives

d’échapper temporairement à cette imposition. C’est le cas des communes relevant du programme de

réduction de la pauvreté (dit « programme 135 ») et à ce titre de la commune de Muong Kim depuis

l’année 2000.

Ainsi que l’indique le tableau 4, plusieurs sous-catégories de rizières peuvent être distinguées au sein

des "rizières de la coopérative". Une première catégorie de rizières (A) correspond aux parcelles

attribuées à différents responsables villageois, au chef de village et à trois de ses aides (responsable de

la protection forestière, responsable du groupe de sécurité, responsable des associations populaires de

masse). Ces terres, en surfaces limitées mais non négligeables28, sont attribuées dans le strict cadre de

la fonction exercée, les rizières étant retirées avec la perte de la fonction. Elles rappellent dès lors les

28 De l’ordre de 1000m_ pour le chef de village et de 500 à 800m_ pour les aides. Le chef de village et le responsable de laprotection forestière perçoivent par ailleurs de petits salaires versés par l’administration.

Page 21: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 21

rizières attribuées aux notables, nobles ou roturiers de la période pré-collectiviste et portent, selon

certains informateurs, le même nom29.

Une autre sous-catégorie de rizières, catégorie qui n’est pas représentée dans le tableau 4, regroupait

les parcelles qui avaient provisoirement échappé aux attributions individuelles. Ces parcelles furent

allouées une dizaine d'années à deux associations populaires de masse (l’association des jeunes et celle

des personnes âgées) qui les mettaient en culture de façon collective et utilisaient la production pour

soutenir des foyers jeunes ou âgés en difficulté et dans le cadre de l’organisation de manifestations

culturelles (fête du village par exemple). De nombreuses rizières de qualité ayant été détruites par

l'inondation de 1996, ces rizières furent allouées à des foyers du village afin de compenser les rizières

perdues30. Elles entrèrent dès lors dans la dernière sous-catégorie, les « rizières du village » (B).

Cette sous-catégorie est constituée des rizières attribuées aux foyers membres du village. Tout foyer

villageois, qu’il soit ancien ou récent, tai ou non31, est détenteur d’un droit d’usage temporaire pour

une partie de ces rizières. Tout nouveau foyer est doté de rizières prélevées sur les « rizières du

village » et tout foyer qui quitte le village les restitue au village par l’intermédiaire du chef de village

qui en donnera l’usage à d’autres foyers villageois. Ces rizières sont en définitive celles qui ont été

soumises aux différentes allocations et aux réajustements annuels décrits précédemment. A ce titre,

elles se distinguent des « rizières de fonction » (et anciennement des rizières des associations) qui sont

attribuées à un individu, en plus des « rizières du village », dans le strict cadre d’une fonction et dont

la superficie n’est pas réévaluée périodiquement.

L’ensemble formé par les "rizières de la coopérative" est par ailleurs systématiquement et strictement

différenciées de la seconde catégorie principale de rizières qui porte, comme par le passé le nom de

rizières nouvellement défrichées du foyer (na ti hon). Cette seconde catégorie est composée des terres

qui ont été mises en valeur après 1986, date à partir de laquelle les foyers de certaines régions ont été

officiellement autorisés par le gouvernement à défricher de nouvelles rizières (ainsi que des champs de

culture annuels) afin d’en faire un usage personnel. Ces rizières ont été aménagées aux dépends

d’anciennes terres de pente cultivées individuellement par les foyers. Terrassées mais non reliées aux

principaux réseaux d’irrigation elles peuvent, pour un grand nombre d’entre elles, faire l’objet de deux

récoltes de riz annuelles. Ces rizières ont la double particularité de ne jamais avoir fait partie des

« terres du village et du muong » ni de celles relevant de la coopérative. Elles n’ont pas non plus été

prises en considération lors des différentes distributions qui ont accompagnées la décollectivisation et

le chef du village n’est jamais intervenu dans leur gestion. Ce qui les distingue nettement des « rizières

de la coopérative ».

29 Nous émettons les mêmes réserves que pour la période précédente quant aux noms tai des deux sous-catégories na bot etna ban.

30 L’association des personnes âgées put en revanche conserver l’usage d’une grande mare située au cœur du village.Certaines mares anciennes ont en effet un statut et un devenir comparable à ceux des « rizières du village et du muong».

31 En 2001-2002, le village de Ban Luot comptait plusieurs foyers kinh et hmong recevant des rizières au même titre que lesautres.

Page 22: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 22

Ainsi que nous l’avons noté précédemment pour les distinctions entre sous-catégories de « rizières de

la coopérative », les éléments sur lesquels repose cette distinction rappellent à plusieurs titres ceux de

la période ancienne. En revanche et contrairement à ce qui se passait par le passé pour les rizières de la

catégorie éponyme, les « rizières défrichées du foyer» ne sont pas rattachées aux « rizières de la

coopérative » après avoir été mises en valeur plusieurs années (les rizières les plus anciennes ont été

défrichées dès 1986). Il semblerait donc qu’il y ait eu une fixation des catégories et le remplacement

d’une logique évolutive entre catégories qui se faisait en faveur des rizières collectives vers une

logique de séparation permanente se faisant plutôt au profit des rizières gérées individuellement. Il y

aurait donc, ainsi que le souhaite aujourd’hui le gouvernement, un mouvement d’individualisation

apparaissant dans le village de Ban Luot. Accentué par l’attribution progressive de titres individuels,

ce mouvement aura peut être avec le temps la capacité d’effacer toute trace du système collectif ancien

dans le village. Mais ce n’était pas encore le cas lors de notre travail et plusieurs observations tendent

à montrer que l’attribution des titres de propriété n’a pas mis immédiatement fin aux logiques

anciennes, et peut même participer au contraire et dans un premier temps à les reproduire.

Les « rizières de la coopérative » sont en effet, par opposition aux « rizières de fonction » et aux

« rizières défrichées du foyer », les seules rizières qui ont été l’objet d’une levée cadastrale et d’une

allocation officielle. Cette distinction est étonnante au premier abord puisque les « rizières du village »

étaient appropriées collectivement. Elle prend néanmoins du sens si l’on considère que l’absence

d’allocation permet aux « rizières défrichées » d’échapper à l’imposition, comme échappaient aux

corvées et redevances les rizières éponymes du passé. Ces rizières sont plus généralement celles dont

le droit de gestion découle de l’usage et de la défriche, ce qui exclut toute intervention extérieure. Ces

rizières ne sont d’ailleurs absolument pas prises en considération lors de la distribution des « rizières

du village » ce qui conduit certains foyers à disposer, grâce à leur travail de défriche, de superficies

totales de rizières bien supérieures aux foyers ne recevant que des « rizières du village ». La logique

de séparation entre les deux principales catégories de rizières est donc en ce sens conservée.

Il faut ajouter aussi que si les « rizières de la coopérative » n’ont pas échappé à l’allocation officielle,

celle-ci n’a pas mis fin elles restent cependant gérées de façon effective par le chef de village. Lors du

séjour effectué début 2002 dans le village, des travaux d’élargissement du sentier conduisant au

village ont été organisés afin de permettre l’accès de véhicules lourds. Lors de ces aménagements, les

parcelles de rizières bordant le sentier ont été endommagées et réduites de quelques arpents, ce qui n’a

pas été sans contrarier les usagers de ces rizières. En dépit du mécontentement parfois affirmé de

certains d’entre eux, aucune obstruction n’a été faite à la décision prise par le chef de village de

sacrifier ces rizières et celui-ci a pu mobiliser l’ensemble des actifs du village, y compris ceux dont les

parcelles ont été endommagées, selon les modalités habituelles. Ces modalités sont elles-mêmes

révélatrices puisqu’elles sont calculées pour chaque foyer, à partir des superficies de « rizières du

village » dont il a reçu l’usage et ne tiennent donc compte ni des « rizières défrichées » ni des

éventuelles « rizières de fonction » mises en culture. Chaque année, les foyers villageois doivent ainsi

Page 23: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 23

un nombre fixe de jours de travail qui dépend des seules « rizières du village » reçu et qui sont

consacrés à la réalisation de différents travaux collectifs (entretien du système d’irrigation par

exemple) dont la nature et l’ampleur sont définies par le chef de village.

Un dernier point particulièrement intéressant concerne l’interprétation que font de nombreux

villageois de la situation légale des différentes catégories de rizières. Si un quart environ des foyers

interrogés à ce sujet s’avoue totalement ignorant de la loi, deux autres quarts environ se font en effet

une idée de leurs droits officiels qui est le contraire exact de ceux définis par l'Etat (présentés de façon

résumée dans le tableau 4). Ils pensent à tort en effet qu’il n’est pas possible d’effectuer des

transactions (vente, achat) sur les terres distribuées, y compris avec l’accord du chef de village. Les

mouvements autorisés sont ainsi limités à des transferts réalisés à titre gratuit au sein de la seule

population du village avec l’accord du chef de village ou parfois encore à la demande de celui-ci. Ce

qui correspond à la situation réelle de ces terres jusqu’en 2001 mais non à leur statut officiel après

attribution de titres légaux. Les habitants estiment, à tord aussi, que les transactions sont au contraire

autorisées sur les terres non allouées sans intervention de quelque autorité que ce soit. Ce qui se

produit occasionnellement, lorsqu’une personne aisée achète par exemple des « rizières défrichées »

afin d’en doter un de ses fils.

Conclusion – Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative » : le village comme

« mythe mobilisateur » de l’identité collective.

« Produire de l’identité collective », ainsi que l’indiquent G. Di Méo et P. Buléon (2005), « revient

souvent à fabriquer un mythe mobilisateur renforçant l’image du groupe territorialisé en tant que

totalité unifiée, au-delà de ses clivages réels. Dans ce processus, l’espace territorialisé joue toujours

un rôle majeur. Il revêt l’apparence, l’exemplarité d’une réalité que l’on veut concrète, pleine et

tangible. De plus, le territoire incorporé au processus d’identification d’une collectivité offre au

pouvoir politique qui la gouverne l’opportunité d’une mise en scène efficace, d’une affirmation de

légitimité ». Ces quelques lignes écrites en référence à des exemples situés pour la plupart bien loin

des sociétés rurales asiatiques raisonnent néanmoins à plusieurs titres pour l’exemple que nous venons

de présenter.

La lecture erronée – et quasiment inversée - du droit de l’Etat que nous avons décrit dans le chapitre

précédent, ne se fait pas, c’est clairement perceptible, de façon aléatoire. Les droits reconnus aux

différentes catégories de rizières rappellent en effet de façon très nette le fonctionnement du système

foncier ancien. Au-delà de la simple reproduction d’un procès qui n’aurait plus véritablement de sens

aujourd’hui, la façon dont les villageois et leurs dirigeants opèrent une nette distinction entre les

« rizières défrichées du foyer » et les « rizières de la coopérative » – qui sont en réalité les rizières du

village – et la façon dont les droits sont distribués au sein de ces dernières, semble indiquer que la

reproduction se fonde sur la perception, porteuse d’identité que les habitants ont de l’entité villageoise.

Page 24: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 24

L’importance du village comme objet de représentation centrale dans la mise en œuvre des relations

foncières se perçoit à travers plusieurs éléments. Elle transparaît d’une part très nettement de

l’opposition très nette qui se maintient aujourd’hui encore entre les deux principales catégories de

rizières. Les « rizières du foyer » d’un côté, constituent une catégorie qui se caractérise par une gestion

directe des rizières par les défricheurs et usagers de celles-ci. Pour elles, c’est sur la défriche et l’usage

que se fonde le droit de gestion. On note donc l’absence de droits de gestion délégués et l’absence de

ce fait de référence à toute collectivité dont celle du village. C’est ce qui explique pourquoi ces rizières

ont été écartées de la première distribution officielle réalisée dans le village. Les « rizières de la

coopérative », de leur côté, sont elles-mêmes divisées en plusieurs sous-catégories, une catégorie de

rizières revenant à l’ensemble des habitants du village et une autre attachées aux fonctions exercés par

certains responsables villageois au premier rang desquels le chef de village qui est celui qui détient,

par sa fonction, le droit de gestion des rizières. Ces rizières dont le mode d’appropriation demeure de

type collectif dans l’imaginaire comme dans la réalité foncière opérante aujourd’hui encore, ont donc

la particularité de renvoyer mais aussi d’organiser la collectivité au niveau villageois. Ces rizières,

contrairement à celles de la première catégorie fonde l’appartenance villageoise et participe à la

construction de liens sociaux de niveau villageois.

Il est cependant possible de se demander pourquoi une partie seulement du foncier rizicole participe à

cette construction des liens sociaux et contribue ainsi à l’identité villageoise.

Un premier niveau de réponse auquel il est immédiatement possible de penser est celui de l’existence

de contraintes fonctionnelles inhérente à la conduite de la riziculture irriguée. Les « rizières de la

coopérative » sont en effet pour la majorité d’entre elles les anciennes « rizières du village et du

muong » et sont reliés aux deux plus vastes et plus anciens réseaux d’irrigation du village. Bien que de

dimension modeste, ces réseaux nécessitent la réalisation de travaux de rénovation et d’entretien

communs. Ils doivent aussi être l’objet d’une gestion concertée afin que chaque parcelle ait un accès à

la fois suffisant et en temps voulu à l’eau d’irrigation. Il est donc nécessaire pour la mise en culture de

ces rizières qu’une autorité émanant de la collectivité intervienne pour organiser l’irrigation. Ce qui

n’est pas aussi vrai pour les « rizières du foyer » mises en valeur plus récemment sur d’anciennes

terres de pente et dont les réseaux d’irrigation sont d’une dimension beaucoup plus réduite.

Cette contrainte de l’irrigation ne permet pas pour autant d’expliquer que les deux catégories de

rizières soient maintenues de la sorte. Certaines parcelles appartenant aux « rizières de la coopérative »

sont en effet rattachés à des réseaux d’irrigation de dimension beaucoup plus réduite dont la gestion ne

concerne chaque année qu’un nombre restreint de foyers. C’est le cas de rizières rattachées à la

coopérative au cours de la période collectiviste mais aussi de rizières plus anciennes aménagées avant

la collectivisation. Ces rizières ne sont alors gérées à l’échelon villageois qu’en tant qu’elles sont

reconnues comme faisant partie des rizières du village. Par opposition aux « rizières défrichées du

foyer » dont certaines relèvent de réseaux tout à fait comparables. Ce n’est pas la dimension du réseau

d’irrigation en tant que telle qui implique ici une gestion de niveau villageoise, là une gestion

Page 25: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 25

collective d’un niveau inférieur. Il faut ajouter par ailleurs qu’une gestion de l’eau de niveau villageois

ne nécessite pas pour autant qu’un accès aux rizières soit garanti à l’ensemble des membres du village

et le soit sur des bases identiques. Nous avons observé dans d’autres villages de riziculteurs de

montagne (Mellac, 2000) que la gestion de l’eau pouvait être délégué au chef de village, voire au chef

de commune dans le cas où les réseaux d’irrigation avaient été transformés pendant la période

collectiviste, alors que la tenue du foncier rizicole était de type individuel, le droit de gestion reposant

sur la défriche et l’usage des rizières. Dans ces villages, la collectivisation s’est traduit par une

dissociation nette des deux niveaux de gestion de l’eau et du foncier.

Pour répondre à la question posée précédemment il nous semble en définitive plus pertinent de

renverser la proposition et de rechercher dans l’existence d’une représentation collective du village, le

fondement des catégories de rizières. Le village ne constituant pas une unité administrative reconnue

dans le maillage vietnamien actuel, la référence au village ne repose pas sur des logiques en lien avec

des réalités actuelles. Elle doit en effet se comprendre comme constitutive d’une identité collective

dont les fondements sont anciens et sont réactivés aujourd’hui de façon relativement artificielle (car

déconnectée d’un ensemble sociopolitique plus vaste) mais, on le voit, tout aussi active.

Pour les Tai, groupe de riziculteurs souvent présentés comme spécialistes de cette culture, passés

maîtres en gestion de l’eau agricole, le système d’organisation sociopolitique ancien était, nous

l’avons rapidement décrit dans la première partie, très hiérarchisé et lié à une gestion très fragmentée

et complexe elle aussi du foncier rizicole. Ce lien reposait sur des logiques de contrôle politique et

territorial. Aux différentes strates de population correspondaient toutes une série de droits les attachant

de façon spécifique à certaines catégories de rizières, droits qui participaient à les situer les uns par

rapport aux autres et situaient ce rapport dans un espace territorialisé. Ces logiques avaient aussi des

aspects fonctionnels importants puisque la distribution des populations et des rizières permettaient de

dégager des surplus capables d’entretenir une catégorie de population dirigeante (les nobles) garante

elle-même de la reproduction du système et de son inscription dans un ensemble politique plus vaste,

dépassant celui des régions tai. Dans ce cadre sociopolitique de dimension relativement importante et

extrêmement codifié, le village, unité sociale et spatiale de base, avait plusieurs particularités. Celle,

d’une part, d’être une unité sociale simplifiée puisque le village ne pouvait être habité que par une

seule des catégories laborieuses de population, celle des « paysans libres » (les serfs n’appartenant pas

à proprement parlé au muong et formant des villages à part) et ne comptait pas toujours en son sein de

membres appartenant clairement à la noblesse. Le village était aussi la seule unité spatiale tai

correspondant à un lieu discret et continu parfaitement identifié puisque les muong étaient constituées

d’une nébuleuse de villages sans solution de continuité territoriale. Les villages possédaient comme

dernière particularité de s’inscrire dans des relations d’autonomie-dépendance avec les muong de

niveau supérieur (Taillard, 1992). Le village constituait une unité sociale et spatiale fondamentale

qu’aucune autorité supérieure au sein des muong n’était à même de remettre en cause. Les villages

participaient donc aux muong auxquels ils prêtaient allégeance, ce qui se traduisait par le respect d’un

Page 26: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 26

certain nombre de règles et de principes communs à l’ensemble de la société des muong. Mais on ne

retrouvait pas, au sein du village, la construction complexe et l’ensemble des tensions qui organisaient

la société tai au niveau plus global des muong supérieurs.

L’autonomie du village reposait aussi sur des bases économiques puisque la production de la masse

des habitants se faisait en son sein et à son échelle uniquement. Cette autonomie politique et

économique – si imparfaite qu’elle fut – faisait du village une unité au sein de laquelle s’établissaient

des rapports durables entre les habitants et les terres, et plus spécifiquement entre les habitants et les

rizières, espaces aménagés eux aussi de façon durables. Le village était donc un élément qui revêtait

de l’importance pour les villageois à deux niveaux. Il leur permettait de s’inscrire socialement et

spatialement au sein des muong, ce qui garantissait par là une certaine paix sociale au niveau supérieur

(vis-à-vis des autres groupes ethniques, des puissances voisines…). Mais il leur permettait aussi de se

préserver de l’instabilité permanente de la nébuleuse des muong en s’inscrivant durablement dans les

lieux. Le village participait ainsi à la construction d’une identité large rattachant la communauté

villageoise au groupe tai, mais aussi à une identité collective particulière et plus réduite attachée au

lieu, à la production et en ce sens aux rizières.

Il serait trop rapide de déduire, sans le montrer, que l’organisation en muong ne joue plus aucun rôle

aujourd’hui dans les rapports sociaux et politiques des zones montagneuses habitées par les Tai. Mais

on peut affirmer sans risque que l’état centralisateur vietnamien, à la suite de la colonisation française,

a réussi à mettre en place une structure politique et sociale d’une toute autre nature qui a

considérablement affaiblie cette organisation, en particulier aux échelons les plus hauts. Le village,

d’un autre côté n’est pas une unité administrative officiellement reconnue et son fonctionnement est

largement laissé à la discrétion des pouvoirs locaux qui se contentent de s’appuyer sur les chefs de

village lorsque cela peut servir à leur charge et à leurs intérêts. Le village qui a perdu son rôle

politique et social aux niveaux supérieurs, reste en revanche un des derniers lieux au sein desquels

peuvent se construite des relations territorialisées sur d’autres bases que celles proposées par le

système central. D’élément actif et fondamentale du système sociopolitique tai pré-collectiviste, il est

devenu en quelque sorte le « mythe mobilisateur » dont parlent Di Méo et Buléon (ibid.), mythe à

partir duquel se définissent et redéfinissent les relations sociales au niveau local et se reconstruit une

identité collective sérieusement mise à mal pendant la période collectiviste.

Ce mythe, on peut raisonnablement le penser, ne va probablement pas résister à la pénétration du droit

de l’Etat et à celle de l’économie marchande qui l’accompagne de très près. L’individualisation

permanente de la tenure foncière pour les « rizières défrichées du foyer » préfigure peut être déjà un

affaiblissement de l’entité villageoise et de sa capacité à accroître les dimensions du village en

incluant progressivement en son sein des espaces extérieurs. Mais il est encore suffisamment actif

aujourd'hui pour que soit marquée une limite claire entre l’intérieur et l’extérieur du village, entre ce

qui relève de la collectivité ou de l’individu. Et il a encore la capacité à ce titre de modifier le droit de

l’Etat.

Page 27: Des « rizières du muong » aux « rizières de la coopérative ... · 1 Dans cet article, le terme de rizière est réservé à la culture du riz inondé. Dans le cas des Tai, il

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 27

Bibliographie

BERGERET, P., 1995, La politique foncière au Vietnam. Etudes Vietnamiennes, Nouvelle sérienº 45(115), numéro spécial Les nouveaux paysans du delta du Fleuve Rouge, pp. 33-47.

BERGERET, P., 2002, Paysans, Etat et marchés au Vietnam. Dix ans de coopération agricole dans le

bassin du Fleuve Rouge. GRET/KARTHALA, Paris, 291 p.

CÂM TRONG, 1978, Nguoi Thai o Tây Bac Viêt Nam [Les Thai du Nord-Ouest du Viêt Nam]. NhaXuât Ban Khoa Hoc Xa Hôi, Hanoi, 597 p.

CÂM TRONG, 1987, Mây vân dê co ban vê lich su kinh tê – xa hôi cô dai nguoi Thai Tây Bac Viêt

Nam [Problèmes fondamentaux concernant l’histoire économique et sociale traditionnelle des Thai du

Nord-Ouest du Viêt Nam]. Nha Xuât Ban Khoa Hoc Xa Hôi, Hanoi, 320 p.

CÂM TRONG, HUU UNG, 1973, Gop phân tim hiêu chê dô ruông công va hinh thai xa hôi cua nguoiThai Tây Bac [Contribution à l’étude du régime des rizières collectives et de l’ancienne formationsociale des Thai du Nord-Ouest]. Nghiên Cuu Lich Su, Hanoi, 151, pp. 50-57.

CHAUVEAU, J.P., 1998, La logique des systèmes coutumiers. In Lavigne Delville, P., (dir.), Quelles

politiques foncières pour l’Afrique rurale ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité. EditionsKarthala et Coopération Française, Paris, pp. 66-75

CONDOMINAS, G., 1976, Essai sur l’évolution des systèmes politiques thais. Ethnos (41), pp. 7-67.

CUBRILO et GOISLARD, 1998, Bibliographie et lexique du foncier en Afrique. Paris :Karthala/MAE, 416 p.

DANG NGHIÊM VAN, 1971, Aperçu sur les Thai. Etudes Vietnamiennes, n°32, Donnéesethnographiques (1), pp. 163-225.

Di MEO, G, BULEON, P., 2005, L’espace social, lecture géographique des sociétés. Paris: ArmandColin, 304 p.

LAVIGNE DELVILLE, P., 1998, Avant-propos. In Lavigne Delville, P., (dir.), Quelles politiques

foncières pour l'Afrique rurale ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité. Karthala, Paris, pp 7-13.

LEMOINE, J., 1997, Féodalité Taï chez les Lü des Sipsong Panna et les Taï Blancs, Noirs et Rougesdu Nord Ouest du Viêt Nam. Péninsule, n°35.

MELLAC, M., 2000, Des forêts sans partage. Dynamique de l’espace et utilisation des ressources

dans un district de montagne au Nord Viêt Nam. Thèse de doctorat en géographie, Université Michelde Montaigne Bordeaux III, 608 p.

MELLAC, M., 2004, Des politiques foncières aux logiques locales. Exemple du foncier rizicole chezles Tai du Viêt Nam septentrional. Annales de la Fondation Fyssen, n°18, pp 93-108.

NGÔ DUC THINH, CÂM TRONG, 1999, Luat tuc thai o Viêt Nam [Les règles coutumières thai au

Viêt Nam]. Nha Xuât Ban Van Hoa Dân Toc, Hanoi, 1227 p.

PILLOT, D., 1995, La fin des coopératives : la décollectivisation agricole au Nord Viêtnam. Les

Cahiers d’Outre Mer, n°190, avril-juin, pp. 107-130.

RSV (République Socialiste du Viêt Nam), 1995, Les constitutions du Vietnam 1946-1959-1980-1992.Editions The Gioi, Hanoi, 215 p.

TAILLARD, C., 1992, Les régimes politiques passent... les échelles d'organisation de l'espacedemeurent, essai sur l'héritage des systèmes politiques thai au Laos. In Matra-Guin J., Taillard C.(Ed.), Habitations et habitat d'Asie du Sud-Est continentale, Editions L'Harmattan, Paris, pp. 305-341.

TREGLODE (de), B., 2004, Doi Moi et mutations du politique. In Tréglodé (de), B. et Dovert, S.,(dir.), Viêt Nam contemporain. IRASEC, les Indes Savantes, pp. 117-148.