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Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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SOMMAIRE
Auteur Personnage(s) Page
Manon EVRARD Rébecca Weiss, 58 ans. 3
Chloé HAAS Adrien Lefebvre, 32 ans, prisonnier en Allemagne. 4
Lucas DURVILLE Emilienne Bru-Peyre, 39 ans ; Hans Weiss, 22 ans, prisonnier alsacien. 5
Maxime LABOUREAU-BERNAT
Tae Minh, chef d’atelier vietnamien, 30 ans ; Eugène David, patron de l’usine d’armement de Castres.
6
Marine GOMBOC Anne Delprat-Lefebvre, 32 ans. 7
Chloé CATALA Adrien Lefebvre, 32 ans, prisonnier en Allemagne. 8
Valentin GASC Bernard Bouissou, 26 ans, caporal au 15ème Régiment d’infanterie. 9
Yvan HOLZ Antoine Bru, 21 ans, caporal au 19ème Régiment de Dragons. 10
Emma CRESPI Marie Peyre, 15 ans. 12
Allan VUONG Louis Bru, 18 ans, soldat au 32ème Régiment d’Infanterie. 13
Célia BOUDOU Pauline Peyre, 18 ans, ouvrière à l’usine d’armement de Castres. 14
Juliette LE NORMAND Jules Delannoy, 47 ans, journaliste 14
Léa BASTRILLES Sophie Cassagnol, 18 ans, élève-institutrice. 15
Victorine MULERO Joseph Bru, 23 ans, caporal au 1er R.M.A. ; Yevni Vartovian, 16 ans. 18
Antoine PORTOLA Paul Durand, 10 ans. 20
Laurette MOUREY Valentine Delprat, 12 ans. 21
Nathalie AVILA Valentine Delprat, 12 ans. 21
Déborah ALLY AMINA Hélène Cabourdès, 26 ans, épicière. 22
Marie PONTIÈS Hélène Cabourdès, 26 ans, épicière. 23
Enza VERONESE Docteur Laurens, 52 ans, médecin-légiste. 25
Chloé VERNHES Commissaire Germain Lefebvre, 57 ans. 26
Lise VIGNOLLES Marie Cassagnol, 55 ans, gouvernante du Dr Laurens. 27
Mathilda GERMAINE Camille Puel, 20 ans. 28
Anaëlle BOCKSTAL Madeleine Pech, 26 ans, infirmière à Angers. 29
Théo CONDAT Gaston Peyre, 21 ans. 30
Couverture et p.31 de Marie Pontiès.
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Manon EVRARD
Lettre de Rébecca Weiss, 58 ans, à son fils Hans Weiss, prisonnier alsacien,
travaillant près de Lavaur dans la ferme d'Emilienne Bru-Peyre.
Mardi 23 novembre 1915.
Mon cher fils,
Je t'écris aujourd'hui avec une grande tristesse étant donné que les nouvelles
que j'ai à t'annoncer ne sont pas joyeuses.
Avant toute chose, je suis très affligée de t'apprendre que ton frère aîné, Elias,
est décédé sous les balles des Russes en Pologne. J'ai reçu une lettre me rendant
compte des circonstances de sa mort. D'après cette lettre, ton frère est mort avec
bravoure lors de la prise de Brest-Litovsk en Galicie. Je me doute bien que cette
nouvelle doit t'affecter, ton père et moi en sommes bouleversés. Je me souviens
quand vous étiez enfants, vous jouiez ensemble ; il était très protecteur envers
toi. Et le soir avant de vous endormir je vous contais des histoires. Ces souvenirs
des jours heureux me donnent du baume au cœur.
Je voulais aussi te faire part des circonstances dans lesquelles nous vivons,
ici, en Alsace. Il est interdit de prononcer un mot français sous peine
d'emprisonnement. Ton père est furieux. Il y a cette pénurie alimentaire qui est
vraiment une catastrophe. Si la guerre dure encore j'ai bien peur que mourions
tous. Tout est rationné, nous n'avons droit qu'à 600 grammes de pain, très peu
de viande ; le riz, les pâtes, la farine et autres sont aussi rationnés. A cause de ça
le marché noir se développe et comme tu le sais ton père est un quincaillier
exigeant. Ça m'inquiète, d'autant plus qu'il est distant et parle très peu. La
dernière fois que nous avons eu une discussion ensemble, il me disait qu'il avait
du mal à trouver les outils ou les clous que ses clients demandaient. Tu le
connais, il ne dit rien mais sa colère est immense.
Je ne veux pas que tu t'inquiètes, Hans, surtout que cela ne changera rien. Tu
dois avoir tes propres problèmes toi aussi à Lavaur. T'intègres-tu bien dans cette
famille ? J'espère que tu manges toujours bien comme tu le disais dans ta lettre
de septembre. Remercie cette femme, Emilienne, de ma part. Si son fils soldat
arrivait chez nous, même si c'est très peu probable, je ferais de mon mieux moi
aussi pour lui.
Ta sœur Sarah se porte bien, bien qu'elle se fasse du souci pour Helmut qui
est dans la Somme. D'ailleurs elle a dû revenir chez nous puisqu'elle n'avait pas
assez d'argent pour chauffer sa maison. Ton frère, Martin, va bien, je viens de
recevoir une lettre de lui. Le décès d'Elias les attriste aussi. Et ton père, sa santé
va bien même si je suis soucieuse pour son travail. Quant à moi je vais bien, ne
t'inquiète pas.
Je n'ai presque plus d'encre, malheureusement l'encre est difficile à trouver
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en ce moment. J'espère que tout va bien de ton côté, nous t'embrassons fort
Sarah et moi ; nos prières vont à Helmut, Martin et toi.
Envoie-moi vite une lettre.
Avec toute l'affection de ta tendre mère, Rebecca Weiss.
Chloé HAAS
Lettre d’Adrien Lefebvre, prisonnier en Allemagne, à sa femme Anne Delprat-
Lefebvre.
Dimanche 5 décembre 1915.
Ma très chère femme,
Voilà maintenant bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus.
Je commence à m'habituer à ma vie de prisonnier. Je me suis fait des
camarades fort sympathiques avec qui chaque jour reprend une routine bien à
nous. Je commence aussi à m'habituer à la nourriture des Boches, à leur pain
noir et à leur façon de s’adresser à nous. J’apprends même un peu d’allemand,
c’est d’ailleurs à moi que le vieux « feldwebel » qui nous garde s’adresse quand
il y a un ordre à transmettre.
Je suis toujours avec Ernest Fabre et nous avons la chance de travailler sur
le même chantier de chemin de fer dans la montagne : il faut refaire un
terrassement qui s’est en partie effondré après de fortes pluies en octobre. Et
l’endroit où nous travaillons actuellement se situe près d'une ferme. J'ai su que
le fermier voulait recruter quelques prisonniers bien en forme pour aller prêter
main forte au moment des semailles de printemps. Ernest, deux autres gars et
moi nous sommes en bonne place pour être les heureux élus. On en a discuté
avec les quelques prisonniers qui travaillent déjà là-bas, un jour où ils nous ont
donné des noix et des pommes. Croisons les doigts. On mange toujours mieux
dans les fermes, notre vieux garde allemand est bien d’accord là-dessus, il dit
qu’il ira lui aussi travailler avec nous.
Je sais que tu dois t'inquiéter mais ne t'en fais pas. Je ne suis pas plus mal
ici, au moins il n’y a pas la guerre, je suis protégé de la terreur des tranchées
que les camarades doivent subir. J'ai eu la chance de ne pas tomber malade
jusqu’ici, alors que je travaillais dehors.
Sinon comment allez-vous ? Tes soucis financiers sont-ils réglés ? Est-ce
que vous pouvez vivre convenablement ? Comment va Jules ? Est-ce que tout
se passe bien pour lui à l'école ? Et toi ? J’espère que tu es en bonne santé, et
toujours vaillante. Vous me manquez beaucoup, chaque jour.
En espérant que tu puisses me répondre et peut-être m’envoyer un colis pour
la Noël, on espère tous qu’ils seront un peu moins « taxés » que les précédents.
Je vous embrasse, Adrien Lefebvre.
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Lucas DURVILLE
Dialogue entre Emilienne Bru-Peyre, 39 ans, cultivatrice, et Hans Weiss,
prisonnier alsacien qui travaille chez elle.
Jeudi 6 janvier 1916.
EMILIENNE.- Bonjour Hans.
HANS.- Bonjour Madame Emilienne.
EMILIENNE.- Voilà quelques jours que je vous observe particulièrement ; je
vois très bien que quelque chose vous tracasse. Vous me faites penser à mon fils
et j'aimerais pouvoir parler avec vous.
HANS.- Vous savez Emilienne, je sais pas si je peux vraiment en parler. J'ai la
tête retournée en ce moment.
EMILIENNE.- Je vous écoute Hans, dites ce que vous avez sur le cœur.
HANS.- En ce moment je m'inquiète beaucoup pour ma famille, ma mère
m'écrit des lettres, mais je ne les reçois que partiellement et avec un gros
retard… Mes frères sont mobilisés, le mari de ma sœur aussi et … Et l'un de
mes frères est mort ! Et je l'ai appris il y a à peine deux semaines, alors qu'il a
été tué en août 1915… J'ai bien vu dans la dernière lettre de ma mère que mes
parents sont désemparés. Moi je suis là, je peux rien faire et ça me rend fou.
EMILIENNE.- Vous savez, je connais ça. Mon fils Gaston, tout comme mon
mari Célestin, est mobilisé. Je pense à eux très souvent et ce n'est pas toujours
facile. Gaston vient d'avoir vingt ans, par moments je me demande ce qui peut
leur arriver, et je me sens si loin et si faible, à ne rien pouvoir faire pour eux…
Juste travailler ici, leur écrire, leur envoyer des colis...
HANS.- Madame Emilienne. Mon frère est mort ! Je le reverrai plus jamais, et
je sais même pas si je reverrai un jour mon autre frère Martin, ma sœur ou alors
mes parents... Là où on habite en Alsace il paraît qu'il y a des problèmes, certains
Alsaciens veulent passer du côté français, les Allemands sont durs avec eux. Je
peux pas chasser ces pensées de ma tête.
EMILIENNE.- Cette guerre est un poison, il m'est impossible de changer ça.
Mais étant mère moi aussi, je peux vous dire que le fait que vous soyez
prisonnier doit déjà beaucoup rassurer vos parents. Vous êtes à l'abri, vous
comprenez ? Vous vivez même dans des conditions plutôt convenables pour un
prisonnier. Je sais que ça peut paraître impossible, mais essayez de réconforter
votre mère dans ces moments difficiles. Et puis votre présence est une
bénédiction pour nous, vous le savez...
HANS.- J'ai dit déjà à ma mère que je suis très bien nourri et logé, et que le
travail me plaît. Elle m'a écrit de vous remercier. Mais vous comprenez, mon
père est alsacien, ma mère est allemande, on parle les deux langues chez moi,
et cette guerre est terrible pour nous. Et puis mon frère Elias était le plus proche
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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de moi, c'est insupportable de savoir qu'il est mort là-bas en Pologne.
EMILIENNE.- C'est vrai, mais vous devez tenir, résister au désespoir, ne pas
vous laisser abattre. La paix reviendra entre la France et l'Allemagne.
HANS : Vous croyez vraiment ?
EMILIENNE : Bien sûr. La guerre ne peut pas durer encore des années, il faudra
bien qu'elle s'arrête.
Maxime LABOUREAU-BERNAT
En janvier 1915, Tae Minh, professeur de sciences au Vietnam, est envoyé
en France pour soutenir l'industrie dans l'effort de guerre. Il est engagé dans
l’usine d'armement de Castres, une petite ville du sud-ouest. Après sept mois de
travail dans la poudrerie il est nommé chef de celle-ci pour son zèle et son
efficacité. Après l'arrestation de son patron Jean Tarbin pour trafic d'armes le 3
janvier 1916, celui-ci est remplacé par l'industriel Eugène David
Extrait du journal de Tae Minh.
Lundi 21 Février 1916.
Ça y est le nouveau patron a pris ses fonctions et sa première action en tant
que directeur de l'usine a été de me convoquer aujourd’hui-même. En arrivant
à l'usine la première chose qui m'a frappé était le fait qu'il manquait les autres
chefs d'ateliers. J’ai continué néanmoins d'avancer jusqu'au bureau du directeur.
Quand je suis entré dans la pièce j’ai découvert enfin le nouveau patron. C'est
un homme plutôt grand dans un costume bien taillé et dont les gestes rapides et
maladroits trahissent l'anxiété. Après avoir fouillé dans un dossier pendant
quelques minutes il m'a adressé enfin la parole :
EUGÈNE DAVID : Je suppose que vous êtes le chef de la poudrerie, monsieur
Tae Minh. Est-ce exact ?
TAE MINH : En effet, monsieur.
EUGÈNE DAVID : Parfait. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, j'ai un
nouvel emploi à vous proposer. Si vous l'acceptez et si vous travaillez bien à ce
nouveau poste vous contribuerez grandement au bon fonctionnement de l'usine.
TAE MINH : Un nouvel emploi ? Lequel ?
EUGÈNE DAVID : Eh bien avant de vous l'expliquer, j'aimerais vous parler de
la situation dans laquelle je me trouve. Vous n'êtes pas sans savoir que mon
prédécesseur Monsieur Tarbin a eu des problèmes avec la justice et que son
avidité et son manque de jugeote ont eu pour conséquence une moindre
efficacité de notre artillerie, et donc la mort de nombreux valeureux soldats.
TAE MINH : J'ai été mis au courant pour le trafic des obus mais pas de la mort
de soldats.
EUGÈNE DAVID : Eh bien c'est le cas malheureusement. Malgré l'arrestation
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de Jean Tarbin et de quelques complices, ce trafic a eu d'autres conséquences :
l'armée n'a plus confiance en cette usine. Le ministère nous a menacés de ne
plus rien nous acheter. Pour éviter ça j'ai dû les convaincre en baissant les prix
des obus de plus de la moitié.
TAE MINH : Mais comment nous allons faire pour rentabiliser la production ?
EUGÈNE DAVID : Pour ça j'ai dû longtemps chercher mais j'ai trouvé la
solution. Vu que l'armée n'achète plus nos obus à un prix qui nous permette de
vivre, nous devons produire autre chose ; et que notre production ne puisse pas
être suspectée de fraude. Justement, la société Schneider s’est lancée dans la
production d’un nouveau type de véhicule, pensé pour écraser les défenses
adverses, à la demande du général Foch. On les appelle « chars d’assaut ». J’ai
décidé de reconvertir quelques ateliers dans la production de patins pour les
chenilles de ces nouveaux véhicules. Et d’ailleurs l’usine de la Compagnie de
Saint-Chamond pourrait bien m’en commander aussi, même si ces patins-là
seraient différents.
TAE MINH : Et quel est mon rôle dans ce projet ?
EUGÈNE DAVID : J’ai décidé que ce serait vous qui organiseriez la production.
TAE MINH : Moi ? Mais pourquoi ? Je n’ai aucune expérience dans la
fabrication de pièces pour ce type de véhicules !
EUGÈNE DAVID : Je m’en doute, mais ce n’est pas pour ça que je vous ai
choisi. Je l’ai fait car dorénavant, vous êtes le seul chef d’atelier en qui les
ouvrières ont confiance, vous êtes le seul qui n’est pas impliqué dans le trafic
des obus allemands falsifiés. De plus, vous êtes efficace, minutieux, vous savez
perfectionner et organiser le travail. Je pense que vous êtes en mesure de
contrebalancer notre baisse de revenus. Pour ce qui est du manque de savoir-
faire des ouvrières pour ces nouvelles pièces, la société Schneider devrait nous
envoyer un ingénieur pour vous former, et un peu de matériel. Vous êtes un
scientifique, vous comprendrez très vite. Alors, vous acceptez ce travail ?
TAE MINH : Heu, oui, monsieur.
Marine GOMBOC
Lettre d'Anne Delprat-Lefebvre à son mari prisonnier en Allemagne, Adrien
Lefebvre.
Dimanche 20 février 1916.
Cher Adrien,
J'espère que tu as reçu mon dernier colis et que tu as pu l'apprécier, que rien
n'y manquait. J'espère que tu vas bien, que tu tiens le coup du moins.
Je travaille toujours à la maroquinerie Alvergnes de Graulhet mais les
horaires de travail sont beaucoup plus lourds qu'avant. Cela me permet de
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gagner un peu plus d'argent, mais il y a beaucoup plus de tâches à effectuer, et
les conditions de travail sont un peu plus difficiles. Physiquement, c'est dur de
tenir le coup : ma santé se dégrade, je suis tombée malade deux fois le mois
dernier. Mais je garde espoir et j'essaie d'aller de l'avant malgré tout, j'espère
que tu fais de même.
Jules grandit à vue d’œil, et il te ressemble de plus en plus, j'ai l'impression
de te voir quand je le regarde, ça me réconforte. Tu lui manques beaucoup, il
me parle souvent de toi en me demandant toujours où tu es et quand tu vas
revenir : crois-moi, il attend ce moment avec une grande impatience, et moi
aussi. Il a aussi peur pour toi : il entend dire tous les jours à l'école que ses
camarades perdent des proches, leurs pères par exemple, et il craint qu'il t'arrive
quelque chose. Je lui ai expliqué que tu es loin des combats, mais pour lui si tu
es chez les Allemands tu es en danger, alors il fait quelques cauchemars.
La nourriture se fait un peu plus rare, et le rationnement est de plus en plus
présent. Nous sommes désormais obligés de manger surtout des légumes : il est
devenu difficile de se procurer de la viande : le gouvernement a même mis en
place des jours sans consommation de viande. J'espère que toi au moins, tu y as
droit, tu en as bien besoin.
Ici, on sent constamment la peur qui a gagné tous les esprits il y a deux ans :
tout le monde craint d'apprendre un jour la disparition de quelqu'un qui lui est
cher.
J'ai moi-même peur pour toi, je n'arrive même pas à m'imaginer ton
quotidien, tout doit être éprouvant. Tu es loin de nous, nous sommes loin de toi.
Mais j'espère que tu ne désespères pas, il ne faut pas que tu te renfermes sur toi-
même : parle avec les autres, rigole, essaie de ne pas perdre ta bonne humeur,
s'il te plaît.
J'espère que tu nous reviendras vite, tu nous manques beaucoup, à Jules et à
moi. Nous t'embrassons bien fort.
Et je t'aime. Anne.
Chloé CATALA
Lettre d’Adrien Lefebvre, soldat prisonnier en Allemagne, à sa femme Anne
Delprat-Lefebvre.
Dimanche 5 mars 1916.
Ma chère Anne,
J'ai bien reçu ta lettre et ça m'a fait extrêmement plaisir d'avoir enfin de tes
nouvelles, je me sens beaucoup mieux dès à présent. Sache que malgré tout je
vais bien.
Après un an de captivité, j'ai pris quelques repères, même si je l'avoue, mon
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arrivée ici reste floue. J’en fais encore des cauchemars… Je me rappelle
uniquement avoir été blessé et avoir perdu connaissance, puis lorsque je me suis
réveillé, j'étais dans une infirmerie, loin, loin de l’enfer. Je me suis rendu compte
un peu tard de la chance que j'avais de m’être retrouvé ici.
Je veux que tu saches une chose Anne, tes mots me font du bien, je t'imagine
près de moi, j'imagine le son de ta voix. Tu me manques. Jules me manque
énormément aussi, tu dis qu’il grandit, quelle taille fait-il maintenant ?
Surtout rassure-le, dis-lui que tout va bien pour moi, ce qui est vrai, je n'ai
pas à me plaindre, je suis protégé, je suis loin du combat.
Le seul problème reste la nourriture, il me faudrait davantage de provisions,
de n'importe quelle sorte. Comme tu le sais, l'alimentation ici est infecte. Si tu
le peux, fais-moi parvenir un colis avec du papier et quelques livres, et puis avec
de quoi manger. Les colis qui nous parviennent sont ouverts et certaines choses
n’y sont plus, comme le saucisson ou le pâté. Mais le fromage fort ou très sec
arrive, le pain et les biscuits aussi. Des camarades qui travaillent dans des
champs de betteraves ou de patates en ont rapporté à l’automne dernier, mais en
petites quantités. En cette saison c’est plus difficile de trouver de quoi compléter
nos rations.
En ce moment je travaille avec trois camarades dans une grande ferme, on
entame les semailles de printemps. On sème des pommes de terre et des
betteraves, on sème aussi de la luzerne et de l’avoine, et on arrache les pousses
de chardons dans le blé et l’orge. C’est mieux que le terrassement pour réparer
une voie de chemin de fer dans la montagne l’automne dernier, et jusqu’en
décembre. La ferme est dans la vallée, les terres sont belles et même si c’est dur,
le rythme du travail est plus supportable. Et le vieux garde qui nous surveille
n’est pas un mauvais bougre. Il nous a obtenu du lard et du fromage auprès du
fermier pour manger avec notre pain, et même de la bière. On apprend chaque
jour un peu plus d’allemand avec lui. Comme il connaît bien le travail, il nous
aide, ce qui fait qu’on est assez efficaces et que le fermier est content de nous.
Comme je n’ai presque plus de papier, j’attends ton colis pour écrire à mon
père. Est-ce que tu pourras le lui dire à l’occasion ?
J'espère te revoir bientôt, je t'aime.
Ton Adrien.
Valentin GASC
Extrait du carnet personnel de Bernard Bouissou.
Vendredi 10 mars 1916.
Ce matin vers sept heures, nous étions dans la zone visée par les canons
boches. Pour nous reposer un peu, on nous a fait faire une petite pause et chacun
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s'est étendu par terre : on était déjà tous harassés par la marche et la charge des
bardas. C'est là que j'ai rencontré un gars vraiment sympathique du nom
d'Antonin Roujean. Il est dans la 65ème Brigade de mitrailleurs qui montait en
première ligne avec nous, et on s'est mis à parler. Il a réussi à me remonter le
moral malgré ce temps si dur.
Mais pas le temps de trop parler, un bombardement nous a tirés de notre
conversation et, d'un bond, on a déguerpi de cet endroit pour suivre un boyau
tout proche de nous. On marchait d'un pas ferme mais qu'il était long ce boyau !
Tout trempés de sueur on avait hâte d’être arrivés, bon dieu quelle fatigue !
L'ennemi était aux aguets, il lançait des fusées éclairantes dans notre direction.
Est-ce qu'ils nous ont aperçus ou est-ce qu'ils devinent notre arrivée, comment
savoir ?
Alors la danse infernale a commencé pour nous, il fallait arriver avant le jour
coûte que coûte, on marchait en file indienne au pas de course et de temps en
temps, ce cri que j'entends depuis deux ans : « Ça suit-il ? » On répond oui ou
non, sans même regarder derrière soi car beaucoup sont déjà blessés ou tués.
On monte et le spectacle est devenu de plus en plus effroyable. Beaucoup ne
sont même pas arrivés jusque là, le boyau commençait à se remplir de cadavres
depuis un certain temps. Et malgré notre fatigue physique, le système nerveux
nous emporte, on n'est plus qu'un souffle, les sacs de tout à l'heure on ne les sent
plus. On avale avec force la dernière gorgée d'eau dans nos bidons et nous voilà
prêts à tuer avec détermination, tous les Boches jusqu'au dernier. La journée a
été dure.
Au moment où j'écris ces lignes je pense à tous mes proches, morts ou
vivants, comme ce nouveau copain Antonin. Le visage de Marianne s'estompe,
mais j'ai aucun mal à revoir le formidable Emile Picarel. Et je pense à Camille,
dont les lettres, plusieurs fois par semaine, montrent qu'elle est toujours présente
pour me soutenir. On peut essayer d'oublier la guerre mais elle ne nous oubliera
pas.
Yvan HOLTZ
Article d’Antoine Bru, caporal au 19ème Régiment de Dragons, dans le journal
de tranchée « Le Mouchoir »
Samedi 11 mars 1916.
Les profiteurs embusqués contre nous !
Voilà presque deux ans que je suis au front, j'ai seulement 21 ans et, comme
la plupart d'entre vous je suppose, ma survie sous les bombes, ici à Verdun, tient
à la chance, au hasard, et peut-être un peu à l’efficacité militaire des uns et des
autres. J'écris cet article pour vous informer, vous autres simples poilus, que
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nous sommes de simples poupées, de la chair exposée au feu. Nos supérieurs ne
prennent pas vraiment la peine de nous tenir informés de quoi que ce soit, il faut
que cela cesse.
Je tiens à vous parler d'une affaire sur laquelle j'ai enquêté il y a presque six
mois. Cette enquête m'a révélé une bien triste réalité concernant un trafic d'obus.
Il s’avère que certains industriels sont des profiteurs de la guerre. En effet,
certains fabricants de munitions ont chargé des Territoriaux de récupérer les
obus non éclatés des Allemands, envoyés de notre côté. Les usines doivent les
démonter, récupérer tous les matériaux utilisables pour reconstituer des obus, et
les faire parvenir à notre armée. Il semble cependant que certaines usines nous
fournissent des obus non transformés, en d'autres termes, aucune modification
n'est faite sur ces munitions. Mais bien évidemment, un obus défectueux, qu'il
soit envoyé d’un côté ou de l’autre, reste un obus défectueux, et n'explosera
sûrement pas plus si c'est nous qui le tirons.
C'est ainsi que ces dirigeants d'entreprise escroquent l'état, et en escroquant
l'état, ils nous escroquent également. Ces scélérats n'ont probablement pas idée
de ce que nous vivons lorsque l’artillerie n’a pas suffisamment enfoncé les
premières lignes des Boches. Ils ne tiennent apparemment pas à ce que cette
guerre se termine, ou du moins, ils tiennent à faire autant de profit que possible
dans cette guerre, tant qu'elle dure. Et plus elle dure, plus ils profitent
Il paraîtrait également que les forces de l'ordre dans ce pays font preuve de
trop de rudesse et de bien peu d’égards envers les familles dépourvues de père,
de mari et parfois de fils. La police use parfois de son autorité pour s'octroyer
des avantages et des droits, sur le ravitaillement par exemple.
J'ai également appris par certaines sources à l'arrière, que nous étions bien
mal vus, certains nous jugent sans avoir la moindre idée de ce que nous
endurons. La rumeur d'un champ de bataille calme et d'une guerre semblable à
des vacances s'est apparemment propagée !... Nous pouvions nous en douter, vu
la censure qui nous oppresse, et les fausses images glorieuses de la propagande,
placardées partout dans les villes.
Personnellement, malgré leurs fausses idées et malgré la dure vie que nous
menons ici, je n'abandonnerais pas le front, je suis ici pour protéger ces gens et
pour défendre ce pays qui n’imagine pas ce que nous vivons. Je pense que la
meilleure façon de tenir pour avancer est de se serrer les coudes, de rester
solidaires et de leur prouver, en rentrant, que nous avons été capables de rester
forts, et que nous le resterons malgré les embusqués et les imbéciles. Car la
guerre, la lutte ne s'arrêtera pas à la fin des combats, nous allons devoir
reconstruire notre pays, ruiné par cette guerre et par les profiteurs.
Je vous invite chacun à réfléchir à toutes ces choses que j'ai essayé de
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dénoncer, je vous demande de garder la foi et l'espoir et de tenir bon face à tout
ce qui nous cause du tort.
Caporal Antoine Bru, 19ème Régiment de Dragons.
Emma CRESPI
Extrait du journal intime de Marie Peyre, 15 ans.
Mercredi 15 mars 1916.
Cher journal,
Il fait vraiment froid à la ferme pour la mi-mars, les travaux d’extérieur sont
rudes. Félicie la petite gamine de même pas un an de Camille, pleure tout le
temps à cause de ses dents qui poussent, c'est assez compliqué à gérer, malgré
ça elle est très mignonne. Je la considère un peu comme la petite sœur que je
n'ai jamais eue, j'adore m'occuper d'elle, la bercer, lui chanter des chansons, lui
apprendre à marcher, l'habiller, lui donner à manger, jouer avec elle et j'en
passe…
Ma mère me surnomme «la petite maman». Félicie nous prend quand même
beaucoup de temps. Maman est souvent fatiguée même si elle ne se plaint
jamais. Comme la ferme est relativement grande il y a beaucoup de choses à
faire et nous ne sommes que quatre pour tout faire. Nous lisons le journal une
fois par semaine. Malgré les articles encourageants, c'est vrai que cette guerre
est affreuse. Nous redoutons comme toutes les familles de la commune de voir
arriver les gendarmes avec un avis de décès.
Enfin sortons de cette peur sinistre. Hans Weiss, le prisonnier alsacien qui
travaille ici depuis l’été dernier, me plaît vraiment. Il est beau, grand, il a les
yeux clairs et il est bien bâti… Il est à la fois discret, et si efficace qu'il nous est
devenu indispensable. Je trouve cet homme vraiment séduisant, puis je ne sais
pas si c'est mon imagination mais j'ai l'impression qu'il me regarde souvent. Bon
c'est vrai que je l'observe à longueur de journée et dès qu'il me regarde je tourne
la tête et je fais comme si de rien n’était. Et nous nous côtoyons tous les jours à
plusieurs moments de la journée, sauf quand il va dans les champs… Mais je
l’accompagne pour guider le cheval quand il faut labourer ou herser le blé. A
force de le voir et d'y penser je m'y attache sans vraiment trop me contrôler.
Il a vingt-deux ans, soit sept ans le plus que moi, c'est beaucoup mais maman
m'a toujours dit que l'amour n'avait pas d'âge. Mais en aucun cas elle ne doit
être au courant de mon attirance pour Hans. Je me verrais mal annoncer à mes
copines que mon amoureux est sept ans plus vieux que nous. Mon rêve serait
de devenir institutrice mais pour cela il faudrait que je retourne à l'école et que
j'aille étudier à Albi, mais ça reste un rêve… Depuis que Pauline travaille à
l’usine à Castres et que Gaston est parti à la guerre il y a un an, je suis bien
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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forcée de penser que c’est impossible.
J'aimerais tellement tout avouer à Hans sans que ma mère soit au courant.
Mais j’ai peur qu’il se moque de moi. Et je pense que ma mère prendrait assez
mal que je tombe sous le charme d'un ouvrier alsacien… En relisant ce journal
je me rends compte que je redis ces choses depuis des mois… Quelle folle !
Allons, c'est tout pour aujourd'hui.
Allan VUONG
Lettre de Louis Bru à sa demi-sœur Emilienne Bru-Peyre.
Mardi 22 mars 1916.
Chère sœur,
Je vous écris aujourd'hui pour vous dire que je suis maintenant presque un
ancien dans mon escouade. Elle a été presque complètement renouvelée deux
fois, il n'y a plus que mon copain Dubois, Laflèche, Cammas et moi qui en étions
déjà il y a un an. La vie au quotidien est dure mais j'arrive à m'y faire. Les
tranchées sont très boueuses en ce moment, il pleut souvent, il pleut aussi des
obus presque autant que de l'eau, mais malgré ça on arrive à tenir et à garder la
tête haute.
Pour nous distraire, quand nous sommes tous assis par terre dans un abri, on
essaye de travailler les bouts de bois ou de métaux qu'on récupère. Avec tout le
temps qu'on peut avoir pendant les marmitages, j'ai appris à faire plein de trucs
avec les métaux des douilles d'obus, des casques... Je sais faire des bagues, des
couteaux... On essaye de faire des sculptures avec les morceaux de bois. On a
aussi réussi à fabriquer un instrument de musique avec le bois qu'on avait
trouvé. Je suis devenu un grand artiste grâce à la guerre ! On joue aussi aux
cartes, on rigole beaucoup pour oublier quelques minutes le tremblement des
obus et se ressourcer mentalement. J'allais oublier, au Dépôt il y a aussi des
spectacles de guerre, on cherche toutes les occasions de rigoler avec les copains,
surtout que par moments, c'est tellement mauvais en première ligne que c'est
pas drôle du tout.
C'est peut être malheureux d'être loin de vous mais plus tard je serai fier de
moi car j'aurai défendu mon pays. Je veux rendre fière la future génération. Je
veux rendre sa fierté à mon pays, la France. Je suis allé voir un prêtre et avec
lui je me suis confessé. Je suis aussi allé faire une prière pour que Dieu veille
sur mes camarades et sur moi, mais aussi pour vous. J'espère que vous allez bien
à la ferme, que chez Hugonie le petit veau est bien né, et que tout se passe pour
le mieux pour vous tous.
A bientôt ma sœur. Louis.
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Célia BOUDOU
Lettre de Pauline Peyre, 18 ans, ouvrière, à Jules Delannoy, 47 ans, journaliste.
Dimanche 6 mars 1916.
Cher Monsieur Delannoy,
Peut-être vous souvenez-vous de moi : je m’appelle Pauline Peyre. Nous
nous sommes vus brièvement la veille de la mobilisation de votre fils Lucien.
J'entretiens avec lui une communication régulière, nous tenons beaucoup l'un à
l'autre. Mais aujourd'hui, je ne vous écris pas pour vous parler de Lucien, mais
pour vous faire part d'un autre sujet.
Je travaille à l'usine d'armement de Castres, spécialement dans la fabrique
d'obus. Je tiens à vous informer du désordre inquiétant qui règne à l'usine. Il y
a eu un début d’incendie en décembre 15, et les accidents arrivent fréquemment.
Le mécontentement général dû à la maltraitance des ouvriers et aux très bas
salaires : seulement 2 francs 50 par jour pour les femmes et 3 francs 50 pour les
jeunes gens de moins de 17 ans, ne cesse de grandir. Les mouvements de grève
sont assez fréquents même s’ils s'arrêtent vite.
Mais malgré ces arrêts de travail, la production d'obus doit rester la même.
Ça implique une accélération des cadences... Et le contremaître par exemple ne
vérifie plus qu'un obus sur trois, j'ai bien peur que certains obus arrivent
défectueux au front ! Que se passerait-il alors pour nos soldats ? Cette
dangereuse négligence pourrait être lourde de conséquences… Je m'en inquiète
beaucoup, et j’espère que vous pourrez mener une enquête de votre côté.
Je vous adresse, Monsieur, mes très respectueuses salutations.
Pauline Peyre.
Juliette LE NORMAND Lettre de Jules Delannoy, 47 ans, journaliste, à son fils Lucien Delannoy, 22
ans, artilleur.
Dimanche 2 avril 1916.
Mon cher Lucien,
Cela fait déjà quelques temps que tes lettres se font rares et je m'inquiète.
Comment se porte mon courageux fils ? Les nouvelles du front que donnent les
journaux masquent à peine que vous êtes partout en mauvaise posture près de
Verdun. Qu’en est-il pour toi ?
Mon inquiétude n'est pas la seule raison que j’ai de t'écrire car ta fiancée
Pauline m'a contacté il y a quelques semaines. Sa lettre montre que c'est une
charmante jeune femme très polie et courtoise. Je retrouve là mon fils. Elle est
également très courageuse car l'usine d'armement de Castres où elle se trouve
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déborde de travail et manque de main d'œuvre. Leurs tâches leur deviennent par
moments difficiles, ta fiancée en paye durement les conséquences. Elle m'a
d'ailleurs confié que cette désorganisation avait des répercussions sur les obus
dont certains seraient peut-être défectueux. Elle est inquiète pour toi car au front
vous pourriez bien en subir les conséquences.
Je suis allé voir avant-hier le nouveau directeur Eugène David qui ne s’est
pas attardé sur le trafic des obus non éclatés de l’an passé, pour lequel son
prédécesseur a été limogé. Naturellement il m’a assuré que tout était rentré dans
l’ordre quant à la fabrication. Il a minimisé les conséquences des mouvements
de grève dont Pauline Peyre m’a parlé.
J'espère donc que les obus qui vous sont envoyés sont opérationnels, et
qu’elle se trompe, même si j'ai plutôt tendance à la croire, car les ouvriers sont
les mieux placés pour percevoir les failles de l’industrie. Pour compléter mon
enquête, comme tu te trouves dans un régiment d'artillerie, j'attends de ta part,
cher Lucien, que tu questionnes discrètement tes camarades artilleurs sur le
nombre de leurs obus qui n'éclatent pas. Car s'il s'avère vrai que les obus sont
encore déficients, je te promets de mener une enquête auprès de l’ensemble des
constructeurs, et si besoin est, d'écrire un article pour dénoncer le scandale. Mais
fais de tout de même attention, je ne voudrais pas accuser à tort, donc mène ton
enquête avec exactitude et rigueur.
Je suis désolé d'alourdir ton quotidien déjà pesant certainement, ma lettre ne
doit sûrement pas te réjouir. J’espère que tu penses aux multiples moments de
joie que tu vivras après la fin de cette guerre. Donne-moi de tes nouvelles dès
que tu pourras.
Bien affectueusement, ton père, Jules Delannoy.
Léa BASTRILLES
Lettre de Sophie Cassagnol, 18 ans, élève-institutrice, à son ancienne maîtresse
Louise Cabanes.
Dimanche 16 avril 1916.
Chère Madame,
Je sais que d'habitude je prends le temps de venir vous voir à Lavaur pour
vous parler de vive voix mais je n'ai plus le temps pour ça. Ceci est dû aux
nouveaux cours que le gouvernement a mis en place, et devinez de quoi ils
parlent ? De la guerre bien sûr ! On apprend à motiver les élèves pour participer
à l'effort de guerre, il faut donner des images, qui parlent de guerre elles aussi,
aux élèves qui font le plus d'efforts, pour les encourager.
Nous avons aussi pris connaissance des nouveaux manuels. Les problèmes
d'arithmétique ne parlent plus que de la fréquence d'obus fabriqués par une usine
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ou du nombre de soldats que l'on peut mettre dans un train. C'est le cas pour
toutes les matières, et les Allemands sont présentés comme des monstres.
Moi qui me réjouissais tant de faire des études pour devenir enseignante
comme vous… ! Pour pouvoir transmettre les connaissances et les valeurs que
vous m'avez transmises à une nouvelle génération ; mais à la place je devrai leur
apprendre la haine sous couvert de patriotisme et de fraternité. « Il faut sauver
la France », c'est la seule chose dont nous devons parler. J'aimerais tellement
pouvoir enseigner à mes futurs élèves la tolérance, et que la mort d'un homme
n'amène rien si ce n’est plus de violence. Si j'arrivais à leur enseigner ça, peut-
être vivraient-ils dans un monde sans guerre.
Il faut que je vous dise qu'en ce moment je ne vais pas très bien. Chaque fois
que quelqu'un évoque la guerre, je ne peux m'empêcher de penser à Louis. Ils
l'ont envoyé sur le front de Verdun qui est l'un des plus dangereux en ce moment.
De savoir qu'il peut mourir à chaque seconde sur ce front qui a déjà fait tant de
morts me rend folle d’inquiétude. Mais il faut que je garde espoir même si c'est
dur, sinon je ne pourrai plus vivre normalement si je me laisse envahir par
l’angoisse.
J'espère que mes plaintes n'ont pas ravivé de trop mauvais souvenirs en vous.
Si c'est le cas je suis sincèrement désolée. Donnez-moi de vos nouvelles au plus
vite, si vous voulez juste parler à quelqu'un n'hésitez pas.
Avec toute mon amitié.
Sophie Cassagnol.
Dialogue entre le caporal Joseph Bru et son capitaine André Fabre, du 1er
Régiment de Marche d’Afrique, à Salonique, en Grèce.
Jeudi 18 mai 1916.
ANDRÉ FABRE : Ah ! Caporal, vous voilà enfin ! Comment ça s’est passé ?
JOSEPH BRU : Ça s’est passé, on a juste eu un peu chaud au retour en
approchant de Salonique, un groupe de Bulgares bivouaquait juste là où on
devait passer. On a fait un détour, mais il y avait des guetteurs, il a fallu nettoyer
pour passer.
ANDRÉ FABRE : Pas d’alerte ?
JOSEPH BRU : Si, il y en a un qui a crié, du coup il y a eu des tirs mais rien de
méchant.
ANDRÉ FABRE : Alors, Goltsé Deltchev ?
JOSEPH BRU : La ville est détruite pour la moitié, c’était pas joli à voir. C’était
surtout des civils, mon capitaine.
ANDRÉ FABRE : Ah bon ? Pas de troupes ?
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JOSEPH BRU : J’en ai pas vu dans la ville en tout cas. J’ai demandé à des gens
où étaient les soldats, ils m’ont montré la montagne. Et on les a trouvés au
retour. Ils sont à deux ou trois kilomètres d’ici, pour les plus proches. Des petits
groupes isolés, près des passes. J’ai vu des lumières dans une vallée au nord-
est, comme un camp, à dix ou douze kilomètres. Je peux vous montrer sur votre
carte. Dites à vos aviateurs que c’est là-bas qu’il faut lancer des bombes.
ANDRÉ FABRE : Et vos hommes ?
JOSEPH BRU : Tous là, mon capitaine.
ANDRÉ FABRE : Qu’est-ce que c’est que ça, Bru ? Il y a des enfants avec
vous ?
JOSEPH BRU : Ah… Oui, mon capitaine. Ils étaient près des ruines d’une
maison, à Goltsé Deltchev. La plus âgée des filles parle français, vraiment très
bien. Elle a dit qu’ils sont arméniens. Ils étaient seuls, affamés, et dans ce
quartier y avait plus un mur debout. On les a ramenés, mon capitaine.
ANDRÉ FABRE : Enfin, Bru ! Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous avez perdu la
tête !! Votre mission n’était sûrement pas de ramener des réfugiés ! Qu’est-ce
que vous voulez qu’on en fasse, bon sang ? Et en plus ils auraient pu être tués
dans la montagne, ils ont dû vous ralentir !
JOSEPH BRU : La fille parle français, un peu d’anglais, très bien le bulgare, et
aussi turc et arménien, capitaine. Elle pourrait servir d’interprète…
ANDRÉ FABRE : Bru, quand j’aurai besoin que vous me trouviez des
interprètes, je vous le dirai, nom de nom ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire !
Et avec trois petits gamins en plus !! Mais qu’est-ce qui vous a pris, vraiment !?
JOSEPH BRU : Sinon, pour les réfugiés, il y a la Croix-Rouge…
ANDRÉ FABRE : Pourquoi vous me donnez l’impression d’avoir tout prévu et
de me manipuler, Bru ?!! Vous êtes à la limite du supportable !
JOSEPH BRU : Désolé, mon capitaine.
ANDRÉ FABRE : Et ne faites pas l’hypocrite en plus, nom de nom ! Bon, vous
allez les conduire au major Desjardins, dans la troisième tente de la Croix-
Rouge, là-bas. Et débrouillez-vous pour qu’on les expédie loin d’ici ! Avec la
tête qu’elle a, la plus grande des filles pourrait bien donner des idées aux
hommes ! Vous y avez pensé, à ça, espèce de…
JOSEPH BRU : Pas du tout, mon capitaine. Mais vous avez raison, je les
conduis à la Croix-Rouge.
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Victorine MULERO
Dialogue entre Joseph Bru, caporal au 1er Régiment de Marche d’Afrique, et
Yevni Vartovian, 16 ans, jeune fille arménienne.
Vendredi 19 mai 1916.
JOSEPH BRU : Bonjour jeune fille. Comment vous allez aujourd’hui ?
YEVNI VARTOVIAN : Oh, bien, je vous remercie. Les gens de la Croix-Rouge
ont été très gentils, ils nous ont donné à boire, et surtout à manger. Aram, le plus
petit des enfants, est resté à l’hôpital, il avait trop manqué de tout. Mais le
médecin a dit qu’on revienne le chercher demain. Et puis on y retourne pour
manger, de toute façon.
JOSEPH BRU : Je suis content de voir que vous avez mangé. Mais dites-moi,
qu’est-ce que vous faisiez si loin de la Turquie, le sud de la Bulgarie à quinze
kilomètres de Salonique, c’est loin de l’Arménie, non ?
YEVNI VARTOVIAN : Eh bien, j'ai eu vraiment de la chance jusqu'ici avec ces
enfants. Lorsque je les ai rencontrés en Arménie, ils étaient tous mal en point.
Je les ai emmenés avec moi, et je les ai soignés. Nous avons trouvé un marchand
bulgare, un ancien ami de mon père, qui nous a cachés plusieurs mois, et puis
dès qu’il a pu il nous a ramenés en Bulgarie. Ensuite, il nous a emmenés près
de la frontière avec la Grèce, dans cette ville, Gotsé Deltchev, où vous nous avez
trouvés. Lui, il y avait de la famille, et nous, nous voulions aller en Amérique,
alors il avait dit que nous pourrions venir ici à Salonique à pied. Mais il y a eu
un bombardement, des avions, la maison de ses cousins a été détruite, et ce
marchand est mort. Nous étions dans la montagne à ce moment-là, sa cousine
voulait que nous lui rapportions des plantes aromatiques spéciales… Je m’y
connais un peu, mon père vendait des épices, toutes sortes de plantes qu’il faisait
sécher… C’était une belle promenade avec les enfants, toute une journée…
C’est quand on a entendu les avions et les explosions qu’on est revenus, et on a
trouvé le désastre. C’était trois jours avant que vous arriviez.
JOSEPH BRU : Mmmh… Vous avez eu de la chance en effet. Je devais juste
faire une reconnaissance de nuit, savoir où étaient les Bulgares qui avaient été
repérés… C’est parce qu’elle semblait déserte que nous sommes allés jusqu’à
cette ville… Dites-moi, qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ?
YEVNI VARTOVIAN : La cousine du marchand Iliev tenait une boutique à
Gotsé Deltchev, un peu comme une épicerie ou un bazar, où elle vendait des
babioles, des épices, des légumes, un peu de tout. C’était plus petit que le
magasin de mon père, mais j'y tenais souvent le comptoir. Comme je parle
français, un peu d’anglais, on voudrait aller en France, peut-être aux Etats-Unis.
JOSEPH BRU : Je vois, vous vous débrouillez donc bien pour le commerce.
YEVNI VARTOVIAN : Plutôt bien, oui.
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JOSEPH BRU : Écoutez, si vous aviez la possibilité de trouver du travail, que
feriez-vous ?
YEVNI VARTOVIAN : J'accepterais évidemment !
JOSEPH BRU : Même si cela veut dire abandonner ces enfants ?
YEVNI VARTOVIAN : Entre nous monsieur, je ne pourrais pas faire ça. Si j'ai
peur, ce n'est pas pour moi. Moi, je parle français. Si je quitte Salonique, parce
qu’il y a trop de soldats, et parce que c’est la guerre ici aussi, je trouverai
certainement un travail. Mais ces pauvres enfants sont perdus sans moi. Il y a
presqu’un an qu’ils sont avec moi, nous avons vu nos familles mourir vous
savez, alors nous restons ensemble maintenant. Mais je peux travailler, Sévana
a dix ans, elle peut prendre soin de Dikran qui a six ans et d’Aram qui a cinq
ans. Aram, c’est son petit frère.
JOSEPH BRU : Vous seriez prête à tout pour eux ?
YEVNI VARTOVIAN : Oui, presque tout, je crois.
JOSEPH BRU : Alors écoutez. La Croix-Rouge s’occupe de trouver des lieux
pour héberger les réfugiés. Je peux aller parler au directeur, ici, à Salonique, il
connaît mon capitaine. J'ai une amie qui habite près de Toulouse en France et
qui a besoin d'aide dans l’épicerie où elle travaille. Si vous vous débrouillez
aussi bien que ça dans notre langue, elle pourrait convaincre son patron de vous
embaucher… Et ces enfants resteront avec vous bien sûr. Elle se chargera aussi
de vous héberger, elle a de la place dans sa maison. Je crois qu’un bateau quitte
Salonique bientôt pour la France. Ça peut s’arranger.
YEVNI VARTOVIAN : Vraiment ? Mais pourquoi vous faites ça ? Rien ne
vous y oblige. Et qu'est-ce qui dit que votre amie sera d'accord ?
JOSEPH BRU : Rien ! Mais je pense qu’elle sera d’accord si je le lui demande.
Pour tout vous dire, vous me rappelez ma mère et ses trois enfants, mes frères
et moi, quand on était gosses. M'en demandez pas plus. Je saurais pas
l'expliquer.
YEVNI VARTOVIAN : Comment je pourrais vous remercier ?
JOSEPH BRU : Nous verrons ça après la guerre. Quand vous serez tous hors de
danger et si je suis toujours vivant, quand vous aurez gagné beaucoup d’argent
pour aller en Amérique, on fêtera ça.
YEVNI VARTOVIAN : Mais il n’y a pas la guerre en France ? Pas de danger
pour des étrangers comme nous ?
JOSEPH BRU : Ça, il y en aura toujours qui se demanderont d’où vient votre
petit accent. Mais Hélène veillera bien sur vous. Et je peux vous assurer qu'il
n’y a pas la guerre dans le sud de la France. Y a assez de soldats qui se battent
avec acharnement dans le Nord pour que les Boches n’avancent pas plus loin
qu’ils ne sont déjà.
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Antoine PORTOLA
Extrait du journal de Paul Durand, 10 ans.
Lundi 22 mai 1916.
A la récréation, j’ai discuté avec mon ami Louis Cazottes et on a parlé de la
guerre au front à Verdun.
On s'est sentis coupables de ne pas aider les soldats au front et on a pris la
décision de leur prêter main forte - et surtout moi de venger la mort de mon père
au front. Louis vient chez moi mercredi après-midi pour tout préparer et pour
décider des actions à effectuer une fois sur place. J’ai la tête pleine d'idées.
Mercredi 24 mai 1916.
Une fois l'école terminée, Louis est venu chez moi pour préparer le voyage.
Maman était à la cuisine et pour éviter qu'elle nous entende, nous nous sommes
cachés dans la grange munis d'un calepin au milieu des vieilles gerbes de foin.
On sait bien qu'on est trop petits pour aider à combattre, il fallait donc trouver
autre chose... J'ai eu l'idée de nous faire passer pour des messagers, on irait de
tranchée en tranchée pour prévenir les soldats français de ce qui se passe d’un
côté et de l’autre. C'est une très bonne idée puisqu'on est rapides et discrets ; de
vrais clandestins. Nous devons prendre le strict minimum pour partir ; c'est à
dire une savonnette, un peu de pain, de l'argent et des habits. On se débrouillera
ensuite sur place pour le reste en sachant que j'ai trouvé des tickets de
rationnement dans l'armoire de mes parents.
Pour le chemin à parcourir, il faut monter dans le train jusqu'à Paris, et
ensuite trouver quelqu'un qui pourrait nous amener à une heure de Verdun pour
ne pas éveiller de soupçons. On devra donc ensuite marcher jusqu'à la zone de
combats. Une fois là-bas, on s'équipera pour rejoindre les soldats. Louis a dit
qu’il prendrait ses « économies ». « C’est de l’argent », il a dit.
Il se faisait tard et maman m'a appelé pour manger. Louis s'en est allé et je
lui ai dit de me rejoindre à la gare de Lavaur à cinq heures du matin après
demain.
C’est vrai qu'il me tarde le voyage mais j'appréhende un peu.
Vendredi 26 mai 1916.
C'est le jour J, il est quatre heures trente et je suis déjà habillé. Je vais prendre
mon sac et m'en aller rejoindre Louis en faisant le moins de bruit possible. Je
pose mon carnet et je sens que c'est la dernière fois que j'écris dedans. J'espère
que le voyage se passera bien...
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Laurette MOUREY
Extrait du journal intime de Valentine Delprat, 12 ans, écolière.
Lundi 29 mai 1916.
J'ai douze ans aujourd'hui et j'ai décidé de commencer à écrire mon journal.
Ma maîtresse de la classe du certificat m'a expliqué que la meilleure façon de
se préparer à la dictée et à la rédaction du certificat d'études était d'écrire un peu
tous les jours. Je vais essayer.
Il est tôt, je n'arrive plus à dormir, le certificat d'études est pour bientôt.
Madeleine est venue me chercher comme tous les jours. Elle est jolie Madeleine,
mais elle est triste, comme moi, son père est mort à la guerre, comme le mien,
et comme certains autres dans les familles de nos camarades. Nous pensons
souvent à eux. Mon père me manque beaucoup, et j'espère obtenir mon certificat
d'études, il aurait été fier de moi.
Aujourd'hui Madame Cabanes nous a fait une dictée de vingt-cinq lignes et
des questions d'arithmétique, je l'aime bien ma maîtresse, mais depuis le début
de la guerre son visage s'est assombri, elle paraît inquiète, il me semble que son
mari est mort à l’automne 1914, un ou deux mois après Papa. Elle a relevé nos
copies, sans un mot, dans le silence.
La cloche a retenti, et nous nous sommes dirigés vers la sortie. Sur le chemin
du retour, Madeleine était muette, la mine triste, ces derniers temps ont été très
durs pour elle. Nous nous sommes lancé des regards qui remplaçaient nos
paroles. J'ai invité Madeleine à la maison, on avait décidé de réviser l’histoire
pour l’examen. C'est très important pour moi, ainsi que pour ma mère que
j'obtienne ce certificat, si j’ai un bon classement ça me permettrait peut-être de
continuer l’école pour devenir institutrice. Alors tous les jours nous travaillerons
dur pour nous donner toutes les chances de réussir.
Maintenant Madeleine est partie, il ne faisait pas encore nuit, mais elle était
fatiguée. Et depuis la fugue de son petit frère Louis le mois dernier, sa mère veut
qu’elle rentre avant la nuit. Pourtant quand nous étudions comme ça toutes les
deux nous nous sentons pleines d'espoir.
Nathalie AVILA
Extrait du journal intime de Valentine Delprat, 12 ans.
Mardi 28 juin 1916.
Cher journal,
Dans deux mois presque jour pour jour ça fera deux ans que papa n’est plus
parmi nous, sa présence nous manque, depuis le premier jour sans lui. Maman
essaye tant bien que mal de ne pas y penser, mais son nouveau travail fait
remonter de tristes souvenirs. Elle travaille comme couturière, hier soir au dîner
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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elle nous racontait sa journée, elle fabrique des uniformes, des musettes pour
les soldats, parfois elle ourle des draps pour les blessés.
C’est bientôt la fin de l’année d’école, et je suis triste de ne plus être à côté
de ma meilleure copine en classe, Madeleine. Cette année nous nous sommes
rapprochées à cause de la mort de son père. Nous partageons la même douleur
mais le fait d’être ensemble nous permet de nous soutenir, de nous amuser pour
penser à autre chose. Parfois on discute de ce qui se passe au front, et il y a
quelques jours, en parlant des grandes vacances qui approchent, on a eu l’idée
de tricoter des chaussettes pour les soldats. On sait que ce ne sont pas nos
chaussettes qui vont arrêter cette guerre, mais nous voulons servir à quelque
chose.
Je sais que maman aimerait que je travaille à la ferme du Ramel comme
chaque été, mais j’aimerais aussi faire des choses avec Madeleine, lire des
livres, écrire un petit roman. Nous voulons profiter de nos vacances pour nous
voir, l’an dernier c’était elle qui était en deuil. Mais bon, je verrai si Maman
veut bien.
Hier le petit Louis a fêté son troisième anniversaire, j’aurais tellement aimé
que Papa soit là pour cet évènement. Louis a de la chance, il est encore trop petit
pour comprendre ce qui se passe à l’extérieur.
Grâce à ma maîtresse Madame Cabanes, je pense que j’ai découvert une
passion, l’écriture. Ça me permet d’évacuer mon chagrin et d’exprimer mes
sentiments. Dans deux semaines, Madame Cabanes a dit que ce serait le moment
de passer notre certificat d’études, je suis toute angoissée, je ne fais que réviser
mes leçons mais j’ai peur de ne pas être au niveau le jour de l’examen. J’espère
vraiment que quand je relirai cette phrase dans plusieurs années, cette angoisse
me paraîtra amusante ! J’espère surtout que ce temps de guerre sera révolu, tout
comme la tristesse qui règne chez tout un peuple.
En parlant d’avenir, une foule de questions se bousculent dans ma tête :
« Est-ce que je pourrai avoir une famille heureuse plus tard ? » « Serai-je
toujours amie avec Madeleine ? » « Cette guerre va-t-elle s’arrêter avant que
mon petit frère Louis ait l’âge d’aller combattre ? » La maîtresse dit que nous
devons garder l’espoir que la guerre s’arrêtera bientôt. Mais c’est difficile,
l’espoir.
Déborah ALLY AMINA
Lettre d’Hélène Cabourdès, épicière, à son amant Joseph Bru.
Vendredi 18 août 1916.
Mon cher Joseph,
Si tu savais comme tu me manques. Si je t'écris aujourd'hui c'est pour
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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t'informer de la situation d'ici. Désormais je travaille à l'épicerie avec Yevni
Vartovian que tu m’as envoyée. Je m'occupe avec elle des trois enfants qui
restent à la maison pour l’instant. Ils sont très sages, encore effrayés je crois.
Nous en avons discuté toutes les deux, je pense les inscrire en octobre prochain
à l'école de Lavaur. J'avoue que Yevni est d’une grande aide à l’épicerie. J’étais
souvent débordée parce que Monsieur Anselme est de plus en plus souvent en
tournée pour trouver des marchandises, et c’est devenu vraiment difficile. Ma
grand-mère ne fait rien d'autre que critiquer, depuis l’arrivée de Yevni et des
enfants, dès qu’elle vient nous voir elle se met à bourdonner furieusement, on
dirait un nid de guêpes ! Tu sais comment elle est. Mais je la supporte et je ne
fais rien pour l'énerver.
Je viens de quitter la fenêtre : quelle belle soirée, le ciel est clair et parsemé
d'étoiles, des petites étoiles que peut-être dans une manœuvre de nuit tu
contemples en même temps que moi ? Si ces petites étoiles pouvaient te porter
ma pensée, cette nuit serait bien plus douce, trop douce même. Elle serait encore
plus belle si tu étais près de moi. C'est la deuxième année depuis le début de la
guerre que je n'ai pas la joie de t’avoir près de moi en cette saison. J’aime l’été,
mais moins qu’avant, tu es si loin. Pourtant si tu étais là ce serait si beau…
Cette bonne soirée que nous avons passée seuls juste avant que tu sois arrêté
en janvier 15 restera marquée toujours dans ma mémoire. Comme j'étais
heureuse ce jour-là ! Quand je pense à cette soirée je ressens une force en moi,
qui m’aide à surmonter ton absence.
Il faut que je te parle de Jean Basquet qui est un grossiste en produits
d'épicerie, j'étais choquée en apprenant qu'il fait du marché noir dans la région,
à Lavaur, à Albi, à Toulouse aussi. Il vole ces pauvres citadins qui sont naïfs sur
ses manigances. Je prévois de le dénoncer s'il n'arrête pas de faire monter les
prix dans ses trafics. Je ne veux pas le dire à ma grand-mère car j'ai peur qu'elle
répande ça partout dans la ville.
Je vais maintenant m'endormir avec le souvenir de nos soirées d’été
ensemble. Peut-être qu'un beau rêve de nous deux viendra en quelques secondes
charmer mes pensées. Peut-être que je croirai en dormant être encore à l'heureux
temps ou je t'avais près de moi.
Je t'embrasse mille et mille fois bien tendrement.
Toute à toi, Hélène Cabourdès.
Marie PONTIÈS
Lettre d’Hélène Cabourdès, 26 ans, épicière, à Joseph Bru, son amant, 23 ans,
caporal au 1er Régiment de Marche d’Afrique, replié à Salonique. Lundi 25 septembre 1916.
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Mon chéri,
J’espère que tu vas bien, malgré tout ce que tu dois endurer chaque jour. Je
tremble tout le temps à l'idée de te perdre… Tu me manques tellement... Mais
je ne peux m'apitoyer car, à l'arrière, le travail ne manque pas ! Cette guerre
s'éternise et, malgré la bonne volonté de tous les civils, il nous est de plus en
plus difficile de garder le moral. En plus, les ressources s'amenuisent, et la
nourriture se fait de plus en plus rare. Si tu voyais l'épicerie, elle te semblerait
bien vide… C’est pour ça qu'en ce moment même, mon patron parcourt la
France à la recherche de fournisseurs. De ce fait, tu le sais, je me suis retrouvée
bien souvent seule, au début de cette année, à gérer le commerce. Enfin...
maintenant je suis beaucoup moins seule, car Yevni m'est d’un grand secours.
Quelle brave petite ! Elle est si vaillante ! Bien sûr, elle se sent un peu perdue
et ne parle pas beaucoup, mais je suis certaine qu'elle va bien s'adapter à sa
nouvelle vie. En tout cas, je l’espère de tout mon cœur.
Les autres enfants sont aussi adorables ! Ils s'entendent à merveille et sont
très sages. Mon Dieu, que de difficultés pour les inscrire à l'école ! Comme ils
ne parlent pas français, le directeur était réticent… Mais heureusement,
l'institutrice a bien voulu les prendre en classe pendant le mois de septembre
pour leur apprendre le français. Maintenant, ils vont tous les jours à l'école et
reviennent chaque fois avec un peu plus de vocabulaire. Quand ils arrivent à la
maison le soir, Yevni les prend en charge comme s'ils étaient ses propres enfants
tandis que moi, je fais les comptes et je prépare le repas. Puis, lorsque nous
sommes à table, Yevni et moi leur parlons français pour qu'ils apprennent au
plus vite la langue. Cependant, quatre bouches à nourrir de plus, c'est beaucoup
pour mon maigre salaire d'épicière… Et la raréfaction des vivres n’arrange pas
les choses.
Tiens, justement, je voulais te parler d'une drôle d'affaire qui m'est arrivée il
y a quelques jours. Jean Basquet, le grossiste en produits divers qui fait du
marché noir, je t’en ai parlé déjà, est entré dans la boutique. Si tu voyais à quel
prix il vend le café, ça te rendrait malade… En plus, je suis sûre que c'est un
embusqué ! Il a moins de quarante ans, je sais pas comment il a échappé à la
mobilisation… Ce type me dégoûte vraiment, il a toujours un air à vouloir
escroquer son monde… Et ce qu'il fait est totalement illégal ! Mais il s’est
montré vraiment insistant, et d'un autre côté, l'achat de ses produits relancerait
l'activité de l'épicerie, et mon patron n'aurait plus besoin de chercher d'autres
fournisseurs… Je t'avoue que je m’inquiète aussi pour les enfants…
Je lui ai donc répondu de me laisser du temps pour réfléchir, et il m'a donné
rendez-vous sur le pont Saint Roch dans deux jours, pour me montrer ce qu’il
peut proposer. De toute façon je ne peux rien décider toute seule, c’est Monsieur
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Anselme qui décidera de faire affaire, ou pas.
Oh, vivement que cette guerre finisse, et qu'avec elle partent tous nos soucis !
Tu me manques terriblement… Je t'en prie, fais attention à toi.
Je t'aime. Hélène.
Enza VERONESE
Monologue intérieur du Docteur Laurens, médecin-légiste.
Jeudi 28 septembre 1916.
Ouf ! Je vais m'asseoir un instant, je suis las... Tout de même, je ne vais pas
me plaindre, quand je pense aux hommes jeunes et braves qui croupissent dans
les tranchées et qui sont dans un état pitoyable quand je les soigne, une fois
rapatriés à Lavaur... Je mange moins qu'auparavant mais certainement plus que
les soldats qui me disent, quand je les panse, n'avoir eu parfois qu'une boule de
pain certains jours en première ligne.
Je dois quand même avouer être touché par le décès de la jeune épicière. Ce
matin, lorsque j'ai vu le corps d'Hélène, j'ai eu un haut-le-cœur. Encore hier,
dans la soirée, à l'abri des regards indiscrets dans l'épicerie, nous troquions du
sucre et du dentifrice mentholé contre quelque linge blanc que j'avais trouvé là-
haut, entreposé dans mon grenier. Un jour nous marchandons avec une dame, le
lendemain nous examinons son corps inerte. Cette incertitude de la vie humaine
m'est douloureuse. Je la vois constamment, mais impossible de m'y habituer...
Et au front, que se passe-t-il ? Dans les airs, les aéroplanes doivent se livrer
une guerre sans merci. Et puis les fantassins ensevelis dans la boue sont parfois
défigurés, les artilleurs boches ne les épargnent pas : je soigne des blessés
mutilés qui font peine à voir, mais ce qu'ils racontent est pire encore...
Sur ce, je vais aller me reposer, avant ça je vais boire un petit cognac : ça va
me plonger dans la somnolence. Il est vrai que l'alcool dégrade la qualité du
sommeil : c'est ce qu'on m'a dit quand j'étudiais les fondamentaux de la
médecine. Mais si je ne m'assomme pas à ma façon, je ne fermerai pas l'œil avec
ces angoisses qui me taraudent ces derniers mois. Depuis que ce monstrueux
Joseph Bru a tenté de me tuer il y a un an et demi, j'ai l'impression d'être observé
jour et nuit, c'est une sensation épouvantable...
Et puis demain, j'approfondirai l'examen de la jeune Cabourdès, je
commencerai par regarder la trace de coup sur son crâne... et le radius, qui me
semble bien désaxé par rapport au coude. Le faciès de cette jeune femme me
laisse imaginer qu'elle a été saisie d'effroi avant de mourir, c'est un meurtre, pas
de doute. Allons, je vais sonner Marie, ma gouvernante, qu'elle m'apporte ce
fameux cognac.
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Chloé VERNHES
Rapport de police du commissaire Germain Lefebvre.
Commissariat de Lavaur
A Monsieur le préfet du Tarn
Lavaur le 29 septembre 1916.
Meurtre d'une femme
dans la ville de Lavaur
-------
DOSS ; S.D.T.N°159
Le matin du 28 septembre 1916, la macabre découverte du corps d'une jeune
femme près de l'Agoût a été signalée par Monsieur Cassagnol, pêcheur.
Le Docteur Laurens, médecin légiste à Lavaur, et moi-même nous sommes
immédiatement rendus sur les lieux.
Nous avons immédiatement identifié la victime comme étant Mlle Hélène
Cabourdès, employée à l’épicerie Anselme à Lavaur. Cependant la victime n'a
subi aucune autre violence qu’un violent coup à la tête, le docteur Laurens est
formel. Nous avons retrouvé la marque à peine visible d’une chevalière avec
blason sur la tempe gauche.
Mlle Hélène Cabourdès était âgée de 26 ans, très appréciée par les habitants
de Lavaur et de son quartier, car c'était une jeune femme de confiance, qui tenait
l’épicerie de M. Georges Anselme depuis quelques années.
Nous soupçonnons Mlle Yevni Vartovian, 16 ans, qui se dit réfugiée
arménienne, ainsi que les enfants étrangers qui sont arrivés avec elle le 16 août
1916. On sait que Mlle Vartovian a été envoyée par M Joseph Bru qui entretenait
une liaison avec la victime. Mlle Vartovian travaille aussi à l'épicerie, grâce à
Mlle Cabourdès d’ailleurs qui l’hébergeait dans sa maison avec les trois enfants
arméniens. Mlle Vartovian a pu éliminer une rivale pour servir son ambition,
éventuellement par jalousie par rapport à Monsieur Joseph Bru, ce qui en fait la
suspecte N°1.
Nous avons interrogé Mme Emilienne Cabourdès, 70 ans, la grand-mère de
la victime. En effet un témoin, Monsieur Emile Pagès, 60 ans, déclare avoir
entendu une violente dispute éclater entre ces deux femmes dans l'épicerie le 27
septembre 1916. Mme Émilienne Cabourdès a exprimé des soupçons envers
Mlle Vartovian, en expliquant les motifs précités, que cette jeune personne
aurait eus d’éliminer Mlle Cabourdès.
Nous avons pu interroger Monsieur Georges Anselme, propriétaire de
l’épicerie du même nom située sur les Allées. Il nous a déclaré que c'était Mlle
Hélène Cabourdès qui tenait les comptes de l'épicerie. Lui-même était absent
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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depuis le 18 septembre, et n’est rentré que le 28 vers midi d’une tournée
d’approvisionnement. Il déclare avoir passé la soirée et la nuit du 27 au 28
septembre chez sa belle-sœur à Toulouse, Mme Adrienne Lebœuf.
Cependant, il n'a pas voulu évoquer le marché noir. Or, des personnes faisant
du commerce clandestin, qu'on appelle communément « marché noir » auraient
été vues en ville. Nous savons que ces personnes sont parfois violentes et
certaines ont déjà commis des délits, liés à des tentatives d’intimidation de
commerçants notamment.
Je vous annonce donc la mise en garde à vue de Mlle Yevni Vartovian car les
éléments actuellement en notre possession nous ramènent à cette personne. Elle
sera interrogée prochainement.
Je vous tiendrai informé des changements et de l’évolution de l’enquête.
Le commissaire Germain Lefebvre.
Lise VIGNOLLES
Monologue intérieur de Marie Cassagnol, la gouvernante du Docteur Laurens.
Vendredi 30 septembre 1916.
Je ne fais que penser à ça depuis hier soir… C'est horrible ! Cette pensée me
trotte dans la tête. Je suis toute retournée qu'il y ait eu un meurtre aussi cruel. Et
pas n'importe quel meurtre : Hélène Cabourdès, la maîtresse de Joseph Bru ! En
même temps, avec tout le mal qu'il a fait autour de lui en 1914, c'est bien fait
pour lui ! A croire que quelqu'un s'est vengé de tous ces meurtres, on a pas vu
un meurtre aussi suspect depuis celui de Jean-Baptiste Bru. Le Docteur m'en a
parlé ce midi, il dit qu'Hélène a juste été frappée à la tête et qu'elle a dû faire
une chute d'assez haut, peut-être du pont Saint-Roch au-dessus de l'Agoût. C’est
même mon beau-frère René qui l’a trouvée en allant à la pèche jeudi matin.
Pourtant, je comprends pas pourquoi une personne qui veut se venger tuerait
la bonne amie de Joseph. Il y a quelque chose de vraiment étrange dans cette
histoire… Ça peut aussi être à l'épicerie. J'ai remarqué qu'il y avait une
ambiance un peu tendue depuis l'arrivée de cette jeune vendeuse… Yevni je
crois… Elle n'a pas l'air très débrouillarde d'ailleurs. Il est possible que ce soit
elle, elle est sûrement plus maligne qu'il n'y paraît : elle me semble un peu trop
gentille et bien élevée vu ses origines… Et puis elle a pas trop d'accent... Hélène
disait qu'elle venait d'Arménie, en Turquie, mais j'ai un doute...
Ou alors c'est le patron… J'ai le pressentiment que cet événement vient de
l'épicerie. De plus, l'attitude du Docteur Laurens est étrange depuis peu, le soir
il se rend à l'épicerie où travaille cette fille de je ne sais où. Je crois qu'il va y
acheter des produits rares et inhabituels. Mercredi soir c'était du sucre et du
dentifrice à la menthe. Toute cette affaire est vraiment suspecte !
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Franchement, je pense qu'il y a assez de morts au front à cause de cette guerre
qui n'en finit pas sans en plus commettre des meurtres à l'arrière ! Et entre
femmes, si ça se trouve ! Je veux vraiment aller voir le juge afin de lui parler de
cette nouvelle employée qui semble trop parfaite. Peut-être qu'il ne sait même
pas qui elle est. Je voudrais bien savoir qui est l'auteur de cet assassinat ! Pauvre
Hélène, c'était une brave fille, malgré son amant diabolique.
Mathilda GERMAINE
Lettre de Camille Puel, 20 ans, à Alice Bergaud.
Vendredi 6 octobre 1916.
Ma chère Alice,
Je t'écris enfin une lettre, ça faisait longtemps que je ne l'avais pas fait. Je
pense beaucoup à toi en ce moment. Je me demandais si tu pouvais me conseiller
sur ma vie : par moments je n'arrive plus trop à tout gérer, je dois travailler à la
ferme, avant tout m'occuper de Félicie, j'ai pris en charge les lessives et une
partie du ménage de la maison d'Emilienne. J'essaie en plus d'entretenir la
correspondance avec Bernard Bouissou, tu sais, c'était l'ordonnance d'Emile,
mon fiancé, au début de la guerre. Je suis devenue sa « marraine de guerre ». Et
d'ailleurs en parlant de ça, heureusement que je lui écris, c'est un très bon moyen
pour chacun de nous soutenir. Ce jeune homme est vraiment très attachant :
certaines de ses lettres me bouleversent.
Je voulais savoir en fait comment tu t'organises pour t'occuper de ton petit
Henri. Dans ta dernière lettre tu disais que tu envisageais de travailler dans les
bureaux de l'hôpital pour classer les fiches, ils manquent toujours de personnel,
ou même pour aider les infirmières et donner les soins aux soldats... Je pense, je
suis même certaine que tu es une femme forte ! Contrairement à moi qui deviens
folle par moments, je dois t'avouer que je parle à ma fille de mes craintes de ne
pas travailler assez bien ! Or Félicie n'a que dix-huit mois ! J'aurais tellement
aimé que son père soit encore en vie, juste pour elle.
En vérité je me demande si Emilienne est vraiment contente de moi. Elle est
très gentille, mais l'autre jour elle parlait avec Hans, le prisonnier qui nous aide
depuis un peu plus d'un an, des labours à faire ici et chez sa sœur Hugonie. J'ai
bien vu qu'elle redoutait de devoir y aller avec Hans comme l'an passé. Marie,
sa fille, est trop jeune et plutôt frêle, et son autre fille Pauline est à Castres, dans
une usine. J'ai bien vu qu'elle était tourmentée, elle m'a regardée rapidement,
mais moi, les labours... J'arrive tout juste à aider Marie pour le potager, et j'ai
peur du cheval, tu comprends. Alors j'essaie de faire toute la besogne que je
peux, pour qu'elle regrette pas de m'avoir. Marie dit que je me fais des idées,
que sa mère a un cœur bien trop grand pour m'abandonner un jour. Je suppose
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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qu'elle a raison, mais quand je la vois se tracasser, c'est plus fort que moi, je
doute.
Sinon comment vas-tu ? Et ton fils grandit-il bien là où vous êtes à Saint-
Gauzens ? J'espère que tout se passe toujours bien avec les de Pémille.
Ah ! Et savais-tu que la jeune fille arménienne qui travaille à l'épicerie avec
Hélène Cabourdès est soupçonnée du meurtre d’Hélène, la femme assassinée
qu'on a retrouvée près de l'Agoût ? Franchement je ne pense pas qu'elle aurait
pu faire une chose pareille, et pour quelle raison ?...
Bon c'est ici que cette lettre se termine, il faut que j'aille m'occuper de Félicie.
Je t'embrasse affectueusement, à bientôt j'espère. Camille.
Anaëlle BOCKSTAL
Extrait du journal intime de Madeleine Pech, 26 ans, infirmière à l’hôpital
d’Angers.
Dimanche 8 octobre 1916.
J'écris encore aujourd'hui parce que depuis presque quinze jours je n'ai
personne à qui parler.
Angèle est partie à Lavaur pour deux semaines rendre visite à sa famille. Elle
m'a écrit une lettre où elle raconte qu'il y a eu un meurtre le lendemain de son
arrivée à Lavaur. Une jeune femme a été tuée. Elle dit que c’est l’épicière,
qu’elle la connaissait bien et qu’elle est choquée et très triste. Certaines
personnes pensent que c'est Joseph Bru qui a assassiné cette dame, un des
ennemis de mon Antoine, mais Angèle m'a affirmé que non, puisqu’Hélène, la
jeune femme assassinée, et lui, étaient amoureux depuis longtemps. Il est soldat
dans les Balkans de toute façon, on voit mal comment il serait venu à Lavaur
pour tuer la femme qu’il aime. Il a beau avoir assassiné plusieurs soldats en
1914, on ne peut pas l’accuser de tout…
Plus on avance dans cette guerre, plus les deuils et les blessures sont
horribles, tant de personnes sont accablées par la perte d’êtres chers ! Et les
conséquences de la guerre sont de plus en plus rudes. Les infirmières sont
épuisées tout comme moi je le suis. On se serre les coudes pourtant et on fait du
mieux qu'on peut pour sauver des vies, pour lutter contre les infections qui
affaiblissent les blessés… Nous savons d’avance, malheureusement, que tous
les blessés dans nos salles ne survivront pas…
Depuis février et le début de cette bataille à Verdun l'afflux des blessés a
encore et encore augmenté. Heureusement la solidarité est formidable dans
notre hôpital, aucune de nous ne ménage ses efforts pour les blessés, pour leur
donner une lueur d'espoir car nous savons à quel point ils ont besoin de soutien,
de gaieté et d'attentions. Je vois toutes sortes de blessures et des soldats très
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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différents les uns des autres. Mais malgré la fatigue je suis encore indignée
quand je lis le journal. La presse nous ment tout comme il y a deux ans, elle ne
parle jamais des horreurs de cette affreuse guerre, ni de la manière dont les
soldats combattent exactement. Ce que disent ou gémissent les blessés en dit
bien davantage…
J'ai peur pour Antoine, de le revoir une fois de plus blessé, mais j'essaie de
demeurer fidèle à sa confiance. Alors je reste courageuse et je continue
d'avancer. Ses lettres me font toujours rêver et je me dis qu'un jour je partirai
avec lui en Espagne comme je l'ai toujours espéré. Malgré tout je me languis de
le serrer dans mes bras, je rêve de le toucher parce qu'alors je serais en sécurité
et lui aussi.
Bon, il est l'heure d'aller travailler, Angèle doit être de retour demain…
J’écrirai bientôt je pense, ça me fait du bien, ça me permet d'oublier le temps
pendant quelques minutes.
Théo CONDAT
Lettre de Gaston Peyre, 21 ans, soldat à Verdun, à son père Célestin Peyre,
soldat dans l’Infanterie Territoriale.
Mercredi 6 décembre 1916
Bien cher père,
Voilà plus de vingt mois que je suis soldat, et près de dix mois que je survis
dans cette bataille de Verdun. Un de mes camarades dit que nous sommes des
chanceux de survivre… L'espoir de te voir au prochain cantonnement, depuis
que tu m’as écrit que tu serais à Moulainville ce mois-ci, m'a rendu plus fort. Et
c'est avec cet espoir que je t’écris. Le pépé de la soupe emportera ma lettre dès
ce soir au Dépôt. Il a dit qu’il a vu votre régiment arriver il y a cinq jours, il va
te trouver. Je suppose qu’on sera relevés dans deux ou trois jours, et on ira au
Dépôt, je pourrai peut-être aller jusqu’à Verdun.
Mon cher père, ton visage ne m'a pas quitté. Ici à Verdun l’air est irrespirable,
chaque jour nous luttons pour tenir, nous nous battons depuis octobre pour
reconquérir les forts que les Boches ont occupés au printemps. Des villages
entiers sont détruits par l’artillerie, et nous sommes terrés dans les tranchées
pendant de longues heures, couverts de boue. Alors tu peux croire combien il
est réconfortant de penser à toi.
Beaucoup de mes camarades sont morts. On meurt sous les obus, asphyxié,
transpercé par les balles des mitrailleuses quand on sort. Mais nous gagnerons,
tout ce sang n'aura pas été vain.
La victoire est proche et l'heure de te revoir est imminente. Dormir m'est
devenu impossible. Notre Général nous a menés jusqu'au bout, nous résistons
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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et nous avançons afin d'honorer notre patrie.
Père tu ne reconnaîtras plus le jeune homme que j’étais. Le jeune paysan a
fait place à un homme qui a connu l'enfer, mais un jour la guerre sera loin.
Je t'embrasse fort, en attendant le moment de le faire vraiment. Gaston Peyre.
A SUIVRE…
Des Tombes et de l’encre 1916 (Saison 3)
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Saisons 1 et 2
Joseph Bru a assassiné ou blessé au front, à l’automne 1914, les fils des
médecin, commissaire et magistrat impliqués dans l’arrestation de sa mère
Noémie Pagès-Bru, meurtrière de son père. Puis il est arrêté et incorporé en
1915 dans un bataillon aux Dardanelles. Il s’y illustre en sauvant son capitaine.
Sa demi-sœur Emilienne Bru-Peyre, après avoir vu la mobilisation de son
fils Gaston et de son plus jeune frère Louis Bru, recueille une fille-mère et son
bébé, Camille Puel, et embauche Hans Weiss, prisonnier alsacien de l’armée
allemande, pour tenir sa ferme et celle de sa sœur Hugonie, veuve de guerre.
Antoine Bru, son neveu, d’abord blessé, se remet, puis mène une enquête sur
un trafic d’obus non éclatés.
Adrien Lefebvre, blessé, est fait prisonnier en Bavière et écrit à sa femme
Anne Delprat-Lefebvre.
Saison 3
Avec l’année 1916, les affrontements sont terribles à Verdun, et les soldats
cherchent à tenir coûte que coûte. A Lavaur et à Castres, les femmes et les jeunes
filles travaillent, tentent de dominer leurs inquiétudes et leurs chagrins. Les
enfants, pourtant, font des projets.
Joseph Bru, lors d’une mission de reconnaissance en Bulgarie au nord de
Salonique, agit de façon surprenante…
Ce troisième volet de la série « Des Tombes et de l’encre » a été composé par 27 élèves de 2°8 et 2°9, suivant l’enseignement d’exploration « Littérature et société » au lycée Las Cases de Lavaur, avec leurs professeurs, Nicolas Rostaing et Françoise Burellier.
Nous remercions vivement les Archives départementales du Tarn, grâce à qui, depuis plusieurs années, nous imaginons des fictions à partir de faits et
d’archives réels…