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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 2 février 2008. Nouvelle série n° 45. Saint-Just Roger Bordier, Franck Delorieux, Florence Gauthier, Marie-Laure Susini et Sophie Wahnich. Bicentenary Tricolour, par Ian Hamilton Finlay avec Gary Hincks, lithographie, 1989. Marseille : bilan culturel. 02_02_08LF.qxd 01/02/2008 16:09 Page 1

Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Saint-Just · 2017. 12. 21. · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs

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  • Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

    Les Lettres françaises du 2 février 2008. Nouvelle série n° 45.

    Saint-Just

    Roger Bordier, Franck Delorieux, Florence Gauthier,Marie-Laure Susini et Sophie Wahnich.

    Bicentenary Tricolour, par Ian Hamilton Finlay avec Gary Hincks, lithographie, 1989.

    Marseille : bilan culturel.

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  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 8 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 f é v r i e r 2 0 0 8 ) . I I

    SOMMAIRE

    Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 2 février 2008. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François EychartResponsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

    Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 1er mars 2008.

    ÉDITORIAL

    À propos du dernier livre de Bensaïd

    par Jean Ristat

    Dans le Monde daté du 12 janvier paraissait un articleconsacré à Alain Badiou « nouvel héraut de l’anti-sar-kozysme ». Un tel titre est réducteur car, me semble-t-il,il enferme le propos de Badiou dans une querelle de personnes.Mais c’est faire peu de cas de son analyse qui tend à circonscrirel’idéologie dont Sarkozy est le représentant et qui l’a porté aupouvoir. Elle dépasse donc la circonstance politicienne pourfaire de cet événement, à certains égards traumatique pourbeaucoup d’entre nous, un non-événement. Elle l’inscrit dansune perspective historique. Il n’y a rien par conséquent dansson travail qui ressemble à une attaque ad hominem. Un cer-tain nombre de commentateurs ont, ainsi, esquivé le débatd’idées en dénonçant la violence du propos supposé : Sarkozy,l’homme aux rats. On se souvient, sans doute, que « l’hommeaux rats » est une étude de Freud portant sur un cas cliniquebien précis. Et l’on comprend certes que des « experts », commeMax Gallo dans l’émission de Philippe Meyer l’Esprit public(France Culture, le dimanche matin), ne puissent pas se recon-naître comme faisant partie du peuple des rats, lesquels on lesait, sont prompts à quitter le navire au risque de couler. Maisil y a des gens dont le naufrage n’est plus à décrire, n’est-ce pas ?Il me vient plutôt à l’esprit un conte : un petit joueur de flûtepossède une telle habileté à user de son instrument magiquequ’il peut, avec quelques notes de musique, débarrasser la villede Hamelin des rats qui l’ont envahie. Il les entraîne avec sa mé-lodie jusqu’à la mer où ils iront se noyer. Il y a des discours quienivrent les rats d’aujourd’hui jusqu’à leur faire oublier quetout ça n’est que « du pipeau ».

    L’auteur de l’article en question, Sylvia Zappi, rend comptedu succès remporté par l’ouvrage d’Alain Badiou ; plus de17 000 exemplaires vendus, un retirage : l’information est inté-ressante, il fallait la donner. Mais son commentaire, un peu pincé,m’amuse. Le succès, donc, « réassure une petite notoriété à unphilosophe plutôt aride dont les présupposés politiques restent– de manière assumée – très empreints d’un marxisme-léninismepuisant aux sources les plus orthodoxes (mao-stal aurait-on ditdans les années soixante-dix) ». Succès « inespéré pour un auteurdont les ouvrages plus austères ne dépassent pas les 3 000… »Qu’il me soit permis de souhaiter par la même occasion auMonde de faire également un tabac avec la mise en vente, chaquesemaine désormais, d’un grand texte philosophique – le premiervolume offert la semaine passée à tout acheteur du quotidien, unchoix de dialogues de Platon, a dû, en une seule journée, dépas-ser toutes les espérances, d’autant que le cher Platon était pré-senté comme « le penseur de la mondialisation ». Monsieur Ba-diou encore un effort !

    J’en étais à parler des rats. Il n’y a pas lieu de s’étonner, re-marque à son tour Daniel Bensaïd : la « gauche frelatée n’est plusque micmacs et chevauchements, échanges et transferts au grandmercato électoral de printemps ». Après tout, notre joueur deflûte respecte parfaitement sa partition. Et avec brio. Il ne dé-bauche personne, « on a vilipendé les transfuges. Les frontièresétaient pourtant si poreuses que les Bernard Kouchner, Jean-Ma-rie Bockel, Fadela Amara, Martin Hirsch, Jacques Attali, JackLang n’ont pas été infidèles à la gauche, (...) ils font au service deM.Sarkozy, avec le même zèle, avec la même application, ce qu’ilsauraient tout aussi bien fait au service de Mme Royal ».

    Cette « venteuse rotation », dit-il, « Bernard-Henri Lévy l’attendait. Il s’en réjouit ». Il ajoute « qu’il entend en être, sinonle penseur, du moins l’idéologue » dans son dernier livre :« Ce grand cadavre à la renverse. »

    Et Bensaïd de nous expliquer que BHL est le « bouche-trouou le cache-misère idéologique de cette gauche recentrée et fre-latée, à laquelle il offre réconfort et euphorisants ».

    C’est donc chez le même éditeur du dernier Badiou – Lignes– et dans la même collection que Daniel Bensaïd publie Un nou-veau théologien B.-H. Lévy. Son travail d’analyse est précis, clair,concis. Incisif, il ne se perd jamais dans des querelles vulgaires oupoliticiennes. Il démonte avec rigueur le discours de B.-H. Lévy.Je ne dirai pas qu’il le déconstruit, ne voulant pas abuser d’unenotion – la déconstruction – que nous devons au travail deJacques Derrida, et qu’on emploie ces temps-ci, dans le bavar-dage médiatique, à tort et à travers.

    Daniel Bensaïd se considère « comme un militant qui essaiede penser ce qu’il fait ». Militant de la gauche radicale que fus-tige B.-H. Lévy, il s’affirme clairement et fermement du côté deceux qui cherchent à rendre possible la révolution, une révolu-tion « qui nous presse de changer le monde avant qu’il nousécrase ». On comprend dès lors que les tenants de la gauche mo-dérée, de la gauche centriste, de la gauche mélancolique, c’est-à-

    dire moderne, selon le socialiste Pierre Moscovici, « dépouilléede l’utopie révolutionnaire », veuillent en finir en la discréditantavec une gauche de gauche. On lui promet « le bûcher et l’enfer »en l’accusant de sept péchés capitaux. Et Daniel Bensaïd ne secontente pas de les énumérer. Il répond à BHL et consorts, ar-gumente et défend sa cause avec intelligence, honnêtement et nonsans un certain courage, on le verra.

    Le premier péché de la « gauche non frelatée » est l’antilibé-ralisme. Mieux vaudrait dire pour plus de clarté, en effet, l’anti-capitalisme. Et Bensaïd montre bien qu’antilibéralisme « désigneun large front du refus allant de la gauche révolutionnaire auxutopies néokeynésiennes, du pacifisme théologique à l’anti-im-périalisme militant ». De toute façon, le libéralisme contempo-rain n’est jamais qu’une variante (...) de la logique du capital.

    Le second péché est le nationalisme. La cause est entenduedit B.-H. Lévy. La gauche radicale « fut internationaliste, elleest devenue nationale ». À l’origine de ce discours le « non » auréférendum dont BHL ne se console pas. Il mêle sans vergognele « non » de gauche avec celui de Le Pen ou de Villiers. « Seuleune Europe où des critères sociaux de convergences pren-draient le pas sur les critères monétaires et économiques pour-rait réconcilier les classes populaires avec le projet européen »,écrit Bensaïd.

    L’antiaméricanisme est le troisième péché. Bensaïd répondque « nous combattons un système, une logique, la bourgeoisie,sous quelque bannière qu’elle se présente, jamais un peuple entant que tel ». Il a raison, à mon sens, de parler d’anti-impéria-lisme, qu’il soit écologique, financier et militaire et non d’anti-américanisme. C’est à ce moment que pointe une des plus gravesaccusations de BHL pour qui l’antiaméricanisme est « une mé-taphore de l’antisémitisme ». N’est-ce pas Alexandre Adler quisitue la frontière des États-Unis sur le Jourdain et considère quela capitale du monde juif est New York ? Je laisse la parole à Ben-saïd : « Cette manière subreptice de faire d’Israël un cinquante etunième État-Unis » d’Amérique n’est certainement pas un ser-vice rendu aux juifs d’Israël ni à ceux de la diaspora. Elle confirmehélas a contrario l’image de l’État d’Israël comme pointe avan-cée de l’impérialisme dans le monde arabe. »

    Vient ensuite le quatrième péché, le fascislamisme, un bonconcept selon son inventeur ! Après le péril rouge et le péril jaune,il y a « la marée verte de l’islamisme », affirme BHL. Que devraitdire ou faire, face à cette marée verte, une gauche non fasciste…» !Fasciste ?Je ne savais pas qu’il existait une gauche fasciste… !Mais puisque BHL le dit...

    La tentation totalitaire, le cinquième péché, « conjurée ditBHL depuis la chute du mur de Berlin et la déconfiture du so-viétisme », est encore à l’œuvre dans l’extrême gauche. Mais,grâce à BHL et à la «nouvelle philosophie» nous voilà sortis d’af-faire. Le maoïsme de ces messieurs n’était que le simple « rejet duseul modèle totalitaire qui ait eu, dans le demi-siècle écoulé, unpoids historique », écrit BHL. À qui va-t-on faire accepter uneargumentation aussi débile que mensongère ? La prétendue ré-volution antitotalitaire apparaît aujourd’hui, « trente ans après,au vu de ses résultats comme une contre-réforme libérale, oucomme une contre-révolution conservatrice.(...) Elle débouchesur un nouvel agencement du despotisme de marché et du des-potisme tout court ».

    Le sixième péché tient au culte de l’histoire. « Bien plus que lemarxisme c’est l’histoire qui était notre cible. Ainsi BHL associe,dit Bensaïd, « le combat contre l’histoire à celui contre lemarxisme. Contrairement à une idée (trop) répandue, Marx n’estpas un philosophe de l’histoire (...) mais l’un des premiers à avoirrompu catégoriquement avec les philosophies de l’histoire uni-verselle : providence divine... ». Pas de conception religieuse del’histoire. Souvenons-nous de Engels : « L’histoire ne fait rien. »

    Le septième péché est le plus grave. Il a pour nom l’antisio-nisme. Il est mortel, on ne s’en relève pas – BHL et consorts as-similent l’antisionisme à un néo-antisémitisme. Il rabat, écritBensaïd, « une question politique et historique, le sionisme, surune question raciale et théologique, l’antisémitisme ». Je nepeux rendre compte de l’un des plus importants chapitres dulivre de Bensaïd. À lui seul il pourrait faire l’objet d’un article.Mais j’invite mon lecteur à le lire attentivement pour sa préci-sion, son honnêteté et son courage. Cette question est au cœurde la tragédie contemporaine : « Les Palestiniens chassés deleurs terres et de leurs villages, les bombardés de Jénine, les em-murés de Gaza. »

    Un nouveau théologien, B.-H.Lévy, de Daniel Bensaïd. Éditions Lignes, 160 pages, 12,50 euros.

    Jean Ristat : À propos du dernier livre de Bensaïd. Page II

    Roger Bordier : Comment Saint-Just écrivit Saint-Just. Page IIIFlorence Gauthier : Saint-Just : propriété et démocratiedans son projet de constitution, en 1793. Page IVMarie-Laure Susini et Gérard-Georges Lemaire :Robespierre et Saint-Just. Page IVSophie Wahnich : « Étranger » : une catégorie politique chez Saint-Just. Le roi, cet étranger. Page VFranck Delorieux : Projet pour un cénotaphe de Saint-Just.Page VIClaude Schopp : Une image romantique. Page VIGhérard K. Jacquet : Marseille : la culture, enjeu capital des élections municipales. Page VIIGhérard K. Jacquet : L’héritage gâché du passé, tremplin possible pour l’avenir. Page VIIMarianne Lioust : Faulkner, l’écriture de l’irrémédiable.Page VIIClaude Schopp : « Gustave Flaubert, c’est moi ! » Page VIIIGérard-Georges Lemaire : Flaubert en Orient. Page VIIIAmélie Lecozannet : Gobineau. Page VIIIChistophe Mercier : Une autobiographie déguisée. Page IXSébastien Banse : La Route de Cormac Mac Carthy. Page IXMarie-Thérèse Siméon : Paris n’est pas une terre d’asile.Page IXFrançoise Hàn : Voix du dehors, voix du dedans. Page XFrançois Eychart : 1956 en Allemagne, une mise à nu des réalités de la RDA. Page XMarc Viellard : La révolte de Job. Page XIBaptiste Eychart : Construire l’hégémonie et réhabiliter le politique. Page XIJustine Lacoste : Les 49 dessins de Pavel Schmidt. Page XIIGeorges Férou : Gertrude Stein, un écrivain cubiste ? Page XIIGérard-Georges Lemaire : La peinture à Bordeaux entre la Commune et la Grande Guerre. Page XIIGiorgio Podestà : La peinture qui se reconstruit. Page XIIIGeorges Férou : La sulfureuse Léonor Fini. Page XIIIClémentine Houghe : La ville flottante de Saul Leiter. Page XIIIGérard-Georges Lemaire : Éric Koehler, éditeur hors norme. Page XIIIClaude Schopp : Journal d’un cinémateur. Page XIVGaël Pasquier : Corps hébétés. Page XIVJosé Moure : Au cœur de l’Amérique : Into the Wildde Sean Penn. Page XIVPascale Breton : Saint-Just : champ-contrechamp. Page XVClaude Glayman : Faut-il sauver le compositeur RichardStrauss ? Page XVPhilippe du Vignal : Job, encore et toujours. Page XVJean-Pierre Han : Livres de théâtre : livres de vie. Page XVIJean-Pierre Han : Hymne à la mort, hymne à la vie. Page XVIJean-Pierre Han : Dames de la mer. Page XVI

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    S A I N T - J U S T

    Comment Saint-Just écrivit Saint-JustLe point de vue qui suit ne suppose en rien une quelconquerestriction à l’égard d’essais publiés sur Saint-Just, maisenfin, il est permis de conclure que la meilleure biographiede cet homme exceptionnel est encore celle qu’on peut lire à tra-vers ses propres écrits. Pourquoi ? Peut-être parce que ceux-ci,vifs et directs comme leur auteur, s’articulent à peu près toujoursà une littéralité d’une clarté saisissante, et fort rare en une époqueoù l’emphase l’emportait aisément, non sans talent parfois, re-connaissons-le. Reste que nous sommes, avec Saint-Just, dansune construction littéraire fort différente que ne visitent, ne par-courent ni les images étudiées, ni les allusions adroites ou les dé-tours métaphoriques.

    C’est bien pour cela que, de texte en texte, il se dit autant qu’ildit, traçant une manière d’autoportrait. Aucun narcissisme là-dedans, mais le constant rappel de cette évidence qui en aura oc-cupé d’autres, sans les préoccuper à ce point : écrire la Révolu-tion, c’est encore la faire. La phrase chez lui est implacable : c’estqu’elle projette tout uniment la situation qui la dicte. S’il va har-diment de la chose au mot, c’est parce que ce-lui-ci est un ressort de l’action et que, donc,rien ne doit s’interposer. La netteté du style estce qui montre assez avec quelle convictionSaint-Just croyait en l’efficacité de cette dé-marche. Nulle circonstance ne saurait faire delui un hésitant ; il représente même exactementle contraire car il juge, avec une rectitude sansfaille, proche de l’obsession, que tout, absolu-ment tout lui est impitoyablement mesuré. Encela, il ressemble assez au chirurgien qui nedispose que d’une stricte durée pour agir, aumarin qui n’a plus pour guide que la tempête :se retirer est impossible, méditer est inconce-vable. Les lutteurs de l’extrême n’ont de per-sonnalité, précisément, que celle-là. Ils fontcorps avec une vérité qui ne supporte pas lesincertitudes. Ainsi Saint-Just résume-t-ilSaint-Just, se plaçant dans la ligne de son amiGeorges Couthon qui déclarait : « Le délaipour punir les ennemis de la patrie ne doit êtreque le temps de les reconnaître. » Toujours cerefus d’une interposition.

    Avant d’autres, plus que d’autres, mieuxque d’autres, il aura su discerner dans lagrande geste révolutionnaire ce que la belle lu-cidité d’Albert Mathiez devait qualifier, prèsd’un siècle et demi plus tard, de « nécessitésinéluctables ».

    Il est trop facile aujourd’hui aux cœurssensibles et aux penseurs raffinés d’oublier cesnécessités-là. Elles existaient avant la Terreur,ne cessèrent de grandir jusqu’au moment oùla question se posa abruptement : fallait-ilabandonner les acquis de la grande Révolu-tion ; cette Révolution dont Jaurès et Léninedevaient dire, en termes presque identiques,qu’elle fut non seulement un changement derégime pour la France, mais un changementde civilisation pour le monde ? Avec Robes-pierre, Marat, Couthon, Lepeltier, entreautres, Saint-Just aura superbement incarnéen ce sens ce qui est l’œuvre caractéristique dudix-huitième siècle français, ce siècle auquel ilappartenait si étroitement qu’il donne l’im-pression de l’avoir tout entier traversé, lui quile connut vers sa fin et mourut à moins devingt-sept ans. Il est significatif à cet égardqu’il témoigne si bien, avec une telle poigne,de cette ardeur novatrice issue de la géniale ir-ruption des Lumières, cependant que l’on ai-mait assez, dans l’époque, s’inspirer de l’An-tiquité, d’Athènes et plus encore de Rome.Saint-Just n’y échappe d’ailleurs pas, maissans en abuser, et parce qu’il est mû, avanttout, par la volonté de ce fascinant dix-hui-tième siècle qui devra, dit-il, être mis au Panthéon. Le vécucontemporain est sa référence majeure.

    Il est pressé, le reproche lui en a été fait plus d’une fois, et c’estd’ailleurs vrai, très pressé, mais de quelle façon ? Puisque nousvenons d’évoquer l’Antiquité, retenons-en ce trait : on deman-dait à Socrate : « À quoi te sert d’apprendre à jouer de la lyrepuisque tu vas mourir ? » Il répondit : « À jouer de la lyre avantde mourir. » Saint-Just éprouve cette jouissance intellectuelle del’immédiat qui est à la fois un défi et un acquis, qui reflète l’in-

    tensité d’une vie et qu’éclaire, là aussi, une remarquable intelli-gence.

    L’histoire s’empare diversement, on le sait, de ces phéno-mènes, de ces attitudes. Saint-Just en est pour une trop grandepart victime. Avec ou sans mauvaise foi, l’on continue d’inter-préter de travers la rigueur de ses positions. C’est faire aussi l’éco-nomie d’une autre exigence, celle qui, en lui, ne connaissaitqu’une seule direction, morale tout aussi bien que politique, cellequi part du peuple et va vers le peuple. Nul, si ce n’est Babeuf,n’aura rappelé avec une constance si bien installée, une si pro-fonde sincérité, où est la vraie source de la vie publique et com-ment doit s’organiser son cours. Bref, tout ce qui de nos jours,en haut lieu, est si facilement méprisé.

    Haut lieu : le mot vient un peu commodément sous la plume,mais il désigne aussi très bien ce que ne pouvait accepter Saint-Just, lui qui se méfiait, selon ses propres termes, de l’art de gou-verner. C’est toujours de l’autre côté qu’il se tourne et pour y in-troduire des principes essentiels : « L’insurrection est la garan-

    tie des peuples. » Ce n’est pas simplement une proclamation etil sait qu’avec l’idéologie les moyens matériels doivent être en-visagés. Comment ? Là aussi il tranche énergiquement, quandd’autres tergiversent : « Armez le peuple, c’est lui qui doit ré-gner. » Il n’est pas inintéressant de noter, au passage, que la for-mule fut reprise, puis développée par Claude Tillier, l’auteur del’immortel Oncle Benjamin, et alors qu’il étudiait les moyens deconstituer, non plus extrinsèquement au gré des événements,mais intrinsèquement et donc de façon permanente ce qui

    devait constituer, selon lui, « un peuple citoyen en armes ».Si Saint-Just (comme Robespierre) continue de déranger à

    ce point, c’est bien parce que son langage – ce qui sera précisé-ment le cas chez Tillier – est de ceux qui ne composent pas. C’estle signe même du révolutionnaire authentique, mais c’est aussice qui en fait un gêneur, y compris quelquefois parmi les siens.Le Saint-Just écrivain et orateur est typiquement de cette trempe.Ainsi, il restitue au procès de Capet dit Louis XVI sa véritablenature juridique en soulignant qu’il s’agit de juger non un roi,mais un traître. D’ailleurs, il sait faire leur part de ces réalitésdrues aux opinions qui sont les siennes : « La monarchie n’estpoint un roi, elle est le crime ; la République n’est point un Sé-nat, elle est la vertu. »

    Cette fameuse « vertu civique », tant prônée et qui au fondétait en elle-même une révolution, Saint-Just la prolongeait – etpeut-être ne s’en avise-t-on pas assez – jusqu’à la dimension so-ciale qu’elle devait comporter aussi, celle que les thèses babou-vistes portèrent vers leurs plus hautes définitions : « Il ne faut

    plus ni riches ni pauvres, l’opulence est une in-famie. »

    Oui, cette phrase est de Saint-Just, et elle ala tonalité de bien d’autres, nées dans le talentfiévreux et tout de raison cependant d’ungrand écrivain : « L’ordre ne résulte pas desmouvements qu’imprime la force… Si vousvoulez rendre l’homme à la liberté, ne faitesdes lois que pour lui… Ceux qui font des ré-volutions à moitié n’ont fait que creuser leurpropre tombeau… Le temps des préjugésn’est plus, le charlatanisme des factions estpassé, tout ce qui n’est pas respect du peupleest un crime… Ce qui constitue une Répu-blique, c’est la destruction totale de ce qui luiest opposé… Que l’Europe apprenne quevous ne voulez plus un malheureux ni un op-presseur sur tout le territoire français. »

    Et enfin :« Il faut s’élever contre tout ce qui tend à

    usurper la représentation nationale. »Ce sont ses dernières paroles ; elles furent

    prononcées le 9 Thermidor An II(27 juillet 1794) à la tribune de la Convention.C’est son dernier discours avant l’arrestation,et il est tragiquement symbolique qu’il eût étéinterrompu sur ces deux mots : représentationnationale. Saint-Just avait écrit un jour : « Onpourra éparpiller nos membres aux quatrecoins de la terre, il en surgira des républiques. »Mais la République démocratique française,si représentative de cette grande période,tomba sous le couperet le 10 Thermidor avecceux qui l’avaient fondée : Maximilien Ro-bespierre (et son frère Augustin), GeorgesCouthon, dont le fauteuil d’infirme fut préci-pité vers le bas de l’échafaud, et, naturelle-ment, Saint-Just. Auprès d’eux aurait dû fi-gurer Philippe Lebas, président du club des Ja-cobins, mais il avait réussi, la veille et déjouantla surveillance de ses gardiens, à se suicider.C’était encore un jeune marié : il avait épousé,moins d’un an plus tôt, l’une des filles Duplay,Élisabeth. Inconsolable et farouchement fi-dèle, Élisabeth Lebas-Duplay consacra jus-qu’à ses derniers jours son veuvage à la mé-moire de ceux dont une dame amie qui lui ren-dait souvent visite, Mme Michelet, disait à songarçonnet prénommé Jules : « Ces hommesétaient des saints. » Ils furent en tout cas deshommes, et de quelle carrure, au sens le plusélevé de l ’humain, dans toute l’universalité deleur philosophie mise en actes. Saint-Justn’avait pas atteint sa vingt-septième annéelorsqu’il fut guillotiné. Il est courant d’oppo-ser jeunesse et expérience. Avec lui, il faut re-

    placer les termes : sa jeunesse fut son expérience. Quant à cettemémoire, elle continue d’habiter les consciences révolution-naires. Elle a plus de présence et de vigueur que les haines, les ca-lomnies, les mensonges entretenus contre elle, indéfiniment. Surune banderole photographiée dans l’impressionnant défilé duFront populaire, le 14 juillet 1936, on lit ceci, et rien d’autre :Saint-Just.

    Rien d’autre, sauf tout ce qu’il y a en ce seul nom.Roger Bordier

    Le 21 janvier dernier, un petit groupe s’est réuni place de la Concorde pour commémorer l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI. En 1793, le sang coula mais la République était fondée.

    Nous vous proposons une réflexion sur l’oeuvre d’un régicide, Louis-Antoine de Saint-Just.

    D’après Le Bernin, par Ian Hamilton Finlay avec Gary Hincks, lithographie 1987.

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    S A I N T - J U S T

    Robespierre et Saint-JustDans votre livre, vous mettez en garde contre les excèsde la vertu prônée par la Convention et surtout de lavertu révolutionnaire. Et pourtant, vous faites de Ro-bespierre un portrait, qui somme toute, le réhabilite. Com-ment expliquez-vous cette contradiction apparente ?

    Marie-Laure Susini. En quoi une politique qui se fonde surla vertu est-elle dangereuse ? Voilà qui n’a rien d’évident, etc’est une question qui se pose seulement après l’expérience dugouvernement révolutionnaire de 1793 : étrangement, la ter-reur est l’autre face de la vertu. Cela mérite réflexion. Au mo-ment où l’on érige la vertu, la vérité et la justice en principes dela République, on suspend la Constitution, et pour tout dire,on ne se soucie pas plus de la toute neuve Déclaration des droitsde l’homme et du citoyen que d’un vieux chiffon de papier no-blement encadré. Au nom de la libération du peuple, on en ar-rive à priver les citoyens de leur droit à la liberté. Au nom del’innocence du peuple, on envoie les suspects à la guillotine. Ilne s’agit pas d’une contradiction, mais d’une logique que nousdevons reconstituer. Le personnage de Robespierre est au cœurmême de cette logique, avec son intransigeance de justicier, sondévouement sacrificiel au salut public, et il incarne à lui seull’idéal sublime d’où surgirent d’un même élan les héroïquesjeunes gens, tel Saint-Just, qui se sacrifièrent à la Révolution.

    Robespierre, vous le soulignez, a déclaré que les athées sontles ennemis du peuple. Saint-Just, lui, défendait les principesd’un athéisme pur, la vertu étant la valeur suprême. Commentles deux hommes ont-ils pu œuvrer dans le même sens malgréleurs différences ?

    Marie-Laure Susini. Comment ? Dans un malentendu,

    tout simplement ! Robespierre a attendu d’avoir éliminé toutesles « factions », tous ses opposants, avant d’abattre ses cartes.Ce n’est qu’au printemps 1794, lorsqu’il a en main tous lespouvoirs, qu’il dévoile « la vérité » aux députés de la Conven-tion, médusés : les corrupteurs du peuple, ceux qui pervertis-sent son innocence et sa moralité fondamentale, bref, les en-nemis du peuple, ce sont les athées. Et l’Assemblée décrètesans broncher que le peuple français croit en l’immortalité del’âme et en l’Être suprême. Quelle mauvaise surprise tout demême, pour tous les conventionnels farouchement laïques oudéchristianisateurs ! En fait, le malentendu, qui n’a jamais étésuffisamment levé, gisait dès le début de la Révolution, danssa promesse et sa grande espérance de régénération. La Ré-volution, beaucoup s’accordaient à le croire, rendrait aupeuple français la vertu de l’homme originaire, la vertu my-thique d’un homme pas encore corrompu par la société et lesmauvais gouvernements. Promesse d’un avenir qui faisait re-tour (et c’est le sens même du mot révolution) à un point dupassé, à une création originaire parfaite. Chez Robespierre,l’idéal, quand il osa enfin le proclamer sans détour, était net-tement messianique. Robespierre, sauveur et juge, maître dutribunal révolutionnaire, promulguant les lois de prairial,celles de la Grande Terreur, rendrait au peuple incorruptibleson innocence originaire en séparant à jamais, par la guillo-tine, comme au jugement dernier, les bons des méchants.Saint-Just dans une certaine mesure n’a jamais pensé autre-ment : « Il y aurait de l’injustice, écrit-il, à ne pas distinguer lesbons des méchants. Purgez la patrie de ses ennemis, et de tousles vices avec eux. » Mais Saint-Just était, lui, un homme d’ac-

    tion et de terrain, et il aurait été fort surpris (comme nous,d’ailleurs) de découvrir que ce que Robespierre nommait ver-tus républicaines, amour de la patrie, de la vérité et de la jus-tice, croyance en l’immortalité de l’âme, n’étaient au fond queces bien vieilles vertus théologales, amour, espérance et cha-rité, déguisées en sans-culottes, et que l’homme nouveau de laRévolution robespierriste était encore et toujours le vieilAdam que cette fois on libérerait pour de bon de la corrup-tion du péché originel.

    Saint-Just demeura auprès de Robespierre jusqu’à la fin,au 9 thermidor. Comment voyez-vous cette fidélité jusquedans la mort, alors qu’il pensait peut-être lui, Saint-Just, êtrele peuple incarné, et le seul capable d’imposer sa loi ?

    Marie-Laure Susini. La fidélité à son ami, qui avait été sonmodèle et son maître, témoigne de la grandeur de l’humainSaint-Just. Qui, le 9 thermidor, prodigua ses soins à Robes-pierre, qui venait de tenter de se suicider ? Qui se tint aux cô-tés du martyr dont tous s’écartaient ? Saint-Just.

    Saint-Just vous paraît-il plus radical dans ses prises de po-sition que Robespierre ?

    Marie-Laure Susini. Comme bien d’autres, j’ai cédé à la ten-tation de m’interroger : que serait devenu Saint-Just, s’il avaitpris le pouvoir à Robespierre, comme il en semblait capable à laveille de Thermidor ? Si l’archange avait succédé au prophète ?Se serait-il identifié définitivement à son nom : saint Just ?

    Entretien réalisé par Gérard-Georges Lemaire

    Marie-Laure Susini vient de faire paraître Éloge de la corruption, Fayard, 285 pages, 20 euros.

    Saint-Just : propriété et démocratie dans son projet de constitution, en 1793

    Àla suite de la Révolution du10 août 1792, qui établit les principesd’une République démocratique,Saint-Just et Robespierre travaillèrent en-semble à un projet de constitution. Robes-pierre rédigea le texte de la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen, Saint-Just,celui de la Constitution. Le 24 avril 1793, leurprojet commun fut présenté à la Convention.

    Tous deux étaient des théoriciens du« droit naturel moderne », un courant de phi-losophie politique développé par une longuetradition d’expériences et de réflexion, desdeux côtés de l’Atlantique, depuis les huma-nistes de la Renaissance jusqu’aux Lumières.

    La notion de droit naturel moderne fon-dait les principes d’une politique humanisteaffirmant « l’égalité en droits de tous les indi-vidus composant le genre humain », accom-pagné du « droit de chaque peuple à disposerde son territoire et de sa souveraineté ». Onsait que les « révolutions des droits del’homme et du citoyen » furent aussi celles dudroit des peuples à leur souveraineté, principequi s’opposait aux politiques de puissancesconquérantes et colonialistes et fondait unnouveau « droit des gens ».

    LLAA NNOOTTIIOONN DDEE PPRROOPPRRIIÉÉTTÉÉSelon les principes de la philosophie du

    droit naturel moderne que développait Saint-Just, le droit de propriété mérite d’être rap-pelé, car il s’agit d’une notion complexe. Lapremière propriété est la liberté, le propre del’humain : tous les individus du genre humainont droit à la propriété de leur personne et àleur liberté personnelle d’agir, de penser, dedévelopper leurs facultés. Cette liberté étaitconçue par opposition à l’esclavage. Demême, tous les peuples ont droit à leur terri-toire et à leur souveraineté, qui sont leursbiens communs.

    Le peuple souverain exerce le pouvoir po-litique par excellence, celui qui prend les dé-cisions et fait les lois. Le pouvoir législatif doitêtre confié à une assemblée de députés éluspar les citoyens. Le pouvoir exécutif seraétroitement subordonné au législatif, afin que

    les lois ne restent pas inappliquées ni ne su-bissent de déformations.

    Robespierre et Saint-Just, inventeurs de la« démocratie française à souveraineté popu-laire effective », estimaient que le gouverne-ment est une « propriété du peuple » et qu’enconséquence le contrôle des élus est une pré-rogative des citoyens. Ils pouvaient alors ré-voquer un élu en cours de mandat s’il avaitperdu leur confiance :

    « Robespierre, Projet de déclaration,art. 14. Le peuple est souverain : le gouverne-ment est son ouvrage et sa propriété, les fonc-tionnaires publics sont ses commis. Le peuplepeut quand il lui plaît changer son gouverne-ment et révoquer ses mandataires. »

    Le peuple souverain est pensé ici comme legarant de la liberté publique et individuelle.C’est lui qui doit connaître et mettre fin auxabus éventuels de ceux qui gouvernent. Saint-Just exprime cette idée ainsi : « Un peuple n’aqu’un ennemi dangereux, c’est son gouverne-ment. » Et Robespierre complète : « Toute ins-titution qui ne suppose pas le peuple bon, etle magistrat corruptible, est vicieuse » (1).

    Les droits de l’homme et du citoyen, dontle droit de résistance à l’oppression en est lecœur, sont des « propriétés » et constituent « lapatrie d’un peuple », sa ré-publique au sens leplus immédiat.

    LLEE DDRROOIITT ÀÀ LL’’EEXXIISSTTEENNCCEECe droit fut, pendant la Révolution, la re-

    vendication première du mouvement popu-laire. Dans son projet de déclaration, Robes-pierre en fit un des principaux droits :

    « Art. 1. Le but de toute association poli-tique est le maintien des droits naturels et im-prescriptibles de l’homme, et le développe-ment de toutes ses facultés.

    Art. 2. Les principaux droits de l’hommesont celui de pourvoir à la conservation de sonexistence, et la liberté. »

    Robespierre et Saint-Just ont soutenu lemouvement paysan dans sa lutte victorieusecontre le régime féodal. La réforme agraire,qui donna son caractère à la Révolution,consistait dans la reconnaissance légale de la

    propriété des biens communaux aux com-munes, par les lois du 28 août 1792 et du10 juin 1793. Les paysans réclamaient la sup-pression des redevances seigneuriales pesantsur leurs terres et obtinrent satisfaction par laloi du 17 juillet 1793, qui fit passer environ lamoitié des terres cultivées en propriété pay-sanne libre de rentes.

    Par ailleurs, le mouvement populaire su-bissait les formes capitalistes de concentrationde l’exploitation céréalière qui, comme on lesait aujourd’hui, fut une catastrophe – etcontinue de l’être – pour les peuples qui su-bissent la malnutrition, et pour la naturequ’une agriculture orientée vers le marché dé-truit depuis des siècles (2).

    Le droit à l’existence consistait à vaincre lapauvreté en donnant des terres aux paysanssans terre. Saint-Just proposa « les décrets deventôse » qui réservaient des biens nationauxaux indigents, afin qu’ils puissent cultiver deslopins de subsistance.

    Le marché des grains fut restructuré par leprogramme dit de « maximum », qui organisaun contrôle communal des prix des produitsde première nécessité, des salaires qui furenthaussés et des profits contrôlés (3).

    Par quels moyens Saint-Just pensait-il par-venir à la réalisation de ce programme queRobespierre nomma « l’économie politiquepopulaire », par opposition à « l’économie po-litique tyrannique » ? (4).

    « La souveraineté de la nation réside dansles communes » (5).

    C’était par l’exercice de la démocratie quele mouvement populaire organisait son pro-gramme et celle-ci se trouvait dans les com-munes, ce que reprit le projet de constitutionde Saint-Just. L’Assemblée nationale prenaitles décisions économiques et financières, géraitles nationalisations et contrôlait le budget.

    Le caractère original des relations exté-rieures mérite un développement. Ainsi, le droit de guerre et de paix appartenait à l’As-semblée législative sous le contrôle des ci-toyens, comme on l’a vu plus haut, mais nonle changement des lois de la République quin’appartenait qu’aux citoyens par voie de ré-

    férendum : « L’Assemblée nationale, ne peutpar aucun traité changer les lois de la Répu-blique, céder une partie de son territoire, en-gager la République à payer tribut, ni livrerun homme », VII, 4.

    La République française renonçait à toutepolitique de puissance : « La République fran-çaise ne prendra point les armes pour asservirun peuple et l’opprimer », IX, 6. Saint-Justavait encore compris ce qu’était le danger dupouvoir économique et, afin de s’en protéger,il interdisait aux étrangers quels qu’ils soient,et donc aux Français à l’étranger, non l’hos-pitalité ni l’asile, mais de commercer en de-hors de traités :

    « Le peuple français se déclare l’ami detous les peuples…, il offre asile aux grandshommes, aux vertus malheureuses… lesétrangers et leurs usages seront respectés dansson sein. Le Français établi en pays étrangers,l’étranger établi en France peuvent hériter etacquérir ; mais ils ne peuvent aliéner », IX, 2.

    Ces dispositions établissaient le principede réciprocité des droits des peuples, dans unesprit opposé aux pratiques commercialesportant le risque de conquérir des marchés oude dominer les peuples par ingérence écono-mique.

    Florence Gauthier

    (1) Théorie politique, Saint-Just,Seuil, 1976, textes choisis. Rapport sur le gouvernementrévolutionnaire, 10 octobre 1793, Pour le bonheur et pour la liberté, Robespierre,La Fabrique, 2000, textes choisis, art. 19 de son Projet de déclaration des droits.(2) Voyage en France d’un agronome, 1787-1789, voir le témoignage d’Arthur Young, Paris, 1976.(3) La Guerre du blé au XVIIIe siècle,F. Gauthier, G. Ikni éditions, Paris, Verdier, 1988.(4) De Mably à Robespierre. De la critiquede l’économique à celle du politique, 1775-1793, ibid., F. Gauthier, p. 111-144.(5) Projet de constitution, I, art. 6, Saint-Just, op. cit.

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  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 8 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 f é v r i e r 2 0 0 8 ) . V

    S A I N T - J U S T

    « Étranger » : une catégorie politique

    chez Saint-JustLe roi, cet étrangerSaint-Just s’exprime pour la première fois à la Conven-tion le 13 novembre 1792. La catégorie « d’étranger » estlà tout entière dans le discours qu’il prononce sur le ju-gement de Louis XVI. « Le roi doit être jugé en ennemi, (…)nous avons moins à le juger qu’à le combattre, et (…) n’étantplus rien dans le contrat qui unit les Français, les formes deprocédure ne sont point dans la loi civile mais dans celle dudroit des gens. » (1) « Louis est un étranger parmi nous » (2) ;« Louis a combattu le peuple, il est vaincu. C’est un barbare,un étranger prisonnier de guerre » (3).

    Le roi aurait pu être l’ennemi d’une guerre que l’on dit ci-vile et alors cette notion d’ennemi aurait suffi à cerner la si-tuation. Or cette guerre où le roi « au lieu de conserver lepeuple, ne fit que le sacrifier à lui-même » (4), n’est pas consi-dérée par Saint-Just comme une guerre civile, mais biencomme une guerre étrangère. La nécessité du vocable « étran-ger » hante ce discours comme le paradigme de ce qui permetde dire non seulement la guerre, mais la trahison. « Il est clairqu’il a violé le seul engagement qu’il avait pris avec nous, ce-lui de nous conserver.»(5) « Étranger » permet de dire non seu-lement la guerre, mais la barbarie antérieure et à la trahisonet à la guerre déclarée le 14 juillet 1789 (6), le 17 juillet 1791(7), le 10 août 1792 (8). Cette barbarie est antérieure au sur-gissement de cet « homme assassin pris en flagrant délit, lamain dans le sang, la main dans le crime » (9), cette barbarieest celle de la domination.« La royauté est un crime éter-nel » et de ce fait Louis n’estmême plus un homme. « Quelrapport de justice y a-t-il doncentre l’humanité et les rois? »(10) « Tous les hommestiennent de la nature la mis-sion secrète d’exterminer ladomination en tout pays. »(11)

    « Étranger » s’oppose ainsinon seulement à citoyen et àconcitoyen, mais s’oppose àloyal, juste, ami, humain.« L’étranger » comme catégo-rie politique devient « l’en-nemi du genre humain ». Cetennemi est celui qui ne secontente pas de faire la guerre,mais la fait pour maintenir ourétablir la monarchie, laroyauté, pour maintenir ourétablir la domination.

    Le roi est, avant mêmed’agir, un étranger, mais danscet argumentaire il y a aussi un devenir « étranger » du roi parses actes. C’est ce devenir étranger qu’on retrouve dans la luttedes factions de l’étranger.

    Les factions de l’étrangerSaint-Just est le rapporteur du Comité de salut public et de

    sûreté générale dans la lutte des factions. Il présente, le 23 ven-tôse an II, le rapport sur « les factions de l’étranger et sur laconjuration ourdie par elles dans la République française pourdétruire le gouvernement républicain… ». Il précède de quelquesheures l’arrestation des Cordeliers. Le 11 germinal, le « rapportsur la conjuration ourdie depuis plusieurs années par les factionscriminelles pour absorber la Révolution dans un changement dedynastie… » précède l’arrestation de Camille Desmoulins, Hé-rault de Séchelle, Danton... Le 26 germinal, la crise est referméepar un « rapport sur la police générale, sur la justice, le com-merce, la législation et les crimes des factions… ».

    Ces « factions de l’étranger » ont très souvent été considéréescomme factions répondant aux intérêts de « l’étranger », direc-tement manipulées par les Anglais qui complotent et déversentde l’or pour détruire la République. Cette dimension est présentedans les rapports, mais elle est mineure. Ce qui domine l’argu-mentaire de Saint-Just, c’est bien le danger que font courir à laRévolution ceux qui renoncent à défendre ses valeurs, ceux quila mettent sur un point de bascule où « l’étranger » l’emporte-rait, au sens où, avec ou sans victoire des Anglais, la Révolutionserait entièrement vouée à des pratiques qui la nient.

    Ce système de bascule oppose deux sociétés et deux régimesde la politique et de l’administration : « Si le peuple aime la vertu,la frugalité, si les fonctionnaires s’ensevelissent dans leur cabi-

    net pour s’y assujettir à faire le bien, si vous donnez des terres àtous les malheureux (...), je reconnais que vous avez fait une Ré-volution. Mais s’il arrive le contraire si l’étranger l’emporte. Siles vices triomphent, d’autres grands ont pris la place des pre-miers, les supplices ne poursuivent pas tous les conspirateurs. Iln’y a pas de Révolution, il n’y a ni bonheur, ni vertu à espérersur la terre. »(12)

    On comprend ainsi que le devenir étranger de ceux qui vontêtre accusés réside moins dans leur alliance objective ou inten-tionnelle avec les Anglais, qu’à leur défaillance à l’égard de laRépublique, à leur corruption, à leur renoncement à faire valoirle projet révolutionnaire. Devenir étranger, c’est ainsi se séparerde ce projet titanesque qui engage non seulement l’avenir dupeuple français mais l’avenir du monde, « l’espérance sur laterre ». Cette séparation, ces écarts, ces trahisons des factions en-gagent le devenir humain de l’humanité et c’est pourquoi les pré-venus sont considérés à leur tour comme des « ennemis du genrehumain », criminel de lèse-nation, mais aussi de lèse-humanité.Comme les Anglais qui font la guerre à la République, ils em-pêchent les peuples de se ressaisir de leurs droits.

    Désormais, l’étranger désigne à la fois l’idéologie contre-ré-volutionnaire telle qu’elle se constitue face au projet républicainde l’an II et les acteurs qui portent ce contre-projet, lui font obs-tacle. La fusion des volontés ne peut être fissurée sans risquerd’être emportée. La hantise de la division est une hantise de ladésunion comme on parle d’un sportif qui au moment de l’ef-fort déterminant se serait désuni et aurait renoncé par découra-gement. C’est alors que la monarchie pourrait réapparaître et li-quider la République, « dénaturer » le peuple c’est bien le désu-

    nir, le séparer, le diviser, lecorrompre. Le plan de cor-ruption devait permettre de« nous donner des mœurslâches, de nous inspirer unecupidité effrénée afin qu’en-gourdis par les vices, las desaffaires et entraînés vers lesjouissances, la nécessitéd’un chef se fit sentir par laparesse universelle et quetout étant préparé le chef fûtporté en triomphe »(13).

    Les nobles et les étran-gers, les fonctionnaires et lesgénéraux corrompus

    Outre les arrestations etles exécutions, la loi de po-lice générale associe la sur-veillance des fonctionnaireset des généraux, l’exclusionde la cité politique desnobles et des étrangers. Lacatégorie politique d’étran-ger trouve des réserves em-piriques qui sont donc loind’être limitées aux étran-

    gers. Ils ne sont cependant pas épargnés. Les étrangers sont alorsen effet considérés comme des suspects. Il y a là un autre trajetà examiner et à comprendre qui n’est pas propre au discours deSaint-Just. Propre à ce discours me paraît au contraire sa capa-cité à ne jamais réduire cette suspicion à une simple xénophobieordinaire qui, elle, a existé en temps de Révolution, sans répondredu projet révolutionnaire. Pour paraphraser Saint-Just, si la xé-nophobie motive l’agir à l’égard des étrangers, il n’y a pas eu deRévolution. La suspicion bien réelle est alors considérée commeune mesure de surveillance légitime, mais qui dans l’esprit deSaint-Just doit rester bienveillante. L’objectif est de faire unecité, c’est-à-dire « un peuple qui soit ami, hospitalier et frère »(14) Ainsi doit être refermée la lutte des factions, le 26 germinalan II. Ainsi les institutions républicaines pourront à nouveau re-trouver leurs droits. Saint-Just est d’ailleurs très explicite sur letraitement républicain des étrangers : « Le peuple français se dé-clare l’ami de tous les peuples, (…) les étrangers et leurs usagesseront respectés dans son sein. Le Français établi en pays étran-ger, l’étranger établi en France peuvent hériter et acquérir maisils ne peuvent point aliéner. » (15)

    Sophie Wahnich

    (1) Louis Antoine de Saint-Just, Œuvres complètes,présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Folio Histoire, 2004, 477 pages. (2) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 481 (3) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 484. (4) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 480. (5) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 479. (6) Prise de la Bastille en réponse à l’appel fait par le roi au royal allemand. (7) Fusillade du Champ-de-Mars, les pétitionnaires qui réclament le jugement du roi après sa fuite et son arrestation à Varennes sont réprimés dans le sang. (8) Prise des Tuileries après une bataille qui aurait pu être évitée par simple ordre du roi à ses troupes. (9) Louis Antoine de Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 477. (10) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 480. (11) Louis Antoine de Saint-Just,Œuvres complètes, op. cit. p. 489. (12) 23 ventôse an II. (13) Archives parlementaires, t. 86, p. 434. (14) Archives parlementaires, t. 88, p. 545. (15) Saint-Just, Essai de Constitution, articles 1, 2, 3 du chapitre IX.

    Saint-Just, par Ian Hamilton Finlay, pierres gravées pour Little Sparta.

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  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 8 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 f é v r i e r 2 0 0 8 ) . V I

    S A I N T - J U S T

    Projet pour un cénotaphe de Saint-JustAssis sur la pierre, entre la Seine et ces co-lonnades derrière quoi l’on devine les fe-nêtres des appartements des princes et dugarde-meuble des tyrans, je rêve que l’on ap-pose sur ce sol une plaque de marbre :

    « ICI ROULA LA TÊTE DU FILSD’APOLLON,

    AIMÉ DES MUSES ET GARDIEN DELA VERTU,

    LOUIS-ANTOINE DE SAINT-JUST. »

    Et s’il faut rêver encore, imaginons que cetteplaque soit, non pas du bronze des canons, maisd’or comme la chevelure de l’Hyperboréen oula pointe de ses flèches. L’or, comme la flaquede sang, reflète les rayons du soleil. Le sang etl’or, les lèvres et les cheveux de Louis-Antoinede Saint-Just, né à Decize en 1767, député de laConvention, membre du Club des jacobins, exé-cuté à Paris le 10 thermidor an II, jour de l’Ar-rosoir. Il a suscité une haine dont la violencetient toute entière dans ce court récit : « Une de-moiselle jeune, grande et bien faite, s’était refu-sée aux recherches de Saint-Just : il la fitconduire à l’échafaud. Après l’exécution, il vou-lut qu’on lui représentât le cadavre, et que lapeau fût levée. Quand ces odieux outrages fu-rent commis, il la fit préparer par un chamoi-seur et la porta en culotte (1). » Dans les des-criptions de Saint-Just, contemporaines ou ul-térieures, on trouve ces expressions : « beau,fanatique et dictatorial », « homme sévère »,« muet comme un oracle et sentencieux commeun axiome… on dirait un rêve de la Républiquede Dracon », « acier tranchant », « glorieux ty-

    ran », « adolescent féroce », « tigre altéré desang », « panthère », « monstre peigné », « jeunehomme atroce et théâtral », « archange de lamort », « glaive vivant », « lampe dans un tom-beau ». Nos fronts sont sous la cendre, le corpsrecroquevillé comme sous la bave de l’Etna. Pé-rit la Vertu. Amis de la canaille, faites rouler voslarmes à la baguette du tambour. La Révolu-tion est morte et desséchée.

    Fragments découverts sur les quatre facesdu socle

    d’une colonne renversée :

    … panache d’œillets … ... poussièrede sang sur le pavé …

    … roule avec celle de Rob (2) … …col de soie déchiré …

    ... peau du cou … ... brûlée par le sang…

    … vertu au sol comme une colonne …

    Dans sa cellule, après que la canaille du 9thermidor a mis à bas la seule République quela France ait connue, Saint-Just rédige desFragments sur les institutions républicaines,que la lame de la guillotine, le 10 thermidoran II, empêcha d’achever :

    « Je méprise la poussière qui me composeet qui vous parle ; on pourra la persécuter etfaire mourir cette poussière ! Mais je défiequ’on m’arrache cette vie indépendante queje me suis donnée dans les siècles et dans lescieux… »

    Saint-Just, la liberté est ton tombeau. Ellete garde en son sein. Jetons, le front haut, milleœillets pour paver de rouge ce que nous nelaisserons pas fouler.

    (1) Jean-Baptiste Harmand, Anecdotes re-latives à quelques personnes, et à plusieursévénements remarquables de la Révolution(1820). Cet ancien député rapporte, en outre,qu’à l’Assemblée, face à une famille éplorée

    qui demandait grâce et qui lui tirait deslarmes, Saint-Just lui aurait lancé : « Eh bien,moi, je me félicite de n’avoir pas encore verséde larmes depuis que je me connais. »

    (2) La fin du mot est illisible : effacée par letemps ou mutilée ?

    Franck Delorieux, Vigilant de Saint-Just.texte extrait d’un pamphlet en cours

    d’écriture, Le Néoclassicisme ou la mort !

    Une image romantique«L’archange de la mort parut à la tribune ». Cette ex-pression employée par Michelet dans son Histoirede la Révolution (Livre XVII, chapitre VII) résumeà elle seule la légende romantique de Saint-Just, en associantpresque contre nature dans la périphrase qui le désigne deuxtermes antithétiques, affrontant sa beauté lumineuse d’envoyéde Dieu et ses mains trempées dans le sang de la terreur.

    C’est la beauté apprêtée de l’envoyé aux armées du Comitéde salut public (qui ne pouvait pourtant rivaliser avec celle deHérault de Seychelles) et ce pouvoir de vie et de mort que dé-couvre un jeune garçon envoyé par son père à Strasbourg poury suivre les leçons du terrible Euloge Schneider. Charles Nodier : « Il me tournoit le dos, et se miroit dans la glace de sacheminée en ajustant avec un soin précieux, entre deux giran-doles chargées de bougies, les plis de cette haute et large cra-vate dans laquelle sa tête immobile étoit exhaussée comme unostensoir, suivant l’expression cynique de Camille Desmou-lins, et que l’instinct d’imitation des “petits maîtres du temps”commençoit à mettre à la mode (“Saint-Just habite une cra-vate”, fait dire Victor Hugo à Marat dans Quatre-vingt-treize,chapitre II _ NDLR). Je profitai du temps que cela dura, et quiparoîtroit bien long si je le mesurois à mon impatience et àmon inquiétude, pour étudier dans le reflet du miroir la phy-sionomie du juge suprême qui alloit décider de mon sort ; jeme livrai à cet examen sans craindre que mes regards ne fus-sent rencontrés par les siens, car j’étois dans l’ombre et il neregardoit que lui. La figure de Saint-Just étoit bien loin d’of-frir cette gracieuse combinaison de traits mignards dont nousl’avons vue dotée par le crayon euphémistique d’un litho-graphe. Il étoit bien cependant, quoique son menton ample etassez disproportionné eût quelque obligation à l’étoffe com-plaisante qui l’enveloppoit à demi de ses détours multipliés.L’arc de ses sourcils, au lieu de s’arrondir en demi-cercle uniet régulier, se rapprochoit plutôt de la ligne droite, et ses anglesintérieurs, qui étoient touffus et sévères, se confondoient l’unavec l’autre à la moindre pensée sérieuse qu’on voyait passersur son front ; son œil étoit large et habituellement pensif, etson teint pâle et grisâtre comme celui de la plupart deshommes actifs de la révolution, ce qui était probablement eneux l’effet des veilles laborieuses et des rigoureuses conten-tions d’esprit. Seulement, et je ne me suis rappelé cette obser-vation de détail qu’en feuilletant depuis les systèmes des phy-sionomistes, ses lèvres molles et charnues indiquoient un pen-chant presque invincible à la paresse et à la volupté. S’il l’avoitéprouvé, ainsi que nous donne lieu de le croire tout ce quenous savons de sa première jeunesse et tout ce qui nous reste

    de ses premiers écrits, il en avoit triomphé avec une rare puis-sance, du moment où sa vie était devenue un rôle ; et rien n’ex-plique peut-être l’incohérence de ses théories philanthropiqueset de ses frénésies révolutionnaires. L’homme qui se croitobligé de se créer un caractère nouveau pour des circonstancesantipathiques à sa nature ne peut pas éviter de tomber dans lefaux ; et le faux est le principe générateur de tous les crimes,comme de toutes les erreurs. » (Charles Nodier, Souvenirs dela Révolution et de l’Empire, tome premier, Paris, Charpen-tier, 1850, II. « Saint-Just en mission », p. 40-41).

    Alexandre Dumas ne fera que retoucher légèrement ceportrait dans la première partie de les Blancs et les Bleus, in-titulée « les Prussiens sur le Rhin », dont le jeune Nodier est lehéros : Saint-Just a les mêmes « grands yeux limpides, fixes,profonds, interrogateurs, ombragés par des sourcils dessinés »,le même « teint pâle et d’une teinte grisâtre », mais Dumas in-siste davantage sur l’absolu de son pouvoir : « En effet, telleétait la puissance souveraine, absolue, aristocratique des re-présentants du peuple en mission aux armées, qu’ils ne de-vaient pas plus rendre compte des têtes qu’ils abattaient queles faucheurs des herbes qu’ils coupent. » Et sur son style écritou oral : « Ce qu’il y avait de remarquable surtout dans le stylede ces arrêts ou de ces proscriptions dictés par Saint-Just,c’était leur concision, et la voix brève, sonore et vibrante aveclaquelle ils étaient dictés ; la première fois qu’il parla à laConvention, ce fut pour demander la mise en accusation duroi et, aux premiers mots de son discours froid, aigu, tranchantcomme l’acier, il n’y eut pas un auditeur qui ne comprît, enfrissonnant sous une sensation étrange, que le roi était perdu »(les Blancs et les Bleus, éd. Claude Schopp, Phébus, 2006).

    C’est justement à la tribune que le saisissent Michelet etLamartine, le premier lors de son discours au procès du roi :« La déclamation n’était pas vulgaire ; elle dénotait dans lejeune homme un vrai fanatisme. Ses paroles, lentes et mesu-rées, tombaient d’un poids singulier, et laissaient de l’ébran-lement, comme le lourd couteau de la guillotine. Par uncontraste choquant, elles sortaient, ces paroles froidement im-pitoyables, d’une bouche qui semblait féminine. Sans ses yeuxbleus, fixes et durs, ses sourcils fortement barrés, Saint-Justaurait pu passer pour femme. Était-ce la vierge de Tauride ?Non : ni les yeux ni la peau, quoique blanche et fine, ne por-taient à l’esprit un sentiment de pureté. Cette peau, très aris-tocratique, avec un caractère singulier d’éclat et de transpa-rence, paraissait trop belle, et laissait douter s’il était bien sain.L’énorme cravate serrée, que seul il portait alors, fit dire à sesennemis, peut-être sans cause, qu’il cachait des humeurs

    froides. Le col était comme supprimé par la cravate, par le col-let raide et haut ; effet d’autant plus bizarre que sa taille longuene faisait point du tout attendre cet accourcissement du col.Il avait le front très bas, le haut de la tête comme déprimé, desorte que les cheveux, sans être longs, touchaient presque auxyeux. Mais le plus étrange était son allure, d’une raideur au-tomatique qui n’était qu’à lui. Tenait-elle à une singularitéphysique, à son excessif orgueil, à une dignité calculée ? peuimporte. Elle intimidait plus qu’elle ne semblait ridicule. Onsentait qu’un être tellement inflexible de mouvement devaitl’être aussi de cœur. » (Histoire de la Révolution française,Livre IX, chapitre V).

    Le second, lors de son intervention décisive au procès deDanton : « Ce jeune homme, muet comme un oracle et sen-tencieux comme un axiome, semblait avoir dépouillé toutesensibilité humaine pour personnifier en lui la froide intelli-gence et l’impitoyable impulsion de la Révolution. Il n’avaitni regards, ni oreilles, ni cœur pour tout ce qui lui paraissaitfaire obstacle à l’établissement de la république universelle.Rois, trônes, sang, femmes, enfants, peuples, tout ce qui serencontrait entre ce but et lui disparaissait ou devait dispa-raître. Sa passion avait, pour ainsi dire, pétrifié ses entrailles.Sa logique avait contracté l’impassibilité d’une géométrie etla brutalité d’une force matérielle. (…) Immobile à la tribune,froid comme une idée, ses longs cheveux tombant des deuxcôtés sur son cou, sur ses épaules, le calme de la convictionabsolue répandu sur ses traits presque féminins, comparé ausaint Jean du Messie du peuple par ses admirateurs, laConvention le contemplait avec cette fascination inquiètequ’exercent certains êtres placés aux limites indécises de ladémence ou du génie.»

    (Lamartine, Histoire des Girondins, Livre trente-troi-sième, III).

    Mais, avec Michelet encore, accompagnons pieusement jus-qu’à l’échafaud « le beau, le terrible Saint-Just, le Verbe de la Ter-reur, dont chaque mot tombait comme un mot du destin » :« Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la mort et l’avenir. Ilmourut digne, grave et simple. La France ne se consolera jamaisd’une telle espérance ; celui-ci était grand d’une grandeur qui luiétait propre, ne devait rien à la fortune et seul il eût été assez fortpour faire trembler l’épée devant la loi. » (Histoire de la Révolu-tion française, Livre XXI, chapitre X).

    Claude Schopp

    (Lire également en page cinéma : Saint-Just : champ-contrechamp par Pascale Breton)

    Saint-Just, par Ian Hamilton Finlay.

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    M A R S E I L L E / L E T T R E S

    Faulkner, l’écriture de l’irrémédiableLes Snopes de William FaulknerÉdition de Cécile Meissonnier, « Quarto »,Gallimard, 1 250 pages, 29 euros .

    Bien que Faulkner ait conçu le Hameau, laVilleet le Domainecomme une trilogie, cestrois romans n’avaient jamais été réunis enfrançais en un seul volume: c’est désormais chosefaite grâce à la collection « Quarto » qui en pro-pose une édition soignée formant un fort volumede 1 250 pages.

    Les Snopes racontent l’histoire d’une familledu sud des États-Unis, de la guerre de Sécessionà la Seconde Guerre mondiale. Peut-on parlerd’une ascension sociale? Le premier Snopes, Ab,un peu simple d’esprit, est un de ces petits blancsqui tire le diable par la queue, métayer cultivantla terre des autres. Quelques retours en arrière ré-vèlent sa conduite douteuse pendant la guerre deSécession. Son fils aîné, Flem, le véritable pivotde la trilogie, est un homme énigmatique, peu ba-vard, dépourvu de toute humanité, dont la seule

    passion est d’amasser de l’argent quel qu’en soitle moyen (l’usure, la fraude, le mensonge, la trom-perie). Il parvient ainsi à devenir directeur de labanque de Jefferson et à habiter la plus belle desdemeures de notables de la ville, mais il meurtsans descendance, assassiné par un autre Snopes,un cousin s’estimant trahi parce que le chef duclan ne l’a pas aidé à échapper au pénitencieraprès un premier meurtre.

    Autour de Flem gravite un monde perdu dansles comtés agricoles du sud des États-Unis où pe-tits notables, petits blancs, descendants d’esclavessurvivent tant bien que mal, victimes des chan-gements industriels et moraux imposés par leNord.

    On éprouve un grand plaisir à la narration quirebondit de personnage en personnage, chacunmarqué par le sceau de la fatalité : leur destin estdéjà joué, parfaitement prévisible pour les deuxpersonnages de Ratliff et de Stevens qui, n’igno-rant rien des caractères et des passions de leursconcitoyens, assurent le plus souvent un rôle de

    narrateur. La vie étouffante de la province, oùtout se sait, son ennui pesant sont perceptibles,tout comme la chaleur poisseuse de l’été. Seuleconsolation dans ce monde étouffant : les plus in-telligents et les plus sensibles s’en tirent indénia-blement mieux que les autres.

    On admire la variété des techniques littéraires :multiplication des points de vue, retours en ar-rière en fondu enchaîné, scènes burlesques (lafuite du mulet à travers la ferme de Mannie Haïtdans la Ville), scènes épiques (la course des po-neys sauvages dans le Hameau), la restitutiond’une langue populaire, de ses codes et de ses non-dits.

    Par ailleurs, l’édition propose quelques lettresde Faulkner à son éditeur au moment de l’écri-ture et de la publication des trois romans : ceslettres montrent bien que, malgré les années quiles séparent (le Hameauest publié en 1940, la Villeen 1957, le Domaineen 1959), Faulkner les a tou-jours envisagés comme formant un tout, mêmesi le projet en a longtemps été retardé, poussé

    qu’était l’écrivain par la nécessité de gagner rapi-dement de l’argent grâce à des œuvres, nouvellesou scénarios de film, plus vite menées et plus ré-munératrices.

    Un dictionnaire en fin de volume permet deretrouver les personnages des Snopes réappa-raissant dans d’autres nouvelles et romans deFaulkner, avec parfois des menues variations dedestin (Faulkner s’en explique dans des lettres, as-surant que les personnages imposent leur logiqueau fur et à mesure que l’histoire se construit).

    La biographie de Faulkner qui clôt le volumea le mérite de donner les faits bruts et précis avecpour seuls commentaires des passages des œuvresqui confirment ou infirment les données biogra-phiques.

    Cet excellent volume rappelle l’hypothèse deMalraux, préfacier de Sanctuaire, selon laquelle« l’irrémédiable » serait le vrai sujet de Faulkner.«Peut-être ne s’agit-il jamais pour lui que de par-venir à écraser l’homme », ajoutait-il.

    Marianne Lioust

    Marseille : la culture, enjeu capitaldes élections municipales

    Ainsi que nous l’avons déjà exprimé dans un précédent ar-ticle à ce sujet, on ne peut faire reproche aux édiles mar-seillais d’avoir l’ambition de hisser la ville au rang de ca-pitale européenne de la culture en 2013. Mais pour autant, il estbien difficile d’accorder au maire actuel, Jean-Claude Gaudinet son équipe, un billet de satisfaction sur leur bilan de mandat,en matière de développement culturel de la ville. Car le réveil estbien tardif, et c’est surtout un énorme gâchis et un grand laisser-aller qui caractérisent l’état des lieux de Marseille en ce domaine,après douze années de gouvernance. Ainsi, la sincérité de la dé-marche de la municipalité peut être mise en doute : à l’évidenceelle est plutôt dictée par la mesure de l’enjeu que représente laculture pour les élections à venir, que par une réelle volonté po-litique de donner à Marseille – au plan municipal – toute la di-mension culturelle qu’elle mérite.

    LLAA PPEETTIITTEE MMAAIINN DDEE JJAACCKK OOUU UUNNEE VVÉÉRRIITTAABBLLEE VVOOLLOONNTTÉÉ PPOOLLIITTIIQQUUEE ??

    Désormais en lice avec Lyon, Bordeaux et Toulouse, la ca-pitale phocéenne connaîtra son sort en 2008 pour se voir attri-buer ou non le label recherché de capitale européenne de la cul-ture en 2013. Le jour de la présentation de la candidature de

    Marseille, ils étaient venus, ils étaient tous là : les maires de Mar-seille, Aubagne, Arles, Aix-en-Provence, Gardanne, Martigues,Salon-de-Provence… Ainsi que les présidents du conseil régio-nal, du conseil général et celui de la chambre de commerce etd’industrie. Il n’y a que la culture pour réaliser une telle mobili-

    sation à la veille d’échéances électorales locales.Mais bien que le projet soit porté par l’ancien directeur du

    parc de la Villette, grand ami d’un certain Jack Lang (qui n’at-tend que le moment propice pour rejoindre le sémillant NicolasS.), l’enjeu capital que représente le développement d’une véri-table politique culturelle à Marseille pourrait bien profiter à ce-lui qui veut détrôner Gaudin et qui en a la force et la possibilité :Jean-Noël Guérini. Pour peu qu’il sache s’entourer de personnescompétentes et d’expérience en la matière et qu’il s’appuie surtout ce qui fut réalisé, notamment sous l’ère de Robert Vigou-roux, de 1989 à 1995, sous la houlette créative d’un certain Chris-tian Poitevin (alias Julien Blaine) qui était alors adjoint à la cul-ture, non seulement en titre, mais aussi en actions qui sont en-core des traces à raviver.

    Alors, l’ambition de rendre Marseille capitale européenne dela culture ne serait plus à envisager comme une simple galéjadeélectorale, mais comme l’espoir d’un fort renouveau culturel.Puisse la Bonne mère plaider - sans modération - en faveur decette démarche salutaire, auprès de tout l’électorat religieux etlaïc de la ville.

    Gerhard K. JacquetCorrespondant des Lettres françaises à Marseille

    L’héritage gâché du passé, tremplin possible pour l’avenir

    En 1986, à la mort de Gaston Defferre,on pouvait se prévaloir des apports deRené Allio à Fontblanche pour le ci-néma ; Marcel Maréchal au théâtre nationalde la Criée ; Roland Petit aux Ballets natio-naux de Marseille ; l’opéra municipal et unebelle programmation originale et puissante ;Dominique Wallon aux affaires culturelles etGermain Viate à la direction des musées ; Ed-monde Charles-Roux proclamée muse à laculture par délégation conjugale…

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    Dans la décennie qui suivit (1986-1995),cela aurait été également possible et évident.En effet, c’est au cours de ces dix années quefut restructuré le musée d’Archéologie médi-terranéenne au sein de la Vieille-Charité etque furent créés : le musée des Arts africains,amérindiens et océaniens ; celui d’Artcontemporain ; de la Mode ; de la Faïence ; ce-lui pour enfants au préau des Accoules… Etque furent agrandis, développés : le muséed’Histoire de Marseille ; celui des Arts et tra-ditions populaires et prévu le musée César…

    C’est dans cette même décennie que fut in-venté le système Friche théâtre de la Belle-de-Mai ; remis en forme le théâtre de la Criée, ce-lui du Gymnase, du Merlan, de la Minoterie,du Toursky, du Gyptis, du Monde entier à laMaison de l’étranger…

    C’est toujours dans cette décennie qu’eutlieu la création du Centre international depoésie Marseille en milieu populaire, au cœurdu quartier du Panier, et que s’organisèrentde nombreux soutiens aux diverses manifes-tations et éditions poétiques.

    RRÉÉAALLIISSAATTIIOONNSS EENN NNOOMMBBRREE EETT EENN QQUUAALLIITTÉÉ

    Toujours dans cette période, de nombreuxateliers d’artistes furent ouverts, et soutiensapportés aux associations et espaces pour ar-tistes, écrivains venus de tous les horizons dumonde. Et ce fut aussi tout un cinéma : le fes-tival Marcel-Pagnol ; celui du Film defemmes, celui pour le Centenaire du cinéma,avec l’ouverture de multiples salles munici-pales (au musée d’Art contemporain, au Mer-lan, Saint-Henri, Vieille-Charité, Maison mé-diterranéenne de l’image à l’Odéon sur la Ca-

    nebière ; l’organisation d’une école estivale deformation aux métiers du cinéma ; la créationdu marché du documentaire et du Festival in-ternational du documentaire ; des ateliers vi-déo, informatique etc.

    Sans oublier les Rencontres d’Averroès !Un succès pour les innombrables cultures deMarseille et de la Méditerranée. Partout laville s’était ouverte à toutes les cultures, detoutes les disciplines et de toutes les origines :centre de recherche sur le verre ; biennale desArts de groupe ; Institut méditerranéen de re-cherche et création, etc.

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    Aujourd’hui, après douze années de ges-tion municipale des enfants de Chirac et desoncles ou cousins de Nicolas S., cela paraît im-possible, car l’état des lieux est déplorable etce n’est pas un label européen qui peut y fairegrand-chose.

    Les ateliers de la Méditerranée sont enpiètre état ou fermés ; le Grand Longchampest en plan, les concepts originaux réduits à unravalement de façades qui n’est même pas ter-

    miné ; le musée César n’existe pas. Quelquespièces animent des ronds-points au bon goûtde monsieur Gaudin ; et de nombreux autresprojets pourrissent dans les cartons munici-paux. Pour parachever l’inventaire, non ex-haustif, trois dossiers majeurs restés en plan :Le rapport Marseille / Shanghai qui prévoyaitun musée et un centre de rencontres culturelleset économiques… La réplique de la grotteCosquer (telle que celle de Lascaux) … Ungrand monument sur l’île du Planier qui pour-rait « éclairer » la ville par une statue de la so-lidarité ou de la fraternité, symbole indispen-sable au moment où New York et les USAcondamnent la liberté un peu partout dans lemonde, et oublient leur bonne vieille statue…Autant de pistes d’un héritage gâché, qui peutdemain servir de tremplin possible pour l’ave-nir d’un véritable renouveau culturel à Mar-seille, qui le vaut bien. N’en déplaise aux au-teurs du panégyrique publié récemment dansle Monde et qui laisse entendre qu’à Marseillela culture foisonne… On sert la soupe qu’onpeut, mais Marseille mérite plus riche : unevraie bouillabaisse, avec des poissons frais.

    G K. J.

    Marseille était dans les faits capitale européenne de la culture, sans concours, bien avant 2013, et bien avant la mandature de Jean-Claude Gaudin.

    Vue du Vieux Port, de Franck Delorieux.

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    L E T T R E S

    Flaubert en OrientEn 1849, Gustave Flaubert part en Orientavec son ami Maxime Du Camp. Il peutentreprendre ce périple de plus d’un anparce qu’il a reçu du ministère de l’Instruc-tion publique une mission d’information surle commerce en Égypte. Du Camp, lui, estchargé d’une mission photographique. Toutau long de ce voyage, Flaubert tient un jour-nal bien loin d’être conformiste et écrit denombreuses lettres, en particulier à sa mère.Il lui raconte ses faits et gestes par le menu. Ilréalise alors un grand rêve et n’est pas déçu dece qu’il découvre : il s’empresse d’en faire partà la vieille dame. Le ton de ces missives estbien différent de celui de ses carnets : elles par-lent surtout de ce qu’il peut voir de plus fasci-nant quand il remonte le Nil. Le 8 mars 1850,par exemple, l’une d’elles fait part de sesémerveillements : « Hier nous avons passé de-vant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement.Les montagnes (c’était au coucher du soleil)étaient indigo. Les palmiers noirs comme del’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lacd’acier en fusion. » Dans cette édition, les cli-chés de Du Camp donnent encore plus de pro-fondeur à des précisions, longues et détaillées.Et tout ce qu’il vit dans l’univers des pharaonset en terre d’islam, en Syrie, à Constantinople,

    enrichit son imaginaire. Il réinvente de ma-nière flamboyante l’Orient ancien dans Sa-lammbô, qui paraît en 1862.

    Avril 1876 : Flaubert n’a plus que quatreans à vivre. Il a tant à faire ! Il écrit à EdnaRoges des Gervettes pour lui apprendre qu’ilest en passe de terminer son Histoire d’uncœur simple (« j’en ai écrit dix pages, pasplus ! »). Mais déjà un autre projet mûrit dansson esprit : « Savez-vous ce que j’ai envied’écrire après cela ? L’histoire de saint Jean-Baptiste. La vacherie d’Hérode pour Héro-dias m’excite. » Même si l’ouvrage n’en estencore qu’à l’état de rêve, il en fait part àGeorge Sand, à la princesse Mathilde, à Mau-passant et à Zola. Presque tout son entourageest informé pas à pas de ses progrès. Il tient àleur préciser qu’il ne s’intéresse pas à l’aspectreligieux du drame : « J’entre en rêverie », an-nonce-t-il à Ivan Tourgueniev. Il prévient sanièce Caroline qu’il ne peut pas venir à Parisavant les fêtes car il doit avancer son ouvrage.Il éprouve le besoin de partager chaque mo-ment de cette création, qui est un vrai combat.De surcroît, il n’a plus le sou parce qu’il s’estruiné en livres pour se documenter. Il se rendtout de même dans la capitale pour hanter la« Bibliothèque ex-impériale ». Il souffre alors

    de divers maux physiques ou moraux, qu’il as-socie à ses travaux : « Ce conte d’Hérodias mecause une veneste abominable. » Cela ne l’em-pêche pas de se préoccuper de la personnalitéde son futur traducteur russe ! À la fin oc-tobre, il avoue à Maupassant qu’il n’a encorerien fait de sérieux. À Tourgueniev, il déclarequ’il a fait un vague plan et qu’il s’interrogesur la forme : « Car je me suis embarqué dansune petite œuvre qui n’est pas commode – àcause des explications – dont l’éditeur fran-çais a besoin. Faire clair et vif avec des élé-ments complexes offre des difficultés gigan-tesques. » Quand il a enfin fini de l’écrire audébut de l’année suivante, il n’a qu’une idéeen tête : le lire autant que possible à tout lemonde, surtout à ses amies. Dans leur Jour-nal, les Goncourt disent avoir assisté à une lec-ture de ce texte donnée chez Popelin. Ils no-tent le 18 février 1877 : « Cette lecture, aufond, me rend triste […] Au fond je voudraisà Flaubert un succès. […] Il y a des tableauxcolorés, des épithètes délicates, des choses trèsbien, mais que d’ingéniosités de vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernesplaqués dans cette rutilante mosaïque de motsarchaïques ! » La critique se tait. Il n’y a queLaure de Maupassant pour admirer cette ex-

    trapolation étrange : « C’est largement fait ettrès brillant de couleur. Les personnages sontvivants et circulent bien dans ces grandessalles où s’étale tout le livre de l’époque ro-maine […] Mais voici la belle Salomé avec sadanse enivrante… » L’Orient ancien et l’An-tiquité latine, voilà comment Flaubert voyagepar l’esprit, et c’est là qu’il a choisi de résider,jusqu’à ce que mort s’ensuive.

    Gérard-Georges Lemaire

    Flaubert, Correspondance, V (janvier 1876-mai 1880). Édition présentée, établie et annotée par JeanBruneau et Yvan Leclerc, avec la collaborationde Jean-François Delesalle, Jean-BenoîtGuinot et Joëlle Robert. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, 1 556 pages. 55 euros.

    Correspondance, Gustave Flaubert, index général, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 496 pages, 15 euros.

    Gustave Flaubert en Égypte, lettres à sa mère,« Sépia », les Éditions de l’Amateur, 200 pages, 15 euros.

    « Gustave Flaubert, c’est moi ! »L’éditeur de correspondance est voué à l’imperfection.Quels qu’aient été ses efforts de recherches, il sait trop bienque son corpus est nécessairement incomplet, qu’un jourou l’autre réapparaîtront des lettres qui ne figurent pas dans sonédition ; il sait trop bien aussi que les datations qu’il a proposées,sur des rapprochements ou des hypothèses fragiles, pourront serévéler erronées ; il sait trop bien enfin que les notes qu’il a rédi-gées, en particulier sur la société qui entourait scripteur et desti-nataire, ne jettent qu’une lumière parcimonieuse sur toutes lesallusions que renferment les lettres.

    Aussi, à l’occasion de la publication du cinquième et derniervolume de la Correspondance de Gustave Flaubert, n’insisterai-je guère sur ces quelque mille soixante-dix lettres écrites par Flau-bert entre le 4 janvier 1876 et le 6 ou 7 mai 1880, la veille de samort, lettres qui pour l’œuvre renvoient surtout à ses mauditsbonhommes, Bouvard et Pécuchet ; ni sur les trois cent vingt-deux lettres retrouvées (depuis la publication du premier vo-lume), ni sur les quarante-quatre lettres de date inconnue ou in-certaine que ce volume contient, afin de chanter le martyre par-fois délectable de l’éditeur.

    Le premier volume de la correspondance de Flaubert est publiéen 1973, le deuxième en 1980; le troisième en 1991; le quatrième en1998, soit en l’espace de vingt-cinq ans : tous étaient établis, pré-sentés et annotés par Jean Bruneau qui, éditeur exemplaire, est morten juin 2003. Cette correspondance inachevée avait été l’œuvre desa vie.« Jusqu’à la limite de ses forces, s’est consacré à la tâche quil’a occupé pendant plus de trente ans », écrit dans sa préface celuiqui a repris un flambeau tombé des mains de Jean Bruneau, YvanLeclerc, qui, par ailleurs, écrit joliment : « La terminaison (selon lemot flaubertien) d’une édition de correspondance ne va pas sansun sentiment d’inachèvement. : pour y mettre un point provisoire-ment final, il faut faire son deuil de l’exhaustivité. »

    Ce grand temps qu’il faut pour établir une correspondanceinduit entre le scripteur et l’éditeur une très longue vie com-mune : le cher Georges Lubin a publié le premier tome de la Cor-respondance de George Sand en 1964 et n’a pu y mettre le « pointprovisoirement final » que vingt-sept ans plus tard, en 1991,grâce lui étant faite, presque centenaire, d’accompagner jusqu’autombeau la bonne Dame de Nohant, sa plus intime amie. L’édi-teur vieillit en même temps que celui qu’il édite, et meurt sou-vent, thaumaturge modeste, avant d’achever sa geste résurrec-

    tionnelle. Et peut-être comme Flaubert s’écriait « Mme Bovary,c’est moi ! », Georges Lubin aurait-il pu murmurer in petto :« Georges Sand, c’est moi ! » ; Maurice Parturier : « Mérimée,c’est moi ! », ou encore Victor del Litto : « Stendhal, c’est moi ! »,tant ils ont changé l’existence de l’écrivain, pieusement restituéeet restaurée.

    Entre les propos assez gaillards de la première lettre : « Votrelettre est venue me trouver le 1er janvier à 9 heures du matin –dans mon lit ! Pas besoin de vous dire que j’ai vu là un curieuxsymbolisme, ma chère belle ! et que je me suis livré à des ré-flexions de nature fort aimable. » (à Léonie Braine) au millièmecoup de gueule esthétique de la presque dernière : « L’impor-tance attachée à des niaiseries, le pédantisme de la futilité m’exas-pèrent ! Bafouons le chic. » (à Guy de Maupassant), le lecteurassiste à l’irrémédiable retrait du monde du vieux troubadour,qui ahane sur son Bouvard et Pécuchet et fait corps dégoûté avecses deux bonshommes encyclopédistes bien qu’imbéciles qui,« ayant plus d’idées, eurent plus de souffrances » ; ce lecteur nonprévenu ne peut que partager l’étonnement de George Sand :

    « Toute ta vie d’affection, de protection et de bonté char-mante et simple prouve que tu es le particulier le plus convaincuqui existe. Mais, dès que tu manies la littérature, tu veux, je nesais pourquoi, être un autre homme, celui qui doit disparaître,celui qui s’annihile, celui qui n’est pas ! quelle drôle de manie !quelle fausse idée du bon goût ! »

    Cette drôle de manie est l’œuf d’où naîtra une couvée de ro-manciers hétérozygotes du vingtième siècle : Nathalie Sarraute,au seuil de l’article qu’elle lui consacrera dans les Temps mo-dernes en 1947, saluera en lui « Flaubert, le précurseur », tandisque ses compagnons s’inclineront révérencieusement devant leJean-Baptiste de leur nouvel Évangile.

    Claude Schopp

    Gobineau captif des merveilles de l’Orient

    Relire Gobineau sans Gobineau, voirecontre Gobineau, voilà le pari de cettenouvelle édition des Nouvelles asiatiques.Oublions l’Essai sur l’inégalité des races hu-maines, les théories racistes de l’auteur, et abor-dons ces six nouvelles sans préjugé. Qu’y trouve-t-on ? Curiosité et empathie envers les peuplesdécrits, sans visée moralisante.

    Paradoxe de Gobineau. Alain le soulignaitdès 1933 en se demandant à la lumière de « cespeintures sans mensonges » ce qui restait dansl’esprit de leur auteur de ses théories. La pré-face de Richard Labévière, qui resitue les Nou-velles asiatiques dans le contexte littéraire duvoyage en Orient et dans la vie de Gobineau,défend la même thèse et soutient l’idée que la

    lecture des Nouvelles asiatiques mène à laconclusion très lévi-straussienne qu’aucunpeuple n’échappe à l’histoire et que l’Orientn’est pas un monde immuable. Loin de s’en-fermer dans l’aryanisme, Gobineau s’intéresseà ce qu’il y a de plus saillant et de plus remar-quable chez l’Autre, sans rêver ni sa disparitionni sa domination. Est-ce donc pour permettreau lecteur d’aborder très librement l’œuvre,sans y voir une ultime variation de la question« Comment peut-on être persan ? » que l’édi-teur a supprimé l’introduction que Gobineaudonna à son recueil ? Ou bien faut-il voir danscette omission un moyen de frayer la voie àl’auteur contre lui-même et de le rendre fré-quentable ? La disparition de ce texte impor-

    tant surprend, même si la préface de Labévièreen reprend les éléments les plus intéressants.

    Ce qui frappe dans l’Orient de Gobineau, etla préface le souligne avec pertinence, c’est qu’ilest à la fois merveilleux et matériel. Pas de cessoieries et de ce luxe à profusion qui firent rê-ver le XVIIIe siècle : l’Orient de Gobineau n’estpas celui du fantasme occidental. L’imaginairen’est pas sollicité par un exotisme bon marchémais par la véritable présence de l’Orient. Lemerveilleux de Gobineau, c’est celui du voyage,qui fait rencontrer l’Autre et impose tout àcoup sa présence : c’est le ménage crasseux deBibi-Djânem, entre eau-de-vie, chansons etcoups de pantoufle, c’est ce muletier qui af-firme que, dans un monde de voleurs, seule

    l’honnêteté des muletiers assure la possibilitédu commerce, c’est la guerre contre les Turco-mans (une guerre où l’on manque de poudre,les généraux l’ont vendue), c’est cette danseusequi n’a vécu que pour retrouver le seul membrevivant de sa famille tout en le méprisant. Lesdestins racontés ne sont en rien ordinaires etdonnent cependant l’impression d’avoir étépris sur le vif tant ils ont la puissance du vécu.Présence de l’Orient au-delà du mirage del’Orient : il était temps que les Nouvelles asia-tiques de Gobineau retrouvassent des lecteurs.

    Amélie Le Cozannet

    Nouvelles asiatiques, d’Arthur de Gobineau.Les Éditions du Sonneur, 519 pages, 20 euros.

    Une nouvelle édition permet de lire les Nouvelles asiatiques débarrassées des miasmes des théories racistes de leur auteur.

    DR

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  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 8 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 f é v r i e r 2 0 0 8 ) . I X

    L E T T R E S

    Une autobiographie déguiséePetite Nuit,de Marianne Alphant, POL éditeur, 250 pages, 15 euros.

    Une bande bleue aux lettres blanches, « Marianne Al-phant » : plus de dix ans qu’on n’avait pas eu l’occa-sion de voir ça. On n’y croyait plus. Car Marianne Al-phant est un auteur discret, un écrivain rare. Après ses deuxpremiers romans, Grandes « Ô » (1975) et le Ciel à Bezons(1978), publiés dans la prestigieuse collection « Le Chemin »,chez Gallimard, suivis de l’Histoire enterrée (1983, POL), ilavait fallu attendre 1993 pour lire sa monumentale « biogra-phie », Monet, une vie dans le paysage.

    Enfin, biographie, c’est vite dit. Car son volumineux Mo-net était bien plus qu’une relation détaillée de la vie du peintredes Nymphéas : un portrait de l’artiste et de son temps, unportrait de tous les artistes, de tous les temps. Marianne Al-phant, en grande lectrice de Balzac et de George Sand, res-suscitait un univers, une époque, avec ses premiers rôles et sesfigurants, comme dans un véritable roman, et, au-delà de son« modèle », esquissait une