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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 1 er avril 2006. Nouvelle série n° 25. Un inédit de Patricia Zangaro, suite et fin. DOSSIER Valère Novarina Louis de Funès par Benoît Duteurtre Un entretien avec Michel Onfray Donné au Pélican, par Valère Novarina, 1995.

Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

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Page 1: Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).

Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 1er avril 2006. Nouvelle série n° 25.

Un inédit de Patricia Zangaro, suite et fin.

DOSSIER

Valère Novarina

Louis de Funès par Benoît DuteurtreUn entretien avec Michel Onfray

Donné au Pélican, par Valère Novarina, 1995.

Page 2: Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI

dans l’Humanité du 1er avril 2006.

Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.

Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.

Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.

Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),

Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),

Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),

Jean Ristat (savoirs).

Conception graphique : Mustapha Boutadjine.

Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille),

Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA),

Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).

32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.

Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.

E-mail : [email protected].

Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés.

La rédaction décline toute responsabilité

quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 6 mai 2006.

ÉDITORIAL

« Bronzer la liberté »par Jean Ristat

Ian Hamilton Finlay vient de mourir. Ilnous a quittés cette semaine, terrassé parune longue maladie. Souffrant, il avait

accepté de nous recevoir, l’automne dernier,à Stonypath, non loin d’Édimbourg. FranckDelorieux et moi, vigilants de Saint-Just, Stuart Kelly et Gavin Bowd : les gué-rilleros de Finlay comme les surnomme YvesAbrioux… Nous savions, sans oser le for-muler, que nous ne le reverrions pas. Il avaittenu à nous accompagner jusqu’à la porte deson jardin, Little Sparta, et nous avait re-gardé partir, agitant longuement la main ensigne d’adieu.

Ian Hamilton Finlay était mon ami. J’airaconté dans les Lettres ce que fut la bataillede France en 1987 et 1988, autour de sonœuvre et de sa personne. La France s’hono-rerait aujourd’hui à le célébrer. En effet, en1987, deux grandes expositions ont eu lieu,l’une à la Fondation Cartier, « Poursuites ré-volutionnaires », l’autre à l’Arc, musée d’Artmoderne de la Ville de Paris, « Inter artes etnaturam ». Depuis lors, que s’est-il passé ?Rien. J’écris ces lignes dans une période agi-tée, c’est le moins qu’on puisse dire, de l’his-toire de notre pays. Nous sommes mardi, lajeunesse de France défile dans les rues et crieson refus d’une société qui veut faire régnerpar l’intimidation et la ruse l’ordre capita-liste. N’ai-je-pas entendu, lors d’un pseudodébat, « des journalistes politiques » dénon-cer leur mentalité de rentiers ?

Mais qu’est-ce donc que la précarité à la-quelle on veut les soumettre , sinon une vio-lence qui s’en prend à la vie même des indi-vidus en les privant d’avenir ? Les terroristesne sont pas toujours là où on veut nous lefaire croire.

Finlay était mort la nuit dernière. Je pen-sait à l’une de ses œuvres dont la légende est :« Marins ! Révolutionnaires ! apprenez devotre audace. » Il était évident, que celles etceux qui défilaient n’avaient plus peur deprendre la parole et de la traduire en actes.

« Saint-Just a compris que le secret de la Ré-volution réside, disait Barère au Comité desalut public, dans le mot oser ». Dans l’im-mense cortège qui allait de la place d’Italie àla place de le République, j’écoutais les slo-gans et la détermination vive et raisonnée desmanifestants.

Une autre œuvre de Finlay, Aphrodite de la terreur semblait faire signe plus que jamais. Voici le commentaire de l’artiste quil’accompagne : « Pendant la Terreur, un filde soie rouge noué autour du cou signifiaitla perte de parents ou d’amis ravis par laguillotine. Aphrodite (ou Vénus) est unedéesse. La même parure indique donc laperte de parents olympiens et se réfère, nonpas à la Terreur « sublime » de la Révolu-tion, mais plutôt à la terreur séculaire qui luisuccédera et dont la cible fut l’idéal. » Loinde moi l’idée de limiter la pensée de Finlayà un état d’esprit dix-huitièmiste et nostal-gique. Ne disait-il pas : « Vous ne pouvezpas marcher deux fois dans la même révo-lution » ? La notion d’Idéal est complexedans son travail. Il n’a cessé d’interroger ce-pendant le mythe de la Révolution, sa rhé-torique. Au mot Révolution il ajoute des ob-jets, par exemple des sachets de graines ré-volutionnaires, une hache ou un arrosoir. Lenéo-classissisme de Finlay est action, com-bat. Ces paroles sont à méditer ces jours-cioù il faudrait bien faire tomber quelquestêtes. Et si, comme l’écrit encore Finlay, « laRépublique a pris la fuite, le Révolution-naire la poursuit. »

Dès le prochain numéro, Michel Onfray tiendra

une chronique régulière, « Chronique des Lettres

françaises », qu’on pourra également lire sur son

site Internet. Enfin, je signale à nos lecteurs et

amis qu’un numéro spécial, en espagnol, de notre

journal paraîtra en avril pour la Foire du Livre

à Santa Fé de Bogotá en Colombie.

Notre numéro de juin, en retour, comprendra

un dossier consacré à la Colombie.

Ian Hamilton Finlay.

DR

Jean Ristat : « Bronzer la liberté ». Page II

DDOOSSSSIIEERRValère Novarina

Jean-Pierre Han : L’atelier de Valère Novarina. Page III

Valère Novarina : Éloge de l’acteur. propos recueillis

par Jean-Pierre Han. Page III

Guy Demoy : Un comptable inspiré de la fragilité

du monde. Page IV

Gérard-Georges Lemaire : Les classes dangereuses

du langage. Page IV

Benoît Duteurtre : L’humanité sublime

dans sa bassesse même. Page V

Hommage à Ian Hamilton Finlay. Page VI

Jean Ristat : Le cheval calligraphique de Silvia Baron

Supervielle. Page VI

Pierre Garnier : Quarante années de RDA. Page VII

François Eychart : Philippe Soupault, un homme

de liberté. Page VIII

Gérard-Georges Lemaire : Une parenthèse dadaïste.

Page VIII

Shoshana Rappaport-Jaccottet : Écrivains de Berne.

Page IX

Jean-Pierre Han : Une tardive reconnaissance. Page IX

Jérôme-Alexandre Nielsberg : Rendre à Guibert… Page IX

Françoise Han : Fragment poétique. Page X

Giorgio Podestà : Le fantôme de Vermeer. Page X

Michel Onfray : Bonheur et violence de la pensée.

Propos recueillis par Franck Delorieux. Page XI

Belinda Canone : À quoi songeait Ingres ? Page XII

Georges Férou : Bibliographie ingresque. Page XII

Gérard-Georges Lemaire : Paris, capitale de l’Amérique.

Page XII

Gianni Burattoni et Franck Delorieux : « Me sera-t-il

permis… ? » Page XIII

Georges Férou : Brauner dans la bibliothèque

de l’amateur d’art. Page XIII

Aurélie Serfaty-Bercoff : Bellmer et les écrivains. Page XIII

Julie Palatine : Cézanne dans le texte. Page XIII

Claude Schopp : Journal d’un cinémateur. Page XIV

José Moure : Lettre à un funambule du cinéma. Page XIV

Gaël Pasquier : Le temps enlisé. Page XIV

Jean-Pierre Han : Le théâtre entre le visible et l’invisible.

page XV

Claude Glayman : Les musiques captives du XXe siècle.

Page XV

Patricia Zangaro : Et toi… tu sais qui tu es ? Inédit.

Page XVI

Page 3: Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . I I I

N O V A R I N A

L’atelier de Valère Novarina

L’entretien qui suit a été réalisé au mois de mars dans l’atelier de Valère Novarina, quelque part près des Buttes-Chaumont à Paris. Une précision qui me semble importante. Le lieu de travail de l’artiste – Novarina, j’insiste, est également plasticien –me semble déterminant sur la matérialité de sa production. C’est donc dans cet espace vaste, établi sur trois niveaux, qu’écrit, dessine, peint, lit, réunit parfois ses comédiens, Valère Novarina. C’est dans cet espace particulier que s’élabore une œuvre

dont l’une des dernières manifestations (au Français avec l’Espace furieux, une révolution) est particulièrementlumineuse, même si son sujet est plutôt grave, voire « sinistre » selon son auteur. Mais c’est bien le souvenirqu’il m’en reste, son extrême luminosité, comme si toute la représentation s’était déroulée pleins feux (comme dans le théâtre oriental). Il y a là, dans ce spectacle, comme une révélation par la matière, quelque chose qui irradie et, finalement, de profondément joyeux…

J.-P. H.

Éloge de l’acteur

Ton Pour Louis de Funès date d’il y a vingt ans. Tu n’ascessé, durant ces vingt années, de penser à lui, à son art,à l’art de l’acteur, jusqu’à ces tout derniers temps où,

me semble-t-il, sa figure est vraiment revenue de manière en-core plus forte…

Valère Novarina. Je mettais tranquillement de l’ordredans mes notes de Lumières du corps lorsque tout à coup deFunès est apparu derrière une porte. Il a fait irruption dansle livre. Il vient souvent glisser son mot et parfois aussi deschoses que je ne comprends pas. Il a une longueur d’avancesur moi. C’est un Pinocchio prophétique, un Zarathoustra,Diogène, le prophète Élie… La première fois qu’il est entrépar surprise, c’était au moment où j’écrivais Devant la pa-role. À l’époque, Dominique Pinon jouait Pour Louis de Fu-nès dans une mise en scène de Roger Coggio au Théâtre de laBastille. De Funès est arrivé alors que je ne l’avais pas invité.Comme un intrus ou un personnage intérieur qui, de tempsen temps, veut parler…

Comment de Funès est-il arrivé dans ton œuvre ?Valère Novarina. Cela remonte à l’époque de la program-

mation par Lucien Attoun à Avignon de la lecture de la Lettreaux acteurs par André Marcon. La composition de ce texteremontait à cinq ans et j’étais en train d’écrire autre chose surl’acteur. Ce que j’écrivais était nourri des observations quo-tidiennes du jeu de Marcon dans Adramelech au Théâtre dela Bastille. Dans ce lieu, je pouvais passer directement de laloge d’André Marcon à une place dans le public. Soir aprèssoir j’essayais de surgir, d’être au plus près de son entrée,comme pour saisir le moment où le lièvre sort de son terrier.À l’instant où il entrait en scène, j’entrais dans la salle et ob-servais ce passage incompréhensible d’un lieu à un autre, d’unétat à un autre, ce changement physique dans l’espace, ce mo-ment de bascule. J’ai fini par me reprocher de ne plus rien faired’autre de ma journée que d’attendre la représentationd’Adramélech : cela dit, au bout du compte, j’ai amassé uncertain nombre d’observations. Or Marcon m’a raconté unde ses rêves dans lequel de Funès voulait que je parle pourlui… Il savait bien que je vouais depuis longtemps une véri-table admiration pour de Funès. J’avais vu Oscar et avais dé-cidé de faire un mémoire ou une thèse sur lui, j’en avais alorsparlé à Bernard Dort, le grand spécialiste de Brecht… J’ai finipar faire une thèse sur Artaud ! Mais le jeu très surprenant dede Funès dans Oscar m’avait vraiment fasciné. Je l’avaisd’ailleurs comparé à celui d’Hélène Weigel que j’avais eu lachance de voir dans la Mère. J’incitais tous les gens que je ren-contrais à aller voir Oscar et j’avais même découpé une petitephrase de de Funès parue dans une interview dans France Soir.Je la montrais à tout le monde et demandais qui en était l’au-teur : on me répondait Alain Cuny, Nietzsche, Artaud… Ehbien non, c’était du de Funès ! Évidemment on m’a volé monportefeuille et j’ai perdu la phrase…

Lorsque Marcon m’a donc dit : « Il veut que tu parles delui », j’ai tout regroupé et reconstitué ses propos qui sont de-venus imaginaires (ce que j’ai précisé dans mon livre).

De Funès, c’est celui qui vient parler ; il y a là comme unphénomène chamanique. C’est l’esprit. C’est vraiment quel-qu’un d’autre qui surgit et dit des choses mystérieuses. Il a desintuitions que je ne comprends pas. Il lance des choses plusloin que je ne puis le faire, moi. Il est aussi un déguisement, unpersonnage qui parle à ma place. Je cherche bien à ne plusm’en occuper, mais de temps en temps il revient. Dans Lumières du corps, mon dernier livre, il apparaît très briève-ment deux fois, mais c’est sûr qu’il pourra revenir !

Que représente vraiment pour toi cette figure de de Funès ?Valère Novarina. Lorsque je suis arrivé à Paris je suis allé

voir comme un affamé tous les acteurs comiques (ils m’ontbeaucoup intéressé) : Bourvil dans Fifi, Luis Mariano, Noël-Noël, Serrault, Galabru, d’autres encore… La représentationd’Oscar m’a beaucoup impressionné parce que j’ai eu l’im-pression de bien saisir son économie. Je parle de l’économiedans le sens d’une gestion de la dynamique, comme un tra-péziste a une économie avec son élan, ses figures, la mort frô-lée de près, etc. Dans la représentation d’Oscar il y avait despassages complètement mous, puis tout à coup des momentsde fureur. Il y avait une vraie gestion de la folie, de la transequi n’était pas perpétuelle, contrairement à ce que l’on voitdans ses films. C’est la raison pour laquelle j’ai parlé du jeud’Hélène Weigel qui ne jouait que d’une main, comme uneactrice orientale. Le jeu de de Funès était aussi très proche dece qui se faisait dans le théâtre yiddish que j’ai également fré-quenté à Paris à l’époque (il y avait alors un théâtre yiddishdans la capitale). On y sentait alors l’ombre portée de Meye-rhold, on sentait les Russes, le théâtre déconstruit, recons-truit, marionnettisé.

C’est avec la représentation d’Oscar que j’ai prisconscience de l’idée de déséquilibre de l’échange. De l’échangeinégal qui existe entre l’acteur et le spectateur. L’acteur offremille fois plus que le spectateur. De Funès avait devant lui desfemmes en vison, des bourgeois repus de choucroute, lui, il of-frait sa vie, faisait don de sa personne. Il se consumait.

C’est l’art de l’acteur qu’à travers de Funès tu magnifies…Valère Novarina. À l’époque je lisais beaucoup de textes

spirituels et j’ai fait le parallèle entre l’expérience de l’acteuret l’expérience des mystiques. Je pense qu’il y a un voyage horsd’homme que l’acteur fait. Et j’ai trouvé cela chez de Funès ;

il s’aventure hors de l’enveloppe humaine. C’est un voyagecurieux et violent à la fois.

J’ai encore ressenti cela hier soir en retournant voir les ac-teurs dans l’Espace furieux. Les acteurs se lancent, ils sontdans le vide, offerts. D’où l’idée de sacrifice, de sainteté de l’ac-teur. J’avais à l’époque développé le thème de la sainteté dede Funès et avais obtenu la noix d’honneur du Canard en-chaîné, ce qui m’a fort réjoui !

Ce que fait l’acteur, ce n’est pas rien. Le théâtre est un foyerdont le centre serait le poumon de l’acteur. C’est l’idée de com-bustion du langage dans le foyer respiratoire de l’acteur quise fait jour.

Le fait d’avoir eu affaire avec la matérialité des acteurs abien sûr changé ma manière d’écrire. Mais il faudrait pouvoirse mettre à la place de l’acteur pour mieux approcher le mys-tère du jeu.

Tu as été tenté de le faire ?Valère Novarina. Je préfère toujours envoyer des acteurs

à ma place ! Mais il m’est arrivé une aventure singulière. Ona joué l’Origine rouge en Suisse. Un acteur a eu un problèmeet il a fallu que j’enfile son costume et que je joue à sa place…C’est une expérience extraordinaire que je n’avais plus faitedepuis très longtemps, au point d’avoir complètement oubliéce que c’est que d’être sur un plateau. Je savais le texte parcœur, je connaissais la mise en scène, forcément… mais unefois sur le plateau tout s’est effacé. L’inversion de l’espace oul’espace à l’envers, c’est très violent. Je me suis retrouvé dansun temps de catastrophe, dans le temps d’une chute. Tout ar-rivait dans une autre temporalité. Ce qui m’a également sur-pris, que j’avais complètement oublié en tant que metteur enscène, c’est l’odeur des autres acteurs. L’animalité, l’odeur, lasueur, le corps des autres. C’est très curieux.

J’ai développé l’idée que l’acteur est le seul à avoir laconnaissance profonde du texte parce qu’il est obligé de le res-pirer, de le somatiser, que la mémoire doit tout comprendrepour se souvenir ; c’est l’acteur qui sait le texte, plus que celuiqui l’a écrit ; l’acteur est voyant.

Peut-on dire qu’il y a un certain danger à jouer ?Valère Novarina. Certainement. Rejouer, comme je l’ai fait

est une expérience qui n’a lieu qu’une fois ; cétait un rappel àdes réalités que j’avais oubliées. L’acteur doit construire sachose à lui. Comment il travaille, comment ça se secrète, com-ment ça se mûrit de façon organique. C’est un objet de fasci-nation qui tourne à l’obsession ; j’attache beaucoup d’impor-tance à ce que disent les acteurs. Je les interroge, je les écoute…Ils sont généralement très peu bavards… Marcon, au momentdu Discours aux animaux, disait sans cesse : « minéral, miné-ral », et je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Et puis unjour j’ai trouvé cette phrase d’Alfred Jarry disant que l’acteurporte non pas son visage, mais son crâne, comme un caillou…

À vrai dire je ne dirige pas les acteurs, j’indique simplementdes directions dans l’espace. Je leur parle beaucoup plus del’espace ; et à un certain moment je me suis même demandé sitout le travail de la mise en scène ne s’adressait pas d’abord àl’acteur, et non pas au spectateur. Oui, la mise en scène est faitepour l’acteur, parce que le contact de l’émotion se fait par lui.Il transfigure tout.

Aurais-tu aimé « diriger » de Funès ?Valère Novarina. J’aurais rêvé qu’il puisse lire mes livres.

C’était un acteur à transformation. Il y a une rapidité humainequi n’a lieu qu’au théâtre. Personne ne va aussi vite que celaen tant qu’être humain…

Entretien réalisé par Jean-Pierre Han

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . I V

N O V A R I N A

Un comptable inspiré de la fragilité du monde

Un point de vue très personnel du réalisateur Guy Demoy sur la représentation de l’Espace furieux de Novarina.

Avec une pièce écrite en 1991, l’Espace furieux, ValèreNovarina entre de son vivant à la Comédie française,pour employer la formule d’usage ; c’est un drama-

turge brillant, ludique, très spectaculaire et, cependant, laco-nique, affectionnant les parages de la métaphysique, il plongevolontiers son propos dans l’obscurité.

Cependant, la pièce, échantillon remarquable de son art, ré-vèle aujourd’hui un contenu visible désignant une réalité tan-gible qui n’apparaissait pas lors de l’écriture et qui, dans unecertaine mesure, fait de l’Espace furieux une pièce politique.

Mise en scène par l’auteur au Français, l’Espace furieuxest une création importante, un spectacle pour mémoire, quipersonnellement m’a comblé. Son mouvement général donnel’impression que les choses ne traînent pas, bien qu’il s’agissed’un théâtre du verbe avec des monologues sans fin et des énu-mérations vouées à épuiser le vocabulaire et la parole des co-médiens. Il faut dire que la représentation calque son rythmesur le cabaret : airs d’accordéon et chansons alternant avecdes numéros d’acteur. La distribution est excellente et talen-tueuse. Les spectateurs rient. Comme eux, j’ai goûté, tel unpotache, au gros sel des lourdes blagues qui pourtant pren-nent l’homme en dérision. Évidemment, je me suis laissé em-porter par la grande vague lyrique du texte. Bref, j’étais auxanges, du moins pendant une bonne partie du spectacle. Enun endroit précis, je me suis senti tiré de mon confort car unequestion m’était posée : « Qu’en est-il de l’homme dominé parla technique ? » Évidemment ce n’est qu’après-coup que j’aisu la mettre en mots. Après-coup, qu’en termes en classiques,je me suis demandé : « Qu’en est-il de l’homme tantqu’homme lorsque pour se sauver il ne dispose plus que demots en défaillance ? »

C’est pendant un numéro de Daniel Znyck que tout acommencé. Entré en scène, il y a déversé une brouettée de fer-raille diverses puis a entonné a capella, d’une voix exagérée defausset, une chanson biscornue mais bien dérangeante pourun futile amateur de théâtre distrayant. J’en rapporte quelquesvers, essayez de leur trouver une musique :

« Le réel est un ballon,Hors de quoi je tourne en rond…

… La poubelle est en haillons,La matière en moins que rien ! »

C’est une scène qui a été pour moi des plus significatives. Jouéeau Français aujourd’hui – même identique en tout point à cellevue naguère – elle a tiré ma réflexion vers un problème concret :« la production mondialisée » ou, pour parler comme les philo-sophes chers à Novarina, « l’emballement de la technique » (Hei-degger), « l’indépendance de la puissance » (Aristote). Aristote atrouvé niché au cœur de l’être une force permettant à l’acte des’accomplir. (Rappelez-vous : la statue est en puissance dans lemarbre, etc.) Le penseur grec désirait la puissance, mais il s’enméfiait. Il craignait qu’elle n’échappe à l’homme pour venir ledominer. Ce qui est bel et bien arrivé comme le montre l’Espacefurieux. De fait, aujourd’hui, si l’homme s’est rendu pratique-ment maître et possesseur de la nature, il n’est plus le maître dela technique ! Par le biais de l’économie mondiale, celle-ci se dé-veloppe monstrueusement et le domine. L’homme est devenu es-clave de sa création. Qui peut croire encore que le progrès soittout entier progrès au service des individus ? Pas Novarina : je le

sais, j’ai vu l’Espace furieux ; la pièce m’a semblé, par le biais dela poésie, entrer dans le vif du sujet. On peut trouver que j’utiliseà ma guise un poète, je rétorquerai que j’ai son aval : « Monthéâtre s’adresse à la toute la salle mais en lançant des flèches verschacun en particulier », aime-t-il à répéter.

Dramaturge, Novarina s’est fait le comptable inspiré de la fra-gilité du monde.Des hommes et des choses : tous deux menacés enleur usage et leur nom par une production devenue folle, soumiseà la seule loi du capital. Consommateurs effrénés, nous le savonsbien, les produits nouveaux ne sont souvent que de vulgaires gad-gets dotés de noms ridicules (relisez des publicités. 3500«choses»nouvelles apparaîtraient chaque jour sur le marché !

Dans son essai Devant la parole, Novarina écrit : « … à cetemps où le matérialisme dialectique, effondré, livre passage aumatérialisme absolu – j’oppose une descente en langage muetdans la nuit de la matière par les mots… ».

Guy Demoy

Les classes dangereuses du langage

Le 19 juin 1976, je recevais une lettre deValère Novarina qui se recommandaitde deux de mes amis, Jean-Noël Vuar-

net et Gérard-Julien Salvy. Il souhaitait mevoir lire un manuscrit qu’il avait baptisé leBabil des classes dangereuses. Et il me four-nissait les indications suivantes : « Sur lapage, on dirait du théâtre, et c’est bien de lalittérature orale qu’il s’agit, un roman devoix, danse et asphyxie, une dépense dans larespiration… Dans la respiration mentale,car le babil des classes dangereuses n’est pasun texte de théâtre, ne vaut pas pour lethéâtre. Ce n’est pas un livret dramatiquepraticable, monnayable en spectacle, maisune représentation qui sombre, quelquechose comme une “catastrophe économiquedans l’esprit”. »

C’était vrai : son œuvre était présentéecomme une pièce qui n’était pas destinée à lascène, mais comme un théâtre de voix. Il yavait un défilé ininterrompu, vertigineux, depersonnages qu’on ne découvre que par leursnoms (il s’agissait en réalité de pures fonc-tions vocales avec une identité saugrenue etcocasse) qui jacassaient comme des pies à enperdre haleine. Leurs parleries compulsion-nelles ne développaient pas une intrigue ni nesous-tendaient un canevas métaphysique.Elles avaient pour seule raison d’être de bri-ser les mots comme des coquilles de noix (je

songeais aussi en le lisant aux mots enfermésdans des bulles dans le texte célèbre de Rabe-lais) pour en extraire des sonorités, des sa-veurs, des parfums produisant des contami-nations phonétiques et par conséquent descollusions acoustiques. Je me sentais plongédans une gigantesque chambre d’écho où lesphrases étaient comme les fruits lunaires mû-rissant à vue d’œil du baron de Muncha-haussen : ils grossissaient, s’accouplaient,s’anamorphosaient et explosaient sans fin,donnant naissance à d’extraordinaires efflo-rescences verbales. Ce carnaval endiablé dela langue (au plein sens du terme), je le vivaiscomme une perte de contenu, mais aussi, endernier ressort, comme un redéploiement fan-tasmagorique de l’ordre langagier. Il y avaitchez lui le désir de considérer l’espace li-vresque comme un cirque où tout était livréaux excentricités et aux outrances des clownsdont il avait fait le répertoire avec le plusgrand soin, qui n’avaient pas d’apparencephysique, mais étaient réduits à des larynx etdes glottes, des langues et des cordes vocalesinvisibles qui babillaient à qui mieux mieux.Il me plongeait dans un abîme d’absurdités,mais aussi dans un espace à la fois très phy-sique et très abstrait d’une poésie délirante.Novarina avait fait un pari pascalien sur lemode comique ou, pire, burlesque. Cettelangue inventée, qui proliférait à l’infini, dans

l’incongruité de sa formulation et sa profé-ration en donnant à entendre le monde d’uneautre oreille. Et ce que j’entendais, c’était ledélire étourdissant de l’en deçà et de l’au-delàdu langage commun. Cette gigantesque ma-chine à transgresser les lois de la bonne en-tente (de ce qu’on appelle l’entente cordialeque suppose toute relation humaine) est letintamarre du grotesque et du trivial que ré-vèle avec malice tout écart de langage. Le lap-sus y était élevé au rang de déclencheur de fa-céties sémantiques et de turpitudes linguae.En somme il était franchement impossible des’ennuyer au cœur de cette salle de spectacleréservée aux aveugles de Diderot : la discor-dance et la dissonance qui y étaient de règleavaient des vertus émancipatrices. C’était le14-Juillet des sans-signifiés, la carmagnole dela linguistique, quand les « classes dange-reuses » pendaient la grammaire à la lanterne.Tout ce que pèse le corps était réhabilité dansces locutions dépravées qui s’enchaînaientdans une boulimie d’insolences et de trans-gressions.

Valère Novarina avait commencé sonaventure dans le microcosme des lettres avecun beau sans-gêne et une virtuosité gogue-narde. Le rencontrer alors était prendre unvisa jusque-là inabordable pour aller explo-rer une nouvelle galaxie littéraire.

Gérard-Georges Lemaire

BIBLIOGRAPHIE

Le printemps est novarinien…

Ce samedi 1er avril, un film sur Valère Novarina réalisé par Guy Demoy passe

sur Arte dans l’émission Metropolis.À signaler Lumières du corps composé de 421 aphorismes sur l’art de l’acteur, sur le théâtre, etc.Avec, entre autres, ceux-ci :« 117. Il y a un sacrifice comique de l’acteur,Louis de Funès est-il une figure du sauveur ?En tout cas, c’est une figure du Chuté. Ce qui est la moitié du Sauveur. »« 236. “L’homme est l’être le plus vide de toute la création, c’est pour ça qu’il peut devenir un théâtre”, disait Louis de Funès en entrant – et il sortait aussitôt. »« 240. “Il n’y a pas d’intérieur humain – et s’il y en avait un, il serait dépourvu d’intérêt”, disait Louis de Funès. »Éditions P.O.L., 192 pages.À signaler également : Olivier Dubouclez :portfolio Valère Novarina. ADPF – ministère des Affaires étrangères. 40 eurosValère Novarina : la Scène, carnet de mise en scène avec un DVD. Coédition P.O.L. & Dernière bande.Au dieu inconnu suivi de Sauve-qui-peut.P.O.L. & Dernière bande, 2006.

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Page 5: Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . V

D E F U N È S

L’humanité sublime dans sa bassesse même

Aurais-je accepté d’écrire sur Louis de Funès, en sachantque j’allais m’y mettre un matin froid ; un de ces joursde mauvaise humeur où l’estomac vous fait souffrir,

où la fatigue vous saisit au réveil, où les heures à venir vousparaissent horriblement encombrées d’obligations, où vousn’avez aucune envie de rire, ni même de sourire… Me voilàpourtant assis devant l’ordinateur en songeant que les chosesne tombent pas si mal. Aujourd’hui, je ne suis pas dans la peaudu spectateur de Louis de Funès (celui qui se bidonne) ; je res-semble plutôt à son personnage emblématique : le râleur, lefurieux, le casse-pieds, le geignard, ce concentré d’antipathiedont il a fait, en quarante ans, le plus sublime antihéros du ci-néma français.

ZZUUTTIISSTTEESS EETT HHYYDDRROOPPAATTHHEESSQuand j’avais quinze ans, dans ma bonne ville du Havre,

aimer Louis de Funès passait pour une insulte au progrès etau bon goût. Dans les pages de Libération, je découvrais ce di-vorce entre mes penchants instinctifs et les codes esthétiquesde la gauche, prêts à devenir ceux de la bourgeoisie. Si j’aimaispar exemple le cinéma français poétique des années trente(Drôle de drame, Quai des brumes, Pépé le Moko), j’étais cer-tain de découvrir – sous la plume d’un furieux chroniqueurformaté « nouvelle vague » – une démonstration de la nullitéde toute cette école incarnée par Carné, Clair, Duvivier ouClouzot. Quand je m’enthousiasmais pour les comédies ita-liennes de Risi ou Monicelli qui avaient si bien vu les trans-formations du monde, je comprenais que, pour les Cahiers ducinéma, ce cinéma-là n’existait tout simplement pas, l’Italien’ayant produit que Rossellini, Pasolini et Antonioni (pasmême Fellini). Quant au comique d’acteurs qui m’attirait ir-résistiblement – celui de Laurel et Hardy, de Fernandel ou dede Funès – il ne pouvait s’agir que d’une ignoble fabricationpopuliste, destinée à flatter le rire gras du spectateur et ses sentiments réactionnaires.

Je pouvais comprendre intellectuellement tout cela ; saufque j’adorais spontanément de Funès pour autre chose : cegrain de folie, cet excès qui sortait son jeu des catégories ha-bituelles, cette loufoquerie quasiment surréaliste que je dé-couvrais au même moment dans les opéras-bouffes d’Offen-bach. Pour faire passer l’ennui provincial, nous avions consti-tué, avec quelques camarades de lycée, un groupusculespontanément porté vers tout ce qui n’était pas respectable. Ilm’arrivait de fréquenter les rares galeries modernistes où despoètes locaux se réunissaient pour lire René Char ; il me sem-blait pourtant que l’opposition intéressante n’était pas seule-ment entre progrès et réaction, mais entre esprit de sérieux etesprit de fantaisie. Nos blagues improvisées se situaient plu-tôt dans le sillage d’Alphonse Allais et des groupes étudiantsdu Quartier latin à la fin du XIXe siècle : zutistes, fumistes etautres hydropathes. On cultivait ensemble le goût des humo-ristes, des chansons idiotes de Bourvil, des films des Branqui-gnols et du théâtre de Ionesco, comme une réponse à la droitevertueuse, ou à une gauche militante qui semblait ne pouvoiraimer le cinéma, le théâtre et la chanson qu’engagés, compliqués, noirs, ternes, ennuyeux.

DDEE FFUUNNÈÈSS EETT LLEESS PPOOUULLEESSDans Ah les belles bacchantes, film de Robert Dhéry tiré

d’un spectacle des Branquignols, Louis de Funès tient l’un deses premiers rôles importants : celui d’un commissaire de po-lice qui, lorsqu’il « sent » son affaire, commence à glousser lit-téralement comme une poule. Ce beau moment d’absurditéme rappelle qu’en cette adolescence havraise, mon meilleurami – autre inconditionnel funésien – adorait lui aussi faire lapoule dans des circonstances inattendues (devant un commerçant, par exemple). Il rendait ainsi hommage à cet ani-mal absurde dont les ailes ne peuvent pas le faire voler, ce vo-latile si proche de l’homme dans son absurdité, son mélangede curiosité et de frousse, ses yeux rouges arrogants teintésd’idiotie, sa façon curieuse d’approcher en balançant le cou,puis de s’enfuir cul en l’air au premier danger.

Plus tard, j’ai développé ma propre théorie romanesquesous le terme de « littérature de basse-cour ». À la littératuredes grands sentiments – celle de la tragédie et du poème ly-rique, celle de Racine et de Hugo – s’oppose à mon avis uneautre lignée qui vient du Roman de Renart, passe par lespièces de Molière et les Fables de la Fontaine, se prolongedans les romans de Balzac, Maupassant ou Marcel Aymé.C’est le tableau d’une basse humanité où le comique et le tra-gique se mêlent continuellement, où les grands sentimentssont le masque des petits calculs : une humanité concrète quiressemble aux animaux de la ferme, dans leur coexistence et

leur combat pour la pitance. Ce n’est pas une vision glorieuseni manichéenne de notre destin, mais une vision plus déri-soire, pitoyable parfois – dans laquelle se nichent les mêmesquestions, les mêmes mystères qui hantent les poètes. Saufque, réduit à ces dimensions, vu sous cet angle mécanique ettrès quotidien, le mystère de l’existence paraît plus fascinantque jamais.

Voilà précisément le génie de Louis de Funès : avoir sus’emparer du côté mesquin de l’existence, de cette petitesse,de cette jalousie, de cette hypocrisie, pour composer la figuresublime de l’humanité dans sa bassesse même. Non que je pré-fère la bassesse à l’héroïsme… Mais, je le répète, il y a quelquechose de plus universel dans cette poésie du personnage nonpoétique, dans cette figure créée par l’acteur, d’un film àl’autre : antihéros non pas dans le sens où il serait un minable,un paumé (ce qui serait encore trop noble), mais antihérosparce que terriblement banal dans ses calculs foireux, son mé-pris pour les petits, sa flagornerie pour les grands – et sa ca-pacité de rendre tout cela drôle, humain, réjouissant.

LL’’HHOOMMMMEE DD’’OORRCCHHEESSTTRREEIl faut insister sur le côté fabriqué du personnage. De Fu-

nès était fort capable de jouer des rôles de « gentil » (j’adoreles Bons vivants, film de Lautner dans lequel il recueille lespensionnaires d’une maison close) ; il ne ressemblait guèredans la vie à cet homme mesquin, odieux qu’il a fini par incarner au cinéma (il laisse plutôt le souvenir d’un être sym-pathique). Ce personnage est apparu progressivement, dansune carrière spécialement tardive, commencée pianissimo àl’âge de trente ans, réduite encore pendant dix ans à une quan-tité phénoménale de figurations et de petits rôles – avant l’ex-plosion soudaine du succès en 1954. Il aura su profiter de cesannées-là pour travailler un à un les traits et les tics du citoyenordinaire, pleutre et vaniteux ; observer chaque détail de la viecourante et l’appliquer à ses petits rôles. Élargissant les limitesde la figuration, il l’utilise pour s’imposer à l’écran, dans tousces films où il apparaît fugitivement mais sait mettre en lu-mière un nœud papillon vaniteux, des mimiques d’impatiencedans une file d’attente qui, soudain, donnent consistance à unebanalité qu’on ne devait pas voir.

Le trait complémentaire du personnage créé par Louis deFunès est cette faramineuse énergie, sa façon de s’agiter toutle temps, d’engueuler, de fulminer, de nier la fatigue de l’autre,quitte à lui monter sur le dos (fameuse scène de la Grande va-drouille), de danser, de souffler comme une locomotive à va-peur. Quelques scènes sont dignes des Marx Brothers : laséance d’entraînement des serveurs dans le Grand restaurant,les chorégraphies de l’Homme-Orchestre… Le termed’homme-orchestre colle bien, d’ailleurs, à cet héritier du filmmuet, agité permanent dont le style s’exprime d’abord par unrépertoire de gestes et de mimiques – d’où son succès auprès

du public non francophone d’Amérique du Sud ou du Magh-reb. Je n’oublie pas non plus qu’un tel maître du rythme jouaitfort bien de la musique et gagna d’abord sa vie en pianotantdans les restaurants, où il remplaçait parfois Gérard Calvi,étudiant en composition au Conservatoire, futur grand prixde Rome et copain inséparable de Robert Dhéry. Musicien at-titré des Branquignols, Calvi m’a raconté avoir lui-même pré-senté de Funès à Dhéry. La carrière du modeste figurant allaitprendre son essor, en passant par cette excellente école de lou-foquerie. Quelques années plus tard, dans la Grosse valse, desmêmes Branquignols, de Funès interprète une chanson auswing ravageur, moment de pure folie musicale entièrementbasé sur des onomatopées.

Parmi ces concentrés d’énergie caractéristiques, j’ai trouvéaussi, à la discothèque de Radio France, un enregistrementdes Caractères de la Bruyère et des Fables de La Fontaine parde Funès : dans la Mouche du coche, il ne se contente pas dedire les alexandrins mais joue simultanément le cheval et lecocher interrompus par la mouche. L’insupportable bour-donnement se mêle au poème avec une présence hargneuse,

tellement insistante qu’on se demande si le comé-dien ne va pas tomber épuisé… Peut-être est-cepour cela qu’il est mort jeune ; mais c’est l’un destraits merveilleux du personnage que cette fréné-sie dans l’absurde, cette volonté du petit-bour-geois prêt à tout écraser sur son passage, cette partodieuse et fascinante de l’humain marchant coûteque coûte vers des buts relativement absurdes.Voilà encore ce qui nous rapproche de Louis deFunès, voilà ce qui le rend sympathique dans sonignominie : cet excès constant qui souligne la va-nité de ses propres gestes.

HHOOUUEELLLLEEBBEECCQQ EETT LLEESS GGEENNDDAARRMMEETTTTEESSLes professeurs de bon goût ont tourné ca-

saque. Aujourd’hui, tout le monde aime de Funès.Chacun semble avoir compris, même un peu tard,que le gendarme franchouillard dans des filmsidiots est une géniale création personnelle, un per-sonnage universel. Évidemment, comme dans lesIllusions perdues, ceux qui ricanaient trente ansplus tôt vous expliquent, avec la même assurance,pourquoi de Funès est si bon, si passionnant – sur-tout depuis que Novarina et d’autres ont apportéleur caution moderne. Mais ces retournements tar-difs, souvent peu clairvoyants, conduisent aussibien à écrire que de Funès aurait trouvé un héritieren Christian Clavier… quand les mimiques de l’in-terprète des Visiteurs paraissent si pauvres, si videsde sens, si gratuites, à côté du personnage composépar son maître (je lui trouve pour ma part un héri-tier de plus grande classe chez Jim Carrey, l’inter-

prète faussement naïf et terriblement inquiétant du TrumanShow ou du Cable Man).

Évidemment, Louis de Funès a tourné peu de « grandsfilms ». Il faut distinguer dans sa production les vrais navets(la plupart, ce qui ne l’empêche pas d’être sublime le tempsd’une scène), les grands divertissements populaires (signésOury ou Molinaro), les bons petits films (Ni vu ni connu, lePetit baigneur…), les pièces de théâtre adaptées (parfois trèsefficaces comme Oscar) – et tout de même quelques œuvres deplus grande catégorie où il peut transformer un rôle secon-daire en chef-d’œuvre (la Traversée de Paris). L’ennui, pourles cinéastes ambitieux, c’est que de Funès était devenu un per-sonnage en soi – comme Charlot, comme Buster Keaton –presque impossible à insérer dans l’œuvre d’un autre. Pourcette même raison, il pouvait se trouver plus à l’aise dans desfilms sans intérêt cinématographique, où il jouait seulementde Funès, entouré de ses partenaires habituels (Michel Gala-bru, Claude Gensac, son fils Olivier…). C’est donc avec unecertaine raison que mon camarade Michel Houellebecq placeau-dessus de tout le pire de ses films : le Gendarme et les Gen-darmettes. Il y a deux ans, comme il me rendait visite en Nor-mandie, il a passé le séjour à regarder en boucle cet ultimeLouis de Funès dont il connaissait le moindre détail. Tandisque je m’efforçais de l’attirer vers des promenades au bord dela mer, l’admirable romancier, maître de l’humour noir, ap-paraissait en peignoir dans le salon ; il relançait le DVD, m’ap-pelait pour attirer mon attention sur une scène qu’il connais-sait par cœur et dont il répétait religieusement le dialogue –tandis que tout Paris discutait sur le sens de Plateforme, la me-nace islamique et la tentation réactionnaire.

Benoît Duteurtre

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L E T T R E S

IANHAMILTON

FINLAY est mort

lundi 27 mars 2006.

« Pour le meilleurdes Jacobins,

la Révolution était une pastorale dont le Virgile

était Rousseau. »

« Néo-classissisme : une flèche de marbre ! »

Vues de Little Sparta.Photos de Franck Delorieux.

Le coursier calligraphiqueLe dernier roman de Silvia Baron Supervielle est une somptueuse réflexion sur l’acte d’écrire.

Silvia Baron Supervielle pratique avec unégal bonheur la poésie et la prose, en-trelaçant tout au long d’une œuvre déjà

importante, récits, nouvelles, romans et re-cueils de poèmes. Elle est également estiméepour ses nombreuses et belles traductions deBorges, Macedonio Fernández, SilvinaOcampo ou Alejandra Pizarnik. Il ne faut pasoublier son essai le Pays de l’écriture, dont letitre à lui seul suffirait à éclairer sa posturesingulière « d’écrivain du Rio de la Plataconverti à la langue française ». Elle se plaîtà rappeler que son parcours a été un peu ce-lui des Argentins, dont Borges disait qu’ilssont tous des exilés. On retrouve dans sondernier roman la Forme intermédiaire, lesthèmes de l’exil, du déracinement, del’amour, de l’écriture, du souvenir mis enscène avec une intelligence et une sensibilitérares.

Arrêtons-nous un instant sur les person-nages autour desquels l’intrigue va se nouer.Manuel Marino, éditeur et biologiste, écrit unouvrage sur les chevaux. Il rencontre Rebeca Lerson, une comédienne désœuvrée,« frivole et capricieuse », au cours d’une soirée organisée en son honneur par sonépoux. En effet, ce dernier finance « des pro-jets de films et des pièces de théâtre » et, on l’adeviné, voudrait l’aider en la faisant remonter sur les planches. L’histoire de Manuel Marino et de Rebeca Lerson est celled’un amour malheureux. Dire cela, tel quel,ne rend pas compte du livre de Silvia BaronSupervielle, car les protagonistes de son récitsont tous à la recherche de leur identité, divi-sés, en étrange pays dans leur pays lui-même,c’est-à-dire étrangers à eux-mêmes, dans unexil intérieur dont il semble que rien ne pourra

les délivrer. Manuel « a l’impression d’avoirété créé à l’extérieur, et mis ensuite à l’inté-rieur de lui-même », et Rebeca souffre « dumal de l’incommunicabilité ». Il s’en suit unjeu de miroir et de masques, vertigineux, oùl’on ne sait plus qui parle, qui est qui. Letrouble qui s’empare du lecteur cependantcède la place, peu à peu, à une certitude. Cellequi écrit, la narratrice, nommons-la ainsi parcommodité, est tous les personnages à la foiset cependant aucun d’eux. Elle écrit un venirvers soi. Mais l’écriture est ce qui la divise,sans fin : « Je me tiens derrière l’épaule de Ma-nuel, dans son ombre. Un faible écart entre luiet moi me permet d’écrire. C’est une margeentre moi et moi, lui et lui. (…) Devant nous,dans le bureau où travaille Manuel, la fenêtre,qui exhibe un grand platane, nous renvoie desreflets : sur un vantail lui, sur l’autre moi. Par-tout autour de nous le regard d’un livre. »

Une forme intermédiaire est une somp-tueuse réflexion sur l’acte d’écrire.

Dans la composition de ce livre, rien n’estlaissé au hasard. On remarquera que chacundes chapitres comprend, en exergue, une citation de Montaigne. Silvia Baron Super-vielle, en effet, est elle-même la matière de sonlivre, « je me suis présenté moi-même à moipour argument et pour sujet », disait Mon-taigne. Elle est et n’est pas Manuel, elle est etn’est pas Rebeca ; elle aime Rebeca commeManuel l’aime : « Nous la rencontrâmes aucours d’une réception… »

Elle aime Manuel, « d’un coup, il a occupéle monde vacant de ma mémoire… par lui ledésordre s’est installé dans l’ordre du jour etde la nuit. Par lui, le jeune animal bondit danssa prison, redouble ses coups dans ma poitrine ». Manuel ? « C’est lui, les bateaux

qui quittent le port et les eaux désorientéesqui restent à la surface. » J’éprouve à cet ins-tant, la difficulté de mon entreprise critique.Je tente de démêler, fil après fil, un écheveaudont l’ordonnancement parfait n’a pas cesséde me séduire, page après page.

Qu’est-ce qui me reste cependant aprèsavoir refermé le livre ? L’image d’un cheval,un poulain blanc, Brinco que le père de lanarratrice lui présente, alors qu’elle avaitdeux ans. « Je l’aimai éperdument sans savoirce qu’aimer voulait dire et il m’aima demême. Bientôt, il fut le cheval que je montais,jusqu’à ce que l’enfance et l’amour se perdentdans l’incroyable immensité du paysage… »Voilà, à mon sens, le fil qu’il faut tenir toutau long du texte dont les plus belles pagessont consacrées aux chevaux. Elles ont uneforce d’évocation bouleversante. Brinco estcet élan de l’amour et du souvenir qui frappeà grands coups dans la poitrine de l’écrivain.Il est l’écriture, « Brinco s’élance dans moncœur pendant que je prolonge sur mon cahierles volutes, courbes, lignes verticales et cou-chées ». Ou bien : « les pages nous ramènentau coursier calligraphique qui s’est dégagé deson cavalier pour s’échapper à son aise ».

Ce livre est celui d’un poète. Il fait entendre une voix douce, tendre et mélanco-lique qui jamais ne se complaît dans un pathos de mauvais aloi. Et si je parle de poé-sie, on l’aura compris, je l’espère, ce n’est pasde pacotilles ou de verroteries dont il s’agit ici.J’ai évoqué à plusieurs reprises la construc-tion de ce roman, sa complexité en mêmetemps que sa simplicité, autrement dit, saforme. Le titre la Forme intermédiaire pour-rait augurer d’un ouvrage savant, austère. Soncaractère énigmatique cependant ne résiste

pas à une lecture attentive. Qu’est-ce qu’uneforme intermédiaire ? « La possibilité attiraitceux qui voulaient échapper à l’inconnu, laforme intermédiaire, dont ils étaient vêtus, recelant une ambiguïté latente. » On rappro-chera cette phrase de celle de Montaigne :« Nous ne sommes jamais nous, nous sommestoujours au-delà », ou bien de cette autre : « jene peins pas l’être, je peins le passage ». Cen’est pas la forme ou idée de Platon à laquellese réfère Silvia Baron Supervielle même si ellecite le mythe de l’amour dans le Banquet, ce-lui des êtres coupés en deux, à la recherche deleur « moitié » perdue. C’est plutôt vers lesymbole qu’il faudrait chercher « le cheval, laplaine, la mer, le vent, la tempête, la lumière,le voyage sont des mots qui se nomment et quise disent. En vérité, ce dont je suis privé sus-cite en moi une impulsion qui rejoint à la mi-nute son symbole ».

Le symbole est un signe de reconnaissance,c’est un objet ou un fait naturel, dit le dic-tionnaire, qui évoque par sa forme ou sa na-ture une association d’idées avec quelquechose d’absent. Il signifiait également chez lesGrecs le permis de séjour donné aux étran-gers. Ainsi les personnages de Silvia BaronSupervielle sont-ils toujours en quête. Ils at-tendent « que la disparition se change en ap-parition », tout en sachant qu’ils sont la proied’un leurre. Formes intermédiaires, « ils ten-tent de se parachever ou d’exprimer l’indé-chiffrable ». « L’écriture, dit-elle, est le récitdu chemin vers soi. »

Jean Ristat

La forme intermédiaire, de Silvia BaronSupervielle. Éditions du Seuil, 229 pages, 16 euros.

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L E T T R E S

Quarante années de RDA

Le dernier livre de Christa Wolf dévoile la vie réelle d’un des grands écrivain de la RDA, avec son cortège d’espérances,de colères, de désespoirs. Un témoin de l’envergure d’Anna Seghers ou de Bertolt Brecht.

En 1935, Gorki fait un appel aux écrivains pour qu’ilsdécrivent une journée de leur vie dans les détails et ilappelle cette initiative « Un jour dans le monde ».

Christa Wolf est séduite par cette idée et décide alors de dé-crire sa journée ; elle le fera chaque 27 septembre, sauf unefois, de 1960 à 2000.

Son premier « 27 septembre » de 1960 nous fait entrer dansle quotidien d’une jeune femme écrivain qui doit trouver entreses multiples occupations un moment pour écrire quelquesphrases qui s’ajouteront à son manuscrit, un roman, tout ensachant qu’elle n’a pas encore atteint ce point où le véritabletravail de narration peut commencer. Enfants, cuisine,courses, médecins, visite de l’usine qui fabrique des wagons àHalle, où elle assiste à la réunion de la cellule du SED… Cettepremière journée dont les moindres détails sont racontés restele modèle de tous les autres « 27 septembre » : ce schéma donnede la cohérence à ces « 40 piliers », comme Christa Wolf les appelle. Le lecteur voit ainsi comment se construit une viemalgré les arrêts et les turbulences, en même temps le lecteurvit l’histoire de la RDA après 1960 : comment l’État se forti-fie, se ferme à l’Ouest, s’éloigne de ses artistes, écrivains, intellectuels, qui restent solidaires du socialisme mais pas du gouvernement.

Christa Wolf vit avec intensité les problèmes, les crises, lesruptures (le couple Christa et Gerhard ne se pose pas la ques-tion du repliement sur l’Ouest et demeure profondément at-taché au socialisme). Une seule fois Christa Wolf n’écrira pas

son compte rendu habituel, en 1965, l’année de ce qu’on ap-pellera plu tard « politique de la coupe sombre ». Lors de laonzième session plénière du Comité central du SED qui en dé-cembre porte sur la politique culturelle, la romancière pro-nonce un discours hostile à cette politique qui laisse peu de li-berté aux auteurs et, entre autres, provoqua l’interdiction dedouze films. Elle se retrouve seule et sans soutien (amère dé-ception) avec pour seule consolation Anna Seghers qui l’em-mène visiter le musée Pergamon de Berlin pour l’aider à sur-monter son abattement.

Dans la description de ces « 27 septembre », Christa Wolfsuit le même chemin : éveil, essai de retenir quelques imagesde ses rêves, puis ce qu’elle appelle les rites, le petit déjeuner,les conversations avec Gerhard Wolf, les projets pour la jour-née jusqu’au coucher, la lecture de quelques pages et les der-nières pensées, avant le sommeil. Le lecteur suit ce « courantde conscience » qui charrie une réalité multiple mais chercheaussi à éclairer le moi. Cette auto-élucidation accompagnetoujours la romancière et on peut suivre et vivre ainsi la lentegestation de son œuvre littéraire en passant par les différentesphases jusqu’à la vraie naissance : « Je viens d’écrire les deuxpremières pages définitives et les différents fils vont trouverleur chemin dans la trame. »

Une de ces journées les plus émouvantes est celle de 1989 :ce sont les derniers jours d’été. Christa ressent son amour pource paysage du Mecklembourg, où elle habite, en recevant deuxamis de l’Ouest qui découvrent les vastes étendues et le ciel du

nord, puis la joie de faire visiter à Gustrow l’atelier de Barlachet de montrer les statues, celle de « celui qui doute » (der Zwei-fler), dont elle se sent proche maintenant. Ce sont les derniersjours avant la chute du mur. Ignorant encore que ce jour ul-time viendra vite maintenant, les amis parlent de la crise enévoquant les différences des voies suivies par l’Est et parl’Ouest, les échecs, les réussites et la difficulté de faire vivre en-semble les deux pays.

Puis viennent la chute du mur et la réunification. En 2000,pour le centième anniversaire d’Anna Seghers, Christa Wolfprépare une intervention. On lui dit qu’elle est la seule à pou-voir dire quelque chose d’authentique : elle a connu les écri-vains de la RDA, suivi leur évolution ; surtout, elle a porté cetespoir d’un monde à la mesure de l’homme, juste, plus juste ;espoir qui ne s’est pas éteint. Malgré les dernières déceptionsvenant d’une société qui ne voit plus que « l’homme écono-mique » et d’une réunification qui aurait dû sauver les acquisde l’Est au lieu de les ignorer.

La traduction d’Alain Lance et de Renate Lance-Otterbeinest excellente ; ils connaissent Christa Wolf, ont traduit unebonne part de l’œuvre, et la vie se coule si bien dans les phrasesfrançaises que le lecteur oublie qu’il s’agit d’une traduction.

Pierre Garnier

Christa Wolf, Un jour dans l’année, 1960-2000, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein,Éditions Fayard, 574 pages, 25 euros.

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L E T T R E S

Une parenthèse dadaïsteQue nous apprennent donc ces écrits de

Philippe Soupault réunis dans ce vo-lume baptisé Littérature et le reste ?

Bien qu´il soit à peu près impossible de com-prendre la logique qui a présidé à ce choix, onpeut néanmoins, en les confrontant à d´autres,du poète, quand il figurait dans le cercle trèsfermé de MM. les Dadas parisiens, que LouisAragon a dépeints en grande assemblée auCafé Certâ dans un passage aujourd’hui dis-paru du quartier de l´Opéra. Dans le premiertome de ses Mémoires d´oubli (Lachenal & Rit-ter), Soupault se remémore le sens de son ex-périence dadaïste : « À l´époque dada, nousavions été des négateurs. Nous voulions fairetable rase. Cependant, il y avait un domaine oùnous pouvions respirer, encore vivre sans tropnous renier : c’était le domaine poétique. »Pour lui, comme pour Aragon et Breton, l´af-faire dadaïste s´est traduite d´abord par la créa-tion d´une revue baptisée non sans ironie Lit-térature, qui voit le jour en mars 1919, l´annéemême où il rédige les Champs magnétiquesavec Breton. Ont-ils vraiment été les casseurs

de la vieille littérature comme leurs prédéces-seurs au Cabaret Voltaire de Zurich, des ico-noclastes prêts à mettre le feu aux biblio-thèques et à saccager les musées comme l´a pré-conisé F. T. Marinetti dix ans plus tôt ? Enréalité, on découvre un Soupault qui écrit avecbeaucoup de respect à C.-F. Ramuz et à Mar-cel Proust, qui lui répond de manière amusantepour lui expliquer toute la difficulté de luiconfier un texte. Quand il polémique avec sesadversaires supposés, en l´occurrence les ré-dacteurs du Figaro, il ne lance pas de brûlotsterrifiants, mais se contente de certifier : « Dadan´est pas mort pour la bonne raison qu´il nepeut pas mourir ou, si vous préférez, qu´il n´ajamais existé... » Et quand il rend compte de ladernière livraison de la NRF, il ne se montreguère mordant.

En qualité de chroniqueur, Soupault com-mence à préciser ses choix, qui sont éclec-tiques : il fait l’éloge de Charlie Chaplin, ap-précie John Milligton Synge, se passionnepour la philosophie d´Henri Bergson. Il écritsur Raymond Roussel, sur l´œuvre poétique

de Rimbaud, d´E. A. Poe, de Max Jacob. Ilparle avec beaucoup de tendresse et de nos-talgie de Guillaume Apollinaire. Mais ce quile motive intellectuellement le plus pendantcette période propédeutique, c´est Isidore Du-casse, alias comte de Lautréamont. Dès lors,l´idée d´un livre consacré à l´énigmatique écri-vain uruguayen germe dans son esprit. Uneautre passion se révèle alors : celle qu´iléprouve pour le pauvre Douanier Rousseauqui avait été livré à la fosse commune en 1910.Et il commence à rédiger des promenadesaléatoires dans les rues de Paris transforméesen une sorte de labyrinthe imprévisible quivont plus tard être la matière première de sesDernières nuits de Paris. En somme, dada,pour Philippe Soupault, en dehors dequelques événements cocasses et vaguementprovocateurs, n´est qu´un laboratoire lui per-mettant d´aller jusqu´au bout de ses engoue-ments. Mais, tout comme ses jeunes amis, ila en tête le terme que leur avait transmis l´au-teur de Zone à sa table du Flore à la fin de laguerre : le surréalisme. C´était là leur horizon

plus que le dadaïsme destructeur et anar-chiste. Quand on lit ses Épitaphes (divertis-santes, mais pas de quoi fouetter un chat !) ouencore ses Litanies, on comprend bien qu´ilveut affirmer une identité volée par les annéespassées sur le front et aussi une sourde révoltepour ce qu´on lui a volé.

Toutefois, il ne révèle dans ces dernièresque de gentilles vignettes de figures qui nefont peur à personne car elles n´ont pas en-core vraiment accompli leur révolution co-pernicienne : « André Breton n´est pas ma-lade / Philippe Soupault est interné / LouisAragon est fou / Th. Fraenkel est malade/An-dré Breton est malade / Francis Picabia res-semble à Francis Picabia / Paul Eluard estmalade / Philippe Soupault est mort/Aragon(Louis) n´est pas mort / Eluard a perdu samontre / Tzara est à Paris… »

Gérard-Georges Lemaire

Philippe Soupault : Littérature et le reste,Les Cahiers de la NRF, Éditions Gallimard,408 pages, 45 euros.

Philippe Soupault, un homme de liberté

Philippe Soupault n’a pas cherché à devenir un nom dela littérature. Imaginer Rimbaud à l’Académie le fai-sait ricaner. Il n’aimait pas plus la gloire qu’il ne sup-

portait Dieu. Il préférait la vie, avec ses grands et ses petitscôtés, sachant dévoiler ce qu’elle recèle d’exceptionnel. Sansdoute cela est-il le fait d’un poète, et poète il l’était avant tout,ne se souciant pas trop de son œuvre, se méfiant de la littéra-ture et des littérateurs.

Sa vie est riche en événements qui sortent de l’ordinaire.Les plus connus sont l’épisode de l’écriture des Champs ma-gnétiques avec Breton, l’emprisonnement en Tunisie en 1942pour haute trahison, à la demande de Vichy, le suicide de sacompagne à Paris en 1965. Mais il y a aussi ses activités de gé-rant d’une flotte de dix pétroliers, celles d’éditeur, de jour-naliste, de voyageur, d’homme de radio, et en parallèle uneincessante activité d’écriture. Tout ce qu’il a écrit, en parti-culier sa poésie, montre une certaine fluidité d’expression quipeut être considérée comme sa caractéristique.

Cette fluidité, augmentée d’une certaine bienveillance àl’endroit des personnes dont il nous entretient, se retrouvedans les volumes intitulés Mémoires de l’oubli*. Cela signi-fie-t-il que Soupault est aveugle et se refuse à prendre parti ?Certainement pas, mais il préfère mettre au jour les ressortsprofonds de ceux dont il parle. La crainte de l’oubli nourritun combat pour refouler la marée montante des mensongesqui défigureront tout et pour cerner au plus juste la vérité in-time du mémorialiste. Elle met en jeu sa capacité de sincérité,qui est chez lui aussi résolue que tranquille. De ce point devue, poésie et mémoires sont bien l’œuvre du même homme.

Les Mémoires que Soupault publie au tard de sa vie et quidébutent par l’Histoire d’un Blanc (écrit en 1927) sont le ré-cit de ce qui restera comme la partie la plus prometteuse deson siècle : le dadaïsme, le surréalisme, et surtout les relationsavec les intellectuels qui ont fait la grandeur de cette période.L’Histoire d’un Blanc peut être considérée comme les prolé-gomènes aux volumes qui suivront et vont jusqu’en 1933. Ony trouve le récit de son enfance, de ses premiers pas dans lavie d’adulte et les partis pris qui resteront les siens. Avec d’en-trée de jeu, ce rejet définitif de la bourgeoisie qui prétend s’ap-puyer sur la religion et les bonnes mœurs et ne respecte véri-tablement que l’argent. « Je puis dire, sans exagérer, quel’unique morale de la bourgeoisie au milieu de laquelle j’aieu le malheur de naître réside dans ce principe élémentaire :“ C’est une chose qui ne se fait pas… ” Tuer ou voler ne sefait pas. Être pauvre ne se fait pas. Écrire ne se fait pas… »

Une deuxième constante de la vie de Soupault aura été unamour de la liberté que son milieu social ne fait que blesser,qu’il s’agisse de l’homme ordinaire ou du poète. Il s’en re-vendiquera toujours : « Liberté que je veux, liberté dont jesuis malade et qui me torture et qui me tue comme la soif, jevoudrais une fois au moins dans ma vie apercevoir ton visage.Une seule fois et je serais content. » Il se définit ainsi : « Je suissimplement un garçon de Liberté. »

Les trois volumes des Mémoires de l’oubli racontent ce

qu’Aragon a nommé « un perpétuel printemps », sans mé-chanceté pour les uns et les autres malgré ce qui a pu les op-poser. Parfois un jugement sévère se fait jour, par exemple surCocteau pour son goût des mondanités et des embrouilles, oupour certaines décisions de Breton qui se laissait emporter parla colère et tentait ensuite d’arranger les choses. Mais les ju-gements sont sans excès. Ses amis sont Eluard, (« un hommedont le désespoir est beau comme la folie »), Aragon, (« LouisAragon détient un record, un record magnifique, celui de l’in-solence »), Tzara, (« Plus je le connaissais, plus je l’admirais »),Crevel, (« Avez-vous déjà lu un livre absolument sincère ? »),etc., sans oublier Apollinaire, « qui me prit par la main et quime montra ce qu’étaient la poésie vivante et la pénitence dufeu ». Sans oublier le fantôme de Lautréamont (« On ne jugepas M. de Lautréamont. On le reconnaît au passage et on lesalue jusqu’à terre. Je donne ma vie à celui ou à celle qui mele fera oublier jamais »).

Soupault pensait que ses amis lui reprochaient cette flui-dité d’expression qu’on retrouve dans tout ce qu’il écrit. Il le

redit dans un texte relatant ses réflexions, en prison, en 1942,au moment d’un transfert qui pouvait être l’occasion de sonexécution. Mes amis, ajoute-t-il « se souviendraient surtoutde ce que de mon vivant j’avais déjà été un fantôme dont onne comprenait pas les attitudes contradictoires et l’incapacitéde se fixer ».

Loin d’être un homme aux attitudes contradictoires, Sou-pault aura été avant tout un poète que ses pas ont mêlé à ceuxqui ont donné sa dimension au siècle. Ce qu’il en dit est un té-moignage essentiel. Concernant des événements qui suivirentla Commune de Paris, il écrit : « Voici l’époque des trahisons,des compromissions, des conversions. […] J’apprends aujour-d’hui à respecter ceux qui ont refusé de trahir. » Paroles d’unebelle actualité, dont on ne peut que saluer Philippe Soupault deles avoir écrites et surtout de les avoir fait vivre.

François Eychart

(*) Philippe Soupault : Mémoires de l’oubli, (1914-1933) 4 volumes, Éditions Lachenal et Ritter.

Philippe Soupault et sa femme en torpédo conduite par Léon Pierre-Quint, par Adolph Hoffmeister, 1927. D

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . I X

L E T T R E S

Une tardive reconnaissance

Terre des oublis,de Duong Thu Huong. Éditions Sabine Wespieser,798 pages, 29 euros.

Le petit monde littéraire étant ce qu’il est, voilà que l’onvient de redécouvrir, près de quinze ans après ses pre-mières publications en France, la romancière vietna-

mienne Duong Thu Huong. À grand fracas et à propos de sonroman-fleuve de près de 800 pages, Terre des oublis. Roman-fleuve et chef-d’œuvre ? C’est la seule question qui mérite d’êtreposée, car enfin la renommée de Duong Thu Huong semble re-poser sur un malentendu. Le malentendu politique. Combat-tante durant une dizaine d’années sur le front de Binh Tri Thieu,une des régions du Nord-Vietnam les plus bombardées durantla guerre contre les États-Unis, Duong Thu Huong a commencésa « carrière » littéraire en 1988 avec un premier roman, Del’autre côté de l’illusion (déjà tout un programme), qui connutun immense succès. Cela dit, elle s’était déjà fait connaître pourses prises de position très critiques à l’encontre du pouvoir enplace. À partir de là, œuvres littéraires et prises de positions po-litiques vont alterner chez elle, et se mélanger, malgré elle. Elleest exclue du Parti communiste vietnamien en 1990, demeureun auteur extrêmement populaire qui connaîtra la prison et l’in-terdiction de publication de ses œuvres (Terre des oublis n’estpas publié au Vietnam). Ce mélange des « genres », dont on nesaurait, bien évidemment, pas la rendre responsable, est pourle moins gênant pour son œuvre littéraire. Car ses détracteurs(elle en a, notamment parmi les écrivains de la jeune génération)affirment qu’elle ne doit son succès et sa notoriété que grâce àses démêlés politiques, qu’elle n’est pas le grand écrivain quel’on croit, etc. Elle-même, avec une dialectique toute vietna-mienne, avalisant pour ainsi dire cette argumentation en dé-clarant (il y a déjà une dizaine d’années dans un entretien queje pus avoir avec elle) que, « pour être honnête, je dois dire quece sont les textes politiques qui priment chez moi. Mes texteslittéraires n’occupent pas une place aussi importante. Il y a desécrivains nettement meilleurs que moi ! Je pense à Nguyên HuyThiêp ou à Pham Thi Hoai. Moi, je suis un “monstre” ! » On segardera naturellement de prendre au pied de la lettre ces pro-pos d’une modestie exagérée, mais pas tout à fait faux pour cequi concerne les confrères cités. Duong Thu Huong n’opèresimplement pas dans le même registre qu’eux, celui d’une re-cherche au plan de l’écriture et de la forme. Elle ne tente pas derenouveler le genre romanesque, se « contentant » au contrairede l’explorer et de lui donner toute sa lyrique ampleur. Ses his-

Écrivains de BerneWalser et Nizon : l’écriture comme « unique terrain d’élection ».

Petits Textes poétiques, de Robert Walser, traduit de l’allemand par Nicole Taubes, NRF,Gallimard, 2005,

La République Nizon, de Paul Nizon, rencontre avec Philippe Derivière, Argol, 2005.

Robert Walser et Paul Nizon sont tous deux nés à Berne.Paul Nizon découvrit très tôt Robert Walser. L’innocencede l’instant, mêlée d’angoisses, les rapproche. Ils possè-

dent la même sauvagerie policée (une simplicité helvétique sousdes airs de dandy sage), ils éprouvent le même sentiment de l’im-posture et la conviction que l’écriture demeure l’unique terraind’élection ; qu’elle seule permet d’exister pleinement. Ils ne« font » pas des livres. Ils écrivent.

Les Petits Textes poétiques sont minimalistes. Ce sont dessortes de minerais de formes brèves. (Ils inventent le récit en soi,sans véritable objet). Walser est un romancier artisanal. Il taille,coud, rabote, martelle et forge des phrases qui paraissent simplestant leur limpidité semble parfaite. Sa prose sobre et délicate ras-semble, bout à bout, une très longue histoire. Celle que prendl’évocation poétique lorsqu’elle s’attache à ce qui semble le plusténu : « Comme des choses insignifiantes retiennent parfois notreattention, note-t-il, il n’est pas nécessaire de voir grand-chosed’extraordinaire. »

Qui est donc Walser, voué à la solitude et aux petits travaux ?C’est d’abord un homme qui s’exalte ou s’indigne une plume àla main. Il tapisse, en vagabond et en rêveur, le roman d’un moiréaliste et déchiré.

S’il s’adresse ironiquement à « son cher et gracieux lecteur,qui voudra bien s’en amuser », c’est tout autant à l’enfant qu’iln’a cessé d’être. Un enfant espiègle, facétieux, bien que timide.

Un enfant qui, bien qu’il fût « chéri du chagrin, l’ami de la dou-leur », aurait le goût des bêtises qu’il n’a jamais commises.

Il se porte vers ceci, cela, dans une sorte d’insouciance. L’es-pace devient pensée : « Agréable mélancolie, douleur qui ne blessepas l’orgueil. Joie née de telle douleur. Un chagrin léger, com-plaisant. Bienheureux souvenir. Souvenirs foisonnants commeune florissante prairie. Douce, mélancolique souvenance. À pré-sent, un essaim de reproches qu’il s’adresse à lui-même. Les seulsbeaux reproches sont ceux qu’on se fait à soi-même. »

Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à imagi-ner : les chemins durcis par la neige, une femme à sa fenêtre, uncouple d’amoureux, un rocher. Apparaissent alors une féerie, lefou rire d’un enfant, ou un rêve du soir à saisir. Certes, Walservoudrait, joyeusement « étreindre le monde entier, le serrer contreson cœur » tant qu’il en est capable. Mais il a parfois « la tête com-plètement vide ». Cet état convient bien à la beauté de la nature,à son goût pour l’ennui, aux velléités de refus qui le font ressem-bler à Bartleby : « Si mes collègues croient que je m’ennuie, ils ontparfaitement raison, je m’ennuie que c’est une horreur. Rien quivous mette en train ! M’ennuyer tout en me demandant commentje pourrais bien faire céder un peu l’ennui : c’est en quoi consisteen fait mon occupation. »

Il écrit « pour des prunes. C’est-à-dire pour l’usage du quoti-dien ». Il consigne ce qui le déconcerte et l’émeut. Il transcrit sonbonheur d’être au monde et l’effort fait pour capter l’inépuisableémerveillement qui accompagne le promeneur.

De quoi je suis fait, se demande Paul Nizon : « De la pierre deBerne, de la beauté de la campagne d’alors. Du lait maigre de lapetite-bourgeoisie et d’une précoce déception devant la vie. Del’âme russe et du romantisme allemand, de la Rome hétaïrecomme de la courtisane parisienne. De la figure du boxeur et dusoldat. De la présomption innée de créer, sans jamais y parvenir.

D’avoir pris les armes et de les avoir déposées. De mes chiens.D’où cette intoxication de toute une vie par une autre vie, la vied’artiste. Cet attrait pour les hauteurs et pour ce qu’il y a de plusbas. Fils prodigue autant que soldat démobilisé, partisan autantque voyou. » Paul Nizon s’entretient avec Philippe Derivière. Est-ce pour ressaisir sa propre vie ? Pour rendre lisible la complexitédu chemin parcouru ? Pour donner à voir les retraits, lesmanques, les aléas ? Ou, plus concrètement, pour manifester d’untravail en cours, de la genèse d’une œuvre qui se nourrit autantdu réel le plus fruste que des questions métaphysiques? Il ne s’agitpas d’autobiographie. Le terme serait inapproprié, même si lenarrateur de Nizon lui ressemble. Comment vivre l’écart ? Com-ment réconcilier, à l’écrit, les pans de sa personnalité sans trahirl’ensemble ? Il faudrait pouvoir survivre au « je » précédant : telleserait peut-être l’entreprise à laquelle s’est voué Nizon. S’il écritun journal, c’est d’abord d’un journal d’écrivain qu’il s’agit. S’ydonnent à lire les états successifs d’une existence, parfois mar-quée par l’ombre d’une souffrance, sujette aux demi-teintes, aurepli intérieur, mais surtout consacrée à la création. Là serait lesalut.

Où s’ancre l’origine des sentiments ? Dans la fondation del’imagination, à savoir dans la vie même. Cette quête de la vie setrouve de moins en moins utopique, elle relève moins d’un« ailleurs » que d’un présent sans médiation. Partant, elle s’ins-crit tout à la fois dans la philosophie et dans ce que l’on seraittenté de nommer le banal.

Il faudrait lire et regarder la République Nizon comme unlivre d’images. Il faudrait le feuilleter longuement, et lentements’imprégner de son atmosphère sensible. Il faudrait être attentifà l’honnêteté des réponses données. Puis reprendre l’œuvre defiction afin d’y débusquer une langue et ce qui s’y cache.

Shoshana Rappaport-Jaccottet

Suzanne et Louise, de Hervé Guibert. Éditions Gallimard, 2005. 18 euros.

Quand en 1980, paraissait aux Éditions Libres Hallier ledeuxième récit d´Hervé Guibert, personne encore n´avait ou-

blié ce cœur sociétal des années d´après-guerre que constituaientles motifs géométriques des papiers muraux, les tables recouvertesde Formica, les pieds de chaises tubulaires, la mode beatnik et lesessais de Roland Barthes. Aussi bien la forme pourtant originaledu roman photo familial qu´avait pris le récit de ce jeune auteur,n´étonna vraiment personne. Depuis, les papiers muraux ont étéremplacés par la peinture, le stratifié Ikéa a remplacé le Formica,les pieds de chaises sont revenus au bois, les blousons de cuir et lesjeans près du corps ont laissé place aux doudounes et aux panta-lons trop larges. Enfin, la réflexion sémiologique de Roland Barthesa disparu des rayons de bibliothèque familiale au profit d´une prosepseudo-snob signée Frédéric Beigbeder. Oublié le roman photo,vive le manga. Du coup, la reparution chez Gallimard de Suzanneet Louise, cet étonnant livre-objet consacré aux deux tantes de l'au-teur - « deux vieilles femmes seules, recluses, vivant dans un étrangehôtel particulier selon des rituels baroques d'une extrême com-plexité, à la limite de la folie » -, qui associe à chaque double page,un texte calligraphié et une photo, est une vraie bonne idée. Uneidée qui permet de retrouver la fraîcheur sophistiquée, l´élégancestylistique et la force d´un auteur duquel toute la littérature actuelleest redevable, d´une manière ou d´une autre.

Jérôme-Alexandre Nielsberg

CHEZ VOS LIBRAIRESRendre à Guibert...

À LIRE

La Revue commune a dix ans. Pour cet anniversaire, se sou-venant qu’elle s’est fondée comme l’héritière de Com-

mune (celle d’Aragon et Nizan qui a été le lieu d’expressionde tout ce qui comptait d’écrivains progressistes, jusqu’à safermeture par la police en 1939), elle nous offre un bouquetde textes venant de son illustre devancière. Au programmeAragon, Brecht, Capek, Cassou, Crevel, Desnos, Gide,Guilloux, Hernandez, Hikmet, Jourdain, Lefebvre, Malraux,Moussinac, Nizan, Reed, Rolland, Roumain, Sadoul, Toller,Unik, et quelques autres…

En prime, le Manifeste d’une nouvelle AEAR (Associa-tion des écrivains et artistes révolutionnaires).

La Revue commune, 10 euros, 112 pages, en librairie, diffusion Le Temps des cerises ou au siège, 6 avenueÉdouard-Vaillant, 93500 Pantin.

toires d’amour, toujours contrariées, voire impossibles en rai-son même des structures de la société et de ses traditions, ne peu-vent que toucher un public vietnamien friand de ce genre denourriture.

Qu’est-ce en effet que Terre des oublis sinon une histoired’amour impossible mettant en scène une femme heureuse vi-vant avec un mari parfait, mais qui voit revenir quatorze ansplus tard son premier époux disparu – c’est donc un héros – pen-dant la guerre ? C’est le destin de ces trois personnages, aux re-bondissements multiples, que Duong Thu Huong s’attache àdévelopper sans même chercher à vraiment les entrecroiser (àchaque personnage son chapitre ; dans les dialogues entre ses« héros » elle n’hésite pas à consigner leurs pensées intimes enitalique, tout simplement). Son mérite premier est de le fairesans aucun complexe ; dès lors, effectivement, on ne peut qu’ad-mirer sa puissance d’évocation (celle des bas-fonds de la villeoù vit le deuxième mari par exemple, ou encore celle, halluci-nante, du soldat traînant dans une demi-inconscience son ser-gent mort vers on ne sait quelle destination, vautours juchés surle cadavre – et l’on songe ici à cet autre grand écrivain vietna-mien, ami de l’auteur, Bao Ninh). Mais ce que l’on notera sur-tout, c’est la crudité avec laquelle Duong Thu Huong parle dudésir et de la sexualité. C’est là une réelle nouveauté dans la lit-térature vietnamienne.

Jean-Pierre Han

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . X

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Fragment poétiqueDormans, de Marie Étienne, Flammarion, 2006. 218 pages, 17 euros.

Action poétique n° 182, diffusion Les Belles Lettres, décembre 2005.96 pages, 12 euros.

Po&sie n° 114, Éditions Belin, 2006. 144 pages, 20 euros.

Europe n° 923, 2006. 384 pages, 18,50 euros.

Ici é là, n° 3 , Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines,2005. 64 pages, 10 euros.

Chaque poète a son univers. Sa poésie s’y inscrit et tentede coïncider au plus près avec lui. Les plus lucides sa-vent qu’ils n’en écrivent que des fragments. Or le frag-

ment poétique peut être d’une grande puissance, par ce qu’ilévoque au-delà de lui-même : cet univers en plénitude dont ilest chu de quelque désastre obscur.

Marie Étienne constate à la fin de son ouvrage Dormans :« C’est une grande fresque dont je n’arrive à terminer que desfragments de temps à autre parfois plusieurs années après. […]La grande affaire est en effet de fabriquer un texte unique quicoulerait comme une eau vive sans jamais s’interrompre. C’estle tout qui fait sens. »

Le titre Dormans, dans son orthographe ancienne, pro-vient de la légende des sept dormants d’éphèse (martyrs chré-tiens du IIIe siècle, réfugiés dans une caverne où un empereurpaïen les fit murer, et qui se réveillèrent deux cents ans plustard, du temps de l’empereur chrétien Théodose le Jeune).Marie Étienne évoque cette légende, sans chercher à savoirce que rêvèrent les sept jeunes gens pendant deux siècles. Ellesemble même admettre qu’ils n’ont rien rêvé et qu’ils ont crune dormir qu’une nuit. Mais c’est à un parcours onirique aux

multiples embranchements que nous convient d’abord le Ro-man de la nuit, puis les récits de Dormans. L’atmosphère enest typiquement celle que nous connaissons dans les rêves,d’où ont disparu la logique et la temporalité de la vie éveillée.Le premier est en vers, les seconds en prose qui se scindent envers, ou en vers qui s’allongent. Les titres des récits ne se ré-vèlent que dans la table du livre, de même que pour le Cahierjaponais.

Celui-ci adopte une autre forme, avec passage de dessinscomme les oiseaux de sa première page. Les textes sont courts,le plus long fait sept lignes. Ce sont des notations. Les phrasesy sont coupées en segments séparés par des points plus grosque le signe de ponctuation habituel, les mots eux-mêmes éti-rés entre leurs syllabes. Le Cahier commence par : « On pour-rait. du Japon. ne parler. que du ciel. des nuages. dans le ciel.et des ar--------bres surtout. » C’est effectivement ce qui sepasse avec les Sonnets du ciel qui le suivent et qui ne sont pasdes sonnets au sens courant du terme. Ce dernier pourtant leurconvient, qui est évocateur de perfection ramassée en quatrestrophes. Ils tiennent dans le cadre d’une embrasure où fontirruption les événements internationaux, voire la politiquefrançaise : « La foule ne chante pas. pour cette fois elle se mé-fie. mais attention le père Ubu ne meurt jamais. sa gidouilleest active si on lui prête vie. »

Épilogue, ainsi désigné dans la table, « L’enfant etl’œuvre ». Les réflexions de l’enfant attelé à une œuvre qui ledépasse ne sont rien moins qu’enfantines. Elles sont d’un ar-tiste en dialogue avec un narrateur, dont sans doute il est ledouble. Ou l’inverse. Fragments de fresque, cité plus haut, estdonné comme note. Il est important de lire la table, qui n’estpas simplement un moyen de repère, mais qui montre l’orga-nisation des fragments repris à la « fresque fracassée ».

Marie Étienne concourt (avec Léon Robel, Jean-PierreFaye, Claude Esteban, Jean-Claude Montel, Liliane Girau-don, Jean-Jacques Lebel, Joseph-Julien Guglielmi), à l’hom-mage qu’Action poétique rend à Saül Yurkievich et qui com-porte aussi des poèmes inédits. Poète argentin exilé en Franceen 1966, Saül Yurkevitch avait été membre du collectif de

Change à partir du n° 20, « Lutte, prose, poésie d’Amériquelatine » et avait participé à la création de l’université de Vin-cennes en 1968. Il est mort dans un accident de voiture enjuillet 2005.

Le même numéro d’Action poétique consacre un dossier àLucebert, peintre et poète néerlandais, membre de Cobra,avec son poème Lettre d’amour à notre épouse suppliciée In-donésie, écrit en 1948 à la suite de l’opération de police lancéepar le gouvernement néerlandais pour reprendre la totalité del’Indonésie. On y trouve encore John Cage, Tristan Tzara,d’autres poètes et les rubriques habituelles.

« Dans toute rencontre avec le passé, il y a généralementun fragment qui fait le lien entre passé et présent, un morceaude verre brisé qui tout à la fois révèle et dissimule », écrit Ste-phen Owen dans une très intéressante analyse sur « L’expé-rience du passé dans la littérature chinoise classique » que pu-blie la revue Po&sie. La même livraison présente, comme decoutume, une importante sélection de poèmes, français ou tra-duits, ainsi que plusieurs textes et études (dont une œuvre dejeunesse d’Ovide) et, pour finir, des citations de Césaire tiréesde l’œuvre du grand Martiniquais par Claude Mouchard, quinous dit : « Une voix comme celle-là, il faut en tout cas l’en-tendre parler contre. » Il désigne, c’est en décembre 2005, lerôle positif de la colonisation.

Des Fragments, encore, commencent le dossier Kafka pré-senté par Europe, Ils sont prélevés dans les textes de FranzKafka par György Kurtag pour une œuvre musicale : « Il y aun but, mais pas de chemin / ce que nous appelons chemin estatermoiement. » On retrouve Kafka dans le Cahier de créa-tion, en particulier avec Jean-Sébastien Bach dans le poèmed’Alfred Corn, Sacrifice musical.

La poésie québécoise d’expression française figure dans Icié là, revue semestrielle de la Maison de la poésie de Saint-Quen-tin-en-Yvelines. Anne Peyrousse : « De-ci de-là la pluie / dansles veines de l’érable / commune origine manquée. » Et NicoleBrossard, Hélène Dorion, Jean Sioui, Gabriel Lalonde, JacquesRancourt, Jean Disy, Carol Lebel, ainsi que des aperçus surl’édition québécoise dans le domaine poétique.

Le fantôme de Vermeer

La Double Vie de Vermeer, de Luigi Guarnieri, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud. 240 pages, 19,80 euros

Le célèbre faussaire Van Meegeren meurtpendant l’hiver 1947. Deux ans plus tôt,un procès à grand spectacle l’avait

rendu célèbre. Accusé de collusion avec l’en-nemi, il doit se disculper en faisant la preuvequ’il était l’auteur de plusieurs faux Vermeerqui avaient été achetés à prix d’or et qui figu-raient en bonne place dans les plus prestigieuxmusées des Pays-Bas.

Tout commence en fait en 1935 quand lepeintre Hans van Meegeren, qui n’a pasconnu le succès que ses dons artistiques luiavaient fait espérer, fait une copie de laFemme qui boit de Franz Hals et imited’autres maîtres hollandais du XVIIe siècle,dont deux toiles de Vermeer dans sa villa deNice. Puis il a l’idée l’année suivante depeindre un nouveau Vermeer. Il n’exécutepas un faux mais une œuvre nouvelle. Il in-vente alors le Christ à Emmaüs, qui corres-pond à la première période de l’artiste, quandil a peint des sujets religieux. Le faussaire serévèle un orfèvre en la matière : il étudie lestechniques de l’époque, emploie les méthodesles plus sophistiquées pour dérouter les ex-perts les plus avisés. Puis il prétend avoir faitla découverte de cette œuvre inédite, écrivantmême un article dans le très sérieux Burling-ton Magazine. Un marchand d’art la vend àun industriel qui l’achète avec la Rembrandt

Society. Elle est présentée au Boymans Mu-seum à l’occasion du jubilé de la reine Wil-helmine. En 1939, Van Meegeren fait appa-raître un autre Vermeer, la Cène. Les spécia-listes et les conservateurs sont encore une foisconvaincus de son authenticité. La guerre ar-rive et il n’en poursuit pas moins son travailocculte en produisant la Bénédiction de Ja-cob et la Femme adultère. Le malheur veutqu’un de ses intermédiaires cède l’un des Ver-meer à Göring, collectionneur insatiable etsans scrupule. Ce sera la cause de sa perte.

Mais l’écrivain ne se limite pas à retracerla carrière singulière de ce faussaire hors ducommun. Il noue le destin malheureux deVermeer, celui de ses tableaux qu’on a eu tantde mal à identifier, racontant l’histoire de sonexhumation critique par Thoré-Bürger lorsdu Salon de 1860, rappelant l’intérêt que luiporte Fromentin et la fascination qu’une deses toiles (la Vue de Delf) exerce sur MarcelProust. Dans ce roman qui s’en tient à la plusstricte vérité historique, la folie de Göringsemble faire écho à l’entreprise délirante dupeintre néerlandais, l’incroyable suffisancedes grands historiens d’art et l’imbroglio ju-diciaire qui en résulte devenant presque ir-réels. Et une fois de plus la réalité dépasse lafiction de plusieurs coudées : l’armateur Da-niel George van Beuningen, qui avait acquisla Cène, voulut la récupérer après le procès etemploya un critique d’art pour prouver qu’ilétait authentique. Et seule la mort mit unterme à son acharnement.

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S A V O I R S

Onfray : bonheur et violence de la pensée

Comment est né le projet d’une contre-histoire de la phi-losophie ? Est-il d’abord venu de vos cours à l’Univer-sité populaire ?

Michel Onfray. J’ai très vite et très tôt constaté à l’univer-sité de Caen, dès ma première année, j’avais dix-sept ans, queles philosophes qui m’attiraient étaient difficiles d’accès, in-trouvables en librairies, jadis édités ou traduits, mais dans deséditions épuisées pendant que les officiels étaient disponiblesen livres de poche ! Diogène a été pour moi un déclencheur : j’ai-mais sa subversion radicale, je le trouvais bien plus intéressantque les caricatures habituellement faites par l’institution (la ré-duction à l’anecdote : la masturbation sur l’agora, le tonneau,la lanterne…) et seule une récente édition aux Presses universi-taires d’Ottawa donnait la première doxographie cynique. Enmême temps, tout Platon se trouvait en collection de poche.Huit années à l’université m’ont montré que les sensualistes, lesmatérialistes, les empiristes, les cyrénaïques, les libertaires, ettant d’autres, subissaient le même traitement. Quand j’ai créécette Université populaire où je souhaitais en-seigner un savoir alternatif ou, de manière al-ternative, des savoirs classiques, cette idée d’unecontre-histoire s’est imposée. J’ai donc cherchéet trouvé ces oubliés, je les ai lus, fait traduirepar des amis, et enseignés…

Quel est l’enjeu de cette Université popu-laire que vous avez créée ?

Michel Onfray. Il y a plusieurs enjeux : sor-tir le savoir de son habituelle collusion avec lepouvoir en place, dominant. Partager ce que j’aireçu, donner, enseigner gratuitement la philo-sophie en dehors de l’institution sans les habi-tuelles contraintes : les diplômes nécessairespour entrer, le contrôle des connaissances sur lemode policier, la nécessité d’une docilité péda-gogique pour montrer qu’on est susceptibled’être habilité par l’État afin de transmettre lamécanique idéologique dominante. L’envie derendre « la philosophie populaire » pour le diredans les termes de Diderot, ou, mieux, commele dit Condorcet : « Rendre la raison populaire. »La philosophie, sortie de son ghetto de repro-duction des élites, doit retrouver le sens de samission antique : permettre la construction desoi, d’une subjectivité autonome, indépendanteet critique. L’UP est là pour ça…

Dans le premier tome de la Contre-histoirede la philosophie, vous écrivez que « l’historio-graphie relève de l’art de la guerre ». Ce livre,comme les cours, ne participe-t-il pas aussid’une démarche politique ?

Michel Onfray. Oui, bien sûr, et la violenceavec laquelle tel ou tel journaliste embléma-tique de la coterie mondaine et parisienne, ha-bitué des ménages et des renvois d’ascenseur,se servant de sa chronique comme d’une occa-sion de placements mondains stratégiques, ac-cueille ce livre témoigne qu’il touche là où çafait mal ! Annoncer que le roi est nu quand les vendeurs de pa-piers titulaires des rubriques philosophiques médiatiques s’éver-tuent à crier à la beauté du plumage royal pour s’assurer de lapermanence de leurs prébendes et de la pérennité de leur cou-vert mis à la table des dominants en fait la démonstration… Jedéfends des positions de gauche radicale, libertaire, dès lors jene dois pas m’attendre à la sympathie des libéraux de tout poil,droite et gauche confondues, qui se partagent le marché de lacuisine philosophique contemporaine…

Vous insistez beaucoup sur l’écriture, le style – ce qui est éga-lement une caractéristique des auteurs que vous défendez. Com-ment liez-vous la pensée et le style ? Ou, pour le dire autrement,la philosophie n’est-elle pas de la poésie qui a mal tourné ?

Michel Onfray. La philosophie dominante agit souvent parintimidation, et le style participe de cette stratégie, avec référencesen cascade, citations d’auteurs autorisés, c’est-à-dire labelliséspar l’institution. Toute philosophie obscure, absconse, qui useet abuse de néologismes, maltraite la syntaxe, en un mot sembleêtre traduite de l’allemand, donne l’impression de profondeur– quand bien souvent elle nimbe de mystères des indigences ca-ractérisées. La montagne néo-heideggérienne, pour ne prendrequ’elle, cache bien souvent des accouchements de souris concep-tuelles ridicules… Je défends une langue simple, claire, limpide,littéraire : ce qui suppose une politesse à l’endroit de son lecteurou de son auditeur. La langue obscure est une malhonnêteté in-tellectuelle – mais ça marche tellement, si souvent, et si bien…Ceux qui défendent le ghetto philosophique, l’usage de la disci-

pline à des fins sociologiquement incestueuses ont intérêt à pro-téger leur affaire avec un sfumato verbeux…

Vous mettez en avant des penseurs qui ont le goût du bon-heur. On a l’impression, à vous lire, que la pensée est elle-mêmedéjà un bonheur…

Michel Onfray. Oui, elle l’est ! Fréquenter l’intelligence deces oubliés, pratiquer leurs œuvres, découvrir leurs biographiesd’hommes libres, désirer en être digne, voilà de quoi suffire aubonheur de tout être qui veut faire de la philosophie non pas unexercice de jonglerie conceptuelle mais une occasion de jubila-tion – et de jubilations partagées.

Votre écriture est vive, polémique, tranchante. Vous n’hési-tez pas à manier l’invective. Vous philosophez à coups de mar-teau. Peut-on philosopher sans violence ?

Michel Onfray. Toute philosophie est violence. Certains lacachent, la dissimulent, prétendent ne pas y recourir, travestis-sent leurs attendus sous une politesse qui cache des guillotinesidéologiques. Gants de velours mondains pour mains de fer po-

litiques… Pour ma part, je n’avance pas masqué et donne à voirimmédiatement ce que je suis, où je vais, ce que je pense, la vi-sion du monde que je défends. Dès lors il n’y a pas les violentset ceux qui ne le sont pas mais ceux qui affichent leur violenceet les autres qui la dissimulent pour mieux vendre leur monde.

La violence, c’est aussi celle que l’institution, les pouvoirsfont à ces auteurs dont vous retracez l’histoire, matérialistes,hédonistes, cyrénaïques, gnostiques, libertins, etc. Comment ex-pliquer l’hégémonie de l’idéalisme ?

Michel Onfray. Le christianisme a régné longtemps enmaître et ce – dès 321 – quand Constantin fait de l’Empire un« État totalitaire » (l’expression est de l’historien chrétien HenriIrénée Marrou, vous imaginez comme j’aime la citer…), jus-qu’à la Révolution française qui amorce un temps de déchris-tianisation possible. Ce qui a supposé une violence policièreconsidérable (destruction de bibliothèques, interdictiond’écoles philosophiques, persécutions physiques de philo-sophes, assassinats – Hypatie par exemple), une violence in-duite (moines copistes qui privilégient lors de leur travail de re-copie, donc de durées augmentées, les textes antiques compa-tibles avec le christianisme : platonisme, stoïcisme romain,aristotélisme, néoplatonisme alexandrin). Avec 1789, l’idéa-lisme chrétien laisse place à l’idéalisme allemand, hégémoniqueau XIXe siècle dans les universités – grâce en partie, en France,à Victor Cousin. Là encore, les philosophies anti-institution-nelles ont payé le prix fort… Nous en sommes encore là…

Pensez-vous que la défense du matérialisme soit un com-

bat qui puisse être gagné ou qui est à reprendre sans cesse ?Quel pourrait en être le terme ?

Michel Onfray. Il n’y aura pas de terme : l’histoire ne seterminera pas, et elle suppose la lutte entre les ténèbres reli-gieuses et la clarté des Lumières philosophiques, l’irrationnelmétaphysique et la raison raisonnable et raisonnante. La dé-raison est plus facile, plus immédiate que la raison, qui, elle,est plus difficile d’accès. L’idéalisme est affaire de gogos, lematérialisme affaire de… philosophes ! L’actuel retour des re-ligions sous toutes leurs formes augure mal d’un progrès enla matière. Le combat à venir contre l’irrationalisme islamiquequ’annoncent les mouvements actuels de l’histoire planétaireva opposer des civilisations qui s’appuient sur le sacré, le di-vin, le théologique, l’irrationnel, la révélation, la déraisondonc, et des civilisations qui n’ont pas autre chose à leur op-poser que l’argent, le consumérisme, le spectacle du sexe mar-chand et de la violence tribale, les petits enjeux de politiquespoliticiennes qui dissimulent les grands enjeux de la politique

libérale mondiale. Fascismes de la transcendance contre fas-cismes de l’immanence… Obscurantisme de la déraison purecontre fétichisme de la marchandise… On est mal partis…

Dans votre Traité d’athéologie, vous posez la question dela laïcité. La montée des fondamentalismes, les remises enquestion de la loi de 1905 ne doivent-elles pas nous inciter àrepenser la laïcité plus radicalement ? Pourquoi ne pas ins-crire l’athéisme dans la Constitution ?

Michel Onfray. L’inscrire dans la Constitution ajouteraitde l’encre au papier mais ne changerait pas grand-chose auréel. Je souhaiterais que sur des combats concrets comme lessexualités alternatives, la bioéthique libertaire, les contratsamoureux, la pédagogie radicale, le discours pénal, etc., il yait de véritables propositions qui illustrent une laïcité réelle-ment post-chrétienne : mariage des homosexuels, légalisationdu clonage thérapeutique, familles recomposées polygami-quement, libidos solaires, un système éducatif ludique, une lo-gique pénale défaite de ses présupposés chrétiens (abolir la fa-meuse fiction libre arbitre, responsabilité, punition, expia-tion…), que tout cela permette une réelle politiquefranchement laïque.

Entretien réalisé par Franck Delorieux

Michel Onfray, les Sagesses antiques.Éditions Grasset, 332 pages, 20,90 euros.Michel Onfray, le Christianisme hédoniste.Éditions Grasset, 352 pages, 20,90 euros.

Intérieur d’une église gothique avec figures, Monsù Desiderio, 1619.

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A R T S

À quoi songeait Ingres ?

«Mais à quoi pensait-il ? » me disait mon amiepeintre Alexandra tandis que nous visitions l’ex-position Ingres. Quand on regarde certains ta-

bleaux, tellement épouvantables, on se demande si Ingresvoyait bien ce qu’il faisait. Et pourtant oui, il n’avait rien d’uninconscient en peignant par exemple le terrible Napoléon Ier

sur le trône impérial. Napoléon y est représenté – de façon par-faitement rhétorique – comme un dieu, tête et corps de face,occupant tout l’espace du tableau, posture pas très différentepar exemple de celle du maître de l’Olympe dans (ah, n’en par-lons pas) le Jupiter et Thétis de 1811. Surcharge pénible desors et des fourrures blanches, du rouge de la tenue, du grandvilain aigle écrasé au bas du tableau. Sans doute l’étrange pe-tit motif sur le tapis, en bas à gauche, dit-il, du moins je le sup-pose, une profonde vérité sur Ingres et sur cette œuvre : uneschématique représentation de la Vierge à la chaise de Ra-phaël, modèle absolu d’Ingres, signifie que les positions es-thétique et politique du peintre se rejoignent – il s’agit de dé-fendre l’ordre d’abord. Le tableau est une réponse picturaleà la situation politique : l’empereur, arriviste arrivé, doit sans

cesse trouver une légitimation, Ingres l’y aide. La réflexion esttoujours en peine avec ce merveilleux peintre (car merveilleux,il l’est à l’évidence), avec ce qui apparaît comme ses contra-dictions et qui constitue sans doute sa réponse humaine et es-thétique à l’une des situations politiques les plus tourmentéesde l’histoire.

Quand nous sommes arrivées devant la salle des odalisqueset des baigneuses, Alexandra m’a dit : « Et là, tu vois, incon-testable, quelle perfection, la subtilité des couleurs, leur so-briété même, la douceur de ces chairs. » Et c’était vrai, on abeau en avoir vu des milliers de reproductions, les femmesd’Ingres sont absolument merveilleuses et elles suffiraient àjustifier sa place dans notre panthéon. Je ne sais plus si c’est àleur propos que Baudelaire qualifiait Ingres d’« homme au-dacieux par excellence », mais je le croirais volontiers. J’aimebeaucoup cette interprétation d’un chercheur américain qui,raisonnant à propos de leurs déformations anatomiques, sug-gère que c’est affaire de relance du désir : les distorsions, dit-il en substance, sont si outrées qu’elles ôtent de leur présenceaux corps et donc interdisent l’assouvissement du désir, em-

pêchant ainsi son extinction et relançant indéfiniment le désirde peindre.

Même joie devant les portraits. Ingres se voulait peintred’histoire et, fier d’exceller dans ce genre toujours considérécomme supérieur par l’Académie, dénonçait les portraits.Mais il était bien obligé d’en peindre pour vendre. Là encore,le résultat est éblouissant. Nous sommes restées longtemps de-vant « le bouddha de la bourgeoisie » comme l’a nommé Ma-net : le puissant Bertin, bras (légèrement distordus eux aussi)appuyés sur les cuisses, dans une pose familière qui dévoile saposition sociale comme son désir dévorateur. Douceur infiniedes teintes. Il y a quelques portraits ridicules aussi, souventceux de la noblesse. Il faut peut-être penser que le modèlecomme le sujet déterminait chez Ingres des choix esthétiqueset que les yeux lucides de la postérité peignent en sombre cequi fut trop plein d’éclat à cette époque.

Belinda Cannone

Ingres, musée du Louvre, hall Napoléon, jusqu’au 15 mai.

Paris, capitale de l’Amérique

Trois expositions à Londres, à la National Gallery et à la Dulwich Picture Gallery, rappellent que les artistes américains

de la seconde moitié du XIXe siècle ont regardé Paris comme la Mecque de l’art moderne.

«Pourquoi suis-je heureux à Pa-ris autant que je suis malheu-reux à Altona ? C’est moi,

c’est le lieu, c’est l’époque ou un peu destrois », s’exclame Adam Goprick, cor-respondant du New Yorker. Ce qui estsûr, c’est qu’à partir de 1860 un grandnombre d’artistes américains viennents’installer à Paris et partagent son senti-ment. Ils sont venus étudier aux Beaux-Arts dans l’atelier de Cabanel ou de Gé-rôme. Parmi tous ces exilés volontairesvenus connaître la vie de bohème, onrencontre des figures remarquables,comme celle de John Singer Sargent.Élève de Carolus Duran, il expose le por-trait de son maître au Salon de 1879 :cela suffit à faire de lui un peintre « fran-çais » dans la mère patrie. Et ce n’est pastout à fait faux car il contribue à faireconnaître l’œuvre de Manet dans lespays anglo-saxons. Son tableau Au jar-din du Luxembourg (1879) le prouve.Cet artiste né à Florence se révèle trèsvite un grand portraitiste. Il évolue rapi-dement et devient un proche de Monetqu’il représente en train de peindre àl’orée d’un bois en 1885. Son portrait deMadame X... fait scandale au Salon de1889 et met un terme à sa carrière pari-sienne. Quant à James Abbott McNeillWhistler, il arrive à Paris en 1855 et peutvisiter la grande exposition de GustaveCourbet qui le marque profondément. Ilfréquente bientôt Fantin-Latour et Al-phonse Legros. S’il s’installe à Londresen 1860, il continue à se rendre fré-quemment à Paris où il est lié à Degas,Rodin et Manet. Et comme ce dernier, ilfait partie des malheureux artistes bro-cardés lors du Salon des refusés en 1863.Parmi les peintres moins connus, il fautévoquer Childe Hassan, qui a exalté lesrues à Paris, John White Alexander qui,comme Williard Metcalf, raconte la vieparisienne et a signé un superbe portraitde femme, Repose (1895), ou l’étrange etcrépusculaire Isabelle et le pot de basilic(1897). Winslow Homer, auquel la ma-gnifique Dulwich Picture Gallery

consacre une exposition particulière, neséjourne qu’un an à Paris en 1866. Maiscela suffit pour qu’il adopte les lois ducontraste des couleurs de Chevreul, sonlivre de chevet. Cela va déterminer lecours de son œuvre. Ses marines, sanssuccomber au chant des sirènes de l’im-pressionnisme, témoignent d’une re-cherche originale.

Beaucoup de femmes viennent goû-ter à l’ivresse de Paris : Anna ElizabethKlumpke, qui deviendra l’amie de RosaBonheur, Ellen Day Hale, Cecilia Beaux,pour ne citer qu’elles. Mary Cassatt estla plus célèbre de toutes. Après avoirétudié auprès de Charles Chaplin, ellerencontre Degas. Elle expose régulière-ment à l’exposition expressionniste

entre 1879 et 1886. Elle collabore avecBraquemont et Pissarro à un projet dejournal consacré à la gravure, le Jour etla nuit. Après avoir vu une expositiond’estampes japonaises en 1890, elle exé-cute une superbe suite de gravures encouleurs sur son thème favori – la fémi-nité et de la maternité –, sans doute sonchef-d’œuvre.

Gérard-Georges Lemaire

Americans in Paris, National Gallery,Londres, jusqu’au 21 mai.May Cassatt, Prints, National Gallery,Londres, jusqu’au 7 mai.Winslow Homer, Poet of the Sea,Dulwich Picture Gallery, Londres,jusqu’au 21 mai.

Bibliographe ingresque

Ingres, sous la direction de Vincent Pomarède, Gallimard-Musée duLouvre Éditions, 400 pages, 39,90 euros.

Ingres, regards croisés, Jean-Pierre Cuzin et Dimitri Salmon, Mengès-RMN,288 pages, 39 euros.

Ingres, ce révolutionnaire-là, Stéphane Guégan, « Découvertes » Gallimard, 160 pages,13,90 euros.

Ingres érotique, Stéphane Guégan, Flammarion, 96 pages, 25 euros.

Je ne cesserai jamais de le répéter : il faut lire les cataloguesd’exposition, ils sont riches d’enseignements et aussi ilsménagent souvent des surprises. Parfois hilarante. Celui

de cette exposition n’échappe pas à la règle. Mais, dans l’en-semble, il est passionnant. C’est le reflet d’une exposition ex-traordinaire, et il contient d’excellents essais (celui de BrunoFoucart sur la peinture religeuse, celle d’Anne de Mondenardsur l’emploi de la photographe, celui de G. Tinterow etA.E. Milles sur le paysage, par exemple – seul celui d’A. Shel-ton sur la critique moderne ne paraissant pas d’une utilité ab-solue). Je dois aussi souligner que le catalogue se présentesous la forme d’une monographie détaillée, ce qui en fait unlivre à part entière.

Ingres a été un maître longtemps imité. Chassériau, Flan-drin, Gérôme, Amaury-Duval, même Corot et Degas ont re-vendiqué son héritage. Cabanel le loue, Manet le brocarde.Bougereau le vulgarise, Moreau le sublime. Dans leurs Re-gards croisés, Jean-Pierre Cuzin et Dimitri racontent l’his-toire de l’ingrisme jusqu’à nos jours. À partir du post-im-pressionnisme, la position des artistes devient de plus en pluscaustique, comme Derain et sa version de la Source en 1904,et Ingres n’échappe pas aux insolences de dada et aux actesirrespectueux des surréalistes, de Dali à Magritte. Avec la pé-riode contemporaine, les artistes s’en emparent et s’en ser-vent comme d’une icône : Martial Raysse, Patrick Raynaud,Jiri Kolar, Robert Rauchenberg et tant d’autres en font leurchose, dans une surenchère qui donne le vertige. Ces varia-tions sur un thème montrent bien comment la postérité d’un peintre passe par la répétition jusqu’à l’usure et par lesacrilège.

Comme toujours, de nombreux ouvrages de vulgarisationont vu le jour. Celui de Stéphane Guégan a réalisé une mo-nographie tout à fait acceptable. On regrettera seulementqu’il n’ait pas reproduit le texte que Théophile Gautier aconsacré à Ingres, plus intéressant que celui de Silvestre, qu’ila choisi. Le même auteur a également produit un petit essaisur l’érotisme d’Ingres. Il explore les turpitudes du maître deMontauban, qui culminent avec le Bain turc. Sa conclusionsur l’harmonie des sexes peut laisser rêveur. Mais souvenons-nous qu’il s’agit de l’éros néoclassique.

Georges Férou

Madame X..., J. S. Sargent (détails).

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A R T S

Bellmer et les écrivains

Hans Bellmer fut, tout au longde sa vie et son œuvre, mar-qué par l’influence d’un cer-

tain nombre d’écrivains. C’est en as-sistant en 1932 à la représentation duMarchand de sable de Hoffmann que,fasciné par le personnage de la pou-pée Olimpia, il décide de se lancerdans l’entreprise sculpturale de lapoupée. Il photographie son travaildans un petit album publié à compted’auteur sous le titre Die Puppe. Ra-pidement repéré par Breton et legroupe surréaliste qui mesurent le ca-ractère subversif de son œuvre et re-connaissent en la poupée l’objet sur-réaliste par excellence, dix-huit clichésde ces photos paraissent alors dans larevue le Minotaure. Désormais, Bell-mer est régulièrement associé aux ma-nifestations artistiques du groupe sur-réaliste et aux expositions qui lui sontconsacrées.

Il rencontre Joë Bousquet et NoraMitrani avec lesquels il se lie d’amitié.Il dessine leur portrait et composeavec eux le poème en anagramme,Rose au cœur violet. Avec UnicaZürn, sa compagne, il réalise un im-portant recueil d’anagrammes,Hexentexte. Là, paraît l’importancede l’anagramme dans l’œuvre de Bell-mer pour qui le corps est structurécomme un langage qui se prêterait àtoutes les désarticulations et permu-tations.

Dans son ouvrage théorique,l’Anatomie de l’image, Bellmer s’ex-plique : « Le corps est comparable àune phrase qui vous inciterait à la

désarticuler pour que se recomposentà travers une série d’anagrammessans fin ses contenus véritables. » Onaurait donc là affaire à une langue vi-suelle inédite.

On ne s’étonne guère que Bellmerse soit longuement intéressé à l’œuvrede Sade et lui ait consacré une série degravures (la Philosophie dans le bou-doir, Dialogue du prêtre et du mori-bond). On peut leur trouver de nom-breuses similitudes dans l’exécutionde l’œuvre : une précision d’anato-miste, un raffinement d’érotomane,un goût avancé pour la description,l’énumération, la répétition, l’accu-mulation. Les carnets de Bellmer sontautant de pages d’un « monstrueuxdictionnaire » des ambivalences ducorps, et l’on ne peut alors s’empê-cher de penser aux Cent Vingt Jour-nées de Sodome.

Dans une logique continuité, ilillustre l’Histoire de l’œil et MadameEdwarda du sulfureux Georges Ba-taille, mêlant dans une jouissance te-nant du plaisir et de la violence Eroset Thanatos. Ici, selon les termes deBataille, « nous ne respirons qu’à l’ex-trême limite d’un monde où les corpss’ouvrent, où la nudité désirable estobscène ».

Aurélie Serfaty-Bercoff

« Hans Bellmer, Anatomie du désir »,Centre Georges-Pompidou,Catalogue, sous le direction d’Agnèsde la Beaumelle, Centre Georges-Pompidou / Gallimard, 264 pages,39,90 euros.

CHRONIQUE PARTISANE DE GIANNI BURATTONI ET FRANCK DELORIEUX

« Me sera-t-il permis… ? »

La mort flotte en ces timides débuts de printemps, unemort qui a les couleurs de l’ennui. Le peintre et l’écri-vain n’y peuvent mais. Ils regrettent que les galeries

soient des tombeaux, semblables à ce cercueil du XVIIIe siècleexposé dans un temple de Strasbourg dont le couvercle est faitde verre et dont la transparence laisse voir le corps desséché,la peau noircie plaquée sur le crâne et la chevelure comme unfilet de poussière. À l’idée de rédiger cette chronique, ils se sen-tent étrangement comme le vieux Bossuet obligé de prévenirson auditoire au moment de prononcer son Sermon sur lamort : « Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeaudevant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point of-fensés par un objet si funèbre ? »

Le couvercle est tiré. La porte des galeries franchie. Ilstrouvent un bien étrange appareillage, une théorie de momiesqui se pressent et s’agitent et ne s’agitent pas, une pesanteurde l’air, une suspension du vent comme avant qu’éclate l’oragequi doit tout emporter. Les couleurs ne sont plus et ils pensentaux vers d’un poète, Aragon :

« C’était un temps déraisonnableOn avait mis les morts à table »Des morts à table… imaginez : face blême déjà verdâtre,

puanteur du repas, lambeaux de chair putréfiée qui tombentdans la soupe… des morts à table et dans les galeries… drôlesde convives qui tendent leurs bras pour nourrir, mais l’élanest brisé… la viande n’atteindra pas la bouche et la sauce netombera même pas pour tacher les étoffes… Des morts pastrès morts d’ailleurs, qui bougent encore un peu, et pas seule-ment sous l’action des vers, enfin, tout cela n’est pas très vi-vant… vieux, fané, odeurs de naphtaline, pire qu’une répéti-tion de formes anciennes, oui, plutôt une stagnation, un arrêt,une flaque d’eau qui croupit sans s’assécher… un marécage,celui du Marais et de ses galeries, avec son onde glauque oùnagent les sangsues et où grouillent les larves de moustiques…Le peintre et l’écrivain se retrouvent face à la poussière. Il y a

celle, sympathique, de Lionel Sabette, qui réalise un loup enmoutons pour la vitrine de la galerie Frédéric Giroux. Mais ily a surtout celle qui recouvre la grande majorité des œuvresqu’ils ont vues. Rien à aimer. Rien à détester. Il n’y a que dugris. Aussi, pour le peintre et l’écrivain dans leur déambula-tion, « si les pensées n’y sont pas noires, elles y sont au moinsgris brun (1) ».

Gris, dit Littré, vient d’un mot de l’ancien saxon signifiant« qui a les cheveux blancs ». Le temps passe et ne passe pas.On ne le voit pas passer, comme on dit, et pourtant c’est le cas.Les cheveux perdent leurs couleurs, ce qui peut être beau, maisils risquent aussi de tomber. La galerie Marian Goodman,avec sa timide et peu généreuse exposition de John Baldessaricontrebandée comme une rétrospective de son travail de 1982à 1991, est dans ce mouvement. John Baldessari faisait, à sesdébuts, grande impression par son détournement d’imagesphotographiques, visages masqués par des disques de pein-ture, cadres se pénétrant… Le jugement du temps est un lieucommun : cela fait donc sens. Quelques pièces « historiques »,et pas de la plus grande fraîcheur, flottent dans l’espace sidé-ral de la galerie et transforment l’artiste en « vieux monsieur »d’une avant-garde bien rangée et presque obsolète. Son radi-calisme est déjà suranné.

Bien rangé encore, et dans un placard dont on les a sorties,les œuvres réunies par Chantal Crousel : une brochette denoms prestigieux qui va d’Andy Warhol à Sigmar Polke, deRobert Malaval à Marcel Broodthaers, en passant par Mi-chael Krebber, Josephine Pryde ou Reena Spaulings. Desmorts et des vivants… des très jeunes aussi, tous « très inté-ressants », bien sûr… et tous figés, ici, par ces œuvres qui sen-tent le moisi, le démembrement d’une collection. C’est moinsvivant que le dessin d’un artiste griffonné pour passer le tempssur la nappe d’un restaurant.

Autre forme de mort : la religion, le clouté du Golgotha,par exemple. Il figure, sculpté sur bois, dans un coin de l’ex-

position de Huang Yong Ping à la galerie Anne de Villepoix.Les œuvres sont gigantesques, lourdes, encombrantes et, toutde même, spectaculaires. Elles mêlent un poulpe géant, grisnoir, qui avale un chapelet bouddhiste, des pâtes d’animauxempaillés, une chauve-souris géante elle aussi empaillée, sus-pendue à un arbre et qui laisse s’écouler un rouleau peint demotifs religieux. Et puis, plus loin, un monstre, le Léviathan,péché par Bouddha et dont le Christ sert d’hameçon… Cesœuvres ne sont pas dénuées d’intérêt plastique mais… mais…surchargées d’un syncrétisme religieux (ou antireligieux) quise voudrait « parole » d’oracle ! Pauvre pythie ! Pauvre chèreâme à qui l’on ne fait plus respirer des fumées de lauriers (etd’autres plantes…) pour qu’elle mugisse, comme dit Virgile,les paroles d’Apollon qui la possède ! Elle se retrouve, seulette,dans un bric-à-brac néosulpicien dont l’encens est remplacépar des odeurs de formol et de chairs décomposées.

Ecœurés, le peintre et l’écrivain quittent le poulpe pour voirles énormes méduses en plastique gluant aux couleurs acidu-lées de Micha Laury à la galerie Laurent Godin. Ils ne sontpas pétrifiés, loin de là, mais ils évoquent cette expositionparce qu’elle est représentative du désarroi d’un artiste qui,toujours désespérément, court après son temps.

« Ô mort, éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous trom-per pour un peu de temps la violence de notre douleur par lesouvenir de notre joie ! » lance encore Bossuet de sa chaire pourl’Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre. Le peintreet l’écrivain ne sauraient se contenter de se souvenir. Sansdoute parce qu’ils ne sont pas chrétiens, qu’ils sont profondé-ment matérialistes, ils ne peuvent aimer que la vie et mépriserla mort. La vie, ils la trouvent en ce mois ailleurs que dans lesgaleries. Ils ne poussent pas plus loin leur exploration dansd’autres quartiers pour se joindre à la couleur des drapeaux,rouges, rouges et rouges qui défilent pour le bonheur de tous.

(1) Madame de Sévigné.

Brauner dans

la bibliothèque

de l’amateur d’art

Victor Brauner, écrits et correspondances,1938-1948.Camille Morando et Sylvie Patry, CentreGeorges-Pompidou/INHA, 416 pages,59,90 euros.

Ce fort et riche volume a le mérite de nousouvrir les archives de Victor Brauner,qui sont conservées au Centre Georges-

Pompidou. On se délecte de ses écrits (Du fan-tastique ; Dessin à la bougie), de ses projets deballets et d’expositions mais aussi de ses nom-breux projets de tableaux qui sont rédigés (Dra-gon noir ; l’Animal manuel, Monsieur le 5, etc.),de ses carnets qui associent le texte et le dessinen couleurs. Mais c’est sa correspondance quiconstitue le pezzo forte de cette édition. Il s’agitsurtout de la période de son arrivée à Pa-ris (1938), de la guerre et de l’immédiate après-guerre. L’artiste est parti pour le Midi, à Perpi-gnan, et a tenté en vain de partir à Cuba grâceà Varian Fry, dont il devient l’ami. Il demeurebloqué en France et parvient à survivre grâceaux achats de Peggy Guggenheim et de PierreSkira, ou grâce à l’aide de Picasso. Il correspondavec Breton, Yves Tanguy, René Char, Ghera-sim Luca, Marcel Duchamp, Oscar Domin-guez (à cause duquel il a perdu son œil gauche),Paul Eluard, entre autres. En sorte que ce re-cueil est une vraie mine d’or où l’on découvrela personnalité de cet artiste somme toute assezpeu connu, au-delà des quelques toiles qui fi-gurent obligatoirement dans les expositionsconsacrées au surréalisme. On découvre à quelpoint Brauner était un grand dessinateur, in-ventif et incisif, alors que sa peinture se révèleun peu figée et froide.

Georges Férou

Cézanne dans le texte

La passionnante exposition confrontant Pissarro et Cézanneentre les années 1865 et 1885 au musée d’Orsay, s’est dotéd’un catalogue non moins passionnant. On comprend dans

quels termes les deux hommes ont pu dialoguer à travers leur tra-vail, échanger leur vision de la peinture(si proche et pourtant si loin-taine au fil du temps) et confronter leurs travaux en traitant souventles mêmes sujets. Ce catalogue apporte de très précieuses précisionssur cette relation extraordinaire et si intense qui montre que Pis-sarro achève un monde et que Cézanne en inaugure un autre.

Le Journal de Cézanne conçu par Laurent Houssais est unemonographie synoptique : elle suit pas à pas la chronologie dupeintre, en distinguant sa vie personne et sa vie de créateur, pla-çant aussi le contexte artistique, intellectuel et historique dans cetteperspective. De cette façon, le lecteur a la faculté de comprendreavec aisance de quelle façon les œuvres de Cézanne s’inscriventdans son époque et au sein de sa recherche. C’est un ouvrage utileet très efficace.

La biographie que lui consacre Bernard Fauconnier a le mé-rite de nous le restituer tel qu’en lui-même, en mettant d’abord enavant la quête spirituelle qui le motive tout au long de son exis-tence. L’artiste a trouvé dans la représentation du réel une di-mension quasiment abstraite, sans jamais renoncer à la matéria-lité, ni à celle du monde, ni à celle de la peinture. L’auteur nousfait ressentir l’âpreté du combat que Cézanne a mené. Et il raconteson existence avec justesse, même s’il tombe parfois dans le tra-vers du genre en romançant les épisodes de sa reconstruction.

Enfin, Michel Hoog a écrit une excellente introduction àl’œuvre de Cézanne accompagnée de nombreux documents quisoulignant à quel point il a influencé ses contemporains, maisaussi les générations suivantes. Et il a su faire voir que Cézannea traduit toute la sensibilité de sa vision non dans ses faits etgestes, mais sur le papier ou sur la toile.

Julie Palatine

« Cézanne et Pissarro », musée d’Orsay, 254 pages, 39 euros.Le Journal de Cézanne, Laurent Houssais. Hazan, 254 pages, 39 euros.Cézanne, Bernard Fauconnier. Folio Biographie nº 10, 288 pages, 6,40 euros.Cézanne, Puissante solitude, Michel Hoog. Découvertes Gallimard, 176 pages, 13,10 euros.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . X I V

C I N É M A

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateurMMAARRSS

Je partais pour l’Afrique, et je marinais dans l’anxiété, per-suadé qu’une fois encore je ne rencontrerais pas ce conti-nent superbe, mais toutes les misères dont il est affligé. Je

cherchais à oublier prospectivement ce remords que nemanque pas d’éprouver le voyageur du monde occidental auspectacle des extrêmes détresses que rien ne paraît pouvoirsoulager. J’allais au cinéma.

J’ai été long à comprendre l’origine du malaise, proche del’oppression, éprouvé devant la Trahison, de Philippe Faucon,qui traite avec sobriété et pudeur de la fin de la guerre d’Al-gérie en filmant, par courtes scènes sensibles, le destin d’unjeune lieutenant français et de quatre appelés algériens. J’aifini par saisir que la colonisation et ses suites m’ont infligé,bien que je ne me sente ni responsable ni coupable, une bles-sure qui refuse de se cicatriser. Je hais la haine, et j’y décou-vrais la haine première qui en a appelé tant d’autres dont designobles ou des imbéciles de tous bords se font un fonds de ra-viver sans cesse.

La veille de partir, me sont venues des envies de comédie,comme à une femme grosse des envies de fraises : je me suisassis dans les Fauteuils d’orchestre. J’y ai retrouvé les délicesparesseuses du cinéma à l’ancienne : un itinéraire bien balisé,une promenade sans pesanteur dans des détours artificiels me-nant pourtant à un point de vue approximativement vrai, desseconds rôles, voire des comparses, joliment typés. Le film deDanièle Thompson est dédié à Suzanne (Flon), la sublime Su-zanne au regard plein de bonté et de malice, Suzanne à la voixinimitable. À Suzanne pour la vie, par-delà la mort.

Au bout d’une allée de paulownias bleus s’élève le monti-cule d’où l’explorateur Speke a découvert que le Nil blanc pre-nait sa source dans le lac Victoria, près de Ginja (Ouganda).Le Nil commence ici son long voyage vers la Méditerranée,salué par de beaux aigles à tête blanche et des ibis folâtres. À latombée du jour, de grandes rumeurs montent des rues deKampala : ce sont les dernières manifestations avant les élec-

tions. La ville cependant est calme, mais au nord la soi-disantRésistance du Seigneur – quelque trois mille hommes qui af-firment vouloir laver ce monde souillé de toutes ses impure-tés – a opté pour le bain de sang. La nuit, ils s’en viennentjusque dans les villages enlever des enfants de dix ou onze ansqu’ils enrôlent, les garçons comme soldats, les filles commeputains. Le vieux Museveni, après avoir trafiqué la constitu-tion et gonflé les urnes, a vaincu sans péril. Le samedi, la villeressemble à un champ de jonquilles : les partisans du vain-queur ont tous enfilé des maillots à sa couleur, le jaune.

Le soir de mon atterrissage à Paris, je partage, dans unejungle faubourienne, le repas de fauves cinéphiliques : lesjeunes lions étaient touchants avec leur crinière ébouriffée etse faisant les dents avec gourmandise sur tout ce qui cinéma-tographiquement bougeait encore ; ils savent tout, sauf ce quine s’apprend pas. Un vieux lion de la critique, la patte encoreredoutable, tentait de mesurer leur appétit carnassier : « Toutfilm est politique ! » tempêtait-il. « Si l’on veut, pensais-je inpetto, mais historique plutôt, car quel créateur peut-il pré-tendre échapper au temps ? » On y a donné, entre autres, uncoup de dent à Sauf le respect que je vous dois, de FabienneGodet. C’est justement un film à argument profondément po-litique puisqu’il met en fiction le harcèlement dont sont vic-times les salariés des entreprises, et la peur qui en résulte. Sansdoute le film bascule-t-il ensuite dans le stéréotype feuilleto-nesque (l’épouse douloureuse, la journaliste entêtée, la mar-ginale au grand cœur) ; cependant sa leçon peut présider à biendes combats : « Il ne faut plus avoir peur… »

À l’opposé de ce film bien intentionné, l’Ivresse du pou-voir est un film dont le cynisme tient dans la dernière phraseprononcée par la juge d’instruction (l’homme ou la femme« le plus puissant de France »), copie parodique de l’Éva passi Joly que ça : « Qu’ils se démerdent… » C’est un film à clésqui n’ouvrent que des portes ouvertes. Cependant, le vieuxmatou Chabrol a toujours de la griffe, sachant encore inven-ter, par instants, la forme, dirait la grande Marie-Claude

Treilhou : la longue séquence d’ouverture est épatante.Et me voici reparti pour l’Afrique (cinématographique),

mais j’atterris cette fois-ci à l’ouest, à Kumba (Cameroun ex-anglais), où œuvrent les Sisters in Law (« sœurs selon la loi »)qui, femmes fortes de l’Évangile, consacrent leur énergie à lacause de leurs consœurs. Là encore c’est un film politique,mais sous forme documentaire. Même leçon que pour les sa-lariés de Fabienne Godet, adressée aux femmes africaines :« Il ne faut plus avoir peur. »

Alexandre Sokourov doit être mis à sa place – une despremières. À l’occasion de la sortie du Soleil, j’ai été revoiraussi Moloch (1999) ; d’autres auront pu, par la grâce duQuartier latin, revoir ou voir la Voix solitaire de l’homme(1988-1897), l’Arche russe, le Jour de l’éclipse, Mère et fils,Sauve et protège ou Madame Bovary (1989). Justement, de-vant Moloch et le Soleil, je songeais irrésistiblement à un in-cipit : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jar-dins d’Hamilcar. Les soldats qu’il avait commandés… » – ce-lui de Salambô. Comme Flaubert, Sokourov ne réalisequ’apparemment une œuvre historique : c’était à Berchtes-gaden, nid d’aigle d’Adolf Hitler… ou c’était à Tokyo, dansle palais d’Hiro Hito… Car un roman ou un film historique(je ne parle pas des romans et des films d’aventures, dans les-quels les emprunts historiques relèvent du simple décor) com-posent une histoire qui propose une explication de l’histoire ;pour Sokourov, l’histoire n’est qu’un outil dans sa quêtepresque mystique de la forme, et il pourrait dire, comme Flau-bert : « Où la forme manque, l’idée n’est plus » (Flaubert,Correspondance). Quand donc un distributeur intelligentnous donnera-t-il à voir son Taurus, film fondé sur la dernièreannée de Lénine ?

Tout compte fait, la jungle n’est pas où l’on croit : à monretour d’Afrique, j’apprends à Paris qu’un bandit de petitschemins (torves), soi-disant éditeur et martyr, a failli me dé-trousser, comme au coin d’un bois, de mon petit pécule lit-téraire.

Le temps enlisé

Trois cinéastes profitent d’errances urbaines pour repenser l’unité de temps

au cinéma.

Ronde de nuit, film argentin d’Edgardo Cozarinsky, avec Gonzalo Heredia, Mariana Anghileri, Rafael Ferro (1 h 20)

A Perfect Day, film franco-germano-libanais de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, avec Zyad Saad, Julia Kassar, Alexandra Khawagi (1 h 30)

Le temps est comme une étoffe trouée. Pourtant, iln’y a pas de machine infernale capable de conduireimplacablement un homme à sa perte. Et nul ne

saurait dire si ces trous ont été faits par un seul coupd’épingle même si les fantômes chers à Jean Cocteau nesont pas loin. Ronde de nuit comme A Perfect Day choi-sissent de conduire leur action dans une unité de temps(une nuit, une journée) qui se mite de toutes parts : elle sedisloque délibérément et autrement que par les seuls pro-cédés de montage destinés à ramener vingt-quatre heuresà la durée d’un film. Cette dernière opération donne sou-vent l’impression d’un temps plein, d’une constructionévidée dont les parties manquantes sont superflues puis-qu’elles ne sont pas montrées et n’empêchent pas quel’édifice tienne. Ici, la fiction naît de brèches susceptiblesde l’ensevelir à tout moment et qui comptent néanmoinscomme autant de points d’appui.

Ronde de nuit suit l’errance d’un jeune prostitué deBuenos Aires de clients en amis-amants dans les diffé-rents quartiers de la ville. Au cours de cette nuit, quelquechose se dérègle et des fantômes, qui tardent à être re-connus comme tels, surgissent du passé du jeunehomme. Ils sont marqués au cou par une cicatrice, et

leur identification par le spectateur menace rétrospec-tivement d’irréalité le parcours du héros sans qu’il soitpossible de situer le moment du basculement qui a per-mis de libérer ces ombres. Cette nuit a bien pu durer uneéternité et les personnages rencontrés peuvent chacunêtre soupçonnés de nous entraîner dans une faille où letemps n’existerait plus : du non-temps ou du temps sansissue qui conduirait à l’envasement du narrateur de laNuit de Maupassant.

Cette même impression de temps distendu caracté-rise A Perfect Day. Atteint de la maladie de l’apnée dusommeil qui le fatigue continuellement, le jeune hérosest constamment menacé d’endormissement. Rendus àl’écran par un procédé de fondu au noir, ces momentsde flottement où la vie fait mine de s’arrêter morcellentle film. Il ne surgira cependant aucun revenant pour lehanter, bien que l’apparition de l’un d’entre eux soit vi-vement souhaitée. Le père du héros a disparu depuis laguerre, quinze ans plus tôt, et la reconnaissance de samort par sa femme et son fils, sans un corps pour l’at-tester, est le nœud du film. La découverte d’un cadavreau milieu d’un chantier ne le dénoue pas et les habits dudisparu conservés avec soin dans une armoire ne trou-vent ni vivant ni spectre pour les endosser.

Ces deux œuvres constituent deux propositions for-melles inventives destinées à casser un bloc temporel.D’un côté, les quelques fantômes avérés vampirisenttout le film. De l’autre, l’écran noir, le brouillage desimages donnant naissance à de beaux effets kaléidosco-piques émiettent sa structure. Et, de part et d’autre, laville au passé traumatique, Buenos Aires ou Beyrouth,est le théâtre d’une trajectoire éparse qui pourrait ne pasavoir de fin.

Gaël Pasquier

Lettre à un funambule du cinéma

Très cher Joseph Morder,

Permettez-moi, l’espace de cescourtes lignes, de vous voussoyer,parce qu’ en somme, comme le

dit votre personnage Clovis, quand ilpréfère appeler Liza (interprétée avecune touchante distinction par FrançoiseMichaud, votre actrice fétiche) « Eliza-beth » (en hommage peut-être à Eliza-beth Taylor, une de vos stars préférées),« c’est plus intime ».

À cinquante-six ans (vous êtes né le5 octobre, comme Louis Lumière,mais en 1949), presque quarante ansaprès avoir commencé votre mythiquejournal filmé (c’était en 1967, vousaviez dix-huit ans), vous, le juif tropi-cal (originaire de Trinidad), l’hommequi danse, l’homme-caméra, le filmeurau long cour(t)s, l’autobiographe, lediariste, l’archiviste, l’éternel amateur,le pape du super 8, le cinéaste culte del’underground…, vous qui êtes toutsimplement, avec Jacques Rozier, unautre funambule du septième art, l’undes plus grands cinéastes français enactivité (une activité de tous les jours !),vous, Joseph Morder, après avoirtourné près d’un millier de films detout genre et de tout format, vous avezenfin réalisé, avec El Cantor, votre premier long métrage de cinéma en 35 millimètres.

Et quel long métrage ! Une heuretrente d’enchantement, de grâce et degravité, de folie douce et de profondemélancolie au cours de laquelle, sansjamais nous prendre par la main et nous expliquer les choses qui vontsans dire et que vous filmez si bien,

vous nous invitez à suivre, dans cettefascinante ville-palimpseste qu’estLe Havre, les tribulations erratiques etnostalgiques de deux vieux cousins,William et Clovis, espèces de Laurel etHardy sortis d’une pièce de Beckett,qui se retrouvent après une trentained’années de séparation. L’un (l’éton-nant et impeccable Luis Rego) est undentiste installé, avec femme et enfant ;et l’autre (l’imposant et fantasque LouCastel), un juif errant, fils et petit-filsde célèbres cantors, débarqué un beaujour en transatlantique de New Yorket dont le retour va faire remonter à lasurface des lieux et des âmes tout unpassé enfoui : lambeaux d’une mé-moire juive dispersée sous les dé-combres silencieux d’une Histoire in-dicible.

Si votre film respire cette fragilitérare et intense qui fait que chaquecadre, loin de se donner à voir, est unregard d’amour irréconciliable posésur le monde et les êtres ; que chaqueplan est une aventure où se joue dansla durée, dans la continuité d’une prisede son, dans le mouvement des corpsou dans la frontalité d’un cadrage lemiracle toujours recommencé de latrace à garder ; que chaque change-ment de plan est un lavement d’yeux,un battement de paupière qui donnenaissance à une image toujours inat-tendue, c’est parce que vous travaillezsans filet, avec la modestie radicale desgrands cinéastes, c’est parce que vouscroyez encore au cinéma. Et il vous lerend bien.

José Moure

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . X V

S P E C T A C L E S

Le théâtre entre le visible et l’invisibleLe Belvédère d’Ödön von Horvath, mise en scène par Jacques Vincey.

Tournée en France à Pau, Bar-le-Duc, Aix-en-Provence.Modestes exemples d’un théâtre qui refuse le clinquant et le tape-à-l’œil qui sont le lot courant de nos soirées.

C’est un beau travail que vient de nous offrir le comé-dien-metteur en scène Jacques Vincey avec son Bel-védère du cosmopolite de langue allemande Ödön von

Horvath. Travail, plus encore ou mieux que beau spectacle.Car Jacques Vincey passé à bonne école préfère s’en tenir àla lettre et à l’esprit du texte de Horvath, plutôt qu’à sa fa-cile spectacularisation. Ce faisant il lui suffit effectivementde « quatre planches et pas grand-chose » (je ne cesserai ja-mais de citer ce titre d’un article de Roger Vitrac qui dit toutdu théâtre), mais quatre planches savamment agencées – il ya en fait huit petits praticables que l’équipe d’acteurs mani-pule et dispose à vue, huit praticables-tréteaux –- qui per-mettent au « pas grand-chose » de s’exprimer en toute liberté.Ce pas grand-chose est tout simplement assumé par les co-médiens qui portent le texte de l’auteur dans une intense sim-plicité, lui donnent chair et lui insufflent un certain esprit, ceque l’on pourrait appeler de l’âme. Là réside le mystère del’opération théâtrale. Jacques Vincey le touche du doigt. Dumême coup, enfin, le texte éclate dans toute sa force qui mêlele tragique, le pathétique, le comique, brasse avec bonheurtous les genres pour nous mener ce vers quoi l’auteur entendnous mener : l’annonce d’une catastrophe finale. La pièce,écrite en 1927, ne nous parle que de cela, de ce monde del’entre-deux-guerres dont nous ne connaissons que trop bienl’issue. L’œuvre entière de Horvath y fait référence en mêmetemps qu’elle met au jour les mécanismes mêmes de la ma-chine infernale, ceux du fascisme ordinaire. Horvath neconnaîtra pas ce qu’il ne cesse d’annoncer : un jour de 1938,à Paris, lors d’une tempête, un arbre s’abat sur lui et le tue.Je vois dans la soudaineté et l’absurdité de cette mort (maisquelle mort n’est pas absurde ?) comme l’emblème de la vio-lence sourde qui parcourt l’œuvre entier de l’auteur fort dedix-huit pièces. Quelque chose se brise. C’est sans doute lamarque de toute une époque. Horvath y ajoute une ironietoute personnelle. Promeneur sur les Champs-Élysées que lamort foudroie…

Nous voilà donc dans le huis clos de ce Belvédère, minablepension de famille située dans un village d’Europe centrale,le bout du monde, avec sept personnages à jouer et rejouertoutes les situations possibles de notre humaine et dérisoire

condition. L’échantillonnage humain est parfait. La visionde Horvath impitoyable.

Je le redis, c’est l’intelligence de Jacques Vincey qued’avoir insisté sur cette notion de jeu, presque « à plat » par-fois, d’avoir refusé toute illustration imbécile, et d’avoir sur-tout fait en sorte d’aider ses comédiens à s’approprier au plus

profond de leurs corps, la matière même de la langue. Celademande un patient travail qui dans le cas présent aboutit àune réussite ; il n’est qu’à voir la manière dont une HélèneAlexandridis ou un Stanislas Stanic (pour ne parler qued’eux, mais il faudrait citer l’ensemble de la distribution com-posée de sept comédiens) s’approprient la langue même deleurs personnages. Rien d’ostentatoire et sans doute celaexige-t-il un minimum d’attention de la part du spectateur.Non pas un effort, mais une sorte de participation active.Jacques Vincey ne travaille pas sur une absolue et tonitruantevisibilité des choses. Il laisse cela à d’autres, que bien entendu,les dérisoires molières, dans leur logique télévisuelle, s’em-presseront de distinguer. Je me contenterai de constater quela fracture entre les spectacles à consommation immédiate (àvisiblité patente voire plutôt tapageuse, rappelez-vous le RoiLear avec Michel Piccoli, mis en scène par André Engel quinous avait pourtant donné un beau Jugement dernier d’Hor-vath, justement. Ce Roi Lear est l’exemple le plus noble, maisrappelez-vous également les pseudo-spectacles « provoca-teurs » produits, c’est bien le terme, par les Jan Fabre etconsort) et ceux qui entendent travailler en profondeur et demanière pas forcément visible la matière même de la langue,l’écart se creuse de plus en plus.

À cet égard la réception de la mise en scène du Marin dupoète portugais Fernando Pessoa par Alain Ollivier est révéla-trice. Que l’on puisse critiquer le spectacle qu’il en donne est lé-gitime. On ne saurait cependant accepter des « arguments » quin’en sont pas, telle que sa comparaison avec le travail de ClaudeRégy, ce qui est un total contresens. Surtout ne pas saisir l’en-jeu de la représentation, la tentative du metteur en scène de don-ner chair à la matière même du langage, de faire vivre cette ma-tière « statique » (ce sont les termes de l’auteur) est plus grave.Qu’il suffise de rappeler ici qu’Alain Ollivier est tout de mêmecelui qui, le premier, eut l’audace de porter Pierre Guyotat à lascène à deux reprises avec Bond en avant et avec Bivouac ; sontravail sur Pessoa est à mes yeux dans cette droite ligne de re-cherche, il mérite à tout le moins une certaine attention. Maisil est vrai que nous ne sommes pas là devant un produit deconsommation courante.

Jean-Pierre Han

Les musiques captives du XXe siècle

Si nul ne sait ce que sera le XXIe siècledans ses relations avec la musique, il esttemps d’ausculter le précédent avec ses

différentes dictatures, et ce qu’elles ont gé-néré comme résistances, violences, utopiesde la part des musiciens. Telle est l’ambitiondu jeune et bouillonnant musicologue Lau-rent Feneyrou, à la tête d’une savante équipede spécialistes.

Vision mondiale avec le « noir » du na-zisme (la « musique dégénérée » traitée l’andernier à l’occasion de l’expo à la Cité de lamusique), avec le fascisme italien, sans ou-blier le régime de Vichy mais rien à proposde la péninsule ibérique et de l’Amérique duSud.

Si le récit soviétique est supposé connu,en revanche l’Allemagne de l’Est et la Po-logne sont utilement analysées ainsi que laChine de Mao, à quoi s’ajoute un long texte,parfois jargonnant, sur « Musique etmarxisme en Italie après 1945 ».

Mai 1968 fait l’objet d’un traitement tropexclusivement factuel tandis que le compo-siteur et philosophe de profession HuguesDufourt charge, sans doute pour la premièrefois avec autant de netteté, « Le compromisde la musique avancée depuis 1945 » (sous-entendu l’Occident et ses icônes).

À regretter le silence sur les colonisationsfrançaises et anglaises, sur l’Afrique en général mais rien de tel n’était envisagédans cet ouvrage qui donne pourtant, après lecture, la nostalgie d’un bilan pluscomplet.

LLEESS NNOOIIRRSS..Le regard sur la relation entre les composi-

teurs et le fascisme mussolinien part – commedans la plupart des contextes – des rapportsavec l’héritage du passé. La tradition est exal-tée par le Duce et un certain manifeste de 1932,notamment dirigé contre « la nouveauté bol-chevique ». Ottorino Respighi (adoré par Ar-turo Toscanini, antifasciste notoire !), Ilde-brando Pizetti (célébré après guerre), etc., prô-nent cette voie et suivent la foule des autresartistes (Luigi Pirandello et autres Filippo Ma-rinetti). Ce qui explique que le combat desjeunes, dès 1945, se soit inscrit dans l’antifas-cisme militant, incluant l’esthétique.

La politique musicale de Vichy a déjà étéabordée par la musicologue Myriam Chi-mènes (1). Profitons-en pour saluer les exilésde l’intérieur, René Leibowitz, Max Deutsch,Louis Saguer, Tibor Harsanyi. À l’heure de lasurmédiatisation, les victimes ne le sont-ellespas doublement ?

LLEESS RROOUUGGEESS..C’est Laurent Feneyrou qui analyse « le

jdanovisme est-allemand », jamais exposé enfrançais avec autant de précision. Point ini-tial : « Comment apprendre les classiques ? »,en passant par le manifeste de Prague (48),projdanovien, combattu, notamment parTheodor Adorno, jusqu’aux sabrages de PaulDessau et Bertolt Brecht pour le Procès Lu-cullus et surtout de Hanns Eisler pour son Jo-hannes Faustus créé… en 1982 ! Malgré lesfermes soutiens de B. Brecht, du grand met-

teur en scène Walter Felsenstein, Walter Ul-bricht condamne le formalisme à l’occiden-tale, le chaos gauchiste, le compliqué, l’indi-vidualisme, « la non-musique », dixit un ap-paratchik. Rappelons que le conflitTito-Staline vient d’éclater et peut expliquerces rigueurs !

C’est justement pour échapper à cette tu-telle des circonstances que les Polonais créenten 1956 l’Automne de Varsovie, un festivalde musique, et suscitent une véritable« école ». Cette dernière eut son heure degloire dans un alignement relatif à l’« avant-garde » de l’Ouest ; puis, lorsqu’elle devintautonome, elle perdit son lustre, non sans pri-vilégier de grands noms comme Witold Lu-toslawski, universel de nos jours, KrzysztofPenderecki, très doué, désormais converti aunéoromantisme, invité récent du festival Pré-sences de Radio France alors que Henryk Go-recki s’illustre dans la musique « new wave ».L’évocation de cette page polonaise est unmodèle de panorama, signée Nicolas Donin.

Le cas chinois est, à l’évidence, loin d’êtreépuisé. Du défrichage de Laurent Feneyrou,on doit retenir de nombreuses informations,froid et chaud du pouvoir mais également lapassionnante métamorphose des musiciens,victimes de la Révolution culturelle, devenusfins connaisseurs de l’instrumentarium et durépertoire des campagnes et des paysans.Après l’arrivée de Deng Xiaoping (1978), ilsinterviennent souvent en artisans du renou-veau et de la boulimie de la musique chinoisecomme Tan Dun et Gao Wenjing, etc.

LLEESS BBLLAANNCCSS..Quid de l’« avant-garde » occidentale ? Fe-

neyrou épargne Luigi Nono et Bruno Madernapour l’engagement, surtout du premier, dans unemusique militante, en liaison avec des mouve-ments sociaux mais, en même temps, d’uneconception radicale dans l’écriture. Et, précisé-ment, c’est cette dernière que conteste HuguesDufourt, comme T. Adorno avant lui. H. Du-fourt voit en Pierre Boulez, John Cage, KarlheinzStockhausen, Gyorgy Ligeti, etc., des composi-teurs «plus technocrates qu’artistes, à l’idéologielogicienne, sous l’emprise du marché, etc. » Lesrencontres de Darmstadt (lieu fétiche de cette« école ») se seraient vouées à la recherche alorsque l’art doit être bénéfique à l’innovation sociale.

Il ne s’agit pas ou plus du procès des parti-sans du retour à la tonalité, bannissant le séria-lisme, mais d’un procès plus général. MartinKaltenecker et François Nicolas, plus méfiantsà l’égard d’une certaine langue de bois, affinentles arguments de Dufourt et Feneyrou à l’aidede divers exemples d’œuvres « engagées », dé-cortiquées avec compétence et intelligence.

Puisse ce livre, passionnant et discutable,inaugurer un débat, enfin vivifiant, sur la mu-sique de notre temps.

Claude Glayman

Résistances et utopies sonores, sous la directionde Laurent Feneyrou. Centre de documentationde la musique contemporaine, 2005, 261 pages,14 euros.(1) La Vie musicale sous Vichy,de MyriamChimènes. Éditions Complexe, 2001, 420pages.

DR

Page 16: Les Lettres françaises du 1 avril 2006. Nouvelle série n ... · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . A v r i l 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r a v r i l 2 0 0 6 ) . X V I

I N É D I T

24 mars 1976 : coup d’État instaurant en Argentine unrégime militaire qui allait prendre fin en 1983. Une dictatureavec son arsenal de tortures, de disparitions et l’apparitiond’un phénomène qui, selon l’auteur Eduardo Pavlovsky, a rendu l’Argentine « célèbre dans le monde entier » : le vold’enfants. Enfants de militants assassinés que les militairesconsidéraient comme un « butin de guerre » et dont denouveaux parents, « des papas gentils », s’emparaient,considérant qu’ils les avaient sauvés de « l’enfer rouge »…On a tous en mémoire les actions des mères, puis des grands-mères de la place de Mai, actions résistantes, courageuses,parmi lesquelles la recherche de ces enfants volés et leurrestitution à leur famille.En septembre 2000 est représentée Et toi, tu sais qui tu es ?,une pièce écrite par Patricia Zangaro à partir de témoignagesde victimes autant que de personnes ayant eu un lien direct

avec la dictature ou appartenant à la majorité silencieuse.En avril 2001 est créé Théâtre pour l’identité, unmouvement réunissant des artistes, auteurs, comédiens et metteurs en scène. Des pièces sont écrites sur le thème de la recherche de l’identité, puis présentées et publiées.Aujourd’hui, trente ans après le coup d’État, l’Argentine se souvient, elle ne veut pas oublier. De nombreusesmanifestations (rencontres, débats, représentationsthéâtrales) sont organisées en Argentine et dans de nombreux pays.En France, des textes et des poèmes de disparus, réunisdans un livre, Palabra viva (parole vivante), seront lus à la Maison de l’Amérique latine, le lundi 27 mars, à 18 h 30,et des pièces du cycle Théâtre pour l’identité représentées à la mairie du 13e le dimanche 2 avril.

Françoise Thanas

Et toi... tu sais qui tu es ?par Patricia Zangaro

(Un homme, assis au milieu du public, selève et se met à crier.)

HommeAttendez ! J’ai quelque chose à dire. Il fautque je parle. Quand a eu lieu le coup d’État, jesortais juste de l’école de formation desgendarmes. On m’a immédiatement affectédans une caserne. J’ai été incorporé audétachement mobile n° 1 de Campo de Mayo,un escadron entraîné à la lutte contre laguérilla. Là, on m’a aussitôt intégré, àl’intérieur et à l’extérieur de la capitale, dansplusieurs groupes. Comme, par exemple, celuide la Brigade Olimpo. Mon travail consistaità transporter des prisonniers. Je les transféraisd’un endroit à un autre... ou bien je lesemmenais à Aeroparque Metropolitano, ou àl’aéroport de Ezeiza. Je conduisais un camionqui, comme tous les véhicules de la brigade,avait été volé... enfin, je veux dire...réquisitionné... Ils avaient appartenu à lafamille... comment c’était déjà... oui, la familleBruckman ! « Bruckman et Frères ». Lesprisonniers, sous l’effet des médicaments,étaient inconscients et ils déliraient.Ils ne me disaient pas, à moi, ce qu’ils allaientfaire des prisonniers, mais c’était facile àimaginer... (Il suggère, gestuellement, les « vols de lamort ».)Au Garage Olimpo, j’ai vu plusieurs femmesenceintes. je me souviens d’une en particulierqui était sur le point d’accoucher et que j’aidû transporter à l’hôpital militaire. Aprèsl’accouchement, un officier de la policesecrète s’est chargé du bébé. C’est ce quipouvait lui arriver de mieux, à ce pauvre bébé.Lui éviter de grandir dans un milieu subversif.La mère, on l’a transportée à la base, sans vie.De là, on l’a conduite à Puente Doce, là où lescorps étaient brûlés dans des containers. On ymettait des pneus, on jetait de l’essencedessus, puis on lançait les cadavres qu’onrecouvrait encore de pneus. Puis, on y mettaitle feu. Je n’ai aucun remords. Moi, je n’ai tuépersonne. Je transportais des prisonniers.C’est tout.(Un groupe de jeunes commence unemanifestation inattendue contre l’homme, aucri d’« Assassin ! Assassin ! »Le Jeune homme chauve veut s’en aller, maisl’Enfant lui barre le passage.)

EnfantMoi, on m’a arraché des bras de mesparents. Ma grand-mère me cherche.

Chœur de jeunes (Sur un rythme de musique de carnaval.)Et toi… tu sais qui tu es ?

Jeune fille 2 (Elle va à la rencontre du Jeune hommechauve.)Moi, mon frère vient d’avoir vingt ans. Et jecontinue à le chercher. Je l’avais imaginépetit morveux casse-pieds. J’allais pouvoirjouer avec lui. C’est dur de s’habituer à cequi ne peut plus être, à ce qu’on n’a paspartagé, à ce qu’on ne s’est pas dit.

Chœur de jeunesEt toi… tu sais qui tu es ?

Grand-mère 1Ce n’est pas seulement la voix du sang.

Grand-mère 2C’est la voix de l’esprit.

Grand-mère 3C’est la voix de ma fille qui exige de moi queje retrouve mes petits-enfants.

Chœur de jeunesEt toi… tu sais qui tu es ?

Jeune homme 1 (Il va à la rencontre du Jeune hommechauve.)Toi… tu sais qui tu es ? Tu connais la datede ton anniversaire ? À moi, ils m’ont ditque j’étais né le 3 juillet 1977, mais je suis néle 1er août 1976. Ils m’ont volé un an de mavie.

Jeune fille 3 (Elle s’approche du Jeune homme chauve.)Il n’y a pas très longtemps que je connaismon histoire. Mes souvenirs étaient flousparce que j’avais cinq ans le jour où ils ontenlevé mes parents, mes grands-parents etmes oncles, et où ils nous ont laissés, monfrère et moi sur une place, nos jouets à lamain. Mes souvenirs sont flous, mais dessouvenirs il y en a.

Chœur de jeunesEt toi… tu sais qui tu es ?

EnfantLe plus important, c’est de savoir qui tu es. Ondoit tous savoir qui on est. Sinon, on estpersonne. Ou alors on pense qu’on est un autre.

Jeune fille 4Jusqu’à quand les « Parentsappropriateurs » pourront-ils continuer ànous tromper ? Jusqu’à quand ?

Jeune homme 2 ((Il va à la rencontre du Jeune hommechauve.)Je veux savoir si j’ai un frère. Je rêve de lui,un petit frère de vingt-deux ans. J’ai besoinde lui, il fait partie de mon identité. Ce quime fait mal, ça n’est pas le doute, c’est lemensonge.

Grand-mère 1J’ai soixante-dix ans, et ça fait plus de vingtans que je lutte. C’est l’amour des êtres quenous cherchons qui nous pousse. Parce que nepas savoir d’où on vient, c’est comme flotterdans l’air, ne pas avoir de racines.

Chœur des jeunesEEtt toi… tu sais qui tu es ?

EnfantMa grand-mère me cherche. Aidez-la à meretrouver.(Le Jeune homme chauve se met à rire,troublé.)

Jeune homme 3 (Il l’appelle.)Eh, le chauve ! On m’a dit que j’ai la mêmefaçon de croiser les bras. Comme ça, commesi je berçais un enfant. Mon vieux a disparuquand j’avais quatre ans. Ma famille m’a ditqu’il était allé en Terre de feu. Mais devisage, je ne lui ressemble pas. C’est ce qu’ilsdisent. Mais moi je crois qu’il y a quelquechose là, à la commissure des lèvres.Quelque chose comme ça, comme unsourire. Tu imagines ce que ça signifie que tapropre famille te mente ? Bien sûr, ces gestesne se voient pas sur les photos. J’aimeraissavoir comment il tenait sa cigarette,

comment il chiait, ou s’il aimait les sardines.Même s’ils te mentent, toi dans le fond tusais. Parce que, un beau matin tu te lèvesavec une envie folle de manger des sardines.Figé. C’est comme ça qu’il est resté monvieux. Figé sur une photo de morveux. Maisça a été un être vivant, non ? Si ça se trouve,il avait un tic à la bouche, comme ça,comme un sourire. Et il mangeait dessardines, comme moi... J’aimerais tellementque la photo s’anime. Qu’il parle, qu’il rie,qu’il gueule, qu’il dise des conneries. Qu’ilcroise les bras, comme s’il berçait un enfant,comme ça, comme moi. Et toi... tu sais quitu es ?

Chœur de jeunesEt toi… tu sais qui tu es ?

Grand-mère 2Dans vingt ans, aucune de nous ne sera pluslà. Mais la lutte continuera pour tous ceuxqui se demandent s’ils sont des enfants de lagénération des disparus.

Grand-mère 1Chaque enfant que nous retrouvons, c’estcomme si nous avions retrouvé un de nospetits-enfants.

Jeune fille 4 (Elle s’avance vers le Jeune homme chauve.Elle est sur le point d’accoucher.)La torture pendant la grossesse,l’accouchement en captivité, la séparationd’avec la mère dès la naissance... tout celareste inscrit dans un coin de l’âme. J’ail’espoir qu’un jour, maintenant, ou dansquarante ans, mon frère commencera à mechercher.

Chœur de jeunes (Il s’adresse au public.)Et toi… tu sais qui tu es ?

(Le chœur de jeunes et tous les comédiens,accompagnés par un tambour, improvisentune danse sur une musique de carnaval et surle leitmotiv de « Et toi… tu sais qui tu es ? »Ils invitent le public à se joindre à eux.)

Fin.Texte français : Françoise Thanas

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