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Charles Robequain Destin d'une île à sucre : l'économie et le peuplement de Maurice In: Annales de Géographie. 1954, t. 63, n°338. pp. 255-273. Citer ce document / Cite this document : Robequain Charles. Destin d'une île à sucre : l'économie et le peuplement de Maurice. In: Annales de Géographie. 1954, t. 63, n°338. pp. 255-273. doi : 10.3406/geo.1954.15509 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1954_num_63_338_15509

Destin d'une île à sucre : l'économie et le peuplement de Maurice

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Charles Robequain

Destin d'une île à sucre : l'économie et le peuplement deMauriceIn: Annales de Géographie. 1954, t. 63, n°338. pp. 255-273.

Citer ce document / Cite this document :

Robequain Charles. Destin d'une île à sucre : l'économie et le peuplement de Maurice. In: Annales de Géographie. 1954, t. 63,n°338. pp. 255-273.

doi : 10.3406/geo.1954.15509

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1954_num_63_338_15509

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DESTIN D'UNE ILE A SUCRE :

L'ÉCONOMIE ET LE PEUPLEMENT DE MAURICE

(Pl. X-XI.)

A 150 kilomètres de la Réunion, d'où elle est parfois visible, entièrement volcanique comme elle, comme elle aussi terre de colonisation française ,et de canne à sucre, Maurice ne lui ressemble pas en tous points, quels que soient les liens de parenté et de culture qui unissent les deux îles, souvent encore appelées sœurs. La nature et l'histoire rendent compte de leur originalité1.

I. — Les conditions naturelles

II y a longtemps qu'a été reconnue la constitution volcanique de Maurice. C'est depuis 1950 seulement que deux études2, conduites indépendamment l'une de l'autre, en ont précisé les traits. Il semble que, sur cette longue ride des Mascareignes, l'activité volcanique se soit déplacée, au cours d'une période à la chronologie encore incertaine, du Nord vers le Sud. En effet, elle ne persiste plus que dans le Sud-Est de la Réunion, où le massif de la Fournaise continue à dégager des fumerolles et à vomir des laves : des coulées sont encore descendues vers la mer de mars à juin 1953. Dans le Nord de cette île, le massif du Piton des Neiges n'est déjà plus que la ruine d'un grand édifice volcanique aujourd'hui éteint : ruine imposante,, magnifique quand son sommet plane sur les strates nuageuses de l'alizé, à plus de 3 000 m. ; mais il est déjà profondément évidé par trois cirques (Salazie, Cilaos, Mafatte) dans l'élaboration desquels l'érosion semble avoir eu plus de part que les effondrements d'explosion ou les affaissements magmatiques.

Maurice présente les^ témoignages d'au moins trois phases éruptives, dont les dernières sont peut-être contemporaines des plus anciennes du Piton des Neiges, dont la première remonte peut-être au Crétacé. Celle-ci ne se traduit plus dans le relief actuel que par des montagnes-chicots au profil parfois fantastique ; leurs parois souvent nues ou maigrement boisées offrent un empilement de couches parallèles et peu inclinées, généralement vers la mer : surtout basalte à olivine, compact et résistant, parfois traversé de dômes intrusifs de trachyte. Rarement absentes de l'horizon, où qu'on se trouve dans l'île, elles se dressent surtout à sa périphérie, formant des massifs plus ou moins étendus. Les principaux (fig. 2) sont : dans le Nord, celui du Pouce et du Pieterboth (813 m.), donnant un amer commode au navigateur qui cherche la rade de Port-Louis ; dans l'Est, les échines des montagnes Blanche, Lagrave et Bourbon ; au Sud-Ouest, la montagne de la Rivière

1. Voir P. de Sornay, Isle de France-Ile Maurice, Port-Louis, 1950. 2. E. S. W. Simpson, The Geology and Mineral Resources of Mauritius (Colonial Geology

and Mineral Resources, Londres, vol. I, n° 3, 1950, p. 217-238 ; carte et coupes sommaires). — M. de Chazal et J. de Baissac, Étude sur la géologie de l'Ile Maurice (Proceedings of the Royal Society of Arts and Sciences of Mauritius, vol. I, part. 1, 1950, p. 53-72, carte h. t.).

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Noire qui porte le point culminant de l'île (824 m.). Ailleurs surgissent encore des rochers isolés au profil tourmenté, comme ceux du Corps-de-Garde et des Mamelles, entre la grande route de Port-Louis à Curepipe et la côte Ouest (pi. X, A).

Ces montagnes-témoins, façonnées par une longue érosion, ont leurs basses pentes plus ou moins enfouies sous l'épaisseur des coulées ultérieures. Les géologues cités plus haut s'accordent à reconnaître dans ces dernières les émissions de deux phases au moins, mais relativement rapprochées, l'une moyenne, l'autre récente, se plaçant entre la fin du Tertiaire et la fin du Pleistocene. Les coulées de la phase récente couvriraient plus du tiers de l'île. L'ensemble des nappes moyennes et récentes trahit un volcanisme de type nettement hawaïen : il s'agit de basaltes doléritiques bleuâtres, très vésicules souvent ; ils recèlent des cavernes résultant de l'éclatement de poches gazeuses (steamholes), des galeries dont l'une, à Petite- Rivière, a les dimensions d'un tunnel de chemin de fer, son cours sinueux s'étendant sur 800 m. environ, à faible profondeur ; la structure cordée des laves est encore parfois bien visible.

Ces amas de laves forment une lourde intumescence qui atteint environ 650 m. dans le centre de l'île, sculptée en larges ondulations, la pente s'accen- tuant aux approches des côtes, surtout au Sud et à l'Ouest. La perméabilité explique la bonne conservation relative du relief originel : en particulier de petits puys, dont certains recèlent encore des lacs, tel le Trou-aux-Cerfs qui domine Curepipe ; ils s'alignent du NNE au SSO, jalonnant dans l'île la principale ligne de partage des eaux. L'hydrographie reste typiquement rayonnante. Reaucoup de cours d'eau, refoulés par les coulées les plus récentes, s'y incrustent à la base des massifs anciens : ainsi, sur le versant Sud du massif du Pouce, la grande Rivière du Nord-Ouest a été visiblement repoussée par les laves issues du volcan Bar-le-Duc ; de même que, dans le Sud-Est, la Rivière des Créoles a reculé devant celles émises par le cratère de Curepipe Point jusqu'au pied de la montagne Lagrave. Les fissures de rétractation de la lave et l'intercalation assez fréquente de tufs parmi les basaltes expliquent le profil irrégulier des rivières de l'île, le grand nombre de petites chutes et de cascades, comme celle de Chamarel dans le massif de la Montagne Noire (pi. X, B).

Il y a beaucoup de longues pentes à faible inclinaison, mais peu de véritables plaines dans Maurice, même aux approches de la mer. Sans doute les plages de sable corallien, d'une splendide blancheur, abondent, alors qu'elles sont si rares à la Réunion dont les torrents charrient jusqu'à l'Océan des masses de galets mêlés à d'énormes blocs. Mais la frange alluviale reste presque toujours très étroite : elle s'élargit quelque peu dans le Sud-Ouest, au débouché de la rivière Tamarin et de la rivière Noire. C'est à l'Est que la côte est le plus accidentée ; mais partout elle offre les témoignages d'une submersion récente. Les rias abondent, la plus caractéristique étant sans doute la baie du Cap dans le Sud-Ouest, profondément encaissée dans les laves et que la route périphérique doit remonter en un long détour. Le

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ANN. DE GÉOG. LXIIIe ANNÉE.

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258 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

ressac souligne la présence d'un récif -barrière à une distance plus ou moins grande de la côte : parfois à 700 ou 800 m. seulement, le chenal intermédiaire étant alors presque à sec à marée basse. Il s'éloigne à plus de 5 km. devant la baie de Grand-Port, au Sud-Est. Il s'interrompt au débouché des principales rivières et, sur la côte méridionale, assez longuement à l'Est de Souillac.

Le plateau continental, de profondeur inférieure à 100 m., a lui-même une largeur très variable : il s'étend surtout dans le Nord, englobant cinq îlots inhabités, dont l'île Ronde et l'île aux Serpents, provenant sans doute d'éruptions sous-marines ou très proches du niveau marin.

Le relief de Maurice, beaucoup moins vigoureux que celui de la Réunion, est cependant assez marqué pour introduire dans cette île une très sensible variété climatique. Sur le littoral, la température moyenne est d'environ 23° à 24° pour l'année entière ; elle oscille de 20° à 26° de la saison « fraîche » à la saison chaude ; on observe exceptionnellement moins de 10°. Mais à Cure- pipe, vers 500 m., si l'on peut noter 29° au milieu d'une journée d'été, le thermomètre tombe parfois à 7° en hiver.

La pluie est beaucoup plus inégale selon les régions (fig. 1). Les alizés soufflent d'une direction moyenne ESE, fournissant ainsi à Mahébourg et ses environs une moyenne annuelle de 1 m. 50 à 2 m. Les précipitations augmentent à mesure que les vents s'élèvent vers le centre de l'île, atteignant 4 à 5 m. à Midlands, au Sud-Est de Curepipe. Elles décroissent rapidement le long des versants sous le vent. Sur les côtes Nord-Est et Ouest, depuis Flacq jusqu'au Morne-Brabant, la moyenne reste au-dessous de 1 m. 25 ; elle atteint à peine 1 m. à Pamplemousses (Port-Louis). Les contrastes restent cependant beaucoup moins marqués qu'à la Réunion.

Bien que les alizés soient plus constants en hiver (ne vaudrait-il pas mieux dire : parce qu'ils le sont?), ces pluies sont surtout des pluies d'été, de novembre à la fin d'avril, le maximum se plaçant en février-mars. C'est en effet la saison des cyclones dans cette partie de l'océan Indien, apportant à Maurice des précipitations plus ou moins abondantes selon leur trajectoire, leur vitesse de propagation, la profondeur de la dépression atmosphérique. Depuis 1880, le plus terrible fut celui de 1892, le baromètre étant tombé à 710 mm. à Port-Louis : il fit 1 200 morts et 4 000 blessés. En 1945, l'île vit passer sur elle ou à proximité trois cyclones : au milieu de janvier, au début de février, le 8 avril. C'était une année exceptionnelle. D'après les calculs serrés des compagnies d'assurances, la moyenne de fréquence des cyclones destructeurs serait" d'un tous les quatre ans. Il n'y en a pas eu depuis 1947 cependant.

L'hiver reste particulièrement humide sur les hautes terres du centre, où persiste souvent alors un crachin glacial, bouchant tout horizon : on dénombre environ 230 jours de pluie vers 600 m. d'altitude, où l'humidité relative moyenne atteint près de 90 p. 100, les variations restant d'ailleurs très rapides au cours d'une même journée.

A 20° de latitude Sud, l'île peut aussi connaître des sécheresses pernicieuses. Entre 1895 et 1914, la moyenne annuelle des pluies relevées dans

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toutes les stations était de 1 m. 595 : le maximum, 2 m. 254, tombait en 1908 ; 1897, avec 779 mm., et 1914 (969 mm.) étaient des années d'exceptionnel déficit.

De cette sécheresse on rendait, dès le xvne siècle, le déboisement responsable. L'exploitation forcenée des bois incorruptibles ou précieux et, plus encore, les défrichements agricoles n'ont laissé que de menus lambeaux de la. forêt qui devait couvrir l'île entière lors des premiers débarquements européens. Ils. ont été constitués en réserve par le gouvernement à partir de 1880. On ne les trouve guère que sur les massifs de laves anciennes, et surtout dans celui de la Rivière-Noire. Ne subsistent plus que de très rares spécimens d'ébéniers (Biospyros melanida) et d'autres arbres au bois dur et coloré, appelés par les créoles bois noirs, bois de natte (les sapotacées Mimusops), bois puant (Faetidia mauritiana)1. Dans le massif de la Rivière- Noire, les comptages de Vaughan ne donnent à l'hectare que 114 arbres de 10 cm. et plus de diamètre, dont 11 de 40 cm. au moins. Sur les hautes terres du bombement central, au Sud de Curepipe, la route de la Mare des Vacoas ne traverse qu'une pauvre forêt aux arbres bas et tordus, chargés de lichens et de mousses, infiniment triste sous le voile du crachin.

La plupart des bois utilisés aujourd'hui dans l'île — il faut en outre en importer — proviennent d'essences exotiques récemment introduites ou multipliées : eucalyptus, pins, filaos. Ces derniers sont souvent plantés dans la zone des « pas géométriques », réservée au domaine public selon l'ancienne réglementation française, le long de la côte.

Depuis les débuts du peuplement humain, la faune s'est elle-même considérablement appauvrie. Sans doute l'île ne nourrissait aucun mammifère, en dehors des chauves-souris frugivores. Mais les premiers Blancs qui débarquent s'émerveillent de l'abondance des tortues géantes, formant parfois des bancs compacts, de ces grands oiseaux sans ailes et sans méfiance aucune, tels que le dodo, proche parent de l'aepiornix malgache. On en fit d'énormes carnages. Comme dans tant de petites îles, la colonisation entraîna le pullullement d'espèces délibérément ou fortuitement introduites: ainsi, dès le xvne siècle, les rats, grands ravageurs de récoltes ; puis la mangouste de l'Inde, qui devait les combattre, mais gui, malheureusement, était aussi friande de volaille. Il a fallu lutter encore contre les singes importés de Ceylan (Cercopithecus saboeus), qui aiment trop la canne à sucre ; combattre la multiplication des sauterelles avec l'oiseau Minah (ou Martin) originaire de l'Inde. En face du dodo, et comme lui « crénelé en barre de gueules et d'argent », le cerf mérite de figurer dans les armes de Maurice. Introduit probablement de Java par les Hollandais, il est devenu le malheureux objet d'un des passe-temps les plus goûtés des riches Mauriciens. Les cerfs vivent en liberté dans les taillis plus ou moins clairs qui se conservent sur les sols pauvres. La chasse n'est permise que pendant trois mois de l'année pour

1. R. E. Vaughan et P. O. Wiehe, Stvdies on the Vegetation of Mauritius, a Preliminary Survey of the Plant Communities (Journal of Ecology, XXV, 1937, p. 189-343 ; XXIX, 1941, p. 127-160 ; XXXIV, 1947, p. 126-136).

260 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

assurer le maintien du troupeau au chiffre jugé raisonnable. Des dizaines de rabatteurs refoulent les bêtes sur les équipes de tireurs échelonnés le long des layons ; le cerf devient alors viande courante dans les restaurants de Port-Louis. Il y aurait près de 10 000 cerfs dans l'île, vivant surtout dans les forêts du Centre et du Sud-Ouest.

IL — L'agriculture : souveraineté de la canne a sucre

Maurice est l'un des meilleurs types de ces nombreuses îles intertropicales de la zone des cyclones où s'exprime, dans les paysages, le peuplement, l'économie, la domination de la canne à sucre1. Les Hollandais, premiers Européens à s'établir ici, introduisirent la plante de Java vers 1640. Les boutures en furent sans doute mises en terre sur la côte orientale, dans les quartiers de Ferney et de Flacq. A la fin du xvne siècle arrive un médecin qui avait appris la fabrication du sucre à Surinam. Cependant, ce n'est qu'après le départ des Hollandais et l'établissement des Français, à partir de 1744, que les sucreries vont se multiplier sous l'impulsion de La Bourdonnais. Un frère de ce dernier, Ribretière de la Villebague, en a une à Pamplemousses, non loin de la baie de Port-Louis: vers 1755, on comptera 114 moulins, mus par un manège de boeufs, par le vent ou par l'eau. Cet essor est bientôt coupé. La culture souffre des dégâts causés par les cyclones, les rats, les insectes divers ; les sols s'épuisent, les rendements baissent malgré l'introduction de nouvelles variétés. Vers 1770, on ne fabrique guère plus de sucre que de tafia (arak). A la fin de la période française, vers 1810, la canne n'occupe que 10 p. 100 de la superficie cultivée, qui représenterait elle-même 18 p. 100 de la superficie totale (1 865 km2). Par suite du blocus britannique, l'île n'a pas pu profiter de la ruine des plantations de Saint-Domingue : sa production de sucre n'atteint que 467 t. en 1812.

C'est après 1815, sous le régime anglais, que la culture va s'étendre : extension d'ailleurs interrompue d'arrêts ou de reculs temporaires, dus aux circonstances locales : cyclones, épizooties décimant les animaux de travail, pénurie de main-d'œuvre, maladies de la canne (le borer est arrivé de Ceylan en 1848), ravages causés par les rats et les sauterelles (Nomodacris septemfasciata) ; mais aussi à la conjoncture internationale : concurrence des autres producteurs de canne et du sucre de betterave, embarras causés par les deux guerres mondiales, soutien plus ou moins efficace du produit mauricien sur le marché britannique qui dispose aussi des sucres de la Jamaïque et d'autres Antilles. L'île commence cependant, en 1862, à vendre à l'Inde, qui restera son principal débouché jusqu'en 1911 ; puis la Grande- Bretagne prendra la moitié de la production, et, après 1914, la presque tota-

1. P. de Sornay, La canne à sucre à Vile Maurice, Paris, 1920. — G. A. Northcoombes, The evolution of sugarcane culture in Mauritius, Port-Louis, 1937. Nombreux articles et notes dans la Revue agricole de Vile Maurice. — R. Coste, Esquisse agricole de Vîle Maurice (U Agronomie tropicale, 1er août 1950, p. 366-383). — Rapports du Président de la Chambre d'Agriculture de l'île Maurice (annuels).

ÉCONOMIE ET PEUPLEMENT DE MAURICE 201

lité (sauf en 1929). Dans ces dernières années on a pu écouler au Canada une petite part du tonnage disponible1.

On ne retracera pas ici ces fluctuations, déjà précisées dans un article de cette revue jusqu'en 1931 2. Dans l'ensemble, le développement de la production est remarquable de 1814 à 1863 : la moyenne annuelle est de 129 000 t. de sucre de 1859 à 1863. Puis vient une période de stagnation et même de déclin jusqu'à la fin du siècle, suivie par un nouvel essor depuis 1896. Le chiffre de 200 000 t. sera dépassé avant 1910. Après les dépressions des deux guerres mondiales, le cap des 300 000 est franchi en 1946, celui des 400 000 en 1949, celui des 500 000 en 1953. Si l'on se limite à l'examen des moyennes décennales, on observe une progression à peu près continue depuis 1812, mais de rapidité très variable : elle augmente particulièrement de 1820 à 1830, de 1850 à 1860, de 1890 à 1900 et enfin depuis 1930.

Cet accroissement de la production sucrière traduit celui des superficies cultivées, mais aussi des rendements au champ et à l'usine. Ce n'est que la moindre superficie de l'île qui, par son sol ou son climat, ou pour ces deux causes conjointes, est interdite à la culture rémunératrice et irremplaçable de la canne. Elle s'arrête généralement devant les massifs de volcanique ancien dont les pentes trop escarpées, le relief trop rugueux ne portent que des placages discontinus de sol mince, ravagé par le ruissellement. Son domaine d'élection, ce sont les coulées de laves moyennes et surtout récentes qui, submergeant presque entièrement le volcanique ancien, s'étalent jusqu'à la mer. Cependant le climat est encore ici un facteur limitatif. La canne mûrit en treize à quinze mois dans les régions littorales ; il lui faut vingt à vingt-deux mois sur les hautes terres du bombement central, trop fraîches au-dessus de 400 m. d'altitude, outre qu'ici les pluies trop fréquentes, le haut degré d'hygrométrie favorisent la végétation foliacée aux dépens de la richesse en sucre.

La répartition des sucreries (fig. 2), anciennes et actuelles, s'accorde à celle de la plante. Sans doute, dès le xvnie siècle, la canne s'était risquée sur les hautes terres centrales de Moka et de Plaines Wilhems, mais elle y était surtout cultivée pour la fabrication de l'arak (tafia) ou comme fourrage. Après les conquêtes du xixe siècle et du xxe, c'est toujours au-dessous de 200 m. que se trouvent au moins les deux tiers de la superficie réservée à la canne3. Elle s'étale souvent jusqu'à quelques mètres seulement de la mer, soit qu'elle pousse jusqu'aux plages de sable blanc, soit que, comme sur la côte Sud, elle atteigne la crête des petites falaises basaltiques. La genèse des sols à canne a été l'objet d'études persévérantes4. Ils sont assez variés,

1. En 1951, le sucre de Maurice représentait 21,4 p. 100 de tout le sucre (canne et betterave) produit par l'ensemble du Pioyaume-Uni et de ses dépendances (Dominions non compris/.

2. P. Cacbet, La canne à sucre à Vile Maurice {Annales de Géographie, XLII, 1933, p. 516- 528).

3. Elle est rare au-dessus de 350 m., et on l'a même vue refluer au xxe siècle du district de Plaines Wilhems.

4. P. Malais. Dontiéss essentielles ь-и.г 'es sols de Vile Maurice [Revue agricole de Vile Maurice, XXV, n» 5, bepl.-oct. i'J46, p. 192-1'Jii, carte h. texte).

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262 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

bien que tous volcaniques, suivant l'âge de l'émission, la nature de la lave, l'ancienneté du déboisement, les conditions topographiques et climatiques. Les meilleurs dérivent des basaltes récents : leur vésiculation très poussée permet une infiltration rapide de l'eau et ralentit ainsi l'appauvrissement par décomposition chimique. La proportion de sesquioxyde de fer est de 20 à 25 p. 100 en général ; la couleur varie du brun au rouge. L'épaisseur des sols est très inégale, autour d'une moyenne de 20 à 25 cm. Les terres cultivables sont presque toujours truffées de blocs plus ou moins volumineux, parfois énormes, de basalte : leur décomposition lente contribue sans doute à entretenir la fertilité, favorise le drainage, mais elle exige un travail d'épier- rage pénible et très coûteux, autrefois accompli presque entièrement à la main. Très caractéristiques des paysages agricoles de Maurice sont les tas ou les murailles de pierres rouges, bleuâtres sur les cassures fraîches, qui couvrent souvent une grande partie de la superficie des champs.

Là plupart des sols à canne de Maurice sont déjà transformés par un usage ancien de la fumure. L'importation du guano du Pérou commença dès 1843 et il fut adopté sur la plupart des plantations. Quand l'apport américain eut cessé, après 1889, on en reçut encore un peu d'Afrique du Sud, d'Australie, de petites îles plus ou moins voisines, comme les Seychelles, Saint-Brandon, Juan de Nova. A partir de 1840, on fit venir du nitrate de potasse de l'Inde. On utilise tout l'engrais organique que peut fournir un élevage modeste. Depuis le début du siècle, tous les résidus de l'usine, en particulier la bagasse, qui servait auparavant de combustible, sont restitués au champ. L'île importe chaque année 25 000 à 30 000 t. d'engrais chimiques azotés. Depuis 1941, des essais de rejuvenation des sols épuisés, par incorporation de basalte broyé, sont conduits rationnellement. Il est sans doute peu de terres à canne, s'il y en a, où la fertilisation ait été étudiée aussi méthodiquement qu'à Maurice. Depuis 1948, on utilise le procédé du diagnostic foliaire par colorimétrie photoélectrique, mis au point par le Mauricien Pierre Halais, pour un dosage des engrais très précis et s'adaptant à la grande variété des cas. -

Cette culture scientifique s'appuie sur une organisation remarquable de l'administration et de la technique agricoles. C'est au Réduit, entre Port- Louis et Curepipe, qu'a été fondée en 1893 la Station Agronomique particulièrement illustrée par l'action de son directeur Ph. Bonâme ; là aussi que le Collège d'Agriculture, créé en 1923, forme les spécialistes, agronomes, ingénieurs, chimistes, travaillant dans l'île, très appréciés aussi à l'étranger.

L'augmentation des rendements doit beaucoup à la sélection des variétés. On sait que cette opération est plus difficile que pour la betterave. Au cours de sa reproduction, la canne subit des variations considérables et très rapides. Les essais de fixation des caractères désirés — précocité, richesse en sucre, résistance aux grande vents, etc. — sont fréquemment décevants. Jusqu'en 1789, l'espèce la plus courante à Maurice fut la canne de Tahiti (Otahiti), dite encore canne blanche de Maurice. De nouvelles variétés furent importées de Batavia entre 1845 et 1850. Elles s'épuisèrent vite et, de 1863 à 1891,

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durent être sans cesse relayées par d'autres, de provenances très diverses : Java, Queensland, Nouvelle-Calédonie, etc. La station du Réduit se mit aussi à pratiquer la sélection au départ de graines. Vers 1820, l'une des meilleures productrices fut une canne de Barbade. Puis se répandirent les variétés de Java, issues des séries de Pasourouan, comme la fameuse P. O. J. 2878. C'est une variété dérivée de cette dernière qui couvre encore aujourd'hui près de 90 p. 100 de la superficie plantée : de croissance rapide, résistante aux cyclones et à la sécheresse, elle ne donne son plein rendement qu'à la deuxième coupe.

Les modes de culture se sont beaucoup perfectionnés depuis le début du xixe siècle, tous les champs étant alors travaillés à la pioche ou, quand le sol était trop rocheux, à la gratte, cette petite lame au manche très court, encore employée aujourd'hui dans les « hauts » de la Réunion. Plus de la moitié des terres ont été épierrées à la main. Des essais de labour à la charrue avaient été faits dès 1817 ; mais cet instrument ne se répandit guère qu'à partir de 1910 : 7 850 ha. étaient ainsi labourés en 1914. Des charrues à disques, traînées par des bœufs, furent introduites aussi pour les binages et les sarclages ; d'autres pour la plantation et l'enfouissement. Après la première guerre mondiale, les difficultés de main-d'œuvre ont hâté la mécanisation. Le nombre des travailleurs agricoles était passé de 98 042 en 1881 à 72 029 en 1931 (soit de 31,6 p. 100 à 18,3 p. 100 de la population totale). Le premier tracteur était introduit en 1920, on en compte 238 en 1952. Dans tous les grands domaines, les labours et les billonnages se font aujourd'hui au tracteur ; celui-ci, remorquant une houe, est encore utilisé, au début de la pousse, pour l'entretien des interlignes. L'épierrage, depuis 1940, a été très souvent confié à de puissants bulldozers : un conducteur expérimenté arrive à déterrer des blocs de plusieurs tonnes, sans recours à l'explosif. Le rooter, sorte de sous-soleuse, est utilisé pour l'extirpation des souches et des roches de moindres dimensions. Des sociétés font ces gros travaux à façon. On a pu ainsi livrer à la canne des terrains réputés incultivables. On estimait en 1952 que le dérochage mécanique pouvait encore gagner de 7 000 à 10 000 ha., soit 35 000 à 50 000 t. de sucre, avec les rendements actuels.

Les travaux de la canne se succèdent d'un bout à l'autre de l'année. La date de la plantation varie beaucoup suivant la région, les irrégularités climatiques, la sorte cultivée. L'irrigation ne profite qu'à un modeste pourcentage des champs (surtout dans le Sud-Ouest). Elle serait pourtant précieuse, étant donné la variabilité des pluies quant à leur abondance totale et à leur répartition au cours de l'année. Quelques domaines sucriers disposent de barrages- réservoirs qui alimentent aussi les chaudières de l'usine ; mais les principaux, établis sur les hautes terres centrales (Mare des Vacoas), sont surtout destinés au ravitaillement des agglomérations en eau potable. Les nappes souterraines, au-dessous des laves perméables, sont d'un accès difficile et d'un rendement incertain. Les plantations de canne ont lieu d'avril à décembre ; la coupe commence vers la mi-juillet et elle est terminée généralement avant la Noël : elle se fait encore à la main. Les assolements et les cultures interca-

264 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

laires, dont Desbassyns avait été l'initiateur à la Réunion au début du xixe siècle, ont été peu à peu abandonnés grâce à la fumure. Les légumineuses qu'on sème encore çà et là sont enfouies comme engrais vert. En 1838, il arrivait que, sur les meilleurs sols, la canne durât jusqu'à vingt ou vingt- cinq ans sans replantation. Aujourd'hui il est rare qu'on dépasse huit ou neuf ans, c'est-à-dire cinq ou six repousses après la première récolte, celle des « cannes vierges » : les première et deuxième repousses sont ordinairement les plus productives.

Ces améliorations, tout en profitant à l'île entière, intéressent surtout les grands et moyens domaines. Elles ont été incomplètes et beaucoup plus lentes chez les petits exploitants, presque tous indiens. C'est ainsi que les progrès du morcellement foncier, rapides surtout depuis le début du siècle, ont limité l'augmentation du rendement moyen au champ. Ce dernier croissait à peine au cours de la période 1915-1933. Pour la campagne 1951-1952, il atteignait 60 t. de cannes à l'hectare, mais 75 sur les propriétés d'usine, guère plus de 40 chez les petits exploitants.

En 1952, la propriété des terres à canne se partageait ainsi :

SUPERFICIE DE LA PROPRIÉTÉ De 0 à 5 arpents (2 ha. 11) De 5 à 1Q arpents (2 ha. 11 à 4 ha. 22) De 10 à 100 arpents (4 ha. 22 à 42 ha. 20) . Plus de 42 ha. 20

Dans la dernière catégorie, la plupart des propriétés sont des domaines d'usines : certaines dépassent 2 000 ha.

En effet, contrairement à la culture, l'industrie du sucre n'a pas cessé de se concentrer. Le frangorina, rudimentaire moulin à broyer la canne, mû à bras, venu sans doute de Madagascar, persista jusqu'en 1810. Mais, au milieu du xvnie siècle, il y avait déjà de nombreux moulins à bœufs, à vent, à eau, à trois cylindres de bois verticaux. Entre 1836 et 1845, l'usage de la vapeur comme force motrice se répand rapidement ; on commence à utiliser le moulin à cylindres en fer horizontaux. Cependant les progrès de la fabrication sont lents : l'évaporation et la concentration des jus se font encore dans des batteries de trois à cinq chaudrons sur feu nu ; elles ne disparaîtront complètement qu'au début du xxe siècle. A partir de 1906, le perfectionnement s'accélère. On comptait 303 moulins en 1863, à production moyenne de 450 t. de sucre : le nombre s'est réduit à 100 en 1898 (1 780 t.), à 42 en 1933 (6 230 t.), à 27 en 1952 (17 330 t.). Ce n'est plus le moulin, mais l'usine : parfois encore assez vieux bâtiment à haute cheminée et murs gris,* mais à l'intérieur très propre, très ordonné. L'outillage puissant, très coûteux, est partiellement remplacé ou rénové chaque année, les machines provenant de Grande-Bretagne (Glasgow), plus souvent du Nord de la France (Cail de Denain, Fives-Lille). La canne est soumise au triple broyage. Le contrôle chimique des jus a permis la production d'un sucre de plus en plus pur, deux usines poussant même jusqu'à la cristallisation dernière pour la consomma-

NOMBRE DE

PROPRIÉTAIRES 14 339

1 155 789 130

p. 100 DU

NOMBRE «7,4 7,0 4,8 0,8

p. 100 DE LA SUPERFICIE

CULTIVÉE 14 5

11 70

Annales de G-kocbaphie. № 338. Tome LXIII. Pl. X.

A. ■ ■- LES MAMELLES (VOLCANIQUE « ANCIEN ») ET CHAMP DE CANNES, A MAURICE.

B. CASCADE DE CIIAMAREI. (MASSIF DE I.A RIVIÈRE NOIRE), A MAURICE.

(liehé.x (Jh. líolieqvain

Annai.ks i>i: GkociRaphie. № 338. Томе LXIII. Pl. XI.

A. SUCRERIE DE MON DESERT - ALMA, A MAURICE (AOÛT 1953). Dis gniirhf ;'i ilroilc. : « Iramwiiv » chargé do. cannes, derrick de déchargement, lapis roulant:

B. MAISONS INDIENNES, A MAURICE.

ClieMx Ch. Robequain.

ÉCONOMIE ET PEUPLEMENT DE MAURICE 265

tion locale. Depuis la conquête française de Madagascar et la fermeture de cette île aux tafias mauriciens, l'alcool de canne est surtout utilisé sur place comme carburant : d*1 ;• otites quantités vont en Angleterre pour la fabrication du gin.

Les usines traiteni г и seulement les cannes de leur domaine, mais aussi celles des moyens u Hoi.t^ planteurs, livrées soit directement, soit par intermédiaires. La concentration industrielle s'est accompagnée de l'amélioration des transports. A partir de 1820-1830, les bêtes de somme s'étaient peu a peu substituées aux esclaves pour le portage et l'attelage : zébus de Madagascar surtout, tandis que les mulets et mules de Mascate, d'Argentine, du Poitou étaient souvent préférés aux manèges des sucreries. La traction sur rail débute en 1858, avec l'installation du premier chemin de fer à voie étroite, appelé ici tramway, dans la propriété Riche-en-Eau, près de Grand-Port. Les tramways sf multiplient dans les grands domaines.

D'autre part, des lignes d'mh général sont construites de 1862 à 1904, reliant les différentes régions de lik-, (fig. 1). Maurice dispose en outre d'excellentes routes, souvent asphaltées : elles permettent l'acheminement d'une partie de la récolte par camions à remorques1. Les bœufs ne sont plus utilisés qu'exceptionnellement, pour l'enlèvement de la canne sur des terrains trop accidentés. La délimitation des zones d'approvisionnement de chaque usine est fixée en dernier ressort par un Bureau Central. Ainsi la durée de la campagne est le plus possible abrégée, la richesse vu sucre de la canne de mieux en mieux exploitée. L'installation de derricks fait la pesée et le déchargement très rapides à l'usine (pi. XI, A), où l'on s'efforce encore de réduire les taux de saccharose perdue dans la bagasse, les écumes, la mélasse. En 1948, le sucre extrait représentait en moyenne 12,42 p. 100 du poids des cannes, l'usine Mon Loisir atteignant 13,93 p. 100. C'était une très bonne année. En 1953, par suite de l'abondance et de la prolongation des pluies jusqu'en novembre, on n'atteignait guère plus de 10 p. 100.

La prépondérance de la canne dans l'économie de l'île est encore plus marquée qu'à la Réunion. Les produits de la canne comptaient en 1952 pour 99,6 p. 100, en valeur, dans les exportations totales. Par contre, Maurice doit importer la quasi-totalité de ce qu'elle consomme2. On saisit évidemment les dangers de cette monoculture. Cependant, depuis son annexion à la Grande-Bretagne, l'île n'a jamais été vraiment bloquée ; et, si cela devient nécessaire, il est relativement facile de remplacer la canne par des cultures vivrières. Au xvnie siècle déjà, Bourbon ravitaillait assez régulièrement l'île de France, destinée surtout au rôle de citadelle dans la guerre de course et de grand entrepôt pour le commerce d'Inde en Inde. La culture des plantes vivrières se développa sous le gouvernement de Decaen (1803-1810), au cours

1. Les véhicules automobiles enlevaient, en 1951, 21,6 p. 100 de la récolte, les tramways des grands domaines 45 p. 100, les chemins de fer publics 30,4 p. 100. he poids des cannes transportées dépassait 4 millions de tonnes.

2. Produits manufacturés de la Grande-Bretagne surtout, riz de la Birmanie, légumineuses (pois et lentilles, dhollj et beurre (ghee) de l'Inde, farines d'Australie, bœufs de Madagascar.

266 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

du blocus anglais. Ce n'est que vers 1825 que la superficie plantée en canne l'emporte sur celle des « grains » : blé, maïs, pois et haricots variés ; ceux-ci reculeront encore avec l'abandon des assolements.

On n'a pas manqué de préconiser aussi l'association d'autres cultures commerciales à celle de la canne. Comme Bourbon, mais""moins qu'elle, l'île de France fait du café au xvine siècle, et aussi du coton, de l'indigo. On fondait alors de grands espoirs sur les épices — muscadiers, girofliers — dont Poivre ramena des plants (1770) de ses voyages dans l'Asie du Sud-Est. En 1862, un observateur1 s'émerveille encore de la variété des cultures dans le district de Flacq, l'un des plus anciennement exploités : il y signale des épices, du café, toutes sortes de fruits, du manioc ; mais le sucre, envoyé par bateaux à Port-Louis, est déjà maître de la plus grande partie du sol.

La culture du théier avait timidement débuté en 1817. Des hybrides d'Assam ayant été introduits vers 1917, elle s'est développée depuis 1940 : elle occupe environ 1 millier d'ha. Comme traits originaux, on doit y signaler l'absence d'arbres d'ombrage et le large intervalle entre les rangées d'arbustes, s'expliquant par le fait qu'ils ont été plantés d'abord entre les alignements de canne. L'usine des principales plantations, parallélipipède de ciment et de verre, rappelle tout à fait celle de Ceylan ou du Sud-Annam. Mais la consommation de l'île se trouve maintenant largement couverte ; la production atteignait environ 400 t. en 1952 ; de petites quantités ont été exportées sur la Grande-Bretagne et la France.

Maurice se suffit presque en tabac, cultivé surtout dans le Nord et le Nord-Est de l'île : préparé dans les entrepôts gouvernementaux, il est principalement employé à la confection de cigarettes dans des fabriques bien équipées. A environ 3 000 ha. de peuplements naturels d'aloès — en réalité un agave, le Fourcreaa — se sont ajoutés 200 ha. de plantations : les fibres en sont utilisées à la production de cordes, de filets, surtout de sacs pour l'emballage du sucre, couvrant presque le cinquième des besoins. Une huilerie traite un petit tonnage d'arachides locales, ainsi que le coprah provenant surtout d'îlots britanniques plus ou moins proches, comme Agalega et les Chagos2.

De gros efforts sont faits pour le développement de l'élevage. On allait autrefois préparer des salaisons de bœuf sur les côtes de Madagascar, les échangeant contre du tafia et des armes. Des bovins de races indiennes ont été importés, d'abord directement, puis après sélection aux États-Unis. On compte environ 40 000 bovins : surtout vaches laitières appartenant à des Indiens, ainsi que la plupart des 53 000 chèvres. Ces animaux donnent dans

1. F. P. Flemyng, Mauritius, 1860, p. 145. 2. En 1952, la superficie couverte par les cannes récoltées représente 95 p. 100 de la superf

icie cultivée, celle-ci s'étendant sur 44,4 p. 100 de la superficie totale. La superficie des plantes vivrières est difficile à mesurer exactement, car le petit exploitant en cultive dans les interlignes des cannes ; d'autre part, quand l'eau est suffisante, on peut faire plusieurs récoltes par an : on estime que ces plantes couvrent 3 783 ha., dont la moitié environ pour le maïs ; puis, viennent l'arachide, la pomme de terre, le manioc, la patate douce. Le riz n'occupe que 40 ha. On s'efforce de multiplier les fermes à élevage et cultures vivrières.

ÉCONOMIE ET PEUPLEMENT DE MAURICE 267

l'année environ 200 000 ni. de lait, 35 t. de beurre, 4 000 1. de crème, ce qui n'est pas si mal pour une petite île tropicale. L'élevage bovin de certaines propriétés sucrières n'est guère destiné qu'à la production de fumier. On n'abat volontiers que les animaux de faible rapport. Dans l'ensemble, la viande fraîche consommée reste de qualité médiocre : 20 p. 100 est importé de Madagascar surtout, par Tamatave ou Vohémar, et aussi de Rodriguez.

La pêche est bien plus productive qu'à la Réunion, grâce à la nature plus accueillante des côtes. On compte environ 1 800 pêcheurs, la grande majorité travaillant dans les eaux peu profondes du Nord-Est et du Sud- Ouest. Certains exploitent les bancs de petites îles, comme Saint-Brandon, pour la préparation de poisson salé. On évalue la production totale à 2 000 t. : elle devrait être triplée pour répondre aux possibilités de consommation, qui augmentent rapidement.

III. — La population : pullulement indien

Comme sur tant d'autres terres, et surtout d'îles tropicales, les conquêtes de la canne n'ont été permises que par une immigration massive de main- d'œuvre, tendant à submerger aujourd'hui la population originelle qui est ici, comme à Bourbon, européenne.

Il est possible que l'île Maurice ait été reconnue par des navigateurs arabes ou malais avant l'arrivée de Vasco de Gama dans l'océan Indien. Mais elle resta vraisemblablement déserte jusqu'à son occupation, en 1638, par les Hollandais qui, l'ayant annexée officiellement en 1598, l'abandonnent en 1710. Ils y avaient introduit des cultures, en particulier celle de la canne ; de leur établissement restent aussi quelques traces dans la toponymie (Plaines Wilhems, Flacq sans doute). L'Ile attire l'attention du Ministère de Versailles, à la recherche d'un bon port : les premiers colons français, « habitants » de Bourbon, y débarquent avec quelques esclaves en 1721. Le peuplement est lent. En 1725, on ne compte que 213 âmes, avec les soldats ; en 1735, l'année d'arrivée de La Bourdonnais, 838, dont 190 Européens et 648 esclaves. Des aventuriers, des forbans d'origines diverses s'installent dans l'île ; mais les plus nombreux à s'y fixer sont des Français, employés de la Compagnie des Indes, officiers, souvent cadets de famille ; leur nombre s'augmente, après 1789, des émigrés de la Révolution. Ce sont eux qui possèdent la plus grande partie des terres cultivables au début du xixe siècle; lorsque l'île passe sous là domination britannique. Ils sont originaires de toutes les provinces françaises, mais surtout de Provence, Bretagne, Guyenne. La plupart des voyageurs notent le bon accueil de cette société créole, le charme des lents déplacements à travers l'île, en palanquin ou à cheval, d'une « habitation » à l'autre. Darwin1, ,y arrivant d'Océanie sur le Beagle en 1836 après cinq années de voyage, y salue un avant-poste de la culture occidentale, et

-t 1. Ch. Darwin, Journal of Researches... during the voyage of H. M. S. « Beagle » round the

World, Londres, 1860, p. 474. Le célèbre naturaliste, en excursion à la Rivière Noire, fait une partie du trajet à dos du seul éléphant de l'île.

268 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

remarque .malicieusement que Port-Louis est sans doute moins anglicisé que Calais ou Boulogne. La toponymie reste aujourd'hui presque entièrement française. De Ranville1 souligne que, des 108 propriétés sucrières de 1908, 11 seulement ont un nom choisi par des Britanniques (par exemple : Surinam, Savannah).

Cependant les esclaves devaient s'y multiplier en même temps que s'étendaient les terres cultivées, et malgré le vœu de Raynal appelant une petite colonisation blanche de « jeunes hommes sains et vigoureux, de jeunes filles laborieuses et sages »2. Les plus nombreux, originaires de la côte orientale d'Afrique, étaient appelés indifféremment « Mozambiques » ; la plupart des autres provenaient de Madagascar : Merina, Betsileo, Sakalaves, etc., et étaient appréciés comme gardeurs de bœufs3. Entre Blancs et Noirs esclaves s'était constituée, comme à Bourbon, dès le xvme siècle, une catégorie de Noirs libres, en réalité presque tous mulâtres et fruits d'unions pour la plupart illégitimes. Des statistiques, dont la précision ne signifie pas l'exactitude, nous renseignent cependant sur la proportion de ces différentes classes : en 1797, sur un total de 59 020 hab., 6 237 seulement sont des Européens, 3 703 des Noirs libres, 49 080 des esclaves. En 1830, les chiffres sont respectivement de 8 135 pour les Européens, 18 019 pour les libres, 64 919 pour les esclaves, sur un ensemble de 91 826 âmes. Il faut noter l'extension précoce du terme de « créole », désignant originellement les Blancs nés en terre coloniale, mais restant de sang pur, aux métis, voire aux purs Africains ou Malgaches.

Le mélange racial ne devait pas s'arrêter là. Le fait essentiel, depuis un siècle environ, est la prolifération des Indiens. A l'époque de la Compagnie, les rapports étaient fréquents entre Maurice et les côtes méridionales de Г Inde, et particulièrement étroits avec Pondichéry. Des Indiens sont employés comme maçons et artisans divers, souvent comme domestiques. Le goût de la cuisine indienne se répand parmi les Blancs. Le style même de leurs demeures avec le fronton à colonnes précédant la varangue, trahit l'influence de l'architecture coloniale de nos comptoirs du Malabar et du Coromandel. En 1817, Billard4 note l'existence à Port-Louis, à côté d'un camp de « Noirs libres », d'un camp chinois et d'un camp malabar. Parmi les Indiens, les uns sont libres, d'autres esclaves. Darwin5, en 1836, signale la présence dans la même ville d'environ 800 Indiens déportés comme criminels ou seulement pour avoir contrevenu aux lois britanniques : il remarque la noblesse de leurs traits et de leur maintien, leur propreté, le contraste qu'ils offrent avec les forçats de la Nouvelle-Galles-du-Sud.

1. H. de Ranville, L'Ile de France, 1908, p. 112. 2. G. T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements el du commerce des

Européens dans les deux Indes, Genève, 1781, i. II, p. 497. 3. M. D'Unienville, Statistique de l'île Maurice, Paris, 1836, t. I, p. 270 et suiv. — ■

J. de Saint-Chamant, LU' M'u-inc- et Г immigration indienne [Revue des Deux Mondes, 15 mai 1953, p. 276-288).

4. A. Billard, Voyage aux. cùonirs orientales, Paris, 1822, p. 43. 5. Ouvr. uté, p. 475.

ÉCONOMIE ET PEUPLEMENT DE MAURICE 269

Cependant, l'émancipation officielle des esclaves dans les territoires britanniques avait été proclamée en février 1835. Le désarroi se propageait dans les plantations, où la main-d'œuvre se raréfiait et devenait plus exigeante depuis 1820. Les premiers essais de recrutement « contractuel » {indentured) dans l'Inde eurent lieu en 18341. Les colons s'adressèrent d'abord à des maisons de Calcutta qui se procuraient des coolies par l'intermédiaire d'agents indiens, les dajfadars. Presque tous étaient engagés pour cinq ans, à raison de 5 roupies par mois, plus la nourriture, évaluée à la même somme environ. Ils auraient dû recevoir en avance les six premiers mois de gages. En fait, l'embaucheur les gardait sous divers prétextes. C'était une véritable vente, déguisée sous le nom de «transfert de contrats indiens». Les aboli- tionnistes anglais obtinrent en 1839 l'interdiction de l'émigration indienne. Devant la pénurie croissante de main-d'œuvre, les planteurs créent une Mauritius free labor Association dont les agents devaient embaucher eux- mêmes les emigrants dans l'Inde. Un Ordre de la Reine en Conseil, en 1844, autorise de nouveau l'émigration. Le système adopté donne certaines garanties aux coolies. Les abus et les spéculations ne cessent pas pour autant. Mais un Protecteur des Indiens à Maurice est chargé du contrôle et se concerte avec le gouvernement de l'Inde. Le recrutement ne se fait plus seulement à Calcutta, mais est souvent étendu aux ports de Madras et de Bombay. L'émigration devient moins inhumaine par l'allocation officielle des fonds nécessaires à l'engagement et au transport. Des coolies résument l'Inde avec leurs économies ; mais il en est qui reviennent et souscrivent un nouveau contrat, comparant le niveau de vie procuré par la plantation à la misère du village natal.

Pour la période 1834-1936, on évalue à 435 036 le nombre des Indiens entrés à Maurice, à 169 692 celui des Indiens sortis. En réalité, l'immigration a cessé en 1907. Une petite reprise eut lieu en 1923-1924, mais tous ces nouveaux venus furent rapatriés en 1925. Certains Indiens sont passés de Maurice aux Fidji.

Les statistiques de la population traduisent éloquemment cet afflux, bien qu'elles laissent sans réponse précise beaucoup d'interrogations. Elles distinguent depuis 1946 la population indienne de la population « générale ». Ce dernier groupe est extrêmement mêlé, puisqu'il comprend une petite minorité de purs Blancs — au plus, 9 000 en 1952 2 — , environ le double de Chinois (parfois classés à part) et les innombrables catégories de métis chez lesquels se sont mélangés, en proportions variables, les sangs blanc, africain, malgache, chinois, indien, etc. (appelés parfois «. créoles de couleur »).

C'est un peu après le milieu du siècle dernier que le groupe indien devient numériquement prépondérant. Il représente 43,1 p. 100 de la population

1. C. A. de Challaye, Mémoire sur Vémigration des Indiens et sur le travail libre dans les colonies de Maurice et de Bourbon (Annales Maritimes et Coloniales, août 1844, 54 p.). — Sur l'émigration indienne en général, E. Dennery, Foules d'Asie, Paris, 1930, p. 183-227.

2. En très grande majorité d'ascendance française. Les Britanniques — Anglais de la métropole, dont beaucoup en résidence temporaire comme fonctionnaires, techniciens divers, etc. — ne sont que 0,3 p. 100 de la population totale.

270 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

totale en 1851, 62,1 p. 100 en 1861, 69,9 p. 100 en 1911. Sa part relative diminue depuis, n'est plus que de 67,2 p. 100 en 1935, de 67 p. 100 en 1952. Il est difficile d'apporter une opinion autorisée sur la valeur de ces chiffres, difficile aussi de discriminer les facteurs de l'accroissement indien. Il est pourtant sûr que l'excédent d'immigration joue le rôle capital jusque vers la fin du siècle dernier. Le taux de la natalité indienne dut être très réduit pendant longtemps, en raison de la faible proportion des femmes parmi les immigrants. Dans les premiers envois de coolies, il n'y eut guère que 2 p. 100 de femmes. A partir de 1840, les règlements exigèrent 12 p. 100. Sans doute y eut-il des unions, illégitimes ou non, avec des femmes d'autres races : mais les métis qui en provenaient ne passaient-ils pas alors dans la population « générale »? Dans le déclin relatif du groupe indien depuis 1914 environ, quelle part faut-il attribuera l'excédent des retours dans l'Inde, quelle part à l'excédent de mortalité par rapport aux autres groupes?

A partir du milieu du siècle dernier, l'île fut affectée par des épidémies meurtrières. Le choléra fit, en 1854, 17 000 morts en six semaines, 300 par jour à Port-Louis. Le paludisme sévit gravement en 1866-1867 *. C'est alors que beaucoup de familles blanches quittent les régions littorales, n'y gardant plus que des « campements » près des plages, pour venir résider dans l'intérieur plus frais. D'autre part s'éloignait-on ainsi de la population de couleur. Le site de Curepipe, naguère simple relais sur la route du Sud, vit se développer, parmi les ondulations basaltiques peu à peu reboisées, la deuxième agglomération de l'île, qui dispute à Port-Louis les fonctions de capitale2. Les Britanniques se concentrent plutôt à Vacoas, au Nord-Ouest de Cure- pipe. Les villas des Blancs se multiplient aussi, plus près de Port-Louis, dans la région de Moka et du Réduit où se trouve la résidence du Gouverneur britannique. Port-Louis comptait, en 1950, 62 000 âmes ; Curepipe, 30 500. Avec les agglomérations situées entre les deux capitales, c'est une masse d'au moins 150 000 hab. qui se trouve dans cette région, la plus urbanisée, la plus vivante de l'île.

En effet, les créoles et les Indiens ont suivi les Blancs, car la canne à sucre elle-même est montée. La population indienne l'emporte aujourd'hui dans tous les districts, sauf celui de Port-Louis où dominent les créoles : à la campagne ces derniers, en effet, préfèrent souvent la ville où ils sont artisans, exercent de petits métiers, occupent la plupart des emplois domestiques. En 1952, les Indiens dépassent de peu 50 p. 100 dans les districts de Plaines Wilhems et de la Rivière Noire, justement ceux où la canne tient le moins de place.

Le déclin relatif des Indiens paraît arrêté aujourd'hui. Comme toute la population, ils ont profité des progrès de l'hygiène et de l'assistance médicale : surtout de la lutte antimalarienne vigoureusement menée depuis 1942, renforcée récemment par l'emploi massif d'insecticides contre les anophèles (en 1952, 188 décès seulement dans l'ensemble de l'île étaient attribués au

1. F. P. Flemyng, ouvr. cité, p. 200. 2. A. Toussaint, Port-Louis, deux siècles d'histoire (1735-1935), Port-Louis, 1936.

ÉCONOMIE ET PEUPLEMENT DE MAURICE 271

paludisme). Le pourcentage de mort-nés, de morts avant trois mois d'âge, de femmes décédées à la suite de couches reste assez considérable chez les Indiens. Cependant l'excédent de natalité, comme le taux de nuptialité, était assez marqué en 1952 pour que le taux d'accroissement par rapport à la période 1934-1938 fût le double de celui de la population « générale ».

Les Indiens n'ont pas seulement crû en nombre. Ils ont amélioré leur condition sociale. Depuis 1880, les engagements ont été de plus en plus rares. L'extension des superficies cultivées, le ralentissement, puis l'arrêt de l'immigration ont accru les exigences du travailleur. Il n'est pas jusqu'à la hausse du sucre, suivie par celle des salaires, qui, permettant de subsister à moindre peine, n'ait »f ait se relâcher son zèle. Les grèves sont devenues assez fréquentes. Elles sont particulièrement graves dans la période de récolte, qui doit être le plus possible raccourcie pour profiter au maximum de la richesse en sucre de la canne et de l'équipement coûteux de l'usine. Actuellement encore elle commence souvent trop tôt, et l'on doit broyer des cannes qui ne sont pas assez mûres. Cependant, malgré les camions qui vont chercher un complément de travailleurs jusque dans les centres urbains, on manque souvent de bras. Pour retenir leur main-d'œuvre, d'ailleurs encouragés par l'administration, des propriétaires jugèrent expédient de morceler une partie de leurs terres entre des métayers, avec promesse de vente quand le tenancier se serait libéré des avances qui lui étaient faites. Le paysan indien, travailleur tenace, habitué à une vie plus que frugale, s'efforce de hâter le jour où il sera maître du lopin désiré : il emprunte au besoin à un compatriote ou à un Chinois qui trouve dans le prêt usuraire une fructueuse ressource.

Les progrès du morcellement des propriétés sucrières ont été rapides après 1880 et jusque vers 1918. Ils se sont ralentis depuis. Le pourcentage des terres à canne cultivées par les Indiens, métayers et propriétaires,, était estimé à 33 p. 100 en 1909-1913, 45 p. 100 en 1918-1923, 36 p. 100 en 1936 *. Il semble avoir peu varié depuis : de cette part les propriétaires détiendraient environ 80 p. 100. D'après une autre source, en 1952, les grands domaines ou estates (domaines à usine) exploitaient en culture directe 36 941 ha., et 4 186 par métayers (tenants, à peu près les équivalents des « colons par- tiaires » de la Réunion) : en dehors des domaines à usine, les planteurs propriétaires détenaient 33 429 ha2.

Ce sont les Indiens qui forment la très grande majorité des petits planteurs exploitant un lopin de cannes de moins de 1 ha. souvent. Ils font en outre quelques cultures vivrières, quelques légumes près de leur case, élèvent une ou deux chèvres, souvent une vache qui cherche sa nourriture au bord des champs, le long des chemins ou dans la zone des pas géométriques et profite des sommités des cannes pendant les mois de récolte. Ils complètent leur subsistance en se louant comme journaliers sur les terres des moyens et gros propriétaires, dont ils ne sauraient pourtant transférer

1. Northcoombes, ouvr. cité, p. 37. 2. Chambre d'Agriculture de l'île Maurice, Rapport 1952-1953, p. xxxiv et xxxvn.

272 ANNALES DE GÉOGRAPHIE

sur leur champ minuscule les pratiques de culture1. Ils n'apportent pas les mêmes soins à la sélection, laissent de plus grands intervalles entre les replantations, ne peuvent donner que peu d'engrais, car ils ne disposent pas des résidus de l'usine : bagasse, mélasses, écumes, cendres. Dans cette usine, les Indiens constituent aussi le gros de la main-d'œuvre : la plupart simples manœuvres qu'on voit, malgré leur apparence frêle, manier des sacs de 100 kg., tandis que les créoles de couleur sont souvent préférés pour la conduite des machines et les opérations délicates de la cuite.

En même temps que la condition sociale, s'est transformé l'habitat des Indiens. Dans les propriétés sucrières, ils occupaient autrefois des «camps», longs hangars de feuilles de canne, divisés en compartiments. Ces « villes noires » pouvaient grouper plusieurs milliers d'âmes : l'une en comptait encore près de 3 000 vers 1910. Le camp tend à disparaître, à se dissocier en petits éléments ; les groupes de maisons individuelles se multiplient sur les lisières des grands domaines, derrière les haies de bambou nain qui longent les routes de l'île (pi. XI, B)2. Le village indien est souvent signalé par un banyan (ficus) dont d'innombrables racines aériennes (l'arbre est appelé ici « multipliant ») supporte la frondaison puissante. Des divinités peintes grimacent sur un socle isolé ou sur les murs d'un petit temple. Les Indiens de Maurice, pour la plupart originaires des pays tamoul ou telougou et du Bengale, sont en grande majorité hindouistes (il y aurait environ 70 000 Musulmans3), mais d'un hindouisme qui peut se concilier plus ou moins avec les pratiques du catholicisme. Lors des cérémonies qui marquent les grandes dates de la vie familiale, des bambous à oriflammes blancs ou rouges sont érigés devant les cases. Des cordes sont tendues, auxquelles on suspend des charmes4.

De la masse indienne, essentiellement rurale, se détachent un nombre de plus en plus grand d'individus, qui grimpent à l'échelle sociale. C'est souvent le commerce qui est à l'origine de cette ascension. Un Indien économe — ils le sont presque tous — et entreprenant commence un jour à colporter une pacotille légère, puis monte une boutique en planches dans son village ou sur une route fréquentée. Il arrive que son magot s'arrondisse plus vite par l'usure. Il y a des Indiens riches, parfois très riches, à Maurice. Ils possèdent presque tous les grands « cars » aux couleurs brillantes, baptisés Chambord, Versailles, Capetown, etc., très nombreux et commodes, qui

1. Il faut cependant signaler le progrès des sociétés coopératives de crédit parmi les petits planteurs. Elles groupaient, en 1952, 5 524 membres, livrant un tonnage de 360 542 t. de cannes, donnant 26 474 t. de sucre. Le rendement s'améliore chez ces sociétaires, qui reçoivent une part, proportionnelle à leurs apports, de mélasse et d'écumes pour la fumure.

2. Les domaines à usines logent encore sur leurs terres environ 34 000 employés, y compris les femmes et les enfants. Plusieurs ont commencé la construction de maisons familiales indépendantes.

3. Beaucoup d'Indiens musulmans résident dans le district de Port-Louis. 4. Voici le pourcentage estimé des principales religions en 1952 : 32,94 p. 100 de chrétiens,

en très grande majorité catholiques, 48,22 p. 100 d'hindouistes, 15,36 p. 100 de musulmans (pour l'ensemble de la population de l'île). Les Indiens chrétiens ne sont que 4 p. 100 de la population totale.

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assurent les communications rapides à travers l'île et aggravent le déficit des voies ferrées. Ils sont propriétaires d'immeubles dans les villes, de cinémas où l'on donne beaucoup de films indiens. Ils ne dédaignent pas la moyenne entreprise agricole et passent même à la grande. Ils se sont mis à la culture du thé. L'un d'eux détiendrait la moitié des actions du plus grand domaine sucrier. Il y a déjà des avocats, des médecins indiens réputés. Le maire de Port-Louis est un Indien.

Cette promotion n'est pas sans inquiéter les Franco-Mauriciens, qui restent encore les grands maîtres de la terre, gardent la plupart des professions libérales, partagent les postes administratifs et beaucoup du moyen et du gros commerce (importation et courtage des sucres en particulier) avec les Britanniques. Après avoir lutté avec ténacité contre l'anglicisation de l'île, et même réclamé son retour à la France, ils conservent jalousement l'usage de la langue ancestrale, tout en pratiquant le bilinguisme, devenu général chez les jeunes. Ils protestent surtout aujourd'hui contre l'élargissement, trop rapide à leur gré, des droits reconnus aux Indiens. En effet, la Constitution de 1948 donne l'électorat et l'éligibilité à tous les adultes, hommes et femmes, capables d'écrire quelques phrases très simples en l'une des langues employées dans l'île. Le privilège conservé par le Gouverneur de nommer un certain nombre de membres du Conseil législatif empêche encore les Indiens d'y gagner la majorité. Pour combien de temps encore?

Les progrès de l'instruction, l'extension même de l'anglais comme langue d'échange, l'indépendance de l'Inde contribuent à fortifier la solidarité des Indo-Mauriciens. Ils ont leurs propres journaux, ils reçoivent ceux de l'Inde, dont certains ont-entrepris de vigoureuses campagnes, allant jusqu'à réclamer le rattachement de Maurice à la République indienne. Ce n'est pas pour demain, semble-t-il. Cependant l'Inde, privée ou dédaigneuse de ses possibilités d'émigration dans l'Asie du Sud-Est, est sans doute moins prête à abandonner ses enfants sur les rives occidentales de l'Océan qui porte son nom. Nulle part, dans les pays où ont émigré les Indiens, leur prépondérance ne s'affirme mieux qu'à Maurice (ils sont 47,5 p. 100 aux Fidji, 45 p. 100 en Guyane Britannique). Et tout près sont les pays de cette Afrique sous- peuplée, comme neuve, où l'Inde a pu implanter une immigration de qualité. Les frictions ethniques risquent un jour d'aggraver les difficultés économiques qui pourraient résulter de l'accroissement rapide de la population et de l'impossibilité d'augmenter beaucoup désormais la culture et le rendement de la canne, plante noble et, semble-t-il, inévitable1.

Charles Robequain.

1. Voir l'ouvrage récent et les conclusions pessimistes de M. d'Unienville, L'œuvre étonnante des Mauriciens, Port-Louis, 1953. La population de l'île était estimée à 509 807 hab. en 1952 (273 au km2). De 1945 à 1953, elle s'est accrue d'environ 85 000 âmes, alors qu'elle n'avait gagné que 50 000 environ dans les vingt années précédentes. Si l'on adopte le coefficient de croissance, qui ne semble pas exagéré, de 2,5 p. 100 par an (il a été de 3,16 p. 100 chez les Indiens dans la période 1948-1952), on arriverait à 900 000 hab. environ dans vingt-cinq ans (soit 482 hab. au km*, plus.de 1 000 au km' de superficie cultivable).

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