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DOC 11 BACHELARD - · PDF file1 TEXTE N° 11 : Gaston BACHELARD La formation de l'esprit scientifique (Vrin, Paris, 1971) Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès

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TEXTE N° 11 : Gaston BACHELARDLa formation de l'esprit scientifique

(Vrin, Paris, 1971)

Quand on cherche les conditionspsychologiques des progrès de la science,on arrive bientôt à cette conviction quec'est en termes d'obstacles qu'il fautposer le problème de la connaissancesc ient i f ique . Et il ne s'agit pas deconsidérer des obstacles externes, commela complexité et la fugacité desphénomènes, ni d'incriminer la faiblessedes sens et de l'esprit humain : c'est dansl'acte même de connaître, intimement,qu'apparaissent, par une sorte de nécessitéfonctionnelle, des lenteurs et des troubles.C'est là que nous montrerons des causes destagnation et même de régression, c'est làque nous décèlerons des causes d'inertieque nous appellerons des obstac lesépistémologiques. La connaissance duréel est une lumière qui projette toujoursquelque part des ombres. Elle n'est jamaisimmédiate et pleine. Les révélations duréel sont toujours récurrentes. Le réeln'est jamais "ce qu'on pourrait croire"mais il est toujours ce qu'on aurait dûpenser. La pensée empirique est claire,après coup, quand l'appareil des raisons aété mis au point. En revenant sur un passéd'erreurs, on trouve la vérité en unvéritable repentir intellectuel. En fait, onconnaît contre une connaissanceantérieure, en détruisant desconnaissances mal faites, en surmontantce qui, dans l'esprit même, fait obstacleà la spiritualisation.

L'idée de partir de zéro pour fonder etaccroître son bien ne peut venir que dansdes cultures de simple juxtaposition où unfait connu est immédiatement une richesse.Mais devant le mystère du réel, l'âme nepeut se faire, par décret, ingénue. Il estalors impossible de faire d'un seul coup

table rase des connaissances usuelles. Faceau réel, ce qu'on croit savoir clairementoffusque ce qu'on devrait savoir. Quandil se présente à la culture scientifique,l'esprit n'est jamais jeune. Il est mêmetrès vieux, car il a l'âge de ses préjugés.Accéder à la science, c'est spirituel-lement rajeunir, c'est accepter unemutation brusque qui doit contredire unpassé.

Rompons, ensemble, avec l'orgueil descertitudes générales, avec 1a cupidité descertitudes particulières. Préparons-nousmutuellement à cet ascétisme intellectuelqui éteint toutes les intuitions, qui ralentittous les préludes, qui se défend contre lespressentiments intellectuels. Et murmuronsà notre tour, tout entier à la vieintellectuelle: erreur, tu n'es pas un mal.Comme le dit fort bien M. Enriques,« Réduire l'erreur à une distraction del'esprit fatigué, c'est ne considérer que lecas du comptable qui aligne des chiffres ».Le champ à explorer est bien plus vaste,lorsqu'il s'agit d'un véritable travailintellectuel. C'est alors qu'on accède àl'erreur positive, à l'erreur normale, àl'erreur utile ; guidé par une doctrine deserreurs normales, on apprendra àdistinguer, comme le dit encore M.Enriques, les fautes auxquelles il convientde chercher une raison de celles qui, àproprement parler, ne sont pas des erreurs,mais des affirmations gratuites, faites, sansaucun effort de pensée, par des bluffeursqui comptent sur la chance pour deviner dupremier coup ; dans ce dernier casl'entendement n'y est pour rien .

Dans l'éducation, la notion d'obstaclepédagogique est également méconnue.

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2J'ai souvent été frappé du fait que lesprofesseurs de sciences, plus encore queles autres si c'est possible, necomprennent pas qu'on ne comprennepas . Peu nombreux sont ceux qui ontcreusé la psychologie de l'erreur, del'ignorance et de l'irréflexion.

Les professeurs de sciences imaginentque l'esprit commence comme uneleçon, qu'on peut toujours refaire uneculture nonchalante en redoublant uneclasse. qu'on peut faire comprendre unedémonstration en la répétant point pourpoint. Ils n'ont pas réfléchi au fait quel'adolescent arrive dans la classe dePhysique avec des connaissancesempiriques déjà constituées: il s'agitalors, non pas d'acquérir une cultureexpérimentale, mais bien de changer deculture expérimentale, de renverser lesobstacles déjà amoncelés par la viequotidienne. Un seul exemple: l'équilibredes corps flottants fait l'objet d'uneintuition familière qui est un tissud'erreurs. D'une manière plus ou moinsnette, on attribue une activité au corps quiflotte, mieux au corps qui nage. Si l'onessaie avec la main d'enfoncer un morceaude bois dans l'eau, il résiste. On n'attribuepas facilement la résistance à l'eau. Il estdès lors assez difficile de faire comprendrele principe d'Archimède dans sonétonnante simplicité mathématique si l'onn'a pas d'abord critiqué et désorganisé lecomplexe impur des intuitions premières.En particulier sans cette psychanalyse deserreurs initiales, on ne fera jamaiscomprendre que le corps qui émerge et lecorps complètement immergé obéissent àla même loi.

Ainsi toute culture scientifique doitcommencer, comme nous l'expliqueronslonguement, par une catharsisintellectuelle et affective. Reste ensuite latâche la plus difficile : mettre la culturescientifique en état de mobilisationpermanente, remplacer le savoir fermé etstatique par une connaissance ouverte et

dynamique, dialectiser toutesles variables expérimentales, donner enfinà la raison des raisons d'évoluer.

Ces remarques pourraient d'ailleurs êtregénéralisées : elles sont plus visibles dansl'enseignement scientifique, mais ellestrouvent place à propos de tout effortéducatif Au cours d'une carrière déjàlongue et diverse, je n'ai jamais vu unéducateur changer de méthode d'éducation.Un éducateur n'a pas le sens de l'échecprécisément parce qu'il se croit un maîtreQui enseigne commande. D'où une couléed'instincts. MM von Monakov et Mourgueont justement noté cette difficulté deréforme dans les méthodes d'éducation eninvoquant le poids des instincts chez leséducateurs. "Il y a des individus auxquelstout conseil relatif aux erreurs d'éducationqu'ils commettent est absolument inutileparce que ces soi-disant erreurs ne sontque l'expression d'un comportementinstinctif". A vrai dire, MM. vonMonakow et Mourgue visent des individuspsychopathes mais la relat ionpsychologique de maître à élève est unerelation facilement pathogène. L'éducateuret l'éduqué relèvent d'une psychanalysespéciale. En tout cas, l'examen des formesinférieures du psychisme ne doit pas êtrenégligé si l'on veut caractériser tous leséléments de l'énergie spirituelle et préparerune régulation cognito-affectiveindispensable au progrès de l'espritscientifique D'une manière plus précise,déceler les obstacles épistémologiques,c'est contribuer à fonder les rudimentsd'une psychanalyse de la raison.

(pages 13 à 19 - extraits)