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Jean Déjeux Djoha et la nâdira In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 41-49. Citer ce document / Cite this document : Déjeux Jean. Djoha et la nâdira. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 41-49. doi : 10.3406/remmm.1995.1710 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1710

Djoha et la nâdira

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Jean Déjeux

Djoha et la nâdiraIn: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 41-49.

Citer ce document / Cite this document :

Déjeux Jean. Djoha et la nâdira. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995. pp. 41-49.

doi : 10.3406/remmm.1995.1710

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1710

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Jean Déjeux

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La figure emblématique de Djoha1 est bien connue dans les pays arabes du Machrek et du Maghreb, jusqu'en Nubie et même en Iran, de même en Sicile et dans l'Italie du Sud. On le confond souvent avec un personnage turc Nasr al- Dîn Khodja (ou Nasreddin Khodja), qui est apparu beaucoup plus tard en Turquie, mais finalement les deux figures de bouffons en sont arrivées à se superposer et les anecdotes (facéties, fourberies, bons mots) à se répéter d'un corpus à l'autre, les corpus de Djoha avec ceux de Nasreddin Khodja.

La très substantielle notice signée par Ulrich Marzolph et Ingeborg Baldauf dans X Enzyklopëdie des Mârchens2 est intitulée « Hodscha Nasreddin », mais il y est autant question de Djoha que de Nasreddin. Le Professeur Charles Pellat tient les deux personnages pour différents3.

La nâdira (plur. nawâdir), c'est le bon mot, la bonne répartie. Abdelwahab Bouhdiba, sociologue tunisien, l'explique ainsi dans son Imaginaire maghré- bin4 : « La nâdira, c'est la saillie, entendons par là le bon mot, le trait d'esprit, la plaisanterie grossière ou raffinée ou encore le fait "divers" exceptionnel, extraordinaire ». Ce trait d'esprit désarçonne et déclenche l'hilarité tellement il est inattendu et drôle. Charles Pellat définit le mot comme « une chose rare, la rareté », désignant "une anecdote plaisante contenant un trait d'esprit, un bon mot, une facétie, une vive répartie (nukta, plur. nukaî) que l'on n'a jamais cessé de raconter dans les réunions amicales, intimes, ou même officielles et solennelles5 ». D'où les termes de facéties ou de sottisiers qui apparaissent dans les titres des corpus traduits en français.

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En me situant dans le contexte traditionnel populaire maghrébin, je remarque que l'on trouve bien d'autres personnages humoristiques avec des histoires qui sont parfois reprises des corpus de Djoha : Ben Sekrâh, Bou Qondour, Bou Khenfous, etc. Les Marocains aiment à dire que le véritable Djoha est originaire de Fès où une rue porte son nom, dit-on. On oppose parfois un Djoha citadin à un Djoha campagnard, celui d'Ouargla s'opposerait à celui de Ngousa près d'Ouargla.

Djoha a-t-il existé ?

On peut répondre comme certains le font : peu importe qu'il ait existé ou non, puisque les facéties sont la propriété commune de la littérature mondiale6.

On a fait l'hypothèse de la transformation du nom de Djoha en Khodja (Hodja) dans le contexte turc, mais les traces de Djoha dans la littérature arabe remontent cependant fort loin. Selon Charles Pellat mention est faite du bouffon dans l'œuvre de Djâhiz durant la première moitié du IIIe siècle de l'Hégire (IXe siècle). On lui doit alors bêtises et bévues. Et même avant Djâhiz, sa renommée était déjà proverbiale. Il devient le héros central d'anecdotes, recueillies dans un ouvrage anonyme signalé au IVe siècle de l'Hégire (Xe siècle) : le Kitâb nawâdir Djuha. Par la suite on a puisé dans ce recueil7.

Selon Ulrich Marzolph8 :

« II est reconnu que dans le monde arabe du VIIIe siècle vécut un personnage à moitié réel du nom de Cuba (Djoha) dont les traits intrinsèques s'amalgamèrent avec ceux de Nasreddine et d'autres bouffons pour en arriver à former quelque chose pouvant être considérée comme l'archétype de l'attitude irrévérencieuse du Proche- Orient vis-à-vis de l'existence. »

Et plus loin, à partir de l'étude de sept ouvrages anciens, l'auteur dit :

« Qu'en gros deux siècles environ après le cours supposé de son existence, Djoha était devenue proverbial en raison de sa stupidité. » « De tout ceci l'on peut supposer que Djoha, dès le début du Xe siècle, était devenu l'épicentre où se cristallisait la tradition orale facétieuse. »

Ailleurs9, le même Ulrich Marzolph précise cependant à son tour que Djoha :

« Un personnage, soi-disant bien réel, ayant probablement vécu au cours de la deuxième moitié du IXe siècle, va finir par se confondre avec le Nasreddin, né plus tard au cours des siècles suivants à telle enseigne que, dans le domaine de la tradition populaire contemporaine du Proche-Orient, l'on doit considérer les deux protagonistes comme un seul et même personnage. »

Ces bouffons, ces deux-là et bien d'autres, avec le recul du temps sont devenus quelque peu mythiques. Un Égyptien écrit à propos de Goha qu'il est assu-

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rément "un personnage mythique" : « on chercherait en vain son origine fabuleuse, voire nationale10 ». Irène Fenoglio s'explique sur ce qualificatif "mythique"

dans son étude "Caricature et représentation du mythe : Goha" en Egypte à travers l'hebdomadaire Goha paru de 1930 à 193411 : « mythique parce qu'il est un creux, une forme réceptacle capable d'épouser toutes sortes de situations », à condition que la situation « appartienne au genre humoristique, plus spécifiquement, à l'intérieur de ce genre, à la représentation du ridicule ».

Les deux personnages de Nasreddin Khodja et de Djoha ont été confondus au cours des siècles et le sont encore, si bien que, comme le dit René Basset, orfèvre en la matière12, la première édition arabe du recueil d'anecdotes lithographie vers 1880 à Boulaq porte comme titre : Nawâdir al-Khûdja Nasr al-Dîn al-mulaqab bi - Djuha al-Rûmi. Selon Basset l'erreur vient du fait que le Kitâb Nawâdir de Djoha a été traduit en turc au IXe/XVe ou au Xe/XVle siècle. Cette version turque remaniée et amplifiée fut à son tour traduite en arabe au XIe/XVIIe siècle. Toutefois des Orientalistes (tel Christensen) pensent que le recueil de Nasreddin Khodja était un livre indépendant auquel on a ajouté des histoires de Djoha venant de la tradition orale. Les deux personnages ne sont donc pas à confondre13.

Je signale enfin une autre manière de considérer le personnage de Djoha, celle de Francesca Maria Corrao parlant de Giufa, tel qu'on le connaît en Sicile, et tentant des explications sur ses origines. Dans son article "Guhâ, briccone ed eroe popolare" dans Islam, storia e civiltà14, elle montre que l'ambiguïté du personnage ajoute à la difficulté de l'identification. En suivant ses pérégrinations littéraires, le personnage émigré à l'époque abbasside lors de l'arrivée des Turcs. Il assume alors le nouveau nom de Nasreddin. Certains en ont conclu, dit l'auteur, à une origine turque, d'autres à une origine mamelouke ou fatimide en Egypte. « II serait aussi possible, enfin, dit Francesca Maria Corrao, que ce personnage soit l'incarnation de l'insoluble dichotomie entre le bien et le mal, qui apparaît déjà dans les mythologies préislamiques, comme par exemple dans le Panthéon de l'Egypte ancienne. »

Je m'en tiendrai à la figure emblématique du bouffon apparu tôt dans la littérature arabe et telle qu'on la rencontre dans les corpus maghrébins.

Constellation psychologique

traditionnelle au Maghreb

II est clair que Djoha est arrivé au Maghreb avec les Arabes et la culture arabe. Malgré l'occupation turque du XVIe au XIXe siècle, on ne parle pas de Nasreddin Khodja, en tout cas les anecdotes bouffonnes sont mises au compte de Djoha et non du premier.

Henri Basset fait remarquer^ que les héros bouffons sont plus arabes que berbères. Comme si les modèles venus d'Orient l'avaient emporté sur les bouffons autochtones. Il faudrait nuancer en citant le Brouzi des Riffains, le Bechlkerker

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de l'Aurès et d'autres personnages plaisants. En Kabylie on connaît Mqidèch mais il s'agit d'un nain. Je n'ai trouvé qu'une seule fois une anecdote intitulée "Djoha le nain" dans Al-Ncqjrevs. octobre 1944 (n° 15), illustré pour les troupes nord- africaines pendant la guerre.

La constellation psychologique du héros est en étoile, si l'on peut dire, à plusieurs facettes. Si l'on insiste plus sur l'une que sur l'autre on change quelque peu sa personnalité. On parle de "facéties", de "fourberies". Il importe de ne pas émousser la pointe aiguë du rire chez Djoha, d'édulcorer ses réparties. Il veut faire rire mais surtout se tirer d'affaire dans des situations difficiles, lui le petit qui paraît dominé par les grands et les puissants de ce monde, ne se sentant pas de taille à affronter le principe de réalité, se repliant sur le principe de plaisir et n'ayant d'autre arme que le rire, le comique, la répartie, le bon mot.

Il est complexe, mais il serait regrettable de ne retenir de lui que le simplet (comme dans le film Goha de Baratier en 1958), le débonnaire, l'ingénu ou encore uniquement le parasite ou le pique-assiette, même si des anecdotes le montrent vivant au crochet des autres.

Djoha joue le fou et déclenche le fou rire, mais il n'est pas fou. On peut dire de lui comme de la boisson : « ça ressemble à l'alcool, mais ce n'est pas de l'alcool ! » On ne peut le réduire à n'être que ceci ou que cela. Il fait l'âne pour avoir du son, joue les niais, les sots et les idiots, mais, en fait, il est malin et rusé et sait user de stratagèmes contre ses adversaires plus puissants que lui. Il n'est pas si sot qu'on pourrait le croire au premier abord, même si parfois on appelle "sottisiers" les recueils de ses facéties.

Les dénominations du fou sont nombreuses au Maghreb16, depuis le possédé par les démons {mejnûn), l'habité par un autre être (meskûn), le frappé par une force extérieure (mechiar), le devenu sans raison (mehbûl), le faible d'esprit non agressif (mebrûk), jusqu'à celui qui est possédé au sens strict {memlûty ou celui qui a un comportement bizarre et qui est "secoué" {mekhalkhal) ou encore au fou proprement dit (ahmaq), du moins au Maroc, parce que le terme désigne aussi le niais, le naïf, le stupide.

Djoha en tout cas n'est pas fou, ni frappé, ni possédé, ni faible d'esprit. Il n'est pas davantage le "ravi" {mejdûb) en transe, mais, comme l'écrit Tobie Nathan, il présente dans les souks "une vérité codée maquillée d'humour". « Goha, dit le même auteur, représente la partie enjouée de l'âme de l'Islam17. » II serait ainsi, si l'on peut dire, comme la soupape de sûreté de sociétés où certains qui se veulent intègres - sinon intégristes - interdisent le rire, la musique, le raï, et naturellement les boissons fermentées. Il est mal vu de rire à gorge déployée (de montrer ses dents) et il est bienséant de se montrer "sérieux", "grave", "dur" comme un "homme" et non pas doux, faible, "sans moustache", comme une femme ou un enfant frivole.

Ulrich Marzolph18, étudiant sept ouvrages du Xe siècle, écrit que chez Al- Tawhïdï (mort en 414/1023), les anecdotes mettent en lumière non pas le jeu de mot anodin, mais plutôt les allusions sexuelles et scatologiques, comme si on

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avait retenu surtout des histoires obscènes, du moins ce que de nos jours on pourrait considérer ainsi (mais de nos jours où commence le scatologique ou l'obscène ?).

En tout cas dans les corpus maghrébins, ce genre d'allusions est plutôt rare. Cependant dans les réalités vécues de la société maghrébine on peut en raconter de telles, en fabriquer éventuellement. Tout dépend du milieu où on les raconte. Les bienséances, la retenue et le respect auxquels on se sent tenu en public font que l'on réserve ces histoires-là à des auditoires dits avertis.

Finalement l'image traditionnelle que l'on peut retenir du personnage est bien cernée par Charles Pellat :

« Djoha est un peu naïf, simple et quelquefois lourd, mais singulièrement avisé à ses heures ; par la suite, il apparaît sous des aspects fort divers : rarement d'une imbécillité pure, il est le plus souvent, sous des dehors niais, suprêmement habile ; il ne se donne d'ailleurs l'allure d'un simple d'esprit que pour mystifier ses semblables ou les berner et vivre à leurs dépens, car le parasitisme est son fait ; sa bêtise feinte est intéressée et ses intentions rarement pures. Fertile en expédients, capable par son esprit d'à propos de se tirer des situations les plus délicates il fait moins songer à Gribouille qu'à Panurge et, par ses espiègleries, à Eulenspiegel19. »

II faut ajouter que dans les anecdotes ses adversaires se montrent particulièrement faciles à berner. La tradition orale, au cours des temps, a simplifié le personnage tout en le chargeant de composantes variées. J'en retiens qu'il fait l'idiot parce qu'il est souvent sage de se faire passer pour tel. Sous des dehors niais, il est habile. Il baise la main qu'il ne peut couper. Ses auditeurs sont ravis d'éton- nement car la bêtise est efficace. Il joue donc les naïfs, l'homme simple et ignorant, pour mieux mystifier, berner et vivre aux dépens des autres, de manière à l'emporter sur l'adversité.

D'une façon générale, on sait que l'humour, la satire, le rire, le trait d'esprit ont souvent servi d'armes de combat ou de défense pour ceux qui n'avaient pas de moyens financiers ou politiques puissants leur permettant de triompher dans la vie. Dans cette vie, chacun apprend qu'il doit "l'emporter" sur l'autre pour ne pas être écrasé. Si on ne le peut pas, c'est que Dieu l'aura voulu ainsi : Allah ghâ- leb, dit-on alors. Dieu, en effet, l'a emporté et on sauve la face. La fonction sociale du rire est bien connue20. Le rire de Djoha est "rarement d'une imbécillité pure". Il faut donc y discerner une arme de combat ou de défense, une parade.

Parade par le comique

Son comique le plus simple est constitué de sottises : des jeux de mots, par exemple, aboutissant à des absurdités : Djoha dit qu'il "porte" le deuil de son fils. D'autres fois il pousse la logique à l'extrême ou bien il agit avec un comportement stupide : ainsi quand il voit la lune dans l'eau au fond du puits et quand,

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jetant son sceau pour l'attraper, il tombe lui-même dans l'eau. Puis regardant en haut il voit la lune remise en place et s'en réjouit.

Il se sert aussi d'un comique plus élaboré. Il est rusé. L'histoire de la marmite qui accouche est bien connue. Celle du clou encore plus. Le fameux "clou de Djoha" est passé en proverbe. En y faisant allusion dans une conversation, on peut désigner toute clause insérée insidieusement dans un contrat de vente pour frustrer l'acquéreur de ses droits en temps opportun. Un journal algérien, Le Matin, propose tous les jours un billet intitulé : " Mesmar Jha" , « le clou de Djoha ».

Le bouffon sait manier l'ironie. Il sait aussi être frondeur, surtout contre les marchands et les nantis, les hommes de religion et les hommes de loi. Il paraît toujours en défense contre un certain nombre de types d'individus dont il pense qu'il faut toujours se méfier. Ses remontrances face aux cadis sont fréquentes : il les démystifie, dévoile leur hypocrisie et leurs péchés cachés, car ces cadis, muftis et hommes du pouvoir jouent sur leur respectabilité extérieure, leur représentativité sociale. Mais Djoha ne s'en laisse pas conter. C'est d'ailleurs dans les relations avec les puissants de ce monde que le rôle social du rire de Djoha devient intéressant. Ses parades sont celles des pauvres et des petits qui sentent l'oppression peser sur leur vie. Génie malin, Djoha se sert donc de l'imbécillité feinte, alors qu'il est suprêmement avisé. Ce monde honore les grands et enfonce les petits, les obscurs, les sans-grades. Djoha donc, soit par refus de se conformer aux règles de cette société qui ne le favorise pas, soit par rejet de la vie en commun soumise au surmoi collectif, soit pour survivre et pour ne pas être écrasé, mijotera toujours quelque rouerie pour "l'emporter" sur l'autre.

Ses anecdotes pourraient être étudiées d'une manière technique par le biais de la sémiotique, comme le montre Bernard Chanfrault21 en se basant sur une étude de Violette Morin s' appuyant sur Greimas22. On distinguerait ainsi trois fonctions dans l'anecdote comique : une de "normalisation", une "locutrice d'enclenchement" et une autre "interlocutrice de disjonction". L'élément "disjoncteur" dans l'histoire fait "bifurquer" le récit du "sérieux" au "comique". Bernard Chanfrault s'arrête à l'histoire suivante pour appliquer ce mécanisme :

« Djoha va travailler chez un fermier qui lui dit : "je te nourrirai, je t'habillerai et je te logerai". Il accepte. Le lendemain matin, voyant que Djoha ne se lève pas, le fermier lui en demande la raison : "j'ai mangé, j'ai dormi, j'attends que tu m'habilles, comme il est écrit dans le contrat" dit Djoha. »

La grille de Violette Morin appliquée à cette histoire montre la fonction de normalisation dans le fait que Djoha va travailler chez le fermier, la fonction locutrice d'enclenchement dans le contrat : "je te nourrirai, je t'habillerai et je te logerai" et la fonction interlocutrice de disjonction dans "j'attends que tu m'habilles". Le verbe "habiller" est interprété dans un sens différent par les deux interlocuteurs.

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Une interprétation

Djoha n'a pas disparu de la mémoire collective au Maghreb. Pour que son image soit ainsi entretenue ne rejoint-il pas une sagesse portée par l'inconscient collectif? Des attitudes, qui ne relèvent pas de la bêtise ou de l'imbécillité pure et simple, assez rares, ne correspondent-elles pas à des attitudes et des comportements de beaucoup se retrouvant plus ou moins dans des situations analogues ? Les histoires de Djoha, disait Albert Memmi dans un cours à l'Ecole pratique des Hautes Etudes en 1957, seraient en fin de compte comme une sorte de récit collectif où chacun arrive à se reconnaître parce qu'il a bien fallu un jour ou l'autre user de subterfuge, de ruse, de débrouillardise en face de plus puissant que soi. « Le cycle de Djoha correspond à l'homme de la rue vu par lui-même. Il s'agit au fond d'un immense récit collectif» (Albert Memmi). Nous sommes dans l'univers de la rue ou la sottise devient ruse, la fourberie débrouillardise.

Le héros est dépassé par la situation sociale ; il est en position de mineur par rapport à ceux qui sont beaucoup plus forts que lui socialement. Il n'est ni un gros commerçant, ni un cadi, ni un imam, ni un 'alem, ni un sultan. On pourrait dire de nos jours : ni un banquier, ni un policier, ni un juge, ni un religieux puritain qui rappellerait sans cesse la morale aux autres, etc. Il apparaît donc et il se sait comme battu d'avance si les puissants utilisent certaines armes : l'argent, l'honorabilité publique, le décorum, la fonction sociale ou religieuse que lui ne possède pas. Djoha ne fait pas confiance à ceux qui veulent l'emporter et qui l'emportent sur lui de cette manière-là. Il fronde donc et tourne en dérision celui qui veut se jouer de lui. Il se défend contre les empiétements et les abus quand on utilise le rôle social dont on est investi pour berner ou écraser les gens.

Figure multiple, certes, mais il n'est pas interdit d'en retenir sa situation sociale de démuni, qui l'oblige à lutter dans la vie de tous les jours avec une certaine sagesse, une certaine philosophie. Djoha apparaît ainsi comme un homme avisé qui cherche à bénéficier de situations embarrassantes en tentant de se tirer d'affaire par ruse, rouerie, débrouillardise, en faisant éventuellement l'idiot, le"fou", le sot. En réalité donc il est très habile, représentant l'homme du peuple souvent berné et exploité qui a à survivre dans un monde où l'on ne se fait pas de cadeaux23.

Ses traits d'esprit (ses nawâdir) par leur soudaineté, comme ripostes malicieuses, font rire, mais obligent aussi à se réveiller et à se défendre dans des situations embarrassantes. Art de l'irrespect, le rire de Djoha fait éclater les convenances et les bienséances traditionnelles. Il remet en cause, bouscule, dérange. Son rire est celui du petit peuple qui se gausse de la déconfiture dont est victime le nanti ou l'important par ce "rire d'exclusion"24, qui rejette celui qu'on veut ridiculiser ou dont on veut se protéger. Ce rire cherche donc à construire une société où l'important, le puissant, le dignitaire ne peuvent plus se prévaloir de leur dignité pour dominer. Djoha empêche donc de tourner en rond dans des situations consacrées et sclérosées par des habitudes. Il fait partie de ces nom-

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breuses soupapes de sûreté imaginées par la société arabo-musulmane pour aménager le quotidien collectif.

De nos jours au Maghreb, Djoha continue d'une manière ou d'une autre, et transposé de diverses façons, à être présent. Un étude de cette réactualisation est donc à entreprendre pour montrer la fortune actuelle de cette figure emblématique qui paraît crier à la société comme thérapie : « Faites l'humour et non la guerre. »

NOTES

1 . Les prononciations varient, comme chacun sait : Djeha, Jeha, Jha, Chha chez les Juifs, Giufa en Sicile, Djawha en Nubie, Djâhan à Malte, etc. 2. Berlin-New York, Walter de Gruyter, coll. 1 127-1 151. 3. "Djuha", in EI2, t. II, 606-607 ; "Nâdira", op. cit., t. VII, p. 858-860. 4. Tunis, MTE, 1977, p. 7. 5. ED, op. cit., p. 858. 6. Fahim Bajraktarcviô, "Nasr al-Dîn Khodja", in £71, t. III, p. 936-938. 7. "Djuha", déjà cité in ED.. 8. "Cuha, The Arab Nasreddin, in Mediaeval arabic literature", in III Milletlerarasi Turk Folklor Kongresi BMrileri, Ankara, 1987, p. 251-258. 9. "Persian Nasreddiniana : A Critical Review of their History and Sources", in I Milletlerarasi Nasrettin Hoca Sempozyumu Bildirileri, Ankara, 1990, 239-247. 10. Zaki El Hakim, "Goha chez les écrivains égyptiens d'expression française", La Revue égyptienne de littérature et de critique, Le Caire, n° 1, mai 1961, p. 79. 1 1. In Images d'Egypte. De la fresque à la bande dessinée, Le Caire, CEDEJ, 1992, p. 133-143. 12. Voir "Recherches sur Si Djeha et les anecdotes qui lui sont attribuées", in Auguste Moulié- ras, Les Fourberies de Si Djeha, 1 892, réédit. Paris, La Boîte à Documents, 1987, p. 141-211. Avant- propos de Jean Déjeux. 13. Voir Gh. I. Constantin, "Nasr al-Dîn Khodja chez les Turcs, les peuples balkaniques et les Roumains", Der Islam, Band 43, 1-2 Heft, 1967, p. 90-133. 14. Anno VIII, 2 aprile-giugno 1989, p. 101-105. 1 5. Essai sur la littérature des Berbères, Alger, Carbonel, 1 920, p. 183. Les travaux de René Basset (1855-1894) sont plus sûrs que ceux de Henri Basset, son fils (1892-1926). L'autre fils, André Basset (1895-1956), s'était spécialisé dans la linguistique berbère. 16. Voir Ghita El Khayat, "Tradition et modernité dans la psychiatrie marocaine", Ethnopsy- chiatrica, Paris, 1978, t. 1, p. 69-70. 17. Préface au recueil d'André Nahum, Histoire de Ch'ha, Paris, édit. Bibliophane, 1986, p. 11- 12. 18. "Cuha, The Arab Nasreddin...", déjà cité. 19. "Djuha", in ED, op. cit., p. 605. 20. Cf. Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 1941, 57e édit. 21. "La littérature orale et la conscience nationale : l'anecdote dans le monde arabe", Littérature et Nation, Tours (Université François-Rabelais), Bulletin, n° 3, mai 1983, p. 25-27.

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22. "L'histoire drôle", Communications, Paris, n° 8, 1966 (réédit. 1981, Points Seuil), p. 108-120. Cf. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 70-71. 23. Zaki El Hakim écrit en ce qui concerne l'Egypte : "Création spontanée d'une nation ayant un long passé de légendes, il représente en premier lieu un peuple malmené par le conquérant étranger" {La Revue égyptienne. . . déjà citée, p. 79). 24. E. Dupréel, "Le problème sociologique du rire", Revue philosophique, septembre-octobre 1928, 212-260 ; du même auteur, Sociologie générale (Paris, PUF, 1948, p. 63) : « La brusque constatation qui déclenche le rire se précise ici sous la forme de X exclusion de celui dont on rit, c'est comme si une porte se fermait devant lui. »