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1 DEUX GRANDES FIGURES DE L’HISTOIRE DE L’ARTISANAT DU CUIR AU NORD-CAMEROUN : LAWAN YOUGOUDA ET HALILOU Par WASSOUNI François Assistant à l’Institut Supérieur du Sahel/Université de Maroua/Département des Beaux-Arts et des Sciences du Patrimoine Adresse : S/C du Pr KOLYANG DINA TAIWE Directeur de l’Institut Supérieur du Sahel/ Université de Maroua B.P. 46 Tél. (+237) 75 35 53 91 ; 97 68 79 93 Email : [email protected]

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DEUX GRANDES FIGURES DE L’HISTOIRE DE L’ARTISANAT DU CUIR AU

NORD-CAMEROUN : LAWAN YOUGOUDA ET HALILOU

Par

WASSOUNI François

Assistant à l’Institut Supérieur du Sahel/Université de Maroua/Département des Beaux-Arts

et des Sciences du Patrimoine

Adresse : S/C du Pr KOLYANG DINA TAIWE Directeur de l’Institut Supérieur du Sahel/

Université de Maroua B.P. 46

Tél. (+237) 75 35 53 91 ; 97 68 79 93

Email : [email protected]

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Résumé Ce travail qui s’inscrit dans le cadre de l’étude des acteurs de l’histoire du Cameroun,

s’intéresse à deux acteurs de l’artisanat du cuir, une activité prospère dans la partie septentrionale du Cameroun. Partant de l’hypothèse selon laquelle les travaux relatifs aux acteurs de l’histoire réalisés jusque-là ont davantage porté sur les personnalités ayant joué un rôle dans la dynamique politique et religieuse, ce corpus s’intéresse plutôt aux acteurs par le « bas » qui méritent aussi qu’on leur consacre des recherches. S’inscrivent dans ce registre d’une part Halilou, artisan du cuir dont la célébrité a été reconnue au niveau international. En témoigne ses nombreuses distinctions obtenues pour ses participations remarquées à des foires et expositions hors du Cameroun. Il fut le premier collaborateur noir des Français dans la gestion du Centre artisanal de Maroua, l’un des grands édifices de négoce des produits artisanaux dans cette ville, créé en 1955 par les autorités coloniales françaises, avant de présider aux destinées de cette structure de 1960 à 1968, date à laquelle il mourut. D’autre part, lawan Yougouda, qui a passé l’essentiel de sa vie à exercer le tannage des peaux, a inscrit son nom en lettres d’or dans l’histoire de l’artisanat du cuir de Maroua. Entré dans le tannage des peaux dès la tendre enfance, il exerça cette activité pendant plusieurs décennies. Il finit par se voir confier la responsabilité de la tannerie traditionnelle de Maroua qu’il assura avec sagacité avant de mourir à plus de 100 ans d’âge en 2010. Son nom reste gravé dans la mémoire des artisans de Maroua, de par l’influence qu’il a exercée au sein de la tannerie de cette ville. A travers la biographie de ces deux artisans se lisent plusieurs pans de l’histoire de l’artisanat du cuir de Maroua et partant de l’histoire du Cameroun tout entier. Cette étude amorcée doit résoudre les historiens camerounais et d’ailleurs à investir la biographie des acteurs de l’histoire par le « bas » qui ont jusque-là bénéficié de peu d’attention. Pourtant, ils sont nombreux à travers le pays qui ont joué un rôle important aux niveaux local, régional, voire national. Quoiqu’il en soit, la biographie demeure un exercice académique dont l’apport à l’historiographie est incontestable.

Mots clés : acteurs de l’histoire, artisanat du cuir, Nord-Cameroun.

S’il est un reproche à faire aux études sur les acteurs de l’histoire au Cameroun, c’est

le fait qu’elles se soient davantage intéressées aux personnes qui ont joué un rôle sur le plan national, surtout sur la scène politique, religieuse ou militaire. Les résistants à la conquête coloniale, les leaders nationalistes1, les premiers hommes politiques du Cameroun2, les hautes autorités militaires3, les personnalités religieuses4, quelques femmes qualifiées de

1Engelbert Mveng, Histoire du Cameroun, T1 et T2, Yaoundé, CEPER, 1985 ; Jean Achille Mbembé, Ruben Um Nyobé, le problème national kamerounais, Paris, L’Harmattan, 1984 ; Jean Achille Mbembé, Um Nyobé. Ecrits sous maquis, Paris, L’Harmattan, 1989. 2Jacques Fame Ndongo, Paul Biya ou l’incarnation de la rigueur, Yaoundé, SOPECAM, 1983 ; Daniel Abwa, André-Marie Mbida, premier ministre camerounais (1917-1980). Autopsie d’une carrière politique, Paris, 1993 ; Philippe Gaillard, Ahmadou Ahidjo. Patriote et despote : bâtisseur de l'État camerounais (1922-1989), Éditions JA Livres, 1994 ; Charles Ateba Eyene, Charles Assalé m’avait dit. Hommage à un patriarche, Yaoundé, Africa Multi Média, 1999 ; Samuel Efoua Mbozo’o, Charles Assalé Mbiam, le parlementaire, 1952-1970, Yaoundé, Hérofote, 1999 ; Daniel Abwa, Sadou Daoudou parle…, Yaoundé, Presses de l’Université Catholique d’Afrique Centrale, 2001. 3Charles Ateba Eyene, Le Général Pierre Semengue. Toute une vie dans les armées, Yaoundé, CLE, 2002 ; Armand Tchoing Paga, « Le parcours militaire du Colonel Bouba Kaélé », Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 2001. 4Joseph-Marie Essomba, Pierre François Mebe, le missionnaire bâtisseur. Le cours temporel du théâtre de sa vie (1898-1980), Yaoundé, Editions Semences Africaines, 1989 ; Jean-Paul Messina, Jean-Zoa, prêtre, archevêque de Yaoundé. Figure charismatique et prophète de l’église catholique 1922-1998, Yaoundé, Presses

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« célèbres »5, sont ceux qui ont eu le privilège d’être étudiés dans le cadre des ouvrages, des mémoires et des thèses tant au niveau du Cameroun qu’à l’extérieur6. Si l’on s’intéresse à la partie septentrionale du Cameroun qui fait l’objet de cette réflexion, le département d’histoire de l’Université de Ngaoundéré créée en 1993, a décidé de publier les travaux de Maîtrise de la première promotion qui avaient tous porté sur des biographies sous la forme d’un ouvrage intitulé : « Les acteurs de l’histoire au Nord-Cameroun »7. Une lecture attentive et critique de ces travaux montre qu’ils ont été, pour la plupart, consacré aux hommes politiques (les lamibé Yaya Daïrou de Maroua, Ahmadou Bouhari de Mindif, Ardo Issa de Ngaoundéré, Ndoumbé Oumar, premier maire noir du Nord-Cameroun, Monseigneur Yves Plumey architecte de l’implantation de la mission catholique au Nord-Cameroun, Matedeuré gardienne des traditions moundang, Diko Yebe libératrice du peuple Péré, Abdul Baghi Mohammadou l’activiste upéciste du Nord-Cameroun)8. Par la suite, des sujets portant sur la biographie ont été conduits par les étudiants de cette université du Nord-Cameroun avant que ce champ ne soit délaissé. C’est une sorte d’histoire « par le haut » qui accorde une place marginale aux autres personnes qui méritent d’être connues, car ayant marqué à leur façon l’histoire de leurs villages, de leurs groupes ethniques, bref de leur environnement à un moment donné. Désignons-les par opposition à ce qui précède par acteurs « par le bas » qui ont existé à travers le Cameroun et qui mérite aussi d’être étudiés. Dans un article publié en 2002, l’historien camerounais Daniel Abwa plaidait pour l’urgence et la nécessité de l’écriture de l’histoire du Cameroun contemporain, histoire dont des pans entiers n’ont jusque-là pas encore été étudiés9. Au rang des pans de cette histoire, il convient de mentionner l’étude des acteurs qui ont joué un rôle important que ce soit dans l’histoire nationale, régionale ou locale. Ils sont nombreux à travers le Cameroun, ces individus disparus ou encore en vie, mais sur lesquels aucun travail de recherche n’a été fait, les cantonnant à une sorte d’ « anonymat historique ».

Ainsi, dans le cadre de cette réflexion, nous nous intéressons à deux personnes qui ont marqué l’histoire de l’artisanat du cuir, l’une des spécificités du Nord-Cameroun dont les produits alimentent le marché du tourisme. L’artisanat du cuir ou Kougal laral en foulfouldé étant entendu comme cette activité qui consiste, dans un premier temps à transformer la matière première qu’est la peau en un produit imputrescible appelé cuir, avec des méthodes et produits traditionnels, lequel cuir est à son tour, transformé manuellement en objets divers destinés aux usages multiples, avec des outils rudimentaires : confection des chaussures, sacs,

de l’Université Catholique d’Afrique Centrale, 2000 ; Gabriel Deussom Noubissié, « Monseigneur Yves Plumey : fondateur de l’église catholique au Nord-Cameroun (1946-1991), Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 1997. 5Tahafo Fonguieng, (dir.), Histoire des femmes célèbres du Cameroun, Yaoundé, Editions Cognito, 2008. 6Plusieurs noms peuvent être cités. Nous pensons à Ngosso Nding, Martin Paul Samba, Charles Atangana, Le Sultan Njoya, Rudolph Douala Manga Bell, Ruben Um Nyobé, Charles Assalé, Roland Moumié, André-Marie Mbida, Jean Fochivé, Monseigneur Jean-Zoa, Baba Simon, Monseigneur Yves-Plumey, Le Général Pierre Semengué, le Colonel Bouba Kaélé. L’on voudra pour d’amples détails sur ces personnalités lire 7Thierno Mouctar Bah, (éd.), Les acteurs de l’histoire au Nord-Cameroun aux XIXè et XXè siècles, Ngaoundéré-Anthropos, Revue des Sciences Sociales, Numéro Spécial 1, Yaoundé, Imprimerie Saint Paul, 1998. 8Ces travaux réunis et publiés dans l’ouvrage cité plus haut sous la direction de Thieno Mouctar Bah, sont ceux d’Abouraman Halirou, Sali Babani, Hamoua Dalaïlou, Sojip Michel et Bienvenu Denis Nizésété, Gabriel Deussom Noubissié, Pierre Fadibo, Hamadjoulé et Abdoul-Aziz Yaouba. 9Daniel Abwa, « Plaidoyer pour l’écriture de l’histoire contemporaine du Cameroun », Ngaoundéré-Anthropos, Revue des Sciences Sociales, Vol. VII, 2002, pp. 5-22.

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tapis, porte-clés, poufs, porte-monnaie, porte-documents. C’est un art, un savoir-faire dont les acteurs l’ont appris soit auprès de leurs parents, soit auprès des maîtres-artisans10.

Les acteurs à étudier dans ce travail sont d’une part Halilou, artisan du cuir dont la célébrité a été reconnue au niveau international. Il fut le premier collaborateur noir des français dans la gestion du Centre artisanal de Maroua, l’un des grands édifices de négoce des produits artisanaux au Cameroun, créé en 1955 par les autorités coloniales françaises avant de se voir confier la gestion de ce centre culturel de 1960 à 1968, date à laquelle il mourut. D’autre part, lawan Yougouda, tanneur de renom dans la ville de Maroua mérite d’être connu. Entré dans l’activité du tannage des peaux dès la tendre enfance, il exerça cette activité pendant près d’un siècle. Il finit par se voir confier la responsabilité de la tannerie traditionnelle de Maroua qu’il assura avec sagacité avant de mourir à plus de 100 ans d’âge en 2010. Son nom reste gravé dans la mémoire des artisans de Maroua. Ces quelques éléments de la vie de ces deux hommes montrent qu’ils sont des acteurs assez particuliers dans l’histoire de ce savoir-faire local et méritent bien d’être étudiés. Il est intéressant de savoir qui sont-ils ? Comment sont-ils entrés dans l’activité du cuir au point d’en devenir des figures de proue ? Ce sont là quelques interrogations qui constituent le fil conducteur de ce papier qui se veut une contribution à l’écriture de l’histoire du Cameroun à travers ses acteurs, surtout ceux qui n’ont jusque-là pas bénéficié d’une attention particulière, à savoir les acteurs par le « bas ». Eux qui ont aussi œuvré à leur manière à la protection et à la valorisation du patrimoine culturel du Cameroun. L’intention de cette analyse est de mettre en exergue quelques séquences de la vie de ces deux acteurs, notamment celles relatives à leur implication et contribution au développement de l’artisanat du cuir.

La conduite d’une telle recherche s’est faite sur la base des sources écrites11, orales surtout et iconographiques. Outre la lecture des travaux sur l’artisanat du cuir de l’Extrême-Nord, le travail s’appuie en grande partie sur l’exploitation des entretiens oraux conduits avec l’un des acteurs étudiés et diverses personnes ayant des connaissances sur l’artisanat du cuir de l’Extrême-Nord. Les enquêtes ainsi menées ont permis de collecter des informations intéressantes, d’entrer en possession de certains documents écrits et de réaliser des données iconographiques sur les acteurs de l’histoire au centre de cette recherche. La compilation des données, leur confrontation et analyse critique ont permis de réaliser ce corpus subdivisé en quatre parties. La première partie donne un aperçu historique sur l’artisanat du cuir au Nord-Cameroun ; la deuxième présente lawan Yougouda, une grande figure du tannage à Maroua, tandis que la troisième étude Halilou comme un célèbre maroquinier de Maroua ; la quatrième et dernière articulation est relative aux leçons à tirer de l’étude de ces deux acteurs de l’histoire et les perspectives qui en ressortent.

I- Aperçu historique sur l’artisanat du cuir au Nord du Cameroun Tenter de reconstituer l’histoire de l’artisanat du cuir au Nord-Cameroun amène

forcément à parler des autres filières, dans la mesure où leur mise en place et leur évolution vont de pair. Mais avant de s’intéresser à l’histoire de cette activité locale, il serait intéressant de donner une vue globale du secteur artisanal au Cameroun en général.

10François Wassouni, « L’artisanat du cuir dans l’Extrême-Nord du Cameroun du XIXè siècle à 2007 », Thèse de Doctorat/Ph.D en Histoire, (en attente de soutenance) Université de Ngaoundéré, p. 16. 11Outre les travaux portant sur l’histoire du Cameroun, du Nord-Cameroun, nous nous sommes intéressé à d’autres ouvrages traitant de la biographie. Ce sont entre autres Maurois, Aspects de la biographie, Paris, 1930 ; Martine Burgos, « Sujet historique : le problème de l’histoire de vie », Informations sur les Sciences Sociales, XVIII-1, 1979, pp. 27-44 ; Dosse François, Le pari biographique : écrire une vie [Broché], Editions La Découverte, 2004 ; Antoine Coppolani et Frédéric Rousseau, (dir.), La biographie en histoire. Jeux et enjeux d’écriture, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2007. Nous n’oublions pas la collection « Les Grandes Figures de l’Histoire Africaine » d’Ibrahima Baba Kaké.

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Un aperçu sur le secteur artisanal au Cameroun amène à subdiviser ce pays d’Afrique centrale en fonction des spécificités de chacune de ses régions. Tandis que la région de Foumban est reconnue pour l’artisanat du bronze et du cuivre à partir desquels sont confectionnés de magnifiques objets, Bamenda et Bafoussam sont spécialisées dans la sculpture en bois, la fabrication des objets en fibres végétales et en bambou raphia. Dans la partie septentrionale, l’on retrouve le tissage traditionnel, la forge, la vannerie et surtout l’artisanat du cuir dont la ville de Maroua a acquis une réputation en la matière12.

S’il faut dire quelque chose sur l’histoire de l’artisanat du cuir tout particulièrement, l’on est contraint de faire une incursion dans l’histoire du Nord-Cameroun. En effet, le savoir-faire dans le domaine du cuir remonte à des périodes reculées. Bien avant le XIXè siècle, nombre de peuples de cette région maîtrisaient les techniques d’élaboration du cuir, matériau avec lequel ils confectionnaient des objets destinés aux usages vestimentaires, esthétiques, militaires et sécuritaires. Cache-sexe, porte-bébés, soufflets, instruments de musique traditionnelle comme les tams-tams, fourreaux, étaient quelques-uns des objets fabriqués. Cette activité très importante dans les sociétés de l’époque ne connaissait cependant pas une grande ampleur. Il s’agissait d’un artisanat à but utilitaire et les spécialistes en la matière n’étaient pas nombreux13. Il faut attendre le XIXè siècle pour voir le secteur du cuir prendre de l’envergure avec des acteurs nouveaux.

Le développement des filières artisanales au Nord-Cameroun en général trouve son origine dans le contexte du Jihad peul du XIXè siècle au cours duquel les Peuls, antérieurement simples pasteurs recherchant des pâturages pour leurs troupeaux, jouèrent un rôle de premier plan. Ce qui leur permit d’imposer leur hégémonie sur l’ensemble de la région.

Originaires de l’ancien empire du Mali (XIIIè-XVè siècles), les pasteurs peuls entamèrent dès le XIVè siècle de migrations qui les amènent au Bornou où ils séjournèrent pendant des siècles auprès des Kanouri. Autour du XVIIè et XVIIIè siècle, quelques factions engagèrent à nouveau des déplacements en direction cette fois du Fombina. Progressivement, ils s’y implantèrent avec leurs troupeaux à proximité des populations qu’ils trouvèrent sur place et à qui ils payaient tribut. Les relations entre ces nouveaux venus et les groupes trouvés sur place étaient pacifiques jusqu’au tout début du XIXè siècle au cours duquel commença la grande guerre sainte contre les infidèles, le Jihad. Lancé à partir de Sokoto en 1804 par Ousman Dan Fodio, ce mouvement religieux rallia très rapidement les Peuls qui prirent les armes contre les populations qu’ils avaient trouvées sur place et à qui ils devaient tribut. Le prétexte était la propagation de la foi islamique. Ils conquirent dès lors de vastes territoires dans ce qui deviendra le Nord-Cameroun, se transformant ainsi en des véritables maîtres des lieux au détriment de ceux à qui ils étaient soumis par le passé. Une nouvelle organisation de la société vit le jour avec la création des entités dénommées lamidats à la tête desquels trônaient les lamido. Au rang de ces entités nouvelles et qui existent jusqu’à présent, figurent les lamidats de Garoua, Maroua, Ngaoundéré, Rey-Bouba, Bogo, Mindif, pour ne citer qu’elles.

La création des lamidats donne naissance à des échanges commerciaux entre ces entités et d’autres zones comme le Borno, d’où l’attraction des populations telles que les Kanouri et les Haoussa. Des factions importantes de ces deux groupes s’implantèrent et 12OCPE, Les Atouts Economiques du Cameroun, guide bilingue des potentialités économiques du Cameroun, Yaoundé, 2001, p. 243. 13Outre les données orales que nous avons recueillies auprès des membres de certains groupes du Nord-Cameroun, nombreux sont les travaux de recherche qui permettent d’avoir une idée des usages multiples du cuir dans les sociétés anciennes du Nord-Cameroun. Ce sont entre autres Guy Pontié, Les Guiziga du Cameroun septentrional, Paris, ORSTOM, 1973 ; Jeanne-Françoise Vincent, Princes montagnards du Nord-Cameroun, T1&2, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Gauthier, Archéologie en pays fali : étude de synthèse sur l’environnement, Paris, CNRS, 1979.

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développèrent les filières artisanales comme la forge, la peausserie, le tissage au Nord-Cameroun14. Ces activités qui avaient une grande importance dans la société de l’époque, avec la fabrication des arsenaux de guerre, les équipements des chevaux, les vêtements pour l’aristocratie peule, les couvertures de Coran, les tapis de prières, prirent de l’envergure. C’est surtout dans la région de Maroua où les activités artisanales en général et le secteur du cuir en particulier, connurent une réelle impulsion due à plusieurs facteurs. Elle devient la « Capitale du cuir » au Cameroun, dénomination que certains aiment lui attribuer15. En effet, passée la période du XIXè siècle, l’artisanat de Maroua fut influencé par la colonisation française, le tourisme et depuis quelques années par les organisations non gouvernementales (ONG).

Des années 1930 à 1955, les autorités coloniales françaises s’étant rendu compte de l’importance de l’artisanat de Maroua, s’investirent dans l’organisation des différentes filières avec la désignation à leurs têtes des chefs appelés lawans. Ces derniers servaient de courroie de transmission entre ces filières (tissage, tannerie, cordonnerie, maroquinerie, forge), le lamidat et l’administration coloniale. Des initiatives telles l’instruction des nouveaux modèles d’objets, l’organisation des filières, l’encouragement des artisans se développèrent. Les portefeuilles, les porte-documents, les chaussures style européen, les poufs, poupées en cuir, sont les produits qui remplacèrent ceux d’antan. Dans le contexte d’encadrement de la commercialisation, des sociétés coopératives coloniales furent impliquées, notamment la Société Indigène de Prévoyance (SIP) qui ouvrit une section de vente d’objets artisanaux. L’augmentation du volume de la production des objets d’art conduit les administrateurs de l’époque à mettre en place en 1955 le Centre Artisanal, grande maison d’exposition et de vente d’objets artisanaux de la région16.

Passée la période coloniale, c’est l’ouverture de la région du Nord-Cameroun au tourisme international dans les années 1960-1970 qui boosta le secteur de l’artisanat. À partir de ce moment, des touristes en provenance des pays occidentaux affluent dans la région dans le but de découvrir ses merveilles que sont les parcs nationaux, les paysages, les traditions des peuples, les éléments du relief. Ils profitent de leurs séjours pour admirer la splendeur des savoir-faire locaux à l’instar de l’artisanat dont les produits alimentent le marché des souvenirs. Les produits en cuir de la région de Maroua y occupent une place de choix. D’un artisanat orienté vers la satisfaction des besoins des autorités coloniales françaises, l’on est passé à un artisanat orienté vers le tourisme. Les produits sont fabriqués selon leur goût, détournant ainsi cet art local de sa vocation originelle, à savoir la confection des produits d’utilité pour les populations17.

14Des auteurs comme Jacques Giri, Histoire économique du Sahel, Paris, Karthala, 1994, montre que ces deux peuples ont une vieille tradition dans le négoce et l’artisanat. Depuis le XIVè siècle par exemple, les Kanouri par exemple étaient considérés comme les artisans les plus habiles du Soudan occidental. 15Ces données relatives à l’histoire des Peuls et de la mise en place des lamidats du Nord-Cameroun sont contenues dans les nombreux travaux d’Eldridge Mohammadou à propos. L’on voudra lire entre autres documents de cet historien L’histoire des Peuls Férôbé du Diamaré : Maroua et Pétté, Tokyo, ILCAA, 1976 ; Histoire de Garoua, cité Peule du XIXè siècle, ONAREST, ISH, 1977 ; Ray ou Rey-Bouba, Paris, CNRS, 1979 ; « Islam et urbanisation dans le Soudan Central au XIXè siècle. La cité de Maroua (Nord-Cameroun), The Proceedings of International Conference on Urbanism in Islam (ICUIT), Tokyo, 22-28 octobre 1989, pp. 117-154 ; « L’empreinte du Borno sur les Foulbé de l’Adamawa et leur langue », Ngaoundéré-Anthropos, Revue des Sciences Sociales, Vol. 1, Yaoundé, Imprimerie Saint Paul, 1996, pp. 71-90. 16L’on voudra bien lire à ce sujet les travaux de Christian Seignobos et Olivier Iyébi-Mandjek, Atlas de la province de l’Extrême-Nord, Paris, IRD, 2000, p. 160 et l’article de François Wassouni, « Les autorités coloniales françaises et l’économie artisanale à Maroua (Nord-Cameroun). Bilan historiographique », Documents pour l’Histoire des Techniques, Revue du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) de Paris en France, nº 17, juin 2009, pp.149-162. 17Lire Paba Salé Mahamat, « Maroua : aspects de la croissance d’une ville du Nord-Cameroun » (Des années 50 à nos jours), Thèse de Doctorat de 3è cycle, Université de Bordeaux III, 1980.

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A partir des années 1990, des ONG s’investirent dans la promotion des filières artisanales à Maroua. Le secteur du cuir y occupe une place de choix. La Cellule d’Appui à la formation (CAFOR), la Cellule d’Appui à la Petite Entreprise Artisanale (CAPEA), Actions pour la Solidarité Internationale-Association de Développement de l’Artisanat (ASI-ADA), commencèrent à encadrer les artisans en leur apportant des petits financements et à les former à de nouvelles techniques de travail. Les produits dérivés de ces appuis qui sont de qualité excellente, sont exportés pour être vendus à une clientèle localisée dans les pays occidentaux tels que la France, l’Allemagne, les Etats-Unis pour ne citer que ceux-là. Des organismes tels que la Coopération et Soutien aux Artisans et Micro-Entreprises du Sud (COSAME) sont mis à contribution dans l’appui technique aux artisans avec la venue des experts formateurs des artisans dans le cadre des missions de compagnonnage artisanal. Aussi convient-il de mentionner qu’en 2007, la ville de Maroua a bénéficié de la mise en place d’un Complexe Artisanal, important lieu de vente d’objets artisanaux, fruit de la coopération entre les ONG encadrant les artisans, le Projet de Réduction de la Pauvreté et Actions en Faveur des Femmes de l’Extrême-Nord (PREPAFEN) et la Banque Africaine de Développement (BAD). Entre-temps, les artisans participent aux foires et expositions internationales à l’instar du Salon International de Ouagadougou (SIAO) et du Salon International de l’Artisanat du Cameroun (SIARC), échéances qui leur permettent de faire connaître leur talent à travers les produits fabriqués18.

Voici ainsi présentée, de façon rapide, l’histoire du secteur artisanal avec un accent sur la ville de Maroua. Il se dégage le constat selon lequel ce secteur a une riche histoire. Du XIXè siècle au XXIè siècle en cours, il a connu d’importantes mutations dues à tous ces facteurs évoqués plus haut. En dehors desdits facteurs, il existe des personnalités qui ont marqué de façon particulière l’histoire de ce secteur d’activité locale. En ce qui concerne l’artisanat du cuir, les investigations que nous menons depuis des années ont permis de retenir quelques noms aussi bien au niveau de la tannerie, de la maroquinerie, de la cordonnerie que de la filière de vente d’objets en cuir. Il est judicieux de consacrer un travail sur la vie de ces acteurs de l’histoire, notamment lawan Yougouda dans la filière du tannage et Halilou dans la maroquinerie et la vente d’objets artisanaux. Ces histoires de vie permettront sans doute de comprendre plusieurs séquences de l’histoire de l’artisanat du cuir du Nord-Cameroun, d’où leur utilité sur le plan historiographique.

II- Lawan Yougouda, une grande figure du tannage à Maroua

S’il est un artisan atypique dans le tannage dans la province de l’Extrême-Nord en général et de la ville de Maroua en particulier, c’est bien lawan Yougouda. Sa particularité vient non pas seulement de la responsabilité qu’il a assurée au sein de la corporation des tanneurs dont il est le chef, mais aussi et surtout du nombre d’années qu’il a passé dans cette activité.

Il est difficile de donner avec exactitude la date de naissance de cet homme. Si l’on s’en tient aux informations recueillies auprès des artisans de Maroua, lawan Yougouda serait né autour des années 1910. De père kotoko et de mère kanouri, Yougouda vit à Maroua depuis son jeune âge. Il s’intéresse très tôt à l’activité du cuir et c’est ainsi qu’il se mit au service de ses oncles maternels, maîtres tanneurs kanouri. Il exerça comme apprenti auprès d’eux pendant près d’une dizaine d’années avant de maîtriser tous les rouages de la transformation des peaux en cuirs. En ce moment, la transmission du savoir se faisait étape par étape. Il fallait apprendre la trempe des peaux, le pilage des intrants, leur dosage dans les bassins de tannage, l’écharnage, la teinture entre autres. Le passage d’une étape à une autre se 18Synthèse des données extraites de la thèse de Doctorat/Ph.D d’Histoire de François Wassouni en instance de soutenance.

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faisait par des séances d’évaluation par les formateurs qui s’assuraient que l’apprenant a véritablement maîtrisé la précédente. La formation était donc une véritable école qui durait des années. C’est au terme d’une rigoureuse formation que cet homme devint tanneur19. Il fut témoin des grandes mutations intervenues dans le tannage à Maroua, à savoir l’exercice du travail dans les domiciles, la période où les autorités coloniales françaises commencèrent à s’intéresser aux filières du cuir qui se situe autour des années 1930, la création de la tannerie à Patchiguinari et son transfert à Madjema. En effet, étant donné que l’activité du tannage dégage des odeurs et dans un contexte où la ville de Maroua s’agrandissait, il a été jugé nécessaire de faire déplacer la pratique de cet art des domiciles vers un lieu à l’écart des habitations, dans un quartier appelé Patchiguinari devenu aujourd’hui Hardé. La tannerie connut un autre changement de site dans les années 1980 pour être localisée là où elle se trouve actuellement. Seignobos Christian et Iyébi-Mandjek Olivier donnent d’amples informations à ce sujet lorsqu’ils écrivent à propos ce qui suit :

Au fur et à mesure que la ville s’agrandit, certaines activités deviennent indésirables et sont rejetées à la périphérie. Dans le passé, ce furent les ateliers de foulon, plus récemment ce fut l’abattoir et les mégisseries. Vers 1963-64, l’abattoir quitte l’actuel marché aux légumes (lumo hako) pour Kossel Bei. Les tanneries après être passées successivement par différents quartiers se stabilisent à Patchiguinari en 1962. Elles seront enfin déplacées hors de la ville au bord du mayo Dada Mamma sur la route de Mindif en 198120.

A Patchiguinari, Yougouda était l’un des maîtres tanneurs qui avait sous sa responsabilité de nombreux jeunes qu’il formait pendant des décennies. Ce fut la même chose lorsque la tannerie fut transférée à Madjema. Il lui est difficile de donner avec exactitude le nombre de tanneurs qu’il a formés. Des dizaines de Mofu, Moundang, Toupouri, Haoussa, Kanouri, Kotoko, Peuls ont été formés par ce monument du tannage avant de devenir autonome à leur tour. Compte tenu de son expérience dans cette filière du cuir, le lamido de Maroua a décidé de lui confier en 1985 la responsabilité de la tannerie, devenant alors lawan de Madjema ou de la corporation des tanneurs de Maroua. Depuis lors, il exerce avec dévouement sa fonction même si, depuis quelques années, il a pris de l’âge et marche avec peine. Cela ne l’empêche cependant pas d’être chaque jour présent à la tannerie où un espace lui a été aménagé sous forme d’une véritable cour royale. Ayant de la peine à travailler lui-même les peaux, il confie quelques-unes qu’il ramène aux autres tanneurs qui n’hésitent pas de l’aider. Ce centenaire ne peut passer une journée hors de la tannerie où il est souvent le tout premier à arriver. Il commence aussitôt à mettre la propreté dans cet environnement où les déchets sont légion Au marché de vente des cuirs de Maroua, les tanneurs venus de partout viennent saluer avec respect lawan Yougouda qui s’y rend de temps à autre. Le lawan a une aura au niveau du lamidat où il se rend au moins une fois toutes les deux semaines pour faire allégeance au maître des lieux, à savoir le lamido. Ce dernier lui a déjà porté plusieurs habits de valeur lors de certaines manifestations, signe de l’estime qu’il a pour lui21. Les autorités administratives et celles en charge de la culture et du tourisme le connaissent comme le responsable de la filière puisque c’est à lui que sont adressées toutes les correspondances

19Yougouda, doyen d’âge et lawan de la tannerie de Madjema-Maroua, Kotoko, entretien du 21 avril 2007 à Maroua. 20Christian Seignobos et Olivier Iyébi-Mandjek, 2000, p. 160. 21Dans la société musulmane, le port de l’habit à quelqu’un est un symbole important. Ce sont surtout les personnes de grande envergure comme les lamibé qui en font souvent à l’occasion des fêtes ou des circonstances particulières à certains de leurs sujets. Cela se fait généralement au cours d’une cérémonie qui rassemble de nombreuses personnes parmi lesquelles des griots.

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destinées à la corporation des tanneurs. Il assiste ainsi à de nombreuses réunions organisées par lesdites autorités auxquelles on le convie22. Lawan Yougouda est un homme plein de souvenirs de l’artisanat du cuir à Maroua dont il reste l’un de ceux qui sont en mesure de raconter l’histoire. Il cite avec nostalgie les noms d’au moins cent tanneurs disparus avec qui il a travaillé et qui ont marqué l’histoire de la corporation. Ce tanneur raconte avec passion la période qu’il considère comme celle de gloire de l’artisanat du cuir où la tannerie située au quartier Patchiguinari grouillait chaque jour de monde. De nouvelles entrées de jeunes et adultes désireux d’apprendre ce savoir-faire s’enregistraient chaque jour. A la question de savoir l’impact du tannage sur sa vie, lawan Yougouda répond en ces termes :

Le tannage a été et demeure au centre de ma vie. Je l’exerce depuis mon très jeune âge et me voici à présent vieux, mais sans pour autant l’avoir abandonné. Depuis toujours je n’ai exercé que cette activité. Mon pain et celui de ma famille, ma modeste concession, bref tous mes besoins se sont résolus grâce au tannage. J’ai grandi dans le tannage et je mourais dedans. Le tannage a été et reste l’épicentre de ma vie23. Cette longue implication de lawan Yougouda dans le tannage amène à se poser des

questions quant aux dividendes que cette activité lui aura générés. On peut s’imaginer que cela lui aurait permis de se constituer une certaine fortune susceptible de mener une vie aisée. A la question de savoir s’il était riche, le doyen d’âge de la tannerie de Maroua répond en ces termes :

Ma richesse est incontestablement ce nombre impressionnant de tanneurs que j’ai formés. Je suis heureux d’avoir contribué à apprendre ce métier à ces hommes que vous voyez à la tannerie. Il est difficile de donner avec exactitude leur nombre, eux qui constituent la postérité. Y a-t-il meilleure richesse que cela24 ?

Pour les tanneurs, lawan Yougouda est un véritable père. Au-delà de l’ambiance

cordiale qu’il a toujours su entretenir à la tannerie, il n’hésite pas à prodiguer des conseils utiles à ses jeunes collaborateurs. Certains l’appellent affectueusement Baba (qui veut dire père en fulfuldé au lieu de lawan25. « Il est l’âme de la tannerie », confie Dalil Garga, un autre acteur de renom du tannage à Maroua26. De temps en temps, les tanneurs en guise de reconnaissance, volent à son secours avec un peu d’argent puisqu’il n’a plus la force de travailler. C’est un chef qui aime blaguer avec ses tanneurs et cela se remarque lorsqu’on passe quelques heures à la tannerie, si l’on s’n tient aux observations que nous avions faites pendant plus de deux mois au sein de cette tannerie en 2002.

En somme, lawan Yougouda est, selon Mahamat Chérif, « en quelque sorte une légende vivante de l’artisanat du cuir de l’Extrême-Nord »27. Pendant plus d’un demi-siècle, cet homme exerça le tannage qui lui a donné une renommée et une respectabilité non pas seulement à la tannerie, mais dans tout le secteur du cuir. Outre le titre de lawan à lui confié par le lamido de Maroua, les autorités administratives et les touristes qui ont visité au moins une fois la tannerie ne sauraient l’ignorer. Bien d’expatriés qui passent à la tannerie font des 22Au cours de l’entretien que nous avons eu avec lui, il a sorti de sa poche plusieurs courriers à lui adressés en provenance des services du gouverneur, des délégations provinciales de la culture, du tourisme et de la communauté urbaine de Maroua. 23Yougouda, doyen d’âge et lawan de la tannerie de Madjema-Maroua, Kotoko, entretien du 21 avril 2007 à Maroua. 24Idem. 25Entretien du 21 avril 2007 avec un groupe de tanneurs à Maroua. 26Dalil Garga, tanneur et Président de la COOPARMAR, Guiziga, entretien du 21 avril 2007 à Maroua. 27Mahamat Chérif, responsable du Centre Artisanal de Maroua, président de l’AJAPM, membre de la CCIMA et artisan vendeur, entretien du 22 avril 2007 à Maroua.

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photos avec lui en guise de souvenir et c’est ainsi que ses images font le tour du monde28. Il s’avérait indispensable de consacrer un travail de recherche sur la vie de ce tanneur afin que ses connaissances dans le domaine du cuir ne soient jetées dans la poubelle de l’histoire. Mais de passage à Maroua en fin d’année 2009, nous avons appris le décès de cette figure remarquable de la tannerie de Maroua, survenu le 26 octobre 2009. Une légende de l’artisanat du cuir de Maroua s’en est ainsi allée et des semaines durant, la tannerie de Madjema resta fermée, une façon de rendre hommage à celui qui aura passé une bonne partie de sa vie à travailler dans cet environnement. La photo suivante, réalisée en 2002 et où l’on aperçoit ce tanneur, constitue à cet effet une importante source digne d’être conservée.

Photo 1 : Lawan Yougouda, doyen d’âge et responsable de la tannerie de Madjema.

Assis sous un arbre en compagnie d’un tanneur dénommé Mounkiné où il passe la majeure partie de sa journée, les signes de son âge avancé transparaissaient déjà sur cette photo.

© François Wassouni, Maroua, juin 2002.

III- Halilou, un célèbre maroquinier de Maroua Halilou encore appelé Ousmamou, Bah Ousmanou ou encore Bah Halilou est un

originaire de Maroua. C’est un Guiziga qui se convertit très tôt à l’Islam. Il est aussi un ami d’enfance du feu lamido Yaya Daïrou (1943-1958)29. Il s’intéressa dès sa jeunesse à l’artisanat du cuir avec la confection des sacs, porte-monnaie, portefeuilles entre autres. Nous étions à une époque où l’artisanat de Maroua s’était plus orienté vers une clientèle européenne. Les prouesses de Halilou dans cet art lui permirent d’entrer en contact avec des Blancs qui sollicitaient les objets artisanaux. C’est dans ces multiples contacts qu’il lia des relations qui l’amenèrent à abandonner son métier d’artisan. Il quitta Maroua en compagnie des Blancs pour travailler à Bongor au Tchad dans une station d’essence. Dès lors commencèrent des pérégrinations au cours desquelles il apprit à s’exprimer en français sans jamais avoir été à l’école. Il sillonna de nombreux pays d’Afrique Centrale tels le Gabon, la République Centrafricaine, le Tchad, le Congo avec ses employeurs blancs30.

28Entretien du 21 avril 2007 avec un groupe de tanneurs à Madjema-Maroua. 29Abdouraman Halirou, « Yaya Daïrou, lamido de Maroua (1943-1958) », Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 1997. 30Boukar Godjé, agent d’entretien retraité de la SOCOOPED et ex. agent d’entretien du Centre Artisanal de Maroua, Mandara, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua.

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C’est avec l’avènement du Centre artisanal qu’il fut rappelé à Maroua par le lamido Yaya Daïrou. Auparavant, ce dernier avait réuni la population de son lamidat en une assemblée extraordinaire relative à la gestion du Centre. Il fallait trouver une personne de Maroua qui s’exprimait un peu en français pour servir d’interprète auprès de la gérante européenne. En effet, il convient de relever que jusqu’en 1960, la gestion de ce centre était l’affaire des épouses des chefs de région en service à Maroua. On proposa de faire appel à Halilou qui se trouvait à Bongor. Le lamido le fit aussitôt et c’est ainsi que Halilou revint à Maroua. Il fut investi de ses fonctions d’interprète du Centre artisanal de 1955 à 1960. Outre cette tâche, il renoua avec son talent d’antan en artisanat. En dehors de ses heures de travail, il consacrait son temps à la maroquinerie, confectionnant des objets en cuir tels les tapis, les mallettes pour ne citer que ces produits-là. C’est à lui qu’on reconnaît l’initiative de la fabrication des tapis en cuir à Maroua31.

Agent de la Société Africaine de Prévoyance (SAP) en service au Centre artisanal, alors section de ladite société, Halilou habitait le quartier Bongoré à proximité du lamido avec qui il entretenait de bonnes relations32. Cela se comprend quand on sait qu’à l’époque coloniale les interprètes étaient, rappelons-le, des personnalités importantes tant pour l’administration que pour le pouvoir et la population locale33. Amadou Hampaté Bâ éclaire dans son livre sur la place des interprètes en cette période à travers son ouvrage34. A propos de leur rôle, Mohammadou Bachirou écrit ce qui suit :

Bouche et oreille du colonisateur et du colonisé, les interprètes sont des intermédiaires entre l’administration coloniale et les Chefs traditionnels, entre ceux-ci et les populations. Ils passent toutes leurs journées en leur compagnie soit au bureau soit dans les tournées35.

L’interprète du Centre artisanal entretenait des relations avec la plupart des Européens en service dans la Région de Maroua. Souvent, il les invitait chez lui pendant les week-ends. Il en était de même avec les autorités politiques originaires de la partie septentrionale du pays au rang desquelles le premier président de la république du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, Mohammadou Lamine, originaire de Maroua qui occupa plusieurs fonctions ministérielles dont le portefeuille du Commerce, le Gouverneur Ousmane Mey, le Préfet Haman Saïd36. Il est rapporté que le président de la République du Cameroun de cette époque, Ahmadou Ahidjo, manifestait un intérêt particulier pour les tapis en cuir fabriqués à Maroua et passait des commandes auprès de Halilou37.

31Boukar Godjé, agent d’entretien retraité de la SOCOOPED et ex. agent d’entretien du Centre Artisanal de Maroua, Mandara ; Hamadou Halilou, secrétaire à la SOCOOPED et fils de Halilou, Guiziga, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua. Pour de nombreux vendeurs et artisans interviewés à Maroua, Halilou est le père » de l’artisanat, de la maroquinerie moderne à Maroua. 32Boukar Godjé, agent d’entretien retraité de la SOCOOPED et ex. agent d’entretien du Centre Artisanal de Maroua, Mandara ; Hamadou Halilou, secrétaire à la SOCOOPED et fils de Halilou, Guiziga, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua. 33Sur cet aspect lire le mémoire de Mohammadou Bachirou, « Les interprètes sous la période coloniale française dans la région du Nord-Cameroun (1915-1960) », Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 1997, p. 23. 34Lire Amadou Hampaté Bâ, L’étrange destin de Wangrin, Paris, UEG, 1976. 35Mohammadou Bachirou, 1997, p. 23. 36Ousmane Mey et Haman Saïd sont deux illustres figures du commandement territorial au Cameroun. Le premier passa des décennies au poste de Gouverneur de la province du Nord qui avait pour chef-lieu Garoua. Comparable à un Etat, elle regroupait les régions de Maroua et Ngaoundéré aujourd’hui chefs-lieux des régions de l’Extrême-Nord et de l’Adamaoua. Haman Saïd quant à lui fut Préfet pendant des décennies, puis Gouverneur de Province avant de prendre sa retraite pour mourir quelques années plus tard. 37Boukar Godjé, agent d’entretien retraité de la SOCOOPED et ex. agent d’entretien du Centre Artisanal de Maroua, Mandara, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua. Hamadou Halilou affirme que lorsqu’il était tout jeune, il a vu à plusieurs occasions son père en compagnie de ces personnalités.

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Le retrait des Français de la gestion de cette structure fut effectif dès 1960. En effet, la responsabilité du Centre qui était jusque là dévolue aux épouses des Chefs des Régions prit fin. Halilou qui était jusque-là interprète remplaça Madame Manat, dernière européenne à avoir géré le Centre Artisanal. Il fut assisté de deux agents d’entretien, Boukar Godjé et Haman. Le préfet du Diamaré était le Président de Conseil d’Administration de la Société Mutuelle de Développement Rural (SOMUDER), puis de la Société Coopérative d’Epargne et de Développement (SOCOOPED)38. Halilou présida aux destinées du Centre artisanal de 1960 à 1968.

Photo 2- Une vue de profil du Centre Artisanal de Maroua créé par les Français en 1955 et auquel Halilou fut associé au fonctionnement comme interprète. Ce centre culturel constitue l’un des vestiges encore solides de la colonisation française à Maroua.

© François Wassouni, janvier 2004.

Il participa à de nombreuses foires et expositions nationales et internationales en

France, en Allemagne et en Belgique entre autres39. En 1962 par exemple, il fut membre de la délégation camerounaise à la Foire Internationale de l’Artisanat à Munich où il emmena trois colis d’objets artisanaux à exposer40. Son dynamisme et son talent lui valurent de nombreuses distinctions honorifiques tant de la part des administrations coloniale française que camerounaise. Le 13 mars 1947, le Haut Commissaire de la République Française au Cameroun lui adressait une correspondance l’informant de son élévation au grade de Chevalier dans l’Ordre du mérite Artisanal par décret du 23 février 1957. Une autre correspondance du gouvernement camerounais rédigée par le Préfet du Diamaré (correspondance N° 479/L/DDI en date du 28 septembre 1963) notifiait à Halilou sa nomination à la distinction de l’Ordre du Mérite Camerounais de 2è classe. La cérémonie de 38Ces deux sociétés coopératives qui ont respectivement assuré la tutelle du Centre Artisanal avaient remplacé les sociétés coopératives coloniales telles que la SIP et la SAP. 39Boukar Godjé, agent d’entretien retraité de la SOCOOPED et ex. agent d’entretien du Centre Artisanal de Maroua, Mandara ; Hamadou Halilou, secrétaire à la SOCOOPED et fils de Halilou, Guiziga, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua. Confrère la distinction d’Ordre du Mérite Artisanal qui figure dans ce corpus. 40Voir la correspondance N° 318/DDE du 09 avril 1962 du Directeur des relations économiques extérieures de l’époque, Augustin Frédéric Kodock adressée à Halilou, lui notifiant qu’il est membre de cette délégation.

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remise de cette décoration devait avoir lieu le 1er octobre 1963 à l’occasion de la célébration du deuxième anniversaire de la fête de la Réunification du Cameroun41.

-Distinction décernée à Halilou par la République Française pour sa contribution dans le domaine de la maroquinerie.

© Archives Privées de Hamadou Halilou.

Halilou mourut le 15 août 1968 des suites d’une courte maladie. Une période sombre s’inaugura avec la fermeture du Centre artisanal pendant près de deux ans. Le Ministre Mohammadou Lamine demanda que son fils Hamadou soit recruté à la SAP et ce dernier fut engagé le 15 octobre 1968.42 Depuis lors, il exerce en qualité de secrétaire à la SOCOOPED. Il fallait maintenant trouver un successeur capable de gérer le Centre artisanal. Le gouverneur Ousmane Mey se chargea lui-même de cette transition. Dans cette perspective, il tint plusieurs réunions avec les autorités administratives et traditionnelles de Maroua. Finalement, c’est El Hadj Bouba, un Peul originaire de Maroua qui fut choisi. Il présida aux destinées du Centre artisanal pendant près de dix ans et mourut dans les années 1980. C’est sous sa direction que le Centre passa successivement sous la tutelle de la SOMUDER et de la SOCOOPED. Après sa mort, cette structure fut une fois de plus fermée pendant toute une année43.

41Ces différentes correspondances adressées à Halilou ont été retrouvées dans ses archives privées conservées par son fils Hamadou en service à la SOCOOPED de Maroua. 42Hamadou Halilou, secrétaire à la SOCOOPED et fils de Halilou, Guiziga, entretien du 28 janvier 2004 à la SOCOOPED de Maroua. 43Idem. C’est ce que rapporte aussi le responsable actuel du Centre artisanal Mahamat Chérif lors de l’entretien du 24 janvier 2004. Il est à noter que nous avons eu très peu d’informations sur la période d’après Halilou. Tout se passe comme si les artisans ne le connaissent pas assez.

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Au total, Halilou fut un homme qui aura marqué l’histoire de l’artisanat de Maroua. Son métier d’interprète lui permit d’avoir une ascension sociale fulgurante devenant ainsi l’une des élites de Maroua de l’époque. Ce fut un homme qu’il convient de qualifier de multiple de par ses compétences artisanales et linguistiques. Curieusement, une liste des interprètes de la Région de Diamaré réalisée par Mohammadou Bachirou ne fait pas mention de Halilou.44 Pourtant, nos enquêtes de terrain nous ont densément édifiées sur cet homme dont l’œuvre semble restée inoubliable dans la mémoire collective à Maroua. Il a, au même titre que Malam Idi qui développa l’activité du tannage au début du XXè siècle à Maroua,45 les interprètes tels Bouba Dandi, Oumaté Malla46, été un acteur privilégié de la vie socio-économique voire politique du Diamaré. N’ayant pas pu avoir une photo en bon état de ce grand acteur de l’artisanat de Maroua, nous avons jugé nécessaire de filmer son fils et son employé qui ont été les principaux informateurs, laquelle photo se situe en dessous de ce paragraphe.

Photo 3 : Boukar Godjé (à droite) ex. agent d’entretien du Centre artisanal de 1955 à 1982 et Hamadou Halilou dont le père fut responsable de cet établissement de 1960 à 1968. Cette photo a été prise dans les locaux de la SOCOOPED de Maroua en 2004.

© : François Wassouni, Maroua, janvier 2004.

Il est judicieux de dire que la vie de ces deux personnages est pleine de leçons tant

pour les historiens, les générations présentes qu’à venir. De même, des pistes de recherche transparaissent de ces biographies, lesquelles pistes interpellent les historiens.

44Constat dérivé de la consultation des annexes du mémoire de Mohammadou Bachirou, 1997, p. 92. 45Voir François Wassouni, 2002, p. 39. 46Dans son mémoire de Maîtrise réalisé en 1997, Mohammadou Bachirou parle à plusieurs niveaux dans son travail de ces deux interprètes du Diamaré.

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IV- Quelques leçons à tirer de la biographie de ces deux maîtres artisans et perspectives

A travers l’étude de ces deux acteurs de l’histoire de l’artisanat du cuir du Nord-Cameroun se dégagent plusieurs leçons et des perspectives intéressantes qui peuvent servir dans l’écriture de l’histoire du Cameroun.

Il ne fait aucun doute que l’histoire du Cameroun a été étudiée sous plusieurs angles, aussi bien par les camerounais que par des historiens d’ailleurs. Cependant, cette entreprise est loin d’être un chantier achevé. L’étude des grands acteurs de l’histoire a été certes amorcée, mais elle doit continuer, d’où l’interpellation des historiens camerounais à l’investir. Aussi bien au niveau national, régional que local, des personnes ayant marqué l’histoire de façon particulière doivent être identifiées et étudiées. L’histoire des vies, rappelons-le encore, n’est pas réservée à une catégorie d’acteurs particuliers à l’instar des hommes politiques, religieux, économiques ou du monde de l’art. Bien de secteurs d’activité ont été influencés par des acteurs qui demeurent inconnus. L’étude des grands acteurs de l’histoire du Cameroun qui est loin d’être un champ de recherche assez investigué, se doit d’accorder dorénavant un intérêt à ces hommes, femmes et jeunes aux actions particulières, mais peu connus jusque-là. C’est une perspective de recherche qui interpelle ainsi les historiens afin que ces acteurs et leurs œuvres ne soient pas jetées dans les oubliettes. Mais le développement de cette perspective de recherche exige objectivité, honnêteté, sérieux, prudence et rigueur. Dans un contexte où la fabrication des acteurs de l’histoire semble prendre de l’ampleur, les historiens se doivent d’être très méfiants au risque de tomber dans une sorte de fabrication des acteurs de l’histoire, contribuant ainsi à falsifier l’histoire du Cameroun47.

Aussi convient-il de mentionner qu’à travers la vie de ces personnages, se décryptent plusieurs pans de l’histoire de cette partie du Cameroun à savoir l’évolution des savoir-faire locaux, éléments du patrimoine culturel local et de leur transmission, des acteurs qui les ont influencés d’une manière ou d’une autre, l’histoire de la colonisation, de l’économie, pour ne citer que ceux-là. C’est le lieu de dire avec Thierno Mouctar Bah que :

L’individu n’existe en effet que dans un réseau de relations sociales diversifiées. Il importe dès lors de chercher à retrouver le champ extérieur de la personnalité, l’environnement, de façon intégrée et globalisante. L’acteur historique devient par là même un sujet « globalisant » autour duquel s’organise tout le champ de la recherche… L’acteur historique cristallise autour de lui l’ensemble de son environnement et l’ensemble des domaines que découpe l’historien dans le champ du savoir historique. Le personnage participe à la fois de l’économique, du social, du politique, du religieux, du culturel, du militaire »48.

Outre cet aspect, ce travail permet de se rendre compte que derrière les objets qui sont portés et utilisés dans la vie de tous les jours, vendus ou achetés, se cachent une histoire, des individus au talent remarquable, mais dont on ignore et à qui on accorde peu d’importance.

Ces biographies qui ont permis de faire connaître ces deux artisans peuvent inspirer des jeunes, car ils constituent des modèles qui ont su apprendre, développer, pérenniser le savoir local du Nord-Cameroun et l’ont même fait connaître hors du

47Depuis quelques décennies, des études consacrées à des individus encore vivants prennent de l’ampleur faisant de ces derniers des personnes ayant marqué de façon significative l’histoire du Cameroun. Ressemblant à une sorte d’apologie ou de « griotisme », ces travaux sont soit commandés par les acteurs étudiés en quête de positionnement ou de grandeur, soit réalisés par des auteurs qui veulent se faire de l’argent. Nous nous réservons par mesure de prudence de donner quelques exemples. 48Thierno Mouctar Bah, 1998, p. 4.

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Cameroun. Ils peuvent par conséquent inspirer les nouvelles générations qui manifestent très souvent un élan dédaigneux vis-à-vis de tout ce qui relève du local. Pourtant, cela peut les propulser, les faire connaître dans des horizons lointains comme Halilou, surtout en cette ère de mondialisation où les nouvelles vont d’un bout à l’autre du monde en un temps record. Dans cette perspective, il convient de dire avec Sékéné Mody Cissoko que :

Les grands hommes comptent beaucoup dans l’histoire de l’humanité, et particulièrement celle de l’Afrique. Symboles des aspirations de leurs peuples, héros mobilisateurs des forces profondes, ils constituent des valeurs indispensables au réveil des consciences et à l’enracinement dans les traditions culturelles49. En termes de perspectives dans le domaine de l’histoire de l’artisanat du cuir, il

importe de mener des investigations sur d’autres artisans tels Malam Idi dont le nom est régulièrement évoqué, mais sur qui nous n’avons jusque-là pas pu rassembler une masse importante d’informations. Appartenant au groupe ethnique haoussa, il est rapporté qu’il est celui qui aura développé le tannage en acceptant d’accueillir dans ses ateliers des personnes issues d’autres groupes ethniques, contribuant ainsi à une réelle intégration dans la filière. Il en est de même pour Moussa Oumarou, considéré comme le plus grand maroquinier de la ville de Maroua. Les produits qu’ils fabriquent sont exportés hors du Cameroun et des personnes ne le connaissant même pas physiquement passent des commandes auprès de lui via le Groupement d’Initiative Commune (GIC) Appui au Développement de l’Artisanat (ADA). Il a reçu de nombreuses distinctions à l’occasion des foires, expositions, festivals tant au niveau local, national et international50.

En fin de compte, cette réflexion portant sur deux acteurs de l’artisanat du cuir

au Nord-Camerounais, avait pour objectif d’esquisser l’histoire de leurs vies, à travers leurs itinéraires et leur contribution à l’évolution de ce secteur d’activité. Il en ressort que chacun d’entre eux a influencé d’une manière ou d’une autre l’activité du cuir à Maroua. Véritables maîtres du secteur des peaux et cuirs, leurs actions auront contribué d’une manière ou d’une autre à apporter un plus dans la filière. Lawan Yougouda qui est entré dans le tannage des peaux dès la tendre enfance ne l’a plus quitté jusqu’à sa mort en 2010. Entré comme simple tanneur, il finit par devenir une légende de cette filière locale qu’il administra pendant des décennies. L’histoire de sa vie qui est intimement liée à celle du tannage et partant de l’artisanat du cuir dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, est digne d’intérêts. Halilou quant à lui exerça la maroquinerie avant de devenir interprète du Centre Artisanal. Il fut appelé à présider aux destinées de ce centre culturel de Maroua pendant près d’une décennie. Ce qui lui a permis de nouer des relations avec d’importantes autorités coloniales françaises et du Cameroun indépendant. Outre son talent d’artisan, il participa à plusieurs foires et expositions à travers le monde et reçut des distinctions d’envergure internationale. L’on se saurait écrire une histoire objective de l’artisanat du cuir au Nord-Cameroun et celle du Centre Artisanal de Maroua sans lui accorder une place de choix. La biographie de ces hommes issus du secteur du savoir-faire local est d’un intérêt certain tant pour l’historiographie locale, régionale que nationale. Ils ont

49Confère la revue Afrique et histoire, N° 1, Janvier-février, 1981, p. 45. 50Les investigations que nous avions menées à Maroua lors des travaux de thèse et certaines lectures ont permis de connaître ces grands noms de l’artisanat du cuir. Des biographies consacrées à eux permettront d’écrire une histoire des hommes célèbres de l’artisanat du cuir au Nord-Cameroun.

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marqué à leur façon l’histoire de leurs localités et constituent des modèles pour les générations présentes et à venir. Dans la perspective de l’écriture de l’histoire du Cameroun, des acteurs de ce genre que nous désignons par « acteur de l’histoire par le bas » méritent une attention particulière. Il en existe dans toutes les régions et il importe de les sortir des décombres en reconstituant leur histoire qui est digne d’importance. Les historiens camerounais sont ainsi interpellés, car malgré le regard dédaigneux que certains portent sur l’exercice historique qu’est la biographie, il est nécessaire de refermer cette réflexion avec la pensée de Coppolani Antoine selon laquelle « la biographie historique est un empire sur lequel le soleil ne se couchera jamais »51. Références bibliographiques Abdouraman Halirou, « Yaya Daïrou, Lamido de Maroua (1943-1958) », Mémoire de

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51C’est le titre qu’il donne à son texte intitulé : « La biographie historique : un empire sur lequel le soleil ne se couchera jamais », Antoine Coppolani et Frédéric Rousseau, (dir.), 2007, pp. 89-105.

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