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AVANT-PROPOS Tous ceux qui cherchent à observer le xxe siècle, en gardant une certaine distance afin de demeurer objectifs remarquent le grand besoin d’une spiritualité qui aide non pas à s’évader du monde mais à savoir y vivre. Notre civilisation a créé une «effroyable solitude» et par conséquent chacun sent le besoin de se confier et souhaite qu’on l’écoute. Ensuite beaucoup de gens aspirent à recevoir un conseil après que patiemment on leur ait donné la possibilité de se raconter. Ce conseil est indispensable devant la complexité de certaines vies et il arrive, en plus, toujours une heure où l’être humain ressent la primauté du spirituel. Il faut donc qu’il y ait des responsables capables, sinon d’assouvir cette faim de spirituel, du moins de présenter quelques aliments substantiels. Les auteurs s’entendent pour affirmer que la vie intérieure est une construction que l’on édifie avec méthode et intelligence de même qu’avec le sens des réalités quotidiennes. Aujourd’hui on va souvent chercher conseil chez les psychologues et les médecins, tant les sciences psychologiques ont connu un développement considérable et une vulgarisation plus ou moins bénéfique. Traditionnellement on allait quérir l’écoute et le conseil chez les prêtres. Au xxe siècle certains ecclésiastiques ont méprisé ce genre d’activité, en prétendant qu’ils avaient d’autres besognes plus importantes ou même en faisant le procès de ce qu’on a toujours nommé la direction spirituelle. Il y a aussi des prêtres qui se sentent gênés ou incapables de conduire les âmes avec compétence. Il serait cependant naïf de croire que la direction d’âme est une pratique appartenant au passé. Elle a connu un grand essor au xvie siècle espagnol avec Ignace de Loyola ou Jean de la Croix et au xviic siècle français avec François de Sales ou Fénelon. Elle n’a pour autant pas du tout été ignorée à la fin du xixe siècle ou durant la première moitié du xxe. C’est ce que cet essai va s’efforcer de montrer. Il y a eu une évolution dans la notion de «direction», à cause de multiples influences extérieures, mais la conduite des âmes connaît une continuité, ne serait-ce que du fait qu’elle appartient à la mission authentique du prêtre ou du pasteur et que la charité sacerdotale requiert «une disponibilité permanente à l’écoute et au conseil». On a publié encore en 1945 des Lettres spirituelles composées par le Père A.M. Falaize O.P. entre 1930 et 1942 et en 1946 des Lettres de Direction, écrites par le Père M.V. Bemadot O.P. entre 1917 et 19251. Ainsi le genre ne semble pas devoir disparaître. •e * 1. A.M. Falaize o .p ., Lettres spirituelles. Paris, Le Cerf, 1945 (329 p.). L’Eau Vive. M.V. Bernadot o.p ., Lettres de Direction. Paris, Le Cerf, 1946 (178 p.). L’Eau vive. Il faut citer également les trc s volumes de lettres constituant les Écrits spirituels du Père Albert Peyriguere. Ces lettres de direction (Paris, Le Centurion) sont aussi un peu le journal de l’auteur et s’étendent de 1918 à 1959 : T.sI. : Laissez-vous saisir par le Christ (1962, 189 p.), T. Il : Par les chemins que Dieu choisit (1965, 207 p.),T. III : Une vie qui crie l'Évangile (1967, 288 p.). — 9

Direction spirituelle et temps modernes · quiconque désire devenir libre»2. Plus tard, dans une étude sur la personnalité et la sainteté, Alexandre Roldan écrira que «le seul

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Page 1: Direction spirituelle et temps modernes · quiconque désire devenir libre»2. Plus tard, dans une étude sur la personnalité et la sainteté, Alexandre Roldan écrira que «le seul

AVANT-PROPOS

Tous ceux qui cherchent à observer le xxe siècle, en gardant une certaine distance afin de demeurer objectifs remarquent le grand besoin d’une spiritualité qui aide non pas à s’évader du monde mais à savoir y vivre. Notre civilisation a créé une «effroyable solitude» et par conséquent chacun sent le besoin de se confier et souhaite qu’on l’écoute. Ensuite beaucoup de gens aspirent à recevoir un conseil après que patiemment on leur ait donné la possibilité de se raconter. Ce conseil est indispensable devant la complexité de certaines vies et il arrive, en plus, toujours une heure où l’être humain ressent la primauté du spirituel.

Il faut donc qu’il y ait des responsables capables, sinon d’assouvir cette faim de spirituel, du moins de présenter quelques aliments substantiels. Les auteurs s’entendent pour affirmer que la vie intérieure est une construction que l’on édifie avec méthode et intelligence de même qu’avec le sens des réalités quotidiennes. Aujourd’hui on va souvent chercher conseil chez les psychologues et les médecins, tant les sciences psychologiques ont connu un développement considérable et une vulgarisation plus ou moins bénéfique.

Traditionnellement on allait quérir l’écoute et le conseil chez les prêtres. Au xxe siècle certains ecclésiastiques ont méprisé ce genre d’activité, en prétendant qu’ils avaient d’autres besognes plus importantes ou même en faisant le procès de ce qu’on a toujours nommé la direction spirituelle. Il y a aussi des prêtres qui se sentent gênés ou incapables de conduire les âmes avec compétence.

Il serait cependant naïf de croire que la direction d’âme est une pratique appartenant au passé. Elle a connu un grand essor au xvie siècle espagnol avec Ignace de Loyola ou Jean de la Croix et au xviic siècle français avec François de Sales ou Fénelon. Elle n’a pour autant pas du tout été ignorée à la fin du xixe siècle ou durant la première moitié du xxe. C’est ce que cet essai va s’efforcer de montrer. Il y a eu une évolution dans la notion de «direction», à cause de multiples influences extérieures, mais la conduite des âmes connaît une continuité, ne serait-ce que du fait qu’elle appartient à la mission authentique du prêtre ou du pasteur et que la charité sacerdotale requiert «une disponibilité permanente à l’écoute et au conseil». On a publié encore en 1945 des Lettres spirituelles composées par le PèreA.M. Falaize O.P. entre 1930 et 1942 et en 1946 des Lettres de Direction, écrites par le Père M.V. Bemadot O.P. entre 1917 et 19251. Ainsi le genre ne semble pas devoir disparaître.

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1. A.M. Falaize o .p ., Lettres spirituelles. Paris, Le Cerf, 1945 (329 p.). L’Eau Vive.M.V. Bernadot o .p ., Lettres de Direction. Paris, Le Cerf, 1946 (178 p.). L’Eau vive. Il faut citer également les t r c s volumes de

lettres constituant les Écrits spirituels du Père Albert Peyriguere. Ces lettres de direction (Paris, Le Centurion) sont aussi un peu le journal de l ’auteur et s’étendent de 1918 à 1959 : T.sI. : Laissez-vous saisir par le Christ (1962, 189 p.), T. Il : Par les chemins que Dieu choisit (1965, 207 p.),T . III : Une vie qui crie l'Évangile (1967, 288 p.).

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La fin du xixe siècle et le début du siècle suivant ont été très marqués par la crise moderniste. Or les auteurs qui furent rangés sous cette étiquette n’ignoraient pas la nécessité d’une spiritualité et le besoin d’être guidé : Laberthonnière en est la preuve. De même à cette époque il y eut des «directeurs» extrêmement perspicaces, comme Mgr C.L. Gay ou Mgr d’Hulst, qui continuaient à être préoccupés par le souci de mener les âmes. Pareillement on découvre alors, indépendamment de la crise moderniste, une corres­pondance ou des traités qui exposent le problème de la direction spirituelle de façon saisissante comme chez l’Abbé Huvelin ou le Père de Foucauld. Ce sont là des précurseurs d’un esprit nouveau.

A cette époque également, et plus tard davantage encore, on verra se développer une psychologie allant en profondeur. La direction d’âme ne pouvait rester étrangère à ces recherches et peu à peu une collaboration s’établit entre prêtres et médecins pour mieux venir au secours de ceux qui traversent un conflit moral ou spirituel.

L’étude de la notion de direction d’âme réclame cependant qu’on s’efforce de pénétrer le pourquoi des accusations portées contre une telle méthode. On verra vite l’injustice de certains préjugés : à cause de diverses maladresses commises par des particuliers, o.n a généralisé le procès. On se rendra également compte que si parfois la théologie pastorale protestante a reproché certaines attitudes aux directeurs catholiques, il existe néanmoins une «direction spirituelle» dans la religion réformée et qui n’est pas seulement la cure d’âme classique.

Enfin il convient en ce domaine de relever le rapport étroit entre la direction d’âme et la notion de sainteté. Déjà en 1899 le Père A.M. Weiss O.P. affirmait : «Soit qu’on n’ait aucune idée de la science des saints, soit qu’on ait renoncé complètement aux efforts pour arriver à la sainteté, soit qu’on croie être déjà assez parfait pour pouvoir se passer de toute direction, il est triste de constater que c’est surtout sur le chemin de la sainteté qu’on ne veut pas reconnaître la nécessité d’une direction. Chose encore pire, on va parfois jusqu’à ériger en principe la lutte contre elle, et on la prêche comme une ligne de conduite à tenir par quiconque désire devenir libre»2. Plus tard, dans une étude sur la personnalité et la sainteté, Alexandre Roldan écrira que «le seul but auquel doit aspirer le directeur est de conduire ses dirigés à la sainteté»3.

Sur ce chemin qui conduit à la sainteté on risque de déplaire parfois puisqu’il faudra ramer ici et là à contre-courant, sans chercher à gagner la faveur des fidèles au prix de concessions. Le directeur n’est pas un psychothérapeute — on le souligne dans ce travail — puisqu’il doit d’abord faire aimer Dieu et le prochain. Les diverses réalisations possibles de la charité vont créer les divers types possibles de sainteté. Le Père Bemadot, dans les lettres citées, rappelle que si le problème d’un chrétien est d’être un saint, cela ne signifie point qu’il n’a pas à ressembler à tout le monde «par le dehors». Simplement on pratiquera l’oubli de soi, car «on ne se sanctifie jamais pour soi seul». Cette notion plus étendue de la sainteté, considérant l’entourage et la vie de chaque jour, s’adressant aussi bien aux laïcs absorbés par mille tâches qu’à ceux qui prient dans les monastèrès, sera une des grandes préoccupations du deuxième Concile du Vatican.

Tel est le plan que peut observer celui qui veut considérer l’évolution d’une notion qui a toujours été attachée à la vie spirituelle. L’affirmation du Père J.M. Perrin O.P. paraît excessive lorsqu’il écrit : « Il semble que la direction spirituelle ait à peu près disparu sous la forme qu’elle avait encore pendant les trente

2. Albert Maria Weiss o .p ., Apologie du christianisme, au point de vue des moeurs et de la civilisation. Traduit de l’allemand sur la 3e édition par l’abbé Lazare Collin. Paris-Lyon, Briguet, 1899, T. X., p. 27. L’auteur ajoute : «Malheureusement cet esprit est devenu l’esprit général. On se considère soi-même non seulement comme parfait, parce qu’on est convaincu de ne pas avoir besoin de direction; mais on regarde même avec dédain, et on enseigne partout à considérer et à traiter avec mépris ceux qui croient devoir gravir le chemin de la perfection selon les simples principes de la raison ordinaire, c ’est-à-dire en s’attachant à une direction sûre». L’ouvrage allemand, Apologie des Christentums, parut entre 1878 et 1889, en cinq volumes.

3. Alexandre Roldan, Personnalité et Sainteté. Introduction à VAscétique différentielle. Traduit de l’espagnol par Léon Barbey. Lyon, Vitte, 1964, (595 p.), p. 179.

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premières années du siècle, aussi bien chez les prêtres que chez les laïcs»4. La littérature religieuse et la pratique pastorale ne semblent pas confirmer cette disparition. On prétend que même si on a parfois besoin d’un conseiller pour prendre une décision, d’un professeur pour savoir que penser ou d’un homme expérimenté pour être informé du chemin à parcourir, «tout cela reste cependant extérieur à la relation de personne à personne qui, dans la foi, unit le disciple au Seigneur». Mais cet «extérieur» permet de purifier l’intérieur et de prendre conscience des vrais motifs qui nous font agir.

En effet, dans la rencontre de deux personnes libres, le Christ et son disciple, peuvent s’infiltrer des illusions. Même si le prêtre et le fidèle écoutent ensemble le Maître unique, une certaine «technique psychologique» sous-tend les rouages spirituels. Il y a toujours le danger de se chercher soi-même et de ne pas assez discerner le sens de Dieu. Le Père J.M. Perrin écrit avec humilité : «Il n’est pas sûr que les sciences humaines dépassent ce que les spirituels des siècles passés avaient pu observer de la connaissance de l’homme, de ses motivations cachées et des mélanges qui troublent parfois les plus beaux sentiments. Il est certain, par contre, que l’envahissement du «psychologisme» constitue un vrai danger. Des rudiments de psychologie font classer les gens au lieu de les servir; on les enferme en eux-mêmes au lieu de les libérer; on les mécanise... au lieu de les diviniser» (iibidem, p. 35).

Il est manifeste que les anciens auteurs connaissaient remarquablement les fausses motivations et cela sera souvent rappelé dans cet essai. Dès que l’on traitait de la passion, les moralistes enseignaient, fidèles à la tradition thomiste, que ce mouvement de l’appétit peut changer le corps «car outre que ses mouvements sont violents, et qu’ils ne méritent presque pas le nom de passions quand ils sont modérés, ils ont tant d’accès avec le sens, et les sens ont tant de communications avec le corps, qu’il est impossible que leurs désordres ne lui causent de l’altération»5.

Ces affirmations du Père J.F. Senault, en 1641, sont soutenues par un ouvrage de Jacques Esprit (1611- 1678) sur la fausseté des vertus humaines. L’auteur estime que l’amour propre est l’inventeur de tous les stratagèmes que l’homme met en usage et il ajoute avec sévérité : «Dieu condamne le cœur de la plupart de ceux dont tout le monde admire les actions, et que n’ayant égard qu’à nos dispositions intérieures et à nos véritables intentions, il voit comme de fausses vertus, les vertus qui brillent le plus et qui passent pour les plus excellentes»6. Jacques Esprit était un moraliste, devenu précepteur des enfants du Prince de Conti, et doutait un peu de la sincérité de l’homme : « La cause véritable de l’estime qu’on a pour les vertus humaines, est qu’on ne considère que leurs offices, c’est-à-dire cette variété de devoirs dont les hommes s’acquittent, et qu’on n’examine point quelles sont les fins qu’ils se proposent lorsqu’ils s’acquittent de ces devoirs, quoique sans la connaissance de ces fins il soit impossible de porter un jugement solide de leurs vertus» (ibidem, P-- 129). ......................

C’est presque là déjà un traité des motivations et il est bon de rappeler que l’auteur est contemporain du Duc de la Rochefoucauld (1613-1680). Cette crainte devant l’absence éventuelle de sincérité était une manière d’éclairer les directeurs d’âmes car on redoutait, par exemple, que celui qui voulait s’acquérir la bienveillance de tous, cherchât surtout l’utilité « pour établir ses affaires » ou que celui qui souhaitait la vérité craignât surtout la honte d’être dupé...

Cet enseignement sera repris plus tard avec un vocabulaire rafraîchi et des précisions nouvelles apportées souvent par différentes disciplines médicales. Mais lorsque Senault parle des passions comme des «filles du corps et de l’âme», il sait déjà le rôle du somatique dans notre comportement. Au début du xixe siècle les médecins traiteront des «passions tristes» et chercherotit à considérer les facultés morales sous le point de vue médical. Jacques-Joseph Moreau sait bien que l’art de guérir exige «d’autres talents que celui d’administrer des médicaments». Il observe les pénibles effets de l’amour contrarié et le puissant stimulant

4. J.-M. Perrin o .p ., La direction spirituelle. Recherche de la sainteté. Dans la Vie spirituelle, juillet 1967, T. 117, N ° 540,p. 28.

5. J. François Senault, De l'usage des passions. Paris, chez la Veuve Jean Camusat, 1641, p. 19. ^6. Jacques Esprit, La fausseté des vertus humaines. A Paris, chez Guillaume Desprez, 1678, 2 tomes, T. I. Epître; à

Mgr le Dauphin.

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que représente l'espérance7. Il considère cette dernière vertu comme un ressort apte à redonner la santé : «C’est là sans doute un effort purement physique que ce passage de l’état de maladie à la santé; et si la cause première et apparente qui l’a provoqué est morale, il est aussi incontestablement le résultat d’une cause seconde, matérielle. Car enfin, la santé, la maladie, ce sont nos organes placés dans telles ou\elles conditions, et l’espérance, pour les remuer, a dû employer un levier d’une nature analogue» (ibidem, P* 69).

A ce propos il y a un texte saisissant de Laënnec montrant comment la vie religieuse mal comprise peut détourner l’homme des plans divins : « J ’ai eu pendant dix ans sous les yeux un exemple frappant de l’influence qu’ont les affections tristes sur la production de la phtisie pulmonaire. Il a existé pendant cet espace de temps à Paris une communauté religieuse de femmes, de fondation nouvelle, et qui n’a jamais pu obtenir de l’autorité ecclésiastique qu’une tolérance provisoire, à cause de l’extrême rigueur de ses règles. Quoique leur régime alimentaire fut fort austère, il n’avait cependant rien qui fût au-dessus des forces de la nature; mais l’esprit dans lequel on dirigeait ces religieuses produisait des effets aussi fâcheux que surprenants. Non seulement on fixait leur attention sur les vérités les plus terribles de la religion, mais on s’attachait à les éprouver par toutes sortes de contrariétés, afin de les faire parvenir dans le plus court espace de temps à un entier renoncement à leur propre volonté. L’effet de cette direction était le même chez toutes : au bout d’un ou deux mois de séjour dans cette maison, les règles se supprimaient, et un mois ou deux après la phtisie était manifeste. Comme elles ne faisaient point de vœux, je les engageais dès que les premiers symptômes de la maladie se manifestaient, à quitter la maison et presque toutes celles qui ont suivi ce conseil ont guéri, quoique plusieurs d’entre elles présentassent déjà les symptômes de la phtisie d’une manière très manifeste. Pendant les dix années que j’ai été le médecin de cette maison, je l’ai vue renouvelée deux ou trois fois par la perte successive de tous ses membres, à l’exception d’un bien petit nombre, composé principalement de la supérieure, de la tourière, et des sœurs qui avaient soin du jardin, de la cuisine et de l’infirmerie : et il est à remarquer que ces personnes étaient celles qui avaient le plus de distractions habituelles dans la maison, et qu’elles en sortaient en outre très fréquemment pour aller chercher ou porter de l’ouvrage en ville»8.

Une pareille observation révèle la connaissance qu’on avait déjà alors des erreurs que peuvent cacher la résignation et le renoncement qui cultivent un refus inconscient de se défendre contre la maladie. On aspire à la vie étemelle au point de trouver méprisable le passage sur la terre. Telle n’est pas la spiritualité équilibrée des directeurs qui entendent que le chrétien réalise harmonieusement et pleinement sa destinée d’homme mortel. Les considérations médicales éclairent ici des déviations possibles sur les voies du salut.

Toute cette littérature prépare donc une façon renouvelée d’appréhender les âmes et on sait que les «modernistes» saluaient de tels efforts pour rajeunir l’art de venir au secours de l’homme sous les optiques les plus variées. En France, avant les traductions de Freud qui n’apparurent que tardivement, on connaissait W. Wundt (1832-1920), le philosophe allemand qui est à l’origine de la psychologie expérimentale. Cet auteur étudie également les facteurs qui font agir : «Habituellement, on entend par motifs toutes les déterminations extérieures d’une action, qui, dans un cas donné, se trouvent déjà prêtes au milieu de notre conscience... Or tous ces motifs pris ensemble ne déterminent pas l’action. Car il n’a pas été tenu compte du poids tout entier de la personnalité de l’individu qui veut et qui est exprimée par l’éducation, les vicissitudes

7. J.J. Moreau de Tours, Les facultés morales considérées sous le point de vue médical. Paris, à la Librairie des Sciences Médicales, 1836. L’auteur écrit : «On connaît les tristes effets de l’amour contrarié : l’abattement, la prostration des forces physiques et morales, l’inaptitude des organes à remplir leurs fonctions, la langueur, l’émaciation, le dépérissement, la mort enfin » (p. 66). Et encore : « L’espérance au coeur de l’homme est un stimulant puissant, qui ébranle doucement le système sensible, accélère la circulation, remonte l’énergie et le ton des fonctions organiques, répartit plus également le fluide nerveux, enfin dégage les parties malades en provoquant ces mouvements généraux de l’économie que l’on a appelés des crises...» (p. 68).

8. Laennec, Traité de l'Auscultation médiate et des maladies des poumons et du coeur. Paris, Chaudé, 1826, seconde édition entièrement refondue par l’auteur, T. I. (728 p.) p. 647-648. Parlant de l’influence «des chagrins profonds et de longue durée», Laënnec écrivait aussi à la page précédente : « Parmi les causes occasionnelles de la phtisie pulmonaire, je n’en connais pas de plus certaines que les passions tristes... et il est à remarquer que la même cause est celle qui paraît le plus contribuer au développement des cancers et de toutes les productions accidentelles qui n’ont pas-d’analogues dans l’économie animale».

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de la vie et par les propriétés innées que nous appelons son caractère. Ce qui détermine la volonté humaine avant les motifs extérieurs, c’est le caractère»9.

Ce texte parut en français en 1886, et provenait des Éléments de psychologie.physiologique de l’auteur. Wund voit deux tâches de la science : d’abord scruter les phénomènes biologiques qui tiennent le milieu entre l’expérience interne et externe et qui exigent donc une double observation ; ensuite utiliser les résultats de cette investigation pour «mieux dévoiler et comprendre l’être humain tout entier». L’auteur estime que son époque connaît enfin un rapprochement entre l’observation psychologique de soi-même et les méthodes de physiologie expérimentale : «Les psychologues contemporains ont simultanément commencé par se rendre plus familiers avec l’expérience physiologique, et les physiologistes ont senti la nécessité de consulter la psychologie, relativement à certaines questions limitrophes, auxquelles ils se heurtaient»10.

Ce point de vue psychophysique, que Charcot n’ignore point11 et qui sera ensuite très développé par les sciences psychosomatiques, attirera l’attention des directeurs spirituels. On témoigna d’abord une nette méfiance à l’égard des savants et des médecins qu’on qualifiait de matérialistes et qui, de ce fait, étaient bannis des sources de la connaissance. Cette suspicion disparaîtra peu à peu, à mesure qu’on admettra que la morale et la spiritualité peuvent être enrichies des découvertes d’auteurs qui d’ailleurs ne sont pas croyants. On sait qu’il faudra du temps jusqu’à ce que la psychanalyse soit prise au sérieux.

En 1922, un moraliste, Edouard Thamiry, étudiant le phénomène de l’influence sous l’aspect métaphysique, psychologique et pédagogique, relèvera la multiplicité d’actions et de réactions réciproques dont les êtres sont tributaires. L’auteur écrira : «Ces influences inconscientes, qui vicient les actes spontanés en apparence les plus libres, il importe grandement de les découvrir chez l’enfant»12. En 1928 Thamiry souligne toutes les entraves qui rendent ardue la marche de l’homme vers sa fin car dans le dédale des actions journalières la route est coupée d’obstacles. Cet homme, «merveilleusement ondoyant et divers», trouve en lui également une foule de tendances indisciplinées qui risquent de l’écarter du sommet. Il s’agite en des milieux variables et la sollicitation de quelques biens particuliers peut le détourner de la poursuite du Souverain Bien : «Afin de le prémunir contre ces dangers, il lui faut un guide vivant, capable de lui tracer un itinéraire précis et de l’aider en toutes circonstances à le suivre. La morale assumera cette charge»13.

Le directeur d’âme, qui ne saurait ignorer la morale, peut être ce conducteur qui en des cas concrets apporte la lumière et aide à résoudre les difficultés s’opposant à une plus grande union avec Dieu. Thamiry

9. W. Wundt, Éléments de Psychologie physiologique. Traduit de l’allemand sur la deuxième édition j>ar le Dr Élie Rouvier. Paris, Alcan, 1886, 2 volumes, T. II, p. 450.

10. W. Wundt, lhidemy p. 2. Les Nouveaux éléments de Physiologie humaine furent traduits de l’allemand sur la deuxième édition par le Dr C. Bouchard (Paris, Savy, 1872, (624 p.). Plus tard, du même auteur, traduit par A. Relier, parut Hypnotisme et Suggestion (Paris, Alcan, 1893).

11. J.-M. Charcot, La foi qui guérit. Paris, Alcan (Bibliothèque diabolique), 1897 (39 p.). Traitant du phénomène «faith- healing», Charcot écrit que François d’Assise et sainte Thérèse étaient des hystériques indéniables et Fauteur ajoute : «Les hystériques présentent un état mental éminemment favorable au développement de la faith-healing, car ils sont suggestibles au premier chef, soit que la suggestion s’exerce par des influences extérieures, soit surtout qu’ils puisent en eux-mêmes les éléments si puissants de l ’auto-sugeestion. Chez ces individus, hommes ou femmes, l’influence de ï ’espnt sur le corps est assez efficace pour produire la guérison ae maladies que l’ignorance, où oh était il n’y a pas longtemps encore de leur nature véritable, faisait considérer comme incurables. Tels ces faits de troubles trophiques d’origine hystérique qu’on commence à bien connaître : atrophie musculaire, œdème, tumeurs avec ulcérations» (p. 37-38). De tels textes inquiétaient les théologiens d’alors! En 1911 le Dr Lavraud écrivit un ouvrage «Hystérie et Sainteté» (Paris, Bloud et Cie, 1911, (127 p.) en partant du principe.que «les saints savent merveilleusement discerner ce qui est pathologique et ce qui est surnaturel» (p. 114). L’affirmation semble un peu catégorique. L’auteur estime que l’inspiration des saints est consciente, raisonnée, consentie et voulue alors que chez les névrosés la suggestion est déprimante et désorganisatrice. Insistant sur ce point de vue le médecin affirme : «Le saint n’est pais un être inconscient plus ou moins, mais un homme pleinement conscient et volontaire; si la grâce parle, s’il l’écoute, il le fait en toute indépendance et c’est toujours sa volonté à lui qui dicte la décision. Il ne vit pas dans un rêve où s’éteignent les énergies vitales » (p. 119). Voilà comment le Dr Lavraud arrivera à la conclusion de son livre : «L ’hystérique apparaît donc tout l’opposé du saint : celui-ci se distingue par l’unité de sa vie psychique, par sa persévérance, par la tension permanente de son activité volontaire et consciente vers le but invariable qu’il s’est proposé ; bref, il obéit pleinement à sa volonté consciente et les résultats surprenants q u’il réalise par l’exercice des puissances actives de son être, en fait un surhomme bien loin de le ranger parmi les débiles ou les malades de l’espèce humaine» (p. 125-126). Dans la pratique, de telles distinctions ne sont pas toujours si précises...

12. Edouard Thamiry, De l'influence. Paris, Beauchesne, 1922 (369 p.), p. 337.13. Edouard Thamiry, Fondements de la morale. Morale naturelle et morale chrétienne. Paris, Bloud et Gay, 1928 (230 p.),

p. 49.

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dira plus tard, en 1935, que Phomme a besoin de clarté pour conformer les opérations de son âme au Bien mais aussi pour reconnaître au préalable ce Bien sans crainte d’erreur : «C’est que victime de ses illusions et de ses égoïsmes, il est exposé à le rechercher dans les créatures, car sa volonté est libre de son choix. Celui-ci peut se porter sur un bien passager qu’elle considérera comme sa fin et servira comme une idole»14.

Le but de la direction spirituelle est aussi d’écarter les idoles du chemin de l’homme car ce dernier a l’obligation primordiale de rechercher l’absolu. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que déjà Bossuet, prêchant le jour de Pâques en 1661, rappelait que le coeur humain est un « vieux temple d’idoles» et qu’il est souvent profané par le culte des «fausses divinités», tant les passions l’abusent...15. C’est toujours la même préoccupation chez ceux qui ont le devoir de rendre l’homme capable de discerner, à travers la vanité des fausses valeurs, le souverain Bien qui est le terme de l’ascension que le chrétien tente ici-bas*

On a prétendu que jadis, dans cette marche, la loi morale représentait un impératif devant lequel on se pliait sans condition. La «soumission» devenait «démission». De sorte que «si l’homme courant du xviie siècle ne pouvait encore dépasser ce stade d’obéissance passive, l’homme du xxe siècle considé­rablement plus conscient des exigences de son autonomie — et de l’angoisse fondamentale de la liberté !... — ne peut absolument pas s’en contenter » 16. Une étude un peu approfondie de la correspondance spirituelle des trois siècles qui ont précédé le nôtre montrerait que les vrais directeurs n’entendaient pas condamner les chrétiens à une telle démission et que les fidèles eux-mêmes savaient conserver une part d’autonomie, même en respectant la loi. Le présent ouvrage s’efforcera de le faire sentir.

A mesure que progressera le xxe siècle, et peut-être par réaction, la théologie spirituelle prendra ses distances par rapport à la psychologie et à une certaine morale. En effet on craindra le «psychologisme» qui aborderait la vie spirituelle simplement au niveau des vertus et des vices comme aussi le «moralisme» qui diviserait sa matière simplement en actes bons ou mauvais. La spiritualité consiste à se placer «au niveau où l’Esprit anime l’homme pour l’aider à réaliser le grand dessein du Père»1?. On développera donc surtout chez les fidèles le sens de la liberté qui adhère aux poussées de cet Esprit ou s’y refuse. C’est dans ce sens-là que le second Concile du Vatican proposera une spiritualité qu’un directeur d’âme ne saurait méconnaître. Voilà pourquoi ce travail, à plus d’une reprise, établira des relations entre l’évolution de la direction spirituelle, durant la première moitié du xxe siècle, et certaines déclarations de Vatican II qui semblent constituer un aboutissement de cette évolution.

Cependant ici également il y a un préjugé à l’égard des auteurs spirituels du temps passé. Ceux-ci savaient très bien, avant Vatican II, que c’est par l’exercice qu’on se libère de ses instincts, qu’on s’arrache à son égoïsme et qu’on s’affranchit de ses servitudes pour travailler à la conquête de cette liberté si prônée aujourd-hui et qui n’est point donnée, toute acquise, au départ.

Pareillement on a reproché à la direction d’âme de confiner les gens dans la dévotion en dédaignant l’action : la littérature spirituelle prouve qu’il n’en est rien mais que les directeurs craignaient une agitation empêchant le chrétien de penser ou de prier. Quand l’Action catholique atteignit un grand essor, plusieurs auteurs lancèrent un cri d’alarme face à ces activités apostoliques qui souhaitaient, avec raison, associer pour une même tâche, ̂ clergé et laïcat. On se mit à redouter une triple aliénation du spirituel par le pragmatisme, par le faux messianisme et par le cléricalisme. Or la véritable direction d’âme fait éviter ces trois périls. Il y a l’illusion de confondre le procédé naturel, instrument pour diffuser le message, avec le message lui-même qui est spirituel. Il y a l’illusion d’obtenir des trucs et des recettes pour faire jaillir la grâce et obtenir le succès, sans plus méditer, attendre et espérer. Il y a enfin l’illusion de laisser tout le travail au guide spirituel,

14. Edouard Thamiry, Morale individuelle. Paris, Bloud et Gay, 1935 (204 p.), p. 195.15. Bossuet, Œuvres complètes. Bar-le-Duc, 1862, T. II, p. 508.16. Marc O raison, Une morale pour notre temps. Paris, Fayard, 1964 (219 p.), p. 109.17. Henri Sanson s .j ., Spiritualité de la vie active. Le Puy, Editions X. Mappus, 1952, p. 14-15.

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sans favoriser quelque initiative personnelle. Henry Duméry écrit : «L’Église a à diriger et à libérer les consciences, et par là elle devient vraiment le sel de la terre entière, car d’une part elle témoigne pour tous les hommes de bonne volonté, et d’autre part elle engage la masse de ses fidèles sur tous les plans humains, en leur donnant pour seule consigne de n’être pas moins hommes, comme de perpétuels mineurs, mais de l’être mieux et davantage par un discernement plus aigu de l’originalité et de la complémentarité des valeurs » 18.

Cette direction et cette libération des consciences — les deux opérations étant toujours très liées — étaient déjà implicitement contenues dans les conseils donnés par les guides spirituels lucides de toutes les époques. S. Ignace de Loyola a un profond respect de la liberté de chacun lorsqu’il écrit : «Que le directeur ne se tourne et ne s’incline ni vers un parti, ni vers un autre, mais qu’entre les deux il se tienne comme une balance et laisse le Créateur traiter directement avec la créature et la créature avec son Créateur et Seigneur»19. Pour autant S. Ignace sait qu’un directeur se doit de découvrir à l’âme «les ruses de l’ennemi de la nature humaine» et du «séducteur qui veut agir en cachette sans être découvert». Or le démon ne réussira pas dans son entreprise si l’âme s’ouvre à quelque personne spirituelle qui «connaît les astuces et les ruses» de Satan.

De même S. Jean de la Croix a toujours respecté la liberté des chrétiens, estimant que les directeurs ne sont que des «instruments» pour conduire les croyants sur le chemin de la perfection selon les lumières de la foi, la loi de Dieu et les dons que le Seigneur accorde à chacun : « Le guide spirituel doit bien considérer que le principal agent, le guide moteur de ces âmes, dans une pareille affaire, ce n’est pas lui, mais l’Esprit-Saint, qui ne cesse jamais de veiller sur elles... Voilà pourquoi il doit s’appliquer, non à les adapter à sa méthode ou à ses vues personnelles, mais à considérer s’il se rend bien compte de la voie par où Dieu les conduit, et, dans le cas contraire, de les laisser aller leur chemin sans les troubler»20.

De pareils textes révèlent combien il serait injuste de prétendre quç les directeurs n’avaient cure de la liberté de ceux qui se confiaient à eux. A la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, le respect de l’autre animera également tous ceux qui se sentiront responsables des âmes. Quelques excès de langage ou les attitudes perturbées de certains guides ne sauraient permettre une généralisation accusant d’ambiguïté une loyale conduite spirituelle.

On insiste aujourd’hui sur la nécessité chez un directeur de posséder un sens concret de l’existence d’un laïc. Le conseiller n’a pas à rester dans le vague et se contenter de pieuses exhortations ou « de melliflues discours». Le prêtre ne se lancera pas non plus dans le profane au point d’oublier qu’il est d’abord un homme de Dieu et le directeur «se gardera surtout de dicter des solutions, tout en aidant à les découvrir»21. L’apôtre devra d’abord s’adapter à Dieu qui lui fixe sa mission mais fera aussi l’effort de tenir à chaque génération «un langage intelligible». Tous ces propos, qui se disent modernes, se retrouvent dans les époques précédentes...

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Enfin la direction spirituelle s’intéresse plus que jamais au cas des névrosés qui, eux aussi, sont appelés à la sainteté. On a prétendu que Thérèse de l’Enfant Jésus avait connu la nuit de la névrose22

18. Henri Dumery, Les trois tentations de l'apostolat moderne. Paris, Le Cert, 1948 (160 p.), p. 155.19. Ignace de Loyola, Exercices spirituels. Paris, L’Orante, 1950 (205 p.), p. 9. Traduit par P. Doncœur.20. J ean de la Croix, Œuvres spirituelles. Traduction du Père Grégoire de Saint-Joseph. Paris, Le Seuil, (1305 p.), 1947,

p. 1004-1005 (La Vive Flamme d’Amour).21. G. Philips, Le rôle du laïcat dans l'Église. Toumai-Paris, Casterman, 1954 (248 p.), p. 226.22. Jean-François Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux. Névrose et sainteté (1873-1897'). Paris, Le Seuil (286 p.),

1972 : « La vie de Thérèse est un cri de révolte contre ce prétendu Dieu propriétaire et captateur qu’on lui a présenté, ce Dieu très aristocrate qui ne s’intéressait qu’à ceux qui sont saints dès l’enfance ou à ceux qui possédaient un psychisme équilibré les rendant capables d’atteindre à une haute perfection morale. Thérèse qui a connu la nuit de la névrose et s’est reconnue sœur des criminels et des pécheurs, Thérèse répond à la voix de Dieu qui appelle les gens des rues et des places publiques, le tout venant — nous tous — les boiteux, les angoissés, les malchanceux, les désemparés, les désespérés * (p. 18).

Joseph Goldbrunner écrit également : «Sainte-Thérèse de l’Ênfant Jésus fut atteinte dans sa jeunesse d'une névrose obsessionnelle» (Sainteté et Santé, traduit de l’allemand par Lucienne Foucrault, Paris, Desclée de Brouwer, 1954 (70 p.), p. 23).

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mais que cela n’enlevait rien, au contraire, au mérite de son cheminement vers la sainteté. Certes le névrosé aura la tentation d’être plus conscient de lui-même que de la présence de Dieu en lui. On peut l’aider à purifier ce sentiment et il est manifeste que «tous, normaux ou anormaux, nous sommes soumis aux mêmes obligations en ce qui concerne la sainteté, car il n’y a pas deux saintetés mais une seule»23. On ne trouve pas que des saints au psychisme heureux; il y a aussi les angoissés et les agressifs, qui sont disgraciés par la nature et qui manqueront toujours un peu de lucidité parce qu’ils «portent le poids insupportable des déterminismes»24. La constance leur sera difficile... Le Professeur J. Orcibal a décrit la marche vers la sainteté de ceux qui supportent quelques fardeaux pathologiques entravant constamment leurs tentatives d’accéder à un idéal bien fixé : « La psychologie moderne a changé bien des perspectives et la sainteté n’est plus maintenant exclusivement conçue comme l’épanouis­sement des «fruits de l’Esprit» (cf. Gai. V, 16-25) dans l’héroïsme de toutes les vertus chrétiennes : celle-là est l’apanage des heureux naturels qui ont laissé une trace lumineuse dans l’histoire et sont, sur les autels, devenus des modèles pour les siècles futurs. Mais ceux qu’une vie psychologique peu équili­brée maintient bien loin de leur idéal ne se voient pas pour cela interdire toute sanctification essentielle. Celle-ci est compatible, sinon avec l’égoïsme, la vanité, l’ambition, la duplicité, la ruse, du moins avec ce qui mériterait ces noms dans une conscience normale. On ne peut d’ailleurs jamais conclure de la présence d’une motivation psychologique à l’absence certaine d’une motivation spirituelle, et, la première pouvant être le point de départ d’efforts très réels, la persévérance dans cet effort reste méri­toire, même si elle ne réussit pas à transformer sensiblement un terrain trop hostile » 2S. L’auteur ajoute qu’une névrose hystérique ne permet d’ailleurs pas de nier «la sincérité de la foi, de la piété, de* l’amour, même des bonnes intentions qui sont aux prises^vec cette maladie».

Or ce problème n’était pas étranger aux directeurs vivant à la fin du siècle passé comme on le verra chez Mgr d’Hulst. Et en 1933 le Père A. Valensin écrivait au jeune François : «Tous les grands ont été des nerveux ; et je te préfère nerveux, malgré tous les inconvénients et toutes les souffrances qu’entraîne une sensibilité excessive. Avec un nerveux, on fait un neurasthénique. Mais jusqu’ici tu es resté à cent lieues de la neurasthénie. Magré toutes les occasions que tu as eues de t’en rapprocher. Ne commence pas ! Cela dépend de toi. Reste le capitaine de ton âme. La conduite de ta propre sensibilité, la défense de ton optimisme volontaire, l’exploitation calculée de tes dons, la navigation en bordée, tout cela t’offre

23. Jordan Aumann o .p ., Sainteté et Névrose. Dans Foi, raison et psychiatrie moderne. Paris, Le Cerf, traduit de l’américain par F. Héron de Villefosse, 1957 (350 p.), p. 339.

24. L. Beirnaert S.J., La sanctification dépend-elle du psychisme f Dans Les Études, juillet-août-septembre 1950, T. 266, p. 63.

25. Jean O rcibal, Port-Royal. Entre le miracle et l'obéissance. Flavie Passart et Angélique de St-Jean Amault d’Andilly. Bruges, Desclée de Brouwer 1957 (197 p.), p. 105-106. C’est un véritable diagnostic du cas de Sœur Flavie Passart, Religieuse ae Port-Royal, qu’établit le Professeur Orcibal dans le chapitre intitulé : Une énigme psycho-physiologique (p. 85-108). Sœur Flavie se trouvait dans un «état d’isolement affectif» grave qui développait en elle un complexe a ’infériorité. Des raisons de famille et de fortune, d’éducation et de vigueur intellectuelle, causaient en elle de sérieuses perturbations, surtout lorsqu’elle « se trouvait privée du soutien d’un directeur qui la comprît». L’inadaptation à son milieu troublait la Religieuse et ce déséquilibre attectit exerçait sur sa santé une influence « reconnue bien avant qu’une branche spéciale de la médecine, la psychosomatique, se soit donné pour tâche de l’étudier» (p. 96). Ce fut alors la fuite clans la maladie à la suite de «situations morales intolérables». L’hystérie devint un domaine privilégié : «L ’hystérique, chez lequel une imagination puissante est associée à une grande réceptivité nerveuse, se rend malade parce qu’il croit l’être. La diminution, pour des causes psychologiques, du contrôle cérébral de l’émotivité, permet au conflit psychique générateur d’angoisse d’attaquer un point faible de l’organisme et de se substituer ainsi un symptôme corporel » (p. 97). A l’aide de tels principes on comprend le cheminement accompli par Sœur Flavie : «Alors qu’une réprimande l’avait mise en posture d’accusée, la maladie la transformait en victime, ce qui lui valait compassion pour ses souffrances et admiration pour sa constance chrétienne — double réconfort qui lui permettait d’échapper, au moins provisoirement, au complexe d’infériorité et à l ’état de « frustration affective » (p. 98). On voit par là combien la psychologie du comportement peut éclairer le côté équivoque de certaines souffrances, même chez des âmes de bonne volonté. L’inadaptation a toujours existé : un directeur spirituel le sait. Mais il fau t être reconnaissant aux sciences psychologiques d’attirer davantage l’attention sur cette réaction qui peut devenir si lourde tant pour le sujet que pour son entourage. Jean Orcibal remarque dans son analyse : « Nous n’en devons pas moins chercher la clé de ces énigmes dans les rapports d’un moi douloureux, chétif et éphémère, avec le milieu sur lequel il a besoin de s’appuyer pour se reconstruire sans cesse. L’étroitesse du champ de conscience, caractéristique des «nerveux», explique qu’ils ne perçoivent guère que ce qui touche leur personne, centre de leurs préoccupations claires ou subconscientes, et que leur repliement sur soi les rende particulièrement inaptes à se mettre à la place d’autrui» (p. 94).

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le plus passionnant emploi de ton intelligence » 26. L’auteur enseignait aux nerveux de ne jamais perdre l’espérance et de ne point se prendre en dégoût : on ne regardera ni en arrière, ni de côté, mais en avant.

L’année suivante l’abbé Monchanin tâche à son tour de placer la névrose dans le processus de la sainteté : «A côté des saints qui sont des sages et des tempéraments équilibrés, il en est qui sont des malades ou même des tarés. Dieu ne refuse pas ses dons les plus précieux à aucune âme de bonne volonté. Même la névrose n’est pas un obstacle insurmontable. Toutefois c’est alors malgré, et jamais à cause de ces tares, que tel homme ou telle femme atteignent leur perfection sprirituelle » 27.

La dernière remarque est d’importance et cette époque se soucie avec intelligence de la vie spirituelle des névrosés. On parle plus librement de cet état et les médecins donnent alors davantage de précisions au grand public. Cependant le Père B. Lavaud O.P. mettra en garde, en 1941, contre la confusion entre les exigences d’un traitement médical et celles de la vie spirituelle : s’il y a parallélisme, il n’y a pas identité : «Avec! prudence et discrétion, mais sans respect humain, le médecin chrétien doit, dans ses rapports avec ses patients, rendre témoignage à sa foi, exercer la charité chrétienne sous les multiples formes indiquées par les circonstances : avertissement, correction fraternelle, assistance morale, etc. Tout cela, nous le proclamons. Mais la médecine n’est pas pour autant, elle ne le sera jamais, religion, ni théologie, ni direction d’âme » 28. L’auteur observe qu’un grand malade peut être un grand saint mais que «les grands saints très bien portants sont rarissimes» : tout cela n’empêche pas de maintenir la distinction entre naturel et surnaturel, ainsi qu’entre le corps et l’âme.

Un an plus tard Romano Guardini invitait aussi ses lecteurs à écarter la confusion en ces matières. L’écrivain allemand traitait de la «mélancolie» (Schwermut) et disait : «Médecins et psychologues dissertent très pertinemment sur les causes et la structure interne de la mélancolie... Ce qu’ils savent énoncer, c’est précisément la théorie de certaines couches de l’infrastructure, et rien de plus. Le sens véritable de la mélancolie ne se révèle qu’à partir du spirituel. Et voici, me semble-t-il, où il réside en dernier ressort ; la mélancolie est l’inquiétude que provoque chez l’homme la proximité de l’éternel. C’est là ce qui le rend heureux, et en même temps, constitue pour lui une menace » 29.

Ce plaidoyer en faveur du spirituel se retrouve régulièrement devant l’invasion d’une littérature vulgarisant la médecine et la psychologie au point de montrer parfois une vue un peu courte de graves

26. Auguste Valensin, Auguste Valensin présente François (1916-1935). Paris, Aubier, 1964 (295 p.), p. 122.27. Abbé Monchanin, Santé - Sagesse - Sainteté. Dans Médecine et Éducation. Lyon, Lavanaier, 2 volumes, 1934, T. I,

p. 219. Dans le même esprit des auteurs américains diront plus tard : « Les saints furent pour la plupart extraordinairement bien équilibrés. Il y en a toutefois qui semblent être devenus des saints malgré leurs handicaps émotifs. La source de leur mérite peut fort bien avoir été un triomphe de la volonté et de la grâce, en dépit d’handicaps névrotiques qui entravaient la possibilité d’une vie tout à fait libre et sereine. Et pourtant personne ne défendrait le bienfait de ces névroses- dans l ’hypothèse où il eut été possible de les faire disparaître. Nous devons prendre en effet autant d’intérêt à développer dès forces saines chez un être humain que nous en prenons à le libérer de toutes sortes d’infirmités physiques. Mens sana in corpore sano ; pour être une devise stoïcienne n’en est pas moins celle d’une humanité catholique» (G. Hagmaier et R.W. Gleason, Direction, Education et Psychopathologie. Paris, Aubier, 1962 (371 p.), p. 19).

28. B. Lavaud o .p . De la pratique médicale à la direction spirituelle. Dans Nova et Vetera. Fribourg (Suisse), 1941, p. 108-109. A ce propos on consultera avec intérêt l’article de Henri Bissonnier : Du rôle du directeur spirituel auprès d*un pénitent en psychothérapie (Supplément à la Vie spirituelle, 15 novembre 1955, n° 35, p. 394-405). L’auteur écrit : «Soigner un individu ou, plus exactement, l’aider à se guérir est une chose — et c’est là le rôle du psychothérapeute. Celui-ci permettra au su/et de comprendre en quoi il est malade et non pas pécheur. Alors apparaîtra d’autant plus clairement la culpabilité véritable. Absoudre le même individu en l’aidant d’abord à se repentir est une autre chose — et c’est là le rôle du prêtre. Celui-ci permettra au sujet de comprendre en quoi il est pécheur et non pas malade. Alors apparaîtra d’autant plus aisément ce qui est coupable, et non pas pathologique. Au terme de sa maladie, le même sujet trouvera le psychothérapeute qui l ’aide à rencontrer l'apaisement dans la guérison. Au terme de son péché le même sujet trouvera le prêtre qui l’aide à retrouver la paix de Dieu dans l'absolution qui pardonne la faute et qui restaure» (p. 398). Le même auteur dira plus tard : «Le malade mental a sa place dans l’Église, corps m ystique du Christ, il est un vivant qui doit demeurer de la société des vivants. A nous, prêtres, de le rappeler quand on viendrait à l ’oublier autour de nous » (Introduction à la Psychopathologie pastorale. Paris, Fleurus, 1960, (143 p.), p. 89). Donnant des indications psychologiques en vue de l’ascèse, le Père J . Lindworsky s.j. estimait déjà qu*«un directeur prudent évitera de faire prendre conscience au sujet d’une tendance anormale qu’il n’a pas reconnue et de la lui faire ainsi redouter». Si la tendanceÇerverse est consciente, « il faut alors s'attacher à un guide clairvoyant et expérimenté » (Psychologie de Pascèse. Paris, Alsatia, 1937.

raduit de l’allemand par A. Desguigues, p. 12).29. Romano Guardini, D elà Mélancolie. Paris, Le Seuil, 1952 (93 p.), p. 81-82. Traduit par Jeanne Ancelet-Hustache (Vom

Sinn der Schwermuty Graz, Verlag Stiasny, 1949).

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problèmes. Guardini reconnaît l’effort de la psychanalyse cherchant des racines sexuelles au processus de la mélancolie. Si on écarte les exagérations et les généralisations, on doit admettre que la psychanalyse n’a pas tort, ne serait-ce qu’en raison du caractère instinctif, même organique, de ce phénomène : « Mais l’explication psychanalytique n’atteint qu’un certain niveau du problème. Les véritables racines se situent dans le domaine spirituel» (iibidem, p. 51). Sainte Thérèse d’Avila le savait bien lorsqu’elle donnait des avis nécessaires aux Supérieures sur la conduite à tenir vis-à-vis des sœurs mélancoliques...

Ainsi on découvre d’une part un désir de ne pas laisser la psychologie abuser de ses jugements et nuire au mystère et au surnaturel et d’autre part on sent le rappel des moralistes et des conseillers d’âmes invitant à ne pas employer le'terme de liberté d’une façon trop absolue chez l’être humain. Sans se faire l’allié d’une névrose et sans enfermer un individu dans cette disposition, alors qu’un traitement serait bénéfique, il est évident que la direction spirituelle s’efforcera de faire bon usage de handicaps affectifs ou de tendances névrotiques.

Le Père N. Mailloux O.P. a montré la nécessité d’une rencontre de spécialistes dès qu’il faut aborder l’analyse de la conduite humaine : «De plus en plus, à mesure que l’on s’oriente vers une étude en profondeur du problème de la santé mentale, on invite le théologien à se joindre aux représentants des diverses disciplines empiriques que l’on commence de grouper sous l’appellation de «sciences de l’homme », et à partager avec eux les connaissances théoriques et pratiques, qui dérivent d’une observation séculaire du fonctionnement de la conscience humaine » 30. Les « sciences humaines » ne font que progresser et le directeur d’âme tire profit de cette collaboration : « De toute évidence pour mettre au point une science normative, destinée à servir de guide à la conscience et à la rendre capable d’exercer un jugement lucide, en dépit d’incessants bouleversements intérieurs et de circonstances trop vite renouvelées pour être aisément prévisibles, il est indispensable d’avoir appris à démêler l’enchevêtrement des mobiles qui nous agitent tout comme à peser correctement les inéluctables exigences du réel» (ibidemy p. 70). Ainsi le partage des expériences de différents chercheurs aide à mieux scruter la conduite humaine : «Tantôt, c’est le théologien qui se trouve désemparé devant certaines crises qui viennent troubler le fonctionnement d’une conscience et compromettre l’évolution d’une vie intérieure remplie de promesses ; tantôt, c’est le psychologue qui s’obstine à ignorer les manifestations les plus hautes de la vie spirituelle, plutôt que d’affronter la complexité de phénomènes qui débordent les cadres de son optique habituelle» (p. 71). Il y a donc plusieurs moyens d’étudier le programme de la sainteté qui connaît un large éventail.

En revanche il est normal que l’Église soit prudente dans les procès de canonisation car elle souhaite davantage mettre en pleine lumière, chez un serviteur de Dieu, «son parfait équilibre spirituel et l’intégrité de son psychisme humain»31. Quand elle est donnée comme exemple, la sainteté est souvent liée à une certaine santé, au moins psychique, correspondant à une existence humaine authentique. Il est manifeste que l’angoisse est fréquemment la traduction d’une fuite devant une réelle expression de soi

% alors que la santé spirituelle correspond à vivre la vérité qu’on a fait sienne là où les circonstances nous placent. Il faut pourtant rappeler, même si c’est là un lieu commun, que tous les saints ne sont pas canonisés et cet essai en tiendra compte... Le Père A.M. Weiss enseignait déjà que «autre chose est

30. Noël Mailloux o .p ., Psychologie pastorale et problèmes de la direction de conscience. Dans les Contributions à l'Étude des Sciences de l'Homme. Montréal, 1959, N° 4 (p. 66-130), p. 66. Dans le même esprit Louis Cognet écrira plus tard : «Lorsque nous étudions la vie spirituelle d’une âme, nous avons affaire à une relation avec Dieu, qui suppose, toute une métaphysique et toute une théologie, c’est vrai, mais nous avons en même temps affaire à une activité de la conscience, sous sa forme psychologique, que nous devons étudier comme telle, et à qui nous devons appliquer les méthodes d’étude de la psychologie» (Introduction à la vie chrétienne, T. I : Les problèmes de la spiritualité. Paris, Le Cerf, 1967, p. 16).

31. P. Gabriel de Ste-Marie-Madeleine, Normes actuelles de la sainteté. Dans Trouble et Lumière. Desclée de Brouwer et Cie, Études Carmélitaines, 1949, (221 p.). L’auteur, consulteur de la Congrégation des Rites, écrit que l’étude complexe de tous les aspects de la vie d’un serviteur de Dieu «nous fait admirer en lui une humanité arrivée à.une singulière harmonie et perfection qui se manifeste en une ascension de toutes ses forces spirituelles, qui se subordonnent docilement les facultés sensibles ou qui triomphent parfaitement de leur résistance pour réaliser en toute perfection la tâche que le Seigneur a prescrite à l’âme : l ’accomplissement parfait de sa sainte volonté par la fidélité entière, constante et généreuse au devoir quotidien» (p. 188).

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d’être canonisé, et autre chose d’être saint» (op. cit., p. 260). De son côté Thérèse de l’Enfant-Jésus disait : « Rien ne nous assure que les saints canonisés soient les plus grands » 32.

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Pour connaître plus exactement le chemin que la direction spirituelle a parcouru dans son évolution, il est nécessaire de jeter fréquemment un regard en arrière. Les raisons de ce rappel du passé sont variées. D’abord la conduite des âmes est tributaire de tout ce qui a déjà été dit sur l’homme. En effet les « problèmes » que connaît le chrétien de la première moitié du xxe siècle sont certainement de deux natures : il' y a ceux qui sont propres à son temps mais il y a également ceux que tout homme, en chaque époque, s’est constamment posé. Dès lors les. propos d’un François de Sales, par exemple, apportent à l’inquiétude humaine une réponse ou un apaisement qui sont indépendants du temps où l’on vit. Même si le vocabulaire change, la substance de la doctrine conserve sa valeur.

D’autre part durant la première moitié du xxe siècle il est évident qu’on lit encore non seulement Y Introduction à la vie dévote mais aussi Ylmitation de Jésus-Christ ou les Exercices de Saint Ignace. Preuve en soit le fait que plus tard on publiera en édition dite de poche ces classiques, afin que chacun puisse plus facilement se les procurer. Ainsi les rééditions relèvent tout ce que la direction d’âme doit aux œuvres d’anciens auteurs, même dans les temps modernes.

Enfin le « maître » qui a pour tâche de guider les âmes continuera de lire, pour sa propre formation, les traités ou les lettres de direction qui s’adressaient à l’homme de jadis. Tâchant de donner une introduction à la vie spirituelle, en 1960, Louis Bouyer écrira que le novice ne peut progresser sûrement dans cette vie « sans un maître qui, en même temps, veille en connaissance de cause sur cette foi encore si peu implantée dans le croyant et puisse en tirer pour lui les conséquences vitales » 33. Le guide a donc besoin d’une « connaissance de cause » en plus d’une croyance qui fait passer la foi dans sa propre vie. Or cette connaissance ne saurait s’acquérir sans consulter le passé. A ce moment-là le directeur pourra conduire ceux qui sont désireux d’aller plus avant dans la vie spirituelle mais qui, au début, ont besoin non seulement d’un honnête examen de conscience mais aussi d’une obéissance « nécessaire de sa propre nécessité». Voilà pourquoi l’auteur cité fait cette remarque : «Comme le commençant reçoit sa foi du dehors, il faut que l’obéissance par laquelle elle informera toute sa vie lui soit précisée du dehors, c’est-à-dire, à ce stade, avant tout par un maître qui, lui, sait d’expérience le lien entre la foi et la vie. C’est par là, par là seulement, que le novice fera effectivement entrer à son tour sa propre foi dans sa propre yie. L’obéissance à un autre, qui est alors foncièrement obéissance au maître éprouvé, sera donc pour lui une nécessité ou une quasi-nécessité» {ibidem).

Écrivant le 29 avril 1606 à Mme la Présidente Brulart, François de Sales assurait que «le discret conseiller des âmes ne trouve jamais rien d’estrange, mais reçoit tout avec charité,compastit à tout, et cognoist bien que l’esprit de l’homme est sujet à la vanité et au désordre, si ce n’est par une spéciale

32. Thérèse de l’enfant-jésus, Cçnseils et Souvenirs, Paris, Le Cerf et Desclée de Brouwer, 4e édition, 1973 (215 p.), p. 162 : cette édition est la meilleure parue jusqu’alors.

33. Louis Bouyer, Introduction à la vie spirituelle. Paris-Toumai, Desclée et Cie, 1960 (320 p.), p. 254-255. Dans la Lettre Encyclique que Pie XI rédigea à l’occasion du troisième centenaire de la mort de saint François de Sales, le 16 février 1923, le Pape invite à « répandre le plus largement possible les ouvrages et opuscules» de l’Évêque de Genève car « ces écrits, d’intelligence facile et de lecture agréable, éveilleront dans les âmes des fidèles le goût de la vraie et solide piété» (Actes de S.S. Pie XI, Paris, Bonne-Presse, T. I., 1927, p. 196-197). On voit par là le côté toujours actuel, dans la première moitié du xxe siècle, de l’enseignement de directeurs d’âmes du temps passé. En ce qui regarde l’histoire de la direction spirituelle on consultera l’ouvrage de P. P ourrat, La spiritualité chrétienne. (Paris, Gabalda, 1928) T. IV : Les Temps modernes, 2e partie : Du Jansénisme à nos jours.

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Page 12: Direction spirituelle et temps modernes · quiconque désire devenir libre»2. Plus tard, dans une étude sur la personnalité et la sainteté, Alexandre Roldan écrira que «le seul

assistance de la vérité » 34. Ce tableau du directeur d’âme, qui sait que « la crasse et la rouille » croissent sur le cœur humain s’il n’y prend pas garde, correspond toujours à ce que doit être le guide spirituel, encore aujourd’hui. L’Évêque de Genève disait qu’il faut des yeux «bien essuiés et ouverts» pour se rendre compte que l’on prend un mauvais chemin. Nous verrons que la tâche du directeur d’âme, à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du suivant, demeure celle d’un guide permettant à ceux qui s’adressent à lui de ne pas tomber dans une subtile cécité. Pour éviter cette dernière il faut prendre en considération les soucis nouveaux que créent des temps nouveaux : mais la préoccupation sera toujours d’aider les autres à connaître et à réaliser personnellement la volonté de Dieu.

34. François de Sales, Œuvres. Édition d’Annecy, Lyon-Paris, T. XIII, 1904, p. 175.