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La proie du destin de Emma DARCY Collection Azur Chapitres : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 — Tu ne veux pas te marier, Anne ? Anne Tolliver décocha un regard exaspéré à sa sœur cadette. Fallait-il donc que tous les membres de sa famille lui posent cette question à la moindre occasion ? Jenny ne la regardait pas, et ne prêtait pas davantage attention aux croquis épars sur le bureau. Elle admirait sa bague de fiançailles. De toute évidence, elle n’avait que le mot « mariage » en tête. Et cela n’avait rien que de très naturel, puisqu’elle devait convoler dans quatre mois. L’irritation d’Anne céda la place à un sentiment de solitude profonde, tandis qu’elle songeait à la jeune fille qu’elle avait été à vingt et un ans. Si éperdument amoureuse… le cœur empli de tant de rêves romantiques… Il y avait maintenant sept ans que Sean Riordan avait disparu de sa vie ; mais le souvenir de ce qu’elle avait éprouvé pour lui l’empêchait irrémédiablement de s’intéresser aux autres hommes. Bien qu’elle eût été très jeune, alors, elle avait perçu les sombres passions qui agitaient l’âme de Sean, désiré combler ses aspirations informulées. Elle n’avait toujours pas compris pourquoi il avait rejeté ce qu’elle lui offrait. Au moment où elle l’avait connu, Sean était scénariste et travaillait sur une coproduction télévisée anglo-australienne, un feuilleton à épisodes dont le tournage se faisait en partie dans les studios où elle travaillait comme costumière assistante. Un an après, il était reparti en Angleterre et triomphait sur la scène londonienne avec sa première pièce de théâtre. D’autres avaient suivi, et deux d’entre elles avaient fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Ses pièces mettaient à nu les relations humaines de façon âpre et envoûtante. Leur profondeur et leur lucidité avaient à la fois quelque chose de fascinant et de perturbant. Certains critiques comparaient Sean Riordan à Tennessee Williams et Eugene O’Neill ; Anne, elle, trouvait que Sean n’était comparable à personne. Aucun autre dramaturge n’exprimait la folie et la tragédie de l’existence avec autant de sauvagerie et de sentiment, révélant la solitude fondamentale de tout être humain. Or cette solitude-là n’était que trop familière à la jeune femme… Mais du moins, elle avait un métier, qui l’occupait et donnait de l’intérêt à sa vie. Songeuse, elle laissa errer son regard vers l’autre extrémité de son atelier. Là étaient alignées les maquettes qu’elle avait fabriquées pour les décors et costumes de la dernière pièce de Sean. C’était son travail le plus prestigieux, jusqu’ici. La première avait eu lieu quinze jours plus tôt, saluée par des critiques enthousiastes dont elle avait eu sa part. Cette reconnaissance médiatique l’aiderait à se faire un nom dans le monde du théâtre. Mais pour l’instant, elle était occupée à concevoir les robes du mariage de Jenny… Elle reporta son attention sur sa sœur, dont le joli visage était toujours empreint d’une expression rêveuse. — Jenny, si tu veux que tout soit prêt à temps, il faut que tu te concentres sur les détails, lui rappela-t-elle avec douceur. — Excuse-moi, j’avais la tête ailleurs… De quoi s’agit-il ? — Le taffetas de soie vert jade te convient-il, pour les robes des demoiselles d’honneur ? — Oh, oui ! Elles vont adorer ces toilettes ! Je me demande d’où tu tires toutes ces merveilleuses idées.

La Proie Du Destin

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La proie du destin

de Emma DARCY

Collection Azur

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      — Tu ne veux pas te marier, Anne ?       Anne Tolliver décocha un regard exaspéré à sa sœur cadette. Fallait-il donc que tous les membres de sa famille lui posent cette question à la moindre occasion ?       Jenny ne la regardait pas, et ne prêtait pas davantage attention aux croquis épars sur le bureau. Elle admirait sa bague de fiançailles. De toute évidence, elle n’avait que le mot « mariage » en tête. Et cela n’avait rien que de très naturel, puisqu’elle devait convoler dans quatre mois.       L’irritation d’Anne céda la place à un sentiment de solitude profonde, tandis qu’elle songeait à la jeune fille qu’elle avait été à vingt et un ans. Si éperdument amoureuse… le cœur empli de tant de rêves romantiques… Il y avait maintenant sept ans que Sean Riordan avait disparu de sa vie ; mais le souvenir de ce qu’elle avait éprouvé pour lui l’empêchait irrémédiablement de s’intéresser aux autres hommes.       Bien qu’elle eût été très jeune, alors, elle avait perçu les sombres passions qui agitaient l’âme de Sean, désiré combler ses aspirations informulées. Elle n’avait toujours pas compris pourquoi il avait rejeté ce qu’elle lui offrait.       Au moment où elle l’avait connu, Sean était scénariste et travaillait sur une coproduction télévisée anglo-australienne, un feuilleton à épisodes dont le tournage se faisait en partie dans les studios où elle travaillait comme costumière assistante. Un an après, il était reparti en Angleterre et triomphait sur la scène londonienne avec sa première pièce de théâtre. D’autres avaient suivi, et deux d’entre elles avaient fait l’objet d’une adaptation cinématographique.       Ses pièces mettaient à nu les relations humaines de façon âpre et envoûtante. Leur profondeur et leur lucidité avaient à la fois quelque chose de fascinant et de perturbant. Certains critiques comparaient Sean Riordan à Tennessee Williams et Eugene O’Neill ; Anne, elle, trouvait que Sean n’était comparable à personne. Aucun autre dramaturge n’exprimait la folie et la tragédie de l’existence avec autant de sauvagerie et de sentiment, révélant la solitude fondamentale de tout être humain. Or cette solitude-là n’était que trop familière à la jeune femme…       Mais du moins, elle avait un métier, qui l’occupait et donnait de l’intérêt à sa vie. Songeuse, elle laissa errer son regard vers l’autre extrémité de son atelier. Là étaient alignées les maquettes qu’elle avait fabriquées pour les décors et costumes de la dernière pièce de Sean.       C’était son travail le plus prestigieux, jusqu’ici. La première avait eu lieu quinze jours plus tôt, saluée par des critiques enthousiastes dont elle avait eu sa part. Cette reconnaissance médiatique l’aiderait à se faire un nom dans le monde du théâtre.        Mais pour l’instant, elle était occupée à concevoir les robes du mariage de Jenny… Elle reporta son attention sur sa sœur, dont le joli visage était toujours empreint d’une expression rêveuse.       — Jenny, si tu veux que tout soit prêt à temps, il faut que tu te concentres sur les détails, lui rappela-t-elle avec douceur.       — Excuse-moi, j’avais la tête ailleurs… De quoi s’agit-il ?       — Le taffetas de soie vert jade te convient-il, pour les robes des demoiselles d’honneur ?       — Oh, oui ! Elles vont adorer ces toilettes ! Je me demande d’où tu tires toutes ces merveilleuses idées.       — La conception de costumes est mon métier. Entre autres.       Soudain, le visage de Jenny exprima de l’incertitude.       — Dis… ça ne t’ennuie pas de ne pas faire partie de mes demoiselles d’honneur ?       — Bien sûr que non !       — Je me sentais vraiment moche de ne pas te l’avoir demandé, mais maman a dit…       Jenny se tut brusquement, censurant à temps l’embarrassante vérité qui aurait pu blesser sa sœur. Mais Anne devinait sans peine ce qu’avait dit leur mère : « Demoiselle d’honneur trois fois, jamais mariée ne sera. » Ayant déjà tenu ce rôle auprès de ses deux autres sœurs, Anne aurait tenté le diable en le jouant aussi pour Jenny.       — Ce sera plus amusant pour toi d’être entourée de tes amies, dit-elle en souriant.       En réalité, elle était soulagée de ne pas être un des acteurs principaux de la noce. Elle se contenterait fort bien d’assister à la représentation en coulisses !       Si pour leur mère, Leonie, le mariage était tout, pour Anne, une carrière était plus enrichissante et plus gratifiante qu’une existence désœuvrée, passée à attendre un « bon parti ».       — Tu n’as pas répondu à ma question, fit observer Jenny.       — Quelle question ?       — Au sujet de ton célibat obstiné.

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       — Il te semble que maman ne me la pose pas assez souvent ? ironisa froidement Anne.       Elle comptait ainsi clore le sujet une fois pour toutes. Il n’en fut rien.       — Tu as bien dû être amoureuse une fois ou deux, tout de même ! Tu as vingt-huit ans…       — Bref, je suis une vieille fille croulante, quoi !       — Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Tu as une silhouette super et tu es belle même sans maquillage. Tes cheveux sont sexy…       — Sexy ? s’exclama Anne en riant.       — Les hommes aiment les cheveux longs. Surtout quand ils sont brillants, doux et agréables à toucher comme les tiens.       — De toute évidence, tu es experte en la matière, dit Anne, taquine.       Et elle ébouriffa doucement les cheveux blonds coupés court de sa sœur. Jenny poussa un soupir exaspéré.       — Ecoute, je suis sérieuse. Tu as forcément plu à quelques garçons.       — Mais ils ne m’attiraient pas.       — Et Tom Colby ?       Anne se crispa. Elle ne pouvait jamais penser à cet épisode sans souffrir. Si Tom avait moins ressemblé à Sean, si elle ne s’était pas sentie aussi seule… Mais aucune de ces excuses ne tempérait son sentiment de culpabilité.

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             — Je n’étais pas amoureuse de lui, dit-elle.       — Alors, pourquoi as-tu eu une liaison avec lui ?       Se contraignant à prendre un ton dégagé, Anne expliqua :       — Par curiosité, et parce que je croyais l’aimer. Mais je ne suis sans doute pas aussi chanceuse que toi, Jenny. Ça n’a pas marché.       — Tu ne devrais pas rester amère et fuir les autres hommes.       — Je ne suis pas aigrie ! Je te souhaite tout le bonheur du monde avec Brian, assura Anne avec ferveur.       Le téléphone sonna tout à coup, au grand soulagement de la jeune femme. L’interrogatoire que menait sa cadette était allé beaucoup trop loin ! Déjà, elle tendait la main vers le récepteur, mais Jenny, bondissant sur ses jambes, déclara en rougissant :       — C’est sûrement Brian qui veut s’assurer que tout va bien. Je suis sûre que c’est lui !        Anne la laissa décrocher.       — Oh, Brian ! s’exclama Jenny. Je suis si contente que tu aies appelé. Les robes des demoiselles d’honneur sont fabuleuses ! On vient juste…       Elle s’interrompit tout net, et Anne la regarda avec une vague curiosité, se demandant ce que Brian pouvait bien lui raconter d’extraordinaire. Car il en fallait, pour distraire Jenny de sa présente obsession ! Celle-ci était rouge d’embarras, à présent.       — Oh, pardon, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, dit-elle avec un petit rire nerveux.       Puis, masquant le récepteur avec sa main, elle regarda sa sœur et annonça :       — C’est pour toi. La communication est mauvaise. Je n’ai pas bien compris. Roy quelque chose, il me semble. Ou bien l’inverse.       Anne prit le récepteur et énonça d’une voix professionnelle :       — Anne-Lise Tolliver à l’appareil.       — C’est Sean, Anne. Sean Riordan.       Le doux accent irlandais fit courir un frisson le long de l’épine dorsale de la jeune femme. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait de battre. Le doute, l’incrédulité envahissaient son esprit, et pourtant, elle aurait reconnu cette voix-là entre mille. Sept ans n’avaient pas atténué l’effet qu’elle produisait sur elle.       — Anne ? Est-ce que j’appelle à une mauvaise heure ?       Elle consulta le réveil. 11 h 24. Quelle heure pouvait-il être, à Londres ? Elle tenta de se ressaisir et parvint à parler :       — Non. Je suis surprise, c’est tout. Un appel de toi est loin d’être mon lot quotidien, Sean.       — Anne, j’ai vu la pièce, hier soir. J’ai vu ce que tu en avais fait.       Pendant quelques instants, la jeune femme fut prise d’une sorte de vertige. Si Sean savait ce qu’elle avait fait sur sa pièce, il ne pouvait lui téléphoner d’Angleterre.       Dans le silence, la voix de Sean s’éleva de nouveau, douce, intime, prometteuse :

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       — Je suis à Sydney, Anne. Je veux te voir.       Ces mots déchaînèrent en elle un tourbillon d’espoirs, de peurs, de désirs fous. Anne tenta de garder son sang-froid, de rester raisonnable. Sean ne lui avait téléphoné qu’après avoir vu la pièce. Son envie de la voir était suscitée par son travail. Rien d’autre.       — Cela me ferait plaisir, Sean, dit-elle en s’efforçant tant bien que mal d’adopter une voix calme et posée.       Pourtant, elle ne résista pas au besoin primordial, incœrcible, de savoir ce qu’il avait pensé des décors et des costumes qu’elle avait conçus.       — Est-ce que mon travail correspond à ta vision de la pièce ?       — Plus encore que je n’aurais pu l’imaginer, dit-il avec cette douceur caressante qui l’avait toujours fait chavirer. Je n’arrête pas d’y penser. Je veux te voir, en discuter avec toi. Peux-tu déjeuner avec moi ?       La jeune femme avait prévu de passer la journée avec Jenny, pour parachever la conception des toilettes. Mais sa sœur comprendrait sûrement l’importance de ce rendez-vous impromptu. Elle lui dirait que c’était une affaire professionnelle vitale.        — Déjeuner ? Je peux m’arranger, dit-elle avec résolution.       Jenny se mit à faire des signes et à grimacer d’un air boudeur, mais pour Anne rien ne comptait plus que Sean.       — Je suis descendu au Park Hyatt, sur le port, juste à droite du pont. Tu peux m’y rejoindre ?        — Oui.       — A quelle heure ?       Il lui fallait du temps pour se préparer, pour arriver là-bas.       — 1 heure ?        — Entendu. J’ai hâte de te voir, Anne. Merci.       Ce fut tout. Une invitation, et une acceptation. Pas de : « Comment vas-tu ? » ou de : « Qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? » Mais sans doute aborderaient-ils ces questions lorsqu’ils seraient face à face, pensa-t-elle. Ou bien se préoccupait-il seulement du travail scénographique qu’elle avait effectué pour sa pièce ?       En sept ans, il ne lui avait pas donné le moindre signe de vie. Et pendant ce temps-là, on l’avait publiquement associé, dans la presse, à plusieurs beautés célèbres. Anne en avait vu les photographies dans les pages mondaines des journaux. Mais il n’avait épousé aucune d’elles, se rappela-t-elle farouchement.       — Anne, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jenny d’un ton aigu, la rappelant à la réalité présente.       Elle vit qu’il était 11 h 27. En trois minutes, sa vie venait de basculer.       — Tu acceptes un déjeuner alors que nous sommes censées passer la journée ensemble. Ensuite, tu restes assise là, l’œil dans le vague, sans même raccrocher ton téléphone. Qu’est-ce qui se passe ?       Jenny s’était exprimée avec un mélange de ressentiment et d’inquiétude qui amena un léger sourire sur les lèvres de sa sœur.       — Désolée. Je crois que j’étais en état de choc. Je viens d’avoir un appel de Sean Riordan.       — Hein ? L’auteur de la pièce dont tu viens de faire les décors ?       — Lui-même. Il est ici, à Sydney, et il veut me rencontrer. C’est une occasion à ne pas laisser passer, Jenny.

             — Waou ! Vas-y, fonce ! On s’occupera de ça demain, lança Jenny, tout excitée à la pensée que sa sœur aînée était invitée par une célébrité internationale. A en juger par les photos que j’ai vues, c’est un sacré beau gosse, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que tu vas mettre ?       — Je n’en sais rien. Il me faut un peu de temps pour y réfléchir. Dis, Jenny, ça ne t’ennuie pas de… ?       — Non, bien sûr que non ! Je m’en vais tout de suite. J’espère que ça marchera du feu de Dieu, Anne.       — Merci, Jenny. Repasse me voir demain, nous finirons les esquisses.       — O.K. ! lança Jenny, qui s’en allait déjà.        Comme frappée d’une idée soudaine, elle se retourna un instant sur le seuil pour lancer :       — Porte tes cheveux lâchés. C’est sexy.       Sexy ! pensa Anne avec une ironie amère. Cela ne lui avait guère porté chance, sept ans plus tôt. Cela ne lui avait valu que quelques petits baisers tendres… Qu’avait éprouvé Sean à son égard, alors ? Avait-il pensé qu’elle était trop jeune ? Trop inexpérimentée pour une véritable liaison ?       Eh bien, elle tenait enfin l’occasion de trouver les réponses aux questions qui l’avaient hantée pendant tant d’années…       Une fois lavée et vêtue, Anne s’examina dans le miroir d’un œil critique, en tentant d’estimer l’effet qu’elle produirait. Son tailleur en lin crème épousait les courbes de sa silhouette avec style, d’une façon féminine mais discrète. Son chemisier marron glacé et ses bas de même couleur, ses escarpins crème et son sac assorti complétaient harmonieusement l’ensemble. Des pendants d’oreilles et un collier en or y ajoutaient leur note raffinée.       Elle avait soigneusement brossé son opulente et longue chevelure couleur de miel avant de la nouer au sommet de sa tête en un chignon un peu lâche. Cette coiffure élégante mettait en valeur son long coup gracieux. Et un maquillage sobre rehaussait l’éclat de son teint, la forme pleine de sa bouche, ses grands yeux ambrés soulignés de cils épais et étonnamment sombres.       Ma foi, elle avait fière allure.

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       Sean Riordan désirait voir la femme qu’elle était devenue. Eh bien, elle était à mille lieues, aujourd’hui, de la petite costumière aux tenues farfelues qui avait passagèrement capté son attention. La jeune fille d’autrefois, pleine de rêves, était bien morte. Le miroir lui renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle, dans la plénitude de sa maturité.       Sean Riordan allait faire connaissance avec Anne-Lise Tolliver.             

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      Le taxi ne mit que vingt minutes pour aller de Paddington, où habitait Anne, jusqu’au Park Hyatt. La jeune femme employa chacune de ces minutes à se constituer une contenance. Quand elle descendit de voiture, puis entra dans l’hôtel, il était 1 heure pile.       Les grandes baies du vestibule offraient une vue magnifique sur l’Opéra. De merveilleuses compositions florales apportaient çà et là leur note luxuriante et exotique. A la réception, un meuble antique au bois poli par les ans semblait souligner par sa simplicité désuète le calme et la bonne éducation qui régnaient dans les lieux.        Anne saisit un mouvement du coin de l’œil, dans le salon de réception situé à droite de l’entrée. Elle se détourna, et elle le vit ; l’homme qui avait conquis son cœur dès leur première rencontre, tant d’années auparavant. Déjà debout, il avançait vers elle d’un pas régulier et résolu.       Leurs regards se croisèrent — ambre et vert un instant réunis. Anne tenta de maîtriser son excitation soudaine, si vive qu’elle lui faisait presque peur. Son cœur s’était mis à battre à grands coups précipités, comme pour scander son émoi. Elle voulut se porter à la rencontre de Sean ; ne put bouger, cependant. Elle restait figée sur place, captant d’un regard passionné les caractéristiques de celui qui lui faisait face.       Si elle l’avait reconnu aussitôt, elle le trouvait différent, pourtant, de l’homme dont elle avait gardé le souvenir et qui avait hanté ses rêves. Et ce changement avait quelque chose de perturbant.       Physiquement, il semblait le même. Il était d’une taille nettement supérieure à la moyenne ; son costume gris mettait en valeur ses larges épaules, sa silhouette athlétique. Peut-être avait-il quelque chose de plus dur qu’autrefois. Ses joues étaient un peu plus creusées, donnant davantage de relief à son visage.       Il avait des traits puissants, un front haut et large, une mâchoire anguleuse, un nez plein de caractère et un menton altier. Par contraste, sa chevelure noire, aux boucles rebelles, lui conférait quelque chose d’indompté, follement séduisant.       Il y avait quelque chose de plus fort, de plus dominateur dans sa démarche. C’était celle d’un homme résolu à agir à sa guise. Etait-ce-là un effet du succès ? La richesse vous donnait-elle ce genre d’assurance ? Son regard était déterminé. Peut-être même avait-il quelque chose de… oui, d’impitoyable.       Il était plus beau encore que dans ses souvenirs, et aucune photographie n’aurait pu lui rendre justice. Au moment où il s’immobilisa devant elle, Anne remarqua le tissu luxueux de son costume, sa chemise et sa cravate de soie — signes infaillibles de la richesse et de la réussite. Jusque-là, c’était au corps qu’elle avait prêté attention, oubliant les vêtements qui l’habillaient. A présent, elle entrevoyait que cette tenue faisait elle aussi partie du personnage, et que cet aspect-là de Sean lui était inconnu.       — Tu te souviens de moi ? lui demanda-t-il d’une voix à peine audible.       Anne tressaillit, s’intima l’ordre de se ressaisir.       — Sean, énonça-t-elle, d’un ton aussi neutre qu’elle put.       — Tu es devenue encore plus belle, Anne.       Dans son regard, elle lut : « désirable ». Intensément et immédiatement désirable.       — Et toi, encore plus séduisant, répondit-elle sans même réfléchir.       Le sourire de Sean prit une nuance d’ironie.       — Tu ne t’es pas mariée.       — Non. On dirait que nous faisons la paire, de ce côté-là.       Il y eut entre eux un bref échange muet, où passèrent de l’interrogation, du soulagement, puis de la satisfaction.       — Exactement ce que je pensais hier soir, dit-il doucement. Quelqu’un en harmonie avec moi. Cela a été une révélation excitante, Anne, de voir que tu comprenais si bien ce que j’ai écrit. De savoir que nous partagions les mêmes passions.       Il s’interrompit, puis poursuivit d’un ton presque téméraire :       — Il n’y a personne de spécial dans ta vie en ce moment ?       Le ressentiment envahit la jeune femme, mettant une sourdine à ses élans. Après tant d’années, s’imaginait-il vraiment pouvoir reparaître ainsi dans sa vie, comme si de rien n’était ?       — Il se trouve que je n’ai pas d’attachement particulier, répondit-elle avec une certaine froideur. Mais je ne suis pas venue pour évoquer ma vie privée, Sean. Je croyais que tu désirais parler de mon travail.       Il haussa les sourcils.

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       — Tu penses qu’un travail ne reflète pas la vie privée de son auteur ?       — Pas entièrement !       — C’est pourquoi je voudrais savoir ce qui t’est arrivé. Ce qui t’a conduite là où tu en es aujourd’hui.       — Je ne crois pas que nous pourrons faire tenir sept ans de ma vie dans le court laps de temps d’un repas, dit-elle avec un soupçon d’amertume.       — Je suis prêt à m’attarder aussi longtemps qu’il faudra.       Mensonge ! Cela ne pouvait être qu’un mensonge.       — Qu’est-ce qui t’a ramené en Australie, Sean ?       — Les souvenirs, dit-il avec ce doux accent irlandais qui avait le don de la troubler.       Elle se raidit. S’il avait une malle pleine de souvenirs, il lui avait fallu un sacré bout de temps pour se décider à l’ouvrir ! Cherchant à réduire en pièces l’approche facile et insultante qu’il avait adoptée, elle déclara :       — Ma mémoire est vide, elle.       Un sourire doux-amer incurva les lèvres de Sean. Il éleva une main vers le visage d’Anne. D’une touche légère, il effleura sa joue, sa gorge, son épaule, son bras…       — Alors, nous pouvons peut-être bâtir d’autres souvenirs. Plus difficiles à oublier que les premiers.

             La logique, la raison, tout sombra dans une sorte de chaos, tandis qu’Anne était aspirée dans un maelström d’émotions. Elle ne s’était pas attendue à une attitude aussi directe. Pour quelque raison inconnue, Sean Riordan avait décidé qu’il la voulait…       Il replia les doigts autour de son bras, dans un geste possessif et séducteur à la fois. A son contact, elle sentit son corps s’embraser. Sean Riordan avait hanté son esprit pendant si longtemps ! Et maintenant, il pouvait être à elle si elle le décidait. Quel effet cela lui ferait-il, de connaître ce qu’elle n’avait jamais pu partager avec lui ? De vivre enfin l’intimité qu’elle avait si intensément désirée ? De faire l’amour avec lui ?       Mais… est-ce que cet homme-là était capable d’amour ? Il ne ressemblait guère au Sean bienveillant et tendre dont elle avait conservé le souvenir. Il était plutôt semblable à celui qu’elle connaissait en tant qu’écrivain : sombre, dangereux, animé de courants souterrains, effrayants et invisibles.       — Que veux-tu de moi ? demanda-t-elle.       — Rien que tu ne puisses librement donner, Anne.       — C’est-à-dire ?       — Qu’est-ce que tu désires plus que tout au monde, Anne ?       Quelques instants auparavant encore, c’était lui. Elle résolut néanmoins de lui laisser croire que l’ambition était son moteur suprême.        — La chose qui compte le plus pour moi, c’est ma carrière.       Cela le secoua. Il lâcha son bras. Ses traits parurent se durcir, ses lèvres se serrèrent. La chaleur de son regard vert se mua en cynisme.       — Alors, je t’aiderai, dit-il.       Bien sûr, avec ses relations et son influence, il avait les moyens de lui ouvrir des voies auxquelles elle n’aurait jamais pu accéder par elle-même. Mais se servir froidement de ce pouvoir-là pour l’amener à coucher avec lui, c’était vraiment la dernière chose dont elle l’aurait cru capable !       — Pourquoi, Sean ? Quel profit en tireras-tu ? s’enquit-elle.        Le regard de Sean se vida de toute expression.       — J’ai pris des dispositions pour qu’on serve le déjeuner dans ma suite. Pouvons-nous y monter afin de poursuivre la discussion ?       A la pensée d’être seule avec lui, la jeune femme eut un élan de peur. Intuitivement, elle sentait que cette démarche ne pourrait lui apporter que du chagrin…       Et pourtant, par orgueil, elle tenait à paraître indifférente aux manœuvres de Sean. Par fierté, elle voulait aller jusqu’au bout de cette rencontre, quoi qu’elle puisse lui réserver.       — Et après le repas… qu’arrivera-t-il ?       — Voyons, cela dépend uniquement de toi…       Un sourire moqueur erra sur les lèvres de Sean tandis qu’il passait son bras sous celui de sa compagne et l’entraînait vers l’ascenseur. Anne ne résista pas. Elle ne pouvait s’arracher à lui. Pas encore…       Peut-être n’y parviendrait-elle jamais ?      

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      Quand ils atteignirent la porte de la suite, lorsque son compagnon ôta son bras de dessous le sien pour ouvrir le battant, Anne eut une sorte de coup au cœur et se sentit vaciller. Ce ne fut qu’un instant fugitif, et elle se ressaisit vite ; pourtant, au moment où Sean se détourna pour l’inviter à entrer, il parut hésiter.

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       Etait-elle trop pâle ? Avait-elle l’air fiévreux ? Elle n’en savait rien. Mais il y eut une expression de chagrin ou de regret dans le regard de Sean. Cela passa si vite, cependant, qu’elle douta de ce qu’elle avait vu. Le visage de son compagnon ne reflétait déjà plus que la détermination.       — Je t’en prie, dit-il, l’incitant à le précéder.       Elle avança, aussi digne que possible.       L’appartement était spacieux, somptueux. Les parois astucieusement disposées formaient des alcôves, accueillant respectivement une salle à manger, un salon et un grand lit. Du sol au plafond, d’immenses baies vitrées offraient une vue spectaculaire du port. Anne s’avança vers elles.       Absurdement, elle avait une conscience aiguë de la présence du lit, et plus encore du regard de Sean, qui ne la quittait pas des yeux.       — Tu ne te refuses rien, Sean, observa-t-elle.       — Je peux me le permettre.       — Cela change de l’ancien temps, n’est-ce pas ? Quand nous mangions de la vache enragée…       — Oui, c’est différent.       — En tires-tu plus de plaisir ?       Aussi stupide et impossible que cela pût paraître, elle désirait éperdument lui entendre dire que rien ne lui avait apporté plus de joie que leurs promenades, leurs longues conversations, leurs rires complices, les heures qu’ils avaient passées ensemble à jouir de choses simples.       Il ne répondit pas, et son silence engloutit les souvenirs de la jeune femme. Elle contempla l’étendue d’eau, en contrebas, en se reprochant avec dérision d’avoir posé cette question idiote. La richesse n’était-elle pas toujours préférable à la pauvreté ?       Elle entendit un tintement de glaçons, le petit bruit sourd d’un bouchon sautant hors d’un goulot, perçut le pétillement du champagne. « Les avantages de la réussite », pensa-t-elle amèrement, songeant à toutes les autres femmes avec qui il les avait partagés.       Il vint auprès d’elle et lui tendit un verre, tout en levant le sien pour porter un toast.       — A Anne-Lise Tolliver et sa carrière.       Elle se força à le regarder d’un air paisible.       — Merci, Sean.       Puis, incapable de contenir son amertume, elle ajouta :       — Est-ce que tu sais tenir tes promesses ? Ou bien sont-elles aussi mensongères que l’intérêt que tu as prétendu me porter autrefois ?       — Cet intérêt était réel, Anne.       — Tu es parti sans même me dire adieu.       — Si nous nous étions revus, nous serions devenus amants.       — Et ç’aurait été une aussi mauvaise chose que ça ?       — Oui, répondit-il simplement. Oui, à l’époque, ç’aurait été mal.       — Mais ce n’est plus aussi mal que ça aujourd’hui.       — Exact.        — Comme c’est rassurant ! ironisa-t-elle, pleine de ressentiment à l’encontre de ses certitudes, de ses décisions unilatérales.       Il ne la consultait pas, ne discutait pas. Seul comptait son bon vouloir. Levant son verre pour porter un toast à son tour, elle laissa tomber d’un ton cassant et railleur :       — Au bien et au mal. Et que le mal l’emporte parfois.       Ils burent tous deux leur champagne. Anne faillit s’étrangler en avalant le contenu de son verre.       — Est-ce qu’il t’arrive de ne pas te satisfaire de ta carrière, Anne ? De te sentir seule ? demanda doucement Sean après l’avoir observée longuement en silence. Ne désires-tu pas quelque chose de plus ?       Il savait où frapper. Et comment retourner le couteau dans la plaie. Mais elle disposait de la même arme.       — Chacun souffre de solitude, Sean, carrière ou pas carrière. N’est-ce pas le sujet de tes pièces ? La solitude absolue ? Une solitude si profonde et si extrême que personne ne devrait jamais avoir à la subir…       Les doigts de Sean se posèrent sur ses lèvres, lui imposant silence d’un mouvement si preste qu’il la prit par surprise. Ses yeux verts étaient devenus presque noirs, il avait plissé le front. Elle sentit qu’en parlant comme elle l’avait fait, elle avait violé son univers intime de façon inacceptable pour lui.       Puis, tout aussi brusquement, son humeur se modifia. Dans son regard, elle vit paraître une lueur moqueuse, raillant sa tentative de le blesser. Il retira sa main, paume tournée vers le ciel, d’un geste qui semblait dire : « Je n’ai rien à cacher. »       — C’est pourquoi je suis toujours seul, dit-il du simple ton de la constatation. J’écris sur ce que je connais. J’écris ce que je ressens. C’est là ma vie, Anne. Ma compagne de tous les instants.       — De tous les instants, tout de même pas, lui lança-t-elle en pensant aux nombreuses beautés qui s’étaient succédé dans sa vie. Tes diverses liaisons ont longuement alimenté les colonnes des journaux.       — Crois-tu donc tout ce que tu lis ? lui répliqua-t-il avec ironie.       — Nies-tu avoir eu des liaisons avec toute une ribambelle de jolies femmes ?       — Ce n’étaient pas des liaisons. Pas au sens où tu l’entends.       — De quoi s’agissait-il, alors ?

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       — De publicité.       — Tu n’espères tout de même pas que je vais croire ça ?       Il haussa les épaules.       — Crois ce qu’il te plaira.       — Ben voyons ! Tu vis comme un moine enfermé dans un monastère.       — Quand je le veux.       — Et toutes ces femmes hautement désirables n’ont eu que des déceptions ?       — Elles ne signifiaient rien pour moi.       — Tu es resté entièrement seul ?

             Anne ne pouvait croire cela.       — Je suis un homme comme les autres, avec ses besoins, admit-il.       — Alors, tu as…       — Oui, j’ai, coupa-t-il.       De sombres tourments habitèrent soudain son regard.       — Mais seulement après que tu t’es liée à Tom Colby.       La jalousie coléreuse d’Anne céda sous le choc. En une fraction de seconde, la victoire qu’elle avait conquise sur lui en l’amenant à un aveu fut réduite à néant. Avait-elle perdu Sean à cause de Tom ? Mais comment cela se pouvait-il ? Cela n’avait aucun sens.       — Que sais-tu de Tom ? s’écria-t-elle avec angoisse.       — Assez pour savoir que je veux ce qu’il a eu, rétorqua-t-il d’un ton dur.      

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      Anne sentit son sang refluer de son visage. Sean était au courant de sa liaison avec Tom Colby. Il n’avait touché aucune autre femme avant d’avoir appris cela. Que dire de la possessivité véhémente qu’il venait de manifester ?       Sean aurait pu avoir « ce qu’avait eu Tom » et bien davantage, s’il ne l’avait pas abandonnée. C’était lui qu’elle avait aimé, personne d’autre. Elle n’avait rencontré Tom Colby que trois ans après. Et en se persuadant que Tom était un autre Sean, elle s’était fourvoyée.       Elle leva vers son compagnon des yeux pleins de tristesse.       — Si tu me voulais, pourquoi n’es-tu pas revenu ?       Sean esquissa un sourire en coin ; son regard se fit doucement moqueur.       — Je ne pouvais cadrer avec tes rêves, Anne.       — Quels rêves ?       — Se marier, vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants. Quand j’ai entendu parler de Tom Colby, j’ai espéré qu’il te donnerait tout ce que tu désirais.       — Quel altruisme ! Quelle sollicitude !       Il tressaillit. Féroce, elle enfonça le clou, poussée par le besoin de lui faire mal comme il lui avait fait mal en décidant unilatéralement de ce qui valait mieux pour eux deux.       — Est-ce que tu t’es senti un peu moins un raté, quand tu as cru que mes rêves s’étaient réalisés ?       — Un raté ? répéta-t-il avec un rire dur et empreint de dérision.        Celui-ci se mua en sourire lugubre alors qu’il reprenait, citant Hamlet :       — « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Anne, que n’en rêve ta philosophie. »       — Et toi, tu les connais toutes, ironisa-t-elle.       — J’en connais que je ne souhaite à personne d’autre de connaître, répondit Sean. Mais cette amertume dans ta voix… Tu commences à savoir ce qu’est la solitude, n’est-ce pas ? Si ton travail sur ma pièce est si réussi, ce n’est pas seulement grâce à tes dons artistiques, mais aussi grâce à ton expérience… Est-ce Tom Colby qui est responsable de ça ?       « Non. C’est toi ! » voulut-elle répondre. Mais elle ravala ces paroles. Il ne comprendrait jamais ce qu’elle avait ressenti pour lui, la profondeur que ses sentiments avaient atteinte.       — Comment as-tu entendu parler de Tom ? demanda-t-elle.       — Par Alex Corbett.       Alex, son patron de l’époque. Anne avait appris beaucoup de choses sur la scénographie, sous sa houlette. Elle se rappelait qu’il avait effectué un voyage en Angleterre. Mais il n’avait pas mentionné sa rencontre avec Sean Riordan.       Il avait dû voir Sean par hasard. Sans doute avaient-ils discuté de leurs connaissances communes en Australie. Alex adorait les potins ; à la mention du nom d’Anne, il n’avait sûrement pas manqué de parler de sa

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liaison avec Tom.       — Est-ce que tu l’aimais, Anne ?       Elle le regarda d’un air désespéré, sans mot dire.       — J’ai répondu à tes questions, souligna-t-il.       Tant bien que mal, elle parvint à émettre cette vérité dont elle avait tellement honte.       — Non, je ne l’aimais pas.       — Mais tu t’es donnée à lui.       — Oui.       — Etait-ce par esseulement ?       « Par besoin éperdu », songea-t-elle avec désespoir. Le besoin d’être aimée comme elle avait imaginé que Sean l’aurait aimée. Mais elle ne pouvait lui dire cela. Ce serait accroître sa honte. Et beaucoup trop révélateur. Sean ne l’aimait pas, elle ne devait pas l’oublier. Il la désirait seulement. Dépouillée de ses rêves.       — Peut-être est-ce que j’ai les besoins normaux de toute femme, répondit-elle sèchement.       Une lueur de satisfaction flamba dans le regard de son interlocuteur.       — Dans ce cas, nous sommes égaux, dit-il.       Doucement, il éleva la main et posa les doigts sur la joue d’Anne. A son contact, elle eut la sensation d’une brûlure, sentit ses jambes flageoler. Une part d’elle-même voulait bat

             Son regard tomba sur le lit. Elle s’en rapprocha, en proie à un besoin farouche d’assouvir sa vengeance sur celui qui voulait réduire l’amour à une sordide histoire de sexe.       C’est ce que l’on aime le plus que l’on détruit le mieux, pensa-t-elle avec sauvagerie. Puisque Sean conservait encore du pouvoir sur elle, eh bien, il lui fallait anéantir ce pouvoir une bonne fois pour toutes. Ce n’était pas lui qui mettrait le point final, cette fois, mais elle. A jamais. Elle réduirait en cendres tout ce qu’elle avait ressenti pour lui, sans espoir de retour !       Des souvenirs. Soit, elle allait lui en donner. Et ils le poursuivraient pour le reste de ses jours.       Anne posa son sac et le verre de champagne sur la table de chevet et pivota vers Sean, le regard brûlant de mépris.       — Inutile d’envelopper le tout sous des dehors trompeurs, Sean. Tu n’as pas besoin de jouer la comédie. Tu me veux ? Tu peux m’avoir. Réserve tes compliments aux autres femmes.       Elle prit une pose provocante en se dépouillant de sa veste et en la laissant glisser au sol.       — Viens et prends, reprit-elle d’une voix doucereuse. Aie donc ce que Tom a eu.       L’air hébété de Sean lui procura une satisfaction violente et lugubre à la fois. Tentatrice, elle poursuivit en ôtant ses épingles à chignon :       — Tu as un faible pour les cheveux ? Ça t’excite ?       Les traits de Sean se crispèrent, comme si elle l’avait giflé. De toute évidence, il était en colère. Furieux de voir qu’une femme pouvait traiter ses avances avec autant de dédain.       Mais Anne se moquait pas mal de ce qu’il pensait, à présent. S’il ne faisait ou ne disait rien, cela lui était égal aussi. Elle était emportée par son besoin de destruction.       Libérant sa chevelure, elle agita la tête pour faire retomber les mèches luxuriantes sur ses épaules.       — C’est mieux, comme ça ? Ça te plaît davantage ? Tu préfères que tes maîtresses se montrent sensuelles et prêtes à tout ?       Les lèvres de Sean se contractèrent, exprimant un douloureux dédain ; mais il ne détourna pas les yeux.       Anne déboutonna son chemisier, l’ôta et le lâcha au sol. Une sensation de triomphe totalement primitive l’envahit lorsqu’elle vit que le regard de Sean glissait vers le renflement de ses seins, au-dessus de la bordure en dentelle de sa guêpière. Le verre qu’il tenait vacilla entre ses doigts, du champagne se répandit sur le sol sans qu’il y prenne garde.       — Arrête, dit-il.       — C’est toi qui as commencé. Je te donne ce que tu as demandé. Ce que tu désires.       — Pour l’amour du ciel, Anne ! Pas comme ça.       — Tu préfères la comédie des illusions, hein ? Tu trouves ça de meilleur goût, peut-être ?       Elle défit la fermeture Eclair de sa jupe et commença à faire glisser le vêtement au bas de ses hanches.       — Qu’est-ce que tu attends pour venir effectuer toi-même le déshabillage ?        Otant sa jupe avec un froid mépris, elle l’envoya rejoindre ses autres vêtements, tandis qu’une rage grandissante grondait en elle.       — Anne…, murmura Sean d’un ton suppliant.       — Je te gâche les choses, c’est ça ? Tu aurais préféré que ce soit moins direct ? Dis-moi si c’est la sensualité qui t’excite, Sean. Le contact de la soie et de la dentelle…        Elle fit remonter ses mains le long de son corps, les refermant sur ses seins.       — Alors, est-ce que j’enlève mes sous-vêtements ?       Un cri véhément et rauque lui répondit :       — Je t’ai dit d’arrêter !       Se débarrassant de ses escarpins d’un petit geste sec, elle se tourna vers le lit dans l’intention de poser un

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pied dessus et d’enlever un de ses bas. Un bruit de verre brisé l’interrompit en plein mouvement.       — J’ai dit assez !       En entendant cet ordre jeté d’un ton dur, elle se tourna en tressaillant vers celui qui le lui avait donné. Sean ne tenait plus le verre de champagne. Ses bras étaient figés le long de son corps et il serrait les poings. Il avait le souffle court. Dans son regard enflammé brillaient des passions conflictuelles… Un calme froid et mortel noya la fureur d’Anne.       — Qu’est-ce qui ne va pas, Sean ?       — Qui t’a fait ça ? demanda-t-il avec véhémence tout en franchissant la courte distance qui les séparait. Est-ce que c’est Tom Colby ? acheva-t-il en l’agrippant violemment par les bras.       L’ironie insensée de cet interrogatoire brisa la résistance de la jeune femme. Elle perdit son fragile sang-froid et ce fut d’une voix étranglée par l’indignation qu’elle énonça :       — Je t’interdis de rendre Tom responsable de quoi que ce soit. Pour lui, j’étais une personne. Et pas une…       Elle se tut, vaincue par ses émotions. Des larmes jaillirent de ses yeux.       « C’est toi, toi qui m’as fait ça », hurla-t-elle à Sean en son for intérieur. Mais, étrangement, elle ne put parvenir à prononcer pour de bon ces mots accablants.       — Anne, dis-moi pourquoi tu es devenue ainsi.       Un tremblement la prit, contrecoup de sa propre attitude.       — Il vaut mieux que tu n’en saches rien, murmura-t-elle.       — Pourquoi ?       Les larmes la submergèrent, se répandirent inexorablement sur ses joues. Elle ne pouvait plus prononcer un seul mot. Elle se contenta de secouer la tête.       Avec un gémissement désespéré, Sean l’enveloppa de ses bras et la serra contre lui, la berçant comme une enfant en quête de réconfort. Il lui caressa les cheveux, exprimant à chaque attouchement une tendresse douloureuse qui plongea la jeune femme dans une totale confusion. Etait-ce à elle que ces caresses s’adressaient ? Ou bien s’agissait-il d’un acte de simple compassion, dicté par la détresse d’un autre être humain, quel qu’il fût ?

             La seule chose dont elle était sûre, c’était qu’elle se sentait bien dans les bras de Sean. Il était facile d’abandonner sa tête contre son épaule, de fermer les paupières et de se laisser aller. Ce qu’elle ne savait trop, en revanche, c’était pourquoi elle tremblait : à cause de son propre comportement d’un instant plus tôt ? Ou à cause du moment présent ? Quoi qu’il en fût, cela n’avait pas d’importance.       Quand Sean se mit à déposer de petits baisers sur ses cheveux, elle les accepta. Ils étaient doux, tendres, ranimaient les souvenirs de ce qu’elle avait vécu avec lui autrefois. Elle laissa échapper un soupir d’aise. Une profonde inspiration souleva le torse de Sean, un frisson le parcourut. Puis sa main glissa vers le dos de sa compagne, et un peu plus bas encore.       Cependant, avant même qu’elle ait pu déterminer sa ligne de conduite, ce fut lui qui se détacha d’elle brusquement, reculant d’un pas, la maintenant à distance.       — Va t’habiller ! commanda-t-il d’un ton bourru, les traits tendus, le regard noyé de désir.       — Sean…, murmura-t-elle.       — Oh, pour l’amour du ciel ! Je ne suis qu’un homme, Anne ! Rhabille-toi avant que je…       Il ne termina pas sa phrase et s’éloigna à grands pas, gagnant le coin salon à l’autre extrémité de la pièce.       Anne le vit se rapprocher du bar, faire sauter le bouchon d’une bouteille de whisky, en verser un peu dans un verre. Sa main tremblait, lorsqu’il porta celui-ci à ses lèvres. Il but une ou deux gorgées, hocha la tête, vida le tout d’un trait.       — La porte là-bas est celle de la salle de bains. Fais comme chez toi.       Il ne se tourna pas vers elle. Il y avait quelque chose de rigide et d’inexorable dans sa façon de se tenir. Sean ne voudrait plus d’elle à présent, quoi qu’elle fasse ou dise. Elle avait atteint son objectif : elle lui avait donné d’amers souvenirs, qui le feraient souffrir. Et tout était fini.       Quand elle partit se rhabiller, elle avait l’impression d’être une morte vivante. Et lorsqu’elle sortit de la salle de bains, de nouveau impeccablement vêtue, il n’y avait aucune lueur dans son regard. Elle éprouvait une sensation de deuil proche de l’anéantissement.       Sean se tenait près des baies vitrées, contemplant le port sans le voir. Il dégageait une impression de solitude totale, de détachement absolu pour tout ce qui l’environnait.       Sans trop savoir pourquoi, Anne murmura :       — Je suis désolée.       Il pivota vers elle. Il semblait hagard, et elle en eut le cœur serré.        — Tu n’as pas à t’excuser, dit-il avec un sourire fugitif. Tu as simplement prouvé ce que je savais depuis toujours. Je ne suis pas l’homme qu’il te faut.       — Alors, pourquoi as-tu essayé ?       — On se crée des illusions, parfois. A force de vouloir y croire.       — Je ne te comprends pas, Sean.       — Je ne prétends pas me comprendre moi-même.

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       La réplique était désinvolte. Elle le regarda alors d’un air de froid défi. Il eut un mouvement de dégoût.       — Laisse tomber, Anne, lâcha-t-il durement.       Puis il fit l’effort de se dominer, de recouvrer son sang-froid. Indiquant la table mise, il demanda :       — Est-ce que tu veux manger quelque chose ?       Il avait parlé par pure politesse, elle le savait.        — Non, merci. Il n’y a plus rien à dire, Sean. Je vais partir, à présent.       Il ne contesta rien. Tout était fini. Et c’était une épreuve trop grande pour eux que de continuer à tisonner des cendres froides.       Doucement, il répondit :       — La commedia e finita.       C’étaient-là les mots amers et tragiques prononcés par Rigoletto à la fin de l’opéra de Verdi, face au cadavre de son épouse bien-aimée, qu’il avait tuée de ses propres mains, détruisant ce qu’il aimait le plus au monde.       Sean comprenait-il ce qu’elle avait tenté de faire ? Ou bien faisait-il allusion à ce qu’il avait lui-même accompli ?       Anne le dévisagea. De quelque manière que l’on interprétât la citation, elle n’en était pas moins l’expression de la vérité : la pièce était finie. Il était temps que le rideau tombe. Temps qu’elle sorte pour toujours de la vie de Sean Riordan.       Elle partit sans ajouter un mot, refermant la porte sur tous les possibles avortés à jamais. Et pourtant, elle savait, avec une lucidité impitoyable, qu’elle passerait le reste de son existence à ressasser le souvenir de cet ultime adieu.      

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      Anne effectua le trajet du retour dans une sorte d’état second. Comme un automate, elle ne voyait rien, n’entendait rien, ne ressentait rien. Seul son instinct la guidait. Ce ne fut que lorsqu’elle se retrouva dans sa petite maison de Paddington que l’engourdissement général qui l’avait saisie commença à se dissiper.       Elle se changea, descendit dans son atelier, à l’entresol, et s’assit devant son bureau pour passer en revue, avec agitation, les esquisses des robes du mariage de Jenny ; mais elle ne parvenait pas à se concentrer un seul instant. Son regard tomba sur les maquettes du décor de la pièce de Sean, et elle lutta vainement contre les tourments intérieurs que déchaînait cette vue.       Une relation avec Sean Riordan ne l’aurait menée à rien de bon. Ce fut ce qu’elle se répéta avec obstination, opposant à son obsession l’évidence des faits bruts. Et pourtant…       Nous partageons les mêmes passions. Ces mots ne cessaient de la hanter. Le comportement de Sean l’avait amenée à penser qu’il songeait uniquement à coucher avec elle. Mais peut-être avait-il voulu parler d’une communion plus vaste. Parler de leur façon de raisonner, de travailler ; de leur compréhension mutuelle, qui chassait leur commun sentiment de solitude, et qui allait bien au-delà d’une union charnelle.       Même si le « sexe » en faisait partie. Et si le mariage, en revanche, en était exclu, lui.       Mais Anne voulait beaucoup plus, infiniment plus qu’une simple liaison.       L’attitude qu’elle avait adoptée face à Sean s’était révélée efficace. Plus efficace encore qu’un rejet sans appel — même si elle ne pouvait songer sans horreur à la comédie qu’elle avait jouée et se demandait comment elle avait pu la soutenir. Quoi qu’il en soit, elle était soulagée qu’il ne se fût pas prêté à son jeu atroce.        Et pourtant, une humiliation absolue aurait peut-être mieux valu que le désespoir qui la hantait à la pensée de l’affection qu’il avait manifestée, des menues choses qu’il avait dites et qui semblaient indiquer qu’elle était particulière à ses yeux. A moins qu’il n’eût menti pour l’amadouer, et atténuer l’effet de sept années d’abandon ?       Peu à peu, le crépuscule tombait, plongeant la pièce dans la pénombre. La sonnerie du téléphone arracha Anne à son introspection douloureuse. Un instant, elle contempla l’appareil comme s’il était un cobra prêt à se dresser pour la frapper. Puis, cédant à un mouvement d’irritation contre elle-même, elle décrocha. La vie continue, pensa-t-elle farouchement.        — Anne, c’est Jenny. Comment ça a marché avec Sean Riordan ?       En entendant ce nom, la jeune femme eut l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Mais elle parvint à gommer toute émotion dans sa voix comme elle répondait :       — Nous nous sommes vus, nous avons discuté. C’est une expérience que je n’oublierai pas. Voilà tout.       — Oh…, fit Jenny, déçue. Alors, ça n’a rien donné de précis ? Même pas pour ta carrière ?       — Je ne pense pas.       — Quel dommage ! Moi qui espérais que tu aurais de bonnes nouvelles à m’apprendre.       — Désolée.       — Enfin, soupira Jenny. Bon, je t’appelais pour te dire que Brian me déposera chez toi demain en allant à son match de foot. Après le déjeuner. Ça te va ?       — Entendu. A demain.

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       Au mot « déjeuner », Anne s’était avisée qu’elle n’avait rien avalé de la journée. Bien qu’elle n’eût guère faim, elle remonta tout de même dans la cuisine et se confectionna une omelette, qu’elle avala tant bien que mal. Epuisée, éprouvant le besoin d’en finir avec cette pénible journée, elle prit ensuite un somnifère et se coucha.       Quand elle s’éveilla le lendemain, elle se sentit encore plus lasse et malheureuse que la veille. La nuit ne lui avait réservé que des tourments. Les yeux verts et insondables de Sean avaient hanté des rêves empreints de solitude, de nostalgie et de sombres passions.       Ce fut une sorte de réconfort que de savoir qu’elle passerait quelques heures en compagnie de sa sœur, cet après-midi-là.        A 13 heures, Brian Clark, le fiancé de Jenny, déposa cette dernière devant la porte. Brian était un jeune homme agréable, ouvrier maçon de son état, doté du physique et du hâle qui allaient avec ses activités de plein air. Agé de vingt-quatre ans, bien dans sa peau, il était en admiration devant Jenny, et celle-ci voyait en lui l’incarnation de ses rêves. Quand il fut parti, elle ne cessa de parler de lui, tandis qu’Anne faisait du café dans la cuisine.       La jeune femme ne put réprimer un sentiment d’envie en écoutant sa cadette. Comme il devait être bon d’être heureuse, amoureuse, et sûre d’être aimée en retour ! Le visage de Jenny en était tout illuminé, ses yeux bruns brillaient, son teint avait de l’éclat, sa bouche ne cessait de sourire.        Quand elles furent installées devant le bureau d’Anne, dans l’atelier, Jenny se concentra sur les dessins de sa robe de mariée. Elle était enchantée par les croquis que sa sœur aînée plaçait devant elle, et son contentement augmentait à chaque nouveau détail — choix du tissu, du voile, des accessoires.       Au milieu de l’après-midi, elles en étaient encore à passer tous les éléments en revue, estimant le coût de l’ensemble. Anne était occupée à calculer le prix de revient de la robe lorsque la sonnette d’entrée retentit.       — Tu veux bien aller ouvrir ? demanda-t-elle.       Jenny s’exécuta en un rien de temps, tandis qu’Anne se concentrait sur ses comptes, songeant vaguement que Brian devait être de retour de son match. Ce fut seulement en entendant sa sœur déclarer : « Par ici, s’il vous plaît », qu’elle leva les yeux.

             Jenny précédait quelqu’un dans l’escalier d’accès à l’atelier, situé à l’entresol. Derrière elle, on entrevoyait des chaussures et le bas d’un pantalon — révélant un visiteur de sexe masculin. Chaque marche franchie le révélait davantage. Il portait un costume gris. Un énorme bouquet de fleurs était logé au creux de son bras. Des boucles brunes effleuraient son col.       Anne eut un coup au cœur lorsqu’il atteignit le bas de l’escalier. Cet homme était le dernier qu’elle se serait attendue à voir… Quand il se tourna vers elle, ses yeux se posèrent à l’endroit où elle se tenait assise. Il planta son regard dans le sien, y quêtant avec une intensité sombre et intime une réponse qui ne serait pas un rejet.       La jeune femme le dévisagea, figée dans une immobilité de statue.        Sean Riordan venait de faire de nouveau irruption dans sa vie.      

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      — C’est M. Riordan, Anne. Sean Riordan, annonça Jenny, d’une voix où perçait une excitation ingénue.       Naïvement, elle se réjouissait de l’effet que cette visite inattendue aurait sur sa sœur… Elle en fut pour ses frais.       — Merci, Jenny, répondit simplement Anne.       Ces mots neutres étaient loin de refléter la tourmente qui soufflait dans l’esprit de la jeune femme — son élan d’espoir irrépressible, son désespoir de savoir qu’il ne pourrait surgir aucun avenir commun de cette nouvelle rencontre avec Sean.       Ce dernier s’avança vers elle ; Anne s’aperçut confusément que Jenny se tenait à l’écart, sensible à l’atmosphère particulière du moment, sans doute, et comprenant qu’elle en était exclue. Sean n’esquissa même pas un sourire. Pas plus qu’il ne prit la peine de prononcer quelques civilités d’usage. Son visage tendu, ses larges épaules, son maintien, tout en lui indiquait une détermination farouche et indomptable.        Anne demeura immobile, l’observant en silence, attendant en silence, dans le plus aigu des tourments. Un espoir fou s’était insinué en elle, murmurant que c’était là une autre chance, et que cette fois, peut-être…       — J’espère que tu ne m’en veux pas d’être venu, Anne, énonça Sean. Je voulais te dire un dernier adieu. Je repars pour Londres demain matin.       L’espoir s’anéantit brutalement.       — Tout n’a-t-il pas été dit, Sean ?       — Non, déclara-t-il en parvenant devant le bureau. Je ne pouvais pas m’en aller sans m’excuser. Sans te dire combien je suis navré de t’avoir fait du mal. Sans tenter quelque chose pour restaurer ce que je t’ai enlevé. Sans te demander ton pardon.

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       — Tu ne m’as rien pris. Tu n’as pas de pardon à demander, répondit-elle, niant farouchement son désir d’amour qu’il ne satisferait jamais et haïssant jusqu’au souvenir de ce qu’il lui avait offert.       Il déposa la gerbe de fleurs sur le bureau, avec la lenteur délibérée d’un suppliant déposant une offrande sur un autel. Doucement, il effleura du bout des doigts les pétales mêlés des jonquilles et des coquelicots qui composaient le bouquet. Puis il leva vers la jeune femme un regard voilé par le chagrin et le regret.       — Les mots n’expriment pas toujours ce que le cœur ressent. J’ai voulu te donner ces fleurs pour te rappeler que, même après l’hiver le plus rigoureux, le printemps finit toujours par se manifester. Je n’ai pas eu l’intention de te faire du mal, Anne. J’étais angoissé, trop véhément, trop prisonnier de mes propres élans. Je regrette profondément l’égoïsme aveugle qui m’a lancé à la poursuite de ce qui ne pouvait être que destructeur pour toi.       Il marqua un temps d’arrêt, comme pour prendre la mesure de lui-même et de la situation. Sa bouche s’incurva à demi, mais ce n’était pas un sourire. Un rappel évanescent, plutôt, de la douceur qu’ils avaient connue tant d’années auparavant.       — Je t’ai toujours assimilée au printemps. C’est l’époque de l’année que nous avons passée ensemble. J’aimerais croire, je suppose, que le printemps reviendra pour toi, Anne, avec tout ce qu’il promet de neuf et d’heureux.       Anne fut à la fois profondément émue et profondément blessée par ce geste d’adieu. Ce fut la souffrance qui l’emporta.       — De bien jolis mots, Sean, mais rien que des mots ! lança-t-elle, mue par le besoin de le défier, de lui rendre la monnaie de sa pièce. Et si tu me disais pourquoi le printemps ne peut refleurir pour toi ?       Une lassitude lugubre se peignit sur le visage de Sean.       — Il est des choses qu’aucune puissance sur la terre ne peut modifier, Anne.       Sa bouche prit un pli sardonique lorsqu’il ajouta :       — Je ne puis faire que ce qu’il est en mon pouvoir d’accomplir.       — Comme de m’abandonner à mon destin ! Pourquoi fais-tu semblant de te soucier de ce que je ressens ? Pourquoi t’es-tu donné la peine de revenir en Australie ? Et pourquoi es-tu ici, bon sang ?       Soudain, elle fut debout et balaya le bouquet de fleurs posé devant elle d’un geste véhément qui envoya voler avec lui les croquis de la robe de mariée de sa sœur.       — Je n’en ai rien à faire, de tes remords !       — Anne ! s’écria Jenny en se portant en avant.       Reprenant conscience de sa présence, Anne lui jeta entre ses dents serrées :       — Tiens-toi à l’écart de ceci, s’il te plaît, Jenny. C’est à ça que ça se résume, hein ? reprit-elle à l’adresse de Sean, tandis que son regard ambré flambait d’une lueur accusatrice. Je t’ai mis mal à l’aise, hier, et ça t’a déplu. Alors, avant de retourner à ta vie à Londres, tu as voulu faire quelque chose pour te sentir mieux et pour que moi, je me sente plus mal.       Il tressaillit, secoua la tête d’un air angoissé. Son visage était devenu d’une pâleur mortelle, mais on le sentait plus déterminé que jamais.       — Non, dit-il à voix basse. Ce que je ressens ne compte pas et n’a jamais compté.       Elle ne put supporter la tristesse et la douceur de son regard. Elle y lisait une accusation qu’elle ne comprenait pas.       — Est-ce que j’ai jamais compté pour toi ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.       — Oui.       — Cite-moi un seul fait qui le prouve !       — Anne…, murmura Sean.       Quelque chose de terrible passa sur son visage. Il éleva une main, en un geste d’appel, puis la laissa retomber et se détourna à demi.       — Tu ne peux pas m’en citer un seul, hein ? Tout ça n’est qu’une comédie pour parvenir à tes fins. Je ne te comprends pas. Je ne t’ai jamais compris et ne te comprendrai jamais. Je veux t’oublier.       Il fit volte-face pour la regarder, la fouillant d’un regard avide où se lisait un besoin à nu.

             — Je voulais être avec toi. Je voulais que tu sois avec moi, dit-il d’une voix vibrante de passion.       Puis il eut un violent geste de main, comme pour balayer tout cela.       — J’ai eu tort. Je le sais. Mais ne me dis pas que tu ne comptes pas pour moi, Anne. Tu as toujours eu de l’importance à mes yeux.       Il vit qu’elle ne le croyait pas. Cela le poussa à une autre déclaration, tout aussi passionnée :       — Je t’ai donné la carrière que tu désirais. C’était le seul de tes rêves auquel je pouvais donner corps.       — Je suis arrivée par moi-même ! Tu n’as rien à voir avec ça, Sean, rien !       — Les contacts sont tout dans ce métier, Anne. Tu le sais. Sans…       — Alex Corbett a vu ce que j’avais fait sur Godspell. Il m’a proposé du travail parce qu’il pensait que j’avais les capacités et le talent nécessaires.        — Et que faisait-il à la représentation d’une petite troupe d’amateurs ? Pourquoi crois-tu qu’il était là à point nommé pour constater que tu avais des dons ?       Anne se figea. Elle se souvint de ce qu’elle avait pensé, à l’époque, persuadée d’avoir un extraordinaire coup

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de chance… Depuis son adolescence, elle avait toujours travaillé avec une troupe de comédiens amateurs, du côté des coulisses, bien entendu. Fière de ses costumes pour Godspell, elle avait invité Sean à assister à la représentation. Il s’était montré très enthousiaste. Cela avait été une soirée merveilleuse.       Et aussi leur dernière soirée, même si elle l’ignorait, alors… Elle se rappelait son excitation à cause des réactions favorables du public, se rappelait que Sean l’avait regardée d’un autre œil, aussi. Elle avait cru que leur amitié venait de franchir une étape supplémentaire, qu’il voyait en elle une sorte d’égale, à présent, et ne maintiendrait plus d’inexplicables distances entre eux.       Quelle erreur ! Il avait fait pire que de maintenir des distances : il avait quitté l’Australie sans lui dire adieu, sans l’avoir revue !       — Tu as parlé de moi à Alex avant de partir ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.       — J’ai insisté pour qu’il te prenne comme assistante. J’ai pesé sur lui de toute mon influence. Pour qu’il aille voir ton Godspell, je lui ai offert une caisse de son champagne préféré. Je lui ai proposé de payer ton salaire pour une période probatoire d’un an.       — Tu l’as payé ?       Ainsi, c’était donc ça. Ce qu’elle avait accompli n’avait aucune valeur. Les débuts miraculeux n’avaient rien d’un miracle… Tout cela avait été orchestré et financé par Sean Riordan. Si secouée qu’elle pouvait à peine tenir debout, Anne parvint à énoncer :       — Si je comprends bien, tout ce que j’ai réussi jusqu’ici, c’est à ton intervention que je le dois.       — Non. C’est à ton talent, Anne. Je n’ai fait que te donner l’occasion de l’exprimer.       — Et comment pourrai-je en être sûre, maintenant ?       — Parce que tu n’as cessé de prouver tes qualités par la suite. Tu étais encore meilleure qu’on n’aurait pu le supposer. C’est pourquoi Alex a tenu à venir me voir, à Londres. Pour me parler de toi, me dire ce qui t’arrivait, et les perspectives excitantes qu’il t’avait offertes. Il m’a rendu tout mon argent. Et offert deux caisses de champagne.       La jeune femme sombra dans une sorte d’état second. Quel démon avait poussé Sean à agir de cette manière ?       — Je suppose que je devrais te remercier ?       — C’était le moins que je pouvais faire pour toi, étant donné les circonstances.       — Un lot de consolation pour la perte de l’amant que je voulais ? lâcha-t-elle, amère.       — Anne… Cela n’aurait pas marché. Ni alors ni jamais.       — Alors, à quoi rimait ta visite d’hier ? Tu voulais te rembourser un peu ?       — Si tu tiens à me croire capable de ça, eh bien, à ta guise. Mais tu n’as pas à redouter que je te redemande jamais un « paiement » de cette nature.       — L’ultime adieu, murmura la jeune femme, presque pour elle-même.       — Oui, dit-il d’une voix basse et rauque. J’ai besoin de me remettre à écrire.       Il eut une inspiration saccadée, puis poursuivit d’une voix mieux maîtrisée, en tirant une enveloppe de la poche de son veston :       — Tu m’as demandé pourquoi j’étais venu en Australie. C’était pour voir ton travail sur ma pièce. Voici le fax d’un contrat établi par mes avocats-conseils de Londres. Si tu le signes à titre provisoire en attendant de recevoir l’original, cela te donnera le droit de concevoir les décors et la scénographie de toutes mes pièces à venir, où qu’elles soient jouées dans le monde.       Anne pâlit, et regarda fixement l’enveloppe qui lui promettait la célébrité internationale. Loin de se contenter de lui ouvrir une simple porte, Sean lui assurait une réussite dont elle n’aurait jamais osé rêver.       Son cœur se rebella à l’idée de se retrouver inexorablement débitrice de Sean Riordan. Si elle signait, il ferait à jamais partie de sa vie, même s’ils ne devaient jamais se revoir.       — Je ne peux pas accepter.       — C’est pour mon profit, Anne, pas pour le tien, argua-t-il avec douceur. Maintenant que j’ai vu ce que tu es capable de faire, je ne veux pas que quelqu’un d’autre travaille sur mes pièces.       — Non. Ce contrat représente une petite fortune. C’est trop…       — Cela n’a rien d’une faveur, Anne. C’est une décision strictement professionnelle. Je veux la meilleure ; c’est toi.       La jeune femme le regarda, et ne vit en lui qu’une détermination indomptable.       — Tu n’auras pas affaire à moi, assura-t-il. Mes agents se chargeront de toutes les questions d’affaires. Il se trouve que ma prochaine pièce va bientôt être montée à Londres, alors, il faudrait que tu y sois à la fin de la semaine prochaine. J’ai couché par écrit tout ce que tu auras besoin de savoir une fois là-bas. J’ai déjà organisé les contacts qu’il te faudra prendre…

             — Sean, tu ne peux pas…       — Si, je peux. C’est déjà fait, Anne. Il y a un billet d’avion pour toi dans l’enveloppe. Et les clés d’un appartement dans Knightsbridge. Le bail est encore valable pour plus de deux ans, alors, tu n’as aucun souci à te faire en ce qui concerne ton hébergement.       — C’est trop, protesta-t-elle, avec un désarroi douloureux.

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       — Tu m’as dit que la chose qui comptait le plus pour toi, c’était ta carrière, lui rappela-t-il impitoyablement.       Puis, d’une voix plus douce, il ajouta :       — Ne te laisse pas influencer par ce qui s’est passé hier. Signe ce contrat. Et montre au monde du théâtre de quoi Anne-Lise Tolliver est capable.       Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes alors qu’elle contemplait Sean avec toute la nostalgie dont son âme était pleine. C’était son dernier contact avec lui. La dernière vision qu’elle aurait de l’homme de sa vie.        Il baissa les paupières, voilant ses sentiments, quels qu’ils fussent, tandis qu’il fouillait dans sa poche pour en extraire une petite boîte enveloppée de papier doré. Il la déposa sur l’enveloppe.       — Un petit cadeau, dit-il d’une voix rauque. J’espère qu’un jour, dans l’avenir… d’ici à quelques années… tu seras capable de le regarder avec indulgence et de penser à moi avec bienveillance.       Un instant, il vrilla son regard dans le sien, avant de se détourner. Il s’en allait. Pour toujours.       Soudain, Anne se révolta contre l’inéluctable.        — Sean, attends !       Il s’immobilisa un bref instant.       — Ne t’en va pas, plaida-t-elle.       Il atteignit le pied de l’escalier.       — Est-ce que c’est le besoin d’écrire qui te pousse à me faire ça ? s’écria-t-elle.       De nouveau, il s’immobilisa, plus longuement, serrant les poings de façon convulsive.       — Oui, dit-il enfin, d’une voix à peine audible.       — Es-tu donc égoïste jusqu’à la mœlle ? hurla-t-elle, cherchant un moyen de l’empêcher de battre en retraite.       Il lui tournait toujours le dos. De nouveau, il serra les poings.       — Oui, je suis complètement égoïste. J’ai ma destinée à accomplir, tout comme tu as la tienne. Il vaut mieux que tu voies les choses comme ça.       — Ne me dis pas ce qui vaut le mieux pour moi ! Tu n’en sais rien !       Ignorant ses protestations, il entreprit l’ascension de l’escalier.       — Ne t’en va pas, pria-t-elle. Pas encore.       Il tourna la tête. Il la regarda tout entière, avec un désir sans fard qui lui donna l’impression que sa chair allait s’embraser.       — Je ne pourrais pas réprimer mes élans sexuels, dit-il avec amertume. Or, tu ne cesses de me rappeler que tu ne veux pas de rapports physiques avec moi.       — Et si je voulais ce que tu veux ?        — Ce n’est pas le cas, Anne. Et je ne pourrais pas supporter une réédition de la journée d’hier.       Elle n’avait pas de réponse à cela. Ce souvenir vibrait entre eux dans toute son horreur.       — Je dois m’en aller, dit doucement Sean. Je ne peux rien faire de plus pour toi.       Il ne lui accorda qu’un regard fugitif à l’instant où il franchissait rapidement les marches. Tout ce qu’elle entrevit, ce fut un visage sombre et figé. Puis il disparut.        Un frisson la secoua, se prolongea en tremblement incœrcible. Elle se laissa tomber sur son fauteuil. Regarda l’enveloppe et la petite boîte. Les toucha, dans l’espoir d’y retrouver quelque chose de Sean. Mais elles étaient froides et sans vie.       Des larmes lui montèrent aux yeux, qu’elle n’eut pas la force de refouler. Elle enfouit son visage entre ses mains et pleura, terrassée de chagrin à la pensée de tout ce qui venait de lui être enlevé sans espoir de retour.      

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      Ce fut un contact léger sur ses cheveux qui arracha Anne à son désespoir. Elle leva les yeux et vit Jenny debout près d’elle. Jenny, dont elle avait totalement oublié la présence. En se rendant compte que sa jeune sœur avait été le témoin de tout ce qui s’était passé, elle éprouva un regain de douleur. Poussant un gémissement d’angoisse, elle enfouit de nouveau son visage entre ses mains.       — Laisse-moi, je t’en prie. Je veux être seule.       — Anne, je ne peux pas te laisser comme ça. S’il te plaît… je veux t’aider.       Jenny l’enlaça par les épaules et la serra bien fort. D’une certaine façon, l’attitude de sa cadette accrut le désarroi d’Anne. Jusque-là, c’était toujours elle qui avait apporté amour et consolation à ses sœurs. Que Jenny, qui était la plus jeune de toutes, fût amenée à la soutenir ne lui faisait que plus fortement ressentir le caractère sans espoir de sa situation.       — On ne peut rien arranger, Jenny.       — Pourquoi ?       — Parce que Sean veut ce que Tom Colby a eu. Et je n’ai apporté que du chagrin à Tom. Je ne pouvais

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l’aimer comme il désirait l’être.       — Mais si j’ai bien compris, c’était parce que tu aimais toujours Sean Riordan, Anne. L’amour est l’émotion la plus forte, la plus déchirante, la plus passionnée…       — Sean ne veut pas de mon amour. Il veut… eh bien, ce qu’il veut, sans plus.       — Tu te trompes, Anne. Ça l’a presque anéanti de te quitter.       — Tu ne comprends pas.       — Anne, voyons, dit doucement, tristement Jenny. C’est tellement flagrant, à présent. Il est le seul homme que tu aies aimé. C’est à cause de lui que tu ne t’es pas mariée. Toutes ces années de souffrance et de solitude… tu n’en as jamais rien laissé paraître. Tu ne nous as jamais permis de t’aider.       — A quoi bon ? C’était inutile.       — Tout à coup, j’ai l’impression que nous ne te connaissons pas. Que tu es une étrangère.       Anne émit un lourd soupir, essuya ses larmes et redressa la tête, regardant sa sœur avec une sombre résignation.       — Rien ne changera. Je suis vouée à ma carrière. C’est tout ce que j’ai.       — Grâce à Sean.       Un petit rire bref et dur, dénué d’humour, échappa à Anne.       — Et maintenant, il me porte au sommet. Je n’ai qu’à signer ce contrat.       — Je pense qu’il t’aime, Anne.       — J’ignore ce qu’il ressent à mon égard, Jenny. Ce n’est pas ce que Brian éprouve pour toi.       — Sean a des réactions passionnées en ce qui te concerne, tout comme Brian en ce qui me concerne. Ils tiennent à nous, l’un et l’autre.       — Ce qui compte pour Sean, c’est son métier d’écrivain. C’est ça qui est primordial à ses yeux.       Jenny saisit la main de sa sœur et la serra de façon significative, quêtant son attention. Quand elle parla, ce fut avec une intense conviction :       — Tu te trompes. Tu n’as pas vu son visage, quand tu lui as demandé si c’était l’écriture qui l’avait amené à agir envers toi comme il l’a fait. Moi, si. J’ai vu ce qui y était inscrit. C’était une souffrance sans nom. Il te mentait, Anne.       — Pourquoi mentirait-il ? objecta la jeune femme. Il m’a abandonnée comme il l’a déjà fait il y a sept ans. La seule différence, c’est qu’il a pris la peine de me dire adieu, cette fois. Et de préciser qu’il ne me reverrait plus.       — Il ne voulait pas partir. Il s’est forcé à le faire. Il mentait aussi lorsqu’il a prétendu être un parfait égoïste. J’en suis aussi sûre que de moi-même. S’il ne t’avait pas tourné le dos, si tu avais vu son visage, tu saurais que je dis la vérité.       — Pourquoi ? Pourquoi ferait-il une telle chose ?       — Je n’en sais rien. Peut-être que… Ne t’est-il jamais arrivé de penser qu’il cherchait à te protéger ?       — Mais de quoi ?        — Je ne sais pas trop. Il est possible que…       — Oui ?       — Eh bien, est-ce qu’il ne pourrait pas essayer de te défendre contre quelque chose qui est en lui ? Quelque chose qu’il lui est impossible de changer, même pour toi ?       « Je ne suis pas l’homme qu’il te faut… Il est certaines choses que nulle puissance sur terre ne peut modifier. »       — Il aurait pu essayer de m’expliquer, raisonna Anne.       Oui, pourquoi n’aurait-il pu faire appel à sa compréhension, au lieu d’édicter des jugements ? Comment pouvait-elle accepter ce manque de communication, ce gouffre béant ? Il n’éprouvait pas d’affection pour elle, c’était impossible. Cependant, comment expliquer alors tout ce qu’il avait fait pour elle ?       — Ce n’est pas un égoïste, lui dit Jenny, comme si elle avait lu dans ses pensées. Sinon, il n’aurait pas pris la peine de t’aider à démarrer. Et puis il y a ce contrat. Tu es peut-être la meilleure décoratrice qui soit, mais je parierais qu’il t’aurait engagée même si cela n’avait pas été le cas.       Un instant, Anne contempla les maquettes alignées sur le plan de travail. La destinée de Sean. Et la sienne. Liées, et cependant toujours divergentes.       — Quoi que Sean puisse éprouver pour moi, Jenny, ce n’est pas le genre d’amour qui mène au mariage, tu peux me croire.       — Je n’en sais rien. Je ne peux pas répondre à ça.       — Il veut coucher avec moi.       — Pour l’amour du ciel, Anne ! Y a-t-il quelque chose de mal à ça ? N’est-ce pas naturel, quand deux personnes s’aiment profondément ?       « Je voulais être avec toi. Je voulais que tu sois avec moi… »       Les mots de Sean la hantaient. Mais il avait précisé sans faux-fuyants que tout lien entre eux ne pourrait que finir par être destructeur pour elle. Cependant, il n’était pas absent de sa vie et ne le serait jamais plus — excepté au sens physique du terme. Si elle signait le contrat, cela ne ferait que renforcer leur lien, même si elle devait ne plus le revoir.

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             — Que s’est-il passé hier ? demanda Jenny. Ou est-ce une question trop indiscrète ?       Amèrement, Anne répondit :       — Il m’a fait une proposition. Je la lui ai rejetée à la figure. Une proposition, Jenny, pas une demande en mariage… Et il m’a signifié que c’était tout ce qu’il aurait jamais à m’offrir.       Jenny eut une expression pleine de compassion.       — Il pourrait changer d’avis, si tu lui donnes une autre chance.       — C’est loin d’être aussi simple.        — J’ignore ce qui s’est passé entre Sean et toi hier, mais je sais bien ce que j’ai vu aujourd’hui. Cet homme tient à toi. Vraiment.       Ayant déclaré cela, Jenny se mit en devoir de ramasser les fleurs et les feuillets épars sur le sol. Tranquillement, elle poursuivit :       — Tu peux dire que cela ne me regarde pas, mais je voudrais te voir heureuse. Comme tu l’étais à l’époque où tu avais mon âge. Je ne veux pas que tu te détruises peu à peu. Tout serait préférable à ça.       — J’ai essayé de le retenir, marmonna Anne d’un ton abattu. Mais sa décision est prise. On ne peut pas revenir en arrière.       — On peut aller de l’avant.       — Tu ne connais pas Sean. Il se retranche en lui-même, là où personne ne peut l’atteindre.       — Quelles que soient les barrières qu’il a édifiées entre vous, je peux te dire ceci : cet après-midi, elles craquaient de toutes parts. Il est comme une digue, et cette digue était près de se rompre.       Jenny se redressa pour poser les papiers et les fleurs sur le bureau et regarda sa sœur avec une expression spéculative, étrangement adulte.       — Qu’as-tu à perdre, Anne ? Tu ne veux pas d’autre homme que lui. S’il est l’unique, à tes yeux, pourquoi n’irais-tu pas le trouver pour lui accorder une autre chance ? Il ne part que demain matin.       Des larmes surgirent dans les yeux d’Anne, lui brouillant de nouveau le regard. Sean avait déjà accompli ce qu’il jugeait bon. Si elle allait le trouver maintenant, elle lui demanderait quelque chose qu’il n’approuvait pas.       La sonnette d’entrée retentit soudain.       — C’est sûrement Brian, dit Jenny.       Son aînée la retint par la main à l’instant où elle s’écartait d’elle pour aller ouvrir.       — Je t’en prie, ne l’invite pas à entrer. Pars avec lui. Je ne suis pas en état de… de voir quelqu’un. Et Jenny, je t’en prie, ne parle pas de ceci en famille. Je peux tenir le coup seule. Je… ça me ferait horreur, qu’ils sachent. J’aime mieux qu’ils croient… que je me consacre à ma brillante carrière, déclara Anne en parvenant à sourire.       — Si c’est ce que tu veux.       — Merci. Je te téléphonerai lundi, pour les robes.       — Cela n’a rien d’urgent. Vas-tu réfléchir à ce que je t’ai dit ? Je pense sincèrement qu’il t’aime. Si tu te montrais plus ouverte et que tu lui parlais…       — J’y réfléchirai, lâcha Anne, fuyant une prolongation de la discussion.       Jenny lui donna un baiser sur la joue.       — Rappelle-toi que nous t’aimons, murmura-t-elle. Tu as toujours été quelqu’un de particulier à mes yeux. Quoi que tu décides, ce sera la bonne décision et je t’aimerai toujours.       Anne ne put répondre. Elle se leva en vacillant et étreignit sa jeune sœur, la serrant contre elle.       La sonnette d’entrée tinta une nouvelle fois.       — Va, murmura Anne en caressant les cheveux de sa cadette. Va et sois heureuse avec l’homme que tu aimes.       Jenny s’écarta d’elle. Elles échangèrent un sourire ému. Anne regarda sa sœur grimper les marches en courant. Puis elle s’effondra dans son fauteuil.       Devant elle, il y avait les cadeaux de Sean — la petite boîte dorée, l’enveloppe avec le contrat et les clés d’un appartement à Londres, le bouquet de fleurs printanières. Elle effleura doucement les pétales. La promesse de quelque chose de neuf et de beau.       Mais ce n’était pas une promesse venant de Sean.        Lentement, Anne prit le bouquet et monta dans la cuisine pour le placer dans un vase. Il lui vint à l’idée qu’elle préférait la pluie avec Sean que tout le soleil du monde en solitaire. Quelles fleurs pourraient surgir, sous cette pluie-là ? Des fleurs éphémères. Mais, comme bien des choses fugitives, elles pouvaient être les plus belles de toutes…      

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      Anne frappa à la porte de la suite de Sean au Park Hyatt Hotel. Dans une main, elle tenait l’enveloppe et la petite boîte, intacts. Elle avait préparé son discours. Elle était prête. Mais en voyant qu’on ne lui répondait pas,

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elle perdit le fil de ses idées pour ne plus éprouver que de la peur.       La porte demeurait close. Avait-il déjà quitté l’hôtel ? Etait-elle bannie à jamais de la vie de Sean ?       Elle frappa de nouveau, plus fort, plus longuement. La porte s’ouvrit enfin.       Il portait l’un des épais peignoirs blancs que l’hôtel fournissait à ses hôtes. Il regardait de côté, visiblement convaincu d’avoir affaire à une femme de chambre. Son comportement dénotait un désintérêt absolu pour le monde en général. Quand il la vit, une circonspection intense se peignit sur son visage las.       Avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, elle passa devant lui, franchissant le seuil. Puis elle déclara d’une voix précipitée :       — Il y a un certain nombre de choses que je tiens à mettre au point avec toi, en ce qui concerne le contrat.       Elle entendit la porte se refermer derrière elle. Son soulagement fut si grand qu’elle se mit à trembler. Elle avait eu si peur qu’il la mette dehors !       — Quelles choses, Anne ?       L’intonation âpre, et même cynique, de sa voix lui révéla qu’il voulait en finir au plus vite. Luttant pour recouvrer le sang-froid qui lui était indispensable, franchissant encore quelques pas, elle pivota sur elle-même pour lui faire face.       Son expression était sombre, le faisant paraître plus vieux que ses trente-quatre ans. Il ne regarda ni la luxuriante chevelure châtain clair d’Anne, éparse sur ses épaules, ni son chandail en cachemire couleur d’or fauve et son pantalon brun, qui soulignaient sensuellement ses courbes féminines. Elle eut le sentiment qu’il se rendait à dessein imperméable à sa nature de femme.       Elle refoula les doutes et les peurs qui l’envahissaient. C’était sa dernière chance, la seule qu’elle aurait jamais. Elle devait la saisir. Le regard de Sean tomba sur l’enveloppe et la petite boîte qu’elle tenait en main ; il se rembrunit en les voyant intacts.       — Ça ne peut pas marcher, Sean, dit-elle avec douceur. Je ne veux pas travailler sur tes pièces sans t’en parler ou sans te voir. J’ai besoin de discuter avec toi de vive voix. J’ai besoin d’être avec toi.       — Tu t’en tires magnifiquement sans mon intervention. Le travail que tu viens d’effectuer…       — … a été un enfer pour moi ! coupa-t-elle, le réduisant au silence par sa véhémence passionnée. C’était un rappel constant de ce que j’avais perdu. Je ne veux pas t’avoir croisé brièvement. Je ne veux pas me souvenir de toi avec bienveillance. J’ai besoin de ta présence dans ma vie. Je veux être avec toi. Je veux te connaître. Et accepter ces cadeaux…       Elle jeta le contrat et la boîte sur le siège le plus proche.       — Je ne le peux pas. Ils ne feraient que me rendre les choses plus difficiles. J’ai besoin de toi, Sean.       Pendant un instant, une incrédulité sans nom passa sur le visage de Sean.       — Depuis que tu m’as quittée il y a sept ans, ma vie est vide, poursuivit Anne d’une voix que l’émotion faisait vibrer. Je l’ai remplie comme j’ai pu avec la carrière que tu m’as offerte. J’ignore si tu as déjà rencontré Tom Colby ; en surface, il te ressemble beaucoup. Je me suis forcé à croire que je l’aimais parce que tu n’étais plus là, et que je savais t’avoir perdu à jamais.       — Non, murmura-t-il — déni presque inaudible.       Des larmes jaillirent des yeux de la jeune femme. Les mots se bousculèrent sur ses lèvres :       — J’ai fait souffrir Tom alors qu’il n’était coupable de rien. Il ne pouvait pas te remplacer, voilà tout. Je me suis fait souffrir moi-même. Peut-être t’ai-je fait souffrir aussi. Je le regrette.       Sean éleva les mains en un geste torturé.       — Anne. Pour l’amour de Dieu ! Dis-moi que ce n’est pas vrai.       — Tu n’es pas obligé de m’aimer, reprit-elle sans pouvoir juguler le désespoir qui devenait perceptible dans son intonation. Tant que tu auras un peu d’affection pour moi, je m’en contenterai.       — Oh, Seigneur, non ! s’exclama Sean d’une voix sourde et angoissée. Ne me dis pas que c’était à cause de moi. J’ai essayé… Je suis parti avant que ça aille trop loin. Il ne s’est rien passé entre nous.       — Il ne s’était déjà passé que trop de choses. Que je ne pouvais oublier.       — Non ! Je ne veux plus te faire du mal. Il est déjà dur pour moi de ne pouvoir être ce que tu aimerais que je sois.       — Je te veux tel que tu es. Je te jure que je n’essaierai jamais de te changer, plaida Anne, terrifiée à l’idée de perdre la partie, de perdre Sean. Je t’en prie. Ne pouvons-nous partager encore certaines choses, comme nous le faisions autrefois ?       La bouche de Sean esquissa un pli railleur et farouche.       — Par partager, je voulais dire aussi être amants, s’empressa de préciser Anne. C’était ce que je désirais il y a sept ans, et je le veux encore aujourd’hui.       — Tu crois que je ne suis qu’un animal sans conscience se moquant du mal qu’il peut te faire ?       — Je veux tout partager avec toi. Tout ce qui peut unir un homme et une femme. Comme amants. Comme amis. Comme professionnels œuvrant à un même but. Ne pourrions-nous essayer ?       Il la contempla comme s’il la voyait pour la première fois.        — Et hier ? demanda-t-il d’une voix rauque.       — J’exprimais ma souffrance, mon chagrin, ma colère, parce que tu m’avais quittée et paraissais ne pas t’en soucier.       Elle éleva les mains — geste de supplication, d’offrande, d’invite.

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             — Tu m’as montré que je comptais pour toi, cet après-midi, Sean. Si tu as de l’affection pour moi, je t’en prie, ne me rejette pas. Je suis si seule… si désespérée. J’ai tellement besoin de toi.       Quelles que fussent les pensées de Sean Riordan, ce cri désespéré les oblitéra. Ses bras s’ouvrirent pour accepter Anne et l’étreindre. Elle venait de prononcer les mots qui l’emportaient sur tout le reste.      

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      Le soulagement envahit la jeune femme. Elle se pressa contre son compagnon, nichant sa tête au creux de son épaule. Les bras de Sean se resserrèrent autour d’elle. Ses lèvres effleurèrent ses cheveux.       — Je suis enfin au port, murmura-t-elle.       — Oui, répondit-il d’une voix voilée.       Il déplaça l’un de ses bras pour mieux l’attirer contre lui, et leur intimité s’accrut tandis que leurs corps se moulaient l’un contre l’autre.       — C’est un point de non retour, Anne.       — Je sais.       Sean dévora le cou de sa compagne de longs baisers ardents. Elle glissa une main dans l’encolure entrouverte du peignoir, écarta les deux pans de tissu. Sous ses doigts, la peau de Sean était ferme, douce et brûlante. Elle posa les lèvres au creux de sa gorge, là où battait une artère bleutée.       Il émit un murmure rauque. D’un mouvement rapide, il releva le visage d’Anne et sa bouche s’abattit sur la sienne, avide et persuasive, exigeante. Elle céda à l’emportement de ses sens, à la tension qui l’habitait avec une force grandissante, à son excitation. Accueillant avec transport les caresses passionnées de Sean, elle laissa elle aussi courir les mains sur son corps viril, heureuse de pouvoir l’aimer librement, enfin.       Sentant son excitation, elle se mit à bouger sensuellement contre lui, soulevée par un vertige agréable, acceptant avec ivresse de s’oublier elle-même dans ce dialogue d’amant à amante où régnaient les sensations.       Soudain, Sean se détacha d’elle à demi pour la soulever entre ses bras. Il la porta ainsi tout autour des lieux, s’arrêtant çà et là pour lui demander d’éteindre une lumière. Et tandis qu’elle tendait le bras vers l’interrupteur qu’il lui indiquait, il l’embrassait profondément, passionnément, prolongeant parfois le baiser jusqu’à la prochaine halte, ou s’attardant pour démultiplier la sensualité de leurs échanges. Lorsqu’elle eut pressé le dernier bouton de lampe, l’obscurité les enveloppa, les plongeant dans un monde secret et clos, intensément intime. Elle crut que Sean allait s’abattre sur le lit avec elle, mais au lieu de cela, il la remit debout, sans pour autant interrompre son baiser.       Leurs corps vacillèrent l’un contre l’autre, trouvant presque aussitôt leur équilibre, et elle le sentit trembler. Elle se cramponna à lui, le caressant doucement pour l’apaiser, mais il laissa échapper un long gémissement de désir et l’embrassa avec une passion dévastatrice. Jamais elle n’avait rien éprouvé d’aussi intense et d’aussi merveilleux. S’arrachant à demi à la pression de ses lèvres, elle souffla d’une voix rauque :       — Je te veux, Sean. Maintenant.       Murmurant un refus, il poussa un long soupir, secoua la tête. Elle devina qu’il tendait un bras, dans le noir. Soudain, dans un chuintement, les rideaux de la baie vitrée s’ouvrirent derrière elle.       — Je veux que tu aies tout, Anne, dit-il doucement. Tout ce qu’il est en mon pouvoir de te donner.       Il lui fit faire volte-face pour lui permettre de contempler le port, les lumières de la ville, leurs reflets miroitant sur l’eau. L’enlaçant par la taille, il l’attira doucement contre lui. Il avait ôté son peignoir et, à travers ses vêtements, elle perçut la nudité de Sean.       — Le mystère de la nuit, reprit-il à voix basse, tout en effleurant la nuque et les cheveux de la jeune femme avec ses lèvres. Ephémère et recelant pourtant les profondeurs cachées et insondables de l’éternité. Et nous sommes là, ensemble, vivants et tièdes, défiant la solitude de ces espaces infinis et froids.       Les mains de Sean se refermèrent sur les seins d’Anne.       — La terre n’a rien de plus beau à offrir, dit-il.       Intuitivement, Anne devina qu’il ne parlait pas de la nuit, mais de ce qu’ils partageaient l’un et l’autre — l’un avec l’autre.       Il saisit ensemble les pans du pull en cachemire et du caraco de soie qu’elle portait et les releva, les faisant glisser pour les ôter et les abandonner au sol. De nouveau, il l’attira à lui, pressant son torse contre le dos nu d’Anne, reprenant possession de ses seins libérés de la gangue du tissu.        D’un geste instinctif, elle posa les mains sur celles de Sean comme pour mieux les retenir contre son cœur, tandis qu’il posait avidement les lèvres sur la courbe de ses épaules, et qu’elle oscillait de côté et d’autre, s’abandonnant au plaisir d’une pluie de baisers. Puis, d’un geste rapide et preste, il défit la fermeture à glissière du pantalon en velours, lui dénudant les hanches.       Elle ôta ses chaussures, se libéra des vêtements échoués à terre et demeura tremblante, offerte, tandis que Sean caressait sa chair dénudée. Soudain, il l’enlaça et leur union fut plus intime encore, éveillant en elle des

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sensations étourdissantes.       Il y avait quelque chose d’intensément primitif dans ce dialogue nocturne de deux corps nus enlacés, unis dans un monde à eux, et portant cependant leurs regards vers le monde du dehors, où s’agitaient doucement les vagues du port, où des lumières brillaient pour d’autres, où s’accrochaient des étoiles dans un ciel enténébré.        Anne eut envie de voir le visage de Sean. Comme s’il avait deviné ce qu’elle désirait, il la fit pivoter face à lui, la tenant à bout de bras pour qu’ils puissent se contempler. Elle put entrevoir son regard intense concentré sur elle, comme s’il cherchait à jauger ce qu’elle était pour lui.       — Sean…, murmura-t-elle dans un élan de désir.       — Tout va bien, répondit-il. Je veux graver la magie de cet instant dans ma mémoire, pour toujours. Capturer et retenir ce que tu es dans ta vérité de femme.

             Il se mit à la caresser avec une douceur envoûtante, entreprenant un voyage de découverte, explorant chaque recoin de son corps. Elle frémissait de plaisir, mais demeurait immobile, fascinée. Ce fut seulement lorsqu’il se pencha pour saisir la pointe d’un de ses seins entre ses lèvres qu’elle parvint à rompre le charme qui la paralysait et le toucha à son tour, pressant éperdument la tête contre la sienne, poussée par le besoin impérieux de lui faire comprendre qu’il était aussi précieux à ses yeux qu’elle l’était pour lui.       Et pourtant, elle parut impuissante à le retenir ainsi, et ses doigts glissèrent dans les boucles brunes de Sean tandis qu’il inclinait plus bas la tête, entreprenait avec sa bouche une exploration plus enivrante encore. Il éveillait des sensations tantôt douces et exquises, tantôt presque violentes. Bientôt, l’émoi de la jeune femme eut quelque chose d’insoutenable. Les élans vertigineux qu’il suscitait appelaient un assouvissement total. Elle gémit, l’attira à elle avec une sorte de frénésie.       Il se leva et ils se retrouvèrent unis d’un seul mouvement, rejoignant le lit et s’y abattant sans presque s’en rendre compte. Sean l’avait prise et elle s’abandonnait à lui, se livrant à sa possession rythmée, dictée par des élans de passion et de sensualité mutuels, éperdus et exquis. Ils atteignirent ensemble le plaisir ultime.       Et même lorsque Sean roula sur lui-même, l’entraînant avec lui pour adopter la position alanguie des amants comblés, ils restèrent enlacés l’un à l’autre, savourant les prolongements voluptueux d’après l’amour. Anne cherchait à capturer pour toujours ces instants magnifiques.        Sean n’avait cessé de la caresser, avec une sorte d’instinct miraculeux, comme s’il savait ce dont elle avait besoin, ce qu’elle désirait. Soulevée par des sensations intenses, voyant Sean de nouveau troublé et excité, elle obéit à un élan presque sauvage, chercha à se noyer dans la possession, à démultiplier le plaisir reçu et donné.       Si c’était de la folie, c’était une folie partagée, et ils s’y livrèrent avec toutes les audaces, faisant fi de toutes les inhibitions. Plus rien n’était interdit.        On eût dit qu’ils cherchaient à connaître et obtenir tout ce qui leur avait manqué durant leurs années de séparation, comme s’ils n’avaient devant eux qu’une nuit sans lendemain. C’était un élan irrésistible et envoûtant par sa puissance même. Il n’y avait plus d’interrogations. Seulement des réponses passionnées, exultantes, triomphantes.       Puis ils s’endormirent et il y eut des moments où Anne, en s’éveillant, se demanda si elle n’était pas prisonnière d’un rêve. Mais il lui suffisait de toucher Sean, allongé à son côté, et elle recouvrait avec une intensité ravivée la merveilleuse réalité de son bonheur.       Et c’était tout ce qui comptait dans cette nuit placée sous le signe du don et du partage.      

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      Il faisait jour quand Anne s’éveilla. Le soleil, effleurant l’horizon, y peignait des traînées d’or et de rose. La jeune femme n’était pas lasse, en dépit de sa nuit de veille entrecoupée de courts moments de sommeil ; elle se sentait plus vivante que jamais.       Sean était étendu à côté d’elle, un bras replié sous sa tête en guise d’oreiller, l’autre la retenant enlacée. Il s’étira, et elle sut qu’il était éveillé lui aussi et regardait, au-delà de la fenêtre, la vue magnifique qui s’offrait à eux.       — Un nouveau jour, murmura-t-elle.       L’enlacement de Sean se mua en étreinte lorsqu’il répondit :       — Une nouvelle vie.       Le passé était révolu, songea-t-elle avec exultation. Une autre existence commençait pour eux. Ensemble.       — Que vas-tu faire aujourd’hui ? demanda-t-elle en souriant, savourant par avance une réponse qu’elle connaissait déjà.       Elle songea aux heures écoulées. Jusqu’à la veille au soir, son expérience de l’amour charnel avait été extrêmement limitée. Elle ne l’avait jamais envisagé que comme l’union de deux corps mus par un besoin physiologique. C’était ainsi qu’elle l’avait vécu avec Tom Colby. Elle comprenait maintenant que faire l’amour était bien davantage — un art de l’intimité et du partage, une union si profonde et si intense que ceux qui l’avaient

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connue ne pourraient plus jamais, ensuite, se retrouver séparés.       — Aujourd’hui, dit Sean, j’annule mon départ pour Londres. J’attendrai ici et t’aiderai dans tes préparatifs. Nous partirons ensemble. Si ça te convient, bien sûr.       — A merveille.       — Est-ce que tu as faim ?       — Comme un ogre.       — Je vais commander le petit déjeuner.       Il roula sur lui-même, s’écartant d’elle et tendant le bras vers le récepteur. Anne se tourna vers lui ; il lui fallait le voir, le toucher encore. Elle fit courir sa main le long de ses épaules, esquissa de petites caresses taquines sur sa peau, prenant un plaisir espiègle à ses réactions tandis qu’il s’efforçait de passer la commande. Il finit par raccrocher et, de nouveau, il l’enlaça avec fougue.       — Tu es la perversion incarnée, plaisanta-t-il.       — Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre…       Il éclata de rire, le visage illuminé d’une joie intérieure qui faisait plaisir à voir. Anne l’avait toujours trouvé beau ; mais en cet instant, il lui parut certain que Sean Riordan était l’homme le plus magnifique du monde. Elle en eut le cœur chaviré.       — Je crois que je vais me raser, dit-il en passant la main sur ses joues. Il ne faudrait pas que je te rebute parce que j’ai négligé de me présenter dans toute ma perfection !       Gaiement, il bondit hors du lit et traversa la pièce pour aller ramasser son peignoir là où il l’avait abandonné la veille. Anne se redressa à demi pour le suivre des yeux. Il se mouvait avec une grâce arrogante qui lui rappela violemment la façon dont il avait orchestré leurs échanges.       Pendant un instant presque déchirant, elle se demanda combien de femmes l’avaient connu ainsi. Puis elle chassa cette pensée. Sean était revenu en Australie parce qu’elle était quelqu’un d’à part à ses yeux. Alors, leur relation était spéciale. Ils étaient amants au sens plein du mot.       Il ramassa son peignoir et l’enfila, puis rassembla les vêtements de la jeune femme épars sur le sol, près de la baie. Soudain, il s’interrompit. Quelque chose avait capté son regard, sur l’un des fauteuils. Il se pencha et prit la petite boîte dorée.       — Tu n’as pas ouvert mon cadeau, dit-il en la lui apportant. Tu n’auras aucune excuse si tu le refuses maintenant.       Elle lui décocha un sourire tandis qu’elle dénouait le ruban, affectant l’indifférence pour mieux le taquiner.       Le choc la figea quand elle vit ce que contenait l’écrin, et son cœur se serra douloureusement. Il y avait quelque chose de presque sacrilège, pour elle, dans un présent aussi extravagant. Cela ne pouvait pas être bien. Cela devait même être mal. Violemment, elle fit non de la tête.       — Non, Sean, c’est trop. Tu n’aurais pas dû faire ça.       Il s’assit auprès d’elle, prenant son visage entre ses mains et la regardant avec intensité.       — Je veux les voir sur toi, Anne. Je veux voir si elles te vont. Je les ai fait faire exprès par De Mestres, à Bruxelles. Je t’en prie, mets-les.       Ainsi, il avait fait exécuter ces bijoux avant de revenir en Australie pour lui proposer d’avoir une liaison avec lui. Etait-ce de cette façon qu’il menait ses relations avec les femmes ? En leur achetant par avance des bijoux somptueux ? Oppressée, tendue, Anne s’efforça de dissimuler son chagrin tandis qu’elle interrogeait son compagnon.       — Tu comptais t’en servir comme argument de persuasion ?       — Non, assura-t-il d’un air rembruni. C’était pour toi. Quoi qu’il arrive entre nous.       Cela, il lui en avait déjà donné la preuve, songea Anne. Et pourtant, elle contempla les boucles d’oreilles sans pouvoir se résoudre à les accepter. Elles formaient deux petites fleurs jumelles, mais les diamants qui constituaient les pétales étaient plus grands que celui de la bague de fiançailles de Jenny et la pierre centrale plus grosse qu’aucun diamant qu’elle eût jamais vu. Leur éclat était presque trop vif.       C’était le genre de cadeau qu’un homme offrait à une maîtresse hautement appréciée — quand elle eût donné n’importe quoi pour trouver dans la boîte une alliance toute simple… Elle avait beau avoir accepté l’idée que leur relation excluait un engagement à vie, elle souffrait de penser que Sean ne lui demanderait jamais d’être sa femme. C’était même encore plus douloureux, après la nuit qu’ils avaient partagée. Cependant, elle avait promis d’accepter son compagnon tel qu’il était.

             — Tu ne les aimes pas ? demanda Sean d’une voix tendre où se glissait un soupçon d’inquiétude et de déception.       — Bien sûr que si. Ce sont les boucles d’oreilles les plus fabuleuses que j’aie jamais vues.       — Alors, mets-les, s’il te plaît.       Soucieuse de lui faire plaisir, d’être en harmonie avec lui, Anne refoula ses réticences, si profondes qu’elles fussent. Elle se contraignit à le regarder bien en face, tandis qu’elle assujettissait une à une, avec des mains tremblantes, les deux fleurs. Elle vit naître une expression de satisfaction intense dans le regard de Sean. Lentement, il la dévisagea, puis contempla sa chevelure éparse sur ses épaules, ses seins nus.       « Cette femme est mienne », lut-elle sur le visage de Sean. Une idée horrible et insidieuse s’insinua en elle

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et elle ajouta : « Il suffisait d’y mettre le prix. »       — Tu es si belle, murmura-t-il d’une voix rauque.       Elle se contraignit à sourire.       — Merci.       Il se mit debout, l’entraîna en riant vers un miroir et, se plaçant derrière elle, ramena ses cheveux en arrière. Les diamants se révélèrent dans tout leur éclat.       — Elles te vont à la perfection. Et tu les mets en valeur.       Choses matérielles et sans importance, pensa Anne, soulagée d’entendre frapper à la porte. Cela la dispensait de trouver une réponse.       — C’est sûrement le petit déjeuner, dit Sean.        Il alla ouvrir, tout en indiquant à sa compagne qu’il y avait un autre peignoir dans la salle de bains. La jeune femme s’y réfugia, soudain horrifiée par la situation où elle se trouvait. Ce n’était pas seulement à cause de l’arrivée du serveur, surprenant Sean Riordan « en compagnie galante ». Les diamants lui restaient sur le cœur ; ils semblaient proclamer qu’elle n’était pas l’égale de son amant.       Anne ne supportait pas de devoir accepter plus qu’elle ne pouvait donner. Ce qu’elle désirait, c’était une relation de complémentarité, entre égaux, animée par un respect mutuel. Tout autre cas de figure lui semblait insupportable.       Elle se rafraîchit et mit un peu d’ordre dans sa chevelure, conservant les boucles d’oreilles à contrecœur. Il était trop tôt pour les ôter. Cela soulèverait des interrogations auxquelles elle ne voulait pas répondre. Dans un instant, elle prétexterait qu’elles n’allaient pas avec ses vêtements pour les retirer. Puis elle prétendrait qu’elle les réservait pour une occasion spéciale. Quelle occasion ? Elle ne le savait trop, mais elle sentait que s’il n’en survenait aucune, elle ne porterait jamais plus les fleurs de diamant. Ce présent convenait peut-être à Sean. Mais pas à elle.        Le déjeuner était servi, quand elle sortit de la salle de bains, et le garçon d’étage avait disparu. Sean était visiblement heureux ; la jeune femme n’eut guère de mal à se détendre, et à prendre plaisir à leur intimité toute nouvelle.        Ils discutèrent des jours à venir. Anne avait ses bagages à faire, devait confier sa maison à un agent immobilier pour une sous-location, remiser ses effets personnels chez sa mère ou chez Jenny. Et puis, en dehors des affaires professionnelles en cours, qu’il lui faudrait régler, elle devrait apporter la dernière touche à la conception des toilettes du mariage de sa sœur. Il y avait aussi les amis à prévenir, la famille… Elle pensait être prête à partir vers la fin de la semaine.       C’était compter sans l’énergie passionnée de Sean ! Avec son aide, Anne ne mit que trois jours à achever tous ses préparatifs.       Elle avait l’impression de ne plus être elle-même. Le mot « couple » prenait tout à coup à ses yeux un autre sens. Ses actes, ses pensées, ses sensations — il n’était rien qui ne fût désormais inextricablement lié à Sean. Elle en était transportée de joie, et en même temps, cela lui faisait peur. Après avoir été privée de lui pendant si longtemps, il lui semblait que ce « trop-plein » ne pouvait durer.       C’est pourquoi elle se montra circonspecte lorsqu’elle se rendit chez la couturière avec Jenny pour présenter les croquis des costumes.       — Ça te réussit, d’être avec Sean Riordan, observa sa sœur avec un regard pétillant de plaisir. Tu resplendis. J’en conclus que votre relation est positive ?       — Pour l’instant. Mais j’ignore ce que me réserve l’avenir. J’aimerais mieux que le reste de la famille considère mon départ pour l’Angleterre comme un pas en avant dans ma carrière et rien d’autre, Jenny.       Jenny fronça les sourcils.       — J’espère qu’il… Dis, Anne, il va t’épouser, n’est-ce pas ? Une fois qu’il se sera fait à cette idée.       — Ecoute, ne t’inquiète pas. Je suis adulte, et c’est moi qui ai pris cette décision, répondit doucement Anne. Quoi qu’il arrive, tu n’en es pas responsable. J’aimerais éviter que maman n’accorde plus d’importance qu’il n’en faut à cette liaison. Tu la connais ; elle est obsédée par l’idée que je me marie.       — Tu ne pourras pas cacher votre relation indéfiniment, objecta Jenny. D’ailleurs, je suis sûre que Sean voudra tôt ou tard se marier avec toi. Ce n’est qu’une question de temps.       Lorsque Jenny raccompagna Anne jusqu’à sa maison de Paddington, où Sean était occupé à empaqueter les ouvrages de référence dont la jeune femme se servait pour son travail, elle déclara à l’écrivain de son ton le plus enjôleur :       — Sean… Je serais affreusement déçue si Anne ne pouvait pas venir à mon mariage. C’est juste avant Noël, tu sais. Tu prends sûrement de petites vacances, à ce moment-là ?       — Toujours.       L’espace d’un instant, une ombre passa dans le regard de Sean. Puis il adressa un grand sourire à Jenny et ajouta :

             — Ne t’inquiète pas, Anne sera là à ton mariage. Et à Noël.       Jenny décocha un sourire triomphant à Anne, comme si cette assurance était la réponse à tout. Anne, elle, décida de ne pas s’interroger sur le chagrin passager qui avait voilé le regard de Sean, un instant plus tôt. Elle

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devinait qu’il avait dû passer bien des Noël solitaires et, en son for intérieur, elle se jura de faire tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il connaisse une fin d’année différente des autres, cette fois-ci.       Dès que la porte se fut refermée sur Jenny, Sean attira Anne entre ses bras et l’embrassa avec une passion incroyable, comme pour affirmer l’importance de ce qui les liait… ou pour oblitérer quelque chose d’autre. Ils finirent par faire l’amour, et l’érotisme torride de leur union fit tout oublier à la jeune femme. Ce fut seulement plus tard qu’elle se demanda si c’était la mention du mariage de Jenny ou des fêtes de fin d’année qui avait poussé Sean à la posséder avec cette espèce de violence désespérée.       Elle avait tant de choses à découvrir au sujet de son amant ! Pourtant, par une sorte d’instinct, elle sentait qu’elle n’aboutirait qu’à ériger des barrières entre eux, si elle tentait d’avoir un aperçu des abîmes intérieurs de Sean. Ce qu’ils partageaient se limitait à l’immédiat. Elle espérait simplement que cet état de fait se modifierait à mesure qu’ils apprendraient à mieux se connaître.       Ce fut peut-être une forme de lâcheté, mais Anne fit ses adieux à sa mère et à ses deux autres sœurs par téléphone. Elle expliqua qu’elle était bousculée par le temps, et les rassura : elles se reverraient bientôt, au mariage de Jenny.       En réalité, elle redoutait la curiosité de sa famille. Sa liaison avec Sean était trop récente, c’était une question trop privée, pour qu’elle acceptât si vite de la « livrer en pâture » à sa mère. Elle voulait préparer celle-ci peu à peu. Oh, elle ne s’attendait pas que Leonie Tolliver approuve une relation « libre » ! mais avec le temps, sans doute finirait-elle par l’accepter.       En vérité, Anne elle-même ne s’était pas encore faite à cette idée. Cela la frappa quand ils se présentèrent à l’aéroport, le jeudi matin, et que Sean s’occupa de l’enregistrement des bagages. Elle lui confiait sa vie et son bien-être sans regrets ; mais une confuse tristesse emplissait son cœur.       Ils prirent bientôt place dans le Boeing de la Qantas. Un stewart leur indiqua leurs sièges, en première, et leur servit un verre de champagne. Sean trinqua avec elle, levant son verre en silence comme pour lui porter un toast. Son sourire la fit chavirer. « C’est comme si nous partions en lune de miel », pensa-t-elle.        Hélas ! elle n’était pas mariée avec Sean. Et ne le serait jamais. La photo de leurs noces n’irait pas rejoindre celle de ses sœurs sur la cheminée familiale.       Résolument, elle chassa ces pensées défaitistes. Elle avait promis à Sean de ne pas tenter de le réformer ; mais après tout, cela ne signifiait pas qu’il ne changerait pas de lui-même.       Sean sourit à Anne et lui prit la main, la serrant doucement tandis que le Boeing décollait, en route vers l’autre bout du monde. Dans son regard vert chaleureux, elle lut sa pensée : départ pour une nouvelle vie. Dans le secret de son cœur, elle ajouta : fin de la solitude.      

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      Quand ils arrivèrent, vingt-quatre heures plus tard, il faisait gris et froid à Londres et, tout le long du chemin qui le menait de Heathrow à Knightsbridge, le taxi qui les conduisait dut affronter des averses intermittentes. Il finit par s’arrêter devant un bel immeuble de brique, percé de vastes fenêtres.       On transporta leurs bagages vers l’ascenseur, et Sean pressa le bouton du dernier étage. Quand ils sortirent, ils débouchèrent sur un vaste palier, qui s’apparentait plutôt à une antichambre privée. Une double porte, et une seule, était visible.        — Sers-toi des clés que je t’ai données, dit Sean en voyant le regard interrogateur de sa compagne.       Avec un incœrcible sentiment d’excitation, Anne ouvrit la porte. Dès qu’elle fut entrée, elle comprit que ce n’était pas un appartement de location, mais un lieu marqué par l’empreinte d’une personne donnée, qui aimait vivre dans le grand luxe. Appartenait-il à un ami de Sean, parti à l’étranger pour un an ou deux ? En tout cas, c’était quelqu’un qui lui faisait confiance. Car on ne s’était pas donné la peine d’ôter les choses personnelles qui conféraient son cachet à l’ensemble.       — Comment se fait-il que tu puisses disposer de cet appartement ? demanda-t-elle.       Et elle s’avança, si captivée par ce qu’elle découvrait qu’elle ne prit pas garde au silence de son compagnon. De toute évidence, la musique jouait un grand rôle dans l’existence du propriétaire : un grand piano noir et brillant trônait dans un angle. Il y avait aussi, à l’autre bout de la pièce, deux haut-parleurs de chaîne hi-fi, et les éléments de cette dernière étaient logés dans un vaste meuble à étagères, accueillant rayonnages et éléments clos. De vastes canapés de cuir noir entouraient une table basse, dont le plateau veiné de gris et noir avait quelques petites touches rosées. D’étranges sculptures abstraites étaient disposées çà et là. Au mur se trouvaient des peintures, abstraites elles aussi, d’une grande complexité visuelle.       Anne s’imprégnait peu à peu de l’atmosphère des lieux, y percevant l’expression aiguë d’une sensualité à fleur de peau, de sombres passions et de plaisirs vécus dans la solitude. Elle fit soudain volte-face, surprit le regard de Sean posé sur elle.       — C’est ton appartement, n’est-ce pas ? dit-elle doucement.       — J’y ai vécu quelques années, rectifia-t-il. J’aurais enlevé mes effets personnels avant ta venue, Anne. Je

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peux le faire sans problème, si tu préfères ne pas vivre avec moi.       — Pourquoi ? Pourquoi renoncer à tout cela pour que j’y reste ?       Il haussa les épaules.       — Tu as besoin d’être à Londres. Moi pas.       — Mais où serais-tu allé, si j’avais accepté ta proposition initiale ?       — Loin d’ici. En Irlande. En Amérique. Aucune importance. Quand j’écris, rien d’autre n’existe pour moi.       Anne eut un frisson. Lui opposerait-il une sorte de mur, lorsqu’il recommencerait à écrire ? Quelle vie commune allaient-ils donc mener, tous les deux ?       — Ça change tout, de t’avoir avec moi, dit-il.       Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras. Le froid qui l’avait saisie s’évanouit. La bouche tiède de Sean s’empara de la sienne avec passion, lui faisant sentir combien il était heureux de se perdre en elle.       Ils ne défirent leurs valises que bien plus tard.       La chambre de Sean était une pièce richement décorée dans un camaïeu de verts. La salle de bains adjacente était aussi luxueuse, avec un bain bouillonnant en onyx vert et des accessoires dorés.       Anne se familiarisa beaucoup avec ces deux pièces, durant son premier week-end à Londres ; Sean avait décidément une façon bien à lui de surmonter le décalage horaire… Au demeurant, le temps, très mauvais, n’encourageait guère aux promenades.       Sean réserva l’une des pièces libres à Anne, pour son atelier. Si elle avait besoin de plus d’espace, une autre serait à sa disposition, lui expliqua-t-il. Il avait transformé l’une des chambres en bureau personnel, et c’est là que la jeune femme se réfugia pour lire sa dernière œuvre, tandis qu’il écoutait de la musique dans le living. Lorsqu’elle entendit les accents du Götterdämmerung de Wagner, cela ne la surprit pas ; la sombre et envoûtante grandeur du Crépuscule des dieux était en harmonie avec la pièce qu’elle dévorait.       C’était un drame inexorable, qui convergeait vers une explosion de passions. Sean l’avait intitulée Un interminable hiver. Il y régnait une tension sexuelle sous-jacente qui, de scène en scène, atteignait un paroxysme conflictuel, amenant chaque personnage à jeter bas le masque et à se révéler dans toute sa solitude et sa vulnérabilité.       Sean n’avait rien écrit d’aussi puissant, jusque-là, et c’était la composante sexuelle qui donnait à la pièce sa force singulière. Anne savait que les écrits de Sean reflétaient son monde intérieur ; cela la fit réfléchir. L’avait-il acceptée dans sa vie afin d’affirmer pleinement sa sensualité ? Depuis le soir où elle s’était donnée à lui, la faim qu’il avait d’elle n’avait cessé de se révéler aussi intense qu’insatiable…       Elle n’entendit ni s’arrêter la musique ni entrer Sean. Il surgit doucement derrière le fauteuil où elle s’était pelotonnée pour lire, et ce fut la touche légère de sa main, glissant sur ses épaules et vers sa poitrine, qui lui donnèrent conscience de sa présence.       — Tu as fini ? murmura-t-il.       — Oui, chuchota-t-elle, le cœur et le corps déjà en émoi.       — J’ai attendu que tu viennes me faire part de ton avis. Il y a longtemps que tu es ici. Je commençais à me demander si c’était bon ou mauvais.

             — Ta pièce est remarquable, tu le sais bien. Tout ceux qui l’ont lue ont déjà dû te dire que c’est un énorme succès en perspective.       — Mmm…, fit Sean. Alors, à quoi songeais-tu ?       — Au bonheur d’être avec toi.       Elle se détourna vers lui pour lui sourire. Il laissa échapper un grognement bas et sourd, sensuel, tandis qu’il venait la tirer du fauteuil pour l’attirer contre lui.       — Et maintenant, dis-moi la vérité, insista-t-il tandis qu’ils échangeaient un regard de passion contenue. Est-ce que tu visualises déjà une mise en scène ?       — Assez pour commencer à ébaucher des idées.       Il lui décocha un sourire espiègle.       — Allons au lit pour les embellir. On frappera les trois coups demain.       La soirée ne fut pas seulement placée sous le signe d’une sensualité débridée. Ils discutèrent de la scénographie de la pièce jusque très avant dans la nuit. Et cet échange intellectuel rendit plus agréable encore leur intimité physique. Anne était profondément heureuse d’être avec Sean, quel que fût le statut qu’elle avait à ses yeux.       Le lundi matin, il ne songea qu’au travail, l’emmenant au Gray’s Inn pour faire la connaissance de son avoué-conseil, Paula Wentworth. Il tenait à ce que le contrat fût dûment établi avant de mener la jeune femme à d’autres rencontres importantes.       Paula était une grande femme mince, professionnelle jusqu’au bout des ongles, et cela se sentait d’emblée, quand on voyait ses cheveux roux disciplinés par un chignon strict et ses mocassins plats. Elle avait une peau très claire, fine, des yeux gris-vert pétillant d’une vive intelligence ; son mince visage était un peu trop long et un peu trop étroit pour qu’on la puisse dire jolie, et pourtant, elle avait une élégance racée, presque hautaine.       Sean l’accueillit avec beaucoup de chaleur et la conversation qui s’ensuivit révéla qu’il fréquentait depuis longtemps Paula et son mari. Leurs manières révélaient une forte amitié. Anne en fut surprise ; cela indiquait en

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effet que Sean n’était pas aussi solitaire qu’elle l’avait imaginé.       Paula manifesta envers elle un intérêt amical, mais il y avait quelque chose d’interrogateur et d’intense dans son regard, qui trahissait une vive curiosité à son égard.       Tandis qu’ils examinaient tous trois les divers détails du contrat, Paula fut amenée à demander son adresse londonienne à Anne. Quand celle-ci lui donna celle de l’appartement de Knightsbridge, l’avocate ne put réprimer une certaine surprise, vite domptée.       — Je comprends, dit-elle. Vous habitez chez Sean en attendant de…       — Non, Paula, coupa paisiblement Sean. C’est l’adresse d’Anne.       — Tu déménages ? s’enquit Paula.       — Non. Pas dans un avenir proche.       Paula continua de le regarder comme si elle ne pouvait croire ce qu’elle entendait. Pendant plusieurs secondes, son visage exprima l’étonnement et le choc. Puis une spéculation intense anima ses prunelles gris-vert. Enfin, elle se ressaisit, visiblement résolue à une discrétion toute professionnelle. A partir de cet instant, il ne fut plus question que du contrat.       Chaque fois que Paula levait les yeux vers Anne, pourtant, son expression avait une intensité particulière. A plusieurs reprises, la jeune femme eut l’impression que la question inscrite dans le regard de l’avocate n’était pas : « Pourquoi vous ? » Mais plutôt : « Savez-vous où vous mettez les pieds ? »       Une fois toutes les dispositions prises, Paula raccompagna Sean et Anne, les invitant à venir dîner un soir chez elle.       — Richard, mon mari, sera enchanté de vous connaître, Anne. Il adore le théâtre autant que moi.       Entourant les épaules d’Anne d’un bras possessif, Sean répondit :       — Si ça ne t’ennuie pas, nous comptons éviter les mondanités pendant un mois ou deux. Nous n’avons pas encore eu beaucoup de temps ensemble, et puis Anne va être très prise par la scénographie de ma pièce.       — Mais bien sûr, concéda Paula, décontractée et charmeuse. J’espère que ce sera une association très fructueuse et très heureuse pour vous deux.       Elle était sincère, de toute évidence. Pourtant, Anne perçut une profonde réticence, et peut-être même du ressentiment, chez elle. Dès que Sean et elle furent seuls dans la rue, elle demanda :       — Pourquoi Paula Wentworth semblait-elle si choquée de nous savoir ensemble ? Ce n’est tout de même pas la première fois que tu es avec une femme.       La bouche de Sean s’incurva en un demi-sourire empreint d’autodérision.       — Aucune n’était comme toi, Anne.       — C’est-à-dire ?       — Je ne suis pas du genre à avoir des liaisons bien établies. Paula sait depuis qu’elle me connaît qu’aucune femme n’a jamais été vraiment proche de moi.       — Mais tu prétendais que…       — On peut faire l’amour avec quelqu’un sans qu’il y ait de véritable intimité. C’est une chose que je n’ai jamais connue bien longtemps avec une femme. Pas plus d’une heure ou deux, à dire vrai. Et ça me laissait vide, insatisfait, affreusement seul.       Il avait parlé avec un évident mépris pour le besoin qui l’avait poussé dans le lit de femmes qu’il ne faisait que désirer en passant. Attirant Anne entre ses bras, il la serra contre lui. Une détermination farouche passa sur son visage et, une fois de plus, la jeune femme eut la sensation qu’il défiait quelque démon intérieur, en la faisant entrer dans sa vie. Ses yeux verts exprimaient une possessivité intense.       — C’est différent avec toi, tu le sais. Si différent que je veux t’avoir toute à moi pendant que je le peux encore.

             Le baiser qu’il lui donna alors, prolongé et avide, oblitéra tout. Plus rien n’existait autour d’eux ; il n’y avait que leur passion mutuelle, et lorsque Sean finit par se séparer d’Anne, le désir flambait encore dans ses yeux.       — Le travail doit reprendre ses droits, dit-il en soupirant. Nous avons rendez-vous avec mon metteur en scène, et il n’apprécie guère le manque de ponctualité.       Ils se retrouvèrent bientôt ensemble dans un taxi, doigts mêlés sur la banquette. Anne était certaine, à présent, d’occuper une place particulière dans l’existence de Sean, par comparaison avec les autres femmes qu’il avait connues. La réaction choquée de Paula Wentworth en était une preuve. Et pourtant, Sean ne semblait pas s’attendre que leur liaison fût durable.       Etait-ce par pessimisme profond et inné ? Ou bien savait-il quelque chose qu’elle ignorait, et qui le poussait à vivre dans l’instant, sans contempler l’avenir ? Souffrait-il d’une maladie héréditaire, par exemple, qui risquait de l’emporter avant l’âge ? Ou de quelque problème qui l’empêchait d’avoir des enfants…       — Sean ?       Il se tourna vers elle, l’enveloppant d’un regard caressant. Il semblait si heureux qu’elle refoula la question qui lui montait aux lèvres. Tenait-elle vraiment à savoir ce qui les menaçait ? Ne valait-il pas mieux laisser les choses en l’état ?       — Est-ce que tout le monde va réagir comme Paula Wentworth, en nous voyant ensemble ? demanda-t-elle plutôt.

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       — Est-ce que ça t’ennuiera, si c’est le cas ? fit-il avec un petit rire.       Plaisamment, elle répliqua :       — Pourquoi m’offusquerais-je d’être considérée comme la femme remarquable qui a conquis l’homme impossible à avoir ?       De sombres éclats surgirent dans le regard espiègle de Sean.       — Anne… il viendra un temps où je ne pourrai pas combler tous tes besoins, dit-il gravement. Je veux que tu te sentes libre de me quitter, lorsque cela se produira. Il ne faut pas que tu te sentes liée, tenue à une relation qui ne te satisfait plus.       La jeune femme se rappela avoir lu quelque part que lorsqu’on aimait quelqu’un, on lui accordait sa liberté. Elle aurait aimé penser que les propos de Sean en étaient la preuve. Pourtant, elle ne pouvait se défaire de l’idée qu’il y avait quelque autre raison à son attitude vis-à-vis d’elle.       Quoi qu’il en fût, elle sentait qu’il avait résolu de la garder pour lui-même. Etait-ce pour la protéger, ou pour protéger leur relation ? Elle n’aurait su le dire. Elle n’avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir. Elle ne voulait retenir qu’une chose importante : Sean n’envisageait pas de la quitter. C’était à elle qu’il laissait cette décision.       Et c’était une décision qu’elle ne prendrait jamais. Elle était liée à Sean Riordan de la façon la plus profonde qui pût exister entre un homme et une femme. Pour le meilleur et pour le pire. Elle voulait passer le reste de sa vie avec lui. Par le cœur et par l’esprit, elle se sentait sa femme. Elle n’avait pas besoin d’un anneau d’or pour témoigner de cette vérité.      

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      Pour Anne, les deux mois qui suivirent furent les plus excitants, les plus exaltants de toute son existence. Son expérience s’élargissait de façon insoupçonnée, au fur et à mesure qu’elle travaillait avec des gens qui exigeaient le meilleur.       Parfois, elle éprouvait le besoin d’être seule, pour mieux se concentrer sur la scénographie de la pièce. En dehors de ces moments-là, Sean était constamment avec elle. Quand les répétitions commencèrent au théâtre, il l’y accompagna.       Nul n’ignorait que Sean Riordan et Anne-Lise Tolliver travaillaient en duo sur Un interminable hiver. Par voie de conséquence, Anne acquérait une autorité qu’elle aurait difficilement conquise par elle-même. Par ailleurs, leurs relations intimes n’étaient dissimulées à personne.       L’un de ceux qui les suivaient avec le plus de curiosité était Alex Corbett, l’ancien patron d’Anne. Il s’était expatrié en Angleterre deux ans plus tôt, et réalisait des scénographies pour l’English National Opera et la Royal Shakespeare Company. Dès qu’il avait appris l’arrivée de la jeune femme à Londres, il lui avait offert son aide.       Alex était seul à connaître les anciens liens d’Anne et de Sean. Pour quelqu’un qui adorait cancaner, cependant, il se montrait extrêmement discret, ne prononçant jamais le moindre mot à ce sujet. Anne s’émerveillait de son silence, mais en était soulagée. Sean était quelqu’un d’extrêmement secret, qui ne pouvait qu’apprécier une telle attitude.       Le soir où Sean et Anne acceptèrent une invitation de Paula et Richard Wentworth, Alex fut du dîner. C’était un petit homme affable, dont on recherchait la compagnie à cause de son esprit caustique et des innombrables historiettes et commérages qu’il ne manquait jamais de rapporter sur les gens célèbres. Anne trouvait qu’Alex mettait du piquant dans la conversation ; mais l’acuité et l’intelligence avec laquelle il saisissait le caractère des gens ne laissait pas de la troubler un peu. Ce soir-là, lorsqu’ils se retirèrent dans le salon pour prendre le café, elle fut encore plus perturbée que de coutume.       Il la prit à part à un moment où Paula accaparait Sean, et la guida vers un canapé, légèrement à l’écart des autres invités.       — Anne, pourquoi Sean a-t-il cessé d’écrire ? demanda-t-il sans ambages.       Stupéfaite, elle répondit :       — Tu sais bien que nous sommes engagés jusqu’au cou dans la production d’Un interminable hiver. Pourquoi écrirait-il en ce moment ?       — Parce qu’il l’a toujours fait dans le passé.       Cette réponse la fit tressaillir, et un curieux petit frisson lui parcourut l’échine.       — Il ne s’était jamais occupé de la mise en scène et de la production, avant ?       — Jamais, assura Alex. Il s’en souciait comme d’une guigne. « Voilà mon texte. Gâchez-le tant que vous voudrez. Vous ne pourrez pas en retirer ce que j’y ai mis » : voilà ce qu’il disait, Anne. Textuellement.       Il avait fort bien imité la voix de Sean en citant ces mots, leur conférant un indéniable cachet d’authenticité.       Avec Anne, Sean s’était montré bienveillant, doux, serviable, charmant et charmeur. Il était parfait en tout point : comme soutien, comme compagnon, comme ami et comme amant. Elle avait donc beaucoup de mal à admettre qu’il puisse se montrer aussi désinvolte à propos de son propre travail de création… D’autant que ses

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pièces étaient unanimement reconnues comme des chefs-d’œuvre. Pourtant, Alex soutenait que Sean se comportait actuellement d’une façon qui ne lui était pas coutumière — et elle n’avait pas lieu de mettre son affirmation en doute. Sean avait changé à cause d’elle. Ou bien, c’était elle qui l’avait changé.       Soudain, elle se sentit investie d’une très lourde responsabilité. « Que lui ai-je fait ? » se demanda-t-elle. Elle regarda autour d’elle, le cherchant du regard, et le vit assis avec Paula, à l’autre bout de la pièce. Mais il n’écoutait pas ce qu’elle lui disait. C’était elle-même qu’il contemplait. Et de toute évidence, le reste du monde n’existait pas.       Alex reprit la parole à voix basse, d’un ton pressant :       — Anne, je vois bien que je t’ai causé un choc, mais il faut à tout prix que tu persuades Sean de se remettre à écrire. Il ne va pas s’arrêter maintenant. C’est un génie. Il sera sûrement, s’il ne l’est déjà, le plus grand dramaturge du XX« ex »e« /ex » siècle. Tu dois l’aider.       Anne éprouva une drôle de sensation dans la région du cœur, une sorte de vertige. Cela lui arrivait dans les moments de stress. Ce petit malaise, dont son médecin lui avait assuré qu’il n’était nullement grave, passait aussi vite qu’il venait et elle n’en avait pas peur. Mais elle s’adossa au canapé — geste instinctif pour se protéger contre l’impression de tomber.       Sean dressa la tête, tel un animal confronté à un danger. Il fut debout en un instant, marchant vers la jeune femme sans même se soucier de son impolitesse envers Paula.       Anne se redressait déjà. Son malaise était passé. Alex, qui s’était interrompu en la voyant perturbée, lui lança très vite, avant que Sean n’arrive à portée de voix :       — Pour l’amour du ciel, Anne ! Arrange-toi pour qu’il recommence à écrire !       Sean s’agenouilla auprès de sa compagne, le visage empreint d’un mélange de peur et de sollicitude.       — Tu es malade ? demanda-t-il.       — Non, non, je vais très bien.       — Je l’ai vu, Anne. J’ai vu dans tes yeux que ça n’allait pas.       — Je t’assure que je me sens très bien, affirma-t-elle, gênée car tout le monde s’était tu pour les observer.

             — Est-ce que c’est Alex qui t’a bouleversée ? insista Sean.       Il se tourna aussitôt vers Alex, lui décochant un regard sauvage, presque meurtrier.       — Que lui as-tu dit ? jeta-t-il, mâchoires serrées.       Sa réaction était choquante, excessive.       — Rien ! s’écrièrent Anne et Alex en chœur.       Sean se tourna alors vers Anne et demanda d’une voix basse et pressante :       — Alors que s’est-il passé ? Dis-le-moi !       Elle n’avait pas envie de parler, sans trop savoir pourquoi. Quelque chose n’allait pas, elle le sentait. Il y avait trop de tension, trop d’émotion. Alex se frottait les mains l’une contre l’autre, comme s’il transpirait. Sean respirait de façon saccadée, presque effrayante.       — Parle !       Anne sentit qu’elle devait réagir, pour mettre fin au caractère étrangement explosif de la scène. La soirée de Paula serait gâchée, sinon.       — C’est un petit malaise de rien du tout… Pendant une fraction de seconde… mon sang cesse d’irriguer mon cerveau. Cela m’arrive parfois. C’est sans gravité.       — Oh, mon Dieu… mon Dieu… Seigneur !       C’était un cri de désespoir absolu. Sean inclina la tête comme s’il cédait sous les coups d’un destin trop cruel. Cela glaça la jeune femme, et elle se mit à trembler violemment. Sean eut alors une nouvelle réaction, tout aussi brutale et incompréhensible. Se redressant, la soulevant, il la prit entre ses bras comme si elle ne pesait pas plus qu’une plume. Elle percevait les battements précipités de son cœur, constatait la pâleur mortelle de son visage, et n’y comprenait rien.       Il se tourna vers les invités, dont les visages traduisaient l’étonnement, la curiosité, la perplexité, l’attente. Une seule se distinguait du lot : Paula Wentworth. Elle avait porté la main à sa bouche, dans une expression d’horreur.       Anne trouva cette réaction disproportionnée, elle aussi. Certes, Sean avait troublé le bon déroulement de la soirée. Mais une femme aussi intelligente et aussi posée que Paula aurait dû être capable de faire face et aplanir les choses. Toute la situation semblait absurde.       — Anne est malade, je la ramène à la maison, annonça Sean.       Ce fut Richard qui les raccompagna jusqu’au seuil, Sean portant toujours la jeune femme dans ses bras. Gênée, incapable de maîtriser la situation, elle s’excusa auprès de leur hôte, qui réagit courtoisement. Ils échangèrent un bref au revoir, et ce fut tout.       Le trajet du retour se révéla un cauchemar. Sean insista pour connaître en détail tout ce qui concernait la santé d’Anne. Il se montra si dubitatif au sujet du « malaise vagal » diagnostiqué par le médecin qu’elle finit par lui proposer de demander un certificat à celui-ci, afin de lui prouver qu’elle ne minimisait rien. Quel ne fut pas son trouble lorsque Sean accepta cette proposition !       « Il ne me fait pas confiance », pensa-t-elle. A moins qu’il ne se méfiât de la médecine ? Elle aurait voulu

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avoir le courage de questionner Sean sur sa propre santé, mais n’osa pas.       Un silence tendu régna dans la voiture jusqu’au moment où ils parvinrent à Knightsbridge. Avant de couper le contact, Sean se tourna vers Anne, le visage empreint d’une résolution farouche.       — Je ne veux pas que tu revoies Alex Corbett. Ni que tu lui parles.       Cette extraordinaire exigence la laissa un moment sans voix.        — Pourquoi ? s’enquit-elle enfin.       — De quoi t’a-t-il parlé, ce soir ?       — Est-ce si important ?       — Oui.       Elle vit qu’il était réellement sérieux. Alors, elle prétendit qu’Alex et elle avaient tout simplement évoqué « le bon vieux temps ».       « Pourquoi lui mens-tu ? » se demanda-t-elle tandis qu’il la scrutait d’un air soupçonneux. La réponse était évidente : elle ne voulait pas blesser Sean. Elle ne voulait pas que les choses changent entre eux.        — Promets-moi que tu ne fréquenteras plus Alex Corbett, ordonna-t-il durement.       — C’est un vieil ami, Sean ! Pourquoi devrais-je le bannir de ma vie ?       — Parce que j’en suis mortellement, follement jaloux, répondit-t-il avec férocité.       Anne le dévisagea avec stupéfaction. Elle savait qu’il mentait. Il n’avait aucune raison d’être jaloux de qui que ce fût, et surtout pas d’Alex. Et puis, Sean n’était pas homme à être jaloux sans motif. C’était avant tout un être loyal et généreux.       « Mais que nous arrive-t-il ? se demanda-t-elle. Comment en sommes-nous arrivés là ? » Les voilà qui mentaient l’un et l’autre, pour une vétille. Tout prenait des proportions démesurées, absurdes.       — Promets, Anne.       — Non, Sean, je ne peux pas faire ça.       — Pourquoi ?       — Parce que c’est injuste envers Alex.       — Injuste ! s’exclama-t-il.       Puis il se détourna, contemplant les ténèbres nocturnes qui les environnaient. Il laissa échapper un rire amer, et sombra dans une rumination silencieuse qui mit Anne sur les nerfs. Elle le sentait se séparer d’elle, se retrancher dans son monde. La panique la saisit. Un flot de paroles s’échappa de sa bouche :       — Tu disais que j’étais libre de faire ce que je voulais. Pourquoi m’imposes-tu des restrictions, tout à coup ? Je suis avec toi parce que je le veux. J’ai travaillé avec Alex pendant trois ans, et tu sais fort bien qu’il n’y a que de l’amitié entre nous. Quel mal peut-il y avoir à ce que…       — Laisse-m’en seul juge ! coupa Sean. J’agis pour ton bien.       — Tout comme tu l’as fait en disparaissant de ma vie pendant sept ans ?       Le visage de Sean se ferma, ses traits se crispèrent. Lentement, mais résolument, il reprit :       — Que tu me croies ou non, Alex Corbett peut changer les choses entre nous. Anne, si tu as réellement besoin de moi dans ta vie, moi, j’ai besoin que tu me fasses cette promesse. Tout de suite. Et sans équivoque.

             Il parlait sérieusement. Cela s’entendait dans sa voix, se lisait sur son visage, brûlait dans son regard. Anne n’aimait pas ça. Elle ne comprenait pas.       Mais le mot besoin était lourd de sens. Sean ne l’aurait jamais employé à la légère. Ce n’était ni la jalousie ni la possessivité qui le poussaient. Elle sentait même que cela n’avait rien à voir avec le fait qu’il eût cessé d’écrire ou non.       Il lui cachait quelque chose, qu’il ne lui révélerait en aucun cas. Et il ne permettrait à personne, fût-ce Alex ou Paula, de lui dévoiler cette chose intensément intime, privée, cette chose terrible qui pouvait tout changer entre eux.       A la menace d’un changement, elle se sentit faiblir. Elle devait répondre au besoin de Sean, quels que fussent ses motifs. Il comptait infiniment plus pour elle qu’Alex Corbett, et leur relation était trop précieuse pour qu’elle y renonce au nom de son amitié pour un autre homme. D’une voix sombre, elle lâcha donc :       — Je te le promets.       Sean poussa un soupir de soulagement et coupa enfin le moteur. Ils étaient arrivés chez eux ; mais cette pensée ne procura aucun réconfort à Anne. Le doute et la méfiance s’étaient insinués entre eux, ternissant une relation qui avait, jusque-là, été parfaite.       Lorsqu’elle descendit de voiture et sortit dans la nuit, il lui sembla que les ténèbres vibraient de secrets. Ce qui avait failli remonter à la surface chez Paula était, à présent, de nouveau enfoui dans les profondeurs. Mais les secrets demeuraient… guettant l’heure et le jour pour resurgir.       Anne frémit. Soudain, il lui semblait primordial de se raccrocher au présent. Elle ignorait de quoi demain serait fait. Mais elle ne pouvait plus continuer à espérer naïvement qu’il apporterait un bonheur sans réserves.      

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      Au lendemain du dîner chez Paula, Sean se montra plus attentif que jamais envers Anne. Cette dernière se demanda s’il croyait que le temps leur était compté ; il semblait éprouver le besoin obsessionnel de l’avoir en permanence à portée de main ou de regard.       Le fax envoyé par le médecin de Sydney à propos du « malaise vagal » et de l’état de santé général d’Anne parut le rassurer. S’il continua à rester près d’elle le plus possible, il sembla plus détendu, et Anne comprit que ce qu’elle avait pris pour une attitude possessive était en réalité dû à l’inquiétude. Il ne cherchait pas à la surveiller, mais à la protéger.       Elle eut d’ailleurs la preuve qu’il n’était pas d’un naturel jaloux le jour où Tom Colby fut engagé pour interpréter le rôle principal d’Un interminable hiver.       Les répétitions étaient entamées depuis trois semaines lorsque l’acteur originellement engagé — une star des planches londoniennes — se blessa dans un accident. L’enrôlement d’un acteur australien encore peu connu pour le remplacer suscita la curiosité des médias.       Ce fut aussi un choc pour Anne. Elle avait perdu Tom de vue depuis des années, et ne savait pas qu’il vivait en Angleterre. Quand Sean lui apprit la nouvelle, elle eut du mal à l’assimiler.       — Mais pourquoi lui ? demanda-t-elle.       — Il a l’étoffe nécessaire pour jouer le rôle, répondit Sean avec calme et autorité. Est-ce que cela t’ennuie ?       — Non… non, je suis contente pour lui. Peut-être que ça le dédommagera de…       Elle s’interrompit, ravalant les mots qu’elle avait failli prononcer. Elle n’avait guère envie de parler à Sean de la peine qu’elle avait causée à un autre homme.       — Il a surmonté ça, c’est fini, lui dit doucement son compagnon. Il a épousé une Anglaise dont il a fait la connaissance au cours d’une tournée en province.       — Mais… comment le sais-tu ?       — Je l’ai rencontré il y a six mois. J’étais allé le voir jouer dans ma dernière pièce, à Birmingham.       — Pourquoi ?       — Pour prendre la mesure de son talent. Et aussi… pour savoir si tu le rejoindrais un jour ou l’autre à Birmingham.       — Que se serait-il passé, si tu avais découvert que ce n’était pas impossible ? s’enquit-elle avec curiosité.       Il répondit simplement :       — Alors, il ne me serait pas resté la moindre chance.       Anne éprouva une drôle de sensation. Il y avait tant de choses qui s’étaient décidées à son insu, sans qu’elle ait eu de prise sur elles. Il lui semblait qu’on avait orienté le cours de sa vie sans lui laisser le choix. Cela l’énervait de penser que la relation qu’elle avait bâtie avec Sean menaçait de s’effondrer sous les effets de facteurs secrets totalement indépendants d’elle.       Par exemple, lorsqu’elle avait téléphoné à Paula pour s’excuser d’avoir provoqué sans le vouloir une scène mélodramatique, la réaction de l’avocate l’avait intriguée.       — Tout le monde comprend, Anne, avait-elle assuré. Sean a été seul si longtemps ! Il est tout naturel qu’il ait perdu la tête à l’idée de te perdre. Tu étais vraiment très pâle, tu sais. Je suis très contente d’apprendre qu’il n’y a rien de grave.        Anne aurait juré que cet alibi ne rendait pas compte de tout. Et une question demeurait posée : pourquoi Sean ne la demandait-il pas en mariage ? Ils étaient heureux ensemble, indéniablement faits l’un pour l’autre. Et pourtant, si Tom Colby avait envisagé de l’épouser, Sean se serait tenu à l’écart au lieu de refaire irruption dans sa vie ?       Du moins, en ce qui concernait Tom, la question était réglée. Elle en eut une nouvelle confirmation le lendemain, lorsque Sean et elle le virent aux répétitions. Tom était au courant de leur liaison, et de toute évidence, sa relation avec Anne appartenait pour lui à un passé mort et enterré.       Il les accueillit l’un et l’autre avec plaisir, félicita Anne du grand pas qu’elle venait d’accomplir dans sa carrière et remercia chaleureusement Sean de lui avoir confié un tel rôle. Il parut englober Anne dans sa gratitude, comme s’il lui était en partie redevable de sa chance. L’ensemble de son attitude piqua la curiosité de la jeune femme et quand il s’éclipsa, appelé sur le plateau par le metteur en scène, elle questionna aussitôt son compagnon :       — Pourquoi Tom te remerciait-il ?       — J’ai usé de mon influence pour qu’on le choisisse de préférence aux autres acteurs qui briguaient le rôle.       L’espace d’un instant, Anne vit flamber dans le regard de Sean ce caractère déterminé, risque-tout, volontaire, qui avait fait de lui ce qu’il était. Voulant que Tom Colby tienne le rôle principal de sa pièce, il s’était servi de son pouvoir personnel pour y parvenir, sans tenir compte de l’avis des autres. Pourtant, si Alex Corbett avait dit la vérité, Sean ne s’était jamais mêlé, jusque-là, de choses de ce genre. Elle se demanda si, en faisant venir Tom, il ne cherchait pas à jauger la qualité de l’amour qu’elle lui portait.       — Pourquoi as-tu fait cela ? s’enquit-elle.       — Pour mieux faire ressortir ton travail. J’ai vu jouer Tom Colby, je sais de quoi il est capable. Et pour toi, je veux ce qu’il y a de meilleur.

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       Elle eut honte d’avoir douté et fut profondément émue par le souci qu’il manifestait à son égard. Sean était peut-être resté indifférent, jusque-là, à ce qu’on faisait de ses pièces. Mais elle comprenait que cette mise en scène comptait pour lui parce que le succès d’Anne dans son métier en dépendait. S’il avait renoncé momentanément à écrire, c’était pour lui assurer une réussite parfaite.

             Bien qu’il ne lui eût jamais dit qu’il l’aimait, elle fut convaincue que c’était là un cadeau dicté par l’amour. Oui, leur relation était telle qu’elle l’avait rêvée. Pourtant, elle conservait un caractère fondamentalement fragile.       Bientôt, Jenny envoya à sa sœur et à Sean une invitation pour le mariage. Anne en prit connaissance un soir, tandis qu’ils prenaient l’apéritif avant le dîner. Elle passa le carton à Sean. Le sourire complice de son compagnon mourut tandis qu’il prenait connaissance de l’invitation. Lentement il releva les yeux, posant sur Anne un regard impénétrable.       — Je suis désolé s’il y a eu malentendu, mais je n’assiste jamais aux mariages, Anne. Cela vaut pour celui de Jenny aussi.       — Mais… tu avais dit que…       — Que je veillerais à ce que tu puisses être présente. Comme aux fêtes de Noël. J’ai déjà réservé ton billet. Tout est en ordre, comme promis.       Il n’avait acheté qu’un billet !       — Je… je pensais que tu aurais voulu être avec moi.       — Anne…, murmura Sean.       Des expressions contradictoires, conflictuelles, passèrent sur son visage. Il fut bientôt debout et vint la serrer entre ses bras, déposant de petits baisers doux sur ses tempes.       — Je n’aurais jamais cru que j’aurais le bonheur d’être avec toi, lui dit-il d’une voix rauque. Je regrette que tu sois déçue que je n’aille pas en Australie avec toi. Mais de toute façon, c’est impossible. J’ai des affaires à traiter aux Etats-Unis.       — Alors, je t’y accompagnerai.       Le visage de Sean se ferma de nouveau.       — Non. Tu as fait une promesse à Jenny.       — Elle comprendra.       Il prit une profonde inspiration. Son regard vert devint presque noir et il s’exprima d’une voix tendue, impersonnelle :       — C’est non. Je ne peux que répondre non. Ce sera toujours non, chaque fois que j’irai en Amérique. Il est des choses pour lesquelles je dois être seul. Je ne peux pas t’accorder cela, Anne. Je t’avais avertie qu’il viendrait un moment où je ne pourrais combler tous tes besoins. Voici l’une de ces occasions. Je resterai auprès de toi jusqu’à ce que tu t’envoles pour l’Australie. Ce que je dois faire aux Etats-Unis n’appartient qu’à moi. Je t’en prie, accepte-le.       Anne n’avait guère le choix. Toute argumentation était vaine. Elle pouvait accepter ce qu’il lui offrait, ou partir — ce qui était impensable. Frénétiquement, elle chercha à trouver pour quelle raison il pouvait bien vouloir être seul.       — Tu vas là-bas pour écrire ?       — Peut-être, lâcha-t-il avec une étrange grimace.       Elle ne sut que penser. Une chose était sûre : il n’avait rien écrit depuis qu’il vivait avec elle. Si sa présence le détournait de son travail, elle ne pouvait exiger de lui qu’il reste constamment avec elle. Cela aurait été injuste.       — Combien de temps seras-tu parti ? demanda-t-elle avec anxiété.       Il eut un regard lointain, morne.       — Il n’y a jamais de certitudes, dans la vie. Qui sait ce qui peut arriver ? Mais je compte être de retour à Londres à la mi-janvier.       Ce n’était pas une assurance catégorique, comme elle l’aurait souhaité. Cependant, instinctivement, elle masqua son incertitude derrière un sourire enjôleur, l’enlaçant et se pressant contre lui.       — Alors, je suppose que je ferais bien de profiter au mieux du temps qui me reste avec toi, dit-elle d’un ton d’invite.       Sean se pencha vers elle et l’embrassa, mais elle avait eu le temps d’enregistrer son expression soulagée.       Plus tard, cette nuit-là, tandis que Sean dormait auprès d’elle, elle songea à la séparation prochaine qu’il lui imposait. Décidément, il avait l’habitude de choisir à sa place ce qui convenait le mieux pour elle. Et s’il n’avait aucune intention de revenir ?       En pensée, elle passa en revue leur brève existence commune. Sean était heureux avec elle, c’était évident. Plus heureux qu’il ne s’était attendu à l’être. Cependant, il conservait son jardin secret, ses zones d’ombre.       Peut-être était-il dans sa nature de se donner intensément dans l’instant présent, en oubliant tout le reste. Lorsqu’il se plongerait dans son travail, serait-ce une sorte d’exorcisme, pour l’oublier, elle ?       Sean l’avait déjà chassée de sa vie, auparavant, sans même le lui dire. Pourquoi en irait-il différemment cette fois ? Or elle ne voulait pas passer le reste de son existence dans la solitude.       Elle avait beau y réfléchir encore et encore, elle savait qu’il n’y avait qu’une solution. Elle y songea avec souffrance jusqu’au petit matin. Et enfin, elle prit sa décision.

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       Si elle ne pouvait vivre avec l’homme qu’elle aimait au cours des années futures, alors, elle aurait tout de même son enfant à aimer.       Cela signifiait qu’elle devrait renoncer à la contraception. Trois semaines les séparaient de la première londonienne de la pièce, et elle ne partirait en Australie que quatre jours après. Oui, elle avait le temps de concevoir un enfant.       Pour s’expliquer son refus du mariage, elle avait supposé quelque temps que Sean pouvait souffrir d’une maladie héréditaire lui interdisant d’avoir des enfants. Mais il semblait en parfaite santé, et elle décida qu’elle pouvait courir le risque. Il ne lui avait déjà que trop imposé de choses. Cette fois, c’était elle qui prendrait une décision sans le consulter. Quelles qu’en fussent les conséquences, elle les assumerait.       Sa résolution lui donna le courage d’affronter les semaines suivantes sans s’inquiéter outre mesure de l’avenir. Elle éprouvait soudain une sorte de liberté téméraire, la délivrant de ses peurs. Pour la première fois de sa vie, elle avait l’impression d’avoir barre sur son existence, et son projet secret augmentait son bonheur.

             Elle aimait Sean plus tendrement que jamais lorsqu’ils faisaient l’amour, elle éprouvait des émotions plus fortes en songeant à lui comme au futur père de son enfant. Après leurs ébats passionnés, elle se serrait longuement contre lui, en se demandant s’ils avaient conçu une vie cette nuit-là.       Elle ne parlait jamais de leur séparation prochaine, mais l’intensité de ses sentiments était telle que Sean éprouva le besoin de la rassurer, lui promettant de revenir auprès d’elle au début de l’année. Il y avait à présent, dans la façon dont il la caressait, une tendresse et une douceur qui évoquaient un amour absolu.       Ce furent des semaines d’harmonie parfaite, entre eux. Anne gravait ces précieux instants dans sa mémoire, s’apprêtant à en faire le deuil une fois que tout serait fini. Nul ne pouvait revenir en arrière, n’est-ce pas ?       Ils n’eurent qu’un seul sujet de discorde. Cela se produisit le soir de la première. C’était une soirée brillante et mondaine, à laquelle devait assister, entre autres, la princesse de Galles.       Anne se regardait avec attention dans le miroir pour la vingt-cinquième fois au moins.       — Tu es d’une beauté à couper le souffle, répéta Sean.       — Tu dis ça parce que c’est toi qui as choisi la robe, répliqua-t-elle avec un rire nerveux.       C’était une merveilleuse robe du soir en velours rouge sombre, dont le corset souligné d’une broderie vieil or évoquait les splendeurs des toilettes médiévales. Cela lui allait vraiment bien, faisant ressortir les paillettes d’or de son regard ambré et les reflets couleur miel de sa chevelure, où se mêlaient mèches bouclées et très fines tresses.       Il lui semblait que son élégance était à la hauteur des circonstances. Mais elle savait qu’elle serait soumise à bien des regards critiques, parce qu’elle accompagnait le célèbre Sean Riordan. Il était superbe, bien sûr, dans son smoking de cérémonie, et était certain d’être admiré et applaudi, lui !       — Tu t’inquiètes pour rien, affirma Sean, gentiment taquin. La seule chose qui pourrait encore parfaire ta tenue, ce serait que tu remplaces ces boucles d’oreilles en grenat par les diamants que je t’ai offerts à Sydney.       — Je ne crois pas qu’ils iraient avec cette toilette, dit-elle précipitamment. Je ne me sentirais pas à l’aise avec.       Superstition idiote, peut-être — mais elle associait les diamants à l’idée d’être mariée à Sean, et elle avait le sentiment que si elle les portait prématurément, il ne l’épouserait jamais. Or, en dépit de son hostilité affichée contre le mariage, elle ne pouvait s’empêcher d’espérer, dans le secret de son cœur, qu’il changerait peut-être d’avis un jour.       — Et pourquoi ça ? répliqua Sean, légèrement rembruni. Tu ne les as jamais portées depuis que je te les ai offertes.       — Je les réserve pour une occasion spéciale.       — Eh bien, la voilà, non ?       — Je voulais dire, une occasion spéciale pour nous deux. Pas pour les autres gens.       Sean la dévisagea un instant, puis finit par hausser les épaules — au grand soulagement d’Anne. Le temps pressait, au demeurant, et ils ne tardèrent pas à quitter la maison.       Alors qu’elle escortait Sean jusqu’à la limousine qui les attendait, Anne posa furtivement une main sur son ventre. Ses règles avaient deux jours de retard. Peut-être était-ce bon signe ? Peut-être était-elle enceinte ? Et il n’était pas impossible, après tout, que Sean songe à l’épouser, si elle attendait un enfant de lui… Elle ne le lui demanderait pas, bien sûr. Mais il en prendrait peut-être l’initiative.       La première d’Un interminable hiver fut un triomphe. La pièce emballa le public. Tom Colby, exceptionnel, faisait une forte composition dans le rôle principal. Les autres interprètes, vibrants de passion, ne déparaient pas à côté de lui. Quand le rideau tomba enfin, la salle demeura un instant silencieuse, encore sous le coup de l’émotion poignante du dernier acte. On perçut quelques reniflements furtifs.       Puis, les applaudissements éclatèrent, se muant peu à peu en énorme ovation. Toute la salle était debout. Les rappels succédèrent aux rappels.       Anne comprit ce soir-là qu’Alex Corbett avait exprimé une profonde vérité : Sean Riordan était probablement le plus grand dramaturge du siècle. Et s’il avait besoin d’être seul pour écrire, elle n’avait pas le droit de lui imposer sa présence.       Ce fut ensuite la cohue, dans le foyer du théâtre. Anne entrevit Alex ; il lui envoya un baiser et leva le pouce

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vers le ciel, en signe de victoire. Elle se réjouit de voir que leur vieille amitié n’était pas entamée par la promesse qu’elle avait faite à Sean.       Tandis que ce dernier l’entraînait vers la sortie, à travers la foule, de nombreuses personnes les arrêtèrent pour les féliciter. Sean aurait pu se laisser aller à jouir de l’adulation générale, mais il la dédaignait, ne désirant de toute évidence qu’être seul avec sa compagne.       Ils restèrent longuement enlacés, serrés l’un contre l’autre, cette nuit-là. Comparé à leur séparation prochaine, le succès comptait si peu…       Leurs derniers jours ensemble furent ponctués de coups de fil incessants, de demandes d’interviews, de télégrammes de félicitations et d’interruptions constantes. Ils n’étaient jamais vraiment seuls, semblait-il, sauf la nuit. La séparation était presque là. Elle était présente dans chacun de leurs regards, chacune de leurs caresses.        Sean accompagna Anne à Heathrow, lorsqu’elle s’envola pour l’Australie. Ils ne prolongèrent pas les adieux — c’était trop douloureux. Ils n’échangèrent ni mots ni promesses. Un ultime baiser éperdu, et Anne s’éloigna de l’homme qu’elle aimait.

             Mais elle emportait avec elle une promesse pour l’avenir. Elle était certaine d’être enceinte.      

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      Le retour d’Anne au foyer familial fut placé sous le signe de la tension et de la contrainte. Pour Leonie Tolliver, ni la célébrité ni la réussite internationale ne rendaient acceptable la liaison de sa fille aînée avec Sean Riordan. Selon elle, l’écrivain exploitait Anne. Le fait qu’il ne l’eût pas accompagnée le condamnait à ses yeux : cela prouvait qu’il n’avait pas d’intentions sérieuses.       Anne esquiva l’épreuve de son mieux en rendant visite à ses deux autres sœurs, Liz et Kate, gardant leurs enfants pendant qu’elles faisaient leurs emplettes de Noël. Toutes deux se montrèrent inquiètes de la façon dont leur aînée menait sa vie privée. Jenny, elle, s’avoua déçue de l’absence de Sean. Mais heureusement, les derniers préparatifs du mariage offrirent à tout le monde une agréable diversion.       Les noces furent délicieuses. Les robes dessinées par Anne étaient d’un romantisme qui émerveilla tous les membres de l’assistance. Brian semblait ébloui par sa compagne, et après la cérémonie, Jenny et lui parurent comblés et infiniment heureux.       Anne dut refouler des larmes d’émotion. Elle eut beau se dire que ce genre de cérémonie n’était qu’un reflet superficiel de l’amour, une forme de sentimentalisme qui ne signifiait pas grand-chose au bout du compte, elle ne put s’empêcher d’avoir la nostalgie d’un engagement pris au grand jour, au vu et au su de tous, avec toute sa force symbolique.       Lorsque Jenny lui fit ses adieux avant de s’envoler pour sa lune de miel, la jeune femme eut encore plus de mal à contenir ses pleurs. Après un instant d’hésitation, Jenny scruta le visage de sa sœur et demanda :       — Tu es heureuse avec Sean, n’est-ce pas ?       — Très.        — Alors, tout est bien. Il finira par t’épouser un jour ou l’autre, j’en suis sûre. Ne fais pas attention aux radotages de maman.       Anne tenta de puiser du réconfort dans l’optimisme de Jenny. Sa grossesse était confirmée ; elle allait avoir un enfant de Sean. Mais elle ne savait pas du tout comment ce dernier réagirait, quand il l’apprendrait…       Elle fit de son mieux pour chasser ses idées noires. Néanmoins, la période des fêtes fut pour elle un moment de solitude. Liz, Kate et Jenny avaient un mari. Sean, lui, était au-delà des mers.       Elle finit par hâter son retour, et arriva à Londres le 8 janvier. Le 15, Sean n’était toujours pas revenu. Les jours se muèrent en semaines, la fin du mois arriva sans qu’il eût reparu.       Le temps était gris, sinistre et froid ; la pluie augmentait la tristesse qui s’était emparée du cœur d’Anne. Sean ne donnait pas signe de vie, et elle était à court d’explications pour justifier son silence. Cela ne lui ressemblait pas, de tenir aussi peu compte de ses sentiments. Même s’il était très absorbé par son travail, il aurait pu au moins se manifester, ne fût-ce que par un bref coup de fil, n’est-ce pas ?       L’inquiétude finit par la gagner, et elle se demanda s’il n’était pas en train de croupir dans quelque hôpital, sans pouvoir la joindre. Il ne pouvait être mort — la nouvelle aurait paru dans tous les journaux. Mais s’il était vivant, elle semblait bel et bien morte pour lui, en revanche.       Vers la mi-février, si dur que cela fût, elle commença à se résigner. Elle reçut un appel de l’agent de Sean, qui était aussi devenu le sien, à présent. Etait-elle intéressée par la conception des décors et costumes d’une version modernisée des Pirates de Penzance ?       Ignorant les projets de Sean, ne sachant s’il resurgirait ou pas dans son existence, sentant qu’elle avait intérêt à continuer à vivre et travailler, à préserver l’avenir de son enfant, elle appela Paula Wentworth.       Officiellement, c’était pour vérifier qu’elle était libre de collaborer à d’autres productions malgré le contrat

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d’exclusivité qui la reliait à Sean. Mais en réalité, elle espérait avoir des informations sur la situation présente de l’homme qu’elle aimait.       Lorsque Paula lui eut confirmé qu’elle pouvait accepter d’autres offres, elle se risqua à lui demander — en faisant fi de sa propre humiliation — si elle savait quand Sean lui proposerait de nouveau du travail. Paula l’ignorait.       — Alors, est-ce que tu sais quand il rentrera à Londres ?       Il y eut un long silence éprouvant, au bout de la ligne. Puis, d’une voix pleine de sympathie, Paula demanda :       — Tu es sans nouvelles de lui ?       — Oui. Je n’en ai aucune. Et toi ?       De nouveau, ce fut le silence. Paula finit par énoncer qu’elle n’avait pas le droit de livrer des informations sur ses clients. Elle était tenue à la réserve. Désespérée, Anne voulut tout de même savoir si Sean rentrerait à Londres.       — C’est à lui d’en décider, observa prudemment Paula.       Foulant aux pieds tout reste d’orgueil, Anne l’implora de lui dire si Sean allait bien.       — Anne, je ne sais que répondre. J’ai parlé à Sean hier. Il est toujours aux Etats-Unis. Il semblait fatigué… épuisé… anéanti.       L’angoisse perceptible de Paula donna des sueurs froides à la jeune femme.       — Paula, je t’en supplie, dis-moi ce qui ne va pas. Vous me cachez quelque chose, Sean et toi. Alex aussi est au courant, je le sens. Vous ne comprenez donc pas qu’il faut que je sache ? Je ne peux pas continuer comme ça.       — Je n’ai déjà que trop parlé.       La jeune femme sentit que Paula se refermait, n’en livrerait pas davantage. Comprenant qu’elle était impuissante, Anne dit alors :       — Dans ce cas, conseille-moi sur ce que je dois faire. Tu en sais davantage que moi.       — Sois indépendante. Mène ta propre vie. Exprime le merveilleux talent que tu possèdes. Forge ton propre avenir.

             — C’est tout ? fit Anne.       Elle quémandait un peu d’espoir. L’avis que lui donnait Paula ne laissait aucune place à un avenir commun avec Sean.        — Non, ce n’est pas tout, lâcha l’avocate, et l’on eût dit que les mots sortaient malgré elle, en dépit de ce que lui dictait sa raison.       Un lourd soupir saccadé lui échappa, puis elle poursuivit d’une voix vibrante d’émotion :       — En tant que femme, et en tant qu’amie, je te dis ceci, Anne : si tu aimes Sean Riordan, si tu l’aimes vraiment, alors sois là pour lui lorsqu’il reviendra. Ne lui pose pas de questions. Accepte-le tel qu’il est. Il n’y a pas d’autre issue.       Puis ce fut le silence au bout de la ligne. Ayant livré le fond de sa pensée, Paula avait raccroché.        Une chose était claire : quels que fussent les tourments de Sean, Anne devait en être tenue à l’écart. Etait-ce pour la protéger contre le chagrin, ou pour aider Sean à oublier sa propre souffrance lorsqu’il reviendrait vers elle ? Anne l’ignorait.       Soudain, elle comprit que Sean ne lui dirait jamais qu’il avait besoin d’elle. Pour un motif inconnu, il ne se sentait pas le droit de la lier à lui autrement que sur un plan professionnel. Il n’avait ni attendu ni espéré le bonheur qu’ils avaient trouvé ensemble. Mais ce bonheur, il y tenait. C’était ce que Paula avait tenté d’exprimer.       « Fatigué, épuisé, anéanti. » S’agissait-il d’une terrible maladie, pour laquelle il devait régulièrement se faire soigner aux Etats-Unis ? Sean lui avait dit que chaque fois qu’il irait en Amérique, il faudrait qu’il soit seul. Donc, ce qui lui arrivait en ce moment n’allait cesser de se reproduire…       Instinctivement, la main d’Anne glissa vers son ventre. Qu’avait-elle fait, en concevant un enfant ? Sa grossesse allait-elle être un sujet supplémentaire de tourment pour Sean ? Elle avait agi avec un égoïsme insensé, en décidant d’avoir ce bébé sans en parler d’abord avec lui.       Hélas, il était trop tard pour s’en désespérer, maintenant. C’était même totalement vain. Mieux valait ne pas ruminer, chercher à s’occuper. Sinon, elle deviendrait folle. Elle appela donc son agent, pour lui dire que sa proposition l’intéressait et qu’elle désirait rencontrer le metteur en scène du spectacle le plus vite possible. Comme la production se ferait à Londres, elle ne manquerait pas Sean quand il reviendrait.        Poussée par le besoin de s’activer, elle sortit acheter le disque compact des Pirates de Penzance, de Gilbert & Sullivan, et s’immergea dans la musique, afin de se familiariser avec elle avant de rencontrer les producteurs. Et elle s’efforça d’oublier tout le reste pour ne songer qu’au travail.       Les jours passèrent assez vite. C’était seulement le soir, au coucher, que la pensée de Sean revenait la hanter. Ses nuits étaient très solitaires.       Le dernier jour de février, Alex Corbett, toujours aussi caustique, lui téléphona pour la féliciter d’avoir obtenu un « boulot en or » et l’invita à fêter ça par un dîner. Anne fut très tentée d’accepter, en dépit de la promesse faite à Sean. Elle avait là une occasion de soutirer des informations à Alex, en faisant jouer leur vieille amitié. Mais cela aurait été une trahison. Prétextant une migraine, elle déclina l’invitation.

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       Cette nuit-là, elle songea aux questions qu’elle lui aurait posées. Peut-être les réponses ne lui auraient-elles valu rien de bon… La fatigue eut finalement raison de son tourment et elle sombra dans le sommeil. Mais ce fut pour avoir des rêves agités, peuplés de fantômes inaccessibles.       Au matin, elle fut frappée par quelque chose d’inhabituel dans la qualité de la lumière, et mit quelques instants à comprendre ce dont il s’agissait. Il y avait du soleil ! Un soleil éclatant, délivré du filtre cafardeux et gris des nuages. Elle y vit un signe de bon augure et aussitôt, toutes ses misères de la nuit se dissipèrent. On eût dit que le printemps était déjà dans l’air. C’était drôle… mais il lui semblait même sentir une odeur de fleurs.       Elle inspira profondément, et se rendit soudain compte, avec un petit coup au cœur, qu’il ne s’agissait pas d’un effet de son imagination. Elle sentait bel et bien des fleurs ! Elle se redressa d’un coup, les yeux grands ouverts. Sur l’oreiller de Sean, il y avait une superbe brassée de fleurs printanières !       Cela lui mit le cœur sens dessus dessous. Elle bondit hors du lit, courut à travers l’appartement, transportée d’excitation et d’allégresse. Sean était revenu !       Elle le trouva affalé sur l’un des canapés de cuir. A sa vue, elle s’arrêta pile. Il dormait, mais ce n’était pas ce qui avait interrompu son bel élan. Elle était saisie par le choc. Il était effroyable à voir.       Il avait tellement maigri que son visage s’était creusé, faisant saillir ses pommettes et les os de sa mâchoire. Deux lignes marquaient à présent le coin de ses lèvres. Ses cernes contrastaient avec l’extrême pâleur de son visage… Anne frémit de peur et d’horreur, se demandant ce qu’il avait bien pu traverser pour revenir en si pitoyable état.       Il semblait si las, si épuisé, qu’elle réprima son envie de le saisir dans ses bras pour le réconforter. Elle n’avait pas le cœur de l’éveiller. Elle se contenta de l’effleurer doucement, du bout des doigts, pour sentir la tiédeur de sa chair sous la surface pâle de sa joue.       Il ouvrit les paupières aussitôt.       — J’ai cru sentir les ailes d’un ange, murmura-t-il avec son doux accent irlandais.       — Sean… oh, Sean.       Des larmes montaient aux yeux de la jeune femme. Aussitôt, Sean la hissa près de lui sur le canapé et, penché sur elle, essuya ses larmes avec ses lèvres tièdes.

             — J’ai tellement envie de toi. Dis-moi que tout va bien, chuchota-t-il.       — Oh, oui. Moi aussi, j’ai envie de toi, répondit-elle, le cœur débordant d’amour.       Un frisson secoua Sean. Sa bouche se posa sur la sienne avec une passion avide et elle s’abandonna sans réserves, cherchant à lui communiquer sa propre force vitale. Elle le sentit se raidir, vibrer du désir primitif de prendre tout ce qu’elle lui offrait. Ce fut sans effort qu’il la souleva entre ses bras et l’emporta dans la chambre. Ses yeux verts brûlaient d’un feu intérieur.       — Les fleurs ! cria Anne quand ils s’abattirent sur le lit.       Il les balaya d’un geste vif, sans se soucier de l’endroit où elles atterriraient.       — C’est toi qui es le printemps, pour moi, dit-il.       Et il lui fit l’amour avec l’ardeur d’un homme au désespoir. L’intensité de son désir était à la fois excitante et perturbante, pour Anne. Sean la voulait, sans le moindre doute possible ; il semblait porté par le désir d’absorber tout ce qu’il y avait en elle de sensuel, de chaud et de vital. Il était avec elle. En elle.       Sa faim de possession, dévorante, ne mourut pas avec l’assouvissement. Il prolongea leur étreinte par des caresses d’une sensualité profonde, d’une douceur infinie.       Anne ne put se résoudre à poser des questions. Tant qu’il était avec elle, cela lui suffisait. Le monde pouvait sombrer — lorsqu’elle se retrouvait dans ses bras, elle s’en moquait. Elle le regarda ; il avait les yeux mi-clos, et une expression de contentement sur le visage. Comme si la vie valait la peine d’être vécue… Elle en fut heureuse.       — J’ai quelque chose à te dire, déclara-t-elle impulsivement.       — Je t’écoute.       Elle hésita. Elle se devait de lui annoncer qu’il allait être père. Mais était-ce le bon moment ? Allaient-ils perdre tout ce qu’ils venaient de partager ? La quitterait-il de nouveau ? Lâchement, faiblement, elle énonça :       — J’ai accepté de concevoir la scénographie des Pirates de Penzance.       — C’est une bonne, ou une mauvaise chose ?       — Cela dépend de toi. Je ne savais pas si tu aurais besoin de moi. Si tu avais écrit une pièce.       — Je n’ai rien écrit du tout, fit-il en grimaçant. Rien d’important, en tout cas. Je n’ai pas de travail à te proposer, Anne.       Anne n’aurait su dire pourquoi il n’avait rien écrit. De toute évidence, il avait traversé une sorte d’enfer, pendant qu’il avait été loin d’elle. Et elle n’avait nulle envie de le lui remémorer.       — Les Pirates de Penzance… C’est le genre de défi que tu aimes à relever ? demanda-t-il.       Elle répondit que oui, mais sans enthousiasme réel. D’autres préoccupations plus importantes lui martelaient l’esprit.       — Ce n’est pas ce dont tu avais l’intention de me parler, observa Sean.       — Comment le sais-tu ? demanda-t-elle d’une voix anxieuse.       Avait-il perçu une différence, dans son corps ? Avait-il deviné ?

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       — Je t’ai sentie trembler, dit-il simplement.       Le moment de vérité était arrivé. Elle fit glisser sa main sur le torse de son compagnon, plaquant sa paume contre son cœur, poussée par le besoin de le sentir battre à l’unisson avec le sien. Ses jambes se replièrent plus amoureusement autour de celles de Sean. Pourtant, les mots ne venaient pas.       Son regard croisa celui de son compagnon, et les paroles fatales que scandait son esprit prirent enfin forme :       — Je suis enceinte de trois mois, Sean. Tu vas être père.      

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      Anne vit le regard abasourdi de Sean. Il y eut un instant d’immobilité absolue ; puis il l’entoura de ses bras, la serra contre lui, posant son menton à la naissance de son front.       — Est-ce un accident ? demanda-t-il d’une voix neutre.       La jeune femme eut peur. Une détermination plus forte que tout dompta cependant sa peur et, fermement, calmement, elle admit :       — Non, ce n’était pas un accident. C’était volontaire, Sean. Tout ce qu’il y a de plus prémédité.       Il l’étreignit plus fort. Une vague de soulagement déferla sur Anne, la délivrant de sa tension intérieure. Sean se mit à l’embrasser sur les tempes, le front, apportant le meilleur des réconforts à son esprit tourmenté.       — Tu es si courageuse et si indépendante, dit-il d’une voix rauque. Tu saisis la vie à pleines mains comme s’il n’y avait pas de lendemains, comme s’il n’y avait rien ni personne à redouter.       Il avait parlé avec une sorte d’admiration émerveillée ; et pourtant, ses propos semblaient terriblement ironiques.       — Ce n’est pas si facile que ça, observa-t-elle.       Puis, mourant d’envie de l’entendre dire ce qu’il pensait à voix haute :       — Est-ce que tu veux notre bébé, Sean ?       Il la berça entre ses bras, sans répondre. Elle sentit quelque chose humecter son front et s’alarma. Sean pleurait.       Avec une sorte de frénésie, elle s’écarta de lui pour le regarder.       — Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-elle, guettant la plus infime de ses réactions.       Les cils épais de Sean étaient humides. Il essuya ses joues d’un revers de main, parvint à lui adresser un demi-sourire.       — Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux. Aussi en paix avec le monde.       Sa voix était vibrante d’émotion et prit des accents plus poignants encore lorsqu’il ajouta :       — Je ne croyais pas que j’aurais un enfant un jour.       — Mais pourquoi ? Pourquoi ?       — Je ne pensais pas que quelqu’un ferait ça pour moi, répondit-il simplement.       Puis il s’inclina vers elle et l’embrassa sur le ventre, avec douceur, pour rendre un hommage plein d’adoration à la vie qui s’y développait.       — J’aimerai notre enfant, Anne.       Des pleurs picotèrent les yeux de la jeune femme, tandis qu’une voix criait en elle : « Mais moi ? Pourquoi ne peux-tu me dire que tu m’aimes ? »       Elle réprima aussitôt cet élan désespéré. Elle savait que Sean l’aimait, d’une manière particulière et unique, et un jour, elle arriverait à le lui faire dire, même s’il ne l’épousait jamais. Mais pour l’instant, elle se devait de régler la question qui n’avait cessé de la tourmenter au cours des trois derniers mois.       — Sean… Il n’y a aucune raison pour que je n’aie pas cet enfant, n’est-ce pas ?       — De mon point de vue, aucun.       — Il n’y a aucun facteur héréditaire à prendre en compte ? insista-t-elle.       Il redressa la tête, le regard encore illuminé de joie, et se laissa tomber sur un coude en déclarant avec indulgence :       — Anne, il est tout naturel que tu t’inquiètes ainsi, mais je te promets que, pour autant que je sache, il n’y a aucun problème dans ma famille.       Il posa les mains sur elle, lui encerclant les hanches, le ventre.       — Nous allons avoir le bébé le plus parfait et le plus adorable qui ait jamais été conçu, déclara-t-il avec un sourire dévastateur. Tu seras une mère parfaite, et j’essaierai d’être un père parfait.       Soulagée, Anne lui répondit par un large sourire. Ainsi leur bébé n’avait rien à redouter. Et Sean venait de s’engager à en être le père au sens plein du terme. Cela signifiait qu’il envisageait un avenir commun, pour eux. Autant qu’il le pourrait, du moins.       Il restait un énorme point d’interrogation, et c’était la santé de Sean lui-même… Anne en fut intensément consciente, au moment où il s’inclinait pour l’embrasser.       — Je crois que je vais encore te faire l’amour, murmura-t-il en l’effleurant sensuellement de ses lèvres.

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       — Non, dit-elle résolument.       — Pourquoi ? Ça peut faire du mal au bébé ?       — Bien sûr que non ! Mais je ne t’accorderai plus aucune privauté avant que tu aies repris dix kilos, répliqua-t-elle, taquine. Tu as énormément maigri, tu sais.       Plus gravement, elle ajouta :       — Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas, Sean ?       — Je crois que j’ai besoin de toi pour stimuler mon appétit de la vie, biaisa-t-il avec désinvolture. Dis-moi, tu crois qu’il y a de quoi, dans la cuisine, prendre dix kilos en un seul repas ?       Au bout de quelques semaines, Sean fut pratiquement redevenu celui qu’elle avait connu. Il respirait le bonheur. Il veillait sur Anne avec un soin jaloux, l’accompagnait partout, et aucun futur père n’aurait pu se montrer plus acharné à préparer la naissance de son enfant.       La jeune femme était ravie de le voir réagir ainsi — la plupart du temps. Cependant, elle se demandait parfois pourquoi il s’impliquait aussi intensément. Savait-il son avenir menacé ? Il semblait avoir centré son existence autour d’elle et de l’enfant à naître. Il n’essayait pas d’écrire ; il n’entrait dans son bureau que pour y récolter les fax délivrés par la machine.       Il ne pensait toujours pas au mariage, fût-ce pour la sauvegarde du bébé. Elle en eut la douloureuse confirmation le jour où il lui tendit un document légal, établissant sa sécurité financière et celle de leur bébé pour tout le reste de leur existence. Stupéfaite par la générosité de l’arrangement, elle observa :       — Mais, Sean, nous n’avons pas encore cet enfant !       — Je veux être sûr que vous serez en sécurité, quoi qu’il advienne, répondit-il.

             — Pourquoi ? Tu t’attends à quelque chose ?       — Qui peut prédire l’avenir ? répondit-il en haussant les épaules. Si je me fais écraser par un bus demain, je ne veux pas que tu sois obligée de travailler pour élever notre bébé. Je veux que tu puisses décider librement de continuer ta carrière ou de devenir mère à plein temps.       Elle faillit lui dire qu’il aurait été bien plus simple de lui faire une demande en mariage, mais ravala les mots. Elle avait promis de ne rien tenter pour le changer.       — Tu as tout prévu, observa-t-elle en lisant le document.       — Paula va toujours au fond des choses. Si jamais tu as un problème, Anne, fais appel à elle, elle saura le régler.       Paula, celle qui savait tout… Frustrée, la jeune femme parvint cependant à sourire.       — Tu n’es tenu à rien, Sean. C’est moi qui ai décidé d’avoir un enfant.       — Notre enfant, rectifia-t-il. Et tout l’argent du monde ne saurait payer ce magnifique cadeau que tu m’as fait.       La mère d’Anne, elle, n’éprouvait pas une once de considération pour un homme qui n’offrait pas le mariage à sa fille après l’avoir « mise enceinte ». Depuis qu’Anne lui avait écrit afin de lui annoncer la venue du bébé pour les alentours du mois d’août, Leonie Tolliver saupoudrait ses lettres de réflexions bien senties. L’une des missives apporta cependant du plaisir à Anne :       « Jenny attend un enfant. Je n’ai aucun souci à me faire, bien sûr, pour ma cadette, puisqu’elle a un mari. Brian n’est ni riche ni célèbre, mais c’est un honnête travailleur auquel on peut faire confiance… »       Les représentations des Pirates de Penzance débutèrent au mois de juin, et les critiques applaudirent l’inventivité scénographique d’Anne-Lise Tolliver. Les paparazzi, eux, firent des commentaires sur les rondeurs révélatrices de la jeune femme, lors de la première, et soulignèrent la présence auprès d’elle de son compagnon, Sean Riordan, qui semblait avoir renoncé à écrire pour être père.       En juillet, Sean et Anne recherchèrent activement une maison. Ils avaient décidé d’élever le bébé à la campagne — pas trop loin de Londres, bien entendu. Lorsqu’ils trouvèrent enfin une demeure qui leur plaisait, Sean insista pour l’acheter au nom de sa compagne. Ce fut Paula, bien sûr, qui se chargea de l’aspect légal des choses, avec sa discrétion et son efficacité habituelles. Quand Anne se rendit à son cabinet pour signer les documents, Paula afficha tout du long un sourire réjoui.       Une fois la séance de signatures achevée, Anne ne put toutefois s’empêcher d’observer :       — Ça me donne un peu l’impression d’être une femme entretenue.       Paula se mit à rire.       — Je ne crois pas que les femmes entretenues obtiennent autant que ça, Anne. En fait, sur le plan matériel, tu es bien mieux protégée que la plupart des femmes mariées.       Sans pouvoir se retenir, Anne demanda :       — Alors, pourquoi Sean ne m’épouse-t-il pas, Paula ?       L’expression amusée de l’avocate mua soudainement. On eût dit tout à coup qu’elle portait un masque. Il y eut bien un éclair de sympathie dans son regard gris-vert, mais il demeura fugitif.       — N’es-tu pas heureuse ainsi, Anne ?       — Je ne dis pas que je suis malheureuse…       — Alors, prends les choses telles quelles sont. Tu sais que je n’ai pas le droit de parler des affaires privées de Sean avec toi.       — Oui, je sais bien. Je suis désolée, Paula… C’est juste que… eh bien, ma mère me tarabuste à ce sujet.

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       C’était une piètre excuse, mais Paula l’accepta de bonne grâce.       A l’approche de la naissance du bébé, Anne et Sean vécurent des moments vraiment excitants et gais, forgeant des plans, passant en revue les prénoms qu’ils préféraient… Puis, deux semaines à peine avant la date prévue pour l’accouchement, tout s’effondra.       Il n’y eut aucun signe avant-coureur, Anne n’eut aucune prémonition. Ce matin-là, tandis qu’elle préparait un plantureux petit déjeuner pour Sean, celui-ci alla voir, comme de coutume, s’il avait reçu un fax avant de venir la rejoindre. Lorsque tout fut fin prêt, elle l’appela ; il ne répondit pas. Elle acheva de disposer le couvert et traversa l’appartement pour le prévenir.       Il se tenait debout près du télécopieur, un feuillet à la main, le regard braqué dessus. Il était blanc comme un linge. Ses mâchoires étaient crispées, son corps d’une immobilité de statue.       — Sean ? lança-t-elle.       Lentement, il releva la tête. Son regard avait quelque chose d’éteint, de lointain. Il baissa les yeux vers le ventre renflé d’Anne et une expression de souffrance crispa ses traits.       — Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-elle, en proie à une peur sans nom.       — Rien.       Il eut une expression sauvage, chiffonna le papier, en fit une boule serrée et la jeta dans la corbeille. Elle ne sut comment réagir, face à un mensonge aussi flagrant.       — Je t’avais appelé pour le déjeuner, dit-elle faiblement.       — Désolé, je n’avais pas entendu, lui répondit-il avec un sourire affreusement contraint. Allons manger, alors.       Mais il n’avait aucun appétit. Après avoir avalé avec difficulté quelques gorgées de thé, quelques bouchées, il renonça à donner le change et se leva brusquement, annonçant qu’il sortait un moment.       — Ne bouge pas, je sais que tu aimes bien siroter ton café tranquillement, lui dit-il en lui adressant un sourire aussi artificiel que le premier.       Il ne chercha pas à l’embrasser, et quitta la cuisine en hâte. Figée, elle n’esquissa pas le moindre mouvement pour le suivre. Quand elle entendit claquer la porte d’entrée, leur séparation soudaine lui fit l’effet d’un coup de poignard en plein cœur.

             Tout d’abord, elle tenta de faire comme si de rien n’était ; de se persuader qu’il finirait par revenir et que tout recommencerait comme avant. Mais c’était peine perdue. Elle ne pouvait y croire. Ce fax fatal l’avait enlevé à elle. Leur union, leur intimité était morte.       La boule de papier froissée gisant dans la corbeille se présentait sans cesse à son esprit. Il fallait qu’elle sache à quoi elle se heurtait…       Elle se leva péniblement, ressentant pour la première fois les effets de la grossesse. Elle songea au chagrin qu’elle avait lu sur le visage de Sean, quand il avait regardé son corps alourdi.       Elle se rendit dans le bureau, traversa la pièce et s’accroupit tant bien que mal auprès de la corbeille. Sa main tremblait, quand elle saisit la boule de papier et la défit pour la lisser maladroitement.       Aucun sentiment de culpabilité ne l’habitait. La confiance n’était plus de mise, à présent. L’instant de vérité si longtemps différé était tout simplement venu et il fallait y faire face.      

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      Le message était bref, lapidaire : « La décision a été prise. La date : 21 août. S’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire, Richard et moi, tu n’as qu’à demander. Notre plus profonde sympathie va vers toi en un tel moment. Paula. »       La plus profonde confusion envahit Anne. Elle avait pensé à tout sauf à un problème d’ordre légal. Pourtant, il s’agissait sûrement de quelque chose de cette nature, puisque Paula y était mêlée… Mais comment un problème de loi pouvait-il provoquer une telle réaction chez Sean ?       Elle lut et relut le message, sans parvenir à en déchiffrer l’essence cachée. Tout ce qui semblait évident, c’était qu’il s’agissait de quelque chose de définitif, sans issue. Puisque Paula transmettait à Sean « sa plus profonde sympathie ».       Cependant, le mystère demeurait entier. Elle chiffonna le papier et le rejeta dans la corbeille. Les réponses devraient encore attendre.       La matinée s’écoula, interminable. Au milieu de l’après-midi, Sean revint à l’appartement ; Anne était allongée sur un canapé, rongée par l’angoisse et l’incertitude. Quand elle entendit s’ouvrir la porte d’entrée, elle se redressa vivement, résolue à affronter les événements la tête haute.       Sean pénétra dans la pièce sans même remarquer sa présence. Il n’avait pas meilleure mine que le matin. Il était très pâle et comme dévoré par un tourment intérieur. Et pourtant, il exprimait une sombre résolution.       — Tu es resté dehors longtemps, observa Anne, aussi légèrement qu’elle put.

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       Il tressaillit, s’immobilisa et la regarda comme si elle était une étrangère.       — J’ai eu beaucoup à faire, dit-il à voix basse.       — Pourquoi ne m’expliques-tu pas ce qui ne va pas, Sean ?       C’était une accusation plutôt qu’une question. Sa brusque hardiesse arracha une sorte de grimace à Sean. Il longea l’espace réservé dans le salon, saisit l’une des sculptures abstraites posée sur une table basse et la contempla fixement, tandis que ses doigts effleuraient comme sans y penser les rondeurs du marbre.       — Je dois repartir aux Etats-Unis, Anne. Je le dois.       Son inflexion traduisait quelque chose d’irrévocable. Un élan de rébellion souleva la jeune femme. Quand Sean avait passé trois mois en Amérique, cela l’avait totalement vidé de son désir de vivre. Un nouveau voyage mettrait sa santé en danger… Sa santé, et leur relation. S’efforçant de garder la tête froide, elle demanda :       — Quand ?       — Demain.       — Pour combien de temps ?       — Je l’ignore. Ça pourrait être des semaines. Ou des mois. Je n’en sais vraiment rien.       — Alors, je viens avec toi. Notre enfant peut aussi bien naître là-bas.       Il secoua la tête.       — J’ai pris des dispositions pour toi, Anne. Tu ne pourras peut-être pas te débrouiller seule, quand le bébé arrivera. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux que tu demeures chez Paula et Richard. Ils seront très heureux de veiller sur toi et…       — Arrête de décider à ma place de ce qui est bon pour moi ! explosa-t-elle avec une indignation farouche.       Elle se leva avec difficulté.       — C’est moi qui sais ce qui me convient, Sean. Je serai bien plus heureuse de t’accompagner. En fait, je serai extrêmement malheureuse si tu me laisses ici.       — Je ne peux pas t’emmener, Anne.       — Comment peux-tu m’abandonner maintenant, après tout ce que nous avons vécu ensemble, juste avant l’accouchement ?       Il se détourna brusquement d’elle et gagna la fenêtre. Il inclina la tête tout en parlant, comme s’il ployait sous le poids d’un insupportable fardeau.       — Je suis navré. Je dois partir, Anne.       — Donne-moi une raison, une seule bonne raison. Pourquoi ne peux-tu être avec moi à la naissance de notre enfant, Sean ?       Silence.       — Sean, pour l’amour de Dieu ! Nous formons une famille, à présent. Il ne devrait plus y avoir de séparations inexplicables. Nous ne sommes peut-être pas mariés, mais là où tu vas, je devrais être avec toi.       — J’ai fait ce que j’ai pu pour compenser mon absence, dit-il avec effort.       — Ce n’est pas assez.       — Je t’ai avertie il y a longtemps qu’il en serait ainsi.       Anne prit une profonde inspiration.       — Sean, si tu ne peux pas me donner une raison satisfaisante, alors, ne te donne pas la peine de revenir vers moi. Je ne serai pas là. Et ton enfant non plus.       Elle le vit tressaillir. Il fit volte-face.       — Tu me ferais ça ?       — Tu m’abandonnes lorsque j’ai le plus besoin de toi !       Une intense émotion contracta les traits de Sean.       — Pour te protéger, j’ai nié mes propres besoins et mes propres désirs sept ans durant. Ne peux-tu donc attendre encore un peu, pour moi ?       — Mais pourquoi ? Dis-moi seulement pourquoi !       — Pour l’amour du ciel, Anne ! Oublie ça !       — Non, fit-elle avec véhémence. Non ! Je ne veux pas qu’on me laisse tomber une nouvelle fois. Ni pour sept ans, ni pour sept mois, ni même pour sept jours ! Pas sans savoir pourquoi. Je n’accepte plus cela.       Sean se mit à arpenter la pièce avec agitation.       — J’ai tenté de faire ce qui était bien pour toi. Tu me voulais, Anne. Tu disais que tu avais besoin de moi. C’est toi qui as choisi de faire un enfant. Je ne te l’ai pas demandé.       — Tu me voulais toi aussi. Et tu voulais l’enfant, argumenta-t-elle avec passion.       — Oui. Pour ma damnation éternelle ! jeta-t-il.       — Pourquoi dis-tu cela ?       — N’est-ce pas évident ?       — Non. Rien ne l’est.       — Eh bien, ça devrait l’être. Oh oui, ça devrait l’être, bon sang, grogna-t-il. Pourquoi crois-tu que je t’aie quittée, il y a sept ans ?       — C’est une chose que je n’ai jamais comprise.

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             — Je te voulais tellement… Tu m’avais ramené à la vie, à la joie, tu m’avais fait ressentir des choses que je croyais mortes pour moi. Je savais que c’était mal de céder à cette attirance, mais c’était un tel délice, pour moi ! Je ne pouvais pas y résister. Je me disais : rien que pour un petit moment. Et puis, tu en es venue à prendre les choses au sérieux, à former des projets, désirer des promesses que je ne pouvais pas faire. Pouvais pas, Anne. Est-ce que cela ne te fait rien comprendre ?       Elle secoua la tête, incapable de saisir en quoi ce qu’il lui disait à présent était différent de ce qu’il lui avait déjà dit. Amer, accusateur, il lança :       — Tu ne veux pas voir, hein ? C’est plus commode de me laisser prendre les décisions difficiles. Tu tiens encore à rêver. A moi d’affronter les réalités incontournables.       — Mais de quelles réalités me parles-tu, Sean ?       — Tu prétendais que ta carrière passait avant tout. Mais c’était faux. Tu as voulu transformer ce que je t’offrais en quelque chose d’autre, m’enchaîner à un avenir dont je ne ne pouvais être garant.       Sean avait le souffle court, son torse se soulevait au rythme des émotions violentes et fortes qui l’agitaient.       — Etre avec moi, travailler avec moi… Voilà ce que tu m’as demandé. Mais cela ne te suffisait pas, n’est-ce pas ? Alors, tu as décidé d’avoir un enfant. Mon enfant. Dont tu te sers maintenant pour exercer un chantage affectif sur moi, pour me faire rester alors que je ne le peux pas.       — Ce n’est pas du chantage ! Tu as dit que tu aimais notre enfant. Mais de quel genre d’amour l’aimes-tu, si tu ne veux même pas l’accueillir en ce monde ?       — De ce genre d’amour qui s’assure que l’enfant ne manquera jamais de rien, même si sa mère est la plus irréaliste et la plus bornée des femmes ! Nous ne sommes pas mariés, Anne. Ni même près de former vraiment un couple. Je ne t’ai jamais promis de t’épouser, et je ne t’ai jamais caché ma position sur ce point.       — Je ne t’ai pas demandé de m’épouser. Seulement de vivre avec toi. Et tu ne m’as toujours pas expliqué pourquoi c’était impossible.       — Tu ne veux pas le savoir. Si tu le voulais vraiment, tu aurais compris maintenant.       — Eh bien, je suis désolée d’être si obtuse !       Soudain, dans un pur accès de désespoir, elle le supplia :       — Dis-le-moi, pour que j’arrive à trouver un sens à tout ça.       Sean cessa d’aller et venir. La souffrance peinte sur son visage, son regard hanté étaient terribles à voir.       — J’en tenté de te protéger, dit-il durement.       Pendant un instant, la résolution d’Anne vacilla. Mais il fallait qu’elle sache. Les choses étaient allées trop loin.       — Je suis marié, Anne. J’étais marié bien avant de te rencontrer. Et même si nous n’avons pas eu de vie ensemble en plus de dix années, ma femme demeure ma femme.       S’il s’était agi d’une déclaration pure et simple, relativement neutre, Anne aurait sans doute mieux encaissé le choc. Mais les mots étaient sortis de la bouche de Sean avec une intensité fiévreuse, brûlante, révélant sans l’ombre d’un doute que cette union était loin d’être révolue pour lui. Toutes ces sombres passions en son âme, qu’il lui avait cachées… elles tournaient donc autour de ce mariage qui n’était pas mort !       L’esprit en tumulte, Anne tenta de raccorder les pièces du puzzle. Sean, la quittant pour aller à la poursuite de ses propres rêves, vivant en moine sauf en de rares occasions — exutoires de la frustration sexuelle –, revenant vers elle le jour où il l’avait crue prête à l’accepter sur un terrain d’égalité, s’assurant qu’elle était libre… tout comme il lui fallait être libre lui-même afin de retourner vers sa femme.       — Tu aurais dû me le dire. Dès que nous nous sommes revus, dit-elle d’une voix étranglée.       — Au départ, ça ne se justifiait pas. Ensuite, quand tu m’as révélé les dégâts que j’avais causés, et le besoin que tu avais de moi… Dis, Anne, est-ce que ç’aurait été mieux, ou pire, si tu avais su que j’étais marié ?       Elle pensa à son désespoir d’alors, sa peur d’être rejetée, sa joie de se retrouver entre ses bras…       — Aurais-tu opté pour l’adultère ? Ne valait-il pas mieux que je sois le seul à porter cette culpabilité ?        Anne secoua la tête à plusieurs reprises, ne sachant comment elle aurait réagi.       — Ta femme, dit-elle avec difficulté. Comment se fait-il qu’elle n’ait pas vécu avec toi, pendant toutes ces années ?       On eût dit que sa question anéantissait toute vie en lui. Son visage ne fut plus qu’une sorte de masque lorsqu’il répondit :       — Elle vit avec moi. Dans mon cœur. Elle a toujours été présente, et le sera toujours. La grande passion de ma vie…       Anne se sentit pâlir mortellement à son tour.       — Tu l’aimes… tant que ça ?       — Oui.       L’amour de Sean n’était pas pour elle. Il l’avait donné à celle qu’il avait épousée, à jamais. Sean avait de l’affection pour elle. Il la désirait. Mais il ne l’aimait pas.       — C’est elle que tu vas retrouver en Amérique.       — Oui.       — Mais elle ne veut pas que tu sois avec elle.       — Dieu seul sait ce qu’elle veut ! J’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour l’atteindre, pour la ramener à

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moi, mais je ne peux briser la barrière qui nous sépare. Je me suis débattu avec ça à m’en heurter la tête contre les murs. Jusqu’au moment où ma propre survie et ma santé mentale me contraignaient à fuir. Je me suis essentiellement évadé dans l’écriture.       — Jusqu’à ce que je vienne t’offrir un exutoire plus heureux, commenta la jeune femme avec amertume.

             — Tu m’as donné beaucoup de bonheur, Anne, admit Sean en posant sur elle un regard intense. Je croyais t’en avoir donné aussi.       — Oui, tu m’en as donné.       « Mais c’est fini », ajouta-t-elle en son for intérieur. Elle ne pouvait accuser Sean de l’avoir abusée. Il avait été franc. C’était elle qui n’avait pas voulu le croire.       Avec tristesse, Sean observa :       — C’est toi qui as voulu en arriver là. A toi de décider, à présent.       Elle redressa le menton, fière et résolue. Son regard couleur d’ambre refléta la volonté de surmonter la douleur qui lui ravageait le corps et le cœur.       — Je veux savoir pourquoi tu dois aller retrouver ta femme maintenant. Pourquoi ça ne peut pas attendre encore quelques jours.       Le regard de Sean s’abaissa vers son ventre, où elle avait instinctivement posé les mains.       — Je dois aller là-bas, lâcha-t-il en se détournant pour gagner la baie vitrée. L’enfant naîtra, que je sois là ou non. Alors que c’est la dernière chance que j’ai de ramener ma femme à moi.       — Et si tu y parviens, tu resteras avec elle ?       — Oui. Je resterai avec elle.       — Et si tu n’y parviens pas, tu me reviendras. Ainsi qu’à notre enfant. C’est bien ton projet ?       Elle le vit serrer convulsivement les poings.       — Est-ce ce que tu veux, Anne ?       Non, pensa-t-elle. Non, elle ne pouvait pas supporter d’avoir la seconde place dans son cœur. Elle ne pourrait plus vivre avec lui en sachant ce qu’elle savait à présent. Sa jalousie était si violente qu’elle supportait à peine d’être dans la même pièce que Sean.       Eperdue de souffrance, elle traversa l’appartement pour gagner la chambre où elle avait si souvent fait l’amour avec cet homme qui aimait toujours sa femme. Celle qui passait avant tout. Gagnant la coiffeuse d’une démarche vacillante, elle ouvrit le tiroir où elle conservait les boucles d’oreilles en diamant. Elle ne pourrait plus jamais se souvenir de lui avec bienveillance. Pas après ça.       Elle prit l’écrin. Une douleur aiguë lui fouailla le bas du dos. Du liquide se répandit entre ses jambes. Elle poussa un cri, sans comprendre. Puis une nouvelle douleur la traversa et elle sut enfin ce qui se passait.       — Anne… Anne…       La voix de Sean, angoissée, alarmée. Un pas de course dans le couloir.       Sans trop savoir comment, elle parvint à pivoter vers lui à l’instant où il atteignait le seuil de la chambre. Lança l’écrin à ses pieds.       — Reprends-les ! Donne-les à la femme que tu aimes ! cria-t-elle.       Puis elle se ploya en deux, secouée par une nouvelle contraction.       — Anne, juste ciel…       — Si… si ce n’est pas trop demander… emmène-moi à l’hôpital… avant de t’en aller.      

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      Sean ne voulut pas la quitter, quand ils furent à l’hôpital. Il demeura auprès d’elle lorsqu’ils l’emmenèrent en salle de travail ; et ensuite, il ne manifesta pas davantage l’intention de partir.       — Tu n’es pas obligé de rester, déclara-t-elle avec un orgueil farouche. Comme tu le disais, le bébé arrivera que tu sois là ou non.       Il l’implora du regard.       — Je veux rester, Anne.       Elle éprouva un élan d’amertume, plus puissant que la douleur physique.       — Fais comme tu voudras, dit-elle d’une voix éteinte. Mais n’espère en tirer aucune joie.       — Anne…, fit-il en lui prenant la main, tu ne vas pas reporter… reporter ta haine pour moi sur l’enfant, n’est-ce pas ?       — C’est mon enfant. Il est à moi. Je n’ai plus besoin de toi. Dès que je pourrai, j’emmènerai mon bébé avec moi en Australie et recommencerai ma vie. Sans toi !       Elle lui retira violemment la main et se détourna pour ne plus le voir. Après un long moment de silence, elle l’entendit prendre une chaise, et s’y installer pour attendre là, avec elle. Eh bien, qu’il voie son enfant, qu’il le

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voie ! pensa-t-elle avec une sauvagerie farouche. Qu’il sache à quoi il renonce pour une femme qui ne veut pas de son amour.       L’enfant naquit juste après 3 heures du matin. Anne, trop épuisée, n’eut pas la force de protester lorsque l’infirmière remit le bébé à Sean pour qu’il l’apporte à sa mère. Elle le vit le tenir tendrement, les traits adoucis par l’émerveillement et l’amour tandis qu’il s’approchait d’elle. Très doucement, il déposa le précieux fardeau auprès d’elle, puis se pencha pour déposer un baiser sur le petit visage.       — Je te souhaite tout le bonheur du monde, mon fils, murmura-t-il d’une voix rauque.       Il se redressa, posa la main sur celle d’Anne pour capter son attention.       — Merci, dit-il simplement.       Il se détourna avant qu’elle ait pu formuler une réponse. C’était fini.       Alors qu’elle contemplait son bébé, un flot d’amour maternel la souleva, emportant la sensation de vide que Sean lui avait laissée en partant. Elle était heureuse que ce fût un garçon. Un garçon avec des boucles brunes. Elle s’était fourvoyée en voulant conquérir l’amour de Sean — mais elle tenait là une part de lui qu’elle ne perdrait pas.       On la mena bientôt à une chambre, le bébé fut confié aux soins des infirmières, et elle put s’abîmer dans un sommeil réparateur.       Il était presque midi quand elle s’éveilla. Elle songea que Sean s’était à présent envolé pour les Etats-Unis. Que devait-il se passer le 21 août ? Etait-ce la date prévue pour le divorce de l’écrivain ? De toute façon, même cela ne changerait rien à son propre avenir. Aujourd’hui, elle commençait une nouvelle vie.       Elle décida de l’appeler Michael-John. C’était un beau nom, qui sonnait bien. Sean aurait préféré Patrick, mais cela n’avait plus d’importance, désormais.       Il y avait de magnifiques compositions florales, sur sa table de nuit. Elle n’eut qu’à tendre la main pour saisir les cartes. Celles de Paula, Richard, Alex. Sean avait annoncé la nouvelle à Paula, bien sûr. Sachant qu’Alex était un vieil ami à elle, Paula avait dû avertir ce dernier.       Anne fut plus étonnée par un autre arrivage de fleurs, apportées par l’infirmière en même temps que le petit déjeuner. Elles venaient d’Australie : Jenny lui annonçait son arrivée auprès d’elle dans un jour ou deux. C’était Sean qui avait pris le billet. Emue, les larmes aux yeux, Anne songea longtemps à cet ultime geste.       Elle avait peut-être tort de vouloir couper Sean de son enfant. Elle en avait décidé ainsi sous l’emprise de la souffrance, sans même songer au bébé… Mais elle réfléchirait à cela plus tard, lorsqu’elle serait moins désespérée.       Une nouvelle bouffée d’émotion la submergea, à la pensée de sa sœur. Ce serait un bonheur d’avoir Jenny près d’elle. Tout comme c’était un bonheur, immense, d’avoir Michael-John. La jeune femme y songea avec force, un moment plus tard, en donnant le sein à son fils. Oui, cela valait la peine de vivre pour connaître une expérience aussi merveilleuse.       Le bébé était niché au creux du bras de sa mère lorsque Paula Wentworth frappa à la porte.       Dans l’esprit d’Anne, Paula était si étroitement liée à Sean que la jeune femme éprouva une réticence fugitive à l’idée de l’accueillir. Mais elle ne pouvait oublier l’amitié dont Paula avait fait preuve envers elle.       — Oh, il est si beau ! s’écria Paula en contemplant le bébé. C’est le portrait craché de Sean !       Elle tendit un bras vers Anne et lui serra la main, avec une réelle sympathie.       — Je regrette que Sean n’ait pu partager ces instants avec toi.       Prenant une profonde inspiration, Anne saisit l’occasion qui s’offrait à elle de commencer à prendre ses distances avec l’univers de Sean.       — Il a dit qu’il s’était arrangé pour que je reste chez toi, Paula. Mais ma sœur va venir. Je serai très bien avec elle.       — Bien sûr. Cependant, si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite surtout pas à faire appel à nous.       — Tu n’as plus besoin de rester aussi discrète, maintenant. Sean m’a dit, pour sa femme.       — Oh ! fit Paula, visiblement déconcertée.       Elle rapprocha une chaise du lit et s’y installa.       — Je devine que cela t’a causé un grand choc.       — Oui.       — Cette date… ça ne pouvait pas plus mal tomber pour toi. Mais au moins, Sean a pu être là pour la naissance. Et voir son fils. C’est un si beau souvenir à emporter avec soi…       Anne éprouva un commencement de rancune. Paula soutenait toujours Sean en tout — mensonge et adultère compris. Quand l’avocate lui demanda avec bonté si sa sœur allait rester jusqu’au retour de Sean, elle répondit :

             — Non. Et moi non plus. Je n’attendrai pas Sean, cette fois, Paula. Je rentre en Australie. Définitivement.       — Tu… tu ne veux plus de lui ?       — Il a choisi de me quitter. Pour la femme qu’il aime.       — Mais, Anne…, fit Paula, l’air profondément désemparé. Comment peut-tu être aussi cruelle ! Ce n’est qu’une question de jours, et tout sera fini. Un soulagement miséricordieux pour eux deux.       — Ce ne sera jamais fini pour Sean, répliqua Anne, blessée par la partialité de Paula. Il l’aime. Il l’aimera

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toujours.       — Oh, Anne ! Tu renonces à la réalité de l’amour que tu as avec Sean à cause d’un rêve ? D’un souvenir ?       — Sa femme passe avant tout, pour lui, dit-elle avec amertume.       — Pour l’amour du ciel ! Ne peux-tu le comprendre ? N’as-tu donc aucune compassion ? s’écria Paula avec horreur.       — Et pourquoi devrais-je en avoir ?       Cette fois, Paula se leva, digne et glaciale.       — Je vois que Sean avait raison de vouloir te tenir coupée de cette partie de sa vie, puisque c’est ainsi que tu réagis. Après tout ce qu’il a fait pour toi ! dit-elle avec un mépris glacial. Tu m’excuseras, mais je préfère te laisser à ton insondable égoïsme.       Là-dessus, Paula sortit. Anne demeura un moment sous le choc. Sa visiteuse l’avait condamnée d’une façon si absolue, si catégorique, que cela lui donnait à réfléchir. Si partiale que fût Paula quand il était question de Sean, elle n’était pas pour autant quelqu’un de déraisonnable. Jusqu’ici, elle avait manifesté de la sympathie et de la compassion à Anne. Pourtant, elle accordait elle aussi la priorité à la femme de Sean, en ces circonstances. Pourquoi ?       Anne était si occupée à ruminer tout cela qu’elle ne protesta même pas lorsque l’infirmière se présenta pour emmener Michael-John afin de le laver et le changer. Elle ignorait quelque chose d’important sur Sean et sa femme, c’était la seule explication. Et une seule personne était susceptible de lui fournir l’information dont elle avait besoin : Alex Corbett.        Elle eut tôt fait de téléphoner à son vieil ami, pour lui demander de venir lui tenir compagnie. Moins d’une demi-heure plus tard, il était là, les bras chargés d’une pile de magazines.       — Merci, tu es un amour, lui dit-elle chaudement.       — Je suis un vrai Père Noël, affirma-t-il avec une fierté comique. Mais je ne distribue pas mes trésors à tout le monde ! Juste à quelques privilégiés. Alors, où est le précieux rejeton ?       — A la nurserie. Tu le verras tout à l’heure. Mais pour le moment, j’ai besoin de te parler de Sean et de sa femme.       L’expression joviale et affectueuse d’Alex se modifia sur-le-champ.       — Oh, non ! Non, non, c’est hors de question, ma chère petite. Impossible. Là-dessus, j’ai la bouche cousue. Je ne tiens pas à me faire assassiner. Sean m’a juré qu’il m’étriperait, si je lâchais le moindre mot. Et il le pensait vraiment. Ne compte pas sur moi.       — Alex, je suis au courant, pour sa femme, souligna Anne. Mais il y a des choses que j’ignore encore. Il faut que tu me les dises.       Il fit non de la tête, avec véhémence, et se remit debout.       — Non, Anne, désolé. J’ai donné ma parole d’honneur.       — Ecoute, si tu te tais, je quitterai Sean en emmenant le bébé avec moi, et quand il rentrera à la maison, il ne trouvera personne. Parce que je serai en Australie.       Alex se rassit, fortement choqué.       — Tu ne peux pas lui faire ça, Anne !       — Si. J’ai déjà averti Paula Wentworth de ce que je comptais faire. Et sa réaction m’a fait comprendre que Sean ne m’avait pas tout dit. Alors, si tu penses vraiment que je dois rester auprès de lui, tu ferais mieux de me révéler pourquoi.       Son vieil ami poussa un lourd soupir.       — Manœuvre habile, fit-il. Que je sois pendu si je parle. Et que je sois pendu si je ne parle pas.       Impitoyable, Anne enchaîna :       — Tu peux commencer par m’apprendre ce qui va se passer le 21 août.       — Les machines, lâcha Alex d’un ton lugubre. Ils vont débrancher les machines. Les parents ont appris à Sean qu’ils allaient le demander par voie légale, lorsqu’il est allé là-bas en décembre. Détérioration irréversible. Aucun espoir de recouvrer une vie normale. Sean n’a pas eu le cœur de s’opposer à leur requête. Ils ont beaucoup souffert, tout au long de ces dix ans, eux aussi. Alors, l’affaire est passée devant les tribunaux, et ils ont obtenu gain de cause. La date a été fixée au 21 août.       Anne ne comprenait pas grand-chose à ces propos décousus.       — De quelles machines parles-tu, Alex ?       — Mais… tu prétendais être au courant, pour sa femme.       — Contente-toi de me dire quelles machines.       — Je n’en sais rien. Je ne connais rien à cette technologie médicale. Les trucs qu’ils utilisent.       — Pour quoi ?       — Pour la maintenir en vie, bien sûr ! Il y a dix ans qu’elle est plongée dans un coma profond. Elle ne peut plus rien faire. Elle ne se rend plus compte de rien, ne voit personne. Elle est allongée là, dans le coma, c’est tout.       — Oh, mon Dieu ! s’exclama Anne.       Elle porta les mains à son visage et regarda Alex d’un air horrifié, tandis que toutes les pièces du puzzle se mettaient en place, avec une force dévastatrice.       — Tu ne savais pas, fit Alex, accusateur.

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       — Pas pour le coma, non, énonça-t-elle d’une voix étranglée. Comment est-ce arrivé ? C’était un accident ?       — Non. C’est le tragique de l’histoire. Ils n’étaient mariés que depuis dix-huit mois. Ils ne le savaient ni l’un ni l’autre, mais elle souffrait de la maladie de Goodpasture. Une nuit…       — Continue.       — Elle a eu une grave hémorragie, dans les deux poumons. Elle est tombée dans le coma avant que Sean ait pu alerter les secours et n’en est jamais sortie depuis. Sean s’en est rendu responsable. Année après année, il est allé là-bas, auprès de son lit, écrivant des pièces pour elle et les lui lisant, faisant tout ce qui était en son pouvoir pour la ramener à la vie.

             Et, à Noël, il avait appris la décision des parents de sa femme, résolus à mettre fin à cette longue agonie… Enfin, Anne comprenait ce que Sean avait traversé.       — Comment se fait-il que tu le saches ? demanda-t-elle à Alex.       — Sean m’a tout appris quand il m’a demandé de te donner du travail, voici huit ans. Paula sait que je suis au courant.       — Je vois. Et comment se fait-il que rien n’ait transpiré dans les journaux ? Etant donné la célébrité de Sean, et puisqu’il y a eu un procès…       — La femme de Sean avait conservé l’usage de son nom de jeune fille. De plus, Sean n’ayant pas contesté la requête des parents, il n’a pas été mêlé à la procédure. Et il a toujours gardé le plus grand secret sur ses voyages en Amérique.       Alex serra les mains de la jeune femme et lui adressa un regard anxieux et implorant.       — Anne, Sean ne veut pas te perdre. Il a eu si peu de bonheur, pendant toutes ces années ! Tu ne peux pas l’abandonner maintenant. Ou lui voler son fils. Tu dois bien comprendre que c’est injuste.       Il marqua un bref arrêt, fit une curieuse petite grimace.       — Il me tuera, quand il saura que j’ai parlé ! Tu penses peut-être que ma vie n’a pas d’importance, mais pour moi, elle compte.       Anne parvint à lui adresser un sourire rassurant.       — Ne t’inquiète pas, Alex. Tu as fait preuve de beaucoup d’amitié envers Sean et envers moi, en me parlant comme tu viens de le faire.       Il s’illumina aussitôt.       — Alors, tu vas rester ?       — Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse… Ecoute, il y a une dernière chose que tu peux faire pour moi. Donne-moi l’adresse de l’hôpital.       — Ah, non. Non ! Ce n’est pas une bonne idée, Anne.       — Donne-la-moi. J’ignore si je m’en servirai, si j’en aurai même besoin. Mais si tu ne me la donnes pas, et que tout est gâché entre Sean et moi, ce sera par ta faute.       Alex changea de couleur.       — Mais pourquoi faut-il que je me retrouve dans des situations pareilles ? gémit-il avec désespoir.       Il poussa un soupir à fendre l’âme.       — J’espère vraiment que ça va s’arranger.       — Moi aussi, dit Anne avec ferveur.       Elle ignorait quelle serait sa décision. Pour l’instant, il fallait qu’elle s’occupe de son enfant avant tout. Lorsque Jenny serait là, elle pourrait enfin se concentrer sur ce qu’elle allait faire au sujet de Sean.      

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      Anne eut bien du mal à prendre une décision. Aller retrouver Sean en de pareilles circonstances lui faisait l’effet d’une intrusion morbide dans une tragédie intime. Pourtant, il lui semblait inacceptable de ne pas être là pour le soutenir.       Elle songea à l’horreur du moment où l’on débrancherait les machines… au vide affreux qui s’ensuivrait, au chagrin, au sentiment de l’irréparable, à la froideur glaciale des ténèbres. Sean lui avait murmuré ces mots-là, le soir où ils avaient fait l’amour pour la première fois. Elle ne pouvait supporter l’idée qu’il ressente cela de nouveau. Si elle pouvait le soulager ne fût-ce qu’un peu en lui disant que Michael-John et elle seraient toujours là pour lui, cela valait la peine d’essayer.       Mais que ressentirait-il en entendant cela ? Peut-être la haïrait-il d’être vivante alors que la femme aimée était morte… Peut-être verrait-il dans sa démarche une sorte de tentative pour l’arracher à son épouse, dictée par la jalousie et l’égoïsme.       Déchirée, partagée, la jeune femme s’interrogeait anxieusement lorsque Jenny arriva. En dépit de la fatigue du voyage, encore accentuée par sa grossesse, celle-ci fit de son mieux pour égayer sa sœur. Mais Anne était

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trop mal pour réagir. Son lait se tarit, et il fallut nourrir le bébé au biberon. Jenny s’inquiéta, lui dit qu’elle aurait dû être heureuse d’être mère, au lieu de sombrer dans la dépression. Sa réaction angoissée secoua Anne, la poussant enfin à agir.       — Jenny, dit-elle, j’ai pris une décision très difficile. J’ai besoin de ton aide.        — Très bien. Je ferai ce que tu me demanderas.       — Il faut que je parte aux Etats-Unis pour rejoindre Sean. Je dois absolument être auprès de lui le 21 août. Dans six jours à peine. Accepterais-tu de veiller sur Michael-John à ma place ? J’engagerai une nourrice pour t’aider.       — Ne t’inquiète pas. Il sera très bien avec moi. J’ai l’habitude.       — Il faut aussi que tu me prennes un billet d’avion — en Concorde, si possible.       — C’est urgent à ce point-là ?       Anne se livra à sa sœur :       — C’est la décision la plus importante de toute mon existence. Elle décidera de mon avenir, de celui de Sean et du bébé. Je t’en supplie, ne me rends pas les choses plus dures en me forçant à m’expliquer.       Jenny déposa un baiser affectueux sur la joue de sa sœur.       — Détends-toi. Je me charge de tout.       Au cours des cinq jours qui suivirent, Jenny apporta un soutien sans faille à Anne. Celle-ci était désespérée de devoir se séparer de son enfant, mais fut rassurée de constater qu’avec sa cadette, Michael-John serait bien entouré.       Sa tension était telle qu’elle ne vit pratiquement pas passer le trajet en avion. Après une première nuit agitée dans un hôtel, elle se vêtit du tailleur vert doux, de coupe sage, qu’elle avait emporté et ramena sévèrement ses cheveux en chignon. Elle ne voulait pas heurter Sean, si toutefois elle parvenait à le voir.       Il était tout juste 9 heures quand elle franchit les portes de l’hôpital. La dernière heure, pensa-t-elle, le cœur serré et empli d’incertitude. Ses jambes la portaient à peine lorsqu’elle s’approcha de la réception.       — Anne !       La voix, un peu sèche, lui fit faire volte-face. Choquée, elle vit Paula Wentworth venir vers elle. Mais, presque aussitôt, elle accepta la réalité. La présence de Paula n’avait rien d’étonnant en ces lieux.       Elle portait un tailleur noir. Anne se demanda si elle avait commis un affreux impair en choisissant du vert. Pourtant, c’était la couleur du printemps, et Sean ne l’avait-il pas toujours associée à cette saison ? Elle voulait lui faire comprendre que l’interminable hiver pouvait finir… s’il en décidait ainsi.       — Que fais-tu ici ? énonça Paula d’une voix presque sifflante, lorsqu’elle parvint auprès d’elle.       Allant droit au fait crucial, Anne demanda :       — La femme de Sean… est-ce qu’elle est sortie du coma ?       Paula secoua négativement la tête, répondit avec impatience :       — Il n’y a jamais eu de véritable espoir de ce côté-là.       — Je ne suis ni égoïste ni cruelle, Paula, murmura Anne. Je ne comprenais rien à ce que me disait Sean. Je croyais que sa femme divorçait et qu’il ne voulait pas la perdre… Je n’avais pas la moindre idée de ce qui se passait. Il a fallu que je force Alex Corbett à m’apprendre la vérité.       — Oh, Seigneur ! s’exclama Paula.       Elle passa une main tremblante sur son front, puis la laissa tomber sur celle d’Anne, pour la serrer fortement. Ses yeux étaient gris de fatigue.       — Je ne sais pas quoi faire, avoua Anne. Je ne peux pas lui laisser croire qu’il a tout perdu… Il faut qu’il sache qu’il y a un avenir pour lui avec son fils et moi, s’il le souhaite. Mais est-ce le moment de le lui dire ?       — Je n’en sais rien. Je doute que Sean en sache quelque chose lui-même. Je ne peux pas t’aider sur ce point, Anne. Tu dois faire ce que tu crois être le mieux.       — Je n’ai pas cessé de retourner ça dans mes pensées. Il faut que j’aille le trouver.       Lui pressant la main avec sympathie, Paula demanda :       — Est-ce que tout ça est dû à ce que je t’ai dit ?       — Oui, dit Anne, les larmes aux yeux. C*’a été un moment décisif. Je sentais qu’il y avait quelque chose que j’ignorais.       — Je prierai pour vous deux, murmura Paula d’une voix rauque.       — Où dois-je aller ?       — Je vais t’accompagner jusqu’à la porte.       Anne lutta pour recouvrer une contenance, pendant que sa compagne la guidait jusqu’au bon étage. Elles empruntèrent un long couloir, allant vers la porte close, tout au bout.

             — J’ai affreusement peur, murmura Anne, affolée par les battements de son propre cœur.       — Moi aussi, j’ai peur, souffla Paula en lui serrant l’épaule. Bonne chance, Anne.       — Merci.       Tandis que Paula revenait sur ses pas le long du couloir, Anne inspira profondément pour rassembler son courage. Puis elle ouvrit la porte et franchit le seuil, les nerfs à vif.        C’était un lieu sévère et nu, entièrement blanc, exception faite des moniteurs groupés autour du lit et reliés à

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la femme qui gisait là. Sean était assis de l’autre côté, tenant une des mains de son épouse serrée entre les siennes et pressée contre ses lèvres. Il avait les yeux clos, la tête inclinée, comme s’il était en prière.       Anne vacilla. Il lui parut sacrilège de briser ce moment d’intimité. Nerveusement, elle jeta un coup d’œil à la femme que Sean avait aimée et épousée, et sentit son cœur chavirer en voyant la beauté pure de ce visage jeune et lisse, ceint de boucles rousses.       Il y avait une photographie dans un cadre, au pied du lit — Sean avec sa femme. Devant avait été placée une rose, dont l’odeur entêtante dominait celle des antiseptiques. Anne ne regarda pas davantage. Elle se sentait une intruse.       Doucement, elle referma la porte derrière elle, puis elle se contraignit à avancer et à contourner le lit, gagnant le point où Sean était assis. Il ne bougea pas, abîmé dans son monde intérieur.       Anne demeura immobile, n’osant pénétrer par effraction dans ce chagrin intense. Au bout de longues minutes déchirantes, elle conclut qu’elle s’était trompée dans sa décision. La clé de l’avenir était ailleurs.       Des larmes l’aveuglèrent tandis qu’elle reculait et faisait volte-face. Elle longea le bas du lit en silence, terrifiée à l’idée de faire du bruit ou de révéler sa présence, sentant qu’il lui fallait partir vite et ne pouvant se permettre de se hâter.       — Anne !       Son prénom lancé d’une voix âpre la figea sur place. Paniquée, elle adressa un regard frénétique à Sean. Il avait redressé la tête, s’était relevé à demi. Le choc ravageait plus encore son visage déjà hagard.       — Pardon, pardon, murmura Anne.       Les mots sortirent de sa bouche avec une précipitation désespérée. Des larmes roulèrent sur ses joues.       — Pourquoi es-tu ici ?       — Pour que tu ne sois pas seul. Pour le cas où tu aurais besoin de moi. Pour retirer les choses terribles que je t’ai dites à Londres quand je ne savais pas. Pour t’aider… Pour te montrer que ta souffrance est aussi la mienne, Sean.       — Non, gémit-il. Je n’ai jamais voulu t’apporter de la souffrance.       — Il n’y a pas de vie sans douleur, Sean. Ou sans amour. Je tenais à ce que tu saches que tout ce qu’il y a en moi est à toi. Si tu le veux. Parce que je t’aime. Parce que je t’aimerai toujours.       Sean eut un profond soupir, mais son visage demeura impassible. Anne crut soudain capter un mouvement ténu, du coin de l’œil. Vivement, elle tourna la tête, regarda une fois encore la silhouette allongée sur le lit et les moniteurs. Elle s’était trompée. Rien n’avait bougé. Rien n’avait changé.       — Il y a une salle d’attente au bout du couloir, dit-elle d’une voix tremblante de chagrin. J’y serai avec Paula. S’il y a quoi que ce soit…       Elle adressa un regard implorant à Sean. Il avait les yeux rivés sur le visage de sa femme.       — Prie pour elle, si tu peux.       Il avait parlé d’une voix étrangement douce. A demi-suffoquée par l’émotion, elle murmura :       — Je le ferai.       Elle partit aussi vite et aussi silencieusement qu’elle put. Paula lui adressa un regard interrogateur en la voyant. Anne se laissa tomber dans le fauteuil situé près d’elle.       — J’ai échoué, dit-elle, tandis que des pleurs roulaient sur ses joues. Je n’aurais jamais dû venir. Mais j’ai appris quelque chose de très beau. J’ai vu le vrai visage de l’amour. Le don total d’une personne à une autre.       — Oui, je sais, murmura Paula. C’est le cœur de toutes ses pièces, n’est-ce pas ?       Les deux femmes sombrèrent dans le silence. Anne souffrait de penser qu’elle ne pourrait jamais prendre la place de l’épouse de Sean. Puis elle se surprit à lui dédier une prière. Puis une autre, et encore une autre.       Le temps s’écoula, les minutes semblant aussi longues que des heures. Un couple d’âge moyen passa, sombrement vêtu. Le visage de l’homme exprimait une douloureuse résignation. La femme pleurait sans bruit.       — Les parents, souffla Paula.       Les pensées d’Anne dérivèrent de nouveau vers ce qui était sur le point d’avoir lieu dans la chambre au bout du couloir. Elle songea à la douleur de Sean. Elle ne put consulter sa montre. Elle ne voulait pas connaître l’instant précis où la vie céderait devant la mort.       Des sanglots rompirent l’horrible silence. Les parents passaient de nouveau, tête courbée, le mari tentant vainement de consoler sa femme en dépit de ses propres pleurs.       L’inéluctable avait eu lieu, pensa confusément Anne. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Elle se demanda si la souffrance à laquelle ils avaient voulu mettre fin s’achèverait jamais pour eux ou pour Sean. Un soulagement miséricordieux. C’était l’expression de Paula. Mais était-ce réellement un soulagement ?       Anne se leva. Elle ne voulait pas être assise lorsque Sean ferait ses adieux à celle qu’il avait tant aimée. Paula se mit debout auprès d’elle, lui apportant son soutien en silence. Elles attendirent, conscientes de chaque seconde écoulée. Enfin, on entendit un lent bruit de pas dans le couloir.       Sean parut sur le seuil, gris et hagard.

             — C’est fini, dit-il.       Anne ne trouva rien à dire. Elle tenta d’exprimer la peine qu’elle ressentait par son regard. Paula réprima un cri étranglé et s’avança, bras à demi levés. Sean vint l’étreindre avec force.

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       — Merci, ma vieille amie, dit-il d’une voix bourrue. C’est gentil à toi d’être venue, mais il n’y a rien que tu puisses faire.       — Prends soin de toi, Sean, dit Paula. Nous avons tous besoin de toi.       Puis elle le serra contre elle.       — Si tu ne veux rien de moi, je vais partir maintenant.       — Tu peux me rendre un service.       — Tout ce que tu voudras.       — Veille sur Anne pour moi.       — Je ferai tout mon possible.       — J’en suis sûr.       Anne se sentit pâlir, en songeant aux implications de la requête de Sean : il n’allait pas revenir vers elle.       Sean lâcha Paula et se tourna vers Anne. Il ne tenta pas de la prendre dans ses bras. Il saisit les deux mains de la jeune femme et les plaça sur son cœur. Bravement, elle redressa la tête, prête à affronter ce qui devait être affronté. Elle vit quelque chose de douloureux et d’implorant, dans le regard de Sean.       — J’ai besoin d’être seul.       — Bien sûr.       — J’ai besoin de réfléchir à ce qui s’est passé… à un tas de choses. Il faut que je reparte de zéro. Quand je trouverai les mots, je t’écrirai.       — J’attendrai.       — As-tu donné un nom à notre fils ?       — Michael-John.       — C’est un beau nom.       — Oui.       — Tu es belle, toi aussi.       Il inclina la tête et lui effleura les lèvres, avec le plus doux, le plus tendre des baisers. Il se redressa, relâcha ses mains, s’en fut.       — Sean…       Il regarda en arrière à contrecœur. Elle rougit, honteuse de vouloir plus qu’il ne pouvait donner pour l’instant.       — Combien de temps crois-tu que ça prendra ?       — Je ne le sais pas, Anne. Vraiment pas. Mais je ne te ferai pas attendre plus longtemps que nécessaire. Quand j’aurai pu résoudre les choses, dans mon cœur et dans ma tête, tu sauras.       Il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Anne n’exigea rien de plus. Elle demeura là, immobile, figée par la douleur, le regardant partir et, à chaque pas, s’éloigner d’elle pour s’enfoncer plus avant dans son voyage solitaire.       Paula vint se placer près d’elle et glissa son bras sous le sien.      

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      Il s’écoula trois mois avant qu’Anne ait des nouvelles de Sean. Bien qu’il hantât sans cesse ses pensées, elle avait trouvé la force de se résigner à attendre sa décision. Et puis, il y avait Michael-John, qui occupait son temps et lui donnait de grandes joies. Elle correspondait aussi avec Jenny — depuis longtemps repartie auprès de Brian — et voyait beaucoup Alex, qui s’était octroyé le titre d’oncle honoraire et lui rendait souvent visite. Anne était aussi devenue très amie avec Paula.       Et puis un jour, un colis de Sean arriva par la poste. Un colis, et non une lettre. Il venait d’Irlande ; Paula avait appris à Anne que Sean avait encore de la famille là-bas. Une vieille mère refusant de quitter sa maison, quelques cousins.       La jeune femme ouvrit le paquet avec fébrilité, et y trouva une épaisse liasse de feuillets. Sûrement un manuscrit… C’était la première fois depuis qu’elle avait un lien avec Sean qu’il avait écrit quelque chose. Il y avait une note attachée à la page de titre :       « Chère Anne,        » Je suis désolé d’avoir mis si longtemps à écrire ceci. J’ai eu beaucoup de difficulté à trouver mes mots. Il y avait tant de choses à exprimer ! J’espère que tu comprendras tout lorsque tu l’auras lu. Je serai avec toi et Michael-John demain. Sean. »       Anne souleva la feuille. Le titre de la pièce lui sauta pour ainsi dire à la figure : L’Ultime passion. Elle éprouva aussitôt un sentiment de désespoir. Elle devinait qu’il s’agissait de l’amour de Sean pour sa femme, de la solitude, du désespoir et du chagrin qu’il avait connus après sa mort.

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       Elle porta le manuscrit dans le bureau de Sean et l’y laissa, ne trouvant pas en elle la force de l’ouvrir, de voir décrits noir sur blanc les sentiments de Sean pour une autre, même si cette autre était morte.       Ce soir-là, elle ne put trouver le sommeil. Elle frémissait d’impatience, de nervosité, d’attente. Et elle ne cessait de penser à la pièce qu’elle avait reçue. Sean attendait qu’elle la lise, qu’elle sache ce qu’il avait pensé, vécu, ressenti.       « Ta souffrance est aussi ma souffrance. » N’avait-elle pas dit cela à Sean ?       Elle se rendit dans le bureau, s’installa dans le grand fauteuil de cuir, et ouvrit le manuscrit d’une main qui tremblait un peu. La scène d’ouverture la terrifia. Il ne faisait aucun doute qu’elle était Joanna, recevant un coup de téléphone de l’homme qu’elle avait aimé sept ans plus tôt. Fascinée malgré elle, elle continua à lire, encore et encore, poussée à suivre les développements de la passion complexe qui liait les deux personnages principaux et reflétait de si près ce qui s’était passé entre Sean et elle. Elle. Pas sa femme.       Cela révélait toute la dimension des sentiments de Sean, les conflits qui l’avaient ravagé, les vagues insensées d’espoir et de désespoir qui s’étaient succédé en lui.       Et la passion était sans cesse là, gagnant en ampleur et en force à chaque scène, tourbillonnant autour d’eux, les séparant. La jeune femme lut tout cela jusqu’à la dernière ligne, puis elle demeura assise où elle était, comme transportée dans un autre monde.       C’était une pièce remarquable. Infiniment plus envoûtante qu’Un interminable hiver. Le cœur humain y était mis à nu comme jamais. Pourtant, elle demeurait inachevée.       Pour la jeune femme, il n’y avait que deux issues possibles. La pièce pouvait se terminer à la manière de toutes les autres, en sombre tragédie — ce qui était l’empreinte particulière de Sean Riordan. Cependant, pour la première fois dans son œuvre, il avait fait passer dans son écriture un soupçon d’espoir, une envie de bonheur, esquissant l’idée que cette ultime grande passion trouverait peut-être son accomplissement.       C’était la fin qu’elle désirait pour sa part. Et Sean devait la désirer aussi, sans quoi il ne lui aurait pas annoncé sa venue… Cette pièce, il l’avait sans doute écrite pour elle. Pour bannir à jamais la solitude des tragiques secrets. Il l’invitait ainsi à joindre sa vie à la sienne, indissolublement. C’était ce qu’il avait voulu lui faire comprendre avant de la retrouver.       La jeune femme se leva tôt, le lendemain, donna à manger à Michael-John et l’installa dans son parc en compagnie de ses jouets préférés, avant de s’apprêter pour Sean.       Elle venait tout juste d’achever sa toilette lorsqu’on frappa à la porte d’entrée. Elle courut répondre ; le battant s’ouvrait déjà.       Sean pénétra dans la pièce. Il ouvrit les bras et elle s’élança, s’abattit contre lui.       — Te voilà chez toi, s’écria-t-elle, le regard brillant de bonheur en regardant son visage bien-aimé.       — Oui, je suis enfin chez moi, répondit-il d’une voix vibrante de joie.       Anne poussa un soupir de contentement infini. Cette fois, Sean ne revenait pas vers elle pour panser ses blessures. La cicatrisation s’était faite et il revenait en homme qui s’est retrouvé, qui n’est plus déchiré par des tourments intérieurs.       — As-tu lu la pièce ? demanda-t-il en la regardant avec espoir et amour.       — Oui. Mais elle n’est pas finie, Sean.       — C’est à toi d’écrire la conclusion, Anne. Comme tu l’entends.       — A toi de me le dire. Tu as écrit quelque chose de remarquable. La meilleure chose que j’aie jamais lue. Tu es le seul capable d’achever cette pièce.       — Elle n’est pas destinée à être jouée. Sauf si tu le désires. C’est mon cadeau d’amour, pour toi.       — L’amour au théâtre, c’est une chose, dit-elle un peu tristement. Mais je connais la réalité. Je l’ai vue entre toi et ta femme.

             Il saisit les mains d’Anne entre les siennes, déposa un baiser sur chacune de ses paumes puis les pressa contre son cœur. Son regard devint grave, tandis qu’il répondait à sa grande interrogation sur le souvenir qui pouvait encore hanter leur avenir.       — Anne, si je suis resté parti si longtemps, ce n’était pas uniquement pour écrire la pièce. Je doute que tu puisses croire ce que je vais te raconter, mais tu dois essayer.       La jeune femme sentit sa gorge se serrer. Sean en venait à ce qu’il n’avait pas mis dans la pièce, à son ultime secret. C’était l’instant de vérité.       — Je t’écoute, dit-elle avec une sorte d’urgence.       — Tu te souviens de ta venue à l’hôpital ?       Elle se contenta de hocher la tête, n’osant évoquer à voix haute ces moments traumatiques.       — Juste avant ton départ, je t’ai demandé de prier pour elle…       — Je l’ai fait, Sean, je l’ai fait.       — Je regardais ma femme à ce moment-là, Anne. Elle a souri en signe d’approbation envers toi.       — Non, Sean. C’était sûrement pour toi.       Il fit non de la tête.       — C’était juste après que tu as parlé de ton amour pour moi.       Un étrange petit frisson parcourut Anne. Elle se souvenait de cet instant. Avait-elle imaginé le mouvement

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qu’il lui avait semblé percevoir, ou les choses étaient-elles conformes à la vision de Sean ?       — Après, j’ai fait vérifier et revérifier les enregistrements des moniteurs. Le résultat était toujours le même : il ne s’était rien passé. Et pourtant, jusqu’à mon dernier souffle, je jurerai qu’elle t’a souri.       Non, cela n’était pas possible, raisonna Anne.       — J’ai cru voir quelque chose aussi, avoua-t-elle timidement. Mais quand j’ai regardé, il n’y avait rien. Et pourtant, si elle a souri, je suis sûre que c’était à toi.       — Tu l’as vu aussi ?       Anne fronça les sourcils, rassemblant ses souvenirs.       — Il m’a semblé capter quelque chose, du coin de l’œil. Et puis j’ai cru m’être trompée.       — Je suis sûr que je n’ai rien imaginé.       — Alors, c’est comme tu le dis, assura-t-elle doucement.       Sean leva une main vers le visage de sa compagne, la caressa comme si elle était infiniment précieuse à ses yeux.       — Dix ans durant, j’ai essayé de l’atteindre. Si tu n’étais pas venue ce jour-là, si tu n’avais pas parlé comme tu l’as fait, il ne me serait rien resté. Je crois que, d’une certaine façon, elle a su.       — Quoi donc, Sean ?       — Pour la première fois depuis toutes ces années, elle se sentait en paix, en sachant que ma vie pouvait continuer, que je partagerais avec toi ce que j’avais partagé avec elle, que nous aurions des enfants qui grandiraient dans la sécurité d’un amour capable de survivre à tout… à tout.       La voix de Sean se mua presque en murmure, grave et doux, lorsqu’il poursuivit :       — Quand je t’ai connue, tu lui ressemblais en bien des points. Tu lui ressembles toujours. J’ai essayé de vous séparer l’une de l’autre dans mon esprit. Et pourtant, d’une certaine façon, vous êtes indissolublement liées. Farouchement indépendantes, l’une et l’autre. Mais accordant généreusement amour et compassion. Plus courageuses que n’importe quel homme. Intensément loyales. Toujours prêtes à vous engager au maximum pour ce en quoi vous croyez.       Il l’enlaça de nouveau.       — Je t’aime, Anne. Je t’ai toujours aimée. La différence aujourd’hui, c’est que tu as tout mon amour. Et je peux, finalement, te demander de m’épouser. Seras-tu ma femme ?       Anne eut un sourire comblé, celui d’un bonheur total.       — Oui, Sean. Je désire profondément être ta femme, pour la vie.       Il lui répondit par un sourire pareil au sien.       — Puis-je suggérer que nous nous mariions le premier jour du printemps ?       — Quelle merveilleuse idée !       — Je promets de ne plus jamais te quitter. Nous serons toujours ensemble. En tout.       Il l’embrassa, alors, avec toute la passion qu’elle avait appelée de ses vœux. Une passion si grande, si merveilleuse, qu’elle était destinée à durer une vie entière.       Un cri aigu venu de la nurserie les arracha à leur contemplation mutuelle.       — Les joies de la paternité, commenta Anne en riant. Je crois que ton fils te réclame.       Le rire de Sean exprima une joie sans mélange. Enlaçant sa compagne, il se dirigea avec elle vers leur fils ; Michael-John gigotait avec une énergie furieuse et s’apprêtait à pousser un second cri de Sioux lorsqu’il vit se pencher vers lui les visages de sa mère et de son père. Alors, il écarquilla les yeux et se mit à gazouiller.       Le premier jour du printemps fut un jour magnifique. Dans la petite église du village à proximité duquel ils avaient trouvé un foyer, Anne-Lise Tolliver et Sean Riordan se marièrent. Ce fut Alex Corbett qui conduisit l’épousée à l’autel. Paula et Richard Wentworth furent respectivement dame et garçon d’honneur.       Les trois sœurs de la mariée étaient présentes, en compagnie de leurs époux respectifs. Sean avait fait venir tout le monde en Angleterre pour l’occasion. Michael-John était aux premières loges, assistant à la cérémonie sur les genoux de sa grand-mère australienne.       Leonie Tolliver versa des larmes de joie en voyant sa fille aînée marcher triomphalement vers l’autel — enfin ! Et quelle photographie elle pourrait mettre sur sa cheminée ! Non seulement Anne était la plus belle des mariées, mais en plus, de fabuleuses boucles en diamant scintillaient à ses oreilles. Elles allaient à ravir avec sa bague de mariage, réalisée par De Mestres, à Bruxelles. Voilà qui prouverait à tous les amis de Leonie que sa fille avait épousé un homme follement généreux… Beau, célèbre, et riche, de surcroît. Vraiment, quand Anne s’y mettait, elle excellait en tout.

             Lorsque les nouveaux époux posèrent sur le parvis pour le photographe, Sean sourit à sa femme et toucha les boucles qu’elle portait pour la première fois en public. Son regard pétillait de plaisir.       — Je suppose que c’est une occasion particulière, murmura-t-il.       — Aujourd’hui, je me sens le droit de les mettre. C’est bien.       — Aujourd’hui, tout est bien, répondit Sean.       Sans crier gare, il la prit dans ses bras, et ils s’embrassèrent avec passion. Chacun put voir qu’ils s’aimaient profondément, et Michael-John Patrick Riordan célébra la chose à sa manière, en ânonnant les deux mots qui composaient son vocabulaire : « Popa » et « Mama ». Puis il ôta ses chaussures et joua avec ses orteils. Se mit

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à rire. Il était sûr que tout était bien ce jour-là, et que tout serait bien à l’avenir.                     Postface              Sean Riordan continua à écrire quelques-unes des pièces les plus magiques qui aient jamais touché le cœur humain. Anne-Lise Riordan en conçut la scénographie. L’Ultime passion ne fut jamais jouée sur scène.