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Discours & Société 1 Mémoire collective et pouvoirs symboliques

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Discours & Société 1

Mémoire collective et pouvoirs symboliques

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mémoire collective et pouvoirs symboliques

l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazidans le discours social en Suisse, 1995-1997

édité par J. Widmer et C. Terzi

Discours & Société 1

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« Discours & Société »publié par le

Département Sociologie et média, Université de Fribourg (Suisse)

Imprimé au Centre mécanographique de l’Université de Fribourg

1999

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PREFACEDepuis 1995, les médias suisses ont largement participé aux débats rela-

tifs à la seconde guerre mondiale. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi aété au cœur de ces débats, regroupant ou rapprochant au moins quatre problé-matiques avec leurs acteurs spécifiques : les « fonds en déshérence » appar-tenant à des victimes de l’Holocauste et non restitués par des institutions pri-vées, banques, assurances ou fiduciaires ; l’affaire de « l’or nazi » quiconcerne principalement les transactions entre la Banque nationale suisse et lerégime nazi ; le refoulement aux frontières de victimes du nazisme ; les œuvresd’art volées par les Nazis et pas restituées à la fin de la guerre. Revinrent à lasurface en cette période également les collaborations industrielles avec lesNazis, les compromissions ou d’éventuelles doubles jeux de responsablessuisses durant cette période etc. La période de 1995 à 1999 fut marquée parune intense production médiatique, éditoriale, filmique. Elle vit égalementl’apparition de nouveaux acteurs institutionnels, la « Task force » ou la« commission Bergier » pour en nommer deux, ainsi que de multiples sous-affaires, des péripéties du gardien de banque Meili ou de l’ambassadeur Jag-metti jusqu’à la menace de mise en accusation du conseiller national et profes-seur J. Ziegler pour atteinte à la sûreté de l’Etat.

Les travaux réunis ici ne concernent qu’un choix restreint des multiplesaspects de ces débats. Ils se limitent pour l’essentiel à l’analyse du discours dela presse écrite : une analyse des manières dont la presse a cadré, expliqué,évalué ces débats constituant ainsi une scène publique où non seulement uneopinion pouvait se former mais également une reproduction/reélaboration desformes du lien politique en Suisse.

Les textes ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire de deuxième cy-cle en 1997-1998. Y participaient une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiantsqui font leurs études à Fribourg, à la Faculté des lettres de Lausanne, ou encoreen Allemagne ou en Espagne, réunis là grâce aux conventions d’échanges – etpar la conviction que nous pouvons comprendre nos manières de comprendre.Ce que depuis Kant on nomme la critique.

Dire qu’il s’agit de travaux d’étudiantes et d’étudiants serait réducteur sil’on entendait par là qu’il ne s’agit que d’exercices sans valeur propre. Ce seraitne pas voir combien l’intérêt manifesté pour le travail d’analyse dépassel’exécution d’un pensum scolaire ; ce serait ne pas voir non plus l’espaced’autonomie des réflexions. Leur présence dans ce volume ne résulte passeulement d’une évaluation mais également d’une décision propre des auteursde reprendre leurs travaux pour leur donner la forme d’une contribution à cevolume. C. Terzi a rempli le rôle d’éditeur conseil pour les guider dans cette tâ-che.

Il reste que ce sont des travaux « sous mandat », effectués selon une ap-proche et une méthode qui ne sont pas du libre choix des auteurs. Celles-ci se-ront esquissées dans l’introduction.

Nous tenons à remercier ici A. Baragiola, qui a assuré la mise en page duvolume, et M. Obbad qui a élaboré, en collaboration avec J. Widmer, le dessinde couverture, librement inspiré de la maquette de Arte Magazine.

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INTRODUCTIONJean Widmer

Les travaux réunis dans ce volume mettent en œuvre une approche ausens assez littéral de ce terme: une manière d’approcher le discours pour endécouvrir les formes et les relations internes. Il s’agit d’une physiologie destextes – pour filer une métaphore médicale – plutôt que de leur classificationanatomique.

Pour caractériser cette approche, on esquissera ce que veut dire discoursdans ce cadre ainsi que deux vocabulaires analytiques, avant d’indiquer lequestionnement sociologique qui guide la démarche, à savoir la sociologie desproblèmes et des espaces publics.

DiscoursLa notion de discours caractérise ici une visée analytique, une manière

d’approcher les textes : il s’agit de les considérer comme des éléments de pra-tiques. Celles-ci présentent des formes internes, distinctes des structuresgrammaticales ou textuelles par lesquelles elles se manifestent, et des rela-tions signifiantes qui les lient à ce que l’on appelle parfois négligemment leurcontexte. L’analyse vise à découvrir ces formes et relations internes des dis-cours comme actions sociales.1 Les découvrir et non les stipuler dans un mo-dèle établi avant toute observation. En cela elle se rapproche de la linguistiqueou des sciences naturelles. Elle suppose que s’il y a du sens, il y a un ordrespécifique et que cet ordre peut être décrit. Elle se distingue de l’analyse decontenu classique en ce qu’elle ne cherche pas à dire autrement (de manièrecodifiée et quantifiée) ce que les textes disent (d’une manière qui reste mysté-rieuse), mais à décrire comment ils disent ce qu’ils disent et à mettre en évi-dence leurs ressources sociales et culturelles, les savoirs procéduraux et so-ciaux.

Cette attitude suppose d’adopter la posture d’un lecteur analytique, unlecteur qui ne juge pas de la vérité, de la cohérence ou de la valeur ce qui estdit, mais qui examine les prétentions de vérité, les effets de réel, les agence-ments divers qui permettent aux discours et à leur réception de présenter uneversion du réel cohérente et valable dans leurs propres termes.

Suspendre tout jugement de vérité peut paraître hasardeux alors qu’ils’agit de discours qui portent notamment sur la seconde guerre mondiale et surl’Holocauste. Disons d’emblée que rien n’empêche un auteur d’effectuer ce ju-gement, tout en le laissant hors du champ de son analyse. D’autre part, même 1 Ici, La notion de discours n’est pas classificatoire, comme dans l’opposition entre discours etrécit, mais thématique : elle vise une manière de considérer l’activité langagière, inspirée del’ethnométodologie

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un discours antisémite reste un discours et il peut être analysé à ce titre. Etmieux, comprendre son mode opératoire peut être utile pour le contrer.

Analyse de l’énonciationQue veut dire considérer un texte comme une pratique ? C’est d’abord le

lire comme un lecteur ordinaire pour en établir le sens. Ensuite, se demanderce qui constitue ce sens, autrement dit adopter la posture du lecteur analyti-que. Ainsi, on se demandera qui prend en charge ce sens et en quelle qualité(l’énonciateur). Pour répondre à cette question, nul besoin de visiter les rédac-tions ou d’interviewer des journalistes, la réponse est dans le texte. S’agit-ild’une nouvelle, d’un commentaire, du discours rapporté d’un politicien ? Cesquestions permettent de décrire comment parle le discours : assume-t-il uneprétention à informer, à commenter ou à agir politiquement ? Expliciterl’énonciateur revient du même coup à expliciter aussi à quel titre ce discourss’adresse à son lecteur implicite (le destinataire). Pour répondre à ces ques-tions, nous examinons ce qui est dit. Or ce qui est dit est toujours aussi unedescription possible du monde (la référence ou monde possible).2 Autrementdit, analyser un texte comme pratique, c’est y découvrir les traces de sa pro-duction comme sens et l’anticipation de sa lecture comme proposition de lire lemonde d’une certaine manière.

Un exemple d’interaction peut illustrer ces relations : si un inconnus’adresse à vous dans la rue pour demander où se trouve la gare, vous com-prendrez notamment qu’il n’est pas « d’ici » (énonciateur), qu’il pense que vousêtes « d’ici » (destinataire) et qu’il pense ne pas se trouver devant la gare (étatdu monde possible). Vous n’aurez pas à vous dire tout cela consciemment,mais il y a fort à parier que votre réponse manifestera une telle analyse impli-cite. Ainsi, vous lui indiquerez (énonciateur) probablement le chemin en vousservant de repères qu’une personne qui n’est pas « d’ici » (destinataire) peutdécouvrir – direction des routes, feux de circulation etc. –en évitant, par exem-ple, les noms de lieux ou de personnes (monde possible). Ce contexte déter-minera également les conditions de vérification de vos dires : si vous dites quela gare se trouve à 500 mètres, cette indication peut être utile pour le passant.Elle peut être fausse ou grossière si il s’était agi d’établir, par exemple, un pland’aménagement.

CatégorisationsLe sens ne se résume cependant pas à cette forme interne (la configura-

tion des rapports entre énonciateur, destinataire et monde possible) et à sesrelations réflexives avec la situation d’énonciation (renvois au temps, au lieu,aux auteurs et lecteurs). Il s’agit chaque fois d’un sens spécifique inséré dansune organisation sociale possible. L’inconnu vous a demandé où se trouve lagare et vous avez supposé qu’il souhaite prendre un train. Vous ne lui avez parconséquent pas indiqué la route pour atteindre l’ancienne gare, désaffectéemais intéressante d’un point de vue architectural. Votre compréhension de lacatégorie « gare » pour identifier le but du passant, suppose donc une analyseimplicite de ses intentions, des raisons typiques qui amènent un inconnu à de-

2 Pour une présentation technique de ces points, voir en particulier E. Véron (1980; 1987).

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Introduction 9

mander son chemin pour aller à la gare, de la fonction habituelle des gares, etc.Ces savoirs pratiques fonctionnent par défaut. Ainsi, lorsque le passant pour-suit en vous demandant si à votre avis il est encore possible de changer del’argent à la gare, vous lui indiquerez éventuellement un guichet plus proche.Comprendre une question revient donc à comprendre toujours plus qu’un texte :c’est comprendre la manière de voir les choses, les buts pratiques, les identitésréciproques, etc.

L’analyse de catégorisations concerne cet ordre de phénomènes : quelschoix sont effectués pour identifier les objets qui sont décrits, comment ceschoix sont congruents ou non, comment ils supposent des liens dans le monde,etc.3 Ainsi, l’exemple précédent s’est servi d’une ressource très générale, lapaire de catégories étranger/indigène – si l’on veut paraphraser ainsi cetteidentité purement circonstancielle, liée à cette rencontre. D’autres identités sontplus stables. Ainsi la catégorie « gare » n’est pas seulement stable parcequ’elle désigne un bâtiment mais parce que cette catégorie ouvre sur une mul-tiplicité d’activités possibles : prendre un billet, prendre un train, attendre quel-qu’un, acheter des journaux, changer de l’argent, etc.

Dans les textes de ce volume, on trouvera d’autres configurations relati-vement stables : l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi, comme catégoried’un objet d’attention publique, objet qui se déroule comme un récit en tempsréel ; objet conçu tantôt comme un processus d’accusation, comme un repro-che, comme une attaque. A chaque fois, ce sont d’autres catégories qui sontmobilisées configurant des actions collectives. Une accusation suppose aumoins un accusateur, un accusé, une victime, un juge – et c’est l’observationde telles catégories qui nous permettra d’établir que c’est bien de cette manièreque les événements sont constitués. Et non, par exemple, en termes d’attaque,ce qui suppose des catégories telles que l’attaquant, ses alliés, ses buts etstratégies, l’attaqué, ses alliés, ses traîtres éventuels etc. Une accusation est àson tour distincte d’un reproche non tant par les catégories impliquées que parles principes qui permettent de décider et de juger de l’issue, des principes ju-ridiques ou des principes moraux.

Nous nommerons ces ressources pour rendre compte de l’action collec-tive, des dispositifs d’action collective. Il s’agit de ressources tant pour dire cequi se passe que pour agir dans l’un des rôles appartenant à ces dispositifs.Ceux-ci déterminent donc non seulement des catégorisations pour parler desacteurs, ils pourvoient aussi des places pour configurer l’action de ces acteurs.On observera ainsi que les journaux suisses n’ont pas seulement rendu comptede la Conférence de Londres en décembre 1997, comme des énonciateurs im-partiaux mais ont manifesté une manière de rendre compte qui les identifiait à« la Suisse », accusée ou non, attaquée ou non, etc., une posture très diffé-rente de celle des journaux allemands sur le même événement.4 Ils manifestentainsi la difficulté à rendre compte d’événements qui touchent à l’appartenancecollective sans agir, en tant que discours journalistique, à l’intérieur de ces mê-mes événements. A l’inverse, des acteurs comme J.-P. Delamuraz ou A. Koller

3 Pour une présentation de ce mode d’analyse, voir en particulier H. Sacks (1972; 1974), E.Schegloff (1972), S. Hester et P. Eglin (1997).4 Voir J. Sauer, ici même.

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inscrivent forcément des versions de la réalité dans leurs propos, même sileurs buts consistent à agir dans cette réalité.5 Une place dans un dispositifd’action collective permet le développement d’un programme d’action. Al’inverse, l’incertitude sur la nature des dispositifs d’action pertinents fut unecaractéristique importante de cette affaire et la source pour les acteurs de diffi-cultés pour élaborer programmes ou stratégies.6

De manière générale, on peut observer que tout acteur se transforme enmême temps qu’il agit, qu’il accède à cette qualité particulière précisément parl’action qu’il entreprend. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi a aussi vuapparaître de nouveaux acteurs comme Borer et la « Task force », Bergier et la« commission des historiens », le sénateur D’Amato ou le gardien Meili, etc.Ces acteurs nouveaux, de même que les acteurs déjà institués comme leConseil fédéral, la Banque nationale ou le Congrès juif mondial, verront leuraction et l’interprétation qui en sera donnée, affecter en retour leurs identitésd’acteurs, les compétences, intentions ou stratégies qui leurs sont attribuées.7La relation réflexive entre énonciateur, destinataire et monde possible n’estdonc pas limitée aux seuls textes, elle se répète en abîme dans les discoursrapportés et dans les actions elles-mêmes.

Une autre ressource de sens importante réside dans l’évocation ou le re-cours à des identités collectives. Celles-ci sont nécessairement implicitées,comme nous le verrons, dans tout problème public. Elles occupent pourtantune place importante dans ce débat parce qu’il s’agit du passé de ceux-làmême qui agissent dans cette « affaire ». Ainsi, l’un des enjeux aura consisté àdécider si la mémoire collective était en jeu – la façon dont les Suisses, en tantque membres d’une collectivité déterminée, se représentent leur passé et leurresponsabilité à ce propos – ou s’il s’agit d’une affaire qui peut être déléguée àune commission d’historiens supposés établir « uniquement des faits », ce quiaurait permis à la collectivité actuelle de « déléguer » l’affaire sans que le liencollectif par rapport au passé ne soit rediscuté et de reproduire ainsi dans sonrapport à elle-même, le rapport distant et objectif attribué aux historiens.8

La collectivité est également en jeu – et ce n’est pas la moindre des sur-prises de la rencontrer si fréquemment en cette période qui prétend faire del’individualisme économique sa seule grille de lecture – dans les multiples liensmétonymiques qui sont établis entre des parties (« nos » banques, « notre »industrie, « notre » gouvernement etc.) et le tout, « la Suisse ».9 Cette opéra-tion est observable tant dans les discours critiques que dans les discours plusrassurants. Elle signale donc une procédure spécifique de la culture politiquesuisse dans les ressources dont elle dispose pour s’objectiver, se soumettre àsa propre discussion. Et c’est bien là l’un des intérêts de ce type d’analyse :comprendre comment une collectivité politique particulière agit sur elle-même.

5 Voir J. Widmer et C. Terzi, ici même.6 Voir G. Meystre, ici même.7 M. Vignati et S. A. Hammouche, ainsi que S. Lugon notamment, ici même.8 Voir C. Terzi, ici même. Sur les rapports complexes entre histoire et mémoire, voir notam-ment M. Halbwachs (1950), Y. Yerusalmi (1984), H. Rousso (1998).9 Voir B. Montandon, I. Paccaud et X. Schaller, ici même.

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Introduction 11

Problèmes publics et pouvoirs symboliquesL’analyse présentée jusqu’ici peut paraître plus apte à comprendre un

texte particulier que le discours social. Celui-ci se développe sur un grandnombre de textes et dans les multiples façons dont ceux-ci se font écho. Cettedifficulté peut être contournée en articulant analyses intensives et extensives.Un peu comme un géologue n’étudie pas le sous-sol d’une colline en la retour-nant mais en combinant des relevés aériens (extensifs) et des forages ponc-tuels (intensifs). La différence essentielle par rapport à ses procédés résidedans notre cas dans le fait que le lecteur est à lui-même son propre instrumentde mesure.

En tant que lecteur ordinaire, nous savons, après avoir parcouru le cor-pus, que certains textes sont rétrospectivement plus importants que d’autres,parce qu’ils ont « fait date », parce qu’ils se réfèrent à un événement lourd de« conséquences », parce qu’ils ont ouvert un « conflit », etc. En analysant cestextes clés de manière approfondie, en mettant au jour leurs différentes cou-ches de sens, le lecteur analyste comprend mieux comment une « affaire », un« problème » est constitué. Il aiguise ainsi son regard, ce qui lui permet ensuitede retrouver aisément les configurations qu’il a mises à jour et d’observer leurstransformations éventuelles. Ces transformations sont parfois perçues par lesacteurs eux-mêmes. Ainsi, lorsque plus d’une année après l’interview de J.-P.Delamuraz au dernier jour de sa présidence en 199610, quelqu’un dit que« aujourd’hui Delamuraz aurait eu raison », il formule bien qu’il y a eu unetransformation mais il ne dit pas en quoi elle consiste.

Pour comprendre ces transformations, il faut d’abord comprendre ce quiest ainsi transformé, soit ce que nous entendons par affaire ou problème pu-blic. Ceci nous permettra aussi de comprendre certains aspects de l’action po-litique (le pouvoir symbolique) ainsi que ses relations avec la culture politique,entendue comme la manière dont une collectivité se constitue en tant que col-lectivité politique.

Nous empruntons la notion d’affaire au langage courant. Il y a une affairelorsque des acteurs se mobilisent et entrent en conflit à propos d’enjeux. Uneaffaire a donc toujours une structure temporelle : elle débute, elle se déploiedans une controverse et trouve éventuellement une solution. Le récit journalis-tique est la forme typique de son compte rendu dans nos sociétés. Un récit quiarticule des événements entre eux comme autant de moments ou d’épisoded’un récit, tout en laissant l’avenir ouvert11 – et ce point est très différent desrécits traditionnels ou littéraires. On pourra ainsi analyser les articles de jour-naux pour examiner comment ils « nouent » les événements, quel empan tem-porel ils considèrent, de quelle manière ils définissent les enjeux et les princi-pes qui permettraient de résoudre le conflit.

Une affaire comporte toujours une dimension de problème public – maisnon l’inverse. Ainsi, le « problème de la drogue » fut – et dans une certainemesure reste – un problème public important en Suisse. S’il fut émaillé

10 Voir J. Widmer, ici même.11 L’analyse de G. Meystre (ici même) montre que si l’avenir est ouvert, il n’est pas indétermi-né.

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d’affaires, il n’est pas issu de telles affaires mais de ce que l’on nomme parfoisun fait de société ou un problème social. Si l’on se demande pourquoi la Suissea connu un problème de la drogue, il existe deux types de réponses. La pre-mière consiste à se demander pourquoi des gens sont dépendants de drogues,pourquoi ils le sont en si grand nombre, de telle manière, etc. Une autre ré-ponse consiste à observer qu’il existe de nombreux autres problèmes sociaux(les accidents de la route, les méfaits de l’alcool et du tabac, les suicides etc.)et ces problèmes n’ont pas obtenu la même publicité. Il ne suffit donc pas qu’ily ait un « problème », il faut encore que l’attention publique s’en saisisse. C’estcet aspect que vise la notion de problème public.12

Pour qu’il y ait problème public, il faut en particulier que des acteurs s’ensaisissent qui lui permettent de « monter en généralité », d’acquérir une visibi-lité publique en l’inscrivant dans l’agenda d’une arène, d’un ensemble d’acteursdont l’action est coordonnée en vue de leur résolution. Les institutions publi-ques telles que la justice, le politique, la science sont des opérateurs disponi-bles pour constituer des arènes. Mais des mouvements sociaux peuvent éga-lement obtenir cette visibilité grâce à des actions particulières. Il suffit de pen-ser aux opérations de GreenPeace pour se faire une idée de la paletted’interventions publiques possibles. Les médias jouent ici un rôle prépondé-rant : lorsqu’ils mettent en lumière de telles actions, ils exercent du même coupune forme de pression sur d’autres acteurs, les obligeant à prendre position.Autrement dit, en créant un événement, des acteurs parviennent à rendre visi-ble dans le discours médiatique un problème dont la temporalité propre sinonleur échapperait. Ainsi, la dégradation des forêts sous l’influence de la pollu-tion est un phénomène de longue durée qui n’attirerait jamais une attentionconcertée si personne ne décidait un jour de faire une conférence de pressepour la dénoncer.

La fonction de déclencheur, dans l’affaire dite des fonds juifs et de l’ornazi, fut attribuée au sénateur étasunien D’Amato.13 L’affaire en tant que telleavait cependant débuté bien plus tôt, mais elle n’avait reçu que peu d’attentionmédiatique et surtout, les événements qui furent rétrospectivement reliés àcette affaire, comme les motions parlementaires de 1994 et 1995, la demandede pardon de K. Villiger, alors président de la Confédération, la visite de E.Bronfman etc., ces événements n’étaient pas alors présentés par la pressecomme appartenant à une même affaire en cours.

Il ne suffit pas cependant qu’une affaire devienne publique pour qu’elleconstitue un problème public. Il faut pour cela qu’elle pose un problème au pu-blic : que le « coup de téléphone » de la Conseillère fédérale Mme E. Kopp àson mari soit conçu comme un problème qui concerne toute la collectivité poli-tique, que l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi devienne une préoccupa-tion de la collectivité suisse. L’accession à ce statut n’est pas un processusnaturel : il relève de l’exercice, conscient ou non, d’un pouvoir symbolique, dupouvoir de dire ce qui se passe et la signification que cela a pour la collectivité.De plus, ce processus n’est pas achevé avec l’accession au statut de problème

12 Une présentation détaillée de cet argument et de la littérature se trouve dans D. Céfaï(1996).13 Voir G. Meystre, ici même.

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Introduction 13

public : des luttes de pouvoir symbolique peuvent s’engager pour définir ladrogue comme un mal en soi qui doit être éradiqué par la répression ou pour laconsidérer comme un mal dont souffre une partie de la population à laquelle ilfaut par conséquent porter secours. De même se sont affrontées des positionscherchant à définir l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi comme le retourd’une histoire dont la collectivité n’aurait pas voulu voir la signification, àd’autres positions ne voyant dans cette affaire qu’une manœuvre pour affaiblir laSuisse et lui extorquer de l’argent.

Ces oppositions ne veulent pas rendre compte de la complexité des dé-bats dans ces deux problèmes publics. Elles veulent rendre sensible qu’ils sontl’objet de lutte pour l’exercice du pouvoir symbolique. Ce pouvoir peut paraîtredérisoire au regard d’autres pouvoirs, économiques ou militaires, par exemple.Il est cependant central et incontournable puisqu’il précède et certainement suitl’exercice de ces autres pouvoirs. La société est ainsi faite qu’elle ne se cons-titue comme telle qu’en cherchant à savoir ce qui se passe et en lui attribuantun sens. Lorsque Mme Thatcher disait « There is no such a thing like a socie-ty », elle ne se trompait pas : pour gagner la lutte symbolique de manière radi-cale, c’est bien la société qu’il faut amener à se nier elle-même. C’est à ce ni-veau que l’on perçoit le mieux la dimension pratique du pouvoir social : le sim-ple fait de rendre public est une pratique parce qu’il atteste de l’existence d’unesphère publique et permet ainsi à une collectivité d’exister à ses propres yeux.

Ceci nous amène à une dernière considération : si tout problème publicimplique l’existence d’un public, il peut aussi amener à lui poser problème entant que tel, amenant ce que l’on appellera un problème identitaire. Si un pro-blème trouve une arène instituée qui est conçue comme un recours légitimepour lui déléguer la résolution du problème, un tel problème ne se pose pas.Pour illustrer cette conjecture, on peut imaginer deux types de réactions face àune injustice: le tribunal et le lynchage. Dans le premier cas, la collectivité dé-lègue le jugement de justice à une institution et à ses procédures. Elle est certesattentive au règlement qui sera trouvé mais elle ne se mobilise pas. Si elle de-vait estimer le règlement insatisfaisant, elle transformerait le fonctionnement dela justice et non le litige. A l’inverse, un lynchage suppose une mobilisation trèsforte et fusionnelle de la collectivité et partant la possibilité tout aussi forte desa dissolution, de l’exclusion de certains de ses membres et finalementl’impossibilité à se remédier elle-même. Une foule qui lynche est très semblableà une foule en panique, autrement dit au modèle du marché parfait, sans délaini médiation.14

L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi n’est pas de cette nature. Etpourtant, on peut relever dans les discours officiels une crainte persistante dela dissolution, de la menace qui pèse sur la « cohésion ».15 Ce risque pèse surtoute démocratie parce que la figure du pouvoir politique doit rester un lieu videque ne remplit aucune figure, parce que pouvoir, loi et savoir ne trouvent pardéfinition aucun fondement définitif, parce que le pouvoir peut paraître déchoir

14 Voir à ce sujet J.-P. Dupuy (1992) et Z. Laï di (1998)15 Voir C. Terzi, ici même. Le même thème se rencontre dans une recherche en cours sur lediscours à propos des langues en Suisse (R. Coray, J. Widmer).

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14 Jean Widmer

en se situant « dans la société ».16 Que la Suisse soit particulièrement affectéepar ce fantasme n’est pas pour étonner si l’on songe à la part de refus de l’Etatque signifie son fédéralisme et au fait qu’elle n’a incorporé le pouvoir politiquedans aucune corporéï té, telle que la langue commune, par exemple. Les deuxinterventions de J.-P. Delamuraz et de A. Koller, par ailleurs si différentes, sontdes réponses à ce même problème : le premier en écartant l’idée de justice eten soumettant le savoir historique au pouvoir politique comme seule source desens, le second en essayant de nouer les fils épars du savoir et de la justicepar le nœud de la solidarité, matérialisée par les intérêts d’un capital. A leurmanière, ils louvoient tous deux entre la menace de la dissolution et la fusiondans le peuple-un. A leur manière, ils témoignent tous deux de la difficulté àêtre une démocratie, une société historique qui accepte l’histoire comme « unmode singulier d’institution du social » (C. Lefort 1992 : 311).

L’analyse de différents problèmes publics ne conduit pas seulement à unemeilleure connaissance des différents processus sociaux engagés dans leurconstitution. Elle permet aussi d’éclairer sous des jours différents un problèmesingulier : l’institution du social et en particulier des catégories et institutionsqui lui permettent de se penser et d’agir sur lui.

16 Voir à ce sujet en particulier C. Lefort (1986 : 27-30 et passim).

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I. Relecture de l’histoire suisse

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LE ROLE DES INSTITUTIONS FINANCIERES DURANT LASECONDE GUERRE MONDIALE

Benoît Montandon, Isabelle Paccaud et Xavier Schaller*

« On ne peut pas vendre l'histoire comme le Cervin, les montres ou le chocolat. »Reiner Gut, président du Crédit Suisse excusant les difficultés de communication de la Suissedans l'affaire des fonds en déshérence au « National Press Club », rapporté par le Journal de

Genève 26.06.97, p. 71

IntroductionNotre travail traite du discours des médias à propos du rôle des institu-

tions financières pendant la deuxième guerre mondiale. Nous avons choisipendant l'année 1997, riche en débats, trois points essentiels.

Le premier point consiste à étudier le discours des représentants desbanques commerciales et privées, et de ceux de la Banque Nationale Suisse(BNS) par rapport à leur histoire. Nous tenterons d'analyser comment ces ac-teurs se repositionnent face à l'évolution de l'affaire dans le courant de l'année.

Le deuxième point concerne l'attitude de la presse face à l'histoire desinstitutions financières pendant la guerre. L'histoire officielle est-elle remise encause (ou pas) par les débats dans les médias? Nous entendons ici de ma-nière générale comme histoire officielle, une histoire qui légitime les faits desreprésentants des institutions de l'époque.2

Enfin, le troisième point est consacré à l'utilisation, consciente ou non, dela mémoire collective suisse pour parler de la place financière suisse.

Le discours des médias s'intègre dans une problématique liée à la relec-ture de « l'histoire officielle suisse » de la deuxième guerre mondiale. Née del'affaire des fonds en déshérence (qui traite de l'attitude des banques après laguerre), cette problématique s'est développée et est devenue indépendante.3Si l'affaire des fonds en déshérence est à proprement parler un problème exté-rieur, la relecture de l'histoire est plutôt un problème interne et national, bienque la scission ne s'opère jamais complètement entre les deux.

Le corpus étudié est composé de huit quotidiens et trois hebdomadairessuisses.4 Les périodes analysées sont au nombre de quatre, relativementcourtes mais très denses, liées à des événements précis qui mettent en scènela place financière suisse dans les médias pendant l'année 1997: première-ment, lors des débats autour des publications des livres du conseiller national 1 Ce texte est reproduit en Annexe 1.12 A propos de notre sujet proprement dit, c'est UN SILENCE PRESQUE ABSOLU. Comme le ditl'historien Sébastien Guex (1997, 109) « [...] alors que la Suisse est l'une des principales placesfinancières du monde aujourd'hui, il n'existe aucune étude de fond sur le rôle de la place finan-cière helvétique au XXe siècle. [...] »3 Il est d'ailleurs intéressant de noter que maintenant que l'affaire des fonds en déshérencesemble perdre de l'importance et que les attaques contre la Suisse se sont tues, le problèmepublic de la relecture de l'histoire suisse continue sa carrière.4 Les quotidiens sont : Neue Zürcher Zeitung (NZZ), Tages-Anzeiger (TA), Blick (BL), Journalde Genève (JdG), Nouveau Quotidien (NQ), 24 Heures (24H), Le Matin (LM), Il Corriere delTicino (CdT). Les hebdomadaires sont : L’Hebdo (HB), L’Illustré (IL) et Sonntagzeitung (SZ)

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18 B. Montandon, I. Paccaud et X.Schaller

Jean Ziegler, et des journalistes Tom Bower et Beat Balzli au printemps 1997,deuxièmement autour de la publication du rapport Eizenstat pendant les moisde mai et juin, troisièmement lors de la publication par l'Association Suisse desBanquiers (ASB) des listes de comptes en déshérence durant les mois d'octo-bre et novembre, et enfin autour de la Conférence de Londres sur l'or, accom-pagnée des premières révélations de la Commission Bergier.

1. Les représentants des institutions financières suisses

Des acteurs très discrets dont on montre la bonne volontéFin 1997, à la journée des banquiers, Georges Krayer, président de l'ASB,

déclarait que « à première vue, les commentaires récents adressés aux ban-ques suisses en général et à l'ASB en particulier pouvaient effrayer. »5 Il ajou-tait « Si la réputation de la place financière suisse ne dépendait que de quel-ques journaux et ne se bâtissait qu'à partir de quelques émissions télévisées,les sociologues devraient inventer une nouvelle sous-classe pour les ban-quiers. »6

Pourtant déjà « à première vue » tout au long de l'année 1997, les repré-sentants des institutions financières sont très peu présents dans les médias,que se soit sur le petit écran ou dans les journaux, contrairement aux figurespolitiques. Quand des banquiers suisses sont cités ou interviewés c'est leursouci de transparence, les efforts de leur banque pour faire toute la lumière surle passé qui sont mis en évidence. Mais l'histoire de leurs institutions est rare-ment évoquée avec eux ou très brièvement, et surtout jamais sur un plan moral.Pour y voir de plus près, pendant les mois de mars et avril 1997 très peu d'arti-cles traitent du rôle des institutions financières suisses pendant la guerre, lapublication des livres de Jean Ziegler, de Tom Bower, ou de Beat Balzli nesuscitent pas de réactions des milieux financiers dans les journaux consultés.Le contenu très critique à l'égard des institutions financières pendant ladeuxième guerre mondiale ne fait pas l'objet d'un quelconque débat, par exem-ple en confrontant les arguments d'un des auteurs avec ceux d'un banquier. Lapresse préfère se déchaîner sur le personnage de Ziegler alors que les livresde Balzli et de Bower sont étouffés dans l’œuf (cf. 2.3).

Pendant les mois de mai et de juin 1997, les banques ne sont toujourspas au centre des débats, mais le rôle de la BNS et de la Confédération, rap-port Eizenstat oblige. Toutefois, après l'article la SZ du 11 mai sur l'activité duCrédit Suisse pendant la guerre, Ulrich Pfister directeur du Crédit Suisse ac-corde une brève interview au Matin. Une interview où il est beaucoup plusquestion de la bonne réputation de la banque que de son histoire. En effet,pour le directeur du Crédit Suisse les faits (rapportés par la SZ) sont déjàconnus, « la Suisse » a collaboré avec l'Allemagne nazie et « dans ce cadre »le Crédit Suisse comme d'autres banques a fait de même.7 Point final. Le restede l'interview est consacré aux efforts de la banque pour faire « toute la lumièresur cette période » afin d'améliorer son image « malmenée » ces dernierstemps. 5 Journée des banquiers, septembre 1997, Bern, p.77.6 Ibidem, souligné par nous.7 Souligné par nous.

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale19

Il faut attendre la journée annuelle de l'Association suisse des banquiersprivés (ASB) pour avoir des nouvelles fraîches des banquiers suisses. En effet,un article du 7 juin dans JdG paraît sous le titre « L'affaire des fonds en déshé-rence assombrit l'humeur des banquiers privés ». L'article relate que ces der-niers à la journée s'en sont prit au Conseil fédéral et à l'ASB qui manquent àleurs avis de « leadership ». Le journaliste rapporte entre autres les paroles deJaques Darier, associé de la Banque Darier & Hentsch: « Allons-nous conti-nuer à nous laisser insulter? N'est-ce pas à nous de monter maintenant en pre-mière ligne? »8 Le JdG ne s'étonne pas le moins du monde de cette réactionpourtant cette banque n'a fait l'objet ni d'insultes, ni de révélations dans lapresse.9 L'article qui ne traite absolument pas d'histoire rapporte que les ban-quiers s'inquiètent de « la réputation internationale de la Suisse en tant quecentre mondial de la gestion de fortune ». II cite ensuite le rédacteur en chef dela NZZ, qui déclare à la journée « que face aux détracteurs de la Suisse »« notre pays a besoin d'une voix ! »10 Le JdG conclut son article : « Mais aufond le banquier et le journaliste ne disent-ils pas la même chose? » On nesaurait mieux dire.

Pendant les mois d'octobre et novembre 1997, date de parution de la se-conde liste de comptes en déshérence, l'histoire des institutions financièressuisses est très peu traitée. Les articles se concentrent sur les efforts des ban-ques, sont politiques et non pas historiques même dans les journaux de réfé-rence. Le vocabulaire utilisé pour parler des banques est tout spécialementremarquable. Le champ sémantique, qui tourne très souvent autour de« effort », « aider » …, accentue l’idée de la bonne volonté des banques. Ellesne réparent pas un tort, elles accomplissent une bonne action. Chercher descomptes en déshérence est un calvaire et d’ailleurs, disent-elles, les listes decomptes leur coûtent plus cher que les montants retrouvés.11

Le 26 juin pourtant, un banquier parle bien d'histoire dans le JdG. « AWashington, Rainer Gut met en relief l'histoire suisse devant un club depresse ». Mais ce n'est une fois de plus, comme le titre l'indique, pas du rôledes institutions financières suisses dont il s'agit ici, mais de l'histoire de « laSuisse » pendant la deuxième guerre mondiale. Selon le journal, le présidentdu Crédit Suisse « a désiré manifester l'incompréhension d'une partie de la po-pulation suisse face aux critiques souvent caricaturales lancées depuis lesEtats-Unis contre la petite Helvétie. »12 Rainer Gut constate que « beaucoupde Suisses ont l'impression que leurs arguments ne sont pas écoutés de l'autrecôté de l'Atlantique » mais, rapporte le journal, « il a tenté d'excuser les diffi-cultés de communication de la Suisse en expliquant qu’on ne peut vendrel'histoire comme le Cervin, les montres ou le chocolat. »13 L'article rapporte quele discours du banquier se repose sur « des livres d'histoire où il s'en est allépiocher, pour apporter un éclairage différent de celui venant des Etats-Unis ».

8 Souligné par nous.9 II y aurait pourtant matière: Darier & Hentsch a collaboré avec l'Axe avec zèle pendant laguerre, cf Documents diplomatiques suisses vol 15, 1943-1945.10 Souligné par nous.11 Titre du Bund du 30.10.1997: « Auf einem Konto liegt nur ein Rappen ».12 Souligné par nous.13 Souligné par nous.

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Exposé sur trois colonnes qui ne parle que de « la Suisse » en termes élo-gieux, profondément antinazie pendant la guerre, avec quelques anecdotes àl'appui. Concluant que « même si le pays est prêt à reconnaître certaines er-reurs, les préjugés et les critiques sommaires ne favorisent pas le règlement dela question »14, sans aucun commentaire du journal.

Au mois de décembre 1997, malgré les révélations de la CommissionBergier à propos de l'activité des banques commerciales pendant la guerre, lesprésidents des grandes banques suisses ne sont pas plus souvent sollicités.Les médias se contentent de mentionner leur présence à certaines réunions,mais ils sont rarement interviewés. Exemple éloquent, le JdG du 6.12.97consacre un plein article à L. Mühlemann, patron du Crédit Suisse Group: l'in-terview porte sur des prestations de sa banque, par contre lorsqu'il dit que lesbanques suisses ont fait des erreurs, il n'y a que du discours rapporté. Bref, lesprésidents des banques ou leurs représentants sont le plus souvent cités etleur discours demeure le même, se résumant à : laissez-nous du temps, noustravaillons à ce que réparation soit faite, mais cette besogne prend du temps.Les erreurs admises concernent leur attitude attentiste à l'égard de fonds nonréclamés mais pas des avantages qu'elles auraient pu avoir à traiter avec leReich. Nous restons donc sans informations sur les « bénéfices » réaliséspendant la guerre ainsi que sur le rôle qu'ont pu jouer les banques suissesdans la mécanique de guerre allemande.

Les représentants de la BNS entre silence et mauvaise foiA la fin du mois de mars 1997, la BNS reconstitue l'ensemble de la

comptabilité des transactions-or de 1939 à 1945. Son vice-président Jean-Pierre Roth affirme, dans le journal 24H du 22 mars, « qu'il n'y a aucune traced'or volé transféré par les nazis à la BNS. »15 Une semaine avant la publicationdu rapport Eizenstat, au début du mois de mai, une dépêche de l'Agence Reu-ter rapporte que le dit rapport révélerait que l'or volé aurait été transféré dansles coffres de la banque centrale suisse pendant la guerre. « Cela constitueraitune surprise pour la BNS »16 fait remarquer le journal de 24H, se demandant sila BNS va rectifier ses dires.17 Et bien non. Après la publication du rapport, le 9mai, Roth déclare dans la presse qu'il est « choqué mais pas surpris »18 par lesrévélations du rapport, qui démontrent qu'effectivement il y a, à la BNS, nonseulement de l'or volé aux banques centrales des pays occupés par l'Axe pen-dant la guerre, mais aussi de l'or dérobé aux victimes de l'Holocauste. MaisRoth déclare à ce sujet que « les documents américains n'apportent rien denouveau et les faits sont déjà connus en Suisse depuis 1981. »19

Sans relever la contradiction par rapport à ses précédentes déclarations,le journaliste pose immédiatement une nouvelle question à Roth, sans la

14 Souligné par nous.15 Souligné par nous.16 Souligné par nous.17 24H du 03.05.1997: « L'or volé aux prisonniers des camps de concentration avait-t-il ététransféré en Suisse? » On peut lire aussi dans le TA ou la NZZ du même jour les propos tenuspar la BNS jusqu'alors.18 Souligné par nous.19 24H du 22.05.1997, souligné par nous.

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale21

contextualiser20 : « Est-ce que les dirigeants de la BNS savaient l'origine del'or? » Le vice directeur de la BNS (qu'on verrait mal répondre par l'affirmative)répond que même « après la guerre, on ne nous a jamais dit qu'il provenaitmême partiellement des camps de concentration et pourtant les Alliés le sa-vaient. »21 Non seulement il « blanchit » les responsables de la BNS de l'épo-que, mais en profite pour « accuser ceux qui accusent ».

Un mois plus tard, un document de la BBC, très polémique, met de nou-veau la BNS sous les feux de la rampe. « L'or dentaire dans les vrenelis. LaBBC accuse la BNS » titre le NQ en première page, ne craignant pas le sensa-tionnel. Ici, aucun représentant de la BNS n'est interrogé, mais le réalisateur dudocumentaire, David Marks. Le NQ lui fait part des doléances des responsa-bles de la BNS et de l'administration des finances, accusant le réalisateur den'avoir pas assez tenu compte de leurs explications. Il répond et clôt l'articlepar:

« C'est faux. Nous avons tenté d'approcher la BNS. Ses responsables nous ont dirigésvers une compagnie privée, qui s'est également refusée à nous donner de plus amples ren-seignements. La réaction de la BNS prouve que ses responsables n'étaient pas prêts à nousaider dans notre travail, et qu'ils auraient préféré que nous ne procédions pas à l'expertisedes pièces. Aujourd'hui, la BNS ne niera pas que certains vrenelis sont faits avec l'or duReich. S'ils le nient, cela veut dire qu'ils n'ont pas lu le rapport Eizenstat. »22

2. Débat public et remise en cause de l’histoire officielle

L'histoire des institutions financières n'existe pasDans les articles analysés, une histoire de la BNS et des banques pen-

dant la deuxième guerre mondiale qui remet en cause l'histoire officielle n'estpas de mise. Nous n'avons en effet que rarement eu affaire à une histoire desinstitutions financières suisses, ou à une histoire de la BNS ou encore des ban-ques pendant la deuxième guerre mondiale tout court. Cette histoire-là, quenous voulions trouver dans la presse, n'y a pas sa place. Elle la laisse à l'his-toire « de la Suisse » en général, « des Suisses », comme si la place financièreétait indissociable d'un bloc monolithique et homogène qu'est « la Suisse ».C'est un point essentiel sur lequel nous reviendrons.(Cf 3)

Le traitement de l'histoirePour résumer les propos de l'historien Sébastien Guex (1997) lors d'un

débat consacré au discours de la presse sur le rôle de la Suisse pendant ladeuxième guerre mondiale, l'histoire dans la presse suisse a plus souvent saplace dans des articles politiques que dans des articles scientifiques. Nous ap-pelons articles scientifiques des articles écrits par des historiens, résumés deleurs publications ou articles originaux, ainsi que les témoignages de person-nes ayant vécu les événements historiques. Les articles politiques sont carac-térisés par une instrumentalisation de l'histoire, par une mise en relation di-

20 Par « sans la contextualiser », nous entendons : sans poser une question du genre « Alorsque le Reich envahissait de nombreux pays en Europe, les dirigeants de la BNS recevant destonnes d'or en provenance de l'Allemagne – cette dernière ayant très peu de réserves d'oravant guerre – pouvaient-ils ne pas se douter de l'origine de l'or ? »21 ibidem. Souligné par nous22 NQ du 19.06.1997.

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recte de l'histoire avec l'affaire politique. Il ne s'agit plus de recherche ou detémoignage, mais d'argumentation.

Les journaux consultés peuvent être divisés en deux grandes catégoriesen ce qui concerne leur usage de l'histoire. Les journaux « de référence » (TA,NQ, JdG, HB et la NZZ loin devant) qui combinent d'une part les articles scien-tifiques rédigés par des historiens sur une question et qui, d'autre part, publientdes articles politiques, où différents acteurs cités ou interviewés abordentl'histoire dans un contexte de crise intérieure et extérieure propre à l'affaire oùles enjeux sont grands. La deuxième catégorie regroupe les journaux « deboulevard » et « régionaux » (24H, CdT, LM, BL, IL) qui s'intéressent presqueexclusivement à l'affaire politique, et non pas au débat historique.

Les articles scientifiques se trouvent en grande majorité dans la NZZ,pleine page tous les 15 jours depuis fin 1995, dans l'édition du samedi-dimanche, à un historien de l'histoire officielle, qui défend la politique suivie parles dirigeants de l'époque qui va des années trente à l'après-guerre.

Exemple dans la NZZ du 17-18 mai: « Der Raubzug der Nazis gegen jü-dische Versicherungsnehmer. Die Schweizer Assekuranz zwischen Willfähig-keit und Widerstand ». Ou encore dans l'édition du 7-8 juin: « Wer hat wannden Zweiten Weltkrieg verlängert. Kritisches zur merkwürdigen These einerKriegsverlängerung durch die Schweiz. Von Professor Walther Hofer (Stet-tlen) ». La NZZ du 17-18 mai fait également un long résumé du livre de Hein-rich Homberger, Schweizerische Handelspolitik im Zweiten Weltkrieg. Ein Ue-berblick auf Grund persönlicher Erlebnisse, réédité. Heinrich Homberger (1896-1984) était pendant le guerre président du Vorort et de l'Union suisse du com-merce et de l'industrie. Il fut un des membres influents de la délégation qui anégocié les principaux accords économiques avec l'Allemagne nazie (à ce su-jet, voir Bourgeois, 1998).

Le débat historique répond à deux besoins, liés aux deux problématiquesque nous avons distinguées dans l'introduction. Premièrement, pour l'affairedes fonds en déshérence, il fournit des éléments de réponse aux attaquesaméricaines, voire même de riposte lorsque les acteurs suisses s'intéressent àl'histoire américaine. Le traitement de l'histoire s'inscrit dans le schéma actan-ciel, dans un procès de dénonciation, au sens où l'entend Luc Boltanski (1984,6). « Une dénonciation instaure […] un système de relation entre quatre ac-tants : 1) celui qui dénonce; 2) celui en faveur de qui la dénonciation est ac-complie; 3) celui au détriment de qui elle s'exerce; 4) celui auprès de qui elleest opérée. »

Deuxièmement, pour la relecture de l'histoire suisse, le débat historiques'inscrit dans un programme de vérité, où l'enjeu n'est plus de se défendre vis-à-vis de l'extérieur, mais de savoir quel passé nous nous reconnaissons en tantque Suisses, en quoi la remise en cause de notre histoire influence notre iden-tité.

On peut également voir le programme de vérité sur l'histoire suissecomme une manœuvre purement politique visant à gagner du temps. On refusele dialogue avec les plaignants en leur disant que, tant que la vérité ne serapas établie, une vérité neutre et objective, il ne sera pas possible d'entrer en

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale23

matière. Il ne peut y avoir de procès avant l'enquête.23

Il y a sans aucun doute des deux. Il n'est pas inutile de rappeler que lesdeux problématiques (fonds en déshérence et relecture de l'histoire) ne sontpas séparées. Pour reprendre un modèle fond-figure, la relecture de l'histoire,même si elle devient un problème public à part entière, n'en reste pas moins latoile de fond, un des décors devant lequel les acteurs jouent la pièce « fondsen déshérence ».

Faux débats ou débats avortés : quelques exemplesLors de nos recherches, nous avons été étonnés par la pauvreté des dé-

bats, concernant notre sujet. La presse n'ouvre en effet pas de véritable débatpublic sur des sujets de fond (tels que la moralité des agissements des ban-ques pendant la guerre ou le bien fondé de l'histoire officielle), alors que l'ac-tualité lui en donne souvent l'occasion.

L’absence de débats entre les journaux eux-mêmes renforce l'idée que lapensée critique n'a que rarement sa place dans ce contexte pourtant propice :tous disent plus ou moins la même chose en même temps. Autrement dit, lesjournaux traitent non seulement du même thème mais le commentent de lamême manière. Bel exemple de cet état de fait, lors de la publication du rapportEizenstat : la Suisse a-t-elle prolongé la guerre (comme le disent les Améri-cains) ? Non seulement la plupart des journaux se concentrent sur cette ques-tion, mais ils y répondent de la même manière. En effet, ils reprennent les diresd'un même historien, Walter Hofer (jusqu'alors inconnu au bataillon dans l'af-faire politique) qui répond par la négative. Chose surprenante on le trouvepartout dans le BL et la NZZ, le CdT et LM ou encore le JdG. On voit bien icique la concurrence entre les journaux pousse à la surveillance permanente en-tre confrères, en se copiant les uns les autres. Ainsi la presse devient un sys-tème autoréférentiel et comme l'écrit Bourdieu (1996, 87) « tend à l'uniformitéde l'offre. »

Deuxième effet de la logique de marché, de la concurrence entre les jour-naux, le scoop est sans cesse privilégié, il faut sans cesse « avoir du nou-veau », au détriment de toute mise en perspective, d'analyse de fond. Desnouvelles fraîches mais aussi sensationnelles, même si elles sont parfois pri-ses avec prudence. Par exemple, le 11 mai paraît dans la SZ un article qui ré-vèle d'après des documents d'archives que le Crédit Suisse a collaboré avecles SS et une société nazie pendant la guerre. Si ces informations sont repri-ses par les journaux romands et tessinois le jour qui suit c'est au conditionnel,et avec à plusieurs reprises: « selon la SZ », « d'après la SZ », « à en croire laSZ ».

Troisième effet, la mise en avant de personnalités, de « personnages » audétriment de l'analyse de leur argumentation, particulièrement si leur positiondans le débat est critique. Une parfaite illustration est le cas de Jean Ziegler.24

23 Cela apparaît d'autant plus comme une stratégie maintenant. En effet, les résultats des re-cherches ne sont pas encore là et les négociations des banques et du CJM sont déjà terminées.24 La Suisse l'or et les morts, Genève 1997. Jean Ziegler est professeur d'université etconseiller national socialiste connu pour ses nombreux ouvrages critiques. Son livre se penche

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24 B. Montandon, I. Paccaud et X.Schaller

La presse le définit d'emblée comme un provocateur, celui par qui le scandalearrive. L'Hebdo en fait sa couverture et demande: « Faut-il brûler Jean Zie-gler? » et lui consacre un dossier au titre évocateur: « Peut-on encore croireJean Ziegler? » L'éditorial du JdG du 5 mai s'interroge: « Jean Ziegler, fou duroi ou conscience de la nation? » On discute l'homme de manière à le court-circuiter sur le plan scientifique; ; le message est clair, inutile de discuter lesarguments de son livre puisqu'il est l’œuvre d'un amateur, d'un provocateur,uniquement intéressé par les bénéfices de son « pamphlet ».

Autre manière de ne pas confronter des arguments, de ne pas débattre,les médias peuvent noyer le poisson. C'est ainsi que les livres de Beat Balzli25

et de Tom Bower26 critiques à l'égard des élites économiques et politiques del'époque, donnent lieu à un étrange silence puisqu'ils ne font l'objet que de ra-res articles. De plus la presse véhicule de manière indirecte l'idée qu'eux aussisont écrits par attrait du gain, en parlant de « concurrence » entre les trois li-vres sur le marché.

Un autre élément important qui contribue au flou du traitement journalisti-que de cette affaire est le manque d’accès direct aux sources, tant vis-à-vis desrésultats de la commission Bergier qu’aux débats de la conférence de Londres.Celle-ci se tenant à huis clos, les journalistes ont dû se contenter de conféren-ces de presse organisées soit par les autorités compétentes suisses, à savoirles représentants de la Task Force ou encore ceux de la commission Bergier,soit par les délégués des plaignants, qu'il s'agisse de M. Bronfman, M. Fagan,M. Singer ou M. Eizenstat. Il convient donc d'aborder avec un tant soit peu deméfiance des propos qui sont rapportés hors débats et sans les deux partiesen présence.

Les débats tournent autour du rôle de la Suisse en général. Mais les arti-cles, en majorité plongés dans l'affaire politique de l'actualité, présentéecomme une attaque des USA contre la Suisse, font appel au sensationnel. Unterme comme « Suisse : banquiers du troisième Reich », repris par presquetous les journaux, qu'ils soient populaires ou de référence, en est un parfaitexemple.

Au-delà du scoop, du sensationnel, ou de la délégitimation de personna-ges dérangeants, l'histoire est inscrite dans l'affaire politique. D'ailleurs, les ar-ticles politiques sont de loin les plus nombreux, l'histoire étant considéréecomme une arme des USA contre « la Suisse », contre « les Suisses ». L'his-toire que leur donne en réponse les médias est, dans la plupart des cas, unehistoire défensive, justificatrice, une histoire de règlement de compte.

3. Mémoire collective largement sur l'achat par la BNS de l'or pillé et la vente d'or et de bijoux volés aux banquesprivées par les nazis.25 Treuhänder des Reichs, Zurich, 1997. Beat Balzli est journaliste à la SZ il a travaillé un ansur la disparition des biens des victimes du nazisme en Suisse, objet de son livre. De plus, iltravaille sur les relations de la Suisse avec le IIIème Reich depuis, écrit de nombreux articles àce sujet dan la SZ.26 The Swiss, the Nazis and the Looted Billions, Londres 1997. Tom Bower est un journalistebritannique très connu et producteur à la BBC. Son livre traite de l'attitude des banques suissesvis-à-vis des juifs depuis le début de la guerre jusqu'à nos jours.

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale25

La mémoire collective réelle : « le mythe des banques »Le mythe de la Suisse riche grâce à ses banques, qui d’un point de vue

purement économique est des plus discutables, est tout à fait présent durantcette période. Jamais discutée, l’idée que si les banques suisses vont mal, laSuisse ira mal sous-tend une grande partie du discours des médias.

Le mythe d'une Suisse riche grâce à ses banques apparaît dans plusieursarticles des périodes examinées. Même si cela ressemble à de la caricature, il ya, nous semble-t-il, une part « Banque » dans l'identité suisse. Défendre lesbanques suisses ou disons plutôt leur épargner de sévères critiques tient dumême coup du patriotisme. Ceci explique que dans le vocabulaire des médias,le passage se fasse quasi naturellement entre « banques suisses » et« Suisse ».27 A la décharge des différentes rédactions, c'est en règle généraledans le discours rapporté de l'accusation que l'amalgame entre « la Suisse etses banques » se retrouve le plus souvent. Malheureusement, non seulementce n'est pas souligné, mais le fait que ce soit T. Borer qui réplique rend laconfusion encore plus complète. Dès lors, toute la Suisse devrait être concer-née par les problèmes qui accablent ses banques.

Dans un contexte où tous les coups sont permis pour réveiller un doulou-reux passé, il est aisé de comprendre le rôle de T. Borer consistant à répondreaux diverses attaques à l'encontre de la Suisse. Cependant, c'est également luiqui prend la parole lorsque les banques font l'objet des critiques. Il devient leporte-parole de la nation, toutes accusations confondues et contribue par sonomniprésence à cristalliser cet effet d'unité entre les banques et la Suisse.

Cette amalgame entre banques suisses et Suisse est aussi dû à la straté-gie du Congrès Juif Mondial (CJM) face à la Suisse. A cet égard, la plainte dé-posé par Fagan illustre très bien en quoi cette association d'idées dessert leursintérêts. En effet, cette plainte est utilisée par le CJM comme moyen de pres-sion contre le gouvernement de la Confédération pour obtenir un accord àl'amiable satisfaisant toutes les parties. A celui-ci ensuite de faire pression surses banques pour le versement du montant. Dès lors, la stratégie énonciativedu CJM consiste à associer le plus souvent la Suisse et ses banques.

Notons encore que cet amalgame se retrouve dans les principaux jour-naux romands. Cela contribue à une levée de boucliers de la part de la popula-tion suisse. En fait, ce sont bien souvent des lettres de lecteurs indignés quisuggèrent que la majorité des Suisses de la fameuse Mobilisation Générale nesavait que ce que l'Etat voulait bien lui faire savoir (ex: radio d'Etat). La placeréservée à la discussion de l'Histoire officielle par les divers quotidiens se ré-vèle donc très ténue et aucun effort n'est fait pour concilier tous les nouveaux

27 Quelques exemples, choisis au hasard, qui illustrent relativement bien cette confusion ouplutôt cet amalgame: A propos du boycott des banques suisses en Californie, le JdG parle le25.10.97 d'un « acte de protestation contre la lenteur des banques suisses » avant de préciserque « la Suisse a entrepris les démarches souhaitées au moment de la mise en œuvre duboycott des banques. » Dans le 24H du 9.12.97, au titre « Les banques suisses ont nonantejours pour éviter des sanctions américaines. » succède la première phrase de l'article: « LaSuisse dispose de nonante jours pour s'engager en faveur d'un "règlement global" ». Dans leTA du 9.12.97 : titre « 90 Tage für die Banken », sous-titre « Der Jüdische Weltkongressschlägt wieder einen schärferen Ton an, die Schweizer kontern. »

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26 B. Montandon, I. Paccaud et X.Schaller

éléments de l'Histoire suisse avec la conception que pouvait avoir le Suissemoyen de cette époque.

« Les faits sont déjà connus » ou la mémoire collective imputéeLorsque le rôle des institutions financières suisses est remis cause, spé-

cialement après la publication du rapport Eizenstat, les journaux s'accordentpour dire en gros que « les américains n'ont rien inventé », que « les faits sontdéjà connus en Suisse depuis deux décennies. »28 Cet argument s'adresse bienplus au lecteur suisse qu'à l'interlocuteur américain. En effet, il n'a que peu depertinence dans un procès de dénonciation (si on vous accuse d'avoir volé despommes, vous n'allez pas dire que cela n'a pas d'importance, parce que vousavez toujours su que c'est vous qui les aviez volées).

Par contre, cet argument est tout à fait pertinent dans un programme devérité. Dire que « les faits sont déjà connus en Suisse » sous-entend que lesfaits sont déjà connus des Suisses. Même si cela n'est pas vrai (et ça ne l'estcertainement pas), c'est ainsi que c'est utilisé. Ce fait est donc à la mémoirecollective suisse.

L'enjeu est ici l'identité suisse. En effet, la mémoire collective, et la mé-moire en général, n'est pas quelque chose d'instantané. Il ne suffit pas de sa-voir quelque chose pour qu'il fasse partie de notre mémoire. Il y a toujours untravail de mémoire, conscient ou inconscient, une mise en question de ce quiavait été construit avec cette mémoire et donc une mise en question de l'iden-tité de la collectivité. Ainsi, en agglomérant à la mémoire collective suisse deséléments qui lui sont étrangers, on évite le débat sur l'identité suisse.

Comment cela est-il utilisé concrètement ? Dans une situation d'énoncia-tion, le locuteur construit un destinataire à son discours et présuppose chez luiun certain savoir social, ce que Cefaï (1996, 51) appelle les « matrices d'unecompréhension commune. » Cette présupposition est fonction de l'identité dudestinataire, de son statut social, de son sexe, des relations entre les interlo-cuteurs et de mille choses encore. Cela permet au locuteur de faire des ellip-ses, un discours ne pouvant être explicite sur tous les sujets abordés. Dans lecas qui nous intéresse, à savoir la mémoire collective, l'élément prépondérantdans la construction du destinataire, c'est son identité suisse. Le problème quise pose ici, et qui justifie que nous parlions de mémoire collective imputée,c'est que le destinataire, construit par le locuteur, ne correspond pas au ré-cepteur réel du discours. Le lecteur n'a pas les connaissances que le journa-liste a prêté à son lecteur cible. Comme le dit Cefaï (idem), « il y a toujours dujeu pour la mésentente et la dissimulation, le déguisement et la falsification, laruse et le mensonge, le conflit et l'invention, dans des horizons de repèrescommuns. »

Effectivement, en ce qui concerne le traitement de l'histoire des institu-tions financières suisses dans la presse, ce décalage entre destinataire et ré- 28 Deux versions de cette idée: Interview de Roth dans le journal 24H du 22.05.1997, déjà cité:« les documents américains n'apportent rien de nouveau et les faits sont déjà connus en Suissedepuis 1981 ». JdG du 9.5.1997 (annexe 1.2) : « Le rapport Eizenstat n'apporte rien de vrai-ment nouveau aux éléments de connaissance qu'ont déjà les Suisses; mais il jette une lumièretrès crue devant les yeux, particulièrement, de l'opinion américaine. »

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale27

cepteur existe. On peut supposer que celui-ci est impliqué par la nature du tra-vail journalistique et par le champ journalistique (faire court, faire simple, fairece qui se vend).29 Mais on peut également y voir une véritable stratégied'énonciation. Si l'on considère les nouveaux faits historiques comme étant déjàconnus en Suisse, comme n'étant nouveaux que pour les gens de l'extérieur nepartageant pas la même mémoire collective, l'identité suisse n'a donc pas à êtrerepensée. Les faits sont déjà connus, intégrés et donc le travail de mémoire adéjà été fait.

Comme le dit si bien Christian Campiche dans l'éditorial du JdG du 9 mai1997, « God bless America. La preuve est faite, depuis deux ou trois décen-nies, les historiens suisses s'essaient à reconstruire une vérité, celle des rela-tions entre la Suisse et l'Allemagne nazie. L'un après l'autre ils jettent une lu-mière toujours plus crue sur le passé. Mais ce n'est pas suffisant aux yeux deWashington, qui a tout lieu d'être satisfait aujourd'hui. » Alors qu'en Suisse, lesrares historiens, journalistes ou écrivains qui ont osé remettre en questionl'histoire officielle ont fait l'objet de critiques, même parfois de procès des mi-lieux politiques et économiques. Désignés comme « traîtres à la patrie », l'ironiede l'histoire veut qu'ils servent aujourd'hui d'alibi à ces mêmes milieux pour nepas engager de débat historique et identitaire.

29 Voir le chapitre 2.3 et les références à Bourdieu (1996).

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28 B. Montandon, I. Paccaud et X.Schaller

Annexes 1

Annexe 1.1 : Journal de Genève, 26.06.97A Washington, Rainer Gut met en relief l’histoire suisse devant un club

de pressePour le président du Crédit Suisse, invité hier du prestigieux «National Press Club», nul ne peut prétendre détenir

la vérité absolue lorsqu'il s'agit d'analyser le passé. Une façon de critiquer les donneurs de leçons américains.Quelqu’un peut-il affirmer de lui-même

détenir la vérité absolue ?» L’interrogationde Rainer Gut, président du groupe CréditSuisse, relevait hier plus de la critique qued'une réflexion philosophique. Devant unparterre de journalistes américains au célè-bre « National Press Club », le banquier adésiré manifester l’incompréhension d'unepartie de la population suisse face aux cri-tiques souvent caricaturales lancées depuisles Etats-Unis, contre la petite Helvétie.Rainer Gut considérait cette invitationnon seulement comme un honneur maisaussi une chance, alors que beaucoup deSuisses ont l'impression que leurs argu-ments, ne sont pas écoutés de l'autre cotéde l'Atlantique.

Le banquier a tout de même tenté d'ex-cuser les difficultés de communication dela Suisse en expliquant qu'on ne pouvait«pas vendre l'histoire comme le Cervin, lesmontres ou du chocolat». Il a pourtantréexpliqué que la Suisse avait pris au sé-rieux le règlement de cette question etrappelé toute la panoplie mise sur pied cesderniers mois.

Chaque guerre apporte son lot de souf-frances, qui ne peuvent pourtant être ré-parées même avec de l'argent, a expliqué lebanquier. Il s'en est allé piocher dans leslivres d'histoire pour apporter un éclairagedifférent de celui venant des Etats-Unis.Ainsi, il a rappelé comment l'émissairespécial du président Roosevelt avait étésurpris à son arrivée en Suisse vers la finde la guerre d’être accueilli par une fouleenthousiaste, lui qui croyait que ce petitpays où l'on parlait l'allemand ne pouvaitêtre que pronazi. «La seule presse libre delangue allemande et résolument antinazievenait de Suisse» a rappelé Rainer Gut.

Hommages étrangersLes artistes allemands qui se sont réfu-

giés en Suisse ont également rendu hom-

mage à ce pays, a-t-il rappelé. ThomasMann écrivait ainsi dans sa lettre sur laSuisse que les habitants germanophones dupays se sont très rapidement distanciés desmouvances politiques et culturelles del'Allemagne. Non seulement les artistesmais également les politiciens ont abondédans ce sens. La citation de WinstonChurchill selon laquelle de tous les paysneutres la Suisse méritait d’être distinguée,a bien sûr été présenté aux journalistesaméricains. « Qu'importe-t-il que ce paysait pu nous accorder des avantages com-merciaux ou qu’il en ait donné un peu tropà l'Allemagne pour pouvoir survivre ? Lepays est resté démocratique, se défendantpour sa liberté derrière ses montagnes, eten pensée, il était largement de notre cô-té», écrivait le Premier ministre britanni-que dans une note du 3 décembre 1944.Rainer Gut a également cité le témoignaged'un enseignant de 80 ans, qui aurait as-sisté à l'exécution de deux soldats suissespar l’armée helvétique pour avoir donnédes informations à des Allemands.

Les attaques dont notre pays fait aujour-d'hui l'objet sont un défi comme la Suissen'en a plus connu depuis plusieurs décen-nies, a expliqué Rainer Gut. « La pressionincessante et grandissante à laquelle noussommes exposés, donne à beaucoup demes compatriotes le sentiment d’êtremaltraités par un ami. » En pleine guerrefroide, aucun autre pays occidental n'auraitsoutenu les Etats-Unis aussi loyalementque la Suisse, a relevé M. Gut. Ainsi, beau-coup d'Helvètes se sentiraient aujourd'huichoqués de la tournure que prend le débatautour des fonds juifs.

La neutralité comme moyenMême si le pays est prêt à reconnaître

certaines erreurs, les préjugés et critiquessommaires ne favorisent pas le règlementde la question. Pour Rainer Gut, la neutra-

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Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale29

lité suisse n’était pas une fin mais unmoyen qui lui a permis de maintenir sonindépendance. Et de citer George Was-hington, qui dans son discours d'adieu,avait reconnu aux Etats-Unis le droit de

maintenir une politique de neutralité pourne pas se laisser engluer dans les « rivalités,intérêts, humeurs ou caprices » des paysdu Vieux Continent. André Vallana

Annexe 1.2 : Journal de Genève, 09.05.97La chronique de Jacques -Simon Eggly

Vérité d'hier et vérité d'aujourd'huiLe rapport Eizenstat est donc connu. Sa

lecture complète en révélera mieux lesnuances et la répartition des blâmes. Mais,comme attendu, la Suisse y reçoit sa fortedose de critique. Une première constata-tion apparaît néanmoins, à propos de l'ornazi fondu à partir d'objets volés aux vic-times des camps. Cette évocation est hor-rible. Mais le rapport admet que rien neprouve que la Banque Nationale Suisseavait connaissance de cette origine-là d’unepartie de l’or déposé chez elle. Tout sem-ble même prouver le contraire, puisque lesEtats-Unis eux-mêmes n'ont eu connais-sance de cette origine qu'après la guerre.Ce constat est important car il indique quece rapport n'apporte pas, ici, un élémentnouveau sur le rôle volontaire de la BNSdans les transactions avec le Reich. Seulel'évaluation des quantités d'or, en regardd'affirmations antérieures, peut donnerlieu à controverses.

Le rapport Eizenstat n'apporte rien devraiment nouveau aux éléments deconnaissance qu'ont déjà les Suisses ; maisil jette une lumière d'ensemble très cruedevant les yeux, particulièrement de l'opi-nion américaine. Il n'est, pourtant une foisencore, que juste et légitime de rappelercertains éléments d'appréciation. On dis-cute de l'attitude des uns et des autres du-rant et après la guerre, particulièrement dela Suisse. Mais on le fait avec le recul dutemps, selon le critère actuel du bien et dumal, tels qu'on les fait resurgir du passécomme dans un film d'archives commen-té.

Or, les acteurs de l'époque n'ont pas vé-cu les événements ainsi, à commencer parles Anglais et les Américains. Faut-il rap-peler que l'Angleterre et la France ont

conclu l'Accord de Munich avec un Hitlerau paroxysme de sa propagande nationa-liste et antisémite ? que la gauche commu-niste a applaudi la première complicitéentre Hitler et Staline ? La France et l'An-gleterre croyaient, alors, protéger leurs in-térêts nationaux et empêcher la guerre.Faut-il rappeler que, jusqu'en 1941, soitaprès avoir été attaqués par le Japon, lesEtats-Unis considéraient que leur intérêtétait de rester à l'écart du conflit et decommercer ? Et, à un seul moment de laguerre, les Américains et les Anglais ont-ilsavancé l'argument de la persécution desjuifs pour la faire ?

Dès lors, en se replaçant dans l'époque, ilserait équitable de voir ce qu'était la neu-tralité suisse ; non pas une épée afin delutter contre le mal, mais une politique dedissuasion militaire et d'accommodementsafin d'échapper à une invasion qui auraitfortement desservi les Alliés : ce qu'a re-connu Churchill. Il s'agissait de protéger lepays. Tout réquisitoire d'aujourd'hui quiignore ce décalage ne fait pas œuvre de jus-tice et de vérité historique. Quant à l'atti-tude des négociateurs suisses pourl’Accord de Washington en 1946 et à celledes banquiers suisses de l'époque, elle peutêtre soumise à l'examen critique. Mais,après tout, les Anglais et les Américainsont signé cet Accord. N’était-ce pas l'épo-que où les Américains ont commencé àutiliser les services de nombreux anciensnazis, en se souciant fort peu de leur pas-sé ? On entrait dans la guerre froidecontre l'URSS. Tous les pays, et pas seu-lement la Suisse, se préoccupaient à nou-veau de sécurité et d'intérêts nationauxavant de se pencher sur le suivi moral de laguerre mondiale. On voudrait donc que le

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Gouvernement américain, en dépit despressions qu'il subit, fasse la part des cho-ses devant sa propre opinion publique. LaSuisse ne saurait être présentée commeune sorte d'accusée principale. Plus qued'autres elle est entrée maintenant dansdes procédures de recherche historique

objective. En outre, elle a accompli plu-sieurs gestes non négligeables.

Prenons au sérieux ce rapport Eizenstat,mais refusons qu'on l'utilise à un rebondis-sement stérile et nocif de polémiquescontre la Suisse. Le Conseil fédéral aura ledevoir, le cas échéant. d'exprimer digne-ment et fermement ce refus.

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LE ROLE DU COMITE INTERNATIONAL DE LA CROIX ROUGE(CICR) DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Michela Colucci, Federica Corecco, Claudine Gaillard, Maude Lichtenstern etGabriella Wildhaber∗

IntroductionLorsque les médias parlent de l’affaire des fonds juifs en déshérence et

de l’or nazi, le public pense spontanément aux banques suisses, au peuplesuisse attaqué à travers la destruction d’un mythe financier plus que centenaireet aux politiciens devant gérer une crise qui a bouleversé un pays. Maisl’affaire des fonds juifs n’englobe pas uniquement cela, comme nous allons levoir en nous penchant sur une autre institution suisse tout aussi prestigieuseque les banques : le CICR. En effet, à un moment donné de l’histoire, cette ins-titution humanitaire, que l’on jugeait au-dessus de tout soupçon, fut, elle aussi,mise au banc des accusés. La presse, qu’elle soit suisse ou étrangère, a traitéplus ou moins longuement le sujet. Notre but a été d’analyser de quelle façonles journalistes ont décidé de rapporter cette affaire et quelle réalité ils ontcontribué à construire, en ébranlant la mémoire collective des Suisses.

La question des fonds juifs et des comptes en déshérence a bouleversé lafaçon dont la presse suisse parle de la Suisse. Jamais les médias, et en parti-culier la presse écrite, n’avaient autant parlé de l’histoire et de la consciencesuisse que durant ces trois dernières années.

Déclenchée par une révélation de la commission du sénateur américainA. D’Amato en 1996, l’affaire des fonds juifs ne s’est pas limitée à piquer laSuisse au vif en lui demandant la restitution d’argent « volé », mais elle a éga-lement placé d’autres institutions dont la Suisse a toujours été fière, comme leCICR, sous un éclairage peu avantageux. Finalement, touchant plusieurs« monuments » du mythe helvétique, le problème des fonds en déshérence aobligé la Suisse à faire la lumière, pour les autres mais aussi pour elle-même,sur le rôle qu’elle a joué durant la seconde guerre mondiale.

Dans cette relecture de l’histoire de la Suisse, la presse joue un rôle trèsimportant car, bien que les médias ne déterminent pas à eux seuls l’opinion pu-blique, ils participent activement à sa construction.

Ainsi, sur la base d’une soixantaine d’articles, tirés de différents journauxsuisses et étrangers parus entre mai 95 et janvier 97, nous avons cherché àdéterminer le rôle de l’institution humanitaire qu’est le CICR, pendant ladeuxième guerre mondiale, en tant que problème public. Notre analyse porterasur le contenu des articles et les moyens d’expression employés, ainsi que surles effets de sens engendrés par une presse soucieuse de semer dans les es-prits les graines d’une mémoire collective nette qui ne demande qu’à germer.

Le corpus d’articles utilisés pour analyser le problème public lié au CICR

∗ Michela Colucci est étudiante en littérature italienne à l’Université de Fribourg, Federica Co-recco et Gabriella Wildhaber sont étudiantes en langue et littérature russe à l’Université de Fri-bourg, Claudine Gaillard est étudiante en français à l’Université de Lausanne et Maude Lichten-stern est étudiante en littérature anglaise à l’Université de Fribourg

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s’étend sur trois années, 1995, 96 et 97, soit le temps de l’affaire. Nous avonsrangé les différentes thématiques concernant cette affaire suivant le mondecalendaire, marqué par les dates de parution des articles. Nous y distinguonstrois phases bien précises, qui correspondent chacune à une année dans lapresse.

Notre corpus peut être divisé en trois périodes- En 1995, la presse rapporte la célébration des « héros oubliés » de la

Croix-Rouge Suisse.- En 1996, s’ouvre une deuxième phase où, suite au scandale de la valise di-

plomatique, un débat moral s’instaure à propos du rôle joué par le CICR du-rant la seconde guerre mondiale.

- En 1997, la presse nous invite à une réflexion sur le sujet, grâce àl’intervention d’historiens ou de sociologues.

Durant ces périodes, les journalistes recourent à trois cadrages différents,soit:- Un cadrage de type plutôt civico-moral pour l’année 1995- Un cadrage qui met en lumière l’aspect conflictuel de l’affaire pour 1996- Et enfin un cadrage plus analytique en ce qui concerne l’année 1997

Il est certain que, si les thèmes abordés restent les mêmes, qu’il s’agissede la presse suisse ou de la presse étrangère, le contenu des articles et la ma-nière de traiter les thèmes, varient d’un journal à l’autre et ce parfois de manièretrès révélatrice. C’est ce que nous allons également nous efforcer de démon-trer au long de notre analyse.

1. Première phase : 1995, la célébration des « héros oubliés »Le premier article mentionnant le CICR en 1995 parait le 5 avril dans le

Journal de Genève sous un intitulé déjà révélateur du débat qui se dérouleradurant le reste de l’année dans la presse suisse : « La Suisse accepte enfin lesouvenir de ses héros oubliés »1. Les héros dont il est question sont d’anciensmembres du CICR dont les actes héroï ques vis-à-vis des victimes del’holocauste n’avaient non seulement pas été reconnus à l’époque de la guerre,mais visiblement condamnés par l’institution elle-même. Le climat de révisiondu rôle joué par la Suisse à cette époque favorise la polémique autour de cescondamnations jugées injustes dans le cadre de l’actualité. L’année 1995,coï ncidant avec les cinquante ans de la fin de la guerre, se caractérise alorspar une série de célébrations et de réhabilitations de personnes pourtant accu-sées et calomniées à une certaine époque. Avec ce premier article nous péné-trons dans une ambiance qui révèle parfaitement qu’une réévaluation histori-que de l’organisation humanitaire genevoise est en marche.

A partir de 1995, les banques ne seront plus les seules sur la sellette,voilà qu’une autre institution suisse devra faire face à de nombreux « chefsd’accusation ».

La presse suisse, passage quasi obligé en ce qui concerne la publicisa-tion d’un problème comme celui auquel doit faire face le CICR, endosse le rôled’acteur collectif et publicise le problème au sein d’une arène publique. Le pro- 1 Annexe 2.1

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale33

blème qui jusque-là ne concernait qu’une partie de la population suisse« devient un enjeu de définitions, de controverses, de représentations dramati-ques, d’actions symboliques. Le procès de publicisation du problème publicdans une arène publique est engagé » (Cefaï , 1996, 58).

L’arène est constituée de plusieurs scènes, soit:- la scène comprenant les autorités politiques suisses et américaines, des

organisations juives, ainsi que les autorités humanitaires représentées leplus souvent en la personne de Cornelio Sommaruga, alors président duCICR.

- la scène des médias restituant le débat entre les différents porte-parole- la scène des intellectuels

Il est intéressant de noter que la présence active et les interventions as-sez régulières de Flavio Cotti, de Kaspar Villiger ou d’Arnold Koller aux célé-brations et aux réhabilitations des « héros oubliés » qui se déroulaient à Berneen avril 1995, souligne l’importance et le sérieux de la mise en discussion durôle joué par le CICR durant la seconde guerre mondiale et permet del’identifier comme faisant partie d’un problème public.

Outre ces « héros oubliés », deux autres thèmes sont également traitéspar la presse en 1995:- le rôle joué par le CICR durant la guerre- les fonds en déshérence

La nature même de chacun des thèmes suscite des modalitésd’énonciation journalistique différentes. Ces modalités varient selon que l’onfasse ou non appel à la mémoire collective. Les journalistes ont plutôt tendanceà user du discours rapporté lorsqu’ils ne souhaitent pas prendre position, alorsque lorsque la responsabilité collective du pays est en jeu, le journaliste adopteun ton en faveur ou contre les acteurs de la problématique.

Le rôle du CICR pendant la guerre est le thème le plus présent dans notrecorpus d’articles parus en 95. Cinquante ans après la fin de la guerre, les diffé-rents responsables de l’organisation humanitaire suisse ne peuvent que témoi-gner leurs regrets face aux événements qui se sont déroulés durant la guerre.Les articles montrent cela en citant des extraits de discours de responsablesde la Croix-Rouge et de son président Cornelio Sommaruga : « Jeter un regardsans complaisance sur son propre comportement », « regretter les omissionset erreurs possibles du passé », « crise de conscience », « échec moral » sontdes expressions récurrentes dans tous les articles. Elles reflètent d’une partune certaine lucidité du regard porté par le CICR sur son passé, mais d’autrepart il faut noter dans le langage de certains de ses responsables, des asso-ciations de mots comme l’adjectif « possible » qui qualifie « erreurs » et qui in-dique bien que, pour eux, les accusations portées sont loin d’être prouvées.

Ils procèdent à une véritable autocritique et ils affirment avoir tiré une le-çon de leur histoire passée. Mais l’on sent néanmoins chez eux une forte vo-lonté de se déculpabiliser. Déculpabilisation qui passe par le rappel des méri-tes actuels du CICR, que cela soit au Rwanda, à travers le conflit bosniaqueainsi que sur d’autres scandales devant lesquels la communauté internationalea fermé les yeux. Le CICR d’aujourd’hui et de demain n’est pas et ne sera pascelui d’hier, résume le discours de Sommaruga. Nous avons donc affaire ici à

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une sorte de cadrage civico-moral qui veut montrer que la Croix-Rouge a tiréune morale de l’histoire. Ambivalence, donc, du positionnement du CICR parrapport aux faits réels qu’on lui reproche et qu’il admet en demi-teinte seule-ment, ne sachant trop s’il faut se justifier, se disculper, relativiser les faits outout simplement chercher la vérité. De plus, il faut souligner que la Croix-Rougede l’époque était soumise à l’autorité de l’Etat, dont les pressions étaient évi-dentes.

Trois articles sont particulièrement représentatifs de la façon dont le CICRet ses représentants gèrent la situation: « Holocauste : le président Sommaru-ga évoque « l’échec moral du CICR » », « L’holocauste est aussi l’échec moraldu CICR » et « J’ai reconstruit le dialogue avec la communauté juive ». On re-marque une stratégie particulière dans les affirmations de Sommaruga : tout ens’excusant pour les erreurs commises par l’institution durant la seconde guerre,il tente de dévier son discours sur le présent, comme si les actes d’aujourd’huipouvaient effacer les erreurs d’hier.

Les journalistes eux, emploient bien souvent le discours rapporté, en rap-portant les paroles de Sommaruga, ils prouvent que ce dernier accepte la res-ponsabilité des erreurs du CICR. D’autre part, le fait de retranscrire ses parolesdonne plus de force et de véracité à son discours.

La logique de déculpabilisation est bel et bien présente dans la recons-truction d’un lien avec la communauté israélienne, qu’évoque Sommaruga dansle Journal de Genève.

Dans les trois articles cités, nous pouvons déceler trois étapes successi-ves qui se répètent à chaque fois. Tout d’abord une phase d’admission:« J’admets, j’assume la responsabilité », ensuite une phase de regret: « Jem’excuse » et enfin une phase de déculpabilisation : « mais le CICR a aussifait de bonnes choses ». A un certain moment Sommaruga se met même enposition de victime face aux accusations.

Au niveau du système actanciel, on peut donc dire que le CICRd’aujourd’hui est la victime et que celui d’hier est l’accusé, le Congrès JuifMondial (CJM) étant le dénonciateur. Mais étant donné que c’est au CICR ac-tuel d’assumer et de corriger les erreurs de celui d’hier, il devient par là-mêmeun accusé aussi. En tant que président, Sommaruga est le logique défenseurde l’institution et en quelque sorte le médiateur du conflit. Les juges, quant àeux, semblent être les autorités politiques qui participent activement aux célé-brations de réhabilitation des « héros oubliés », de même que le public ayantpu acquérir une opinion sur l’affaire et ce notamment à travers la presse. LeCICR devient lui aussi juge lors de ses autocritiques.

Selon l’énonciateur de la problématique et l’angle sous lequel elle esttraitée, le système actanciel varie.

Pour ce qui est de l’énonciation journalistique, il faut souligner que lesjournalistes font très souvent usage du discours rapporté puisque leurs articlessont truffés de citations de Sommaruga. Néanmoins, l’usage des guillemets àplusieurs reprises marque la distance que les journalistes prennent par rapportau discours du président du CICR. Ils rapportent des faits, mais ne prennentjamais position en ce qui concerne les articles où Sommaruga est cité, comme

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s’ils ne voulaient volontairement pas porter de jugement sur le problème et nefaire entendre qu’une seule voix : celle du responsable du CICR. Les journa-listes n’accusent pas, mais ne disculpent pas non plus.

Par contre lorsqu’on se penche sur les articles traitant du thème des hé-ros oubliés, on décèle immédiatement un ton accusateur. Par exemple, dansl’article : « La Suisse accepte enfin le souvenir de ses « héros oubliés »2, c’estle journaliste qui affirme : « Le plus consternant : La Suisse a terriblement mal-traité ceux de ses enfants qui ont sauvé son honneur durant la secondeguerre. ». Ici, le journaliste prend position, il juge la Suisse pour son erreur.Nous expliquons cette prise de position du fait que, dans cet article, le sujettraité fait directement appel à la mémoire collective suisse, contrairement auxarticles qui évoquent uniquement le CICR. Ici il s’agit d’erreurs commises par« la Suisse » et non par les membres du CICR. Dans cet article le journalistene fait pas usage de guillemets. Comme il y a appel à la mémoire collective,une prise de position s’impose de la part du journaliste et par là-même du lec-teur.

Ces articles font particulièrement appel à la mémoire collective suisse. Atravers les actes ou plutôt les « non-actes » du CICR, c’est la communautésuisse entière qui doit assumer les erreurs commises par l’institution. En effet,le CICR étant une institution purement helvétique, une atteinte à son intégritéest également une atteinte à la mémoire collective helvétique.

On peut voir cette année 95 comme une phase civico-morale résultantd’une tentative de « faire la lumière » sur le passé de l’institution genevoise. Leprésident Sommaruga – acteur principal du débat public – soutenu par les au-torités politiques, a cherché à travers ses mots (comme l’ont fait d’ailleurs lesjournalistes par leur choix d’énonciation) de s’excuser au nom de l’institutiondes erreurs commises, ainsi que de s’engager à rendre le passé du CICR plustransparent. Cette phase n’est pas agressive mais plutôt défensive, d’où le tonrelativement souple utilisé dans ces articles. Comme nous allons le voir main-tenant, il n’en est pas de même pour 1996 où le ton se fera beaucoup plusagressif et virulent puisque le CICR se verra violemment attaqué de l’extérieur.

2. Deuxième phase : 1996, violentes accusations contre le CICRLe grand thème qui ressort de notre analyse de 1996, est relatif aux accu-

sations d’infiltration du CICR par les services allemands, ainsi que l’utilisationpar certains délégués de la valise diplomatique de l’organisation afin de fairetransiter des biens volés aux juifs. Suite à ce « scandale de la valise diplomati-que », de nombreuses mises en cause de délégués et de dirigeants du CICRse succèdent.

La totalité des accusations provient des archives de l’OSS (ancêtre de laCIA), étudiées par le sénateur D’Amato et son équipe dès le mois de mars.C’est au mois de mai qu’apparaissent les premiers articles concernant ces ac-cusations dans la presse suisse.

Cependant, ce n’est que pendant le mois de septembre que les articlesparaissent dans les journaux à intervalles très rapprochés. Nous dirons donc, 2 Annexe 2.1

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que c’est pendant ce mois que le débat fait rage, autant dans la presse natio-nale qu’internationale. C’est à ce moment-là que le problème public est le plusobservable. En octobre déjà, les articles concernant ce sujet se font plus rareset prennent une autre tournure. Le plus souvent, il s’agit d’articles de fond,mais aussi de dépêches d’agences et quelques fois même d’éditoriaux.

Le journal suisse dans lequel nous trouvons le plus souvent des articlesest le Journal de Genève, suivi de près par le Nouveau Quotidien, puis la Tri-bune de Genève. Nous ne trouvons que peu d’articles concernant le CICRdans le Matin. Paradoxalement, c’est ce dernier quotidien qui était le premier àparler d’accusations portées contre l’organisation humanitaire.

L’Hebdo ne parle, quant à lui, jamais des accusations contre le CICR par-ticulièrement, mais recadre toujours cette thématique dans celle plus généralede la remise en question de la Suisse à travers l’affaire dite des « fonds juifs ».Pour ce qui est de la presse tessinoise, les articles ne sont pas fréquents (nousn’en avons relevé que deux) et résument deux perspectives dans les trois quiressortent de notre analyse : les accusations contre le CICR et la réponse duCICR.

Dans la presse internationale, nous relevons des articles peu fréquentsmais riches en contenu et analyse comme ceux du Monde alors que ceux duPaì s se résument plutôt à des dépêches d’agence. La terminologie utilisée leplus souvent fait appel à des termes tels que: infiltration, accusations, demandede comptes et réponse, nie ou dément.

Il est certain que nous voyons à travers la description des faits, une nettedifférence entre les journaux. En effet, nous retrouvons un style sobre dans letraitement qu’en fait le Journal de Genève3 alors que le Nouveau Quotidien4

paraît plus engagé dans la problématique. Par ailleurs, à part la fréquence aveclaquelle paraissent les articles, nous ne voyons pas de différence dans la façonde traiter ce sujet entre presse nationale et internationale.

L’emploi de termes et d’un vocabulaire relatifs à un combat dans lequels’opposent deux parties, nous permet de conclure à une restitution dans lesjournaux des débats contradictoires entre les différents porte-parole. Les oppo-sants ne s’affrontent pas sur un champ de bataille, mais bien dans une arènepublique dont le juge s’avère être l’opinion publique.

Nous retrouvons dans ce cadrage trois types d’énonciation, comme nousl’avons déjà vu.

Les problèmes publics sont donc configurés par des acteurs collectifs, quise constituent eux-mêmes à travers leur confrontation avec d’autres.

Où nous situons-nous au mois de mai, lorsque les premières accusationscontre le CICR paraissent dans la presse ? Nous nous trouvons dans la phasede production de sens : le problème est désigné, les protagonistes et les en-jeux sont déterminés. Effectivement, les américains ont rendu publiques certai-nes revendications, qui sont transmises par l’intermédiaire des agencesd’information. Le problème est alors reconnu publiquement. 3 Annexe 2.24 Annexe 2.3

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale37

Il s’agit là de la phase de publicisation du problème public, qui dépend del’observation et de la description du problème. On voit se constituer un systèmeactanciel précis. Les acteurs s’affrontent dans l’arène publique constituée parle corpus d’articles que nous détenons. Le problème public est ainsi institué.

Finalement, dans ce que nous avons nommé la perspective critique, quise situe vers la fin de l’année 96, nous voyons que l’observabilité du problèmediminue. Cependant, celui-ci n’est pas réellement achevé et aucun arrange-ment n’a été jusqu’alors trouvé. Nous dirons que nous assistons à un recadragede l’affaire, une déviation de l’attention publique vers un autre sujet, qui devientla remise en question morale du rôle du CICR pendant la seconde guerremondiale.

Le temps réel ou historique (qui est le temps auquel se réfère le texte),vient se mêler à ce temps du texte et constitue ce que les gens doivent savoirsur l’affaire, d’après leurs présupposés, leurs connaissances, mais aussi à tra-vers ce qui est décrit dans l’arène publique.

Ainsi, on saura au mois de mai que le CICR (qui a déjà été ébranlé pen-dant l’année 95) est accusé d’infiltration par les américains (représentés parD’Amato).

Le public qui suivra de près le débat, prendra connaissance à la fin dumois de septembre des enjeux réels (énoncés d’une part, par les dirigeants duCICR, puis repris par certains journalistes suisses) qui se cachent (ou peuventse cacher) derrière les accusations, ainsi que la non-acceptation de ces derniè-res par l’organisation humanitaire. Nous reviendrons par la suite sur ces en-jeux.

Le public pourra ainsi se forger une opinion claire sur cet épisode. Noussoulignerons donc l’importance du rôle des médias dans la constitution d’unproblème public, puisque c’est eux qui choisissent que dire, comment et quand.

Les premiers articles parus en début d’année 96 suivent le cadrage deceux parus à la fin de 95. En effet, il s’agit avant tout d’un débat éthique, quitémoigne de la crise de conscience de l’organisation et de ses membres del’époque.

Ce n’est qu’au mois de mai que commence à apparaître un changementde cadrage. Des articles très violents paraissent, tout d’abord contre la Suisseen tant que nation. Cependant, cette Suisse « accusée » englobe trois institu-tions : les banques, une dizaine d’entreprises et la Croix-Rouge Internationale.

Jusque-là, pendant l’année 1996, l’activité du CICR n’était pas isolée de laproblématique du rôle de la Suisse en général. Or, dès le mois d’août, le CICRest mis en cause à lui tout seul, dans un article du Journal de Genève. Les pro-pos tenus par le journaliste (Frédéric Koller) dans cet article sont : « demandede comptes au CICR », « mise en cause », mais on ne parle pas encored’accusations. Les acteurs qui apparaissent alors sont, d’un côté les USA entant que nation et de l’autre côté, le CICR , représenté par François Bugnion.Toujours d’après cet article, les Etats-Unis se servent du fond « Savehaven »,récemment ouvert dans les archives, afin de soutenir leurs propos. Alors queles Etats-Unis (cités toujours en tant que nation) assument un rôle de« justicier » dans ce cas-là, en la faveur de la vérité et des victimes de

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l’holocauste, le CICR, n’assume nullement un rôle d’accusé. François Bugnion,cité dans l’article, n’admet pas les allégations portées à l’encontre del’organisation.

Pendant cette période de l’année 1996, les journalistes se servent sou-vent, de citations provenant du rapport des services secrets américains et desdire des dirigeants du CICR.

Un article du Monde, daté du 10 septembre, atténue un peu les propos.La journaliste du Monde5, à travers son article, ne nous donne pas simplementune information sur le CICR, mais aussi sur l’origine des allégations contrel’institution genevoise. L’emploi du verbe au conditionnel dans le titre, laissecomprendre que l’information n’est pas complètement vérifiée : « Selon les ser-vices secrets américains, la Croix Rouge Internationale aurait été infiltrée parles nazis pendant la seconde guerre mondiale ».

A partir de cet article, on peut dire qu’il y a un changement dansl’énonciation journalistique. D’une part, on voit une distanciation d’avec lessources d’où proviennent les accusations (le texte des archives américainesest moins , voire plus du tout cité) ; d’autre part, les dirigeants du CICR sontbeaucoup plus cités. Ces derniers n’admettent toujours pas une positiond’accusés, mais ils se disent prêts à faire toute la lumière sur les faits qui leurssont reprochés. Les différentes parties semblent engager un programme de vé-rité. Cornelio Sommaruga réitère ses regrets en ce qui concerne les « possi-bles erreurs et omissions du CICR pendant la guerre », mais il ne fait aucuneallusion sur les allégations présentes.

Le 12 septembre, dans la Tribune de Genève, paraît un éditorial : « Ornazi, banquiers ou receleurs ? »6, qui constitue en quelque sorte le début d’unenouvelle phase, dans notre corpus d’articles de 96. Effectivement, le CICRn’est plus la figure centrale de l’information. Les dénonciateurs, clairementnommés (le Congrès Juif Mondial et le sénateur D’Amato) occupent désormaisce centre d’information. Ils se retrouvent à leur tour montrés du doigt par lejournaliste Guy Mettan, qui expose pour la première fois, les enjeux qui pour-raient se cacher derrière ces accusations. Finalement, cet éditorial fait entrerune notion qui n’était jusque-là plus présente : l’intérêt collectif des suisses.Dans ce sens, Guy Mettan parle au nom de tous les suisses et demande une« réponse claire » à ces accusations. Il faut souligner le fait qu’il s’agit ici d’unéditorial et qui dit éditorial dit vision personnelle d’un journaliste suisse, dési-reux dans le cas présent de clarifier une situation ambiguë.

Les articles qui suivront mettent en premier plan la figure du sénateurD’Amato, qualifié de « meneur de combat acharné » contre les Banques et leCICR. Les dirigeants de l’institution sont à nouveau cités, mais cette fois-ci, ilsse « défendent » et veulent mettre un terme au « déballage public conduit parle sénateur américain ». « Nous voulons savoir si le sénateur D’Amato est inté-ressé par la recherche de la vérité, ou s’il veut simplement mener une campa-gne de presse », c’est avec ces paroles de François Bugnion, (citées parPierre Hazan dans un article du Nouveau Quotidien daté du 18 septembre et

5 Annexe 2.46 Annexe 2.5

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale39

intitulé : « Sous pression américaine, le CICR se penche sur son passé trou-ble ») que nous pouvons dire que l’organisation humanitaire « passe àl’offensive » et décide d’attaquer à son tour. D’après notre analyse, les configu-rations du système actanciel qui ressortent de cet article sont d’un côté, la ré-putation de l’institution, son indépendance et son impartialité et d’un autre côté,les intérêts politiques et économiques que pourrait rechercher un homme fortde la politique américaine.

On voit bien ici, une confrontation entre divers acteurs, propre au phéno-mène de publicisation dans une arène, qui n’est autre que le corpus de nos ar-ticles de l’année 96.

Dès le 19 septembre, on peut lire dans le Nouveau Quotidien : « Accusa-tions américaines : le CICR se défend ».7 L’emploi par le journaliste du verbe« défendre », laisse comprendre à l’opinion publique que le CICR assume dé-sormais une position d’accusé. Il estime cependant ces accusations injustifiéeset donc son rôle est de les contredire. Dans la presse des termes telsque « l’organisation genevoise nie », « dément vigoureusement », « répondaux accusations », « rejette une partie de ces allégations », viendront renforcerce revirement de tendance.

Finalement, le 5 décembre, paraît un article de Frédéric Koller8, dans le-quel nous voyons une énonciation bien différente, qui nous laisse croire à unpassage à une nouvelle phase. En effet, « le mythe de la tradition humanitairesuisse est brisé », cite les paroles d’un historien, Guido Koller. Nous sommesloin des citations de représentants américains ou de représentants du CICR.Cet article fait état de faits historiques concernant la mémoire collective dessuisses, mais aussi l’oubli collectif, qui a contribué à faire de la tradition huma-nitaire un mythe. Le fait même que ce mythe soit brisé, nous contextualisedans ce que l’on peut appeler un « tremblement de mémoire ».

Nous nous trouvons donc, à partir de la fin de l’année, dans une nouvellephase, que nous appellerons critique, car la figure principale n’est plus ni leCICR, ni le sénateur D’Amato, mais le fait historique, la vérité.

Lors de cette deuxième période (1996), le mois de septembre est le moisdans lequel le débat est le plus médiatisé, le plus visible. Trois phases domi-nent le discours de cette année, d’après notre analyse:

Une première phase dénonciatrice, dans laquelle les acteurs sont: le sé-nateur D’Amato et son équipe en tant que dénonciateurs, le CICR comme étantmontré du doigt, mais n’assumant pas la position d’accusé et le Congrès JuifMondial comme étant la victime. Il s’agit de la phase du scandale de la valisediplomatique (valise qui aurait été utilisée à des fins crapuleuses par des an-ciens dirigeants du CICR) et de la mise en cause d’anciens délégués del’organisation.

La deuxième perspective se veut plutôt défensive : on y trouve les mêmesdénonciateurs, mais le CICR se trouve être cette fois en position de victime. Ilest accusé à tort, il fait l’objet d’une « manœuvre électorale ». D’une part, le rap-

7 Annexe 2.68 Annexe 2.7

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port américain fourmillerait d’erreurs et d’autre part, de nombreux intérêts peu-vent se cacher derrière ces accusations.

La dernière phase, elle, serait plutôt critique face aux dénonciateurs, maisaussi face au CICR, qui tenterait de conserver un certain prestige. Dans cetteperspective, les journalistes ne se contentent pas de donner un sens à leurspropos en citant des paroles d’acteurs du débat public ; ce sont eux, qui, avecl’aide d’historiens, posent les questions et permettent ainsi à l’opinion publiquede se refaire (peut-être) une vision sur cette affaire. Ils contribuent activement(et non plus passivement) à la création de sens.

En conclusion, nous pouvons dire que cette deuxième phase, comportantle corpus des articles de 96 est, à l’inverse de celle qui célèbre les héros ou-bliés du CICR en 95, une présentation des antihéros de l’organisation. Par ail-leurs, il est intéressant de noter que dans cette phase, le CICR ne semble pasavoir de vie présente, alors qu’en 95, ses dirigeants s’efforçaient de comparerla passé de l’institution avec ses activités actuelles. Finalement, nous dironsqu’il ne s’agit pas là d’une affaire politique, étant donné que ni le gouvernementaméricain, ni le gouvernement suisse ne se positionnent dans la débat public.Cependant, il existe une multitude de configurations, puisque les acteurs seconfigurent eux-mêmes à travers leur discours. Ceci nous donne un systèmeactanciel assez variable, comme nous l’avons vu.

Les conséquences que nous tirons de cette année, pour ce qui est denotre sujet sont les suivantes: suite à une série d’accusations et de demandesde comptes au CICR, il découle une remise en question générale d’un des pi-liers constitutifs de la mémoire helvétique, à savoir l’aide humanitaire. La com-munication permet donc une reconstruction de la mémoire collective suisse.

3. Troisième phase : 1997, analyse et réflexionAprès avoir analysé deux années caractérisées par des accusations très

précises portées au CICR, nous abordons maintenant une troisième périodequi est dominée par plusieurs aspects du problème concernant le rôle du CICRpendant la seconde guerre mondiale. On peut considérer l’année 1997 commeune sorte de résumé de tout ce qui a été dit durant les années précédentes.Les accusations portées à l’organisation humanitaire reviennent pour être, en-core une fois, discutées et analysées.

On s’aperçoit tout de suite que les articles parus en 97 visant surtoutl’attention publique ont pris plus d’ampleur qu’avant. Les arguments traités sonten effet regroupés dans un seul cadrage, qu’on peut inscrire dans une phasede révision du rôle global du CICR pendant, et immédiatement après, la se-conde guerre mondiale.

Il est possible de souligner un certain décalage entre la presse suisse etla presse étrangère : dans les journaux nationaux l’accent n’est plus mis sur lesaccusations portées au CICR pendant les années précédentes (héros oubliés,accusations du sénateur D’Amato). La presse internationale, par contre, dédieencore quelques articles à ces arguments longuement traités auparavant(Washington Post, 4.3.97 : « Red Cross says three employees aided nazis » ;Sunday Times, 20.4.97 : « War claims miles Red Cross » ; USA Today, 5.5.97 :« Swiss nurse saved nazi’s youngest targets »).

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Toutefois, le ton des articles de la presse étrangère n’est ni agressif, niexcessivement dur, les journalistes ne portent pas de jugements supplémentai-res à ce qui est dit. Il y a seulement une dépêche de Reuters et un article rédi-gé par Kim Gordon-Bates, porte-parole du CICR, auquel est donné la possibi-lité de défendre l’organisation qu’il représente, face aux accusations qui luisont portées. En soulignant ces faits, les journalistes ne veulent donc pas cri-minaliser le CICR, mais plutôt ouvrir un espace de discussion pour pouvoirévaluer correctement, encore une fois, le pour et le contre de cette affaire.

Dans les articles de la presse internationale, l’opinion publique joue lerôle de juge et le CICR est positionné comme étant la victime persécutée parD’Amato et le Congrès Juif Mondial. Ceci est une représentation qui rentredans le cadrage que nous avons désigné pour cette troisième phase de notreanalyse : c’est l’une des facettes du problème qui a engendré la discussion durôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale.

Il est possible d’interpréter cette démarche journalistique internationalecomme une volonté de faire le point sur tout ce qui a déjà été dit, afin de pou-voir ainsi reconstruire un tableau plus exhaustif qui rassemblerait les différentsaspects de ce même problème concernant l’organisation humanitaire suisse etson rôle controversé pendant le dernier conflit mondial.

En passant en revue les titres des articles parus en 1997 dans les jour-naux étrangers, on a l’impression de lire une liste qui parcourt tout l’iter del’affaire du CICR ; une sorte de pro-mémoire pour que les lecteurs n’oublientpas les questions soulevées plusieurs mois auparavant, et qui constituentd’ailleurs le bloc principal sur lequel s’appuient les détracteurs de la CroixRouge. Les articles virulents contre le CICR ont disparu, laissant la place à unesimple chronique des faits, et on trouve même des articles défendantl’organisation (USA Today, 2.5.97 : « Red Cross now a world leader » ; USAToday, 2.05.97 : « Red Cross still tracks the victims »).

Durant l’année 1997, aucune thématique nouvelle n’apparaît. Les journa-listes s’appuient donc sur les faits déjà existants, pour maintenir vif l’intérêt deslecteurs, pour éviter que l’attention diminue, voire ne disparaisse. Tous les ac-teurs qui entrent en jeu sont déjà connus par l’audience, et leurs rôles se préci-sent davantage dans ce cadrage récapitulatif plus ample. Les journalistes pré-sentent ainsi une bonne vue d’ensemble au public, qui lui permet, sinon de tirerdes conclusions, du moins de remettre un certain ordre dans toutes les infor-mations reçues jusqu’alors.

Un bon exemple de cette attitude est représenté, en ce qui concerne lapresse internationale, par un article du Yad Vashem du 31.10.97 qui titre « TheRed Cross an ambiguous role »9. Dans cet article de l’institut israélien surl’Holocauste, on ne trouve pas, comme on pourrait s’y attendre, que des repro-ches à l’égard du CICR, mais une analyse lucide des différentes causes et as-pects de l’attitude de l’institution en temps de guerre.

Naturellement, le journaliste Shaul Ferrero, ne peut ignorer les nombreu-ses défaillances du CICR, et c’est justement de cette base qu’il part pour cons-truire son article : 9 Annexe 2.8

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42 M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.Wildhaber

« The ICRC, a non-partisan organisation dedicated to the pursuit of humanitarian goals,located in a neutral country and enjoying immense moral prestige, was generally perceivedby the helpless and abandoned Holocaust victims to be a last resort against their persecu-tors. In this hope, as is well-known, they where largely disappointed ».

Avec ce préambule il se rattache à tout ce qui a déjà été dit et écrit aupa-ravant, à tous les articles et les discussions précédentes, en démontrant queses propos s’inspirent d’un débat déjà en cours et qui trouve dans le Yad Vas-hem un interlocuteur important et surtout très concerné. Il serait difficile detrouver une source qui fasse plus autorité. Dans la perspective de ce nouveaucadrage moral c’est justement l’organe d’information de cet institut seul quipourrait, si les circonstances l’exigent, donner un avis définitif qui puisse abou-tir, en quelque sorte à clore le débat.

La construction de l’article reproduit le développement connu par la ques-tion du rôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale : on part de l’idéeque le CICR avait pour but principal d’aider les victimes du conflit et de laShoah, coûte que coûte, en affrontant n’importe quel péril. Mais on s’aperçoitbientôt que, pendant cette terrible période, le CICR a connu des défaillances etcommis des erreurs, pour lesquelles on cherche tout de même aujourd’hui desjustifications plausibles. C’est ainsi que Shaul Ferrero, auteur de l’article, meten œuvre un processus de critique raisonnable, qui puisse aboutir à une thèsede comportement qui comprenne les différents aspects du même problème.

Le CICR est indiscutablement le principal accusé face auquel se trouventtoutes les instances qui demandent un compte rendu des causes et des moda-lités de l’agir de l’organisation suisse. Mais il ne s’agit plus d’un rapport directentre accusateurs et accusé. On retrouve en effet très peu d’interventions deresponsables ou porte-parole du CICR. Le débat s’ouvre sur un champ unilaté-ral, dans lequel la Croix-Rouge ne tient plus un rôle actif, mais se limite à enre-gistrer les différents commentaires qui sont faits à son égard, pour pouvoir,éventuellement, en tirer profit dans le futur. Le filon des articles à sensation,avec des révélations choquantes, est désormais épuisé. Il y a l’exigencemaintenant de tirer profit de ces articles pour construire un discours plus géné-ral, qui puisse bénéficier de toutes les pièces découvertes précédemment.

Dans ce nouveau cadre de révision morale du rôle du CICR pendant ledernier conflit mondial, on voit en quelque sorte se recomposer un puzzle, dontles pièces ont été accumulées pendant les années précédentes (1995 et 1996)et qui trouvent maintenant leur place dans une perspective de réflexion. Cetteatmosphère d’analyse lucide se retrouve clairement dans l’article du Yad Vas-hem, dans lequel il énumère aussi bien les gestes héroï ques que les erreursou manquements du CICR. Une sorte de bref résumé à partir duquel l’auteurpeut tirer des conclusions.

« …all these documents show that three basic factors played a role here : the lack of aninternationally recognised legal basis for intervention ; the refusal to make an exception infavour of the Jews […] ; the fear that too much insistence on the fate of the Jews wouldimperil the ICRC’s already limited relations with the Germans concerning other categoriesof detainees. »

Toutefois, on peut penser que ces justifications jouent un rôled’atténuation, qui n’effacent en rien les torts du CICR, mais qui se révèlent uti-les pour comprendre un peu mieux le climat de ces années-là .

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale43

« One may nevertheless concur with Professor Favez’s conclusion, that the ICRC shouldhave spoken out and put all its moral authority on the line, on behalf of the victims of theHolocaust »

Dans la presse internationale on peut constater un alignement d’opinionsqui entrent parfaitement dans la définition de cadrage moral que l’on a attribuéà la période analysée. Ces opinions apparaissent clairement lors de la lecturede certains titres de journaux étrangers parus en 1997 :USA Today, 8.10.1997 : « Red Cross admits to “moral failure“ in Holocaust »Sunday Telegraph, 19.10.1997 : « Red Cross shamed over Auschwitz ».

Dans l’article que nous avons choisi d’analyser plus en profondeur, onpeut individualiser des mots clés qui illustrent très bien l’attitude du journaliste;attitude qui vise à construire l’image idéale du CICR, tout en mettant en évi-dence le fait que la réalité n’a pas toujours été si idyllique : however (toutefois)est un mot qui apparaît cinq fois, et qui possède à chaque fois la fonction delien avec la réalité des faits. L’article est composé de deux dimensions diffé-rentes, deux vérités parallèles qui mettent en évidence le profond contrasteexistant entre les bonnes intentions et la réelle possibilité de les mettre en œu-vre.

Le dualisme vérité-mensonge est la base sur laquelle se posent tous lesarticles concernant le problème du rôle du CICR pendant la Seconde Guerremondiale et cela est mis en évidence dans l’article du Yad Vashem. En cesens, la relecture morale acquiert encore plus de force et de signification, car ils’agit là de mettre en avant la position effective du CICR entre ces deux pôlesvérité-mensonge, potentialité-réalité .

D’autres mots significatifs du texte peuvent donner un même reflet sur laconstruction de l’article et de l’idée qui réside à la base dans les intentions del’auteur; ce sont les mots nevertheless (néanmoins) et although (bien que) quiont plus ou moins la même signification que however et, en tout cas, qui ap-partiennent à la même catégorie de sens.

Un autre élément caractéristique qui marque le processus de reconstruc-tion entrepris dans l’article se trouve tout au début, quand M. Ferrero intercaleson discours avec la phrase « as is well-known » (comme il est bien connu),qui situe très précisément l’article dans le temps, le plaçant à la fin d’un longdébat qui se déroule depuis déjà des années. A ce moment, tout le mondeconnaît très bien les accusations et les reproches qui ont été portés au CICR.En partant de là, on peut ouvrir une nouvelle fenêtre sur ce même débat, enécoutant une voix supplémentaire qui éclaircit davantage l’opinion d’une desplus importantes organisations Juives du monde. Dans cette petite phrase,« as is well-known », on retrouve toutes les figures des différentes phases duproblème traité : nous avons les accusateurs (CJM, D’Amato) qui se basentnotamment sur le fait que le CICR a commis des fautes, pour revendiquer leursdroits ; on retrouve également tous les défenseurs du CICR (M. Sommaruga,les autorités suisses, les différents porte-parole) qui ont dû admettre les er-reurs de l’organisation et démontrer leur volonté de rachat ; de même nouspouvons inclure dans ces acteurs le vaste nombre de personnes qui compo-sent l’opinion publique, et qui ont suivi attentivement l’affaire depuis ses dé-buts.

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44 M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.Wildhaber

L’article du Yad Vashem est un article très complet, qui reflète parfaite-ment la foule de sentiments qui ont dominé la scène publique durant ces troisdernières années.

Le seul personnage de l’article, mis à part son auteur, qui donne une opi-nion, en dehors du commentaire, est l’historien Jean-Claude Favez, dont lesmots sont reportés en guise d’avis faisant autorité. M. Ferrero parle au nom del’institution du Yad Vashem, en exposant des faits connus. Mais pour exprimerson opinion, il s’appuie sur les conclusions de l’historien genevois, une voixextérieure qui certifie la volonté de l’institut israélien de porter un avis le plusobjectif possible sur cette affaire, sans négliger toutefois l’opinion d’autres ex-perts et cela pour peindre un tableau qui soit le plus complet possible.

Si cet article, tiré de la presse étrangère, représente un évident et ex-haustif exemple de l’attitude générale des journaux internationaux tout au longde l’année 1997, nous n’avons malheureusement pas trouvé son équivalentdans la presse nationale, laquelle s’aligne toutefois sur la même perspectivede réévaluation déjà observée dans la presse étrangère.

Aux différents thèmes qui se superposent durant toute l’année, vient s’enajouter un de stricte actualité, à savoir la parution d’un livre qui met en cause labonne foi du CICR en l’accusant d’antisémitisme. Cette accusation, dont il estquestion dans la presse suisse, s’ajoute aux autres déjà discutées les annéesprécédentes, mais n’apporte rien de nouveau au débat.

Ce qui paraît intéressant par contre, est la parution d’un nouveau typed’articles : les interviews de témoins, à travers lesquels on replonge dansl’histoire, au moment même où les faits se déroulaient, et ce grâce aux motsdes protagonistes de cette terrible période. N’ayant plus de faits actuels, lesjournalistes se penchent sur le passé du CICR en allant interviewer d’anciensdélégués du CICR ou des personnes qui « étaient présentes » au momentmême où avaient lieu les faits traités aujourd’hui par la presse. Des témoigna-ges de ce genre ont sûrement un impact très direct sur l’imagination des lec-teurs, car ils recréent une atmosphère passée grâce aux vrais protagonistes del’affaire, grâce à des personnes qui ont contribué, à travers leurs actions, àconstruire l’histoire. Cette même histoire qui est aujourd’hui mise en cause etqui est devenue un problème public autour duquel se construit un débat trèsserré, tant en Suisse qu’à l’étranger.

En lisant ces interviews, nous sommes amenés à réfléchir sur les condi-tions dans lesquelles l’homme était contraint d’agir pendant la guerre, noussommes portés à nous rendre compte qu’un jugement peut être établi unique-ment après avoir bien considéré tous les aspects d’un problème.

Dans l’arène publique au sein de laquelle se déroule le débat s’ouvre ain-si une nouvelle scène, celle du témoignage direct, qui comprend aussi des in-terviews de personnages contemporains, d’intellectuels qui donnent leur avissur le problème du rôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale. Exempleparfait de ce que nous avançons est l’interview de Maurice Rossel, ancien dé-légué du CICR qui, en 1943 et 1944, a visité les camps d’Auschwitz et de The-resienstadt. Il s’agit d’une interview publiée en deux parties (Nouveau Quoti-dien des 11 et 12 novembre 1997), dans lesquelles l’auteur, M Lanzmann,

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pose des questions très précises à M Rossel, des questions qui reproposentavec force l’horreur vécue dans ces camps, et qui projettent les lecteurs dansle climat très dur de l’époque.

Pour ce qui est des intellectuels, ils prennent de plus en plus position entant que protagonistes, eux aussi, d’interviews et de commentaires qui parais-sent en 1997. D’autres personnages viennent donc faire partie du système ac-tanciel mis en place dans l’arène publique au sein de laquelle se déroule ledébat à propos des responsabilités et des erreurs du CICR .

Nous ne voulons pas établir de procédés fixes qui règlent cette phase duproblème public, parce que trop d’arguments entrent en ligne de compte dansle débat, mais nous pouvons sûrement déduire de notre analyse le fait quetoutes les argumentations ont pour but principal de porter à une relecture desresponsabilités morales de l’organisation humanitaire suisse. But que l’on re-trouve aussi dans le ton relativement souple de presque tous les articles, quine visent plus à une accusation directe, mais plutôt à une explication très dé-taillée des différentes facettes du problème déjà longuement analysé durant lesannées précédentes.

ConclusionLes accusations portées contre le CICR depuis 1995 ont créé un débat

moral présenté par les médias et qui est venu s’insérer dans l’esprit des Suis-ses aussi bien que dans celui des autres citoyens du monde. Ce débat remeten question un passé moins clair que le disaient les livres d’histoire, un présentoù le problème de chacun est de savoir si nous devons payer pour des erreurscommises par d’autres et un avenir qui pousse à l’interrogation : Que faire pourque de tels faits ne se reproduisent pas ?

Beaucoup de questions posées, peu de réponses. La presse a fait sontravail d’information et sûrement même un peu plus (heureusement) en nousglissant à l’oreille qu’il y a une leçon a tirer de cette affaire. C’est indéniable, il ya une gestion de l’identité suisse faite par les médias. Ces derniers ne mettent-ils pas en évidence, dans certains articles, le rôle caché qu’ont joué certainesinstitutions dans ce problème ? Il suffit d’analyser le titre d’un article publiédans le Nouveau Quotidien du 26 avril 1995 pour s’en rendre compte:« Réprimandé par le CICR, licencié par sa banque, il avait sauvé 60 000Juifs »10. L’information que le journal cherche à faire passer n’est pas le sau-vetage de 60 000 Juifs, mais bien la conduite du CICR et des banques parrapport à ce fait. Une lecture polyphonique de ce titre est possible : ce qui estinsinué est plus important que l’information de base. Deux institutions licen-cient un individu parce qu’il a voulu prendre la liberté de réfléchir et d’agir parlui-même. Or, l’article développe l’idée selon laquelle, dans notre société,l’homme n’existe pas s’il n’est pas reconnu par l’Etat. Le deuxième paragraphede l’article est explicite sur ce point : il annonce que cet homme a été« réhabilité politiquement par le Conseil fédéral l’an dernier » ! Ceci suggèredonc une certaine manière de voir les choses.

Quant à la question « Sommes-nous coupables? », une fois encore la

10 Annexe 2.9

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presse vous répond. Par exemple à travers un éditorial parut dans le NouveauQuotidien, toujours en avril 1995, intitulé « Nos devoirs envers les enfants del’Holocauste ». Dans cet article le journaliste parle de « notre attitude enversles juifs pendant la seconde guerre mondiale ». « Notre » implique mon attitudeet celle des autres, il indique une identification dans le temps présent aux suis-ses de l’époque. Identité de coupable. Ce qu’ils ont fait, l’aurais-je fait moi aus-si? Le gouvernement actuel présente ses excuses pour le gouvernementd’alors. La presse parle des politiciens d’aujourd’hui pas de ceux d'hier.L’utilisation d’un « on » contrairement à celle d’un « ils », implique le « nous »,ici et maintenant. Stratégie intéressante que celle qui pousse le peuple suisse àune identification complète à sa nation et donc à ses erreurs passées, présenteset pourquoi pas à venir.

Dans le monde calendaire nous rencontrons plusieurs contextes tempo-rels différents: la période de la deuxième guerre mondiale où les faits se sontproduits et où le CICR a commis des erreurs, le présent du CICR, ses actionset ses projets d’avenir et l’actualité, celle des journaux, qui nous touche auquotidien. Les médias doivent donc construire une réalité au quotidien et ceparfois, comme c’est le cas pour le problème qu’a connu la Croix-Rouge, avecdes temporalités décalées de notre réalité. C’est alors au journaliste de veiller àpalier à ce décalage à l’aide de diverses stratégies dont nous avons vu le fonc-tionnement ci-dessus. Il s’agit de faire apparaître des acteurs pour donner vie àcette actualité, puis des rôles et une mise en scène adéquate.

Le choix de l’acteur principal, en ce qui concerne l’affaire du CICR, s’estporté sur la personne de Cornelio Sommaruga puisqu’il était responsable del’institution et connu du public. La mise en scène s’est faite par étapes à l’aidedes rebondissements causés par de nouvelles accusations et révélations desources plus ou moins secrètes. Le ton s’est fait incisif dans la deuxième phasedu problème, pour laisser place ensuite à une sage réflexion. Les rôles étaientdistribués, seul celui du CICR, tantôt accusé tantôt victime, est demeuré quel-que peu ambiguë. Les principes de construction d’une réalité sont utiles pourque se rejoignent ici passé et présent, mais n’oublions pas que cela est uneréalité et ne sera jamais vraiment la réalité.

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale47

Annexes 2

Annexe 2.1 : Journal de Genève, 05.04.199539-45 Que vive la mémoire de ces Suisses qui ont sauvé des vies

La Suisse accepte enfin le souvenir de ses héros oubliésPaul Grüninger, Karl Lutz, Louis Haefliger, Friedrich Born, ces Suisses ont sauvé des milliers de personnes durant

la dernière guerre, et l'honneur de la Suisse face au nazisme.Les héros sont des gens hors normes. Or,

la Suisse tolère mal ceux de ses enfants qui,prenant des initiatives, dépassent ses mor-nes normes. Henri Dunant a fini dans lamisère. Et si la Suisse vénère GuillaumeTell, c'est sans doute parce qu'il combattaitles «normes» des Habsbourg. Le plusconsternant: la Suisse a terriblement mal-traité ceux de ses enfants qui ont sauvé sonhonneur durant la Seconde Guerre mon-diale, qui ont arraché des milliers de Juifsaux griffes de la bête nazie. Cinquante ansplus tard, Berne commence à les réhabili-ter, sur la pointe des pieds.

Le magnifique consul Carl LutzLundi à Berne, la bourgeoisie et la com-

munauté juive ont commémoré le 100eanniversaire du consul général Carl Lutz.En poste à Budapest durant la guerre, aidépar sa femme Gertrud Stein, il a sauvé50000 Juifs. Présent à la cérémonie, FlavioCotti y a prononcé des mots graves et ra-res, soulignant qu'il ne fallait pas récupérerce héros à des fins patriotiques, rappelantque Carl Lutz a dû affronter à l'époque desreproches bureaucratiques pour avoir dé-passé ses compétences.

La réalité est bien pire. Carl Lutz est dé-cédé en 1975 à Berne, amer et dégoûté. En1962, dans un rapport adressé au conseillernational Willy Sauser, il exprimait toute sadétresse. A son retour de Budapest, il a dûattendre quinze ans pour devenir consulgénéral de Suisse à Bregenz, titre qui n'a euaucune importance sur sa retraite de 1200francs par mois. Jusqu'à sa mort, Carl Lutzs'est battu pour que l'administration luirembourse les biens qu'il a perdus lors de laprise de Budapest. En vain.

Symbolique: c'est Gilbert Joseph, un écri-vain français enquêtant sur les bonnes ac-tions du Suédois Raoul Wallenberg, qui adécouvert Carl Lutz. Il le raconte dans unlivre publié en 1982. Alors qu'Adolf Eich-

mann prépare l'extermination de quelque600000 Juifs hongrois, une formidable ré-sistance est organisée à Budapest par unevingtaine de Suisses et de Suédois. Lutzdistribue des milliers de lettres de protec-tion au nom de la Suisse. Il a ainsi sauvéquelque 50000 personnes alors que seschefs l'avaient mandaté pour secourir 300personnalités juives dont la liste avait étésoigneusement établie à Berne.

L'historien Gilbert Joseph écrit: «CarlLutz fut le vétéran et l'initiateur du combatcontre la persécution nazie, l'une des figu-res les plus marquantes de la SecondeGuerre mondiale. Or, pour certains hautsfonctionnaires suisses, Carl Lutz avait dé-sobéi. Berne refusa même de le nommerconsul à Budapest, malgré les 70 employéstravaillant sous ses ordres. Son action hu-manitaire ne lui valut aucun témoignaged'estime, aucune distinction de la part desautorités suisses.»

Pendant que la Suisse l'oublie, Lutz reçoitde nombreux signes de reconnaissance del'étranger. Décoré par l'Allemagne fédérale,honoré par la Commission des Justesisraélienne, il reçoit en 1948 une lettre duGouvernement communiste hongrois: «Laprotection, l'aide et le secours que vousavez prêtés, à vos propres risques et périls,avec un dévouement admirable, ont sauvédes milliers d'êtres d'une fin barbare et in-digne.» En 1991, un monument à sa mé-moire a été inauguré à Budapest.

Le courage oublié du CICRD'autres Suisses luttaient à Budapest

contre le massacre projeté par Eichmann.Et surtout le délégué du CICR FriedrichBorn. Cet homme, qui représentait avant laguerre en Hongrie l'Office suisse d'expan-sion commerciale, fut engagé par le CICRpour sa stature et sa connaissance du pays.Ce Bernois parvint à placer sous sa protec-tion des milliers de persécutés et de nom-

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breuses institutions hospitalières, socialesou religieuses. Il a assuré le ravitaillementdu ghetto de Budapest et l'hébergement denombreux enfants juifs. Friedrich Bornsauva sans doute la communauté juive deBudapest en s'opposant à sa déportationmassive dans des ghettos de province. De1944 à 1945, Born a travaillé en étroitecollaboration avec Raoul Wallenberg. Alorsque ce dernier, arrêté par les Soviétiques etporté disparu depuis cinquante ans, est de-venu un mythe, Born a été largement ou-blié en Suisse. Le 2 juin 1987, c'est à Jéru-salem qu'un arbre est planté à sa mémoire,au mémorial juif de Yad Vashem. Un pla-que portant son nom a été posée l'an der-nier à Budapest. Le CICR n'assistait pas à lacérémonie.

Autre héros du CICR tombé dans l'oubli,le Zurichois Louis Haefliger. Avant la finde la guerre, il est envoyé en Autriche afinde contrôler le camp de concentration deMauthausen. Pour éviter que les survivantsne soient liquidés à l'arrivée des troupesalliées, Haefliger négocie un accord aveccertains officiers SS chargés de la surveil-lance du camp. Il part ensuite à la ren-contre d'une colonne de blindés américainset parvient à convaincre ses chefs de libérerMauthausen. Il revient sur le premier blin-dé jusqu'au camp qui sera libéré sans per-tes. Suite à cet exploit, Louis Haefliger re-çoit des remontrances du CICR qui lui re-proche ses initiatives. Amer, il s'adonne àdifférentes opérations financières douteu-ses qui lui seront vivement reprochées. Sabrouille avec le CICR durera sa vie durant.

Question de pudeur, vraiment?Pourquoi le CICR a-t-il oublié à ce point

la mémoire de ces héros? A cause de satradition de silence, ou tout simplement

parce que, la guerre finie, l'institution nerecevait plus de fonds. Elle a donc licenciéla plupart de ses délégués, licenciés et ou-bliés. Peut-être aussi, comme l'explique leCICR, parce qu'il aurait été impudique deparler de l'héroï sme de ses délégués alorsque le monde pleurait des millions demorts.

Pour l'historien Jean-Claude Favez, ex-pert de l'histoire du CICR, l'institutionhumanitaire n'a rien fait pour garder lesouvenir de ces délégués: «Cela ne lui estpas venu à l'esprit. C'est une questiond'époque. Ça illustre le manque de percep-tion que le CICR avait du génocide.» Bref,on voyait bien les camps, mais pas, derrièreeux, le génocide. D'ailleurs, dans le livreblanc que le CICR publie en 1947 sur lescamps de concentration, on parle à peinedes Juifs.

Un monument aux héros inconnusOutre ces héros oubliés, il y en a sans

doute des milliers d'autres, inconnus ou,comme Paul Grüninger, à demi réhabilités.Décédé en 1972, ce chef de la police saint-galloise avait été remercié en 1939 pouravoir illégalement ouvert les portes de laSuisse à 3000 Juifs fuyant le nazisme.

Serge Klarsfeld, avocat spécialisé dans lapoursuite des criminels nazis, proposait il ya peu dans ce journal d'écrire un grand li-vre comprenant aussi bien les noms detous ceux qui ont été accueillis en Suissedurant la dernière guerre, que les noms detous les refoulés. On pourrait y écrire enlettres d'or un chapitre à la mémoire detous ceux qui ont sauvé des vies malgré lesordres reçus ou les risques encourus. Et quiont été récompensés, jusqu'ici, au mieuxpar le silence et l'oubli. Roger de Dies-bach

Annexe 2.2 : Journal de Genève, 19.09.1996

Le CICR répond aux accusations du sénateur D'AmatoMis en cause pour ses agissements durant

la Deuxième Guerre mondiale, le Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR)rejette une partie des allégations portées àson encontre par le sénateur américain Al-fonse D'Amato. En se basant sur des do-

cuments de l'époque, les services du séna-teur républicain ont dressé des accusationsde deux types, relève François Bugniondans un document publié mercredi. Ellesconcernent, d'une part, le trafic de biens devictimes de persécutions nazies par certains

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale49

délégués du CICR. L'espionnage, voire l'in-filtration de l'organisation humanitaire pardes agents au service de l'Allemagne nazie,est, d'autre part, montré du doigt.

Concernant le premier point, les docu-ments américains et les recherches effec-tuées dans les archives du CICR ont per-mis d'établir qu'un ancien délégué, Giu-seppe Beretta, a été mis en cause par la po-lice turque en janvier 1945 dans une affairede trafic illicite. «En l'état actuel de nosconnaissances, il n'y a aucune preuve queBeretta ait abusé du courrier du CICR envue de transférer des fonds ou des valeursvers la Suisse, mais on ne saurait l'exclureabsolument», écrit le CICR. L'organisationn'a d'autre part pu découvrir aucune preuved'une liaison de Beretta avec le Service derenseignements de l'armée suisse. Il s'agitdonc, semble-t-il, seulement d'une «affairecrapuleuse».

Au cœur des accusations d'espionnagemettant en cause des délégués du CICRbasés notamment en Afrique du Nord setrouve un certain Jean-Robert ou Jean-Roger Pagan, délégué du CICR de mars1941 à mars 1942. Arrêté en octobre 1943sous l'accusation d'espionnage, il est

condamné puis fusillé en décembre 1944.Au cours de son interrogatoire, il donne

les noms de délégués avec lesquels il a étéen contact, notamment celui de Georges-Charles Graz, directeur de l'Agence cen-trale des prisonniers de guerre à Genève.«Nous n'avons pas connaissance que d'au-tres délégués aient été inquiétés dans le ca-dre de cette affaire, mais on ne saurait l'ex-clure, nos recherches n'étant pas encoreachevées», affirme le CICR.

Il précise encore que, parmi la cinquan-taine de personnes accusées par les docu-ments des services secrets américains ré-cemment publiés, seuls seize ont été descollaborateurs du CICR.

L'auteur du rapport du 4 février 1944confond le Dr Paul Burkhard, médecin,délégué à Naples, avec le professeur Carl J.Burckhardt, historien et diplomate, mem-bre du CICR et président de la Commis-sion mixte de secours de la Croix-Rouge.C'est sans doute cette confusion qui amèneles services du sénateur D'Amato àconclure que le CICR était infiltré jusqu'auniveau de ses organes dirigeants.(ATS/Réd.)

Annexe 2.3 : Le Nouveau Quotidien, 17.10.1996

Alfonse D'Amato, chasseur de voix juives, sera-t-il seulement réélu sé-nateur?

En prenant fait et cause pour les juifs qui réclament leur dû aux institutions bancaires helvétiques, le sénateur répu-blicain de New York tente de gagner l’électorat israélite. Mais, au sein de son parti, ce fils d’émigrés passe pour un

homme louche. Anne-Frédérique WIDMANN NEW YORKL’opération fut rondement menée. Hier,

Alfonse D'Amato a réuni le Prix NobelElie Wiesel, six rescapés de l'Holocauste etune meute de journalistes dans un tribunalde Manhattan. Nul propos de banquierhelvétique n'est venu troubler la deuxièmesérie d'auditions de témoins ordonnée parle Comité des affaires bancaires du Sénatdans le cadre de son enquête sur les avoirsjuifs dormant dans les coffres suisses: Al-fonse D'Amato n'a pas jugé bon de les

convier. Les diplomates helvétiques n'ontpas eu droit à plus d’égard. «Le sénateur aorganise un parfait Rocky Horror PRShow», commente un Helvète en rappelantque PR signifie relations publiques en an-glais. Et les milieux bancaires de soulignertout l’intérêt de l’opération pour unhomme qui compte se faire réélire sénateurde New York, un mois après que l'affairede l'or nazi eut enfin réveillé l’intérêt de lapresse locale.

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«D'Amato n'est pas un homme de conviction mais unfin stratège»

Il n'est guère surprenant que des Suissesréduisent la croisade du sénateur à de bas-ses manœuvres politiciennes. Ce qui l'estdavantage, c'est que, dans les cercles améri-cains, ses efforts pour se muer en Davidd'une juste cause ne semblent pas devoirrencontrer le succès qu'il avait escompté.

«Tous, les politiciens new-yorkais, cajo-lent l’électorat juif. D'Amato n’est pas unhomme de conviction mais un fin stra-tège», remarque un journaliste d'un grandquotidien. «Tenir des auditions dans sa cir-conscription électorale est une tactiqueéprouvée des élus en campagne», soulignecet autre. Et de se lancer dans de fins cal-culs: l'Etat de New York compte 9% dejuifs. En 1992, le sénateur D’Amato a étéélu de justesse (1% d’écart sur son rivaldémocrate), notamment grâce à l'appui desorthodoxes. L’affaire des avoirs juifs pour-rait, certes, lui gagner quelques voix auprèsdu reste de l’électorat juif qui vote généra-lement démocrate. Mais notre interlocu-teur doute que son attaque contre la Suissesoit de taille à faire la différence. «Sa ré-élection, poursuit ce dernier, promet d'êtreextrêmement difficile. Sa cote de popula-rité n'a jamais été aussi basse: 60% desNew-Yorkais lui sont défavorables. Le sé-nateur a mauvaise réputation. Il est perçucomme un politicien de l'ombre, qui ex-celle dans l'art d'user de son influence à desfins personnelle». Alfonse D'Amato, 59 ansdont trente au service de la politique localeet nationale, est un individu singulier. Cefils d’émigrés italiens, longtemps moqué etsous-estimé, est devenu l'un des politiciensles plus puissants du pays. Président dugroupe républicain de la Chambre haute,ainsi que du très puissant Comité sur lesaffaires bancaires. chef de file de la com-

mission d'enquête sur Whitewater, le scan-dale mettant en cause la probité des Clin-ton, il est l'un des poids lourds de Was-hington.

Depuis qu'il a œuvré à l'élection de GeorgePataki au poste de gouverneur de NewYork, il ferait en outre la pluie et le beautemps dans son propre Etat.

Mais, aux yeux des électeurs, cette puis-sance transpire de relents impurs. Sa har-gne à confondre Hillary Clinton lui a valud’être accusé de «chasse aux sorcières.» Sonhabileté à se servir des règlements électo-raux pour offrir New York à Bob Dole lorsdes primaires a conduit Steve Forbes à l'as-similer à «un cadre de parti communiste». Ily a quelques années, son ennemi de tou-jours, l'actuel maire républicain de NewYork, Rudolph Giuliani, avait insinué qu'ilfrayait avec le crime organisé. Une simplerumeur, l'attaque d'un rival.

Times a récemment révélé que près de lamoitié des hauts fonctionnaires de l'Etat deNew York font partie de ses proches oumême lui doivent leur poste. «AlfonseD'Amato est un homme doté d'une in-fluence extraordinaire sur tous les dossiers.C'est un allié impressionnant», note danscet article le président d'une association quien a récemment profité.

Le Congrès juif mondial ne dirait sansdoute pas autre chose. Comme Estelle Sa-pir et Greta Beer, deux rescapées de l'Ho-locauste qui vivent seules et sans argentdans les banlieues de New York. «Le sé-nateur me téléphone régulièrement, ra-conte la première. C'est un homme mer-veilleux. il me donne tellement de cou-rage.» S'il est à la hauteur de sa réputation,Alfonse D'Amato obtiendra peut-être quejustice leur soit rendue. Mais il est moinssûr qu'il parvienne à se faire réélire.

Annexe 2.4 : Le Monde, 10.09.1996

Selon les services secrets américains, la Croix-Rouge internationale au-rait été infiltrée par les nazis pendant la seconde guerre mondiale

Genève de notre correspondante Selon les services secrets américains, la

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale51

Croix-Rouge internationale aurait été, du-rant la dernière guerre mondiale, infiltrée àdivers niveaux par des nazis. Le Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR),dont le siège est à Genève, face aux plusgraves accusations dont il a été l'objet aucours de toute son existence, se dit ferme-ment décidé à renoncer à son mutisme lé-gendaire et à jouer à fond la carte de latransparence.

L’épisode dont il est question figure déjàdans un rapport de quinze pages daté du11 janvier 1944 de l’agent EF 004 de1'Office of Strategic Service (OSS). C'estcet OSS qui a donné naissance à la CIA(Centrale Intelligence Agency). Ce texte,riche en présomptions et en soupçons, l'estmoins en révélations ou même en preuvesou en indices sérieux.

Selon ce rapport, le CICR aurait été,pendant la dernière guerre mondiale, infil-tré par les nazis. Le texte est assorti d'uneliste de noms de délégués désignés commedes «agents ennemis», l'orthographe de cer-tains patronymes est écorchée, d’autresnoms sont ceux de délégués au-dessus detout soupçon, d’autres encore sont ceuxde… membres de la Croix-Rouge fran-çaise. «C’est un rapport d’espions» déclare auMonde François Bugnon, sous-directeur duCICR. «Il n’empêche que nous l’analyserons avecsérieux»

Il n’en reste pas moins que le CICR n’estpas au-dessus de tout soupçon, car il s’esttu pendant les années noires sur tout ce quitouchait le génocide des juifs. Pis encore,cet organisme, qui se veut neutre et huma-nitaire, a accepté en 1942 d’accéder à lademande de la Croix-Rouge allemande demener séparément les recherches concer-nant les «Aryens» et les « non-Aryens ».Cependant à côté de cette «contribution»peu glorieuse, il faut rappeler le rôle jouépar le délégué en poste é Budapest, Fre-drich Born, qui, à Genève, a fait fi des de-mandes allemandes et accompli un vérita-ble miracle, sauvant la vie de milliers dejuifs.

Le CICR, qui, jusqu’à la dernière guerremondiale avait pour activité principalel'aide aux blessés et aux prisonniers deguerre, n’était pas outillé pour répondre à

la nouvelle situation. Il devait entretenirdes contacts avec les hauts dignitaires dessociétés nationales de la Croix-Rouge, dontceux de l'Allemagne nazie et des pays oc-cupés, personnalités loin d’être toutes desdémocrates soucieux des problèmes hu-mains. Le CICR subissait à l’époque diver-ses influences que l’on peut juger néfastes.Le docteur Gerhard Riegner, un des prin-cipaux responsables du Congres juif mon-dial, nous a affirmé qu'un professeur alle-mand de droit international, M. Berber, quiétait un agent de von Ribbentrop, exerçaitainsi une influence sur les dirigeants duCICR.

Manque de prudenceCet organisme, par ailleurs, a été très lié

politiquement, pendant cette guerre, augouvernement de Berne, dont le moinsqu’on puisse dire est qu'il n’était pas tou-jours favorable à ceux qui s’opposaient àBerlin. Il est vrai également que le CICR amanqué de prudence pour ce qui est durecrutement de son personnel, et qu’ilcomptait des personnalités troubles dansses rangs. Ainsi, de sérieux doutes pèsentsur l'ancien délégué en Turquie, M. Gui-seppe Beretta, accusé par 1'OSS d'avoirutilisé la valise diplomatique de la Croix-Rouge pour transporter –entre autres- desbiens volés aux juifs. L’accusation provientde l'influent sénateur américain AlfonseD'Amato, chargé de l'examen de la ques-tion de ces biens spoliés et déposés dansles banques suisses. Pour un porte-paroledu CICR, M. Kim Gordon-Bates, l'affaireBeretta serait de nature «crapuleuse», sansrapport direct avec les relations politiques.

Interrogé par Le Monde sur l’ensemble decette affaire, le président du CICR, Corne-lio Sommaruga, indique que «le CICR estextrêmement surpris de ces révélations et attend depouvoir voir tous ces documents et réagir en consé-quence (...). Le CICR a tout intérêt à la pleinetransparence, ne serait-ce que pour apprendre etmieux faire à l'avenir, poursuit-il. Et c’est pourcela qu'il avait favorisé l’étude du professeur Fa-vez, parue en 1987-1988. Les archives du CICR,sauf les dossiers personnels, sont maintenant dispo-nibles cinquante ans en arrière. Les documents dela seconde guerre mondiale peuvent être consultés».

» Dans les premières recherches, il semble y avoir

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confusion entre membres de sociétés nationalesCICR et collaborateurs du CICR, institutionsétant indépendantes les unes des autres, souligneencore M. Sommaruga. Ce qui étonne à ce sujet,c'est que j’ai dans mes dossiers cette lettre du géné-ral Eisenhower du 1er juillet 1945 qui s’exprimeen termes très élogieux sur l’activité du CICRpendant la guerre et qui nous félicite, au nom ducommandement allié, ainsi que l’ensemble de noscollaborateurs. N’oubliez pas non plus que leCICR a reçu, après la guerre, le prix Nobel de lapaix», souligne encore M. Sommaruga.

Et le président du CICR d'ajouter: «En1995 déjà, à Auschwitz, et plusieurs fois depuis,j’ai dit que je regrettais mes possibles erreurs ouomissions du CICR pendant la seconde guerremondiale. Cette phrase reste valable. Je tiens tou-tefois à réfuter d’emblée les allusions au collabora-tionnisme faites à l’égard de mon grand prédéces-seur, le président Max Buber [Max Buber aassumé le présidence du CICR pendant laguerre], qui a été un champion de la neutralité duCICR tout au long de sa présidence.» IsabelleVichnia

Annexe 2.5 : La Tribune de Genève, 12.09.1996

Banquiers ou receleurs? Il faut lever le douteGuy Mettan Directeur-rédacteur en chef

Le libre accès aux archives des années1944-1945 a déchaîné les attaques contreles banques suisses, et par là, contre ànotre pays dans le monde. Durant tout leprintemps, les membres américains duCongrès juif mondial et le sénateurd’Amato sont montés aux barricadespour réclamer la restitution des fonds queles victimes juives des nazis auraient dé-posés dans nos coffres pendant la guerre.

La semaine dernière, c’étaient d’anciensdélégués du CICR qui se trouvaient accu-sés d’avoir trafiqué avec des nazis pen-dant les hostilités Et voici maintenantque les banques suisses auraient égale-ment profité des dépôts de bourreauxdes juifs et auraient conservé un trésor deguerre estimé aujourd’hui à quelque 6,5milliards de dollars. Le Foreign Officebritannique a publié, mardi, un rapportaccusateur contre les banques suisses,provoquant un tollé anti-helvétique dansla presse anglaise.

On connaît la violence de la presse bri-tannique notamment contre tout ce quise trouve hors de son île. La Suisse est unémissaire trop parfait pour qu’on ne luitire pas dessus au canon. Toutes ces atta-ques sont donc à prendre avec des pin-cettes et à remettre dans leur contexte.D’une une part; la compétition entre pla-ces financières est devenue si vive quetout est bon pour déstabiliser l’adversaireEt quand des millions passent à portée de

main, la passion du gain s’enflamme,soutenue par des armées d’avocats payésà la commission et des politiciens quitrouvent là une bonne occasion de sefaire mousser à bon compte. Enfincomme le rapportent les journaux dignesde foi comme le «Financial Times», per-sonne n’est blanc dans cette affaire: lesgouvernements qui ont détenu des biensnazis ne les ont jamais rendus aux victi-mes ou à leur famille après la guerre.

Mais cela n’enlève rien à la responsabi-lité de notre gouvernement; de nos ban-ques et de nos institutions. Ces faitsmontrent que, au fur et à mesure que lesarchives s’ouvrent, des affaires éclatentqui écornent sérieusement l’image denotre pays à l’étranger. Plus grave encore,il y a une morale à respecter. Si des fondsjuifs et, a fortiori, des lingots d’or nazisont été conservés, ils doivent être identi-fiés et restitués à leurs propriétaires lesplus légitimes dans le premier cas, et ser-vir à une cause d’intérêt collectif dans lesecond. Dans le cas des fonds juifs, laréaction suisse a été relativement rapideet la volonté de coopération a permisd’apaiser les tensions. Il s’agit maintenantde faire de même avec l’or nazi, si tant estqu’il existe encore. Dans tous les cas, onattend maintenant de nos autorités et denos banques une réponse claire. Il en vanon seulement de notre crédibilité àl’étranger mais de notre dignité de ci-toyen et d’être humain. […]

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Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale53

Annexe 2.6 : Le Nouveau Quotidien, 19.09.1996

Accusations américaines : le CICR se défendL'organisation humanitaire genevoise nie qu'elle aurait été infiltrée par des nazis.

Après une enquête interne, le Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR)dément vigoureusement les accusationsaméricaines, basées sur des rapports desservices secrets de 1'OSS (l’ancêtre de laCIA), selon lesquelles l'institution huma-nitaire entre 1939 et 1945 se serait livrée àdu trafic de biens spoliés à des victimesdes persécutions nazies et qu’elle auraitété infiltrée par les nazis.

Selon le CICR, les accusations «d'es-pionnage» ne résultent que d’opérations«parfaitement régulières, exercées entoute transparence, avec l'accord ou à lademande des autorités alliées». Les accu-sations américaines témoignent «d'unesolide ignorance du rôle et du mandat duCICR», affirme l'organisation.L’organisation genevoise met en évidenceles nombreuses erreurs et inexactitudesfactuelles des documents de 1'OSS, dontl'un d'entre eux confond, par exemple, lemédecin Paul Burkhard, établi à Naplespendant la guerre, avec le professeur CarlBurckhardt, ancien haut-commissaire dela Société des Nations à Dantzig, membredu CICR. «De cette Confusion est-il écritdans la réponse du CICR adressée hieraux Américains, l'auteur du rapport a étéamené à conclure que la Croix-Rouge in-ternationale était infiltrée jusqu'au niveaude ses organes dirigeants.»

Dans son édition d'hier, «Le NouveauQuotidien» avait du reste constaté que«les documents de 1'OSS fourmillentd'erreurs». Cela dit, comme nousl’écrivions aussi, en dépit de toutes leserreurs, «des parcelles de vérité se trou-

vent aussi dans les documents améri-cains».

Le CICR reconnaît que l'un de ses délé-gués basé à Istanbul, Giuseppe Beretta,s’était livré à du trafic d'or. Appréhendébrièvement par les autorités turques, ilsera rappelé à Genève où il donnera aus-sitôt sa démission. L’organisation huma-nitaire évoque aussi la lettre du 23 mars1945, publiée dans notre édition d'hier.signée de la main du colonel Masson,chef des renseignements de l’arméesuisse, qui demandait au CICR de traiterle cas de Giuseppe Beretta avec «unebienveillante attention». Le CICR noteque cette intervention surprenante ducolonel Masson pousse «à se demander siBeretta n'avait pas une liaison avec lesservices de renseignement de l’arméesuisse».

Concernant le cas du délégué HansMeyer, dont nous faisions état dans noscolonnes (il avait travaillé dans un établis-sement SS de 1943 à août 1944. Il fut l'as-sistant du professeur Gebhardt, qui menades expériences pseudo-médicales sur lesdéportés et finira pendu à Nuremberg), leCICR n'en fait nulle mention, son casn’ayant pas été soulevé par le Congrèsjuif mondial (CJM) ou le sénateur répu-blicain Alphonse D'Amato. Le CICRprécise qu'il entend faire «toute la lu-mière» sur les accusations portées contrelui et qu'il compte en informer leCongres juif mondial et le sénateurD'Amato au début du me d'octobre.PIERRE HAZAN

Annexe 2.7 : Journal de Genève, 05.12.1996

«Le mythe de la tradition humanitaire suisse est brisé»Plus de 30000 candidats à l'asile ont été refusés en Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale.

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Des historiens des Archives fédérales font le lien entre la politique d’asile et l'HolocausteLa Suisse a refusé plus de 30000 de-

mandeurs d'asile durant la DeuxièmeGuerre mondiale. La majorité d'entre euxétaient Juifs et ont été refoulés, pourbeaucoup alors que les autorités helvéti-ques avaient connaissance des camps dela mort nazis, dès 1942. «Le mythe de laTradition humanitaire est brisé» estimeGuido Koller, un jeune historien man-daté par les Archives fédérales dontl'étude sur les pratiques à la frontièresuisse à l’époque parait dans le derniernuméro de la revue historique Etudes etsources.

Il s’agit de l’étude la plus précise sur laquestion depuis le rapport officiel duconseiller d'Etat bâlois Karl Ludwig en1957, qui parlait de 10000 réfugiés ren-voyés entre juin 1942 et avril 1945. Surces 30000 refoulés, 24000 requérants ontété refusés directement à la frontièresuisse. Par ailleurs, 14500 demandes devisa ont été rejetées. Reste qu'il ne fautpas oublier les 230000 réfugiés, dont22000 Juifs. qui eux ont été accueillis enSuisse, insiste l'historien.

L’antisémitisme suissePlus intéressant encore, l'étude de Gui-

do Koller permet de constater commentfonctionnait la politique d'intimidationdes autorités fédérales et cantonales en-vers les réfugiés. Comment les responsa-bles à la frontière, en contact direct avecles autorités allemandes, ont cherché àempêcher l'entrée des réfugiés juifs. Demême, sur la base de conventions régio-nales bilatérales avec le département de laHaute-Savoie, des réfugiés ont été livresaux autorités françaises et allemandes.

«Ces décisions n'ont pas été prises dansl'ignorance de ce qui attendait ces gens,mais en parfaite connaissance du risquemortel qu'ils couraient», écrit GuidoKoller qui n’hésite pas à établir un «lienindéniable entre la politique d'asile helvé-tique et l'Holocauste.» La peur del'«Autre», de l’«Überfremdung» et la «rai-son d'Etat» expliquent cette attitude.

Un jugement que vient renforcer uneautre étude de l’historien Heinz Ros-chewski, également publiée dans Etudes et

sources, consacrée celle-ci à HeinrichRothmund. Ce dernier était le chef de laDivision de police au Départaient fédéralde justice et police pendant la périodenazie et la Deuxième Guerre mondiale.Son antisémitisme, partagé selon HeinzRoschewski par des conseillers fédérauxet nationaux et nombre de dirigeants del'époque, explique cette intransigeance enmatière de refoulement.

Briser les mythes«La mémoire collective des Suisses s'est

longtemps focalisée sur les réfugiés quiont été accueillis en oubliant les autres,explique Guido Koller. Il faut à présentbriser ce mythe et comprendre que descentaines, voire des milliers de personnesont été refoulées, en direction d'Aus-chwitz et apporter ainsi un jugement quifait la part des choses». Cela ne va-t-il pasencore donner des munitions aux dé-tracteurs de la Suisse sur la question desfonds en déshérence actuellement discu-tée aux Chambres fédérales?

«Au contraire, estime Guido Koller.L’important, c'est de montrer que laSuisse s’occupe de son histoire, qu'elle estouverte et prête à mettre les documentssur la table. Par ailleurs, concernant cesrefoulements, nous pouvons démentircertaines autres estimations exagérées quifaisaient état de 100000 personnes re-foulées durant la Deuxième Guerremondiale

Restent les noms«Cette recherche n'a d’ailleurs pas été

entreprise sous la pression d’événementsconcernant l'affaire des fonds juifs». En1992 déjà, l'Etat d’Israël et Yad Vashem,l'organisation chargée de garder la mé-moire de l'Holocauste, insistaient auprèsde la Suisse pour obtenir les noms despersonnes qu'elle a refoulées à l'époque.Son but est de lutter contre l'oubli etcontre les révisionnistes qui nient le gé-nocide. Et en mars 1994, les Archivesfédérales et 1'Office fédéral des réfugiésdébloquaient un demi-million de francspour s'attaquer à cette tâche, dont a étéchargé Guido Koller.

De fait, même si le chiffre de plus de 30

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000 réfugies (de toute origine) refouléspeut être avancé avec certitude, très peude noms ont été retrouvés. A la fin 1995,les Archives fédérales en étaient à 300noms en ce qui concerne les juifs, ce quiavait provoqué la colère de Yad Vashem.Les dossiers relatifs au refoulement de la

division de police, à Berne, ont été dé-truits. De nouvelles archives retrouvéesdans les cantons, notamment à Genève,apporteront encore des précisions (lirenos éditions du 9 novembre 1995 et du27 août 1996). Frédéric Koller

Annexe 2.8 : Yad Vashem, 31.10.1997

THE RED CROSS. AN AMBIGUOUS ROLEVital documents of the Red Cross Activities during the Second World War were presented to Yad Vashem

By Shaul FerreroThe attitude of the International Com-

mittee of the Red Cross (ICRC) in Genevatowards the Jews persecuted by the Nazishad already aroused much controversyduring the War. The ICRC, a non-partisanorganization dedicated to the pursuit ofhumanitarian goals, located in a neutralcountry and enjoying immense moral,prestige, was generally perceived by thehelpless and-abandoned Holocaust victimsto be a last resort against their persecutors.

In this hope as is well known they werelargely disappointed. It remains to be seenwhether the basic cause of this disap-pointment was only the attitude of theICRC or possibly also a profound miscon-ception of its role and a gross overestima-tion of its ability to intervene. The essentialfunction of the ICRC, a committee com-posed of about thirty Swiss dignitaries, wasto insure the implementation of the inter-national conventions of the Red Crossconcerning the relief of War wounded, ini-tiated by the Geneva convention of 1864.

The protection of the ICRC, which wasextended in 1929 to include prisoners ofWar, was nonetheless restricted until theSecond World War, to military personnel,and did not include the civilian population.

The 15th International Conference of theRed Cross in Tokyo, in 1934, adopted adraft convention concerning the protec-tion of foreign nationals stranded in enemyterritory, used as hostages or interned by abelligerent country. However, this wasnever ratified by any state prior to the out-break of the Second World War.

Nevertheless, during the War, the ICRCapplied this draft with some success againstbelligerent countries in order to change the

status of civilian internees to that of pris-oners of War.

This type of protection did not aid thoseindividuals persecuted for racial or politicalreasons by their own state. The nationalassociations of the Red Cross were, itseemed, better placed to intervene in thesequestions of internal policy, basing them-selves on humanitarian principles.

However, these national organizations ofthe Red Cross were largely controlled bytheir respective countries, including thosewho themselves were responsible for vio-lation of human rights. Germany was anespecially glaring example of this.

The ICRC's means of intervention onbehalf of civilian victims of persecutionduring the Second World War was thusseverely limited, especially since it did notcontrol any operational budget.

Its effectiveness rested solely on the goodwill of the countries involved.

Nonetheless, the ICRC adopted threecourses of action in its efforts to relievethe sufferings of civilian victims before andduring the War: inspection of places, ofdetention; dispatch of parcels (food,clothes, medicines); information concern-ing the fate of the detained persons.

Although this sort of action could havesome effect on the fate of certain catego-ries of civilian victims, it had practically noimpact on the fate of the Jews.

Apart from some rare occasions, notablyin the case of the model ghetto of There-sienstadt, the Nazis never allowed theICRC delegates to visit the German con-centration camps where the Jews wereheld. Similarly, very few Jews received par-cels in the camps or ghettos.

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The Nazis also steadfastly refused totransfer any sort of information concern-ing the fate of the deported Jews.

The archives of the ICRC, particularlythe G59 series [of which Yad Vashem hasa microfilm copy] consisting of the recordsof the Commission of Prisoners, Interneesand Civilians (the PIC commission) andconcerning specifically the "Israelites"(Jews), shed interesting light on the reliefactivity.

Geneva historian, Jean-Claude Favez, in abook published in France some twelveyears ago, thoroughly examined the ICRCrecords pertaining to the Nazis' persecu-tion of the Jews. Numerous documentsprovide precise information about theprotection of the Jews of Budapest during1944 and 1945, and the activity of the dele-gate Friedrich Born, particularly concern-ing the proposal to affix signs on Jewishhouses designating them as being underthe protection of the ICRC.

There is also extensive documentation ofthe activity of Karl Kolb, the delegate toRomania, who, at the request of the ICRCand with the kind assent of the royal gov-ernment of Romania, visited Transnistriain December 1943. His main objective wasto evaluate the needs (in terms of provi-sions, clothes, medicines) of the deportedJews who survived in Transnistria.

However, in his report to the ICRC, heemphasised, basing himself on statisticaldata, that some 241,000 persons weremissing in the wake of the massive depor-tations of Jews from Bucovina and Bes-sarabia. He also insisted on the need toimmediately repatriate all the deportedJews still in Transnistria, and reintegratethem into the Romanian economy.

All of these activities were financed bythe Joint. The G59 series also contains im-portant documentation about the activityof the Joint representative in Switzerland,Saly Mayer.

One may also find reports on the visit tothe Theresienstadt Ghetto (June 1944), aswell as to the camps in Croatia, Slovakia,Romania, and Hungary. There are alsomany documents concerning immigrationto Palestine, and correspondence with

many Jewish organizations. Much light isshed on the fate of the Jews in countriesoccupied by the Axis powers. Certain tilesreport the ICRC representatives takingover camps such as Mauthausen, Dachauand Theresienstadt in the last days of theWar. Other files concern issues of princi-ple: implementation of international con-ventions, protection of civilian popula-tions, declarations and interventions onbehalf of Jews.

The attitude of the ICRC towards thepersecuted Jews can be seen in a letterfrom Schwarzenberg, in charge of the De-partment for Special Assistance, to G.Kullmann of the High Commissioner forRefugees in London. Dated April 17.1944.it describes relief to civilian deportees(Jews) with the assistance of the Joint.Schwarzenberg insists. "Relief for perse-cuted groups without distinction of race orcreed, i.e., not to make exceptions forJews…. the High Commission of theLeague of Nations shares this point ofview and does not regard only Jews asrefugees."

As underlined by Professor Favez, allthese documents show that three basicfactors played a role here: the lack of aninternationally recognized legal basis forintervention; the refusal to make an excep-tion in favor of the Jews, having previouslyassisted all persecuted groups regardless ofrace or faith: the fear that too much insis-tence on the fute of the Jews would im-peril the ICRC’s already limited relationswith the Germans concerning other cate-gories of detainees.

It is true, however, that towards the endof the War and particularly concerning theJews of Hungary, the ICRC was anxious tomake a gesture on behalf of the Jews inorder to ward off the accusation that theydid nothing while there was still time toact. Finally, one cannot avoid the impres-sion that, in trying to come to grips withthe fate of the Jews under the Nazis, theICRC was impeded by an undue sense offormality and propriety, and was com-pletely out of touch with the reality of theHolocaust.

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This impression is neutralized, to someextent, by the fact that if both major Jew-ish organization (World Jewish Congress,Jewish Agency), and even the Allies, werenot able to prevent or even mitigate theHolocaust, then the ICRC, with its minus-cule resources, could not be expected todo better.

To be sure, its moral prestige was im-mense. However this was true only in the

eyes of those who believed in the princi-ples of humanity. This was obviously notthe case with the Nazis.

One may nevertheless concur with Pro-fessor Favez's conclusion that the ICRCshould have spoken out and put all itsmoral authority on the line, on behalf ofthe victims of the Holocaust.

Annexe 2.9 : Le Nouveau Quotidien, 26.04.1995Commémoration

Réprimandé par le CICR, licencié parsa banque, il avait sauvé 60000 juifs

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Louis Haefliger, délégué du CICR, a sauvé les survivants du camp deMauthausen. Mobilisation à Zurich pour lui rendre hommage

Le 5 mai 1945, le Zurichois Louis Haefli-ger, délégué du CICR, sauva les 60 000 sur-vivants du camp de Mauthausen. Répri-mandé pour son action, il ne reçut aucunereconnaissance officielle. A Zurich, uncomité s'est créé pour réhabiliter la mé-moire de cet employé de banque, décédéen 1993 à l'âge de 89 ans.

La commémoration de la fin de la Se-conde Guerre mondiale continue de per-mettre à la Suisse de redécouvrir ses "hérosoubliés". Après Paul Grüninger, réhabilitépolitiquement par le Conseil fédéral l'andernier, et Carl Lutz, célébré début avrilpar la bourgeoisie et la communauté juivede Berne pour avoir sauvé 60 000 Juifs enHongrie, Louis Haefliger trouvera peut-être une place dans les manuels d'histoire.

Le "comité Louis Haefliger", créé il y aquelques mois à Zurich, s'y emploie avecacharnement. Ses cinq membres ont décidéd'agir après avoir vu un documentaire TVque le journaliste Alphons Matt a consacréau "sauveur de Mauthausen". Outre un ou-vrage du même auteur, ce film est un desrares documents existant sur l'ancien délé-gué du CICR.

Le comité a décidé d'organiser une mati-née en son honneur le dimanche 7 mai àZurich. Le film d'Alphons Matt sera pro-jeté en sa présence et un débat devrait fairela lumière sur le destin du héros. Des té-moins de l'époque seront présents, de

même que l'historien Hans Ulrich Jost, etRudolphe de Haller, représentant duCICR.

En 1945, employé dans une banque à Zu-rich, Louis Haefliger entend parler ducamp de concentration de Mauthausen, enAutriche, par des clients dont les parents yont été déportés. Lorsqu'il apprend que leComité international de la Croix-Rouge(CICR) cherche des volontaires pour dis-tribuer des vivres aux prisonniers, il s'en-gage.

Il parvient au camp le 28 avril 1945.Quelques jours plus tôt, l'ordre a été donnéde dynamiter les baraquements et de liqui-der les prisonniers – il en reste quelque 60000 – à l'arrivée des troupes alliées. Le dé-légué négocie l'annulation de l'ordre avec lecommandant du camp. Le 5 mai, il part à larencontre des blindés américains qu'ilconduit à Mauthausen, alors que les SS ontdéjà commencé à installer les mitrailleuses.Les soldats seront désarmés et les prison-niers libérés.

Les jours suivants, les remerciementspleuvent en Autriche, mais le CICR sedistancie de son délégué, à qui il reprocheses initiatives. A Zurich, la banque licencieson employé qu'elle qualified’« aventurier ». Soutenu en revanche enAutriche il s'établira à Vienne et y mourraen 1993. Quelque temps auparavant, Cor-nelio Sommaruga, président du CICR, lui

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58 M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.Wildhaber

avait rendu visite à Vienne et l'avait réhabi- lité. ATS

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II. Définition des arènes et appellation des acteurs

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LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LA PRESSEROMANDE (MARS 96 – NOVEMBRE 98)

Gilles Meystre*

IntroductionAlfonse D’Amato était un personnage inconnu du grand public il y a trois

ans. Depuis lors, on ne compte pourtant plus les articles qui lui ont été consa-crés. Tant leur quantité que la durée dans laquelle ils se sont inscrits ont étéexceptionnelles. Ainsi, son nom aura défrayé la chronique, noirci nombre depages de quotidiens et nourri quantité de discussions du printemps 1996 àl’hiver 1998. A coup sûr, l’homme pourrait être élevé au rang de sénateur amé-ricain le plus médiatisé en Suisse.

Un tel « honneur » est pourtant le fruit d’un travail de longue haleine en-trepris par les médias helvétiques. Il est le résultat d’un processus qui a passéd’abord par le choix d’une couverture extraordinaire qui n’a pas tardé à faired’une question bancaire une affaire nationale. De problème privé et sectorielen effet, la question des avoirs entreposés dans les établissements bancairessuisses s’est rapidement transformée en un débat public. La controverse estnée : un ton initialement feutré a fait place à des déclarations tapageuses depart et d’autre de l’Atlantique, pour des raisons diverses et généralement op-posées.

Un processus disions-nous, qui a passé ensuite par un cadrage particu-lier du problème. Un cadrage d’avantage porté sur les acteurs et leurs déclara-tions que sur la question historique, dont quelques voix bien solitaires rappe-laient pourtant la primauté et l’importance. C’est sur ce processus de couver-ture et de cadrage médiatique que nous nous sommes arrêtés, interloquésd’abord en tant que citoyens, puis comme étudiants, surpris des dimensionsprises par l’affaire. C’est donc par un travail de lecture de sources plurielles etpar des découpages réguliers qu’a commencé notre étude, avec comme per-sonnage central le sénateur D’Amato, dont l’arrivée coï ncide avec le dévelop-pement de l’affaire. Si notre ambition initiale était de nous intéresser aux pres-ses alémanique, tessinoise et romande, nous nous sommes par la suite rési-gnés et concentrés sur cette dernière, avant tout pour des raisons de faisabili-té. En effet, l’intérêt porté au processus exigeait qu’on s’attache à sa dialecti-que, et donc à son évolution temporelle. La restriction choisie quant à l’objetd’étude (presse romande plutôt que nationale) nous permettait ainsi d’élargir lapériode envisagée et d’affiner notre regard sur un échantillon délibérémentplus dense. Ainsi, cet échantillon va de mars 1996 à novembre 1998, soit 33mois. Il comporte en outre un nombre très important de coupures.

Les questions de départPour cette étude, nous avons tenté de répondre à trois questions princi-

pales, qui sont les suivantes :- Comment la presse a-t-elle participé à la publicisation du problème initiale-

ment privé ? Avec quelle stratégies et quels moyens rédactionnels ?- Comment la presse a-t-elle procédé pour le maintenir à l’agenda deux ans

et demi durant ?

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La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande61

- Enfin, quel rôle et quelle fonction le sénateur D’Amato a-t-il remplis dansces stratégies et sur quelles représentations du personnage celles-ci ont-elles débouché ?

Par ailleurs et pour conclure ici ce bref état de la question, nous avonstenu à ne pas donner et parler d’une seule vision journalistique. Cela serait re-venu à simplifier abusivement les réponses à nos questions, bien qu’il soit indé-niable qu’une « atmosphère » d’ensemble se dégage des textes étudiés. Nousavons donc tenté de démontrer – et, espérons-le, de prouver – par le biais dedistinctions relevées grâce à l’étude des genres d’articles, qu’il existe desnuances, des appréciations et des utilisations différentes du personnaged’Alfonse D’Amato.

Une dépêche évocatrice : les premiers jours d’une affaire en devenirLe 13 mars 1996, le Nouveau Quotidien publie en page 14, sous la rubri-

que « Economie suisse », une dépêche de l’Agence Télégraphique Suisse(ATS) intitulée : « Boycott contre la Suisse ». En surtitre, le mot « Banque ».Particulièrement évocatrice, cette dépêche mérite d’être restituée ici :

« Le Congrès juif mondial envisage de lancer un mot d’ordre de boycott contre les ban-ques suisses. Ce serait une nouvelle escalade dans la dispute qui oppose le Congrès auxbanques sur la fortune des victimes du régime nazi encore déposée en Suisse. Selon le pré-sident du Congrès Edgar Bronfman, les fonds de pension des municipalités américainesrenonceraient à toute affaire avec les banques suisses, selon les mêmes principes qui avaientconduits celles-ci à boycotter l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. »

Evocatrice, cette dépêche l’est à plusieurs égards. On observe d’abordqu’elle est inscrite dans une rubrique qui n’est ni Politique, ni Suisse. Sa clas-sification au sein des pages économiques pourrait donc démontrer le caractèresectoriel de ce qui n’est encore décrit que comme une dispute (des mots beau-coup plus forts tels que « guerre », « attaques », « conflits » seront utilisés plustard) et la moindre importance que lui assigne la rédaction ; en effet, elle n’apas encore mobilisé sa correspondante à New-York pour relater les projets duCJM, et s’est contentée d’une reprise d’agence.

Pourtant, le titre de la dépêche vient contredire cette hypothèse. Déta-chée a priori de référence explicite à la question politique ou du référentiel na-tional par son inscription dans la rubrique économique, l’information est néan-moins mise en correspondance avec la figure de la Suisse. Quand bien mêmele boycott ne vise que le secteur bancaire, le titre institue un amalgame entre leparticulier et le général, c’est-à-dire entre le secteur bancaire et la Suisse, etentre le public et le privé. Le titre consacre donc une ouverture dans la focali-sation et le cadrage de l’affaire.1 De purement privé dans son cadrage rubrical,le problème opposant les banques suisses au CJM devient public par le ca-drage du titre. La dispute est ainsi valorisée par une définition des implicationset des acteurs en présence. Le CJM n’attaque plus les banques, mais laSuisse, selon le journal. Les banques ne représentent plus elles-mêmes uni-

1 « […] cette construction narrative est aussi une configuration dramatique, la mise en récit sedoublant souvent d’une mise en scène qui ne lui est pas réductible. L’une et l’autre ont pourcaractéristique de rendre sensibles et dicibles des thèmes et de les articuler dans des contextesde sens. Le procès de publicisation se joue […] dans le jeu des cadrages et des recadragessuccessifs du problème publics. » (Cefaï , 1996, 48)

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quement, mais deviennent le porte-drapeau du pays.

Ensuite, on peut constater que le journal n’évoque guère les motivationsdu CJM et qu’il inscrit l’événement dans une suite temporelle implicite – unenouvelle escalade dans la dispute –, attribuant donc au lecteur un savoir sup-posé, une connaissance des faits qui précèdent cette nouvelle du 13 mars 96.Quant à l’information elle-même, elle est en quelque sorte normalisée par soninscription dans une dialectique déjà entamée et présumée connue. Cette dé-pêche n’a rien d’un scoop.

Enfin, elle est remarquable par l’utilisation qui y est faite du conditionnel.L’ATS ne relate pas un fait réalisé, mais un projet envisagé. L’énonciationlaisse entendre pourtant que l’on doit considérer sérieusement la réalisationconcrète du projet, voire même consacre un discours en fait : le titre se passede verbe et de temporalité. La dépêche projette le lecteur dans un futur annon-cé, même si la temporalité verbale laisse le champ des possibles ouvert.

Cette coupure de presse du 13 mars 1996 va servir de première pierre à lapoursuite de l’étude. Elle esquisse en effet trois axes de réflexion essentiels àla compréhension de la configuration de l’affaire des fonds en déshérence. Cesaxes sont les suivants : Rubriques et valorisation de l’information, omission etredondance, et enfin, le futur apprivoisé.

1. Configuration de l’affaire

Rubriques et valorisation de l’informationLa classification de l’information au sein des rubriques marque une évolu-

tion dans le cadrage de l’affaire, qui peut être fonction de l’évocation des ac-teurs, de l’importance et de la signification donnée à l’événement. L’affaire esten outre fréquemment placée sur le devant de la scène que constitue le jour-nal. Des procédés divers servent à marquer sa primauté sur l’ensemble desautres informations. L’inscription de l’événement au sein des rubriques du jour-nal évolue au fil des différents rebondissements de l’affaire. L’apparition desacteurs et de l’importance donnée à l’événement influencent le cadrage média-tique de l’information qui lui-même agit sur sa classification au sein des rubri-ques.

Celle-ci ne donne pas lieu à l’élaboration d’une règle applicable àl’ensemble des coupures. On observe en effet des différences. Par exemple, leJournal de Genève et la Liberté évoquent l’affaire sous la rubrique « Suisse »,alors que le Nouveau Quotidien la place dans les pages économiques. Ce der-nier ne résume toutefois pas le problème à sa simple signification bancaire. Ilinsiste en effet à de nombreuses reprises sur ses dimensions et ses répercus-sions nationales. La classification de l’information sous la rubrique« Economie » semble déterminée par le statut des acteurs helvétiques en pré-sence et le choix du cadrage. Lorsque le 30 avril 96 le NQ titre : « Fonds juifs :l’accusateur des banques suisses raconte des histoires », il focalise son atten-tion sur le politicien new-yorkais Alfonse D’Amato et inscrit son cadrage dansune énonciation politique. Il instaure un rapport de force virtuel entre le journalet son sujet. En revanche, la classification du JdG et de la Liberté paraît baséenon pas sur le statut des acteurs ou sur la nature de l’énonciation, mais sur la

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question identitaire que soulève l’affaire en cours.

La valorisation de l’information en revanche donne lieu à l’établissementd’un constat général. Elle passe certes par la mise en place de dispositifs pro-pres à chaque journal : page Une, éditorial, première page de cahier, selon descombinaisons multiples. On doit toutefois noter la récurrence de pleines pagesconsacrées à des analyses plus ou moins approfondies. La Liberté mise à part(rubrique « Suisse »), tant le JdG que le 24 Heures et le NQ classent ces ana-lyses sous des noms qui servent à assurer leur primauté sur le reste des nou-velles : « L’Actualité », « Point fort » par exemple. Quant au NQ, il crée detoutes pièces un nom qui apporte un qualificatif à l’information : « Déballage »,« Complots », « Soupçons », « Honte ». Ces titres appellent l’attention du lec-teur et donnent à la nouvelle un relief particulier. Hélas, ils insèrent l’affairedans un contexte peu propice à la sérénité et instaurent un climat de tension etde craintes qui se maintiendra durant tout le temps de l’affaire, et qui trouvera,on le verra plus loin, son paroxysme au moment des négociations de l’accordglobal, quelques deux ans plus tard…

Ainsi, en mettant leurs meilleures pages à la disposition du problème desfonds juifs, les journaux lui donnent un impact et une visibilité qui nourrit peu àpeu la crainte et l’interrogation concernant la légitimité d’une remise en ques-tion identitaire. Progressivement, par la force du vocabulaire utilisé et par laquasi omniprésence donnée à l’affaire, celle-ci va se muer en un combat entredeux nations, la Suisse et les Etats-Unis, les Etats-Unis contre la Suisse fau-drait-il préciser. On perdra le souvenir de l’origine de la crise, on négligera ladiscussion historique et les aspect moraux liés au passé helvétique. La miseen évidence de l’affaire en effet n’est pas un mécanisme propre à ses débuts :jusqu’en juillet 98, il sera fréquemment actualisé et appliqué aux multiplesévolutions de son cours.

Omission et redondanceDans la dépêche analysée précédemment, nous avons pu constater que

les motifs et les causes du projet de boycott du CJM n’ont pas été évoqués. Ilen va de même dans d’autres coupures de presse, où l’on constate parallèle-ment et paradoxalement une redondance de l’information, un rappel de faitsrelatés plus tôt déjà. Omission et redondance procèdent toutes deux d’un mêmequestionnement touchant à la connaissance supposée du lecteur. Nous nousattacherons donc à définir leur fonction. En outre, la redondance s’inscrit dansun procès de mise en récit doublé d’une mise en scène. Cette double dynami-que vise à configurer dramatiquement le problème en rendant sensibles desthèmes, par leur articulation dans un contexte de sens. Elle est à la fois le faitde la presse en général et des acteurs directs en particulier, selon des moda-lités et des desseins que nous allons esquisser. L’omission que l’on vient derelever paraît exceptionnelle au regard de l’ensemble du corpus. Horscontexte, elle peut s’expliquer par un cadrage particulier se concentrant surcertaines informations, ou par une décision de la rédaction jugeant son lectoratau courant de certains faits. En l’occurrence, l’omission doit être interprétée enfonction de la date de parution de la dépêche. Le 13 mars 96 en effet, ce qu’onappellera plus tard l’affaire des fonds juifs n’est encore qu’en gestation. Onparle encore de dispute, ce qui n’est qu’un euphémisme par rapport aux termes

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qui viendront plus tard. L’ASB et le CJM sont toujours les seuls acteurs en pré-sence. La discrétion de la presse est à mettre au compte du nombre et du styledes acteurs.

L’arrivée d’acteurs nouveaux donnera une tournure toute différente auproblème et établira un nouveau rapport de force. Le premier avril 96, Le NQtitre en première page : « Fonds juifs : nouvelles accusations contre les ban-ques suisses » et en page 13 : « Le Congrès juif mondial déclare une guerretotale aux banques suisses. » La hache de guerre est déterrée, les partiesfourbissent leurs armes et se cherchent des alliés. Aussi le CJM s’adresse-t-ilau sénateur D’Amato. L’accusateur entre alors en scène. On le présente :

« Alfonse D’Amato est le sénateur d’une ville où la communauté juive est très puissante.Aussi, lorsque au début février, le Congrès juif mondial l’a informé, il n’a évidemment pashésité une seconde à s’en saisir. Depuis, il a écrit à six ambassades européennes [...] pourleur demander de lui transmettre tous les documents utiles. D’Amato a en outre envoyé 15questions à l’Association suisse des banquiers […] en les sommant d’y répondre d’ici au 10avril. Il dit encore qu’il passera au crible les 100'000 documents de l’opération Safeheavendéclassés la semaine dernière ».

Ce sont l’arrivée de ce nouvel allié, les démarches entreprises et lesperspectives esquissées qui propulsent la question des fonds juifs au rangd’événement majeur et qui justifient l’attention qui lui est prêtée.

L’ampleur des attaques et la logistique mise en place laissent présager lepire : « Président du comité des affaires bancaire du Sénat, Alfonse D’Amatosonge aussi à lancer des auditions de témoins au Capitole, auditions qui auxEtats-Unis sont souvent télévisées. Même s’il ne s’avérait pas solide, le dossierde l’organisation juive pourrait donc faire beaucoup de tort à l’image de laSuisse aux Etats-Unis. » (en Une). L’abondance des faits et des craintes nour-ries se double alors d’un flot de mots et d’une production grandissante de ré-cits. Ainsi, comme l’écrit Cefaï (1996, 47), l’existence du problème public « sejoue dans une dynamique de production et de réception de récits descriptifs etinterprétatifs ainsi que de propositions de solution. Ces récits lui confèrent sonindividualité, sa réalité et sa légitimité ; ils campent les protagonistes et les in-trigues qui le constituent. » Dès lors que le processus de mise en récit est en-tamé, la redondance y prend place : rappels historiques, répétition de la ge-nèse de l’affaire, présentation soutenue des acteurs, tels en sont les différentséléments constitutifs. Ceux-ci servent à la fois la définition et l’imposition duproblème sur la scène publique.

Le 10 avril, soit dix jours après que la « guerre totale » ait été annoncéeen titre, le NQ publie une dépêche ATS de huit paragraphes. La seule informa-tion nouvelle consiste en le refus des banques suisses de s’exprimer au sujetde l’ouverture d’une enquête parlementaire annoncée le 8 par D’Amato. Ununique paragraphe contient la nouvelle : les sept autres ne sont que des rap-pels des déclarations des parties en présence, de la chronologie de l’affaire etdu contenu des documents alors sous le feu des projecteurs. Le 17 avril, cemême journal revient sur la promesse de nouvelles révélations faite parD’Amato, signalée le 1er avril déjà. On rappelle son statut, on répète ses ac-tions. Le 18 avril, La Liberté reprend, elle aussi, sur trois paragraphes la des-cription des faits connus de l’ASB, du CJM et du sénateur.

Cette redondance nous paraît suivre deux desseins. D’abord, elle ajoute

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aux récits narratifs des événements un caractère pédagogique qui vise à enri-chir la connaissance et la compréhension du lecteur. Ensuite, elle sert à bâtirune affaire, à la définir par ses tenants et ses aboutissants, à la maintenir àl’agenda, à l’imposer par la répétition des descriptions et des interprétations.Elle est en quelque sorte le tocsin qui annonce l’incendie et appelle à la mobili-sation.

Le futur apprivoiséHarvey Molotch et Marilyn Lester (1996, 26-27) écrivent : « Nous adopte-

rons l’expression de temps public pour représenter cette dimension de la viecollective qui permet aux communautés humaines d'en arriver à posséder unpassé, un présent et un futur structurés, dont la perception est supposée par-tagée […]. La teneur de la conception qu’un individu se fait de l’histoire et del’avenir de sa collectivité finit par dépendre des processus de construction desévénements publics comme ressource pour la discussion des affaires publi-ques. » A l’instar de la dépêche, bon nombre d’articles tendent en quelquesorte à apprivoiser les temps à venir, à en décrire du moins les contours suppo-sés. Si le passé assied l’affaire en lui servant de réservoir de causes, de réfé-rent où l’on peut puiser des explications quant à l’existence et à la justificationdu problème en cours, le futur lui sert de temps où sa résolution prendra corps.Nous allons donc distinguer différentes manières utilisées par la presse pourse référer à l’avenir et inscrire l’affaire dans la durée.

La période d’avril – mai 1996 est particulièrement marquée par l’évocationdu futur. Dans un contexte de construction d’une affaire, elle porte une signifi-cation particulière : elle sonne comme une invitation à suivre l’actualité et valo-rise l’affaire et ses acteurs. Elle parie sur leur détermination et sur le caractèreexceptionnel du problème : « L’affaire est très sérieuse, on ne peut vous direavec exactitude la teneur des épisodes à venir, mais nous pouvons vous assu-rer qu’ils seront dignes d’intérêt ! » Tel paraît être le message sous-entendu, àla manière d’un « la suite au prochain numéro » qui clôt chaque épisode et si-gnifie en même temps son inscription dans la durée. Et c’est dans cette der-nière que le spectateur pourra connaître le dénouement de l’histoire.

Pas un seul des articles retenus pour le début de la question des fondsne fait l’impasse sur cette forme de programmation. Elle se joue selon quatremodalités complémentaires :- Une forme de rendez-vous données à dates fixées par les acteurs : le futur

agendé- L’utilisation des promesses des acteurs : le futur promis- Un appel à l’acte adressé aux différents acteurs pour un futur proche : le

futur souhaité- Une anticipation des peines à venir : le futur dramatisé

Observons plus précisément ces diverses modalités d’évocation du futur.Le futur agendé : le 10 avril, le NQ publie une dépêche de l’ATS qui

agende le rendez-vous suivant : « […] une première audition, prévue le 23 avrildevrait ouvrir la voie à une enquête plus approfondie sur la possession par lesbanques suisses […], a indiqué le sénateur D’Amato. » Le 17 avril, il réitèrel’annonce en ces mots : « Le comité des affaires bancaires du Sénat lancera

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l’enquête mardi prochain, jour durant lequel auront lieu les premières auditionsde témoins. » La Liberté fait de même elle aussi. Cette forme de mise àl’agenda repose sur la certitude de la réalisation d’un événement, dontl’annonce répétée laisse augurer l’importance.

Le futur promis : à l’annonce d’une date fixée dans un très proche avenir,le NQ ajoute encore la promesse suivante : « [...] l’équipe du sénateur D’Amatoet le Congrès juif mondial promettent d’ores et déjà des révélations compro-mettantes concernant la Suisse. » Idem le 23 avril, date annoncée del’audition : « [...] Reste que le sénateur D’Amato promet de nouvelles révéla-tions. » Le sérieux de celles-ci n’est jamais contesté. Au contraire. On rappellequ’elles sortent de la bouche d’un accusateur qui « a la main très longue de cecôté-ci de l’Atlantique. » L’identité des acteurs, et celle de D’Amato notamment,contribue en outre à renforcer l’importance des promesses. La seule incertitudequi demeure est celle de la date de leur concrétisation.

Le futur souhaité : le futur souhaité est essentiellement observable dansles éditoriaux ou les chroniques. Le 11 avril 96, Xavier Pellegrini appelle lesbanquiers suisses à faire toute la lumière sur leurs actes passés.

« Les juifs nous demandent aujourd’hui des comptes [...]. Mais les autres ont droit à desexplications, à une réparation et des excuses. Toutes choses que l’honneur commande, etque les banquiers pour l’heure refusent. »

Cette prise de position encourage les banquiers à l’action. Le journalistene se contente plus de donner rendez-vous au lecteur, ni de lui annoncer laréalisation prochaine d’une promesse : à la manière d’un acteur, il exige la pro-grammation d’un nouveau comportement. Notons enfin que ce genre de dis-cours s’adresse également aux acteurs de la dénonciation. Un éditorial del’Illustré intitulé « D’Amato Basta » est à cet égard l’exemple le plus criant.2

Le futur dramatisé : la presse annonce le futur et l’appelle de ses vœux.Elle le qualifie d’avance également, par le biais de citations d’acteurs helvéti-ques ou américains. Le 17 avril, le NQ cite un membre de l’Association suissedes banquiers, Heinrich Schneider : « Je suis surtout inquiet de l’interprétationqui sera faite des ces archives. » Le 23 avril : « Cette initiative n’a eu que peud’échos jusqu’ici, mais aujourd’hui, même Heinrich Schneider de l’ASB recon-naît qu’il en conçoit quelques craintes. » Le 24 : « Nul ne sait encore quand setiendra la prochaine audience du Sénat. Mais à Washington, on affirme que ledossier est loin d’être clos. » Le 3 mai enfin, dans la Liberté, « Pour Rolf En-gler, le règlement des avoirs juifs sera encore long. Et pourrait bien coûtercher. »

Par la voix des acteurs directs donc, le NQ et la Liberté laissent entendreque l’affaire sera longue et difficile. Elle laisse augurer aussi d’inquiétants re-bondissements. L’utilisation de la citation sert de caution à la presse et donnecrédit à la programmation. Ce crédit offre un effet performatif à l’énonciationainsi qu’une forme de théâtralisation médiatique. Additionnées tant aux proposoffensifs des acteurs américains qu’à ceux, défensifs, des acteurs helvétiques,les citations dramatisent le destin de l’affaire. Elles nourrissent et justifientl’inquiétude et l’intérêt qu’on y porte. Enfin, ces remarques donnent raison auxconstats de Molotch et Lester. Non seulement l’avenir tend à être structuré en 2 Cet article est reproduit en annexe 3.1

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fonction de la théâtralisation mise en place, mais en plus, sert de ressource à ladiscussion des affaires publiques – ici, de l’affaire des fonds juifs. On en senti-ra le poids dans le courrier des lecteurs notamment, où les appels à la contre-offensive sont nombreux : « Puisqu’on nous dit que l’affaire va être longue, ilserait donc temps de l’empoigner sérieusement ! Qu’on prenne des mesuresradicales, qui permettent de mettre fin rapidement à la crise ! », ainsi pourraitêtre résumé l’esprit des lettres de lecteurs, répondant à l’inscription dans la du-rée et à la dramatisation médiatiques de l’affaire.

Ainsi, la mise en évidence de l’information, sa redondance et l’évocationdu futur servent toutes trois à donner à l’affaire une importance capitale. Ellesdemeurent des outils privilégiés au moment de l’émergence du problème etcontribuent à sa publicisation. Elles donnent corps au dispositif mis en placeaux mois de mars, avril et mai 96, et répondent à l’entrée en scène du sénateurD’Amato. Celui-ci inaugure une nouvelle forme d’actes et de discours et in-carne un changement qui bouleverse les habitudes et secoue les consciences.La presse médiatise cette dynamique et lui donne un éclairage particulier : ce-lui d’une affaire désormais nationale. Plus tard, les mêmes outils continuerontd’être utilisés. Ils serviront alors à maintenir l’affaire à l’avant-scène, et à lui don-ner son sceau de « feuilleton du moment ».

2. La figure d’Alphonse D’Amato dans les éditoriaux, chroniques,commentaires

Pour cette étude, nous nous sommes basés sur un corpus de 24 textes,recouvrant la période qui va de l’année 96 au mois de mars 98. Ce corpusnous a permis d’établir un certain nombre de constatations et de remarquesquant à la représentation d’Alfonse D’Amato dans ce genre particulier que sontles commentaires, éditoriaux et chroniques. La présence de D’Amato n’y estdonc pas constante. Elle alterne avec des textes consacrés uniquement auCongrès juif mondial (CJM) et dans lesquels la figure du sénateur n’apparaîtabsolument pas, et des articles où lui-même et le CJM ne sont évoqués quebrièvement, à titre indicatif ou historique.

Par souci de synthèse, notre étude sera restreinte à l’examen de six textesen particulier, représentatifs de l’ensemble du corpus. Ceux-ci sont les sui-vants :

Texte Genre Titre Date Journal Annexe

1 Editorial L’héritage empoisonné del’après-guerre

26.10.96 NQ 3.1

2 Commentaire La Suisse ne doit pas chercher àéluder les problèmes de fond

21.5.97 24H 3.6

3 Editorial D’Amato, basta ! 18.6.97 L’Illustré 3.3

4 Chronique La Suisse doit apprendre à sebattre

23.6.97 24H 3.2

5 Editorial Le sénateur D’Amato terrasse-ra-t-il l’Europe entière ?

01.10.97 NQ 3.4

6 Commentaire D’Amato fait du cinéma 8.12.97 NQ 3.6

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Les cadrages de l’affaire : une typologieDes distinctions doivent être faites quant à la manière d’aborder le per-

sonnage. Aussi avons-nous établi une typologie visant à les mettre en évi-dence. Elle est la suivante :- Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui assignent à D’Amato une

fonction de déclencheur (textes 1 et 4 )- Ceux qui attaquent directement Alfonse D’Amato (texte 3)- Ceux qui traitent d’événements sans rapport direct avec l’affaire des fonds

juifs mais dont le but est de discréditer D’Amato (textes 5 et 6 )- Ceux qui traitent du sénateur avec une certaine prise de distance par rap-

port aux événements, qui visent à la compréhension plus qu’à la condamna-tion (texte 2)

Le développement de cette typologie va nous permettre de démontrer lamultiplicité des cadrages relevée durant la période. En outre, les éditoriaux,chroniques et commentaires n’ayant pas pour fonction exclusive d’informer,mais vocation également d’affirmer une position – fonction donc plus large quecelle d’un article de pure information – il nous a paru important de faire ressor-tir la palette des réflexions suscitées par l’action du sénateur. Sa présence eneffet bouleverse les habitudes helvétiques et secoue les consciences. Tel estdu moins le constat général qu’on peut d’ores et déjà avancer.

Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui assignent à D’Amato unefonction de déclencheur (textes 1 et 4) : dans cette catégorie, on trouve destextes qui, partant du sénateur républicain et de son rôle dans l’affaire desfonds juifs, élargissent leur horizon pour traiter d’une question plus importanteau niveau national, à savoir l’attitude du gouvernement suisse dans cette mêmeaffaire. Les articles prennent alors une tout autre orientation et cessent de seconcentrer sur le sénateur. Les propos sont relativisés. On assigne à D’Amatoune fonction de déclencheur, un déclencheur qui a permis la découverte de lavérité.

Prenons le texte 1, « L’héritage empoisonné de l’après-guerre », un édito-rial écrit par Jacques Pilet dans le Nouveau Quotidien du 26 octobre 19963.

Le nom de D’Amato n’apparaît qu’une seule fois en début de texte. Ils’ensuit un développement plus large sur l’attitude de la Suisse pendant etaprès la guerre, sur le pourquoi d’une vérité si tardive à venir. Ainsi, le sénateurD’Amato n’est pas le sujet principal de l’article. Il n’est que brièvement évoqué,pour être aussitôt mis de côté. Aucune attaque ne lui est directement adressée.Au contraire, les torts sont déplacés sur l’administration helvétique, dont onremet en question l’intégrité. Il est vrai que les propos utilisés pour qualifierD’Amato et ses actions, aussi peu nombreux soient-ils, n’en restent pas moinsbien tranchés. Pourtant, le plus pertinent reste de voir assigné au sénateur unefonction de déclencheur dans l’affaire des fonds en déshérence. En effet,D’Amato est montré comme celui qui a permis aux recherches de commencer,en dévoilant au grand jour ce que tout le monde ignorait ou feignait d’ignorer. Ilest considéré comme étant à l’origine de l’affaire, comme si rien avant luin’existait.

3 Annexe 3.1

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On retrouve la même idée, huit mois plus tard, dans le texte 4, « LaSuisse doit apprendre à se battre », datant du 23 juin 19974. Cette chroniqueécrite par Claude Monnier, directeur du Temps Stratégique, porte essentielle-ment sur la lenteur du gouvernement suisse dans l’affaire des fonds juifs. Lespropos qui assignent à D’Amato une fonction d’attaquant et d’accusateur de-meurent, tout comme on continue à remettre en question l’intégrité du person-nage. Toutefois, la visée de l’article n’est pas là. Rapidement le ton change, lespropos sont relativisés, le sénateur est disculpé de toutes fautes. Est mise enavant l’idée selon laquelle la Suisse ne peut s’en prendre qu’à elle-même, sielle se trouve désormais dans la situation qui est la sienne :

« La Suisse a tardé à percevoir les conséquences pour elle de ce renversement du monde[...] Alfonse D'Amato l’a donc cueillie comme une fleur. »

Il est intéressant d’observer que malgré l’intervalle qui sépare la parutiondes deux articles, D’Amato reste considéré comme celui qui a tout provoqué.Claude Monnier lui attribue très nettement le déclenchement de l’affaire. Il leplace même à l’origine d’une prise de conscience on ne peut plus nécessaireen Suisse :

« A quelque chose malheur est bon, cependant. D’Amato a appris ainsi à la Suisse qu’il luifallait être désormais sur ses gardes, qu’elle ne pouvait plus se permettre de sous-estimer lesincidents la concernant [...]. Il lui a aussi montré qu’elle est désormais sans protecteur, vul-nérable à tous les mauvais coups. »

Ainsi, le journaliste semble être d’avis qu’il faille considérer les attaquesdu sénateur comme une chance, comme une occasion pour la Suisse de se« remettre au goût du jour ». Tout en lui assignant un rôle de déclencheur del’affaire, il rétablit l’image de D’Amato dans de justes proportions, en mettantl’accent essentiellement sur les torts des Suisses.

Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui attaquent directementD’Amato (texte 3) : une telle prise de distance et un tel recul par rapport auxévénements n’est toutefois pas le fait de tous les articles. En effet, pour unemême période (octobre 96 - juin 97), on compte en plus grand nombre les édi-toriaux, commentaires et chroniques qui attaquent directement AlfonseD’Amato. Les propos proférés à son égard sont lourds de sens. On ne se gêneni de le calomnier, ni de l’invectiver.

A titre d’exemple, prenons le texte 3, « D’Amato basta ! », datant du 18juin 19975. Cet éditorial, paru dans L’Illustré est écrit par Jacques Poget, ré-dacteur en chef du journal. Il a la particularité d’être accompagné d’une photo-graphie du sénateur D’Amato. Si l’on observe les désignations, D’Amato estcomparé à un « épouvantail » que l’on fait « parader ». Il est qualifié de« provocation ambulante » et de personne immorale. Le sénateur est égale-ment discrédité dans ses faits et gestes, que l’on estime avoir un effet plus« castrateur » que productif. Le portrait qui nous en est donné est donc parti-culièrement négatif. D’Amato est dûment calomnié, son intégrité, son honnêtetésont contestées, et par là-même ses qualités de donneur de leçons.

Il est à noter que tous ces éléments se trouvent annoncés au préalabledans le titre « D’Amato, basta ! ». Un titre court, interpellatif et accrocheur, qui 4 Annexe 3.25 Annexe 3.6

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laisse clairement transparaître des signes de colère et de révolte. Mais ce n’estpas là l’unique élément qui vient frapper l’œil du lecteur. En marge du texte àgauche – fait plutôt rare pour un éditorial – se trouve une photographie deD’Amato avec pour légende : « Le sénateur dans ses œuvres : l’exploitation dela famille du gardien Meili, réfugiée aux Etats-Unis, pour apitoyer les Améri-cains. » Apparemment, rien ne justifie la présence de cette photographie. Ellene possède aucun lien avec l’article puisque, à aucun moment dans l’éditorial iln’est question de l’affaire Meili. Mais elle permet au journaliste de faire réfé-rence à un événement antérieur, dans lequel les agissements de D’Amato sontégalement jugés immoraux. Dans la légende qui accompagne la photographie,l’utilisation du terme « exploitation » pour qualifier l’attitude de D’Amato àl’égard de Meili, et celle du verbe « apitoyer » pour rendre compte des des-seins du sénateur, viennent renforcer encore l’impression qui se dégage del’illustration. Ainsi donc, l’usage de la photographie et de sa légende est unprocédé supplémentaire employé par le journaliste pour discréditer AlfonseD’Amato. Plus subtiles que le texte, photographie et légende permettent la ma-nipulation et la suggestion. Elles attirent immédiatement l’attention, construi-sent un a priori avant d’entrer dans le texte et influencent indirectement le lec-teur dans ses opinions. Elles préparent également à la lecture du dossierconsacré au sénateur, dans le même numéro. Nous y reviendrons plus tard (cf.3, ci-dessous).

Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui traitent d’événements sansrapport direct avec l’affaire des fonds juifs mais dont le but est de discréditerD’Amato (textes 5 et 6): cette catégorie de textes traite d’événements sansrapport direct avec l’affaire des fonds juifs. Ils focalisent essentiellement leurattention sur le sénateur. Leur intention est simple : fournir au lecteur un por-trait stéréotypé de D’Amato.

Prenons le texte 5, «°Le sénateur D’Amato terrassera-t-il l’Europe en-tière?», paru le 1er octobre 19976. Cet éditorial, rédigé par Gérard Delaloyedans le Nouveau Quotidien, nous parle de la société pétrolière française Totalaux Etats-Unis, laquelle signa un important contrat avec le gouvernement ira-nien, malgré la loi que fit voter le sénateur D’Amato au Congrès en août 1996.Un rapprochement explicite est effectué entre l’attitude de D’Amato dans cetteaffaire et celle des fonds juifs. Dans le cas présent, ce sont surtout les motiva-tions qui animent le personnage qui sont contestées. On lui reproche sonélectoralisme, son désintérêt pour la cause juive :

« De même que dans l’affaire des fonds juifs, D’Amato se faisait le porte-parole d’un im-portant groupe de pression, en l’occurrence, le Comité d’action politique américano-israélien. Les similitudes se retrouvent dans l’objectif poursuivi par le puissant sénateur : laconquête du vote juif new-yorkais lors des élections de l’automne 1998 où son siège seramis en jeu. »

Les désignations ne comportent, quant à elles, aucun indice de discrimi-nation à l’égard du sénateur (une exception peut-être, celle de « bouillant sé-nateur républicain »). Elles mettent en évidence un autre aspect du person-nage : sa position politique au sein d’un groupe puissant, qui lui permet deporter à aboutissement ses actions. L’image qui se dégage de D’Amato au tra-

6 Annexe 3.2

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vers de cet article, et qui est mise en parallèle avec ses agissements dansl’affaire des fonds en déshérence, est donc celle d’un personnage foncièrementimmoral, essentiellement motivé par des ambitions politiques et extrêmementpuissant.

Passons maintenant au texte 6, « D’Amato fait du cinéma », écrit par Mi-chel Beuret dans le Nouveau Quotidien du 8 décembre 19977. Ce commentaireporte sur la prestation du sénateur D’Amato aux côtés d’Al Pacino et de KeanuReeves dans le film « L’avocat du diable », un film alors à l’affiche aux Etats-Unis depuis un mois. Cet événement n’est relevé que dans le but précis dediscréditer Alfonse D’Amato. De la même manière, un rapprochement est établientre ce dont on nous parle et l’affaire des fonds juifs. Toutefois, les procédésutilisés ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux observés auparavant. Ils’agit d’un constant va-et-vient entre fiction et réalité, un glissement qui fait serencontrer et se confondre deux dimensions. Premièrement dans le titre :« D’Amato fait du cinéma ». Fait-on référence ici à la participation du sénateurau film ou simplement à son action politique dans l’affaire des fonds juifs ?Deuxièmement dans l’article lui-même, par une série de sous-entendus tousaussi pertinents les uns que les autres :

« Cette fois-ci, le sénateur américain Alfonse D’Amato s’est contenté d’un tout petit rôle.Protagoniste à la ville dans l’affaire des fonds en déshérence, on le retrouve aux côtés dedeux géants hollywoodiens. »

Ou encore, en parlant du film : « Dans la fiction, le bouillonnant sénateurn’est ni l’avocat, ni le diable. » Michel Beuret réussit ainsi à établir une simili-tude entre le rôle de D’Amato dans la réalité et son rôle dans la fiction. Plusque cela, ces sous-entendus établissent un lien de complicité très net entre lejournaliste et le lecteur qui partagent un même savoir et une même opinion.Comme si l’union faisait la force, on peut dire que plus que discrédité, le sé-nateur est véritablement raillé. Une ironie constante se dégage du texte.D’Amato n’est plus considéré comme le puissant attaquant dont on se contentede dévoiler les imperfections morales. Il est réduit au rôle de bouffon, dont onse moque aisément.

Les textes qui traitent du sénateur avec une certaine prise de distance parrapport aux événements, qui visent à la compréhension plus qu’à la condamna-tion (texte 2) : une dernière catégorie d’articles vise à une meilleure compré-hension de la figure de D’Amato et de son attitude dans l’affaire des fonds juifs.Ces textes sont pertinents puisqu’ils vont à l’encontre de ce que l’on a vu jus-qu’à présent. Ils se veulent explicatifs, modérés dans leur propos, mais surtout,ils invitent le lecteur à la réflexion et non à la condamnation.

Prenons à titre d’exemple le texte 2, « La Suisse ne doit pas chercher àéluder les problèmes de fond », paru le 21 mai 1997 dans le quotidien 24 Heu-res8. Placé sous la rubrique « Réflexion », ce commentaire illustre bien uneprise de distance par rapport aux événements et en particulier par rapport aupersonnage de D’Amato :

« [...] à trop focaliser sur lui [D’Amato], je soupçonne nombre de Suisses, consciemmentou non, de se tricoter ainsi un prétexte à éluder le problème de fond qui reste celui de

7 Annexe 3.38 Annexe 3.4

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l’attitude de notre pays pendant la Seconde Guerre mondiale et, surtout peut-être, dansl’immédiat après-guerre. »

Michel Perrin invite, par cette réflexion, à recentrer le débat sur le rôle dela Suisse durant la Seconde Guerre mondiale et à le détacher du sénateur.Cette remarque est précieuse pour notre étude car elle est le signe d’un reculcritique, d’une volonté d’assumer son passé. Elle est également le signe d’uneapproche et d’un cadrage différents du personnage d’Alfonse D’Amato. Le pro-gramme est ici celui de la vérité ; il était précédemment de style agonistique. Aplusieurs reprises, Michel Perrin lancera de tels appels. Néanmoins, ceux-ciparaissent en contradiction avec l’utilisation récurrente des procédés de miseen évidence du personnage de D’Amato, constatée au fil du temps et des pa-ges consacrées à l’affaire. Nous y reviendrons plus tard.

Le futur apprivoisé dans les éditoriaux, chroniques, commentaires :Contrairement aux articles d’information, le futur dans les éditoriaux,

commentaires et chroniques n’est envisagé que selon deux modalités : cellesdu futur souhaité et du futur dramatisé. Le futur agendé ainsi que le futur pro-mis n’entrent jamais en ligne de compte. Cela s’explique aisément par la naturemême de la forme éditoriale, où l’objectivité et le compte-rendu précis des faitssont mis de côté pour faire place à la subjectivité et aux prises d’opinions.

Le futur souhaité dans les éditoriaux, chroniques et commentaires se ca-ractérise surtout par une envie de faire bouger ou accélérer les choses,d’inciter le lecteur potentiel de l’article à un certain type de comportement. Ain-si, ce ne sont plus seulement les acteurs de l’affaire des fonds en déshérencequi sont appelés à agir mais bien l’ensemble de la population suisse. Le ré-dacteur en appelle au patriotisme. Il se fait le porte-parole d’une entité, laSuisse, en vue de la construction d’une unité face à l’ennemi. Cela est particu-lièrement visible dans le texte 2, « La Suisse ne doit pas chercher à éluder lesproblèmes de fond », et le texte 4, « La Suisse doit apprendre à se battre »,dont les titres, avant même d’aller plus en avant dans le contenu, sont déjà ex-plicites.

Prenons à titre d’exemple, quelques extraits du texte 5, du 23 juin 97:« Si la Suisse ne veut point servir à l’avenir de punching-ball de l’arène internationale, il

faut qu’elle apprenne à se battre » ; « Dans l’opinion publique et politique, les événementssurgissent, occupent les esprits, puis s’évanouissent. Il est donc idiot, voire suicidaire, decontinuer à réagir plein pot à un événement qui est en voie naturelle d’évanouissement. Larègle d’or est de réagir au rythme juste. » ; « Je crois urgent que nous nous exercions àprendre désormais les menaces extérieures en compte avant même qu’elles sortent de l’œuf,et les traitions alors sur un rythme d’enfer, par un jeu de contre-mesures rapides puissanteset brèves - brèves surtout. »

Souvent rattaché au futur souhaité, le futur dramatisé apparaît lui aussidans les éditoriaux, chroniques et commentaires. Il ne s’agit pas, pour le jour-naliste, de pousser le lecteur à suivre un certain mode de conduite, mais biende donner à lire une façon d’envisager les faits à venir, souvent très pessimiste.On ne sait s’il faut voir, dans ce procédé, la simple expression d’une réelle in-quiétude face à un avenir incertain ou plus encore, une manière indirected’inciter à la réaction, par la provocation. Toutefois, le futur dramatisé n’est reliéà aucun moment particulier dans l’affaire des fonds juifs. En témoignent parfai-

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tement bien les quelques extraits suivant, tirés du texte 1, « L’héritage empoi-sonné de l’après-guerre », et du texte 3, « D’Amato basta ! », datant respecti-vement du 26 octobre 1996 et du 18 juin 97 :

Texte 1:« Que va-t-il se passer maintenant ? C’est malheureusement prévisible. Le gouvernement,

une fois encore placé dans la défensive faute d’avoir pris les devants, devra, avec ou sanscommission d’enquête, reconnaître la vérité historique » ; « Tôt ou tard, les autorités serontvraisemblablement amenées à payer. [...] Et qui paiera ? Les banques dont le comporte-ment a conduit à l’embrouille actuelle ? C’est peu probable. Les deniers publics seront, se-lon toute vraisemblance, mis à contribution »

Texte 3: « Au lieu d’amener la Suisse à accomplir rapidement des pas supplémentaires, la provo-

cation ambulante nommée D’Amato risque surtout de braquer davantage l’opinion publi-que. » ; « La situation est donc fragile et les gesticulations du sénateur new-yorkais risquentde provoquer le contraire de ce que cherche le Congrès juif mondial. »

3. Le choc de la mise en page et le poids des motsLes cadrages relevés dans les chroniques, éditoriaux et commentaires

sont d’un caractère particulier. On l’a dit, leur visée est avant tout réflexive,prospective parfois également. Leur but n’est donc pas de faire dans le sensa-tionnel : les photos y sont rares, les titres choc également. On est en quelquesorte dans la partie noble du journal, au sens académique du terme. Aprèsavoir esquissé la configuration des premiers temps de l’affaire, puis s’être inté-ressés à celle des éditoriaux, chroniques et commentaires, il nous paraît im-portant de relever un cas extrême de configuration sensationnaliste. A la foispour démontrer que la retenue relevée dans le chapitre précédent n’est de loinpas unanimement partagée, mais aussi pour donner la preuve que D’Amato aservi de bouc émissaire et de figure honnie.

L’Illustré du 18 juin 1997 (déjà étudié pour son Editorial) nous donne unexemple éloquent de cadrage serré sur un acteur. En cette date en effet,l’hebdomadaire romand publia un important dossier 9 sur l’affaire des fondsjuifs, et plus particulièrement sur la personne de D’Amato. 10 Prétexte au choixrédactionnel : la tenue à Genève d’une conférence internationale organisée parle Centre Simon Wiesenthal le 24 juin, avec, entre autres invités, le sénateurAlphonse D’Amato. Si L’Illustré put se permettre de traiter l’affaire sur six pa-ges, c’est bien que celle-ci avait alors pris une dimension publique, et plus par-ticulièrement qu’il y avait une attente à parler du personnage de D’Amato. Or lecadrage effectué exclusivement sur D’Amato, remarquable dans bien d’autresjournaux suisses de l’époque, prit une forme très spectaculaire – exacerbée –dans l’article proposé par L’Illustré : celle du dossier judiciaire, de l’acted’accusation. Une analyse du dispositif énonciatif 11 le démontrera aisément.

Dispositif énonciatif 9 Nous partons du principe que le fait de consacrer six pages à un seul sujet révèle, dans unmagazine populaire comme L’Illustré, une indéniable mise en évidence.10 F. Donzé & F. Giraudoux : « Affaire des fonds juifs – D’Amato / Que vient-il faire enSuisse? », in L‘Illustré, 18 juin 1997, pp. 20-25 (annexe 3.7)11 Nous reprenons là un terme de Véron, qui renvoie aux modalités d‘un discours. Pour de plusamples explications, consulter Véron (1983, 36-37)

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La mise en pageL’article se divise en deux parties, rédigées par deux journalistes diffé-

rents et annoncées par la disposition typographique de la page de titre (p.20,nous l’appellerons première page).

La première partie, due à F. Donzé, reprend les mêmes caractèresd’imprimerie neutres du sous-titre de la première page (« L'Américain par qui lescandale est arrivé etc. ») et semble tenir le rôle d’article informatif, sa disposi-tion en colonnes, ses titres et sous-titres en gras, et l’agencement des photosindiquant une forme typographiquement traditionnelle.

La deuxième, plus longue (pp. 22-25), présente tous les aspects d’undossier judiciaire, par l’utilisation – pour les mises en évidence – de caractères« vieille machine à écrire » (courrier) au lieu du gras habituel, déjà observabledans un des titres de la première page (« Que vient-il faire en Suisse ? »). Ain-si trouve-t-on également des photos mal disposées (de biais), des icônes dedossier, et une division du texte en sections (des lignes verticales viennent lesséparer), chacune d’elles étant agrémentée d’un titre bref donnant l’effet debandes noires collées à la va-vite.

L’Illustré semble donc avoir d’abord répondu brièvement au devoir journa-listique (p.21), puis concocté, à la suite de son article, un curieux dossier judi-ciaire, stratégie, faut-il le noter, assignée ordinairement à D’Amato.

Figure de D’Amato : sa définition dans l’article.Le texte de l’article corrobore nos observations relatives à la typographie :

les deux parties définies plus haut sont nettement différenciées par leur conte-nu.

Première partie : l’article (p.21) :L’essentiel de cet article réside dans la nouvelle de « la visite en Suisse,

la première depuis le début de l'affaire [...], d'Alphonse D’Amato [...] ». Bien queD’Amato y soit défini comme « l'Américain par qui le scandale est arrivé », ex-pression de Donzé utilisée dans le sous-titre de la première page et dansl’article lui-même, et définition par ailleurs dramatisée par la photo en premièrepage de D’Amato qui répond en quelque sorte à la question du titre « Quevient-il faire en Suisse ? », le regard sévère et le doigt inquisiteur pointé vers lelecteur, amenant à penser qu’il vient en Suisse pour dénoncer, le ton del’article n’est pas polémique, mais informatif. Donzé oppose alors les pour etles contre quant à la venue du sénateur, à la manière d’un article du Matin pu-blié le même jour 12, à travers la voix de différents représentants de la Commu-nauté juive de Suisse. Dans les citations, la redondance des termes liés à lasuspicion et à la méfiance face aux vues de D’Amato amènent cependant indi-rectement l’idée d’une différenciation entre le sénateur américain et les victi-mes (les Juifs) à qui les banques doivent rendre des comptes.

Deuxième partie : le dossier (pp. 22-25) :1. Les casseroles du sénateur (pp. 22-23).

12 Le Matin, 18 juin 97, p. 2: « D’Amato ne fait pas l‘unanimité ».

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Comme nous l’avons vu plus haut, la deuxième partie de l’article, quenous avons appelée « dossier » , reprend par sa mise en page et sa typogra-phie la forme d’un dossier judiciaire. Une première partie se propose de fouillerle passé du sénateur, en jouant sur l’antagonisme de sa « croisade morale »de « chevalier blanc » (sous-titre, p.22) et son « armure, loin d’être immacu-lée », « [...] depuis longtemps éclaboussée par des scandales politiques et fi-nanciers. » (p.22). Cette partie du dossier nous offre une définition de D’Amatotoute autre que dans l’article informatif de la page précédente : déjà indirecte-ment qualifié dans l’introduction (texte en début de dossier, avant les différen-tes sections, page 22) comme étant « l’un des politiciens les plus corrompus duCongrès » (le journaliste attribue cette phrase à la « presse américaine »), lesénateur va être associé à différentes « affaires criminelles » ou immorales, ouplutôt présentées comme criminelles et immorales.

L’Illustré inverse donc les rôles, en catégorisant D’Amato comme le dé-noncé, et la Suisse comme le dénonciateur. L’hebdomadaire s’en fait le repré-sentant, l’avocat. Les victimes supposées restant les Juifs, il est alors tout na-turel de trouver en premier point de ce « dossier » une rubrique portant sur unproblème touchant à l’antisémitisme. Or, bien que le texte de la dite rubriquen’accuse qu’indirectement D’Amato d’avoir lésé les Juifs par l’évocation d’unplaidoyer qu’il aurait apporté à un nazi, il est remarquable que l’Illustré ait choiside titrer ce point d’un seul mot évocateur : « Le nazi ». Le titre institue immé-diatement le discrédit, atténué ensuite à mots couverts dans l’article.

La suite du dossier ne s’embarrasse guère plus de couverture et discré-dite directement l’individu D’Amato. L’affaire des fonds juifs n’est même plusévoquée, lointain vernis informatif servant de porte d’entrée à l’acted’accusation. Ainsi trouve-t-on, au sujet d’une autre histoire de plaidoirie, unerubrique intitulée « la Mafia ».

La mise en évidence de cette contradiction (sénateur jouant « blanc » touten étant représenté comme noir) est particulièrement évidente dans la section« Le "défenseur" de la famille » : En effet, le journaliste a choisi de mettre icides guillemets à « défenseur », afin de donner sens aux photos disposéespêle-mêle en-dessous du titre. Celles-ci montrent D’Amato tout sourire, ce queles guillemets permettent d’interpréter comme un faux sourire. Les commentai-res des photos viennent affermir cette interprétation, en mettant en évidence lenombre de ses femmes (« Penny, troisième épouse, félicite son Alphonse »),ou de son immoralité (« encore marié – à une autre femme : Penny – , D’Amatoclaironne sa liaison avec Claudia Cohen.. » 13) En rapport avec cela, la pré-sence de ses quatre enfants ou de sa mère sur les autres photos définit alorsD’Amato comme un homme immoral, allant jusqu’à utiliser sa famille pour sapropre publicité.

Ainsi, L’Illustré choisit ici la même stratégie que celle supposée être utili-sée par D’Amato dans ses accusations : une stratégie de choc. Celle-ci n’estpas sans rapport avec le type du journal : L’Illustré fait partie de la presse deboulevard. La rédaction a sans doute délibérément choisi de ne pas faire dansla nuance. Sa visée est commerciale, sa mission le divertissement avant 13 C‘est nous qui soulignons. Nous nous bornons à l‘étude des titres les plus remarquables,étant donné l‘espace restreint à disposition.

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l’information. 14 Cet article procède certainement d’une prévision rédactionnellesupposant une forte attente populaire au sujet de D’Amato. Celle-ci l’était sansdoute, lorsqu’on sait les ressentiments que l’on pouvait entendre en interro-geant les gens au sujet du personnage, à cette époque.

2. Les trous de mémoire du sénateur (pp. 24-25).

La deuxième partie du dossier utilise une même stratégie, mais cette fois-ci en s’intéressant au passé des Etats-Unis, et en offrant avec ironie de nou-velles pistes de recherche à D’Amato. Cela ne concernant pas directement lesujet de notre travail, nous n’en ferons pas une étude élaborée. Il est cepen-dant remarquable que cette partie s’appuie sur un modèle de dossier compara-ble à celui qu’a élaboré D’Amato au sujet de la Suisse. Il pourrait être résumépar l’adage populaire suivant : « Balaies devant ta porte, il y a suffisamment ànettoyer ! ».

En conclusion, l’article s’attaque directement et indirectement à la per-sonne de D’Amato. Pour ce faire, il distingue celui-ci du CJM (qui n’est lui-même jamais accusé), puis le présente comme un homme susceptible d’êtreaccusé, au même titre que les « victimes » (dont la Suisse) de ses propres ac-cusations. Ce dernier fait est poussé par ailleurs à son extrême : L’Illustré va eneffet jusqu’à imiter la forme des accusations de D’Amato – c’est-à-dire un dos-sier – pour le confondre et le discréditer. Discréditer l’énonciateur à défaut del’énoncé…

Contexte médiatiqueA l’époque où l’article de L’Illustré paraît, cela fait plus d’une année que

l’affaire est devenue un problème public. À la lecture de notre article, il appa-raît que L’Illustré reflète ce qu’une bonne partie des journaux populaires évo-quent, sans nuance, à la même période : un désaccord complet avec la remiseen cause de l’identité du pays, et une volonté de porter le discrédit surD’Amato. Ainsi, le 20 juin 1997, apprenant que le sénateur ne viendrait pas à laconférence, le Blick titrait : « Zu feige ! D’Amato kommt nicht ». Sans jamaisfaire mention de critiques et de remise en cause des revendications du CJM,Serge Wüthrich démonte littéralement D’Amato, en le traitant de lâche quin’ose pas fouler le sol suisse ni se poser les questions critiques du publicsuisse.15

Au sujet des accusations portées par l’Illustré à l’encontre du sénateur,des soupçons envers la bonne foi du personnage ont déjà fait l’objet, en octo-bre de l’année 1996, d’un éditorial et d’un article dans le Journal de Genève.En effet, le 11 octobre 96, Esther Mamarbachi, dans son éditorial « La mémoiremanipulée », prêtait déjà à D’Amato des vues très intéressées dans cette affaire.L’article du même jour intitulé « La Chasse aux sorcières continue » rappro-chait les méthodes de D’Amato à celle qui prévalaient durant la période duMaccarthysme. En ce sens, L’Illustré n’innove pas. La verve et les insinuationsde l’hebdomadaire dépassent pourtant de loin celles des quotidiens 14 Le sociologue français Pierre Bourdieu (1994b, 3-9) distingue, non sans pertinence maisavec quelque esprit partisan, le pur du commercial.15 « Er wagt es nicht, Schweizer Boden zu betreten. Er stellt sich nicht den kritischen Fragender Schweizer Öffentlichkeit : Er ist zu feige », p.1

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d’information. Jamais de comparables mises en scène et mises en page accu-satrices n’ont pu être relevées ailleurs. Il n’y a plus de soupçons dans l’Illustré.L’impression globale (globale, puisque certaines parties de l’article font tout demême dans la nuance) institue en effet les soupçons en faits donnés commeétablis.

Lausanne cités présentait les mêmes accusations dans son édition du 12juin 1997, mais sous la forme d’un article traditionnel, et en indiquant claire-ment sa source (ce que n’a pas fait L’Illustré): « Nous tenons à préciser que laplupart des informations contenues dans cet article viennent d’un rapport de 27pages intitulé " Alphonse D’Amato, un sénateur véreux au service de WallStreet et de la City ", publié par les éditeurs Alcuin. » Or, deux mois plus tard(le 16 août 1997), le journal 24 Heures publiait un entrefilet, dans lequel on ap-prenait qu’un « groupuscule d’extrême droite américain [...] a fait distribuerdans les rédactions un documents d’une vingtaine de pages qui traînait le sé-nateur américain dans la boue. Intitulé " L’histoire du sénateur ‘véreux’ Al-phonse D’Amato ", ce texte a en fait été édité par l’Executive Intelligence Re-view et diffusé en Europe via différentes sociétés-écran qui sont toutes desémanations de l’organisation de l’économiste américain Lyndon LaRouche quifut condamné à quinze ans de prison pour escroquerie en 1989. Notre rédac-tion en a reçu une copie à la fin du mois de mai dernier. »

Ainsi, le dossier de L’Illustré et l’article du Lausanne Cités n’étaient quedes reprises d’une même information, distribuée à tous les journaux. La diffé-rence entre journal populaire et journal sérieux est alors explicitée par 24 Heu-res : « Voilà qui vient à point nous inviter à la prudence et nous rappeler qu’onne se lave pas soi-même en salissant son adversaire... » (16 août 96).

La synecdoque comme ressource journalistiqueL’exemple donné par L’Illustré est un cas, avouons-le, extrême. Le ton y

est excessif et les sous-entendus nombreux. En outre, la source del’information n’a sans doute pas été vérifiée, du moins l’a-t-elle été à la va-vite.La stratégie énonciative de l’Illustré est typiquement celle d’un journal popu-laire : les découpages du discours y sont nombreux, les titres choc, les photoset le graphisme facilitent quant à eux une lecture qui se veut sans doute ré-créative. La visée du journal n’est enfin pas celle d’un quotidien d’information.Nous avons à faire à un hebdomadaire de divertissement, où se côtoient desrubriques culinaires, mondaines, mode ou médicales. On ne peut donc atten-dre une même énonciation et une même rigueur que dans un journal qui seveut avant tout informatif. Toutefois, nous sommes d’avis qu’un tel dossier offri-rait matière à une réflexion propre au domaine de l’éthique de l’information. Làn’est pourtant pas notre dessein, aussi nous contenterons-nous de ces quel-ques remarques, qui peuvent servir de piste à des études ultérieures.

Ce dossier de L’Illustré laisse ressortir un procédé propre à la synecdo-que. En effet, D’Amato, partie prenante d’une affaire est décrit comme l’affaire àlui tout seul. On laisse entendre que c’est à lui seul que la Suisse doit sa tour-mente. Le dossier judiciaire élaboré par la rédaction ne remet jamais en causel’action du CJM par exemple. Il extrait donc d’un collectif une de ses parties –D’Amato – et l’utilise comme représentation de l’affaire. Du même coup, ce

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procédé permet de fustiger l’affaire et de la remettre en cause elle aussi. A cetégard, les lignes relatives au passé des Etats-Unis sont significatives. Ellesrenvoient l’accusateur dans ses propres terres, en même temps qu’elles ren-voient les Etats-Unis devant leur propre histoire. Et c’est par la construction desa culpabilité qu’elles disculpent du même coup la Suisse.

Nous verrons dans le chapitre suivant qu’en ce qui concerne les acteurs,D’Amato servira également de terme à une synecdoque d’une autre définition :prendre le singulier pour le pluriel (D’Amato / les autres acteurs).

4. Négociations de l’accord global : l’utilisation d’une figure poursymboliser un état d’esprit

Les négociations de l’accord global se sont étendues du mois d’avril au14 août 1998. Cette période de l’affaire a été marquée par le crescendo destensions et des revendications, par la menace toujours plus tangible de sanc-tions contre les intérêts helvétiques aux Etats-Unis. Période de craintes donc :crainte d’un boycott et d’une affaire sans fin. Mais à la différence de la phased’émergence du problème, sa spécificité réside ici dans le changement deconfiguration. Si le sénateur D’Amato a servi d’acteur et de figure omniprésenteaux premiers temps de la crise, la phase des négociations le laisse à l’arrière-plan : l’avant-scène est occupée par les Etats et le gouvernement américains,le CJM et les avocats des victimes.

D’Amato n’est pourtant pas absent. Un article du journal Le Temps du 8août 1998 intitulé « Le Conseil fédéral manque peut-être une chance historiquede clore le dossier des fonds juifs », illustre à la fois la singularité de la figure etsa pérennité. Occupant les deux tiers d’une page, ce papier ne mentionne ja-mais le nom du sénateur, pas plus qu’il ne fait la description de son action. Onspécule avant tout sur les suites possibles de l’affaire, en fonction des acteursprincipaux du moment et de leurs stratégies supposées. Travail d’anticipationjournalistique donc. L’absence de D’Amato et le fait qu’il soit nullement impli-qué dans les diverses variantes élaborées par le journal ne signifient pourtantpas qu’il soit considéré comme un has been. C’est en effet par le biais d’uneimposante photo de 13/19 cm qu’on l’impose. Tête haute, menton relevé etbouche ouverte, le sénateur brandit un dossier au titre évocateur :« Switzerland and Gold Transactions in the Second World War. » Dans la miseen page, la photo attire en premier lieu l’attention. Elle thématise l’accord, indi-que l’atmosphère du moment. Deux symboles sont côte-à-côte : un dossier depapier symbole d’un dossier politique, le visage du sénateur, symbole de me-nace et de danger. Le titre renforce et explicite l’impression initiale, le risque devoir se poursuivre l’affaire et de ne pouvoir donc « [...] clore le dossier desfonds juifs » ayant été symbolisé par la photo imposante de celui qu’on pré-sente comme le déclencheur de l’affaire, celui qui l’a ouverte.

Ainsi, D’Amato reste la figure de la menace américaine et l’incarnationd’une affaire dans sa globalité. La mise en évidence ponctuelle d’autres ac-teurs n’enlève rien à cette définition. Ceux-ci demeurent des personnages dontl’image reste à la fois moins caricaturale et plus attachée à une période spécifi-que de la crise. En outre, la figure du sénateur paraît servir de synthèse à la di-versité des acteurs en présence. New-yorkais, il localise l’épicentre de l’affaire.

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La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande79

Sénateur en campagne, il représente le système politique américain et sesnombreuses dérives médiatiques. Président de la commission bancaire du Sé-nat auditionnant des témoins, sa personne est régulièrement assimilée à la fi-gure du juge chargé de prononcer la culpabilité helvétique. Enfin, juge maispartie également, il est le porte-parole dévoué des plaignants juifs, dont il se ditl’ardent défenseur, afin que justice et vérité soient rétablies.

Stratégie d’un acteur, pérennité d’une figureLe choc de 1996 faisant suite à des questions dérangeantes assimilées

comme autant d’assauts contre la Suisse entière – le vocabulaire utilisé par lapresse en témoigne – et la place de déclencheur conférée d’emblée au séna-teur vont être fréquemment rappelés, à l’occasion des apparitions régulières etdes revendications singulières qui semblent lui servir de stratégie. Précisonsd’emblée que nous ne tenons pas ici à sortir de la ligne initialement fixée à notreétude. Les actes du sénateur nous intéressent moins que ce que la presse endit. Toutefois, notre ambition vise à démontrer dans quelle mesure la singularitédes apparitions de D’Amato sert à la fois celui-ci et les journaux. Pour lui, ellessont autant d’occasions de ne pas se faire oublier. Pour eux, celles de noircirdes colonnes, pour ne pas dire le tableau. Jugez plutôt.

Au début 98 par exemple, D’Amato s’oppose à la fusion UBS/SBS, « C’està nouveau l’artillerie lourde que lance Alfonse D’Amato contre la Suisse en ré-action à l’offre faite par les banques de verser 600 millions de dollars pour ré-gler à l’amiable le différend sur les fonds en déshérence »16 On annonce éga-lement son intention d’étendre les auditions aux accords de Washington. Lemois suivant, D’Amato réapparaît grâce à l’invitation lancée à Jean Ziegler pourqu’il aille témoigner devant la commission bancaire du Sénat. La personnalitécontroversée de l’invité accroît l’impact de la démarche et permet de jeter unefois encore la suspicion à l’égard du sénateur.17 Au mois d’août enfin, il « envient à condamner le gel des comptes de la Fondation pour le Kosovo et duMouvement populaire pour le Kosovo, décidé le 27 juillet par le procureur de laConfédération, Carla del Ponte. Alfonse D’Amato serait-il désormais résolu àfaire feu de tout bois pour tirer sur la Suisse ? »18 Non seulement imprévisibles,les interventions du sénateur débordent donc le cadre strict de la thématiquedu moment. Elles n’ont en outre aucun lien direct apparent entre elles. Quelrapport en effet entre la question kosovare et la fusion SBS/UBS ? Un mêmeancrage territorial et une portée financière sans doute. Distinctes de l’ordre dujour des négociateurs, ses interventions permettent à la presse de façonnerl’image d’un électron libre ou d’un sniper embusqué, dont l’unique stratégieconsisterait à tirer sur la Suisse. Cela ne fait que renforcer la crainte etl’impression de menace ressenties à chacune de ses apparitions, parfaitementrésumées dans la question du journal 24 Heures relevée plus haut.

« Mais que nous réserve-t-il encore ? » Jamais cette question, pourtantomniprésente, n’est résolue. Non seulement parce que l’attention des médiasreste prioritairement centrée sur les acteurs de la négociation, mais aussi

16 Le Temps, 24 juin 98, p. 717 L’Hebdo, 30 juillet 98, pp. 23-2418 24 Heures, 7 août 98.

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parce qu’imprévisible, D’Amato semble agir sans logique apparente. Il empê-che donc de donner prise à une quelconque tentative d’anticipation.

Le futur apprivoisé bis: un avenir incertainLes diverses tentatives d’appréhension du futur sont donc articulées au-

tour d’autres figures. Aux acteurs de la négociation revient le rôle de pivot dufutur apprivoisé. Hypothèses et suppositions se succèdent dès lors, dans unevalse de craintes, de condamnations et d’espoirs. Dès l’ouverture des négocia-tions, le futur dramatisé entre en jeu. Le Temps du 28 avril titre en Une : « Lespartis craignent d’être piégés par les banques suisses » et cite le secrétairegénéral du parti radical suisse, pour qui « cet accord ne concerne pas qu’elles[les banques] : il aura une valeur symbolique et donc des implications pour lesassurances, l’industrie et politiquement pour toute la Suisse. » Même dramati-sation dans 24 Heures, qui titre dans son édition des 4-5 juillet : « Le Conseilfédéral saura-t-il faire face à la pluie de menaces de boycott ? »

Futur promis et futur agendé sont aussi de la partie. « Flavio Cotti affirmeque le gouvernement se défendra par tous les moyens face aux Etats-Unis etsoutiendra les firmes suisses face au boycott » écrit le même journal le 6 juillet,avant de citer Ed Fagan 10 jours plus tard : « Si les banques veulent que nousles laissions saigner, alors nous les laisserons saigner ! » Les rappels deséchéances des parties, de l’entrée en vigueur du boycott donnent en outre lesentiment que le temps presse, qu’une solution rapide s’impose. L’impressionofferte par la presse est celle d’une partie extrêmement serrée et difficile, où letemps s’inscrit comme un facteur essentiel du problème. « Une journée déci-sive pour la tension américano-suisse »19 « Les trésoriers américains ouvrentla voie à des sanctions contre les banques suisses »20, « Boycott des banquessuisses : les sanctions seront progressives »21

Une véritable inflation de spéculations, à la manière d’un plan de batailleen discussion est observable. On évalue diverses options en tentantd’esquisser leurs possibles conséquences. L’usage du conditionnel se fait alorsredondant : « Que se passe-t-il en effet si les banques parviennent à un ac-cord ? Elles sont tirées d’affaire, quoique pas totalement soulagées. Même siles menaces de boycott sont levées, la poursuite des attaques contre la Suissedevrait néanmoins les affecter. »22 L’usage du futur et du conditionnel sert ici àpréparer l’avenir, à défricher un terrain apparemment semé d’embûches.Comme aux premiers temps de l’affaire, il invite à suivre l’actualité, parie sur ladétermination des acteurs et valorise l’affaire. Il perpétue également son ca-ractère exceptionnel en l’inscrivant à la fois dans la durée et dans la crainte decelle-ci. Qui dit conditionnel dit terrain mouvant, doutes et incertitudes.

L’annonce de l’accord : point final ou nouvelle dramaturgie ?Le 14 août, jour de l’annonce, tous les journaux romands en font leur Une.

En apparence, les titres dénotent des différences d’appréciation quant à la si-

19 Le Temps, 1 juillet 98, Une20 idem, le 2 juillet 98, Une21 24 Heures, 3 juillet 98, p. 622 Le Temps, 8 août 98. C’est nous qui soulignons.

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gnification et la portée de l’événement. Le Matin titre en Une : « Fonds juifs :tous soulagés » puis en pages 2 et 3, « Les Suisses et les banques respirent »,mettant en évidence par la couleur rouge les mots « soulagés » et« respirent », pour mieux leur donner du poids. 24 Heures : « La paix s’achèteaussi. Les banques le prouvent » et Le Temps : « Accord global : les banquesprennent la Confédération à revers. » Cette absence d’unanimité dans le ca-drage de l’événement présent – insistance sur le soulagement de tous, insis-tance sur la portée morale de l’accord ou sur sa portée politique – s’ouvrepourtant sur une même appréciation de l’avenir. Tous les journaux se rejoi-gnent en effet pour dire que si cet accord met fin à trois années de conflits entreles banques et les plaignants, il ne clôt en aucun cas le dossier dans son inté-gralité : « Des questions restent cependant en suspens », « Des menaces seprécisent sur d’autres fronts », « Le marchandage bancaire est clos, mais il se-rait illusoire d’y voir le terme de la discussion sur nos responsabilités histori-ques. »

Empreinte de pragmatisme, une telle réaction démontre une forme deméfiance envers toute inscription du mot « fin » en Une des journaux. Maisalors que ces derniers s’étaient concentrés sur la question des négociations del’accord global, on constate qu’ils embrayent immédiatement sur de nouveauxproblèmes. La clôture d’un chapitre ouvre directement le suivant. On spéculed’avance sur son genre, on en prévoit d’emblée la tournure. La fin des mena-ces de boycott et l’éloignement de certaines figures souvent rappelées et dé-crites n’y changent rien. Tout semble se passer comme si l’affaire avait unedynamique interne, autonome des acteurs, mais néanmoins focalisée sur leurspersonnes dans les descriptions des différents épisodes. Cela paraît d’autantplus paradoxal lorsqu’on se remémore certaines coupures de presse, laissantdire que sans les excès de nombre d’acteurs américains, la sérénité pourraitrégner et l’affaire se conclure rapidement.

Qu’importe ! Les peines à venir seront à la mesure des peines passées, etle débat historique, négligé jusqu’à l’accord promet de nouveaux psychodra-mes. « Pour le peuple suisse et ses institutions, [...] la noce à Thomas peut re-commencer demain » ; « L’accord global signé par les banques a mis un termeaux procédures américaines. Les débats suisses de ces prochaines semainesdevraient donc se déplacer vers des questions de principe et de morale. Quantau triste cortège des avocats et des victimes de la Deuxième Guerre mondiale,il se déplace vers d’autres horizons. »23 Et à l’Hebdo du 20 août de faire ensuiteun nouvel état des lieux inquiétant : réfugiés, assurances, œuvres d’art, or de laReichsbank en Suisse, autant de thèmes à venir qui suscitent une fois de plusl’inquiétude et nourrissent les hypothèses. Pourtant ici, pas de photo deD’Amato symbolisant les problèmes futurs, la menace et la crainte. Non, carcette fois-ci, sa partie est donnée pour finie.

D’Amato ou la victoire d’une figureA l’annonce de l’accord, les journaux étudiés donnent une large place à la

photo de D’Amato triomphant, entouré d’Estelle Sapir, survivante de la Shoahet de Christophe Meili. Une fois encore, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’a

23 24 Heures, 14 août, éditorial

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pas été décrit comme l’un des acteurs de la négociation. Pourtant, l’issue decette dernière est symbolisée par sa photo. La photo n’a pas ici la significationqu’elle portait quelques semaines plus tôt. Elle ne signifie plus la menace et nenourrit plus la crainte, mais marque la victoire du sénateur et la conclusion d’unchapitre. Le Temps ajoute à sa photo un texte dont le titre « Un trophée dorésur les affiches électorales du sénateur D’Amato » est suivi du chapeau sui-vant : « L’annonce du Memorandum of Understanding a donné lieu devant laCour fédérale de Brooklyn à un spectacle bien orchestré. » Une nouvelle fois,le sénateur est décrit comme un homme faux, cachant derrière ses apparencesde justicier vertueux des desseins électoralistes. L’article donne une subtiledescription de la scène en adoptant un ton et des remarques qu’on retrouveraitfacilement dans la tragédie – le justicier solitaire, la foule – et ironise finementsur la grossièreté de l’intrigue et du personnage principal. L’impression finalelaisse entendre que sa lutte est désormais finie et qu’elle se résumait en unvulgaire outil de campagne électorale. D’Amato n’a plus qu’à ramasser les lau-riers de sa victoire, qu’à exhiber son trophée, marque à la fois de sa victoire etde l’issue de la partie.

Les autres journaux le présentent toujours par sa photo, mais ne lui ac-cordent toutefois pas la même place dans le texte. Le Matin écrit :

« Tout est bien qui finit bien ? A voir le sourire ému du sénateur D’Amato annonçant lasignature de cet accord global et celui, soulagé, des banquiers suisses, on pourrait le penser.Mais à y regarder de plus près, il nous reste des pièges à éviter. »

24 Heures :« Voir dans l’issue qui vient d’être trouvée une simple "victoire de D’Amato", comme

bon nombre de Suisses sont tentés de le faire, est aussi la plus mauvaise manière de consi-dérer les choses. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que le bouillant sénateur servaittrop, ici, d’alibi pour se dispenser de voir la réalité en face. »

Même embrayage immédiat sur la suite de l’affaire, même ouverture surl’avenir. Ni spéculation ni mise en garde sur de possibles nouvelles actions dusénateur. Un certain consensus semble établi : il est l’homme du passé.

Cela nous permet de préciser les contours de sa figure : la menace qu’ilincarnait jusqu’ici était une menace qui transcendait les multiples épisodes al-lant du déclenchement jusqu’à l’accord global. Elle était en phase avec la re-présentation donnée à la fois du ton et des acteurs en présence, mais restait enfin de compte une menace sectorielle et limitée dans le temps. L’ouverture im-médiate d’un nouveau chapitre met fin à l’omniprésence de sa figure.

Omission et redondance bis : les alliés de la surpriseIl nous paraît important ici de revenir sur les propos du journal 24 Heures

cités ci-dessus. Ceux-ci en effet laissent entendre que D’Amato aurait trop ser-vi d’alibi pour se dispenser de voir la réalité en face. Autrement dit, quel’inflation des mentions faites du personnage a faussé une juste appréciationdu problème des fonds juifs. Au regard de notre étude, cette conviction est toutà fait pertinente. Elle n’en demeure pas moins surprenante de la part d’un desjournaux qui ont couvert l’affaire avec le plus d’assiduité, et pas manqué nonplus d’accorder au sénateur une place de choix. L’auteur de ces propos, MichelPerrin, écrit : « Voir dans l’issue qui vient d’être trouvée une simple "victoire deD’Amato", comme nombre de Suisses sont tentés de la faire est aussi la plus

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mauvaise manière de considérer les choses. » Il a sans doute raison. Mais iloublie toutefois de rappeler le rôle joué par les médias dans cette affaire etdans l’importance donnée au sénateur. N’est-ce pas les journaux eux-mêmesqui ont utilisé sa figure comme symbole de la crise, figure de la menace et dela crainte ? Ils portent donc une lourde responsabilité dans la vision populaired’une « victoire de D’Amato ». Car la configuration du problème qu’ils ont don-née et l’insistance manifestée à l’égard du sénateur est précisément à l’originede la représentation que Perrin critique.

L’éditorialiste oublie donc que la majorité des journaux ont non seulementdonné une très large place à ses agissements – fût-ce aussi pendant la périodedes négociations, où ses actes et propos étaient objectivement secondaires etnon-indexés à la problématique du moment – mais aussi apporté une telle im-portance aux négociations que leur conclusion apparaissait comme le sésameindispensable à la paix et à la sérénité retrouvées. Il n’y a dès lors riend’étonnant à ce que « nombre de Suisses » voient dans l’issue qui allait êtretrouvée une simple « victoire de D’Amato », ce dernier ayant été identifiécomme le déclencheur et symbole de la crise. Les montants accordés par lesbanques apparaissaient alors comme le butin de guerre du sénateur.

Tant D’Amato que les négociations ont été surexploités, dans une redon-dance qui a contribué à mettre sous le boisseau d’autres problèmes restéspendants : réfugiés, œuvres d’art, assurances, etc. Les journaux ont omis d’enfaire mention. L’effet de surprise créé par l’embrayage immédiat sur ces pro-blèmes, dès l’instant de l’accord, n’en a alors été que plus grand. Problèmes encours, ils sont apparus comme des problèmes nouveaux. En outre, si l’affaireopposant le CJM, les avocats des victimes et le gouvernement américain auxbanques suisses et au Conseil fédéral apparaissait avant l’accord comme uneguerre entre la Suisse et les Etats-Unis, elle reprenait subitement des mesuresplus modestes au moment de la conclusion. Elle n’était alors qu’une bataille enprécédant de nouvelles, présentées comme potentiellement tout aussi redou-tables. La presse fabrique donc une réalité qui n’a de validité que sur le mo-ment, configurée à force de redondances et de mises en évidence. Ses omis-sions sont autant de réserves pour de nouvelles configurations dramatiques,sources de surprises et prétextes à l’aggiornamento ponctuel du problème et àson maintien sur la scène publique.

5. Epilogue : le non-renouvellement du mandat du sénateur D’AmatoQu’on ait mis un point final à l’action de D’Amato dans le cadre de l’affaire

ne suppose pas automatiquement que la presse l’ait rangé dans ses placards.On l’avait certes cru, peu de temps auparavant, classé dans les figures du pas-sé. Mais une date, un événement, vont le projeter une nouvelle fois sous lefeux des projecteurs : les élections législatives américaines du 5 novembre1998. Marqué par un recul des Républicains, ce scrutin permit aux journauxd’évoquer le sénateur, dont le mandat n’a pas été reconduit. L’analyse du ca-drage qu’ils présentent à cette occasion laisse apparaître un certain nombre dedifférences. L’importance donnée à l’échec du sénateur varie en effet fortementselon les titres.

Procédés de mise en évidence et de cadrage dans les titres :

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24 Heures :titre principal de laUne

« D’Amato paie les outrances d’une campagne au couteau »

caricature de laUne

Dame Helvétia et Statue de la liberté faisant un bras d’honneur au sé-nateur

éditorial page 1 « Vive la démocratie ! »éditorial page 2 « Alfonse D’Amato : un personnage que les Suisses ont diabolisé »rubrique Point Fortp. 3

« Lâché par les juifs, le sénateur D’Amato perd la bataille de sa vie »

Une seule page, la page 4, est attribuée aux résultats globaux, hors Etatde New York.

Le Matin :Petit encart en Une avec photo « D’Amato battu : des Suisses respirent »

L’éditorial p.2 titré « L’échec des ultras » ne mentionne pas le nom deD’Amato. Le commentaire est cadré sur les résultats globaux. On ne peut diresi son titre fait rapport indirect à la personne de D’Amato.

34 lignes seulement consacrées au sénateur en p. 17, avec photo et ca-talogue de commentaires des acteurs helvétiques.

Le Temps :Titre principal de Une consacré au scrutin, non cadré sur D’Amato. En

Une toujours, une seule phrase : « Défaite du sénateur le plus connu des Suis-ses : à New York, Charles Schumer a déboulonné Alfonse D’Amato. » Editorialp. 1 et 2 intitulé « Sursaut moral ? » où le sénateur est évoqué. Une demi-pageconsacrée à l’échec en p. 4 : « Exit D’Amato, le croisé de la campagne contreles banques suisses »

Les cadrages résumés ici cassent un certain nombre de préjugés relatifsau genre d’informations susceptibles de trouver place au sein des différentsjournaux. On aurait pu s’attendre en effet à une très large place accordée à ladéfaite du sénateur dans le journal Le Matin par exemple. Journal dit populaire,l’info tapageuse, exceptionnelle ou émotionnellement chargée fait partie de sesclassiques. Coup dur pour ses détracteurs ! Le quotidien romand s’intéresseégalement au nouveau rapport de force instauré entre le président Clinton et lamajorité républicaine, au vote des noirs américains et aux très bons scores desfils de l’ancien président Bush. Trois éclairages différents complètent donc lecoup de projecteur porté sur la non-réélection du sénateur, minimisant ainsil’importance de celle-ci.

Les mêmes éclairages trouvent place dans Le Temps. Ici aussi, D’Amaton’a pas la primauté dans la hiérarchie des cadrages. Sans surprise, Le Tempsparaît fidèle à sa volonté d’apporter différents éclairages, avec rigueur et soucide qualité.

C’est le journal 24 Heures enfin qui suscite le plus d’étonnement. Celui-cimobilise en effet la totalité des outils disponibles pour donner au non-renouvellement du mandat sénatorial sa primauté hiérarchique : titre principalde la Une, caricature, éditorial et rubrique Point Fort, soit la totalité de la page3 ! Les éclairages complémentaires relevés dans Le Matin et Le Temps sont

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également présents, mais toutefois fondus dans un article unique placé enpage 4. Dans l’ordre logique du défilement des pages, ces éclairages parais-sent donc secondaires.

Alors qu’au moment de l’accord global, 24 Heures en appelait à ne pasvoir dans l’issue des négociations la victoire de D’Amato, laissant entendre quece serait lui donner trop d’importance et refuser de regarder la réalité en face, ilest pour le moins surprenant de constater à quel point ce même journal met enévidence sa défaite. L’importance accordée à l’événement offre sans contestel’impression d’une revanche attendue jusqu’ici et enfin réalisée, indexée direc-tement sur la personne du sénateur et sur son rôle dans l’affaire des fondsjuifs. Sans vouloir tomber à notre tour dans la caricature, l’électeur américainapparaît comme le vengeur de la Suisse. « Vive la démocratie » titrel’éditorialiste en Une du journal.

« Les électeurs américains ont [...] clairement montré la voie à suivre, celle de la sagesse[...]. Ce qui est valable pour l’ensemble des Etats-Unis l’est également pour New York. Etc’est avec la même assurance que les électeurs de la Grande Pomme ont envoyé à la retraiteAlfonse D’Amato. Un sénateur que les scrupules n’étouffaient pas, comme l’a prouvél’affaire des fonds juifs en déshérence, dont il a usé et abusé tout au long de sa campagneélectorale. »

Le dessin de Burki résume à merveille cet amalgame : on y voit une Sta-tue de la liberté accompagnée d’une petite Dame Helvétia, faisant toutes deux,sourire aux lèvres, un bras d’honneur en direction du sénateur dépité. Lacontradiction ne semble pas étouffer la rédaction du journal. Une nouvelle fois,le rédacteur en chef adjoint Michel Perrin se fend d’imprécations que la rédac-tion elle-même n’applique pas à son propre endroit : « Alfonse D’Amato : unpersonnage que les Suisses ont diabolisé » écrit-il en titre de son édito placéen deuxième page. Plus loin

« On se tromperait lourdement sans doute si l’on voyait ici, dans la sanction des urnesnew-yorkaises une sorte de bénédiction accordée à la Suisse. Certes, le sénateur, dans sacampagne, a utilisé l’argument de son action dans l’affaire des fonds juifs. Mais ce fut parmibien d’autres sujets de préoccupation plus immédiates de ses électeurs. Et sans doute cel-les-ci ont-elles largement primé. »

En donnant la plus large place à la défaite de D’Amato, le journal ne fait-ilpas l’ombre sur ces « préoccupations plus immédiates » des électeurs et surleur traduction concrète dans les urnes ? En outre pourquoi consacrer un quartde page aux sentiments de certaines personnalités helvétiques ? Pourquoi en-core établir un catalogue des interventions du sénateur, intitulé « Les phrasesassassines » ? En lui offrant la primauté hiérarchique, en réchauffant sa figureet en maintenant dans l’actualité des événements et des citations qui ne sontpas en rapport direct avec leur contexte –l’affaire des fonds juifs–, mais rap-portés tout simplement à un personnage, le journal entretient la diabolisation decelui-ci. Diabolisation qu’il dénonce pourtant…

L’accord global ayant été conclu plusieurs semaines auparavant et, lorsde sa conclusion, D’Amato présenté comme un acteur dont le rôle était passé,il est possible de s’interroger sur les motivations du journal : Stratégie commer-ciale ? Manifestation d’un esprit revanchard ou satisfaction d’une forme devengeance à l’encontre du méchant tribun new-yorkais ? C’est certainementaller trop loin, mais c’est l’image donnée. Sans doute faudrait-il encore envisa-ger une mauvaise coordination entre les différents rédacteurs quant au thème à

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traiter et leur marge de liberté quant au choix du sujet abordé. Nous ne sauronsnéanmoins trancher.

Quoi qu’il en soit, il faut relever la mesure dont ont fait preuve les autresjournaux. En comparaison, le journal 24 Heures paraît excessif. Sa démarchedisproportionnée aussi et mal accommodée aux vœux émis par le rédacteur enchef adjoint, en cette occasion comme en celle de l’accord global du 15 août1998.

6. La figure D’Alfonse D’Amato dans le courrier des lecteursDans « La construction médiatique des malaises sociaux », Patrick

Champagne (1991, 68), à propos du problème des banlieues françaises, écritqu’il se constitue : « [...] dans le grand public qui, en majorité, ne peut connaîtrela situation de ces banlieues qu’à travers les articles de journaux et les séquen-ces des reportages télévisés, une représentation vague des problèmes qui doitbeaucoup au primat qui est donné, par les médias, à l’événement exception-nel. » Et l’auteur de démontrer que la représentation populaire du malaise desbanlieues découle d’un certain nombre de partis pris médiatiques dont elle sefait l’écho.

Au sujet du problème des fonds juifs et plus particulièrement du sénateurD’Amato, quel est donc l’impact de la représentation médiatique sur les lec-teurs ? La définition donnée du sénateur dans les courriers publiés reflète-t-elleles critiques relevées dans les pages destinées au traitement du problème? Uncertain nombre de remarques préliminaires s’avèrent nécessaires ici. En effet, àla différence de Champagne, nous ne pouvons juger que de la représentationobservable dans les journaux, et non de la représentation qui a cours dans lasociété en général. Disons-le d’emblée : la rubrique ne constitue aucunementun libre forum, encore moins un substitut de consultation populaire. Elle est leproduit d’une véritable activité journalistique consistant à choisir les textes pu-bliables en fonction d’un certain nombre de critères rédactionnels. Critèresqualitatifs d’abord : Le Temps par exemple précise que les lettres analytiquessont préférées aux lettres polémiques. A l’opposé, le Blick du 28 février 1997crée lui-même la polémique et invite ses lecteurs à manifester leur ras-le-bol enécrivant directement au sénateur, tout en se réservant le droit de publier cer-taines lettres ou quelques extraits, la plupart du temps gratinés. Critères quan-titatifs ensuite : les rédactions se réservent également le droit de modifier lalongueur originale des lettres reçues, voire d'en clarifier le style. On peut aussiajouter qu'aucun texte n'apparaît signé d'initiales ou d'un pseudonyme et queles titres et les intertitres sont de la rédaction elle-même. Chacun peut écrire àun journal, mais celui-ci choisit les lettres publiables et celles qui ne le sontpas. Le journal opère donc une forme de censure, pour éviter tout dérapage, nepas choquer et ménager son image. Les prises de position trop extrêmes – ou-vertement racistes par exemple – ne sont pas publiées.

La reprise du cadrage journalistiqueNous nous sommes donc intéressés au courrier des lecteurs pour déter-

miner dans quelle mesure cette rubrique –et à travers elle la représentation is-sue des lettres de lecteurs publiées– conserve, atténue ou amplifie la duretédes critiques et les points d’ancrage de celle-ci. On remarque d’emblée que le

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sénateur D’Amato symbolise, ici aussi, l'affaire à lui tout seul et qu'il occupeune place importante dans les différentes lettres. Cependant, il faut différencierles lettres dans lesquelles il est nommé de celles où il n'apparaît pas. Lorsqu'ilest explicitement désigné, il est immédiatement associé à la fonction de dénon-ciateur de toute l'affaire. Pour les lecteurs, c'est de lui que proviennent les at-taques et les menaces venant d'outre-Atlantique et à chaque fois que la Suisseest sur la sellette, la figure du sénateur réapparaît. Il semble donc personnifierles menaces venant des USA dont la Confédération est victime. En outre,l'image que s’en fait le lecteur est celle d'un sénateur à la fois véreux et arri-viste, qui cherche avant tout à servir ses propres intérêts ; inapte donc à donnerdes leçons à la Suisse. Le portait du sénateur est donc loin d'être positif : il yest régulièrement calomnié et diffamé. Son intégrité et son honnêteté sontégalement souvent remises en cause. De plus, son hypocrisie et sa malhon-nêteté sont fréquemment dénoncées et montrées du doigt par les lecteurs. Ildevient donc peu à peu le bouc émissaire et la cible principale de ces derniersface aux critiques faites envers la Suisse et sa façon d’aborder le problème, envue de le régler. Chaque fois que le sénateur est sous le feu des projecteurs,on assiste à la publication de lettres dans lesquelles il est omniprésent et dontles auteurs lui reprochent sa façon d'agir à l'égard de notre pays. Eloigné desavant-postes, durant la première moitié de l’année 98 par exemple, sa pré-sence est beaucoup moins marquée, même si là où l’histoire de l’affaire est re-tracée, il reste celui qui l’a déclenchée.

Lorsque D’Amato est le sujet principal des lettres, celles-ci sont aussi lesplus subjectives et les plus emportées. On peut y lire différents reproches rela-tifs à son comportement et à ses propos tenus à l'égard de la Suisse. Il y estprésenté comme un donneur de leçons peu crédible dont la campagne n'estque de « l'électoralisme démagogique ». Il n’a pas à s'occuper des affaires inté-rieures d'un pays indépendant : les lecteurs refusent pour cette raison de sefaire dicter leur conduite par un homme dont le but premier est, à leurs yeux, desatisfaire un électorat potentiel. D’Amato agace les lecteurs. Ceci peut expli-quer le côté émotionnel de la majeure partie des lettres : un appel à la contre-attaque motive leur envoi. En résumé, D’Amato est dépeint ici comme la per-sonnification de la menace américaine, comme un personnage craint et dontles lecteurs se méfient, suite à ce qu’ils désignent, à l’instar des journalistes,comme des attaques dont la Suisse est la victime désignée.

Lorsqu'il n'est pas explicitement nommé, D’Amato est implicitement asso-cié au Congrès Juif Mondial ou aux avocats américains dont il partage les dé-fauts : arrogance, comportement moralisateur et parlant trop d'argent pour êtrevéritablement crédible. CJM et avocats semblent pourtant susciter moinsd’animosité chez les lecteurs, qui font preuve de plus de retenue à leur égard.Les amalgames entre ces différentes figures sont néanmoins récurrents. Il n'estpas rare que D’Amato apparaisse comme n'étant pas le seul acteur au com-portement inadéquat dans cette affaire.

La nuance « post-traumatique » et la clôture du tempsAu fur et à mesure qu’avance l’affaire, les lecteurs montrent une plus

grande volonté de régler le problème et mettent moins en doute le fondementde la problématique des fonds en déshérence. Ils relèvent certes toujours le

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caractère excessif des « attaques ». Un réel désir de régler le problème et deréparer les torts causés, dans l'optique d’un règlement rapide de l'affaire estnéanmoins perceptible. L’avenir évoqué dans les lettres n’est plus avant tout letemps de la surenchère qu’il faut craindre ; il est surtout celui de la résolutionsouhaitée. Cette affaire n’a que trop duré, qu’on en finisse ! Aussi, certainslecteurs appellent-ils de leurs vœux qu'un programme soit établi et respecté, envue d’une conclusion. Ils exigent également la programmation d'un nouveaucomportement des différentes parties en vue d'un accord. C'est donc une véri-table prise de position de la part de ces lecteurs, qui peut être apparentée aufutur souhaité. La clôture du temps et sa maîtrise sont ici foncièrement diffé-rentes de celles relevées précédemment. Elaborées souvent sous le coup del’émotion, en forme de réaction à un article, les lettres démontrent en généralpeu de prise de distance, ni même de prévisions quant aux évolutions possi-bles de l’affaire. A l’opposé des journalistes qui, en pleine période de négocia-tions de l’accord global, donnent une large place aux positions des acteurs enprésence et spéculent sur leurs attitudes futures, s’adonnant ainsi à un vérita-ble travail d’anticipation, les lecteurs s’attachent de préférence à porter un ju-gement moral sur la responsabilité des banques helvétiques. Les opinions re-levées dessinent deux camps distincts. Pour les uns, les banques doiventpayer, car elles se sont développées grâce à de l’argent douteusement acquis.Pour les autres, elles doivent rester fermes, car l’argent qu’elles pourraientverser se traduirait en charges financières obligatoirement répercutées sur lesclients helvétiques. Futur agendé et futur promis sont donc quasiment absents,alors qu’apparaissent fréquemment les futurs souhaités et dramatisés, faits desubjectivité et d’émotivité. En même temps, passé de l’affaire et présent leuroffre une trame : le premier pour marquer la durée du ras-le-bol, le secondparce qu’il est le temps de l’événement qui a servi de détonateur à la réaction.

Parallèlement, les lecteurs cessent de focaliser leur attention sur le sé-nateur et se concentrent sur les moyens de régler le dédommagement. Ainsi,D’Amato disparaît peu à peu en tant que personnage central de l'affaire dansles différentes lettres et d'autres acteurs de l'affaire retiennent l’attention : leCongrès Juif Mondial, le gouvernement américain et les avocats des différentespersonnes lésées. Une même évolution s’observe, on l’a dit précédemment,dans les rubriques du journal qui consacrent une place à l’affaire.

En conclusion, on constate l’étroitesse des liens entre ces rubriques et lecourrier des lecteurs. Premièrement, à l’instar des journalistes, les lecteurs as-signent à D’Amato les fonctions de dénonciateur et de déclencheur, dont laprésence s’estompe au fur et à mesure que se précisent les négociations et lapossibilité d’un règlement. Seules l’agressivité du ton et la verve diffèrent, maisles fonctions retenues et les événements relatés par les lecteurs apparaissentcomme directement indexés sur les sujets traités par la presse.

Deuxièmement, et c’est sans doute là l’intérêt principal de la rubrique dansl’optique de notre analyse, on peut constater une similitude quantitative entre lenombre de lettres publiées et la place octroyée à l’affaire par les différentsmoyens de mise en évidence analysés plus tôt. De l’aveu du responsable ducourrier des lecteurs au journal 24 Heures, le nombre de lettres reçues quoti-diennement durant le mois de janvier 1997 avoisinait la centaine

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d’exemplaires.24 On imagine aisément la difficulté du tri et la surcharge de tra-vail induites par cet afflux soudain. Là n’est toutefois pas l’essentiel, même sicela peut indiquer les contraintes auxquelles sont confrontées les rédactionsen de telles occasions. L’important en effet est de s’interroger sur la fonctionmême du courrier. Le but premier de la rubrique est-il véritablement d’offrir unetribune au lecteur, ou plutôt de servir d’indicateur à la rédaction pour connaîtreles sujets porteurs, méritant de figurer en bonne place dans le journal etl’encourageant à « mettre le paquet » pour la couverture de l’événement, qu’ilsoit significatif ou non ? Lettres de lecteurs et place de choix donnée à l’affairesemblent en effet se nourrir l’une et l’autre : de nombreuses lettres reçues mo-tivent et justifient une mise en évidence, qui à son tour appelle l’attention, nour-rit l’émotion par le cadrage et le lexique guerrier, et encourage le lecteur àprendre sa plume pour s’exprimer. La démarche du Blick relevée plus hautn’est à cet égard que la version non édulcorée d’un mécanisme très largementrôdé et partagé.

Enfin, et pour terminer sur les propos de Champagne cités en ouverturede paragraphe, la représentation du problème des fonds juifs dans le courrierdoit en effet beaucoup au primat donné par les médias. L’étroitesse des liensen témoigne. Vague, cette représentation l’est par la trop grande importancedonnée aux acteurs, au détriment des causes objectives de leur engagement.La figure de D’Amato, en tant que référent symbolique de l’affaire, empêche lacompréhension globale du problème, cloisonnant celui-ci dans une perspectiveindividualisante qui laisse accroire que le malaise n’a pour cause unique quel’avidité et les ambitions personnelles de quelques lobbies et personnagesaméricains puissants. La disparition momentanée du sénateur n’induira pasune inversion de la tendance. Plutôt que d’apporter la sérénité nécessaire à laréflexion, elle se traduira par une volonté d’en finir au plus vite et de tourner lapage.

ConclusionNotre étude a tenté de suivre l’affaire des fonds juifs depuis ses premiers

temps jusqu’au non-renouvellement du mandat du sénateur D’Amato. Un teldécoupage n’a pas été choisi au hasard : il correspond en effet à la représenta-tion donnée à la durée du rôle de cet acteur, défini médiatiquement en tantqu’initiateur.

Parler d’initiation, ce n’est encore porter aucun jugement. La presse nes’en est pourtant pas privée. Elle ne s’est pas non plus arrêtée à la simple des-cription d’une dialectique débouchant sur un accord global. Elle a d’abord par-ticipé à faire entrer dans le domaine public une question qui ne relevait aupara-vant que du domaine privé. Elle a tourné ses projecteurs, cadré l’affaire sur sesacteurs et s’est, disons-le, davantage attachée à la forme qu’au contenu. A laforme des apparitions et des actes des personnes en présence notamment. Acet égard, elle a montré une continuité remarquable : du printemps 96 àl’automne 98, D’Amato est resté le personnage principal d’une saga où la pas- 24 Cette période fut marquée par une controverse initiée par les propos du Conseiller fédéralJean-Pascal Delamuraz, qui, dans une interview publiée dans les quotidiens 24 Heures et LaTribune de Genève, parla de « racket » et de « chantage » au sujet de l’affaire des fonds juifs.A ce sujet, voir l’analyse de Jean Widmer dans ce volume.

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sion a dominé les commentaires, a presque défini l’affaire.

Tout semble s’être passé comme si les journaux, en mal de héros positifset charismatiques, s’étaient chargés de compenser cette lacune par la créationd’une bête noire, d’une figure servant de catharsis. En la personne de D’Amatoont été refoulés toutes les craintes et tous les reproches. Dès le départ, lapresse a dramatisé l’affaire et instauré un climat passionnel.

Patrick Champagne (1991, 65) a écrit : « Les médias agissent sur le mo-ment et fabriquent collectivement une représentation sociale qui, même lors-qu’elle est assez éloignée de la réalité, perdure malgré les démentis ou lesrectifications postérieurs, parce que cette interprétation première ne fait, biensouvent, que renforcer les interprétations spontanées et mobilise donc d’abordles préjugés et tend, par là, à les redoubler. » Le choc des premières attaques asans doute pesé lourd dans l’appréhension de l’affaire. La manière utilisée parle sénateur pour donner force à ses revendications a mis fin à ce qui corres-pondait jusqu’alors à une forme considérée comme normale de relations. Lechangement ainsi amené par le sénateur qui a initié à la fois la chronologiedonnée et l’esprit des articles qui ont parcouru toute la période analysée.

De point central de la temporalité de l’affaire, D’Amato est devenu égale-ment le référent principal de sa dialectique. Un symbole à la peau dure. Le pi-vot de synecdoques multiples aussi. Partie représentée comme la cause dutout. Partie représentée comme l’incarnation du tout des acteurs. Partie repré-sentée comme le symbole de l’ambiance interne du tout. On a donc affaire à unensemble de constructions « réthorico-médiatiques » qui passent par la géné-ralisation et la simplification. Une manière de délimiter le débat, de maîtriserune question large à la fois dans ses causes et dans ses conséquences. Demieux la faire « passer ». Hélas, à force, l’esprit domine la lettre et le jeu desacteurs l’intrigue du scénario. L’affaire demeure personnalisée à outrance et serésume aux ambitions et aux incapacités des personnes en présence.

S’arrêter à ce constat reviendrait toutefois faire un mauvais procès à lapresse romande. Des appels à un nouveau cadrage, à s’attacher davantage aucontenu des discours, à reconsidérer l’histoire de notre pays ont été lus. Dansla densité extraordinaire des papiers relatifs à la question des fonds juifs, ilsfont hélas pâle figure. A la fois par leur quantité restreinte, tout comme parl’absence de mise en évidence dont ils sont victimes. C’est principalementdans les éditoriaux, chroniques et commentaires qu’ils ont pu être relevés.Mais rares y sont les photos d’abord, et c’est aussi par là qu’on impose un sujetet une manière d’énoncer. Inexistants ensuite sont les titres de Une étalés surplusieurs colonnes pour annoncer un commentaire. C’est pourtant dans cesrubriques que prédomine le recul, que l’information est faite le moins « sur lemoment », pour reprendre les termes de Champagne. Qu’on dépasse les pré-jugés. Ces rubriques ne participent donc pas à l’impression d’ensemble. Ellesne luttent pas à armes égales.

Il est tentant de tomber dans le jugement et la condamnation. Les jour-naux et les journalistes en sont souvent l’objet et le resteront. Mais les juger,c’est faire fi des contraintes qui sont les leurs : contraintes de l’immédiateté etcontraintes formelles notamment. Contraintes économiques aussi. C’est éga-lement oublier qu’ils ne travaillent aucunement dans un champ clos. Ils

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s’inscrivent dans un système social où prédominent des représentations, à laformation desquelles ils participent. Dans cette optique, le choix d’une repré-sentation n’est pas totalement libre, mais procède d’un certain nombre de dé-terminismes. En d’autres termes, ce n’est pas en toute liberté que la presse aunanimement fait de D’Amato le déclencheur de l’affaire. Le simple fait qu’il yait unanimité démontre d’ailleurs qu’une forme d’idéologie a déterminé cettereprésentation.

Notre analyse a enfin démontré l’activité médiatique participant à lastructuration du temps. Un tel travail découle de la qualité d’exception donnée àl’affaire. Le temps de celle-ci a été construit, ses suites également. Chaquenouvel événement a pu ainsi être inscrit dans une forme de logique qui le nor-malisait et lui donnait le statut de potentialité réalisée. Néanmoins, on constateparadoxalement que chaque nouvel épisode est demeuré construit comme s’ilétait hors norme : il occupait de manière récurrente la Une des journaux ets’accompagnait de photos et de nombreuses reprises de ce qui l’avait précédé.Mais les deux éléments du paradoxe suivaient peut-être une même logique :celle qui consiste à inscrire l’affaire dans la durée, à attirer par là l’attention surses divers rebondissements. A fidéliser d’une part, et à étonner d’autre part. Arépondre donc à la nécessité de donner à l’information une qualité« d’accroche », un brin de sensationnel qui permet au journal de se vendre.

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Annexes 3

Annexe 3.1 : Le Nouveau Quotidien, 21.10.1996Éditorial Jaques Pilet

L'héritage empoisonné de l'après-guerreQuelle tristesse qu'il faille les attaques

polémiques du douteux sénateur D'Amatopour qu'enfin, pas à pas, la vérité se fassesur le dossier des fonds juifs et nazis dépo-sés en Suisse .Pendant la guerre. L'histoireremonte jusqu'à nous par épisodes tumul-tueux. Et le dernier, une fois encore, estnauséabond. Qu'apprend-on? Les fondsdéposés par des Polonais, juifs pour la plu-part, et non réclamés après 1945 -et pourcause!- ont bel et bien été remis, non pasaux légitimes héritiers que nul ne s’estdonné la peine de rechercher, mais à laBanque nationale de Pologne. Et cela enpleine guerre froide, en 1949. Décisionconfirmée et exécutée.. en 1964. Deux ansaprès que le Conseil national ait évoqué lanécessité d'organiser « l'affectation desbiens en déshérence à un fonds à but hu-manitaire ».

Et pourquoi ces versements? Parce qu'àl'époque, la Suisse négociait avec la Polo-gne l'indemnisation des Suisses dépossédésde leurs biens dans ce pays. La républiquecommuniste en acceptait le principe maisn'avait pas d'argent. Qu'à cela ne tienne: lesautorités suisses proposèrent alors d'ache-ter du charbon pour fournir les devises né-cessaires.. et de transférer à Varsovie lesfonds en déshérence, dont on découvrequ'ils étaient parfaitement répertoriés, dansles banques, les instituts financiers et mêmeles assurances. Opération menée par l'in-termédiaire de la Banque nationale suisse.Dans les années qui suivirent, les Suissesspoliés par les communistes purent ainsiêtre dédommagés.

Ce sinistre négoce ne date donc pas desannées de l'immédiat après-guerre où laSuisse était encore sous de dures pressionsextérieures. Il a été confirmé dans sonprincipe par une Suisse riche et sûre d'elle-même, en 1964, l'année de la dernière ex-position nationale.

Comment des fonds privés déposés dansdes banques privées ont-ils pu servir de

contrepartie dans un accord international?C'est inexplicable. De quel droit, les ban-ques ont-elles disposé de ces sommes quileur avaient été confiées? Pourquoi n'ont-elles rien fait pour en rechercher active-ment les légitimes ayants droit? Le fait estlà, établi par des documents irréfutables:elles ont bel et bien versé cet argent à laBanque nationale qui les a fait parvenir auxautorités polonaises!

Ces interrogations sont terrifiantes pour la crédibilitédu Conseil fédéral

Ces interrogations sont terrifiantes pourla crédibilité d'un gouvernement suisse quine jure que par l'Etat de droit, pour la cré-dibilité des banques suisses qui, d'ordinaire,s'enferment dans un cadre juridique strict.

L'éclairage qu'apporte cet épisode de no-tre histoire est accablant pour les diplo-mates d'alors. Manifestement, ils n'eurentaucun souci de retrouver les héritiers desvictimes de la guerre et de l'Holocauste. Deplus, ils se moquèrent ouvertement duParlement qui cherchait une solution digneau problème des fonds en déshérence. Cequi comptait pour eux, c'était d'abord delimiter les dommages subis par des Suissesdans le retournement de l'histoire en Eu-rope centrale.

Que va-t-il se passer maintenant? C'estmalheureusement prévisible. Le gouver-nement, une fois encore placé dans la dé-fensive faute d'avoir pris les devants, devra,avec ou sans commission d'enquête, re-connaître la vérité historique. Et les milieuxqui, avec de bonnes et de moins bonnesraisons, se déchaînent depuis des moiscontre la Suisse, poseront des exigencestoujours plus dures. Imaginer que l'opinionpublique internationale attendra gentimentle rapport commandé aux experts avec undélai de cinq ans est pure naï veté.

Tôt ou tard, les autorités seront vraisem-blablement amenées à payer. Aux famillesqui réclament justice. Aux organisations dedéfense des victimes la guerre et du na-

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zisme. A certains pays peut-être, comme laHollande qui réclame la restitution de l'orvolé par les Allemands et déposé à Berne.

Et qui paiera? Les banques dont le com-portement a conduit à l'embrouille actuelle?C'est peu probable. Les deniers publics se-ront, selon toute vraisemblance, mis à

contribution. Nos parents, nos grands-parents ont dignement et durement assuméles années de guerre. Et voilà que les diri-geants politiques et banquiers de l'après-guerre inspirés par leur cynisme, lèguent ànos générations un héritage empoisonné.

Annexe 3.2 : 24 Heures, 23.06.1997La Chronique de Claude Monnier Directeur du «Temps stratégique-

La Suisse doit apprendre à se battreSi la Suisse ne veut point servir à l’avenir

de punchingball de l’arène internationale, ilfaut qu’elle apprenne à se battre. Dans lesguerres en dentelles des décennies récen-tes, elle tirait toujours brillamment sonépingle du jeu. Mais dans les guerres derues et de gangs auxquelles elle se trouveaujourd’hui confrontée, elle fait figure deBlanche-Neige, courant sans cesse le risquede se faire violer sans même savoir com-ment.

A qui veut survivre dans l'anarchie pla-nétaire actuelle, deux qualités sont indis-pensables : un sens aigu du danger et unsens du rythme.

Dans l'affaire de l’or nazi, on est rétros-pectivement frappé par le temps qu'il nousa fallu pour sentir dans nos tripes la néces-sité de traiter les attaques du sénateurD’Amato sérieusement non parce qu’ils’agit de D’Amato, qui n’a de leçons demorale à donner à personne, mais parceque l'époque l'exige.

La guerre froide est finie, en effet. Legrand ordre Est-Ouest est parti éclats derire. Les puissants n’ont que faire désor-mais de la loyauté politique des petits (laSuisse par exemple) et donc plus aucuneraison de garantir à ces derniers leur amitiéet leur protection. La planète sort d’undemi-siècle de normes universelles, detraités, de diplomatie exquise et de dentel-les, Pour entrer dans une époque sauvage,anarchique, où les forts s'amusent du droit,au lieu de le respecter, insensibles aux ana-lyses fines et au subtile juridisme des petits.

La Suisse sans protecteur

La Suisse a tardé à percevoir les consé-quences pour elle de ce renversement dumonde. Encore droguée par l’ordre et laprospérité qu'elle a connus durant la guerrefroide, insensible au danger, elle a troplongtemps cru qu'elle était intouchable. Al-fons D'Amato l'a donc cueillie comme unefleur.

A quelque chose malheur est bon cepen-dant. D’Amato a appris ainsi à la Suissequ'il lui fallait être désormais sur ses gardes,qu'elle ne pouvait plus se permettre desous-estimer les incidents la concernant,qu'elle devait au contraire les évaluer sansdélai et leur opposer, le cas échéant descontre-mesures fortes. Il lui a aussi montréqu'elle est désormais sans protecteur, vul-nérable à tous les mauvais coups, qu'elledoit donc faire preuve «une vivacité, etd’une réactivité extrêmes si elle veut nepoint se laisser dépouiller bêtement.

Mais si le sens du danger est nécessaire, iln'est pas suffisant cependant et doit êtrecomplété par un sens du rythme. Dansl'opinion publique et politique, les événe-ments surgissent occupent les esprits, puiss'évanouissent. Il est donc idiot, voire sui-cidaire, de continuer à réagir plein pot à unévénement qui est en voie naturelled’évanouissement. La règle d’or est de ré-agir au rythme juste.

Or, il se trouve que le rythme des événe-ments ne cesse aujourd’hui de s’accélérer.A l’époque de la guerre froide, des affairescomme l’apartheid ou l'invasion de laHongrie pouvaient maintenir les gens enétat d'exaspération ininterrompue durant

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des années. Aujourd’hui, les événementsvont et viennent si vite qu'on attrape, enrevanche, le tournis. N'a-t-il point suffit dequelques mots pour que les conflits de l'ex-Yougoslavie disparaissent de la une desjournaux et que le génocide rwandais soitoublié ?

La lenteur des 7 milliardsEn vérité, la Suisse me semble ne pas

avoir intégré encore ce changement derythme radical. Son Projet de « fonds des 7milliards » en est une illustration. Certes, ceprojet a répondu de manière tactiquementhabile aux menaces de boycott des Etats-Unis, puisqu'à leurs coups rapides il a op-posé une réaction rapide. Mais l'ennui estqu'il engage aussi le pays dans un processuslong, sur un rythme beaucoup plus lent quele rythme de l’affaire de l'or nazi. L'annéeprochaine, le vote que nous formulerons àson propos, peu importe qu'il soit positif

ou négatif, relancera la polémique et lesappétits étrangers. Notre rythme inadapténous aura conduits à nous donner à nous-mêmes de grands coups de marteau sur latête !

Si, chaque fois que quelqu'un nous atta-que dans ce monde devenu anarchique etsauvage, notre manie du rythme majes-tueux nous oblige à repenser complète-ment l'histoire, la moralité, la philosophie,les mœurs, et les structures de la Suisse, jecrains que notre avenir ne soit sombre. Etpourquoi je crois urgent que nous nousexercions à prendre désormais les menacesextérieures en compte avant même qu'ellesne sortent de l’œuf, et les traitions alors surun rythme d'enfer, par un jeu de contre-mesures rapides, puissantes et brèves -brèves surtout. C.M.

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Annexe 3.3 : L’Illustré, 18.06.1997

D’Amato Basta !, Jacques Poget

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Annexe 3.4 : Le Nouveau Quotidien, 01.10.1997Editorial

Le sénateur D’Amato terrassera-t-il l’Europe entière ?Gérard Delaloye

Le sénateur D'Amato, vous connaissez?Et le sous-secrétaire d'Etat au CommerceStuart Eizenstat? Ces deux politiciens amé-ricains reviennent à la une de l’actualité,mais pas en Suisse, rassurez-vous!

Ils sont en première ligne dans le défi!que la société pétrolière française Totalvient de lancer aux Etats-Unis. Il y a unpeu plus d'un an, en août 1996, le bouillantsénateur républicain new-yorkais parvenaità faire voter par le Congrès (avec l'appui dudémocrate Ted Kennedy) une loi interdi-sant aux grandes sociétés de signer descontrats portant sur plus de 40 millions dedollars avec l'Iran et la Libye.

De même que dans l'affaire des fondsjuifs, D’Amato se faisait le porte-paroled'un important groupe de pression, enl'occurrence le Comité d'action politiqueaméricano-israélien. Les similitudes se re-trouvent dans l'objectif poursuivi par lepuissant sénateur: la conquête du vote juifnew-yorkais lors des élections de l'automne1998 où son siège sera mis en jeu.

Sur le plan politique, la loi D'Amato, demême que la loi Helms-Burton de mars1996 interdisant les relations économiquesavec Cuba, met en évidence une des parti-cularités du système américain: le pouvoirdont jouit le Congrès qui peut ainsi légifé-rer sur la politique commerciale du pays audétriment des prérogatives classiques del'exécutif. Dans les deux cas, l'administra-tion Clinton est prise en porte-à-faux. Lesintérêts d'un lobby ne collent pas nécessai-rement avec ceux d'autres secteurs impor-tants de l'économie, mais le gouvernementne peut pas ne pas appliquer la loi! Raisonpour laquelle, le sous-secrétaire d'Etat Ei-zenstat devrait, si l'on en croit l’InternationalHerald Tribune d'hier, faire sous peu levoyage de Paris pour sermonner les auto-rités françaises.

Clinton est pris en porte-à-faux

Tout indique que la société Total ne s'estpas risquée à signer un important contratavec le gouvernement iranien sans assurerses arrières. Le gouvernement Jospin lasoutient et le premier ministre l'a déclaréfermement devant les caméras de TF1 lun-di soir. La Commission européenne étaitaussi au courant et n'a pas manqué de fairesavoir que Total avait le soutien de l'Eu-rope entière. La piste d'envol du miragepétrolier iranien a donc été solidementbétonnée, bien que, paradoxe apparent!,l'Union européenne soit en froid avecl'Iran depuis le printemps dernier pourcause de terrorisme dévoilé par la justiceallemande. Si les ambassadeurs européensn'ont pas encore regagné Téhéran, lesgrands managers leur tiennent la place auchaud!

Sur le fond, Américains et Européenssont d'accord pour condamner les outran-ces du régime des ayatollahs. Mais en auto-risant Total à ouvrir une brèche dans unmarché fabuleusement prometteur pour lesdécennies à venir, les Européens ont prisune petite longueur d'avance.

Que peuvent les Etats-Unis? Le légalismeet la morale devraient les pousser à prendredes sanctions contre les intérêts de Totalaux Etats-Unis. Le gouvernement Clintona six mois pour y réfléchir. Mais six moisc'est long, surtout si les grandes sociétésaméricaines se voient écartées d'un marchéattrayant et qu'en plus elles sont handica-pées pour développer leurs implantationsautour de la Caspienne.

Washington aurait, par pur pragmatisme,intérêt à protester énergiquement, puis àlaisser faire, voire même à se faufiler dansla brèche. Mais cela suppose que le séna-teur D'Amato donne sa bénédiction à uneopération qui va contre ses propres inté-rêts électoraux. N'est-ce pas lui demanderbeaucoup d'abnégation?

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Annexe 3.5 : Le Nouveau Quotidien, 08.12.1997

D'Amato fait du cinémaCette fois, le sénateur américain Alfonse

D'Amato s'est contenté d'un tout petitrôle. Protagoniste à la ville dans l'affaire desfonds en déshérence, on le retrouve auxcôtés de deux géants hollywoodiens, AlPacino et Keanu Reeves dans le film inti-tulé «L’avocat du diable». Dans la fiction, lebouillonnant sénateur n'est ni l'avocat, ni lediable. L’enfer c'est les autres. Tout au plusserre-t-il la main de Satan incarné par Paci-no, pour qui il affirme avoir beaucoupd’amitié (Pacino, pas le diable). parce quel'acteur est italo-new-yorkais comme lui.

Pour petit qu’il soit, Alfonse D'Amaton’en a pas moins trouvé le moyen de met-tre son rôle en valeur, affirmait hier l'heb-domadaire zurichois Sonntags-Zeitung. Sur-gissant comme un deus ex-machina, il en-tre en scène en plein cocktail à Manhattanencadré des deux stars à qui il serre vigou-

reusement la main, le temps d'une causette.La répétition n'a pas été longue.

Un autre profane du grand écran fait sonapparition au côté de M. D'Amato dans«L’avocat du diable», l'impresario DonKing, personnalité à la réputation sulfu-reuse.

Dans toute cette diablerie, le seul à avoirquelque scrupule semble être le diable lui-même. «J’espère que Monsieur D'Amaton'est pas vexé de me serrer la main»,confiait en effet Al Pacino à la Sonntags-Zeitung. Mais entre amis..

Pour l'heure, «L’avocat du diable» est àl'affiche depuis un mois aux Etats-Unis et yconnaît un succès relatif. La prestation deM. D'Amato sera connue du public suissedés la mi-janvier. Mais son talent d'acteurne devrait pas être mis en cause.MICHEL BEURET

Annexe 3.6 : 24 Heures, 21.05.1997LA SUISSE ET L'OR NAZI : DEBAT

La Suisse ne doit pas chercher à éluder les problèmes de fondMichel Perrin adjoint au rédacteur en chef

Je le dis comme je le pense : je me fichedu sénateur D’Amato. Certes, il est difficiled’ignorer cet outrecuidant éléphant améri-cain dans le magasin helvétique de porce-laine dorée. Mais à trop focaliser sur lui, jesoupçonne nombre de Suisses, consciem-ment ou non, de se tricoter ainsi un pré-texte à éluder le problème de fond qui restecelui de l'attitude de notre pays pendant laSeconde Guerre mondiale et, surtout peut-être, dans l'immédiat après-guerre.

Dans le débat passionné actuel dont lesenjeux sont capitaux pour nous, il est vainet malsain de constamment «dévier en cor-ner». L'amorce de campagne antiaméri-caine que le rapport Eizenstat et les ré-centes auditions devant la commission sé-natoriale de Washington provoquent en estune nouvelle manifestation. Les agace-ments qui peuvent résulter de la manièrede mal poser, outre-Atlantique, de bonnes

questions ne sont pas l'essentiel et ilconvient de soigner comme il convient -par l’homéopathie - ces bleus à l’âme denotre ego national.

Il y a un autre carré de tissu que l'on intè-gre volontiers dans le patchwork des esqui-ves. C'est celui que l'on désigne couram-ment par le terme génériqued'«autoflagellation». Quiconque s'attarde àun réexamen critique, sans concessions nicomplaisance, est réputé ressasser de vielleshistoires ou tourner le couteau dans uneplaie depuis longtemps cicatrisée et au de-meurant «pas si grave que ça». Il faut, dit-on, sortir de cette délectation morbidepour aller de l'avant «reprendre l'offensive»et faire montre, à notre tour, d'agressivité.Cet art aussi oratoire que martial relève àmon sens de la méthode Coué. Et rien neservira davantage, en réalité, notre maîtrisede l'avenir que la connaissance lucide et

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approfondie de notre récent passé. Si la vieet les relations internationales sont uncombat, le repli tactique y est aussi de miseet l'on ne saurait prendre le risque de bas-culer dans nos trous de mémoire. Allerfaire des moulinets sur la colline du Capi-tole à la Maison Blanche ne nous en pré-serverait pas, ni d'ailleurs ne nous épargne-rait un certain ridicule.

Le rapport Eizenstat, pour y revenir, estd’un très grand intérêt. On ne saurait tropen recommander une lecture attentive.Contrairement à l'impression superficielleque semble en avoir encore le public, iln'est nullement accablant pour notre paysen ce qui concerne les premières années deguerre. On reconnaît à la Suisse une sorted'état de nécessité. Le propos devient pluscritique pour 1944-45 et surtout pourl’après-guerre qui occupe prés des troisquarts du document.

Le sous-secrétaire d'Etat au Commerce yva, certes, dans son introduction, d'un ju-gement d'ordre moral parfois sévère. Mo-ral: voilà sans doute le grand mot lâché. LesSuisses donnent volontiers des leçons àtout le monde, mais il n'aiment en recevoirde quiconque. Surtout lorsqu’ils estiment

que tout fut juridiquement et légalementcorrect dans la défense de biens acquisdont, pour une part, ont connaît au-jourd’hui la funeste origine.

On peut pourtant à bon droit se deman-der si cette attitude qui a consisté à secramponner assez cyniquement aux seulsaspects matériels immédiats (n'en redonnerque le moins possible) a été la meilleurefaçon de servir nos intérêts. «Le temps tra-vaille pour nous», a dit l'un de nos négo-ciateurs de 1946. Le recul historique a deces dérisions.. Quant au «droit de la guerre»qui blanchirait les rapines des nazis dans lespays occupés, est-il encore loisible de l'in-voquer?

Voilà les vraies questions que nous de-vrions encore nous poser hors de toutepression américaine. Et sans l'oreiller deparesse intellectuel de la neutralité, notionpar essence amorale. «Les chantres de laneutralité idéale ont proclame avec aplombleur credo utopique», lit-on dans l'ouvragede Pierre Luciri sur la Suisse et la guerre1914-18 (Institut universitaire des hautesétudes internationales de Genève, 1976.N'aurions-nous donc rien appris? M. Pn.

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La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande 99

Annexe 3.7 : L‘Illustré, 18.06.1997, pp. 20-25

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LA «CONFERENCE DE LONDRES» DANS LES PRESSESSUISSE ALEMANIQUE ET ALLEMANDEAnalyse comparative des rapports établis entre

problème public et mémoire collective

Juliane Sauer*

IntroductionCette recherche analyse les ressources utilisées par les journalistes pour

établir des liens entre la Conférence de Londres – en tant que partie del’affaire de « l’or nazi » – et les mémoires collectives allemande et suisse.

La première partie de mon article présentera le cadre énonciatif des arti-cles, c’est-à-dire le contexte à l’intérieur duquel ils s’inscrivent : le lieu, le temps,les acteurs et leurs arguments. Dans une deuxième partie, mon étude seconcentrera sur le contenu, la structure et les particularités linguistiques(« text-immanent ») des articles. Cette analyse sera conduite suivant la distinc-tion de trois périodes de traitement de l’événement, qui sont également trois deses dimensions : avant, pendant et après la conférence. Elle sera complétéepar une analyse des destinataires et des intentions des énonciateurs, puis parune étude du monde textuel configuré par les journalistes (je distinguerai enparticulier les formes pédagogique et accusatrice). Ces résultats me permet-tront de conclure par une comparaison entre les deux pays, dont je déduirai leseffets visés par les journalistes sur les mémoires collectives allemande etsuisse.

La mémoire collective d’une nation est difficile à définir. Dans le cadre dece travail, je l’appréhenderai en tant que savoir collectif relatif à l’histoire. Cedernier est présupposé connu par les membres d’une nation au cours de ladiscussion d’un problème public d’une certaine importance dans des arènespubliques, et plus particulièrement dans les « mass media ». Cette définitions’inspire de l’approche de la construction des problèmes publics défendue parDaniel Cefaï (1996), mais la simplifie dans le but de rendre mon analyse plusclaire. J’analyserai donc la mémoire collective comme une forme particulière desavoir social, c’est-à-dire comme un « savoir que les membres d’une culturesupposent partager. Ce savoir est présupposé pour permettre l’interprétationdes "messages". »1

1. Cadre énonciatifLes articles sont généralement rédigés par des envoyés spéciaux à Lon-

dres, et parfois sur la base de dépêches d’agence. La conférence s’est dérou-lée à huis clos, mais elle était régulièrement ponctuée par des conférences depresse. Ces circonstances participent à la définition du cadre énonciatif : lesjournalistes n’avaient pas la possibilité de s’informer directement, ce qui les amenés à privilégier le discours rapporté indirect.

Ce cadre est clairement inscrit dans une période déterminée, connue du

1 Widmer Jean, Théories de la communication sociale 2. Cours général, 1997 / 1998, Mots-clés, Institut de Journalisme et des communications sociales, p.10 (document polycopié).

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lectorat. Les acteurs de l’affaire lui sont pour la plupart déjà familiers. Les jour-nalistes peuvent alors supposer que le cadre ne doit plus être marqué par denouveaux éléments.

Lieu et tempsJ’ai choisi un événement qui, quoi que participant de l’affaire de « l’or na-

zi », peut être traité de manière indépendante. La Conférence de Londres sedéroulait entre les 2 et 4 décembre 1997. Des historiens, des banquiers, desdiplomates et d’autres personnes concernées se sont rencontrés pour éclairerles transactions en or du régime nazi.

Les journaux suisses choisis sont les suivants : La Neue Zürcher Zeitung(NZZ), le Tages-Anzeiger et la Weltwoche. Ils constituent un bon échantillondes journaux suisses-alémaniques. Les journaux allemands que j’ai analyséssont Die Tageszeitung (Taz), Die Welt et la Süddeutsche Zeitung (SZ). Cesquotidiens représentent l’ensemble des idéologies qui composent l’échiquierpolitique allemand : Die Tageszeitung se situe à gauche, Die Welt à droite, etDie Süddeutsche Zeitung au centre. La période considérée englobe toute lasemaine du lundi 1er décembre au samedi 6 décembre 1997, ce qui me permetde disposer des articles qui accompagnent le déroulement de la conférence.

Les acteursLes acteurs principaux sont les suivants : d’abord les membres de la

conférence, les délégués de 40 pays. Il y a naturellement des pays dont le rôleest primordial : la Suisse et les Etats-Unis. Ces derniers sont représentés parStuart Eizenstat, l’auteur du rapport qui a relancé les discussions relatives à l’ornazi. Les Etats-Unis, qui ont proposé de redistribuer l’or restant, sont présentéscomme leaders de la conférence. En revanche, l’Allemagne n’est pas vraimentau centre de l’intérêt, étant donné qu’il ne s’agit pas principalement du dédom-magement des victimes. Ce pays joue donc un rôle mineur.

La « Tripartite Commission for the Restitution of Monetary Gold » est aucentre des débats. Cette commission, fondée en 1946 et établie à Bruxelles, estchargée de restituer le solde (5,5 tonnes) de l’or volé par les Nazis, l’essentielayant déjà été redistribué ces cinquante dernières années. Le « Congrès JuifMondial » (CJM) occupe également une position centrale. Cette institution,présidée par Edgar Bronfman, est représentée à la conférence par son direc-teur exécutif, Elan Steinberg. Le CJM se distingue des autres organisations jui-ves car il a demandé, en lien avec la conférence, un important paiement de 2ou 3 milliards de dollars de la part de la Suisse. En fin de conférence, le CJMcritiquera durement la Suisse en raison de son refus de participer au nouveaufonds institué pendant la Conférence de Londres. Enfin, le rôle de la commis-sion Bergier est crucial pour le déroulement de la conférence. Cette commis-sion, instituée par la Suisse, est présidée par l’historien Jean-François Bergier.Elle a pour tâche d’examiner les opérations en or de la Suisse dans les annéesde guerre, notamment les affaires entre les banques suisses et la DeutscheReichsbank. Elle aurait dû présenter un rapport intermédiaire au début de laConférence de Londres, mais cette publication a pris du retard. Elle présentenéanmoins un premier résultat de recherche important : dans les années 40-41, les banques suisses ont accepté trois fois plus d’argent des Nazis qu’on le

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La « conférence de Londres » 107

pensait jusqu’alors, à savoir 61,2 millions de dollars.

Problème discutéLes Nazis ont volé de l’argent privé et l’ont transformé en argent

« officiel », c’est-à-dire en lingots d’or. Pendant les années passées, personnene s’est demandé s’il était justifié de restituer l’argent des particuliers auxÉtats, ce qui revenait à lui conférer une autre « valeur morale ».

En 1946, lors des accords de Washington, la Suisse est arrivée à un ac-cord avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Elle a payé 250millions de francs suisses. Durant la conférence, elle se réfère à cette conven-tion quand elle est accusée de ne pas avoir assez payé. De plus, la Suisseavance l’argument qu’elle a déjà fait d’énormes efforts de dédommagement,notamment en fondant de sa propre initiative un « fonds spécial en faveur desvictimes de l’Holocauste / Shoah dans le besoin ».

2. L’affaire dans l’affaireLe cadre énonciatif est clairement défini dans sa temporalité : la presse a

régulièrement traité l’affaire de « l’or nazi ». Elle a encore renforcé son activitépendant la Conférence de Londres, concentrant l’attention du public sur cetévénement particulier.

Les journalistes utilisent différentes ressources pour cadrer la conférencedans l’affaire de « l’or nazi ». Premièrement, ils font référence à des événe-ments déjà connus : « Im Vorfeld ist in der britischen Presse eine weitere Ans-chuldigung gefallen ».2 Ce recours à une locution temporelle (« im Vorfeld »)montre clairement comment l’auteur inscrit la conférence dans les débats anté-rieurs relatifs à l’or nazi, ce qui revient à la traiter comme une « affaire dansl’affaire ». Ainsi, le cadre énonciatif définit la temporalité de la conférence(configurée comme ayant une histoire autonome, avec un début, un dévelop-pement et une fin), des acteurs et le rôle qu’ils y jouent. Les fondements d’unenarration sont donc établis. Deuxièmement, les articles établissent des liaisonsavec le déroulement de l’affaire elle-même, par exemple, dans un article (« Wieverteilt man 5,5 Tonnen Raubgold ? »)3 l’auteur mentionne que Washington etLondres avaient prévu un autre cadre pour la conférence. Plus largement, lesjournalistes inscrivent la conférence dans l’histoire en général. Les auteurscréent ainsi un contexte plus vaste qui inclut la « préhistoire » de l’affaire encours. Troisièmement, ils présentent la conférence en anticipant le déroule-ment à venir de l’affaire, par exemple au sujet de la collaboration internatio-nale :

« Die Londoner Gold-Konferenz wird ein Gradmesser dafür sein, wie hoch die Bereits-chaft anderer Länder ist, in dieser Frage zusammenzuarbeiten. »4

La conférence est donc conçue comme un modèle pour la suite. Autre-ment dit, si les résultats concrets de la conférence sont d’importance pour lasuite de l’affaire, ses dimensions formelles (son déroulement et son cadre exté-

2 Neue Zürcher Zeitung du 1er décembre 1997 : « 41 Länder an der Raubgold-Konferenz inLondon », annexe 4.43 Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997, annexe 4.14 idem

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rieur, notamment) jouent également un rôle crucial. L’abstraction du débat luidonne une signification pour le reste de l’affaire. De même, le comportementdes acteurs suisses est interprété comme résultant partiellement de leur crainted’être accusés sévèrement. Ainsi, les journalistes interprètent des actions encours en les situant dans un contexte historique et narratif.

3. Analyse des articles selon trois phasesLes ressources utilisées par les journalistes pour situer la conférence

dans le déroulement d’une affaire en cours soulèvent la question de la tempo-ralité. D’une manière générale, les récits journalistiques sont écrits dans letemps du discours et pas dans le temps historique. Autrement dit, les articlesconstruisent une temporalité en référence au temps de leur énonciation.

Mon échantillon ne comprend que des journaux qui rubriquent leurs rap-ports. De ce fait, l’événement est déjà préclassifié par l’énonciateur.

Les journaux allemandsTableau 1 : Fréquence des articles

1.12 2.12 3.12 4.12 5.12 6.12

Die Welt - 1 2 1 2 2

SZ 2 1 1 1 1 -

taz - 3 3 3 - -

La conférence est l’objet d’une attention régulière dans la presse. Des ar-ticles lui sont consacrés avant son commencement dans la SZ, et après saclôture par le quotidien Die Welt. Trois périodes de traitement peuvent être dis-tinguées : Avant la conférence, les articles décrivent des faits en relation avecla conférence, par exemple son but et ses membres. Pendant la conférence,les journalistes formulent des attentes et des interrogations relatives aux dé-bats. Après la conférence, ils présentent des synthèses. J’en tirerai les hypo-thèses analytiques suivantes : dans la première phase, les journalistes expri-ment des attentes, par le biais de questions et de phrases qui supposent desfaits. Dans la deuxième période, leur présentation se caractérise par le recoursà des informations et des commentaires explicites et implicites. Enfin, les der-niers articles résument les débats et en présentent les conséquences.

Première phaseUn article de la SZ du 1er décembre (« Wie verteilt man 5,5 Tonnen Na-

zigold ? »)5 peut servir d’échantillon pour l'analyse de la première période.

Le journaliste y dispense des informations générales sur la conférence. Ilconstruit donc une figure de destinataire qui ne sait pas encore exactement dequoi il s’agit. Si l’énonciateur ne suppose pas encore un savoir concernantl’actualité de la conférence, il présuppose des connaissances relatives àl’arrière-plan de l’affaire. Cela est démontré par la forme interrogative du titrequi exprime une certaine incertitude quant à l’aboutissement d’un processus

5 Annexe 4.1

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La « conférence de Londres » 109

dont la légitimation est superflue. De même, il suppose que le lecteurconnaisse la signification du mot « Nazigold ». Ainsi, il établit immédiatementdes associations qui fondent sa présentation d’une conférence, dontl’importance est évoquée par la grande quantité d’or – chiffrée avec exactitude– dont il est question. Le sous-titre suppose qu’il sera difficile de trouver unesolution au problème posé dans le titre. Cette hypothèse se retrouve plusieursfois au fil de l’article, ce qui donne à penser que l’auteure (la correspondanteBernadette Calonega) présente son opinion comme un constat.

Le premier paragraphe donne des informations générales sur la confé-rence. Cette dernière se voit attribuer un nom, « Nazigold-Konferenz », écritentre guillemets. Ce mot construit pour l’occasion permet de classifierl’événement sous une forme synthétique. La première phrase est scindée parun trait d’union. Ce procédé marque une pause qui accentue l’importance dufait inscrit à sa suite, à savoir le nombre des délégations attendues à Londres.En utilisant ces chiffres, l’auteur insiste sur l’importance de la conférence. Dansla deuxième phrase, la conférence designée en tant que « controverse », cequi lui confère une autre valeur. Les faits historiques qui mènent à la confé-rence sont liés à un fait contemporain (nous savons maintenant où se trouvel’or volé). La phrase suivante commence avec le mot « ursprünglich » qui laissele lecteur dans l’attente des faits actuels, ce qui revient à créer une tension.Ainsi, ce paragraphe définit partiellement le cadre actanciel : le lecteur sait dèslors de quel thème il s’agit, il connaît ses fondements historiques et est informéqu’une controverse en est issue.

Par la suite, deux suppositions complémentaires sont présentées commedes faits, ce qui revient à dire que le lecteur doit partir du principe qu’il s’agit desuppositions « générales » dont la validité est indépendante de leur énoncia-teur. Premièrement, la composition de la conférence est différente de celle pré-vue quelques mois auparavant par Washington et Londres. Ce changement deplans, expliqué par l’implication de nombreux pays dans l’affaire, a pourconséquence que la conférence perd de son importance. En citant les capita-les « Washington » et « Londres » – au lieu de noms de personnes, par exem-ple – l’auteur pose le décor politique et administratif de la conférence. Deuxiè-mement, la conférence permettra d’établir les fondements d’une collaborationinternationale en vue de résoudre l’affaire de l’or nazi.

Le lexique utilisé mérite d’être analysé, parce qu’il révèle une opinion im-plicite émise par l’auteure. Le terme « Widerstand », emprunté au champ sé-mantique de la guerre, paraît fort dans ce contexte. Le mot construit « Nicht-Entscheidung » suggère le doute de l’auteure quant à l’utilité de la conférence.Cette construction va de paire avec l’incertitude exprimée dans la quatrièmephrase par l’usage d’une forme conditionnelle (« dauern soll ») et avecl’expression explicite qu’aucune véritable solution n’est à attendre de la confé-rence. La question posée par l’intitulé de l’article (« que faire avec l’or ? ») estdonc inscrite dans un système actanciel agonistique, dominé par les senti-ments d’incertitude et d’insatisfaction qui dominent l’ensemble de l’article.

La journaliste aborde ensuite d’autres thèmes qui ne sont plus directe-ment liés à la conférence mais qui impliquent d’autres pays, et plus particuliè-rement l’Espagne. En outre, le travail de la commission Bergier est mentionné

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sous une forme neutre, mais sans explication détaillée. Une des dernièresphrases mène à la supposition qu’il est difficile de trouver la bonne interpréta-tion des faits. Le doute et la précaution s’expriment donc encore une fois. Enguise de conclusion, l’auteure formule les attentes relatives à la Conférence deLondres, à savoir apporter la vérité et à cette fin, éviter des accusations gratui-tes à l’adresse de la Suisse. Il en découle la détermination de l’objectif principalde la conférence, qui permet de définir la dernière dimension du cadre actan-ciel : la recherche de la vérité.

Deuxième phaseLa deuxième catégorie d’articles – ceux qui rapportent le déroulement de

la conférence – comportent des informations et des commentaires implicites.Ces derniers transparaissent dans de petits mots qui restreignent une énoncia-tion, comme par exemple « nur » (seulement).

Ces textes mêlent rapport sobre et commentaires. L’analyse de l’article« Geringe Beteiligung am Fonds für Nazi-Opfer »6 révèle leurs particularités : letitre opère une généralisation tout en exprimant sobrement une déception.Cette dernière transparaît dans l’adjectif « geringe » (« minuscule ») qui quali-fie la participation au fonds créé en faveur des victimes de l’holocauste. La listedes pays contribuant à ce dernier suit immédiatement, dans le premier para-graphe de l’article. L’adverbe « nur » exprime clairement un commentaire criti-que de l’auteur. Le choix du verbe « bemühen » correspond à ce schéma parcequ’il souligne les efforts consentis, en particulier par les Etats-Unis et laGrande-Bretagne. Ces pays exercent donc leurs rôles définis dans le cadreactanciel. Ainsi, par l’utilisation des symboles des capitales « Washington » et« Londres », le décor politique et administratif est marqué. Il suffit alors d’écrireces symboles pour que le lecteur comprenne tout ce qu’ils impliquent implici-tement : les rôles sont déterminés et l’action se déroule dans le cadre fixé au-paravant.

L’auteur utilise un lexique tiré du langage militaire pour rendre comptedes controverses internes à la conférence : « Aufteilung in zwei Lager »(« répartition en deux camps »). Ce procédé est typique des articles relatifs àcette période de la conférence. Ensuite, il adresse une critique à la Suisse, dontl’engagement n’atteint pas l’ampleur escomptée. La Suède est aussi critiquéedans cette phrase. La deuxième partie de l’article donne des informations.Celles-ci sont mélangées avec l’expression d’une certaine attente, particuliè-rement envers la Suisse. L’article est conclu par la citation d’une prise de posi-tion de Stuart Eizenstat qui a appelé l’entreprise allemande Degussa à rendrepublics ses documents des années de guerre. La deuxième partie de l’articledonne ainsi des informations supplémentaires qui ne sont pas directementliées avec son thème principal. Le problème de la disparition des documentspendant des années est mentionné, ce qui porte l’attention sur un autre thème :Qui sera obligé d’ouvrir ses archives ?

Ainsi, le cadre actanciel initial se précise. Chaque pays se voit attribuerun certain rôle et les auteurs des articles formulent de plus en plus d’attentes.La conférence n’est plus seulement un lieu de « recherche de la vérité », mais 6 Die Welt 4 décembre 1997, annexe 4.2

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La « conférence de Londres » 111

aussi d’accusation mutuelle et de défense. Dans ce contexte, la question del’ouverture des archives est thématisée en tant que nouveau problème.

Troisième phaseLes articles publiés suite à la conférence peuvent être regroupés sous la

catégorie « synthèse et réactions ». Le petit article de Die Welt du 6 décembre(« Bubis enttäuscht über Konferenz zu Raubgold »)7 sera analysé parce qu’ilest exemplaire pour cette classe d’articles. Le titre rapporte la réaction d’IgnatzBubis, le très médiatique président du conseil central des juifs d’Allemagne(« Zentralrat der Juden in Deutschland »), suite à la conférence. Ce procédéinscrit les conséquences de la conférence dans un contexte plus large de dé-bats. Ce titre ne comporte donc pas seulement une indication sur le contenu del’article mais il suscite des émotions chez le lecteur. L’article – qui n’est pas uncommentaire mais une courte information – continue dans un style plutôt émo-tionnel, par le biais des citations de Monsieur Bubis qui estime que la confé-rence était « fort critiquable » et en éprouve « une grande déception ».

L’article se poursuit par le rappel des buts et des attentes de la confé-rence. Le résultat est également noté. Une remarque concernant la Suisse estfaite, mais il s’agit uniquement d’une constatation. Par contre, la dernièrephrase – une citation de Monsieur Bubis – formule une critique à l’encontre dela Grande-Bretagne et des Etats-Unis, laquelle est mise en évidence par saposition conclusive dans l’article.

La construction de ce petit article induit une impression plutôt émotion-nelle chez le lecteur, notamment parce que les informations – concentréesdans le corps de l’article – sont encadrées par des commentaires. De plus, lerecours aux citations rend le texte plus vivant, donc plus impressionnant. Ainsi,l’auteur a exprimé une impression générale relative à la conférence en citantles émotions d’un personnage connu qui représente, en Allemagne, « les juifsallemands d’aujourd’hui ».

Les autres textes de cette troisième classe correspondent à ce modèle. Ilscomprennent fréquemment une personnification « des juifs », soit par la citationd’une personne particulière, soit par la généralisation implicite de la catégorie« juifs », ce procédé métonymique étant discutable. Le recours aux citations estun moyen qui permet aux auteurs d’exprimer une émotion sans impliquer leurpropre opinion de manière explicite. La plupart des textes publiés suite à laconférence comprennent une critique adressée à la Suisse en raison de sonrefus de participer au fonds créé.

Ces articles exposent les résultats et les conséquences de la conférenceet les réactions des personnes deleguées par les pays représentés. Ils com-portent systématiquement un rappel qui fait référence aux attentes et aux butsde la conférence ainsi qu’une évaluation. Lorsqu’une synthèse est proposée,elle est parfois configurée en relation avec l’histoire de la deuxième guerremondiale afin d’expliciter les enjeux de l’événement.

Destinataires et intentionsLa plupart des articles sont rédigés par les correspondants des journaux.

7 Annexe 4.3

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112 J. Sauer

Les autres proviennent d’agences de presse. Les destinataires ne sont pas ci-blés de manière précise. Les journalistes restent « en dehors » de l’affaire, cequi est marqué par leur style plutôt observateur.

Un point mérite d’être relevé : les quotidiens allemands citent souvent lesreprésentants juifs, situant ainsi cet acteur collectif au premier plan. C’est àpartir de ce point de vue spécifique que l’événement est éclairé. Ainsi, l’affaireacquiert une dimension politique particulière : les sentiments des acteurs juifsexpriment de la déception, de la critique, du scepticisme et une certaine pru-dence. L’événement est traité de manière approfondie et sérieuse. Les élé-ments éducatifs et explicatifs sont mentionnés, mais de manière restreinte.

Les journaux allemands expriment donc leur déception face aux résultatsde l’événement, mais ils ne s’engagent pas à la manière que les journaux hel-vétiques. La conséquence que le lecteur peut en tirer est que la conférencen’est pas capitale pour l’Allemagne.

Les journaux allemands diffusent avant tout des informations relatives à laconférence. Ils ne véhiculent donc pas prioritairement une certaine image deleur pays. Cependant, les articles reprennent les réactions de personnalitésjuives, ce qui revient à formuler une critique implicite face aux résultats de laconférence. Ils expriment également un soulagement que l’Allemagne ne soitpas sur le banc des accusés. Cependant, le système actanciel accusa-tion/défense ne fonde pas les récits journalistiques : il n’apparaît que rarement.Seul le quotidien Die Tageszeitung, traditionnellement très critique, y recourtpour inviter l’Allemagne à envisager une nouvelle manière de traiter l’affaire.

Les journaux suissesTableau 2 : Fréquence des articles

1.12. 2.12. 3.12. 4.12. 5.12. 6.12.

NZZ 2 4 2 2 1 -

Tages-Anzeiger - - 1 1 3 -

Weltwoche8 - - - 3 - -

Il est possible d’appliquer la classification en trois phases aux articles pa-rus dans les journaux suisses, bien que quelques décalages méritent d’êtrementionnés. Ces changements se manifestent clairement dans la premièrephase. Je les analyserai en prenant comme échantillon un article publié le 1erdécembre dans la NZZ.

Première phaseCet article est intitulé « 41 Länder an der Raubgold-Konferenz in London

– Zwischen Fachtagung und moralischem Tribunal »9. Le sous-titre de l’articlefixe les attentes. La conférence est classifiée, il lui est donné un rang ou une

8 Les articles dans la Weltwoche ne peuvent pas être comptés de la même manière puisque cejournal paraît une seule fois par semaine. Par contre, l’analyse est très profonde. Il est alorsvisible que le critère de la fréquence des articles n’est qu’un instrument faible pour mesurer un« intérêt » public.9 Annexe 4.4

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La « conférence de Londres » 113

importance. Le deuxième mot choisi pour ce classement est emprunté au lexi-que juridique. Cet usage peut être interprété comme une allusion explicite ausystème actanciel privilégié pour relater la conférence : la Suisse – tout commechaque participant à la conférence – peut s’attendre à un traitement juridique.La conférence est alors assimilée à un tribunal.

Le premier paragraphe dispense des informations générales sur la confé-rence. Il se prolonge par l’évocation d’une dispute qui oppose la Suisse et lapresse britannique, laquelle est commentée par le constat que la Grande-Bretagne est également accusée. Cet exemple fonde une métonymie présen-tant la conférence comme une dispute généralisée. Ensuite, l’auteur nommeles participants et présente les objectifs de la conférence. Selon lui, il s’agitavant tout de trouver la vérité. Mais il fait part de l’incertitude quant à la possibi-lité d’atteindre cet objectif, notamment en évoquant les discussions relatives àl’éventuelle création d’un fonds. Des détails concernant cette proposition sui-vent et éclairent ce point de vue. La structure de l’article se ferme et renforcel’impression qu’une défense de la Suisse est inévitable, ce que justifie plusprofondément la dispute notée en début d’article.

Cet article ne formule pas encore clairement de prévisions, mais ces der-nières sont suggérées par cette expression de la position défensive attribuée àla Suisse. A ce sujet, les autres articles de cette catégorie sont plus explicites.Les prévisions sont généralement évoquées dès le premier paragraphe, ce quien fait une composante importante de l’énonciation générale. Il en ressort lacrainte que la Suisse soit à nouveau l’accusé principal.

Deuxième phaseL’article qui me sert d’échantillon pour la deuxième phase est paru le 4

décembre dans le Tages-Anzeiger10. Son titre révèle une transformation dusystème actanciel anticipé : le thème n’est plus l’accusation de la Suisse, maisles reproches adressés aux alliés. Dès lors, la « Tripartite Gold Commission »,joue un rôle important dans le débat. Pour en rendre compte, l’auteur del’article utilise le discours rapporté indirect-libre : il se sert des mots de ThomasBorer sans le citer directement. Il renforce ainsi la crédibilité de son propos ens’appuyant sur l’autorité attribuée à Borer. Autrement dit, le journaliste s’effaceau profit d’un expert dont il reprend le discours. Le débat est internationalisé etla Suisse n’est plus seule sur le banc des accusés. Les arguments se précisentet deviennent plus profonds. La Suisse est complimentée, non par un repré-sentant helvétique, mais par un délégué américain. Ce procédé renforce la lé-gitimité du déplacement du centre d’intérêt : il s’agit désormais se concentrerégalement sur les autres pays neutres. Par ce moyen, l’auteur accentue la co-hérence des actions précédentes, spécialement du travail de la commissionBergier auquel il fait référence. Le journaliste cite J-F Bergier, qui souligne quel’honnêteté avec laquelle la Suisse a agi a été reconnue. La Suisse a atteintson but qui était de bien se tirer d’affaire. L’auteur montre que la commissionBergier a été indépendante. Il fait donc croire que le but général a été de cher-cher la vérité et d’agir avec honnêteté. Ce constat, formulé sous une forme in-formative, présente une Suisse honnête, si ce n’est « innocente ».

10 Annexe 4.5

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Premièrement, cet article définit un nouveau système actanciel : il ne dé-crit pas l’accusation permanente de la Suisse annoncée, mais une recherchede la vérité dans un cadre plus vaste qu’auparavant. Deuxièmement, il abordela question de la création d’un fonds dans la perspective d’une distinction entrel’or « officiel » et « privé ». Ce débat est traité par le biais des arguments avan-cés par les différents participants. L’article rend également compte d’élémentsdéjà connus, en particulier des demandes de dédommagement présentées pard’autres victimes. C’est dans ce contexte qu’apparaît la question de l’ouverturedes archives, laquelle sera discutée plus profondément par la suite.

Ainsi, l’article rassemble les différents thèmes abordés lors de la confé-rence et fait part du soulagement du côté suisse.

Troisième phaseLa troisième période rassemble principalement des synthèses et des pré-

sentations des résultats qui fondent la formulation d’un jugement. L’auteur demon article échantillon (« Schweiz erntet Lob und etwas Kritik », Tages-Anzeiger du 5 décembre)11 présente les aspects positifs et négatifs de la confé-rence, mais débouche sur une évaluation globalement positive. Etant donnéque la Suisse ne participe pas au fonds créé, cette décision acquiert une im-portance moindre que dans les journaux allemands.

L’auteur n’évalue pas la conférence avec ses propres mots, mais il citedes participants. Il évite ainsi de faire un commentaire trop explicite. Il parvientnéanmoins à restituer le sentiment de soulagement issu la conférence. Cepen-dant, il signale, toujours en se référant à l’ensemble des rapports, les différentsespoirs déçus.

Dans la première phrase, l’auteur annonce que la conférence a été consi-dérée comme un succès. Cette phrase est importante, car elle fait allusion àl’effet que la conférence peut avoir dans le domaine de l’économie. La confé-rence est donc tout de suite évaluée en fonction de différents critères : il enressort un soulagement à la fois « moral » et « économique ».

Par ces énonciations, l’auteur induit un sentiment de satisfaction chez lelecteur. Les résultats les plus importants sont présentés brièvement en débutd’article. Ensuite, il liste les prises de positions positives de différents acteurs :Eizenstat, Borer et Cotti sont « satisfaits » (« erfreut »). La Suisse est saluée àplusieurs reprises pour son engagement, son courage et l’honnêteté de sesefforts. Ces commentaires positifs sont soulignés par leur positionnement dansl’article. Ainsi, l’auteur évoque un sentiment général de soulagement et unesorte de reconnaissance. Par exemple, il note la critique du Congrès juif mon-dial. Mais cette remarque reste sans commentaire supplémentaire. Tout sepasse comme si l’auteur l’ajoutait uniquement pour ridiculiser Monsieur Stein-berg, car sa remarque négative reste isolée dans le texte et contraste avec lesremarques positives des autres acteurs qui sont mises en évidence.

Destinataires et intentionsLe point commun des articles publiés dans les journaux suisses alémani-

ques est le destinataire auquel ils s’adressent : « la nation suisse ». Ils généra- 11 Annexe 4.6

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La « conférence de Londres » 115

lisent parfois très clairement leur public-cible (« unser Land », Tages-Anzeigerdu 3 décembre, par exemple). Les journalistes prennent parti pour leur pays,dont ils défendent l’honneur. Ils ne renoncent pas pour autant à la forme péda-gogique : ils présentent de nombreuses informations détaillées, mobilisent unimportant savoir partagé, toutes opérations qui ont un effet éducatif et explica-tif. Ainsi, l’événement est traité en profondeur, mais le débat comporte uneforte dimension émotionnelle.

Les articles reposent sur un système actanciel de dénonciation (accusa-tion / défense) pour présenter à la fois la posture défensive de la Suisse et lesentiment d’apaisement issu de la conférence. Ce dispositif est complété par lerecours au système agonistique afin de présenter la tactique offensive adoptéepar Thomas Borer. Ce dernier est régulièrement cité, essentiellement afin desouligner les efforts déjà entrepris par la Suisse. Les journalistes utilisent cepersonnage comme porte-parole. Apparemment, ils se sentent bien représen-tés par lui.

Un acteur du problème public de « l’or nazi » est donc pris comme énon-ciateur direct. Les journalistes confondent acteur et énonciateur : ils manquentde distance et quittent leur position de médiateurs pour devenir des porte-parole. Le journaliste lui-même est le destinataire d’une quête du savoir, mêmes’il pense être indépendant de l’événement. Ainsi, le lecteur est impliqué dansle problème d’une manière émotionnelle.

Les articles visent l’élargissement du débat afin que ce dernier ne seconcentre pas uniquement sur l’accusation de la Suisse. Ce faisant, les journa-listes admettent paradoxalement une « mauvaise conscience » implicite. Ils re-connaissent une culpabilité et commencent une relecture de l’histoire introduitepar les dimensions éducatives et explicatives de leurs articles. L’objectif supé-rieur des énonciateurs – l’élargissement du débat – est atteint de différentesmanières. D’une part, les journalistes abordent le problème dans un cadre trèsvaste, leur permettant de ne pas se concentrer sur la seule culpabilité suisse.D’autre part, les articles de la troisième phase montrent que ce but est atteint :la Suisse n’est pas uniquement l’objet de critiques, elle reçoit également beau-coup de commentaires élogieux. Ici, le monde textuel rejoint le monde del’événement. Les délégués suisses et les journalistes ont atteint leur objectif :les premiers voulaient donner une bonne image du pays, et les seconds sesont fait l’écho de cette intention. Ainsi, les articles impliquent le lecteur dans lemonde de l’affaire.

4. Comparaison des journaux allemands et suissesCertains éléments se retrouvent dans les quotidiens des deux pays.

Les articles de la première phase sont avant tout informatifs. Le cadreactanciel est défini et les auteurs présentent les prévisions de leur pays res-pectif. C’est le contenu de ces anticipations qui révèle des différences. Lesquotidiens allemands conçoivent la conférence comme le fondement d’unecollaboration en vue de résoudre l’affaire de l’or nazi, sans en attendre de dé-cision finale. Par contre, les journalistes suisses redoutent surtout une sévèremise en accusation de leur pays.

Les articles de la deuxième phase contiennent dans les deux cas de

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l’information et des commentaires. Les journaux allemands critiquent la Suisseet répondent en ce sens aux prévisions de cette dernière. Par contre, les publi-cations suisses présentent une généralisation du débat et soulignent les réac-tions positives à l’égard d’une Suisse méritante. Ainsi, d’une manière générale,les journaux allemands précisent le cadre actanciel, alors que les quotidienssuisses élargissent le champ du débat. Dans les deux cas, les auteurs attirentl’attention sur le problème de l’ouverture des archives.

La troisième phase présente les résultats de la conférence et les réac-tions qu’elle a suscitées sous une forme émotionnelle. Mais ces sentimentssont différents. La Suisse est soulagée, l’Allemagne prend parfois parti pour lesjuifs en exprimant une certaine déception et de la colère. Dans chaque cas, lesjournalistes se réfèrent au début de la conférence pour rappeler aux lecteurs cequ’on en attendait.

Un journaliste sert de médiateur entre un événement et le public auquel ille décrit et le rapporte. Dans cette fonction intermédiaire, il explique des faits etdes actions en les analysant et en donnant des informations d’arrière-plan.Cette tâche peut être accomplie de différentes manières dont les extrêmes se-raient : une présentation rationnelle et pédagogique, une mise en forme émo-tionnelle laissant place pour l’accusation. Les publications des deux pays sedistinguent nettement sur ce point.

5. Effets sur les mémoires collectivesLa presse confère de l’importance à « l’affaire de l’or nazi » par le traite-

ment régulier qu’elle lui consacre. C’est dans ce cadre qu’elle « fait exister » laconférence de Londres, en l’inscrivant dans quelques dimensions du débat encours (la distinction entre l’or privé et l’or officiel, par exemple). Cette affairerésulte particulièrement des années de guerre. Dans ce cadre, les connaissan-ces historiques collectives sont remises en cause et les mémoires collectivesnationales doivent être remises à jour. Il est dès lors possible de se demandersi l’activité journalistique intervient dans ce processus de transformation desmémoires collectives, et plus précisément si leur approche de la question(éducative ou accusatrice, par exemple) joue un rôle en la matière.

Au-delà de ces questions générales, la comparaison des mondes textuelscréés par les quotidiens allemands et suisses pendant la Conférence de Lon-dres révèle d’importantes différences. Le résultat de la conférence – la créationdu fonds en faveur des victimes – démontre un traitement plus différencié del’histoire qu’auparavant. En Suisse, les journaux font état de sentiments positifssuite à la conférence. Dans l’ensemble, ils perçoivent l’événement comme uneétape importante dans le processus de résolution de l’affaire. Ils en tirent doncun bilan intermédiaire encourageant, notamment dans les articles de la troi-sième phase. Par contre, l’Allemagne n’attache pas la même importance à laconférence, notamment parce que les résultats ne l’impliquent pas au mêmetitre. Les journalistes se cachent derrière les réactions de représentants juifs etils critiquent la Suisse en raison de son refus de participer au fonds, sansprendre en compte les motifs invoqués pour justifier cette décision. Les quoti-diens allemands prennent parti pour les victimes en privilégiant des citations duCongrès juif mondial qu’ils ne mettent pas en perspective. Cependant, la di-

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mension éducative est prépondérante dans les textes allemands, en particulierau cours de la première phase. Ils s’appuient alors sur le cadrage d’une re-cherche de la vérité pour rendre compte des discussions relatives à la relecturede l’histoire. Ils reprennent ensuite le dispositif de dénonciation pour annoncerque l’Allemagne participe au nouveau fonds. Mais cette décision ne revêt pasune importance cruciale pour ce pays qui a déjà reconnu sa culpabilité. Parcontre, la conférence signifiait beaucoup plus pour la Suisse, car elle a été lapremière occasion lui permettant de mettre en évidence l’énorme effortconsenti pour la relecture de son histoire.

Une mémoire collective n’est pas quelque chose qui reste stable : lesmémoires collectives de deux pays ont évolué. Les émotions relevées montrentque les deux nations ont compris qu’elles doivent restructurer leurs mémoirescollectives respectives. Ainsi, tous les articles comportent une expression na-tionale. A ce niveau, les journalistes suisses tendent à considérer que l’État in-carne la nation. En conséquence, ils s’engagent en faveur d’une transformationdu savoir collectif relatif à l’histoire. En ce sens, ils soulignent les résultats po-sitifs de la conférence et reconnaissent une certaine culpabilité passée. Parcontre, les journalistes allemands ne présentent pas leur pays comme un ac-teur très actif dans cette affaire. Sa mémoire collective ne change pas dans lamême mesure que celle de la Suisse. Les journalistes ajoutent au sentiment deculpabilité reconnue un sentiment de soulagement.

Mais la Conférence de Londres – en tant qu’événement particulier – resteune dispute entre spécialistes. L’enjeu de la conférence pour toute l’affaire del’or nazi est à ce titre exemplaire : l’Allemagne et la Suisse s’efforcent de mettreà jour leurs mémoires collectives respectives, mais ils le font de manières diffé-rentes.

ConclusionIl n’est pas aisé de répondre à la question des modalités par lesquelles lesjournalistes lient l’affaire de l’or nazi avec les mémoires collectives allemandeet suisse. En prenant un large échantillon d’articles, j’ai couru le risque de sim-plifier et de présenter une analyse par trop superficielle. De plus, je n’ai paspris en compte les articles publiés par les journaux romands et tessinois, ce quiaurait été nécessaire pour rendre compte de la diversité des points de vue hel-vétiques. Enfin, le fondement théorique de ma recherche m’a posé des problè-mes linguistiques. Néanmoins, je pense être parvenue à présenter des obser-vations qui montrent que les pays n’ont pas encore mis leur histoire de côté, etque les journalistes participent activement à ce travail de relecture du passéqu’ils mettent en forme dans des traitements différenciés.

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Annexes 4

Annexe 4.1 : Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997Wie verteilt man 5,5 Tonnen Nazigold?

Die Londoner Konferenz in dieser Woche wird sich mit einer klaren Antwort schwertunVon Bernadette Calonego

Zürich 30. November - Am morgigenDienstag die "Nazigold-Konferenz" inLondon - mit etwa 40 Delegationen ausaller Welt. Im Zentrum der Kontroversestehen fünfeinhalb Tonnen Gold - dieRestbestände des Schatzes, den die Nazisin den Staatstresoren des besetzten Euro-pas zusammengeräubert hatten. DiesesGold lagert nach wie vor in den Gewölbender Zentralbanken Amerikas und Groß-britanniens. Ursprünglich sollte dieserHort, der von den drei westlichen Sieger-mächten, der Tripartite Gold Commission,verwaltet wird, an zehn Usprungsländerverteilt werden. Inzwischen aber habenWashington, London und Paris vorge-schlagen, den Erlös an einen Fonds zurEntschädigung jüdischer Naziopfer zuübertragen.

Doch schon regt sich der Widerstand.Die Niederländer, zum Beispiel, forderndie ihnen zustehenden 1,2 Tonnen zurück;es soll jüdischen Holocaustopfern in Hol-land zugute kommen. So wird denn einBeschluß in dieser von niemandem erwar-tet. Für eine Nicht-Entscheidung dürfteauch die Zusammensetzung der LondonerKonferenz sorgen, die bis zum 4. Dezem-ber dauern soll. Ursprünglich, im Mai, wardie Konferenz von Washington und Lon-don als ein Treffen auf Ministerebene ge-plant worden. Man wollte einerseits prü-fen, wie Naziopfer oder auch betroffeneStaaten entschädigt werden könnten. An-derseits sollten alle bekannten, aber bislangnicht gesammelten historischen Faktenüber das Nazigold zusammengetragenwerden.

Doch nun werden keine Minister nachLondon reisen: Die Delegationen setzensich aus Staatssekretären, hohen Diploma-ten, Historikern und Vertretern jüdischerVereinigungen zusammen. Sie werden alsokaum brisante und wegweisende Beschlüs-se fassen. Es ist vielmehr offensichtlich,daß die Konferenz auf kleinem Feuer ge-

kocht werden soll. Das Interesse am The-ma hat sich stark abgekühlt. Zwischenzeit-lich ist nämlich nach der Schweiz, die langeals Golddrehscheibe im Zentrum der Kri-tik stand, auch die Verwicklung andererLänder in die Schlagzeilen geraten.

Hehler gab es auch in Spanien oder Por-tugal, Kollaborateure auch in Schweden,Frankreich, Holland und Belgien. EinSchweizer Raubgold-Experte, Gian Trepp,will bei seinen Recherchen in US- Archi-ven herausgefunden haben, daß die FederalReserve Bank of New York im Jahre 1951Nazigold umgeschmolzen hatte. Es han-delte sich laut Trepp dabei um Gold, dasdie Spanische Zentralbank damals der NewYorker National City Bank als Sicherheitfür einen Kredit angeboten hatte. DieTransaktion wurde vom US-Finanzministerium bewilligt, obwohl Spa-nien den Besitz dieses Nazigoldes zuvorden Alliierten verheimlicht hatte.

Jenseits der Rückgabe-Problematik klafftaußerdem eine Informationslücke.. Aufklä-rungsbedarf über die verschlungenen Wegedes Nazigoldes und dessen Verbleib istnicht nur in der Schweiz gegeben. DieLondoner Gold-Konferenz wird einGradmesser dafür sein, wie hoch die Be-reitschaft anderer Länder ist, in dieser Fra-ge zusammenzuarbeiten. Die Schweiz hat,reichlich spät zwar, mit ihren Hausaufga-ben schon begonnen.

Eine internationale und unabhängige Hi-storikerkommission unter Schweizer Vor-sitz arbeitet an einem Bericht über denGoldhandel der Schweiz mit den Nazis.Daß die Veröffentlichung des Berichtesvergangene Woche kurzfristig verschobenwurde, zeigt erstens, wieviel Zeit eine sol-che Historische Untersuchung angesichtsder Fülle des Materials erfordert. Die Ver-schiebung läßt freilich auch ahnen, wieschwierig es ist, eine übereinstimmendeInterpretation der vorliegenden Fakten zufinden.

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La « conférence de Londres » 119

In der Schweiz werden inzwischen sogarBefürchtungen laut, daß gerade diese Be-mühungen bei der Offenlegung derSchweizer Vergangenheit von der Weltöf-fentlichkeit schlecht honoriert werdenkönnten. Andere Länder, wo ebenfallsAufklärungsbedarf herrscht, halten sich

noch bedeckt. Doch nur wenn sie ebenfallsihre Bücher öffen, kann die Geschichte desNazigolds umfassend geklärt werden. Ein-seitige Anschuldigungen an die Adresse derSchweiz könnten der Wahrheitsfindung inLondon einen schlechten Dienst erweisen.

Annexe 4.2 : Die Welt, 04.12.1997Geringe Beteiligung am Fonds für Nazi-Opfer

AFP/AP London/Bukarest - Großbri-tannien und die USA haben sich gesternbei der Nazi-Gold-Konferenz in Londonbemüht, weitere Länder zur Einzahlung inden internationalen Entschädigungsfondsfür Holocaust-Opfer zu bewegen. NebenLondon und Washington sagten aber bis-lang nur vier Staaten offiziell ihre Beteili-gung zu: Griechenland, Polen, Luxemburgund Argentinien. Die übrigen Staaten teilensich in zwei Lager: Die eine warten ab, dieanderen lehnen ab. Frankreich und dieSchweiz, von denen ein starkes Engage-ment erwartet worden war, hatten bereitszuvor ihre Ablehnung signalisiert.Deutschland ließ seine Haltung offen.

Der deutsche Historiker und Direktor

des Instituts für Zeitgeschichte in Mün-chen, Horst Möller, machte darauf auf-merksam, daß viele Dokumente über dieGoldtransaktionen in Deutschland verlo-ren oder zerstreut seien. Er forderte dieÖffnung der Archive der Schweizer Ge-schäftsbanken, jene der Achsenmächte undder von Deutschland besetzten Ländersowie von allen neutralen Staaten. Jedesanwesende Land müsse seine Archive zu-gänglich machen, auch der Vatikan.

Im Zusammenhang mit der Frage nachdem Opfergold appellierte der US-Staatssekretär Stuart Eizenstat an die deut-sche Degussa-Gruppe, ihre Akten zur Ver-fügung zu stellen. Die Degussa hatte imKrieg Opfergold umgeschmolzen.

Annexe 4.3 : Die Welt, 06.12.1997Bubis enttäuscht über Konferenz zu Raubgold

dpa Frankfurt/Main - Der Präsidentdes Zentralrats der Juden in Deutschland,Ignatz Bubis, hat die Ergebnisse der Lon-doner Nazi-Raubgold-Konferenz als „sehr,sehr blamabel“ bezeichnet. „Für die Über-lebenden, die alle in einem sehr weit fort-geschritten Alter sind, ist das eine Rie-senenttäuschung", sagte Bubis am Freitag.

Die am Donnerstag zu Ende gegangeneKonferenz von 240 Politikern, Historikernund jüdischen Verbänden aus mehr als 40Ländern hatte zum Ziel, Ursprung undVerbleib des von den Nationalsozialistenvon Privatleuten und Zentralbanken ge-raubten Goldes genauer aufzuklären. DieTrilaterale Goldkommission (USA, Groß-

britannien und Frankreich) hatte zugesagt,die ihr verbliebenen 5,5 Tonnen NS-Raubgold im Wert von 54 Millionen Dollaraufzuteilen. Danach soll der Gegenwertvon den 15 Empfängerländern in den neu-en Hilfsfonds für Holocaust-Überlebendeeingespeist werden.

Die Schweizer Regierung lehnte es unterHinweis auf einen eigenen Fonds von 275Millionen Schweizer Franken (200 Millio-nen Dollar) ab, zu dem neuen Fonds bei-zutragen. Ignatz Bubis sprach unter Hin-weis auf die wohlhabenden Länder Groß-britannien und die USA von einem „lä-cherlichen Betrag“.

Annexe 4.4 : Neue Zürcher Zeitung, 01.12.1997Schatten des Zweiten Weltkriegs

41 Länder an der Raubgold-Konferenz in LondonIm Spannungsfeld zwischen Fachtagung und moralischem Tribunal

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120 J. Sauer

Vertreter von Regierungen, Staatsbanken und Holocaust-Opfern werden vom Dienstag bis Donnerstag in Londonversuchen, Klarheit über Herkunft und Verbleib des Nazi-Raubgolds zu gewinnen, die bisherigen Kompensations-zahlungen sichten und über weitere Entschädigungen diskutieren. Im Vorfeld ist in der britischen Presse eine weitereAnschuldigung gegen die Schweiz erschienen, und auch die britische Regierung muss sich Vorwürfe gefallen lassen.

Pgp* London, 30. NovemberDie Londoner Konferenz über Nazi-

Raubgold ist auf Anregung vor allem desseither in den Adelsstand erhobenen ehe-maligen Labour-Abgeordneten und Vorsit-zenden des britischen «Holocaust Educati-on Trust» Lord Greville Janner Zustande-kommen. Im August wurde sie vom briti-schen Aussenminister Cook offiziell einbe-rufen. Sie steht unter dem Patronat derDreier-Goldkommission (TGC), der nebendem Gastgeber die Vereingten Staaten undFrankreich angehören und die 1946 denAuftrag erhalten hatte, das von den Alli-ierten sichergestellte Nazi-Gold an seinerechtmässigen Besitzer zurückzugeben.Nach Angaben des Foreign Office nehmenRegierungsdelegationen aus 41 Staaten ander Konferenz teil; dies zum Teil nach ei-nigem Zögern - anders als im Fall derSchweiz, die ihr Interesse von Anfang anbekundet hat. Daneben sind diverse Zen-tralbanken und die Bank für internationa-len Zahlungsausgleich sowie als Vertretervon Opfer-Gruppen des Nazi-Terrors, dieInternational Romani Union der Fahren-den und fünf jüdische Organisationen(World Jewish Congress, World Jewish Re-stitution Organisation, European JewishCongress, European Council of JewishCommunities, American Jewish Joint Dis-tribution Committee) anwesend.

Ein Goldfonds für individuelle Opfer?Ursprüngliche Pläne einer Konferenz auf

Ministerebene haben sich rasch verflüch-tigt. Heute betont das britische Aussenmi-nisterium, dass es vor allem um dieSammlung und Sichtung historischer Fak-ten gehe und keine Entscheidungen gefälltwerden. Aussenminister Cook wird amDienstag die Eröffnungsansprache halten;die britische Delegation wird jedoch vomEuropa-Direktor im Foreign Office ange-führt. Die amerikanische Regierung ent-sendet Unterstaatssekretär Eizenstat. Kon-ferenzleiter ist Lord MacKay of Clashfern,ein ehemaliger Vorsitzender des britischenOberhauses. Die Tagungen sind nicht öf-

fentlich, um - wie die Veranstalter sagen -gegenseitige Vorwürfe im Rampenlicht derMedien zu vermeiden und sachbezogen zubleiben. Den Delegationen steht es aberfrei, Interviews zu geben und ihre schriftli-chen Beiträge zu verbreiten. Drei Punktestehen auf der Tagesordnung: Herkunftund Verbleib des Raubgolds, bisherigeSchritte zur Entschädigung von besetztenLändern und individuellen Opfern sowieweitere Schritte in dieser Hinsicht. LautForeign Office soll die Konferenz sich aufdas Goldthema konzentrieren, es sollenaber auch andere Fragen aufgeworfen wer-den können.

Cook hat bei seinem Besuch am Ghetto-Denkmal in Warschau am Freitag im Na-men der Dreierkommission offiziell vorge-schlagen, den unverteilten Restbestand anNazigold im Besitz der Alliierten - 5,5Tonnen im Wert von 32 Millionen Pfund -in einen neuen Entschädigungsfonds ein-zubringen und an individuelle Opfer zuverteilen. Dazu braucht es die Einwilligungder geschädigten Länder, die Anspruch aufdas Gold der Kommission haben. Grundfür den Vorschlag ist die durch neue Ar-chivforschungen in den USA und Gross-britannien gefestigte Erkenntnis, dass indie Hand der Dreierkommission nicht nursogenanntes Staatsgold, sondern auch indi-viduellen Opfern geraubtes und in Barrenumgeschmolzenes «Blutgold» gelangt war.Laut einem im Mai veröffentlichten histo-rischen Memorandum des Foreign Officeist dieser Anteil klein, wird aber nie genaubemessen werden können. Ein weiteresKonferenzziel der Briten ist, die Oeffnungder Archive für die Forschung in allenLändern durchzusetzen. Die VereinigtenStaaten wollen laut Presseberichten eineweitere Konferenz über andere Raubgüterim kommenden April in Washington vor-schlagen.

Verschobene PublikationenIn einem ersten Archivbericht des briti-

schen Aussenministeriums war im Sep-tember 1996 bei der Bezifferung von deut-

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La « conférence de Londres » 121

schem Raubgold in den Lagern derSchweizer Nationalbank von 500 MillionenDollar statt 500 Millionen Franken die Re-de; in einer zweiten Auflage ist der Irrtum,der die Proportionen der schweizerischenHehlerrolle stark verzerrte, eingestandenund korrigiert worden. Die vor Konfe-renzbeginn geplante Veröffentlichung ei-nes dritten Berichts über die Beschlag-nahmung der Konten von Naziopfern aufbritischen Banken durch den Staat ist ver-schoben worden, angeblich weil die Mini-ster noch keine Zeit hatten, ihn zu lesenund abzusegnen. Da viele für den briti-schen Staat peinliche Fakten durch eineVeröffentlichung des Holocaust EducationTrust bereits bekannt sind, argwöhnt diePresse nun, die Labour-Regierung, die einemoralische Aussenpolitik predige, habevermeiden wollen, zum Objekt der Kritikwie die Schweiz zu werden. Die vor derGoldkonferenz verschobenen Publikatio-nen häufen sich: Auch der Zwischenbe-richt der schweizerischen Historikerkom-mission über die Goldgeschäfte und derzweite Eizenstat-Bericht des amerikani-schen State Department gehören dazu.

Eigennützige Gute Dienste der Schweiz?Es wäre verwunderlich gewesen, wenn

nicht in einer britischen Sonntagszeitungvor Konferenzbeginn noch eine neue«Enthüllung» schweizerischer Missetaten

im Zweiten Weltkrieg erschienen wäre.Diesmal ist es der konservative «SundayTelegraph», der - neben einer bösenSchelte Cooks - berichtet, die SchweizerRegierung habe im Rahmen ihrer GutenDienste zwischen Japan und den Alliierteneinen Teil des Geldes, das sie von Gross-britannien und den Vereinigten Staatenzwecks Ueberweisung an Japan zur Hilfean Kriegsgefangene erhalten habe, zurKompensation schweizerischer Forderun-gen an Japan verwendet. Suggeriert wird,dass dadurch zum Tod von rund 100.000Soldaten in japanischer Gefangenschaftwegen Mangels an Nahrung und Medika-menten beigetragen worden sei. Die TaskForce Schweiz-Zweiter Weltkrieg hat demVerfasser des Artikel allerdings erläutert,dass die Schweiz die Alliierten von der Exi-stenz des auf japanischen Wunsch vertrau-lichen Verrechnungsabkommens vom Au-gust 1944 unterrichtet und ihnen in dieZahlungsvorgänge permanent Einblick ge-geben habe Das Interessenvertretungs-Mandat sei nach dem Krieg zur Zufrieden-heit der Alliierten beendet worden. Diesgehe aus publizierten diplomatischen Do-kumenten und aus einer Forschungsarbeitdes Schweizer Historikers Marc Perrenoudvon 1988 hervor. * Peter Gaupp ist NZZ-Korrespondent in London.

Annexe 4.5 : Tages-Anzeiger, 04.12.1997 Vorwürfe gegen die Allierten

In den Mittelpunkt der Nazi-Gold-Debatte in London ist am Mittwoch die Rolle der Tripartite Gold Commissi-on, der Dreimächte Kommission, geraten. Von Stefan Howald, London

Der Schweizer Delegationsleiter ThomasBorer verzichtete am zweiten Konferenz-tag auf eine allgemeine Pressekonferenzund sprach nur zu den Schweizer Medien.Dies, weil man die internationale Medien-arbeit aufgrund der ersten Erfahrungen«herunterfahren» wolle. Tatsächlich rücktedie Schweiz nach dem ersten Konferenztagund den ersten Presseberichten aus derHauptschusslinie. Borer erklärte, sie sei inden Voten des zweiten Tages nur noch amRande erwähnt worden. Die jetzt sich voll-ziehende Internationalisierung der Debattesei sachlich notwendig.

In seinem zweiten offiziellen Konferenz-

beitrag listete er die bisherigen Anstren-gungen der Schweiz zur Wiedergutma-chung gegenüber den Holocaust-Opfernauf. Jean-François Bergier, Präsident derunabhängigen Historikerkommission, be-tonte, die Ehrlichkeit mit der man hieraufgetreten sei, habe sich ausbezahlt.

Ein Bericht des amerikanischen Regie-rungshistorikers William Slany lenkte dasSchlaglicht neben der Schweiz auf die an-deren neutralen Länder Portugal, Spanienund Schweden, von denen bislang nurSchweden einen ausführlichen Bericht vor-gelegt hat. Insgesamt verschob sich aberdie Debatte am Mittwoch auf die Rolle der

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122 J. Sauer

Tripartite Gold Commission (TGC). ElanSteinberg vom World Jewish Congresspräsentierte neu entdeckte Akten der TGCaus dem US National Archive, aus denendeutlich hervorgehe, dass die Kommissionnach 1946 bewusst Gold von individuellenNaziopfern an europäische Nationalban-ken zurückgegeben habe. Insgesamt soll essich um 60 Tonnen Gold handeln, etwaeinen Sechstel der zurückerstattetenGoldmenge. Die Akte, deren Authentizitätvon offizieller Seite provisorisch bestätigtwürde, weist Ansprüche u.a. der österrei-chischen und belgischen Nationalbankenzurück, weil sie “unter keinen Umständenals Teil der offiziellen Goldreserve angese-hen werden können„. Damit habe, meintSteinberg, die Kommission die Existenzprivaten Goldes in den RaubgoldbeständenNazideutschlands zugestanden. Indem sieGold nur an Nationalbanken zurücker-stattete, habe sie teilweise Raubgold ausprivaten Quellen zweckentfremdet.

Demgegenüber wies die britische Histo-rikerin Gill Bennett darauf hin, dass dieTGC sich nicht um die Ursprünge desGoldes gekümmert, sondern nur die Be-rechtigung von Wiedergutmachungsan-sprüchen geprüft habe. Und ein Vertreterdes britischen Aussenministeriums meinte,der Anteil von realem privatem Raubgoldan der Summe, die tatsächlich zur Vertei-lung gestanden habe, sei verschwindend

klein gewesen. Die Vertreter des WorldJewish Congress akzeptierten im übrigen,dass angesichts des Zwangsumtauschesvon Gold in Österreich nach 1938 im pri-vaten Raubgold nicht nur dasjenige jüdi-scher Naziopfer inbegriffen sei. Im Rah-men der Konferenz trugen denn auchVertreter der Roma ihre Forderung nachEntschädigung vor, während draussenSchwulen- und Lesbenorganisationen fürdie Berücksichtigung ihrer Ansprüche de-monstrierten.

Als politische Forderung leitete derWorld Jewish Congress aus den neuenAkten wiederum die sofortige Öffnung derArchive der TGC ab. In dieser Fragescheint Grossbritannien die negative Hal-tung Frankreichs zu decken und sich denWünschen der USA nach schneller Offen-legung zu widersetzen.

Neben Griechenland hat auch Kroatienerklärt, seine letzten Rückzahlungsansprü-che gegenüber der TGC aufzugeben undstatt dessen zum neugegründeten Solidari-tätsfonds beizutragen. Die kroatischen An-sprüche sind unter den NachfolgestaatenEx-Jugoslawiens umstritten; das Vorpre-schen Kroatiens, das während des ZweitenWeltkriegs ins faschistische Herrschaftssy-stem verwickelt war, sowie die eigenwilligeGeschichtsschreibung seines Vertreters,lösten einige undiplomatische Unruhe aus.

Annexe 4.6 : Tages-Anzeiger, 05.12.1997Schweiz erntet Lob und etwas Kritik

Die Londoner Nazigold-Konferenz war ein Erfolg, sagen alle Beteiligten. Kalifornien überdenkt nun die Boykottegegen Schweizer Banken. Von Stefan Howald, London

Mehr wissenschaftliche Zusammenarbeitbei der Frage nach Nazi-Raubgold und einneuer Fonds für Holocaust-Opfer: Dassind die beiden wichtigsten Resultate deram Donnerstag beendeten Konferenz inLondon. US-Unterstaatssekretär Stuart E.Eizenstat strich die gute Atmosphäre derKooperation heraus, die geherrscht

habe. Er forderte alle teilnehmendenStaaten auf, die Frage von Kompensatio-nen wenn möglich bis Ende 1999 zu einemAbschluss zu bringen. Eizenstat würdigtedie bisherigen Bemühungen der Schweiz,besonders den Mut des Bergier-Berichts,

der in Auszügen vorgetragen worden war.Kritisiert wurde die Schweiz hingegen er-neut von Elan Steinberg vom World Je-wish Congress. Die Massnahmen derSchweiz hätten das Glas noch nicht einmalhalbvoll gemacht, sondern höchstens zueinem Viertel gefüllt.

Der Schweizer Delegationsleiter ThomasBorer zeigte sich erfreut über den Verlaufder Konferenz. Die Erwartungen seienübererfüllt worden. Auch Bundesrat FlavioCotti zog eine erste positive Bilanz. DieKonferenz sei fair gewesen, das ernsthafteBemühen der Schweiz um die Aufarbei-

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La « conférence de Londres » 123

tung der Vergangenheit sei gewürdigt wor-den. Die USA haben sich bereit erklärt, imFrühjahr 1998 in Washington eine Folge-konferenz zu veranstalten. Zugleich soll eininternationaler Datenaustausch via Internetbegonnen werden.

Kalifornien setzt Boykott aus New York.- Kalifornien sistiert das Moratorium fürGeschäfte mit Schweizer Banken für dreiMonate. Das erklärte Finanzminister Matt

Fong, der den Boykott im Sommer be-fohlen hatte. "Es ist Zeit, den Aktionender Schweizer Banken zu trauen." Er wirdseine revidierte Haltung am Montag an ei-ner Konferenz in New York darlegen, wosich öffentliche Finanzchefs treffen, umüber das Thema Schweizer Banken undHolocaust-Gelder sowie Nazi-Gold zu dis-kutieren. (vb.)

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FIGURE ET FONCTION DE LA COMMISSION BERGIERSophie Lugon*

IntroductionLe thème développé qui encadre cette recherche concerne la mémoire

collective comme processus de communication sociale. Par « mémoire collec-tive », nous faisons référence à une mémoire au présent. Surtout, nous évo-quons une mémoire rendue publique, par l'acte de dire, d’écrire et de raconterquelque chose à son sujet.

Dans ce contexte, nous nous sommes penchés sur le domaine publicformé par les médias. A titre d'exemple, nous avons porté notre attention surl'affaire dite des « fonds juifs ». Comment la presse suisse en rend-ellecompte ? A quelles ressources les journalistes recourent-ils pour construire laréalité dont ils parlent ?

Mon travail s'inscrit dans cette démarche. Son but est d'analyser la ma-nière dont la presse helvétique présente le problème spécifique de la commis-sion Bergier.1 Plus que les faits et gestes de la commission en tant que tels, ilconviendra alors de les étudier tels que présentés par la presse. C'est doncbien le discours de la presse –et ses modalités– qui sera au centre de mon tra-vail.

1. La distinction entre « figure » et « fonction » se justifie-t-elle ?Avant d'entrer dans l'analyse du discours des médias à proprement parler,

une question mérite d'être soulevée. Il s'agit de savoir si la distinction opéréepar le titre du séminaire entre la « figure » et la « fonction » de la commissionBergier est justifiée. C'est dans l'article de Daniel Cefaï (1996) que je trouve labase théorique permettant de répondre à cette interrogation.

Il ne s'agit pas de résumer tout le texte, mais de centrer l'analyse sur laperception que l'auteur a du problème public et de l'acteur public. En effet, lethème de la commission Bergier se situe clairement du côté des acteurs enprésence dans une arène publique.

Cefaï (1996, 47) présente le problème public comme un processus dy-namique. Cette conception apparaît nettement lorsqu'il dit : « [...] le problèmepublic est construit et stabilisé [...]. Son existence se joue dans une dynamiquede production et de réception de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que depropositions de solution. » Outre le dynamisme, cette citation souligne le pointde vue de Cefaï consistant à considérer le problème public comme une miseen récit. Pour lui, un même problème public peut bénéficier de différentes ver-sions, qui correspondent à la diversité de ses modes de construction.

Cefaï se penche ensuite sur la description des acteurs publics. Pour cefaire, il recourt à la formule de J. Dewey, présentant le problème public comme 1 Les journaux consultés sont les suivants. Pour l’année 1997 : 24 Heures, Impartial, Journalde Genève, Express, Matin, Liberté, Nouvelliste, Nouveau Quotidien, Tribune de Genève, Ba-sler Zeitung, Neue Zürcher Zeitung, Corriere del Ticino, et Regione. Afin d'affiner l'analyse, lemois de décembre 1996 a aussi été étudié, mais dans le Journal de Genève uniquement.

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« [...] “une activité collective“ en train de se faire » (idem, 49). Dans cecontexte, Cefaï essaie de réconcilier les tendances opposées du subjectivismeet de l'objectivisme. Ni purs reflets, ni purs « élaborant » (idem, 47), les acteursse présentent dans la « [...] double position de producteurs et de récepteurs ».

Si l'auteur essaie de montrer que les deux faces sont indissociables dansla mesure où les acteurs « [...] sont configurés par ce qu'ils configurent » (idem,50), il me semble intéressant de séparer d'un point de vue purement théoriquel'aspect « producteur » et l'aspect « récepteur » de l'acteur public. Il ne s'agitpas d'imaginer une possible évolution chronologique de ces aspects. L'acteurn'oscille pas d'un pôle à l'autre au cours d'une évolution séquentielle. C'estjustement parce que les deux faces sont sans cesse entremêlées, qu'un travaild'imagination visant à les séparer devient intéressant. Pour ce faire, je recoursaux phrases de Cefaï , tout en assumant leur commentaire. Pour bien com-prendre ma démarche –restrictive par rapport à la grande entreprise de Cefaï –il ne faut pas perdre de vue la question de départ, à savoir la possible sépara-tion de la « figure » et de la « fonction » de la Commission Bergier.

Cefaï dit d'une part que « Les acteurs collectifs se constituent eux-mêmes dans des agencements d'action [...]. » Il poursuit en disant qu'ilsn'existent pas tels quels avant la mise en place d'une activité collective. Aucontraire, « [...] ils sont configurés par ce qu'ils configurent. » Disant cela, Ce-faï souligne que les acteurs sont constitués en retour par ce qu'ils constituent.Cette approche transforme alors l'acteur en tant qu'origine d'une action, enacteur résultant de la configuration d'un problème. Un passage est très expli-cite à ce sujet: « [...] les acteurs, loin d'être les sujets ou les auteurs de ce pro-cessus, peuvent être tenus pour des thèmes des mises en scène et des misesen récit qu'ils opèrent. »2

D'autre part, il traite les acteurs collectifs sous l'autre angle, les présen-tant comme des sujets. Si Cefaï insiste moins sur cet aspect – l’activité del'acteur public semblant aller de soi –, certaines expressions le soulignent bien.L'auteur parle des « compétences » des acteurs. Il mentionne leurs « perfor-mances » et leurs « accomplissements pratiques » (idem, 51). Le point de vueadopté ici est celui de l’activité. L'apparent paradoxe de cette double approchede l'acteur montre en fait l’extrême complexité de l'action publique. Celle-ci sedéfinit en effet comme un jeu incessant d’interactions entre les acteurs et leproblème public d'une part, et entre les différents acteurs d'autre part. Le casde la commission Bergier illustre parfaitement cette complexité.

En effet, la commission est le prototype même de l'acteur comme résultat.D'un point de vue chronologique, l'émergence du problème public des fonds endéshérence précède et provoque la création de la commission. Il est toutefoisévident que la commission est contenue de manière latente dans le problèmedes fonds juifs tel qu'il est construit depuis son émergence. Dès le départ eneffet, on laisse entendre qu'un dénouement est possible. Avant même que laforme exacte et que le nom de la commission soient connus, il existe une placepour « ce quelque chose qui » permettra de résoudre le problème. Jean-François Bergier, président de la commission, se révèle absolument conscient

2 Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées de D. Cefaï (1996, 50).

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Figure et fonction de la Commission Bergier 127

du phénomène quand il dit : « Le processus est toujours le même: un scandaledébouche sur la création d'une commission et se termine par une action politi-que et judiciaire de réparation. » (24 Heures, 24.11.97)

Il est bien évident qu’une fois la commission créée, le processus ne sefige pas pour autant. La commission joue désormais un rôle d'acteur. En tantque telle, elle propose une analyse du problème auquel elle est confrontée ;elle essaie d'avancer des solutions. Il est important de garder à l'esprit le faitque la commission est créée de toutes pièces, dans la situation précise du pro-blème dit des « fonds juifs ». Dès lors, ne bénéficiant pas de ligne de conduitepréexistante, chacune de ses prises de position va faire évoluer le problèmepublic, tout en redéfinissant sa propre identité. Son image se construit alors aucoup par coup, reflet de ses prises de position. Le jeu d’interactions entre lacommission prenant position sur un problème public et ledit problème configu-rant la commission en retour apparaît alors de manière limpide.

Pour illustrer cette tendance, on peut citer la flexibilité de sa structure.S'adaptant au fur et à mesure à ses besoins, elle est d'abord formée de neufmembres (Nouvelliste, 10.1.97). A la suite de la destruction de documents sur-venue à l'UBS, elle recrute entre douze et quinze chercheurs pour « effectuer letravail de terrain historique » (Impartial, 20.1.97). En avril, face à la masse d'ar-chives à étudier, la commission nomme de nouveaux collaborateurs (NouveauQuotidien, 16.4.97). En mai, elle annonce le besoin de créer un organe internespécial, destiné à recueillir les témoignages verbaux (Corriere del Ticino,3.5.97). Ce point d'accueil sera effectif en août (24 Heures, 15.8.97). A lamême époque , elle exprime le besoin d'une douzaine de nouveaux collabora-teurs pour analyser les archives (Corriere del Ticino, 28.8.97). Si ces exemplesmontrent la flexibilité de la commission, ils confirment aussi que les change-ments à l’intérieur du groupe de chercheurs sont définis (engendrés) par desbesoins externes.

Pour revenir à ma question de départ, il me paraît peu habile de distinguerla « figure » de la « fonction » de la commission dans ce contexte. Celle-ci esten effet créée de toutes pièces, pour les besoins d'une enquête historiquemandatée par le Conseil Fédéral. Dans la mesure où le rôle de la commissionest prédéfini par l'existence du problème des fonds en déshérence, il est clairque la fonction détermine ici la figure. Toutefois, l'inverse est également vrai.Constituée à la suite de l'émergence du problème, la commission forme sonidentité par l’intermédiaire de l'élaboration même de celui-ci. Ainsi, c’est dansun jeu d'incessants aller-retours, que la fonction détermine la figure, qui à sontour fait évoluer la fonction.

2. Analyse du discours de la presseCette mise au point faite, il convient maintenant d'entrer dans le cœur du

sujet, soit la manière dont la presse suisse élabore sa vision de la commissionBergier. Sans entrer dans les détails, il me semble intéressant de relever icil'analogie entre la dualité de l'acteur social et le double aspect du langage lui-même : « [...] le langage dépend [...] d'un contexte social, tout en contribuant,en tant que partie de ce contexte [...], à (son) organisation » (Widmer, 1986,XX).

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Remarques généralesLa première remarque concerne le type des textes. La très nette majorité

des articles consacrés à la problématique qui m’intéresse se compose de nou-velles d'agence. Cette constatation montre que la tendance des articles estavant tout informative. La marge de manœuvre des journaux se réduit alors à lamise en page, au choix de la titraille et à celui d'éventuelles photographies.J'aimerais relever dans ce contexte que, parmi les nouvelles d'agence, cellesde l'Agence Télégraphique Suisse (ATS) arrivent en tête. Ce fait n'est pasanodin. Emanant d'une agence suisse et s'adressant à un lectorat essentielle-ment composé de Suisses, les textes comptent sur un savoir implicite de la partdu lecteur. Ce savoir partagé concerne essentiellement les institutions gouver-nementales, leur fonctionnement, ainsi qu'une connaissance générale de l'his-toire de la Suisse durant la seconde guerre mondiale. C’est à partir de ce savoirsupposé acquis que les journaux élaborent leur vision de la commission Ber-gier.

La deuxième remarque concerne le rubricage des articles. De manièrenettement majoritaire, c'est la rubrique « Suisse » ou « Confédération » quis'impose. Ce choix est révélateur. Il tend à montrer que, dans cette affaire, lesenjeux dépassent le seul intérêt des victimes juives.3 C'est en effet l'image dela nation Suisse tout entière qui se voit malmenée. Peut-être faut-il rappeler icique c'est sur les accusations persistantes du sénateur américain D'Amato quela Suisse s'est trouvée confrontée à ce repositionnement. Face aux attaquesétrangères, la mémoire collective suisse est ébranlée. Le problème des fondsjuifs devient un problème « helvético-suisse » : touchant la mémoire collectivesuisse, il met le pays face à un problème suisse.

Avec la dernière remarque, il s'agit de mettre en évidence que dès le dé-but de la période recouverte par ma recherche (soit dès décembre 1996), lanotion de « Fonds juifs » est suffisamment ancrée dans les esprits pour donnerson nom à une sous-rubrique. Cela montre de manière claire qu'elle s'est insti-tuée en véritable problème public. Cela révèle également un cadre plus large,plus ancien aussi, dans lequel le thème de la commission Bergier émerge.

Présentation de la commissiona. Evolution des appellations de la commission :La manière dont la presse présente la commission Bergier évolue au

cours de la période étudiée. Au-delà des variations, il faut remarquer que cer-tains éléments reviennent régulièrement (tous ensemble, en pairs ou pris iso-lément) et finissent par devenir des caractéristiques indissociables de la com-mission. Ces éléments fixes sont au nombre de cinq. La commission est :- formée d'historiens- indépendante 3La notion de « victimes juives » s'inscrit dans une construction très intéressante du problèmedit des « fonds en déshérence ». Elle renvoie à une double catégorisation. En tant que victimes,les juifs sont présentés comme « bénéficiaires »: ils bénéficient du droit de se voir restituer leurdignité et leurs biens. La deuxième catégorie concerne la notion même de « juif ». Elle réunitdans un même ensemble les juifs de tous les pays, quelle que soit leur nationalité. Cette caté-gorisation supranationale est d'autant plus intéressante qu'elle est opposée dans l'article quim’intéresse à la Suisse en tant que nation.

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Figure et fonction de la Commission Bergier 129

- présidée par Jean-François Bergier- chargée de faire la lumière sur les fonds en déshérence- mandatée par le Conseil fédéral

Ces éléments appellent deux types de commentaires :Premièrement, il s'agit de remarquer que ce portrait à cinq entrées mêle

étroitement les deux aspects de « figure » et de « fonction ». Par cette asso-ciation, le discours journalistique construit une image bipolaire et complexe dela commission. Il est intéressant de noter que l'approche théorique de la com-mission proposée plus haut aboutit aux mêmes conclusions que celle empiri-que faite à partir de la lecture de la presse.

Il convient ensuite de remarquer que chaque élément de présentationcorrespond à une catégorie. Celle-ci peut relever de la « discipline » (la com-mission est formée d'historiens), de l'«°institution» (la commission est prési-dée), du « statut politique » (la commission est indépendante) ou encore du« national » (la commission est mandatée par le Conseil fédéral, organe typi-quement suisse). Par l’intermédiaire de ces catégories, la presse met en placeun cadre conceptuel stable, à l’intérieur duquel elle peut élaborer son discourssur la commission.

Après avoir mis en évidence les éléments fixes, revenons à notre pro-blème de départ, soit l’évolution de la manière de présenter la commission.Dans ce contexte, il me semble fondamental de m’arrêter sur la présentation dela commission au moment même de son émergence, en décembre 1996. Latendance générale est alors d'insister sur son but. Mais sa tâche est présentéesuivant deux stratégies complètement différentes. La première inscrit la forma-tion de la commission dans un contexte diplomatique, dans lequel la Suisses'efforce de montrer sa bonne foi à faire la lumière sur le dossier des fonds juifs.Faisant preuve de bonne volonté, la tactique suisse vis-à-vis de son détracteurprincipal (les Etats-Unis) est celle de la négociation et du désir de convaincre.L'article du Journal de Genève du 10 décembre4 est limpide à ce sujet.5 Ladeuxième stratégie s'inscrit dans un cadre politique. Cette fois, le contexte estcelui des pressions étrangères auxquelles il faut réagir. Dans la mesure où laSuisse subit des pressions, sa position face à ses détracteurs est celle de lafrontalité. Le Journal de Genève du 20 décembre6 illustre bien cette tendance.Une analyse détaillée de ces deux textes me permettra de bien évaluer lesdifférences.

Journal de Genève, 10 décembre 1996 :Sous le même titre « Fonds juifs: intense semaine diplomatique améri-

caine pour le diplomate Thomas Borer », le journal place un article signé parun de ses journalistes concernant la visite diplomatique de Borer à New York etune dépêche d'agence (ATS) sous la forme d'un encadré. Cette disposition(article + encadré) relève d'une pratique journalistique récurrente. Pour éviterde trop alourdir l'article principal, les journaux recourent en effet aux encadrés,

4 Annexe 5.15 Un article du Journal de Genève du 14 décembre va dans le même sens. Sans entrer dansles détails, on peut mentionner le titre qui dit que la Suisse va « coopérer » avec D'Amato ou lechapeau, insistant sur la « bonne volonté des autorités helvétiques ».6 Annexe 5.2

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pour y donner les informations nécessaires à la bonne compréhension du texte.Le journaliste n'indique nulle part comment jongler avec les deux textes pourobtenir un maximum d'informations. Au contraire, il suppose que la manièredont fonctionne l’encadré par rapport au texte principal est connue. Cettemême tendance à supposer un savoir implicite du lecteur se retrouve dans letitre. La notion de « Fonds juifs » est considérée comme acquise et se hissepresque au rang de rubrique. Au contraire, la personne de Borer semble justi-fier la redondance de « diplomatique ». De même, le chapeau doit expliciterqu'il s'agit d'un ambassadeur de Suisse et du chef de la Task Force. Avec letemps, tous ces détails disparaîtront, et le seul nom de Borer suffira à évoquerchez le lecteur sa fonction ainsi que son rôle. Le sous-titre resserre un peu lecadrage du titre et insiste sur le bon état d'esprit qui anime la Suisse: « Il s'agi-ra avant tout de convaincre les américains de la bonne foi helvétique sur undossier où les enjeux dépassent parfois les seuls intérêts des victimes juives. »Parallèlement, il sous-entend que le problème des fonds en déshérence netouche pas que les victimes juives, bien au contraire. L'article s’intéresse alorsà montrer les querelles d’intérêt engendrées par ce problème entre des politi-ciens américains, dans le contexte de l'élection au Sénat. La dépêche, quant àelle, s’intéresse au sort de la Suisse. C'est à ce propos que l'annonce de l'ins-titution d'une commission d'experts indépendants apparaît.

Pour bien comprendre le contexte dans lequel l'annonce de la créationd'une commission émerge, il faut garder à l'esprit le sous-titre, insistant sur labonne foi helvétique. Cette notion revient d'ailleurs à deux reprises, dans lespremières lignes de l'article et dans celles de l’encadré. Dans les deux cas,l'expression est identique. Il s'agit de « faire toute la lumière » sur les avoirsdes victimes de l'Holocauste. Le choix de cette formule indique clairement quela stratégie de présentation de la commission est celle de la recherche de lavérité.

Cette précision faite, analysons maintenant la dépêche, présentant lesrépercussions du problème des fonds en déshérence sur la Suisse. Commentfonctionne-t-elle ? Issue d'une agence suisse, la dépêche s'adresse à un lecto-rat suisse et lui parle du problème des fonds du point de vue suisse. Dès lors,toute une série d’éléments constitutifs du système suisse sont considéréscomme connus et acquis. Le processus de création de la commission illustrebien ce phénomène. Le texte débute avec « La Suisse va faire toute la lumière[…] », mais la Suisse dont il est question n'est pas celle des habitants, des in-dividus qui la composent. Le texte présente le pays par le biais de ses institu-tions. Ainsi met-il en place les notions de « Conseil des Etats », « Chambredes Cantons », « Conseil National ». Avec ces notions, le texte construit unecertaine vision de la Suisse dont les institutions présentées sont typiques.Dans le cadre de ces institutions et de leur fonctionnement, la commissionémerge : la Suisse veut faire la lumière et délègue au Conseil des Etats et auConseil National la possibilité de nommer une commission. Ce fonctionnementinterne au système helvétique est stable. En ce qui concerne la composition dela commission, j'aimerais relever qu'elle fait intervenir un autre élément consti-tutif de la Suisse : le Conseil fédéral. De plus, et comme je l'ai déjà dit, elle faitappel à des catégories claires : il s'agit d'historiens (critère de la discipline), deSuisses et de quelques personnalités étrangères (critère de la nationalité), etc.

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Figure et fonction de la Commission Bergier 131

Remarquons enfin qu'aucun nom propre n'est prononcé.

Ce qu'il faut retenir de cette lecture peut se résumer comme suit. Le jour-nal insère l'émergence de la commission dans la stratégie de la bonne foi hel-vétique et de la recherche de vérité. La Suisse telle qu'il la présente est celled'institutions stables, dont le fonctionnement est un élément constitutif du pays.

Journal de Genève, 20 décembre 19967 :Paru dix jours après le texte analysé ci-dessus, l'article du 20 décembre

diffère sur un grand nombre de points. Certains méritent d'être retenus. Lepremier se rapporte au titre. Il ne donne ici accès qu'à un seul article, signé parun journaliste de la rédaction. Il tranche surtout nettement avec le ton du texteprécèdent. L’étiquette « Fonds juifs » a disparu et l’entrée dans le sujet se faitsans introduction, de manière abrupte : « Jean-François Bergier sera "Mon-sieur fonds juifs" ». Pour que ce titre fonctionne, le lecteur doit impérativementavoir une connaissance préliminaire du sujet dont il est question. Ainsi, il peutétablir une relation entre « monsieur fonds juifs » et la commission d'expertscréée par le gouvernement. Construisant le titre de cette manière, le journalistefait référence à une séquence antérieure implicite. Le même phénomène seproduit à la première ligne de l'article quand il écrit : « Après un retentissantcoup de théâtre [...] ». Une telle entrée en matière implique la connaissanced'un événement dont le journaliste ne parle pourtant pas. Quel est cet événe-ment ? Le Journal de Genève du 19 décembre nous fournit la réponse :« Fonds Juifs : la Commission privée de président ». L'article explique alors lesraisons qui ont poussé Urs Altermatt à retirer sa candidature à la présidence dela commission. Présenté en détails dans l'édition de la veille, cet épisode n'estpas relaté dans l'article du 20 décembre. La compréhension du texte passetoutefois par la connaissance de cette séquence implicite. Sans connaître ledésistement du fribourgeois, comment interpréter l'apparition du nom de Ber-gier comme président de la commission ? Tout l'article se construit alors enréférence à un élément important, puisque constitutif de la réalité telle que lejournal la présente, mais qui n'est pas mentionné.

Le ton du titre est lui-même symptomatique d'une connaissance anté-rieure implicite de la problématique. Sans aucune explication, le journalisteavance un nom (Jean-François Bergier). De plus, il n'explicite pas sa fonction,comme c’était le cas dans l'article précédent pour Borer, mais se contente d'un« Monsieur fonds juifs ». De manière évidente, le journaliste insiste ici sur l'in-dividu, la personne, en l'affublant d'un nom générique. Le surnom dont Bergierest affublé est très intéressant. S'il ne fait pas allusion directement à la commis-sion et à la fonction que Bergier y occupe, il va au-delà, faisant de Bergier unesorte de héros. L'analogie de ce surnom avec le déjà connu « Monsieur Pro-pre » n'est sans doute pas un hasard.

Le sous-titre confirme l'insistance de l'article sur la personne : « Avec septautres historiens et un juriste, le Vaudois, professeur à l'EPFZ, devra avant toutcontrer les pressions politiques. Du Congrès juif mondial notamment ». En cequi concerne Bergier, il est catégorisé ici selon deux critères se rapportant à sapersonne. Ils ne se réfèrent pas directement à son rôle au sein de la commis-

7 Annexe 5.2

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sion, mais peuvent éventuellement expliquer sa nomination. Il s'agit de ses ap-partenances géographique (« Vaudois ») et professionnelle (« professeur àl'EPFZ »). La manière de présenter les « sept autres historiens et un juriste »va dans le même sens. Contrairement à l'article précédent, qui insistait sur lacommission comme un organe issu du système institutionnel suisse, le journa-liste insiste ici sur la composition de la commission. Cette insistance se re-trouve tout au long de l'article. Le journaliste présente un à un les membres, parleur nom, leur âge leur appartenance nationale, voire cantonale et leur disci-pline. Il construit alors clairement une réalité complètement différente de celleprésentée dans l'article précédant. Les individus priment ici. La structure dutexte le montre, puisque la deuxième partie est intitulée « Quatre étrangers ».Quant à la première partie, elle consacre un long paragraphe au parcours pro-fessionnel de Bergier : historien, professeur, rédacteur de publications.

Au-delà de son insistance sur les personnes formant la commission plutôtque sur la commission en tant qu'organe stable au sein d'un dispositif institu-tionnel, le sous-titre attire l'attention sur le contexte dans lequel il inscrit leurtâche. Il s'agit de « contrer les pressions politiques ». Nous sommes loin ici del'article étudié plus haut. Souvenons-nous en effet qu'il présentait la commis-sion dans un contexte diplomatique et de bonne foi. Il s'agissait alors de tra-vailler main dans la main avec les Etats-Unis. Le journaliste positionne ici lesacteurs sociaux de manière complètement différente. Dès lors qu'il y a« contre », la situation est celle de l'affrontement direct, de l'opposition ouverte.Reste maintenant à cibler l'origine des différentes pressions politiques et àconnaître l’identité des groupes qui alimentent ces pressions. Le sous-titrelaisse entendre que plusieurs pistes sont possibles. La première, mentionnéepar le journaliste n'est autre que le Congrès juif mondial. L'article lui consacresa dernière partie sous le titre « Critiques du CJM ». Pour bien marquer le ca-ractère fort des oppositions, le journaliste recourt au langage militaire: « LeCongrès juif mondial [...] monte au créneau [...] ». Quant à la seconde source, ils'agit de pressions internes à la Suisse.

Les deux articles analysés, nous pouvons revenir à la question del’évolution de la présentation de la commission. Rappelons que la tendancegénérale est d'insister sur son but. Si le but de la commission est bien au cen-tre des présentations, les deux articles analysés ci-dessus montrent deux va-riantes possibles:- Stratégie de la bonne foi, dans un contexte diplomatique et au sein de l'or-

ganisation institutionnelle suisse- Rapport de force entre les acteurs, mettant en avant les individus plus que

les institutions.

A partir de là, il est intéressant de constater qu'à chacune des variantescorrespond un type d'appellation de la commission. Dans le premier cas, c'estla dénomination officielle qui prime. Le journaliste parle de « commissionsd'experts indépendants ». Dans le second cas, où le caractère institutionnel etofficiel est quelque peu négligé, le journaliste crée le titre de « commissionchargée d’enquêter sur les fonds en déshérence ». Cette mise en parallèlemontre que chacune des appellations correspond à une construction différentedu problème de la part du journal. La commission une fois créée, et présentéedans les journaux du mois de décembre selon les deux axes étudiés peu avant,

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le nom que lui attribue la presse ne cesse d'évoluer.

Le simple passage du temps peut expliquer cette évolution. Au départ, lelecteur ne connaît pas ou mal la commission Bergier. Les journalistes privilé-gient alors les portraits détaillés. Cette tendance dure de manière généralejusqu'au mois d'avril. 24 Heures brise en premier cette monotonie et secontente d'un bref « commission d'experts du professeur Bergier » (23.4.97).8Avec le temps, en effet, le lecteur a acquis un savoir sur le problème généraldes fonds en déshérence et le thème particulier de la commission Bergier. Sebasant sur ce savoir partagé, les journalistes peuvent alors commencer à sim-plifier le nom de la commission. De même, ils peuvent baser leurs articles surdes non-dits, considérés implicitement comme connus de la part des lecteurs.

Dans ce contexte, il faut souligner que les journaux tessinois sont plus ré-ticents à la simplification et au raccourcissement du nom de la commission. Enmai encore, alors que la problématique est connue depuis longtemps et que lesautres journaux se contentent de formules courtes, le Corriere del Ticino(3.5.97) parle encore en ces termes : « La maggior parte dei ricercatori dellacommissione indipendente di esperti presieduta dal professor Jean-FrançoisBergier, incaricata di esaminare il ruolo della Svizzera durante la SecondaGuerra mondiale [...] ». Pour bien saisir le contraste, voici un petit florilège desdénominations courantes dans la presse francophone et germanophone. Lasimple « Commission Bergier » revient très fréquemment.9 On peut citer aussila Neue Zürcher Zeitung (5.5.97) qui parle de « Historikerkommission (Bergier-Kommission) », puis simplifie encore l'expression pour parler de la« Kommission » (28.8.97). Avec le temps, même la presse italophone s'empa-rera de cette expression (pour la première fois : Corriere del Ticino, 25.9.97).

Si logiquement le temps –et avec lui la connaissance supposée du sujetde la part du lecteur– fait évoluer l'appellation de la commission, on peuts'étonner du manque de cohérence des journaux. D'un journal à l'autre, les dif-férences sont en effet énormes. De même, à l'intérieur d'une rédaction, les va-riations de noms sont courantes. Il ne faut alors pas s'étonner que du jour aulendemain, la commission bénéficie d'une autre appellation ou qu’elle se voieattribuer plusieurs noms au sein d'un même article. Pour illustrer la confusiondes appellations, nous pouvons citer La Liberté (25.9.97) qui parle indifférem-ment de « Commission d'experts présidée par le professeur Bergier »,d'«°historiens et de juristes°» ou de « Commission Bergier ». Nous pouvonsciter aussi le Journal de Genève (22.8.97) qui utilise simultanément la« Commission Bergier » ou la « Commission indépendante d'experts ».

Cette utilisation simultanée de différentes appellations montre la com-plexité de nommer la commission. Dès lors, il serait utopique de croire à la pos-sibilité d’établir une typologie stricte. Nous pouvons toutefois remarquer quedans le désordre des expressions, certaines règles existent. Premièrement,l'emploi d'un nombre d’éléments fixes (les cinq critères présentés en début detravail) ; deuxièmement, la simplification rendue possible par la connaissance 8Ce raccourci saisissant pose le problème de l'identification de la commission à son président.Ce problème fera l'objet de la seconde partie de mon travail.9 Par exemple: Journal de Genève ; 27.5.97, Express ; 15.8.97 ; Liberté, 25.9.97 ; Nouvelliste,28.8.97.

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supposée du sujet de la part du lecteur.

b. Problème de l’identité de la commission:

L'utilisation simultanée de différentes expressions pose le problème del’identité de la commission. En effet, la juxtaposition de divers noms pour définirune même entité provoque une sorte de flou. Il est toutefois très intéressant deconstater que malgré ce flou, la commission bénéficie dans la presse d'uneidentité forte. Un épisode est très explicite à ce sujet. Le contexte est celui de ladécision de la commission juridique du Conseil national de nommer un histo-rien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi en Suisse. Si cette décisionn'a pas de lien direct avec la thématique qui me préoccupe, la manière dont lapresse rapporte l’événement est très intéressante. Un article du Nouveau Quo-tidien du 19 novembre 1997 illustre parfaitement cette tendance. Analysons-leen détail.10

Le titre, jouant le double rôle d'accroche et de clef pour entrer dans l'arti-cle, est très parlant: « Une "commission Bergier" pour pister la Stasi enSuisse ? ». Le journaliste table ici sur un savoir implicite du lectorat concernantla commission Bergier. Nul besoin d'explications, la commission est devenuesuffisamment connue pour s'ériger en référence. Tout l'article doit alors être luà travers le filtre des connaissances concernant la commission.

Le premier paragraphe est révélateur d'une nouvelle forme de recherchecommencée avec la création de la commission Bergier. Il inscrit la démarchedu Conseil national dans la volonté « d'introspection historique amorcée parl'affaire des fonds juifs ». A partir de là, le journaliste semble construire son dis-cours sur le sujet de la Stasi en reprenant le même type de construction quedans les articles sur la commission Bergier. De manière typique, l'article suitalors la même articulation que les présentations de la commission Bergier enquatre éléments :11

- Le sous-titre met en place la discipline dont il est question: « historien ». Ilprocède à une catégorisation identique que celle de la commission.

- L'article inscrit l'émergence de cet historien dans un contexte institutionnelclairement défini. Comme pour la commission, la Suisse fait un processusintrospectif. Pour ce faire, elle délègue à ses institutions (ici, le Conseil na-tional) le droit de nommer un historien. Tout l'article se construit sur les ins-titutions et leur mode de fonctionnement.

- Bien que nommé par le politique, le journaliste insiste sur l’indépendancede l'historien : « [...] préposé spécial indépendant [...] ».

- Enfin, le but de l'historien est identique à celui de la commission. Il s'agitd'un travail d’enquête. Là encore, le journaliste élabore son discours surl'historien, reprenant pour modèle les mêmes phrases que celles utiliséespour construire la réalité de la commission Bergier. Ainsi il écrit: « [...] pré-posé spécial indépendant afin de faire toute la lumière sur les menées enSuisse des anciens services secrets de la RDA [...] ». Si l’enquête n'a pasle même sujet, le journaliste reprend telle quelle une formule consacrée(« faire toute la lumière ») de la commission.

10 Annexe 5.311 Dans la mesure où il s'agit de la nomination d'un seul historien, le critère de « présidée par »que l'on retrouve constamment pour la commission Bergier est forcément absent ici.

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Cet article est intéressant à deux titres. D’une part, il montre que la com-mission, malgré ses variations de dénomination, bénéficie d'une identité suffi-samment forte pour devenir un modèle structurant pour la création d'un autreorgane.12 D’autre part, sa structure révèle que la vision du monde proposée parle journaliste est calquée sur la vision du monde telle qu'elle est construitedans le contexte de la commission Bergier.

Présentation de Bergiera. Réduction du nom de la commission à celui de Bergier:Avant de m’intéresser à la présentation de Bergier, j'aimerais revenir sur le

processus de réduction du nom de la commission à celui de son président. Ilest utile de remonter ici jusqu'à la création de la commission. On se souvient duportrait à cinq entrées qu'en fait la presse. Il est vrai qu'au début, les cinq élé-ments coexistent, pour présenter au mieux l'organe nouvellement créé. Il s'agitde mettre en place les différents éléments structurants de la commission etd'expliquer comment ils fonctionnent entre eux. Une fois cela acquis (ou sup-posé tel), le journaliste peut commencer à élaguer. C'est dans ce contexte ques'inscrit la réduction du nom de la commission à celui de son président.

La lecture de l'article du Journal de Genève (20. 12. 1996) analysé plushaut est très révélatrice. Le titre lance de manière tapageuse la personne deBergier: « Jean-François Bergier sera "Monsieur fonds juifs" ». Le cadrage estcelui des fonds juifs en général. Le journaliste n'esquisse ni l'existence d'unecommission, ni la fonction de Bergier à l’intérieur de celle-ci. La suite de l'articles'en occupe. Elle présente alors la commission, insistant sur son but. La com-mission posée, elle installe le nom de Bergier comme « président » de cettecommission. Le titre prend alors tout son sens. Par rapport à son aspect laconi-que, il faut rappeler que le journaliste suppose un savoir implicite de la part dulecteur. Dans la mesure où celui-ci connaît le « coup de théâtre » qui a marquél’actualité des jours précédents, il ne peut que comprendre le titre et faire lelien entre les notions de « monsieur fonds juifs » et de « président ». Aprèsavoir posé les structures fixes de « commission » et de « président », le journa-liste présente en détail la personnalité qui va revêtir cette fonction. Un para-graphe entier est alors consacré à la personne et à la carrière de Bergier. Lejournaliste y mêle deux types d’éléments. Il s'agit d'une part d’éléments privés,tel que l'âge de Bergier. Ensuite et surtout, il s'agit d’éléments publics. Bergiers'inscrit dans diverses catégories : il est historien, professeur et auteur denombreux ouvrages, etc.

L’intérêt de cet article est qu'il construit la réalité de la commission piècepar pièce. Puis, il en indique le fonctionnement. Ce travail d'élaboration posé,les journalistes pourront tabler sur ce savoir de la part du lectorat. La consé-quence logique de ce savoir implicite est la simplification de la présentation dela commission. Un simple « commission Bergier » suffira alors à évoquer lacommission d'experts indépendants chargée de faire toute la lumière sur lesfonds en déshérence et présidée par l'historien Bergier.

12 Un article du Journal de Genève du même jour confirme cela. Evoquant la possible nomi-nation d'un historien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi, il parle de « Mini-Commission Bergier ».

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Si ce processus semble aller de soi, il se fait toutefois de manière lente. Ilest intéressant de relever dans ce contexte la simplification prudente faite parLa Liberté (10 janvier 1997) : « la commission historique Bergier ». De même,la notion de « commission Bergier » n'atteint jamais le stade de rubrique,comme c'est le cas pour la notion de « fonds juifs ». Enfin, cette appellation nes'impose pas de manière définitive et elle coexiste toujours avec des appella-tions plus détaillées. De manière récurrente, le titre parle de la « commissionBergier » alors que les premières lignes du chapeau reprennent la totalité deséléments représentatifs de la commission. Si ce type de mariage (titre laconi-que balancé par les détails du chapeau) peut se comprendre au départ par unbesoin de poser des bases solides, il devient de plus en plus étonnant au fur età mesure que le temps de l'affaire avance.

Si on revient maintenant à Bergier lui-même, il doit toujours être considérétel que présenté dans cet article fondateur :- vaudois- professeur- historien- reconnu par ses pairs en Suisse et à l’étranger- âgé de soixante-cinq ans- président de la commission.

Quand le nom de la commission est réduit à celui de Bergier, c'est à ceBergier-là qu’il est implicitement fait référence. Réduisant le nom de la commis-sion à celui de son président, les journalistes attribuent à celle-là les caractéris-tiques de celui-ci. Ce phénomène de transfert est très intéressant dans la me-sure où il montre bien comment un discours journalistique s'élabore petit à petit.Dévoilant comment un jeu de référence se construit à l’intérieur d'un discours, ilmontre aussi qu'il n'a de sens qu'à l’intérieur de ce discours spécifique.

b. Traitement photographique de Bergier:Le traitement particulier accordé à Bergier apparaît au travers de deux

moyens privilégiés: le titre et la photographie. Il est dans ce contexte intéres-sant de revenir encore une fois sur l'article du Journal de Genève du 20 dé-cembre 1996. On se souvient du ton fracassant de son titre: « Jean-FrançoisBergier sera "Monsieur fonds juifs" ». Il faut aussi se rappeler de la manièredont le journaliste présente la commission, non en recourant au système insti-tutionnel, mais en la décomposant en personnes. Tous les membres sont ainsinommés et décrits par le menu. En tant que Président, Bergier bénéficie tou-tefois d'un traitement de faveur.

Si au moment de la création de la commission, le Journal de Genève ac-corde de l'importance à chaque membre de la commission, la presse va com-plètement changer son mode de traitement au cours de la période étudiée.Deux tendances coexistent:- présentation de la commission d'un point de vue institutionnel- présentation de la commission par l’intermédiaire de Bergier.

Cette répartition des articles amène des commentaires. Premièrement, ils'agit de remarquer qu'une fois présentés, les membres de la commission dis-paraissent derrière l'organe qu'ils représentent (1) ou derrière leur président(2). Deuxièmement, il faut constater que cette disparition profite à Bergier, qui

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devient le relais principal entre la commission et le public. S'il est normal qu'entant que président, Bergier bénéficie d'une grande attention, la manière parti-culière dont la presse en parle mérite qu'on s'y arrête.

Penchons-nous sur les photographies. Les chiffres parlent d'eux-mêmes :sur septante-quatre photographies, vingt-neuf sont des images de Bergier,alors que seulement trois illustrations montrent tous les membres de la com-mission. Dans les rares cas où l'ensemble de la commission est présentée, lesous-titre de l'image ne peut s’empêcher de faire la part belle à Bergier. Commec'est le cas dans le Corriere del Ticino (20.10.97), seule la position de Bergiersur la photographie est indiquée. (« [...] Jean-François Bergier in piedi al centro[...] »); les autres membres étant laissés dans l'ombre. L'exemple de La Re-gione (8.3.97) est aussi explicite. Sous une photographie de groupe de lacommission, le titre insiste sur la personne de Bergier. Il ne mentionne pasalors la commission sous son titre officiel, mais parle de « Bergier et ses colla-borateurs ».

Si on en vient maintenant aux photographies de Bergier lui-même, nouspouvons remarquer qu'il s'agit toujours de portraits. Ce choix n'est certes pasinnocent. Un petit détour par l'histoire de l'art nous apprend en effet que leportrait tel que nous le connaissons aujourd'hui est issu du portrait de dona-teur. En tant que commanditaire d’œuvre, celui-ci est représenté dans œuvrequ'il fait exécuter. Au départ, la convention seule permet d'identifier le dona-teur. Quant à reconnaître, par les traits physiques, qu'il s'agit de telle ou tellepersonnalité, cela n'a aucune importance. Les choses évoluent à la Renais-sance. Marquée par un esprit d'individualisation croissant, cette période voit leportrait de donateur prendre plus d'importance. Quittant la fresque, il fait sonentrée dans le retable.13 D'abord mélangé aux autres figures de la scène, il sevoit petit à petit attribuer une place privilégiée, sur le volet latéral. Ce type dereprésentation indépendante (sur le volet, alors que la scène principale sepasse sur le panneau central) annonce le portrait autonome.

Dès le XVIème siècle, le portrait oscille entre deux tendances. Il est d'unepart une représentation insistant sur le caractère privé et individuel. En tantque tel, il privilégie les intérieurs et l'individualisation psychologique du per-sonnage représenté. En même temps, le portrait reflète l'organisation sociale. Ilmontre alors le rapport de l'individu à l'Etat. Dans les monarchies, le portrait decour est à l'honneur. Au contraire, un pays tel que la Hollande privilégie lesportraits de type bourgeois.

En quoi ce détour enrichit-il notre approche de la commission Bergier?D'une part, il rend visible le double processus de décontextualisation de la re-présentation d'un personnage et de son changement de statut. D'abord mem-bre du retable, le donateur est isolé dans un volet spécifique et termine sacourse en tant que personnage indépendant ayant une existence propre. D'au-tre part, il montre qu’une fois le portrait créé, celui-ci balance sans cesse entrela représentation privée et psychologique et la représentation officielle. Lesportraits de Bergier semblent bien entrer dans cette approche. On peut les di- 13 Sous sa forme la plus simple, le retable se présente comme un panneau de bois peint placéverticalement en retrait de l'autel. Composé de plusieurs panneaux (volets), le retable estnommé polyptyque.

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viser en deux groupes.

Le premier comprend les photographies de Bergier, prises sur le vif, lorsde manifestations publiques (Liberté 10.1.97, Corriere del Ticino 12.2.97, etc.).Bergier y est vu en train de prendre la parole au micro ou d'écouter un des au-tres participants. Si le cadrage se focalise bien sur Bergier, il laisse imaginerun contexte. Quelques exemples peuvent s’avérer utiles: L'Express(17.10.97)14 montre la tête de Bergier au premier plan, se découpant sur unerangée de visages flous. La Regione (21.10.97) opère un cadrage plus serrésur le visage de Bergier. Elle suggère cependant le contexte de réunion par lepupitre orné d'un micro derrière lequel Bergier se dresse et par la présence depersonnes floues à l’arrière-plan. Dans les deux cas, Bergier est portraituré,mais le photographe évoque le contexte plus large dont il est sorti. De manièreanalogue à la création du portrait en peinture, le photographe prend un détailde la scène, l'agrandit et le fait changer de statut. Bergier quitte le magma dugroupe, pour devenir nettement individualisé dans un portrait. Si Bergier est eneffet sorti du lot, par la stratégie de cadrage, il est évident que le contexte de laprise de vue est suggéré à dessein. Evoquant le contexte, le photographemontre Bergier en tant que participant, en tant que membre d'une collectivité.Cette dernière peut être celle de la commission elle-même ou celle d'une ma-nifestation à laquelle la commission participe. Dans tous les cas, Bergier estreprésenté sous un double aspect : la référence au contexte fait de lui unmembre. Mais mis en évidence par le cadrage, il est présenté en tant quemembre privilégié. La photographie elle-même reprend alors la catégorisationfaite par les articles : sans équivoque, elle montre Bergier en tant que prési-dent.

Le second groupe d'illustrations se compose d'une série de photogra-phies posées (Impartial 20.1.97, Giornale del Popolo 20.1.97, Le Matin23.1.9715, Neue Zürcher Zeitung 22.1.97, Journal de Genève 8-9.11.97). Cha-que image se construit selon la même structure. La scène se passe en inté-rieur, le plus souvent dans ce qui semble être une bibliothèque ou un bureau. Ami-corps, Bergier y est montré de face ou de trois-quarts, assis dans un fau-teuil.

Si les illustrations du groupe précédant montraient sans ambiguï té Ber-gier en tant qu'occupant la fonction de président, la situation est plus complexeici. Montrant son bureau ou sa bibliothèque, la photographie nous fait pénétrerdans l'univers de Bergier. L’intérieur représenté se caractérise par le choix dumobilier, la présence de tableaux, etc. Tous ces éléments appartiennent à lasphère privée. Même s'il s'agit du bureau où Bergier travaille en tant que prési-dent de la commission, l'accent est mis ici sur Bergier en tant que personne vi-vant dans tel type de milieu et de décor. On peut relever un parallèle entre cetype de photographies et celles de certaines stars hypermédiatisées, dont lepublic veut tout connaître. Les journalistes entrent alors dans la vie privée deces personnes pour nous montrer leurs maisons, leurs amis, etc. Ce parallèleest intéressant, dans la mesure où il montre que Bergier est une personnalitéconnue des lecteurs. Sinon, quel intérêt de pénétrer dans son intimité ? Il est 14 Annexe 5.415 Annexe 5.5

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toutefois inexact. Certains détails présents sur l'image ne fonctionnent en effetpas comme de simples éléments privés. Le meilleur exemple est celui de lapipe. Fumer ou non la pipe se rattache de manière évidente à la sphère privéede Bergier. Toutefois, le montrer la pipe à la main est loin d'être innocent. Il estvrai que la pipe fonctionne comme un attribut, qui donne à Bergier l'aspect d'unvieux sage. Elle fait entrer Bergier dans une catégorie particulière : celle dusage, de l'expert. Les nombreux livres présents sur l'image fonctionnent de lamême manière. Savoir que Bergier préfère tel ou tel type de littérature relèvede la vie privée, mais le montrer devant une bibliothèque bien garnie fait de luiun être cultivé, un intellectuel.

La présentation de Bergier oscille entre deux pôles. D'une part, il s'agit depénétrer dans son intimité. On pourrait parler de traitement « people ». Ce typede traitement montre que, de manière implicite, le journal considère Bergiercomme une personnalité publique et connue. D'autre part, et cet aspect mesemble beaucoup plus important, il s'agit de catégoriser Bergier. Connu commele président de la commission, il s'agit ici de justifier sa nomination à cette fonc-tion. Bergier est alors présenté comme un être de savoir, un intellectuel, repre-nant des catégories déjà utilisées dans les articles : celles d'historien ou d'ex-pert.

On se souvient que le premier groupe d'images montrait clairement Ber-gier en tant que président de la commission. Il insistait donc sur sa fonction. Lesecond groupe, plus complexe, met en avant les éléments qui font que Bergierest à sa place, en tant que président. Rendant visibles les caractéristiques deBergier, il s'agit de lui donner du crédit. Dans tous les cas, nous pouvonsconstater que les photographies (par le cadrage, la mise en scène, le choix dudécor ou de la pose) reprennent les catégories et le mode de présentation desarticles. Articles et photographies travaillent alors de concert à l'installation dumême monde, de la même vision de la commission Bergier.

ConclusionA travers ce travail, j'ai essayé de montrer le grand rôle joué par la presse

dans le contexte d'un problème public. La lecture des journaux révèle de ma-nière claire sa double fonction. Sa première tâche est évidemment d'informer lelecteur de l’évolution du problème dont il est question. Mais elle ne se contentepas de rapporter des faits. Bien au contraire, elle contribue à l'élaboration duditproblème, dans la mesure où elle en élabore une vision.

Le cas de la commission Bergier illustre bien cette tendance. En effet,l'analyse du discours journalistique concernant cette question révèle commentla presse parvient à établir sa propre vision de la commission. Pour ce faire,elle recourt à différents types de ressources. D'une part, elle utilise les ressour-ces proprement journalistiques. On peut évoquer le rubricage, le choix de latitraille, etc. D'autre part, elle recourt à des ressources extérieures. Elle puisealors dans le savoir partagé de son lectorat. A partir de ces éléments externes,de ce savoir commun, elle construit sa propre vision de la réalité. Elle peutaussi présenter un élément une première fois, puis le considérer comme un faitconnu et l'utiliser comme base, dans son élaboration ultérieure de la réalité.

Il est important de souligner ici que les différents éléments constitutifs du

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discours en train de se faire n'ont de sens qu'à l’intérieur de ce discours-là. Onpeut rappeler dans ce contexte la manière dont la presse peut raccourcir lenom de la commission, après l'avoir présentée dans tous les détails. On peutciter aussi le cas de l'historien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi,qui fonctionne uniquement dans la mesure où la référence « commission Ber-gier » a été établie comme telle, dans le discours dans lequel la présentationde l'historien émerge.

L'analyse aurait certes pu être approfondie. Faute d'exhaustivité, elle meten évidence quelques faits caractéristiques révélateurs de la manière dontfonctionne la presse, à l’intérieur de l'espace réduit qui lui est imparti.

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Annexes 5

Annexe 5.1 : Journal de Genève, 10.12.1996

Fonds juifs : intense semaine américainepour le diplomate Thomas Borer

Il s'agira avant tout de convaincre les Américains de la bonne foi helvétique sur un dossier où les enjeux dépassentparfois les seuls intérêts des victimes juives.

Le plus jeune ambassadeur de SuisseThomas Borer, chef de la Task Force sur lesfonds juifs en déshérence, vient d'entamerune délicate mission de persuasion auxEtats-Unis, où il doit convaincre politicienset représentants juifs de la bonne foi desautorités helvétiques à vouloir faire toute lalumière dans les meilleurs délais sur cetembarrassant dossier pour l'image de laSuisse. Point d'orgue de sa visite, les audi-tions qui seront tenues mercredi matin de-vant la Commission bancaire de la Cham-bre des représentants. Des auditions quifont suite à celles organisées en avril etoctobre derniers par la Commission ban-caire sénatoriale sous la houlette du séna-teur Alfonse D'Amato, qui n'a guère faitdans la dentelle jusqu'ici dans ses accusa-tions contre les banques suisses et laConfédération.

Présidées par le parlementaire républicainJim Leach (Iowa), un homme loué pourson sens de l'équité, ces auditions réunirontles meneurs de jeu de cette affaire, des re-présentants des banques suisses aux histo-riens du Département d'Etat chargés del'enquête sur le volet américain des trans-ferts de l'or nazi pendant et après la Se-conde Guerre mondiale en passant par lesreprésentants du Congrès juif mondial(CJM) et les victimes de l'Holocauste spo-liées par le régime hitlérien.

Si l'indépendance d'esprit, le ton mesuréet les manières chevaleresques de M. Leachlaissent augurer une atmosphère plus pro-pice à l'écoute mutuelle que lors des audi-tions sénatoriales, rien n'indique que lesautres acteurs de la journée ne veuillentapporter une note plus musclée à cettenouvelle batterie de témoignages.

A commencer par le sénateur D'Amatolui-même, présent sur tous les tableaux, quis'est invité à témoigner, malgré les démentis

répétés de son chef de cabinet. GregRickmann affirme que son patron a été invi-té, sans autre commentaire. Au cabinet deM. Leach, on indique que c'est au contrairele sénateur qui a tenu à être présent car ilsouhaite informer les membres de la Commissiondes travaux entrepris par son équipe. Certes, au-cun règlement n'interdit au président d'unecommission de prendre la parole devant lacommission de l'autre Chambre, mais lapratique est plutôt inhabituelle, reconnaîtDavid Runkil, porte-parole de M. Leach.

A en croire certains observateurs politi-ques américains, M. D'Amato ne souhaitetout simplement pas se laisser ravir la ve-dette sur ce dossier. Car si M. Leach nerisque guère de lui faire ombrage -- le poidsdu vote juif est quasiment nul dans l'Etatde l'Iowa -- ce n'est pas forcément le casd'autres parlementaires de la Commissionbancaire, démocrates et républicainsconfondus, des Etats de New York et duNew Jersey notamment. De ces parle-mentaires, Charles Schumer, démocrateprogressiste de Brooklyn (New York)paraît le plus à même de gêner les viséesélectorales de M. D'Amato, car soupçonnéde convoiter le siège du sénateur en 1998.

L'occasion est donc inespérée pour cedémocrate déjà largement soutenu par lacommunauté juive de New York, de sebattre sur le même terrain que D’Amato.En bref, une guerre de pitbulls en perspective,souligne cyniquement un observateur poli-tique à Washington. M. Schumer a déjà faitconnaître son intérêt pour l'affaire, expli-que Andrew Biggs, chef de cabinet de M.Leach. La tâche ne sera donc pas forcé-ment aisée mercredi pour Thomas Borer siles 2 rivaux new-yorkais décident de don-ner un premier coup de reins à leur campa-gne électorale.

Discrétion suisse

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142 S.Lugon

En marge de ces auditions, M. Borer de-vrait également profiter de son séjour pourtenir une série d'entretiens bilatéraux àWashington et New York. Vendredi, l'am-bassadeur a déjà rencontré Stuart Eisenztat,le sous-secrétaire d'Etat au Commerce in-ternational et coordinateur de l'enquêteaméricaine. Leur entretien, qualifié de po-sitif à l'Ambassade de Suisse à Washingtona porté sur l'échange d'informations mu-tuelles sur les enquêtes en cours tant enSuisse qu'aux Etats-Unis.

M. Borer devrait également s'entreteniravec M. Leach et éventuellement avec le

sénateur D'Amato si l'agenda de ce dernier lepermet, indique son chef de cabinet. Enfin,un entretien est également prévu à NewYork avec Edgar Bronfman, président duCJM, à la demande des autorités suisses.Aucune date n'a cependant été communi-quée. Une grande discrétion entoure eneffet la visite de M. Borer, une visite qui enmarge du volet public comporte égalementun volet strictement diplomatique, indique-t-onà l'Ambassade suisse à Washington. Maria-Pia Mascaro

Annexe 5.2 : Journal de Genève, 20.12.1996

Jean-François Bergier sera Monsieur fonds juifsAvec sept autres historiens et un juriste, le Vaudois, professeur à l'EPFZ, devra avant tout contrer les pressions

politiques. Du Congrès juif mondial notamment.Après un retentissant coup de théâtre, les

conseillers fédéraux se sont finalement misd'accord jeudi sur le nom du président dela commission chargée d'enquêter sur lesfonds en déshérence et les avoirs nazis dé-posés en Suisse. Alors que la personnalitédu Fribourgeois Urs Altermatt n'avait pasréussi à convaincre l'ensemble du collègemercredi -- et en particulier Ruth Dreifuss- l'historien vaudois Jean-François Bergiera fait l'unanimité. Contacté mercredi soiren dernier recours, ce dernier semble avoirconstitué l'homme providentiel de la situa-tion.

Etabli depuis trente ans outre-Sarine,Jean-François Bergier occupe l'importantechaire d'histoire des civilisations de l'Ecolepolytechnique fédérale de Zurich (EPFZ),et s'est distingué par ses nombreuses publi-cations sur l'histoire économique de laSuisse. Reconnu par ses pairs, cet hommede 65 ans, qui jouit d'une grande aura enSuisse et à l'étranger, devra conduire avecindépendance la lourde tâche qui l'attend:diriger une équipe de scientifiques dans uncontexte politique très émotionnel.

Il devra avant tout chercher à se prému-nir d'éventuelles pressions politiques,même si Flavio Cotti s'est plu à répéter àmoult reprises que la commission, indé-pendante, bénéficierait d'une grande auto-

nomie. Jean-François Bergier s'est déclaréhonoré par ce mandat, mais n'a pas cachésa peur eu égard à l'énormité de la respon-sabilité dont il se voit ainsi investi. Je ne suispas un spécialiste de la Deuxième Guerre mon-diale, mais un généraliste de l'histoire économique,ce qui me permettra d'avoir une vue d'ensemble duproblème.

Pour le seconder, Jean-François Bergierpeut compter sur une équipe de renom,bien que ses membres - 7 historiens et unjuriste -- ne constituent pas non plus lesspécialistes les plus pointus de la période,ni de la problématique considérées. Certesil ne leur reviendra pas de réaliser le travailde terrain, mais d'organiser la rechercheavant tout, comme le relève Andreas Kel-lerhals, vice-directeur des Archives fédéra-les. La tâche d'investigation à proprementparler sera effectuée par une équipe de 10 à20 personnes qui reste encore à nommer.

Quatre étrangersParmi les 7 historiens, figurent 4 étran-

gers. Il s'agit de Wladyslaw Bartoszewski(74 ans), ancien ministre des Affairesétrangères de Pologne. Avant d'embrasserla carrière diplomatique, cet ancien internéd'Auschwitz a enseigné l'histoire en Polo-gne et en Allemagne. L'historien économi-que britannique Harold James, jusqu'à ré-cemment professeur invité de l'Institut

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Figure et fonction de la Commission Bergier 143

universitaire de Hautes études internatio-nales de Genève, est le benjamin dugroupe. Agé de 40 ans, il enseigne actuel-lement à l'Université de Princeton (USA).L'unique femme de la commission, l'Amé-ricaine Sybil Milton, travaille au Musée del'Holocauste de Washington. Quant àl'Israélien Saul Friedländer, né en Tchéco-slovaquie en 1932, c'est une éminence del'histoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Le véritable spécialiste des avoirs en dés-hérence des victimes du nazisme en Suisse,un des points centraux du mandat de lacommission, est le Bâlois Jacques Picard,âgé de 44 ans. L'équipe est complétée parl'historien économique lucernois JakobTanner, âgé de 46 ans, qui enseigne à l'Uni-versité de Bielefeld, en Allemagne. Le der-nier historien du groupe est Georg Kreis(53 ans), le directeur de l'Institut européende l'Université de Bâle, spécialiste des rela-tions internationales et des questions d'ac-

tualité. Enfin, le seul et unique juriste dugroupe est le Jurassien Joseph Voyame (73ans), qui a assumé de très nombreux pos-tes, parmi lesquels celui de directeur del'Office fédéral de la justice.

Critiques du CJMLe Congrès juif mondial (CJM) n'a pas

hésité à monter au créneau, jeudi déjà, ens'offusquant de ne pas avoir été consultépour la nomination des membres de lacommission. Il s'est félicité de la nomina-tion de Sybil Milton, Saul Friedländer etJacques Picard, mais a fustigé celle de Ha-rold James. Un avant-goût de ce qui attendla commission, qui devrait se réunir pour lapremière fois à la mi-janvier.

Elle décidera alors de la manière dont elles'organisera pour remplir son mandat quidevrait faire l'objet d'un rapport final d'icitrois à cinq ans.

Esther Mamarbachi

Annexe 5.3 : Nouveau Quotidien, 19.11.1997

Une «commission Bergier» pour pister la STASI en Suisse ?Une commission du National veut nommer un historien pour éclairer les menées de la Police secrète de l'ex-RDA.Mais jusqu’où la Suisse, étendra-t-elle

l'introspection historique amorcée par l'af-faire des fonds des juifs ? Apres avoircommencé à lever le voile sur son attitudedurant la Deuxième Guerre mondiale, lestravaux de fouille toucheront peut-être unepériode plus récente. Sous la pression dedéputés de droite, une investigation pour-rait être ordonnée par les Chambres afind’éclairer les relations qu'ont entretenuescertaines organisations et personnalitéssuisses avec l'ex-Allemagne de l'Est et, plusprécisément, avec sa police secrète, la si-nistre Stasi.

C'est en tout cas la recommandationformulée hier par la commission des affai-res juridiques du national, qui propose denommer un historien pour cette recherche.Les parlementaires donnent suite ainsi à unvote du Conseil national qui, en juin 1996,avait accepté une initiative parlementaire deWalter Frey, très proche camarade de partide Christoph Blocher. Le député de l'UDCzurichoise demandait la mise en place d'un

«préposé spécial indépendant» afin de fairetoute la lumière sur les menées en Suissedes anciens services secrets de la RDA.

La commission du National est allée plusloin en adoptant un arrêté fédéral qui s'ins-pire de celui créé pour la commission d'ex-perts Bergier, celle-là même qui s'intéresseau rôle de la Suisse durant la DeuxièmeGuerre mondiale. Selon le projet de lacommission des affaires juridiques, leConseil fédéral devrait nommer un histo-rien indépendant plutôt qu’un préposéspécial, cela afin de faciliter l’accès aux ar-chives de la Stasi.

La présidente de la commission, la radi-cale zurichoise Lili Nabholz, a tenu à préci-ser hier que les recherches sur la Stasi se-raient de moindre portée que cellesconcernant la guerre, et surtout qu'il nes’agissait en aucun cas de régler des comp-tes avec la gauche. La députée en veut pourpreuve que le mandat qui serait, confié àcette commission Bergier bis porterait aus-si sur les liens qu'ont noués l’économie et

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144 S.Lugon

l’Allemagne de l'Est. Le Conseil nationaldevrait se prononcer au plus tôt ce prin-

temps. LNQ/ATS

Annexe 5.4 : L’Express, 17.10.1997

Annexe 5.5 : Le Matin, 23.01.1997

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LA TASK FORCE ET LE POLITIQUEMauro Vignati et Sid Ahmed Hammouche*

IntroductionLa Task Force a été crée par décision du Conseil Fédéral le 23 octobre

1996. Elle fait partie intégrante du Département Fédéral des Affaires Etrangè-res (DFAE) et dépend directement de son chef : le conseiller fédéral FlavioCotti. Cet état-major spécial fonctionne comme une cellule de crise, dans lesens que son existence est strictement liée à la résolution de l’affaire des avoirsen déshérence issus de la Deuxième Guerre mondiale. Elle est dirigée parl’ambassadeur Thomas Borer et compte vingt-six collaborateurs, parmi les-quels des diplomates, des historiens, des juristes et des spécialistes en com-munication. La Task Force a pour tâche principale de représenter les intérêtsde la Suisse dans les discussions en cours sur le plan international, d’agir demanière expéditive et de coordonner au niveau des autorités fédérales toutesles mesures relatives aux avoirs en déshérence issus de la Deuxième Guerremondiale. Elle est également chargée de coordonner les plus importants orga-nes actifs dans ce domaine (Commission Bergier, Comité Volker, le FondsSpécial en faveur des victimes de l’Holocauste/Shoah dans le besoin, les or-ganisations juives, les banques, les médias, etc.).1 Notre étude a pour objectifd’analyser la Task Force en tant que figure construite par le discours de lapresse suisse. Le problème principal qui se pose au chercheur est celui ducontexte à l’intérieur duquel il aura la possibilité de travailler. La définition et ladescription du champ d’étude sont fondamentaux pour pouvoir délimiter lesthématiques à affronter dans un domaine précis, pour appréhender la problé-matique dans son entier et donc obtenir une vision critique plus profonde etmoins dispersée. Afin de pouvoir regarder avec des yeux objectifs et d’obtenirune image la plus diversifiée possible au niveau géopolitique de la figure de laTask Force (qui naît et qui se développe à l’intérieur du contexte journalistiquesuisse), nous avons décidé d’utiliser un large éventail de journaux et hebdo-madaires, en cherchant une optimisation de la diversification du notre corpusafin de couvrir les trois régions linguistiques, les différentes appartenances ouindépendances aux idéologies politiques et le différent retentissement nationalet social.2 Pour respecter les prémisses exposées jusqu’ici, nous avons jugétrès utile et d’une certaine façon complémentaire, d’ajouter aux articles de jour-naux et d’hebdomadaires les articles parus sur Internet, considéré désormaiscomme un importants moyen d’information. Ces articles sont tirés du site Inter-net de la Task Force. Ils ont été rédigés par des journalistes et des membresde la Task Force.

Afin d’appréhender le problème public dans sa complexité, nous devons

1 REVUE Suisse, Janvier 1998 ; Réélaboration du document officiel rédigé par la Task Force,Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne.2 Presse de référence : Nouveau Quotidien, Journal de Genève, Tages-Anzeiger, Neue ZürcherZeitung, Berner Zeitung. Presse régionale : 24Heures, Tribune de Genève, Liberté, Nouvelliste,Aargauer Zeitung , Neue Luzerner Zeitung, Bund, Basler Zeitung, Corriere del Ticino, Giornaledel Popolo. Autres sources : Das Magazin, REVUE Suisse, Internet.

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aller au-delà de la description et de la définition de notre champ d’étude enspécifiant une démarche d’analyse. L’approche ethnométhodologique (qui noussemble être la théorie sociologique la plus appropriée pour décrire et analyserun problème public), nous a permis d’analyser notre corpus suivant une ana-lyse séquentielle, entendue comme l’exposition des faits ou mieux des articlesselon leur date de parution (le « monde calendaire »)3. C’est ainsi que nousavons constaté une transformation de l’image de la Task Force, en lien avec ledéroulement du scandale des fonds en déshérence. Au fil de cette recherche,nous avons été confrontés à la forte présence d’une synecdoque : beaucoup detextes relatifs à la Task Force portent, soit dans les titres soit à l’intérieur mêmedes textes, le nom de M. Borer, lequel en vient à représenter l’ensemble d’uneéquipe de presque trente membres. Ainsi, l’image de la cellule de crise sestructure et se développe à travers la construction de l’image de son chef. Pourl’explication et pour une compréhension exhaustive de ce phénomène nousrenvoyons au paragraphe consacré à l’analyse de l’image de M. Borer.

L’analyse séquentielle nous a permis de distinguer trois phases fonda-mentales marquant l’évolution de la Task Force : une première phase de« Vérité », une deuxième phase « Economique », et la troisième de« Médiation ».4

1. VéritéUn problème social naît lorsque les membres d’une société énoncent des

jugements de valeur sur une situation qui leur semble insupportable ou indési-rable. Il devient un problème public dès lors qu’il est un enjeu de controverseset d’affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques. La confi-guration du problème public implique celle d’un « système actanciel » (Boltans-ki cité par Cefaï , 1996, 52), c’est-à-dire une configuration des relations entreles différentes figures impliquées dans la constitution d’un problème social.Dans notre première phase, où le problème social se développe à partir de sonstade embryonnaire suite à la dénonciation de la problématique par les autori-tés américaines, le schéma actanciel est construit en référence au modèle judi-ciaire. Il organise les rapports entre les dénonciateurs de la problématique, lesresponsables, les victimes et les juges. Les accusations et les revendicationsferont alors l’objet de discussions à l’intérieur des arènes publiques. Ce schéman’est pas rigide : les acteurs et les catégories peuvent changer en fonctiond’une transformation de la situation initiale ; les acteurs peuvent changer decatégorie en fonction des relations qu’ils entretiennent entre eux. Le schémaactanciel est fondamental pour comprendre et circonscrire le problème publicd’un côté, et de l’autre pour identifier et catégoriser les acteurs. Dans cettepremière phase – que nous avons appelée Vérité – le problème public seconstruit autour de l’identification des coupables et des victimes : c’est juste-ment la période où la volonté de clarifier le passé est fortement présente.

3 La période d’analyse se déroule à partir de la date de fondation de la Task Force (le 23 octo-bre 1996) jusqu’à la conférence de Londres (décembre 1997).4 A noter qu’une séparation nette des périodes n’est pas faisable en suivant d’une manière tropstricte la classification des articles selon leur date de publication. A la fin d’une période et aucommencement de la suivante, les articles des différentes thématiques se mêlent pendant unou deux mois.

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La task force et le politique147

L’image que la presse suisse nous donne de la problématique est la sui-vante :

Après les articles parus à l’occasion de la création de la Task Force, le 24octobre 1996 (date de la déclaration du DFAE concernant l’institution de lacellule de crise), c’est le 12 décembre qu’apparaît le premier article consacré àThomas Borer et à sa cellule de crise, à l’occasion des auditions à la Chambredes représentants aux Etats-Unis. Cet article montre comment le diplomatesuisse représente la Suisse aux Etats-Unis. Le titre charge M. Borer de cettetâche difficile :

« Fonds juifs : à Washington, face à ses accusateurs, la Suisse se défend » 5

Deux figures principales sont mises en relation : les accusateurs et celuiqui défend la Suisse. Nous utilisons le terme défendre parce que c’est l’imageque nous présente le journaliste dans son titre. La presse ne présente pas lesinterventions de M. Borer comme chargées du pouvoir de résoudre la questiondes fonds en déshérence aux niveaux historique et moral, mais comme les ré-ponses adéquates à apporter devant un tribunal, face à des accusateurs. Lesaccusations portées par les représentants du Comité des affaires bancaires etfinancières de la Chambre basse sont suivies par des réponses obtenues à tra-vers le choix des extraits des interventions de Thomas Borer. Par contre, lecorps de cet article présente le travail de Thomas Borer afin que la Suissepuisse être vue non comme la responsable, mais comme celle qui s’engage àrésoudre cette affaire aux niveaux historique et moral. Les extraits mentionnéspar le journaliste nous montrent comment la Suisse, à travers son nouvel or-gane qu’est la Task Force, ne veut pas être engagée dans une controverseentre dénonciateur et responsable, mais qu’elle essaie de s’approcher à traversune attitude de coopération, une recherche de collaboration :

« La Suisse est parfaitement consciente de la douleur, du discrédit et de la confusion quecette affaire engendre. C’est dans ce sens que vous pouvez être assurés que cette commis-sion bénéficiera de la collaboration totale et sans entrave de tous les services de mon gou-vernement. La vérité ne nous fait pas peur. Nous considérons en effet comme fondamen-tal que nous parvenions à cette vérité aussi rapidement que possible. Mais pour ce faire ilnous faut faire fi des spéculations, des conclusions hâtives et des revendications sans fon-

5 Le Nouveau Quotidien, 12 décembre 1996, annexe 6.2

Dénonciateur- La Suisse- L’administration américaine

Victime- Les juifs de l’Holocauste/Shoah

Responsable- Les associations juives- La Banque Nationale Suisse- Les banques privées- La Task Force

Juge- Les différentes organisations

concernées (les commissionsd’experts, la Commission Bergier,le Congrès Juif Mondial)

- L’opinion publique

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148 M. Vignati et S. A. Hammouche

dements que continuent de faire obstacle à la compassion, au tact et à la compréhensionmutuelle dont – à juste titre – la procédure a tant besoin. »6

Des expressions comme « la vérité aussi rapidement que possible »,« collaboration totale°», « tact et compréhension » sont les mots clés del’attitude adoptée par la Suisse envers l’opinion publique internationale, dansce cas spécifique à l’égard des autorités politiques américaines. Au niveau dela problématique, la Suisse reste coupable. Mais elle a eu l’esprit de créer unorgane à travers lequel elle peut assumer une position de collaboration dansl’affaire. Dès ce moment, étant donné que le scandale des fonds juifs en déshé-rence est devenu un des thèmes principaux dans la presse suisse, la TaskForce a acquis une grande importance médiatique, parce que les journalistesont compris que c’est à elle que le gouvernement suisse a confié la résolutionde l’affaire. C’est dans ce contexte que l’article paru le 23 janvier 1997, dédié àl’image de la Task Force et surtout à celle de Thomas Borer, devient compré-hensible :

« Pourquoi l’ambassadeur Thomas Borer a tout pour plaire aux Américains » 7

Cet article, introduit par une brève présentation biographique, présenteles nombreuses qualités du chef de la Task Force. La tendance à exalter la fi-gure du nouveau diplomate est tangible dans la presse suisse à tous niveaux.Tous les quotidiens et hebdomadaires lui consacrant un article ou plus. La fi-gure de M. Borer a un rôle central dans l’affaire des fonds juifs. Son image aété créée d’une façon qui rappelle le style américain. Le nom de la cellule decrise, Task Force, indique nettement que le Département Fédéral des AffairesEtrangères voulait se confronter avec les autorités américaines en disposantdes mêmes atouts : le nom, emprunté au vocabulaire anglo-saxon et par sonsa puissance d’évocation a beaucoup frappé l’opinion publique. Cette dernièreconnaît déjà le nom Task Force grâce aux médias (p. ex. à travers la Guerre duGolfe), qui dans notre imaginaire est la figure d’un groupe créé rapidementpour se confronter à un problème qui est né avec la même rapidité : une sortede force spéciale. Les termes « rapidité », « efficacité », « assurance »,« confiance », « capacité », accompagnent indissociablement « Task Force »dans notre imaginaire collectif. Donc, au-delà de sa volonté de se confronterd’une façon paritaire, le Conseil Fédéral a voulu rendre conscient le peuplesuisse qu’il était en train d’opérer efficacement sur le plan international.

M. Borer, qui était déjà conseiller juridique à l’ambassade de Washingtonen 1993, a été choisi par Flavio Cotti à la tête d’une cellule d’intervention, quiavait comme mots d’ordre la rapidité et l’efficacité, en raison de sa connais-sance de l’environnement politique, économique et juridique des Etats-Unis (M.Borer avait présenté Henry Kissinger à M. Cotti ).

Nous avons relevé dans le paragraphe introductif que la figure de M. Bo-rer était intimement liée à l’image de la Task Force, au point qu’elles sont deve-nues une seule entité médiatique. Les journaux poussent à plein régime la fi-gure de M. Borer : articles, interviews, encadrés, reportages, dépêches. Plu-

6 Extrait du discours de Thomas Borer au « Committee on Banking and Financial Services » dela Chambre basse des représentants des Etats-Unis (http://www.switzerland.taskforce.ch/doc/961211_i.html).7 Le Nouveau Quotidien, 23 janvier 1997, annexe 6.3

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sieurs thèses se manifestent à l’égard de ce phénomène : la volonté politique etsociale de créer un cas mass-médiatique, l’absence d’un meneur de référence,une personnalité forte, disponible pour incarner l’image de la Suisse à exporteraux Etats-Unis, ou simplement un accord tacite entre les moyens d’informationpour donner de l’espace à ce nouveau personnage, insolite dans le panoramasuisse, révolutionnaire par rapport au vieux système diplomatique suisse. Lestermes les plus utilisés pour qualifier le diplomate dans la presse suisse ontété : « le chef de la Task Force », « le nouveau diplomate », « le patron »,« notre ambassadeur », « l’ambassadeur » et « le jeune diplomate ». Toutesces qualifications, qui servent logiquement à exalter la figure de M. Borer àl’égard du peuple suisse, sont accompagnées par tout un travail iconographi-que, lequel sera une des colonnes porteuses de la campagne de la TaskForce. Les photos représentent toujours M. Borer au milieu de l’image, ou entredifférentes personnalités du monde juif ou politique américain, les yeux écar-quillés, dans des postures qui inspirent confiance, assurance, concentration,ouverture et présence d’esprit. Il est chaleureux, à l’écoute et amical. Das Ma-gazin – le supplément hebdomadaire du Tages-Anzeiger – lui a dédié sa Une,en le montrant debout au milieu de la croix suisse, avec le titre juste en des-sous de ses pieds : « Der Undiplomat »8. Ce dispositif évoque le nouveau styleadopté par M. Borer : la transformation d’une diplomatie suisse, vielle et inca-pable d’affronter d’une manière décidée, en diplomatie instruite et organisée.L’image de M. Borer acquiert encore plus d’importance et de puissance en of-frant à la presse une toute petite tranche de la vie privée de l’ambassadeur. Lefait de rendre familier ce personnage à son public, aboutit à une reconnaissanceet un sentiment de bienveillance de la part du public envers le personnage pu-blic : l’homme qui, grâce à son succès auprès des femmes, fait parler de lui àBerne comme à Washington (il est fiancé avec une ex-miss Texas) : « Quevoulez-vous ? Je suis célibataire et pas homosexuel. »9

Les déclarations récoltées par les journalistes aux Etats-Unis font égale-ment état d’une image très forte outre-Atlantique. Un représentent d’une orga-nisation juive a commenté à propos de M. Borer : « Il a l’air de sincèrementsouhaiter régler cette question humainement. Il semblait déterminé à trouverune solution globale et rapide sans en référer toutes les cinq minutes à Berne.Ce n’est pas lui qu’il faut blâmer d’abord, mais le gouvernement suisse. On nesait plus qui est en charge du dossier à Berne ! Et cela ne rend pas vraimentservice à votre ambassadeur. »10 On voit dans cette première phase que laSuisse s’engage dans le chemin de la collaboration, afin de découvrir la véritéqui devrait être à la base de toute discussion et négociation concernant lesfonds juifs en déshérence. Mais, dans l’optique internationale, elle est néan-moins jugée comme coupable. De plus, les différents groupes d’intérêts pré-sents aux Etats-Unis, le système juridique américain (qui prévoit la possibilitéd’une dénonciation publique collective – les dénonciations d’une même pro-blématique à l’égard d’un seul coupable peuvent être réunies dans un dossierunique – la plainte collective) et surtout la structure politique suisse qui n’a ja-mais été exposée à la critique et au jugement international et qui a réagi d’une 8 Das Magazin, janvier 1997, annexe 6.19 Nouveau Quotidien, 23 janvier 1997, annexe 6.310 Tribune de Genève, 23 janvier 1997.

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manière traditionnelle (les discussions entre les organes politiques suisses ontentraîné une perte de temps), ont rendu vain l’effort de la Task Force. La voiede la collaboration se trouve entravée et interrompue par la conjonction de tousles éléments que nous venons d’exposer. Pour cette raison, une autre facettede la problématique acquiert parallèlement de plus en plus d’importance jusqu’àen devenir le nouveau titre de référence : les dédommagements. La caractéris-tique la plus remarquable de ce que nous avons appelé la phase Economiqueest un détachement entre le politique suisse et les organisations juives et amé-ricaines.

2. EconomiqueLe 24 janvier, un article qui concerne la Task Force paraît :

« Thomas Borer annonce un fonds de solidarité. Pour bientôt » 11

Borer annonce la volonté de toutes les parties concernées de créer unfonds de solidarité, dont le Conseil Fédéral assumera le rôle de leader. Mais si,jusqu’à cette date, les articles présentaient une réponse claire et linéaire auxaccusations faites par les Américains, l’article du 24 janvier révèle une certainedésorganisation à l’intérieur du DFAE : hiérarchie, responsabilités et répartitiondes tâches au premier plan. Après la déclaration de M. Borer, les journalistesont récolté des déclarations divergeantes du chancelier de la ConfédérationAchille Casanova : « Le Conseil Fédéral ne peut pas engager l’argent ducontribuable à la légère. Il prendra une décision lorsqu’il disposera de donnéeshistoriques sûres. »12

M. Borer assurait que la Suisse était officiellement d’accord de créer unfonds notamment destiné à l’indemnisation des victimes de l’Holocauste. LeConseil Fédéral, en revanche, affirme qu’il prendra une décision quant à uneparticipation éventuelle de la Confédération au financement du fonds, lorsqu’ildisposera de données historiques sûres. La confrontation de ces déclarationscontradictoires, formulées par deux organes faisant partie du même systèmepolitique, pose les prémisses d’un jugement plus objectif de la situation par lapresse. Il en découle logiquement la question de savoir si le gouvernement dé-savoue Thomas Borer. La réponse vient du chancelier de la Confédération :« C’est une fausse interprétation. Mais c’est tellement compliqué et il y a telle-ment de facettes à cette crise qu’il faut dissocier le côté opérationnel du côtéstratégique. »13

Mais c’est le 5 février 1997 qui marque un tournant décisif :« Le Conseil Fédéral s’apprête à constituer une Task Force politique sur les fonds juifs »

14

Les pressions internationales et nationales, qui ont trouvé leur expressiondans les quotidiens suisses, ont mené le Conseil Fédéral à reconsidérer la po-sition de la Task Force et de Thomas Borer.15 Les articles qui ont démontré la

11 Journal de Genève, 24 janvier 1997, annexe 6.412 Neue Zürcher Zeitung, 24 janvier 1997.13 24Heures, 5 février 1997.14 Le Nouveau Quotidien, 5 février 1997.15 Voir Journal de Genève, 6 février 1997, annexe 6.6

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confusion qui règne à l’intérieur du DFAE, trouvent une solution dans cet article.Le Conseil Fédéral a décidé de réduire le champ d’action de la cellule de crise,reléguée au rang d’organe d’exécution de type administratif, pour créer unenouvelle Task Force à vocation politique et stratégique, dirigée par le secrétaired’Etat Jakob Kellenberger. A travers cette décision (qui n’aura pas de suite),Flavio Cotti a voulu clarifier la position et la tâche de M. Borer, qui était ambi-guë à cause de sa double fonction de chef de la Task Force et d’ambassadeur.L’intention initiale, le but de la création de la Task Force était de mettre en liai-son les différents organes et de concentrer toutes les informations, pour avoirune capacité d’élaboration et d’exposition des données plus rapide. Elle devaitêtre porte-parole du Conseil Fédéral, représentant la Suisse, et non un organedécisionnel.16 Mais l’incompréhension a joué un mauvais tour. L’article du 18avril 1997 nous montre que la trajectoire parabolique de Monsieur Borer sem-ble avoir atteint son sommet avant de redescendre :

« La Suisse et le Congrès Juif Mondial à couteaux tirés »17

Le scandale dont il est question, concerne la nomination du président duFonds spécial en faveur des victimes de l’Holocauste. Thomas Borer avaitpromis au CJM qu’Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix, serait nommé Chairmandu fonds. Le Conseil Fédéral, de son côté, a nommé Rolf Bloch, président de laFédération suisse des communautés israélites. Les réactions à chaud du di-recteur exécutif du CJM ont été : « Dans ce contexte, nous nous interrogeonssur Thomas Borer, notre interlocuteur suisse. Représente-t-il vraiment songouvernement ? »18 Un autre exemple de l’incertitude à l’égard de M. Borer etde la tâche qu’il doit accomplir se retrouve dans la Neue Zürcher Zeitung :

« Ob Borer als offizieller Repräsentant der Schweiz vor diesem Forum [le WashingtonHearing d’Alfonse D’Amato du 15 mai 1997] wirklich ebenfalls auftreten soll, ist die offeneFrage. »19

En comparant les articles du 23 janvier (annexe 6.3) et du 18 avril (an-nexe 6.5), il apparaît clairement que les deux acteurs suisses (Task Force etConseil Fédéral, ou Thomas Borer et Flavio Cotti) ont échangé leurs places àl’intérieur du discours construit par la presse. M. Borer, qui était considéré parles américains comme celui qui pouvait effectivement intervenir de manièreconcrète dans l’affaire des fonds juifs et qui était entravé dans sa mission parun Conseil Fédéral nébuleux et brouillon, devient maintenant presque un obs-tacle à la réussite politique et diplomatique des échanges entre la Suisse et leCongrès Juif Mondial. De plus, un haut fonctionnaire fédéral déclare :

« Si on veut que le Fonds de Solidarité soit accepté en votation populaire, on ne peut passe permettre d’erreur. Or nommer une personnalité juive et non suisse à la tête du Fondspourrait clairement en constituer une »20.

La problématique des fonds juifs recouvre alors un nouvel aspect : celuides dédommagements. Les organisations dénonciatrices font pression afinque l’opinion publique soit plus sensible à cette nouvelle dimension du pro-

16 Idem17 Le Nouveau Quotidien, 18 avril 1997, annexe 6.518 Corriere del Ticino, 18 avril 1997.19 Neue Zürcher Zeitung, 13 mai 1997.20 Le Nouveau Quotidien, 18 avril 1997, annexe 6.5

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blème. La publication du Rapport Eizenstat constitue un nouvel argument, surlequel les américains s’appuient pour pouvoir battre le tambour des rembour-sements monétaires. La Task Force est de moins en moins présente au niveaumédiatique suisse. La volonté de découvrir la vérité à travers le Rapport Ei-zenstat et les travaux des commissions Bergier et Volker a progressivementmené à une discussion typiquement financière. Dans ce contexte, les tensionsinternationales ont engendrées moins par la volonté clarificatrice du passéhistorique suisse, que par l’effort de trouver un point d’accord au niveau éco-nomique. Un exemple clair de cette situation ambivalente ressort d’une des ra-res interventions de Thomas Borer dans la presse suisse durant cette période.Un journaliste interroge le chef de la Task Force au sujet de la publication duRapport Eizenstat21 :(Journaliste) « La Suisse a versé en tout et pour tout 86 millions de dollars alors que

les estimations américaines de la valeur des biens allemands en sa posses-sion atteignent jusqu’à dix fois ce montant ! »

(M. Borer) « Après la guerre, ces questions ont été l’objet d’accords multilatérauxacceptés de part et d’autre, notamment l’Accord de Washington. D’unpoint de vue légal, le dossier est donc clos. Mais il nous faut maintenantprocéder à un jugement moral, nous demander si ces actes étaient mo-ralement justes ou non. »

(Journaliste) « Cet examen de conscience pourrait-il se traduire en dédommage-ments matériels ? »

(M. Borer) « Il est erroné de sauter automatiquement du jugement moral à l’argent.La Suisse ne peut pas accroître les montants des fonds à chaque nouvelle"découverte" historique. Le Rapport Eizenstat a reconnu que nousavions empoigné ce dossier de manière exemplaire ».

M. Borer considère « erroné » de passer automatiquement du jugementmoral à l’argent. Cet extrait de l’interview témoigne du changement de problé-matique. En effet, toute nouvelle découverte relative au passé suisse engendrepar conséquence directe une réclamation d’argent.

L’image de la Task Force est médiatiquement réduite durant cette pé-riode. Les controverses qui se sont développées suite aux déclarations de M.Borer concernant le Fonds de Solidarité et la somme que la Suisse était prête àverser, la nomination du président du Fonds spécial et la déclaration duConseil Fédéral qui avait annoncé la constitution d’une nouvelle Task Force àvocation politique, ont estompé la figure de Thomas Borer. La faible ligne di-rectrice tracée par le Conseil Fédéral, a finalement été mal payante pourl’ambassadeur. Le problème public a changé de visage, de la recherche de lavérité à la recherche d’un compromis économique. Les acteurs et les catégoriesont également changé.

La situation que nous présente la presse suisse est la suivante :

21 Le Nouveau Quotidien, 9 mai 1997.

Les futurs payants- Le Conseil Fédéral (DFAE)- La Banque Nationale Suisse- Les banques privées

Les requérants d’indemnisation- Les associations juives- L’administration américaine

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On peut noter que la Task Force a disparu du schéma actanciel, parceque la place laissée vacante dans la presse suisse est promptement occupéepar le Département Fédéral des Affaires Etrangères et surtout par Flavio Cotti,lequel doit remplacer l’image forte du meneur qui a été celle de M. Borer jus-qu’alors. La Task Force a perdu son rôle à l’intérieur du débat public. C’est pourcette raison qu’elle-même changera ses fonctions, se positionnant comme uninstrument de médiation.

3. MédiationLa médiation, troisième période d’évolution de la Task Force, aurait dû

être la fonction principale de la cellule de crise. Dans la version officielle ini-tiale, ses fonctions ont été définies de la manière suivante : « La Task Force apour mission d’agir de manière expéditive et de coordonner au niveau des au-torités fédérales toutes les mesures relatives aux avoirs en déshérence issusde la Deuxième Guerre mondiale. La Task Force établit des contacts avec lesinstitutions intéressées, en Suisse et à l’étranger (organisations juives, associa-tions des victimes du nazisme, banques, assurances, etc.) ».22 Etablir et main-tenir des contacts en Suisse et à l’étranger était donc sa fonction principale,celle d’un médiateur. Mais nous avons vu que les premiers pas accomplis parl’ambassadeur Borer ont été indépendants et suggérés par lui-même. La dé-mission de l’ambassadeur Jagmetti à Washington, la double fonction politiqueet stratégique de Thomas Borer (avant d’être désigné à la tête de la cellule decrise, il a été nommé ambassadeur) et l’absence d’un meneur, de quelqu’un quiassume la responsabilité des choix politiques (comme il l’a affirmé dans uneinterview pour Libération, vendredi 12 septembre 1997) ont porté le diplomate àassumer et à se charger de fonctions qui ne concernaient pas son rôle. Nousen avons observé les répercussions dans le chapitre Economique : la volontédu Conseil Fédéral de créer une Task Force politique, le redimensionnementde la figure et de la fonction de la cellule de crise. La figure médiatique est enrégression pendant cette période, soit parce que les discussions au niveau in-ternational ont pour objet la somme à établir et les modalités pour la distribu-tion, soit parce que la fonction originaire de la cellule de crise comporte un tra-vail qui se déroule à l’abri des médias. Preuve en est l’absence d’articles quis’occupent d’une façon concrète de la Task Force. Nous aurions pu citer denombreux articles relatifs au scandale des fonds en déshérence en Suisse,dans lesquels Thomas Borer est cité à une seule reprise, afin de montrer la po-sition de la Task Force dans les différentes facettes de la problématique ou desoutenir la ligne directrice du Département Fédéral des Affaires Etrangères.Nous avons renoncé à ces citations, car elles n’auraient pas modifié substan-tiellement notre présentation. Néanmoins, nous avons récolté suffisamment de

22 Extrait du document officiel rédigé par la Task Force, Département Fédéral des AffairesEtrangères, Berne.

Les divulgateurs des faits de l’histoire- Le Rapport Eizenstat- Les commissions d’enquête

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matériel pour analyser le dernier aspect de la cellule de crise : le reposition-nement de sa figure dans un système actanciel de médiation.

Le vendredi 30 mai 1997 la presse nous fournit un premier exemple de laréalisation de la nouvelle fonction remplie par la Task Force. Thomas Borer setrouve en visite en Israël, où il a participé à l’inauguration d’un square Paul-Grüninger, du nom du commandant de la police saint-galloise puni par laSuisse pour avoir sauvé la vie de 3000 juifs. Selon La Liberté « [...] sa visite n’arien d’un hasard. Dès lundi la World Jewish Restitution Organisation (WJRO)réunie au grand complet à Jérusalem, débattra notamment des critères qui pré-sideront à la distribution des quelques 265 millions de francs. »23 Le rôle demédiateur (intermédiaire dans des situations où il ne s’agit pas de conflit maisplutôt d’impossibilité à communiquer), et donc la nouvelle fonction del’ambassadeur, est accompagné d’un efficace travail de marketing : son portraitpublic renforce l’image de l’homme qui fait office de trait d’union entre les ac-teurs du problème public. En effet, après une première période où l’image pu-blique et privée de l’ambassadeur était fortement médiatisée et une deuxièmepériode où son image avait presque disparu, les quotidiens suisses de réfé-rence (Nouveau Quotidien, Journal de Genève, Tages-Anzeiger, Neue ZürcherZeitung) réintroduisent un travail iconographique. M. Borer resurgit à la rampedes journaux suisses comme un personnage d’appui, celui qui n’est plus uni-quement le représentant de la Suisse, mais plutôt le lien entre la Suisse et lesautres acteurs du problème public24. Il devient le personnage d’une médiation,dont les aspects se multiplient. Or, si la nouvelle tâche du chef de la TaskForce est celle de rapprocher les acteurs de la problématique et d’aplanird’éventuelles divergences, elle suppose également de rendre attentifs les or-ganes politiques suisses au sujet de l’image de la Confédération aux Etats-Unis. M. Borer ne se charge plus des devoirs qui sortent de sa juridiction, il selimite à rendre conscients les politiciens en charge de l’affaire du climat et desdécisions prises par les organes politiques américains, surtout après l’annoncepar différents Etats et villes américains d’un probable boycott envers les inté-rêts suisses aux Etats-Unis. Il s’affirme dans ses nouvelles tâches, par exemplelorsqu’il s’exprime devant l’Association suisse de politique étrangère : « Quefaire Mesdames et Messieurs, pour infléchir cette tendance, pour se débarras-ser de cette image de bad guys qui nous est collée depuis quelques mois ? Jel’ai dit plusieurs fois ces dernières semaines et je le répète : je pense qu’il estfondamental que des actes concrets et visibles soient réalisés dans un futurproche. Il ne suffit pas d’annoncer des mesures. »25 Et d‘ajouter :

« [...] les banques, le gouvernement, le Parlement et l’administration avaient sous-estimé lagravité du problème. Un seul exemple : la Task Force n’a été créée que le 25 octobre.Avant, nous n’avions aucun système de défense pour répondre aux attaques. Personne neréagissait. »26

Mais la médiation est présentée avant tout comme la création d’une plate-forme stable à l’étranger pour exporter les idées, les convictions, les attitudes et 23 La Libérté, 30 mai 1997.24 Annexe 6.725Conférence prononcée par M. Borer devant l’Association suisse de politique étrangère, Ge-nève, le 2 juin 1997. (http://www.switzerland.taskforce.ch/doc/970602_f.htm)26 Journal de Genève, 12 septembre 1997.

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les volontés du Conseil Fédéral. Thomas Borer l’a compris et il montre toutesses qualités diplomatiques pour s’attirer les grâces des politiciens américains,sans lesquelles les prémisses d’une discussion bilatérale efficace tomberaient :

« As you know, Switzerland and the United States have shared a deep friendship and astrong commitment to the values of democracy, human rights and a free economy formore than 200 years. This is best illustrated by the fact that our two nations are often cal-led the Sister Republics. No country has a more pro-American tradition in Europe than Swit-zerland. We very much want that tradition to continue. »27

La Neue Zürcher Zeitung souligne les déclarations de M. Borer:« Ausführlich betonte der Task-Force-Chef schliesslich die Bedeutung derSchweiz als Wirtschaftspartner der USA. »28 Cette phrase est suivie d’une lon-gue liste des échanges économiques entre la Suisse et les Etats-Unis que M.Borer a rappelés lors de sa conférence du 8 décembre 1997 à New York.

La presse nous suggère donc la configuration suivante :

On note tout de suite la réapparition dans le schéma actanciel de la TaskForce. Nous l’avons représentée au centre de notre schéma pour souligner safonction de médiation entre trois éléments principaux : les associations juives,les banques suisses et les historiens.

C’est à l’occasion de la Conférence de Londres que M. Borer doit fairepreuve de ses capacités de médiateur. Ainsi, la presse considère cette confé-rence comme l’occasion pour la Suisse de « rattraper le temps perdu » :

« Die Gold-Konferenz ist für Borer eine Gelegenheit die vielen beispiellosen Schritte he-rauszustreichen, welche die Schweiz in letzter Zeit unternommen habe. »29

« Conférence de Londres sur l’or nazi : la Suisse a réussi son pari »30

27 Conférence prononcée par M. Borer à la International Conference on the Recovery and Re-turn of Holocaust–Related Swiss Bank Accounts and Hidden Assets, Plaza Hotel, New York,December 8, 1997 (http://www.switzerland.taskforce.ch/doc/971208_e.htm).28 Neue Zürcher Zeitung, 9 décembre 1997.29 Basler Zeitung, 2 décembre 1997.30 Nouvelliste, 5 décembre 1997.

Les requérants d’indemnisation- Les associations juives- L’administration américaine- Les Tziganes et les Juifs victi-

mes du nazisme

Les futurs payants- Le Conseil Fédéral (DFAE)- La Banque Nationale Suisse- Les banques privées- Autres pays européens

Le médiateur- La Task Force

Les divulgateurs des faits de l’histoire- Le Rapport Eizenstat- Les commissions d’enquête

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Tous les journaux suisses s’accordent sur la réussite de la Conférence etsurtout sur l’efficacité de la Task Force et de son chef Thomas Borer. Lapresse suisse relève particulièrement le fait que l’ambassadeur a aidé « laSuisse à éviter d’être au centre de l’attention »31 et « dass die Schweiz fair undgleich wie alle anderen Länder behandelt wird »32 En effet, à l’intérieur de lacatégorie « futurs payants » apparaissent d’autres pays aux côtés de la Suisse.Mais c’est en élargissant la catégorie requérants d’indemnisation que ThomasBorer prend de l’avance sur les dénonciateurs, permettant à la Confédérationde contribuer de manière efficace et de prendre une part active dans le débatsur les fonds juifs en déshérence. Dans un entretien accordé à Libération33, M.Borer ramène la problématique au niveau moral en constatant que les accusa-tions et les prétentions financières ne tenaient pas compte du vrai sujet duFonds spécial pour les victimes de l’Holocauste dans le besoin : les juifs vivantdans des conditions matérielles précaires en Israël, en Ukraine et dans lespays de l’Est et les tziganes victimes du nazisme. La déclaration de Stuart Ei-zenstat confirme la réussite de Thomas Borer à Londres :

« La Svizzera ha dimostrato coraggio e precisione nelle sue presentazioni orali e scritte, haaffermato. Dunque un esame superato a pieni voti per Thomas Borer. »34

Le rôle de médiation a été accompli de manière irréprochable par la TaskForce. La conséquence la plus directe en est un regain d’intérêt de la part de lapresse (après une période d’obscurité). M. Borer est alors présenté comme unpersonnage médiatique, dont la vie privée est d’intérêt public.

ConclusionsLa presse suisse de référence s’est beaucoup plus occupée du rôle de la

Task Force que la presse régionale. Les quotidiens de référence, à l’aide del’agence de presse ATS et de leurs collaborateurs extérieurs, ont constitué unphénomène mass-médiatique (le scandale des fonds en déshérence et tout sonunivers) d’une façon plus précise, plus pointue et surtout plus prégnante. Ils sesont chargés, par le biais d’un important travail de reportage et de recherche,de définir les rôles respectifs des différents organes impliqués. Nous avonsmontré comment l’évolution de la problématique des fonds juifs a été accom-pagnée par la transformation de l’image de la Task Force. La presse de réfé-rence ne s’est pas contentée de présenter la cellule de crise, mais elle l’a ac-compagnée pendant des mois. Elle présente ainsi M. Borer comme l’hommedoté des propriétés du « nouveau diplomate ». Ainsi, il est devenu le repré-sentant de la Suisse à l’étranger. Il a ensuite perdu cette position de leadersuite à quelques actions critiquées par les organisations juives et liées à laconfusion au sein du Département Fédéral des Affaires Etrangères.

Pour sa part, la presse régionale développe un discours similaire au ni-veau de l’information (les nouvelles qui paraissent dans les différents types dejournaux sont identiques), notamment parce qu’elle rapporte les mêmes dépê-ches d’agences. Mais les informations perdent leur valeur critique mise en évi-dence dans la presse de référence. La presse régionale démontre qu’elle a 31 Tages-Anzeiger, 5 décembre 1997.32 Neue Zürcher Zeitung, 5 décembre 1997.33 Libération, 5 décembre 1997.34 Corriere del Ticino, 5 décembre 1997.

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avant tout un rôle d’énonciation des faits, mais qu’elle n’a pas la capacitéd’élaborer un discours en profondeur à moyen et long terme.

Cette distinction entre les deux principaux types de presse, nous porte àdévelopper quelques observations complémentaires. L’exposition journalistiquede l’affaire des fonds juifs et plus particulièrement de la Task Force, peut êtreregroupée en quatre catégories principales : Le faire, le savoir-faire, le savoir etle faire-savoir.

Le faire : Cette catégorie regroupe toutes les actions accomplies par laTask Force, les réponses aux attaques du Congrès Juif Mondial et du mondepolitique américain, les dénonciations, négociations et médiations, la créationdu Fonds spécial. Tout ce qui a été fait d’une façon pratique et tangible : lesactions.

Le savoir-faire : Cette catégorie regroupe toutes les représentations liéesà Thomas Borer et son équipe pendant la période analysée : une nouvelle gé-nération d’ambassadeurs inspirée du modèle américain, la culture de l’imagepersonnelle de M. Borer pour le rendre familier au peuple suisse, une nouvellefigure pour la défense de la Suisse, moins condescendante et plus réactive.

Le savoir : Cette catégorie regroupe tous les programmes de vérité et detravail de la mémoire de la Suisse. Le rôle des différentes commissionsd’experts (Bergier, Volker, Eizenstat,...) qui ont aidé la Task Force à articulerson discours. Le savoir est l’interrogation et la vérification des faits de l’affaireet des faits de l’histoire de l’affaire.

Le faire-savoir : Cette catégorie regroupe tout le travail accompli par lapresse dans une perspective critique. La dénonciation des défauts des appa-reils politique et diplomatique suisses, le débat sur la mémoire et l’histoiresuisse, la mise en lumière de tout ce qui serait resté dans l’ombre sansl’intervention des journalistes, qui ont créé et relancé plusieurs débats publicsen relation directe ou indirecte avec le sujet des fonds juifs.

La presse régionale s’intéresse surtout au faire et au savoir-faire. Autre-ment dit, elle informe sans être en mesure d’approfondir les thèmes et elle par-ticipe de cette curieuse unanimité de la presse helvétique s’agissant de pré-senter une image forte et familière de Thomas Borer. Par contre, la presse deréférence s’occupe des quatre catégories. Faire et savoir-faire s’inscrivent dansles traces suivies par la presse régionale (mais la presse de référence disposede supports qui lui permettent d’approfondir l’information : hebdomadaires,suppléments, magazines, etc.). En revanche, les discours relatifs au savoir etau faire-savoir sont l’apanage de la presse de référence.

La tripartition séquentielle de la problématique nous suggère égalementquelques remarques. Dans la première phase Vérité, Thomas Borer est pré-senté comme un super-diplomate. La presse met avant tout en évidence lesattaques et les contre-attaques menées par le chef de la Task Force face auxautres actants de l’affaire : la cellule de crise est mise en scène dans des si-tuations de force, où chaque réussite se transforme en une petite victoire.Dans la seconde phase Economique, les journalistes atténuent efficacement etintelligemment les erreurs ou plutôt les incompréhensions entre Thomas Boreret les dénonciateurs (CJM et le monde politique américain) par la présentation

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des interventions et des actions du Conseil Fédéral, rapportées parallèlement àcelles de la Task Force. Ce jeu (ou système) de contre-bilan, permet aux jour-nalistes de prolonger un discours linéaire, sans interruptions ou scandales fic-tifs qui auraient pour seul mérite de détourner l’attention des lecteurs de laproblématique centrale. La Task Force est, dans cette période, médiatiquementsacrifiée au nom du soutien aux efforts accomplis par le politique suisse. Dansla troisième phase Médiation, pendant laquelle le politique suisse a finalementéclairci les rapports en son sein, la presse redonne une place à la Task Force,laquelle est présentée sous de nouveaux atours. Nous avions dit que la presse(surtout la presse de référence) a accompagné la Task Force au fil des mois.Nous aurions dû dire que l’activité médiatique a été déterminante pour sa nais-sance, son développement et sa croissance.

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Annexes 6

Annexe 6.1 : Das Magazin, 06.12.1997

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Annexe 6.2 : Le Nouveau Quotidien, 12.12.1996

Fonds juifs: à Washington, face à ses accusateurs, la Suisse se défendLa Chambre des représentants a procédé hier aux premières auditions de Suisses ayant partie liée à la question des

avoirs dormants.Anne-Frédérique Widmann Washington

Pour la première fois de ce siècle, un res-sortissant suisse a été invité à prendre laparole devant la Chambre des représen-tants ! Mais Thomas Borer, le responsablede la Task Force en charge de l'affaire descomptes juifs dormants et de l'or nazi, aperçu cette invitation comme une chance :«La Suisse a enfin pu faire entendre savoix. » Dans un contexte différent de celuides auditions organisées, ce printemps, parle sénateur D'Amato. James A. Leach, leprésident du comité des affaires bancaireset financières de la Chambre basse, est eneffet d'une autre nature que l'élu de NewYork.

Ce républicain est renommé pour sapondération, sa probité et son sérieux, desqualités qui ont été perceptibles tant dansson choix - équilibré - des intervenants quedans ses déclarations. « Il ne nous appar-tient pas de juger si la décision de la Suissed'agir en tant que banquier du Reich pourrester indépendante était morale, a-t-il af-firmé d'entrée de jeu en rappelant que lesEtats-Unis n'avaient pas toujours étéexemplaires. Ce comité doit rechercher lavérité et la justice Mais la journée d'hier n'apas été exempte de difficultés pour laSuisse.

Très bien préparé, ayant pris des contactspréliminaires tant avec James Leach,qu'avec Stuart Eizenstat, le sous-secrétaired'Etat au Commerce en charge de l'en-quête de l'administration Clinton, ThomasBorer, a raconté avec émotion qu'il s'étaitrendu au musée de l'Holocauste la veille. Ila répété que la Suisse « souhaitait la vérité »et que «pas un centime » ne lui appartenantpas ne resterait dans ces coffres. CommeGeorg Krayer, le président de l'Associationsuisse des banquiers, et dans une certainemesure, Rolf Bloch, le président de la Fé-dération des communautés Israélites deSuisse, Thomas Borer a tenté de convain-cre la salle comble que, pour régler cetteaffaire, la Suisse avait besoin de temps. En

clair, de deux à trois ans pour la commis-sion d'experts mise sur pied à Berne. Et dequelque dix-huit mois pour la commissionVolcker.

Parmi les intervenants, la Suisse a trouvéquelques alliés, partiels du moins. Tout enquestionnant le sort longtemps réservé auxsurvivants de l'Holocauste, Stuart Eizenstata reconnu que cette année l'Helvétie s'étaitdotée des moyens « de procéder à une en-quête complète et transparente ». Quant àPaul Volcker, qui chapeaute la commissionparitaire, il s'est dit convaincu de la« volonté de coopérer » des parties. En sixmois, la Suisse a effectué un bon bout dechemin. Mais cela ne lui a pas épargné lesattaques.

Elles sont venues du sénateur D'Amatoqui, chose inhabituelle au Congrès, a obte-nu d'intervenir en premier, et pendant plusd'une heure. Fidèle à lui-même, il a accuséla Suisse de « traîner les pieds » et mis endoute l'indépendance des commissionscréées en Suisse.

Armé d'archives, il a « annoncé » qu'en1945, le Conseil fédéral avait gelé les avoirsdes juifs allemands, sans l'approbation duParlement et en violation des accordsconclus avec Washington. « Tant qu'ellesn'ont pas été vérifiées, ce type d'accusa-tions ne sert pas la vérité », a noté ThomasBorer. Et Alfonse D'Amato d'enchaîner ensoutenant une proposition faite le jourmême par Edgar Bronfman, le présidentdu Congrès juif mondial (CJM). Recon-naissant des « développements positifs »,cet homme d'affaires connu pour sa for-tune et ses liens avec Bill Clinton a soulignéqu’il n’avait pas entièrement confiancedans les banques. « Cette année, pas unseul franc n'a été restitué aux survivants del'Holocauste, a-t-il noté. Or des personnesâgées sont en train de mourir » Et de pro-poser que la Suisse procède au plus vite «àun geste financier, signe de sa bonne foi».

Publiquement, le CJM n'a pas voulu chif-frer sa demande, mais des sources ont fait

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état de 250 millions de dollars. « Cette an-née, les banques ont retrouvé 32 millions«dormants» dans leurs coffres, a soulignédans les couloirs, Elan Steinberg, le direc-teur exécutif de l’agence juive. Pourquoi neversent-elles pas cet argent ? »

Edgar Bronfman a demandé àl’administration Clinton que les 68 millionsde dollars en or toujours détenus par laCommission tripartite à New York soientégalement versés à son fonds de restitu-tion. Stuart Eizenstat a expliqué hier que laquestion était à l'examen.

Quant à Thomas Borer, il a été plus caté-gorique : « Les remboursements éventuelsdoivent attendre l'issue du processus encours en Suisse. » Le représentant helvéti-que devrait rencontrer Edgar Bronfmancette semaine. Espérons qu'ils trouvent uneissue. Car cette nouvelle requête est assu-rément de nature à mettre la Suisse en po-sition difficile lors des auditions qui sepoursuivront dans les mois qui viennent auCongrès.

Annexe 6.3 : Le Nouveau Quotidien, 23.01.1997Pourquoi l'ambassadeur Thomas Borer a tout

pour plaire aux AméricainsPortrait du patron de la Task Force en charge du dossier des fonds juifs

Anne-Frédérique Widmann a New York et Béatrice SchaadInterrogez-le sur sa carrière fulgurante,

Thomas Borer répond qu'il n'est pas «ungénie». Que sa carrière, il la doit à « 80% detranspiration, 10% de chance et 10% d'ins-piration». Soulignez que son succès auprèsdes femmes fait parler de lui à Bernecomme à Washington, il s'en tire par unepirouette: «Que voulez-vous ? Je suis céli-bataire et pas homosexuel. »

«Que voulez-vous ? Je suis célibataire et pas homo-sexuel »

A 39 ans, ce Bâlois nommé l'automnedernier à la tête de la Task Force chargéede l'affaire des avoirs juifs est le plus jeuneambassadeur de Suisse, peut-être un desplus brillants et sans doute celui qui fait leplus parler de lui. Comme nombred'hommes ambitieux, Thomas Borers'acharne à convaincre qu’il est resté mo-deste. « Je ne demande pas qu'on m'appelleambassadeur». Dit-il. Avant de soulignerque ses collègues de la Task Force «ontautant de mérite» et qu'il n'a qu'un souci:accomplir sa tâche au mieux. Une philoso-phie qui, jusqu'ici, a avant tout servi à sapropre réussite.

En dix ans, cet homme avenant, très sûrde lui, a gravi les échelons de la diplomatiesuisse à vitesse accélérée, de surcroît pardes voies de traverse. «Dans notre monde,on a plutôt l'habitude des tâcherons quidécrochent de jolis postes après être passés

par ceux de premier secrétaire, deuxièmesecrétaire, etc. Alors évidemment, un typecomme Borer, ça fait grincer des dents»,explique un diplomate.

De ses propres aveux, Borer le fringuant,qui possède un doctorat en droit interna-tional, n'a aspiré dans sa vie qu'à un seulposte: celui de conseiller juridique à l'am-bassade de Washington, obtenu en 1993.«Toutes les autres fonctions me sont ve-nues par surprise » Et, en partie, grâce... aufootball! Explication. Lors d'une visite deFlavio Cotti aux Etats-Unis, celui-ci assisteà un match Suisse-Etats-Unis à Detroit.C'est Thomas Borer qui l'accompagne. Ilsent son heure venue : «Dans les tribunes,j'ai eu l'occasion de lui présenter HenryKissinger», raconte-t-il aujourd'hui commes'il n'y avait rien de plus normal. Au pas-sage, il informe le ministre de ses idées surles réformes souhaitables pour son dépar-tement. Inspirées tout droit du New PublicManagement, elles font mouche. Moinsd'un an plus tard, Flavio Cotti le nommesecrétaire adjoint du DFAE. Et voguent lesreformes !

Thomas Borer lance une réforme de laformation des diplomates qui fait la partplus belle à l’économie. Il introduit l'idéed'un contrôle des compétences des ambas-sadeurs. A bas les privilèges traditionnels

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de la hiérarchie! Vive la récompense aumérite! Porte-drapeau d'une jeune généra-tion de diplomates déterminés à «secouer lamaison», Thomas Borer ne fait rien demoins que de provoquer un tremblementde terre. Et, évidemment, il suscite, descritiques. «Suite à ses réformes, l'ambiances'est détériorée dans le département. Etcela peut être contre-productif», note unfonctionnaire. «Borer obtient tout ce qu'ilveut de Cotti, note un autre. C’est la politi-que des petits copains.» Sa réponse? Leschangements provoquent toujours des ré-sistances. Quant à sa relation avec FlavioCotti, elle n'est pas exempte de conflitsd'idées mais elle se caractérise par «le res-pect, la loyauté et la confiance mutuelle».Thomas Borer parle haut et fort, parfoistrop haut. Tranchant dans la Berne fédé-rale, il est décrit comme un homme d'es-prit et d'action. Des qualités aujourd'huimises à contribution dans l'affaire desfonds juifs.

Lorsque Jean-Pascal Delamuraz a écrit auCongrès juif mondial qu'il avait été victimed'«informations imprécises», Thomas Bo-rer a en effet failli trébucher. Mais il a trèsvite pris soin de défendre sa réputationsans pour autant égratigner le conseillerfédéral.

Présent aux Etats-Unis en décembre der-nier à l'occasion d'auditions au Sénat,Thomas Borer a réussi un petit tour de

force: restaurer un semblant de confiance.«Il a l'air de sincèrement souhaiter réglercette question humainement», disait alorsce représentant d'une organisation juive.

D'autres louaient ses «dons de communi-cateur» et admiraient «ses manières améri-caines». Aux Etats-Unis, Thomas Borerroule des mécaniques comme «un cow-boy», sait user de ce bagout direct, em-preint d'émotion, qui plaît tant outre-Atlantique.

«Je suis optimiste comme eux, note l'am-bassadeur. Je crois aux solutions et à la ve-nue du soleil après la pluie.» Il connaît bienle pays: naguère il a abondamment fré-quenté ses «parties». Et son actuelle com-pagne est une miss beauté du Texas.

«Il semblait déterminé à trouver une so-lution globale et rapide sans en référertoutes les cinq minutes à Berne, note cereprésentant juif. C'est une attitude coura-geuse et louable, pour autant qu'elle repré-sente vraiment la position suisse. Or lesévénements semblent nous avoir montréque tel n’était pas le cas. »

Ainsi, l'épisode Delamuraz semble avoirsérieusement compliqué la tâche de Tho-mas Borer. Mais, note-t-on aux Etats-Unis,ce n'est pas lui qu'il faut blâmer d'abordmais le gouvernement suisse. «On ne saitplus qui est en charge du dossier à Berne!Et cela ne rend pas vraiment service pasvotre ambassadeur.»

Annexe 6.4 : Journal de Genève, 24.01.1997

Le Conseil fédéral soutient à son tour la création d'un fonds pour lesvictimes juives

Le gouvernement désire jouer un rôle clé dans la création d'un tel fonds, dont la proposition a été remise sur la tableces derniers jours par les milieux économiques. Un accord sur un concept de base pourrait être trouvé ces prochaines

semaines.Le Conseil fédéral et les milieux écono-

miques sont d'accord de discuter rapide-ment de la création d'un fonds en faveurdes victimes de l'Holocauste : tel est lemessage que Thomas Borer, chef de la taskforce sur les fonds juifs, a apporté jeudisoir aux nombreux représentants des mé-dias réunis à Zurich pour l'écouter. L'am-bassadeur a indiqué avoir rencontré des

représentants de l'économie, des troisgrandes banques (UBS, SBS et CS), de laBanque nationale et un représentant de laCommission Volcker au cours de l'après-midi.

Il leur a signalé la volonté du Conseil fé-déral de jouer un rôle moteur dans la créa-tion d'un fonds humanitaire destiné à veniren aide aux victimes de l'Holocauste, mais

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qui servira aussi à lutter contre le racismeet l'antisémitisme. Un tel projet va doncau-delà de la restitution des avoirs en dés-hérence. Il s'agirait d'un geste humanitairede la Suisse, épargnée par la SecondeGuerre mondiale, en faveur des victimesdu nazisme. Un tel projet est en discussiondepuis un certain temps mais c'est RainerGut, président du conseil d'administrationdu Crédit Suisse Group, qui lui a donnéune nouvelle actualité.

Achille Casanova, porte-parole duConseil fédéral, tient à préciser pourtantque la proposition du gouvernement n'estpas une réaction aux propos du présidentdu Crédit Suisse Group publiés dans laNeue Zürcher Zeitung. Thomas Borer a éga-lement tenu à retirer la palme de l'exclusi-vité à Rainer Gut. Pourtant, il a reconnuque le Conseil fédéral a réorienté depuisjanvier son approche en élargissant le pro-jet aux victimes du nazisme, alors qu'il étaitseulement question dans un premier tempsde dédommager les héritiers des avoirs endéshérence.

Les modalités de ce fonds, sa forme juri-dique, les participants restent pourtant en-core à définir. «Si tout le monde met du sien,nous devrions pouvoir nous mettre d'accord sur unconcept de base durant les prochaines semaines», aindiqué Thomas Borer. Outre les milieuxéconomiques, les organisations juives se-

ront également consultées. Ce fonds devras'inscrire dans la tradition humanitaire dela Suisse, a expliqué l'ambassadeur.

En ce qui concerne la participation fi-nancière de la Confédération, il faudravraisemblablement attendre l'été pourconnaître la décision de Berne. Achille Ca-sanova explique en effet que le Conseil fé-déral ne prendra pas de décision avantd'avoir reçu les premiers résultats de laCommission d'enquête dirigée par le pro-fesseur Bergier. Et ceux-ci devraient êtredisponibles au début de l'été.

ImpatienceL'impatience des milieux économiques se

fait pourtant fortement sentir à Zurich.Dans les banques, on aimerait plutôt quece fonds puisse être créé ces prochainsjours et pas dans quelques mois seulement.La pression sur les banques suisses devienten effet très grande et une décision rapideest souhaitée. La question du temps seradonc déterminante dans les négociationsen cours.

Thomas Borer a indiqué que la Confédé-ration ferait tout son possible pour que ledossier avance rapidement. Pour ne pasperdre de temps, il serait également envi-sageable que les milieux économiquescréent le fonds, auquel pourrait adhérerpar la suite la Confédération. André Val-lana

Annexe 6.5 : Le Nouveau Quotidien, 18.04.1997

La Suisse et le Congres juif mondial à couteaux tirésLa nomination du Suisse Rolf Bloch, au détriment d'Elie Wiesel, à la tête du Fonds spécial en faveur de

l’Holocauste provoque la colère du CJM. Qui accuse Thomas Borer, chef de la Task Force, de ne pas avoir tenu sespromesses.'

Anne-Frédérique Widmann, New YorkL’affaire a l'apparence d'une querelle

d'écoliers. Elan Steinberg, le directeur exé-cutif du Congrès juif mondial (CJM), af-firme que Thomas Borer « n'a pas respectéses engagements ». Il relate « deux conver-sations téléphoniques » au cour desquelles,mardi et mercredi derniers, l'ambassadeurhelvétique en charge de la Task Force surles fonds juifs aurait « accepté » que le prixNobel de la paix Elie Wiesel soit nommé« chairman » du Fonds spécial en faveur

des, victimes de l’Holocauste, le présidentde la Fédération Suisse des communautésisraélites Rolf Bloch étant affublé, lui, dutitre de président, un titre subordonné ausecond dans l'esprit de l'organisation juive.« Thomas Borer m'a même dit qu'il n'yavait pas besoin de confirmer cet accordpar écrit », ajoute Elan Steinberg en affir-mant posséder un témoin, Maram Stem,du CJM. D'où sa surprise en apprenant quele Conseil fédéral avait nommé Rolf Blochet qu'il était toujours à la recherche d'un

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titre acceptable pour Elie Wiesel. «Dans cecontexte, nous nous interrogeons surThomas Borer, notre interlocuteur suisse.Représente-t-il vraiment son gouverne-ment? » lâche le directeur du ÇJM dans unedernière salve. La réponse de Thomas Bo-rer ? Ces reproches sont complètementinfondés. Du vent. Il n'a jamais assuré leCJM de quoi que ce soit. Au contraire, il luia rappelé que l'ordonnance fédérale, élabo-rée après discussions avec le CJM, établis-sait que la personnalité à la tête du Fondsdevait être suisse. Et il dispose de témoins,lui aussi.

Résultat de ce jeu de ping-pong ? La pa-role de l'un contre l'autre. Une histoire que,des deux côtés, on tente aujourd'hui deminimiser. « Nous trouverons une solutionpour Elie Wiesel », affirment des sourceshelvétiques. « Nous souhaitons aller del'avant », explique de son côté Elan Stein-berg. Reste que cet échange à l’apparencerisible cache des problèmes substantiels. LeCJM se refuse toujours à céder concernantle Prix Nobel. Enjeu : le contrôle du fondsqui distribuera des millions de francs. Etl'image tant de la Suisse que de l'organisa-tion juive. Cette dernière essuie des criti-ques à l'intérieur de sa communauté, cer-

tains la trouvant trop agressive, d'autres pasassez. La Coupole fédérale joue gros, elleaussi. « S'il l'on veut que le Fonds de solida-rité soit accepté en votation populaire, onne peut pas se permettre d'erreur. Ornommer une personnalité juive et nonsuisse à la tête du Fonds pourrait claire-ment en constituer une », prétend un hautfonctionnaire. « Tant que l'argent n'aurapas été distribué, les deux parties resterontsous pression, explique un observateur at-tentif. Il faut donc s'attendre à un proces-sus de négociation ponctué de coups debluff, d'attaques et, espérons-le, de conces-sions. »

A l'exemple de cet épisode. Et égalementde la lettre envoyée récemment par FlavioCotti au CJM pour se plaindre d'un cour-rier très agressif envers la Suisse envoyé à lacommunauté juive américaine pour récol-ter des fonds. « Ce courrier date d'il y atrois mois, c'est pour cela qu'il ignore lenouveau climat de coopération, expliqueElan Steinberg. Nous avons demandé à lasociété qui se charge de l'envoyer de leremplacer par un nouveau texte. » Ce n'esttoutefois pas suffisant pour Berne qui at-tend une explication - des excuses? - écritedu CJM..

Annexe 6.6 : Journal de Genève, 06.02.1997

Un groupe stratégique pour agirLe Conseil fédéral annoncera prochaine-

ment la création d'un «groupe stratégique»,intermédiaire entre le gouvernement et latask force. Celui-ci sera chargé de définirune vision commune au niveau politiquedans l'affaire des fonds juifs. L'informationparue dans les colonnes du Nouveau Quoti-dien de mercredi est confirmée par les ser-vices de la task force. Le secrétaire d'EtatJakob Kellenberger est pressenti pour enprendre la direction. Celui que le chef duDFAE, Flavio Cotti, considère comme sonalter ego devrait ainsi hériter d'un secondtrès lourd dossier, puisqu'il est déjà respon-sable des négociations bilatérales.

Cette «task force bis» regroupera des repré-sentants de tous les départements fédérauxet de la Chancellerie fédérale. Elle devraitfaciliter des décisions de type collégial. Nes'agit-il pas d'un désaveu du travail effectué

jusqu'ici par Thomas Borer? «Absolumentpas, rétorque le principal intéressé. On a égalementavancé mon nom pour diriger ce groupe stratégiqueet dans tous les cas j'en ferai partie.» «Cette nou-velle commission ne remet pas en cause les compé-tences de Thomas Borer», renchérit le vice-chancelier de la Confédération, Achille Ca-sanova.

Par ailleurs, les deux conseillers nationauxradicaux Lili Nabholz et François Loebpoursuivent leur travail de présentation dela position de la Suisse sur ce dossier auxEtats-Unis. Une position qui «semble confuseet hésitante vu d'outre-Atlantique», a constaté laprésidente de la Commission des affairesjuridiques du National lors d'entretiensavec des représentants des organisationsjuives et des autorités de New York. Au-jourd'hui et demain, les deux émissaires desChambres fédérales rencontreront des

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parlementaires américains qui jouent unrôle clé dans l'affaire des fonds en déshé-rence. Une entrevue est aussi prévue avec

le sénateur Alfonse D'Amato. F.K. avecATS

Annexe 6.7 : L‘Express, 05.12.1997

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III. Interventions présidentielles

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L’ANNONCE DE LA CREATION DE LA «FONDATION SUISSE DESOLIDARITE» PAR ARNOLD KOLLER

LE POUVOIR SYMBOLIQUE EN CONSTRUCTION.Cedric Terzi*

L’annonce de la création d’une « Fondation suisse de solidarité » par Ar-nold Koller1 est importante à plusieurs titres dans le débat public relatif àl’histoire suisse durant la deuxième guerre mondiale.

Premièrement, cette intervention survient à un moment de basculement dudébat. Après plusieurs mois de discussions publiques et de révélations remet-tant en cause l’activité d’institutions suisses durant la guerre, le Gouvernementsuisse et les institutions privées mises en cause prennent plusieurs disposi-tions susceptibles de contribuer à la résolution du problème.2 Pour situer sonintervention, A. Koller construit explicitement cette période de transition entreune situation subie sur le mode réactif voire défensif [49-59] et une future ré-solution du problème [29-34]. Il s’agit pour lui de définir une réponse à apporteret une attitude à adopter «°face aux questions, aux réclamations et auxcondamnations sans nuances formulées de manière insistante°» [35-37]. Cediscours s’inscrit dans au moment clé, au cours duquel le Conseil fédéral ex-prime sa volonté de rompre avec une position réactive et de fonder les condi-tions d’une action dont il a l’initiative. Il s’agit donc pour lui de restaurer un pou-voir symbolique (de classer, de nommer et d’instituer) affaibli au fil des moisprécédents.

Deuxièmement, les conditions exceptionnelles de son énonciation font dece discours un geste symbolique. Le président de la Confédération s’exprimeface aux Chambres fédérales réunies.3 Dans ce contexte, A. Koller construit undispositif d’énonciation politique : un énonciateur (le Conseil fédéral) définitdes identités et des programmes d’action en tant que propositionsd’identification adressées à un destinataire (les élus et les citoyens helvéti-ques). La construction de ce dispositif est caractéristique du pouvoir symboli-

1 Cet article analyse le texte du discours d’Arnold Koller intitulé « La Suisse et son histoire ré-cente, Déclaration du président de la Confédération Arnold Koller devant l’Assemblée fédéraleen Chambres réunies le 5 mars 1997 ». Les citations et les chiffres entre crochets renvoient à latraduction française de ce discours disponible sur le site Internet du Parlement fédéral. Elle estreproduite en annexe et munie d’une numérotation des lignes.2 Il s’agit en particulier des mesures suivantes : Accord du 2 mai 1996 entre des organisationsjuives et l’Association suisse des banquiers instituant une « Commission indépendante de per-sonnes éminentes » (présidée par Paul Volcker) ; Création d’une «°Task force°» (dirigée parThomas Borer) le 25 octobre 1996 ; Institution d’une « Commission indépendante d’experts »(présidée par Jean-François Bergier) le 19 décembre 1996, Institution d’un « Fonds spécial enfaveur des victimes de l’holocauste / Shoah dans le besoin » le 26 février 1997.3 La réunion des Chambres (Conseil national et Conseil des Etats) n’intervient que rarement,pour des décisions impliquant l’ensemble de la collectivité (voir Constitution fédérale, art.85.4 ;92 ; 85.13). En revanche, la Constitution ne prévoit pas d’occasions auxquelles le présidents’exprime devant les Chambres réunies. Ce discours constitue donc une rupture de routine, quiavait déjà été utilisée pour le discours du 7 mai 1995 au cours duquel K. Villiger présentait desexcuses pour le «J» du passeport des juifs. Cette double rupture du protocole marquel’importance que le gouvernement attribue aux discussions relatives à la seconde guerre mon-diale.

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que politique. Il peut être paraphrasé sous une forme synthétique : «°La Suisseparle aux suisses°».4

Troisièmement, cette annonce de la création d’une Fondation suisse desolidarité a cristallisé de nombreuses discussions relatives à la gestion du pro-blème par le gouvernement. En particulier, la pertinence de cette institution, sacomplémentarité avec les autres mesures prises en vue de la résolution duproblème et la définition des catégories de bénéficiaires de son action ont lar-gement été débattues.5

1. Un enjeu théoriqueLes discussions relatives à l’histoire de la deuxième guerre mondiale en

Suisse permettent de reformuler des questions relatives à la théorie de l’actiondans la double perspective d’une sociologie des problèmes sociaux et d’unesociologie de l’histoire.

A. Koller organise son discours autour d’une dynamique fondamentaleassimilable à la construction des problèmes sociaux. Dans un premier temps, ildéfinit une situation problématique : des critiques contemporaines relatives àdes actions passées ont pour conséquence la réduction de la Suisse et de sesinstitutions (qu’il représente) aux rôles d’objet d’une action extérieure [1-27] oud’agent d’une action [49-59, 67-68]. Dans un deuxième temps, il développe uneperspective de résolution, visant la restauration d’une capacité d’orientationautonome de l’action [161-357]. Cette première construction discursive est lo-giquement articulée à une seconde, redevable d’une sociologie de l’histoire.Afin de définir le problème et de formuler les modalités de sa résolution poten-tielle, A. Koller construit une structure temporelle. Il établit un «°temps del’énonciation°» (présent) susceptible d’articuler des représentations du passéet de l’avenir.

Chacun de ces fils conducteurs du discours peut être traduit en termesd’exercice d’un pouvoir symbolique, défini comme pouvoir de nommer, classeret instituer. Si l’on suit sur ce point la théorie proposée par Pierre Bourdieu (p.ex. 1994a), toute capacité d’action (et l’exercice du pouvoir symbolique en par-ticulier) découlerait de l’occupation d’une position dans l’espace social. Cettedernière serait à l’origine d’un habitus (en tant qu’incorporation de schèmespratiques de perception et d’appréciation) et elle définirait l’actualisation d’uncapital spécifique.6 Il est indéniable que ce n’est pas par hasard si ce discours 4 Je paraphrase sciemment «°l’appel de Londres », en tant qu’archétype d’un discours politiqueperformatif.5 Au moment de la rédaction de cet article (septembre 1998), ces discussions sont largementouvertes et recoupent de nombreux enjeux transversaux aux discussions relatives à l’histoiresuisse durant la seconde guerre mondiale.6 « [Les agents sociaux] ne sont pas comme des sujets en face d’un objet (ou, moins encore,d’un problème), qui serait constitué comme tel par un acte intellectuel de connaissance ; ilssont, comme on dit, tout à leur affaire (que l’on pourrait écrire aussi bien leur à faire) : ils sontprésents à l’avenir, l’à faire, l’affaire [...], corrélât immédiat de la pratique (praxis) qui n’est pasposé comme objet de pensée, comme possible visé dans un projet, mais qui est inscrit dans leprésent du jeu. [...] En fait, ces anticipations préperceptives, sortes d’inductions pratiques fon-dées sur l’expérience antérieure, ne sont pas données à un sujet pur, une conscience transcen-dantale universelle. Elles sont le fait de l’habitus comme sens du jeu°» (Bourdieu, 1994a, 154-155).

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Le pouvoir symbolique en construction171

marque un tournant important dans le développement politique du problème del’histoire suisse durant la seconde guerre mondiale. Il est prononcé par le pré-sident de la Confédération devant les Chambres réunies, ce contexted’énonciation étant particulièrement propice à l’exercice d’un pouvoir symboli-que, dotant ce qui est dit de performativité. Cependant, cette interprétation nepermet pas de rendre compte de l’ensemble du phénomène. En effet, elle sup-poserait de faire abstraction de l’expérience centrale présentée par A. Koller : ildécrit une perte de capacité d’orientation autonome de l’action et entrevoit sarestauration, alors que sa position dans l’espace social ne se modifie pas. Enconséquence, l’analyse devra expliquer les conditions auxquelles l’occupationd’une position dans l’espace social autorise le développement d’une actionstratégique, donc la définition d’un projet dépassant la concrétisation des vir-tualités contenues dans une situation présente.

D. Cefaï (1996) entrevoit une solution à ce problème théorique. Son ap-proche consiste à appréhender l’activité discursive comme partie prenante del’action.7 Dès lors, l’action peut être pensée comme production d’un lien réflexifentre la position occupée par celui qui agit et l’objet de son action.8 Suivantcette perspective, l’analyse de ce discours aura pour objectif d’élucider les res-sources utilisées par A. Koller pour établir l’existence symbolique de sa posi-tion, fondant sa capacité d’orientation autonome de l’action.

2. Une construction progressive et non linéaireLe dispositif d’énonciation du discours d’Arnold Koller produit un énon-

ciateur et un destinataire politiques (Véron, 1995, 209-210). Il partage ainsi lepublic en trois groupes. Les anti-destinataires définissent le problème dans uncadre de dénonciation qui est fermement récusé.9 Les pro-destinataires ap-prouvent le recadrage proposé par A. Koller et sont appelés à être les«°destinateurs°» d’un programme d’action, c’est-à-dire à convaincre les para-destinataires du nécessaire recadrage du problème de manière à en faire les«°sujets opérateurs°» d’une action collective.

Ce discours peut être interprété comme une triple opération de reca-drage10 faisant intervenir quatre définitions du problème afin de fonder des«°dispositifs d’action collective°» et des « programmes d’action », c’est-à-dire la

7 «°Les faits ne sont jamais accessibles que dans l’horizon des représentations que l’on s’enfait et que l’on s’en donne ; ce “on“, loin d’être une personne individuelle, est un horizond’interactions et d’interlocutions dans lequel se construisent une réalité et une légitimité. Parailleurs, nommer et narrer, c’est déjà agir, entrer dans une logique de description du problèmeen vue de le résoudre » (Cefaï , 1996, 49).8 « Les acteurs collectifs se constituent eux-mêmes dans des “agencements d’action“ (agen-cies), à travers leur confrontation les uns aux autres, en relation à des objets et à des institu-tions, à des discours et à des pratiques. Les acteurs collectifs ne pré-existent pas tels quels auxconfigurations dramatiques et narratives de l’activité collective, mais sont configurés par cequ’ils configurent » (Cefaï , 1996, 50).9 Ce cadrage attribué à l’anti-destinataire sera appelé « anti-cadre°».10 Daniel Cefaï (1996, 48-49) montre comment ce jeu de cadrage et de re-cadrages successifsconstruit une configuration dramatique qui fonde tout procès de définition et de maîtrise d’unesituation.

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possibilité d’une action collective.11 S’il est possible de situer ces cadres dansun ordre logique de présupposition, ils n’apparaissent pas selon un ordre desuccession linéaire dans le discours. Nous verrons ainsi que le discours peutêtre divisé en cinq parties. Au fil de leur enchaînement, A. Koller procède régu-lièrement à des reformulations, ce qui lui permet, au fur et à mesure qu’il pose leproblème et les conditions de sa résolution, de spécifier sa place énonciative,restaurant ainsi la légitimité du pouvoir symbolique qu’il exerce.

Le point de départ du discours : un «anti-cadre°» et la légitimation del’énonciation

Dans la première partie de son discours [1-68], A. Koller construit une tri-ple structure temporelle : Premièrement, il identifie un «°temps du problème°»dont l’origine est située « au cours de la Seconde guerre mondiale et des an-nées de l’avant-guerre ou de l’immédiat après-guerre » [4-5]. Il se prolongesans discontinuer jusqu’au moment du discours : « [les critiques] éveillentl’impression [...] que la Suisse a joué le rôle d’un profiteur de guerre et que, du-rant ces cinquante ans, ses banques ont essayé de conserver les biens desvictimes de l’Holocauste pour leur propre bénéfice » [7-11]. Deuxièmement, ildistingue, à l’intérieur du « temps du problème », un « temps de l’affaire », dontseule l’origine est mentionnée de manière approximative en introduction dudiscours: « Depuis plusieurs mois, la Suisse est l’objet de violentes critiquesinternationales » [1-2]. Troisièmement, il évoque un « temps de résolution »consistant à définir des « réponses [à] apporter » et surtout une « attitude [à]adopter » [35-36]. Son origine est située dans le discours lui-même : « [Le butde cette déclaration est] de contribuer à apaiser les esprits en portant sur cesévénements un regard objectif et de répondre à quelques questions qui préoc-cupent le Parlement et le peuple » [32-34]12. Ainsi, le temps du discours ouvreun «°temps de résolution°» considéré comme clôturable, parce que menant àdes « résultats » et à des « conclusions » [30, 32].13 Il construit ainsi le « temps

11 Je définis le « cadrage » comme la configuration d’un « système actanciel » qui comprendtrois dimensions : Premièrement, la délimitation spatio-temporelle d’une « scène » (Mouillaudet Tétu, 1989, 17-18) qui sépare un champ et un hors-champ, ainsi qu’un amont et un aval.Deuxièmement, l’établissement d’un « système actanciel » (Boltanski, 1984 et Favret-Saada,1977). Troisièmement, la définition de la structure temporelle du processus décrit (cf. la di-stinction entre « affaire » et « problème » présentée dans l’introduction du présent volume). Untel « dispositif d’action collective » peut être transformé en « programme d’action » par le biaisde quatre opérations : Premièrement, la production d’une configuration – donc d’une hiérarchi-sation – du problème par la distinction d’une figure (le problème) et d’un fond (son contexte).Deuxièmement, par la définition des propriétés ou des frontières du collectif affecté par le pro-blème. Troisièmement, par la constitution de figures textuelles compétentes pour occuper lespositions définies par un système actanciel, et plus particulièrement pour établir une médiationentre le collectif et le problème. Quatrièmement, par la définition d’un « tiers symbolisant » quidéfinit les principes cognitif et normatif d’orientation de l’action de résolution (Quéré, 1982, 33).12 Ainsi, la performativité du discours réside dans la transformation qu’il réalise. Il permet depasser d’une situation où la Suisse est l’objet de reproches, réclamations, soupçons, jugementsentiers [2-3], réclamations et condamnations sans nuances formulées de manière insistante[36-37], émises par une source étrangère [1-2], à une situation où la Suisse (par le biais de songouvernement) devient capable de poser un «°regard objectif » sur ces événements [32-33] etde définir de manière autonome des réponses à apporter et une attitude à adopter [35-36].13 Ce n’est que plus avant dans le discours que cette clôture du «°temps de la résolution°» estexplicitement située au tournant du siècle [73-76].

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de l’énonciation » de son discours comme un moment de basculement, articu-lant le passage du « temps de l’affaire » au « temps de la résolution ».

La première partie du discours présente une première formulation de laquestion de l’histoire suisse durant la deuxième guerre mondiale qui repose surla distinction centrale entre un «°intérieur°» national et un «°extérieur°» étran-ger. Dans cet « anti-cadre°» l’intérieur (la Suisse au nom de laquelle son prési-dent s’exprime) est soumis à l’extérieur (l’étranger) et à sa logique. Cette cons-truction remet en cause l’autonomie de la Suisse [67-68], qui se trouve réduiteà une action tactique.14 Il en résulte des risques de divisions idéologiques [17-27] et surtout de crise identitaire [15-16].15 Cet « anti-cadre », que tout le dis-cours visera ensuite à délégitimer, est organisé autour d’un « système actancielde dénonciation » (Boltanski, 1984). Il comporte : une place de dénonciateur,dont la figure est indéfinie et active [1-6, 50-51, 63-64], une place d’accusé oc-cupée par une figure définie (la Suisse) mais passive, voire réactive [1-2, 33-34, 49-57]16, une place de victimes occupée par les « victimes del’Holocauste » [10] et une place de juge, occupée par la « communauté inter-nationale » [8].

Cette première construction pose le dispositif d’énonciation qui organiseral’ensemble du discours : l’énonciateur (A. Koller, et plus largement le Conseilfédéral qu’il préside) s’exprime au nom de la Suisse. La légitimité de cette prisede parole est fondée sur trois principes. Premièrement, une logique causaledéfinit la situation du discours dans une séquence discursive : il est présentédans une chaîne énonciative en tant que réponse (donc en tant qu’interprétantlégitime) à des critiques. Deuxièmement, le contexte d’énonciation accomplit lalégitimité d’A. Koller, dans le cadre d’une structure institutionnelle définie par laConstitution.17 Troisièmement, sa légitimité réfère à la démocratie représentativesemi-directe, qui rend le gouvernement responsable de ses actes face au Par-lement et au peuple [28-34].

Cette triple légitimation du discours pose le politique comme lieu de la ré-flexivité, c’est-à-dire comme espace de l’action symbolique du collectif sur lui-même. Cette place, est construite de manière paradoxale. Elle situe celui quil’occupe à la fois comme équivalent aux autres membres et dans une position

14 «°Par rapport aux stratégies [...], j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absenced’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autono-mie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui estimposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère.» (Certeau, 1990, 59-60).15 S’agissant de ce risque de crise identitaire, c’est la version originale qui est la plus explicite :«°ein grosser Teil unserer Bevölkerung ist daher tief verunsichert, sieht sich im Selbsverständ-nis als Schweizer in Frage gestellt ». Cette crise identitaire est indissociable de la spécificité del’Holocauste qui interpelle tout un chacun. Personne n’en sort innocent. Cette spécificités’ouvre sur la honte [73-75] comme seule modalité réflexive de jugement. Mais ce sentimentdemeure en deçà de l’échange d’arguments (Dulong, 1998, 109). Le développement d’un dis-positif d’action collective stratégique suppose donc son dépassement [126-130].16 La presse américaine utilise ce même dispositif (dénonciateurs actifs et accusé réactif) pourprésenter la question (Khayat, 1998, 32-33). En ce sens, le discours de A. Koller peut être in-terprété comme une réponse, adressée à des anti-destinataires, à l’intérieur d’une chaîne énon-ciative.17 En l’occurrence : le président de la Confédération est le représentant légitime du Conseilfédéral, lui-même représentant légitime de la Suisse.

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de supériorité (A. Koller parle indifféremment de la Suisse à la première per-sonne du pluriel et à la troisième du singulier). Autrement dit, cette place permetde produire à la fois la continuité du collectif (le « nous ») et sa capacité de seprendre lui-même pour objet de son action.

Autrement dit, dans cette phase initiale A. Koller définit une situation quela suite de son discours transformera : la Suisse (qui devra devenir le « sujetopérateur » de la résolution) est privée de compétence, confinée à une activitétactique parce que soumise à une logique qui lui est extérieure. Mais il définitégalement le politique comme la seule figure pouvant occuper la place quipermet de constituer un collectif doté de réflexivité. C’est à ce titre qu’il est légi-timé pour expliciter la dimension problématique de cette situation, et d’établirles prémisses d’une résolution [35-37]. En ce sens, ce discours ouvre le« schéma narratif » du « temps de la résolution », à l’intérieur duquel le politi-que occupe légitimement la place de destinateur, et plus précisément de mani-pulateur.18 Dans le discours, cette figure de manipulateur se voit attribuer desqualités cognitives (par sa capacité réflexive à faire preuve d’objectivité [32-34])et normatives (lui permettant de définir une attitude [35-37 ; 43-45]).

En termes de théorie de l’action, cette analyse permet d’établir au moinstrois constats. Premièrement, la capacité d’action stratégique présuppose laconstitution d’un « propre » (et plus précisément d’un lieu de vouloir et de pou-voir propre), définissant une intériorité indépendante d’une extériorité.19 C’esten introduisant son discours par la présentation d’un « anti-cadre » qui soumetla Suisse à une logique qui lui est extérieure, que A. Koller pose comme enjeufondamental de son intervention le rétablissement d’un tel « propre ». Deuxiè-mement, une action stratégique se développe suivant un schéma narratif com-prenant une place de « manipulateur » (Greimas, 1976), ce qui présuppose laconstruction d’une place d’énonciation légitime, susceptible de définir le pro-blème et de formuler un « programme d’action », donc d’ébaucher une actionde résolution (CefaÏ , 1996). Troisièmement, le développement d’une actionstratégique suppose la construction d’un « temps de résolution » qui articule leprésent et l’avenir dans une perspective de clôture.

Dans le cas particulier du discours d’Arnold Koller, ceci suppose la cons-truction d’une nette distinction entre le « temps du problème » et le « temps del’affaire ». En effet, l’« anti-cadre » présente un système actanciel de dénoncia-tion à l’intérieur duquel la place de « victime » est occupée par les « victimes de

18 Alagirdas Greimas (1976) montre que les récits constituent deux trajectoires parallèles etcomplémentaires : le parcours cognitif d’un destinateur sémiotique et le parcours pragmatiqued’un sujet sémiotique. Ces parcours s’organisent en trois phases : l’épreuve qualifiante, lors delaquelle le destinateur – en tant que manipulateur (qui a la capacité de faire faire) établit lacompétence (le pouvoir faire et le savoir faire) du sujet opérateur. L’épreuve décisive, au coursde laquelle le sujet opérateur établit la performance (i.e. fait être le programme défini dans laphase précédente). L’épreuve glorifiante au cours de laquelle le destinateur – en tant que gar-dien des contrats (qui a la capacité de faire savoir) – reconnaît et glorifie le sujet opérateur entant que héros.19 « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possibleà partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité,une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscritcomme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou demenaces » (Certeau, 1990, 59).

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l’Holocauste » et celle d’accusé par la Suisse. Étant donné le caractère im-prescriptible du crime nazi, il est impossible de construire une action visant unequelconque résolution. Tout au plus est-il possible d’envisager un acte répétéet continu de mémoire infinie, donc par définition non-clôturable.20 Ainsi, afinde fonder la possibilité d’une action, A. Koller distingue nettement le «°tempsdu problème°», et plus particulièrement la tragédie de l’Holocauste face à la-quelle il n’est possible que de se taire et de se recueillir [37-43], du « temps del’affaire » qui permet la mise en œuvre d’un dispositif d’action collective visantune résolution [94-96].21

Redéfinir le problème: un cadrage nécessaire mais non-suffisantLa première partie fondait la légitimité de l’énonciation et la nécessité

d’une intervention. L’enjeu de la deuxième partie [69-160] est de recadrer laproblématique, de façon à établir les conditions de possibilité d’une action :« Nous devons pourtant affronter notre histoire récente, et ceci pas tant à causedes pressions extérieures, mais plutôt par devoir envers nous-mêmes » [69-71].22 A. Koller établit ainsi les fondements d’un retour sur le passé ne remet-tant pas en cause la capacité d’action du collectif qui l’effectue. Il définit un« propre » (un intérieur légitime clairement délimité par rapport à un extérieurdélégitimé), dont il spécifie la nécessaire cohésion interne.

Ce travail de recadrage est légitimé par le prolongement de la définitiondu politique comme « manipulateur ». Ceci revient à lui faire occuper une placed’autorité, qui représente et engage le collectif auquel il est lié par un contratde complicité.23 Le politique reste dépositaire de qualités cognitives [103-115]et normatives.24 Il devient le « manipulateur » d’un schéma narratif : il construit

20 Vladimir Jankélévitch (1986) a montré la nécessité éthique de rendre les crimes contrel’humanité imprescriptibles. « Et ainsi, quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts,ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. [...] [I]l resteune seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien «°faire°», on peut dumoins ressentir, inépuisablement. » (idem, 59-60 ; 62). Renaud Dulong (1998, 93-114) et HenryRousso (1998, 36-47) aboutissent à la même conclusion : le caractère imprescriptible del’Holocauste ne laisse la place qu’à un retour sans fin sur le passé, empêchant d’envisagertoute action qui permettrait de clôturer ce devoir de mémoire.21 Cette construction peut être interprétée comme une réponse à une représentation diffuséepar la presse américaine, selon laquelle le « temps de l’affaire » s’inscrirait en continuité di-recte de l’Holocauste (Khayat, 1998, 5-10). Ainsi, le Washington Post (1.2.97) rapporte les pro-pos d’Elan Steinberg (Directeur exécutif du Congrès Juif Mondial) considérant l’affaire comme«°literally the last chapter of the Holocaust°». Cette position implique une double contrainteprésentée par Henry Rousso (1998, 46) : « On réclame une réparation, de manière légitime,tout en proclamant d’un même mouvement que le crime est irréparable. Dès lors qu’on refusede choisir entre les deux, le devoir de mémoire s’enferme dans un dilemme insoluble. » C’estpour sortir de ce double-bind qui inhibe toute possibilité d’action, qu’Arnold Koller distinguefermement le « temps du problème » et le «°temps de l’affaire°».22 Cette délégitimation des positions extérieures et du «°système actanciel de dénonciation°»fonde la suite du discours. Elle est explicitée plus loin : « Comment réagirons-nous à notre pas-sé ? C’est avant tout à nous, peuple et autorités de Suisse à le déterminer. Personne ne peut nine doit le faire à notre place°» [78-80].23 La notion de « contrat énonciatif » est empruntée à Eliséo Véron (1985). Dans cette partiedu discours, le contrat de complicité est établi par le recours régulier au « nous inclusif » fai-sant référence au «°propre°» au nom duquel A. Koller prend la parole.24 Ces qualités sont indissociables en ce sens que le savoir, défini comme savoir-partagé, de-vient un devoir-savoir référé à un collectif (à la constitution duquel il participe), auquel est assi-

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le « propre°» comme « sujet opérateur virtuel », dépositaire de valeurs moda-les (vouloir, devoir et responsabilité [80-82, 94-98]) et de qualités (en particu-lier la défense de la liberté, du droit et de l’indépendance) qui ont orienté lesactions passées [131-136] et devraient inspirer les actions à venir [253-255]),ce qui en fait un collectif moral.25 Face aux risques de divisions idéologiques[15-27] et intergénérationnelles [84-91], ces opérations composent un« propre » qui englobe l’ensemble de ses membres synchroniquement et dia-chroniquement.26 Elles constituent ainsi un collectif dont la permanence est as-surée par le lien indiciel de la mémoire et du souvenir [94-101].27

Cette nouvelle construction autorise la formulation d’un système actancielne comprenant que deux places : un sujet (« peuple et autorités de Suisse »)confronté à un objet (« notre histoire récente »), qu’il faut accepter « tel qu’il esten réalité ».28 Ce dispositif est chargé d’exercer une forme de jugement moral :« la question se pose de savoir si tous les Suisses ont été à la hauteur des exi-gences morales d’une telle époque, et dans quelle mesure » [147-149].29

Si A. Koller établit ainsi une configuration distinguant un sujet et un objet,la rupture entre les deux termes n’est pas pleinement assurée en raison de laconstruction d’un collectif englobant diachroniquement la génération contempo-raine et celle qui a vécu la guerre dans un lien mémoriel. Dans le cas précis dela relecture de l’histoire de la seconde guerre mondiale, ce risque de confusionfait resurgir la question d’une éventuelle culpabilité collective.30 Sur ce point, A.Koller est explicite : « La culpabilité, comme nous l’entendons aujourd’hui, esttoujours individuelle. Il ne peut y avoir de culpabilité collective, ni du peuplesuisse d’alors, ni de celui d’aujourd’hui » [89-91]). Il s’agit donc pour lui de spé-cifier le système actanciel en déjouant deux écueils remettant fondamentale-ment en question la capacité d’action autonome. Il lui faut simultanément éviter

gné un devoir-faire [114-117]. L’analyse de ce type de construction est développée par AlainBevilacqua (1998, 5-7).25 Lena Jayyusi (1984) a montré que la description d’un groupe en termes d’attitudes revient àproduire une définition morale de ce collectif (donc à constituer un «°morally self-organizedgroup »). Ce type de construction a pour conséquence une routinisation de la projection trans-personnelle d’attributs et d’activités : ce qui est vrai de la classe est vrai de chaque membre.26 Cette construction de l’unité diachronique est particulièrement explicite lorsque A. Koller uti-lise la première personne du pluriel pour parler de la génération qui a vécu la guerre [112-114,128, 139].27 Henri Rousso (1998, 22) montre que la mémoire (qu’il oppose à l’histoire) participe de laconstruction d’un lien communautaire indiciel. « La mémoire s’inscrit dans le registre del’identité, elle charrie de l’affect. [...] [Elle] a pour caractéristique de préserver une continuité etde permettre à l’individu ou au groupe d’absorber les ruptures, d’intégrer celles-ci dans unepermanence ».28 Dans « l’anti-cadre », la Suisse est fusionnée à son histoire, ce qui inhibe toute capacitéd’action. Cette dernière est progressivement rétablie par la formulation d’une configuration dis-tinguant un fond (le passé) et une figure (la Suisse), puis par l’introduction d’une médiationscientifique (la commission d’historiens) entre le collectif et son passé. Ces modalités de réta-blissement de la capacité d’action ont été analysées par Jean Widmer (1996, 12).29 A. Koller distingue explicitement ce système actanciel de « jugement moral » du dispositifde « dénonciation » (calqué sur le modèle judiciaire) : « Il ne nous appartient pas aujourd’hui defaire un procès hâtif à quelques responsables de cette époque » [157-158 ; voir également 230-234].30 La question de la culpabilité collective allemande lors de la seconde guerre mondiale a étéremise à l’ordre du jour avec la publication des thèses de Daniel Goldhagen (Les bourreauxvolontaires de Hitler :Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997).

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la fusion de la Suisse et de son passé et ne pas établir des distinctions qui re-mettraient en question la cohésion du « propre ». Le principe nodal de cettedémarche consiste à établir des positions de réflexivité (à partir desquelles il estpossible de parler du « propre » à la fois à troisième personne du singulier et àla première du pluriel). La première de ces positions est celle du politique, déjàévoquée en tant qu’autorité de définition de la situation et de l’action à mener.Cette construction peut encore être précisée : il est clair pour A. Koller que lesautorités suisses étant indissociables du «°propre°», elles ne peuvent êtrel’objet d’un jugement moral en tant que telles.31 La seconde position de réflexi-vité est plus précisément une position de médiation : le propre en tant que telne peut travailler le passé que par le biais de la mémoire. S’agissant de leconstruire comme objet à découvrir, il doit déléguer sa compétence à une placed’expertise (occupée par la figure de la commission d’historiens) travaillant enson nom [115-117]. Ce procédé qui permet d’achever le travail de mise à dis-tance, donc de symbolisation du passé (par opposition au lien mémoriel, fu-sionnel et indiciel). Cependant, ce travail d’objectivation n’est pas sans limite,faute de quoi il remettrait en question la pérennité du collectif indiciel. C’estpourquoi A. Koller distingue nettement les objectifs de la politique (préserver lepays de la guerre et assurer la survie de notre peuple, [113-114]) des moyensutilisés pour y parvenir.32 Les premiers sont posés comme légitimes, seuls lesseconds étant soumis à une appréciation [115-117 ; 205-206].

Si la construction de ce système de places intégré et réflexif dessine lesconditions de possibilité d’une action autonome, elle n’exorcise pas le spectred’éclatement d’un collectif fondé sur un lien indiciel.33 En effet, la continuité(propre à l’indiciel) est remise en question par le travail d’écriture de l’histoire(donc de symbolisation) délégué aux experts.34 Ce nouveau risque est écartépar la construction du « temps de la résolution ». La connaissance est poséecomme nécessaire mais non suffisante. Il ne s’agit que d’une étape, ne per-mettant pas de pleinement appréhender le passé [126-128; 153-156]. Ellen’acquiert sa valeur qu’une fois transmise au collectif, seul légitimé à formulerune « appréciation globale, politique et morale [et] les conclusions à en tirer »[195-197]. Nous assistons donc ici à une double construction du passé, en tantqu’objet de l’action d’un sujet. Dans une première étape (celle du travail histori-que), il est présenté comme « temps abstrait », existant indépendamment deson appréhension présente. En ce sens, la démarche historique est construiteici dans une perspective positiviste visant à la découverte d’une réalité qui 31 Cet argument est fondé par la distinction nette des actions soumises à ce jugement [147-153]. Les activités économiques remises en cause (certaines transactions en or et la questiondes biens en déshérence) renvoient à des figures institutionnelles qui en sont responsables(respectivement la Banque nationale et les banques). Par contre, les actions politiques (la poli-tique des réfugiés) sont présentées comme des technologies réifiées (i.e. qui ne réfèrent à au-cun acteur).32 Cette construction fait référence à la maxime « la fin ne justifie pas les moyens ».33 Cette observation n’est pas conjoncturelle: « On ne peut comprendre la formation de laSuisse moderne sans cette peur constante de sa dissolution » (Hazan, 1998, 77).34 Louis Quéré (1982, 98) note : « l’écriture est tout d’abord une pratique de la séparation : sé-paration du réel de son double représentatif ; séparation du présent et du passé ». Henri Rous-so (1998, 22-23) spécifie ce point par rapport au travail historique : «[...] la mémoire est un «ta-bleau des ressemblances», elle est du côté du «même» tandis que l’histoire est un «tableaudes changements», ce qui la place du côté de l’altérité, donc de la séparation. »

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s’impose à tous.35 Les résultats des travaux historiques concernent donc nonseulement le « propre », mais également les positions situées en extériorité. Ence sens, la recherche historique peut être interprétée comme une réponse auxcritiques évoquées en introduction du discours. Dans la seconde étape, le pas-sé est réinscrit dans le présent du collectif, ce qui en fait un « temps concréti-sé ». Il acquiert alors une vertu de restauration de la capacité d’action : cetteopération d’acceptation du passé en faisant un outil de maîtrise du présent etde l’avenir [71-73] qui préfigure le développement d’un « programmed’action ».36 Il en résulte une construction du temps supposant simultanémentl’inscription du passé dans le présent (par un incessant travail mémoriel) et laprise de distance à son égard (par le travail historique au sujet d’un passé ré-volu). Il est important de souligner que ce travail sur le temps participe de laconstitution d’un collectif. Le travail mémoriel en produit la continuité, tandisque l’analyse historique fonde sa réflexivité, le dotant de la capacité de tenir undiscours sur lui-même.

Afin de restaurer la possibilité d’une action, A. Koller récuse l’anti-cadreformulé par des « dénonciateurs extérieurs ». Il redéfinit ainsi le problème demanière à construire un « propre » à l’intérieur duquel se dessinent des posi-tions de réflexivité. L’enjeu central de cette construction consiste à articulerdeux logiques antagonistes : la production de la continuité du collectif (à lapremière personne du pluriel) seul compétent pour déléguer un travail de sym-bolisation (établissant des discontinuités) à l’égard de son propre passé. Cettenouvelle définition du problème récuse fermement le système actanciel de« dénonciation » comme fondement d’un programme de résolution. Elle établitun nouveau cadre susceptible de permettre la recherche historique de la véritéet la confrontation du collectif à cette réalité.

Un triple dispositif d’action collectiveAvec la troisième partie de son discours [161-238], A. Koller passe de la

définition du problème à l’établissement d’un « programme d’action » permet-tant sa résolution. Ce faisant, il développe un schéma narratif : il clôt« l’épreuve qualifiante » et ébauche les prémisses d’une « épreuve décisive ».Ce déplacement s’observe principalement par la transformation du «°cadre°»en « programme d’action ». D’une part, les places des systèmes actancielssont occupées par des figures dont la compétence est établie. D’autre part,l’orientation de leur action est définie en référence à des « tiers symbolisants »regroupant des principes normatifs et cognitifs.37 En fait, nous verronsqu’Arnold Koller définit trois programmes d’action, autour de trois tiers symboli-sants : « Dans le face-à-face avec la Suisse de 39-45 et celle des années juste 35 Cette observation prend rétrospectivement de l’importance si l’on considère les débats rela-tifs à la légitimité de l’écriture d’une histoire critique qui ont suivi la publication du rapport inter-médiaire de la commission Bergier.36 Pour reprendre la terminologie de Tzvetan Todorov (1995, 30) l’opération conduite par A.Koller consiste à transformer une mémoire littérale (préservant le passé comme un fait intransi-tif ne conduisant pas au-delà de lui-même) en mémoire exemplaire (utilisant un événement sin-gulier comme une instance parmi d’autres d’une catégorie plus générale). Cette opération par-ticipe de la restauration d’une capacité d’action : seule la mémoire exemplaire fait du passé un« principe d’action pour le présent » (idem, 31).37 La notion de « tiers symbolisant » est empruntée à Louis Quéré (1982, 30-43).

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avant ou juste après la Seconde guerre mondiale, trois idées-phares nous gui-deront : vérité, équité et solidarité » [161-163]. Ces programmes sont« emboîtés », en ce sens qu’ils s’organisent suivant un ordre logique de pré-supposition : la réalisation du premier est la condition de possibilité dudeuxième, dont la réalisation est nécessaire à l’établissement du troisième. Seull’aboutissement de ce dernier programme est conçu comme résolution du pro-blème.

C’est un programme de « recherche de la vérité » qui est placé au fonde-ment de la résolution du problème [164-165]. Ce travail repose sur la construc-tion d’une position réflexive d’expert, dont la légitimité découle d’un mandatparlementaire qui définit l’objet du travail d’expertise. Il s’agit d’analyser desfaits, participant d’un « temps historique » clôturable et révolu, conçu comme« temps abstrait », indépendant de son appréhension : « La commission Ber-gier a le mandat de faire une analyse globale des faits politiques et économi-ques de l’époque » [170-171]. De plus, cet objet est présenté comme incom-mensurable: « Toute vérité historique est [...] complexe ; nous ne pouvons pasattendre des historiens, même les plus compétents, une révélation de LA véritéabsolue » [173-175]. Cette opération définit clairement les limites de l’autoritédévolue à la place d’expert : elle permet d’établir partiellement des faits, maisen aucun cas de résoudre le problème.

Ce cadre est transformé en programme d’action par la construction d’unemédiation (la figure de l’expert historien) et l’établissement d’un tiers symboli-sant d’objectivité. La « commission d’experts indépendante présidée par leprofesseur Bergier » [167-168] est présentée comme compétente en référenceà l’institution scientifique qui décerne leurs titres aux historiens et régule leuractivité : « Le Conseil fédéral a pleinement confiance dans le fait que la com-mission Bergier analysera et appréciera le passé conformément aux critèresscientifiques régissant les travaux d’historiens » [192-194]. Ce critère définitclairement les conditions normatives d’une connaissance historique. Il consti-tue donc un tiers symbolisant auquel les experts doivent soumettre leur actionpour qu’elle soit reconnue comme légitime. Cette orientation distingue explici-tement l’activité d’expertise de l’action politique et des divisions idéologiquesqui peuvent en découler : « Gardons-nous donc d’utiliser l’histoire pour servirles objectifs politiciens du moment » [180-181], afin de garantir le respect deprincipes fondamentaux pour toute activité scientifique : « [l]e désir d’être sin-cère sans restriction et l’impartialité » [183-184]. Cette construction réaffirme lanécessaire cohésion du propre dans une « période tragique aussi pour notrepays°» [186], ce qui se traduit par la définition d’une attitude collective à adop-ter face au passé, faite de sincérité et de modestie.38 La pierre angulaire decette construction est la cohésion diachronique du propre, qui suppose la ca-pacité de chacun de ses membres de s’identifier à ses prédécesseurs. Il en dé-coule le devoir moral de tenir compte du contexte dans lequel les actes passésont été posés [83-84, 203-204], qui se traduit, pour les experts historiens, enune injonction méthodologique : « Les faits et les processus historiques 38 La définition de cette attitude est reformulée à plusieurs reprises au fil du texte. Elle supposede faire preuve d’une « sincérité dépourvue de complaisance, [de] dignité, [de] respect enversnous-mêmes » [82-83] et de « modestie » [202-203]. Elle devient ainsi l’attribut d’un collectifmoral (Jayyusi, 1984), préfigurant le programme d’« équité ».

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s’inscrivent dans une époque et un environnement donnés. Il convient donc deles apprécier en fonction de leur contexte, faute de quoi le travail de l’historienne serait qu’une comptabilité » [189-192].

Le « programme de vérité » est posé d’emblée comme insuffisant pour ré-soudre le problème. Il est donc prolongé par un «°programme d’équité».39 « Enrevanche, l’appréciation globale, politique et morale de l’attitude adoptée àl’époque par la Suisse ne peut être abandonnée aux historiens, pas plus lesconclusions à en tirer : c’est à nous que cette tâche incombera – Conseil fédé-ral, Parlement et peuple –; la mesure et l’échelle de notre appréciation devrontêtre l’équité. » [194-199]. Le programme de vérité établit des faits, fondant lapossibilité d’un « jugement moral ». Il s’agit d’établir sur cette base les condi-tions d’un jugement d’un collectif – englobant ses membres synchroniquementet diachroniquement – par lui-même. Cette activité suppose l’appropriation du«°temps abstrait°» des études historiques par la collectivité contemporaine, cequi revient à le transformer en « temps concrétisé ». Il en résulte un «°temps del’énonciation incertain°» qui articule le passé et le présent en fonction d’unavenir qui n’est qu’envisageable, ce qui le rend impossible à maîtriser. « Il estpossible que la commission d’historiens, après avoir analysé les relations éco-nomiques du secteur privé et le commerce d’or de la banque nationale, par-vienne à des conclusions qui accableront certains responsables. On ne peutexclure que, davantage qu’on ne l’admettait jusqu’à présent, de hauts dirigeantsde l’État et de l’économie, [...] se soient personnellement rendus coupables etaient nui ainsi à l’image du pays » [215-221].

La définition de figures susceptibles d’occuper les places du «°systèmeactanciel » ébauche un « programme d’action ». Elle permet en particulier derécuser la « dénonciation » induite par l’anti-cadre. Seul l’ensemble du collectif(défini comme « communauté étatique » regroupant les autorités politiques etles citoyens) est habilité à exercer un « jugement moral ». Ceci suppose qu’ilsoit doté de réflexivité, d’une capacité de prise de distance à soi et plus particu-lièrement à son passé, rendue possible par l’établissement des faits par les ex-perts.40 Cette construction n’évacue pas pleinement le risque d’éclatement ducollectif, corrélatif à l’application d’un « jugement moral ». C’est ici qu’intervientl’équité en tant que «°tiers symbolisant°» appelé à réguler cette activité.« L’équité nous oblige de prendre en compte la situation dans laquelle les dé-cisions ont été prises et l’étroitesse de la marge de manœuvre disponible. Unetelle appréciation exige également de notre part une grande modestie, carnous ne savons pas comment nous aurions agi dans l’insécurité ambiante, faceà la peur et aux pressions » [200-204]. C’est ainsi que le tiers de l’équité trans-forme une action comportant un potentiel de division en action de renforcement 39 Les programmes de vérité et d’équité sont « emboîtés » selon une séquence chronologiqueet hiérarchique, l’action des experts étant soumise à celle de la « communauté étatique » [96].Le même système de places apparaît déjà dans l’interview de J-P. Delamuraz analysée dans cerecueil par Jean Widmer.40 La réflexivité constitue un fondement important de l’orientation autonome de l’action. Ellesuppose en particulier la capacité de symbolisation. En ce sens, l’activité de la commissiond’historiens pourrait formellement être assimilée à celle du psychanalyste ou du Shaman dansles processus thérapeutiques (Yves Fricker 1997, 190 propose une interprétation analogue). Ceprocessus de recouvrement de la capacité d’action par symbolisation a été traitée dans CédricTerzi (1996, 24-30).

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de la cohésion du « propre ». En effet, l’activité d’appréciation des attitudespassées menée équitablement suppose une capacité d’identification à des pré-décesseurs, ce qui revient à réaffirmer l’appartenance diachronique au mêmecollectif.41 Autrement dit, c’est l’appartenance à un collectif moral (définie par lepartage de propriétés organisant une attitude commune) qui légitime la partici-pation au « jugement moral » des attitudes passées.42 Cette conception sou-lève cependant un problème : l’appartenance au collectif moral helvétique étantdéfinie par des propriétés dont découlent des attitudes, notamment le courageet la générosité [210-214], les actes des membres ne reflétant pas cet «êtresuisse°» affectent l’image du pays dans son ensemble [221]. Afin de gérercette tension, A. Koller distingue les actes relevant d’un devoir-faire définis entermes d’équité juridique et ceux relevant d’un devoir-être propre à l’équité mo-rale. Seuls les premiers ne remettent pas fondamentalement en question lecollectif d’un État de droit. Ils relèvent d’un programme juridique, ne traitant pasd’un collectif « morally self organized », autorisant la formulation de prétentionsqui doivent être satisfaites et il établit des responsabilités individuelles [225-228]. Cependant, le tiers symbolisant du droit ne permet pas de traiter lesmanquements des membres d’un collectif « morally self-organized ».

C’est pourquoi « [l]a vraie réponse à l’analyse politique et morale de notrepassé est la solidarité. » Cette démarche, immédiatement présentée commesolution du problème, repose sur la distinction des places de « sauveur » et de« victimes ontologiques » (ne supposant aucun coupable).

Dans un premier temps, ce nouveau cadrage du problème n’estqu’évoqué.43 Il est cependant immédiatement transformé en programmed’action. La place de sauveur est occupée par la figure de « la Suisse », et sonaction est soumise à un tiers symbolisant d’équité morale, définissant les pro-priétés du collectif qui organisent son attitude (donc sa compétence en tant quesujet opérateur) : « Le 8 mai 1945, jour de l’armistice, le Conseil fédérals’adressait au peuple en affirmant notamment que notre pays n’avait pas às’ériger en juge, mais que son devoir était d’aider, de soulager la détresse etde faire le bien ; ce que le peuple et les autorités ont fait de nombreuses fa-çons jusqu’à aujourd’hui » [230-234]. En citant ces propos de 1945, A. Kollerréaffirme la dimension synchronique et diachronique du propre. Mais il va plusloin, et définit les propriétés d’un être suisse au caractère invariant. Il rétablitainsi le rapport rendu difficile entre le collectif et ses membres (donc un collec-tif « morally self-organized ») par le biais d’un vigoureux retour à une traditionhumanitaire.44 Ce n’est donc plus le tiers symbolisant universaliste du droit qui

41 Cette construction était déjà annoncée avec la citation du verset évangélique (Jean 8.7) :«°que celui qui n’a jamais pêché jette la première pierre°» [187]. Dans un processus de juge-ment moral, il ne s’agit pas de condamner des délits ou de dénoncer des infractions. Il s’agitpour des pécheurs d’apprécier l’action d’autres pécheurs. Le rappel de cette propriété ontologi-que commune empêche l’établissement d’une distinction nette entre ceux qui évaluent et ceuxqui sont évalués, le processus confortant donc leur unité.42 Cette appréhension de la Suisse en tant que collectif «°morally self-organized » est récur-rente dans l’activité politique suisse (p.ex. Bevilacqua 1998, 8-9 et Widmer ici même).43 C’est la dernière partie du discours [303-357] qui le développe véritablement (voir l’analyseinfra).44 Cette construction s’oppose nettement à l’anti-cadre, qui supposait la nécessité d’un juge-ment. Elle réaffirme la neutralité suisse en tant que tiers symbolisant immuable. Il avait présidé

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régule des rapports entre une victime qui avance des prétentions et un coupa-ble qui doit les satisfaire. Il s’agit d’un tiers symbolisant patrimonial, indistinctdu collectif dont il encadre l’action, qui régule les rapports entre un saveur quiaccorde une aide [237] et des victimes ontologiques, qui sont privées du droitde la revendiquer comme un dû.

Deux synthèsesAvec la quatrième partie de son discours [239-302], A. Koller rompt son

argumentation par deux synthèses qui constituent successivement un anti-destinataire [239-269] et un para-destinataire [270-302].

La première synthèse est explicitement adressée aux « instances étrangè-res » [258-259]. Elles sont construites comme anti-destinataire adoptant desattitudes qui ne conviennent pas lorsqu’elles transforment l’anti-cadre en pro-gramme d’action. « Des condamnations entières et manifestement injustes denotre pays, voire des déclarations offensantes ne mènent à rien : tout au plussuscitent-elles une réaction de rejet de la part du peuple » [255-258]. A. Kollerpose ainsi la nécessité d’un recadrage du problème excluant la légitimité deprises de position extérieures, faute de quoi le « propre » susceptible de menerà bien une action de résolution risquerait de diviser sur un axe séparant lesautorités (destinateurs du programme) et le peuple (sujet opérateur incontour-nable) [241-252]. Plus encore, A. Koller rappelle explicitement que, dans le ca-dre d’une démocratie directe, le « programme de vérité » est nécessaire maisnon suffisant : « Notre peuple et ses autorités doivent ensemble examiner lepassé et assumer les conséquences qui en découleront. Les institutions denotre démocratie directe condamneraient à l’échec toute velléité de récrirel’histoire de manière abstraite et élitaire » [245-248]. Il rappelle donc qu’il estindispensable que le « temps abstrait » travaillé par les historiens soit inscritdans le présent du collectif pour devenir un « temps concrétisé », ébauchantainsi le « programme d’équité ».

Ces processus d’exercice de la vérité et de l’équité juridique sont lesseuls à être présentés comme des réponses destinées à l’étranger. Il est im-portant de rappeler qu’ils ne remettent pas à proprement parler en questionl’unité morale du collectif : ils ne concernent que l’établissement de responsa-bilités individuelles. C’est pour cette raison qu’Arnold Koller peut se permettre,sur ces points, d’engager la Suisse45 : « Toutes les mesures nécessaires à ladécouverte de la vérité ont été prises. Nous sommes prêts à faire face à notrepassé. Nous l’avons dit à plusieurs reprises et nous le répétons : la Suisse tientses promesses°» [263-266]. En revanche rien n’est dit du « programme de so-lidarité » qui concerne le rétablissement de la Suisse en tant que collectivitémorale. Tout au plus est-il fait allusion au « peuple » en tant que para-destinataire du discours : « Nous attendons de la compréhension pour le faitqu’un tel processus demande dans un régime de démocratie directe du temps, à l’accueil officiel de la fin des hostilités en 1945 (sur ce point, voir van Dongen, 1997, 64-69) etil organise la réponse à la résurgence du passé.45 « [L]a parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère,dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui? [...] Unechose est la préservation du caractère ; une autre la persévérance de la fidélité à la parole don-née » (Ricoeur cité in Bevilacqua, 1998, 6).

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celui nécessaire pour convaincre » [267-269].

La seconde synthèse [270-302] est doublée d’une injonction. Elle cons-truit un dispositif énonciatif distinguant un énonciateur politique (le président dela Confédération, [270]) et un para-destinataire qu’il s’agit de convaincre dejouer le rôle de « sujet opérateur ».

Dans un premier temps [270-288], la place de para-destinataire est oc-cupée par la figure du « peuple » [271], qui doit être convaincu de prendre partaux programmes de vérité et d’équité. « Je prie tous nos concitoyens et conci-toyennes de se montrer ouverts et de s’engager, aux côtés du Conseil fédéralet de l’Assemblée fédérale, dans la voie de la recherche de la vérité histori-que » [271-273]. Cette séquence résume bien la nécessité d’assurer la cohé-sion du « propre »» et plus particulièrement de le restaurer en tant que collectifmoral, organisé autour du respect de la dignité humaine [274-275; 285-286].Pour y parvenir, A. Koller rappelle le devoir de mémoire, fondateur du lien indi-ciel synchronique et diachronique unissant les suisses. Il pose ainsi les condi-tions du passage nécessaire d’un programme de vérité (appliqué à un tempsabstrait) au devoir d’équité (constituant un temps concrétisé) [280-283]. Mais iltient surtout à rappeler que le tiers symbolisant présidant à l’action des suissesest indissociable d’un être suisse, d’une tradition rendant ce collectif invariant.Ainsi, l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme ne sont pas condamnés enréférence à un droit (universel et extérieur au collectif) mais fonction des attitu-des fondatrices d’un collectif moral. «°La Suisse, qui est souvent considéréecomme le modèle d’État pluri-culturel dont les diverses communautés vivent enpaix se doit de montrer l’exemple à cet égard» [286-288].46

Dans une seconde séquence [289-302], la figure des autorités politiques[289-290] occupe la place de para-destinataire. Ces quelques phrases rappel-lent les risques de division inhérents à l’exercice de la vérité et de l’équité selonun programme politique [293-296].47 Mais elles développent surtout l’ébauched’un cadrage (et plus particulièrement d’une construction temporelle) propre àfonder une résolution définitive du problème. Il ne suffit pas de découvrir lepassé, ni même de l’inscrire dans le présent. Il s’agit d’en faire un véritable ou-til de maîtrise de l’avenir, donc d’orientation autonome d’une action stratégique[296-302].

La capacité d’action recouvréeLe travail de recadrage développé par l’ensemble du discours a construit

46 La version originale est explicite sur ce point : les expressions d’intolérance ne sont pasqu’une offense à l’égard de victimes, mais le témoignage d’une crise identitaire laissant présa-ger de la dissolution du collectif en tant que tel : « Und wenn wir heute gemeinsam eine Lehrefür die Zukunft ziehen müssen, dann sicher die, dass wir wachsam sein müssen gegen jedenAnfang von Intoleranz und Rassismus, selbstverständlich auch in der Form des Antisemitis-mus. Des Herabsetzung einer Minderheit oder einer Bevölkerungsgruppe folgt bald eine an-dere. Geben wir solchen Strömungen keine Chance ».47 Cette délégitimation du politique n’est pas seulement anecdotique. « L’affaire des fonds endéshérence est cruelle, car elle souligne de manière impitoyable les carences de la culture po-litique suisse […]. Carences qui sont le mépris du politique, le refus de la réflexion abstraite,l’incompréhension devant la nature des enjeux, les divisions au sommet de l’Etat, la paralysieliée à la peur du conflit, la volonté d’échapper à la crise en fuyant ses responsabilités » (Hazan,1998, 33).

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un « propre » : une « victoire du lieu sur le temps » (Certeau, 1990, 60). Il aétabli une place d’énonciation politique et un temps d’énonciation articulant lepassé, le présent et l’avenir.48 Autrement dit, il a restauré un pouvoir symboli-que, qui prend appui sur un acquis pour formuler une action à venir sur le modeperformatif : « Le Conseil fédéral voudrait aujourd’hui regarder non seulementen arrière mais aussi vers l’avant » [303-304]. Ce pouvoir recouvré permet à A.Koller de formuler une nouvelle définition du problème, dépassant simultané-ment le «°temps du problème°», le «°temps de l’affaire°» et le «°temps de larésolution°» pour fonder le retour au « temps de la tradition ».

Dans la cinquième partie [303-357] opère un dernier recadrage. Ce der-nier repose sur la construction antérieure d’un « propre », englobant ses mem-bres diachroniquement et synchroniquement par le lien indiciel de la mémoire[310-318], conçu en tant que collectif moral, organisé autour de principes tradi-tionnels (de solidarité et de sens civique, [315-316]) qui le rendent immuable.En ce sens, ce « propre » est non seulement capable de réflexivité mais deprojection dans l’avenir. Il en découle une construction temporelle particulière.Les capacités de réflexivité et de projection renvoient à une conception dutemps établissant des distinctions entre le passé, le présent et l’avenir. En re-vanche, le projet formulé sur cette base constitue une forme de reproductioncontinue (un « renforcement de la tradition humanitaire de la Suisse », [310-311]). Cette construction formelle est redoublée par les structures de la Fonda-tion dont les ressources proviennent du rendement annuel moyen de sa for-tune [323-331].49 Ceci a pour conséquence que le temps de la Fondation est àproprement parler infini. Son action reproduit un principe dont elle conforte ré-flexivement la légitimité [348-352]. Ainsi, paradoxalement, la capacitéd’orientation autonome de l’action est recouvrée pour être immédiatement re-pliée sur une simple reproduction, se rapprochant très nettement du type idéalde l’action traditionnelle mis à jour par Max Weber (1995, 55) : «°Le comporte-ment strictement traditionnel [...] se situe absolument à la limite, et souvent au-delà, de ce que l’on peut appeler en général une activité orientée «significati-vement». Il n’est, en effet, très souvent qu’une manière morne de réagir à desexcitations habituelles, qui s’obstine dans la direction d’une attitude acquiseautrefois°».

L’ensemble de ce cadrage s’organise autour des places complémentairesdu sauveur (la Suisse) et des victimes ontologiques [332-334]. Sa particularitéréside dans le fait qu’il est immédiatement transformé en programme d’action,par l’application d’une logique essencialiste de la souffrance qui fusionne pla-ces et figures : les victimes ne peuvent faire autrement que d’être aidées par laSuisse, et l’essence de la Suisse est d’aider les victimes.50 La construction de 48 L’apprivoisement du futur par l’inscription d’une affaire dans la durée afin de préfigurer sondénouement est analysé par Gilles Meystre dans ce volume.49 A ce titre, la Fondation de solidarité est nettement distincte du Fonds spécial, dont les res-sources sont constituée par un capital, dont la finitude anticipe la clôture de l’action. Autrementdit, si l’action du Fonds spécial peut être interprétée comme une réponse à une demande (dontles effets sont limités dans le temps), la Fondation est plutôt conçue comme l’expression d’uneessence. Elle ne comporte donc à proprement ni début (elle n’est que le renforcement d’unetradition) ni fin.50 Cette conception essencialiste de la souffrance permet d’établir une clé de répartition parti-culière : « la moitié devrait être utilisée en Suisse ; l’autre moitié à l’étranger » [331]. Il ne s’agit

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ce type de rapport a deux conséquences majeures. Premièrement, il est orga-nisé selon la logique du don qui ne joue une fonction de lien social qu’à condi-tion de pouvoir être rendu. Or, cette logique est appliquée ici à des bénéficiairesnon solvables, ce qui les place dans une situation sans issue de débiteurs faceà un créancier. Plus encore, ils sont confinés à n’être que des récipiendairespassifs, l’ensemble de l’échange étant maîtrisé par le donateur (qui définit àleur place le problème et le moyen de le résoudre).51 Deuxièmement, cette lo-gique de la souffrance s’oppose radicalement à celle de la réparation, donc dela reconnaissance d’une culpabilité. L’aide n’est pas constituée comme un droit(qui pourrait être revendiqué) mais comme un geste qui n’est motivé que parles qualités de celui qui l’octroie.52

Ces quelques observations sont d’autant plus intéressantes que cetteconstruction du monde par le discours politique suisse n’est pas conjoncturelle.Elle semble plutôt refléter un schème profond de représentation que la Suisse(et plus particulièrement ses autorités) a d’elle-même et de son rapport aumonde. Ainsi, les réponses apportées actuellement par la Suisse aux critiquesrelatives à son attitude durant la guerre sont similaires à celles envisagées dès1945. A. Koller établit lui-même une homologie explicite entre le temps de laguerre et la période contemporaine : la défense de l’indépendance, del’honneur et des intérêts nationaux constituent des objectifs légitimes pour tousles membres du collectif suisse [129-130; 205-206; 253-255]. Dans un cascomme dans l’autre, la Suisse rétablit sa capacité d’action par la définition d’unpropre constitué selon une logique défensive délimitant un intérieur par rapportà un extérieur, puis elle entre en relation avec ce dernier sur le mode sauveur /victimes.53 Ainsi, Luc van Dongen (1997, 33-34, 84-93) rappelle que pour faireface aux critiques relatives à l’attitude suisse, les autorités politiques ont déve-loppé une véritable « manœuvre de politique humanitaire » dans les derniersmois de la guerre. De même, dès 1945, un projet de « Livre blanc » a été envi-sagé afin de répondre aux critiques étrangères et réaffirmer que la Suisses’était comportée honorablement.54 Ces observations permettent de formuler

de tenir compte ni du nombre de personnes qui souffrent, ni d’une responsabilité. C’estl’apaisement de la souffrance qui constitue le seul motif de l’action.51 Ces questions ont déjà été largement traitées par les études classiques de Marcel Mauss,auxquelles Pierre Bourdieu a apporté d’utiles prolongements. Jean-Philippe Platteau (1986)s’est fondé sur ces recherches pour analyser l’action humanitaire et développer un concept de«°coopération solidaire°» esquivant le rapport de pouvoir établi par les interventions classi-ques.52 La solidarité dont il est question ici doit donc nettement être distinguée de celle promue parles « solidaristes » pour fonder les systèmes d’assurance sociale. Ils postulaient une dette de lacollectivité à l’égard de ses membres les plus exposés aux risques, motivant un véritable droit àl’aide en cas de sinistre (Donzelot, 1994, 73-120). Le recours à un tiers symbolisant d’équitémorale, ne définissant ni un devoir pour la Suisse (il s’agit explicitement d’un « acte de volontéd’un pays sûr de lui » [318]) ni un droit pour les bénéficiaires, est à l’origine de résistances auprojet de Fondation soulevées par certains élus de la gauche politique.53 Pierre Hazan (1998, 48) propose la même interprétation. « Quarante-sept ans plus tard, enbutte encore une fois aux attaques étrangères, le gouvernement suisse réitère sa stratégie hu-manitaire pour déserrer l’étau des pressions. Du "Don suisse pour les victimes de la guerre" en1945, on passera à la "Fondation de solidarité" en 1997. »54 Cette représentation de la Suisse et de son essence humanitaire transparaît nettement dansla lettre envoyée aux auteurs pressentis pour réaliser le Livre blanc : « Nous ne devons à aucunprix éveiller l’impression que nous cherchons à nous vanter, à tirer gloire de notre attitude qui

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une hypothèse de retour du refoulé pour expliquer non seulement l’avènementdu problème mais les modalités choisies pour le résoudre.55

La Fondation de solidarité est présentée comme une institutionnalisationde la tradition, ce qui tend à lui attribuer une signification mythique.56

Tableau 1 : De la tradition humanitaire au mythe helvétique1. Signifiant

(action humanitaire)2. Signifié

(compassion)3. Signe

(fondation)I. SIGNIFIANT

(tradition humanitaire)II. SIGNIFIE

III. SIGNE(être suisse)

Elle établit ainsi un programme d’action susceptible de résoudre une criseidentitaire. A un premier niveau, elle est posée comme un signe, qui établit unecorrélation entre l’action humanitaire (le signifiant) et la compassion à l’égardde la souffrance (le signifié). Mais le discours d’A. Koller ne s’arrête pas là : ilétablit un système sémiologique second à l’intérieur duquel la Fondation de-vient le signifiant d’une tradition humanitaire suisse (signifié) dont la corrélationest établie par la définition d’un être suisse (signe), fondant un collectif moral.Dès lors, l’action sans fin de la Fondation constituera le fondement sans cesserecommencé de l’identité suisse remise en question par les critiques évoquéesen début de discours.57

3. Les dimensions du pouvoir symboliqueLe discours d’A. Koller est particulièrement révélateur pour une sociologie

de la Suisse. Il établit les conditions d’une orientation autonome de l’actioncollective, mais il replie la définition légitime de cette dernière sur le mode par-ticulier d’un retour à la tradition. Son discours est ainsi traversé par deux repré-sentations antagonistes de la Suisse. Ces deux conceptions peuvent être rap-prochées de la distinction entre « nationalisme libéral » et « nationalisme inté-gral ». Dans le sens libéral du terme, la nation est le produit d’un processuspolitique d’agrégation d’individus libres et égaux en droit. Dans cette perspec-tive, l’appartenance à la nation est définie en termes politiques et juridiques. Par

n’était [...] que l’accomplissement d’un devoir sacré. Néanmoins, tant d’actes ont été accomplispendant cette guerre, tant de dévouements se sont manifestés qu’il me semble qu’il y a làcomme un monument – modeste – dressé à la mémoire de ces six années de conflit » (cité parvan Dongen, 1997, 90).55 Cette interprétation étend donc la valeur heuristique de la métaphore psychanalytique pro-posée par Yves Fricker (1997). Jean Widmer propose une interprétation similaire au sujet d’uninterview à J.-P. Delamuraz, ici même.56 Cette analyse est inspirée par l’interprétation sémiologique du mythe proposée par Barthes(1957, 183-190).57 Le mouvement de mythologisation renverse la logique du discours. Il ne s’agit plusd’apporter une réponse, mais de fonder définitivement un collectif moral, d’où le déplacementde l’attention de la Fondation vers la Suisse, via la notion de solidarité. Pour paraphraser cettedynamique, il serait possible de poser que la mise en place de la Fondation de solidarité doiten définitive être considéré comme la manifestation de l’être solidaire de la Suisse et des Suis-ses. Ce n’est donc pas un hasard si la « Fondation suisse de solidarité » est devenue, le 31octobre 1997, la Fondation « Suisse solidaire ».

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contre, le « nationalisme intégral » se caractérise par une conception de la na-tion comme une entité (ethnique, culturelle, religieuse voire biologique), donccomme un organisme vivant, une sorte de famille élargie dont les membressont unis par l’histoire et par des liens quasi charnels (Sternhell, 1992, 54-55).58 La tension non résolue entre ces conceptions de la Suisse en tant quenation traverse le propos d’A. Koller. En particulier, elle alimente la crainted’une dissolution potentielle du collectif et la nécessité de le définir comme un« propre ». Cette représentation d’instabilité permet de mieux comprendre lesefforts entrepris pour composer et surtout stabiliser les conditions de possibilitéde l’exercice du pouvoir symbolique. Dans ce contexte, l’activité du politiquesuppose une réassurance permanente du collectif au nom duquel il prend desdécisions. La figure du politique est donc conçue comme occupant la place àpartir de laquelle il est légitime de constituer la cohésion du groupe (à la pre-mière personne du pluriel) tout en en parlant (à la troisième personne du singu-lier).

L’analyse de cette configuration particulière permet d’interroger les théo-ries classiques de l’action. Ces dernières expliquent généralement la capacité àagir par l’occupation d’une position sociale.59 Or, l’activité discursive déployéepar A. Koller tend à montrer que la capacité d’action collective n’est pas donnéeuniquement par les conditions sociales de son actualisation, mais construite ensituation. Ce travail repose sur deux opérations simultanées et indissociablesde la construction d’un rapport au passé. D’une part, la constitution de la cohé-sion du collectif (le « propre ») est intimement liée avec l’accomplissement desa continuité par le biais du travail mémoriel. D’autre part, l’institution de sa ré-flexivité (c’est-à-dire son dédoublement lui permettant de se prendre pour objetde sa propre action) suppose l’interposition de médiations entre le collectif etlui-même. Cette opération peut se traduire par l’intervention d’experts – et plusprécisément d’historiens – lorsque le collectif travaille son propre passé.

Ces observations interrogent également la sociologie des problèmes so-ciaux. Dans ce cadre, les avancées de la pragmatique ont permisd’appréhender les activités langagières (qu’elles soient discursives ou textuel-les) comme des actions, ce qui autorise l’analyse de leur performativité.60 C’estdans cette perspective qu’il a été possible de montrer que l’activité de résolu-tion d’un problème commence dès sa description (Cefaï , 1996, 49). S’il est in- 58 Cette observation n’est pas sans analogie avec la fondation de la Suisse moderne. Elle« renvoie à une identité suisse tiraillée entre deux conceptions : d’un côté une vision plus fran-çaise, républicaine et contractuelle et, de l’autre, à une vision "organiciste" proche de l’idée d’unVolk, d’un "peuple" sur le modèle germanique, une nation ethnique focalisée sur la notion dedroit du sang et d’attachement au sol. Cette contradiction est le fruit d’un compromis. Effrayéspar le début de guerre civile de 1847, les radicaux n’ont pas été au bout de leur révolution libé-rale en 1848. Inventifs et habiles, ils ont su mettre en place un fédéralisme qui permettait auxcatholiques conservateurs vaincus de se reconnaître dans les nouvelles institutions » (Hazan,1998, 178-179).59 Cette conception alimente des courants théoriques aussi différents que le fonctionnalisme(l’articulation du rôle au statut social) et le structuralisme (l’analyse des conduites individuellescomme éléments d’un système symbolique qui organise la régularité de leurs relations).60 Cette conception constitue une avancée considérable par rapport aux théories classiques del’action qui, rabattant l’explication du pouvoir des paroles sur la position occupée par le locu-teur, ne permettent d’appréhender que les énoncés performatifs de classe. Michel Autès (1992,221) développe ce point en référence à la théorie de Pierre Bourdieu.

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déniable que cette activité de description d’une situation problématique est aufondement de la production d’une action collective, l’analyse du discours d’A.Koller tend à montrer que ces deux moments ne ont pas articulés mécanique-ment. Ainsi, ce discours révèle que c’est une chose de faire voir une situationproblématique, et que c’en est une autre de faire faire une intervention per-mettant de résoudre la situation ainsi décrite. Autrement dit, il convient de dis-tinguer analytiquement deux activités discursives complémentaires : le cadraged’une situation problématique (la définition de la scène pertinente pour son ap-préhension, la constitution du système de places permettant d’en rendrecompte et son inscription dans une temporalité) et la définition d’un programmed’action (la configuration d’un collectif, l’établissement de médiations adéqua-tes, la constitution des figures compétentes dans un dispositif de places etl’établissement d’un tiers symbolisant).61

Ces quelques réflexions font travailler la notion centrale de « pouvoirsymbolique ». Ce concept désignant la capacité de nommer, de classer etd’instituer apparaît ici comme « glose » de l’activité de coordination des as-pects multidimensionnels de l’action62 (notamment la définition d’une place so-ciale, l’action qu’il est possible d’y développer, et l’articulation de ces deux di-mensions). Autrement dit, si le «°pouvoir symbolique°» pouvait être entenducomme la conceptualisation d’un processus dans la sociologie de Pierre Bour-dieu, il devient ici l’objet d’une nouvelle interrogation portant sur la réalisationde ce processus. Ce sont donc les procédures et les modalités de sa mise enœuvre qu’il conviendra d’élucider.

61 Cette observation (l’articulation de la « définition d’une situation problématique » et la« définition d’un programme d’action » n’est pas donnée, mais produite en situation par lespratiques sociales) rend la linéarité du processus problématique. Ceci permet d’interroger lanotion « d’histoire naturelle » des problèmes publics (Cefaï , 1996, 57-60). Dans cette perspec-tive, la linéarité de ces dernières serait en effet moins le fruit du processus en tant que tel, quede l’activité discursive produite par les acteurs sociaux à son sujet. La même question peut êtresoulevée par rapport à la notion de « carrière morale » (Terzi, 1996, 67-68).62 Cette définition de la notion bourdieusienne de « pouvoir symbolique » comme « glose del’activité de coordination », suppose qu’elle désigne un phénomène social sans en définir lecontenu. Autrement dit, cet usage présuppose une connaissance pratique du phénomène quin’est pas explicitée.

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Le pouvoir symbolique en construction189

Annexe 7

Discours d’Arnold Koller, 05.03.1997

La Suisse et son histoire récenteDéclaration du président de la Confédération Arnold Koller devant l'Assemblée fédérale en

Chambres réunies le 5 mars 1997Depuis plusieurs mois, la Suisse est l’objet de violentes critiques interna-1tionales. Sans que rien ne l'ait laissé prévoir, elle s'est vue accabler d'une2pluie de reproches, de réclamations, de soupçons et de jugements entiers3concernant son attitude au cours de la Seconde guerre mondiale et des4années de l'avant-guerre ou de l'immédiat après-guerre. Nous sommes5taxés de malhonnêteté, d'obstination et de présomption. Or ces critiques6portent atteinte à l'image de notre pays : elles éveillent l'impression, aux7yeux de la communauté internationale, que la Suisse a joué le rôle d'un8profiteur de guerre et que durant cinquante ans, ses banques ont essayé9de conserver les biens des victimes de l'Holocauste pour leur propre10bénéfice. Apparaît en filigrane l'idée que la prospérité de la Suisse repose11au fond sur le recel de ces biens et ne s'est faite qu’au détriment d’autres.12

L'accusation est grave. Elle ne concerne pas seulement les bases de not-13re économie, mais aussi les fondements moraux et éthiques de notre Etat.14Une grande partie de la population est profondément déstabilisée15lorsqu'elle voit remettre en question le regard qu'elle porte sur elle-même.16Nombre d'entre nos concitoyens et concitoyennes se demandent avec in-17dignation "Pourquoi ?" Pourquoi maintenant, et pourquoi la Suisse plus18que tout autre, elle qui justement n'a jamais participé aux déportations,19qui n'a jamais connu l'antisémitisme violent ? Pourquoi nous, et pas d'au-20tres ?21

Mais le point de vue opposé s'est aussi fait entendre : y a-t-il quelque22chose de pourri en Suisse ? La défense armée de notre pays, avec les23sacrifices, les privations et les craintes qu'elle a imposés à la population24pendant la guerre, était-elle absurde et inutile, un pur écran de fumée dis-25simulant la compromission des puissants et des riches ? Enfin, beaucoup26se demandent si nous ne payons pas aujourd'hui le prix de notre volonté27de rester à l'écart sur la scène internationale.28

L'opinion selon laquelle le Conseil fédéral a omis de parler clairement est29largement répandue dans la population. Le but de la présente déclaration30n'est toutefois pas d'anticiper les résultats de la commission d'experts que31nous avons mise en place, et encore moins de tirer dès aujourd'hui des32conclusions. C'est plutôt de contribuer à apaiser les esprits en posant sur33ces événements un regard objectif et de répondre à quelques questions34qui préoccupent le Parlement et le peuple.35

Pour le Conseil fédéral, la question est : quelle réponse apporter et sur-36tout quelle attitude adopter face aux questions, aux réclamations et aux37condamnations sans nuances formulées de manière insistante ? Au-38jourd'hui encore, nous ne pouvons que nous incliner et nous taire devant39l'ampleur de la tragédie de l'Holocauste, la barbarie indescriptible du na-40tional-socialisme, la profondeur abyssale physiques et psychiques qu'il a41

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provoquées, et les conséquences infinies d’une telle multitude de vies ar-42rachées et brisées. Cette tragédie jette une ombre sur l'ensemble de43l'humanité et grève la conscience universelle des hommes. C'est pourquoi44il me paraît profondément nécessaire de faire face à notre passé dans un45esprit d'humilité, de respect mutuel et d'objectivité. Je tiens également à46remercier ici la communauté juive de Suisse pour avoir contribué à ap-47porter mesure et dignité dans le débat, en y faisant entendre une voix48pondérée.49

Le Conseil fédéral, le Parlement et les milieux économiques n'ont pas pris50suffisamment au sérieux, au début, les critiques qui nous étaient adres-51sées, et ils ont sous-estimé leur importance. Nous nous sommes laissés52surprendre, nous avons réagi trop tard, pas toujours de manière appro-53priée et, si l'on considère le caractère extraordinaire des événements de54la Seconde guerre mondiale, sans prendre en compte avec assez de sen-55sibilité le destin des victimes. Etant sur la défensive, nous avons malheu-56reusement donné l'impression, à l'étranger, que la Suisse n'était prête à57affronter son passé et à en tirer les conclusions que sous la pression.58Nous devons admettre ces lacunes, même si l'on considère qu'ici et là, il y59avait quelque provocation.60

Qui ne préférerait voir les pages glorieuses de son passé, plutôt que les61pages sombres ? Il n'est cependant pas trop tard pour appréhender ce62pan tragique de notre histoire dans sa totalité, avec franchise, sans com-63plaisance, mais aussi dans la dignité et l'objectivité. Aujourd'hui, submer-64gés par les demandes adressées à la Suisse, nous ne pouvons plus dé-65terminer que de manière limitée nous-mêmes si nous devons nous pen-66cher sur les difficiles années de la guerre et de l'après-guerre, ni à quel67moment et à quel rythme. Nous sentons soudain combien nous sommes68liés aux autres, et combien vulnérables.69

Nous devons pourtant affronter notre histoire récente, et ceci pas tant à70cause des pressions extérieures, mais bien plutôt par devoir envers nous-71mêmes. Nous devons accepter notre passé tel qu'il est en réalité. Nous72ne pourrons certes pas le changer, mais il pourra nous aider à mieux73maîtriser le présent et l'avenir. Il n'est pas pour nous question de prendre74congé de ce siècle avec ces sentiments d'incertitude, d'indignation ou de75honte que ressentent aujourd'hui nombre de nos concitoyens et concitoy-76ennes. Car cette hypothèque-là pèserait lourdement sur les décisions du77siècle à venir.78

Comment réagirons-nous à la résurgence de notre passé ? C'est avant79tout à nous, peuple et autorités de Suisse, de le déterminer. Personne ne80peut ni ne doit le faire à notre place. Nous voulons assumer cette tâche,81sans doute en partie douloureuse, même s'il est tard pour le faire, avec82une sincérité dépourvue de complaisance, mais aussi dans la dignité, le83respect de nous-mêmes et la conscience que nos prédécesseurs ont dû84prendre des décisions dans un contexte difficile. Nous avons le choix85entre deux voies : celle du rassemblement, et celle du clivage, qui divise-86ra le peuple en deux camps et soumettra notre pays à l'épreuve d'un87déchirement.88

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La génération actuelle n'est pas responsable de ce qui s'est passé alors.89La culpabilité, comme nous l'entendons aujourd'hui, est toujours individu-90elle. Il ne peut y avoir de culpabilité collective, ni du peuple suisse d'alors,91ni de celui d'aujourd'hui. Ne peuvent être tenus pour responsables que92ceux qui, en regard des conséquences possibles de leurs actes, pouvai-93ent agir autrement qu'ils ne l'ont fait.94

Il est donc clair que s'il est une chose dont nous sommes aujourd'hui re-95sponsables, c'est la manière dont nous abordons le passé et ce que nous96faisons de notre histoire. Notre devoir, en tant que communauté étatique,97est de maintenir la flamme du souvenir, de préserver la mémoire, qui nous98aidera à comprendre. Par le souvenir, nous voulons empêcher que l'oubli99et l'indifférence ne viennent s'ajouter aux éventuelles erreurs du passé.100Car il ne peut y avoir de doute : se taire et faire taire la mémoire, c'est101donner pâture au retour des fléaux de l'histoire.102

Nous ne devons pas pour cela récrire toute l'histoire de la Suisse durant103la Seconde guerre mondiale. Nombre de faits sont aujourd'hui incontesta-104bles :105

- tout d’abord, une grande majorité des Suisses étaient déterminés à rési-106ster à l'odieuse idéologie de la violence et la barbarie du troisième Reich,107ils étaient prêts à se sacrifier, et ils avaient la volonté inéluctable de108défendre la liberté et la démocratie ;109

- en outre, notre pays a donné refuge à près de 300'000 étrangers, pour110plus ou moins longtemps, et a contribué ainsi à certainement sauver des111vies ;112

- enfin, nos autorités ont poursuivi avant tout, par les moyens les plus di-113vers, le but de préserver le pays de la guerre et d'assurer la survie de not-114re peuple. Nous savons tous que cette politique a réussi, et que la recette115de cette réussite était un mélange de résistance et d'adaptation. Quant à116savoir si tous les moyens employés étaient légitimes et défendables, c'est117une des questions que la commission d'historiens examinera. Winston118Churchill, qui avait une vue pénétrante de la situation de l'époque, a119donné sur cette politique un jugement positif lorsqu'il a déclaré en120décembre 1944 : "Il importe peu que la Suisse ait été en mesure de nous121accorder les avantages commerciaux que nous en attendions ou que,122pour assurer son existence, elle ait trop donné en Allemagne. Elle a été123un Etat démocratique qui, dans ses montagnes, a lutté pour sa liberté, et124en pensée, elle s'est tenue, en dépit de l'appartenance ethnique, large-125ment de notre côté."126

En bref, même si les facteurs ultimes qui ont fait que la Suisse n'a pas été127attaquée durant la Seconde guerre mondiale doivent rester inconnus,128nous n'avons pas à avoir honte d'avoir été épargnés par la guerre.129Chaque pays a pensé en priorité à ses intérêts. C'était aussi notre droit :130nous avions le droit de survivre.131

Nous pouvons, aujourd'hui encore, remercier Dieu et tous les hommes et132femmes qui ont fait preuve de courage, d'avoir été épargnés par cette133guerre. Nous devons à nos prédécesseurs une profonde reconnaissance134

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pour leur volonté farouche de tenir bon, pour leurs sacrifices, les priva-135tions qu'ils ont endurées, et pour la détermination avec laquelle ils ont136défendu la liberté, le droit et l'indépendance. Nous remercions cependant137aussi les Alliés, qui ont dû faire des sacrifices encore plus grands, qui ont138combattu pour mettre fin à la guerre, sauvé la civilisation européenne et,139de ce fait, nous ont également permis de vivre notre avenir dans la liberté.140

Ceux qui, comme moi, ont vécu l'époque difficile de la Seconde guerre141mondiale alors qu'ils étaient encore sur les bancs de l'école, et qui en ont142gardé un grand nombre de souvenirs vivaces, s'inclinent encore profon-143dément et avec gratitude devant le courage de nos pères et de nos mères,144devant leur dévouement dans l'accomplissement de leur devoir, leur es-145prit de sacrifice, et le sens civique avec lequel ils ont affronté les rigueurs146de cette époque et servi notre pays.147

Et pourtant la question se pose de savoir si tous les Suisses ont été à la148hauteur des exigences morales d'une telle époque, et dans quelle mesu-149re. Portons aussi un regard critique et sans a priori sur les aspects moins150positifs de cette période difficile, tels que la politique des réfugiés, certai-151nes transactions d'or de la Banque nationale, le commerce de matériel de152guerre ou le rigorisme avec lequel les banques ont traité la question des153biens en déshérence. Certes, ces faits ont déjà inspiré de multiples étu-154des, mais les autorités et le public se sont trop peu inquiétés jusqu'à155présent de ces facettes de la vérité historique. Jusqu'ici, sur ce point,156nous avons cédé à la facilité.157

Il ne nous appartient pas pour autant aujourd’hui de faire un procès hâtif à158quelques responsables de cette époque. Mais il nous faut néanmoins fai-159re enfin toute la lumière sur leurs actions de l'époque et sur ce qui s'est160passé depuis lors.161

Dans le face à face avec la Suisse de 39-45 et celle des années juste162avant ou juste après la Seconde guerre mondiale, trois idées-phares nous163guideront : vérité, équité et solidarité.164

La première de ces idées, la volonté de rechercher la vérité, est à la base165même de notre démarche. Nous voulons savoir ce qui s'est passé, nous166voulons connaître le pourquoi et le comment. C'est bien pour cette raison167qu'en décembre dernier, nous avons mis sur pied la commission d'experts168indépendante présidée par le professeur Bergier, dans la foulée de l'ar-169rêté fédéral sur les fonds en déshérence, arrêté qui a fait au Parlement170une rare unanimité. La commission Bergier a le mandat de faire une ana-171lyse globale des faits politiques et économiques de l'époque.172

Nous voulons et nous pouvons faire face à cette vérité, quelle qu'elle soit.173Toute vérité historique, cependant, est complexe ; nous ne pouvons pas174attendre des historiens, même les plus compétents, une révélation de LA175vérité absolue. Mais nous nous en approcherons le plus possible, et ce176sera déjà beaucoup. "C'est toujours l'homme qui a le dernier mot en poli-177tique et dans l'histoire", comme l'a dit l'été dernier, dans une formule ad-178mirablement concise, le grand historien aujourd'hui disparu, Jean Rudolf179von Salis.180

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Gardons-nous donc d'utiliser l'histoire pour servir les objectifs politiques181du moment ou des calculs politiciens. La volonté de connaître toute la vé-182rité présuppose que l'on s'efforce, sans parti pris, de rechercher les zones183d'ombre et de lumière sans en fausser les proportions. Le désir d'être sin-184cère sans restriction et l'impartialité sont une condition inéluctable sans185laquelle il serait impossible de faire le point sur cette partie de notre hi-186stoire, en cette période tragique aussi pour notre pays. L'avertissement187bien connu – que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre – est188valable pour nous tous dans cette recherche de la vérité.189

Les faits et les processus historiques s’inscrivent dans une époque et un190environnement donnés. Il convient donc de les apprécier en fonction de191leur contexte, faute de quoi le travail de l’historien ne serait qu’une192comptabilité. Le Conseil fédéral a pleinement confiance dans le fait que la193commission Bergier analysera et appréciera le passé conformément aux194critères scientifiques régissant les travaux des historiens. En revanche,195l’appréciation globale, politique et morale, de l’attitude adoptée à l’époque196par la Suisse ne peut être abandonnée aux historiens, pas plus que les197conclusions à en tirer : c’est à nous que cette tâche incombera – Conseil198fédéral, Parlement et peuple –; la mesure et l’échelle de notre appréciati-199on devront être l’équité.200

L’équité nous oblige de prendre en compte la situation dans laquelle les201décisions ont été prises et l’étroitesse de la marge de manœuvre disponi-202ble. Une telle appréciation exige également de notre part une grande mo-203destie, car nous ne savons pas comment nous aurions agi dans204l’insécurité ambiante, face à la peur et aux pressions.205

Le but légitime de notre politique, la sauvegarde de l’indépendance de206notre pays, ne saurait toutefois justifier tous les moyens. A ce propos, les207déclarations faites en 1995 lors de la commémoration des 50 ans de la fin208de la guerre par M. Kaspar Villiger, président de la Confédération, au su-209jet de la politique des réfugiés durant la guerre conservent toute leur va-210leur. Malgré la compréhension que peuvent justifier les pressions211auxquelles les circonstances nous exposaient, nous devons reconnaître212que, par manque de courage, des personnes qui étaient à nos frontières213dans la plus grande détresse ont été envoyées à une mort certaine. Là, la214générosité eût été possible et nécessaire.215

Il est possible que la commission d’historiens, après avoir analysé les re-216lations économiques du secteur privé et le commerce d’or de la Banque217nationale, parvienne à des conclusions qui accableront certains respons-218ables. On ne peut exclure que, davantage qu’on ne l’admettait jusqu’à219maintenant, de hauts dirigeants de l’Etat et de l’économie, par commissi-220on ou par omission, par ce qu’ils savaient ou taisaient, se soient person-221nellement rendus coupables et aient nui ainsi à l’image du pays. Si l’on222devait constater que certains responsables se sont montrés par trop ac-223commodants, ont manqué de courage ou d’esprit de résistance là où ils224pouvaient et devaient agir autrement, nous le regretterions profondément.225

Mais gardons-nous de faire passer la Suisse pour un Etat injuste à la vue226des torts de quelques-uns. Dans un Etat de droit tel que le nôtre, il est227

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évident que les prétentions remontant à cette époque qui subsistent enco-228re vis-à-vis de la Suisse ou d'institutions privées doivent être satisfaites.229

La vraie réponse à l’analyse politique et morale de notre passé est la soli-230darité. Le 8 mai 1945, jour de l’armistice, le Conseil fédéral s’adressait au231peuple en affirmant notamment que notre pays n’avait pas à s’ériger en232juge, mais que son devoir était d’aider, de soulager la détresse et de faire233le bien ; ce que le peuple et les autorités ont fait de nombreuses façons234jusqu'à aujourd'hui. Le Conseil fédéral est reconnaissant aux banques et235aux milieux économiques d'avoir permis la prompte création d'un fonds236spécial, grâce à leurs substantielles contributions financières. Il sera ainsi237possible d'accorder rapidement une aide aux victimes de l'Holocauste qui238en ont le plus besoin.239

Nous vivons en Suisse dans un régime de démocratie directe, ce qui dans240le face à face avec notre histoire liée à la Seconde guerre mondiale, est à241la fois une chance et un défi. On ne peut, d’en haut et encore moins de242l’extérieur, ordonner à un peuple d’accepter son passé, avec ses zones243d’ombre et de lumière. Nous n’avons pas peur du peuple, et cet exercice244difficile ne peut se faire qu’avec lui, et non sans lui, encore moins contre245lui. Notre peuple et ses autorités doivent ensemble examiner le passé et246assumer les conséquences qui en découleront. Les institutions de notre247démocratie directe condamneraient à l’échec toute velléité de récrire248l’histoire de manière abstraite et élitaire. Opposer le peuple et ses autori-249tés, et risquer par là une fracture, dans une affaire qui touche aussi direc-250tement l’identité et l’âme du peuple pourrait influencer durablement le251comportement politique des citoyens et citoyennes et avoir des effets252déplorables sur l’avenir de notre pays.253

Il est de notre devoir certes d’aborder cette tâche avec une grande sensi-254bilité, mais aussi de défendre résolument vis-à-vis de l’extérieur notre255honneur et nos intérêts nationaux. Des condamnations entières et mani-256festement injustes de notre pays, voire des déclarations offensantes, ne257mènent à rien : tout au plus suscitent-elles une réaction de rejet de la part258du peuple. C’est pourquoi j’en appelle également aux instances259étrangères, en leur demandant de comprendre que dans notre pays, la260mise à jour du passé ne peut être l’affaire des historiens, du gouverne-261ment et du parlement seuls : elle doit associer le peuple, dans un proces-262sus démocratique et dans le strict respect des droits constitutionnels, no-263tamment de la liberté d’expression. Toutes les mesures nécessaires à la264découverte de la vérité ont été prises, et nous sommes prêts à faire face à265notre passé. Nous l’avons dit à plusieurs reprises et nous le répétons : la266Suisse tient ses promesses.267

Nous attendons de la compréhension pour le fait qu’un tel processus de-268mande dans un régime de démocratie directe du temps, celui nécessaire269pour convaincre.270

En tant que président de la Confédération, je m’adresse en tout premier271lieu au peuple. Je prie tous nos concitoyens et concitoyennes de se mon-272trer ouverts et prêts à s’engager, aux côtés du Conseil fédéral et de273l’Assemblée fédérale, dans la voie de la recherche de la vérité historique.274

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Le pouvoir symbolique en construction 195

Jetons ainsi entre nous les ponts de la réconciliation et donnons un275témoignage d’humanité, chacun à sa place et selon ses forces. J’en ap-276pelle particulièrement à nos aînés et leur demande de nouer le dialogue277avec notre jeunesse, de lui faire partager les expériences et les émotions278qu’ils ont vécues durant cette période. Les jeunes apprendront ainsi que279même dans des situations apparemment désespérées, il vaut la peine de280résister à la barbarie et au despotisme. Et si nous devons tirer aujourd’hui281une leçon de cette époque, c’est certainement que nous devons rester vi-282gilants à l’égard de tout soupçon d’intolérance et de racisme, notamment,283évidemment, sous la forme d’antisémitisme. Le discrédit jeté sur une mi-284norité ou un groupe social nous entraîne rapidement dans une spirale.285Empêchons donc toute dérive de cette sorte. A tout point de vue, le re-286spect de la dignité humaine reste la priorité absolue. La Suisse, qui est287souvent considérée comme le modèle d’Etat pluriculturel dont les diverses288communautés vivent en paix, se doit de montrer l’exemple à cet égard.289

Je m’adresse également à vous, responsables politiques de notre pays290élus par le peuple, pour vous demander de poursuivre sur la voie de la291recherche de la vérité, de l’équité et de la solidarité. Ne nous laissons pas292fourvoyer par des interventions, qu’elles viennent de l’intérieur ou de293l’extérieur. Ne profitons pas de cet exercice délicat de clarification de not-294re passé pour nous profiler sur le plan politique. Evitons l’instauration de295la méfiance entre le peuple et les autorités, et entre les groupes qui com-296posent notre population. Participons ensemble – avec franchise et dans le297respect mutuel – à cette recherche de notre histoire commune, portés par298la conviction intime qu’une confrontation avec notre passé, avec ses as-299pects tant négatifs que positifs, contribuera à notre maturité et exercera300des effets libérateurs. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire de cette période301ou de vouloir la maîtriser, mais simplement de l’accepter. Si nous y par-302venons, nous réussirons également à maîtriser notre présent et notre ave-303nir.304

Le Conseil fédéral voudrait aujourd’hui regarder non seulement en arrière,305mais aussi vers l’avant.306

La misère, la pauvreté, l’injustice, les génocides et le mépris des droits de307l’homme ne sont pas seulement des événements du passé, mais aussi308des réalités choquantes d’aujourd’hui, que l’on ne peut nier. Il y a beau-309coup de raisons de créer une œuvre de solidarité qui ait une assise bien310plus large.311

Si nous voulons donner un signe véritable du renforcement de la tradition312humanitaire de la Suisse et de notre gratitude d’avoir été épargnés par313deux guerres mondiales, si nous voulons faire quelque chose de grand à314la mémoire de ceux qui ont souffert inexprimablement il y a 50 ans, si315nous voulons donner une nouvelle substance, en Suisse et à l’étranger,316aux idées si fortement menacées aujourd’hui de solidarité et de sens civi-317que, alors nous devons entreprendre quelque chose qui puisse apaiser318les souffrances du passé et du présent, par véritable conviction, en tant319qu’acte de volonté d’un pays sûr de lui.320

Dans ce sens, le Conseil fédéral – en accord avec la Banque nationale et321

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196 C. Terzi

dans la perspective de l’année 1998, année du cent-cinquantenaire – a322développé l’idée d’une "fondation suisse de solidarité". Le but de cette323fondation serait de soulager des cas de graves détresses humaine en324Suisse et à l’étranger. Elle doit être financée par le produit de la gestion325de cette partie des avoirs en or de la Banque nationale qui sera disponi-326ble pour d’autres affectations publiques après une réforme normative327nécessaire en matière financière et monétaire. On peut envisager, pour328cette fondation, une fortune d’un ordre de grandeur de 7 milliards de329francs. La fondation gérerait les avoirs en or cités conformément aux330règles du marché. S’ils sont bien gérés, on pourrait compter, à long terme,331sur un rendement annuel moyen de l’ordre de quelques centaines de mil-332lions de francs ; la moitié devrait être utilisée en Suisse, l’autre moitié à333l’étranger. Les bénéficiaires seraient par exemple des victimes de la pau-334vreté, de catastrophes, de génocides et d’autres graves violations des335droits de l’homme, et bien entendu les victimes de l’Holocauste ou Shoah.336

Au cas où cette idée de fondation suisse de solidarité serait réalisée, le337Conseil fédéral renoncerait définitivement à opérer dans ce contexte des338versements prélevés sur l’argent des contribuables. La fondation de soli-339darité prendrait la place de la structure de fondation définitive qu’on avait340envisagée jusqu’à présent, mais irait beaucoup plus loin que cette der-341nière dans la définition de ses buts.342

L’institution d’une telle fondation demandera du temps. Il y faut encore343des analyses juridiques approfondies, et les détails de l’organisation de344cette fondation doivent également être examinés de plus près. Pour aider345rapidement les victimes les victimes de l’Holocauste ou Shoah, on aura346recours aux moyens prévus par le fonds spécial créé la semaine dernière.347C’est pourquoi le Conseil fédéral appuie l’intention de la Banque natio-348nale de verser à ce fonds un montant de 100 millions de francs.349

Le Conseil fédéral pense que cette fondation suisse de solidarité per-350mettrait de créer une institution unique et permanente qui déploierait en-351core ses effets bénéfiques dans dix, vingt ou cinquante ans en Suisse et à352l’étranger, et qui donnerait un nouveau contenu et un nouveau rayonne-353ment au principe de la solidarité, principe fondamental pour notre Etat. Il354espère pouvoir réaliser cette grande œuvre avec vous et avec le peuple,355qui doit donner son appui à cette fondation. Ce serait là un signe clair indi-356quant que nous n’en restons pas au retour vers le passé, mais que nous357regardons vers l’avant. Ce serait une contribution porteuse d’avenir, pour358une Suisse solidaire.359

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J.-P. DELAMURAZ PREND POSITION : ANALYSER LE POUVOIRSYMBOLIQUE DANS LE TEXTE

Jean Widmer*

Lors d’une interview donnée à la dernière journée de sa présidence, le 31décembre 1996, feu le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz (JPD) prenaitposition au double sens de cette expression. Il prenait position comme on le ditd’une pièce d’artillerie. Il prenait position par rapport à l’affaire dite des fondsjuifs et de l’or nazi en Suisse. L’attention portera sur cela : ce que JPD fit enparlant, son discours, au sens sociologique de ce terme.

L’analyse1 procédera selon l’articulation ainsi esquissée. Elle débuteraavec la prise de position de JPD, en particulier à sa première réponse, lorsqu’ilse définit face aux positionnements ouverts par la question. Les parties sui-vantes concerneront la prise de position sur ce qui se passe « réellement »[25]2 et sur ce qu’il convient de faire et d’éviter, respectivement à qui il faut évi-ter de s’identifier. Mais auparavant, il faut caractériser le lieu d’où parle JPD :le type de journal et quelques caractéristiques de l’interview.

L’analyse recourra à deux approches descriptives : les analyses del’énonciation et de la catégorisation.3 La visée théorique de ce travail résidedans la mise en lumière des pratiques de ce que P. Bourdieu appelle le pouvoirsymbolique. Symbolique parce que l’effet de pouvoir s’exerce sur la manière decomprendre (et donc d’instituer) le réel – par opposition à un pouvoir exercé,par exemple, sur les rapports sociaux, sur les corps ou les fortunes. S’agissantde pouvoir, cette interview s’inscrit dans un processus à deux parties :l’exercice du pouvoir et son succès: l’acceptation par les membres visés de lamanière de voir proposée. Par conséquent, il faut distinguer entre les effets depouvoir visés – le but de cette analyse – la réussite de cet exercice de pouvoiret les effets de pouvoirs attribués rétrospectivement. Nous nous limiterons àétudier le pouvoir symbolique visé par l’interview de JPD, l’action et la descrip-tion qu’il cherche à faire admettre ainsi que les conditions de cette opération. Sisa réussite dépend de son acceptation en aval, ses conditions sont elles con-stitutives de l’opération. Dans la littérature, une discussion s’est en effet enga-gée sur la question de savoir si ces conditions de réussite sont intrinsèques àl’acte de langage ou si elles lui sont externes, au titre de conditions objectives.Cette opposition correspond aussi à une autre distinction, celle entre des con-ditions logiques et psychologiques d’une part et des conditions sociales del’autre. Nous retiendrons que les conditions pour être constitutives sont in-trinsèques mais que ces conditions sont sociales et pratiques puisqu’il s’agit deconditions de réussite d’un discours. Concrètement, nous serons attentifs auxtemps du discours en tant que temps de l’action sociale, en l’occurrence de

1 Parties de cette analyse ont été présentées notamment au séminaire de 3ème cycle d’analysedu discours à l’Université de Buenos Aires (3.9.98) et du Manchester Ethnographic Group(Manchester 15.10.98). Même si cette version évite les questions proprement techniques, ellea bénéficié des discussions avec ces collègues, auxquels je dis ici ma gratitude.2 Les chiffres entre crochets renvoient à la numérotation du texte en annexe. Ce texte a étésaisi sur le site internet du journal 24 Heures, WWW.Edicom.3 Cf. l’Introduction au présent volume.

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l’énonciation et des qualités invoquées pour l’effectuer.

La mise en relation de l’analyse détaillée d’une pratique textuelle avec unconcept sociologique poursuit plusieurs buts. Elle démontre la nature sociolo-gique d’une telle analyse, parfois considérée comme linguistique ou sémio-tique. Mais, il s’agit aussi d’examiner les rapports entre d’une part une analysequi postule que les pratiques se constituent comme telles, formellement etmatériellement, et d’autre part un discours sociologique, laï c ou professionnel,qui les paraphrase : tout en formulant des rapports sociaux, ces conceptsignorent la manière dont ces derniers sont constitués dans le détail des pra-tiques qu’ils nomment.4

1. Le journal et ses publicsL’intitulé de cette section pourrait laisser prévoir des considérations con-

cernant le marché d’un produit, en l’occurrence le journal 24 Heures, édité àLausanne et vendu principalement dans le canton de Vaud. Ce rapportd’échange mercantile comporte pourtant déjà une dimension sociologique : leslecteurs achètent le journal au titre de consommateurs et non au titre de mem-bres d’une collectivité auto-organisée (Jayyusi, 1984), par exemple une asso-ciation dont le journal serait l’organe et qui engagerait membres et journal àsouscrire à certains buts communs.

Le journal n’est pas seulement un produit pour un lectorat. Il est aussi undiscours adressé à un public implicite, par le choix des nouvelles et par leuragencement certes, mais aussi par le savoir et les intérêts qu’il leur prête. Cepublic implicite est de qualité différente des publics cibles qu’envisagent ledépartement marketing, même s’ils sont référentiellement identiques : une per-sonne fait partie du second en décidant d’acheter le journal, elle est confrontéeau premier en le lisant.

La différence entre les deux publics s’observe aussi à leurs découpages.Tandis que le lectorat se divise notamment selon des catégories socio-professionnelles établies par des enquêtes indépendamment des catégoriesrendues pertinentes par le discours du journal, le public implicite est multiplemême pour une seule personne, selon les diverses catégories d’appartenancerendues pertinentes par le discours : en tant que public politique vaudois, ro-mand, suisse, européen ; ou encore, en tant que consommateur, boursicoteur,amateur de sports, de culture cultivée, etc. et ces dernières catégories, plusoptionnelles, se mêlent diversement aux premières, plus contraignantes.

Face à chaque catégorie implicitée par le discours, le lecteur empiriquepeut décider – jusqu’à un certain point – de s’y identifier ou non. Ce faisant, lelecteur empirique ne se trouve pas seulement face à une catégorisation maisaussi face à des normes qui lui sont liées : ce qu’un discours suppose connu dulecteur est pour lui une indication sur ce qu’il devrait savoir et à quel titre.

4 Ce recours aux concepts sociologiques à la fois comme opérateurs de détection (leur thème)et comme sources d’interrogation (leurs ressources) a des conséquences sur l’agencement deces vocabulaires dans l’intégration verticale de la sociologie (B. Conein 1998), conséquencesqui requièrent tant des analyses de cas détaillées que des réflexions proprement théoriques.Ces enjeux ne sont cependant ici que mentionnés et ne seront pas développés en détails.

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Le lecteur ne peut décider que jusqu’à un certain point de s’identifier ounon parce que les catégories d’appartenance collective notamment ne sont pasconçues comme optionnelles. Par conséquent, le titre d’un article « Une vo-lonté de déstabiliser la Suisse » concerne5 au moins les membres qui se disentSuisses. Le choix du lecteur se limite en quelque sorte à l’intérêt ou au désinté-rêt pour la nouvelle. De plus, le titre de cet article concerne les lecteurs suissesd’une manière spécifique. On peut certainement distinguer ce qui concerne ac-cidentellement la Suisse (par ex. trois des 90 passagers d’un avion étaientsuisses, 5 britanniques etc.) et ce qui concerne spécifiquement « toute » laSuisse sous un angle spécifique : la météo, l’économie, le droit fiscal ou pénaletc.6 Mais le titre « Une volonté de déstabiliser la Suisse » ne se limite pas àune menace de la Suisse sous un angle particulier. Ce n’est pas quelque cho-se qui « appartient » (W. Sharrock 1974) à la Suisse qui est menacé de désta-bilisation, c’est la collectivité elle-même. Le lecteur suisse n’est donc pas con-cerné à un titre spécifique (s’il s’intéresse aux sports, à l’économie ou au droit)mais à un titre essentiel, en tant que Suisse. Ainsi, lorsque dans l’introduction,on lit que JPD « met en garde contre une certaine candeur helvétique », oncomprend qu’il s’adresse aux Suisses en tant que tels.

Ce bref parcours du journal à l’article qui nous préoccupe, révèle quel’agencement des publics implicites d’un journal peut être très varié. Si le jour-nal est principalement distribué dans un canton, le canton de Vaud, un articleparticulier peut s’adresser aux Suisses en tant que tels et pas seulement auxVaudois en tant que suisses. Cet agencement semble fort distant du rapportcontractuel limité et optionnel qui détermine l’achat du journal, puisqu’il s’agitici de catégories d’identification collective qui ne sont pas optionnelles et quine sont pas spécifiques au lectorat en tant qu’ensemble de lecteurs empiri-ques. Cette focalisation sur la catégorie nationale, sans autre spécification,permet non seulement une reprise (quelque soit la forme) par d’autres journauxou par des politiciens d’autres régions. Elle offre également l’espaced’indétermination requis pour instituer de nouvelles divisions du politiques quine sont pas instituées mais qui seraient relatives à un enjeu, à « la volonté dedéstabiliser la Suisse ».

La ressource essentielle pour opérer de la sorte est que le public implicite« imaginé »7 par le journal est un public institué politiquement. Son existenceest supposée et attestée par tous, journal et public. Partant, le lecteur empiri-que prendra des décisions à au moins un double titre : en tant que lecteur ayantdécidé de « lire le journal » ou de « juste le parcourir », et/ou en tant que citoy-en intéressé ou non par la politique, par JPD ou par l’affaire dite des fonds juifset de l’or nazi. Dans le premier cas, il participe à un ensemble contingent de

5 Par concerner j’entends qu’un lecteur peut/doit établir un lien entre une catégorie utiliséediscursivement pour décrire le monde et une catégorie à laquelle il appartient. Seule la naturedu lien est alors optionnelle. La règle de lecture et ses implications sont développées dans J.Widmer (1999).6 La distinction entre accidentel et spécifique appartient au raisonnement pratique. Elle est opé-rée de fait par les membres et peut donner lieu à des évaluations. Ainsi, une profanation detombe peut être vue comme telle ou comme acte antisémite, selon les circonstances retenuesdans le jugement (voir l’affaire de Carpentras, M. Barthélémy 1992).7 Cet argument est développé par B. Anderson (1996).

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consommateurs, dans le second à une collectivité politique instituée.8

Ces considérations ont un intérêt qui dépasse notre propos puisqu’ellespermettent d’envisager l’utilité sociale des médias sous un aspect proprementcollectif et politique. Elles permettent d’entrevoir que du pouvoir symboliquepeut être exercé au travers d’un journal. Pour qu’une parole ait un effet perfor-matif, qu’elle fasse exister ce qu’elle dit, il faut que cette parole soit effectuée etnon pas rapportée, que le discours permette une parole au présent, qu’elle soitprononcée par une personne et face à une assistance qualifiées pour cet acte.Nous avons vu jusqu’ici que l’assistance adéquate pouvait être réalisée : leslecteurs en tant que membres de la collectivité politique. Le titre de l’article déjàles convoque. Le sous-titre indique que JPD « met en garde », un présent quisera assuré par le format de l’interview. JPD s’adresse au présent à un publicpolitique dans les colonnes du journal. Nous considérerons d’abord l’interviewavant de voir comment JPD établit, dans l’interview même, une position à partirde laquelle il peut prétendre exercer un pouvoir symbolique.

2. Quelques caractéristiques de l’interviewLe destinataire immédiat de JPD n’était pas cette large audience mais un

journaliste. La publication d’une interview est en principe la retranscription deleur échange oral. Le texte qui a été publié ne comporte cependant aucunemarque des contingences de l’échange oral : un début et une clôture, deshésitations, d’éventuels chevauchements de paroles, etc. Les réponses de JPDsont longues et sans interruptions. Aucune indication ne relève le caractèrecontrôlé des propos, les relectures avant publication, etc. L’interview tel qu’ilest publié, et tel que nous l’analysons, a les traits d’une cérémonialité libéréedes contingences de l’échange oral spontané ordinaire.

Les questions amorcent pour la plupart sur ce que JPD a dit, sans le con-tredire ou l’évaluer, comme pour lui permettre de développer son propos. Ellespourraient être les intertitres d’un texte en continu. JPD les traite cependantcomme de véritables questions en produisant une véritable réponse, un énon-cé incomplet, sans verbe, qui suppose, pour son interprétation, que le lecteurse rapporte à la question. Les propos de JPD gagnent ainsi en vivacité et aussien autonomie : la parole de JPD n’est pas contrainte par la parole journali-stique. Celle-ci se limite à lui offrir un cadre, à la différence d’une conférence depresse, par exemple, où la compétition entre journalistes peut produire desquestions inattendues.

Si les traits du journal soulignent son caractère d’institution, cette manièrede conduire l’interview en fait une arène particulière : le discours n’est pasprésenté comme un discours rapporté mais comme un discours ancré dansl’actualité du journal. Elle permet une parole à la fois personnelle et politique :politique sans être contrainte par l’exercice de la fonction, personnelle sansêtre limitée à l’échelle du « simple » citoyen9. JPD peut ainsi parler du Conseilfédéral de l’extérieur [15] tout en autorisant sa parole du fait d’être « présidentde la Confédération » [20]. 8 Cette remarque adapte au journal les réflexions de D. Dayan (1998)9 Pour la notion d’arène voir D. Céfaï (1996) et pour celle d’échelle voir l’analyse de la montéeen généralité par L. Boltanski (1984) et L. Boltanski et L. Thévenot (1991).

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J. Widmer 201

3. JPD prend sa positionUne arène permet une performance particulière, elle ne l’implique pas. Il

faut donc s’attendre à ce que le discours établisse, au moins au titre deprésupposées. les qualités qui l’autorisent. Cette « prise de position » – et lepublic implicite pertinent – est produite dans l’interview tant par le journalisteque par JPD. Examinons le premier échange :

Quel a été le moment le plus difficile de votre année présidentielle?L'affaire des fonds juifs et de l'or nazi. Notre malaise est venu de la nature des révéla-

tions, mais également des intentions pas très pures qui en sont à l'origine. Il convientd'éviter deux attitudes. La première, celle de la majesté offusquée, qui nous ferait direque nous avons notre conscience et notre histoire pour nous. La deuxième attitude seraitd'implorer notre pardon, d'être accablé de la faute de nos prédécesseurs en plaidant cou-pables. Parfois, en entendant certains, je me demande si Ausschwitz est en Suisse.

Une position est une « place » à partir de laquelle on parle. Elle est défi-nie par un réseau de catégories (un dispositif d’action collective) et par untemps spécifique. Par temps spécifique, j’entends le temps lié à une activité quidétermine ce qui peut être dit la précéder ou la suivre. Une sorte de calendrierrelatif à une action.10

La question du journaliste se réfère implicitement au temps calendaire dela publication de l’interview : le 31.12.96. JPD est invité à parler de son annéeprésidentielle au passé. De la sorte, sa parole est ancrée dans le présent dujournal mais dans le renvoi à une qualité particulière, celle de président de laConfédération.

Le 31.12 n’est pas un jour quelconque. Il s’agit d’une limite, un moment detransition qui est ritualisé dans la vie civile et politique. Ainsi, il est courant enSuisse que le nouveau président exprime ses voeux à la nation le 1er janvier.S’il n’est pas habituel qu’un président sortant s’exprime au dernier jour de saprésidence, la question du journaliste situe ce moment dans la même limite ri-tuelle. Autrement dit, s’il n’est pas habituel qu’un président fasse un « bilan »,le moment existe pour le faire.

La question sur l’année écoulée ne porte pas tant sur la fonction mais surle rapport de JPD à cette fonction. « Quel a été le moment le plus difficile » [1]est une question ouverte quant à la qualité : à quel titre a-t-elle été difficile ? àtitre personnel, au titre des projets politiques associés par JPD à cette année,au titre de président ? Si JPD avait répondu d’une anecdote, il aurait choisi deparler à titre personnel. Un jugement sur une décision aurait renvoyé à sespréférences politiques. La réponse lapidaire de JPD « L’affaire des fonds juifset de l’or nazi » [2] situe ce « moment le plus difficile » dans le temps du Con-seil fédéral. Le pluriel du sujet de « notre malaise » [2] semble reproduire celien entre « affaire » et fonction en indiquant le pluriel du Conseil fédéral.

10 Une analyse analogue mais plus limitée est proposée par H. Sacks (1967) lorsqu’il rendcompte de la situation de suicidaires par l’impossibilité de mettre en relation le calendrier per-sonnel (un deuil, par exemple) avec le calendrier officiel (Noël, par exemple). Par ailleurs, ilconvient de distinguer le temps formel du calendrier officiel et le temps matériel, relatif à desmembres et à leurs pratiques (J. Widmer 1983, 1987), en analogie avec les catégories Rg etRm de E. Schegloff (1972).

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202 J.-P. Delamuraz prend position

La question porte sur l’année écoulée, sur le passé. JPD ne choisit ce-pendant pas de raconter ce passé – ce qui aurait éloigné son énonciation desa qualité présidentielle – mais de l’expliquer : le malaise (anaphore pour« moment le plus difficile ») est venu de la nature des révélations... [2-3] Cetteexplication est bien ancrée dans le présent, comme en témoigne l’énoncé sui-vant : « il convient d’éviter » [4]. Cette injonction n’est pas au passé, « il auraitconvenu » mais bien au présent. Cette transition du passé au présent est aussiobservable dans les trois premières réponses de l’interview, celles pour les-quelles les questions portent sur le passé.

4. JPD prend position« L’affaire des fonds juifs et de l’or nazi » n’est pas décrite et elle ne le se-

ra pas. Elle est résumée par un mot « les révélations » [3]. Ce mot sera crucialdans l’interview. Il permet un premier partage entre ce qui est révélé et les mo-tifs de révéler. Il sert aussi en quelque sorte de pivot à une inversion symboli-que : révéler, c’est dire quelque chose qui est caché et potentiellement accu-sateur. Ce point ne sera pas développé mais une sorte d’inversion le sera : « ilne faut pas être dupe », dira JPD, car ces révélations cacheraient elles-mêmesquelque chose et ce quelque chose accuse les accusateurs. Cette transforma-tion symbolique est effectuée séquentiellement.

« Notre malaise est venu de la nature des révélations mais également desintentions pas très pures qui en sont à l’origine » [2-3]. De la sorte JPD distin-gue ce qui est révélé et les motifs de révéler. De plus, non seulement ce quiest révélé cause un malaise « mais également les intentions pas très pures »,ce qui focalise l’attention sur le second. Il laisse aussi entendre que ce qui estrévélé aurait pu présupposer des motifs purs et qu’ils ne le sont pas.11 On no-tera finalement que le sujet de ces « intentions pas très pures » n’est pasnommé, je reviendrai sur ce point plus loin (§ 6).

Cette focalisation sur les intentions de révéler n’est cependant pas suiviede considérations à leur propos mais d’une injonction : « il convient d’éviterdeux attitudes », injonction qui porte sur la modalité qui convient face à la na-ture des révélations. Partant, la mention des « intentions pas très pures » peutêtre entendue comme une justification de l’injonction. Nous verrons par la suiteque cette justification doit être entendue : il convient d’éviter ces deux attitudesparce que les intentions à l’origine des révélations justifient un programme ago-nistique : ceux qui ont ces intentions sont des adversaires et il faut les traitercomme tels et éviter les attitudes morales.

Résumons jusqu’à ce point : la question du journaliste est ancrée dans letemps de la publication de l’interview, le dernier jour de l’année qui est aussi ledernier jour de l’année présidentielle. JPD répond en tant que président12 etchoisit de parler de l’affaire dite des fonds juifs. Il situe ainsi son propos dans lecadre de son action gouvernementale. Il mentionne une affaire de révélation,

11 Ce dernier point s’appuie sur l’analyse de O. Ducrot (1980) : « p mais q » laisse entendreque p implique non q. Ce point n’est cependant pas certain ici parce que le « mais » est relatifau malaise causé et non directement à une relation entre p et q.12 Le journaliste ne s’y trompe pas. La seconde question sera « On a le sentiment que le Con-seil fédéral a été pris de court » [10]

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donc une affaire qui a deux aspects : l’aspect narratif d’actions qui formentl’affaire et l’aspect du contenu, ce qui fait problème. Il replie le second sur lepremier : puisque les motifs d’action ne sont pas purs il convient d’avoir tellesattitudes face au contenu. La différence est de taille. S’agissant de « l’affairedes fonds juifs et de l’or nazi », le problème soulevé par cette affaire n’est rienmoins que le rapport de la Suisse à son passé. Les attitudes qu’il convientd’éviter sont en effet deux manières d’établir ce rapport avec le passé de lacollectivité.

Observons que les destinataires implicites de ce discours sont les mem-bres de la collectivité politique, la Suisse. Ce sont eux qui doivent éviter deuxattitudes. Comment JPD divise-t-il les attitudes qui ne conviennent pas ?

5. Pouvoirs symboliques exercés sur le champ politiqueLes deux attitudes sont spécifiées par la description de deux catégories

de personnes : celle qui adopterait une attitude de « majesté offusquée quinous ferait dire que nous avons notre conscience et notre histoire pour nous »[4-6] et celle qui « serait d’implorer notre pardon, d’être accablés de la faute denos prédécesseurs en plaidant coupables » [6-8].

Pragmatiquement, ces deux descriptions peuvent être entendues commedes catégories auxquelles le public implicite est convié à ne pas s’identifier. Ils’agit de deux figures d’antidestinataires. Cette procédure est courante dans ledébat politique, de même qu’il est courant de caricaturer les figures antidesti-naire en les ridiculisant (Jayyusi, 1984, 28). Mais tandis que la premièrecatégorie peut n’être qu’imaginée pour un but rhétorique, la seconde existe :JPD les a entendus. Ceux-ci se seront d’ailleurs reconnus : par la suite, unedéclaration dite du 23 janvier et signée par des centaines de personnes, de-mandera un rapport moral face au passé collectif.

Les figures antidestinataires sont spécifiées par des descriptions qui tou-tes deux font appel à des notions morales : la première en disant que « nousavons notre conscience et notre histoire pour nous », la seconde « en implo-rant notre pardon ». Dans les deux cas, JPD repousse un programme moral, cequi suppose en contre champs un accusateur et la Suisse en qualitéd’accusée. La différence serait que la première attitude consisterait à plaidernon coupable et la seconde coupable. Que signifie alors l’acte de récuser lesdeux attitudes sinon de refuser ce qui leur est commun, la notion de faute ?Comment comprendre « je me demande si Ausschwitz est en Suisse » [8-9] si-non comme manière railleuse de dire que seuls les responsables de Aus-schwitz sont coupables ?

Si tel est le cas, JPD devrait proposer un prodestinataire qui soit distinct,qui ne propose pas de médiation morale impliquant la possible culpabilité. Etc’est bien ce qui s’observe dans la réponse à la seconde question.

La figure du prodestinataire, celui qui est invité à s’identifier à la définitionde l’affaire selon JPD, est elle-même double. Elle comporte une figure négati-ve : « personne ne fait réellement la part des choses » [15-16], « Commeprésident de la Confédération, je dis qu’il ne faut pas être dupes » [20-21]. Acette figure négative, supposée majoritaire, il oppose implicitement une figurepositive, celui qui ferait la part des choses et qui ne serait pas dupe – et qui

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adopte un dispositif d’action agonistique : car il s’agit bien d’attaques de cer-tains sénateurs avec certains appuis [12]. Il s’agit certes de métaphores puis-que la guerre est dite économique. Il reste que le dispositif est pertinent dupoint de vue symbolique au delà de ce domaine. Ainsi, « le montant qui a étéévoqué » « n’est rien d’autre qu’une rançon et du chantage » [44-45] et on peutattendre « de la partie adverse » [48] « la même loyauté que celle dont noussommes décidés à faire preuve » [50-51]. Il y a donc bien des adversaires,leurs alliés, et leurs méthodes déloyales.

L’effet de pouvoir ne vise donc pas seulement une identification spécifi-que mais un cadrage spécifique de l’action collective dont il nommera les ac-teurs et le programme dans la dernière réponse : « Avec une commission biencomposée comme la nôtre [...] on devra pouvoir mettre des réponses à côté desquestions » [53-54]. Ce programme de la vérité n’est cependant qu’un sous-programme car « J’attends des réponses uniquement factuelles.L’interprétation politique que la Suisse en donnera sera l’affaire du gouverne-ment » [56]. Que veut dire « politique » lorsque ce programme d’action est li-mité au gouvernement et rejette toute composante morale conçue comme« aveu de culpabilité » et ne concède aux historiens aucun pouvoir symbolique,lorsque le politique est défini comme action agonistique de l’Etat à l’exclusionde tout autre principe de justification sinon les intérêts ?

L’interview de JPD est bien un exercice de pouvoir symbolique : il rejettedeux figures d’antidestinataire, définit un prodestinataire qui ne se laisse pasduper et qui s’engage dans un programme d’action agonistique délégué à l’Etat,auquel est réservé le pouvoir symbolique futur. JPD propose des divisionscomme visions de ce qui se passe réellement, il classe et se classe. Cette pri-se de position se réclame de JPD comme président en tant que capital symbo-lique à l’exclusion de ses contingences organisationnelles, les liens de col-légialité avec les autres membres du Conseil fédéral, les discussions du par-lement – soit autant de médiations institutionnelles de sa parole. Il s’adresseimmédiatement au peuple. Et de plus, il laisse planer un doute : qui estl’adversaire ?

6. Le juif ou l’adversaire innommableLa figure de l’adversaire est la figure centrale de tout dispositif agoni-

stique. Cette figure sera largement développée mais jamais identifiée. Ainsi, il ya risque de duperie et donc volonté de tromper, même de déstabilisation de laSuisse. Après avoir averti contre la candeur helvétique, il poursuit : « en plusde la recherche opiniâtre de la vérité historique, il y a aussi une formidable vo-lonté politique de déstabilisation et de compromission de la Suisse. Elle a euun relais à Washington et un à Londres, où il ne s’agissait de rien d’autre quede démolir la place financière suisse » [16-20]. Voilà les traits de l’agresseurdans la deuxième réponse.

Mais qui a cette volonté ? La réponse ne se trouve pas dans ce quiprécède. Ainsi dans le titre et le sous-titre : à propos de « Une volonté dedéstabiliser la Suisse » et d’une affaire « Fonds juifs, or nazi », JPD « met engarde contre une certaine candeur helvétique. Et contre les risques d’unemontée de sentiments antisémites ». Il veut déstabiliser et tromper, et il peut

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provoquer des sentiments antisémites : l’agresseur pourrait donc être un anti-sémite ou un juif.

La première réponse choisit « juif » : « la nature des révélations » ne serapas explicitée mais elle est en relation avec Ausschwitz qui « n’est pas enSuisse ». Et s’interroger sur la responsabilité, c’est « implorer le pardon », être« accablés de la faute de nos prédécesseurs ». Pourquoi « implorer le par-don » et non demander pardon, ce que le prédécesseur de JPD fit, K. Villiger,en 1995, lorsqu’il demanda pardon pour le „J“ apposé dans les passeports desjuifs allemands, sur demande de la Confédération ? Pourquoi ce besoin de ri-diculiser ?

La « nature des révélations » est le sujet de la troisième question et laréponse est des plus étrange :

Vous avez été surpris par le contenu des révélations?Par leur étendue, oui. Mais pourquoi ne dit-on rien sur le comportement des autres? Les

Alliés étaient partie prenante comme nous. A de rares exceptions près, on n'évoque pas lesservices aussi qui ont été rendus au camp de la liberté par la Suisse. Il ne faut pas oubliernon plus que la Suisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne plusexister. La reconnaissance est un peu courte sans doute. Ce que je redoute, ce sont les ef-fets induits de cette opération. Même si elle aboutit favorablement, elle aura hélas déclen-ché des réactions négatives en Suisse, des réactions antisémites. Quand on entend à la radioune des membres de la commission d'historiens que nous avons nommée, responsable dumusée de l'Holocauste, reprocher au Conseil fédéral de ne pas avoir préalablementconsulté les milieux juifs américains, beaucoup de gens se demandent si nous sommes en-core un pays souverain.

La stratégie reste celle qui est esquissée dans la première réponse : JPDpasse immédiatement du contenu des révélations, qui reste muet et renvoie aupassé, aux motifs actuels des révélations. Ces motifs sont ceux d’un « on » quine dit rien sur le comportement des autres : les Alliés. Jusqu’ici rien de nou-veau sinon que JPD se sert de la seconde recette pour esquiver un reproche :après avoir dénigré ceux qui font le reproche, il dévie le reproche sur d’autres.

Mais là, il entreprend une troisième démarche : se disculper en faisantvaloir le bien que l’on a fait pour ceux qui accusent. Il souligne l’oubli « que laSuisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne plusexister. La reconnaissance est un peu courte » [29-31].

Ce passage est le moment clé du retournement symbolique évoqué plushaut : l’accusateur est acsusé et la mention des « finances juives » estl’opérateur de cette inversion : « La reconnaissance est un peu courte ». Lasituation est inversée par rapport à celle de la première réponse : non seule-ment « ils » n’ont pas de bons motifs pour nous demander quelque chose, mais« ils » devraient se souvenir qu’ils nous doivent quelque chose.

Et JPD enfonce le clou : ce manque de reconnaissance au coeur de ladénonciation conduit à des effets regrettables : « ce que je redoute, ce sont leseffets induits de cette opération. Même si elle aboutit favorablement... » –l’opération n’est plus le manque de reconnaissance mais sans doute lesrévélations – « elle aura hélas déclenché [...] des réactions antisémites » [31-34].

Si JPD « redoute » les effets, les « réactions antisémites », on pourrait

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donc s’attendre à ce qu’il développe son argument dans le sens du rejet de cessentiments. Pas du tout, il raconte une petite histoire qui ne peut que donnerraison à ceux qui ont de tels sentiments : une personne non nommée décritecomme « membre de la commission d’historiens que nous avons nommée » etcomme « responsable du musée de l’Holocauste » a reproché « au Conseilfédéral de ne pas avoir préalablement consulté les milieux juifs américains »[34-37]. On ne saura pas à propos de quoi cette personne aurait fait ce repro-che, mais on saura ce qu’il faut en penser : « Quand on entend » cela à la ra-dio, « beaucoup de gens se demandent si nous sommes encore un pays sou-verain » [37-38]. JPD ne dit certes pas que se demander de telles choses estfaire preuve d’un sentiment antisémite, mais il est difficile de ne pas l’entendrede cette façon : des milieux juifs américains menaceraient la souveraineté na-tionale – un thème antisémite classique.

A JPD aura joué le mystérieux : il raconte une histoire sans en identifiernommément le protagoniste mais il explicite avec force ce qu’on peut en pen-ser, et ce qu’il faut en penser peut être entendu comme antisémite. Ainsi, aprèsavoir attribué aux accusateurs des « intentions pas très pures », après les avoirdotés d’alliés et leur avoir attribué la volonté de déstabiliser la Suisse et dediscréditer par tous les moyens sa place financière, cette troisième réponseleur attribue pas moins de sept prédicats qui tous font partie de l’arsenal anti-sémite classique : ils sont associés aux finances juives, à une dette de recon-naissance envers la Suisse, à l’opération qui menace la Suisse, rendus re-sponsable des réactions antisémites, et doté d’un comportement qui menace,aux yeux de beaucoup, la souveraineté même.

Cependant, ce ne sont pas ces éléments qui ont suscité le plus de réacti-ons publiques, sans doute parce qu’ils parcourent les propos de JPD et ne sontnulle part mentionnés explicitement. Ceux qui nourrissent des sentiments anti-sémites ne s’y sont cependant pas trompés à en juger par les nombreuseslettres de lecteurs – la plupart non publiées – ou, plus récemment, par le faitque Maspoli, membre de la Lega dei Ticinesi, renvoie à cette interview pour sedisculper lorsqu’il est accusé d’antisémitisme, en été 1998.

Ceux qui ont critiqué l’interview ont souvent cité les expressions de« rançon et de chantage » utilisées dans la quatrième réponse, pour qualifier« Le montant qui a été évoqué devant l’ambassadeur Borer » [44-45]. La que-stion du journaliste portait sur l’opportunité de « la création d’un fond d’aideaux victimes des nazis pour désamorcer la crise » [39-40]. JPD répond par lanégative : un tel fonds serait actuellement un « corps étranger », car, « quandla mauvaise foi est au rendez-vous, il faut se méfier. Un tel fonds serait con-sidéré comme un aveu de culpabilité » [43-44]. A nouveau, JPD ne dit pas parrapport à quoi il serait un « corps étranger », qui est de « mauvaise foi » ni dequoi et face à qui il y aurait « aveu de culpabilité ». Cet acteur non identifié se-rait-il le même qui a évoqué le montant de 250 millions face à l’ambassadeurBorer ? On ne le saura pas non plus, puisque la tournure passive permetd’éluder l’identification de l’agent.

Cet agent est-il la « partie adverse, si j’ose dire » [48] de la suite ? Aprèsle rejet du fonds d’aide aux victimes des nazis, JPD propose une autre voie :établir la vérité, « élucider les faits rapidement et surtout clairement » [47].

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Mais ce programme est contrarié par « la partie adverse, si j’ose dire » qui« distille des révélations tous les quinze jours » [49-50]. A ce point, JPD nom-me un adversaire : M. D’Amato, dont il attend « la même loyauté que celle dontnous sommes décidés à faire preuve » [50-51]. Quelle que soit l’identité attri-buée à l’inconnu qui demande rançon et fait chantage, le fait de nommerD’Amato n’exclut pas la catégorie « juif ». D’Amato a souvent été décrit en1996, voire diffamé, dans la presse13 comme serviteur de l’électorat juif new-yorkais. Cette quatrième réponse n’est finalement pas différente des autres,elle les résume et utilise des expressions plus fortes pour qualifier l’action del’adversaire : il y a un accusateur/agresseur déloyal qui cherche à extorquer del’argent.

Il n’est pas possible de dire pourquoi JPD ne nomme jamais cet accusa-teur/agresseur. Il est possible par contre d’en présumer les effets. D’une part,l’agresseur n’étant pas nommé, la responsabilité de l’identifier est laissée aulecteur. Or, sauf à supposer un lecteur capable de lire l’interview comme un ro-man à clefs en substituant à chaque fois des noms propres différents, on peutprésumer qu’il recourra à une catégorie. Et « juif » est une catégorie qui faitl’affaire pour identifier l’agresseur présumé. Ne pas nommer de personnesprécises permet de généraliser le discrédit à une catégorie mais aussid’alimenter une version conjurationnelle très courante dans l’antisémitisme:« les juifs sont partout ». Finalement, un tel procédé discursif entre enrésonance avec un élément antisémite courant : on ne peut pas dire la véritéparce que sinon on est taxé d’antisémite. JPD peut ainsi être entendu commele défenseur de ces « victimes ». Ce statut de victime est d’ailleurs implicitedans tout le discours de JPD puisqu’il est le corrélât de la définition de la situa-tion comme agression. Le statut de victime a par ailleurs l’énorme avantagesymbolique de ne nécessiter aucun principe pour justifier une agression répa-ratrice. Un profit symbolique pervers mais souvent invoqué.

On aura observé que les « révélations » citées tout au long de l’interviewmais dont le contenu n’a jamais été évoqué, deviennent ici des informationsstratégiques, des moyens utilisées de manière déloyales par l’adversaire. Lacommission des historiens reçoit ainsi une nouvelle fonction : non seulementelle est une alternative à une lecture de l’histoire comme mémoire collectivemorale, non seulement elle est au service du gouvernement qui donnera à sesrésultats « l’interprétation politique » [55] qui conviendra, elle est aussi un opé-rateur tactique important puisqu’elle permet de neutraliser des révélations utili-sées comme armes par l’adversaire en éléments mis en commun pour la re-cherche de la vérité : pour « élucider les faits », « la partie adverse, si j’osedire, voudra bien nous donner l’ensemble de son information » [48-49]. Lacommission d’historiens venait d’être nommée, elle aura fort à faire pour sedélivrer de ces fées et d’autres qui se sont penchées sur son berceau.14

7. Le retour du refoulé ?L’effet de pouvoir visé par JPD dans cette interview consiste, en résumé, à

rejeter toute lecture « morale » de l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi et à

13 Voir à ce sujet G. Meystre, ici même.14 Voir à ce sujet notamment S. Lugon, ici même.

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promouvoir un cadrage et un programme agonistique articulé sur un intérieurnational et un extérieur étranger. Ce cadrage transforme des accusateurs enagresseurs dans une guerre déloyale. L’accusateur devient l’agresseur nondans un procès de justification mais dans le procès même de l’agression : laSuisse n’est pas victime d’une dénonciation (le dispositif d’action apparent desagresseurs) mais d’une attaque – ce que la Suisse dupée n’aurait pas su voir.15

S’agissant d’attaque, aucun principe de résolution du conflit ne doit donc êtreinvoqué (la justice). Même le savoir ne doit pas être invoqué : la non identifica-tion des accusateurs/agresseurs exclut toute vérification par un tiers. Ces deuxéléments, justice et savoir, sont laissés à l’interprétation du destinataire et à laconfiance qu’il accorde à la parole de JPD. Celui-ci, l’énonciateur, n’assumeque le pouvoir d’Etat comme source de sens.

L’antisémitisme implicite du discours est donc inscrit dans une constituti-on symbolique du pouvoir qui soumet tous les critères à celui du pouvoir d’Etat.Cette configuration du pouvoir a été réalisée dans l’histoire moderne desdémocraties sous la forme des fascismes.16 Que cette proposition de configu-ration ne fut pas suivie d’effets ne change rien à la nature de la propositionmais dit peut-être quelque chose du « problème » qu’elle cherchait à résoudre.Quel « problème » ?

Une indication se trouve dans le seul endroit où le dispositif moral sembleapprouvé : pour dire que la reconnaissance des juifs est « un peu courte » en-vers la Suisse « refuge bienvenu pour les finances juives » [30]. On peut y voirun retournement particulièrement cynique puisque ce sont précisément cesfonds, « en déshérence » dans les banques qui sont une partie du problème.On peut y voir aussi une manière de parade : placer l’adversaire en positiond’obligation de reconnaissance. L’obligation de reconnaissance sera élaboréesous une autre forme par A. Koller lorsqu’il proposera la création de fonds desolidarité.17 Ce besoin d’une « Suisse solidaire » comme relation aux autres etpartant à elle-même, avait déjà été le recours de l’histoire officielle après guerre.Il ne s’agit pas ici de développer cette discussion désormais mieux connue18,mais de proposer une hypothèse.

On observera que ce ne sont pas les banques ou les fiduciaires qui ontreçu de l’argent, mais la Suisse qui a été un refuge. On retrouve ici une opéra-tion métonymique très fréquente dans ce débat : ce qui est « spécifiquement »suisse (les banques, les entreprises etc.) est identifié à « toute la Suisse » (§ 1supra). Stratégiquement, cette métonymie place le pouvoir politique dans uneposition intenable : si elle était prise au sérieux, l’Etat, en tant que figure poli-tique de la Suisse, devrait rendre compte de l’action de chacune des partiesqui « sont » la Suisse. Or tel n’est pas le cas et ce fut une constante du gou-vernement que de distinguer ce qui ressort du pouvoir public et ce qui estd’ordre privé, ou du moins de jouer sur l’ambiguï té des rapports entre les deuxsecteurs.

Une telle réflexion passerait à côté du phénomène si il ne s’agissait pas 15 Cette stratégie est connue de l’analyse des discours racistes (T. van Dijk, 1992, 105).16 Voir par exemple C. Lefort ou, dans un autre dessein, C. Schmitt.17 Voir C. Terzi ici même.18 Cf. van Dongen (1997)

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de stratégie et de domaines institués du politique mais de politique au sens del’évocation du lien symbolique instituant la collectivité. Cette métonymie seraitalors une forme helvétique d’organicisme, cette « sortie » des démocraties mo-dernes pour se donner un « corps » en récusant l’extériorité réciproque de laloi, de la justice et du savoir, et leur caractère historique et donc jamais acquis(C. Lefort 1986 : 26-27). Pour une culture politique qui ne peut ni invoquer unprincipe transcendant qui arrêterait l’histoire, ni accepter l’insoumission de sesparties et de ses membres, une solution consiste à se figurer elle-même commesa propre médiatrice, à se figurer comme un corps qui aurait en lui-même lasource de son lien et de sa justification.

La métonymie est l’opération centrale d’une telle manière de se constituercomme collectif. F. Saada (1977) a montré comment les pratiques magiquessupposaient ce lien : il est possible d’attaquer un domaine en attaquant sonpropriétaire directement, ou par son épouse, son fils, ou sa vache. De même,l’échange de dons peut amener l’adversaire à la perte lorsque celui-ci n’est pasen mesure de répondre à son obligation de reconnaissance, même en recou-rant à tous ses biens (ses femmes, ses enfants, son bétail). Que la Suisse nesoit pas « réellement » un patrimoine mais un Etat moderne n’est pas pertinentdu moment que le langage permet de parler de la Suisse et de « ses »banques, « ses » entreprises, etc. et que cette notion de propriété (W. W.Sharrock 1974) n’est pas comprise dans un sens légal, ce qui signifierait natio-nalisation, mais dans un sens symbolique, ce qui constitue et signifie le lien dela collectivité.19

Considéré dans ce cadre, le reproche d’une « reconnaissance un peucourte » prend un autre sens. Il ne fait dès lors plus référence à un ordre moralmais à la même lutte symbolique dans laquelle JPD veut voir la Suisse enga-gée. Cette lutte suppose une certaine Suisse, qui exclut les moralisateurs, quin’est pas dupe, qui délègue au gouvernement le sens de son histoire.

Pourquoi retour du refoulé ? La mémoire collective est la manière dontune collectivité se représente, dans le présent, son parcours historique. Lesattitudes que JPD rejette sont deux attitudes contemporaines pour considérerle parcours historique. Elles feraient ce qu’il est convenu d’appeler « oeuvre demémoire », bien que dans deux sens différents. A la place, JPD propose uneaction ancrée dans le seul présent, organisée autour de la résistance àl’agression par le recours à des règles loyales et bien ordonnées. Ce faisant, sil’hypothèse métonymique ci-dessus est correcte, il ferait bien plus mais à soninsu : il répéterait cela même qu’il refoule, le passé de la seconde guerre mon-diale. Il placerait son énonciation à son insu dans la situation qu’il veut préci-sément éviter d’évoquer. Cela rendrait compte du modèle de lien autoritaireproposé. Cela rendrait compte aussi des traits « délirants » de son interview :le fait que des personnages centraux n’y soient pas identifiés, les structuresd’actions seulement ébauchées, tout le poids du discours portant sur la ma-nière de faire plutôt que sur ce qu’il convient de faire. Condensation mais aussidéplacement dans la confusion des actants D’Amato, le CJM probablement, legouvernement étasunien sans doute, les alliés d’alors absents aujourd’hui ; la

19 La démarche s’inspire ici du principe de non ironie (ethnométhodologie) : chercher ce qu’ilfaut supposer pour que ce qui est dit fasse sens.

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Suisse refuge des « finances juives » alors qu’il en est question, mais autre-ment, et que la notion de refuge renvoie dans ce contexte aux réfugiés, auxjuifs refoulés précisément.20 Martin Rosenfeld, secrétaire général de la Fédéra-tion suisse des communautés israélites dira de ces propos qu’ils sont « peusensés ». Sinon, les commentaires s’attacheront à ce qui peut, dans cette inter-view, refléter une décision (ne pas instaurer de fonds d’aide aux victimes desnazis, limiter l’action gouvernementale à l’instauration d’une commissiond’historiens) ou à un changement de politique gouvernementale, passer d’unepolitique placée dans le cadre d’une justification à une politique de défense etde contre-attaque.

L’intriguant de cette hypothèse21 réside en ceci que le discours sembles’opposer à tout ce qui pourrait paraître une forme de « travail sur le passé » etque ce qu’il fait peut être vu comme une manière d’effectuer ce retour plutôtque de l’évoquer symboliquement en établissant un lien entre présent et passécollectif (« travail de mémoire“). Récusant le contenu des révélations, il repro-duirait ses propres « intentions pas très pures ». La catégorie « juif » aurait unefois encore servi à dire l’inacceptable de soi en le projetant sur la figure d’unautre. Cette hypothèse semble s’éloigner des manières courantes de poser leproblème – ce qui se savait alors, le jeu entre collaboration économique etrésistance militaire etc. – et évacuer cette factualité dans le symbolique. Elletente en fait de rendre compte des conditions proprement symboliques de cediscours. Si le politique est au collectif ce que le sujet analysant est au sujetempirique, le lien symbolique qui institue le rôle des « parties » spécifiques,alors le délire22 du discours renvoie au délire du pouvoir instituant, incapablede se trouver un lieu d’où exercer le pouvoir proprement symbolique de la col-lectivité sur elle-même, paralysée par la peur de sa propre dissolution23.

Nul besoin d’adhérer à cette hypothèse pour discuter de la description del’interview comme exercice de pouvoir symbolique. Et sans doute faudrait-ilapprofondir les diverses manières dont peut s’exercer la mémoire collectivepour l’asseoir ou la rejeter. Elle aura servi ici à suggérer que l’exercice du pou-voir transforme une symbolique préexistante, intégrée au titre de présupposédans son exercice et dans sa réception. Analyser le « contenu » des discours,c’est révéler leur nature relationnelle. Il en est de même de l’analyse du pou-voir symbolique : sa nature relationnelle ne renvoie pas ce qui est institué maisà ce qui institue: le lien symbolique.

20 Je m’inspire ici de S. Freud, L’homme Moï se et la religion monothéiste, Paris, Gallimard,1994, chap. III.21 L’hypothèse porte sur la règle constitutive du discours ou si l’on veut l’auteur modèle. Il nes’agit pas d’une hypothèse sur l’énonciateur et encore moins sur l’auteur empirique.22 Le sens de cette expression est emprunté à Freud : délire, sortir des « lira », des sillons. Onpeut rappeler que pour Freud, la différence entre des comportements névrotiques et des com-portements normaux ne réside pas dans les mécanismes qui les génèrent mais dans leuradéquation au réel. Il semble penser à la vérité de l’énoncé, on peut également penser au rap-port énonciatif : n’y a-t-il pas quelque de « déplacé » (autre métaphore pour dé-lirant) à pré-tendre redéfinir toute la politique gouvernementale au dernier jour d’une présidence honorifi-que, dans un journal régional, au titre de président alors que son lien au journal est d’être issudu même canton que le lectorat de ce journal ? Ce caractère « déplacé » du discours de JPDserait alors une métaphore de la difficulté du lien politique à trouver sa « place ».23 Voir C. Terzi, et Introduction note 15 ici même.

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Annexe 8

24 Heures, 31.12.1996

Une volonté de déstabiliser la SuisseFonds juifs, or nazi: Jean-Pascal Delamuraz met en garde contre une certaine candeur helvétique. Et contre les ris-

ques d'une montée de sentiments antisémites.

Quel a été le moment le plus difficile de votre année présidentielle?1

L'affaire des fonds juifs et de l'or nazi. Notre malaise est venu de la nature2des révélations, mais également des intentions pas très pures qui en sont3à l'origine. Il convient d'éviter deux attitudes. La première, celle de la ma-4jesté offusquée, qui nous ferait dire que nous avons notre conscience et5notre histoire pour nous. La deuxième attitude serait d'implorer notre par-6don, d'être accablé de la faute de nos prédécesseurs en plaidant7coupables. Parfois, en entendant certains, je me demande si Ausschwitz8est en Suisse.9

On a le sentiment que le Conseil fédéral a été pris de court.10

Tout à fait. Des signes avant-coureurs existaient, mais ils ont été sous-11estimés. On savait que certains sénateurs avec certains appuis12consacraient plusieurs chercheurs depuis trois ans a cette recherche. Ce13qui me surprend, c'est cette candeur helvétique avec laquelle nous pre-14nons connaissance de ces attaques. Personne ne fait réellement la part15des choses et ne semble voir qu'en plus de la recherche opiniâtre de la16vérité historique, il y a aussi une formidable volonté politique de déstabili-17sation et de compromission de la Suisse. Elle a eu un relais à Washington18et un à Londres, où il ne s'agissait de rien d'autre que de démolir la place19financière suisse. Comme président de la Confédération, je dis qu'il ne20faut pas être dupes, qu'on a recherché par tous les moyens de discréditer21la place suisse. C'est une chose de dire la vérité, et de le faire sans22réserve. C'en est une autre chose de faire la part de l'intox. La concur-23rence économique est vive, et cette affaire le démontre.24

Vous avez été surpris par le contenu des révélations ?25

Par leur étendue, oui. Mais pourquoi ne dit-on rien sur le comportement26des autres ? Les Alliés étaient partie prenante comme nous. A de rares27exceptions près, on n'évoque pas les services aussi qui ont été rendus au28camp de la liberté par la Suisse. Il ne faut pas oublier non plus que la29Suisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne30plus exister. La reconnaissance est un peu courte sans doute. Ce que je31redoute, ce sont les effets induits de cette opération. Même si elle aboutit32favorablement, elle aura hélas déclenché des réactions négatives en33Suisse, des réactions antisémites. Quand on entend à la radio une des34membres de la commission d'historiens que nous avons nommée, re-35sponsable du musée de l'Holocauste, reprocher au Conseil fédéral de ne36pas avoir préalablement consulté les milieux juifs américains, beaucoup37de gens se demandent si nous sommes encore un pays souverain.38

La création d'un fonds d'aide aux victimes des nazis, pour désamorcer la39crise, est-ce une bonne idée ?40

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J. Widmer 213

Non, dans la phase actuelle, c'est un corps étranger. Il faut laisser encore41passer un peu d'eau sous les ponts. Quand la mauvaise foi est au ren-42dez-vous, il faut se méfier. Un tel fonds serait considéré comme un aveu43de culpabilité. Le montant qui a été évoqué devant l'ambassadeur Borer44était de 250 millions. Ca, ce n'est rien d'autre qu'une rançon et du chan-45tage! Ce fonds rendrait plus difficile l'établissement de la vérité. Mainten-46ant, il s'agit d'élucider les faits, rapidement, et surtout clairement. J'espère47que la partie adverse, si j'ose dire, voudra bien nous donner l'ensemble48de son information, car ce n'est pas une méthode de distiller des révéla-49tions tous les quinze jours. On peut attendre de M. D'Amato la même loy-50auté que celle dont nous sommes décidés à faire preuve.51

24H: Pensez-vous que la vérité se fera jour?52

Avec une commission bien composée comme la nôtre, avec son cahier53des charges, on devra pouvoir mettre des réponses à côté des questions.54J'attends des réponses uniquement factuelles. L'interprétation politique55que la Suisse en donnera sera l'affaire du gouvernement.56

Denis Barrelet57

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TABLE DES MATIERES

PRÉFACE 5

INTRODUCTIONJean Widmer 7

DISCOURS 7ANALYSE DE L’ÉNONCIATION 8CATÉGORISATIONS 8PROBLÈMES PUBLICS ET POUVOIRS SYMBOLIQUES 11

I. RELECTURE DE L’HISTOIRE SUISSE 15

LE RÔLE DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALEBenoît Montandon, Isabelle Paccaud et Xavier Schaller 17

INTRODUCTION 171. LES REPRÉSENTANTS DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES SUISSES 18

Des acteurs très discrets dont on montre la bonne volonté 18Les représentants de la BNS entre silence et mauvaise foi 20

2. DÉBAT PUBLIC ET REMISE EN CAUSE DE L’HISTOIRE OFFICIELLE 21L'histoire des institutions financières n'existe pas 21Le traitement de l'histoire 21Faux débats ou débats avortés : quelques exemples 23

3. MÉMOIRE COLLECTIVE 24La mémoire collective réelle : « le mythe des banques » 25« Les faits sont déjà connus » ou la mémoire collective imputée 26

ANNEXES 1 28Annexe 1.1 : Journal de Genève, 26.06.97 28Annexe 1.2 : Journal de Genève, 09.05.97 29

LE RÔLE DU CICR DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALEM. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G. Wildhaber 31

INTRODUCTION 311. PREMIÈRE PHASE : 1995, LA CÉLÉBRATION DES « HÉROS OUBLIÉS » 322. DEUXIÈME PHASE : 1996, VIOLENTES ACCUSATIONS CONTRE LE CICR 353. TROISIÈME PHASE : 1997, ANALYSE ET RÉFLEXION 40CONCLUSION 45ANNEXES 2 47

Annexe 2.1 : Journal de Genève, 05.04.1995 47Annexe 2.2 : Journal de Genève, 19.09.1996 48Annexe 2.3 : Le Nouveau Quotidien, 17.10.1996 49Annexe 2.4 : Le Monde, 10.09.1996 50Annexe 2.5 : La Tribune de Genève, 12.09.1996 52Annexe 2.6 : Le Nouveau Quotidien, 19.09.1996 53Annexe 2.7 : Journal de Genève, 05.12.1996 53Annexe 2.8 : Yad Vashem, 31.10.1997 55Annexe 2.9 : Le Nouveau Quotidien, 26.04.1995 57

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220 Table des matières

II. DÉFINITION DES ARÈNES ET APPELLATION DES ACTEURS 59

LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LA PRESSE ROMANDEGilles Meystre 60

INTRODUCTION 601. CONFIGURATION DE L’AFFAIRE 62

Rubriques et valorisation de l’information 62Omission et redondance 63Le futur apprivoisé 65

2. LA FIGURE D’ALPHONSE D’AMATO DANS LES ÉDITORIAUX, CHRONIQUES, COMMENTAIRES 67Les cadrages de l’affaire : une typologie 68Le futur apprivoisé dans les éditoriaux, chroniques, commentaires : 72

3. LE CHOC DE LA MISE EN PAGE ET LE POIDS DES MOTS 73Dispositif énonciatif 73Contexte médiatique 76La synecdoque comme ressource journalistique 77

4. NÉGOCIATIONS DE L’ACCORD GLOBAL 78Stratégie d’un acteur, pérennité d’une figure 79Le futur apprivoisé bis: un avenir incertain 80L’annonce de l’accord : point final ou nouvelle dramaturgie ? 80D’Amato ou la victoire d’une figure 81Omission et redondance bis : les alliés de la surprise 82

5. EPILOGUE : LE NON-RENOUVELLEMENT DU MANDAT DU SÉNATEUR D’AMATO 83Procédés de mise en évidence et de cadrage dans les titres : 83

6. LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LE COURRIER DES LECTEURS 86La reprise du cadrage journalistique 86La nuance « post-traumatique » et la clôture du temps 87

CONCLUSION 89ANNEXES 3 92

Annexe 3.1 : Le Nouveau Quotidien, 21.10.1996 92Annexe 3.2 : 24 Heures, 23.06.1997 93Annexe 3.3 : L’Illustré, 18.06.1997 95Annexe 3.4 : Le Nouveau Quotidien, 01.10.1997 96Annexe 3.5 : Le Nouveau Quotidien, 08.12.1997 97Annexe 3.6 : 24 Heures, 21.05.1997 97Annexe 3.7 : L‘Illustré, 18.06.1997, pp. 20-25 99

LA «CONFÉRENCE DE LONDRES» DANS LES PRESSES SUISSE ET ALLEMANDEJuliane Sauer 105

INTRODUCTION 1051. CADRE ÉNONCIATIF 105

Les acteurs 106Problème discuté 107

2. L’AFFAIRE DANS L’AFFAIRE 1073. ANALYSE DES ARTICLES SELON TROIS PHASES 108

Les journaux allemands 108Les journaux suisses 112

4. COMPARAISON DES JOURNAUX ALLEMANDS ET SUISSES 1155. EFFETS SUR LES MÉMOIRES COLLECTIVES 116CONCLUSION 117

Annexe 4.1 : Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997 118Annexe 4.2 : Die Welt, 04.12.1997 119Annexe 4.3 : Die Welt, 06.12.1997 119

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Table des matières 221

Annexe 4.4 : Neue Zürcher Zeitung, 01.12.1997 119Annexe 4.5 : Tages-Anzeiger, 04.12.1997 121Annexe 4.6 : Tages-Anzeiger, 05.12.1997 122

FIGURE ET FONCTION DE LA COMMISSION BERGIERSophie Lugon 125

INTRODUCTION 1251. LA DISTINCTION ENTRE « FIGURE » ET « FONCTION » SE JUSTIFIE-T-ELLE ? 1252. ANALYSE DU DISCOURS DE LA PRESSE 127

Remarques générales 128Présentation de la commission 128Présentation de Bergier 135

CONCLUSION 139ANNEXES 5 141

Annexe 5.1 : Journal de Genève, 10.12.1996 141Annexe 5.2 : Journal de Genève, 20.12.1996 142Annexe 5.3 : Nouveau Quotidien, 19.11.1997 143Annexe 5.4 : L’Express, 17.10.1997 144Annexe 5.5 : Le Matin, 23.01.1997 144

LA TASK FORCE ET LE POLITIQUEMauro Vignati et Sid Ahmed Hammouche 145

INTRODUCTION 1451. VÉRITÉ 1462. ECONOMIQUE 1503. MÉDIATION 153CONCLUSIONS 156ANNEXES 6 159

Annexe 6.1 : Das Magazin, 06.12.1997 159Annexe 6.2 : Le Nouveau Quotidien, 12.12.1996 160Annexe 6.3 : Le Nouveau Quotidien, 23.01.1997 161Annexe 6.4 : Journal de Genève, 24.01.1997 162Annexe 6.5 : Le Nouveau Quotidien, 18.04.1997 163Annexe 6.6 : Journal de Genève, 06.02.1997 164Annexe 6.7 : L‘Express, 05.12.1997 165

III. INTERVENTIONS PRÉSIDENTIELLES 167

L’ANNONCE DE LA «FONDATION SUISSE DE SOLIDARITÉ» PAR A. KOLLERCedric Terzi 169

1. UN ENJEU THÉORIQUE 1702. UNE CONSTRUCTION PROGRESSIVE ET NON LINÉAIRE 171

Le point de départ du discours : un «anti-cadre°» et la légitimation de l’énonciation 172Redéfinir le problème: un cadrage nécessaire mais non-suffisant 175Un triple dispositif d’action collective 178Deux synthèses 182La capacité d’action recouvrée 183

3. LES DIMENSIONS DU POUVOIR SYMBOLIQUE 186ANNEXE 7 189

Discours d’Arnold Koller, 05.03.1997 189

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222 Table des matières

J.-P. DELAMURAZ PREND POSITIONJean Widmer 197

1. LE JOURNAL ET SES PUBLICS 1982. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DE L’INTERVIEW 2003. JPD PREND SA POSITION 2014. JPD PREND POSITION 2025. POUVOIRS SYMBOLIQUES EXERCÉS SUR LE CHAMP POLITIQUE 2036. LE JUIF OU L’ADVERSAIRE INNOMMABLE 2047. LE RETOUR DU REFOULÉ ? 207ANNEXE 8 212

24 Heures, 31.12.1996 212

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES 215

TABLE DES MATIÈRES 219

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DISCOURS & SOCIÉTÉ EST UNE COLLECTION DU DÉPARTEMENT SOCIOLOGIE ET MÉDIADE L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG (SUISSE)

mémoire collective et pouvoirs symboliques

édité par J. Widmer et C. Terzi

Depuis 1995, les médias suisses ont largement participé aux débats relatifs à laseconde guerre mondiale. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi a été aucœur de ces débats, regroupant ou rapprochant au moins quatre problématiquesavec leurs acteurs spécifiques : les « fonds en déshérence » appartenant à desvictimes de l’Holocauste et non restitués par des institutions privées, banques,assurances ou fiduciaires ; l’affaire de « l’or nazi » qui concerne principalementles transactions entre la Banque nationale suisse et le régime nazi ; le refoule-ment aux frontières de victimes du nazisme ; les œuvres d’art volées par les Na-zis et pas restituées à la fin de la guerre. Revinrent à la surface en cette périodeégalement les collaborations industrielles avec les Nazis, les compromissions oud’éventuelles doubles jeux de responsables suisses durant cette période etc. Lapériode de 1995 à 1999 fut marquée par une intense production médiatique,éditoriale, filmique. Elle vit également l’apparition de nouveaux acteurs institu-tionnels, la « Task Force » ou la « commission Bergier » pour en nommer deux,ainsi que de multiples sous-affaires, des péripéties du gardien de banque Meiliou de l’ambassadeur Jagmetti jusqu’à la menace de mise en accusation duconseiller national et professeur J. Ziegler pour atteinte à la sûreté de l’Etat.

Les travaux réunis ici ne concernent qu’un choix restreint des multiples aspectsde ces débats. Ils se limitent pour l’essentiel à l’analyse du discours de la presseécrite : une analyse des manières dont la presse a cadré, expliqué, évalué cesdébats constituant ainsi une scène publique où non seulement une opinion pou-vait se former mais également une reproduction/reélaboration des formes du lienpolitique en Suisse.

Les textes ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire de deuxième cycle en1997/1998. Y participaient une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiants qui fontleurs études à Fribourg, à la Faculté des lettres de Lausanne, ou encore en Alle-magne ou en Espagne, réunis là grâce aux conventions d’échanges – et par laconviction que nous pouvons comprendre nos manières de comprendre, ce quedepuis Kant on nomme la critique.

Discours & Société. La société dans et par le discours : si faire la sociétésuppose labeur, elle n’existe et n’a de sens pour ses membres, et les membresn’existent à leurs propres yeux comme membres, que s’ils peuvent se dire. Sitoute totalisation de la société n’est qu’imaginée et donc discursive, elle n’estpossible qu’imaginée dans des rapports et des formations sociales déterminés.Le discours dans et par la société.