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Persée http://www.persee.fr Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif Didi-Huberman Georges Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, Année 1994, Volume 106, Numéro 2 p. 383 - 432 Voir l'article en ligne Avertissement L'éditeur du site « PERSEE » – le Ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, Direction de l'enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation – détient la propriété intellectuelle et les droits d’exploitation. A ce titre il est titulaire des droits d'auteur et du droit sui generis du producteur de bases de données sur ce site conformément à la loi n°98-536 du 1er juillet 1998 relative aux bases de données. Les oeuvres reproduites sur le site « PERSEE » sont protégées par les dispositions générales du Code de la propriété intellectuelle. Droits et devoirs des utilisateurs Pour un usage strictement privé, la simple reproduction du contenu de ce site est libre. Pour un usage scientifique ou pédagogique, à des fins de recherches, d'enseignement ou de communication excluant toute exploitation commerciale, la reproduction et la communication au public du contenu de ce site sont autorisées, sous réserve que celles-ci servent d'illustration, ne soient pas substantielles et ne soient pas expressément limitées (plans ou photographies). La mention Le Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation sur chaque reproduction tirée du site est obligatoire ainsi que le nom de la revue et- lorsqu'ils sont indiqués - le nom de l'auteur et la référence du document reproduit. Toute autre reproduction ou communication au public, intégrale ou substantielle du contenu de ce site, par quelque procédé que ce soit, de l'éditeur original de l'oeuvre, de l'auteur et de ses ayants droit. La reproduction et l'exploitation des photographies et des plans, y compris à des fins commerciales, doivent être autorisés par l'éditeur du site, Le Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (voir http://www.sup.adc.education.fr/bib/ ). La source et les crédits devront toujours être mentionnés.

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Perséehttp://www.persee.fr

Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur

le vif

Didi-Huberman Georges

Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, Année 1994, Volume 106, Numéro 2

p. 383 - 432

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HISTOIRE DE L' ART

GEORGES DIDT-HUBERMAN

RESSEMBLANCE MYTHIFIEE ET RESSEMBLANCE OUBLIEE CHEZ VASARI :

LA LEGENDE DU PORTRAIT «SUR LE VIF»

L A RESSEMBLANCE I NVENTEE, OU L'EVIDENCE COMME L EGENDE

La Renaissance florentine a !' ins ig n e reputation d 'avoir, dans le domaine des arts visuels, reinvente !'imita tion, et restaure par la quelque chose comme un age d'or de la ressemblance. Exploree, m aitrisee, glori­fi ee, la ressemblance - qui n'est apres tout qu'une relation e t qui, au dire expres d'Aristote, devrait s'entendre toujours differemment, differentielle­ment, dans Ia m esure ou les pratiques qui Ia visent «different entre elles d e tro is fa~ons : o u elles imitent par des moyens diffe rents, ou elles imitent des chases diffe rentes, ou elles imitent d'une maniere diffe re nte 1 » -, la res­semblance, done, sera d evenue dans le cadre de l'huma nis me une chose supe rlative, un terme s i je puis dire , a e ntendre dans les de u x sens que ce m o t admet en fran~ais .

La ressemblance fut un terme dans Ia mesure, d 'abord, ou elle se conc re tisait a travers les objets toujours plus pro dig ie u x d'un (( naturalisme integra J2 » dont le Qua ttrocento n ous a la isse, surtout da ns )'art du portrait, tant d'reuvres, tant de c h efs-d'reuvre pcints ou sculptes. Un embleme signi­ficatif de ce « naturalisme integral» pcut e tre trouve dans une admirable sculpture florentine - un comble de Ia ressemblance, aimerait-on dire, que les historiens de !'art ne savent toujours pas s'il faut l'attribuer ou non a Donatello : c'est un bus te en terre cuite po lychrome, en grandeur naturelle, donne comme le portrait de Niccolo d a Uzzano, citoyen illustre de Flo­re nce3 (fig. 1 ). Sa d a tation probable vers 1432 nous mo ntre com bien Ia

I ARJSTOTE, La Poetique, I. 1447a, ed. e t trad . J . Hardy, Paris, 1932 (6• ed . 1975), p. 29 Ue souligne). Significatif pour nous , le fait que ce sont Ia, pratiquement. les premiers mots de no tre premier grand tra ite d'esthetique en Occident.

2 Cf. par exemple A. P ARRONCHI, Il naturalismo integrale del primo Quattrocento (1967), dans Donatello e il potere, Flo rence-Bologne, 1980, p. 27-37.

3 Cf. no ta mment L. PLANJSCIG, Jl busto del cosidetto Niccolo da Vzzano non e

MEFRIM- 106- 1994- 2, p. 383-432

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Rena issance florentine sut acceder precoccm ent a un realism e extraordi­n a ire, que signe Ia un travail probablem ent r ealise «SUr le vif». L'his torien des s tyles risquera ~'ailleurs de s'en trouver tout deroute , habitue qu'il peut e tre au caractere plus « ouvrage » d es orfevre ries ghibertiennes ou bien , sym etriquement, a l'heroisme plus schematique d'un Nanni di Banco. En face de cela, le buste donatellien, c inquante o u soixante ans avant les terres cui tes de Guido Mazzoni\ nous montre combien l'«absolue ressemblance » a u ra pu constituer, des le premier tie rs du xve siecle, Ia revendication fon­da m enta le d'une ceuvre plastique .

La ressemblance apparait done bien ici co mme le terme meme du tra­vail a rtis tique : a entendre cette fois comme sa raison (sa cause formelle) , son enjeu , comme la fin ultime (la cause fina le) de toute une esthetique vouee corps e t arne, s i l'on ose dire, a ux pou voirs de !'imitation. Une telle s itua tio n , on le sait, ne faisait que commencer ; depuis les traites d'art du Cinquecento jusqu'aux evidences impensees de beaucoup d 'historiens de l'a rt, aujo urd'hui, la ressemblance humaine - e t, partant, humaniste- aura constitue une espece d'axiome de base, une do nnee absolue, evidente, inu­tile a dem ontrer , pour comprendre o u pour simplem ent apprehender la culture visuelle de toute une epoque . Mais que !'art du Ouattrocento soit m assivem ent et incontestablem ent mimetique, cela autorise-t-il - m etho­dologiquem ent - de traiter Ia ressemblance comme un terme substantia­lise, un axiome non problematique , une fin en soi? Faire de Ia ressem­bla nce un te rme substantialise, un a xiome, une fin en soi, n'est-ce pas Ia m eilleure fac;on d'oublier, avec la prudence m ethodologique d'Aristote , Ia n a ture essentiellement differentielle, done pro blematique, la nature essen­tie llem ent relationnelle e t relative de toute ressemblance?

Faire de Ia ressemblance un terme, o ublie r peu a peu la complexite et l'inevidence de sa nature relationnelle, voila pourtant qui fut l'ceuvre d'une longue tradit io n , tendue entre l'his to ire de l'art academique de Vasari -revendiquee comme humaniste - e t l'histoire de l'art «sc ientifique» - elle

dovuto a Donatello, dans Firenze e il mondo, I, 1948, p. 35-37. H . W. J ANSON, The S cu.lpture of Donatello, Princeto n , 1957, II, p . 237-240. M. G. CIARDI DuPRE DAL Poc­G ETTO, Una nuova proposta peril «Niccolo da Vzzano» , dans Donatello e il suo tempo. Atti dell'V/11 Convegno internazionale d i studi sui Rinascimento , Florence, 1968, p . 283-289. P. Barocchi e t G. Gaeta Berte la (dir.), Donatello, Niccolo da V zzano, Flo­re nce, 1986, rendent l'reuvre a Donatello , sur Ia base de sa n!cente restaura tion. J. Po pe-He nnesy (Donatello , tra d. J . Bounio rt, Paris , 1993, p. 140-143) aura fini pa r y reconna ltre «l'evidence [de] Ia pate rnite d e Do na te llo n (p. 142). tandis qu'A. Rose­na uer (Donatello, Mila n , 1993, p . 319-320 ) I'a ttr ibue a Deside rio <.Ia Se ttignano.

4 Cf. A. LuGu , Guido Mazzoni e La rinascita della terracotta nel Quattrocento , Tur in, 1990, qui, curie useme nt, ne fa it a u cu n sort a u buste d o natellic n .

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aussi rcvendiquee comme humaniste- d'un Panofsky5• L'cnjeu de cette tra­

dition fut de houcler un systeme, dans lequel devaient progressivement s'es­tomper les differences, se resoudre les conflits, se recoudre les dechirures. Un tel systeme rend aise, devant le buste donatellien, de mettre en boucle­de faire ronronner ensemble, idealement- ces deux evidences esthetiques que sont !'imitation de la nature et celle des Anciens. Quoi de plus evident, en effet, que !'imitation de la nature dans le buste de Niccolo da Uzzano? 11 suffit d'admirer comment l'artiste poussa le souci naturaliste jusqu'a rendre tres exactement un grain de la peau, le defaut d'une venue sur Ia joue gauche, la forme singuliere d'une oreille, et ainsi de suite. Mais quoi de plus evident aussi que cette imitation de l'Antiquite, qui complete har­monieusement la singularite visuelle de ce visage, l'idealise et }'universa­lise, la refere a une culture classique, bref place la ressemblance naturelle et humaine du bourgeois florentin sous l'autorite d'une ressemblance cultu­relle, c'est-a-dire humaniste? Non seulement !'artiste a vetu le personnage d'un drape a l'antiquc, mais encore son choix formel general - un buste en grandeur naturelle - reprend de maniere caracteristique, et pour Ia pre­miere fois sans doute dans Ia Renaissance florentine, un choix typique de Ia statuaire romaine 6

L'imperatif de ressemblance apparait ainsi resume, boucle dans un systeme simple - apparence sensible et idealisation, present et memoire, nature et culture, singularite et universalite - qui, de plus, pretend histo­riquement rendre compte de son «invention» stylistique au Quattrocento. Ou plutot de sa reinvention, puisque Ia notion meme de «Renaissance» (rinascita) se fonde, on le sait bien, sur une ambivalence structurelle qui fait de toute modernite une origine comprise comme rupture (ce qui est renaissant est modemo, dans le vocabulaire humaniste , s'opposant a tout ce qui est vecchio, c'est-a-dire medieval) - mais aussi, bien sur, une origine comprise comme repetition, au regard de quoi ce qui est moderno sera compris comme equivalent de l'antico (d'ou, chez Vasari par exemple,

s Je me permets, sur cette tradition « humaniste » de l'histoire de !'art, de ren­voyer a une reflexion anterieure: G. DIDI-HUBERMAN, Devantl'image. Question posee aux fins d'une histoire de !'art, Paris, 1990, p. 65-168.

6 J. Pope-Hennessy (The Portrait in the Renai..'>sance, Washington, 1966 [Bol­lingen Series, XXXV-12] , p. 72-86) evoque ce rapport, sans toutefois nommer le buste en question : car il resiste a en faire une ceuvre de Donatello. Le probleme est cependant repris, de fa~on bien plus approfondie, par J. ScHUYLER, Florentine Busts : Sculpted Portraiture in the Fifteenth Century, New York-Londres, 1976, p. 114-145. On pourra egalement consulter !'article de I. LAVIN, On the Sources and Meaning of the Renaissance Portrait Bust, dans Art Quarterly, XXXIII, 1970, p. 207-226.

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l'abus d'expressions du genre anticamente moderno ou modemamente antico )7.

Et dans ce mouvement de l'histoire revee, dans ce grand mouvement dogmatique de l'origine comprise a Ia fois comme rupture et comme repe­tition, la ressemblance apparaissait bien comme «le terme » par excellence, la chose magique a retrouver, le tresor intemporel ou transhistorique que la nature - ou Dieu creant l'homme a son image - avait de tout temps donne aux hommes, qui devaient la decouvrir et la mettre en ceuvre dans l'Antiquite, qui devaient l'oublier au Moyen Age, et qui devaient, enfin, la reconquerir a l'age «modeme». Dans ce mouvement ideal- idealiste- de l'histoire, Ia ressemblance jouait bien le role d'un terme magique et subs­tantialise : terme des moyens, des origines et des fins demieres. Terme designant ce qu'il fallait maitriser pour produire une ceuvre d'art au sens «modeme»; terme designant l'origine meme de cette production; terme designant ce qu'il avait fallu retrouver comme sens d'origine pour retrouver un sens de fin, une teleologie des arts visuels en general, les arti del disegno.

C'est bien a Vasari surtout- mais pas a lui seul, evidemment- que I' on doit, en histoire de l'art, ce cadre general d'intelligibilite. Et c'est bien dans un tel cadre que fonctionnent encore nos fa<;ons spontanees d'apprehender la Renaissance comme cet age plus-que-parfait ou «Ce que l'on imita bien signifiait clairement», ou se conjoignirent harmonieusement l'illusion et I' allusion, Ia mimesis et l'iconologia; ou done I' imitation exacte d'un bour­geois florentin du xve siecle pouvait signifier exactement )'imitation d'un grand style de l'Antiquite8 .•• Parlant de Donatello, Vasari a d'ailleurs claire­ment indique dans quel cadre theorique devait, selon lui, se regler l'eloge du sculpteur - et I' on constate immediatement, ale lire, com bien sa volonte de conjoindre a toute force les deux ordres d'imitation lui fait produire un raisonnement assez etrange du point de vue historique :

<<En somme, tout ce que fit Donato fut si admirable (tanto mirabile) que

7 G. V ASARJ, Les Vies des meilleurs peintres, scu.lpteurs et architectes, trad. dir. par­A. Chaste!, Paris, 1981-1988, VII, p. 190, etc. Cf. J. RoucHETTE, La Renaissance que nous a leguee Vasari, Paris, 1959, p. 98-100 et 187-193. On retrouve !'expression ail­leur·s au XVI" siecle, cf_ A. PETRUCCI, Anticamente moderni e modernamente antichi, dans Libri, scrittura e pubblico nel Rinascimento, Bari, 1979, p. 21-36.

8 Cf. I. LAVIN, On Illusion and Allusion in Italian Sixteenth-Century Portrait Busts , dans Proceedings of the American Philosophical Society , CXIX, 1975, p. 353-362. J'ai c.-itique, d'un point de vue methodologique, ce ccrcle de !'imitation et de Ia signification dans une communication au colloque du Centre Ettore Majo rana (Ericc, 1992), intitulee Imitation, representation, function. Remarques sur un mythe epistemologique, dans lcs actes a paraitre sous le titre Functions et usages des images dans !'Occident m edieval, Paris, 1995.

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RESS EMBLANCF. MYTHIFIEE ET RESSEMBI.ANCE O U BLIEE CIIEZ VASARJ 387

!'on peut dire que, par son metier, son jugem cnt et son savoir (in pratica, in giudizio ed in sapere), il fut l'un d es premiers qui representat l'art de la sculpture et du bon d essin chez les modernes (l'arte della scultura e del huon disegno nei mvderni); il merite d 'autant plus notre attention qu'a son epoque les antiquites n'etaient pas encore exhumees de la terre 9 >> .

Admirable invention, en effet : Do na tello serait parvenu a imiter, en plus de la nature, un grand style d'autre fo is qu'il n'avait meme pas sous les yeux .. . Mais la difficulte logique de ce raisonnement com me Ia difficulte historique de cette «prescience» s'attenueront sans doute si nous acceptons de suivre plus litteralement la dynamique meme du dogme vasarien. Quelle est done cette dynamique? Rien de moins qu'une sorte de maturation necessaire, biologique, organique : un processus par lequel la rinascita menait depuis un moment deja son travail de restauration du huon disegno. Travail m ene d'abord dans le domaine pictural (et ne voyons pas de contradiction a ce qu'un sculpteur puisse retrouver le huon disegno de sa discipline propre sur la base d'une lec;on picturale, puisque le disegno donne precisement, c hez Vasari, la notion cardinale de tous les arts visuels). Travail inaugure par ce heros, ce miracle vivant que fut Giotto.

Il suffit alors de relire Ies deux premiers paragraphes de Ia tres celebre Vie de Giallo, ecrite par Vasari, pour comprendre que s'y joue vraimcnt un recit d'origine pour tout ce qui va, dans Ia suite, se nommer Ia Renaissance, le huon disegno, I' art « modeme » ... Ce reci t d' origine engageai t une concep­tion de l'histoire de l'art - dont nous sommes les heritiers trop souvent inconscients -, autant qu'un dogme esthe tique. L'une et !'autre organises, s tructures, valorises par une certaine idee o u un certain ideal, un certain fantasme de Ia resscmblance et de !'imitation. Mon hypothese de lecture sera ici que les deux paragraphes en question proposent quelque chose de bien plus considera ble qu'une anecdo te, fut-elle importante, ou qu'un

exemplum : ils proposent une legende, c 'es t-a-dire un recit invente aux fins d'une transmission, d'un devoir-lire et d'un devoir-comprendre (comprendre ce qu'est Ia Renaissance, l'humanisme en peinture, l'art «modeme» en gem!ral). Et meme ils proposent ou condensent quelque chose de plus considerable encore, quelque chose dont ils sont l'eclatant symptome narratif: je veux dire un mythe - un mythe de l'imitation, un mythe de la ressemblance - , qui se repere notamment, outre dans son enjeu, dans la structure meme du recit, en particulier dans les polarites remarquables qu'il fait surgir et fonctionne r.

Mythique, ce passage l'est d'abord au sens le plus immediat, dans la mesure ou le recit d'origine donne a son obje t explicite- }'imitation pictu-

9 G. VASARJ , Les Vies, op. cit., Ill, p. 252.

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rale de Ia nature, soit quelque chose qui devrait normalement appara1tre cornme l'exercice merne d'une immanence - le caractere fabuleux , su rna­turel, non nature!, d'une «resurrection» heroi'que guidee, agie pa r Je doigt m eme de Dieu :

« Les peintres sont sous Ia dependance de Ia nature : e lle leur sert constamment de m odele; ils ti rent parti de ses elements les m eilleurs e t les plus beaux pour s'ingenier toujours a la copier et a l'im iter (contraffarla ed imitarla s 'ingegnano sempre). Cette depe nda nce eternelle, c'est a Giotto, peintre de Florence, qu'on Ia doit. Apres tant de guerres et de malheurs , les reg les de Ia bonne peinture e t de ses differentes techniques avaient ete o ubliees. Gio tto seul, bien que ne p armi des artistes mediocres, les ressuscita (risu scito) et , par u n do n de Dieu (per dono di Dio), les ramena des erreurs o u elles se perdaient vers une vo ie que l'on peu t cons iderer comme Ia meilleure . Ce fut un vrai m iracle (e vera mente fu miracolo grandissimo) qu'une epoque s i grossiere e t s i maladro ite a it pu permettre a Gio tto de faire revivre le dess in que les artis tes de ce te mps ignoraient presque totalement 10 » .

On comprend deja que cette forme de recit donnait ala conception de I'histoire, qui en e tait l'enjeu, la structure meme d'un miracle, et au system e esthetique, dont j'ai parle plus haut, la meme structure qu'une construc tion m ythique. Comm e dans tous les bons rnythes, en effet, il est question - ici implicitement, mais partout a illeurs de fa~on ecla tante - d 'une origine, d 'un age d'or ou tout fut d'abord donne, ou tout etait parfait (on appelle cela, faut-ille rappeler: l'Antiquite) ; puis d'une longue periode transitoire, de sommeil voire de quasi-mort - une longue periode tout a tour mal­heureuse ou coupable, «maladro ite» ou «grossiere» (e grossa et inetta, come l'ecrit Vasari) -, dans laquelle nous reconnaissons les «temps obs­curs» du Moyen Age; et enfin, il est question de ce m iracle de Renaissance ou de «resurrection », sous l'espece d 'un jeune heros qui va modifier tout seul le cours du monde.

Comme da ns tous les bons mythes, il est encore question - cela se lit dans les m ots qui suivent immediatement - d 'un etat de nature, au cceur de cette «campagne a quatrorze milles de Florence», une bonne distance pour etre a Ia fois tres loin et tres pres de Ia capitale des arts. La, le pere de Giotto, «laboureur e t homrne inculte » (« personne nature lle », dit exacte­ment Vasari : lavoratore di terra e naturale persona) eleve son enfant, « m odestem ent, selon sa condition 11 ». Il est rneme p ratiquem ent question d 'un ctat prelangagie r : l'infans G io tto- le fanciullo, ecrit Vasari - n'a pour

10 lo., ibid., II, p. 102. J 'utilise, par commodite pour le lecteur, Ia traductio n fran<;aise en cours , do nt o n voit b ien , sur ce seu l passage, qu'ellc n'est pas exempte d'imprecis io ns. Je ne corrige que les contre-sens.

11 lo., ihid., II , p . 102.

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RESSEMBLANCE MYTHIFIEE ET RESSEMBLANCE OUBLIEE CHEZ VASARI 389

!'ins tant que l'anima lite pour reelle interlocutrice. Toute son exis tence se resume a «garder quelques moutons qu'il menait paitre tant6t dans un paturage, tant6t dans un autre», et il vit a insi , dans !'insouciance, probable­ment dans !'ignorance que son insouciance meme le predestine deja a modifier le cours de l'histoire- plus encore : a inventer toute une histoire (cela qui se nomme « l'his toire de I' art moderne » ). On pense vaguement au berger Paris avant que ne viennent le visiter quelques deesses l'enjoignant, lui a ussi, d'inaugurer toute une his toire (une autre histoire d e conflits, plus epiques et meurtriers certes que dans la precedente) 12•

Mais l'insouciance du heros mythique ne se pense comme predestina­tion , ouverture d'une his toire, que dans la mesure oil il s'agit d'une insou­ciance douee, do tee, deja touchee du doigt divin : car il y a, «dans tousles actes encore enfantins» d e Giotto (in tutti gl'atti ancora {anciulleschi), «une vivacite et une rapidite d'esprit extraordinaires», et surtout cette «inclina­tion naturelle» (inclinazione della natura) qui le fait «passer son temps a dessiner sur les pierres, sur la terre ou le sable» - comme un artiste des ori­gines13. Et je repete que le fanciullo, guide par ce que Vasari nomme un peu plus loin l'istinto della natura, n'a vraiment que l'animalite pour reelle inter­locutrice, dans Ia mesure ou ce qu'il d essine, avec une s imple pierre po intue, c'est d'abord e t surtout cette fameuse brebis dont Ie merveilleux enfant, un jour que Cimabue passait par la, «tirait le portrait d 'apres nature, sans l'avoir appris de quiconque, s i ce n'est de Ia nature elle-meme » (ritraeva una pecora di naturale, senza avere imparato modo nessuno di cio fare da altri che dalla natura) 14

Mais les bons mythes ne font pas que raconter l'origine naturelle des choses, rut-ce sur un mode heroique. lis racontent surtout les conversions de Ia nature a la culture, l'acces d 'une origine nature lle a u langage, l'inven­tio n d 'un langage de l'origine historique, voire Ia permeabilite des e lements pourtant contradictoires de la nature e t d e la culture 1

' . La -dessus, a nou-

12 Cf. H. DAMISCH, Le Jugement de Paris. /conologie analytique I, Paris, 1992, p . 77-98.

13 G. VAsARI, Les Vies, op. cit., II, p. 102 (traduction modifiee). 14 Io. , ibid. (traduction modifiec). C'est dans Ia vers ion d e 1550 que Vasari

emplo ie, au lieu du mo t natura, !'express ion ist into della natura . 15 Cf. C. L E.vt-STRAUSS, Mythologiques, I. Le cruet le cuit , Paris , 1964, p . 281 : «II

ne suffit done pas de dire q ue, dans ces mythes, la nature, l'anima lite , s'inversent en culture et en human ite. La nature et Ia c u lture, l'animalite e l l'humanite , y deviennent mutuellement permeables. D'un regne a !'autre regne, on passe librement et sans obstacle : au lieu qu'un fosse existe entre les deux, ils se melent au point que chaque terme d'un des regnes evoque aussitot un terme correlatif dans !'autre regne, propre a le s ignifier com m e il le s ignifie en re tour. »

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veau, le recit vasarien ne d ec;:oit pas : encore quelques lignes et, par une rigoureuse permutation na rra tive , c'est !'imme nse poete Dante Alighie ri qui vient prendre Ia place d e Ia modeste bre bis. Place d esormais culturelle et langagiere; place d esormais socialement prestigieuse; place desormais u rbanisce e t ch ron o logiquement s ituee dans la contempo ra n eite culture lle du pein tre, bref dans la « m odernite '' de l'histoire. De Ia campagne de Ves­pignano a Ia cite d e Florence - dont Giotto, comme on le sait bien, va devenir l'art is te majeur - , n ous sommes passes d'un temps de l'origine naturelle a un temps de l'origine historique, et ce, grace a une substitution «totemique » , si je puis dire : a !'animal belant se substitue Ia haute figure d'un huma in parlant, mieux, d'un humaniste ecrivant et pensant. C'est lui d esormais que Gio tto va ritrarre di naturale pour inventer la Re na issance, et il n e le [era plus d 'une pa u v1·e pierre taiilee, comm e devant sa brebis, mais en usant de s tylets, d e pinceaux, de pigments prepares, sur d 'impo­sants echafaudages.

« T1 sut s i bien imiter Ia nature (divenne cosi buono imitatore della natura) qu 'il chassa completement Ia r idicule manie re grecq u e [c'est-a-dire byzan­tine]. II ressuscita l'art de Ia be lle peinture, telle que Ia pratiquent les peintres modemes (risuscito Ia moderna e buona arte della pillura), en introdu isant le portrait sur le vif (introducendo il ritrarre bene di naturale le persone vive), ce qui ne s'etait pas fait depuis plus de deux cents ans. Si quelqu'un avait essaye, comme nou s l'avons dit plus ha ut, personne depuis longtemps n 'avait eu des n~sultats aussi bons et aussi heureux que Giotto. Parmi les portraits qu'il exe­cu ta, o n peut voir encore a ujourd'hui, dans Ia chapelle du Podestat de Flo­rence, celui de Dante Alighieri, son contemporain et ami tres intime (coetaneo ed arnica suo grandissimo), poete d'une cele brite comparable a celle de Giotto e n pe inture 16 ».

La fi gu re de Dante nou s apparait certes, sous Ia plume d e Vasari, comme moins mythique que celle d e la brebis. Elle est vraisernblable -mieux : elle semble verifiee, comme nous l'allons voir -, elle est en tout cas inscrite d a ns l'histoire, dans la contemporaneite effective de Giotto, et a ce titre elle semble faire franchir un seuil au texte vasarie n , un seuil de veri te his torique. Po urtant, l'appel a u prestigieux poete e n tant que premie r grand «po rtra iture su r le vif » de cette rinascita moderna ne re pond pas m oins que Ia b rebis a un enjeu narratif et theoriquc, q ui se d eploie ici de fac;:on «dia lectique», dans la mcsure ou il opere une a uthentique releve des e lements ju sque-la engages. Vasari la isse done la bre bis a ses paturages, en

11' G . VASA RI , l e s Vies, op. cit. , II , p . 104.

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RESSEMBLANCE MYTIIIFlE E ET RESSEMBLANCE O lJBLlEE CH EZ VASARJ 391

nous faisant acceder de plain-pied a u monde meme de l'histoire d es arts. Mais il n'abandonne pas ce pour quoi Ia brcbis avait ete d'abord intro­duite : il gardera done la Nature, qu'il faut desormais ecrire avec une majuscule, dans Ia mesure ou l'origine na turelle - immediate , bucolique, insouciante, «en soi » - d e l'art g iottesque sc voit ici relevee, elevee au rang d'un principe fondame ntal : c'est maintenant d'une Nature mediatisee, d'une Nature vouee a l'Idee et au sou ci du progres, qu'il sera question dans toute cette conception de l'histoire de J'art 17 •

S'agissant de Dante, l'enjeu narratif et theoriquc du texte vasarien se dep lo ie do n e, tres logiquem ent, sur deux fTonts complementaires : il s'agis­sait d 'abord de constituer l'autori te, la legitimation naturalistes de cette p einture ressemblante a son modele parce que travaillant «sur le vif» (dal vivo) ou «d 'apres nature» (di naturale). Remarquons a ce propos l'insis­tance de Vasari , dans son texte sur Giotto, a qualifier et a surqualifier Ia notion de portra it qui lui semble ici correlative de Ia Renaissance elle­m emc : le portrait devra etre «d'apres nature» (di naturale), il devra repre­senter des « personnes vivantes» (le persone vive), c t c'est en cela m eme qu'il s ignera Ia renaissance du «bon por traire » (il ritrarre bene, ainsi qu'il peut etrc a illeurs question , chez Vasari, du huon disegno ) 18

• II s'agissait ensuite de constituer l'autorite, la legitima tion humanistes de cette peinture ana­logue, voirc ressembla nte au grand art poetique d e Da nte lu i-m e me. Le gain eta i t considera ble , puisque !'imitation optique d e Ia Nature po u vait se conjuguer san s contradictions apparentcs avec !'imitation r he torique- par excellence non optique c t non nature lle - de l'Antiquite ideale .

Voici done un n:~ci t qui dispose ses e lem ents- les assode, les permute, les dialectise- d e fac;on a resoudre certa ines contra dictions eta les projeter imaginairement dans un evenement unique, cristall in, m iraculeux, ou plus s imp lem ent prestigieux. Qu'est-ce Ia d 'autre, sinon un m ythe? Souven ons­nous qu e, pour l'anthropologuc, une premiere carac teristique du rccit mythique reside dans !'evocation e t Ia construction d'un passe qui, nous dit

17 Sur l'Idie vasarienne ct Ia tradition idealiste de l'histoire d e l'art, retoumee mais restauree par E. P ANOFSKY, cf. Devan/ /'image, op. cit. , p. 92-94 et 153-168.

18 Notons que Ia traduc tion d'A. Chas te! aura tout s implement renonce a rendre cette tres strategique ins is ta nce, resuma nt toute !'expressio n (il ritrarre bene di natu­rale le persone vive) par les s imples mots << portrait sur le vif >>. Et no to ns encore que, dans cette <<Surqua lification» du portrait sur le vif, l'adjectif vive, dans !'expression riurare bene ( .. .) le persone vive, signifie doublem ent : il signific le processu s (a savoir qu'un bon portrait, c'est le portrait d e quelqu'un d e vivant, et non une repre­sentation d'apres son moulage funeraire, par cxemple, ou d'apres memoire) et il sign ifie le resultat (a savoir qu'un bon portrait «semblera vivant » pour q ui le regard e).

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Levi-Strauss, vient s'appliquer «comme unc grille sur Ia dimension du present, afin d 'y dechiffrer un sens», e t mem e d 'y prescrire des comporte­m ents , des attitudes, des conceptions ideolog iques 19

• Or, Vasari n e fait rie n d 'autre lorsqu'il erige, c'est-a-dire construit d e toutes pieces, la figure d e Giotto selon l'heroi"sme miraculeux d'un d ouble retour a l'Antiquite clas­sique - c'est ici la dimension m emorative ou temporelle du mythe- et a la Nature bien imitee - et c'est ici Ia dimension intemporelle d'une prescrip­tion esthetique prenant valeur absolue, cette «dependance eternelle» que Vasar-i convoque si bien au debut de son recit 20•

Peut-etre comprendra-t-on mieux, a Ia lumiere de cette double tempo­ralite significative du mythe, pourquoi Ia Renaissance fut pensee comme une invention paradoxale, tout a la fois origine, rupture dans l'histoire , et retour a d es choses originaires ou plut6t eternelles, dont la ressemblance ­qu'e lle rut modelisee par une idee d e Ia Nature ou par un dogme chretien de Ia Creation - donnait a coup sur un paradigm e essentieJ21

LA R ESSEMBLANCE MYTHIFIEE, OU LA LEGENDE COMME SAVOIR

Bie n que Dante soit un personnage incontestable et bien reel de 1'his­to ire artistique du Trecento, force est de constater que, dans l'economie propre au recit vasarien, il assume ]a m e me fonction que Ia brebis, c'est-a­dire Ia fonction d'un operateur narratif de m ythification. Que semble nous dire Vasari, dans cette narration presentee sous les traits d'un temoignage his torique, mais dont Ia valeur de legende - a insi que de parabole esthe­tique - n'echappe a personne? Il semble nous dire que si chacun aujour­d'hui, e nte ndant prononcer le nom de Dante, voit immediatement le fa m eux profil anguleux, les traits e macies, le regard severe et le fameux petit cha peau qui recouvre les oreilles- c'est a u peintre Giotto qu'il le doit po ur toujours, Giotto qui decida un beau matin d 'inventer l'art modem e, e n trac;ant «sur le vif» les traits d e son ins igne ami.

19 Cf. C. L F:vr-STRA uss, Le champ de l'anthropologie (1960), dans Anthropulogie structurale deux, Paris, 1973, p . 11.

20 A travers !'usage d e l'adve rbe sempre («toujours»). Surles d eux aspects - te m ­pore] c t intemporel - du mythe, c f. C. L E:v r-STRAUSS, La struc ture des m ythes (1955), dans Anthropulogie s tructurale, Paris, 1958, p. 23 1, a ins i que J . PouJLLON, La fmzction m ythique, da ns Le temps de Ia ni{lexiun, n" I , 1980, p. 83-98.

21 S ur lc d ogme c hretien d e Ia ressemblancc - pa rticulie rement chez lcs presco­Jastiques - . c f. !'e tude serieuse, m a is peu problc m a tisee, d e R. J AVELET, Image et res­semblance au XII• s iecle de saint Anselme a Alain de Lille, Paris, 1967.

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RESSEMBI.ANCE MYTHIFIEE ET RESSF.MI3LANCE OUBLIEE CHEZ VASARI 393

C'est effectivement Ia fresque du Podestat de Florence - l'actuel Bar­gel1o- e t son deta il celebre, parmi une foule d'Elus, dans un Jugement der­nier, qui aura joue dans cette histoire le role d 'un prototype iconographique pour toutes les representations subsequentes du grand poete toscan (fig. 2-3) : par exemple celles d'Orcagna, d'Andrea del Castagno, de Dome­nico di Miche lina, de Botticelli ou e ncore de Signorelli, sans compter les innombrables enluminures de manuscrits22 • Mais la tradition iconogra­phique est une chose, le portrait - si l'on e n reste a Ia d efinition vasarienne - en est une autre. Pa rmi les dizaines ou ]es centaines de bustes qui consti­tuent, dans l'Antiquite, l'iconographie d'Homere, a u cun ne peut etre retenu comme un portrait. L'iconographie n'a que sa propre tradition (soit : une gem!rah te) pour referent, landis que le portrait est cense se rCferer a l'ab­solue si ngularite d'une persona viva, comm e l'ecrit Vasari. La question qui se pose avec Dante et la fresque du Bargello demeure done de savoir s'il s'agit veritablement d'un portrait au sens ou Vasari nous l'expose - et a u sens ou, aujourd'hui e ncore, le musee fl o rentin l'expose aux yeux des tou­ristes -, a sa voir un temoignage mimetique direct, pris «sur le vif », du visus, de J'aspect visible, du visage vivan t de Dante par son «ami tres inti me» Giotto di Bondone ... Rien n'est moins sur, en verite.

Cette fresque fut invisible pendant bie n lo ngtemps : un badigeon blanc Ia recouvrait tout enliere, a une epoque ou Ia chapelle du Podestat ne ser­vait plus que de garde-manger po ur Ia prison attenante. Ma is, e n 1839, quelques lecte urs devots de Dante et quelques lecteurs attentifs de Vasari penserent a re pa rer cette « honte devant l'his toire 23 ». On ota tant bien que mal le badigeon d e chaux, et bie n sur on reconnut tres vite le fam eux por­trait. Son ctat, pourtant, etait fort mediocre : fiche d a ns l'reil , un gros dou defigura it le visage tant recherch e, Ia cou]eur e tait tres abimee, les Jacunes nombreuses (fig. 4). Mais il y avait le profil, le chapeau caracteristique, le livre sous Je bras. Tout ccla fut done «reconnu » -com me en psycho logic de Ia forme on pa rle de «reconnaitre» une «bonne form e», et comme en liturg ic on parle d e )a recognitio d'une reJique sainte - , puis tout cela fut restaure, sur le mode Je p lus arbitraire qui soit : l'~il fut repeint (mais plus

22 Sur·Ies representatio ns de Dante, cf. principalement R.T. H OLBROOK, Portraits o( Dante, (rom Giotto to Raphael: a Critical Study, with a Concise Iconography, Londres, 1911, a ins i que l'indispensable ouvrage de P. BRIEGER, M. M Etss etC. StN­GLETON, !lluminated Manuscripts of the Divine Comedy, P rinceton, 1969.

23 «[ ... ] volendo riparare a tanta vergogna», comme l'ec rit G. Milanesi dans son comm entaire de G. VASAR J, Le Vite de' piu. eccellenti pittori, scultori ed architettori (1878), Florence, 1906, I , p. 372, note.

MJ;FRIM 1994, 2 27

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pe tit que ne le laissait supposer !'original, e t plus p1~es du nez); Ia bouche fut redessinee en t irant Ies commissure vers le bas, histoire d e conformer !' image a u traditionnel sdegno d a ntesque ; e t les couleurs elles-me m es furent modifiees 24 .

Rien de tout cela n'crnpeche, probablem e nt, que ce detail d e fresquc­a u ne epoque ou elle e tait visible d e tous - a it pu jouer le role d'un proto­type dans l'iconographie de Dante. Ma is son s ta tut d e portrait, e t surtout d e portrait «sur le vif», fut rapidernent mis e n doute par quelques critiques r igoureux. Depuis Gaetano Milanesi - l'editeur de Vasari - qui, en 1865, emit ses premie res reserves dans une «Lcttre ouverte au Minis tere de I'Jns­truc tio n publique25 », jusqu'a Ernst Gombrich , auteur d 'un article s timulant s u r le suje t 26, les historiens ont artic u le, toujo urs plus clairement, un fais­ceau de presomptions cri tiques qui aboutissent tou tes au meme resultat : a savoir que ce fame ux visage peint n'es t pas un «po rtrait sur le vif» de Da nte par son «contemporain e t ami tres intime» G iotto di Bo ndone . . . Sa n a ture

24 La frcsque fut d ecouverte le 21 juille t 1840, e t sa rcstau ration fu t immcdiatc­ment l'o bjet de polemiques passionnees. Cf. R.T. Ho LBROOK, Portraits of Dante, op. cit., p . 73-103. «An American, Mr. Wylde, S ignor Bazzi and two Englis hmen , Mr. Rich and the artis t S eym our Kirkup, resolved 1840 to sea1·ch for the po rtra it, agreeing to pay a ll the expenses, whether the researches were s uccessful or nol. The first portion uncovered broug ht to lig ht the portrait of Dante, w hich was immedia­tely a nd bm·barou sly restored by Ma rini. A hole h ad been knocked in the eye o f Da nte, and Mr. Kirkup says : "I saw the Minister of Public Works direc ting Marini how to paint a new eye, and they made it between them, too s mall and too near to the nose . .. Not conte nted w ith that they p a in ted the rest of the face to match the new eye. The fig ure was dressed in the three colors wo rn by Beatrice ... These colo rs be ing to radical for the time, 1840, all d a nger wa s avoided by c hanging the green to chocolate co lor"'' · Cite par P. Barocch i e t R. Be tta rini d a ns leur editio n de G. VASARI, Le Vile ... , Flo rence, 1969, II (com mento), p . 350-351.

25 G . MrLANESI, Lellera al Ministro della pubblica istruzione, dans Giomale del Centenario di Dante, 1865, p. 17-38.

26 E. H. GoMBRICH, Giallo's Portrait o( Dante?, dans The Burlington Magazine, CX.XI, 1979, p. 471-483 (repris dans New Light on Old Masters . Studies in the Art o( the Renaissance, IV, O xford , 1986, p. 11 -3 1). Surcette fresqu e du Bargello, cf. d'au t re part G.B. CAVALCASELLE e t J .A. CROWE, A History o( Painting in Italy, New York, 1903, Jl , p. 48-58; R.T. Ho LBROOK, Portraits o(Dante, up. cit . , p. 104-138 ; G.L. PAssE­

RINI, II ritrallo di Dante, Florence, 1921; 0 . W uLr-F, Das Dante Bildnis, dans Kuns t­chronik und Kunstmarkt , XXXII, 1921, p . 909-912. Unc importa nte bibliographic est d o nncc par G. PREVITALJ, Giollo e Ia sua hollega, Milan , 1967, p. 335-336. Pour les s pecula tio ns «a nthropo logiques>> visant a compa re r lc «portrait >> du Bargello avec Ia forme du c ra ne d e Dante, c f. F.J. MATIIF.R JR, The Portraits o( Dante, Compared with the Measurem ents or his Skull and Reclassified, Princeton, 1921, c t F . FRASSETTO, Dantis Ossa. La forma corporea di Dante. Sch eletro, ritralli, m aschere e husti, Bologne, 1933.

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Rt:::SSI:::MI::JLA:-.!CE MYTIIIFIEE ET RESS E MBI.ANCE OUI:JLI EE C II EZ VASARI 395

nzimetique, e t done sa «rcssemblance », n e sont rie n d'au tre qu'une construc tion m ythique transmise par Vasari .

Un m e nsonge de J'histoire, done. Une fic tion , d ont on peut ainsi resumer les do nnees principales : premieremcn t, cette fresquc n 'est pas de Giotto . E lle n 'est qu'une ccuvre d 'atelier, et d 'aille u rs fort incgale dans son s tyle; ellc fut commanditee par le Podesta t Fidcmini da Verano (1336-1338), a une epoque ou Giotto etait peut-etrc deja m ort ou proche de mourir Ua nvier 1337), consacrant ses dernie res forces a u grand projet architectura l du campanile de Ia cathedralc27• Dcuxie mement, ce visage que rcpresen te le detail de fresque n'est pas de Dante, e n tout cas pas de ce Dante «contemporain » et «Vivant » dont veut n ous convainc re Vasari. Pourquo i cela? Pa rcc q u e Dante etait mort de puis seize annees environ; parce qu'il ct a it absent d e Florence depuis trcnte-cinq a ns au moins. Banni e n 1301, sa condamnation avait ete renouvelee en 1315 : il risquait do ne le buc he r s'il reapparaissait dans la cite, e t d es images d'infa m ie se char­geaient sans do ute de le fa ire apparaitre su r Ia fa<;ad e des palais - mais h umilie, pcndu pa r Jes pieds 28

• Surtout, Da nte ne po u vait que tres impro­bablemcnt figurer parmi les EJus d 'un Jugement dernier commandite par Je parti m em e- les Guelfes noirs - qui l'avait banni e t c ondamn e a mort. On pourrait ajoutc r un a rgu m ent supplementaire en nota nt que la fresque du Bargello nc correspond m eme pas physio nomique m cnt aux rares descrip­tions contcmpo ra ines du poete, qui nous l'cvoqucnt comme un homme porta nt Ia ba rbe 2

" •••

Lcs his toric ns sont cnfin parvenus a Ia conclus io n , plus c ruclle encore pour notre legendc, que Dante et Giotto ne sc sont probablement jamais connus. Tout, e n effet, separait les d eux hommes : lc pe intre fut un rouage manifeste de Ia politique thcocratique romaine, ho nnie par·Da nte qui voua

27 cr. G. P REVITAU, Giallo e Ia sua bottega, op. cit., p . 128-129. zg Cf. E.H. GoMBRICH, G iotto's Portrait of Dante?, a rt. ci t. , p . 475, et su rtout H.

WtERUS7.0WSK I, Art and the Commune in the Time of Dante , dans Speculum, XIX, 1944, p . 21-22 . Su r Ia pratique des images «infamantes», c f. G . 0RTALLJ, La pittura infamante nei secoli X III-XVI , Rome, 1979, e t plu s recemme nt S .Y. EDGERTON, Pic­tures and Punishment. Art and Criminal Prosecution during the Florentine Renais­sm7ce , llhaca-Londres, 1985.

29 Sur les descriptions anciennes d e Dante, cf. R.T. H OLBROOK, Portraits o( Dante, op. cit. , p. 16-28. Les textes de Boccace e t d e Villani .se trouvcnt reunis dans G.L. PASSF.RIN I, Le Vite d i Dante, scrille da Giovanni e Filippo Villani, da Giovanni Boccaccio, Leonardo Aretina e Giannozzo Manell i, F lorence, 19 17. No tons par a illeurs que le '' portra it d e Dante, a e te repere par q uelques commentateurs sur un a utre visage des fresques padoua nes d e Giotto (il porte, lui a ussi, le chapeau bien connu, m ais reconnait-on quelqu'un a son chapeau?). Cf. G. DE Lo Gu e t G. MARINELLI, II ritratto nella pittura italiana, B ergame, 1975, I, p . 67.

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aux gemonies tous ceux qui protegeaient Giotto et lui passaient commandes de ses reuvres : le pape Boniface VIII, notamment, et cette famille Scrovegni, de Padoue, que Dante sans hesitation precipite dans l'Enfer des avaricieux30• Quant a la fameuse citation de Giotto, dans le onzieme chant du Purgatoire - citation regulierement invoquee pour en deduire une familiarite « humaniste » des deux artistes -, son contexte immediat nous la restitue pour ce qu'elle est en verite : une allusion loin­taine et inamicale, qui se prononce sur Ia corniche de l'orgueil. Dante n'y parle, un tercet avant de nommer Giotto, que de la «vaine gloire des reuvres humaines» (oh vana gloria de l'umane posse!) 31

11 y aura done eu, quelque part entre !'execution de cette fresque et le recit vasarien, la mise en place d'une mythification de l'histoire. Peu importe qu'elle soit ou non l'reuvre de Vasari lui-meme; car elle ne l'est bien sur pas32• Il ne fait que la reprendre, mais il fait beaucoup plus que la transmettre : il Ia fixe et la cristallise dans le premier monument de notre histoire de l'art modeme. Et meme avec elle il fonde le discours modeme de l'histoire de l'art. Ce qui importe ici est de reconnaftre dans ce men­songe partage, transmis, peu a peu stabilise et finalement erige en tradi­tion, en savoir - en « histoire de l'art» -, la dynamique meme d'une construction mythique33• On a fait justice factuellement de ce mythe, c'est­a-dirc qu'on l'a critique au regard de !'exactitude historique; mais on ne l'a pas fait theoriquement 34• C'est-a-dire qu'on n'a pas encore eclaire l'enjeu, la

3° Cf. DANTE, La Divine Comedie, Enfer, XVII, 64-75. Sur !'impossible rapport de Dante et de Giotto, cf. E. BATTISTI, Giotto, Geneve, 1960, p. 21-25.

31 Cf. DANTE, La Divine Comedie, Purgatoire, XI. 91. 32 Elle se trouve deja chez Filippo Villani dans son Liber de civitatis Florentie

famosis civibus ( << Pinxit [Giotto] speculorum suffragio semetipsum, sibique contem­poraneum Dan tern in tabula altaris capelle Palatii Potestatis ... » On voit que Villani ajoute ici le motif complementaire de l'autoportrait, et qu'il parle a propos de Dante d'un retable plutot que d'une fresque), et surtout dans L. GHtBERTI, I Commentari (c. 1447), II, 6, ed. 0. Morisani, Naples, 1947, p. 35 (qui donne une vers ion encore dif­ferente). On Ia retrouve aussi, avant Vasari, dans le Libra di Antonio Billi. ed. F. Benedettucci, Rome. 1991, p. 39.

13 Cf. M. DETIENNE, Une mythologie sans illusion, dans Le Temps de Ia reflexion, 1. 1980, p . 58-60, qui parle du mythe dans les termes d'un savoir partage, memorise, repett\ varie.

34 Cf. par exemple A. CHASTEL, Giotto coetaneo di Dante (1963), dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, I, p. 377-386, qui n'a aucun mal a passer de Ia <degende » du portra it de Dante par Giotto a Ia <<signification historique » ou s'«atteste a Flo­rence m e me ]'existence du couple Dante-Giotto>> (p. 384). Sur Ia tradition esthetique d e ce <<Couple », cf. P.L. RAMBALDI, Dante e Giallo nella letteratura artistica, dans Rivista d'arte , XIX, 1937, p. 286-348.

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RESSEMBLANCE MYTHIFIEE ET RESSEMBLANCE OUBLIEE CHEZ VASARI 397

strategie meme de ce mythe dans Ia construction vasarienne qui est, je le repete, Ia construction de notre histoire de l'art, celle dont nous avons herite et dont nous continuerons de partager Ia mythologie tant que nous n'en aurons pas questionne et critique les evidences, les axiomes majeurs.

Que faudrait-il done entreprendre, au-dela de Ia simple critique fac­tuelle? Au regard de I' objet, c'est-a-dire de la fresque elle-meme et des reuvres qui lui sont historiquement, iconographiquement associees -reuvres qui dessinent, ace titre, comme l'arbre ou le tableau des versions de Ia legende -, il faudrait tenter de comprendre Ia mise en place, toujours plus imperieuse, d'un paradigme mythique instaurateur de ressemblance. Comprendre cela nous aiderait a denouer les fils dans lesquels nous res­tons pris lorsque, devant Ia fresque du Bargello, nous «reconnaissons» le visage de Dante, sa ressemblance, oublieux du fait que !'«impression de portrait» qui s'en degage puissamment ne doit rien a de reelles differences syntagmatiques, in praesentia, par rapport aux autres visages qui l'entourent35 • En realite- et selon Ia loi d'un subtil paradoxe -, nous n'indi­vidualisons le visage de Dante que sous Ia contrainte d'une generalite, d'un paradigme in absentia : c'est-a-dire sous Ia contrainte implicite d'une serie iconographique immense et bien attestee ... mais bien posterieure a la fresque elle-meme.

Ajoutons a cela que Ia restauration - c'est-a-dire l'etat dans lequel nous voyons cette fresque aujourd'hui- aura tres probablement contribue

35 Cette «impression de portrait» fournit Ia base - en general peu sOre - d'un tres grand nombre d'interprctations en histoire de l'art. La certitude qu'elle induit trouve son expression naYve dans de nombreux textes du debut du siecle, par exemple celui de R. DE LA SIZERANNE, Les masques et les visages a Florence eL au Louvre. Portraits celebres de la Renaissance italienne, Paris, s.d. [Ia 2" edition porte la date de 1914] : «Auquel d'entre nous n'est-il pas anive, tandis qu'il regardait les pein­tures d'un musee ou les fresques d'une vieille eglise, d'apercevoir, parmi les tetes impersonnelles de saints, d'anges, de dieux, de nymphes ou de satyres, de specta­teurs ou de bourreaux, une figure dont il s'est dit: "C'est un portrait!" Pourquoi? 11 n'aurait su le dire, mais ]a chose ne faisait pour lui aucun doute. C'est qu'il avait reconnu, dans cette figure, des caracteres tellement individuels, a ce point par1i­culiers et, par Ia, si vivants, qu'il lui paraissait impossible que le peintre ait pu les tirer de son imagination, mais certain qu'il les avait pris "d'apres le vif", comme on disait autrefois. Et il est probable qu'il ne se trompait pas.» (p. I) Mais cette certi­tude perdure, elle tend a faire de !'interpretation une competence de <• chasseurs de tetes», de «Sherlock Holmes». C'est la une reduction de Ia methode iconologique, que l'on retrouve par exemple dans les tentatives de C. Ginzburg, par exemple dans Jndagin.i su Piero. II BatLesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, 1981.

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a individualiser le fameux visage : une grande lacune continue de manger celui du donateur, devant lui, et, juste derriere lui, d'autres visages semblent s'estomper, n'ayant san s doute pas ete restaures avec Ia meme application, le merne genre de soin, Ia meme intenLion. Pour finir, le detail declare «Dante» semblera s'avancer vers nous, nous faire s igne, en appeler discretement a ce qu'on le remarque. Comprendre ce detail pour ce qu'il est (un element paradigmatique remarquable) et non pour ce qu'il se donne (un syntagme remarquable), c'cst comprendre qu'une tradition historique externe a l'reuvre meme - anachronique et etrangere au travail de !'artis te -aura progressivement focalise notre attention sur lui en nous contraignant subtilement a y reconnaitre d'cvidence le visage de I'Alig­hieri. Comprendre ce visage pour ce qu'il est (un choix iconographique) et non pour ce qu'il se donne (un temoignage pris sur lc vif), c'est comprendre qu'il fonctionne dans la fresque comme un detail construit, faisant lui-meme partie de !'operation lege ndaire, du «devoir-lire», de la prescription referentielle : il n'est qu'un moment, certes privilegie, dans Ia veritable histoire construite , reconstruite, de notre art «modcrne».

II faudrait, pour analyser cxactement cette construction, ce paradigme, restituer a que! moment e t dans quelles conditions l'exigence se fit sentir d'associer ala figure de Dante- qui, done, ne fut probablement jamais por­traiture «Sur le vif» de son vivant, si j'ose dire- un aspect reconnaissable, ftlt-il schematique, mais signaletique et «caracteristique» pour cela. Nous pouvons approximativement situer ce moment vers 1350-1360, soit une trentaine ou une quarantainc d'annees apres la mort du poete (ce qui revient a dire : quinze ou vingt-cinq ans apres Ia mort de Giotto). Plusieurs signes a cette epoque temoignent en effet d'une volontc de rehabilitation civique, moyennant quoi Dante se voit indus dans les series d ' « hommes illustres», ces uomini f"amosi par lesquels chaque cite italienne - et Flo­rence plus que toute autre- construisait scs propres legendes d'origine, ses propres genealogies h eroiques, reelles ou exagerees, historiques ou allego­riques. Ces uomini famosi auront determine tout a Ia fois des productions litteraires, melant chroniques et textes d'cloges, et des productions icono­graphiques : te lles , a Florence, cellcs de Santa Maria Novella, de Santa Croce ou du Palazzo Vecchio, dont les inscriptions furent composccs par Coluccio Salutati lui-meme '6 . En 1396, un projet fut e ngage dans la cathe­dralc de Florence pour constru ire un monument sculpte qui devait reunir les depouilles des poetes celebres, Zanobi di Strada, Pctrarque, Boccace, et

'" cr. T. HAN KEY, Salutati 's Epigrams fnr lhe Palazzo Vecchio at Florence, dans

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RESSF.MI3LANCE MYTIIIFIEE ET RESSEMBLANCE Ol18UEE CIIEZ VAS,\R l 399

Da nte bie n su r; m a is le monume nt ne fut jamais construit, e t l'on sait que les e fforts d es Florentins pour recuperer le corps de Dante cnseveli a Ravenne furent voues a l'echec. C'est done un «memorial peint37 ))- non un tomheau, mais un portrait imagina ire : Ia substitution elle-mcme est eclai­rante- qui s ignala aux c itoyens de Florence la g loire posthume de Dante Alighie ri. Realise entre 1413 et 1439 par Antonio Neri , il fut re mplace en 1465 par un grand panneau de Dome nico di Michelina, que l'on peut encore admirer dans la cathedrale (fig. 5).

II est inutile d'ins ister, da ns tout ce processu s , sur le ro le d ccisif jouc par Ia reference humanis te e t son cadre d'inte1ligibilite. Deux textes bien connus, parmi les tres nombreux qui pourraient e tre verses a ce dossier, suffiront a rendre clair l'enjeu de telles galeries de portraits dans cette pro­blematique d e Ia gloire publique et civique. Le premier est un passage d e l'Histoire naturelle ou Pline evoquc !'invention d e ces «galeries d 'hommes celebres» destinces a orner les biblio theques : «<I n'est pas plus grande preuve de r eu ssite pour un individu, ecrit Pline, que celle-ci : que tout le monde soit avide de connaltre que! aspect il a prcscnte . A Ro m e, !'inven­tion remonte a Asinius Pollion qui, en fondantle premie r une b ibliotheque , fit d es genies que l'humanitc a connus une propric te publique (ingenia hominwn rem publicam (ecit) 3x».

L'autre texte est re marquable parce qu'il donne du premier - qui en est

l'horizon - une version dal vivo; et a cc titre il pcut etre conside re com m e une e tape decisive dans cctte construction du par·ad igm e de resse mblancc que man ifeste s i completem e nt, s i definitivement, le recit vasarien. II s'agit d'unc lcttre de Pctrarque a Francesco Bruni, datant de 1362, e t oil le poete raconlc com pla isammcn t l'admiration que lui vouait Pando lfo Ma la testa­a pr·euve : celui-ci avait e nvoye un peintre devant lequel Pe trarque accepta

.Journal of' the Warburg and Court auld lnstitwes, XX II, 1959, p. 363-365. Sur· !'icono­graphic des uomini (anwsi au XIV' et au XV'· siecles, cf. notamment T.E. Mommsen , Petrarch and the Decoration o( the Sa/a Virorum Illustrium in Padua, dans The Art Bulletin, XXXIV, 1952, p. 95 -116; J. T oLsc A, Cli « Uomini {amosi» della Bihlioteca Cockerell, dans Paragone, Ill, 1952, n" 25, p. 16-20; J. ALA7.ARD, Sur les hommes illustres, dans 11 mondo antico nel Rinascimento. Atti del V Convegno intemazicmale di studi sul Rinascimento , Florence, 1958, p. 275-277 ; R.L. MoDE, Masolino, Uccello and the Orsini " Uomini (amosi», dans The Burlington Magazine, CX fV, 1972, p. 369-378; D. ARASSE, Portrait, nu!moire familiale etliturgie dynastique : Valerano-Hector au chateau de Manta, dans Il ritratto e la 1nemoria. Materiali I, dir. A. Gentili, Rome, 1989, p. 93-112 .

.J? Comme le dit fort b ien E. H. GoMBRICII, Giallo's Portrait of' Darzte ?, a rl. cit., p . 483 .

.18 P LINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, 10, cd. e t trad. J.-M. Croisille, Paris, 1985 , p. 40.

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de poser di naturale, afin que son admirateur put lire ses reuvres sous le regard de son portrait39 •.•

Le caractere litteraire de toute cette problematique n'est pas fortuit. Car il n'y a pas, dans cette histoire construite, d'image sans sa legende : il n'y a pas de paradigme mythique instaurateur de ressemblance sans un paradigme mythique instaurateurde signification. Celui-ci s'elabora, comme je l'ai suggere, a partir des annees 1350, date a laquelle nous trouvons, dans le Commentarius ad Dantis Comoediam de Benvenuto da Imola, un recit assez comique sur Ia rencontre de Dante et de Giotto qui l'accueille chez lui, a Padoue : le poete s'y etonnant ironiquement du contraste qu'il remarque entre Ia beaute des «figures feintes» - c'est-a-dire peintes - de Giotto, et Ia laideur extreme de ses «figures vraies», c'est-a-dire de ses propres enfants ... Remarque a laquelle Giotto n~pond, non moins ironique­ment : « C'est que je peins le jour, et ne fabrique que Ia nuit (quia pingo de die, sed fingo de nocte) 40 » . Mais !'anecdote, comme on s'en doute, n'etait deja qu'un topos litteraire : elle reprend litteralement un passage des Satur­nales de Macrobe41

, ce qui nous renseigne bien sur la construction d'emblee litteraire du couple Dante-Giotto, et du paradigme esthetique qui en fut l'enjeu ultime.

A l'autre bout de cette chaine litteraire42, nous trouvons done un recit

qui, comme je l'ai suggen~. fixait durablement l'ensemble rhetorique et legendaire de ce rapport «vivant» entre Dante et Giotto. Pourquoi le recit vasarien devait-il fixer cet ensemble plus durablement que tout autre ? Parce qu'il fut donne, non comme un simple exemplum ala favon antique, mais comme un moment de l'histoire vraie, un moment du «progres artis­tique>> retrospectivement observable, pour l'reil «moderne» du Cinque­cento, depuis le Trecento giottesque. Nous sommes la, desormais, dans

39 PE.TRARQUE, Lettere senili, I, 6, ed. et trad. italienne G . Fracassetti, Florence, 1869, p. 55-57. Le recit evoque, toutcs proportions gardees, la legende d 'Abgar e t du Mandylion. Retenons d'autre part !'expression de Gombric h a pro pos d e ce n~cit : «In a sense this text might be regarded as the Foundation Charte r of our National Portrait Ga lle ry>>. E. H. G o MBRICH, Giotto's Portrait o( Dante ?, art. cit. , p. 480.

40 BENVENUTO DA lMOLA, Commentarius ad Dantis Com oediam (vers 1350}, c ite par J. VON Sc HLOSSER, Ouellenbuch zur Kunstgeschichte des abendliin.dischen Mille­lalters , Vienne , 1896 (reed. Flore nce, 1992), p. 348-349.

4 1 Cf. MACROBE, Satumales, 11, 2, 10, eel. e t trad. H. Bo mecque , Paris , 1938, I, p. 260-261 : «Chez Mallius, qui passait a Rome p our le me illeur d es pe intres [de son te mps], se trouvait dine r Se rvilius Geminus . S'ape rcevant que le s e nfants de son h6 te e ta ie nt !aids (de(ormes), il dit : "Tu ne n~uss is pa s a u ss i bie n, Mallius, e n sculpture qu'e n pe inture !" A quo i Ma llius n:~pliqua : "C'est que j e sculpte dans lcs te nebres e t que je pe ins a Ia Iumie re" (in tenebris enim jingo, inquit; luce pingo )».

42 C f. les textes rccenses p::u· J . vo N Sc HLOSSER, Quellenbuch, op. cit. , p. 348-383.

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RESSEM B LANCE M YTIIIFIEE ET RE.SSEMBLANCE OUBLIE E CIIEZ VASARI 401

!'elem ent du savoir historique. E t c'est Ia to ta lite systematique d u monu­m ent vasarien , en particulier Ia coexistence d 'un te l n~cit avec Ia descrip­tion co ncrete des reuvres pour a insi dire o bjectivemen t cataloguees de Giotto, qui confere a l'a necdote d u po rtra it «Su r le v if» un sta tut bien dif­ferent. Voila pourquoi sa nature legendaire se camoufle si bien derriere !'evoca tion d'une reuvre bien reelle - la fresquc du Bargello -, a laquelle on est cvidemmcnt tente de c ro ire, puisqu 'elle exis te, jusque dans son role p ro­bable de prototype iconographique .

Cet aspect discursif - avec Ia s trategie de legitima tion qu'il met en place - est fondamental. II nous o b lige a pcnser !'opera t ion m ythifica trice m enee par Vasari au-dcla de sa simple mise en cause [actuelle , e t don e a u­deJa de son incontestable valeur d'illusion. Lorsqu'au XJVc siecle Petra rque evoque les v ultu s v iventes , les «Visages vivants» d'un tableau, ou bien les signa spirantia, les «sign es [ou Jes s tatues] qui respirent » et a qui «il ne manque que la parole» (vox sola deest), il se refere plus a une tradition r hc­torique stratifiee dans sa bibliotheque qu'a une descriptio n concre te d es processus mimetiques de l'art de son temps 4

·3

• Il s itue done clairem ent son d iscours dans !'e lem en t d u topos litteraire. Mais , lo rsq u'au XVJc s ieclc Vasari construit l'his toire encyclo ped ique - ct dogm a tiquem en t a rticulee­d'une Renaissance toscane compr ise comme restaura tion du huon disegn o m im et iquc, il se refere desormais . en ho m me d u m etier, a u n e ta t co n cr e t de l'art de son temps, e t notamme nt a des processu s indubitables de po r­tra its «su r le vif», tels q u 'on peut les admirer chez Ra phael o u chez Bro n­zino , par exem plc .

Vasar i a u ra done s itue son discours dans l'clem ent du topos, e t dan s lc depassemen t m e m e de cct element. Un te l depassem e n t, c'est l'cta t contem­po rain des arts visuels q ui , je le repe te, le lui a ura pe rmis. Eta t contempo­rain marque, no ta rnment, par Ia re marquablc Oor a ison d'une tra ttat istica, u ne <ditterature d 'art » q u i, para llelcmcn t a Ia floraison des Academ ies - u n nom bre considerable e n au ra vu lc jour da ns la seule peninsu le ita lienne entre le xve c t le XVJe siecle - , te ndait a constituer un veritable logos d es arts visucls c t des p ratiques im ita tives en general 44 • A. m i-chcm in d e

4 1 PE.T RAROUF., Rime, LXXVII-LXXVIII , ed. F . Ncri , Turin, 1953 (ed. 1960), p . 146-14 7; Familiarum rerum lihri, XVI, 1, £pistole, ed . U. Dotti , Turin , 1978, p. 364-366.

44 Cf. J. voN S c HLO SSER , La Litterature artistique (1924), trad . J. Chavy, Paris, 1984, p. 2 51-453. P . Barocch i (d ir .), Scritti d'arte del Cinquecento, VJI. L'im itazione. Bellezza e grazia, p ruporzinni, misure, giudiziu, Turin , 1979. S. Rossr, Daile botteghe aile accademie. Rcalta sociale e teorie artis tiche a Firenze dal X IV al XVI secolo , Milan, 1980.

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402 Cl:::ORG ES Dl l>I-I!L'BERMAr-.<

Pe t ra rque e t de Vasari , le De pic tu ra d 'Aiber-t i a va it fai t de Ia ressembla ncc unc prescriptio n theor iqu e e t pra tique cla irement articulee, d e ma nd a nt a u pcintre d '« o bserver la natu re» (naturam intu eamur) , d e «Ia regarde r lo ng­te m ps et avec so in » (diuque ac diligentissime spectemus ), pour fina.le m ent «S'a ttacher a l'i m ite r en ce la a vec to u t lc so in e t Ia renexio n possible» (in

qua imitanda o mni cogitalione et cura )4' .

On comprcnd m ieux, d eso nna is, pou r qu oi !'episode du portra it de Da n te , da ns Ia Vie de Giotto, occupe une p os it ion s i cruc ia le : c'est q u 'il occupe une po sitio n non se ulcment o rig inaire, m a is e ncore m edia t rice et d ia lectique . Il rcso ud - a sa fa<;on - un certain no mbre de contradic tio n s. D'un cote, e n e ffe t, il pe rpe tue une traditio n rhe to r ique qui fait du r·eci t entie r un topos caracteris tique de la litterature h u m a nis te. Ce que Vasari raconte de G io tto e t de son po rtra it de Da nte execute dal v ivo - pa rce que c'est a Giotto qu 'il veut rem e ttre la pa lme d e l'inventeur de Ia Ren a.issa n ce - , d'a utres l'avaie n t raconte d e Cima bue trac;ant dal v ivo le por tra it de sa int F ra nc;ois, e t d 'autres e nco re l'ava ient raconte d e Simon e Mar tini tra<;an t da l vivo le portra i t d e Petrarque-'6 • Ma is, d 'un a utr·e cote (e t Ia reside !'aspect d ia lectique de cctte o pera tio n ), Ia forme de celte legende produit une forme de savoir : e n tran sme ttant un topos, Vasa ri nou s a tout d e mem e fait passer dan s u n c hamp discursif nouveau, le logos d e Ia prem iere his toire de !'a r t huma n is te, o Cr le portra it «su r le vif» a u ra effectivement joue un role de te rmina n t.

Un e forme d e legendc produit une form e de savoir: com pre nons cet a pparent p a radoxe en cons ta tant que Vasari n e s'est pas contente de fai re du po rtrait u n n:!cit d 'orig ine, puis u n genre pa r e xcelle nce de J'epo q ue renaissante ct d e Ia p e rfo rma tivite m ime tique des « pe intres m odernes», comme il d it. Vasari a fa it b ie n plu s : il a fa it du portr·a it sa methode d e tra­vail his toriquc c t la forme m c m e d e so n pro pre discou rs. L'e labo ra tio n d es Vies, s u r unc tre n ta ine d 'annees d e travail 47 , s' idc n tifie commc on lc sa it avec Ia consti tu tio n d 'une verita ble galer·ic d e portra its- ceu x des art is tes do nt il s'agissai t d e racon te r lcs vies- surajoutes a u x d essins de sa fa mc u sc co llectio n , qu i lu i servai t e n quclquc sorte d e «fic hic r » docu mcn ta irc , d e

. , L. B . ALBERTI, De p ic tu ra, Ir, 35, trad . J.L. S c hefcr·, Pa r is, 1992, p. 159- 16 1. ''" Cf. J . vo. ScHLOSSF.R, / ,() Lilleratu re artistique, op. c it., p. 90-9 1. ~7 Dans sa d edicace a Co~me d e Medici~ ( ISSO), Vasari soulignc que l'ouvrage a

ncccss i te d ix an s d e prepm·atio n , c t concede pour-tant qu' i l nc s'ag i t encore H1 q ue J 'un « travail in fo r me >> . Ce << travail in formc >> a ttc ndra enco r e d i x-h uit ans !'editio n defi n itive (Giunti , 1568). Cf. G. V ASARI, Les Vie.\, ot J. c it., I , p . 41 -45, a insi q ue R. Bet ­tarin i , Vasari .\crillore: co111e Ia Torrentiww divenlf) Ciu lllilla, d ans II Vasari stnrio­

J!.raf(J e artista. 1\ tti del Cmlf!.rl!.\.\0 intenraz.iunale nel I V Centenario della nwrte ( 1974), F lo r-ence. p. 48S-SOO.

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RESSEMI3LAt CE MYTII IFI EE ET RESSEMI3LA CE OUBLIEE CH F.i'. VASA RI 403

base concrete pour tou te son entreprise4 8 (fig. 6). Conve rtissant ces petits portraits en xylogra phics pour !'edition giuntina de 1568 (fig. 7), Vasari te nta meme de concilier l'inconci lia ble , c 'est-a-dire !'incertitude intrin­scquc de ces portra its - leur hypotheLique ressemblance, d a ns Ia majorite des cas - , a vec les critcres qu'il exigeai t par a illeurs de tout portrait authen­tique : a savoir qu'il fut dal vera et di naturale :

«Si les portra its en effigie que j'ai places dans l'ouvragc, e n grande partie grace a !'aide de Vo tre Excellence, nc sont pas toujours tres f idCies (non suno alcuna volta baz simili al vera), e t s'ils ne possedent pas ce d o n de ressem­blance qu'avcc sa vivacite apporte Ia couleur (e ncm tutti hanna quella pro­prieta e simigliwn u che :suul dare la v ivezza de' colori ), il n'en est pas moins vrai que le dessin des traits a ete pris sur le modele et n e m a nque pas de nature ) (nun e pero che if disegno ed i lineamenti non siena stati tolti dal vera, e nun s iano e propri e naturali ); beaucoup m 'ont ete e nvoyes par d es amis, de divers e ndroits, ct tous n 'ont pas cte habi le m e nt dess ines49 >> .

Souvenons-nous que la galerie des portraits qui auront fini par servir de frontispices a chacune des Vies se re fe ra it explicitement a la collection humaniste d'uomin i f"amosi constituee pa r Paolo Giovio dans sa villa du lac de Come - e lle-mc m e info rmee, bien s ur, par Ia reference p linienne evo­quee plu s h au t ' 0

. So u ven o ns-nous aussi du celebre «Corridor d e Vasari »,

cons truit pour Cosme }<·r (le de dicata irc des Vies), e t qui prolonge les Offices jusqu'au Pa la is Pitli en ayanl f'ini par faire office, jus te me nt, d'un muscc de portraits qui compte aujourd'hui e ncore quelque c hose comme sept cents reuvres (fig . 8). Souvenons-nous enfin que l'enjcu de tout cela, da ns !'esprit m eme d e Vasari, n'etai t ric n d'autre que de crmstituer le dis­cours m eme de l'histoire de /'art cumme une galerie de portraits litteraires, une coll ect ion gencalogique - voi re e pique , e t sou vent m ytho logique quoique sou vent precise - d 'individua li tes heroYques clont les frontispices de !'edition giuntina, une fois d e plus, attestcnt toute !'importa nce strate­gique~1 . Le genre massivement monog t-a phique et «perio dique>> de nos

4P Cf. E. PANOFSKY, Le {euil!et initial du Libro de Vasari, UU fe Style ~othique VU de Ia Renaissance italierme (1930), dans L'CEuvre d'art et ses significations, trad. M. c t B. Teyssedre, Paris, 1969, p. 137-187. L. C o r.1.0131 RAGG IIJANTJ, // Libra de' Disegni del Vasari, Florence, 1974.

d'• G. VASARI, Les Vies, up. cit., I , p. 44. ~t· Cf. W. P R I N7., Vasari Sammlung vrm Ku nstlerhildnissen. Mit ei11em kriLischen

Verzeichn.is der 144 Vitenhildnisse in der zweiten Ausgahe der Lehen'lheschreibunge11 von 1568, supple me nt a ux Milleilungen des Kunsthistorischen l nstituts in Fluro12, X U, 1966. R . PAVON J, Paulo Giovio et 5011 musee de portraits :a propos d'une exposi­tion, d a n s Gazette des beaux-arts, CV, 1985, p. 109-116.

~~ Cf. J. KuEMA , Le x ilogra{ie delle Vite del Vasari nelle edizioni del 1550 e del

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expositions , de nos livres d 'art aujourd'hui, constituant quanta lui le legs lc plus evident, c'est-a-dire lc plus impense, de cette s trategic fondatrice .

Le po rtra it «SUr le vif» a ura done bien ete le genre totemique et initia­tique d 'une Rena issance d e l'his to ire de l'art (a u sens d e Ia Geschichte der Kunst) - m a is c 'e tait pour faire du portrait, sym e triquement, le genre epis­temique privilegie d'une his to ire de !'art (au sens d e Ia Kunstgeschichte) elle-m emc en train de naitre ou d e renaitre . Le paradoxe consis tant bie n dans le fait que le point d e vue «epistemique » et verifie- le portrait «Sur le vif» com m e genre par excelle nce de Ia Renaissance picturale- se basa it sur un point de vue «totemique» parfaitement affa bula teur, developpant en particulie r un exemple princeps e t prestigieux du ritrarre bene di naturale le persone v ive ... qui n 'etait e n realite nidal vivo , nidi naturale, ni done bene ritratto. Nombre d 'anecdotes vasariennes r evetent ce s tatut de construc­tions m y thico-epistemiques, valant a la fois comme m ensonges, modeles rhetoriques de l'histoire (e n tant que deroulement tempore) de l'art), et comme savoirs , modeles gnoseologiques de l'histoire (en tant que discours sur l'evolutio n artistique).

Une fo rme de legende produit une forme de savoir : cela nous dit la fragilite intrinseque de ce savoir - l'his toire de l'a rt - , originairem ent marque par l'affabulation, le cons tant desir d e legitimation, l'essentielle composante courtisane, voire oppo rtuniste 52 • Cela nous dit, reciproque­ment, la pregn ance remarqua ble de cette structure legendaire, qui n e s'est pas contentce de detoumer d es savoirs, mais qui e n a produit de nouveaux, et d'authentiques; qui ne s'es t pas contentee de de toumer des faits , mais qui a pro duit et ordonne la fact icite meme - au double sens du m ot - de l'art academique depuis le XVJc s iecJe . Car les legendes, qui transforment les faits (du point de vue d e l'his torien) se rendent capables de produire elles-mem es de nouveaux fa its, de constituer elles-memes de n ouveaux ordr~s d e faits (du point de vu e de l'anthropologu e). C'est bien leur e ffi ca­cite, voire leur efficacite epistemique - ce qui ne veut pas dire leur verite -qu'il faut inte rroger en cc contexte.

Et s 'il faut continuer d e no mmer mythe (en un scns decidement non platonicic n ) cet e nsemble e to nnant qui conjoint a l'affa bulation du mythos (au sens pla to nic ien) Ia cons truc lio n humanis te d'un topos et Ia valeur gno­seologique d 'un logos - c'cs t que, pour l'anthropo logue , une seconde carac­teristique du mythe consis te a fournir cc que Levi-Strauss nomme trcs bien

1568 , da ns Cior~io Vasari. Principi, letterati e artis ti nelle carte diG. Vasari , Flo rence, 198 1' p . 237-242.

~1 Sur· eel aspect de l'his to ire vasa ricnne, cf. G. D101- H U BERMAN, Devan! /'image, op. cit. , p . 2 1- 103.

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RESSEMBLANCE MYTIIIFIEE ET RESSEMBI.ANCE OUBLIEE CHEZ VASARJ 405

une matrice d'intelligibilite, capable d'articuler faits e t fabl es, ta bleaux des­criptifs et recits a llegoriques, savoirs concrets et croyances extravagantes,

to us ordres de realitcs heterogenes compatibilises dans Ia grille mythique elle-meme:

" Un mythe propose une grille, definissable seulement parses regles de construction. Pour les participants a Ia culture dont releve le mythe, cette grille con fere un sens. non au mythe lui-meme, mais a tout le reste : c'est-a­dire aux images du monde, de la societe et de son histoire dont les membres du groupe ont plus ou mains clairement conscience, ainsi que des inter­rogations que leur lancent ces divers objets. En general, ces donnees eparses echouent a se rejoindre, et le plus souvent e lles se h eurtent. La m a trice d'intel­ligibilite foumie par le mythe permet de les articuler en un tout coherent"" ·

Voila pourquoi une forme d e legende aura s u se rendre capable de pro­

duire une forme de savoir. L'histoire de l'art vasarienne est tout cela en me me temps, elle est ce mouvement m eme.

LA RESSE MBLAN CE OUBLIEE, O U L E SAVOTR COMME CENSURE

Mais qu'une forme de legende ait su se rendre capable de produire une form e de savoir - cela nc repond pas jusqu'au bout a notre ques tion de de part, cela ne fait au contraire que de multiplier le quest ionnement. Pour­quai cette lege ndc? A quoi exactem e nt, dans le portrait de Dante par Giotto, fallait-il nous faire croire? Au caractere «vivant» de la mimesis moderne, dont Vasari, bien au-deJa des signa spirantia petrarquiens, ne cesse de nous rabatt re les oreilles';4? On d it assez couramment que !'imita­

tion est produc trice d e croyance55 - croire a ce qu'on voi t, oublier Ia res­

semblance comme relation, ecraser voluptueusement le s ig ne de ressem-

53 c. LEVI-STRAUSS, Les le(:ons de la linguistique (1976), dans Le Regard eloigne, Paris, 1983, p . 199-200. Cf. egalement Io., «La structure des mythes», art. cit., p. 254-255 (sur Ia mise e n question de !'oppositio n entre pcnscc m y thiquc ct pensee positive); Io., De Ia possibilite mythique a. !'existence sociale (1982), dans Le Regard eloigne, op. cit., p. 215-217 et 220-22 I (sur le mythe com me tableau de regJes et reponses a des q uestions). etc.

~4 Cf. R. Le M oLLE, Georges Vasari et le vocabulaire de Ia critique d'art dans les «Vies», Grenoble, 1988, p. 99-155, qui recense les mille et une variations vasariennes sur Ia rhetorique du par che spiri, ou du tanto viva mente che non gli manca altro che il fiatto stesso ...

55 Cf. K.L. WALTON, Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Repre­sentational Arts, Cambridge, (Mass.), 1990, et surtout le livre de D . FRE.EDBERG, The Power of Images. Studies in the History and Theory of R esponse, Chicago-Londres, 1989.

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406 GEORGES DI DI -l llJBE RMAN

blance su r son referent, bref, faire du sign e une chose vivante, ce qui est le contraire du signe (qui n'est n i une chose a s tric tement parler, ni vivant, ce qui ne J'empechc pas, bien sur, d e constituer une re la t ion efficace) .. . Mais ne faudrait- il pas poser, devant la recurrence et m eme la de bauche d'cx­pressions de ce s ty le, depuis Petrarque jusqu'a Vasari e t au-deJa, Ia ques­tion introduite par l'historie n Paul Veyne a propos de la m ytho log ie grecque56 ? Les hommes d e Ia Ren a issance, les humanistes familie rs de Ia rhetorique classique ont-ils vraiment cru aux pouvoirs «vivants» de l'i m ita­tion? Du moins y ont-ils cru d a ns les termes ou plut6 t dans les d etours- les topo( - a tra vers lesquels ils l'exprimaient?

Et e n core , pourquoi ce tte lcgende? S'agissa it-il s imple ment, cornme o n est tente de le supposer, de recule r c hronolog ique ment Ia notion de Renais­sance - ou de « modemite » - a Giotto, a lors qu'en gene rall'esthetique g io t­tesque d es visages d em eure retive a }a pratique meme du portrait «SUr }e vif» 57 ? Vasa ri avait probablement interet, pour les besoins de sa periodisa­tion bien tranchee, a reduire les flottements s tylistiques de ce Trecento encore m ed ieval e t pourtant s i novateur; si le sys tem e vasarien exigeait que Ia Renaissance rut une rinascitcl du portrait (( s u r le vif » I alors il fallait b ie n que le pro to-heros d e cette Renaissance rut J' introducteur en peinture du portrait «sur le vif » ... Mais la legen d e vasarienne cons is te-t-elle seulement a mettrc d es portraits «sur le vif» ]a oil iJ n 'y e n avai l pas, la ou il n'y e n avaiL pas encore , c'est-a-dire au Trecento? Ce tte legende n e fut-e1le inven tce ou utilisee que pour combler un vide, une absence? Ou bien, au contra ire, pour camoufler, avec l'ecran Giotto, autre chose , d'autres choses, d'autres genres d'obje ts ?

J'a i pa rle plus haul du portrait «sur le vif» comme d'un genre to te­miq ue de l'his toire vasarienne. Co mme on a place de grands tote ms a l'en-

'" Cf. P. VEYN E, Les Crees ont-i/.<; cru a leurs mythes? Essai sur /'imaginatio n constituante, Pa ris , 1983.

'7 C'es t Ia conclusion a laque lle sem blait parvenir Wa rburg lorsqu'il opposa it le

cycle giottesque d e Ia chapelle Ba rdi, a Santa Croce (Flore nce) - cycle denue, disait-il, d e «puissa n ce te mporcl le» e t d '« enveloppe charnelle»- au cycle de Ia c h a ­pelle Sassetti , pe in t par Ghida nda io , entre 1480 et 1486, da n s l'eg lise de Santa Tri ­nita, e t ott l'iconog raphie fra nciscaine se voit inves tie et presque cto uffee pa t· une theorie de po rtra its qui «tra ns fot·me l'imagc des "pa u vres c tet·ncls" de Ia lCgende en un obje t d'apparat a ppat·ten a nt a l'aris toc ratie des riches commen;ants flo rentins» . A. WARBURC;, L'art du portrait et Ia bourgeoisie {Zorentine. Domen ico Ghirlandaio a Santa Trinita . Les portraits de Lattrel11 de Medicis el de son ento urage (1902), trad . S. Muller, d a ns Essais {lorenti11s, Paris, 1990, p . 105-106. Le cas d e Ia c hapelle Sc rovegni (a vec son systc me port ra iH o mbeau ) est evidcmmc nt a co ns ide t·cr diffe remment.

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RESSEMI3LANCE M YTIIIFIEE ET RESSEM I:JLA CE OUBLIEE CIIE7. VASARI 407

tree du Mu ce d e !'Homme, on dispo se souvent d e beaux portra its a !'e n­tree d es salles Renaissance de nos musces, ou sur Ia couverture de n os livres d 'a rt co nsac res a cctte pcriode. Parler d e « tote m », ce n'cst ici qu 'u sc r d'une comparaison methodologique (e t n o n cthno logique a u sens strict, e ncore que l'opera tivite du concept d cma nderait a etr e interrogee plus avant). C'est tenter d e donner un cadre a la questio n cpincuse du mode d'exis tence de tout ce dont nous pa rle Va sari. Car le portrai t «sur Je vif » existe bien, e t de fac;on aussi sura bo ndante e t emblem atique dans les a rts visue ls d e Ia Renaissance, que les totems existe nt bien dans lcs vil­lages ocea nicns cornrnc autant d'emblemes, cla niques ou non. Mais le portrait «Sur le vif» n'ex iste pas a u sens ou Vasari veut nous le faire enten­dre dans le systeme discursif et his toriquc qu'il met e n place. II n 'existc pas plus q ue n'a existe le « totemisme » du X JXc s iecle, celui de J.F. Me Lennan o u d e J.G. Frazer : i] n 'cst evident e t spectac u laire q ue comme Ia «grande hyste ric» d e Charcot fut evidente e t s pectacu la ire - so it commc Ia fan tastique mise en scene qu'un sa voir sc d o nnait de lui-meme58 • II serait done comme Ia ressemblance hysterisee, le spectacle legendaire mis en scene autoritairement c t efficacem ent par un discours e n train de ch er­chcr les pri n c ipes de sa fo nda tion ' 9 • II ne correspo nd e n rea lite qu'a un cho ix discursif, theorique : le choix de «Certaines modalites arbitraire­m ent iso lee d'un syste m e forme! [entcndons : un sys tem e forme ) bien plus large] d o nt Ia fonction est d e garantir Ia conve rt ibilite ideale de diffc­renls n ivea u x de Ia realite sociale ~>0 ».

Car c'e s t bie n a un isole ment a r·bitra ire que Vasari proceda avec sa notio n d e portrait «SUr Je vif» : d'une part, j) reduisait J'activi te mimctiquc a une affaire qui fOt interne, specifique a l'his to ire d e !'art - c t il faut bien

5~ Je m e pc r·m ets cette association dans Ia m esu re o u c'est a travers elle precise­m en t que Levi-Strauss engage les toutes p r·emieres !ignes de sa critique du tole­m ism e : '' II e n est d u to temism e comme de !'hysteric. Qua nd on s'est avise de doute r qu'on put a rbi trai rcm ent isoler certains pheno m enes e t les g rouper entre eux, pour en fa irc les s ig nes diagnostiques d'une malad ie o u d'unc institution objective, les sympt6 mes m em es ont disparu, ou se sont montres re be lles a ux interpretations uni­fiantes. ,, C. L EVI-STRAuss, Le totemisme aujourd'hui, Pa r is, 1962, p. 5.

~9 Sur Ia " legende de l'hysterie >> e t le role des " m a nipula tions de Ia r·essem­blance>> dans la fondation du savoir psychopatholog iq ue au XIX" siecle, cf. G. DIDI­HuBERMAN, Invention de l'hysterie. Charcot etl'Iconographie photographique de Ia Sal­petriere, Paris, 1982 e t, p lus recemment, J. CARROY, Hypnose, suggestion et psycho­logie. L'invention de sujets , Paris , 1991.

60 C. LEVI-STRAuss, La Pensee sauvage , Paris, 1962, p. 96 .

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408 GEORGES 0101-HUBERMAN

avouer que cettc attitude prevaut encore souvent -, c'est-a-dire aux enjeux esthetiques e t humanistes d'une modernite consciente de son travail d e « restauration du buon disegno ». D'autre part, il reduisait les ressem­blances produites a des termes substantialises, comm e je le suggerais a u d epart : des c hefs-d'ceuvre a produire - et auxquels « il ne manqucrait que Ia voix » - , des enje u x esth etiques a concretiser. Moyennant quoi, Vasari a ura ete contraint de faire du portrait un mythe au sens trivial du terme, c'est-a-dire une invention, une affabulation, une legende.

Com prendre le << totemisme » vasarien de }'imita tion - et, au-deJa, celui de toute Ia traLlatistica academique du XVI" s iecle -, cela reviendrait done logiquement a rompre cet isole m ent arbitraire ou reste tenue la notion d e portrait lorsqu'elle est envisagee comme pur et s imple genre d es beaux­arts. Cela rcviendrait a elargir Ia comprehension du «Systeme forme!» et social do nt le portrait, d e Giotto a Titien, ne fut sans doute qu'un elem ent parmi d 'autres. Bref, cela reviendrait a envisager jusqu'au bout la ressem­blance comme une relation - ou plut6t comme un e nsemble d e relations­anthropologiquement determinee. Faire l'histoire de ['art du portrait, aujourd'hui, ce ne peut etre qu'inclure cette histoire des objets d'art da ns le cadre autrement complexe, tout a la fois synchronique et d iachronique, pour reprendre les expressions classiques du s tructuralisme, d 'une anthro­pologie de Ia ressemblance. Fac;on de comprendre le portrait - et. a u fond, la mimesis elle-mem e - comme porte par un mythe, cette fois-ci a u sens non trivial du mot : au sens d'un ensemble de relations multiformes, convertibles, transformables, qui engage de part en part la construction d'une poetique visuelle, non sur Ia base d'un «terme » ou d'un axiome esthetique enonce dans quelque traite humanis te, mais sur Ia base d'un e veritable heuristique formelle : soit un champ extrem e m ent large de rela­tions possib les experimentees dans Ia longue duree comme dans la << microhistoire», dans le style d'une epoque entiere comme dans chaqu e reuvre s inguliere . L'etude precise - materielle et formelle - de cette constructio n devant, d ans le m eilleur des cas, nous permettre de mieux comprendre comment les hommes de Ia Renaissance o nt pu <<croire» a u x pouvoirs de )'imitation, et comment ils o nt rei fi e, ceuvre cette croyance, dans ce genre d'objets que !'on nomme d es portraits.

Mais revenons une fois e ncore a Ia legende vasarienne e lle-mcme, et a l'enje u de sa propre constructio n . Nous en sommes a rrives a !'hypothese que cette legende avait produit, par le biais du portrait d e Dante par Giotto, un totem caracteristiquc c t prestigicux de Ia ressemblance huma nis tc : naturelle e t culturelle, moderne e t originaire, picturale e t guidee par !'Idee d'un huon disegno- «vivantc» enfin. Cette hypothese appe lle des lors une quest io n nou velle : qu'est-cc qui , da ns cettc assomption g lorieuse du huon

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Fig. 1 - Donatello, Buste de Niccolo da Uzzano, vers 1432. Te rre cuite polychro me. F lorence, Museo nazionale del Bargello. Pho to A. F le ischer.

MEFRIM 1994, 2 28

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Fig. 2 - Ate lier de Gio tto, Jugem ent dernier, vers 1336-1338. Fresque. Florence, Chapellc du Podcsta t, Museo nazionale del Bargello. Pho to Alina ri .

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Fig. 3 - Atelier de Giotto, Jugemen t dernier, ve rs 1336-1338. Fresque (de ta il du «portra it » de Da nte). Florence, Chapelle du Podesta t, Museo nazionale del Bargello .

Photo Alinari.

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Fig. 4 - G.B. Cavalcaselle, Le <<portrait de Dante» avant sa restauration, 1840. Dessin a la plume et au crayon. Venise, B iblioteca Ma rciana (Codl. It. IV 2040 [12281]). Inscrip­tion s : «[a dro ite] n. 1 sagoma del cappuggio capita da quella del calco f"atto dal signor Kir­kup sopra l'originale prima del restauro. Que­sta sagoma combinerebbe colle operazioni che io avevo gia f"atto al Bargello. [a gau ch e] Cap­puccio di Dante come credo f"osse stato in ori­gine n. 2 parte del cappuccio rosso di Dante ri-

passata o ri(atta e contomi alterati n. 5,.

Fig. 5 - Do menico di Mich elina, Dante illuminant la ville de Florence avec sa Divine Comedie, 1465. Temper a su r panneau . Florence, Santa Maria del F iore.

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Fig. 6 - G. Vasa ri, Libra de' Disegn i, XVIe s iecle. Dessin (encadrement e t << po rtra it») enca­drant un dessin de Spinello Are tino (attribue pa r Va sa ri a Cima bue). Pa ris , Biblio theque de

!'Ecole na tionale superieure des Beaux-Arts.

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Fig. 7 - G. Vasari, Portrait de Ciotto, 1568. Xylogr a phie servant de frontispice a Ia Vie de

Ciotto.

Fig. 8 - G. Vasar i, Le «corrido r de Vasari », XVI" s iec le. F lo rence (entre les Offices e t le Pa la is Pi tti).

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Fig. 9 - Sche ma correspondant a u x c ha pitres CLXXXI a CLXXXV du Libra dell'arte de Cennino Cennini .

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Fig. 10 - Schema correspondant a ux c ha pitres CLXXXI a CLXXXV d u Libra dell'arte de Cennino Ce nnini . D'a pres D.V. Thompson, 1933.

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Fig. 11 - Ano n ym e florentin, Buste de Laurent de Med icis, d ebut du XVJe s iecle. Terre cuite po ly­chro m e . Washington, National Gallery of Art (Samuel H. Kress Collec tion).

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Fig. 12 - Do na tello, Buste de Nicco/6 da Uzzano, vers 1432. Terre cuite po lychrome. Flo re nce, Museo n azio nale del Bargello (detail). Photo G.D.-H .

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Fig. 13 - Dona te llo, Buste de Niccolo da Vzzano, vers 1432. Terre cuite polych rome. Flo rence, Museo naziona le del Bargello (de ta il). Photo G.D .-H.

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L Fig. 14 - Anonym e florentin, Buste de femme, XV• s ie cle. Bronze. Florence, Museo nazionale del Bargelk (autre fois attribue a Donatello e t refere a Ginevra Cavalcanti, femme de Laurent de Medicis). Photo Alinari

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Fig. 15 - Ano nyme florentin, Masque funeraire de Laurent de Medicis, 1492. Pla tre. Florence, Societa Colombaria. Pho to Alinari.

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L Fig. 16 - G. Vasari, Portrait de Laurent de Medicis, vers 1534. Hui]e su r to ile. Flo rence, Offices.

Pho to Alinari .

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Fig. 17 - Cigoli , Ecorche, 1600. Bron ze. F lo rence, Museo nazio na le del Bargello . D'apres un orig ina l e n eire. Pho to Alina ri .

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Fig. 18 - G. Zumbo, Tete anatomique, fin du XVII< s iecle . Cire polych rome. Floren ce, Museo della Specola.

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RESSF.MBI.ANCt: MYTIIIFIEE ET RESSEM~LANCE OUBLIEE CHEZ VASARI 409

disegno humaniste ~> ', qu'est -ce qui da n s cette legende a e te reje te, cen sure, cxclus, anathemise? Avec cette legende un sa voir nouveau est n e : notre propre discipline de l'histoire de !'art. Ma is ce savoir nouveau n'a -t- il pas du sa propre naissance a !'eradication d'un savoir plus a nc ie n, d 'un autre genre de savoir ? Si cette legende a eu d' incontestables e ffe ts de connais­sance, qu'est -ce d o n e que cette connaissance a voulu m eco nnaitre? Qu'est-ce que cette n ouve lle tradition a voulu o ublier? Bre f, s i le portrait «sur lc vif » d e Da n te par Giotto est un totem de l'histoire vasarienne, de quai est-ce alors le tabou? Qu'est-ce que Vasari, en transme tta nt cette legende, n'a pas voulu dire, ou plut6t a voulu n e pas di re, sur le portrait, sur !'imita tion, sur Ia ressemblance en general ?

C'est Ia, une fois reconnu le caracte re illusoire de cette cons truction, qu'il faut e n gager un a u tre type- symptoma l - d e recherche : c'es t Ia qu'il fa ut aller voir dans les silences (et non pas seulem ent dans les informa­tions, exactes ou inexactes) de Vasari; c'est Ia qu'il faut a ller voir d a ns les absences (et non pas seule m ent dans Jes obje ts conserves) de nos musces de portraits. II y a certes, a Ia questio n d e savo ir ce que Vasari a voulu ou blier dans sa legende humaniste, une reponsc manifeste et revendiquee par lui-meme : il fallait oublier le Moyen Age, puisque le Moyen Age cons ti ­tua it, au x yeux de Vasari, le facteur d'oubli par excellence d u huon disegno antique. Souvenons-nous d e ce qui precede jus te !'entree e n scene du pcr­

sonnage Gio tto dans le tex te vasarien : «Apres tant de guerres e t d e ma­lhcurs [on croit Ia reconna ltrc une formu le pour Ia c hute de l'Empire romainJ, les n:~gles d e Ia bonne peinture avaient e te o u b liees » (ou p lus exactement, com me les rui nes romai nes e lles- m cmes, «e n terrees » :

essendo slali sullerrali ... i modi delle buune pillure) ~>2 • Quoi de plus logique? Le Moyen Age, {acleur d'ouhli de Ia «bonne pe inture )) et e n particulie r d e l'arl du portrait, d evena it dans cette his to ire, tout simplem e nt, u n legitim e objet d 'oub[io>.

Ma is les c hoscs se complique nt des Jors qu'on accepte, comme je l'ai propose, d'interrogcr lcs s ile n ces et d e creuser Jes absences. On clecou vrc a lors cctte c hose surprenante : cc n'cs t p as pa t·cc q u 'il n'y avaiL pas de por-

1>1 J e dis «glorieusC>> a raison du fait q ue Ia << glo ire •• (gloria ou (ama ) e ntre dans Ia defin it ion mcmc du proje t vasarien, resume pa r son auteur com me un " tr·avai l que j'ai mcne avec amow· a bonne fin pour Ia glo ire de I' art e t J'honneur d es artis tes (per gloria dell 'arte e arnor degli arte(ici) ". G. VASAR J, Les Vies, op. cit., I , p. 49.

~ 2 Jn., ibid., II, p. 102. ~ 1 II lc restera p lus o u moins dans toute Ia traditio n humanis lc de l'histoire d e

l'a t-t, Panofs ky compris. Cf. J .-C. B oN E, Fond, surfaces, supporl (Panof.~ky el !'art roman), dans Pour un temps- Erwin Pano{sky , Pa t-is, 1983, p. 117-134.

MU·IUM 1994. 2 29

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410 G[ORGES DIDI-HUB ERMA.

traits «Sur le vif» au XIV'' siccle que Vasari e n a invente l'exemple pri nceps e t legenda ire a travers celui d e Dante par Giotto. C'cs t, au contraire, parce qu 'il yen avail .. . mais evidemment pas comme Vasari l'eut souha ite, et pas a l'image d e ce que sa constructio n his tor ico-dogmatiq u e l'exigeai t. Des portraits «Su r le vif», il e n existait au XIV .. s iecle bie n ailleurs qu'en Tos­cane :en France, e n Alle m agne ou e n Bohe m e, ce qu'attestent les exem ples celebres d es tetes d e ro is e t de reines disposes en 1301 par le comtc d'Ar to is dans son ch a teau de Hesdin, o u bien des vingt-et-un bustes de l'empereur Charles IV et de son entourage a Prague, ou e ncore du fame ux portra it pe int de Jean le Bon, date des a lentours d e 1350.

On pourrait certes arguer du caractere «nationa liste», exclusivem ent italie n e t m e me toscan, de l'his toire vasarie nne, a insi que d'une ignorance toujours possible, par !'a u teur des Vies, d e tcls exem ples. C'est po urquo i l'argument decisif quant a u tabou vasarie n doit etre c h erch e a Flore nce meme. Or, il exis tait bie n a Floren ce, et depuis la fin du XIII• siccle , des portraits «sur le vif» que Vasari cut sous les yeux, con nut, regarda .. . e t passa sous sile nce. Tel est d one le plus troublant da ns tout ceci : no n seule­m ent qu'une histo ire se soit constituee sur l'assomp tion de certain s objets inexistants, legendaires- m ais encore sur la dcnegatio n de certa ins autres obje ts pa rfa item ent exis tants, proches et encore bien visibles a u XVJc siecle. Ma is ces objets-la, je le repe te, n 'en traient pas dans l'h istoire ideale, dans l'histoire construite d e Vasari, indignes qu'ils etaient de figurer da ns son musce imaginaire, et academique, de l'art. Done il n'en parla p as, in s­talla nt un s ilence strategique qui a llait finir par perm ettre leur to tale des­truction physiqu e . Aucun musee d'art n'en conserve, a Florence ou ailleu rs - du m o ins a rna conna issance -, Ia m o indre trace.

Ces obje ts po urtant - ces o bje ts passes sous s ile nce par notre p remie r his torie n de !'a rt , ces o bjets d csormais absents, invis ibles, done inexis ta nts pour nos historiens d e l'art a ujourd 'hui64 - o nt constitue l'un des pheno­m e n es mimetiques lcs plus impo rtants de l'his to ire flo rentine m edievale e t re naissante. On n'en pa rle pas, puis qu'ils sont invis ibles, alors qu'ils jouerent un ro le considerable d a ns cette construction de visualite si puis­sante ct specifiquc d e Ia civilisatio n fl or e ntine. lis relevent a J'evidencc d 'une a nthropologie d e Ia ressembla nce , e t ce n'est pas un hasard si leur exis te nce fut cvoquee, pour Ia pre miere fo is da ns un essai sur le po rtrait

04 Une rcccnte synthese sur le portra it a Ia Rena issance n'en dit pas lc moinJr·c J e mi-mot. cr. L. CAMPB I.:.LL, Renaissance Portraits. Eumpean Portrail-Painling in the 14th, 15th and 16th Centuries , New Haven-Lo ndrcs, 1990 (t rad . Portraits de Ia Renais ­sance. U/ peinture des portraits en Europe aux X IV··, XV• et XV/< siix/es, trad. D. Le Bo urg, Par·is , 1991 ).

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RESSEMBLANCE MYTIIIFIEE F.T RESSEM BLA CE OUBLIEF. CH EZ VASARI 411

flo re ntin - et fUt-ce brievement - , p ar le plus «anthropologue» de nos gra nds historiens d e l'a rt, je veux dire Aby Warburg65 . Nul mie ux que lui ne te nta de penser jusqu'au bout l'his toire d e !'art a l'aune de ses propres o ublis, c'est-a-dire l'his to ire des chefs-d'reuvre survivants (par exemple telle fresque de Ghirlanda io) a l'aune d'obje ts disparus, tout ce que I'his toire de !'art n'avait pas juge digne de faire entrer dans son champ d'explication (par exemple ces guirlandes de fleurs e n m e tal que le m eme Ghirlandaio, d'ou son nom, fabriquait pou r orne r les coiffes des bourgeoises du te mps)66• Nul mieux que lui, a son epoque , n'utilisa les docume nts de l'Ar­chivio florentin pour do nner aces objets disparus une dignite historique e t a nthropologique d epassant le cadre d e Ia s imple «curiosite regionale » ou ils avaient ete jusque Ia confines.

De quoi s'agit-il, e n I' occurrence? D'une «coutume solennelle e t bar­bare», comme l'ccri t fort bien Warburg 67, liee au culte e trange, etrange­ment intense, de Ia Santissima Annunziata de F lorence. Vers le milieu du XJIIe s iecle, peut-etre en 1252, cette eglise fut en effet le theatre d'un miracle : un peintre, qui y executait une Annonciation, ech o ua it a rendre la beaute du visage de Ia Vierge. Harrasse par tant de vains e fforts, il s'en­dormit. A son reveil, le visage etait la, devant lu i, sur Ia fresque, extra­ordinairement vivant : un ange ou un a rchange- Gabriel lui-mem e, qui s'y entendait en Annonciation? - l'avait fait a sa p lace, comme o n le compris bie n vite. Autre intelligibilite, autre his to ire ; autre histoire, a utre legende ; et done, autre fantasme du portrait «sur le vif», puisque Ia qualite mira­culeuse de ce visage COnsistait evidemment dans Je «Vif celeste», s i je puis dire, d'une ressembla ncc mariale (une ressemblance di naturale, ou plutot di sumaturale) pre te, d csormais, a recue illir Jes vceux e t le c u lte assidus des Flo rentins611•

Les chroniq u es du temps nous racontcnt que ce qui avait ete le theatre d'un miracle devint progressivement un teatro di meraviglie, un «thea tre de merveiHes», c'est-a-dire un lieu qui allait vite - en cinquante o u soixante ans - se remplir d'une multitude d'obje ts extraordinaires, tous offerts a l'image miraculeuse d e l'Annunziata, to u s des tines a une fonction votive.

65 Cf. A. WARBURC, L'art du portrait, art. c it. , p . 108-110 et 125-127. 66 Io. , ibid., p. 121. t>7 Jo., ibid., p. 109. t.R Cf. F. Boco-n, L'imagine miracolosa della Santissima Nu nziata di Fiorenza ,

Flo rence, s.n., 1592; 0 . A N DR EUCCI, Jl Fiorentino istruito nella Chiesa della Nunziata di Firenze. Memoria storica , Florence, 1857, p. 76-80. Cf. egalement quelques pre­cieuses remarques d e R.C. TREXLER, Church and Community, 1200-1600, R o me, 1987, p. 20-40, sur la vie cultuelle florentine d e ce temps.

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412 GEORGES DJDI-II UBERMAN

On trouvait Ia des tableautins ou des pale d'autels representant, selon Je schema traditionnel, les donateurs agenouilles de profil; on trouvait des voti d'argento en metal repousse; on trouvait de plus modestes voti di carla pesta, c'est-a-dire des effigies en papier mache representant, comme le veut un usage immemorial, les parties du corps investies par le donateur d'une demande ou d'un remerciement de guerison; on trouvait aussi, et en tres grand nombre, des voti di cera de meme fonction que les precedents. Et enfin, au milieu de tout cela, on trouvait des portraits, d'impressionnantes statues : des portraits de eire en grandeur naturelle, pris dal vivo au sens le plus radical du terme, c'est-a-dire moules directement sur le donateur lui­meme. Des portraits qualifies, dans l'inventaire d'ou je cite toutes ces expressions italiennes, de «naturels» et meme de «plus que naturels» : voti grandi di rilievo al naturale e anco[r] piu ch'al naturale, f"atti di cera e con altre mesture 69

Des 1260, le pape Alexandre IV, un an avant sa mort - et probablement malade -, se faisait realiser pour l'eglise un portrait d e ce type. Un autre portrait votif en grandeur naturelle d'un certain due Francesco est signale en 1280. Vingt ans plus tard - en 1299 exactement -, l'afOuence au sanc­tuaire de Ia Santissima Annunziata etait telle qu'il fallut percer une nou­velle rue, qui n'est autre que la Via dei Servi, reliant aujourd'hui encore la cathedrale au sanctuaire marial. Dans cette rue s'installerent une trentaine

de boutiques- nombre assez considerable- dans lesquelles chacun venait, a Ia mesure de ses moyens, faire realiser son ex voto pour !'image mira­cuieuse. On nommait {allimagini ( « faiseurs d'images ») ou ceraiuoli les arti­sans qui tenaient ces echoppes, ce qui en dit long sur le developpement remarquable de cette technique du portrait e n eire dans la Florence medie­vale70. Et voici a peu pres comment se passaient les choses : le donateur s'etendait sur une table, e t l'on cxccutait un moulage en platre de son visage et de ses mains. Que le procede en ait ete decrit dans quatre c ha­pitres entiers du Libra dell'arte de Cennino Cennini doit attirer notre atten­tion, non seulement sur la precision technique et meme protocolaire de ce

64 F. MANCI N I, Restauratione d'alculni phi. segnalati miracoli nella S.ma Nunziata di Fiorenza ... (1650), ms. transcr·it ct annote par T. DINA, La SS. Annunziata di Firenze. Studi e documenti sulfa chiesa e il convento, 11, Florence, Convcnto della SS.

Annunziata, p. 109, ainsi que G. RI C liA , Notizie istoriche delle chiese florentine divise 11e' suoi quartieri, Florence, 1759, pal-L IV, vol. VIII, p. 7-8.

7° Cf. G. MAs l, La ceroplastica irz Firenz.e nei secoli XV e XVI e Ia {amiglia Benin­/cndi, clans RivisLa d'Arte , rx, 1916, p. 126-136; G . MAZZONI, I b6ti della ss. Anmm­ziara in Firenze. Curiosiui srorica, Florence, 1923. Et, en general, J. voN S c iiJ.OSSER,

Ceschichte der Portrii.tbildnerei in Wachs, dans Jahrbuch der Kuns thisto rischen S(unmlungen des allerhuchsten Kaiserhauses, XXTX, 19 11 , p. 170-2'i8.

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RESSEMBLANCE MYTIIIFI EE ET RESSEMBLANCE OUBUEE CHEZ VASARI 413

texte (par exemple lorsqu'il y est prescri t d e gache r le platre avec de l'eau de rose tiede s i le visage a mouler est celu i «d'un seigneur, d'un roi, d'un pape o u d'un empereuP>) - mais encore s ur le fait qu'au XIV" s iecle les techniques d e moulage (improntare) n'eta ient absolument pas distingu ees des arti del disegno en genera l, comme ils le seront plus tard a J'cpoque de VasarF' (fig. 9-10). C'est pourquoi le texte de Cenni ni vaut d 'etrc cite en son long, d ans son deroulement presque penible de recette techn ique, qui contraste tant avec l'evidence narrative, avec l'aisance litlera ire de la legende vasarienne.

«<.LXXXI. CoMRIFN JL EST UTIL E DE MOULER o'APRES NATURli.. II me semble desormais e n avoir assez dit sur toutes les manie res de peindre. A present, je veu x te parler d'un art qui est tres utile (et q u i fera grand honneur au dessin)72

en te fa is a nt copier e t imiter d es choses d 'apres nature (ritrarre e s imigliare case di naturale) ; on designe eel art par le verbc mouler (improntare).

CLXXXII. COMM ENT ON MOULE o'APRES NATURE LE VISAGE o'uN HOMME OU o'uNE FEMME. Veu x-tu avoir un visage d'homme ou de femme, de n'importe quelle conditio n ? Suis cette m ethode: c h o is is le jeune ho mme ou Ia dame o u le vieillard (bien que Ia barbe ou Ia chevelure soient diffic iles a obtenir ; mais fais en sorte que Ia ba rbe soit rasee). Pre nds d e l'hu ile pa rfumee a l'essence de roses; avec un p inceau de pet it-gris , p lutot gros, o ins le visage (ungeli Ia {accia); m ets sur sa te te un bonnet ou un capuchon; prends unc bande large d 'un cmpan et lo ngue d 'une epaulc a l'autre; entoures-en le somme t d e Ia tete, s ur· le bonnet, et couds le bord, autou t· du bonnet, d'un e oreille a _I'au trc. Mets

71 rJ s uffit de compa rc r Ccnnini qui, parla nt d e cette technique d e mo ulage, dit qu'<<clle fera grand honneur au dessin » (ea.! disegno (alli grande unore) (C. CENN INJ, II Lihro dell' arte, t rad. C. Deroche, Paris, 1991, p. 323-324, traduct io n modifiee, cf. note suivante) - a Pomponius Gauricus qu i, a u XVI'· siecle, evoque ra Ia << nullite» artistique d e toute technique basee sur le mo u lage e t le plat re : << Quant a Ia sculpture en p latre, a peine un art, il n 'y a personn e a m e ntionner [commc artiste]» (Cypsu autem ob tenue arti{lcium, nul/us). P. GAuRrcus, De sculptura (1504), ed. et trad. A. Chaste! e t R. Kle in, Geneve-Paris, 1969, p . 250-251. Inutile d e d ire q ue ces q uatre chapitrcs - ains i que toute la partie finale du Libro dell'arte, consacree aux tech­niques d 'empreinte en general - sont aujourd'hui encore fort peu Ius des historiens de l'art.

72 Je modific ici Ia t raduction inconsc iemment vasarienne - d o ne anachronique - de C. Deroche, qui admet n e pas t rouver claire Ia lec;on d u p lus a ncien manuscrit (Laurenziano 23 P.78, Flo re nce, Bibliotheque d e San Lo renzo) : «<a quale e malta urile (e al disegno (alli grande onore) >>. Ne compre nant pas que cettc technique est d'abord tres utile aux no mbreux Florentins des ireux, soit de fa ire realiscr un ex voto, soit d e faire realiser un masque funeraire, et que, dans !'esprit de Cennini, elle n 'en fa it pas mains honneur a l'e tude mimetique e t artistique des formes huma ines - Ia traductrice saute, produit une e llipse et finalem e nt referme cette technique du m ou­lage sur une pure e t s imple a ffaire d'arti del disegno : << un art qui est tres utile a u dessin )) ' traduit-elle ( inconscie nte, je le r epete, d 'imposer a ce tex te m ed ieval un point d e vue academique qui ne lui convient pas).

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dans c haque o reille , c 'est-a-dire dans le t ro u , u n peu d 'oua te; e t a pres avoir t ire le ho rd de Ia ba nde ou du m o r·ccau d 'cto ffc, co uds-la au po int de depart d u co l; fais un demi-tour a u m il ie u de l'cpaule e t revicns jusqu'a ux bouto ns devant. Fa is de m e me e t couds su r !'au tre e paule; viens a ins i re trouve r l'ex­tre mite de Ia ba nde. Ces o per-a tio ns term inees, fa is e tendre l'ho mme o u Ia fem me sur un ta pis, sur une ta ble (ruvescia f'uo m o o Ia donna in s u un tappeto, in su desco o ver tavola). Prends un ccrclc de fe r, large d 'u n o u deux doigts avec les de nts su r la partie super ieure , co mme une scie. Le cerclc do i t e nto urer le visage ((accia) de l'ho mme e t c tr e plus lo ng que le v isage de deux ou tro is doigts . Fais-le tenir pa r l'un de tes compagnons, au-dessus du visage, de fac;on a n e pas touc her Ia personne co n cernee. Prends Ia bande et tire-la, to u r a utour, en plac;ant le bo rd q ui n'est p as cousu sur les dents de ce cercle ; fixe-le alo rs, e ntre Ia c hair e t Je ce rcle (fennandolo i11 mezzo I ra Ia carne e 'I cer­ch io), a fin que le cercle de m eure a l'exterie u r de Ia ba nde; qu'e ntre Ia ba ndc et le visage, il y a it tout a uto u r deux d oigts o u guere mains, scion l'epaissew· que tu veux donner au moulage de p la tre (si come vuoi che La impronta della pasta vegna grossa ). Je te d ira i que c'est Ia que t u do is couler ton pla t re.

CLXXXIJI . COMME T 0 PERM ET DE RESPIRER A LA PERSO E DONT 0

MOULF. LE v rsAGE. Tu do is fa ire execu ter p ar un o rfevre deux tu bes de cu ivre o u d 'argent, q u i soient ro nds en haut e t plus ouver ts q u'en ba s , comme u ne trompette; que chacun a it presq ue Ia lo ngu e ur d 'un e mpa n e t Ia grosseu r d 'un doigt; q u'ils soie nt a ussi legers que possible . A. !'autre extremite , celle d'en ba s, ils do ivent avoir Ia fo rme des narines e t e tr e plus petits de fac;on a y entrer , de jus tesse, sa ns que le n ez a it a s'ouvri r le m a ins du m onde (e tanto m inori, ch 'entrino a pelu a pelo ne' detti busi, sen za che i f detto nasa si abbi a aprire di n ien te) . Qu'ils soient perces de petits trous serres, a partir du milieu, jusqu'en h a ut e t attaches ensemble : m a is, en bas , Ia o u ils entrent dans le nez, qu'ils so ient ecartes, artific ie llem e nt , l'un de !'au tre, autant q ue l'espace de cha ir· qui se trouve e ntre lcs narines.

CLXXXIV. COMMENT ON COULE LF.. MOULE EN PLATRE, SUR LA J>ERSONNE VIVA NTE. COMMENT ON L'ENLEVE, COMM ENT ON LE CONSERVE (. . . ). Ces opera ­t io ns execuh!es, fais en sorte q ue l'hom m c (ou Ia femme) soit etendu ; qu'il m ettc ces peti ts tubes dans ses narines e t q u'il les tienne lui -m em e, avec sa main. Tu a uras prepa re du pHHre de Bolo g ne ou de Volterra, fa it e t cuit, fra is c t b ien tam ise. Aie p res de toi d e l'eau ti ed e dans u ne cuvette, et verse rapide­m en t de ce p la tre sur cette ea u . Ocpeche-to i, car il prend aussitot ; fa is-le Ouide, [mais] ni tro p , ni tro p pe u . Prends u n vcr-re c t un peu d e ce tte prepa ra­tion; mets -en e t re mplis-en l'cspace to ut a utou r du visage . Quand tu l'as re mpli, de fac;on egale, reserve lcs ycux po ur les couvrir, a pres to ut le visage (riserba gli occhi a coprire dirieto a tullo il viso ). Fa is teni r Ia bo uc he e t lcs yeux fe rm es, sans effort, car ce n'cst pas ncccssa ire, comm e s i Ia personne dorm a it (si come donnissi). Qua nd l'espace que tu as la isse vide est r·e m pli, un d o igt a u-dcssus du nez, la isse re poscr un pcu lc pla tre, jusq u'a ce qu' il prenne. So u­viens-toi de lc mouiller e t de lc petrir sculc me nt avec de l'eau d e rose t iede , s i Ia pc rso nne do ni tu fa is lc m o ulage est tres impor·ta ntc, pa r cxe mple un sei­g ne ur, un roi, un pa pe, un e m pcrcu r ; p our d 'autres perso nnes , n'im po rte quc lle eau de fo nta ine , de pui ts, de rivie re , suffit , s i el le es t tiede. Qua nd ta p repa ra tio n est bie n seche , avec un canif o u un petit coutea u o u des ciseaux,

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RF.SSEMBLANCI:: MYTIIIF!EE ET RESSEMBLA CE OUBL!f..F. C IIEZ VASARI 41 5

enlcvc dclicatement tout autour Ia bande que tu as cousuc; retire les pe tits tubes de son ncz. avec precaution ; fa is-lc s'asseoir ou se lever, en tenant da ns ses mains Ia prepara t ion qu'i) a sur son visage, et en essayant de retirer deli­ca tement sa figure de ce masque ou moulc (lenendusi tralle mani Ia confezione, che ha a/ viso, adattandosi col viso gel1filmente a trarlo fuori d i quesLa maschera o ver forma). Range-lc et conserve-le avec so in 71 » .

A partir de ces precieux moules - ces « foranes » n egatives - e n platre, o n tira it done des pos itifs en eire. Visage e t mains e taie n t ensuite montes s ur un mannequin de bois et de platre (ce sont probable m ent les altre mes­ture dont l'inventaire, c ite plus h aut, faisait e tat), mannequin erige a Ia taille exacte du d onateur. Le tout ctait r cvctu d e ses vete m ents reels, muni d 'une perruque (ou a la rigueur les ch eveux e taient p e ints), e t Ia eire rece­vait sa coloratio n al naturale, elle «s'incarnait », pourrait-on d ire en jou ant sur le vocabula ire technique de cette ope ra tion, n ommee le carnicino. Le resultat d evait bie n repondre a cette n uance d '« hype rrealis m e» indiqu ee d a ns !'expression anco[r} piu ch'al naturale , e t que manifestent e n genera l, d e fa~on toujours assez morbide, lcs sculptures en eire de nos actuels musees Grevin.

Or, ce phe nomcne, pour stupefiant mais oublie - e t m eme censure -qu'il soit aujourd'hui encore74, ce phen o m e ne consti tuait aux XIV" e t a u xvc siecles un aspect a bsolument central, m aje ur ct repute, de Ia socie te flo rentine. Ce n 'cta it pas un a-cote «popu la ire» de Ia v ie relig ieuse : c'e ta it b ien l'un de ses po les les p lus puissants. Les c hronique u rs, lcs voyageurs e me rvei llcs en font fo i dans leurs reci ts 7 5

• E t de quoi, d'abon.l , font-ils foi? Du nombre imprcssio nnant de ces o bje ts, e ntasscs partout da ns une eglisc aux d ime nsions somme toute assez m odestes. En 1630, a lo rs que beaucoup avaient e te detruits, on compta tro is m il le s ix cents tableaux votifs, environ vingt-deux mille ex votu en papie r m achc , e t s ix cen ts d e ces effig ies e n g ra ndeur na ture llc, dont certaines e ta ie nt ins tallees s ur d e g ra nd chevau x d e bois munis d e ve ritables capara~ons. Da ns les nouvelles de Sacchetti, les

7.1 C CF.NNI N I , ll Lihro dell' arte, op. cit .. p. 323-330, traduction legerement modi­fiee. Notons que lc chapitre se clot su r Ia production d'images en metal (cuivre, bronze, ot-, argen t), cc qui nous indiquc )'usage di rectement sculptural qui pouvait c tre fait de cette technique.

74 Par exemple, un ouvrage savant com me le ,-ecueil d ir ige par J .-R. G ABORJT et J . LIGOT, SculpLUres en eire de l'ancienne Egypte il l'arl abstrait, Paris, 1987, passe sans transition (p. 96-97) de l'anciennc Egypte au XVIc siecle. Lcs ex voto ne sont meme pas ment ionncs dans !'exposition organiscc par E. CASALIN I , Tesori d'arte dell'Annun­ziata di Firenze, Flo rence, 1987.

7' Cf. par exemplc Ia chronique de B. DEl (Cronica, p. 83) ci tee par P. MoRSELLJ, l mmagini di cera votive in S. Maria delle Carceri di Prato nella prima meta del '500, dans Renaissance Studies in HonorofC.H. Smyth, Florence, 1985, JJ , p. 333.

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mots voti o u bali constituent des expressions idiomatiques pour s ign ifier l'innombrable en generaP6

Des archives du XVc s iecle nous rapportent l'encombrement croissant du lieu, Ia necessite de consolidc r les murs et plafonds avec des c ha ines, afin que tous les ex voto pendus o u accroches cessent de tomber sur Ia te te d es fideles- ce qui, comme on !'imagine, etait inte rprete en tant que mau­vais presage77• Des 1401, Ia Commune publiait un edit qui faisait des voti un signe et mem e un privilege social de distinction : « Ne pourra mettre un ex voto en pied, qui ne soit homme de Republique , e t habile dans ]es arts majeurs 7H». E tre prive du droit a l'image votive pouvait faire partie d es condamnations infamantes de l'epoque. Etre present sous forme d'une s tatue de eire moulee, «prise sur le vif» - voire e tre present sur son c heval caparac;onne - e tait une prerogative de tous les hommes puissants : Fre­deric III d 'Aragon, Francesco Gonzague, Isabe lle d'Este (dont on sait qu'elle tarda a payer son voto par une lettre, qui nous est restee, de !'artisan Benintendi reclarnant son dO), tous ces personnages avaient done leur effigie anco[r] piu ch 'al naturale dans l'eglise, deva nt I' image de Ia Vie rge. Les papes Leon X et Clement VTI l'eurent egalement79 .

Et l'on doit imaginer qu'au premier rang de toute cette societe vir­tuellement reunie - ce peuple d e statues, ce peuple d e e ire m ele au x reels devots de chair -, tronerent les membres de la famille Medicis, et en parti­culier Laurent. .. Laurent le Magnifique, Laurent l'humaniste qui , ayant tout juste rechappe en 1478 a la conjuration des Pazzi, n'hesita pas a s'etendre lui a ussi sur Ia table a mouler de !'artisan Benintendi, ne lui demandant pas moins de trois exemplaires pour son e ffigie dal vivo; e t le mode d'exposition de ces statues-la sut conjoindre, tres s trategiquem ent, !'humble gratitude religieuse avec la haute affirma tion du pouvoir a bsolu : «Dans une eglise de la via San Gallo, son image portait les m emes vete­ments qu'i l avait le jour du meurtre de son frere Julien, lorsqu'il se presenta a sa fenetre pour se montrer a Ia foule, blesse ma is hors de danger. On put encore le voir a u-dessus de Ia porte de Ia Santissima Annunziata e n cos­tume de citoyen de Florence, e n lucco, et un troisieme portrait de e ire fut

76 cr. G. MAZZONI, I b6ti della ss Annunziata, up. cit. , P- 18 e t 27, qui c ite egale­ment une rime du Burchie llo (XV• s iecle) .

77 Jo., ibid., p. 21 -22. ?R «Non potc rc a leu no mcttc re voto in figura c he no n fos~e uomo di Rcpubblica,

ed a bi le aile arti maggiori » , cite par 0 . ANDREUCC J, Jl Fiore11tino istmitu, op. cit. , P- 86.

79 cr. G. M AZZO I, I b6ti della ss. Annunziata, up. cit. , P- 22-32.

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RESSEMBLANCE MYTIIIFIEE ET RESSEMI:3LANCE OUBUEE CHF.7. VASARI 417

envoye a l'eglise Santa Maria degli Angeli a Assise8 0 ». Aby Warburg fait d'aillcurs !'hypothese interessante que le buste en stuc polychrome de Laurent le Magnifique, conserve au musee de Berlin, pourrait constitucr un rare temoignage direct de ces objets, « Ia copie d'une de ces productions votivesR1 » (fig. 11).

Ce dernier exemple nous montre avec limpidite que ce que Warburg tentait de rapprocher anthropologiquement (un ex voto et une sculpture au sens classique, une production d'artisanat religicux ct une production «artistique», lai·que en tant que telle), Ia tradition vasariennc, elle, aura tente de le separer academiquement (puisqu'aussi bien I'Accademia fioren­tina del Disegno n'admettait en son sein que des artistes «liberaux»). Il nous faut done, a present, tenter de preciser Ia difference de ces deux points de vue, ne serait-ce qu'en rcsumant ce dont Vasari, avec sa legende du portrait «sur le vif», aura impose le tabou, pour que «tienne» sa doc­trine esthetique et historique, pour que s't~rige sans obstacle le totem giot­tesque du ritrarre bene di naturale le persone vive ... On constatera qu'il n'y a pas ici de « tabou » a iso]er en tant que chose - une chose qui serait «1'interdit» ou <de refoule» de Vasari -, mais que c'est plut6t d'un complexe discursif qu'il s'agit : une serie tres articulee d'elements interdependants qui s'appellent l'un !'autre, qui s'engendrent mutuellement. Car tout se tient, dans cctte doctrine, meme si Ia valeur systematique n'en possedc pas Ia rigueur d'une philosophie authentique (elle n'a pour elle que Ia rigucur Iache et impensee des «philosophies spontanecs» ). Resumons-en, pour finir, les donnees principales.

Le premier « tabou » - et le plus evident, le plus revendique dans toute cettc histoire - n'est autre que cclui du Moyen Age lui-meme. II devait per-

so A. WARBURG, L'art du portrait, art. cit., p. 109. Cet episode extremement signi­ficatif (ct qui, non moins significativernent, n'apparait pas dans le livre d'A. Chaste!, Art et humanisme a Florence au temps de uwrent le Magnifique, Paris, 1961) donne une version specifiquemcnt florentine de ce qui, ailleurs, s'instaur·e comme represen­tation du pouvoir· absolu. Sur cette question, cf. !'etude classique d'E. KANTORowrcz, Les Deux Corps du roi. Essai s ur la theologie politique au Moyen Age (1957), trad. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989, ainsi que l'essai decisif deL. Marin, Le Portrait du roi, Paris, 1981.

81 A. WARRURG, L'arl du portrait, art. cit., p. 132 (note 8). Sur· ce buste de Berlin attribue a un maitre florentin et date aux environs de 1480, cf. W. voN BonE, Denk­miiler der Renaissance-Skulptur Toscanas, Munich, 1892-1905, I (texte), p. 179 et pl. 555a. Mais la critique modeme considere ce buste comme une copie de Ia terre cuite polychrome de Ia collection Kress, aujourd'hui exposee a Ia National Gallery de Was­hington (fig. 11 ). Cf. U. MmoELDORF, Sculptures from the Samuel H. Kress Collection. European Schools, XTV-XJX Century, Londres, 1976, p. 43-45; K. Langedijk, The Por­traits of the Medici, 15th-18th Centuries, II, Florence, 1983, p. 1158-1162.

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41 8 GEORGES DIOI II UBt:::RMA~

me ttre a u «totem » de la rinascita modema de s'criger plus solidemcnt, plus dis tinc tem cnt, plus he roi"que ment aussi. Vasari a cons tru it sa legende du portrait «sur le vif» autour d 'un oubli puissant, l'oubli que ce genre du ritrarre di naturale le persune vive avait d'abord etc un genre m edieval, pra­tiqu e a u XIV" siccle- et pe ut-etre des la fin d u XJIJc - selon d es procedures etrangeres a u disegno classique, pour des ra isons non humanis tes, e t dans un cadre autrement plus partage, du point de vue socia l, que le m ythe hcro'ique de !'invention giottesque aura voulu nous le faire croire82

Le second « tabou » est bie n sur corre la ti f du premier : c'est que lc mo nde d e ]a culture et de l'arl, dont l'entreprise vasarienne devait contri­bue r a fixer durablement tant de pa rametres acadcmiques, ne pouvait pas etre compris dans cette proximite genante avec le monde du culte e t des images que manifeste pout·tant l'exemple-cle, le «ma illo n manquant » des portraits votifs flo rentins 83 • La c u lture artistique vasarienne propose, comme o n !'a vu , une dialectique de Ia nature immanente et de la Nature vouce a l'idea . Mais le culte de !'image miraculeuse, a Ia Santissima Annun­ziata, proposait une dialectique d'u n tout autre genre, une d ialectique littc­rale m e nt m ise en scene d a ns le face-a-face d 'une ressem.blance naturelle -celle d es donateurs «presents» dans leurs moulages- et d'une ressemblance surnaturelle censee regarder (et sauve r) la premiere depuis le visage rayon­nant de la Vierge Annunziata.

Le trois ieme « tabou » engageait Ia notio n mcme a se faire d 'une telle ressembla ncc : car le face-a-face votif d e m eure sans ambigu'lte sur la nature e t sur l'e nje u relationnels d es portraits «sur lc vif» disposes devant l'aute l d e !'Annunziata; il ne tente a aucun m o ment d e fixe r Ia ressemblance comme un terme, ce que Vasari, on l'a vu, a besoin de faire pour pro mou­voir te lcologiquement, et m eme autotcleologiqueme nt, sa doc trine esthc-

~2 11 faudrait a ce propos com parer Ia tenta ti ve vasa rienne d e «fa ire saute r le bo u c h o n du Moyen Age>> (a fin de retrouver une cont inu ite ideate entre l'Antiquite el sa R en a issance), aux declar a tions m e thodologiques d'un his toricn comme J . Le Goff qui, d efendan t l'hypothese d 'un «lo ng Moyen Age >>, propose littt~ralement de " fa ire sauter le bouchon de Ia Renaissance » (J . L E. GOFF, L'lma~inaire medieval. Essais, Paris, 1985, p . X ll) . Sur Ia questio n infinimcnt d ebattue ues continuites et des rup­tu res e ntre Moyen Age e t R en aissan ce, d. notamment lcs d eux points de vue d'E. PA NOFSK Y, La Renaissance et ses avant-courriers dans /'art d'Occident (1960), tr ad. L. Verron, Pa ris, 1976, p . 13-52, e t d 'E. Garin, Moyen Age et Renaissance (1954), tract. C. Carme, Paris, 1969.

x~ Po ur une e tude his torique e l synth6tiquc d e cette mise en opposition du cultc (des images) a Ia c ultut-c (d e l'a rt ), cf. If. B E I.T IN<., Bild u nd Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dent Zeit alter der Kunst , Munich. 1990 (ol.t !'image mi racule use Je Ia San­t iss ima Annun:t.ia ta est evoquee, p . 345 c l 433, mais no n lcs po rtraits votifs q ui lui (( rc pondaicnt )) ).

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RESSEMBLANCE MYT IIIFI EE ET RESSEMBLANCE OUDLI EE CH EZ VASARI 41 9

tique. Car Ia ressemblance «sur le vif» n'est ici, a s t r ic tement pa rter, q u e Ia clause pa rtielle d 'une rela tion contractuelle bie n plus vas te. Souvenons­nous que Ia relation votive, avec l'ambigu"ite que porte le m ot me m e d e votum - qui, dans Ia Vulgate, traduit d eu x m ots differents de l'he bre u biblique, en trelace a dessein Ia d emande et le remerciement - , a toujours ete definie par les liturgis tes comme une pure rela tio n, un m ode du tractare avec Dieu84. Ainsi, Ia ressemblance m ou lee d es d o nateurs d'ex voto n e fut­e lle bien qu'un e le me nt de transformabilite cultuelle , capable d e faire varier Ia relation de contrat symbolique sur un eventail de possibili tes ou nous pourrio ns re trouver les dis tinctio n s aris toteliciennes cvoquees au debut d e cette reflexio n ; car !'objet ex voto sait signifier par d es moyens differents (formule ecrite , papie r mache, tableautin peint, a rgent re pousse, eire fondue, sta tue erigee) et d 'une maniere d ifferente (vreu de grace demandee, vceu de grace rendue), d es chases d iffe rentes : a ce ti tre, Ia s ta tue votive « hyperrealis te)) est stric tement equivalente - a u ne transforma tion pres -d 'une m asse de eire informe que le donateu r offrirait dans une quantile equivale nte a u poids de son propre corps 85• Dans un cas, c'est a !'aspect visible que ressemble Ia statue , d a ns !'autre cas c'est au poids du corps qu'elle «ressemble », et d e favon tout a ussi exacte que da ns le cas pre­cedent. Jamais un his torie n neo-vasar ien n 'aura !'id ee d'exposcr cote a cote ces d eu x obje ts pourtant equiva le nt s d 'u n po int de vu e qui n'est certes pas celui du «style » fi guratif, ma is qui touch e a le ur commune fu n c tion (votive) a uta n t qu'a leur commune o pe ration (une authentique ressem­b la nce «sur le vif»).

En fi xant toute ressembla nce possible sur Ia ressemblance aspectuelle - qui est une ressembla n ce natu re lle, certes, m a is qui n'est pas toute Ia nature-, Vasari a ura done fait d e cellc-ci le « terrne » ideal d 'une his toire de l'art, e t no n la variante possible d'une matrice d e r ela tions a nthropolo­giques. II aura, avec celui de Ia relation, m is en place un quatrieme « tabou » correpondant a cette version univoque, « totemisee» , q u 'il d o nna it de !'imi­tation. Cc quatriemc «ta bou» est celui, dirai-jc, d e l'incarnation, o u plus exactement de la structure tcmporcllc exigee par lc cycle chre ti.c n ou Crea-

84 Cf. notamment H ucuF..s DE S A t T -VtCT oR, De sacramentis christianae fidei, II, 12, 2 (P.L. . CLXXVJ), col. 520, et Ia synthese de P . SF.mu R t., Vc.eu, dans Dictionnaire de theologie catholique, XV-2, Paris, 1950, col. 3182-3234 .

R., La pratique est s igna lee notammcnt, dans les pays mediterra necns a u XTV"

siecle, pa r A. VAUCH EZ, La religion populaire dans Ia France meridionale au XIV" siecle, d 'apres les proces de canonisation, d ans La religion populaire en La11guedoc du X flJ• siecle a Ia moitie du XIV·· siecle , Toulouse, 1976, p . 98. Cf. egalem ent L.M. L o M­BARDI SATRJAN I , Ex voto di cera in Calabria, dans La ceroplastica nella scienza e nel­l'arte, II , Florence, 1977, p . 533-547.

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420 GEORGES DIDI -IIlJI3ERMAN

tion, Chute adamique, Incarnation et Jugcment dernicr jouaicnt comme les actes d 'un drame bien different de cette legende cpiquc ou quelques heros toscans auront triomphalement «ressuscite » Ia Nature c t l'Antiquite116• Car cctte ressembla ncc d'eu x-mcmes que lcs riches Florentins deposaie nt devant I'imagc miraculeuse, cette resscmbla nce n'avait rien d 'une assomp­tion humaniste de leur humanite (et de leur apparence huma ine). Elle etait prcstigieuse, certcs, et civiqucment marquante; mais elle restait tendue, selon les termcs memes du contrat votif, entre Ia reve ndication de soi et l'humilite devant !'Autre (le grand Autre inapparent et divin). Cette ressem­bla nce, surtout , demeurait suspendue a la loi d'une expectative, d'une attentc que devait si bien mcttre en scen e le caractere «suspendu » -presque vivant, deja, et neanmoins si eloquemment inanime - de toute cette humanitc de eire agenouillee d evant !'Annunziata.

Cette attente n'est rien d'autre, a u fond, que l'attente du Jugement der­nier. Dieu a cree l'homme a sa ressemblance, Dieu a brise cette ressem­b la nce en l'homme lorsque Ia faute eut e tc commise; puis Dieu a envoye son Verbe incarne- son fils, sa parfaite rcssemblance- pou r la redemption de cette fautc et Ia restauration d e cette ressemblance origina ire. Mais, pour le Florentin du xvc siecle, cette redemption res te a venir, cette res­semblance demeure reservee. Voila pourquoi il do it s'cprouver religieuse­ment comme «suspendu» lui-mem e- deja vivant, m a is encore inanime­dans un entretemps douloureux, penitentiel, que les theologiens m edievau x, a Ia suite de sain t Augustin, avaient si bien nom m e la «region de dissem­blance» (regia dissimilitudinis )87.

II fa udra done, au contrat votif, rajouter une clause eschatologique qui, rut-elle implicite, lui do nne tout son sens. Et s'il fallait imaginer la pro­sopopee d'un te l contrat, nous pourrions donner ain s i Ia parole aux voti, comme d es phylacteres s'echappant tacitem ent du donateur fige devant la Vicrge : «Tu m'as donne Ia vie, je Te Ia dois. Tu m'as la isse la vie sauve, m o i, en echange, jeTe d onne, jeTe laisse e n gage rna ressemblance exacte, rna taille, m es plus beaux vetcments. Voila rna fayon d e reifier, de concre-

x6 Sur ce " tabou, de J'incarna tio n dans Ia trad itio n vasarienne e t dans J'icono­log ic, cf. Devant !'image, op. cit., p. 2 18-.247.

R? Sur Ia << region de dissemblance», cf. principalement A.E. TAYLOR, << Regia dis­~imilitudinis », dans Archives d'histoire doctrinale et lilleraire du Moyen Age, IX, 1934, r- 305-306. P. CotJRCELLE., Tradition neoplatonicienne et traditions chretiennes de la region de dissemblance, dans Archives d'histoire doctrinale et litteraire du Moyen Age, xxxn, 1957, p. 5-23. G. D U MEI GE, Dissemblance, dans Dictionnaire de spiritualite, Ill , Palis, 1957, col. 1330-1346. Pour une implication de cette problematique dans le c hamp pictural de Ia Renaissance florentine, cf. G. 0JDJ- H UERMAN, Fra Angelico. Dissemblance et/lguration, Paris, 1990, p. 17-111.

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R ESSEMBLANCE MYTHIFIEE F.T RESSEMBLANCE OUB LIE E Clll2 VASARI 42·1

tiser rna dema nde aussi bien que rna rcponse a To n bienfa it : un objet moule sur moi-meme, que je place humblement devant Ton image m edia­trice. Je veux s ig nifier par la que c'es t moi-mcme que je remets pou r tou­jours entre Tes mains, a travers ce portrait pris sur " mon vif", cette ressem ­blance par contac t de mon visage et d e mes mains jointes en priere, comme une me tonymie , presque comme une relique de moi-me me. Cet objet que j'offre ex voto, c 'e s t moi-mcme - parce qu'en Te demandant grace, ou en Te rendant grace , je me vuue a Toi. Cet objet que j'offre ex voto, n'est-ce pas l'image de moi-m e me lorsque, ala fin des temps, a rne sa uvce - du moins je l'espere - , je serai a Tes pieds, comme cette image d e moi presentement reste aux pieds de la Tienne? »

Compre no n s , dans cette «clause eschatologique » du votum, que la res­semblance humaine est ici tout e ntiere orientee par cette problcmatique de la ressemblance a Dieu, objet de tous Ies vocu x parce qu'obje t m ythique d e la perte , et parce que seuls les Elus la re trouvero nt a u Paradis. Compre­nons done que le cadre anthropologique - a u sens warburgien comme a u sens theologique du mot, qui se rejoignent ic i, sans bie n sur se confondre - , comprenons que le cadre anthropologique d e celte r essemblance n'exigeait le portrait «su r le vif», !'imitation aspectue lle , que comme un moment de son processus . En aucun cas ce n'etait une fi n e n soi, un «te rme ». Et cette ressembla nce-la , d 'a utre part, n'etait pas seuleme nt une c hose d'evidcnce visible, une chose «en acte», une chose dunnee na ture lle me nt dans !'obser­vation de Ia nature ; elle ctait aussi un enje u d'invis ibi li tc et de virtualite, Ia recompense future e t «en puissan ce>> d'une certaine ,-e lat ion ala divinitc, bref une chose a recevoir dans l'or-dre glor-ieux du Juge ment dernier. En cc sens , le po rtra it vo tif, s i «reussi» fut-il , ne cons titua it qu'un fragile depot d e e ire, le ga ge p r-ovisoire d'une grande affaire d estin6; a se rcgle r tres Lard : a

Ia fin des temps, pas moins. II n e serait pas excessif, je pc n se , d e comprendrc c c ra ppor-t inquiet, ce

rapport co ntractue l a Ia rcssembla n ce - a ins i que Ia ri tu a lisation de cette inquietude co ntrac tue lle sous fo rme votive, vo ire sacrific ie lle - dans lcs memes lermes ol.t Ia Loi ancienn e compren a it ce t a utre e lem e nt vitaL mais inte rieur, qu 'es t lc sang lui-meme : tout le sang a ppa rt ie nt a Dieu, tout lc sang re tournc a Dieu , lit-on en substance da n s le Uv;t;que~11 • De meme, ic i, toute Ia rcsse mbla nce - qui reslc pourlant un e le m e nt d e s ingula rite per-

KK !Avitique, I, 1-17. Lc lie n consti tutif d e Ia ressemblancc c t d e Ia c:rmsanguinite apparalt d a ns Ia theo logie des Pe res d e I'Eg lise , notatTlnlc nt c hez 1\thanasc d'Aiexan­dric. Cf. par cxcmple J . LEBON, Le sort du «COIISt.tbsto lllief , niceen , dans Revue d'his­to ire eccles iastique, XLVIJ, 1952, p . 485-529 c l XLVIII, 1953 . ]J. 632-682. G.C. CIIR IS­

T O PIIER, " Homoou s ios» dans Ia pensee de sain t Atha11ase, d a ns Politiq ue et theologit'

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422 GEORGES DIDI-HUBERMA

sonnelle, d o ne d e portrait - est pc n see comme appa rtcnant a Dicu : toute Ia ressembla nce appartient et re tourne ra a Die u, qui Ia dis tribue a chacun selon ses m erites , Ia rcprcnd a u x pecheurs, Ia restitue ra aux Elus scule ­ment. Le dispositif votif offrant bie n , dans c e contexte , comme unc mise e n sce ne pro pitia to ire de cet enjcu ultime.

On ne s'eto nnera pas, soit dit e n passant, que ce rut dans une m a tie re surdeterminee comme la eire que ce «contrat d e ressemblance » ait ete mis en reuvre . Ma tie re liturgique pa r excellence (e lle se depose, se transforme, se consume, s'echange et s'entasse aujourd'hui en core dans de conside­rables quantites le jour d e la fe te d e Ia Santissima Annunziata, Ie 25 a vril), matiere regulie rement invoquee dans les passages eschatologiques d es Psaumes (et pa r voie de conseque nce dans d 'inno mbrables textes m ys­tiques , p ar exemple les s upc rbes antiphona ires de saint Fran~oi s

d'Assise89), Ia e ire se rencontrc, pa radoxalement, d a n s toutes les occasio ns ou cherch e a se developper un modele de la ressemblance efficace qui n e soit pas limite a Ia simple imitation des apparences. La eire est Ia m a tiere des scea u x, elJe es t done a Ia fo is une matiere m e ta phorique des contra ts symboliq ues, c t Ia matie re p r ivilcgice d'une ressemblance par empreinte, celle qui dit no n seulement lc contra t, mais encore le contact; celle qui dit la filia tio n , Ia gen ealogie; celle qui exprime le sacrem ent, donnant un modele m a te rie l precis pou r l'u ne des notions capitales de la semio logie chre tienne e n gen e ral, Ia n otion d e character90.

Nous to u chons la, sans aucun doute, a un cinquieme «tabou » mis e n reuvre pa r Vasari. Comment un modele d'imitation commande par l'idea­lism e du huon disegno - ra ppe lo ns que le disegno est une notion a d eu x faces, qu'elle suppose une «procession » de !'intellect (le dessein) a }'inven­tion du trace m a nuel (le d essin e n ta nt que te l) 91 -, comment done un tel

chez Athanase d'Alexandrie, Paris, 1974, p . 230-253. J.B. W ALKER, Convenance epis te­mologique de L'«homoousion » dans la thealogie d 'Athanase, ibid., p. 255-275.

sY Cf. n o ta mment Psaumes, XCVII, 5 (sicut cera fluxerunt .. . a facie Dom.ir1i) , o u bie n XII, IS (et fac tum est cor meum tamquam cera liquescens), repris pa r FRANC.:OIS o'Ass1sF., Ecrits , cd . K. Esser , trad . coil. , Paris, 1981, p. 302-303, e tc.

w Sur le sac rem ent comme «caractcre)) d 'impression , cf. nota mment THOMAS o 'Ao u 1 . Somme theologique, Ilia, 63, 1-6, et Ia synthese d e H . Mo u REAU, Carac tere sacramentel , dan s Dictionnaire de theologie catholique, 11, 1932, col. 1698-1708.

91 « P rocedant d e !'inte llect (procedendo dall'intelletto), le d essin, pe i-e d e nos tro is arts - archi tec ture, sculpture e t peintu1·e -, extra it a parti r d e choses multiples un jugemcnt universe! (cava di m ulte case un giudiz ia universale ). Celui-ci est comme une forme o u idee de toutes les c hoscs d e Ia nature (u na fo rma overo idea di tu lle le case della natura.), to ujours tres singulicre clans ses mcsurcs. ( . .. ) Et de cctte conna is­san cc (cognizione) n alt un certa in co n cept ou jugcme nl (concetta e giudizia) q ui fo rme u a ns !'esprit cette chose qui, cxprimee pa r Ia suite avec les ma ins (poi espressa

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RESSEMBLANCE MYTI!fHEE ET RESSEMBLANCE O URI.If..E CHEZ VASARf 423

modele de la ressemblance iconique pouvait-il faire place au modele trop organique et trop peu «liberal» de cette ressemblance indicia ire, de cette forme non « inventee », mais produite directement par empreinte, de matiere a matiere, si l'on peut dire92 ? Comment eriger le «totem» d'un grand art du huon disegno ou du ritrarre bene, si l'on ticnt compte de ce savoir-faire mecanique, manuel, purement materiel et done artisanal, que constitue le fait de mouler un visage ou une main? Mouler un visage ou une main, ce n'est ni observer, ni imiter la nature (comme Vasari en fait Ia regie de base de toute son esthetique); c'est dupliquer par contact et pro­longer Ia nature; c'est meme, dans le cas florentin, ritualiser la nature (puisqu'aussi bien la recette de Cennini pourTait se lire strictement comme une prescription rituelle, un protocole social). Comment done l'idealisme de l'histoire vasarienne pouvait-il inclure dans sa notion de !'art liberal une technique capable de produire une ressemblance exacte sans le concours, ni de I' idea, ni de l'invenzione rhetorique?

On comprend en ce sens que !'unique mention accordee aux ceraiuoli, dans l'encyclopedie des Vies, ait cherche par tous les moyens a en res­treindre Ia portee, voire a inverser les termes de Ia realite. Vasari nous y signale en cffet uncertain Orsino, dont il neglige de nous donner le nom de famille : un simple artisan, mais ami et disciple de Verrocchio (et en fait mentionne a ce seul titre dans Ia biographie de celui-ci). Verrocchio, aux dires de Vasari, aurait « montre [a Orsino] comment il pourrait exceller» dans l'art du moulage sur le vif (gl'incomincio a mostrare come potesse in quella farsi eccellente)93 • Voila bien, a mon sens, un exemple typique de denegation vasarienne : il y a d'un cote l'enonce de faits precis- c'est d'ail­leurs dans cc passage memc que !'episode des trois voti de Laurent le Magnifique nous est conte pour Ia pr·emiere fois -; et nous devons sans

con le mani), se nomme le dessin >>. G. VASARI, Les Vies, op. cit., 1, p. 149-150 (traduc­tion modifiee).

~1 Reference faite, une fois encore, a la feconde terminologie peircienne de l'indicialite : a Ia difference de l'« ic6ne» ou du «Symbole>>, I'« indice )) selon Peirce «est un signe qui J·envoie a !'objet qu'il denote parce qu'il est reellement, materielle­ment affecte par cet objet. ( ... ) [II] perdrait immediatement le caracter·e qui en fait un signe si son objet etait supprime ( ... ). Exemple : un moulage ... » C.S. PEIRCE, Ecrits sur le sifo:ne (1904-1914), trad. G. Deledalle, Paris, 1978, p. 140. Cette reference peircienne a ete invoquee en histoire de l'art pour Ia premiere fois - ct dans un contexte bien different du notre- parR. KRAuss, Notes sur /'index (1977), dans L'Ori­ginalite de l'avant-garde et autres mythes modemistes, trad. J.-P. Criqui, Paris, 1993, p. 63-91.

93 G. VAS ARI, Les Vies, op. cit., IV, p. 291.

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424 GEOK GI::'.S DI DI lll}BERMA

doute fain: c redit a u textc d e Vasari quant a l'amitie d e !'artiste e t d e !'ar­tisan, voire quanta la trans missio n, de Ia part d e Vc rrocchio, d'un certain nombre d e procedures sculpturales destinees a rendre plus convaincantes

encore les images votives produites par moulage (par exemple Ia fa9on d 'ouvrir les yeux, de faire pivote r Ia te te, de faire varie r Ia gestique du m a n­nequin, etc .). Mais l'essentie l est passe sous s ile nce: a savoir qu'«Ors ino » n'etait autre qu'Orsino Beninte ndi, le plus fameux de tous les fallimagirzi, l'heritier d'une grande traditio n familiale qui remontait au XIV" siecle. C'est done a coup sur d e !'artisan Orsino que !'a rtis te VerTocchio a pu apprendre comment realise r un excellent moulage sur le vif; mouler sur le vif, c'etait le m e tie r et Ia competence de )'artisan ceraiuolo, non celle d e !'ar­tiste sculpte ur. Nous voyon s ic i e n quoi consiste !'ope ration denegatrice : elle consis te a admettre un rapport (je sais bien que Ia sculpture rcaliste du XV" siecle entretient un rappo rt avec Ia tradi tion des voti moules su r le vi f. .. ) et a lc defigurer en m e m e temps, par excmple a l'inverser ( .. . mais quarzd m em e , ce ne peut etre qu'un artiste libe ral pour savoir d'abord ce que ritrarre dal vivo veut dire)94 •

C'es t qu'i l ne fallait a auc un prix confondre l'art avec l'artisan at. L'ex is­tence, le statut social m eme des Academies en d c pendaient 'i'i_ De m e me }'existen ce e t le s tatut discurs if de l'histoire de !'art comme «disc ipline humanis te». Faut-il s'etonner que tous les arguments d'attribution rela tifs au buste d e Niccolo da Uzzano aient, implic ite m ent ou explicite m cnt, tourne au tour de cette questio n ? C' est en effet parce qu 'elle se base sur u 11

moulage que cette sculpture a c le - jusqu'a une date recentc - re fusee a Donatello. L'a nalyse technique revela it bien !'utilisatio n d 'un moulage sur lc vif : l'arg ile a memc garde les tr·aces de la reun io n des deu x m o uJes, une demarcation ne ttc e t pro fonde - non camouflee, done - courant d 'un cote a l'autre du cou , dans sa partie s upcrieure, et rejoignant Ia zone de naissance des chevcux (fig. 12-13). Middcldorf en 1936, J anson e n 1957, Pope-H cn ­nessy e n 1968 puis e n 1985 ont reje tc l'ceuvn.; ho rs du corpus dona tellien, arguant e n gene ral d e son « r~eali sme non arti:s tique» , trop litteral - trop pe u humani s tc, tro p peu «idca li sc» - pour unc U! uvr·e contempora in c d'AJberti '~t- .

' '4 L 'cd itio n fr·a n<;a isc des Vies per·pc tuc ccttc d encgation en nc sachant pas (llle

fa ire d 'Orsino Bc nintc ndi : «al"t i s tc inconnu » , cst-il note, q uanc.J A by W a rbu rg c t .Juli us von Schlosser· avaicnt s ig nal(· lc ccmiuo/() rlon: ntin commc une cl:lc br·ite absolue d a ns son ar·t ( pardo n : dans son arti sanat ).

'" Sur lcs academics, cf. notammcnt S. Rossr, /Jail£' holleghe aile accadenlil.'. Real/(i sociole e /enrie arlislic!Je a Firc:n ::.e dal X IV of XVI secn lo , Mila n, 1 9~0.

''h Cf. . Mmn E LDORF, compte re ndu du l in-e de II. Kauffmann, dans The llrl

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RESSEMBLA CE MYTIII I"'IEE ET RESSEMBI.A. CF. OUBLIEE CIIEZ VASAR I 425

Cc schema est encore un schema vasarien. Il ne pe u t pe rmettre de concevoir un artis te comme Donatello imitant les sepulcres antiques de Rome et pratiquant a ses propres fin s une vie ille rccette d'artisanat reli­gieux. Ajoutons que ce sche m a tend a exclure de son intell ig ib ili te , non seu ­lement le processus indicia ire de l'empre inte - no tre c inquie m e « ta bo u » -, mais encore les matieres non nobles qu i y sont associees : le pHitre, Ia eire et les altre mesture (cheveu x pas tiches, vetemen ts reels, polych romie, e tc.) qui ne pouvaient, de par leur rapport au collage o u a !'assemblage, entrcr da ns Ia definition canonique du mot sculpture97• Te lle serait Ia sixiem e exclusion, le sixiem e « tabou» de l'histoire vasarienne; exclusion d 'auta n t p lus a rbitraire qu'elle tend a meconnaitre !'utilisation authe ntiquemen t humanis te de ces procedures votives transformees par un artiste tel que Donatello : car Ia refere nce qui se fait jo ur, a travers le visage moule d e Niccolo da Uzzano, n 'est autre que Ia referen ce a u x imagines genealogiques romaines, ces effig ies d'ancetres moulees s ur le vif et disposees dans !'atrium d es dem eures patr icienncs, que lquefoi s portees en processions publiques lors d'une pampa {unebris d es mo rts d e la famille 9ll . Ma is, pour

Bulletin, XVIII , 1936. p. 570-585. H.W. JA so . The Sculpture of Dunatello. op. cit., II . p. 2.'~7-240 . .f . POPF.-H I-'.N FSSY, n onatellu (1968). Flore n ce, 1985, p. 102. J 'a i signalc (supra, note 3) que Jo hn Pope-He nnessy e ta it to ut n~cemment rcvcnu sur ce rcjct , c t l'inclua it d esorma is dans le corpus <.lo na tc llien (Donatello, up. c it .. p. 140-143). Quant a u ca ta logue d e C. Av ER Y (Donatello. Ca talogo completo, Flor·e nce, 199 1, p. 40). il ne r·ecule pas devanl le paradoxe - ou lc lapsus?- d e donne r un numero a ce huste dans le corpus de Donate llo. de lo uer sa «tres haute qualite a rti s t ique », e t memc de le fa ire figurer co m m e illustration d e cou verturc de son o u vragc ... po ur parle r d'une ccuvre << de finitivement exclue du cata logue du sculptcu r··· ! Sur ]'analyse technique d u buste, c f. A. ANDREo~ r . Scheda di restauro, dans P. BAROCCII I e t G. GA ETA BERTELA, Donate/ln. Niccolo da Uzzano, op. cit . . p. 14-17. En fin , il n 'est pas indiffe rent d e savoir que le premier a avoir reconnu cette n a ture indiciaire du bus te fut le sculpteur Adolf HILDEBRAND, ami de W . von Bode (ibid., p. 5) e t a uteur· du fa meux o uvrage <<formalis te•• Das Problem der Form in der bildenden Kunst, Stras ­bourg, 1893 (6' edition, 1908).

~7 << L'art de Ia sculpture consiste a en lever un exces de matiere po ur n 'en la isser que Ia forme du corps te lle q u 'elle est dessinee da ns !'esprit de !'art iste>>. G. VASARI, l.£s Vie.s, op. cit., I , p. 119.

<~H Cf. F. Du PoNT, Les morts el [a mbnoire : le masque [imebre, dans La Mort, les morts et l'au-dela dans le monde romain, dir. F. H inard, Caen , 1987, p. 167-172, qui parle de ]'imago comme d '<< une des matr·ices d e Ia pensce romaine•• (p. 167). Les principales sources a ntiques pour les rites d e !'imago sont PoLYBE, Histoires, VI. 53, eel. e t trad. R. Wei] e t C. Nicole t, Paris, 1977, p. 136-137. PUNE, Histo ire naturel/e, XXXV, 2, ed . et trad. J ... M. Croisille, Paris, 1985, p . 37-40 . J uvE.NAL, Satires, Vlll, l AO, eel. et trad. P . de Labrio lle e t F. Villeneuve, revu es pa1· J . Gera rd , Pa ris, 1983, p. 102-103.

Mt; r'IUM 1994, 2 30

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426 GEORGES DIDI -H UB ERMA '

l'histoire vasarienne, Ia sculpture imperiale e n ma rbre ou en bronze d evait passer definitivement au premier p lan de Ia reference antique, permettant de soume ttre !'a rt du portra it a ux exigences p lus mediates- moins brutalcs - d e !'a llusio n, d e l'allegorism e, de Ia s i bien dire idealisation classique.

Comme on l'a vu, cette id ealisation aura permis que se developpe que lque chose co m me une axiomatique inhere n tc au discours esthetiquc : unc ax io matique de Ia «bo nne ressemblance» a rtis tique (Ia Nature, les Anciens). E lle se postulait a travers des expressio ns telles que le fameux huon disegno vasarien. Elle infeodait les processus concrets de sa mise en ceuvre au s tatut d'«applications» pures et s imples, plus ou moins conve­nantes, entre regola e t licenza. E lle proced a it a insi par simplificatio n ou sch cm a tisation ; ct lorsqu'on lit sous Ia plume de Vasari Ia d escri ptio n d 'une ceu vre d e Donate llo, on a tout s implement l'impression que le huon disegno antique avait fait son heroi:que voyage - via Giotto, Masaccio o u Brunelleschi - e t venait fleurir tel quel jusque dans son propre huon disegno de sculpteur renaissant. C'e tait Ia simplifie r, bien sur, e t c'ctait Ia exclure : le septieme « tabou » d e toutc cette operation porte sur Ia nature profondemcnt heuristique d es processus con crets de !'imitation artistique, du XIVl' au XVI" s iecle.

Qu'entendre Ia par heuris tique? L'experimentation d 'un champ d'hy­potheses ou rie n , au d epart, n'est exclu : ou tout est bon, pour a insi dire . C'est le contra ire d'une procedure axiomatiquc11'~ . Lorsque Donatello utilise une technique medievale (liee a un contexte cultuel specifique ment flo­rentin ) dans une visee antiquisante, lorsqu'il associe Ia polychromie d'une terre cuite (modalite d e tant d'objets «populaircs») et Ia solution presti­gieusc du b us tc imperial, lorsqu'il n 'hesite pas a mouler di rectem ent un visage (fa~on d e re noncer au «Style» lui-me m e) tout en lui imprirna nt cette sublime torsion vers le ha ut qui lui confere quelque chose comme un regard c t e n tout cas une s ingu laritc d'ceuvre sculpturale - il procede de fa<;on heuri s tique, non d e fa~on axiomatique. 11 bricole, il associe. II

w " Hcuris tique vie nt du grec heuriskein qui s ignifie ren contrer, trouvcr par hasard puis trouver en ch e r·ch a nt, dccouvrir. L'heurist ique d esig n e une me thode d e rech e rche qui pose unc hypothese, sans se sau c ie r de sa verite o u de sa faussc te, e n vu e d e do nne r unc directio n a Ia recherche. Elle s'immisce a Ia base d e tollle inven­tion theor iq ue en se dis ting uant radicalem ent d e l'ax io matique, l'axiome c ta nt une propositio n vra ic par definition>>. 0 . GRANDET e t E. O c:;r-.R, Heuris tique, da ns £ 11cy­clopedie philosophique universelle, II . Les notions philosophiques, Pa ris , 1990, I, p. 1137. L'expression «to ut est bo n >> est ic i re prise de Ia de finition que donne Pa ul Feyerahc nd d e Ia d e marche heuristiq ue. cr. P . F F.YERABEN D, Contre Ia m ethode. Esquisse d'llne theorie anarchiste de Ia connaissance (1975), tr-ad. B. J urdant ct A. Schlu mhc•-gcr , Paris, 1979, p. 20-25.

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RESSEMBLANCE MYTHIFIEE ET RESSEMBLANCE OUBLIEE CH EZ VASARI 427

«compose», mais dans un sens qui n'est deja plus celui de la compositio albcrtienne100• Et, comme dans bcaucoup d'autres de ses reuvres majeures­la Judith, par exemplc - , il laisse visibles les traces de son bricolage, de son montage, de son processus heuristique. Pas p lus qu'a Rodin cette nature experimentale du travail fonnel ne lui fait peur; au contraire, il la reven­dique tacitement. Mais Benvenuto Cellini, au XVI" siecle, le lui reprochera en termes a peine voiles, tandis que l'histoire vasarienne, d e tout cet aspect, ne dira mot, ou presque 10 1•

Voila done bien malmenee Ia notion d e disegno (le dessin-dessein), et avec elle le schema theorique (idealiste) qui Ia sous-tend. Rappelons que toute Ia legende vasarienne du portrait «sur le vi.f» etait en quelque sorte programmee par ce sche ma theorique : schema impliquant, parmi d'autres choix, Ia preeminence du dessin bidimensionnel- et, au-dela, de Ia peinture - dans l'idee a se faire du progres stylis tique. C'est pourquoi il avait fallu qu'un peintre, Giotto, commandat toutle mouvement de cette Renaissance du buon disegno. Probablement l'histoire de !'art procede-t-elle encore sur ce schema lorsqu'e lle autonomise arbitraircment le portra it peint102, ou lorsqu'elle fait de l'his toire des s tyles unc histoire dominee, commandee par des choix pic turaux. Ne doit-on pas revoir ce schema implicite, et lever en quelque sorte le « tabou » qui pese theoriquement sur le role d e Ia sculpture dans !'evolution des styles mimetiques. particulieremcnt en ltalie? Pisano compte sans doute a uta nt que Giotto dans le mouvement concret de Ia rinascita, et il n'est que de voir le developpement admirable d e Ia sculpture s iennoise pour com prendre le role pilote et prefigurateur de Ia sculpture dans l'art du portrait lui-meme 103 • II n'est aussi que de rappeler l'abondance des exemples medievaux, dcpuis Frederic II jusqu'au papc

tOol cr. LB. ALBERTI, De pictura (1435), trad. J.L. Schefer, Paris, 1992, p. 123. 145, 153, 159, 171, 189-193. M. BAXANDALL, Les humanistes a Ia decouverte de Ia composi­tion en peinture, 1340-1450 (1971). trad. M. Brock, Paris, 1989, p. 151 -171.

10 1 cr. B. CELLINI, La Vie de Benvenuto Cellini fils de Maitre Giovanni. florentin. ecrite par lui-meme a Florence (1571), trad. N. R I<Imoutier, P aris, 1986 (ed. 1992), p. 315. Vasari, quant a lui, a dmettait volont ie rs- ma is sans bien sur· parler de mou­lage, de m ontage ou de « bricolage » - le tanto operare d e Donatello : G. VASARI, Les Vies, op. cit .• III, p. 254.

102 Ce que fait Andre Chastel en passant sous s ilence, dans son e tude sur le dona­teur in abisso, tout le rapport, pourtant essentiel, a Ia sculpture. Cf. A. ClrASTEL, Le donateur «in abisso >> dans les pale (1977), dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, II, p. 129-144. La m e m e clo ture se retrouve chez L. CAMPBELL, Renaissance Portraits, op. cit.

103 Cf. par exemple E. CARLl, Gli scultori senesi, Milan, 1980, ou Ia belle e tude de I. H E R KLOTZ, « Sepulcra >> e « monumenta, del Medioevo. Studi sull'arte sepolcrale in It alia. Ro me, 1985.

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Boniface VIII, e xemples dans lcsque ls Ja sculpture fut accusee prccisem cnt de pcrmettre ]a mise en place de portraits qui eta ie nt bien trop litteraux e t «vivants» - done idoH1triques - po ur ne pas u surpe r quelque chose comme un pouvoir d e Ia presence 104

La d ernier e polarite touche sans doute a u nc:cud le plus crucia l d e ce grand mythe ou Ia ressembla nce visuelle aura trouve sa forme Ia plus pres­tigie use, certainement, d e toutc l'his toire occide n tale (et cela, en tant meme que «renaissance » e t repetition supposces d es prestiges de !'Anti­quite). Ce tte polarite se d eduit d es mots eux-memes, c'est-a-dire qu'elle est a Aeur d'evidcnce, bien qu'ellc soit, le plus souvent, reduite au silence e t a J'impe nse. Si j'ai persiste a m e ttre des guillem ets dans !'expression portrait «sur le vi{» , c'est que cette expression porte deja e n e lle Ia pol a rite indisso­c iable d 'un «totem » et d 'un « tabo u », c'est-a-dire d 'une chose revendiquee a toutes forces dans Ia mesure exacte de l'ombre ou elle tente de maintenir sa propre pa rt maudite. Ritrarre dal vivo, c'est litteralement tirer, ou plut6 t retirer quelque chose - quoi? la ressemblance, bien sOr - du vivant, du visage vivant. Le sens latin du vcrbe trahere, qui sc tra n smet tel que! dans Ia langue italienne, conjugue paradoxalement les deux actions de retirer (d 'ou le franyais «tra ire», par exemple) et de tracer (d'ou le franyais «portraire» ).

II [aut d o ne entendre dans Ia notion meme de ritrarre dal vivo quelque chose commc un «totem » d e vie, que redoublera it exactement son «ta bou» de mort. Comment un Florentin de la Renaissance pouvait-il n e pas envi­sager une telle polarite e n considerant le silcn cie u x peuple de eire d e Ia Santissima Annunziata, et en se con siderant lui-mem e comme sembla ble a ce peuple-la? Comment ne pas comprendre que le fait de vouer sa resscm ­blance dal vivo a une image de e ire consistait, dans le meme temps, a la figer, a la necroser en effigie, a Ia produire v isuellem ent com me inanimee? Comme nt oublier que Ia technique du moulage «sur le vif» n'est apres tout que !'adapta tio n minimale - de ux s imples tubes me ta lliques- d'une imme­moriale technique de masques (uneraires? Considero ns comme significatif, a cc titre, le fa it que Cennino Cennini n'ait pas employe une seule foi s l'ad­jectif vivo dans sa descriptio n du moulage : il parle seulement d'empre intes di naturale , la issant ouverte Ia question du mort ou du vif dans Ia pro duc­tion d es ressemblances exactes qu'il preconisc 105•

Et c'es t jus tement cela qui a dO gener d'abord les commenta teurs du

104 Cf. E. CAsTELNuovo, II s ignifi"cato del rilrallu pilloric:o nella societa , da ns Swria d'Jtalia, V. I documenti, Turin, 19 73, ll , p. 1033-1035.

10~ Sur l'aporie du «vivant )) et du «mort )) dans l'image, cf. A. MINAZZOLI , La pre­miere omhre. Reflex ion sur le miroir et La pensee, Paris, 1990 , p. I I 5-140. G. DIDt­H u l3ERMA , Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, 1992, p . 53-84 .

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RESSEMBLANCE MYTHJFl EE ET RESSEMBLANCE OUBLIEE CHEZ VASARI 429

buste donatellien. Car la procedure du moulage induisait dans cet objet singulier )'association de deux humanites contradictoires : d'un cote, la belle humanite de l'humanisme (!'affirmation civique de l'individu, )'identi­fication romaine dans Ia pourpre du drape); mais, d'un autre cote, ce caractere humain trap humain, si l'on ose dire, ce caractere trop indiciaire­ment humain, qui rendait indecidable son statut de portrait : realise d'apres Ia vie, «sur le vif», ou realise apres la mort, «Sur le cadavre»? A quelques pas du Niccolo da Uzzano, dans la meme salle du Bargello, un autre buste - celui-la unanimement refuse a Donatello - transcrit directe­ment, par simple verticalisation, la donnee de base du masque funeraire : monochromic du bronze noir, rigidite du buste et du visage, yeux clos, affaissement des joues, sur les cotes, du au poids du platre (fig. 14). Ce buste, quoique bouleversant, ne possede certes ni l'ambiguite, ni la virtuo­site plastique du premier. Mais il nous reve le son horizon, il nous dit ce d'ou le premier a du partir : il nous dit son origine processuelle et peut-etre sa condition fondamentale d'efficacite (la ressemblance inanimee); il nous dit egalement l'ecart produit par l'ceuvre donatellienne en tant qu'ceuvre « renaissante » (la ressemblance comme animation).

Vasari, lui, a voulu construire sa legende du portrait sur la seule anima­tion :son «totem» principal, pourrait-on dire, c'est la vie, la vie seulement, le portrait «sur le vif» a quoi <<il ne manquerait que la parole>> . Et, bien que chacune de ses expressions porte e n e lle-meme Ia contradiction qui la constitue, tout cc qu'il enonce a propos de !'imitation vise manifestement a fonder !'idee de Renaissance comme une mythologie de la vie : le mot «Renaissance» semble, d'ailleurs, ne dire que cela 106• L'auteur des Vies a bien voulu nous raconter - mais en y mettant toute l'autorite d e Verrocchio- que Laurent de Medicis , ayant survecu a une tentative d'assassinat, et meme «ressuscite» politiquement dans cette epreuve, s'etait fait mouler trois ex voto qualifies de vivissimi 107 ; mais il ne nous raconte pas que, quatorze ans apres - en 1492 -, ce fut un moulage sans camicino que l'on dut realiser sur le visage mort du meme Laurent (fig. 15). L'ironie de l'histoire veut aussi que, une soixantaine d'annees plus tard, Ottaviano de Medicis ail

10• C'est a cette conclusion que revenait encore Andre Chaste!, dans un livre ou le mot mythe, quoiqu'utilise de far;on tres floue , e tait hautement affirme : «Tout est porte enfin par l'idee candide mais forte que les arts et les lettres, en un mot la culture, sont seuls aptes a triompher de Ia mort. Dans ces traits precis passe !'essen­tiel du reve ou, comme on a prefere dire ici, du "mythe" qui emportait Ia Renais­sance». A. CHASTEL, Le Mythe de la Renaissance, 1420-1520, Geneve, 1969, p. 219.

107 G. VASARI, Les Vies, op. cit., IV, p. 291.

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commande a Vasari lui-meme de peindre un nouveau portrait de Laurent (fig. 16): «vivant» selon toute apparence, mais posthume, bien sur, e t entoure de masques allegoriques dont l'un, vu par en-dessous, ne ressemble qu'a une the morte. Le visage de Laurent, dans ce tableau celebre des Offices, ne se refere physionomiquement qu'a l'iconographie mediceenne 108 :

rien n'y subsiste de l'empatement des traits reels que Vasari, pourtant, a cer­tainement dO. contempler un jour devant l'effrayant moulage di naturale.

De meme, l'auteur des Vies a bien voulu nous cntretenir de !'agrement qu'apporte l'usage de la eire dans la fabrication de «modeles reduits» ou de «figures» (piccioli modelli o figure) pour la sculpture en ronde bosse 109• Mais il ne nous raconte ni la grandeur, ni ]a decadence- qui commence au XVJe siecle, precisement - des ceraiuoli de la Via dei Servi. Ce n'est done certaine­ment pas dans l'ouvrage de Vasari que l'on trouvera des elements historiques pour comprendre la disparition, la destruction des ex voto de Ia Santissima Annunziata, sauf a comprendre que leur exclusion hors de la premiere his­Loire de l'art officielle les destinait irrevocablement a n'e tre pas «conserves», ni dans Ia memoi re des acadcmiciens, ni dans les reserves de leurs grands musces des Beaux-Arts. Probablement faudrait-il analyser de pres les condi­tions sociales et doctrinales de la religion post-tridentine a Florence pour mieux apprehender ce phenomene de censure et de disparition. Toujours est-il que les ex voto de la Santissima Annunziata furent mis a part dans un cloHre, en 1665, et que, leur matiere meme les predisposant a s'abimer -a se defaire, a se defigurer -, ils furent tous detruits, d'un coup, en 1786 110•

Pourtant, les ceraiuoli n'avaient pas cesse d'exister : la transformation des conditions artistiques et r e ligieuses les avaient certes contraints d'abandonner le terrain traditionnel des images votives et des echanges de bons procedes avec certains artistes tels que Donatello ou Verrocchio. Mais ils n'oubliaient pas qu'ils avaient depuis toujours appartenu a la «Corpora­tion des medecins et apothicaires» (Arte dei m edici e speziali). Ils trans­mirent done leur savoir-faire dans un domaine qui etait deja, d'une cer­taine fac;on, le leur : le domaine de l'anatomie. A un etage de distance du Niccolo da Uzzano, au musee du Bargello, se trouve aujourd'hui encore le premier ecorche connu, realise par le Cigoli en 1600, probablement avec

lOR Sur le caractere alh~gorique d e ce portrait, c f. U. DAV IT T AsMus, Corpus quasi Vas. Beitrage zur lkonographie der italienischen Renaissance , Berlin, 1977, p. 41 -68. Sur !'iconog ra phic m ediceennc e n general, cf. !'etude m o numentale de K. LANGE­

DJJK, The Portraits o( the Medic i, 15 th-/8th Cenlu.ries, Flo rence, 1981-1987. 10~ G. VASARJ, Les Vies, op. cit., I, p. 122-124. 11° Cf. G. MAZZON I, I b6ti della 55. Annunziata, op. cit., p. 34-39.

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RESSLMBLANCE MYTHJFIEE ET RESStMHLANCE OlJJ3LJEE CHEZ VASAR I 431

!'aide d 'un ar·tisan ceraiuolo (fig. 17). Et c'est ain si que Jes fa llimagini Goren­tins d evaicnt cons titue r Ia premie re grande ecole de ceroplas tique medicale dont un autre musee, sur !'autre rive de l'Amo, conserve toujours les innombrables e t te rrifiants chefs-d'reuvre 111 (fig. 18).

Mais Vasari ne s'etait occupc q ue d 'art et de «Renaissance»; il n e s'etait preoccupe que de donner n aissance a un d iscours autonome appele «l'his toire de !'art ». J1 avait pour cela inven te que lques legendes bien fice­lees, afin que le mot rinascita put s ign ifier quelqu e c hose pour tous, quelque chose d'evident. Il ne nous reste aujourd'hui qu'a tenter d e deconstruire cet ensemble de legendes, a fin d'y m ieux sais ir les tens ions d ia)ectiques, )es po)ari tes a J'reuvre, les na!ud s d e «totems» et d e « tabOUS » ; entre m odernite et «ages sombres»; e ntre culture de )'art et culte des images; en tre termes e t relations; entre paradigmes d'imita t ion et para­digmes d'incarnation; e ntre ressemblances ico niques et rcsscmbla n ces indiciaires; entre art et artisanat; entre une axiomatiqu e du disegno et une heuristique des formes p lastiques; e n tre un m odele pictural et un modele sculptura l; entre un «totem » de vie c t un «tabou» de mort .. .

C'est tout cela qu'il fau t appeler un mythe, e t no us pourrions avanccr !'hypo these qu'il en fut d e Ia resscmbla nce elle-meme comme de ce m ythc do nt Levi-Strauss nous apprend qu'il fou rni t au x h ommes d'unc societe « une sort e d'outil logiquc des tine a opcrer une med ia tion e ntre Ia vic et Ia mort 112 ». C'est tout cela qu'il faut appe le r un m ythe, et probablement bien plus encore : car lc mythe ne s'cpuise pas plus dans l'enonce d'une o u d e p lus ieurs pola,~ites - fussent-elles trcs generales - d eductiblcs d'un n~cit

d 'ol"ig ine, qu'i l nc s'epuisc dans l'enonce - fut-il tres legcndaire - du rcci t lui-mem c. Pour saisir ve r itablcment Ia dimension m ythique du n~c it vasa­rie n , il faudra e ncore Ia re penser diffe rentie llcmcnt par rapport a d 'autrcs recits, a d'autres motifs connexes, pui squ'aussi bien nous nc pouvons «definir c haqu e mythc rquej par l'enscmble d e toutes ses versions111 » . Les polarites, a en croire !'analyse structu rale des myth cs, nc cessent en cffet d e sc transformer ellcs-m e m es, done de c hanger de codes, de messages, d e contenus; c llcs d cvienne nt homologies la ou cllcs e ta ient oppositio ns ; elles

111 Cf. B. L A 7.A e t al. , Le cere anatomiche della Specola, Florence, 1979. Sur l'Arte dei m.edici e speziali, cf. Ia m onographie classique de R. Ciasca, L'Arte dei medici e speziali nella storia e 11el commercia fiorent ina dal secolo XII al XV, Florence, 1927 (reed. 1977). Sur les corporatio ns en general, cf. J . L ARNER , Culture and Society in Italy, 1290-1420, New Yo rk , 1971 , p. 298-303.

1:2 C. L F..vJ-STRAUSS, La structure des mythes, art. c it., p. 243. 1 1 To., ibid., p. 240-242.

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s'in versent en sc repetant, selo n une constantc prope ns ion a se convcrtir, a passer d 'un ordre d 'efficacite a un autre. Voila pourquoi el les requierent unc histoire, mais une his toire qui n e se reduise pas a !'evolution generale d e formes vi s ibles exprima nt stylistiquement un contenu n on moins gene ral - Ia ressemblance - que I' on imag inerait s table. Car ce «COntenu »

est lui-meme une relation, une forme en transformation, Ia resulta nte vir­tue lle du jeu cntier des form es s ingulieres qui l'incarne nt. Si la rcsscm­bla nce est s truc turee comrne un mythe, a lo r s elle n'est pas un terme, donne ou a prendre, mais un mode le operatoire, une «vas te machine combina­to ire » produc trice de reg ularites, mais a ussi de desequilibres e t de dissy­m e tries , ou des problemes sont heuristique ment poses et transposes, d es solutions h euris tiquement trouvees et elles-memes transposables 114

• Elle inte rdit en tout cas que l'o n s'enferme pour la comprcndre dans le choix d'un type d'obje ts juges plus rcpresentatifs que les a utres : elle exige que l'on ouvre cons ta mment le point de vue a u x d eplacem ents structuraux et me mes a u x exceptions, fussent-elles discretes, fussent-elles oubliees par toute une tradition discurs ive. Warburg, il me semble, ne voulait pas dire autre chose en situant sa p ropre analyse du portrait florentin sous l'ombre d'un exergue m agnifique, du a Francesco Guicciardini :

<<C'est une grande e rre ur qu e de pa rle r d es choses du mo nde ind istincte­m ent, absolument e t , pour ain s i di re, pa r regie generate; chaque chose ou presque, en e ffet, releve d e Ia distinction e t de !'exception, en raison d e Ia variete des circonstances, qui font qu'elle ne peu t c tre fixee a !'a ide d 'une meme m esure. Or, ces d is tinc tions ou exceptions ne so nt pas ecrites dans les livres : il fa ut pour les sais ir apprendre a saisir leur discretion 11'».

Georges Dmr-HU BERMAN

114 Jc resume ic i trcs sommaircm e nt un certa in nombre d e propos itio ns emises s u r Ia s truc ture d es m ythes par C la ude LEVI-STRAuss : Mythologiques, I . Le cru et le cuit, op. cit. , p . 246 ( << La verite du myth e n'est pas dans un contenu p rovilegie. Elle consis te e n ra pports>>, etc.) ; Mythologiques, Ill. L'origine des manieres de table, Pa ris, 1968, p. 406 (sur lc d esequilibre et Ia dissymetrie); Mythologiques, IV. L'homme nu, Paris , 1971, p . 500-501 (Ia <<vas te m achine combinatoire»); De la possibilite mythique a l'exis1ence sociale ( 1982), dans Le regard eloigne, Paris, 1983, p . 215-221, e t La potiere jalouse, Paris, 1985, p . 227-229 (proble mes transposes, regles possibles, n!po nses a des q uestions, e tc.).

11 ~ << E grande e r rore parlare delle case de l mondo indis linta mente c assoluta­mente, c, pe r dire cos t, pe r regola; perc he quas i Lultc hanno dis tinzione ed eccczione pe r Ia vadetu de lle circumstanzc , in le quali non s i possono fcrmare con una med e­s ima misura; c quest<:: dis lini'.ioni c eccczioni no n s i Lrovano scrille in s u ' li bri , rna hisogna lo insegni Ia discrczionc >> F. G u JccJI\RDJ N J, Ricordi politici e civili , VI, cite pa r A. W A RBU R G, Carl du portrait et Ia hour!!.eoisie jlorenti11e, art. cit. (l'cxcrgue - s i beau - est o mis da ns Ia tr-aduc t io n fr·an<,:aisc!).