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DEUCALION CAHIERS DE PHILOSOPHIE DIRECTEUR: JEAN WAHL ((DEUCALION >> PARAlT TROIS FOIS L'AN LE NUMERO : 250 Fr. Abonnement (un an) : France et Union : 700 Fr. Etranger : 900 Fr. Tous les fonds doivent etre verses au C.C.P. 49-60-21 Paris ' EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE 40, Rue des Mathurins (Anjou 45-14) PARIS I CABIERS DE PHILOSOPHIE PUBLIES SOUS LA DIRECTION DE JEAN WAHL 1 EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE J- 1a.db

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  • DEUCALION CAHIERS DE PHILOSOPHIE

    DIRECTEUR: JEAN WAHL

    ((DEUCALION >> PARAlT TROIS FOIS L'AN LE NUMERO : 250 Fr.

    Abonnement (un an) : France et Union fran~aise : 700 Fr. Etranger : 900 Fr.

    Tous les fonds doivent etre verses au C.C.P. 49-60-21 Paris

    '

    EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE 40, Rue des Mathurins (Anjou 45-14)

    PARIS

    I 1 DEUCALIO~

    CABIERS DE PHILOSOPHIE PUBLIES SOUS LA DIRECTION DE JEAN WAHL

    1 EDITIONS

    DE LA REVUE FONTAINE J- 1a.db

  • ~ ,, ..

    ~ 'EPOQUE DE DEUC~I~N, CHEF DE PHpA, ET FILS DE PROMETHEE ET DE CL YMENE. ZEUS RESOLUT DE PUNIR LA MECHAN-CETE DES HOMMES, L'INIQUITE DE ~ YCAON ET DE SES FILS Y A Y ANT MIS LE COMBLE. L ENVOYA DONC UN DELUGE A LA TERRE ET, :::OMME LES EAUX S'ELEV AIENT, DEUCALION )RDONNA A SA FEMME PYRRHA D'APPRETER

    ~ARCHE QU'IL A V AlT CONSTRUITE SUR L' A VER-fiSSEMENT DE SON PERE PROMETHEE. OR EN Y

    ~NTRANT, LUI ET SA FEMME, ILS FURENT PORTES iUR LES EAUX PENDANT HUIT JOURS, ET LE NEU-VIEME L'ARCHE DEMEURA SUR LES HAUTEURS )U PARNASSE. ILS LAISSERENT CETTE NEF SUR JA CIME ET OFFRIRENT UN SACRIFICE A ZEUS, JEQUEL ENVOYA HERMES POUR EXAUCER TOUTE >RIERE FAlTE PAR DEUCALION. LE JUSTE )EMANDA ;LA RESTAURATION DE LA RACE iUMAINE; HERMES DIT QUE LUI ET SA FEMME \VAlENT A SE COUVRIR LA FACE DE LEURS v1ANTEAUX, ETA JETER DERRIERE EUX LES OS )E LEUR MERE SUR LE CHEMIN. LA SAGESSE QUI fENAIT A CE GEANT DE SON PERE PROMETHEE JUI ENSEIGNA QUE SA MERE, C'ETAIT LA TERRE; L FALLAITDONC JETER SIMPLEMENT DES PIERRES )ERRIERE SOl PENDANT LA DESCENTE DU PAR-

    ~ASSE. LES CAILLOUX AINSI SEMES DEVINRENT )ES HOMMES ET DES FEMMES, ET COMMENCE-tENT AUSSITOT CETTE DURE VIE DE LABEURS 2UI EST DEPUIS LE LOT DE L'HUMANITE.

    iTEPHANE MALLARME

    1

  • - /

    /

    PRESENTA.TION

    L ES bouleversements au milieu desquels nous nous sommes trouves et nous trouvons sont aeeompagnes de profondes

    modifieations de la ptmsee, peut-etre dans son; essenee meme. Il faul savoir ee qui a disparu et ee qui survit. D'autre part il s'agit de maintenir les grandes traditions de la eulture oeeidentale, sans nlier d' ailleurs que d' autres formes de eulture ne puissent lui eire equivalentes, mais en a/firmant aussi que< eelui qui eherehe trou-1/era en elle les equivalents de foules ees autres formes .

    .

    Le reel interet que soulevent les problemes philosophiques aujourd'hui est le signe qu'un grand nombre d'individus, et dans un eertain sens la masse elle-meme, devient sensible a eette idee d'une evolution, peut-etre d'une revolution des modes pJJJloso-phiques de penser.

    Au sortir de ees dures epreouves, ou en est dans ses parlies les plus vivantes, qui ne sont pas toujours les plus eonn'Ues, l' aeti-vite philosophique en Franee et dans les autres pays? C'est ee que nous nous e/foreerons de voir. Il y aura lieu peiut-etre aussi de dissocier eertains elements de theories importante

  • DEUCALION

    Nulle doctrine preconrue ne nous guidera, bien que parfois un non discret se trottl/era oppose a certaines /armes de pensee, non parce que nous ne !es es timans pas actuelles aujourd' hui, mais parce qu'elles n'ont jamais ete acfttelles et reelles,. ou encore parce qu'elles ont epuise leur seve.

    Aucun dogmatisme, nous l'esperons, ne se fera sentir ici; car ce n'est pas mt dogmatisme que de nous fermer a des exposi-tians trop resolument dogmatriques des grands dogmatismes. Meme ces derniers quand leur forme sera non-dogmatique pourront etre presents, de mhne qu'ils sont, saus ces formes, vivants dans les consciences vivantes d' aujourd' hui.

    Dans ce premier numero le lecteur trouvera des articles qui, a nos yeux, sont des testaments et des injonctions. Ils nous indi-quent ce que nous ne de-vons pas oublier. Puisse le souvenir, plus que [e SOUVenir, de ['fJ'spr# et Je [a resistance des philosophes heros 11ous guider toujours et nous montrer qu'il y eut des philosophes qui, plarant l' homme au-dessus de taute pensee soi-disant sereine ont par la meme exalte la pbilosophie

    Dans le premier numero nous dannans en memoire df} leurs grands noms des pages d'Yvonne Picard, de Cavailles, de Paul Petit. N aus esperons, dans les numeros suivants, donner des pages du Pere de Montcheuil, de Halbwachs, de Landsberg, de Politzer, de Fondane, Je Lautman, de Cuzin, de Hincbelin. Deja nous avons entre les mains des pages de Landsberg. Pour les autres, ceci est un appel a ceux qui ont leurs manuscrits. Sans doute bien des philoso-phes inconnus sont tombes; que ceux qui possedent des pages d'eux soient assures qu'ils recevront accueil dans la re-vue qui ne separe pas l'esprit d'existence de l'esprit de resistance.

    La presence de peintres, de poetes, et d' autre part df} savants constituera un caractere essenfiel de la revue, et cela d'auta11t

    ,

    JEAN WAHL

    plus que si les concepts philosophiques doivent etre revises, ils le seront par le contact meme de la philosophie avec ces autres acti-'llites, qu'elles soifflt l'etude des emissions et des ondulations Ph'l.'-siques ou qu'elles soient les emissions et les ondulations de l'activite mentale. La philosophie teile qu'elle sera comprise ici ne sera pas separee des autres activites humaines.

    Deucalion prmdra des pierres df!' toutes /armes et de toutes couleurs, les unes transpare1ztes, !es autres opaques.

    Que le jour ou il les jette puisse etre marque d'un caillou blanc.

    ]ean WAHL.

    DEUCALION Les dieux ne sont plus Ia ; c'est a peine un heros. La terre molle encore a re~u son empreinte, Le ciel s'etend sur lui sans recevoir sa plainte, L'eau s'ecoule a travers un millier de canaux.

    Or par Deucalion devint ensemencee Entre le roseau rare et Ia mer courroucee La forme ou Demeter s'est soudain avancee, L'engeance homme, toujours a nouveau commencee. C'est qu'il vit emerger hors des eaux les Cailloux. Les jetant d'un bras fort dans le limon fertile, Il allait, le soleil dorant ses deux genoux.

    Dans le sol lapide s'ouvrit un grand sillon, Et les hommes rougis par le jour indocile Se sont dresses, suivant tes pas, Deucalion.

    [ II ]

  • HEIDEGGER ET SARTRE par

    ALPHONSE DE W AELHENS

  • RELATANT une entrevue qu'elle eut recemment. avec Heidegger, Ia journaliste Dominique Desanti nous rapporte, dans le numero d' Action date du I 8 janvier I 946, que Heidegger interroge sur l'existentialisme fran~ais se serait ecrie en se tenant Ia tete dans les mains: Mon Dieu, je n'ai pas voulu cela .

    Nous ne savons pas ce qu'il faut penser de Ia materialite de ce temoignage. TI ne semble pas que l'auteur deSein und Zeit soit tres porte aux . attitudes dramatiques, et quand a proclamer urbi et orbi ce qu'il a ou n'a pas voulu, c'est une maniere d'agir a laquelle les lecteurs de son reuvre n'ont jusqu'a present guere ete accoutumes.

    Prenons donc provisoirement acte du fait, en le mettant, a Ia fa~on des phenomenologues entre parentheses, et demandons-nous en laissant parler les textes de Heidegger et de Sartre, comment il faut concevoir leur situation respective dans l'existentialisme contemporain.

    TI est tout d'abord indiscutable que Sartre a de Sein und Zeit une connaissance parfaite. On trouvera dif:ficilement une compre-hension plus exacte et, a l' occasion, un commentaire plus penetrant de la philosophie de Heidegger que ceux dont l'Etre et le Neant nous apporte Ia preuve. Et ce n'est pas la une constatation sans

    [ 15 ]

  • DEUCALION

    interet lorsqu'il s'agit d'un auteur exceptionnellement peu favo-rise a cet egard. Car, il n'y a guere de philosophe contemporain plus obstinement mal compris meme de ses pairs que Heidegger ; n'insistons pas, puisque ce serait un jeu vraiment trop facile que d'accumuler, relativement a cette philosophie, les citations, parfois signees de noms aussi illustres que ceux d'un Busserl ou d'un Brunschvicg etalant les contresens et les erreurs de doctrine ou d'appreciation les plus manifestes. Il n'y a rien de tel chez Sartre. Lorsqu'il parle de Heidegger, on peut soumettre toutes ses affir-mations historiques a la plus severe critique sans qu'aucune succombe a l'epreuve.

    N aturellement ceci ne prejuge en aucune fa~on des ~elations reelles entre les deux philosophies, mais sur ce point aussi il arrive frequemment a Sartre de se prononcer explicitement, soit qu'il reconnaisse une, dette, soit qu'il mette en lumiere une opposition (comme par exemple a propos de la signification existentielle de la mort) (r). D'une maniere generale, les appreciations de cette sorte sont pareillement susceptibles d'etre confirmees par l'histo-rien ; ce qui confere a Sartre le privilege assez rare d'etre un philo-sophe capable d'emettre un jugement historiquement defendablc sur la situation de sa propre reuvre dans l'histoire de la philosophie.

    Est-ce a dire qu'il suffise de Iire I'Etre et le N eant pour etre parfaitement eclaire sur les relations Heidegger-Sartre ? Cette conclusion serait outn!e parce que si les allegations de Sartre tou-chant Heidegger sont le plus souvent exactes, elles sont, en fait, plutot rares. Sur le sujet qui nous occupe, l'Etre et le Neant peche quelquefois par omission.

    Le propos d'etudier systematiquement la nature et la valeur de l'apport heideggeden dans la doctrine de l'Etre et le Neant se justifie donc amplement. N ous esperons que les pages qui vont suivre apporteront une contribution a la solution de ce probleme.

    (I) L'Etre et le Neant, p. 617.

    [ r6 ]

    r

    * **

    AL1'HONSE DE WAELHENS

    Il nous parait a la fois vrai et faux de qualifier Sartre un philosophe Heideggerien. Certes, et ceci justifie la face positive de notre jugement, Sartre estime que par Heidegger s'est ouverte une phase nouvelle dans l'histoire de la philosophie et une phase a laquelle il est reserve d'edi:fier la seule philosophie valable. Cette these ne se borne pas seulement a proclamer que la philosophie doit necessairement etre existentielle, c'est-a-dire selon la concep-tion de Heidegger' avoir pour objet une theorie (I ) de 1' etre de l'~xistence conquise a partir d'une hermeneutique de l'etre de 1' existence humaine (2), mais Sartre va jusqu'a faire siennes Ia plupart des implications et des conclusions qui font l'originalite de l'analytique existentiale de Heidegger. Sartre cesse toutefois d'etre un simple disciple ou meme s'oppose franchement a son maitre, d'abord lorsqu'il etend l'analytique existentiale a des pro-blemes et meme a des domaines au moins provisoirement ignores de l'auteur de Sein und Zeit et surtout lorsqu'il integre l'ensemble de CeS descriptions phenomenologiques a Une Ontologie dont certains principes sont probablement inassimilables par le hei-deggerianisme orthodoxe. Il faut donc accorder a Sartre la double originalite d'avoir reussi a constituer une theorie de l'etre en gene-rat, une Ontologie qui, pour Heidegger est demeuree a 1' etat de pur projet (3) et ensuite d'avoir edi:fie cette ontologie en organisant

    (I) Notons ici que le reproche adresse par Benjamin Fondaue aux existentialistes de la seconde generation, c'est-a-dire ceux qui prirent la succession de Kiurkegaard et de Nietzsche, d'avoir trahi l'existence au profit de la connaissance, n'est que partielle-ment fonde. Car s'il est vrai que Heidegger et Sartre (le cas de Jaspers, beaucoup plus favorable, devant etre disjoint) cherchent une connaissance de l'existence, ce n'est point cependant, chez ces auteurs, la connaissance qui interroge l'existant. L'existant s'inter-roge lui-meme en vue de constituer une connaissance. Par la, l'existentialisme se distingue foncierement, quoi qu'il en soit de son but, de la philosophie classique. Cf. B. Fonclane : Le lundi existentiel et le dimanche de l'histoire in L'existence, Paris, Gallirnard, 1945.

    (z) Sein und Zeit, p. 183. (3) 11 va sans dire que nous ne pouvons faire etat que de l'ceuvre publiee de

    Heidegger et devons negliger les informations, d'ailleurs contradictoires, sur la nature des travaux inedits que Heidegger aurait ou n'aurait pas acheves.

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  • DEUCALION

    sur la base d'idees et peut-etre d'experiences metaphysiques pour le moins etrangeres a Heidegger un materiel phenomenologique heideggerien deja elargi.

    C'est ce qu'il nous faut maintenant etablir. On sait que pour Heidegger la description de l'etre de l'exis-

    tence humaine, du Dasein met en lumiere une structure. complexe susceptible d'etre realisee selon deux modes differents.

    La structure de notre etre combine trois elements formeile-ment irreductibles : la dereliction, l'anticipation et la presence aux realites intra-mondaines. Ensemble ils constituent le souci et definissent notre etre comme etre dans le monde (r).

    Il n'est pas difficile de decouvrir dans l'Etre et le Neant l'equivalent de cette structure. On nous avertit tout d'abord que l'Etre de Ia conscience ne coi'ncide pas avec lui-meme dans une adequation pleiniere (2) et que par consequent la conscience est un etre dont l'existence pose l'essence (3) ; si je ne suis pas adequat a moi-meme, c'est que j'ai a me faire ; et si j'ai a me faire, c'est que mon existence ne resulte pas d'une participation a une essence immuable et preformee, mais, au contraire, que mon essence s'edifie tandis que j'existe et par le fait de cette existence meme.

    Heidegger se fondait sur des affirmations analogues (4) pour declarer que seule une structure complexe pourrait rendre compte de l'Etre du Dasein, que cet etre, incapable de jamais s'egaler a lui-meme se revelera foncierement ekstatique. On prevoit des lors, presque a coup sur, que l'un et l'autre philosophes, s'appuyant sur des raisons identiques pour proclamer complexe Ia structure de notre etre, s'accorderont pareillement dans la conception detaillee de cette structure.

    (r) Das Sein des Daseins besagt: Sich-vorweg-schon-sein-in (der Welt) als Sein bei (innerweltlich begegnendem Seiendem). Dieses Sein erfllt die Bedeutung des Titels Sorge , Sein und Zeit, p. I 92.

    (2) L'Etre et le Niant, p. n6. (3) L'Etre et le Nearlt, p. ~ry. (4) Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz >>, Sem und Zeit, p. 42, 11 7,

    IJJ, 298, 314, 318.

    [ !8 ]

    ALPHONSE DE W AELHENS

    Et il en est bien ainsi. Le Pour-soi tel que nous le decrit Sartre est tres proehe du Dasein de Heidegger. I1 vit de Ia dialec-tique qui unit et oppose en lui Ia facticite et Ia transcendance, Opposition grace a laquelle il est aupres de Ia realite de l'En-soi (r). Comme Heidegger encore, Sartre soutient que pareille structure ne peut exister sans contradiction que si eile est essentiellement deploiement de Ia temporalite. Le Pour-soi est 1' etre qui a a etre son etre SOUS Ia forme diasporique de Ia temporalite (2). Seul le temps, disait Heidegger permet par son caractere eksta-tique l'unite du souci (3). Quant a Ia maniere de concevoir ce temps, eile est pratiquement identique chez les deux auteurs. Chacune des trois ekstases, qu'on lise Seitt und Zeit ou l'Etre et le N eant, trouve une definition semblable. Le passe est pour Sartre le Pour-soi ressaisi et noye par l'En-soi (4). C'est bien le sens qu'il faut attacher a Ia description qu'en presente Heidegger lors-qu'il montre le passe comme une maniere d'etre ce qu'on n'est plus tel qu' on l' etait (5). Quant au present il s'identifie dans 1' Etre et le Neant a Ia presence a l'En-soi (6), a l'etre intra-mondain, selon le Iangage de Heidegger. Il est vrai que si Heidegger se contente de reduire tout present a une maniere de se rendre present un existant intra-mondain, on chercherait en vain chez lui une precision sur Ia nature meme de cette presentification ; Sartre, au contraire a cru en toucher le fondement : le Pour-soi se fait etre explicitement pour soi comme n'etant pas l'etre. Il est con-science de ... comme negationintime de ... (7). En d'autres termes Ia presence a ... source du present n'est rien d'autre que le Pour-soi lui-meme en tant qu'il se definit par Ia neantisation de l'existant.

    (r) Le Pour-soi est fuite hors de l'etre co-present et de l'etre qu'il etait vers l'etre qu'il sera , L'Etre et le Neant, p. r68.

    (z) L'Etre et le Niant, p. r88. (3) Le temps: ermglicht die Gazgheit des geglieederten Strukturganzen der

    Sorge in der Einheit ihrer ausgefalteten Gliederung , Sem und Zeit, p. 324. (4) L'Etre et le Niant, p. r64. (s) Sein und Zeit, p. 325 (6) C'est a tout l'Etre-en-soi que le Pour-Soi est presence c:, L'Etre et le Niant,

    p. 166. (7) L'Etre et le Niant, p. 167.

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  • DEUCALION

    Mais du meme coup, cette neantisation, parce qu'elle pourvoit l'existant de ses determinations expresses, engendre sur cet existant de nouveaux possibles ou, plus profondement de nouveaux projets pour Ia conscience percevante.

    Mais ceci implique, dans l'ordre ontologique, Ia capacite structurelle du Pour-soi d'etre toujours en avant de lui-meme. Heidegger a raison de dire que le Dasein est toujours in:finiment plus que ce qu'il serait si on le limitait a son pur present (I). On le voit, conformement a une etymologie qui se retrouve en

    fran~ais aussi bien qu'en allemand, l'avenir (ou Ia Zukunft) est interprete par l'un et l'autre auteur comme Ia capacite structu-rellement inherente au Dasein ou au Pour-soi d'aller vers ou de se rapporter a... (2).

    Il n'y a clone aucune divergence essentielle entre Heidegger et Sartre touchant le role et Ia nature de la temporalite. C'est a peine si, a l'interieur meme de cette derniere, Sartre revendique pour le present (3) un primat que Heidegger reclamait en faveur de l'avenir (4). En realite cette legere difference de doctrine a une enorme importance au point de vue de ce qu'on pourrait appeler avec Jaspers, l'ethos de l'une et l'autre philosophie, et par eile se manifeste pour Ja premiere fois Ce qui SC revelera etre en :fin de compte Ia seule opposition vraiment fondamentale entre les deux philosophes ; et encore cette opposition tient-elle a des options relevant de Ia psychanalyse existentielle et erigees en principes plutot qu'a une prise de position theorique. Il est vrai que cette derniere circonstance ne semble d'ailleurs pas attenuer, mats au contraire aggraver Ia portee du dissentiment.

    Lorsque Sartre decrit a Ia maniere de Heidegger les trois ckstases temporelles, et insiste cependant sur le fait que notre pre-

    (x) L'Etre et le Neant, p. 170. (2~ Le Dasein, dit Heidegg~r. e~t in seinem Sein berhaupt zu-Knftig , (Setn

    und Zeu, p. 3 2 5) et cette caracteriStique structurelle est la racine meme de toute expe-rience du futur ou de l'avenir.

    (J) L'Etre et le Niant, p. x88. (4) Sein und Zeit, pp. 329-331.

    [ 20 ]

    ALPHONSE DE WAELHENS

    sence aux choses, source du present, ne peut se comprendre que comme une activite de negation, comme une fa~on de nier qu'on soit Ia chose tout en l'etant intentionnellement, il montre bien, s'il entend privilegier ce constitutif du temps, a quel point toute sa philosophie est dominee par l' experience de la chose-masse ecrasant le moi. Pretendre qu'il n'y a originellement dans Ia con-naissance qu'une fascination (I), c' est avouer que Ia conscience se reduit a un vide irreel que Ia chose aurait a remplir, c'est proclamer que cette conscience n' accede au reel que dans la mesure ou eile s'egale a la chose, et c'est en:fin supposer que etre, existence, realite et chose brute sont de purs synonymes. Et teile est bien Ia position de Sartre. Elle seule explique qu'il tienne le Pour-soi pour du non-etre et une conscience absolument consciente d'elle-meme pour contradictoire. Et comment ne le serait-elle pas puis-qu'une teile conscience devrait etre a Ia fois et absolument chose et negation de la chose ? C'et pourquoi aussi le prejuge fort repandu parmi les philosophes (qui) fait attribuer a la conscience la plus haute dignite d' etre... ne peut etre maintenu apres une description plus poussee de la notion de presence (2). Or, s'il n'y a Ia comme le soutient l'auteur qu'un postulat , il resterait a voir si placer Ia :fin de toute conscience dans l'identi:fication a Ia chose n'est pas un autre postulat. Teile est bien Ia principale dif:fi-culte de tout existentialisme : axe sur une experience de base, il est en fait incapable d'imposer Ia primaute de l'experience choisie, de presenter et cette experience et ce primat comme une necessite contraignante pour tous les hommes. .

    Or, il est de fait que Heidegger, s'est decide pour un autre postulat. Parmi les elements structurels du Dasein, celui qu'il entend privilegier, ce n'est pas la presence a Ia chose-massive qui nous ecrase ou qui nous happe, mais au contraire l'experience de

    .'9 (1) L'exemplification psychologique et empmque de cette relation originelle

    (la connaissance) nous est fournie par les cas de fascination. Dans ces cas en effet qui representent le fait immediat du connaitre, le connai.ssant n'est absol~ment rie~ qu'une pure negation ... :. L'Btre et le Niant, p. 2::t6.

    (z) L' Btre et le N iant, p. I 1 9

    [ 21 ]

  • DEUCALION

    l'elan de la creation et, dans une certaine mesure de l'indifference et du desinteret a l'egard de l'existant brut. Sous ce rapport, i1 est assez significatif de constater que, d'une maniere generale, toutes les descriptions relatives a l'elaboration du sens de l'existant par le Dasein rendent un son beaucoup moins realiste que celles de Sartre. Je sais bien que 1' angoisse (I ) nous replace devant 1' exis-tant brut et nous fait voir a quel point nos constructions mor-

    de~t peu sur cet existant, mais il reste neanmoins que pour Hetdegger ces constructions temoignent de Ia part du Dasein d'infiniment plus de gratuite et d'arbitrage qu'il ne parait chez Sartre (2). I1 n'y a rien dans Sein und Zeit par exemple qui res-semble aux subtiles analyses par lesquelles Sartre defend et sauve le realisme de Ia qualite (3). On peut probablement attribuer a une raison analogue la totale et surprenante carence de Heidegger touchant l'ontologie du Corps propre. C'est un merite essentiel de l'existentialisme fran~ais que d'avoir compris des le Journal Meta-physique de Gabriel Marcel, qu'on ne saurait definir l'existence humaine par l'etre dans le monde, si l'on ne s'applique a deter-miner le sens exact de notre corporeite, c' est-a-dire de cela meme par quoi precisement, nous sommes au monde. Il est possible quc la partie de l'reuvre de Sartre que l'histoire retiendra comme la

    plu~ valable, soit justement celle qui n'a aucun equivalent, du moms quant a present, dans Sein und Zeit : Ia philosophie du corps propre. A ce poi_nt de vue nous ne saurions partager l'opinion de M. Merleau-Ponty qui poursuit dans cette meme direction des recherches dont on n'a pas encore fini de mesurer les immenses consequences, selon laquelle il y a une filiation directe de Husser1 a Heidegger et de Heidegger a son admirable Phenomenologie de la Perception.

    (I) Nous reviendrons du reste, sur la conception de l'angoisse selon Heidegger et Sartre.

    ~2) Une re~~tion a ce ~oint de vue. est, du reste, perceptible dans les dernieres con~er;nces pubhees par _He1de~ger, ma1s . ces oeuvres sont materiellerneut trop peu COOS!derables pour qu Jl SO!t possJble d'en tJrer des conclusions sres a propos de pro-blemes 'qui n'y sont point explicitement traites.

    (3) L'Etre et le Nlmnt, pp. 235 sqq.

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    ALPI:iONSE OE W AELHENS

    Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, comme chez Sartre, l'expe-rience de Ia chose ou de l'En-soi qui sert de fondement a la philo-sophie de Heidegger mais, au contraire, celle de notre existence en tant que creatrice de possibles. C'est pourquoi l'idee de Ia mort, qui marque precisement Ia Iimite et la vanite de nos possibles, joue dans la philosophie de Sein und Zeit un role essentiel, ce role de reactif fondamentat qui pour l'Etre et le Neant est devolu a l'oppression massive de l'En-soi ou de Ia chair. A la Nausee qui exprime le pur contact de l'En-soi et le sentiment du corps comme pure facticite charnelle, repond dans la perspective de Heidegger, 1' Absurde du deploiement d'un complexe de projets qui ne tend a rien d'autre qu'a se detruire lui-meme, encore qu'il soit l'unique sens dont puissent etre dotes les existants aussi bien individuelle-rneut que dans leur ensemble. On serait ainsi amene a cette con-clusion que, si etroitement allies qu'ils soient au plan de la reflexion philosophique organisee, Heidegger et Sartre se separent neanmoins en une certaine mesure par l'inspiration originelle dont cette reflexion se nourrit (1). A ce dernier point de vue, c'est plutot le nom d'Albert Camus qu'on serait enclin a evoquer.

    Ceci, meme accompagne des reserves que nous avons dites, demande encore quelques explications. L'idee ou l'experience de !'absurde teile qu'on vient brievement de Ia caracteriser appelle Ia definition d'une ethique que, par contre, l'experience de l'ecrase-ment ne camporte pas de soi. C'est qu'en effet, et Heidegger nous en avertit souvent, l'experience de !'absurde en raison de sa nature plus mediate et reflexive, est constamment susceptible d'un oubli ou d'un travestissement qui parait inconcevable dans l'autre cas. Antoine Roquentin n'oublie jamais ses nausees et il n'essaie meme pas d'en edulcorer Ia signification : la technique des moments parfaits lui demeure une comedie incomprehensible et presque ridicule. D'une fa~on generale, il est d'ailleurs tres remarquable

    (I) Nous avouons, du reste, n'avoir pas immediaterneut saisi, des la lecture de La Nausle, ce qui differencie Sartre de Heidegger. Nous ne saurions donc confirmer sans y ajouter les reserves ici indiquees, ce que nous disions a ce propos a la p. 259 (note 4) de notre travail sur La Philosophie de M. Heidegger.

    [ .23 ]

  • DEUCALION

    que la plupart des heros engendres par le philosophe de la neanti-sation, apparaissent, une fois que l'experience de la compression du reel ou celle de l'engluement et de la viscosite qui la preparent se sont abattues sur eux, comme obsedes et incapables a son egard de tout recul neantisant. Ni les personnages du Mur, ni Erostrate, ni l'hero'ine d'Intimite, ni le Daniel des Chemins de la Liber, ces victimes d'un En-soi qui les happe SOUS la forme nauseeuse du physiologique pur, n'ont encore la force de s'y derober un seul instant. Ils sont figes. Il est en effet contradictoire que l'experience de la congelation, si j'ose ainsi dire, des lors qu'elle a ete faite, puisse s'effacer jamais. Celui qui s'est senti une fois pris par Ia massivite ecrasante de la chose et reduit a elle, nie la neantisation elle-meme. Aussi voyons-nous que dans l'enfer, ou le regard de l'autre nous constitue en chose, le damnes de Sartre perdent leurs paupieres a:fin que disparaisse jusqu'a cette modeste evasion, cette neantisation mineure qu'est le clin d'reil.

    Sauvegarder l'authenticite d'une teile experience, assurer son maintien ne pose donc aucun probleme. Au contraire, si l'absur-dite de l'existenoe humaine comme ensemble, peut etre et meme parfois est quasi-cantrainte de s'oublier dans l'urgence des dches ordinaires, il faudra se demander si la lucidite a son egard doit etre promue au rang de valeur et comment cette lucidite pourra se defendre contre les retours offensifs incessants de Ia banalite quo-tidienne, apaisante de par l'importance meme qu'elle se donne.

    Teile est la raison majeure pour laquelle la problematique de l'authenticite occupe chez Heidegger et chez Camus une place qui lui est refusee dans I'Etre et le Neant. M. Campbell a l'ordi-naire plus penetrant, est ici victime d'une illusion d'optique. I1 projette retrospectivement sur les feuillets du grand traite de Sartre une lumiere qui, en fait, ne jaillira que plus tard.

    Cependant a la base meme de la theorie heideggerienne de Ja lucidite, un nouveau rapprocherneut avec Sartre s'impose. Car il reste toujours a traneher Ia question prejudicielle de savoir si vrai-ment la lucidite doit etre inconditionnellement poursuivie, si elle definit Ia valeur supreme. C'est ici le point delicat ou la description

    [ 24 ]

    ALPHONSE DE W AELHENS

    phenomenologique se fait affirmation normative. On connait Ia reponse de Heidegger et celle, identique, de Camus. La lucidite cst bien la valeur fondamentale de l'existence. Pourquoi? Parce que tel est le decret de ces philosophes. Ceci est fort net dans le Mythe de Sisyphe, moins franchement avoue dans Sein und Zeit, mais en realite, constamment suppose par les termes memes qui decrivent l'existence authentique. Il faut clone en conclure que l'homme est entierement a l'origine de ses valeurs et que celles-ci resultent de son libre choix. Sans doute, ne trouve-t-on aucun passage de Sein und Zeit qui enonce pareille these SOUS Ia forme litterale que nous venons de lui donner ; c'est ce qui s'explique du reste aisement si l'on tient compte que Heidegger ne traite pas explicitement de la valeur comme telle. Mais il s'est longuement cxplique sur le fonderneut de cette valeur particuliere qu'est Ia verite. Or, ces textes confirment pleinement notre hypothese ; et cette confirmation est d'autant plus precieuse qu'elle a pour objet une valeur qui entretient avec la lucidite le Iien le plus etroit : etre lucide, c'est, conformement au vocabulaire de Heidegger, se trouver dans le vrai relativerneut a soi-meme. Or, l'ontologie hei-deggerienne deIaverite n'est aucunement ambigue (r) ; Sein und Zeit reporte en effet le fondement de toute verite dans Ia structure meme de l'existence humaine, du Dasein (2). C'est parce que le Dasein est un existant qui est dans son etre relation a tous les existants clont il projette le sens, qu'il est aussi constitutif non seulement de toutes les verites effectivement reconnues mais encore et surtout de la possibilite meme du vrai (3). Il est Iumen natu-

    (I) Nous n'oserions en dire autant de son epistemologie. Nous appelons Ontologie dc la verite, les theses relatives au fondement de la verite dans les choses j epistemo-logie de la verite, les theses relatives aux possibilites et aux conditioni! de notre connaissance des choses. Sur ce point, cf. dans Vom Wesen der W akrkeit, la distin~tion entre Sac/wnwahreit et Satz'(J.'ahr!teit, pp. 6-Io.

    (2) Sem und Zeit, pp. 226, 227, 230. (3) lbid., p. IJ3 On trouve des expressions analogues chez Sartre : le Pour-

    soi se realise comme presence realisante a tout l'etre ~, L'Etre et le Niant, p. 22.9. Ou encore : < par son surgissement meme, le Pour-soi est devoilement de l'etre comme totalite , p. 230.

    [ 25 ]

  • DEUCALION

    rale (I). La verite de notre existence reside dans notre capacite de de:finir le vrai et de constituer dans la verite ( 2).

    S'il en etait besoin un Opuseule expresserneut consacre a l'elucidation de la verite (3) est venu quinze ans apres Sein und Zeit preciser ces af:firmations en les renforc;ant. L'essence de la verite, y lisons-nous, est la liberte (4). Et Heidegger d'ajouter que par essenee, il entend ici le fondement de la possibilite intrinse-que (5). Il faut clone eomprendre que l'homme est en mesure de pouvoir constituer une verite parce qu'i! est lib,re: Lorsqu'o~ reflechit a la portee d'une pareille af:firmatwn en evttant de lui conferer le sens, evidemment absurde, selon lequella verite depen-drait du simple caprice d'un eha;cun ( 6), on ne peut manquer de songer a la eoneeption sartrienne de la liberte comme a. !a seule interpretation acceptable. Cette hypothese ne sera pas ent1ereme~.t dec;ue par les explications ulterieures de Vom Wesen der W ahrhetf, sur la nature de la liberte. Bien que le vocabulaire en soit tres dif-ferent de celui de Sartre, une eomprehension adequate du texte nous amene tres pn!s des positions defendues par l'Etre et le Neant.

    Etre libre, c'est pour l'auteur de Vom Wesen der Wahrheit, Ja eapacite constitutionnelle de s'ouvrir a l'existant et de s'en remettre a lui de s' effacer devant lui sans s'y perdre (7). La liberte caracte rise iexistant constitutionnellement doue du pouvoir de mettre en lumiere et d'apprehender un autre existant, mais en reeulant devant cet existant de sorte qu'il apparaisse tel qu'il est en lui-meme. La liberte est par de:finition ek-statique et ex-sistente (8) ;

    (1) Sein und Zeit, p. I 33 (2) Sein und Zett, pp. 221, 297. ( 3) Vom Wesen der W arhrhett, Francfort-s-Main, Klostermann, I 94 3 (4 ) Das Wesen der Wahrheit ist die Freiheit op. cit.,, p. 13 .. . . (s) Wesen ist dabei verstanden als der Grund der mneren Moghckheit... :.

    op. cit., p. 13 . '" (6) Cette interpretation, est-il necessaire de le dire, est du reste deJa exphcite-ment rejetee dans Sein U1Zd Zeit, cf. p. 221 de cet ouvrage. . . . . .

    (7) Das Sicheinlassen auf die Entborgenheit des Seiendem yerhert sich !nch~ 1n dieser sonder entfaltet sich zu einem Zurcktreten vor dem Seiendem, damit dieses in de~ was es ist und wie es iiSt, sich offenbare ... , op. cit., PP IS-I6. ) . (8) Die Freiheit ist in sich aus-setzend, ek-sistent , op. ctt., p. 16.

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    ALPHONSE DE WAEI.HENS

    elle nous permet d'etre aupres des existants en les laissant etre ee qu'ils sont, mais sans que nous nous identi:fiions a eux. Personnne sans doute. ne eontestera que, sous une terminologie qui fait ressor-tir le eote positif de notre presenee a l'existant plus que l'aspeet negatif de notre non-identi:fication a lui (et eette differenee est eonforme a ee qui' a ete dit plus haut sur les experienees qui sont a la base de l'une et l'autre philosophie) personne ne eontestera que Ia coneeption heideggerienne evoque irresistiblement l'idee de la liberte eomme neantrisation de l'en-soi. Etre pour le pour-soi, e'est neantiser l'en soi qu'il est ... La liberte ne saurait etre rien autre que eette neantisation (I). Le pour-soi n'a d'autre realite que d'etre Ia neantisation de l'Etre (2). Et si l'on veut maintenant s'eclairer sur le rapport qu'entretient Ia liberte nean-tisante avee l'existant, avee l'en-soi, Sartre dira : dans ee rapport ek-statique qui est eonstitutif de Ia negation interne et de Ia eonnaissance, e'est l'en-soi en personne qui est pole eoneret dans sa plenitude et le pour-soi n'est rien d'autre que le vide. ou se detache 1' en-soi (3). Ou nous nous trompons fort, ou nous retrouvons iei, et presque dans les memes termes, la doetrine que Heidegger exposait Ia meme annee dans Vom Wesen der Wahr-heit. Mais si Ia eonnaissanee eonsiste a etre ee que l'on eonnait tout en ne l'etant pas, si la liberte est preeisement ce pouvoir de deero-ehage, de neantisation (et est clone bien Ia condition de Ia eonnais-sanee vraie), il reste que Heidegger met l'aeeent sur Ia premiere partie de Ia de:finition, sur l'ouverture de l'existant ; au lieu que Sartre est plus soudeux de Ia seeonde, le reeul neantisant. Aussi prolonge-t-il son etude de la eonnaissance et de la liberte par une deseription qui s'efforce d'identi:fier ee pour-soi au Manque. On ne trouve pas l'equivalent de eette doetrine ehez Heidegger (4), bien

    (I) L'Etre et le Niant, p. 51.5, (2) L'Etre et le Niant, pp. 711, 712. (3) L'Etre et le Niant, p. 225. (4) Sein und Zeit ebauche, il est vrai, une theorie du manque comme source de

    la negativite dans le Dasein (pp. 283, 305) mais il ne va pas jusqu'a affirmer que l'etre du Dasein s'identijie a la neantisation.

    [ 27 ]

  • DEUCALION

    qu'elle en soit, a notre sens, une eonsequenee presque inevitable. C'est toujours, pensons-nous, ee meme fait qui peut nous en fournir l'explieation. Heidegger edi:fie toute sa philosophie sur l'experienee de la gratuite de nos pouvoirs qu'il deeouvre eepen-dant sans prise sur l'existant brut. Sartre, au eontraire, ramene toute notre experienee a l'epreuve du primat oppressif de la ehose massive, pleine, eompaete vis-a-vis de laquelle nous nous sentons - ou sommes supposes nous sentir - n'etre rien.

    Nous avions entrepris eette longue demonstration en vue d'etablir que, si Heidegger nous demeure jusqu'a present eompta-ble d'une theorie generale et expresse des valeurs, en un eas, eepen-dant, il s'est clairement explique sur Ia eoneeption qu'il entendrait defendre. Cette eoneeption plaee le Dasein a la souree de Ia valeur. Eile est clone identiquement eelle que developpe I'Etre et le Neant: Ia valeur ne peut se devoiler ... qu'a une liberte aetive qui Ia fait exister eomme valeur du seul fait de Ia reeonnaitre pour teile. Il s'ensuit que ma liberte est l'unique fondement des valeurs et que rien, absolumenf rien, ne me justifie d'adopter teile ou teile valeur, teile ou teile eehelle des valeurs. En tant qu' etre par qui les valeurs existent je suis injusti:fiable (I). Heidegger irait-il jusqu'a endos-ser eette af:firmation de Ia eontingenee radieale, elevee par Sartre au rang de verite ontologique premiere ? L'essentiel e'est Ia eon-tingenee (2). Vom Wesen des Grundes repond sans equivoque a eette question. La liberte y est deerite eomme le fondement de tous les fondements (3). Cette proposition passablement enigma-tique a premiere vue, tolere et meme requiert d' etre eommentee en termes sartriens si l'on veut en saisir l'exaete portee. Comme le Dasein est la souree de toute intelligibilite, eomme la

    (1) L'Etre et k Niant, p. 76. (:z.) La Nausie, p. 167. (3) c Die Freiheit ist der Grund des Grundes ~, Vom Wesen des Grundes, p. 108.

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    ALPHONSE DE WAELHENS

    eapaeite de projeter !'intelligible s'identifie, nous l'a~ons vu, a la liberte et eomme enfin intelligibilite et fondement sont des notions a Ia Iimite indiseernables, il s'ensuit avee une absolue rigueur que Ia liberte est bien ee qui fonde l'idee meme de fondement.

    Dira-t-on qu'il faut ehereher plus loin et se demander ee qui fonde l'apparition au sein des existants de ee type partieulier d'existant doue de liberte ? Une teile question n'a aueun sens pour Heidegger puisque le sens, l'intelligibilite et l'etre n'apparaissent eux-memes que par Ia surreetion de eet existant. On ne peut fonder ee qui est a Ia souree du fondement en general : l'idee d'un fonde-rneut absolu est eontradietoire. N otre liberte est aussi un abime (I). En partieulier aueun homme n'est suseeptible de trouver une justi:fieation au fait qu'il existe. Absolm,nent libre, il est aussi abso-lument impuissant (2).

    C'est Ia plus pure doetrine sartrienne. Le pour-soi n'est pas fondement de son etre eomme neant d' etre, mais... il fonde perpetuellerneut son neant d'etre (3). On ne peut ehereher a savoir Pourquoi le pour-soi existe sous Ia forme du pour-soi : tous I es pourquoi en effet sont posterieurs a I' etre et le suppo-sent. L'etre est, sans raison, sans eause et sans nt!cessite, Ia de:finition meme de l'etre nous Iivre sa eontingenee originelle (4). Le pour-soi est effeetivement perpetuel projet de se fonder soi-meme et perpetuel eehee de ee projet (5). C' est par le pour-soi que Ia possi-bilite d'un fonderneut vient au monde (6).

    On ne peut que eonstater un.e fois de plus l'identite de vues absolue qui regne entre Heidegger et Sartre.

    Cependant nous ne saurions songer un seul instant a reduire Sartre au rang de simple diseiple et il est temps de montrer, plus preeisement ou reside son ineontestable originalite.

    {1) Vom Wesen des Grundes, p. 109. (:z.) Vom Wesen des Grundes, p. 110. (3) L'Etre et le Niant, p. 713. (4) L'Etre et le Niant, p. 713. (s) L'Etre et le Niant, p. 714. (6) L'Etre et le Niant, p. 715.

    [ 29 ]

  • DEUCALION

    Elle consiste tout d'abord dans l'extension tres considerable qu_e l'aut~ur de I'Etre et le N eant fait subir a Ia problematique hetdeggenenne, teile qu'elle s'est fixee dans les ceuvres publiees du philosophe allemand. Cet elargissement est particulierement sensible en trois n!gions de Ia philosophie. La premiere tauche a l'on-tologie du corps qui, nous l'avons deja remarque, n'a guere retenu l'attention de Heidegger. La secende concerne Ia dialectique de nos rapports avec autrui. Enfin, Ia derniere pose les principes de la " psychanalyse existentielle .

    On peut se demander si ces developpements qui constituent a n'en pas douter une. contribution de premiere importance a Ia phenomenologie de ces diverses regions restent conformes a l'esprit de Ia philosophie de Heidegger.

    La reponse sera sans deute affirmative quant a l'essentiel. Si nous manquons d'indications precises sur Ia maniere clont Hei-degger. Viendrait,. a ,concevoir une Ontologie du Corps, il est permis de cr01re que ltdee du corps comme forme contingente que prend la nece~site de ma contingence (I) est de celles que Hei-degger pourratt reconnaitre comme un fruit legitime de sa pensee.

    . L'experience de Ia nausee (2), par contre, en tant que reve-l~tnce. du corps comme facticite pure, ou plus generalerneut de I e~-so1 (3) ne semble pas avoir, repetons-le, d'equivalent chez Hetdegger. 11 ne serait cependant pas impossible a un commenta-teur subtil de pousser en ce sens l'interpretation de quelques textes de ~ as is~ M~t~physi~ (4) mais en _realite, ces passages nous parats:'ent msptres pl?tot par le souvemr de Ia description kierke-

    gaar,d~enne du tourb~llon et ?u vertige (Schwindel), que par une expenence analogue a celle d un Sartre ou un Levinas (5). Ce qui

    (x) L'Etre et le Niant, p. 371. (z) L'Etre et le Nmt, p. 404.

    . (J) Ce dernier sens est plus marque dans La Nausie que dans L'Etre et le N' t 1 rt' d h, " ' ean ou a. po ee u p enomene paraxt reduite a l'aperception de l'en-soi corporel Au contraxre! La J!ausfe eleve ~ette porte~ a l'epreuve de tout en-soi comme tel : Tout est gratuxt, ce Jardm, cette vxlle et moi-meme. Quand il arrive qu'on s'en rende compte l:a vous tourne le creur et tout se met a flotter... voila la nausee p 6 '

    (4) Was ist Metaphysik, pp. 1 7, x8. ' 1 7 (s) Reellerehes philosophiqrtes, V, p. 3 8 7.

    [ 30 ]

    ALPHONSE DE WAELHENS

    est tel en question, c'est avant tout la decouverte du possible comme tel, la revelation que le sens de l'existant depend de nos projections et qu'ainsi nous sommes a l'origine absolue de l'etre (non de l' existant). Sans deute, cette aperception est-elle insepa-rable d'une experience d'impuissance radicale a l'egard de l'existant brut qui demeure intouche en lui-meme par nos projections. Mais il ne s'y joint point cette nuance d'horreur et de degout pour l'existant en soi, qui chez Sartre est l'essentiel de la nausee et domine completement, sans les effacer neanmoins, les aspects kierkegaar-diens de la meme experience. Ces aspects pourraient etre synthe-tises en disant que l'homme, se decouvrant comme source de pos-sibles, comme liberte, s'aperc;oit que desormais tout lui est Possible, et qu'il est absolument responsable du sens de toot ce qui est : d'ou le vertige, le tourbillon ou toutes nos pensees se brouillent pour nous pousser vers ce que Kierkegaard definissait comme le peche, c'est-a-dire vers l'affirmation de soi comme absolu.

    Ceci nous amene a examiner de plus pres les conceptions heideggerienne et sartrienn.e du neant et de Ia neantisation.

    Les deux auteurs s'accordent a penser que contrairement a ce qu'af:6.rme le pur logicien, Ia question du neant doit necessaire-ment se poser, ne serait-ce qu'en vue de fonder l'operation logique de Ia negation qui, estiment-ils, ne peut tirer sa signification que d'une experience du neant (I). Sartre va meme plus loin en mon-traut que taute interrogation, parce qu'elle implique de soi une denegation possible, suppose deja une certaine negativite et, clone, le n.eant (2).

    Sartre a consacre de nombreuses pages a la phenomenologie du neant. S'appuyant sur une serie de descriptions d'une rare pene-tration, il prouve a Ia fois que si le neant n'est pas un etre, si tout neant a SOU origine dans Une Operation neantisante du pour-soi, il n'en est pas moins vrai que ce neant, une fois secrete par la conscience, est saisi par eile dans et sur les choses. La destruction

    '

    (x) Was ist Metaphysik, p. 12 ; L'Etre et le Niant, pp. 42, 46. (2) L'Etre et le Niam, p. 39

    [ 3I ]

  • DEUCALION

    ie manque ou l'absence par exemple, bien qu'arrivant a l'etre par l'homme, est un fait objectif et non une pensee (r). Mais comme on ne saurait donner que ce que l'on a, on doit ajouter que si l'homme est capable de neantiser l'existant, de le transir de neant, il faut bien que l'homme lui-meme soit une neantisation. Des lors, il devient inevitable que cette m!antisation transparaisse en chacune de nos demarches ; ce qui est vrai de l'interrogation, le devient de toutes nos conduites. On n'aura donc qu'a analyser une de ces conduites, la mauvaise foi par exemple, pour y decouvrir tres pre-cisement a l'reuvre la neantisation qui est l'etre meme du pour-soi. Tel n'est pas l'avis de Heidegger. Pour lui, la decouverte du neant est le privilege d'un sentiment, l'angoisse, dont le neant constitue si 1' on ose dire, l' objet propre et exclusif ( 2). Pareille revelation est d'autant plus caracteristique de l'angoisse que les autres senti-ments ont precisement pour nature de nous rattacher a l'existant dans sa totalite (3) (encore qu'ils ne nous permettent pas une saisie expresse de cette totalite comme teile (4). Or le neant n' est pas un existant (5)' il n'est meme pas un objet qui s'offrirait a nous en sus de l'existant ou a cote de lui. D'autre part, il est pareille-ment faux de pretendre que l'angoisse detruit ou nie l'existant en sorte que le neant serait l'absence nee de cette destruction. L'angoisse ne nie rien, mais eile fait s'ecouler, glisser l'existant comme totalite (c'est-a-dire comme etre) et cet ecoulement est l'epreuve de la neantisation du neant (6). En lui j'atteins l'exis-tant dans sa pure alterite, dans son heterogeneite radicale a 1' egard de tout intelligible. La neantisation me place face a l'existant brut

    (1) L'Etre et le Neant, p. 44 (z) Was irt Metaphysik, p. 16. Cert~ins auo:es sentimen~s et attitudes, _la, hain~,

    la defection, le manque impliquent le neant mars ne sau~rent ~lO.u;' le re;eler. en tant que tel (Was ist Metaphysik, p. 22). On peut donc parler dun .prrvrlege de 1 ang01sse.

    (3) Was ist Metaphysik, p. 15. (4) Was ist Metaphysik, p. 14. (s) Was ist Metaphysik, p. 18. (6) Was ist Metaphysik, PP 18, 19.

    [ 32 ]

    ( ALPHONSE DE W AELHENS (das Seiende als solches) (I). La neantisation du neant est une experience de l'existant comme refus de mes projets ou, dans le Iangage de Sartre, comme pur coef:ficient d'adversite (2). Elle est decouverte de mon impuissance.

    Encore que en soi le contenu de pareilles affirmations demeure tres proehe de celles qu'on trouve chez Sartre, l'esprit en est assez different. Ce qui prime, c'est l'aperception de l'existant brut dans l'epreuve de sa resistance a nos projets, c'est le sentiment de la vanite de nos possibles projetes - de l'etre - bien plus qu'une experience positive d' ecreurement SOUS la pression ecrasante d'un en-soi massif (3).

    Poursuivons neanmoins. Si Ja neantisation est ecoulement de l'existant comme totalite, on dira que l'angoisse implique que cet existant comme totalite soit ttanscende (4). On ne sent se desa-greger que cela meme clont on a senti la coherence et si l' on se trouve, en un certain sens, au dela de la desagregation. Que je voie se defaire la totalite, suppose que je l'aie possedee, mais suppose aussi que je sois deja au dela d'elle. On s'aper~oit maintenant que la neantisation, si eile est la condition de la decouverte de l'exis-tant brut comme tel, est pareillement la condition de la decouverte de l'etre comme tel. Jusqu'au moment ou eclate la vanite de l'intel-ligibilite que nous projetons sur l'existant, nous projetions de l'etrc comme M. Jourdain faisait de la prose. La revelation de l'etre comme etre est inseparable de celle de l'existant comme existant et toutes deux sont suspendues a l'experience du neant : ex-nihilo omne ens qua ens fit (5). Et si enfin, comme nous l'avons deja vu, projection d'etre, transcendance, ipseite et liberte sont des notions pour Heidegger etroitement reliees, on ira jusqu'a

    (1) Was ist Mettilhysik, p. 19. (z) L'Etre et le Nlant, p. s6z. (3) Au contraire, cette impuissance n'exclut pas la joie sereine de l'existence

    resolue. Nostalgique, elle n'est point sterile. Cf. Was ist Metaphysik, p. z3. (4) Was ist Metaphyrik, p. 20. (s) Ibid., p. 26.

    [ 33 ] 3

  • DEUCALION

    conclure que Ia liberte et l'ipseite sont elles-rnernes en dependance de l'experience du neant {I).

    L'hornrne est clone le lieu, Platzhalter, du neant (2). Cette phrase qu'on irnaginerait tiree de I'Etre et le N eant se cornplete par un assaut contre l'idee de creation qui lui aussi annonce Sartre. Si Dieu a cree ex nihilo, il doit clone de quelque rnaniere se rappor-ter au neant ; or, il est contradictoire qu'il le connaisse puisqu'il l'exclut absolurnent (3).

    Et pourtant Sartre adresse a la conception heideggerienne du neant une objection capitale et sernble-t-il, bien fondee : il reproche a Heidegger, d'abord de n'avoir pas vu au Contraire de l:Iegel que l'esprit est le m!gatif ou en langage phenomenologique que le Dasein ne saurait etre source de neant sans etre lui-rnerne neantisant (4). Il est incontestable que Heidegger n'a pas ete jusque Ia. Voici qu'apparait en pleine lurniere ce par quoi Sartre s'ecarte decisivernent de Heidegger.

    Nous avons ecrit au debut de ces pages que Heidegger n'a jarnais reussi, dans son ceuvre publiee, tout au rnoins, a constituer l'ontologie generale qu'il se proposait, selon Sein und Zeit, d'edi-fier; En fait, il n'arrive pas a presenter une doctrine capable de fonder ontologiquernent le rapport du Dasein aux autres existants bruts. Il se contente d'affirrner que l.e Dasein a pour caracteris-tique existentielle d' etre projetant ; il ne voit pas, parce que d'autres experiences font obstacle a cette decouverte, qu'il est impossible d'identifier projection .et neantisation cornrne il le fait, sans adrnettre du rnerne coup que l'etre du Dasein est indiscernable du neant, que le pour-soi est en lui-merne non-etre. Or, Sartre est parfaiterneut prepare a cette conclusion. Sous l'influence d'une experience de l'en-soi cornrne rnassivite opaque, oppressive et ecra-sante, il lui est facile de decrire le pour-soi cornrne etant en lui-

    ( r) Was ist Metaphysik, p. 20. (2) Ibid., pp. 23, 24. (3) Ibid., p. 25. (4) L' Etre et le N iant, pp. 54, 55.

    [ 34 ]

    ALPHONSE DE WAELHENS

    rnerne 11011-etre, negativite pure (I) et de retablir ainsi }'unite de l'ontologie : seul l'en-soi existe dans sa solidite cornpacte. Ceci irnplique, puisque le pour-soi n'est qu'un constant echappernent a lui-rnerne (2), une neantisation, qu'il faut lui refuser toute posses-sion de soi, toute af:firrnation non laterale de lui-rnerne (3) ou, si l'on donne a ce mot le sens qu'il a toujours eu, toute personnalite.

    Or, c'est a quoi Heidegger ne s'est jarnais resigne. Pour lui, l'authenticite de l'existence resolue irnplique une position et une possession de soi. Sans doute est-ce une possession inseparable d'un projet : je ne me possede pleinement moi-merne qu'en anticipant rnon neant dans rna rnort. Cela prouve seulement une fois de plus que l'idee Heideggerienne de neant est essentiellernent liee a celle de l'absurdite de nos possibles plutot qu'a l'experience de l'englue-ment dans le solide de l'en-soi. Voila pourquoi Heidegger ne s'est pas resolu a nier l'experience de la conscience possession de soi et, consequernrnent, a definir le pour-soi par le non-etre.

    Il sernble d'ailleurs que si Heidegger venait un jour a s'e~pliquer - mais une telle explication n'est-eHe pas contradictoire ? --sur l'en-soi pur, il le decrirait non cornme un bloc chosi:fie, rnais plutot cornrne la vie unique, rnysterieuse et inepuisable de la realite tellurique, a laquelle nous sornrnes prornis rnais que provisoirernent nous dorninons par l'organisation que lui impose la lurniere intelli-gible de nos projets, de l'etre. Ainsi clone, force est d'avouer que les visions ultirnes, les experiences fondarnentales sur lesquelles s'appuient l'une et l'autre philosophie pourraient bien etre incom-patibles.

    Quant aux developpements donnes par Sartre a la dialectiquc des rapports hurnains et a la p~ychanalyse existentielle, il n'est pas facile de decider s'ils derneureut un fruit legitime des premisses heideggeriennes.

    (I) L'ctre pc f gui lc ll Cant vient au illO!lde doit etre SOll propre IJeant , L'Etre et le Niant, p. 59

    (z) L'Etre et l.t Niant, p. 62. (3) L'annonciation de ce que je suis ne peut etre elle-meme thet;que , L'Etre

    et le Niant, p. 251.

    [ 35 ]

  • DEUCALION .

    Heidegger a peu ecrit sur l'Autre. Sans doute affirme-t-il que le Mitsein est un element structurel, un existential de moi-meme (r). Et en ce sens il doit admettre l'idee d'une dialectique de l'autre. Mais au lieu que chez Sartre l'etre-en-commun definit une situation de Iutte implacable (2) qui ne peut etre suspendue qu'au plan de l'entreprise pratique qu'on se decide a tenter ensem-ble et sans que celle-ci arrive jamais a constituer une intersubjecti-vite (3), pour Heidegger la collaboration est Ja regle : l'hostilite ou l'indifference a autrui est qualifiee de mode negatif de l'etre-en-commun (4). 11 est vrai que Heidegger rejette neanmoins toute experience intersubjective, non seulement, cela va de soi, au plan de l'existence journaliere, mais meme a celui de l'authenticite. Sous cette derniere modalite l'etre-en-commun nous permet et nous incite a laisser autrui absolument maitre de lui-meme (5). Nulle part, on ne trouve chez Heidegger de reference a la posi-tion hegelienne selon laquelle chaque conscience poursuit la mort de l'autre.

    Nous pouvons clone conclure que, ici aussi, le pluralisme hei-deggerien s'arrete a mi-chemin et echoue a retablir un unitarisme toujours favorable aux interets de l'ontologie, Sartre pousse par l'experience qui voue toute conscience a l'ecrasement, ne saurait avoir les memes hesitations. 11 entre avec eclat dans les voies de Ia dialectique hegelienne et connait les memes succes que celle-ci. On ne saurait s'en etonner puisque, pour l'auteur de I'Etre et le N eant toute conscience est sensible.

    Enfin l'idee d'une psychanalyse existentielle ne nous parait pas, en principe, Contraire a l'esprit de la philosophie de Heidegger.

    (r) Sein und Zeit, p. r 18. (2) L'essence des rapports entre consciences ce n'est pas le Mitsein, c'est le conflit ,

    L'Etre et le Neant, p. 502. (3) L'Etre et le Neant, p. 502. (4) Sein und Zeit, p. 120. (5) C'est l'impossibilite d'un tel ideal que veut mettre en lumiere le roman de

    Sirnone de Beauvoir, Le sang des autres. Sur la defenre d'un tel ideal par Heidegger, cf. Sein und Zeit, pp. 264, 298.

    ALPHONSE DE WAELHENS

    Heidegger definit l'existence humaine par Ia liberte de l'etre-au-monde et reconnait qu'il y a d'inn.ombrables manieres d' etre au monde ( r). 11 devrait clone admettre que chacune de ces manieres resulte d'un choix ultime decelable en principe par le type d'orga-nisation que l'ensemble des projets d'un Dasein donne tend a donner au monde.

    Mais ici Ia difference des experiences de depart propres a l'un et l'autre philosophes doit jouer a nouveau, et il est peu probable que Heidegger et Sartre puissent jamais s'accorder sur les cad~es de leurs psychana.lyses existentielles respectives. Par exemple, l'm-terpretation sartrienn.e selon laquelle le visque~x nous donr:e la nausee parce qu'il manifeste la tendance propre a tou:e. con~ctence de se fuir et de se detruire en s'abimant dans Ia sohdtficatwn de l'en-soi (2) ne saurait etre ramenee sans plus a la the~e de ~eidegger qui attribue au Dasein une ten~ance presque mcoerctble a s'interpreter sur le mode des choses, q~u ,pe~plent .ses en~o~rs (3) Les deux demarches procedent en reahte d mtentwns dtfferentes, voire opposees.

    * **

    Nous avons ainsi exprime a peu pres tous les points sur lesquels le problerne de l'influence de Heidegger .sur ~artre peut s~ poser. Le lecteur jugera s'il est possible de mamtemr la concluswn que nous avions annoncee : la dependance certaine, et importante que Sartre manifeste a 1' egard de Heidegger en un grand nombre de questions et qui s'affirme d'une certaine man.iere jusque ~ans l'esprit meme de sa philosophie, n'empeche pas l'Etre et le Nean_t de developper une doctrine qui, a la fois, elargit Sein und Zezt tout en s'opposant a lui.

    (r) Sein und Zeit, PP _;6-57 (2) L'Etre et le Neant, p. 701. (3) Sein und Zeit, pp. 14 r, q.6, 239, 270, 289, 32 r,_ 348.

    [ 37 ]

  • ~ '

    ESSAI SUR LE NEANT D'UN PROBLEME

    (Sur les pages 37-84 de L' Etre et le Neant cle J. P. Sartre)

    par

    JEAN WAHL

  • I L faut suivre avec toute l'attention qu'elle merite la tentative de Sartre pour ouvrir les yeux et interroger en toute naive-te , suivant en cela Busserl, et aussi, bien qu'il ne veuille pas se reclamer de ce maitre qu'il ne reconnait pas pour un maitre, de Bergson ; il faut le suivre dans son effort pour aller vers la fami-liarite pre-interrogative (p. 3 8, 39). Mais nous aurons a nous demander si certaines idees qu'il met en avant ne lui cachent pas le reel, ou du moins si elles lui permettent de le reveler autrement que par instants .

    . I. - LES NEANTS ET LE NEANT

    Dans son introduction, Sartre avait decouvert, ou cru decou-vrir deux regions de l'etre, deux types d'etre. Il va. maintenant dans les pages que nous allons etudier, s'efforcer d'etablir une Iiaison entre les deux regions de l'etre, et par Ia meme, comme on le verra de mieux en mieux par la suite, il va marquer les limites de sa tentative precedente. Les resultats de l'analyse ne sauraient se recouvrir avec les moments de Ia synthese qu'il va operer, ou plutot qui va s'operer.

    Les deux regions de l'etre etaient abstraites. Car la conscience recele en soi une origine ontologique vers l'en-soi, et le phenomene

    [ 41 ]

  • DEUCALION'

    est un abstrait, puisqu'il doit paral:tre a la conscience . On voit que Sartre a fort bien vu les dangers, l'inadequation de sa grande dichotomie.

    Bien plutot qu'a des. philosophies abstraites, comme celles de Kant et de Busserl, il faut clone se rattaeher a Heidegger et a son etre-dans-le-monde ; e'est cet etre-dans-le-monde qu'il va ehereher a determiner. .

    Quelques expressions, ici, eveillent deja des objections et des critiques, une certaine mefiance en nous. n s'agirait d'envisager les eonduites eomme des realites objectivement neeessaires ? Mais remarquez que objeetivement veut dire iei simplement qu'un autre que moi pourrait les envisager aussi bien que moi. C'est ec que pn!eise Sartre d'ailleurs : il s'agit d'une attitude huma~~.e pour-vue de signifieation.

    En sera-t-il de mcme quand il parlera un peu plus loin de deux possibilites egalerneut objeetives ? Et encore de l'objeetivite du neant? C'est une quest!on que nous aurons a nous poser.

    Nous saisissons en tout cas, iei, par eette volonte d'insistance a la fois sur la eonscienee et sur l'objeetif, un trait bien earacte-ristique de Heidegger eomme de Sartre : la fusion profonde, ou plus exaetement tentee de fa

  • DEUCALION

    traduire cette idee d'alterite en une negation. Mais la traduction inverse (de la negation en alterite) apporte une bien plus grande souplesse.

    Quelle que soit la reponse, continue-t-il, eile pourra. se for-muler ainsi : L'etre est cela, et en dehors de cela, rien . Qui ne voit qu'il y a, ici, realisation non pas meme d'une abstraction: mais d'un mot. De meme que l'ontologisme, le neantologisme, la medenologie ou, comme nous choisirons de le dire ici, la meonto-logie se fonde sur la realisation d'un mot (sans compter que Sartre se rend coupable de ce qu'il reprochera a Hegel, de rendre Contern-porains l'un de 1' autre 1' etre et le neant).

    Sartre poursuit neanmoins et conclut : Ainsi une nouvelle composante du n!el vient de nous apparaitre, le non-etre .

    II. - LA MEONTOLOGIE

    Sartre prevoit d'ailleurs de telles objections : On va nous objecter que 1' etre en soi ne saurait fournir de reponses negatives . La negation proprement dite m'est imputable. Quant au neant, il tirerait son origine des jugements negatifs .

    De meme que Heidegger, Sartre repousse cette conception. Pour lui, comme pour Heidegger, ce n'est pas la negation qui est a l'origine du neant, mais le neant qui est a l'origine de la negation. Sur ce point, il contredit (du moins au premier abord) la concep-tion classique qui va de Parmenide et de Platon a Leibnitz puis a Hegel et a Bergson, a Sartre lui-meme (page 5I), pour se rattacher a une autre conception, dont le point d'origine peut etre trouv~ dans le neoplatonisme (et peut-etre dans Platon lui-meme), qui s'est continuee dans Eckart, dans Boehme, partiellement dans Kant, dans Schelling, enfin dans Heidegger. Grande conception eile aussi et grande tradition.

    A la premiere observation que fait Sartre, nous pouvons donner notre adhesion. Il n'est pas vrai que la negation soit seulement une qualite de jugement. La question est une conduite pre-predica tive, je peux interroger du regard, du geste bien qu'a vrai dire il

    [ 44 ]

    JEAN WAHL

    faille peut-etre ajouter au mot jugement les,~ots n~ttement for-mule , et se garder de conclure du cas de 1 mterrogatwn au cas du jugement. De toute fa~on, l'analyse cesse d'etre juste quand Sartre continue: ce n'est pas necessairement un homme que le ques-tionneur questionne sur l'etre. L'etre inter,roge n'est ?as d'abord un etre pensant. Si mon auto a une panne c est la bougte, le carbu-rateur que j'interroge Sans doute il ne s'agit ~as ?'etres Rensants et cependant si je me porte en face d'eux dans 1 attttude d mterro-gation, c'est que je les con~ois plus ou moins co~me pensant, ou voulant ou non-voulant, ou meme pensant mats dans un mode de subpensee. De plus si cette interrogation du carburateur est pour Sartre un devoilement d'etre, c'est qu'il intro~uit le ju~icatif dans le pre-judicatif. Admettons-le, .adme;~ons meme ~ue. Je me prepare a la fois au devoilement posslble d etre et au devmlement possible de non-etre. Mais de tou~ cela, on ~e pe.ut con,clur~ ~ue ma question enveloppe une certame comprehenswn. pre-pred~cative du non-etre, encore moins ou en tout cas auss1 peu, qu eile soit une relation d'etre avec le non-etre (ce qui est le comble de l'abstraction realisee a Ia fois pour l'etre et le non-etre).

    Certes le passage suivant ou Sartre part de l'idee de destruc-tion est plus frappant. Par l'etude de cette idee, il va tenter de nous montrer qu'il y a une comprehension imn;e~iate du ~on-etre sur fond d' etre. C' est un des merites de Ia theone de Hetdegger-Sartre que de permettre une etude phenomenologique de certains etats ou de certaines tendances negatives.

    Mais il commence par admettre que seul l'homi:ne detruit. Ce qui d'ailleurs est discutable, car l'orage ne detruit pas moins que l'homme, ou si l'on veut, l'homme ne detruit pas plus que l'orage. (Sans doute il a raison de dire que meme pour qu'on affirme qu'il y a autre chose apres l'orage qu'avant, il faut u~e presen.ce de l'homme mais cela ne prouve pas grand chose, car 1l faut dts-tinguer Ia c~nscience de Ia destruction et la destruction ... ou ne le faut-il pas ? ) .

    En tout cas, il doit y avoir pour Sartre quelque chose qui es~ l'etre-autre (du moins Ia possibilite d'etre dit etre-autre) et qut

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  • ~UCALION

    >t. an~erieur a 1'affirmation de l'etre-autre. Ici encore la tendance bJective et 1a tendance subjective s'affrontent l'une a 1'autre. De lus, ~t Sar~re ne 1e nierait pas, l'observation qu'il vient de faire

    apph~uera1t au meme aussi bien qu'a l'autre, et ainsi on ne ou~!"a1t pas pl~s dire, si on fait abstraction de l'homme : il y a e 1 etre, que : 1l y a du non etre. Pour poser la non-alterite il mt un te~oin a~ssi bien ~ue pour poser 1'ab~rite. Nous pouv~ns :lme.ttre" neann:oms que s1 1e cyclone peut amener la mort de

    ~rtams, etres VIVants, cette mort ne sera destruction que si eile ,t ve~ue comme teile. Observation interessante : la destruc-on se.ra1t un ph~nomene ,de subjectivite. Pour qu'il y ait Jestruc-on ~JO~te-t-11, 11 faut d ?.bord un rapport de l'homme a J'etre, est-a-d1re une transcendance. Remarquons a ce propos 1'emnloi ~ ~ot : tra~scend~nce pour ~a~quer simplement le rapport d'~tre - 1 homme a un etant, auss1 bten que pour indiquer 1e rapport , 1' 't t ' 1'" N , '11 A - e an a etre. . ous avons montre a1 eurs la meme ambip-uite 1ez Heidegger. Puis il faut un decoupage qui nous met; en c-esence d'un etre, ce qui, nous l'avons vu est deja neantisation . ardon,_ cela n' a _pas. ete prouve jusqu'ici ; Sartre veut-il dire que omnts determmafto est negatio ? Mais comme la forrnule en

    quelle on peut transcrire l'enseignement du Sophiste de P1aton t non seuleme~t, com:ne nous l'avons dit, plus souple mai~ plus ,ofon~e : om1us negatzo est determinatio. Ou fera-t-on interve-r 1e nen sous pretexte que le toiouton est cela et rien d'autre? la~s c'est la une plaisanterie, et quand nous 1'avons Iu dans u~ 'tlc.le de la revue. La N ef sur le systeme de Sartre, il nous a paru peme croyable, 11 nous a paru incroyable, que Sartre ait choisi !tte voie pour introduire le neant dans son exoose. Ou veut-on re (on veut dire en fait tout cela a la fois) quek 1'etre etant est k?"':':ert comn;e fragile (r) cela veut dire qu'une certaine pro-

    t.b1~1te de non-etre peut etre donnee dans des circonstances dcter-mees : On nous d~t .~ie? e? e~et qu'un etre est fragile s'il pone t son etre une poss1b1hte defime de non-etre. Mais pardon encore,

    (r) I1 est amusant. de noter la formule : cela ne serait rien encore si l'etre n'et "t :ouvert comme frag1le . a!

    JEAN WAHL

    il faut ecrire non pas : de non-etre, mais : de ne pas etre ceci, ou encore : une probabilite definie de ne pas etre ce defini. C'est par l'homme, continue Sartre, que la fragilite arrive a l'etre. Oui, en cc sens que fragiiite et caractere partiel so;.1t lies. I1 reste cepen-dant ici une ambigu1te. Car il y a une reeile separation, une reell~ partiellite des etres anterieurs a la perception. Ici le pre-predicatif parait un peu oublie, et la voie tracee par Busserl et Heidegge!." et par les gestaltistes un peu negligee. Enfin, nous dit-on, pour qu'il y ait destructibilite il faut que l'homme prenne des mesure; de destruction ou de pn!servation. Mais d'abord la phrase serait bien plus satisfaisante si elle etait inversee : pour que l'homme prenne des mesures de preservation ou de destruction, il faut qu 'il y ait destructibilite. Et si on dit que c'est l'ensemble de ces mesures qui rend les villes destructibles, c'est encore un complet renverse-rneut de la situation reelle, fondee sur un behaviorisme qui parait illegitime. Nous ne serons clone par forces d'accepter la conclusion d'apres laquelle la destruction est chose humaine. C'est l'homme qui detruit ses villes par l'intermediaire des seismes ou directe-ment . Roquentin voyait mieux quand il regardait l'herbe des ban1ieues monter a l'assaut de la cite.

    Tout cela ne constitue d'ailleurs qu'une parenthese (mal venue dans son ensemble si elle est reussie en quelques details). Ce que Sartre veut prouver, c'est bi.en plutot le CO!ltraire, a savoir que la destruction suppose une comprehension pd:-predicative du neant, qu'elle est un fait objectif. I1 y a une transphenomenalite du non-etre comme de l'etre . Naturellerneut nous n'acceptons pas plus ce meontologisme que l'ontologisme. Nous pouvons laisser ce point non sans avoir remarque cependant, apres l'ample developpement accorde a la parenthese, la rapidite avec laquelle Sartre pense avoir prouve la these. I1 est vrai qu'il semble ne pas avoir ete satisfait de cette trop rapide demonstration et il etudie plus precisement un jugement negatif.

    Pierre n'est pas dans le cafe , Sartre pense qu~il y a 1a une tleantisation en ce sens que j'ai organise tous les objets du cafe sur fond sur quoi Pierre est represente comme devant paraitre. Cette

    [ 47 ]

  • DEUCALION

    neantisation premtere de toutes les formes, comme il l'appelle (remarquons que c'est neantisation- tout le COntraire d'un nt!ant) consiste dans le fait que chaque element de la piece tente de s'isoler, de s'enlever sur le fond constitue par la totalite des autres objets et retombe dans l'indifference de ce fond. Car le fond est ce qui n'est vu que par surereit . Il y a la sans doute au moins deux conceptions differentes du fond (peut-etre y en a-t-il trois) ; en tout cas, i1 y a le fond sur fond duquel, et le fond par surcroit. Le fond serait d'abord le fond par surcroit et deviendrait le fond sur fond duquel. Je suis temoin de l' evanouissement de tous les objets que je regarde >>. James et Bergson ont fort bien analyse de tels evanouissements, il y a la pour eux un vide actif. Le cafe poursuit sa neantisation. Seulement, il se fait fond pour une forwe determinee ... Il me la presente partout . Donc cette neantisation n'est pas une neantisation de Pierre et n'est pas une neantisation du cafe, pas plus que tout a l'heure nous n'avions un neant de savoir devant un neant d'etre. Pourtant Sartre maintient que Pierre s'enleve comme neant sur le fond de neantisation du cafe. Remar-quons tout au moins que le neant de Pierre n'est pas du meme genre que Ja neantisation du cafe. Le cafe glisse, Pierre s'evanouit (suivant les expressions de Sartre). Mais ce glissement et, cet eva-nouissement sont tres differents l'un de l'autre. Admettons (alors que cela n'est nullement prouve) qu'il y ait cette double neantisa-tion, il n'y a pas grand chose de commun entre le neant du fond et Ia forme de m!ant.

    Mon attente a fait arriver l'absence de Pierre comme un evenement reel concernant le cafe . Non, il ne concerne pas le cafe, il me concerne, plus precisement, il concerne mon attente. Aussi ne pouvons-nous admettre que le jugement de negation soit conditionne par le non-etre, car le non-etre, qu'est-il, sinon le resultat de mon attente ? Ici encore, nous trouvons ce flottement entre le subjectif et l'objectif que nous avons note. Et, malgre ce que dit Sartre, l'absence de Pierre n'est que sa presence autre part ; l'absence de Pierre ne peut pas etre dite plus un fait objectif que l'absence, ici, de Jules Cesar. Pierre absent ne hante pas le cafe, mais le cafe-en-moi.

    ]EAN WAHL

    Il reste que Sartre, comme nous l'avons deja signale, nou~ a montre qu'il y a un ne ... pas qui n'est pas pense. Il a raison de dire (p. 57) qu'il existe une quantite infinie de realites qui ne sont pas seulement objets de jugement, mais qui sont eprouvees, combattues, redoutees, etc., par l'etre humain et qui sont habitees par la negation dans leur intra-structure.

    Sartre affirme que la negation est comme une invention libreo C'est une brusque solution de continuite qui ne peut en aucun cas resulter des affirmations anterieures, un evenement original et irreductible . Nous aurons plus loin a revenir sur les Iiens entre negation et liberte. En tout cas notons qu'ici nous sommes dam l'idealisme. Nous sommes dans Ia sphere de la conscience. Et h conscience ne peut produire Ia negation que sous forme de con-science de la negation . La conscience, clont Heidegger, dans plu-sieurs des plus fortes parties de sa philosophie, avait tente de nom delivrer, nous voici replonges en eile.

    Mais reste-t-on fidele a cet idealisme quand Oll ajoute : La condition necessaire pour qu'il soit possible de dire non, c'est que le non-etre soit une presence perpetuelle, en nous et hors de nous, c'est que le neant hante l'etre ?

    Ainsi d'un cote un idealisme que nous ne pouvons certes approuver et qui reserve Ia negation a Ia conscience, de l'autre un non idealisme, ou realisme, qui, pour le moment, ne peut pas plus satisfaire.

    Resumons les resultats auxquels nous sommes arrives jusqu'ici ; le te,rme objectif n'a pas ete defini suffisamment, les pages sur le neant ont ete hantees constamment par un monisme du neant qui fait negliger ses differentes irisations, pour reprendre un des mots de Sartre, par un megarisme qui immobilise, un peu comme un des Sophistes du Cratyle immobilisait toute chose, par un humanisme qui attribue a l'homme toute destruction, compense par un non-humanisme qui pense que les choses elles-memes repondent, par un objectivisme et un subjectivisme clont nous voyons mal comment i]s subsistent l'un a cote de l'autre (alors que bien plutot il faudrait

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  • DEUCALION

    depasser cette alternative comme Heidegger et Sartre lui-meme nous le proposent).

    SARTRE CONTRE ERGSON

    Sans doute il y a quelque chose d'attirant dans une affirmation comme celle-ci : Comment pourrions-nous meme concevoir la forme negative du jugement si tout est plenitude d'etre et posi-tivite ? Et il faut bien reconnaitre que la critique bergsonienne de l'idee de neant, si forte qu'elle soit, nous laisse insatisfaits, par son caractere intellectualiste et par son affirmation du plein. '

    Mais quand Sartre objecte a Bergsan : S'il y a de l'etre partout, ce n'est pas seulement le neant, c'est la negation qui est inconcevable , cette affirmation peut etre discutee. De meme que la formulation de la these bergsonienne, qui nous ferait croire qu'il y a pour Bergsan quelque chose qui serait de l'etre opp-ose au non-etre.

    III. - SAR TRE CONTRE HEGEL

    Dans Ia voie indiquee par Sartre, nous n'avons pas pu le suivre bien loin, malgre le desir que nous avions de rendre justicc a 1' autre grande tradition , celle des neo-platoniciens, d'Eckart, de Boehme, de Schelling et de voir, suivant l'expression de ~artre, la negation nous arracher au mur de positivite qui nous enserre . Il faut reconnaitre a la fois la force, et comme nous le disions l'attrait de cette affirmation (de la m!gation) mais aussi rappele; qu'un Hegel et peut-etre encore plus un Kant, l'avaient bien plus cherchee dans les choses memes.

    C'est une tache difficile que de se debrouiller dans la critique sartrienne de Hegel. Tachons de traverser ces fils barbeles. Notans d'abord qu'il n'est pas juste de dire que l'etre est reduit par Heget a une signification de l'existant, si du moins c'est le mot allemand dasetin ou le mot allemand existenz que l'on traduit par : existant. Et d'ailleurs on ne voit pas tres bien la signification du mot meme de signification dans cette expression. Il n'est pas juste de dire non

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    ---r---i

    JEAN WAHL

    plus que l'etre est enveloppe daris l'essence qui en est le fondement et l'origine, ou du moins, avant de le dire, il faudrait determiner de quel point de vue on regarde le systeme hegelien. L'essence est moins abstraite que l'etre (au sens du mot : etre que Hegel lui donne au debut de Ia Logique; l'etre de Ia logique- ou le premier Etre de la logique n'a pas l'essence pour son fondement ou son origine).

    . I1 est difficile egalement de donner un sens a la phrase : il n'est pas admissible que l'etre des choses consiste a manifester leur essence, car alors il faudrait un etre de cet etre (p. 49).

    Sartre poursuit en disant que l' etre est la condition meme de toutes les structures et de tous les moments. C'est qu'il envisage une autre signification (au sens le plus ordinaire du mot: signifi-cation) que celle qui est ici choisie par Hegel.

    Le plus important, et le plus manifeste, le de plus en plus manifeste, c'est que Hegelet Sartre ne donnent pas la meme signi-fication au mot : etre. Sartre en est reste a Ia conception d' Aristote et de saint Thomas.

    T out le dynamisme de Hegel est transforme en statique par Sartre (clont Benda peut-etre ne desavouerait pas ici l'argumen-tation). Si d'ailleurs l'etre des choses consistait a manifester, on voit mal comment Hegel pourrait fixer un moment pur de l'etre ou nous ne trouverions meme pas trace de cette structure pre-miere . Qui ne voit qu'il ne s'agit pas du meme moment de l'idee d'etre, qu~nd Hegelle voit comme manifeste abstrait et quand Sartre le voit comme manifestant, ou que le caractere d'etre mani-festant ne fait pas partie d'une structure immuable de l'etre, ou plus probablement encore, que ces deux explications sont vraies l'une et l'autre, l'une par l'autre? Sartre pour critiquer Hegel s'est place tout a fait a l'exterieur de Hegel.

    Ce qui fait que nous ne nous etonnerons pas s'il maintient contre Hegella non-contemporaneite de l'etre et du non-etre (du moins en theorie, car nous verrons qu'en fait il les rend contem-

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  • DEUCALION

    porains l'un avec l' autre) (I) et qu'il Ia fonde sur le principe de non-contradiction (precisement mis en doute par Hegel).

    . Peut-etre d'ailleurs quand il nous dit que pour Hegel, le neant dott ~tre posterieur a l'etre, alors que d'autre part, il lui est, pour le meme Hegel, contemporain, n'a-t-il pas ete assez profondement dans l'etude du mode hegelien de penser, et particulierement, de penser- et de nier -le temps. Quant a dire que Hegel introduit d~ ~~hors le neant dans l'~tre, c'est encore meconnaitre Ia pensee hegehenne et sa marche dtalectique. Le reproche d'introduire du ?ehors le non-etre dans l'etre pourrait etre plus legitimement fait a Sartre ; nous ne le ferons pas, croyant que dans de tels domaines, presque toutes les affi.rmations sont permises, le vide de ces domai-nes se pretant a tout arrangement.

    Evidemment, ce n'e~t pas du meme etre qu'il s'agit, chcz Sartre et chez Hegel, putsque pour Hegel c'est un abstrait pour Sa~t~e une conditi?~ d'apres son propre terme, et d'une fa

  • DEUCALION

    le m!ant qui semblait achever ce que la m!gation ne pouvait faire, devient negation. Sans doute cette negation est une negation .faite par le non-etre, semble-t-il Mais si nous l'admettons, nous sommes devant de formidables difficultes. (Si le non-etre se nie, ne va-t-il pas devenir affirmation ?) Et si nous ne l'admettons pas, nous retombons dans Ia these classique : le neant vient de la negation, et non la negation du neant.

    Sartre semble etre pour Heidegger contre Hegel, c'est-a-dire admettre la negation neant, contre la negation negativite. Mais peut-etre comme nous en avons des maintenant le pressentiment n'en est-il rien.

    En outre, continue Sartre, atteignant ce noyau, c'est lui-meme que le non-etre est represente comme atteignant et non un noyau autre que lui. C'est en son creur que le non-etre se nie . (Ceci, ecrit sa~ doute SOUS l'influence de Heidegger, nous expose a la redoutable eventualite de voir le non-etre - se niant lui-meme --devenir, comme chez Heidegger dans le stade plus recent de sa meditation, positivite pleniere).

    Sartre ajoute : Hegel oublie que le vide est vide de quelque chose . Oui bien, oui tres bien : cela pourrait etre un rappel vers la conception du neant determine, de l'Autre, qu'a tracee Platon. Mais Sartre continue : le neant est vide d'etre et l'etre vide de neant. C'est a nouveau oublier Platon et les pages admirables du Sophiste, les plus definitives qui aient ete ecrites sur le neant avec celles de Hegel et de Bergson.

    C'est particulierement ne pas voir a quoi tend Hegel a ce stade de la dialectique. Pour lui, l'etre et le neant a ce stade, sont deux neants. Donc que l'etre soit vide de neant et le neant vide d'etre le resultat est le meme pour la dialectique hegelienne : ils sont tous deux neants. La refutation de Hegel par Sartre ressemble de tres pn!s a une refutation thomistique : Ce qu'il faut rappeler ici contre Hegel c'est que l'etre est, et que le non-etre n'est pas .

    La page 5 I qui rencontre la pensee bergsonienne sur le neant ou s'inspire d'el1e, nous parait bien superieure a celles qui l'entou-rent. Ici Sartre demontre que le neant est posterieur a 1' etre, et il

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    JEAN WAHL

    arrive a la formule que nous proposions : toute negation est deter-mination. Page qui merite d'etre classique. Exemple des etranges inegalites de Sartre. Son regard, ici non entrave; saisit les choses d'une vue pleine. Alors, hors des sophismes et des paralogismes, la pensee de Sartre s'eleve, brillante et forte.

    IV. -- SAR TRE CONTRE HEIDEGGER

    Sartre parle d'un progres de Heidegger sur Hegel (I). C'est plutot d'un progres de Hegel sur Heidegger qu'il faudrait parler. Iei le temps ne fait rien a l'affaire. L'etre n'a plus ce caractere d'universel scolastique qu'il a chez Hegel . La formule demande-rait une discussion. Car :

    I o Cet universei scolastique est critique par Hegel (precise-ment quand il s'agit de l'etre, et c'est pourquoi l'idee de l'etre est niee pu lui immediatement, devient immediatement neant).

    2 o L'universel scolastique est accepte par Heidegger. Ce qu'il y a a dire en, faveur de Heidegger, et ceci est impor-

    tant, c'est que, suivant ici des indications de Busserl sans doute, il a vu qu'il y a une comprehension pre-ontologique, que nous prefererions quant a nous appeler une comprehension non seule-ment pre-ontologique, mais meme non-ontologique.

    Sartre pense que la description heideggerienne signifie qu'il y a emergence de la realite humaine dans le neant. C'est dans ic neant seul qu'on peut depasser l'etre . Ainsi le mouvement de transcendance se :fige ici dans le neant, aussi bien que pour d'autres il se :fige dans l'Ens perfectissimum.

    D'ailleurs les expressions meme de la meontologie et celle de l'ontologie coincident necessairement : C'est du point de vue de l'au-dela du monde que l'etre est organise en monde . La clemergence de Ia realite humaine a partir de l'etre parfait est remplacee par la sans doute non moins mythique emergence hors

    (I) Quand Sartre enonce la conception Heidcggerienne . de fo~ces reciproques d'cxpulsion que l'etre et le neant exercent l'un. contre l'autre, rl ne. trent pas compte du fait que cette conception est celle d'un phosophe encore plus rmportant et plus original que ne l'est Heidegger. C'est la conception de Kant plus encore que ce n'est la conception de Heidegger.

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  • DEUCALION

    du nn-etre, et le suspens dans la realite divine remplace par le suspens dans le neant.

    Heidegger maintient (contre Bergson), que 1a question: d'ou vient qu'il y ait quelque chose plutot que rien ? est legitime ; eile est legitime pour la pensee qui se place dans le Neant, operation dont Bergson niait ]a legitimite.

    De la theorie ainsi exposee, Sartre adopte certains traits :

  • DEUCALION

    monde, mais un neant dans le monde. La distance, clont il fait une analyse particuliere, l'absence, l'alteration, Ia repulsion, le regret, Ia distraction, telles sont ces negations reelles, ces nega-tites comme Sartre les appelle. Il s'agit simplement, ecrit Sartre, en se tenant dans Ies limites de l'etre, de refuser un attribut a u~ sujet . Les negations sont SOUtenues par l'etre et dispersees dans l'etre. Le neant, dit-il tres justement, est soutenu par l'etre, ne peut se neantiser que sur fond d'etre. Si du neant peut ehre donne, ce n'est ni avant ni apres l'etre, ni d'une maniere generale cn dehors de l'etre, mais c'est au sein meme de l'etre, en son creur . Ainsi Sartre abandonne Heidegger et vient se ranger de nouveau aupres de Platon, de Hegel, de Bergson.

    A vrai dire Heidegger a revele n!eemment que son N eant n'est pas different de l'etre, c'est l'etre lui-meme en tant que distinet des etants particuliers, et lui-meme avait clone rejoint Platon et les neo-platonieiens dans l'aspeet positif de leur theologie negative (I).

    Ajoutons encore une fois a ee sujet que Sartre fait expresse-ment ici ce qu'il avait reproche a Hegel de faire : il contempo-reanise le neant et l'etre.

    Ajoutons enfin que nous avons laisse de cote les trois petits mots qui finissent la phrase. Apres : au sein meme de l'etre , Sartre ajoute : comme un ver. Il s'agira de savoir si cela n'infle-chit pas la meditation de Sartre en un sens qui n'est pas logique-ment neeessaire. Ici Roquentin peut-etre a repris Ia parole.

    Qu'avons-nous vu dans Ia double critique faite par Sartre a Hegelet a Heidegger ? Eneore une fois eette stabilisation des termes du probleme, ce que nous avons appele son megarisme, mais aussi Ia negation de ee megarisme qui va le faire se retourner de Hei-degger vers Hegel.

    ,.

    (r) Deja dans la conference, Heidegger avait dit: Le neant appartient a l'etre de l'etant . Dans le Post-Scriptum, i1 se demande si le neant, n'etant aucuu etant particulier, n'est pas l'etre meme. Le neant, dit-il plus loin, en tant qu'autre par rapport a l'etant, eit l'etre meme.

    JEAN WAHL

    V.- LA NON-ORIGINE DU NEANT

    Le neant, pose par le fait meme que. nous nous interroge?ns sur l'etre, eomme le disent egalement He1degger et Bergson, 1 un pour nier l'utilite de cette interrogation (Bergson) ~}'autr~ pour 1a fonder (Heidegger) ne peut etre en dehors de 1 etre m comme notion complementaire et abstraite (rappe1ons que H~~el e~t ca:ac: terise ici de maniere superficieHe) ni comme m1heu mfim. o~ l'etre serait en Slispens . Tel est le resultat auquel Sartre est arnv~.

    Or, ajoute-t-il, ce neant intra-mondain, l'Etre en, soi ne s~u~att le produire. Car, c'est la raison que donne Sartre ~pres Parme~!de, 1'etre est le non-etre n'est pas. Ou, comme d1t Sartre : 1 etre comme pl~ine positivite ne contient pas le neant comme une de s~s struetures. Mais il y a une autre raison, e'est que l'etre -. et parti-culierement l'etre en soi tel que l'a defini Sartre - n'eXIste pas.

    Mais ce neant ne sera pas non plus produit par 1e neant en tant que celui-ci se neantise. Ici a nouveau le mode de penser que nous avons appele Thomiste - en nous rendarrt coup.able sa~s doute de quelque injustice enverssaint !homas- va se fa1re s_ent1r. Heidegger avait choisi le mot : nea~user, pour tenter ,de d1re c.e que le neant est (car le mot est, est 1mpro~re ~our le neant), ma1s Sartre explique : seul l'etre peut se neant1ser, car de q"';lel~ue

    fa~on que ee soit, pour se neantiser il faut etre,. . (A vr~1 d~re, pour Heidegger le neant neantise plus encore qu 1l ne se neant1se. Et ce qu'il neantise a de l'etre avant d'etre neantise).

    Si le neant est ... si le neant n'est pas ... Nous nous raJ?pelons le Parmenide, ou plus exactement nous ~ rentrons ; c~r Heid,egger avait eehappe ou cru echapper a certames de ses dtffieultes, en evitant Ia formule : si le neant est. '"

    Pour Sartre le neant possede seulement une appar~n.ce d e,tre ct ce n'est clone pas a tort que nous evoquons le Parmemde. C est Parmenide qui eonsaerait son deuxieme chant a cette apparence d'etre qu'est le neant. . . , ,

    Sartre ote toute activite au neant : 1l n'est pas, 1l est ~te ; 1 ' ' L ' t ' t se' :> il ne se neantise pas : i est neant1se. e neant es nean. 1 .

    N'est-ce pas sous ces vocables heideggeriens, Ia pensee bergsomenne qui est reprise ?

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  • DEUCALION

    C'est ici que nous trouvons Ia phrase fondamentale, pierre d'angle de la eonstruetion sartrienne : reste clone qu'il doit exister un etre qui ne saurait etre l'etre en soi et qui a pour pro-priete de neantiser le neant (ne pourrait-on pas aussi bien ecrire : de neantises 1' etre) de le supporter de son etre, de 1' etayer perpe-tuellement de son existenee meme, un etre par quoi le neant vient aux choses . Notans que eet etre qui supportera le neant se trou-vera. eontenir en lui le neant, et sera peut-etre par la un peu trop fragtle pour le supporter. Et d'ailleurs eomment le supporterait-il puisqu'il l'a en lui?

    . Un tel etre ne peut ni recevoir le neant ni le produire ; il dmt clone neantiser le neant dans son etre, a propos de son etre ; , il est .un etre en qui dans son etre il est question de son propre ne~nt; .11 est son propre neant >>. (Nous voyons iei des expressions extstenttelles empruntees a Heidegger intervenir dans la theorie du neant).

    Or il faut dans la question d'une part faire du donne une pre- sentation oscillant entre l'etre et le non-etre, et c'est eet acte de situer dans la question meme que l'on pose le donne entre l'etre et le non-etre, dansunetat neutre, que Sartre appellenon pas neutra-lisation, comme on s'y attendait, mais neantisation, ereation d'une neantite, et d'autre part le questionne se neantise lui-meme en ce sens qu'il se deeroehe des series causales ; car d'apres Sartre, pour poser une question, il faut se desengluer de l'etre, echapper a l'ordre eausal.

    Ainsi nous retrouvons toujours eette double neantisation : du questionneur et du questionne au sein de la question, double neantisation que nous avons deja eu l'occasion de mettre en ques-tion- et a vrai dire - de neantiser et clont le caraetere douteux apparait encore mieux quand on voit intervenir l'idee de liberte, car on ne voit pas pourquoi pour interroger, il faut se deerocher des series eausales.

    On voit par la que la neantisation est un p