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DOCTORAT AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ délivré par AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR D’AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ Formation doctorale : Études germaniques Présentée et soutenue publiquement par Laurence Pellegrini le 20 septembre 2013 TITRE : Les activités du « couple » Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt après 1981/82. L’entente personnelle au service de l’Union monétaire de l’Europe. Directeur de thèse : Professeur Karl-Heinz Götze JURY M. Götze Mme Defrance M. Keller Mme Miard-Delacroix M. Pfeil

DOCTORAT AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ délivré par … · Professeur Karl-Heinz Götze JURY M. Götze Mme Defrance M. Keller Mme Miard-Delacroix M. Pfeil . Résumé La présente thèse

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DOCTORAT AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ délivré par

AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ

THÈSE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR D’AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ

Formation doctorale : Études germaniques

Présentée et soutenue publiquement

par Laurence Pellegrini

le 20 septembre 2013

TITRE : Les activités du « couple » Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt après 1981/82.

L’entente personnelle au service de l’Union monétaire de l’Europe.

Directeur de thèse : Professeur Karl-Heinz Götze

JURY

M. Götze Mme Defrance M. Keller Mme Miard-Delacroix M. Pfeil

Résumé La présente thèse de doctorat décrit comment la construction européenne, point de confluence de la démarche politique de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, a déterminé la poursuite de leur collaboration après 1981/82. Dans ce but, elle se focalise sur les travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, créé à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt en 1986, au lendemain de l’adoption de l’Acte unique européen par leurs successeurs. Quel rôle leur initiative a-t-elle joué sur la constitution du Comité Delors en 1988, chargé d’étudier le projet d’Union économique et monétaire de l’Europe, et, plus lar-gement, sur la mise en œuvre du traité de Maastricht ? L’analyse, en replaçant la conception européenne de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans les débats des années 1980 et 1990 entre approches institutionnalistes et intégrationnistes, économistes et monéta-ristes, keynésianistes et ordolibérales, ou encore françaises et allemandes, met à jour les en-jeux du lobbyisme et de l’intégration économique dans le processus de construction euro-péenne.

Mots clés Valéry Giscard d’Estaing ; Helmut Schmidt ; relations franco-allemandes ; Histoire de l’Union européenne ; monnaie unique ; Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ; l’après 1981/82 ; traité de Maastricht ; lobbyisme ; intégration européenne par l’économie. Titel The activities of the "couple" Valery Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt after 1981/82. The personal understanding at the service of the Monetary of the Europe.

Summary The present dissertation describe how the construction of Europe, point of confluence of the political measure of Valery Giscard d’Estaing and Helmut Schmidt, was determinant in the pursuit of their collaboration after 1981/82. In this goal it is focussing on the works of the Comity for Monetary union of Europe, created by Valery Giscard d’Estaing and Helmut Schmidt in 1986, before the adoption of the Single European Act by their successors. What role their initiative did played on the constitution of the Delors Comity in 1988, charged to study the project of Economic and Monetary Union of Europe and more widly on the execu-tion of the Maastricht Treaty? The analysis, with the replacement of the European concept of Valery Giscard d’Estaing and Helmut Schmidt in the beginning of the years 1980 and 1990 between the approaches institutionalist and integrationist, economist and monetist, keynesia-nist and ordoliberal, or French and German , reveal the issues of the lobbyist and the econo-mical integration in the process of the construction of Europe. Key words Valery Giscard d’Estaing ; Helmut Schmidt ; French-German relations ; History of the euro-pean Union ; single currency ; The time after 1981/82, The Maastricht Treaty ; lobbyism ; European integration by the Economy.

1

INTRODUCTION .................................................................................................................................. 5

1. Réflexions liminaires : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, une collaboration unique dans l’Histoire des relations franco-allemandes ..................................................................... 5

2. La période 1974/81, champ de recherche privilégié ....................................................................... 6

2.1. Le style Giscard d’Estaing-Schmidt : l’amitié au service du rapprochement franco-allemand ................................................................................................................... 6

2.2. L’objectif commun de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt : la relance de la construction européenne par la monnaie sous impulsion franco-allemande .............. 8

2.3. Pourquoi le projet européen du Président Giscard d’Estaing et du Chancelier Schmidt resta-t-il inachevé ? ............................................................................................. 13

2.4. L’état de la recherche sur les activités du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981/82 .................................................................................................................... 15

3. Méthodologie ................................................................................................................................ 17

3.1. Le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, point culminant des activités du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981/82 ...................................................... 17

3.2. Les sources archivistiques sur les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82 ...................................................................................... 20

3.3. Plan de l’étude .................................................................................................................... 23

CHAPITRE 1

DU POUVOIR DE L’HOMME D’ETAT A LA RESPONSABILITE DE L’HOMME PUBLIC

VALERY GISCARD D’ESTAING ET HELMUT SCHMIDT ENTRE OBSERVATION ET ACTION

(1981/82-1986) ..................................................................................................................................... 26

1. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt de 1981 à 1986 : parcours professionnels divergents et conceptions politiques convergentes ........................................................................... 27

1.1. La portée du retour de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans la vie publique : considérations médiatiques............................................................................... 27

1.2. Retour aux fondamentaux : Valéry Giscard d’Estaing dans la politique nationale et Helmut Schmidt sur la scène internationale (1982-83) ..................................................... 34

1.3. Le concept de supranationalité chez Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après 1981/82 .................................................................................................................... 39

1.4. Le sommet économique mondial de Williamsburg de mai 1983 ou la restauration du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt ......................................................................... 51

2. La construction européenne des années 1980 vue de l’opposition : un plaidoyer pour la continuité .......................................................................................................................................... 59

2.1. Helmut Schmidt et le nouveau Comité Jean Monnet (1983-84) ........................................ 59

2

2.2. Le Conseil européen de Fontainebleau de juin 1984 : entre relance politique et stagnation de l’Europe monétaire ...................................................................................... 64

2.3. L’union monétaire pour l’avenir de la construction européenne selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ............................................................................... 68

2.4. Sur la voie de l’Acte unique européen (1985) : la méthode institutionnelle face à l’intégration monétaire ...................................................................................................... 73

3. La création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe en 1986 : une stratégie pour l’action concertée entre agents économiques et décideurs européens .............................................. 78

3.1. La formation du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt : à la recherche du consensus dans la diversité ................................................................................................................. 79

3.2. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : les médiateurs franco-allemands de l’union monétaire de l’Europe ? ........................................................................................ 98

BILAN ............................................................................................................................................ 119

CHAPITRE 2

LE COMITE GISCARD D’ESTAING-SCHMIDT ET LE COMITE DELORS

DANS LA GESTATION DE L’UNION ECONOMIQUE ET MONETAIRE DE L’EUROPE

DU CONSEIL EUROPEEN D’HANOVRE (1988) AU CONSEIL EUROPEEN DE MADRID (1989) .................. 121

1. L’évolution du concept d’union monétaire dans le débat public de la ratification de l’Acte unique à la création du Comité Delors en 1988 .............................................................................. 122

1.1. La position des décideurs politiques et des agents économiques sur les propositions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur l’union monétaire ......................................................................................................................... 122

1.2. 1988, un nouveau départ pour l’union monétaire de l’Europe promue par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt ................................................................................. 129

2. Analyse comparative de l’union monétaire de l’Europe dans le Programme pour l’action et dans le « Rapport Delors » .......................................................................................................... 138

2.1. La Banque centrale : organe européen sui generis ou modèle allemand ? ...................... 138

2.2. Monnaie parallèle ou monnaie unique ? Les conceptions opposées des Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors .............................................................................. 143

2.3. Les phases du « Rapport Delors » selon le CUME : les risques de l’approche institutionnelle ................................................................................................................. 148

2.4. Les hommes politiques français, relais des propositions du CUME au Conseil européen de Madrid (juin 1989)? .................................................................................... 152

3. Transcender les cultures économiques nationales avec la monnaie commune : la méthode du CUME pour prospérer sur la scène internationale ..................................................................... 159

3

3.1. Le concept de zone monétaire optimale selon le CUME : l’union monétaire des Douze ? ............................................................................................................................ 159

3.2. L’union monétaire de l’Europe et ses partenaires privilégiés : la théorie de l’aimant de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt ........................................... 171

3.3. La notion de « monnaies tierces » selon le CUME : assurer la stabilité et la prospérité de l’Europe au centre du système monétaire international ............................. 175

BILAN ............................................................................................................................................ 184

CHAPITRE 3

LA PORTEE DE LA CHUTE DU MUR DE BERLIN

DANS LES TRAVAUX DU COMITE POUR L’UNION MONETAIRE DE L’EUROPE ........................................ 186

1. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt face aux événements d’automne 1989 : considérations politiques et pistes d’intégration économique ........................................................ 187

1.1. Le discours politique de deux anciens dirigeants sur les enjeux de l’effondrement du régime communiste pour la construction de l’Europe économique ........................... 187

1.2. L’engagement de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt pour l’accélération du processus d’union monétaire de l’Europe en 1990 .............................. 194

1.3. Le projet d’union monétaire de l’Europe après la réunification allemande : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, défenseurs de la monnaie européenne comme stabilisateur politique .......................................................................................... 211

2. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dans les négociations de Maastricht : accélérer l’union monétaire pour éviter la crise de l’Europe .......................................................... 215

2.1. La « dimension politique » de l’Union économique et monétaire de l’Europe. Les propositions du CUME pour un traité supranational ....................................................... 215

2.2. Le CUME à la veille du Conseil européen de Maastricht : approches stratégiques ........ 230

2.3. L’action du CUME en faveur de la ratification du traité de Maastricht .......................... 237

BILAN ............................................................................................................................................ 244

CHAPITRE 4

L’UNION MONETAIRE DE L’EUROPE DE MAASTRICHT

ENTRE ABOUTISSEMENT ET INACHEVEMENT DE LA MISSION

DU « COUPLE » GISCARD D’ESTAING-SCHMIDT .................................................................................. 246

1. Les recommandations de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pour aboutir à une véritable Union économique et monétaire de l’Europe .................................................................. 247

1.1. Europe 92, une évaluation du CUME .............................................................................. 247

4

1.2. Le principe de convergence économique selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : un mouvement du noyau dur de l’Europe à la périphérie .................. 253

2. La dernière mission du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt : accompagner le passage irréversible à la monnaie unique ..................................................................................................... 258

2.1. La première phase de l’UEM selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : confirmer la place de l’Europe dans le monde ................................................................ 258

2.2. La portée de la crise monétaire européenne de 1992-93 dans les travaux de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt .......................................................................... 264

2.3. Réussir les deux dernières phases de l’union monétaire : la mission ultime du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt ............................................................................ 274

2.4. Le traité d’Amsterdam, un aboutissement des activités de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt au service de l’union monétaire de l’Europe ? ................. 278

BILAN ............................................................................................................................................ 283

CONCLUSION .................................................................................................................................. 284

ANNEXES ......................................................................................................................................... 289

Communiqué de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt annonçant la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, 21 avril 1986. .......................................................... 289

Liste des membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe au 30.04.1993 ...................... 290

Travaux du Comité l’Union monétaire de l’Europe ....................................................................... 292

Les activités du CUME dans l’Histoire de la construction européenne (1986-1995) .................... 294

Registre thématique ........................................................................................................................ 297

Registre des abréviations ................................................................................................................ 302

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 304

5

INTRODUCTION

1. Réflexions liminaires : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, une

collaboration unique dans l’Histoire des relations franco-allemandes

Dans l’Histoire des relations franco-allemandes depuis 1945, trois « couples » de diri-geants se distinguent particulièrement : Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, associés à la réconciliation bilatérale dans la mémoire collective, François Mitterrand et Helmut Kohl, qui ont élevé la symbolique de l’amitié bilatérale au rang de programme politique, et enfin Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui ont mis leur bonne entente au service de la cons-truction européenne. Dans le paysage médiatique français et allemand contemporain, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt forment toujours un « couple » incontournable. Jusqu’en 2013, leurs apparitions régulières, ensemble, dans la presse et à la télévision, attes-tent de l’importance accordée par l’opinion publique aux conceptions politiques de ces deux personnalités, plus de trente ans après leur départ du pouvoir. La notoriété dont ils jouissent aujourd’hui amène à s’interroger sur les motifs qui rendent la collaboration entre Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt unique dans l’Histoire des relations franco-allemandes. Dans la préface à l’ouvrage d’Helmut Schmidt, L’Europe s’affirme, Valéry Giscard d’Estaing résumait ainsi leur particularité :

Les Françaises et les Français de plus de quarante ans connaissent tous Helmut Schmidt. Ils savent qu’il était Chancelier de l’Allemagne fédérale quand j’étais Président de la République. Ils se souviennent aussi, parce que les médias en ont beaucoup parlé et que, de temps à autre, ils le rappellent encore, que nous avons travaillé ensemble à la construction de l’Europe et, notamment, mis en place le Conseil eu-ropéen, le Parlement européen et les instruments qui préparaient la monnaie européenne. Ils savent enfin que nous étions amis, et que nous le sommes restés1.

Dès lors, quel peut être le rôle de l’amitié en politique, et plus particulièrement entre diri-geants français et allemands ? L’originalité du partenariat franco-allemand entre 1974 et 1981 reposait en large partie sur l’étroite relation entretenue par le Président et le Chancelier, re-layée par les médias, qui soulignaient fréquemment leur « entente parfaite et sans failles »2. Le caractère intimiste de leurs « entretiens personnels approfondis »3, que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt rendaient habilement et méthodiquement publics, a fixé la per-ception d’un véritable « couple ». La définition de la métaphore du « couple », « deux per-sonnes animées d’un même sentiment, d’une même volonté, ou que des intérêts, des affinités, des caractères rapprochent »4, illustre précisément les fondements de leur action commune.

1 Préface de Valéry Giscard d’Estaing, in : Helmut SCHMIDT, L’Europe s’affirme, Perspectives pour le XXIe

siècle, Éditions de Fallois, Paris, 2001, p. 9. 2 « Giscard-Schmidt. Entente parfaite et sans failles », L’Humanité, 7.02.1981. Cette expression a été utilisée la veille dans la déclaration de Valéry Giscard d’Estaing à l’issue du 37e sommet franco-allemand. 3 « Déclaration télévisée du président Giscard d’Estaing à l’issue des entretiens franco-allemands, 4 février 1975 », in : Pierre JARDIN ; Adolf KEMMEL, Les relations franco-allemandes depuis 1963, La Docu-mentation française, Paris, 2001, p. 209. 4 Le Petit Larousse Grand format, Larousse, 1996, « couple », p. 283.

6

Dans la presse française5, ouest-allemande6, ou même américaine7 des années 1970, on met-tait en exergue l’efficacité de l’étroite relation bilatérale dans le lancement de projets euro-péens majeurs. On peut donc aborder leur relation à l’aune du partenariat franco-allemand dans son ensemble, ainsi théorisé par Helmut Schmidt : « le tandem Paris-Bonn, la bonne en-tente (Giscard d’Estaing) a été pendant des décennies plus que le fondement de l’intégration européenne, mais aussi son moteur »8. Ainsi, entre 1974 et 1981, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont été les symboles de l’amitié franco-allemande au service de la construc-tion européenne et ont ainsi personnifié l’expression employée par Ulrich Lappenküp-per : « un mariage de raison par affinité »9.

2. La période 1974/81, champ de recherche privilégié 2.1. Le style Giscard d’Estaing-Schmidt : l’amitié au service du rapprochement

franco-allemand

L’analyse approfondie de la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt a été menée essentiellement par des germanistes françaises. Les thèses de référence d’Hélène Miard-Delacroix - Partenaires de choix ? Le chancelier Helmut Schmidt et la France (1974-1982)10 - et son pendant de Michèle Weinachter – Valéry Giscard d’Estaing et l’Allemagne. Le double rêve inachevé11 – cristallisent, dès leur titre, les relations bilatérales comme un élément central de la politique de ces deux hommes d’État. Ces études apportent un éclairage indispensable sur un modèle unique de coopération, en décryptant la méthode Giscard d’Estaing-Schmidt, les fondements du rapprochement franco-allemand sous leur égide et les enjeux du partenariat bilatéral pour la construction européenne dans les années 1970. Les deux thèses examinent en détails la relation personnelle entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pour en déduire sa portée politique. Selon Michèle Weinachter, la réussite de ce partenariat franco-allemand, le « domaine ultra réservé »12 du Président et du Chancelier,

5 « C’est la troisième fois en moins de quatre mois que les deux hommes confrontent en tête à tête leurs vues sur les difficultés de l’Europe. Et la deuxième qu’ils le font sans protocole, en dehors du rythme biannuel des Som-mets franco-allemands hérités de de Gaulle. Assez pour que l’on puisse voir dans le tandem franco-allemand l’élément moteur d’une Communauté des Neuf qui cherche à "se retrouver" », in : Paul Meunier, « Giscard-Schmidt, la relance européenne », La Croix, 3.04.1974. 6 Fritz BEHRENDT, « Neue Hoffnung », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 29.05.1974. 7 Cf. Craig R. WHITNEY, « It’s "Helmut" and "Valery" and a New Bonn-Paris Relationship », New York Times, 24.05.1974. 8 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Patrioten setzen auf Europa. Die deutsch-französische Entente liegt im beiderseitigen strategischen Interesse », Die Zeit, 12.08.1999. 9 Ulrich Lappenküpper, « Les Affaires étrangères : vers une position analogue sur les questions d’intérêt com-mun ? », in : Corine DEFRANCE ; Ulrich PFEIL, Le traité de l’Élysée et les relations franco-allemandes 1945-1963-2003, CNRS, Paris, 2005. p. 106. 10 Michèle WEINACHTER, Valéry Giscard d’Estaing et l’Allemagne. Le double rêve inachevé, L’Harmattan, Pa-ris, 2004. 11 Hélène MIARD-DELACROIX, Partenaires de choix ? Le chancelier Helmut Schmidt et la France (1974-1982), Peter Lang, Berne, 1993. 12

WEINACHTER, Valéry Giscard d’Estaing, p. 95.

7

résidait principalement dans le « dialogue quasi-ininterrompu »13 instauré par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Ces derniers allaient donc au-delà du traité de l’Élysée, qui ne prévoyait jusqu’alors que deux rencontres annuelles entre dirigeants français et allemands. Michèle Weinachter indique que, en mettant leurs affinités personnelles au service de la poli-tique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont inventé une stratégie de coopération bilatérale sui generis :

Ainsi, l’étroitesse et l’efficacité de la coopération franco-allemande apparaissaient-elles dans le discours non pas comme une évidence, mais comme le résultat d’une démarche volontaire. VGE n’hésita pas à souligner le caractère modèle de la coopération entre les deux pays. L’entente entre VGE et Helmut Schmidt repose ainsi non seulement sur le fond, mais également sur la « forme », marquée par un volon-tarisme et un pragmatisme qui rappellent à certains égards la démarche de Jean Monnet. L’ensemble de ces éléments contribue à expliquer l’« alchimie personnelle » entre ces deux hommes pourtant si diffé-rents. Une entente qui en intrigua plus d’un à l’époque, et qu’ils n’ont pas hésité à instrumentaliser14.

D’un point de vue politique, ils décidaient ensemble des projets à défendre sur la scène euro-péenne, discutaient les opinions divergentes dans le secret, sans jamais laisser filtrer le moindre désaccord dans les médias. Ils tentèrent ainsi de maîtriser le déroulement des événe-ments européens. Le fait que la construction d’une image bilatérale fût effectivement suivie de décisions au sein de l’Europe cimentait leur crédibilité du « couple » franco-allemand non seulement auprès de la presse et de l’opinion publique, mais également auprès de leurs homo-logues européens et internationaux. Hélène Miard-Delacroix compare la « mise en scène » de l’amitié entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à un outil de « marketing »15. Selon ses conclusions, il s’agissait d’établir « un mode de décision atypique, faisant apparaître le couple comme seul moteur ef-ficace de l’action »16, en somme d’un moyen d’imposer les vues françaises et allemandes en Europe. Toutefois, l’auteur réfute l’idée d’une relation franco-allemande absolument priori-taire et exclusive, rappelant les convictions résolument atlantistes du Chancelier Schmidt et l’importance accordée par celui-ci à la coopération germano-américaine. Dans son étude sur les rapports entre l’Europe et les États-Unis après le premier choc pétrolier, Une incertaine alliance : les États-Unis et l’Europe, 1973-1983, Pierre Mélandri définit pour sa part cette période comme une phase transitoire conflictuelle, marquée par l’incompréhension mutuelle :

Des voix se sont élevées en Amérique pour se plaindre de ce que l’Europe ignore ses responsabilités plus larges en poursuivant trop unilatéralement ses intérêts économiques propres […]. On s’est plaint, du côté européen, de ce que l’Amérique ait, semble-t-il, décidé de diviser l’Europe sur le plan écono-mique17.

Les nouvelles conditions monétaires, la politique du Président de la Réserve fédérale améri-caine (FED) Paul Volcker des taux d’intérêt faibles visant à dévaluer le dollar et à faciliter les exportations américaines, mais aussi l’attitude du Président Carter dans la Guerre froide jugée irresponsable et imprévisible par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt18, pressaient la

13

Ibid., p. 83. 14 Ibid., p. 88. 15

MIARD-DELACROIX, Helmut Schmidt, p. 89 16 Ibid., p. 343 et s. 17 Pierre MELANDRI, Une incertaine alliance : les États-Unis et l’Europe, 1973-1983, Publications de la Sor-bonne, Paris, 1988, p. 12. 18 Cf. Klaus WIEGREFE, Das Zerwürfnis. Helmut Schmidt, Jimmy Carter und die Krise der deutsch-amerikanischen Beziehungen, Propyläen Verlag, Berlin, 2005.

8

RFA19 – jusqu’alors très liée à son partenaire américain – ainsi que la France20– qui avait adopté une attitude de méfiance vis-à-vis des États-Unis – à réviser leurs positions. Dans les années 1970, une convergence franco-allemande sur la question américaine, une voie inter-médiaire entre la special relationship et l’antiaméricanisme, était donc envisageable. D’autant que, comme le démontre Dimitri Grygowski dans son étude Les États-Unis et l’unification monétaire de l’Europe, les Américains oscillaient entre le besoin d’un partenaire européen économiquement solide et la crainte de voir naître de la coopération monétaire en Europe une monnaie de réserve concurrente du dollar21. Ainsi, on peut en conclure que l’amitié entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt a été un vecteur important du rapprochement franco-allemand dans les années 1970. Toutefois, les événements extérieurs ont encore plus largement contribué à l’émergence d’un leadership bilatéral à cette époque. L’enchevêtrement de la vie privée – l’amitié entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt – et de sphère publique – la coopération franco-allemande – n’a pu être efficace que parce que, entre 1974 et 1981, la France et l’Allemagne avaient des inté-rêts communs.

2.2. L’objectif commun de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt : la relance de la construction européenne par la monnaie sous impulsion franco-allemande

Dans les années 1970, les relations franco-allemandes furent marquées par la re-cherche d’une convergence des politiques économiques ; c’est également à cette époque que le principe de la construction européenne par l’économie fut remis à l’ordre du jour. On peut se demander comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sont arrivés à la conclu-sion que la monnaie serait la pierre angulaire de la relance de la construction européenne. Alors que la RFA se reposait davantage sur les États-Unis pour développer sa politique éco-nomique et que les relations avec la France avaient été reléguées au second plan par Willy Brandt, concentré sur la détente avec les pays de l’Est avec son Ostpolitik, pourquoi l’arrivée presque simultanée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt a-t-elle marqué un tournant dans l’Histoire des relations franco-allemandes en Europe ? Si l’entente personnelle a facilité les échanges entre les deux dirigeants, la crise économique apparaît comme le ciment de la relation entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt et comme un élément décisif dans le rapprochement bilatéral à cette époque. Jusqu’alors, la France des Trente glorieuses et l’Allemagne du miracle économique croyaient au caractère immuable de la prospérité, de la société de consommation et du plein emploi. La crise économique était une notion révolue, un événement ponctuel associé aux années 1920. La crise du pétrole22 marqua

19 Barbara D. HEEP, Helmut Schmidt und Amerika, Bouvier, Bonn, 1990. 20 Marie-France TOINET, Valéry Giscard d’Estaing et les États-Unis, Ass. fr. de sciences po., Paris, 1983. 21 Dimitri GRYGOWSKI, Les États-Unis et l’unification monétaire de l’Europe, Peter Lang, Berne, 2009. 22

À la fin de l’année 1973, les pays de l’OPEP décidèrent l’augmentation de la quote-part des pays producteurs et le contrôle des niveaux de production pour maintenir mécaniquement un tarif élevé. Alors que le prix du baril de pétrole n’était revalorisé que de 2 % par an depuis 1945, il augmenta brutalement de 70 % en 1973, pour être finalement multiplié par quatre l’année suivante. En Europe, l’augmentation des prix du pétrole engendra une inflation importée. Plus précisément, les coûts de production comportent un poste carbone qui augmente en fonc-tion du cours du pétrole. Au milieu des années 1970, la hausse de l’indice des prix à la consommation en France atteignait jusqu’à 15 % par an, alors qu’elle ne s’élevait en moyenne qu’à 5 % en RFA.

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alors la fin d’une ère et l’émergence du principe d’interdépendance économique, dont tous les responsables politiques ne prirent pas immédiatement la mesure. Alors qu’ils étaient ministres, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient également assisté à la fin du système de Bretton Woods23, qui remit sévèrement en question la stabilité économique des membres de la Communauté européenne et mit au jour l’impuissance des modèles nationaux face à la mondialisation de l’économie. Entré en vigueur le 24 avril 1972, le Serpent monétaire européen visait à stabiliser le marché monétaire en Europe, en raison de l’abandon de la convertibilité du dollar en or par les autorités américaines. Les membres du Serpent s’engagèrent à ne pas laisser fluctuer leurs monnaies au-delà d’un cours pivot bilaté-ral fixé à 2,25%, c’est le serpent dans le tunnel. En 1973, alors que les États-Unis décidèrent de ne plus intervenir sur le marché du dollar, les Neuf laissèrent flotter leur monnaie par rap-port à la devise américaine, c’est le serpent hors du tunnel. L’inflation galopante et les déficits commerciaux en Europe conduisirent à douze réajustements de parité, et à la sortie ponctuelle du Serpent de la Grande-Bretagne, de l’Italie, de l’Irlande et surtout de la France. En janvier 1974, seuls la RFA, les pays du Benelux et le Danemark subsistaient encore dans les marges de fluctuation. Avec une deuxième sortie de la France du Serpent en mars 1976, le système fut paralysé. Durant quelques mois, l’Allemagne parvint encore à maintenir une certaine sta-bilité monétaire en Europe. Reconduit à son poste de Chancelier à l’automne 1976, Helmut Schmidt avait toute latitude pour engager la relance de l’Europe par la monnaie. La plus ré-cente étude sur la coopération entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt rédigée par Matthias Waechter thématise précisément la crise et, corollairement, la « recherche de la sta-bilité »24 comme l’essence même des relations franco-allemandes au service de la construc-tion européenne dans les années 1970. Hélène Miard-Delacroix et Michèle Weinachter démontrent également que l’intensité des relations entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’appuyait principalement sur des considérations économiques. L’analyse de Michèle Weinachter met ainsi en évidence que le Président de la République recherchait « l’équilibre entre les deux partenaires », réfutant l’idée « d’une Europe dominée par l’Allemagne » et était animé par son ambition de « rattra-per » la puissance économique ouest-allemande25. Cette attitude est en effet révélatrice de la perception ambivalente de l’Allemagne en France, entre compétition et admiration, coopéra-tion et concurrence, stimulée par la volonté française de rattraper la puissance économique

23 Les troubles macroéconomiques que connurent les États européens dans les années 1970 s’expliquent par des mécanismes monétaires liés au dollar. D’après les accords de Bretton Woods de 1944, les banques centrales avaient l’obligation d’intervenir sur les marchés pour soutenir le dollar, ce qui représentait une charge consé-quente pour les pays comme la RFA qui avaient une balance commerciale excédentaire. En effet, selon le prin-cipe de l’offre et de la demande, exporter davantage en dollars que ce que l’on importait supposait que l’on dis-posait plus de dollars en réserves que le besoin de cette devise pour les paiements, faisant ainsi baisser mécani-quement sa valeur. Afin de créer de la demande, la Bundesbank intervenait donc en achetant des dollars sur le marché monétaire international, maintenant ainsi le cours de la monnaie américaine. Or, les banques centrales augmentaient parallèlement la masse monétaire de leur pays, car les entreprises exportatrices échangeaient les dollars en monnaie nationale. L’augmentation des prix et la lutte contre l’inflation, que la tradition monétariste identifie comme prioritaire, amenèrent la Bundesbank d’abord à relever ses taux d’intérêt pour ensuite juguler la croissance de la masse monétaire, efforts vains car cette manœuvre attira des investisseurs. Afin de limiter la spéculation contre le dollar au profit du mark, les Européens laissent flotter leurs monnaies. 24

Matthias WAECHTER, Helmut Schmidt und Valéry Giscard d’Estaing. Auf der Suche nach Stabilität in der Krise der 70er Jahre, Édition Temmen, Brême 2011. 25 WEINACHTER, Valéry Giscard d’Estaing, p. 77 et s.

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allemande. Concernant Helmut Schmidt, il ressort de l’analyse d’Hélène Miard-Delacroix que le Chancelier était, pour sa part, guidé par la recherche de la sécurité économique, sous-tendue par « l’inquiétude allemande face à l’évolution économique de la plupart des États euro-péens »26. L’auteur considère que la recherche de la convergence économique bilatérale de la part de la RFA reposait sur le postulat suivant : « seule une France forte est, pour Schmidt, en mesure de permettre aux Européens de s’entendre et de se faire entendre »27. Helmut Schmidt était convaincu qu’en raison du passé allemand, une hégémonie de son pays en Europe n’était pas souhaitable et que, si les performances économiques de la RFA étaient reconnues, la re-conquête de sa crédibilité politique au niveau international ne se ferait qu’au travers de l’Europe et en particulier de la France, son ancien « ennemi héréditaire ». Pourtant, la recherche d’une convergence économique franco-allemande n’était pas une évi-dence. Deux modèles aux antipodes coexistaient alors en Europe : le français, privilégiant la gestion par l’État des affaires économiques et monétaires, les deux domaines étant étroitement liés ; l’allemand, fondé sur la séparation de l’économie et de la politique monétaire, déléguée à la Bundesbank, indépendante du gouvernement fédéral. Le jour même de son élection à la chancellerie, Helmut Schmidt avait d’ailleurs adressé un message ferme à ses partenaires eu-ropéens, qui stipulait que la RFA ne financerait pas le manque de rigueur des pays de la Communauté au sein d’un organe économique européen sous prétexte de son rôle de « loco-motive » :

Nous ne devons pas sacrifier la stabilité de notre économie nationale et la prospérité de nos citoyens et leur confiance en leur avenir économique pour une Communauté européenne impuissante. Nous ne de-vons ni fournir nos réserves monétaires pour que d’autres les dépensent […] ni rendre notre politique économique dépendante de la misère anglaise ou italienne. […] Que ce soit clair : ce qu’on nomme des « pas courageux » en direction d’une union économique et monétaire seraient, dans l’état actuel des choses, des pas en direction de plus d’inflation28.

Sa conception de la collaboration dans le domaine monétaire reposait en réalité, conformé-ment à la position ouest-allemande traditionnelle, sur une convergence préalable des poli-tiques économiques. En RFA, la vision de l’intégration européenne par l’économie était en réalité d’ordre commercial, à l’image du Zollverein, un grand marché qui avait jeté les bases de l’unité politique allemande29. De son côté, Valéry Giscard d’Estaing, réfléchissait déjà à un « calendrier et aux méthodes de réalisation de l’union politique de l’Europe ». Contrairement à son homologue ouest-allemand, il était convaincu que la « reprise de l’union monétaire et économique » dans les plus brefs délais était indispensable au redressement de l’Europe, dans

26 Ibid., p. 340. 27 Ibid. 28 « Helmut Schmidt », Die Zeit, 17.05.1974. 29 « L’unité douanière, qui embrasse aujourd’hui vingt-huit millions d’Allemands, c’est le rapprochement et la fusion des intérêts matériels dans une contrée politiquement morcelée. Tel est en effet son caractère distinctif, d’exister indépendamment d’une unité politique qui jusqu’à ce jour a été refusée à l’Allemagne, tandis que, par-tout ailleurs, l’unité politique a été la condition de l’unité douanière et l’a même plus d’une fois devancée. C’est là ce qui constitue sa nouveauté, son originalité comme fait économique. […] Rien en elle d’accidentel et de fortuit. C’est dans des besoins réels et sérieux qu'elle a pris naissance ; les intérêts et les sympathies des popula-tions qu’elle a unies la soutiennent; elle leur a procuré des avantages considérables, et, par elle, une idée qui leur est chère, celle d’une nationalité germanique, a été en quelque sorte réalisée. Elle est, enfin, dans le sens des tendances historiques de l’Europe, qui, depuis plusieurs siècles, favorisent les vastes agglomérations d’hommes ». Henri Richelot, L’Association douanière allemande, Capelle libraire-éditeur, Paris, 1845.

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la mesure où ce processus engendrerait la convergence économique30. Son approche monéta-riste consistait à imposer une discipline anti-inflationniste aux économies moins performantes par la stabilité des taux de change fixes – mais ajustables. Malgré tout, la recherche de la sta-bilité était un point de confluence entre intérêts français et allemands. Hélène Miard-Delacroix et Michèle Weinachter considèrent que le glissement de l’économie française vers les conceptions ouest-allemandes a marqué un tournant dans la relance et le renforcement de la coopération monétaire en Europe. Raymond Barre – qui avait le soutien du chancelier Schmidt – devint Premier ministre et ministre de l’Économie. À peine arrivé au pouvoir, il annonça un plan de rigueur, affirmant sa volonté d’« abattre l’inflation » :

Le temps de la facilité est terminé. Les économies occidentales, qui ont longtemps vécu du gaspillage entretenu par une grande consommation, devront redevenir économes, et privilégier l’épargne et l’investissement. Si les Allemands réussissent mieux que les autres à tenir leurs prix et à défendre leur

monnaie, c’est parce qu’ils croient au mérite de la stabilité et qu’ils ont un gouvernement courageux31.

Dès le mois de février 1977, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt annoncèrent une relance du processus d’union monétaire européenne dans un communiqué commun32, dont l’élaboration des lignes directrices se déroula dans le plus grand secret. De son côté, Helmut Schmidt écarta des « entretiens privés », les « bureaucrates » du ministère de l’Économie et des Finances et de la Bundesbank33, farouchement opposés à l’union monétaire. Il fallait ca-cher ce projet le plus longtemps possible aux médias pour que l’opinion publique n’ait pas l’opportunité d’exercer des pressions sur les dirigeants européens. Comme le rapporta plus tard Helmut Schmidt, avec Valéry Giscard d’Estaing, ils avaient soigneusement orchestré le Conseil européen de Copenhague du mois d’avril 1978 en informant exclusivement le Britan-nique Roy Jenkins34, président de la Commission européenne et fervent défenseur de l’union monétaire35. Selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, seuls les Britanniques pou-vaient faire échouer leur projet de Système monétaire européen36. Malgré les efforts d’Helmut

30 « Allocution télévisée de M. Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, Paris, Palais de l’Élysée, le 27 août 1974 ». Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/747001722.html. Consulté le 23.08.2011. 31 Cf. Gilbert MATHIEU, « Raymond Barre, le chevalier de l’austérité », Le Monde, 27.08.1976. 32 « Déclaration commune sur les politiques économiques, 4 février 1977 », in : JARDIN, Les relations franco-allemandes depuis 1963, p. 216. 33 L’ancien chancelier Helmut Schmidt l’expliqua plus tard dans un article intitulé : « Die Bürokraten ausge-trickst. Wirtschaftsministerium und Bundesbank durften von den Plänen für das EWS nichts erfahren », Die Zeit, 24.08.1990. 34 Ibid. 35 Le 27 octobre 1977, Roy Jenkins avait prononcé un discours à Florence en faveur de l’UEM qui est souvent interprété comme une impulsion dans l’histoire de la construction de l’Europe monétaire. Ses positions sont détaillées dans : « Les sept arguments de M. Jenkins en faveur d’une monnaie européenne », 30 jours d’Europe, 27 octobre 1977. 36 Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient anticipé les réactions de leurs homologues européens face à leurs négociations secrètes : le Belge Léo Tindemans, qui avait déposé un rapport en faveur de l’union monétaire trois ans plus tôt, semblait acquis à leur cause. Gaston Thorn avait déjà fait preuve de son engagement européen et ne constituait donc pas non plus un obstacle. Helmut Schmidt avait déjà assuré au Danois Anker Jørgensen que les intérêts de son pays ne seraient pas en danger. Seuls l’Irlandais Ire John Lynch, l’Italien Giulio Andreotti et le Hollandais Andries van Agt allaient être vexés d’avoir été mis à l’écart, mais finiraient par se rallier à leur cause, car ils étaient à la tête de pays en faveur de l’Europe. Cf. SCHMIDT, « Die Bürokraten ».

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Schmidt37, James Callaghan laissa son pays à l’écart de cette mesure, sans pour autant enrayer le processus. Malgré tout, Hélène Miard-Delacroix aboutit à la conclusion que la coordination des poli-tiques monétaires, couronnée par la création du Système monétaire européen (SME) sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt est le « seul véritable succès de leur coopération »38, que Michèle Weinachter interprète comme un ingénieux moyen de « contourn[er] les querelles institutionnelles »39 en Europe.

Les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt entre 1974 et 1981 ont fait l’objet d’un grand nombre de recherches thématiques systématiques, qui mettent en évi-dence la place prépondérante de la question européenne, et en particulier de l’intégration par la monnaie, dans leur démarche politique. En France comme en Allemagne, l’analyse appro-fondie de cette problématique reste le domaine réservé des historiens et des politologues, dont la démarche consiste en priorité à expliquer les débats européens contemporains. Dans la recherche allemande, la politique européenne du Chancelier Schmidt n’est pas abor-dée aussi directement que celle du Président Giscard d’Estaing, qui, on le verra, est étudiée de manière systématique. Johannes von Karczewski, par exemple, a publié en 2008 « Weltwirtschaft ist unser Schicksal ». Helmut Schmidt und die Schaffung der Weltwirtschaftsgipfel40, qui présente le Chancelier comme un acteur de la coopération interna-tionale avant d’être un bâtisseur de l’Europe. Selon l’auteur, l’idée du sommet économique mondial, ou Groupe des huit (G8), reviendrait principalement au Chancelier Schmidt. Institu-tionnalisé lors du sommet de Rambouillet en novembre 1975, le G6 remplaça le Library group, des rencontres informelles dans la bibliothèque de la Maison blanche entre les diri-geants américains, japonais, français, allemands et britanniques qui cherchaient à mettre un terme à la crise entraînée par la chute du Système monétaire international. Il ressort de cette étude que l’économie et les relations internationales furent la clé de voûte de la politique eu-ropéenne d’Helmut Schmidt. Elle montre en particulier que la crise monétaire internationale des années 1970, la volonté de protéger la RFA de l’instabilité économique et la nécessité de reconquérir la crédibilité politique de son pays ont amené le Chancelier Schmidt à intensifier son engagement européen. Le cycle d’études « les années Giscard » dirigé par Serge Berstein et Jean-François Sirinelli a donné lieu à un ouvrage collectif intitulé Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe 1974-198141. Ces chercheurs ont conclu que « la présidence de Valéry Giscard d’Estaing a été une étape

37 Le Chancelier ouest-allemand, qui craignait que la livre sterling ne concurrence l’union monétaire européenne, s’était montré prêt à soutenir financièrement le Royaume-Uni pour qu’il s’intègre au processus d’unification monétaire. Il avait également organisé une réunion avec son homologue britannique, James Callaghan, en pré-sence de Valéry Giscard d’Estaing, en amont du sommet de Copenhague de mars 1978, pour le convaincre de participer au mécanisme de change. Ainsi, l’eurosceptique, Ken Couzens, fut intégré à l’équipe franco-allemande en charge de préparer le dossier SME. Selon le point de vue britannique, ce dispositif devait s’articuler autour d’un panier de monnaies et non selon des grilles paritaires, comme le souhaitait la RFA. Avec le panier de réfé-rence, les fluctuations monétaires à l’intérieur du SME devaient être amorties par l’ensemble des monnaies, alors que la grille nécessitait une discipline plus stricte de chacune des devises. 38

MIARD-DELACROIX, Helmut Schmidt, p. 95. 39

WEINACHTER, Valéry Giscard d’Estaing, p. 147. 40 Johannes VON KARCZEWSKI, « Weltwirtschaft ist unser Schicksal » : Helmut Schmidt und die Schaffung der Weltwirtschaftsgipfel, Dietz Verlag, 2008. 41 Serge BERSTEIN ; Jean-François SIRINELLI, Les années Giscard : Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe, 1974-1981, Armand Colin, Paris, 2006.

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décisive dans la construction européenne » ou encore que celui-ci a été à l’origine d’« initiatives fondatrices ». Dans cette étude, la crise monétaire internationale des années 1970 est, comme pour Helmut Schmidt, présentée comme l’évènement ayant joué le plus grand rôle dans les conceptions européennes de Valéry Giscard d’Estaing. Du reste, la créa-tion du SME, traitée par les germanistes Hélène Miard-Delacroix et Michèle Weinachter comme un aboutissement de la méthode Giscard d’Estaing-Schmidt, apparaît dans cette re-cherche historique comme un élément constitutif de la construction européenne des années 1970. Robert Frank considère que l’engagement de la France en faveur du SME a marqué un tournant dans l’histoire du pays et de ses pratiques économiques et politiques :

Pourtant ce ne fut pas la création la plus facile. Elle a des implications politiques fortes sur le plan exté-rieur : la place de la France dans la Communauté européenne et la question de la souveraineté nationale, puisque toute question monétaire est aussi une question de souveraineté politique. Elle en a également dans le domaine intérieur, du fait de l’importance de cet enjeu de souveraineté dans l’opinion et du fait des conséquences de toute décision monétaire sur l’économie du pays42.

Cette observation met encore davantage en valeur le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans le rapprochement franco-allemand sur la question de la relance de la construction européenne par la monnaie dans les années 1970, à une époque où de puissants relais d’opinions entravaient leurs projets.

2.3. Pourquoi le projet européen du Président Giscard d’Estaing et du Chancelier Schmidt resta-t-il inachevé ?

Les deux thèses-phares consacrées à la relation entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sont unanimes sur le fait que les deux dirigeants ne sont pas parvenus à faire aboutir leur conception européenne au cours de leurs sept années de collaboration. Ce défaut d’achèvement est, dans la recherche, imputé principalement aux conditions politiques de l’époque. Comme le souligne Bertrand Maricot – dans Le RPR et la construction européenne : se con-vertir ou disparaître ?–, si le parti de l’ancien Premier ministre Jacques Chirac finit par re-connaître la nécessité d’une « intégration de nature économique », il rejetait en bloc l’idée d’« Europe fédérale, supranationale »43 que sous-entendait l’intégration monétaire et accusait l’UDF de Valéry Giscard d’Estaing de déléguer les compétences nationales à l’Europe, et surtout à l’Allemagne. Astrid Zipfel démontre, dans sa monographie sur les relations pu-bliques dans l’ère Schmidt, qu’en RFA, la Bundesbank, soutenue dans le monde médiatique entre autres par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ)44, organe de la voix ordolibérale, contraignait le Chancelier à se consacrer presque exclusivement aux critères économiques de la construction européenne et à exiger des garanties rigoureuses à ses partenaires en échange d’une progression. En tout état de cause, la banque centrale allemande souhaitait conserver ses pouvoirs et continuer à imposer, de manière indépendante, ses points de vue sur la poli-tique monétaire ouest-allemande et même européenne. La marge de manœuvre des deux diri-

42

Cf. Robert FRANK, « Les problèmes monétaires et la création du SME », in : ibid., p. 13. 43 Bertrand MARICOT, Le RPR et la construction européenne : se convertir ou disparaître ? (1976-2002), Édi-tions L’Harmattan, Paris, 2010, p. 72. 44 Astrid ZIPFEL, Der Macher und die Medien : Helmut Schmidts politische Öffentlichkeitsarbeit, WF-Edition Journalismus, Tübingen, 2005.

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geants, dans la concrétisation de l’union économique et monétaire, était donc faible. En re-vanche, ils purent mettre en œuvre le Système monétaire européen en se basant sur des thèses adaptées au contexte politique : selon Valéry Giscard d’Estaing, la perte de souveraineté pro-venait de la dépendance européenne à un système monétaire international erratique, alors qu’Helmut Schmidt argumentait que le SME représentait un instrument de régulation des économies non vertueuses (caractérisées par l’inflation, le chômage, ou encore la récession) et, surtout, un moyen de préserver les exportations ouest-allemandes dans le Marché commun. Cette époque était paradoxale : la conjoncture semblait indiquer aux Européens qu’ils de-vaient s’unifier pour se protéger des fluctuations extérieures et ne plus dépendre de la poli-tique américaine, alors que les tentatives de progrès dans cette direction exacerbaient les di-vergences au sein de l’Europe. Aussi, un projet d’ordre politique n’étant pas envisageable à court terme, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont forgé la conviction que l’union monétaire allait relancer la construction européenne. Dans son étude sur le « double rêve inachevé » de Valéry Giscard d’Estaing, Michèle Wei-nachter rapporte que les deux dirigeants « avaient d’autres projets en gestation pour l’Europe » et qu’« ils attendaient la réélection du Président français pour les réaliser », jusqu’à ce que « les urnes en décid[ent] autrement »45. Parmi ces projets figurait l’union monétaire de l’Europe, qui fut mis entre parenthèses avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Dans sa thèse, Hélène Miard-Delacroix identifie deux échecs majeurs du Chancelier : « le rapprochement des économies française et allemande »46 et le développement insatisfaisant des « projets politiques qu’il a négligés au nom du pragmatisme »47. Pour l’opinion publique de la RFA, Helmut Schmidt était le « Krisenmanager »48 qui allait préserver la stabilité et la puissance économique ouest-allemande. En France, le jeune Président de la République avait promis un « changement » de politique économique49 au service de son « ambition pour la France »50. Les responsabilités politiques qui leur incombaient, surtout envers leurs électeurs, les amenaient nécessairement à donner la priorité aux intérêts nationaux et à reléguer l’« idéal européen » au second plan, dès lors qu’il n’avait pas de rôle direct dans le redressement éco-nomique national suite à la crise.

Les études d’Hélène Miard-Delacroix et de Michèle Weinachter, en s’intéressant aussi au parcours politique de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt avant d’accéder à la présidence et à la chancellerie, démontrent que leur fructueuse collaboration entre 1974 et 1981 ne peut être interprétée de manière isolée. La fin de l’exercice du pouvoir ne mettait pas pour autant un terme à des convictions européennes progressivement et profondément an-crées. Quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient respectivement Président de la République et Chancelier fédéral, ils se sont forgé la réputation de dirigeants pragma-tiques, qui adoptaient une attitude favorable et réaliste vis-à-vis de la construction euro-péenne. Si cette période est celle qui confère le plus de visibilité à l’action européenne de

45 WEINACHTER, Valéry Giscard d’Estaing, p. 230. 46 MIARD-DELACROIX, Helmut Schmidt, p. 355 et s. 47 Ibid., p. 356. 48 Martin RUPPS, Helmut Schmidt : Politikverständnis und geistige Grundlagen, Bouvier, Bonn, 1997, p. 45. 49 Cf. BERSTEIN, la politique économique, 1974-1981. 50 Jean-Yves COUTEAU, Devenir plus ou l’Ambition pour la France de Valéry Giscard d’Estaing, J. Y. Couteau, s.l., 1985 ; Samy COHEN, Marie-Claude SMOUTS, La Politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1985, p. 88.

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Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, ces années de pouvoir n’ont toutefois pas suffi à construire l’image d’Européens fervents dont ils jouissent aujourd’hui. Il apparaît par conséquent que cette époque ne donne en réalité qu’une vision parcellaire d’un projet plus ambitieux, que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont imaginé et défendu, en-semble, pendant près de trois décennies. La durabilité de leur relation amène à s’interroger sur la continuité de leur engagement politique et sur leur place dans la vie publique après leur départ du pouvoir. Dès lors, pourquoi les activités communes de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981-1982, qui complètent la connaissance sur un « couple » franco-allemand unique dans l’Histoire, n’ont-elles pas encore donné lieu à des recherches scienti-fiques ?

2.4. L’état de la recherche sur les activités du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981/82

En Allemagne, l’Altbundeskanzler – Helmut Schmidt – jouit encore aujourd’hui d’une immense popularité auprès de l’opinion publique, qui le considère comme une autorité mo-rale, tandis que Valéry Giscard d’Estaing, plus discret dans les médias et moins estimé par les Français, a acquis une posture d’expert, particulièrement sur les questions européennes. Il est de notoriété publique que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt demeurent actifs dans la vie publique. Leurs activités individuelles, depuis leur départ du pouvoir, n’ont pourtant pas été analysées par des chercheurs. Elles attirent davantage l’attention du monde médiatique qu’universitaire. En 1983, Helmut Schmidt est devenu co-éditeur de l’hebdomadaire hambourgeois Die Zeit, très reconnu en Allemagne comme dans le monde pour ses articles de fond, en particulier sur la société allemande et sur les relations internationales. Les œuvres qui sont consacrées à Helmut Schmidt, souvent par ses pairs, sont par conséquent majoritairement présentées sous la forme de biographies ou d’entretiens51. Le grand nombre de demandes d’interviews et de participation à des conférences en tant qu’orateur, qui jalonnent ses années après le pouvoir, montrent que l’on s’adresse à lui en tant qu’expert et observateur de la politique allemande et internationale. On retrouve Helmut Schmidt à l’Africa leadership forum, au Comité d’action pour l’Europe, à l’Aspen Institute for Humanistic Studies, à l’Atlantik-Brücke, à la Deutsche Gesellschaft für auswärtige Politik, au Bilderberg group, à la Friedrich Ebert Stiftung, ou en-core à la Max Planck Gesellschaft... Ses prises de position, après 1982, éclairent d’autant plus les véritables positions d’Helmut Schmidt, que ce dernier n’est plus soumis au devoir de ré-serve. En 2010, le journaliste Theo Sommer, ancien co-éditeur du Zeit, a consacré un ouvrage à la vie publique d’Helmut Schmidt – Unser Schmidt. Der Staatsmann und der Publizist – qui expose, sous forme d’hommage, sa carrière journalistique et analyse ses déclarations, en par- 51 Par exemple : Harald STEFFAHN, Helmut Schmidt mit Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Rowohlt, Rein-bek, 1990 ; Helmut SCHMIDT, Eigentlich wollte ich Städtebauer werden : Helmut Schmidt im Gespräch mit Ul-rich Wickert, Hohenheim, Stuttgart, 2001 ; Helmut SCHMIDT, Sandra MAISCHBERGER, Hand aufs Herz : Helmut Schmidt im Gespräch mit Sandra Maischberger, Econ Verlag, Munich, 2002 ; Helmut SCHMIDT, Frank SIEREN, Nachbar China : Helmut Schmidt im Gespräch mit Frank Sieren, Econ Verlag, Munich, 2006 ; Dieter DOWE, Michael SCHNEIDER, Helmut Schmidt : Fotografiert von Jupp Darchinger, Dietz, Bonn, 2008 ; Hans-Joachim NOACK, Helmut Schmidt : die Biographie, Rowohlt, Berlin, 2008 ; Helmut SCHMIDT, Giovanni DI LORENZO, Auf eine Zigarette mit Helmut Schmidt, Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 2009 ; Martin RUPPS, Helmut Schmidt - der letzte Raucher : ein Porträt, Herder, Fribourg, 2011.

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ticulier dans le domaine de la politique européenne et des affaires étrangères. La multiplicité des activités d’Helmut Schmidt, après son départ du pouvoir, offre un large éventail de pistes de recherche. La carrière journalistique d’Helmut Schmidt se prête par exemple à une étude dans le do-maine des sciences de la communication, qui pourrait compléter celle d’Astrid Zipfel, Der Macher und die Medien, focalisée sur la période 1974/81. Entre parcours politique, carrière médiatique et engagement dans la vie publique, dans quelle mesure peut-on considérer Hel-mut Schmidt comme un aiguillon de la pensée allemande ? Comment son rapport au pouvoir a-t-il évolué après 1982 et a-t-il déterminé le choix de ses activités ? En France, la recherche sur Valéry Giscard d’Estaing se concentre encore davantage sur sa présidence52. Comme Helmut Schmidt, il fait l’objet d’études journalistiques, après 1981, par exemple à titre de « mémoire vivante »53. Le choix de cette collection est révélateur de l’image politique de Valéry Giscard d’Estaing en France : un personnage ancré dans l’Histoire, mais également un homme politique appartenant au passé. Pourtant, contrairement Helmut Schmidt, il a continué d’exercer des fonctions politiques, en tant que député à l’Assemblée nationale, au Parlement européen, à la tête de l’UDF ou encore à la présidence de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Les historiens et les politologues ne se sont pas encore penchés sur cette période de la vie de Valéry Giscard d’Estaing, sans doute jugée trop con-temporaine. Seule l’étude de Michèle Weinachter se présente sous la forme d’une monogra-phie de l’engagement européen de Valéry Giscard d’Estaing, qui permet de mesurer l’importance des activités de celui-ci pour la construction européenne d’après 1981. Michèle Weinachter établit que, l’Allemagne ayant un rôle central dans les conceptions européennes de Valéry Giscard d’Estaing, la poursuite de sa collaboration avec Helmut Schmidt après leur départ du pouvoir est cohérente. Toutefois, des questions restent en suspens : pourquoi Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont-ils poursuivi leurs activités communes après leur départ du pouvoir, autour de quels sujets se sont-ils réunis, ou encore quelle place leur collaboration pouvait-elle occuper dans la vie publique ? Pour expliquer la poursuite de la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après 1981, la combinaison de la relation personnelle et de la communauté de points de vue s’avère d’une importance capitale. En effet, si leur entente ne reposait que sur des considérations politiques, comme les intérêts réciproques et l’instrumentalisation de la scène européenne à des fins de politique intérieure, la fin presque simultanée de l’exercice du pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt aurait également mis un terme à leur collaboration. De même, la seule amitié n’aurait pas poussé les deux anciens dirigeants à entreprendre une nouvelle collaboration, dans un domaine aussi spécifique que la politique monétaire. Dans sa thèse, Michèle Weinachter évoque de manière innovante une activité commune de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui entre directement dans le champ de la re-cherche scientifique, le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. En créant ce Comité en 52 Cf. notamment les quatre volumes des « années Giscard » publiés sous la direction de Serge BERSTEIN et Jean-François SIRINELLI : Institutions et pratiques politiques, 1974-1978, Paris, Fayard, 2003 ; Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe ; Les réformes de la société, 1974-1981, Paris, Armand Colin, 2007 ; La politique écono-mique, 1974-1981, Paris, Armand Colin, 2009. 53 Valéry GISCARD D’ESTAING ; Agathe FOURGNAUD, Mémoire vivante : Valéry Giscard d’Estaing, Flammarion, Paris, 2001.

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1986, les deux anciens dirigeants ont, d’une part, porté leur idée de la méthode à adopter pour relancer la construction européenne, qui reposait sur un mouvement de l’intégration écono-mique par la monnaie vers l’unification politique. D’autre part, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entendaient donner une impulsion face à l’eurosclérose qui marqua le début des années 1980, participer activement aux travaux sur l’Union économique et monétaire en-gagés par le Comité Delors en 1988, ou encore s’impliquer dans les débats européens jusqu’à que leur conception d’Union monétaire soit menée à son terme par leurs successeurs. L’étude des activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82 promet de don-ner un nouvel éclairage sur la portée de cette relation singulière dans l’Histoire des relations franco-allemandes et apporte une contribution à aspect méconnu de l’Histoire de la construc-tion européenne. Cette période complète en somme le parcours de deux personnalités animées par le « rêve européen » et qui ont fait de la construction européenne l’œuvre d’une vie.

3. Méthodologie

3.1. Le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, point culminant des activités du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981/82

Comment peut-on définir, et, corollairement, à quels domaines doit-on circonscrire les activités communes de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82 ? Leurs contacts réguliers, leurs participations simultanées à des conférences, ou encore leurs tribunes conjointes dans la presse étayent le concept d’entente personnelle, mis en lumière entre 1974 et 1981. Ces éléments ne suffisent cependant pas à formuler des hypothèses scienti-fiques telles que le rôle d’anciens dirigeants dans la vie publique, et, plus spécifiquement la portée du retour du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt sur la scène politique sur le cours de l’Histoire européenne. Dans l’étude qui suit, le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe est donc le point d’ancrage de l’analyse des activités communes de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après 1981/82. D’une part, cette organisation s’avère la forme la plus tangible de la poursuite de la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. On peut en effet considérer le CUME comme la continuité de la stratégie Giscard d’Estaing-Schmidt pour relancer la construction européenne : un projet élaboré sous l’égide d’un partenariat franco-allemand avec la monnaie comme clé de voûte de l’intégration. D’autre part, peu connu du grand public et des spécialistes, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, composé de personna-lités reconnues, a pourtant eu une influence considérable sur le processus d’union monétaire de l’Europe. Dans la mesure où les initiatives du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981 étaient d’ordre privé, la question de leur influence dans la vie politique doit être envisa-gée avec précaution et sera étayée par l’analyse des sources qui démontre que le Comité Gis-card d’Estaing-Schmidt n’était pas seulement un organe de réflexion, mais un véritable groupe lobbyiste. L’étude du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe induit des contraintes for-melles, thématiques et scientifiques. D’abord, le sujet doit se concentrer sur l’analyse des éléments qui soulignent les enjeux de la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Hel-

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mut Schmidt dans l’après 1981. Les aspects biographiques de leur vie après le pouvoir, ainsi que de leurs activités individuelles, si elles n’ont pas fait l’objet de recherches approfondies à ce jour, sont indispensables pour situer l’histoire du CUME dans le parcours intellectuel de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. Par conséquent, identifier et classer les in-formations relatives à ces activités s’avèrent le point de départ de la présente recherche. De même, les travaux qui suivent n’ont pas pour objectif d’exposer la totalité de l’Histoire du Comité. Cette organisation, semblable au Comité Jean Monnet, constitue en elle-même un objet de recherche historique. Aussi, le fonctionnement du CUME, les propositions qui y ont été formulées, ou encore ses interactions avec les décideurs européens seront examinés dans le but d’inscrire la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dans l’Histoire de l’Union économique et monétaire de l’Europe. La Banque centrale européenne prévoit de publier une étude sur l’unification monétaire européenne dans les années 1980 et 1990, qui exposera plus en détails les travaux du Comité Delors et des banquiers centraux54. L’analyse fouillée des relations entre les Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors, qui se situe au centre de la présente étude, sera l’occasion d’enrichir les connaissances sur la façon dont s’est construite l’Europe, de l’Acte unique européen en 1986, au traité de Maastricht en 1992. Ensuite, l’analyse des activités du CUME apporte à la recherche en études germaniques une approche interdisciplinaire des questions franco-allemandes. Traditionnellement, cette disci-pline accorde une place prépondérante à la littérature et à la linguistique. Au regard des débats franco-allemands qui animent l’Europe du XXIe siècle, les germanistes, empreints des aspects culturels qui rapprochent et divisent les deux pays, peuvent apporter, dans le domaine de la civilisation, une interprétation précise des enjeux de cette problématique. Dans un article sur « la civilisation allemande dans les études germaniques en France »55, Stephan Martens montre que « comme domaine de recherche, la civilisation n’est homogène ni par ses conte-nus, ni par ses supports de travail, ni par ses méthodes »56. Ainsi, la présente recherche, qui devait initialement se concentrer sur l’histoire d’un « couple » franco-allemand remarquable par sa durabilité, appartient autant au domaine des études germaniques qu’à celui des sciences économiques. Dans la mesure où les ressources documentaires en relation avec le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt relèvent d’un domaine plus technique que prévu, comprendre ces documents et les interpréter pour qu’ils se limitent au cadre des relations franco-allemandes représentent la principale difficulté de cette recherche. Cette méthodologie implique en parti-culier que l’on s’interroge sur les différentes approches économiques en France et en Alle-magne qui sous-tendaient les divergences bilatérales dans l’histoire de la construction euro-péenne dans les années 1980/90. Malgré sa proximité dans le temps, et la tradition historiographique consistant à s’intéresser à des phénomènes révolus, le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt se prête à une analyse scientifique pertinente. D’une part, ce Comité, dont les travaux sont clôturés depuis près de vingt ans, n’est plus susceptible d’évoluer et de remettre en question les éléments sur lesquels s’appuie la présente étude. La

54 Entretien par courriel avec Niels Thygesen, 14.09.2011. 55 Stephan MARTENS, « la civilisation allemande dans les études germaniques en France : ingénierie et atouts », in : Comité d’étude des relations franco-allemandes, Visions franco-allemandes, n°8, juillet 2006. 56 Ibid., p. 3.

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mission de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt visant à faire instaurer une mon-naie et une banque centrale européennes à l’aide de cette organisation est somme toute ache-vée. D’autre part, l’actualité des questions traitées par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et la méthode de travail de celui-ci permettent de livrer des clés pour comprendre le fonctionne-ment des institutions européennes, les divergences de vue entre la France et l’Allemagne, ou encore les carences de l’Europe du XXIème siècle. La recherche sur le CUME met à jour deux questions majeures : premièrement, l’intégration européenne par l’économie, voie de prédilection des dirigeants, est-elle une ap-proche pertinente et efficace ? Deuxièmement, quelle place le lobbyisme a-t-il occupé dans la relance du processus d’Union économique et monétaire de l’Europe ? En 2002, Stefan Collignon et Daniela Schwarzer, anciens membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe (AUME), se sont attachés à démontrer, selon une approche empirique, que l’union monétaire européenne n’était pas seulement l’œuvre d’organes institu-tionnels et de dirigeants au pouvoir, mais qu’elle impliquait également massivement les agents économiques57. En France, le Comité pour l’histoire économique et financière a ré-cemment relancé la recherche sur la participation des groupes privés dans la construction de l’Europe monétaire, avec de la problématique suivante :

Cette démarche interroge, en effet, le projet européen à long terme en portant l’essentiel de l’attention sur les acteurs économiques : entreprises, organisations, États, institutions européennes. Quel rapport ces acteurs entretiennent-ils avec le projet européen, quelle fut leur contribution à son élaboration et à sa mise en œuvre, quelles pratiques et quelles stratégies ont-ils déployées une fois l’élaboration du cadre européen engagée ?58

Luc Moulin, ancien administrateur de l’AUME, a posé la question de la « réelle influence » des agents économiques et, corollairement, du CUME dans la construction de l’Europe moné-taire59. Le résultat de ses recherches, dirigées par Éric Bussière, n’a cependant pas encore été entièrement publié, à l’exception de l’article intitulé « un groupe d’entrepreneurs contribue à la création de l’euro »60. L’Histoire de l’Europe monétaire, et plus particulièrement de la con-tribution des acteurs privés au processus d’unification, a ainsi principalement été exposée par les protagonistes eux-mêmes. Niels Thygesen, membre du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et du Comité Delors a publié, en collaboration avec Daniel Gros, une étude intitulée European Monetary Integration. From the European Monetary System to European Monetary Union61, qui coïncide, au plan chronologique, avec l’action du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt, pendant et après le pouvoir. Une œuvre conséquente, The road to Maastricht, est principale-ment le résultat d’entretiens avec les acteurs de la construction européenne62.

57 Stefan COLLIGNON ; Daniela SCHWARZER, Private Sector Involvement in the Euro : The Power of Ideas, Routledge, s.l., 2002. 58 Éric BUSSIERE ; Michel DUMOULIN ; Sylvain SCHIRMANN, « Avant-propos », in : Comité pour l’Histoire éco-nomique et financière de la France, Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle. La relance des années quatre-vingt (1979-1992). Colloque du 1er et 2 décembre 2005, CHEFF, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, ministère des Budgets, des Comptes publics et de la Fonction publique, Paris 2007, p. 1. 59 Luc MOULIN, « L’Association pour l’Union monétaire de l’Europe : un groupe d’entrepreneurs contribue à la création de l’euro », in : ibid., p. 241-255. 60 Ibid. 61 Daniel GROS ; Niels THYGESEN, European Monetary Integration. From the European Monetary System to European Monetary Union, Longman, Londres, 1992. 62 Kenneth DYSON ; Kevin FEATHERSTONE, The road to Maastricht. Negotiating Economic and Monetary Union, Oxford University Press, New York, 1999.

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La recherche sur le rôle du lobbyisme dans le choix de l’intégration par l’économie démontre que ce sont les acteurs de la construction européenne des années 1990 qui ont mis au jour cette démarche. Un des principes fondamentaux du lobbyisme et du Comité pour l’Union mo-nétaire de l’Europe étant la confidentialité, l’étude de ce phénomène reste difficilement acces-sible aux chercheurs universitaires. Dans la mesure où les initiatives de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981 étaient d’ordre privé, comment peut-on évaluer leur influence sur la construction européenne ?

3.2. Les sources archivistiques sur les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82

Le secret entretenu par les acteurs du CUME, près de vingt ans après sa mise en som-meil, implique que ses activités restent méconnues des archivistes et des institutions fran-çaises, allemandes et européennes. Par conséquent, des hypothèses doivent sous-tendre la recherche de sources documentaires.

Si les délibérations du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe étaient confiden-tielles, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt n’en restent pas moins des personnages publics, qui, on l’a vu, attirent l’attention des médias. Aussi, les articles de presse sur la pé-riode 1981-1995 permettent de reconstituer la partie visible des activités de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après le pouvoir. Toutefois, aucun dossier de presse du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt après 1981 n’ayant été constitué de manière systéma-tique, cette méthode conduit à interroger différentes organisations, à commencer par les ar-chives des journaux et des agences de presse. Dans la mesure où la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt relève du domaine des relations franco-allemandes, il convient de se pencher sur les archives des instituts spécialisés. Dans les centres de recherche sur la France et l’Allemagne, les fonds ex-cluent d’emblée les activités des deux anciens dirigeants. Ainsi, l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg dispose par exemple d’ « une documentation assez large » sur les deux pays, mais, considérant que « l’importance des deux hommes pour les relations bilatérales a chan-gé » après 1981/82, les prises de position de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sont classées, sans être spécifiquement répertoriées, dans des revues de presse avec les « articles concernant l’UDF ou le gouvernement allemand »63. Un regard dans les Archives historiques de l’Union européenne de Florence montre qu’aucun dossier spécifique n’a été constitué sur les activités de Valéry Giscard et d’Helmut Schmidt après 1981. On y retrouve en revanche un grand nombre de coupures de presse sur les travaux des deux anciens dirigeants et la reproduction de certains de leurs discours. Pour Valéry Gis-card d’Estaing, des articles sur ses interventions aux réunions du Comité pour l’Union moné-taire de l’Europe entre 1986 et 1988 ainsi qu’au colloque Euro-92 de 1987 sont disponibles, tout comme ses discours sur les relations entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est au Royal Institute of International Affairs en juillet 1989 et sur le principe de subsidiarité lors d’une réunion de la commission institutionnelle d’avril 1990. Les archives conservent égale-ment des interviews d’Helmut Schmidt, notamment sur l’économie mondiale en 1983, son 63 Entretien par courriel avec un collaborateur de la « Frankreich-Bibliothek » de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg, 03.11.2008.

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rapport sur le Système monétaire européen en 1984, et des discours comme celui tenu à la fondation Friedrich Ebert sur le thème de l’ « anachronisme des politiques budgétaires natio-nales ».

Les archives qui concernent l’Histoire des relations franco-allemandes et de l’Europe proposent des documents qui attestent davantage du traitement des activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt par les médias, qu’ils ne présentent le fond de leurs travaux. Pour reconstituer les relations qu’entretenaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après 1981/82, ainsi que leurs activités communes, les archives des deux anciens dirigeants s’avèrent l’instrument indispensable mais insuffisant. Jusqu’en 2011, les dossiers produits par Valéry Giscard d’Estaing pour la période postérieure à 1981 étaient conservées à son cabinet. Aujourd’hui déposés aux Archives nationales (site Paris) et pourvus d’un répertoire numérique détaillé établi par le conservateur en chef du pa-trimoine Pascal Geneste64, les papiers Valéry Giscard d’Estaing sont disponibles à la consulta-tion sous réserve d’une demande de dérogation soumise à l’ancien Président de la République. Pour le thème qui nous occupe, on peut trouver des échanges épistolaires avec Helmut Schmidt, des notes de son conseiller Philippe Sauzay sur les déplacements de Valéry Giscard d’Estaing à Hambourg (décembre 1983) et à Francfort (février 1984) ou encore des coupures de presse. En revanche, Valéry Giscard d’Estaing ne donne accès ni à ses agendas ni à ses dossiers parlementaires, des documents qui auraient permis d’établir d’emblée une chronolo-gie précise de ses activités. Pour compléter cette documentation, on peut s’en remettre aux archives de l’Assemblée nationale et du Parlement européen. La table nominative sur les in-terventions de Valéry Giscard d’Estaing à l’Assemblée nationale65, démontre que l’économie et la question européenne occupaient une place prépondérante dans son parcours politique dans l’après 1981. De même, les archives du Parlement européen (Centre Archivistique et Documentaire - CARDOC) contenant les discours et les rapports des élus, librement consul-tables, montrent que les interventions de Valéry Giscard d’Estaing, en particulier entre 1989 et 1991, se concentraient essentiellement sur l’union monétaire. À Bonn, la fondation Friedrich Ebert conserve les archives d’Helmut Schmidt après 1982. Comme pour Valéry Giscard d’Estaing, jusqu’en 2011, elles n’étaient ni consultables, ni ré-pertoriées. Depuis, Christoph Stamm, en établissant un inventaire des dossiers d’Helmut Schmidt sur la période 1982-1992, permet aux chercheurs d’accéder aux activités de l’ancien Chancelier. On y retrouve, à titre d’exemple, des courriers de Valéry Giscard d’Estaing, une revue de presse sur les prises de position d’Helmut Schmidt sur la conjoncture européenne, et en particulier sur les relations franco-allemandes en 1982, des notes de synthèse sur la prési-dence allemande du Conseil européen en 1983 ou des dossiers de préparation de discours d’Helmut Schmidt au Bundestag. Cette documentation peut être enrichie par les archives en ligne du Zeit et du Bundestag, qui mettent à disposition les articles et les discours d’Helmut Schmidt d’une manière exhaustive. La participation d’Helmut Schmidt à des organisations

64 Le répertoire est disponible en ligne. Url : http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/pdf/VGE-500-AJ-2011.pdf. Consulté le 08.08.2012. 65 La table nominative est accessible en ligne, tout comme les discours de Valéry Giscard d’Estaing lors des sessions parlementaires. Url : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/tables_archives/valery-giscard-d-es-taing.asp. Consulté le 08.08.2012.

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européennes et internationales fait, en particulier, l’objet d’un référencement alphabétique dans les archives de la fondation Friedrich Ebert. Les archives de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt ont en commun de ne fournir que très peu d’informations sur le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. La première explication réside dans la confidentialité des débats qui caractérisaient ses travaux. En effet, si les documents ont bien été rassemblés par Dominique Delmont – qui assistait aux réunions – et sont conservés dans les archives du cabinet de Valéry Giscard d’Estaing, et que les travaux du CUME sont clos depuis 1995, le secret des prises de positions de ses anciens membres reste immuable, et interdit donc aux collaborateurs de l’ancien Président de la République d’en divulguer la teneur66. Dans la mesure où le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe était de surcroît une organisation d’ordre privé, il n’y a que peu de chances qu’on retrouve un jour ces documents dans des archives publiques, sa proximité dans le temps ne favorisant pas non plus leur accessibilité.

La source principale sur les travaux du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt reste donc, a priori, sa parution annuelle67. À la lecture de ces publications, on constate qu’il existait un lien étroit entre le Comité et l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, une sorte de co-administration. L’Association a, pour sa part, déposé l’intégralité de ses dossiers aux Ar-chives nationales françaises en 200268. Les archives de l’AUME sont composées d’un grand nombre de documents manuscrits et dactylographiés directement issus du CUME, dont la plu-part sont librement consultables, hormis les dossiers de Paul Mentré et de Uwe Plachetka, qui sous soumis à une demande de dérogation. D’abord, les dossiers relatifs à la création de l’Association permettent de certifier qu’il s’agissait d’une initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. Ensuite, les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt font l’objet d’un répertoire spécifique, dans lequel on retrouve des correspondances et des discours. Enfin et surtout, dans la rubrique « relations avec d’autres organisations », l’AUME conserve les dossiers tenus par les secrétaires exécutifs du CUME – Paul Mentré et Uwe Plachetka -, qui comportent les procès-verbaux de la majorité des réunions. Alors que les pu-blications du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt retranscrivent systématiquement les conclu-sions de ses travaux, adoptées par l’ensemble de ses membres, les archives permettent de comprendre les débats qui ont animé les discussions. Hormis des sources sur les travaux internes, la recherche sur le Comité pour l’Union moné-taire de l’Europe commande que l’on s’interroge sur ses relations avec les décideurs euro-péens. Ainsi, par exemple, les archives du Président de la République, François Mitterrand, donnent un aperçu de l’image du Comité au plus haut sommet de l’État français. Les papiers d’Élisabeth Guigou font par exemple mention de la « création et [des] activités du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe » et de son « rôle ». La teneur du dossier, peu étoffé, ne livre cependant pas d’informations de premier plan. Les archives de la cellule diplomatique

66 Entretien téléphonique avec Dominique Delmont, juin 2010. 67 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Un programme pour l’action, Crédit national, 1988 ; L’Union monétaire européenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, Le Crédit national, 1989 ; Pour une monnaie commune vers une monnaie unique. La monnaie européenne, monnaie optionnelle, Crédit national, 1990 ; L’union économique et monétaire. La dimension politique, Crédit national, 1991 ; Europe 92 : Une évaluation, Crédit national, 1992 ; Le marché européen des capitaux, Garnier, 1993. 68 Le répertoire est disponible en ligne, url : http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/AP-pdf/109-AS.pdf. Consulté le 08.08.2012.

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française, en revanche, comportent des dossiers sur les entretiens entre François Mitterrand et l’ancien Chancelier Schmidt en janvier 1983 et des notes sur les audiences accordées par le Président à des responsables politiques ouest-allemands, dont le SPD. Dans les archives des conseillers du Président, on retrouve également des notes de suivi des activités de Valéry Gis-card d’Estaing (Jean-Louis Bianco et Hubert Védrine), ainsi que des documents concernant la rencontre de François Mitterrand avec son prédécesseur en juillet 1984 (Christian Sautter). A contrario, il n’est fait aucune mention des activités du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt dans les archives d’Helmut Kohl, ce qui semble démontrer que ses activités attiraient davan-tage l’attention des autorités françaises que des décideurs ouest-allemands. Ce même constat peut être formulé concernant les archives des autres pays européens. En effet, dans la mesure où le CUME était composé de personnalités issues des pays membres de la Communauté, qui accueillirent à tour de rôle les réunions sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, on aurait pu imaginer que les autorités aient conservé des documents rela-tant ces visites. De la même manière, les interventions des membres du CUME auprès des décideurs européens n’ont pas fait l’objet de rapports écrits. Seuls les procès-verbaux des réu-nions du CUME permettent réellement d’interpréter la stratégie de persuasion élaborée par cette assemblée.

Pour déterminer le degré de participation de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt au processus d’unification monétaire de l’Europe, les archives du Comité Delors s’avèrent riches d’enseignements. D’abord, cette documentation permet de déterminer qu’il existait des relations directes et régulières entre les deux Comités, comme le démontrent les copies des publications du CUME conservées par la Commission européenne. La tenue de revues de presse sur les activités et les prises de positions publiques des membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe montre également que leurs opinions faisaient l’objet d’une attention particulière au sein de la Commission européenne. Enfin, les notes des con-seillers de Jacques Delors et les comptes rendus des réunions du CUME précisent la nature et la teneur des débats de fond qui avaient lieu entre les deux Comités. Cette démarche constitue un des piliers de la présente recherche, dans la mesure où elle nuance l’idée selon laquelle les travaux du Comité Delors constituent l’unique base du traité de Maastricht. Malgré la proximité chronologique de l’Histoire de l’union monétaire de l’Europe, le ving-tième anniversaire du Traité de Maastricht et le dixième anniversaire de la monnaie unique en 2012, encourage les chercheurs à mener des études sur cette thématique. Ainsi, l’ouverture progressive et la classification des archives sur l’union monétaire faciliteront la recherche historique. Les documents concernant plus précisément le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe contribuent à montrer dans quelle mesure les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82 sous-tendent une part de l’Histoire de la construction eu-ropéenne. Ces conditions permettent également d’entrer en relation avec des témoins vivants, en l’occurrence avec Paul Mentré, qui a été un acteur majeur du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt.

3.3. Plan de l’étude

En novembre 2009, un article-hommage des Échos résumait, par ces quelques lignes, les fondements et les enjeux des relations entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt :

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Tous deux ont connu la guerre. Tous deux ont occupé, à la même période, le poste de ministre des Fi-nances, au début des années 1970. Une longue histoire commune unit Valéry Giscard d’Estaing et Hel-mut Schmidt, une longue amitié aussi, qui se poursuit toujours. Les deux futurs dirigeants se rencontrent à la fin des années 1940 au Comité pour les Etats unis d’Europe, présidé par Jean Monnet. Glorieux par-rainage qui forgera pour toujours leur vision du continent. Elle est rigoureusement la même : non pas une Europe au rabais, simple confédération politique plaquée sur un marché unique. Mais une Europe intégrée, dont seule, à leurs yeux, l’union étroite entre la France et l’Allemagne peut servir de socle et de moteur. Comme le dit la chanson, « entre eux, il y eut des orages », notamment la douloureuse ques-tion de la réponse occidentale aux missiles soviétiques pointés sur l’Allemagne dans les années 1970. Mais rien qui puisse effacer une relation de confiance absolue entre deux hommes mus encore au-jourd’hui par une vision commune. Leur grande œuvre fut bien sûr l’élaboration d’une monnaie unique avec la création du serpent monétaire européen lorsqu’ils sont encore ministres des Finances, puis de l’ECU en 1979 qui servira de tremplin à l’euro69.

Si Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sont considérés par l’opinion publique comme deux des « pères de l’euro », c’est donc pour avoir mis en œuvre le Système moné-taire européen, et ainsi jeté les bases de la monnaie unique entre 1974 et 1981. Il est de noto-riété publique que l’amitié et les conceptions européennes partagées ont continué d’animer les relations entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt au-delà de leur départ du pouvoir. La présente étude se propose de démontrer comment et pourquoi Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont mis leur entente personnelle au service de l’union monétaire de l’Europe après 1981/82. Cette étude se concentre sur la période 1981-1997, c’est-à-dire de la défaite de Valéry Giscard d’Estaing aux élections présidentielles au traité d’Amsterdam, le dernier avant la mise en cir-culation de l’euro. Par conséquent, la poursuite de la collaboration entre de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt est envisagée selon une évolution chronologique, au prisme de quatre chapitres, qui correspondent non seulement aux quatre grandes phases de leur action au service de l’union monétaire de l’Europe, mais également à quatre étapes décisives de l’Histoire de la construction européenne : de 1981/82 à 1986 – de l’alternance politique en France et en Allemagne à l’Acte unique européen, date également de la création du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt ; de 1986 à 1989, phase de négociation monétaire ayant abouti à la constitution du Comité Delors et à son adoption par le Conseil européen de Madrid ; de 1989 à 1992, c’est-à-dire de la chute du Mur de Berlin au traité de Maastricht ; et enfin, de 1992 au traité d’Amsterdam de 1997.

Dans la première partie, il s’agira plus précisément de déterminer comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui ont décidé de rester dans la vie publique, ont para-chevé d’associer leur image à la construction européenne et ont mis à profit leur statut d’anciens dirigeants en vue d’imposer cette thématique dans le débat public. Durant cette phase d’observation, comment ont-ils jugé la construction européenne sous l’égide de leurs successeurs, et notamment la mise en œuvre de l’Acte unique ? Valéry Giscard d’Estaing (UDF) et Helmut Schmidt (SPD) étaient de facto des opposants politiques, respectivement à François Mitterrand (PS) et Helmut Kohl (CDU). Ce premier chapitre vise donc à décrire le parcours intellectuel et politique des deux anciens dirigeants cherchant à atténuer ce statut d’opposants, qui rendait difficile leur participation active à la construction européenne en les cantonnant à une fonction d’observateur. Dans quelles conditions ont-ils décidé de mettre à

69 D. F., « Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt : une même vision », Les Echos, 09.11.2009.

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nouveau à contribution leur entente personnelle au service de l’Europe ? Ce chapitre se pro-pose, en particulier, de revenir sur les conditions qui les ont amenés à fonder le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, et les objectifs qu’ils poursuivaient. Ce chapitre traite de la méthode proposée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pour relancer la construc-tion européenne. Leur stratégie, la confidentialité des débats, apporte des précisions sur la méfiance réciproque entre décideurs politiques et agents économiques d’un côté et presse et opinion publique d’un autre. En 1988, le CUME trouva un écho sur la scène politique avec la constitution du Comité De-lors chargé d’étudier les étapes de l’Union économique et monétaire. La deuxième partie de cette étude s’attacher à décrire comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont contribué à rassembler les dirigeants européens, même les plus sceptiques, autour de la ques-tion monétaire. L’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt apporte ainsi des éléments de réponse à deux grandes questions politiques actuelles : premièrement, la stra-tégie de construction européenne par l’économie est-elle efficace ? Deuxièmement, quel rôle les lobbies ont-ils joué dans l’Histoire de l’Europe ? Au centre du rapport Delors de 1989 et du Programme pour l’action, première publication du CUME en 1988, se trouvaient la banque centrale et la monnaie européennes. Les arguments du CUME se retrouvèrent-ils dans le rapport Delors, base de l’Union économique et monétaire ? Lors du Conseil européen de Madrid de 1989, les dirigeants européens posèrent comme condition à des négociations ulté-rieures sur l’UEM, l’entrée des Douze dans le Système monétaire européen. Afin de participer au débat sur cette question, le CUME publia, en 1989, une nouvelle étude sur les questions monétaires intra-européennes, et sur le rôle de l’union monétaire de l’Europe dans le monde. Dans Monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, le CUME reprit ainsi les objectifs poursuivis par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entre 1974 et 1981, qui souhaitaient transcender les cultures économiques nationales par l’union monétaire de l’Europe pour que la Communauté puisse affirmer sa puissance sur la scène internationale. Nous verrons comment la problématique de la monnaie commune a émergé et s’est imposée dans le CUME comme l’instrument adéquat de l’affirmation de la puissance de l’Europe en dehors de ses frontières. En 1989, avec la chute du Mur de Berlin, le CUME intensifia son action en faveur de l’union monétaire, alors que cet événement promettait d’engendrer une crise majeure au sein de l’Europe. Dans la troisième partie, il conviendra d’expliquer les raisons pour lesquelles Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, à l’appui de leur Comité, ont défendu ensemble l’idée que l’union de l’Europe devait précéder la réunification allemande. Deux ans plus tard, alors que le sommet de Maastricht allait faire adopter irréversiblement l’Union économique et monétaire, dans quelle mesure Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont-ils participé aux questions fondamentales inscrites au traité qui allait déterminer l’avenir de l’Union euro-péenne, et plus particulièrement de la zone euro ? À partir du traité de Maastricht, Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt se sont donné pour mission d’accompagner les trois phases du « Rapport Delors ». 1992 fut également la date d’une crise monétaire européenne, qui re-mit en question le passage à la monnaie unique. Ainsi, la quatrième partie établit que jusqu’au traité d’Amsterdam, les activités du CUME reposaient sur deux objectifs : le respect des cri-tères de convergence et le passage définitif à la troisième phase de l’UEM, c’est-à-dire à l’euro.

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Chapitre 1: Du pouvoir de l’homme d’État à la responsabilité de l’homme public

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entre observation et action (1981/82-1986)

Quand Valéry Giscard d’Estaing quitta le pouvoir en mai 1981, suite à sa défaite aux

élections présidentielles face à François Mitterrand, il adressa aux Français un message d’« au revoir » qui manifestait déjà son intention de perdurer dans la vie politique :

je resterai attentif à tout ce qui concerne l’intérêt de la France. Tourné vers l’avenir et fort de l’expérience acquise, je ferai en sorte de me tenir à la disposition de mon pays, pour défendre les prin-cipes et les idées qui ont guidé ma vie, et inspiré mon action de sept ans70.

Pour défendre les convictions qu’il avait portées durant son septennat, Valéry Giscard d’Estaing choisit la voie de l’opposition politique. En octobre 1982, suite à un vote de dé-fiance constructif en sa défaveur et en raison de la fin de la coalition sociale-libérale, ce fut au tour du chancelier Schmidt de céder sa place au chrétien-démocrate Helmut Kohl. Après un court passage – et des apparitions épisodiques – au Bundestag, il quitta définitivement la scène politique en 1986. Contrairement à Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt opta pour le journalisme en devenant co-éditeur de l’hebdomadaire Die Zeit, en 1983. Helmut Schmidt n’avait jamais rêvé d’accéder au sommet de l’État – et d’y remplacer Willy Brandt71 –, c’est ce que l’ancien Chancelier confia en entretien avec la journaliste Sandra Maischberger72. Au Bundestag, qu’il percevait comme une contrainte, et au SPD, dont il céda la présidence à Hans-Jochen Vogel, Helmut Schmidt privilégia donc la sphère médiatique73.

Malgré leur départ du pouvoir, l’ancien Président de la République et l’ancien Chancelier n’en restaient pas moins des personnages publics reconnus, dont les prises de position étaient très écoutées dans leurs pays respectifs et leurs expertises sollicitées dans le monde entier. Libérés des contraintes politiques de l’homme d’État, mais tenus par la responsabilité que leur conférait leur statut d’anciens dirigeants, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt purent ainsi affirmer plus ouvertement leurs points de vue, en particulier sur la construction euro-péenne. Car, malgré des parcours divergents, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’attachèrent tous deux à défendre la continuité de leur œuvre européenne, et même la restau-ration de leur ligne politique. Dans un premier temps, ils participèrent donc au débat, d’abord en tant qu’adversaires politiques, critiquant les décisions de leurs successeurs, puis, progressi-vement, en tant qu’opposants constructifs dans la mesure où ils proposaient, à l’appui de leur expérience commune et de leurs observations sur la conjoncture économique, un contre-modèle à la construction européenne sous l’égide de François Mitterrand et d’Helmut Kohl.

70 « Allocution de M. Valéry Giscard d’Estaing à la télévision, pour un message d’adieu aux Français après l’élection présidentielle », Paris, Palais de l’Élysée, mardi 19 mai 1981. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/817013100.html. Consulté le 10.10.2011. 71 MAISCHBERGER, Hand aufs Herz, p. 20 et s. 72 De 2001 à 2006, la journaliste a suivi l’ancien Chancelier dans ses déplacements à l’étranger et lors de ses divers rendez-vous. Son film diffusé sur la chaîne télévisée NDR le 4 juillet 2007, intitulé « Helmut Schmidt außer Dienst » a remporté le prix de la caméra d’or de 2008, dans la catégorie « meilleure information ». 73 Klaus WIRTGEN, « Was ich tun soll, weiβ ich wohl », Der Spiegel, 14.11.1983.

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1. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt de 1981 à 1986 : parcours professionnels divergents et conceptions politiques convergentes

Immédiatement après leur départ du pouvoir, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut

Schmidt retournèrent, dans un premier temps, aux fondamentaux de leurs pays respectifs. À l’occasion de divers colloques et conférences, mais aussi au travers du Zeit, Helmut Schmidt se fit le porte-parole de l’intégration de l’Europe dans le monde. Dans ces années, il acquit le surnom de « Weltökonom », ayant dirigé à l’époque d’une crise économique mondiale, et étant considéré comme l’« inventeur des sommets économiques internationaux »74. Ses publi-cations et diverses contributions, qui jalonnent les années après 1982, témoignent précisément de cette orientation supranationale75. Valéry Giscard d’Estaing, s’il était également sollicité comme orateur dans des rencontres internationales, privilégia, dans sa démarche politique, les affaires nationales en tant que député à l’Assemblée nationale et fédérateur de l’opposition par le centre. Le principe qui régissait son action, « deux Français sur trois, une ambition pour la France », et transposé à la Communauté, « deux Européens sur trois, une ambition pour l’Europe », était étroitement lié à sa conception du rayonnement de la France en Europe et dans le monde76. Les deux conceptions, que défendaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, respec-tivement immanente et transcendante, avaient un point de confluence : l’Europe. Ainsi, si dans les premières années après leur départ du pouvoir les deux hommes menèrent des activi-tés principalement séparées, tous deux suivaient un cheminement intellectuel toujours plus convergent.

1.1. La portée du retour de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans la vie

publique : considérations médiatiques

Les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82 étaient avant tout déterminées par leur propre perception du rôle qu’ils pensaient devoir jouer dans la vie publique. D’emblée, leur volonté de voir leur projet européen aboutir ne leur permettait ni

74 Cf. Nikolaus PIPER, « Die Rückkehr des Weltökonomen », Süddeutsche Zeitung, 01.02.2007. 75 Par exemple, pour l’année 1983. Publications : Ways out of the crisis. 16 theses on world economy, Robinson, Francfort, 1983 ; La economia mundial en juego, Un anàlisis, Friedrich-Ebert-Stiftung, Madrid, 1983. Articles de presses : « Die Weltwirtschaft ist unser Schicksal. Was jetzt Not tut, ist amerikanische Führung », Die Zeit, Nr. 9, 1983 ; « Ein Brief von der Westküste Amerikas », Bergedorfer Zeitung, 02.04.1983 ; « Williamsburg : Viel Lärm und wenig », Bergedorfer Zeitung, 05.06.1983 ; « Die Welt braucht ökonomische Vernunft – aber weder mehr Waffen noch höhere Zinsen », Bergedorfer Zeitung, 27.08.1983 ; « Gipfeltreffen. Chancen und Gefahren », Die Zeit, Nr. 22, 1983. Interviews et analyses : « An imperfect but vital alliance », The Times, Nr 61695, 1983 ; (avec Manfred Lahnstein) « Helmut Schmidt’s prescription. The world economy of stake, the inevitable need for American leadership », The Economist, Nr 7278, 1983. Contributions/discours : « Weltwirtschaft ist unser Schicksal. Rede vor dem Übersee-Club », Hambourg, 05.04.1982 ; « Situation und Zukunft der Weltwirtschaft », Creditanstalt-Bankverein, Vienne, 23.11.1983 ; « Trends in der Weltwirtschaft », Gesprächskreis Wirtschaft und Politik der Friedrich-Ebert-Stiftung, 01.12.1983, Bonn ; « Tendencias en la economia a nivel mundial », Caracas, 10.12.1983. 76 Cf. par exemple : L’État de la France, Fayard, Paris, 1981 ; L’Europe communautaire entre mondialisme et entente franco-allemande, Ass. fr. de sciences po., Paris, 1983 ; Deux Français sur trois, Flammarion, Paris, 1984 ; Valéry GISCARD D’ESTAING ; Jacques CHIRAC ; Raymond BARRE, L’Union libérale, Inter twelve, 1985 ; Valéry GISCARD D’ESTAING ; Jacques CHIRAC ; Raymond BARRE, Une stratégie de gouvernement, Albatros, 1985 ; Les Français : réflexions sur le destin d’un peuple, Pocket, 2001.

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d’être cantonné à une fonction de commentateurs passifs, ni à celle d’opposants politiques animés par le ressentiment d’avoir été battus, car leur crédibilité s’en serait vue ébranlée. En outre, n’étant plus à la tête de leur pays, ils ne détenaient plus le pouvoir de la décision. Dans ce contexte, ils devaient non seulement trouver une place dans la vie politique – et publique –, mais également élaborer une politique de communication pour démontrer à l’opinion pu-blique, comme à leurs successeurs, qu’ils étaient pourvus d’une nouvelle forme de pouvoir, celui de la responsabilité de l’homme public.

Dans ses mémoires, plus encore qu’un sentiment de défaite politique et personnelle lors des élections présidentielles de 1981, Valéry Giscard d’Estaing souligna son sentiment d’avoir été brutalement empêché de mener son projet politique, sa mission, à son terme :

Aujourd’hui où je me sens tout écorché à l’intérieur, la seule manière de ne plus recevoir de blessures c’est de couper les liens avec le milieu politique : je ne lirai plus un journal, je ne regarderai pas une seule image des événements qui vont suivre, je n’irai que chez ceux de mes amis qui accepteront d’éteindre leur appareil de télévision à l’heure des nouvelles. Ce que je ressens n’est pas de l’humiliation, mais quelque chose de plus sévère : de la frustration de l’œuvre inachevée. Disons la véri-té, je n’avais jamais imaginé ma défaite. Elle ne faisait partie d’aucune des prévisions communément acceptées. Le résultat que je voulais obtenir, la prospérité d’une France paisible et moderne, n’en était encore qu’à mi-chemin77.

Sans doute, cherchait-il également à se défaire de la personnalisation de l’échec, celui d’un individu, plutôt que d’un parti, qui marqua les analyses politiques publiées dans la presse au lendemain du second tour des élections présidentielles. Mettre en relief l’inachèvement plutôt que la défaite était vraisemblablement un axe de communication favorable pour organiser son retour sur la scène politique. Chez Valéry Giscard d’Estaing, en effet, le rejet initial de la vie politique, décrit ci-dessus, fut rapidement supplanté par sa candidature aux élections cantonales de Chamalières et à l’élection législative partielle de la 2e circonscription du Puy-de-Dôme, en 1984. Pourtant, comme l’explique Brigitte Gaïti, il s’agissait d’un « difficile retour »78, au cœur de querelles politiques internes dans la nouvelle opposition. Après son échec aux élections présidentielles, Valéry Giscard d’Estaing devait donc trouver une nouvelle fonction dans la vie publique et, comme le souligna Le Monde, « innover pour continuer d’être sur la scène politique un acteur ni trop présent ni trop absent »79. Selon une stratégie de retour progressive, Valéry Giscard d’Estaing a, jusqu’en 1982, d’abord observé une période de silence, qui fut saluée et encoura-gée par ses proches, comme Bertrand de Maigret :

Les Français sont globalement satisfaits du nouveau gouvernement et votre expression publique serait prématurée, sauf pour prendre date sur quelques points essentiels. Dans ce cas, il faudrait que votre in-tervention soit délibérément tournée vers l’avenir et assortie de propositions très concrètes, car votre langage reste associé à l’amertume de la défaite ; le temps n’a pas encore effacé les accents de la cam-pagne présidentielle80.

Conscient que Valéry Giscard d’Estaing n’avait pas l’intention de mettre un terme à ses acti-vités politiques, Helmut Schmidt lui prodigua des conseils similaires :

77 Valéry GISCARD D’ESTAING, Le pouvoir et la vie. Choisir, Vol. 3, Compagnie 12, Paris, 2006, p. 588 et s. 78 Brigitte GAÏTI, « Des ressources politiques à la valeur relative : le difficile retour de Valéry Giscard d’Estaing », Revue française de science politique, vol. 40, n° 6, 1990. 79 « Les antennes d’un "ex-président en activité" », Le Monde, 13.06.1983. 80 Lettre de Bertrand de Maigret à Valéry Giscard d’Estaing, 17.01.1981. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/321-22 correspondance 1981-1993.

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Nous [Helmut et Loki Schmidt] admirons beaucoup votre réserve actuelle. Je peux très bien imaginer la tentation que vous devez ressentir d’intervenir de manière publique à l’occasion de nombreux événe-ments de politique intérieure ou extérieure. Mais, personnellement, je crois que plus vous restez mani-festement silencieux pour l’instant, plus votre voix aura du poids lorsque vous prendrez la parole plus tard81.

Pour que le retour de Valéry Giscard d’Estaing dans la vie publique soit efficace, la crédibilité de son discours, et, a fortiori, son image dans l’opinion française, étaient déterminantes, comme en témoigne la tenue d’une revue de presse par ses conseillers « relative à l’activité de Valéry Giscard d’Estaing entre 1981 et 1983 »82. Alors que Valéry Giscard d’Estaing s’installait dans ses nouveaux bureaux parisiens, rue François Ier, en septembre 1981, Le Quo-tidien de Paris résuma ainsi son avenir politique : « Si Valéry Giscard d’Estaing n’entend pas faire de déclaration prématurée, il n’entend pas non plus tomber dans l’oubli. À 55 ans, c’est "un cas à part", comme le dit Philippe Sauzay. Sa carrière politique est loin d’être toute der-rière lui »83. La réserve de Valéry Giscard d’Estaing était alors de nature à susciter la curiosité des médias, qui se demandaient comment ce dernier allait user de « son statut d’ancien prési-dent, position jusqu’ici inoccupée sur la scène française »84. En 1982, en se présentant aux élections cantonales du Puy-de-Dôme, Valéry Giscard d’Estaing provoqua un engouement des médias, qui hésitaient à percevoir sa candidature comme un nouveau départ ou comme une « restauration »85. Sa démarche fut louée par cer-tains journaux de sa sensibilité politique, dont Le Quotidien de Paris, proche de l’opposition au Président Mitterrand :

Valéry Giscard d’Estaing, dès l’instant où il décidait de poursuivre sa carrière politique, n’avait rien de mieux à faire que de la reprendre à zéro. Ainsi affirme-t-il en effet par une démarche spectaculaire la volonté de se renouveler plutôt que de se perpétuer [...]. L’initiative que vient de prendre l’ancien prési-dent a un double mérite : elle éloigne le passé et réincarne, du moins relativement, l’homme. Son image personnelle, qui n’est pas très bonne, ne peut que s’en trouver favorablement corrigée86.

Ainsi, moins d’un an après sa défaite aux élections présidentielles, Valéry Giscard d’Estaing semblait avoir réussi son retour politique et médiatique, et acquis une crédibilité nouvelle, comme le souligna Le Point :

La « machine Giscard » tourne à nouveau à plein régime. Comme dopé par le résultat des élections par-tielles, qui a dépassé ses espérances mais aussi, insiste-t-il, pris contre-pied à la quasi-totalité des pro-nostiqueurs, l’ex-Président, apparemment revenu de ses amertumes, fourmille de projets87.

En mai 1982, symboliquement lors du premier anniversaire de son départ du pouvoir, l’ancien Président de la République adressa également une « lettre aux Français », comme un message de réconciliation avec les électeurs qui s’étaient détournés de lui et de motivation envers ses

81 Lettre d’Helmut Schmidt à Valéry Giscard d’Estaing, s.l.d.n (automne 1981). In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/321-22 correspondance 1981-1993. 82 Revue de presse relative à l’activité de Valéry Giscard d’Estaing entre 1981 et 1983. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/349. 83 « Voyage indiscret dans le nouveau QG de Valéry Giscard d’Estaing », Le Quotidien de Paris, 09.09.1981. 84 « Où Giscard rentre chez lui et croit que rien n’a changé », Le Figaro, 01.10.1981. 85 « VGE: la restauration? », Le Point, 26.04.1982. 86 « Giscard : je repars de zéro », Le Quotidien de Paris, 25.02.1982. 87 Dominique de Montvallon, « Giscard : les chemins neufs », Le Point, 01.02.1982.

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soutiens88 : « il ne s’agit pas seulement de condamner et rejeter, mais de construire, de ne pas être négatif mais positif. Il faut proposer du juste et du raisonnable. L’adversité actuelle nous appelle à préciser nos positions et nos choix en tenant compte de l’expérience du passé et des réalités du présent »89. En revanche, lorsque Valéry Giscard d’Estaing se présenta aux élections législatives de 1984, la presse écrite, dans sa majorité, sans distinction d’orientation politique ou de lignes éditoria-listes, stigmatisa dans un premier temps, interloquée, ses « retours » de Valéry Giscard d’Estaing sur la scène politique « par la petite porte », principalement au moyen de carica-tures90. Il ressortait surtout de ces dessins humoristiques une interrogation : quel peut être le rôle d’un ancien dirigeant dans la vie publique, et, dans le cas précis de Valéry Giscard d’Estaing, sur la scène politique ? Dans la presse de gauche, comme dans Libération, on res-tait dubitatif sur les ambitions qui animaient Valéry Giscard d’Estaing en revenant dans la vie publique, et on se demandait s’il briguerait à nouveau la Présidence de la République91.

Après 1981, on constate, parallèlement, l’émergence d’une nouvelle perception de Va-léry Giscard d’Estaing par les médias et l’opinion publique, une amélioration de son image directement liée à son départ du pouvoir. Ainsi, La Croix souligna par exemple l’image « la plus surprenante car la plus nouvelle, mais sans doute aussi la plus attachante, du Giscard hu-main qui accepte non seulement de parler avec sa tête mais aussi avec son cœur »92. Même la presse qui s’était opposée à la politique du Président Giscard d’Estaing salua sa nouvelle pos-ture d’ancien dirigeant : « le Giscard de 2 Français sur 3 n’est pas le même que le Giscard de 1981, et encore moins celui de 1974. Le brillant technocrate moderniste a laissé la place à un libéral, non moins moderne, mais débarrassé des états d’âme étatistes »93. Valéry Giscard d’Estaing était également considéré par les Français comme « intelligent », « réfléchi », « honnête » ou encore comme ayant été « un bon président »94. Dans la presse comme dans l’opinion publique – qui rejetaient majoritairement sa candidature à une nouvelle élection présidentielle – Valéry Giscard d’Estaing avait gagné en sympathie, et sa légitimité en tant qu’expert de la scène internationale était incontestable. Dans ce contexte, on peut noter par exemple l’article du journaliste du Times, Charles Har-grove – auteur de Valéry Giscard d’Estaing vu par les Français (1981) -, publié dans la revue Politique étrangère, sous forme de mea culpa, voire d’hommage :

Que restera-t-il dans l’histoire de la politique étrangère de Valéry Giscard d’Estaing ? L’opinion, atta-chée à l’écume des jours, n’en retient pour l’essentiel que les aspects superficiels [...] Je plaide moi-même coupable d’une excessive sévérité dans le chapitre d’un ouvrage que j’avais consacré à l’ancien

88 Le choix des journaux à qui Valéry Giscard d’Estaing a adressé sa lettre, montre que la presse de gauche a été scrupuleusement évitée : Le Matin, France-Soir, Le Monde, Les Echos, Le Nouveau Journal, Le Parisien Libre, La Croix, Le Quotidien de Paris, La Lettre de l’UDF. Le Figaro Magazine, L’Express, Le Point, Le Journal du Dimanche, L’Expansion, Paris Match, Le Nouvel Économiste, Vie Française, Agence Républicaine d’Information, La Lettre A, Mardi Matin, Iris News, Jours de France, VSD. 89 « Lettre aux Français », 28.05.1982. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 332. 90 Par exemple : Les Nouvelles, 19-25.01.1984 ; Le Nouvel observateur, « Le retour de Giscard 2894e » ; Les dernières Nouvelles d’Alsace, 25.09.1984 ; Le Figaro, 01.10.1984 ; « Un petit chez-choi, cha vaut mieux qu’un grand nulle part ». 91 Éric DUPIN, « Giscard choisit la petite porte », Libération, 25.02.1982. 92 Daniel CARTON, « Les trois images de Giscard », La Croix, 07.03.1984. 93 « L’éternel retour de VGE », Libération, 06.03.1984. 94 SOFRES, « L’image de Valéry Giscard d’Estaing auprès des Français », Sema Group, Paris, septembre 1990, p. 156.

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Président de la République que j’avais intitulé « Le rayonnement sans la grandeur ». [...] L’histoire, à mon sens, retiendra, au crédit de la politique étrangère de Valéry Giscard d’Estaing des réalisations in-contestables dans deux domaines principaux – la construction européenne et les rapports avec le Tiers-Monde. En ce qui concerne l’unité européenne, sa conception a été beaucoup plus profonde que celle de ses prédécesseurs. [...] Il aura été à l’origine du Conseil européen, créé en 1974, et du Système moné-taire européen, quatre ans plus tard. Il a été un fervent partisan de l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, afin de donner à la Communauté une indispensable caution populaire95.

Chez les journalistes et les universitaires européens, ce fut bien la politique étrangère de Valéry Giscard d’Estaing qui fit en priorité l’objet de bilans96. Ainsi, il émergea une dichoto-mie entre la perception d’un ancien dirigeant, appartenant au passé, et celle d’un homme pu-blic, que l’on souhaitait voir exercer ses responsabilités, en particulier sur les questions euro-péennes. D’autant plus que, dès 1982, Valéry Giscard d’Estaing, invité à l’émission d’Antenne 2, « L’Heure de vérité », écarta l’hypothèse d’un retour à des fonctions politiques au sens de partisanes :

Qu’est-ce que je cherche à faire ? Je ne cherche pas une fonction. Je ne suis pas leader de l’opposition. Je suis quelqu’un qui a exercé ces fonctions, qui est toujours préoccupé par la vie de son pays, qui s’interroge sur ce qui va se passer en France et, au fond, l’idée de ce que je peux faire c’est d’être une voix qui exprime un certain nombre de points de vue fondamentaux sur l’avenir de la France et sur ce que notre pays peut essayer d’être ou de devenir. J’aurai un rôle politique à suivre mais en fonction des circonstances. Pour l’instant, je ne suis candidat à rien, j’ai pris un mandat local parce que je voulais être près de la vie locale, c’était très important de recueillir les informations de la vie locale. Je ne cherche aucune fonction à la tête d’un parti politique. Je me réjouis que M. Lecanuet soit président de l’UDF, c’est excellent. Je vous parlerai tout à l’heure de l’élection présidentielle pour vous dire qu’elle n’est pas la prochaine élection en France et qu’elle n’est pas celle à laquelle il faut se préparer. Je ne suis candidat à rien sauf à être une voix qui exprime le point de vue de quelqu’un qui a eu l’expérience pendant 7 ans de la vie quotidienne des affaires de la France qui voit maintenant cette fonction de l’extérieur, ce qui est très important et vous permet un dialogue avec ce qu’on a été et en même temps avec ce que font les autres. Donc, c’est être une voix qui exprime sur les grands sujets ce que je crois être l’intérêt de la France97.

Alors que Valéry Giscard d’Estaing avait initialement perçu son départ du pouvoir comme une rupture, Helmut Schmidt, en devenant co-éditeur du Zeit, plus soulagé que blessé, souligna la continuité de la fonction politique à l’activité journalistique :

L’un [l’homme politique] doit fasciner le public pour gagner en sympathie et en approbation, pour que lui et son parti récoltent plus tard des voix ; l’autre [le journaliste] doit captiver son public pour que son journal soit vendu à un nombre suffisant d’exemplaires et pour que son éditeur récolte un revenu suffi-sant98.

En refusant de se soumettre à nouveau au suffrage universel, Helmut Schmidt s’affranchit davantage des contraintes liées à la fonction d’élu et put ainsi commenter librement les évé-nements politiques, en se plaçant du côté des « faiseurs d’opinion ». En raison de son statut d’ancien Chancelier, renforcé par une crédibilité croissante, les titres de ses articles prirent des

95 Charles HARGROVE, « Valéry Giscard d’Estaing », in : Politique étrangère, Vol. 51, N°1, 1986. 96 Cf. par exemple : Paul-Marie de LA GORCE, « Bilan d’un septennat : la politique extérieure française », Poli-tique étrangère, Vol. 46, N°1, 1981 ; Jochen DANKERT, Frankreichs Politik in Europa : von de Gaulle bis Gis-card d’Estaing, Staatsverlag, Berlin, 1982 ; Alfred GROSSER, Affaires extérieures. La politique de la France, 1944-1984, Flammarion, Paris, 1984 ; COHEN, Politique extérieure ; HARGROVE, « Valéry Giscard d’Estaing ». 97 « L’Heure de vérité », Antenne 2, émission de François-Henri de Virieu. Invité : M. Valéry Giscard d’Estaing. 16 septembre 1982 98 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, Weggefährten. Erinnerungen und Reflexionen, 5e édition, Sied-ler, Berlin, 1998, p. 215.

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allures de commandements : « L’Europe ne doit pas s’élargir »99, « La République fédérale doit pousser ses partenaires au commerce »100, « La création d’une union monétaire euro-péenne ne doit pas être repoussée plus longtemps »101, « L’Europe doit manœuvrer un aiguil-lage »102, ou encore « L’union monétaire européenne n’a pas le droit d’échouer »103. L’emploi stratégique de verbes modaux tels que « müssen » – qui indique l’obligation, une vérité de fait –, et « dürfen » – qui évoque une obligation morale – donnent aux lignes d’Helmut Schmidt une tonalité autoritaire. Une « icône »104 ou encore une « légende »105, la parole d’Helmut Schmidt a été sacralisée dans l’opinion publique ouest-allemande après son départ du pouvoir. Celui qui était sur-nommé la « grande gueule » (« Schmidt Schnauze »), réputation acquise dans ses années d’opposition106, fixée en ces deux mots par la presse de l’époque107, devenus quasiment un synonyme de son nom dans les médias lors de son accession au pouvoir108, allait pouvoir ainsi exercer librement son droit de parole. Malgré son départ de la chancellerie, son image de Ma-cher perdurait, par opposition à Helmut Kohl dont la politique s’inscrivait, selon les médias, en opposition avec Helmut Schmidt avec, certes, « plus de chaleur », mais « moins d’actes »109, si bien que le Spiegel titra par exemple : « Kohl dans l’ombre de Schmidt »110. Dans la mesure où il débutait une seconde carrière, Helmut Schmidt refusa d’être appelé, se-lon la tradition, l’Altbundeskanzler, arguant qu’il n’était ni « vieux » ni « Chancelier »111. Dès lors, il apparaissait qu’Helmut Schmidt allait perdurer dans la vie publique et y jouer un rôle de premier plan. Il fut appelé au Zeit par son fondateur et ancien député chrétien-démocrate, Gerd Bucerius, dès 1982, alors que la carrière politique du social-démocrate Helmut Schmidt touchait visi-blement à sa fin. Toutefois, en abandonnant la scène politique, il ne renonçait pas pour autant

99 Ibid. 100 Ibid. 101 Ibid. 102 Ibid. 103 Ibid. 104 Theo SOMMER, Unser Schmidt. Der Staatsmann und der Publizist, Hoffmann und Campe, Hambourg, p. 32. 105 Reinhard APPEL, Helmut Schmidt : Staatsmann - Publizist - Legende, Lingen Verlag, Cologne, 2008. 106 Helmut Schmidt s’était illustré, en tant que député social-démocrate, dans un discours accusateur à l’encontre du ministre de la Défense chrétien-démocrate, Franz-Josef-Strauß, le 22 mars, auquel la presse allemande se réfère régulièrement et volubilement : « Au Bundestag, le 22 mars 1958, Helmut Schmidt-Hambourg, nouvel expert en Défense des sociaux-démocrates, lança les plus gros boulets de canons. Après cela, le surnom de Schmidt, la Grande gueule, lui colla à la peau. Offense pour toute l’assemblée ; Fossoyeur de la démocratie ; Mufle ; Démagogue – Les chrétiens-démocrates, dont le sang n’a fait qu’un tour, accablent Helmut Schmidt d’interruptions irritées. Il reste de marbre : « Parfois, j’ai l’impression qu’il est typique des experts-militaires du groupe CDU-CSU qu’ils ne veuillent pas penser, c’est l’impression que cela donne, au cas où les têtes atomiques viendraient à s’écraser. Vous souvenez-vous aux essais de l’OTAN, Carte Blanche et Lion Noir ? », in : Theo SOMMER, « Atomkrieg ohne Tränen? Im Streit um die N-Bombe ist Nüchternheit geboten », Die Zeit, 29.07.1977. 107 Par exemple Der Spiegel, plus que le contenu et la forme du discours du 22 mars 1958, relève davantage les conséquences médiatiques qui en émanent : « Il [Franz-Josef-Strauß] évita de regarder l’émission télévisée du-rant laquelle l’expert du SPD à la Défense, Helmut Schmidt (« Schmidt-Schnauze ») déchiquetait la politique de Défense chrétienne-démocrate. Au lieu de Strauß, son directeur de Presse, Schmückle observa la prestation de Schmidt sur l’écran », in : « ATOMWAFFEN. Wo, was, wie, wann », Der Spiegel, 29.03.1961. 108 Walter SCHMID, « Kein Auftritt von Schmidt-Schnauze », Bonner Rundschau, 18.05.1974. 109 « Nicht so genau », Der Spiegel, Nr 47/1982. 110 « Kohl im Schmidt-Schatten », Der Spiegel, Nr 44/1982. 111 Traduction par l’auteur de « Personalien. Helmut Schmidt », Der Spiegel, Nr 51/1982.

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au pouvoir. En réalité, l’ancien Chancelier se plaça stratégiquement au cœur de la vie pu-blique, en devenant co-éditeur d’un hebdomadaire parmi les plus influents de RFA, vendu à près de 500 000 exemplaires. Mais surtout, Die Zeit se distinguait par son ancrage manifeste à l’Ouest, et ses positions pro-européennes et atlantistes, ce qui répondait aux affinités d’Helmut Schmidt avec les affaires internationales. À l’époque où Helmut Schmidt était au pouvoir, l’hebdomadaire s’affirma comme un organe de presse social-libéral, une position au cœur du programme du parti FDP d’octobre 1971. À la tête d’une grande coalition, l’hanséatique Helmut Schmidt put établir avec l’hebdomadaire hambourgeois et ses journa-listes, notamment avec Marion Dönhoff, une relation de confiance mutuelle, dont peu de mé-dias eurent le privilège. Die Zeit avait également l’avantage, en tant qu’hebdomadaire, de pu-blier des articles précis et documentés, qui tranchaient avait la presse de boulevard, qu’Helmut Schmidt désapprouvait ouvertement.

L’image de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dépendait autant de leurs nouvelles activités que de leurs actions passées. Cette thèse est corroborée par le fait qu’après 1981/82, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont vus mythifiés en tant que « couple » franco-allemand entré dans l’Histoire des relations bilatérales, dans des articles présentant des tendances hagiographiques – voire nostalgiques : « Depuis plus de vingt ans, initié par de Gaulle et Adenauer, le couple franco-allemand est le moteur de la construction européenne. Jamais pourtant, il n’a connu une telle complicité et une réelle amitié qu’entre le social-démocrate Helmut Schmidt et le libéral Valéry Giscard d’Estaing »112 ; « Le traité inaugure les grands moments de la réconciliation et de la coopération franco-allemande. Après une décennie de relations plutôt tièdes, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dynamisent le volet économique de cette coopération en instaurant, le 8 septembre 1978, le Système monétaire européen »113 ; « le tandem Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing tissa des liens très étroits par-dessus le Rhin comme jamais auparavant »114. Dans la presse, après 1981/82, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sont, ensemble, principalement définis comme les « pères du système monétaire européen »115, ce qui justifie auprès de l’opinion qu’ils prennent position sur les questions économiques européennes. On peut ainsi résumer la perception de leurs activités communes, et de leurs commentaires, par les médias : « leur critique a du poids »116. En d’autres termes, en tant qu’anciens dirigeants, mais également forts du succès de leur collaboration dans le domaine de la construction euro-péenne, ils auraient un rôle de « sages » à jouer auprès de leurs successeurs. À ce titre, les deux hommes sont régulièrement appelés par les médias eux-mêmes afin d’exprimer leur opi-nion sur les divers sujets de l’actualité européenne. Par exemple, un article du Figaro intitulé « La leçon d’Europe de Giscard et Schmidt »117, est révélateur du rôle que la presse confère aux deux anciens dirigeants. Ainsi, on constate que les activités communes de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt au service de l’Europe entre 1974 et 1981, ainsi qu’après le pouvoir, sont majoritai-

112 Marc JEZEGABEL, « 1980. Complicité franco- allemande », Le Figaro, 15.10.2007. 113 « Europe Il y a quarante ans : de Gaulle - Adenauer… », L’Humanité, 22.01.2003. 114 Traduction par l’auteur de Ruth BERSCHENS, « Sie küssten sich und stritten sich », Handelsblatt, 16.05.2006. 115 Ibid. 116 Ibid. 117 « La leçon d’Europe de Giscard et Schmidt », Le Figaro, 10.04.2000.

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rement dépeintes de manière positive par les médias. Dans les années 1980, alors que l’Europe connaissait une phase de crise politique, l’engagement des deux hommes fut consi-déré comme ayant une valeur de relance, une attitude « volontariste et encourageante », tran-chant avec l’« eurosclérose teintée d’euroscepticisme »118. Après 1981/82, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont vus cristallisés comme les symboles de la construction européenne, et attendus dans ce rôle par l’opinion publique.

1.2. Retour aux fondamentaux : Valéry Giscard d’Estaing dans la politique nationale et Helmut Schmidt sur la scène internationale (1982-83)

Pour aborder les activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82, les premières années et leurs premiers choix en tant qu’hommes publics sont révéla-teurs de leurs champs d’actions privilégiés. Même si Valéry Giscard d’Estaing a perduré, dans un premier temps, dans la politique française et qu’Helmut Schmidt s’est tourné vers la scène internationale, leurs efforts se sont rapidement concentrés sur la construction européenne.

En février 1982, moins d’un an après sa défaite aux élections présidentielles, Valéry Giscard d’Estaing lançait le Conseil pour l’avenir de la France (CAF). Ce groupe de réflexion, sorte de cabinet fantôme, visait à formuler un programme alternatif à celui des « socialo-communistes »119 au pouvoir dans l’attente des échéances électorales municipales (1983), européennes (1984), législatives (1986) et surtout présidentielles (1988). Composé de trente-cinq membres, dont des hommes politiques « indépendants »120 - c’est-à-dire pas en exercice dans un ministère –, des anciens conseillers de Valéry Giscard d’Estaing, des intellectuels ou encore des agents économiques, ce « Conseil pour le Progrès Libéral et Social de la France » avait en effet « pour objet de réfléchir à un projet d’action pour la France des années 1980 ; de permettre l’émergence de nouveaux talents politiques ; de préparer l’union des Républicains soucieux de promouvoir le progrès, la générosité sociale et les libertés »121. Selon ces objec-tifs, il apparaissait que Valéry Giscard d’Estaing, qui pensait que les socialistes ne perdure-raient pas au pouvoir, préparait l’alternance politique, dont il se faisait le représentant. Sans doute pensait-il alors possible de se représenter à l’élection présidentielle. Pourtant, très rapidement, la thématique de la construction européenne prit une importance prépondérante dans sa réflexion. Dès sa deuxième réunion, le Conseil créa en effet, à la de-mande de Valéry Giscard d’Estaing une « commission Europe »122. Valéry Giscard d’Estaing, considérant que « les socialistes [avaient] mis l’Europe par terre », opposait sa démarche axée sur le « raisonnement » à celle de son successeur, qui maniait selon lui l’ « affirmation » - ou

118 Françoise CROUIGNEAU, « La banque centrale européenne vue par MM. Schmidt et Giscard d’Estaing », Le Monde, 24.02.1988. 119 Conseil pour l’avenir de la France, réunions plénières 1982/83, 1ère réunion 02.02.1982. In : Archives natio-nales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339. 120 Outre les membres actifs, ce Comité était doté des invités permanents suivants : Simone Veil, Raymond Barre, Jean Lecanuet, Jean-Pierre Fourcade, et Jean-Claude Gaudin. 121 Conseil pour l’avenir de la France, 1ère réunion. 122 La Commission était composée de Daniel Hoeffel (sénateur-maire du Bas-Rhin), Christian Philip (président de l’Université du Mans, Jean-François Deniau (ancien ambassadeur, député européen), le Général Claude Gri-gaut, Simone Martin (député européen), Jean-Paul Mourot (ancien ministre UDR), Robert Bussière (centre d’étude et de prospective stratégique), Francis Cambou (professeur de physique nucléaire, directeur du Centre d’études spatiale des rayonnements), Francis Doré (ancien ambassadeur), Patrick Gérard (jeunes giscardiens).

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les effets d’annonce – et cherchait à susciter l’ « émotion »123 auprès des citoyens français. En d’autres termes, Valéry Giscard d’Estaing se faisait le défenseur d’une attitude réaliste et pragmatique vis-à-vis de la construction européenne, qui consistait à prendre des décisions concrètes plutôt qu’à mener des actions symboliques. Les premiers mois de l’activité de Valéry Giscard d’Estaing au sein du CAF dénotent aussi une amertume envers l’opinion publique, qui ne fut pas en mesure, d’après lui, de comprendre sa politique européenne. Cette posture amena certains membres du CAF à suggérer à Valéry Giscard d’Estaing, à sa demande, la stratégie de communication suivante :

Je ne crois pas qu’il convienne de parier aujourd’hui publiquement sur l’échec inexorable de la gestion socialo-communiste, alors que l’opinion est flattée par un certain nombre de mesures démagogiques. Il me paraît plus opportun de s’attacher à identifier, dans l’évolution profonde des mentalités, des élé-ments susceptibles d’offrir une alternative correspondant à son besoin d’action et d’idéologie124.

Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing notait que l’Europe était une « idée trop vague » et qu’il fallait présenter les nouvelles initiatives comme une « solution »125 aux crises inté-rieures, et plus précisément « aux difficultés d’aujourd’hui qui s’appellent d’abord chômage et inflation »126. En somme, les citoyens français devaient percevoir l’influence de la politique européenne dans leur vie quotidienne. Pour Valéry Giscard d’Estaing, la communication sur l’Europe devait mettre en relief sa contribution à la « prospérité et au progrès » et être présen-tée comme « un moyen de résoudre les problèmes auxquels les États n’ont pas pu et su trou-ver une solution »127. Ainsi, la base de travail de la Commission Europe reposait sur le constat suivant :

L’Europe s’est enfermée dans un carcan institutionnel trop lourd, lequel a secrété un reproche justifié de bureaucratisme. Le second souffle de l’Europe doit être recherché hors des structures communautaires traditionnelles. L’Europe s’est enlisée dans les problèmes quotidiens de l’union douanière et des poli-tiques communes. Il faut que se dégage une nouvelle volonté politique capable d’aider à résoudre les différends inhérents au fonctionnement du marché commun128.

Si l’un des premiers enjeux de cette observation était de rapprocher l’Europe de ses citoyens, il n’était pas pour autant question d’une intégration politique. En réalité, en identifiant le mar-ché commun comme la clé de voûte de la relance européenne, les membres du CAF imagi-naient davantage des progrès européens dans le domaine économique. Dès lors, il se dessina également dans leurs réflexions une méthode d’action, qu’ils souhai-taient voir portée par Valéry Giscard d’Estaing :

Pour donner à l’Europe un nouvel élan, il ne faut pas se perdre dans un catalogue de propositions mul-tiples ni céder à la tentation de l’utopie. Il convient de se rappeler la méthode imaginée par Robert Schuman et Jean Monnet reste seule capable de faire avancer la construction européenne: « l’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». Nous devons éviter toute fuite en avant institutionnelle129.

123 2e réunion du CAF, 25.02.1982, travaux de la Commission politique étrangère /européenne. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339. 124 Lettre de Myriana Albrecht à Valéry Giscard d’Estaing, 18.02.1982. In : ibid. 125 Réunion du CAF, Commission Europe, 24.11.1982. In : ibid. 126 2e réunion du CAF, 25.02.1982. 127 Ibid. 128 Ibid. 129 Ibid.

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Ainsi, au rêve européen, les collaborateurs de Valéry Giscard d’Estaing privilégiaient le réa-lisme. Dans son rapport sur l’avenir de la construction européenne, la Commission Europe détermina finalement que la politique monétaire devait être le levier central de la relance :

L’un des seuls succès de la CEE au cours des années récentes a été l’institution du SME créé à l’initiative du Président Valéry Giscard d’Estaing en 1979. Depuis cette date, le SME a prouvé son utilité. Il est cependant resté à sa première étape et aucun accord n’a été conclu pour mettre en œuvre les prolongements imaginés à l’origine. Il est urgent de mettre en œuvre la seconde étape du SME. Une véritable politique monétaire commune est une condition nécessaire à tout développement réel de l’Europe (voir les difficultés du marché commun agricole liées à la crise monétaire) et pour que cette dernière soit entendue dans le monde. Une politique monétaire commune devra à terme déboucher sur une monnaie commune. Il faudra frapper des Ecus européens. Ceci matérialisera l’Europe pour chaque citoyen130.

Par conséquent, deux conceptions de l’Europe des citoyens s’opposaient : celle de François Mitterrand, à la dimension sociale, axée sur « éducation, jeunesse, allègements des contrôles aux frontières, santé, recherche »131 et celle de Valéry Giscard d’Estaing reposant sur l’intégration économique, domaine régissant à ses yeux la vie quotidienne.

Quand Helmut Schmidt est parti du pouvoir, la situation économique mondiale le pré-occupait particulièrement, dans la mesure où les pays européens entraient dans une deuxième phase de contre-choc pétrolier (1982-86), plus néfaste que la situation après le choc de 1973132. Comme en témoignent ses discussions avec des personnalités françaises quand il était encore Chancelier, Helmut Schmidt était pessimiste quant aux possibilités de l’Europe de sor-tir rapidement de la crise, en particulier en raison de la situation politique américaine :

Il a dit à M. Reagan et estime que les chances de surmonter la récession ne dépassent que fort peu les risques d’une dépression. Le poids des États-Unis (40% du produit national de tous les pays occiden-taux) reste trop important compte tenu du fait que son gouvernement change tous les quatre ans et qu’il faut un an, en moyenne, au nouveau pour être en mesure de maîtriser les problèmes133.

En d’autres termes, il considérait que, jusqu’en 1985, les chances d’une relance économique étaient faibles. Par conséquent, durant l’année 1983, Helmut Schmidt s’efforça de formuler des propositions sur son sujet de prédilection, la coopération économique internationale. Une de ses premières prises de position dans le domaine fut un avant-propos rédigé pour la version allemande de l’étude sur les sommets économiques de Georges de Ménil et d’Anthony Salomon134. Ces derniers, chargés par le Council on Foreign Relations de mener des travaux sur le rôle des

130 Rapport de la Commission Europe du CAF sur l’avenir de la construction européenne. In : Archives natio-nales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339. 131 Hubert VEDRINE, Les mondes de François Mitterrand, À l’Élysée (1981-1995), Fayard, Paris, 1996. 132 Cf. Philippe SIGOGNE ; Monique FOUET, « Après deux chocs pétroliers : diagnostics et perspectives », in : Revue de l'OFCE, n°1, 1982. p. 9-49, url : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ofce_0751-6614_1982_num_1_1_915. Consulté le 28 août 2012 133 Note de l’ambassadeur Brunet, entretien avec le Chancelier, 12.01.1982. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, François Mitterrand, 5 AG 4 CD 190 Dossier 5 entretiens Mitter-rand/Schmidt. 134 Ces travaux ont été publiés en trois langues : Economic Summitry, Council on Foreign Relations, 1983, tra-duit en allemand avec une préface de Helmut Schmidt Weltwirtschaftsgipfel, Arbeitspapiere zur Internationalen Politik, Forschungsinstitut der Deutschen Gesellschaft für Auswärtige Politik, Bonn, 1983 et en français Les sommets économiques : Les politiques nationales à l’heure de l’interdépendance, Institut Français des Relations Internationales, Paris.

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rencontres internationales, consultèrent un de ses créateurs, Helmut Schmidt, qui livra l’analyse suivante :

Le monde a besoin de ce dialogue annuel régulier. Il est un facteur de stabilisation, qui n’est que secon-daire en comparaison de ses répercussions sur l’économie. Son principal effet secondaire positif est qu’il empêche le recours à des mesures protectionnistes extrêmes. Les sommets s’avèrent d’une effica-cité déterminante pour préserver le principe de la liberté du commerce. Ils ont empêché l’éclatement d’une guerre commerciale à l’époque difficile du processus d’absorption des chocs, qui était marquée par un haut niveau de chômage et d’inflation. Dans ce contexte, ils ont également facilité la situation d’interdépendance de l’économie mondiale135.

En conséquence, Helmut Schmidt considérait que, en raison de la mondialisation, les crises économiques devaient se régler à l’échelle internationale. Or, le poids économique des États-Unis empêchait les Européens de peser sur les décisions mondiales.

« L’Europe doit agir maintenant »136, cette phrase d’Helmut Schmidt traduit son ap-proche pragmatique de la construction européenne, qui s’oppose à ce qu’il considérait comme des tergiversations politiques de la part du gouvernement ouest-allemand. L’homme d’action, Helmut Schmidt, privilégiait les « faits » aux discours grandiloquents sur l’amitié franco-allemande en Europe. De son point de vue, les relations chaleureuses qui caractérisaient les rencontres entre François Mitterrand et Helmut Kohl étaient superficielles, aussi longtemps qu’elles ne se mettaient pas au service de décisions européennes concrètes. Son Europe à lui devait être dotée d’une véritable direction politique à sa tête. Mais cette perspective d’« action commune » devait émerger d’une véritable « volonté »137 franco-allemande. Dans Die Zeit, Helmut Schmidt s’efforça de souligner la distinction entre deux approches de la politique eu-ropéenne, la sienne, fondée sur le « réalisme » et la « raison », et celle de son successeur, em-preinte, selon lui, d’« idéalisme » et de « moralisme »138. En conclusion, la construction euro-péenne pouvait, selon lui, faire des progrès139 en s’affirmant140 en tant que grande puissance sur la scène internationale, selon des orientations raisonnables141 et dans l’action concrète142, plutôt que stagner avec des grandes visions théoriques. Dans ce contexte, l’« affirmation de l’Europe »143 sur la scène internationale par un plus grand investissement des Européens dans l’alliance occidentale était devenue pour Helmut Schmidt une nécessité absolue. Dans Die Zeit, il radicalisa encore plus son opinion sur les États-Unis, dont il avait déjà critiqué l’irresponsabilité de la politique économique et monétaire dans les années 1970. Helmut Schmidt infléchit sa position sur les questions de défense dans les an-nées 1980 : « le pouvoir militaire hégémonique de l’URSS s’oppose de manière bipolaire à l’hégémonie des USA, les deux prenant relativement peu en considération leurs alliés respec-tifs »144. Selon Helmut Schmidt, l’Europe devait donc regagner en indépendance en assumant un rôle plus important dans les questions de défense et de sécurité, au lieu de laisser aux grandes puissances extérieures le monopole de décisions qui concernaient directement

135 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Vorwort », in : DE MENIL, Weltwirtschaftsgipfel. 136 Helmut SCHMIDT, « Europa muß jetzt handeln », Die Zeit, 04.01.1985. 137 Ibid. 138 Helmut SCHMIDT, « Die Vernunft darf nicht abdanken », Die Zeit, 18.04.1986. 139 Helmut SCHMIDT, « Europa braucht Fortschritte », Die Zeit, 09.11.1984. 140 Helmut SCHMIDT, « Europa muß sich selbst behaupten », Die Zeit, 21.11.1986. 141 Traduction par l’auteur de ibid. 142 Ibid. 143 Ibid. 144 Ibid.

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l’Europe. Il s’agit d’une position que Valéry Giscard d’Estaing défendit également dans un article intitulé « L’Europe doit se ressaisir », dans lequel il encourageait les dirigeants euro-péens à tenir un discours commun en matière de politique étrangère145. Dans Deux Français sur trois (1984), Valéry Giscard d’Estaing dénonçait a contrario « la primauté donnée aux intérêts particuliers sur l’intérêt national dans les grandes orientations du pays, la recherche systématique de la déresponsabilisation, et le neutralisme »146 en Europe occidentale – et par-ticulièrement en France, en RFA et en Grande-Bretagne. La prise de décision politique pour relancer la construction européenne était d’autant plus importante que, selon l’analyse de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, l’Europe ne pourrait imposer son discours – d’une seule voix – dans le monde, que si elle constituait un espace économique puissant. Valéry Giscard d’Estaing comme Helmut Schmidt préconisaient donc, en priorité, l’achèvement de l’unification monétaire. Dans Die Zeit, Helmut Schmidt développa par exemple très clairement les objectifs qu’ils avaient poursuivis avec la création du SME :

Maintenir des parités aussi fixes que possible entre les pays membres pour encourager aussi bien la sta-bilité de valeur monétaire que le commerce intra-européen et faciliter ainsi la cohésion de la Commu-nauté européenne ; pousser leurs gouvernements, contraints par les exigences de leur politique moné-taire et financière, à chercher à s’adapter au cours de change, pour encourager la convergence des diffé-rentes politiques économiques et monétaires et, par conséquent, l’intégration économique ; créer pro-gressivement et graduellement une monnaie européenne uniforme à travers l’ECU, qui parviendrait à terme à égaler le dollar (ou le yen japonais)147.

Ce dispositif était donc la première étape du calendrier qui devait mener l’Europe au statut d’une puissance économique et monétaire internationale. En raison du deuxième choc pétro-lier, des manœuvres de la Grande-Bretagne et surtout de la défaite des deux dirigeants à leur réélection, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt n’avaient pas pu mener la phase d’institutionnalisation du mécanisme commun de change. Au milieu des années 1980, Helmut Schmidt affirma cependant sa conviction que le bilan positif du SME, la nécessité de sortir les États européens de la crise et enfin la démission des États-Unis dans la mise en œuvre d’une réforme économique mondiale étaient autant de facteurs qui plaidaient en faveur d’une plus grande cohésion européenne148. Dans l’intérêt d’un véritable « marché commun », Helmut Schmidt utilisa la tribune médiatique pour appeler les gouvernements français et ouest-allemand au « compromis »149. En conclusion Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dénonçaient le manque d’esprit d’initiative de la nouvelle génération de dirigeants européens, et plus particulièrement de leurs successeurs, préoccupés davantage par le mécontentement de leur opinion publique sur la situation économique de leur pays suite aux deux chocs pétroliers. Mais surtout, considérant que « du fait de l’unification de l’Europe, du fait de la mondialisation croissante des pro-blèmes, il n’est pas déraisonnable de penser que le sort individuel de nos compatriotes, celui de nos entreprises, et celui de quelques grands sujets de notre vie nationale dépendront pour

145 Serge MAFFERT, « Giscard : l’Europe doit se ressaisir et prendre en charge sa défense », Le Figaro, 10.02.1982. 146 GISCARD D’ESTAING, Deux Français sur trois, p. 75. 147 SCHMIDT, « Fortschritte ». 148 Ibid. 149 Ibid.

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plus de moitié des décisions ou d’événements extérieurs »150, l’organisation d’une puissance européenne était urgente.

1.3. Le concept de supranationalité chez Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt après 1981/82

Depuis le début des années 1970, les États européens se trouvaient à une période char-nière de leur Histoire, puisqu’ils se voyaient intégrés malgré eux dans le phénomène de mon-dialisation – ou de globalisation –, particulièrement dans le domaine économique. La multila-téralisation du commerce, l’interdépendance des économies et l’ouverture des frontières exi-geaient la recherche de solutions supranationales. Cette prise de conscience était d’autant plus difficile que des siècles de politique nationale avaient façonné des traditions économiques aux antipodes. Dans ce contexte, la recherche de la convergence entre les pays européens exacer-bait souvent les divergences entre ces derniers. Alors que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’étaient présentés comme des dirigeants pragmatiques, recherchant des solutions communes aux difficultés nationales, ils s’affirmèrent, après 1981, ouvertement comme de fervents Européens. Dans les premières années après 1981/82, ils s’attachèrent surtout à dé-montrer que l’Europe des nations, dans le sens du maintien strict des souverainetés et de la coopération européenne selon la seule méthode gouvernementale, était un concept suranné. Dans ce contexte, ils dénoncèrent la persistance d’idéologies et du dogmatisme, particulière-ment en France et en RFA, qui, à leur sens, desservait paradoxalement l’intérêt national, et a fortiori la cause européenne.

1.3.1. La coopération Mitterrand-Kohl au début des années 1980 selon leurs

prédécesseurs : l’État français face à la rigueur allemande ?

Avec l’accession au pouvoir de François Mitterrand, se profilait l’avènement d’un so-cialisme radical en France. Cette perspective amena donc Valéry Giscard d’Estaing à œuvrer contre la socialisation de l’économie, synonyme à ses yeux d’isolement du reste des parte-naires européens et internationaux, et contre la présence de communistes au gouvernement qui attisaient la méfiance de la RFA et des États-Unis. En France, la majorité sortante avait aussi contribué à alimenter la peur de la politique mitterrandienne, relayée par la presse allemande, à l’instar du Spiegel : « si le candidat de gauche est élu, prévient Michel Poniatowski, [...] on verra débouler des chars soviétiques sur la place de la Concorde »151. Aussi, rapidement après son élection, François Mitterrand dut se justifier auprès de la presse allemande et infléchir son statut d’homme de gauche, et surtout réfuter une quelconque accointance avec les sovié-tiques : « Je ne suis pas né en homme de gauche, encore moins en socialiste [...] Quand les communistes se sont décidés pour l’Est et le Pacte de Varsovie, j’ai choisi l’Ouest, l’Alliance atlantique et la construction européenne »152. L’Allemagne, dans la politique étrangère du nouveau gouvernement français, représentait un axe majeur, comme en atteste le premier

150 Assemblée nationale, Compte-rendu analytique officiel, 2e séance du 16.06.1987, in : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 392 manuscrits du Président janvier-juin 1987. 151 Traduction par l’auteur de « Frankreich. Gröβtes Drama », Der Spiegel, 04.05.1981. 152 Traduction par l’auteur de « Ich wurde nicht als Linker geboren », Der Spiegel, 25.05.1981.

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voyage officiel du ministre Claude Cheysson réservé à Bonn. Pour la presse ouest-allemande, ce dernier compensait le fait que « son chef d’État, Mitterrand, se préoccupe peu de politique extérieure »153. De même, le Premier ministre, Pierre Mauroy, était considéré comme un « manager, dont la bonhommie tranche avec l’attitude distanciée de Mitterrand »154, ou encore Jacques Delors, était jugé le plus crédible pour les questions économiques parmi les socia-listes155. En RFA, après une courte collaboration entre Helmut Schmidt et François Mitterrand, on as-sista avec l’arrivée au pouvoir d’Helmut Kohl, au même titre que la France, à un « tournant » radical dans le paysage politique. Digne héritier de Konrad Adenauer, la conviction euro-péenne du nouveau Chancelier n’était pas remise en question. En revanche, les enjeux pour la construction européenne de sa propension à mener une politique économique selon les strictes directives ordolibérales – et selon le modèle de l’ancien chancelier Ludwig Erhard – n’échappèrent pas à Helmut Schmidt, qui défendait au contraire un assouplissement de la po-sition de la RFA envers ses partenaires européens, souvent perçue comme inflexible par l’opinion publique. La mésentente tenace entre Helmut Schmidt et Helmut Kohl, jusque dans les années 2000, est de notoriété publique : le premier, quand il était au pouvoir, avait exprimé son irrévérence envers le chef de l’opposition CDU, le « provincial », en affirmant par exemple que « le poste de chancelier n’est pas pour lui » ; le second avait, pour sa part, quali-fié Helmut Schmidt d’ « adversaire effrayant ».

Pendant la campagne présidentielle, la France s’était scindée en deux camps, avec, schématiquement, chiraquiens et giscardiens d’un côté, et socialistes et communistes de l’autre. Avec l’élection de François Mitterrand, et la dissolution de l’Assemblée nationale dans l’ancienne majorité présidentielle, la droite fut d’emblée écartée du pouvoir. Dans le raisonnement de Valéry Giscard d’Estaing, l’opposition devait dès lors reconquérir la majorité parlementaire pour contenir le gouvernement du Premier ministre socialiste, Pierre Mauroy, et rassembler « deux Français sur trois » autour de la droite républicaine et du centre. Dans son discours, la reconquête des « déçus du socialisme » et la mise en œuvre d’un « libéralisme solidaire »156 revenaient tel un leitmotiv. Il s’agissait surtout de servir sa conception d’un « grand dessein pour la France »157 : un pays politiquement et économiquement libéralisé, capable de jouir des bénéfices du marché international ; mais également une grande nation humaniste, ayant valeur d’exemple en Europe et dans le monde. C’est pourquoi, avec le Parti radical, le MRP et le RPF, l’UDF se devait, selon Valéry Giscard d’Estaing, de défendre les valeurs communes et d’éveiller la « conscience européenne de la France », notamment en replaçant l’Europe au centre du débat politique158.

Aussi, Valéry Giscard d’Estaing contesta vivement le bilan socialiste : les carences dans la politique de production et d’investissement, l’inefficacité des nationalisations, et sur- 153 Traduction par l’auteur de « Mein Freund Genscher », Der Spiegel, 08.06.1981. 154 Traduction par l’auteur de « Pierre Mauroy », Der Spiegel, 15.06.1981. 155 Cf. « Neuer Schwung in Frankreichs Wirtschaft », Der Spiegel, 18.05.1981. 156 Cf. par exemple l’interview de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, à Antenne 2 le 16 septembre 1982 sur la politique économique et son rôle dans l’opposition. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 157 Louis PAUWELS, « L’ancien Président de la République », Le Figaro, 04.01.1986. 158 Discours de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, au congrès de l’UDF, sur une stratégie pour l’opposition, Pontoise, le 28 novembre 1982. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011.

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tout l’échec dans l’amélioration du niveau de vie des Français159, clé de voûte des promesses électorales de François Mitterrand. En somme, ses attaques se concentraient sur les questions économiques. Au plan national, Valéry Giscard d’Estaing s’opposa donc notamment à la mise en œuvre du socialisme économique, qu’il jugeait non seulement incompatible avec l’intégration européenne, mais surtout en rupture avec le bilan de son propre septennat. L’objet du premier communiqué de Valéry Giscard d’Estaing, en tant qu’ancien Président de la République, fut alors d’alerter l’opinion publique sur les conséquences de la première déva-luation. Il exprimait surtout son inquiétude sur le fait que ces mesures « [conféraient] au mark la suprématie dans le SME »160. En effet, en dépréciant le franc, on renforçait le statut de va-leur refuge du mark, ce qui contrariait les plans de l’ancien Président de la République qui tenait tout particulièrement à ce que la France soit aussi concurrentielle que l’économie ouest-allemande. Ces mesures risquaient également d’aggraver la fuite des capitaux qui avait débuté avec l’arrivée au pouvoir des socialistes. Valéry Giscard d’Estaing était convaincu que le « manque d’action pour l’organisation de l’Europe »161 de la part de la France allait de pair avec cette situation d’infériorité économique et monétaire. Sa posture reflétait également la crainte de voir le nouveau Président de la République laisser flotter le franc hors du SME, ce qui aurait mis en danger l’union monétaire européenne. Valéry Giscard d’Estaing prônait, au contraire, la mise en œuvre d’une économie « ver-tueuse » à long terme, sur le modèle ouest-allemand, axée notamment sur le « rétablissement de l’équilibre extérieur pour assurer la stabilité de la monnaie »162, plutôt que la politique de la relance et des dépenses publiques de type keynésienne – ou de deficit spending. La rigueur et la stabilité étaient en effet des conditions sine qua non pour que la RFA accepte la relance de la coopération monétaire, elle-même nécessaire pour que la France accède à un niveau de croissance soutenu, au renforcement structurel de son économie et à la discipline anti-inflationniste. Les dévaluations étaient perçues par Valéry Giscard d’Estaing comme une poli-tique économique strictement conjoncturelle, en rupture avec le dynamisme d’intégration eu-ropéenne et la discipline économique qu’il avait engagés en collaboration avec Helmut Schmidt. Dans les médias, Valéry Giscard d’Estaing pressait en somme la France à sortir de la crise économique pour enfin jouer son rôle d’aiguillon politique de l’Europe163. En 1984, le député Valéry Giscard d’Estaing entrait à l’Assemblée nationale avec le constat suivant : « Après quatre ans de gestion socialiste, les finances de la France sont très ma-lades »164. Il reprochait surtout au gouvernement d’avoir mené une politique économique au-tarcique, et d’avoir ainsi privé la France de la reprise du commerce international et de

159 Articles de Valéry Giscard d’Estaing dans Le Figaro les 21, 23 et 25 juin 1982, sur la situation économique, sociale et internationale de la France et les perspectives d’avenir. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 160 « 6 octobre 1981 : dévaluation du franc. Valéry Giscard d’Estaing : Un premier signal d’alarme », La Docu-mentation française, 19.10.1981. 161 Ibid. 162 « Interview de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, à Antenne 2 le 16 septembre 1982 sur la politique économique et son rôle dans l’opposition ». Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 163 Interview de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, dans L’Alsace, 9.11.1982, sur la crise et l’avenir pour la France. Cf. Idem. 164 Intervention de Valéry Giscard d’Estaing à l’Assemblée nationale. Journal officiel de la République fran-çaise, débats parlementaires, Assemblée nationale, 7e législature, 2e séance du mercredi 16 octobre 1985, compte rendu intégral, p. 3124 et s.

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l’accélération de la croissance dans les pays de l’OCDE, depuis 1983. Son argument phare était le manque de réalisme du socialisme, arcbouté sur des promesses électorales – une forme de clientélisme –, soulignant, en effet, que les mesures sociales en faveur du pouvoir d’achat et la relance par la consommation – revalorisation du salaire minimum, des allocations fami-liales et allocations logement en particulier – avaient montré leur effet pervers, car, au lieu de stimuler la consommation de produits français, ce dispositif avait au contraire augmenté les importations et, par conséquent, le déficit commercial, et créé une inertie vectrice de chômage et une inflation nourrie. Ainsi, avec une baisse de la production industrielle française, Valéry Giscard d’Estaing dénonça la responsabilité des socialistes dans le manque de compétitivité de la France dans le commerce international165. Valéry Giscard d’Estaing ne se borna pas à la critique de la politique socialiste, mais se fit également, conformément aux vœux des membres du CAF, le porte-parole du « programme d’action de l’opposition », axé notamment sur la relance de la croissance par des mesures donnant la priorité au marché plutôt qu’à l’intervention de l’État par « la libération des prix », ou encore allégeant le coût du travail par « la réduction des prélèvements obligatoires »166. En d’autres termes, Valéry Giscard d’Estaing se faisait le défenseur de l’économie de marché, dans la perspective de l’avènement du Marché unique européen, du modèle allemand en somme. L’échec de la gauche aux élections législatives et la cohabitation entre le président PS, François Mitterrand, et le gouvernement du Premier ministre RPR, Jacques Chirac, en 1986, donnèrent à Valéry Giscard d’Estaing l’assise nécessaire pour présenter son projet de loi sur la libéralisation de l’économie. Il fit donc abroger l’ordonnance n° 45-1483 sur l’encadrement des prix et n° 45-1484 sur la réglementation sur les échanges commerciaux sur le territoire français, visant l’établissement d’une plus grande liberté de la concurrence en France. Alors que le mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing était placé sous le signe de la libéralisation de l’économie, le fait que ce dernier n’ait pas mené ces réformes quand il était au pouvoir apparaît stratégique. En effet, les Français comptent, aujourd’hui encore, parmi les plus hostiles à la mondialisation et au capitalisme. Pour Valéry Giscard d’Estaing, en revanche, l’avenir économique de la France résidait dans la « concurrence libre et non faussée »167 - ou autorégulation du marché -, dans laquelle l’intervention de l’État n’avait plus sa place. Parmi les conseillers du Président Mitterrand, cette attitude suscita une polémique acerbe. Dans une note adressée à François Mitterrand par le Secrétaire général de l’Élysée, Jean-Louis Bianco on peut ainsi lire :

M. Giscard d’Estaing a-t-il lu l’ordonnance du 30 juin 1945 dont il demande l’abrogation ? Supprimer l’ordonnance du 30 juin 1945, c’est porter atteinte à la protection des consommateurs, [...] c’est renon-cer à la lutte contre les ententes et positions dominantes. Aujourd'hui, ce texte permet de défendre la libre concurrence dans le cadre de la lutte contre les causes structurelles de l’inflation. Demain, l’État ne pourra plus se donner les moyens de faire respecter la libre concurrence. M. Giscard d'Estaing - gros uti-lisateur de l'ordonnance du 30 juin 1945 est-il qualifié pour en demander l’abrogation? L'ordonnance a servi de fondement au blocage des prix (1963 Giscard, 1976 Barre) Le contrôle des prix a été extraordi-

165 Ibid. 166 Conférence de presse de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, sur le programme d’action de l’opposition, 21.01.1985, Paris. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 167 Cette notion se retrouve dans le texte de la Constitution européenne, formulée par les membres de la Conven-tion européenne présidée par Valéry Giscard d’Estaing.

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nairement développée de 1974 à 1978. La libération des prix de 1978 à 1980 est un modèle de dérapage non contrôlé et d’explosion inflationniste168.

Parallèlement, le gouvernement socialiste tentait pourtant de rompre avec l’image d’une poli-tique économique ancrée à gauche, qui était rejetée par la majorité des dirigeants européens :

Le gouvernement a choisi pour la France une économie ouverte. La maîtrise de l’inflation et la réduc-tion des déficits sont en bonne voie. Il faut en finir avec la tentation illusoire du repli sur soi. La crise économique, c’est la guerre commerciale. Une économie, pour être pleinement compétitive, doit savoir affronter la concurrence là où celle-ci est la plus forte, par l’innovation, les prix et le marketing169.

En RFA, Helmut Schmidt adoptait une attitude de méfiance, voire de défiance envers la France mitterrandienne. Lorsque François Mitterrand fut élu à la présidence en 1981, sa collaboration avec Helmut Schmidt s’annonçait a priori sous de mauvais auspices. En effet, si les questions partisanes n’étaient pas intervenues dans la relation entre le « socialiste libéral » Helmut Schmidt et le « libéral du progrès »170 Valéry Giscard d’Estaing, le Chancelier et le nouveau Président de la République avaient des antécédents politiques conflictuels. Au sein de l’Internationale socialiste, ils n’avaient pas caché leurs divergences de points de vue, en particulier sur la question communiste. Tout comme Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt rejetait le socialisme à la française, et plus particulièrement son association avec les communistes dans le Programme commun171. Helmut Schmidt avait en effet été l’un des arti-sans du programme de Godesberg de 1959, dans lequel le SPD avait définitivement abandon-né les principes marxistes, et il prit également une part active dans la radicalisation de la rup-ture avec le communisme et la libéralisation de la gauche allemande moderne. Il s’inscrivait donc en faux avec la « thèse rhétorique et idéologique selon laquelle seul le socialisme uni pouvait surmonter le capitalisme »172 et, en fervent défenseur de l’économie sociale de mar-ché, il ne pouvait cautionner la mise en œuvre du socialisme économique en France173. Outre des rapprochements franco-allemands sur les questions militaires durant les dix-sept mois pendant lesquels François Mitterrand et Helmut Schmidt ont simultanément exercé le pouvoir, le Chancelier allemand doutait incontestablement des capacités de François Mitterrand, « un homme de lettres »174, à faire avancer l’économie française, et a fortiori l’union monétaire de l’Europe. Un an à peine après son départ du pouvoir, Helmut Schmidt s’attaqua publiquement à la poli-tique socialiste en présentant la victoire de la droite aux élections municipales de 1983 comme une preuve de l’échec du nouveau Président de la République. Selon lui, le remplacement du gouvernement « libéral-conservateur » par un gouvernement « socialiste-communiste » n’avait pas réglé le problème de la crise économique175. Bien au contraire, Helmut Schmidt

168 « M. Giscard d'Estaing et l'ordonnance du 30 juin 1945 », note du 25.01.1985. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, papiers Jean-Louis Bianco, AG/5(4)/6589. 169 Édith Cresson, « éditorial », in : Comet, Lettre du Ministère du Commerce extérieur et du tourisme, n°3, mai 1984. 170 Cf. « Giscard parle », Paris Match, février 1982. 171 Cf. Christelle FLANDRE, Socialisme ou social-démocratie ? : Regards croisés français allemands, 1971-1981, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 131. 172 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, Weggefährten, p. 256. 173 MIARD-DELACROIX, Helmut Schmidt, p. 99. 174 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, Weggefährten, p. 256. 175 Helmut Schmidt, « Ich halte es für richtig, an die lange Wegstrecke zu erinnern », in : Sozialdemokratischer Pressedienst, Bonn 13.05.1983.

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faisait clairement la différence entre la France de Valéry Giscard d’Estaing et celle de Fran-çois Mitterrand, en affirmant par exemple qu’ « en 1981, la France avait, à l’époque du chan-gement de Président, concernant le déficit budgétaire, un des budgets les plus solides d’Europe »176. L’ancien Chancelier opposait donc la réussite du bilan de Valéry Giscard d’Estaing dans sa politique de résorption du déficit budgétaire à l’échec du « deficit spen-ding » poursuivi par François Mitterrand, consistant dans la relance par la dépense publique en fonctionnant sur des budgets déséquilibrés. Enfin, Helmut Schmidt s’opposa avec force aux « tendances protectionnistes »177 du gouvernement français, incompatibles à ses yeux avec ses ambitions d’expansion. Dans le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, la politique économique française, sous l’égide de François Mitterrand, était en somme jugée incompatible avec l’esprit des textes fondateurs de la Communauté économique européenne sur le Marché com-mun, et avec l’intégration occidentale de l’Europe. Il s’agit d’un point de vue que Valéry Gis-card d’Estaing défendait avec constance depuis son retour à des activités politiques, comme en témoigne cette prise de position lors d’une réunion du CAF en 1982 :

La politique économique et sociale de la France depuis 1981 se situe à contre-courant du libéralisme prôné par nos partenaires. Peut-on imaginer une France socialiste dans une Europe libérale? Et croire que l’Europe se convertira au socialisme est un pronostic peu crédible. La participation de ministres communistes au gouvernement de la France, les nouvelles nationalisations et le contrôle de l’État sur l’économie tel que le souhaite la majorité aujourd’hui, une planification renforcée, les lois Auroux, ou la semaine des 35 heures ne sont pas compatibles à terme avec l’Europe construite depuis trente ans178.

Dans l’esprit de Valéry Giscard d’Estaing et de ses soutiens, il était dès lors « clair pour tous que jamais les gouvernements de Mme Thatcher ou de M. Kohl n’auront une confiance suffi-sante dans la France socialiste pour imaginer construire avec elle des liens plus étroits »179. Dans L’Europe des socialistes, Michel Dreyfus démontre effectivement le manque de réa-lisme de la formation socialiste à cette époque : « relance de l’économie selon le modèle key-nésien, redistribution des revenus grâce à l’intervention active de l’État-Providence, maintien d’un système de protection sociale élevée : toutes ces réalités durement remises en cause par la crise posent bien des questions auxquelles le socialisme européen s’avère incapable de ré-pondre dans l’immédiat »180. Entre la France et l’Allemagne, les tensions étaient principalement liées au projet de « recon-quête du marché intérieur »181 du gouvernement socialiste. En effet, la promotion de la pro-duction française – une initiative aux allures de protectionnisme – supposait de facto une ré-

176 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Trends in der Weltwirtschaft », Gesprächskreis Wirtschaft und Politik, Friedrich Ebert Stiftung, 01.12.1983. 177 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, Weltwirtschaft ist unser Schicksal, Robinson, 1983, p. 37. 178 2e réunion du CAF, 25.02.1982, travaux de la Commission politique étrangère /européenne. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339. 179 Ibid. 180 Michel DREYFUS, L’Europe des socialistes, Éditions complexe, 1991, p. 288. 181 Les dix mesures de François Mitterrand pour la reconquête du marché intérieur : 1) Briser l’isolement de la recherche ; 2) Cultiver le goût de la recherche ; 3) Établir un nouvel équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée ; 4) Bâtir des programmes mobilisateurs et les insérer dans une loi de programmation ; 5) Maîtriser la politique de la recherche émiettée aujourd’hui entre plusieurs ministères et créer un ministère de la Recherche ; 6) Assainir et rationaliser les relations entre recherche et industrie ; 7) Assurer la participation de la recherche à la stratégie de reconquête du marché intérieur et à la préservation de l’indépendance nationale ; 8) Organiser l’information scientifique des Français ; 9) Établir de nouveaux programmes européens ; 10) Mettre la recherche au service de nouveaux modes de relations avec les pays du tiers monde.

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duction des volumes d’achats français en Allemagne, son premier partenaire commercial. Cette initiative suscitait d’autant plus les inquiétudes des dirigeants ouest-allemands que l’équilibre économique du pays reposait essentiellement sur l’exportation.

Dans ses articles, Helmut Schmidt reprochait au gouvernement ouest-allemand de se replier sur les thèses économiques néo-libérales, et de se focaliser, par conséquent, sur les excédents commerciaux et budgétaires, la lutte contre l’inflation et la recherche du mark fort. Pour Helmut Schmidt, ces mesures étaient certes efficaces à moyen terme, mais insuffisantes pour pérenniser une économie extrêmement dépendante des échanges extérieurs. Selon lui, les excédents commerciaux n’étaient qu’une « grossière illusion d’une prétendue exemplari-té »182, reprochant à la CDU d’« attendre le miracle de l’économie de marché »183. Or, cette époque était bien révolue, c’est pourquoi il encouragea les autorités de la RFA à une plus grande prise de responsabilités dans l’économie internationale, dans l’intérêt de son propre développement. Les excédents de la balance des paiements courants allaient effectivement de pair avec le déficit budgétaire et commercial des partenaires de l’Allemagne, en particulier des États-Unis, dont le budget était alors aggravé par les importantes dépenses militaires. D’après Helmut Schmidt, la RFA avait intérêt à soutenir l’économie américaine, notamment par un plus grand investissement dans l’effort de guerre, indispensable à leur propre défense, et surtout, afin d’éviter leur recours au protectionnisme, méthode régulièrement employée outre-Atlantique pour rééquilibrer la balance des paiements. Évidemment, les exportations ouest-allemandes auraient eu à en pâtir. Aider à la réduction du déficit budgétaire américain aurait, d’une part, entraîné une baisse des taxes américaines à l’importation et, d’autre part, une hausse du dollar et la réduction de sa parité avec le mark et, par conséquent, une baisse des prix des exportations ouest-allemandes aux USA184. Helmut Schmidt critiquait, en somme, la recherche archaïque de l’excédent budgétaire à tout prix, qui n’était à son sens qu’un maillon du cercle vertueux et ne devait « pas rester sacro-saint »185, mais au contraire être également réemployé aussi dans la baisse des impôts. Réduire la pression fiscale sur les entreprises avait vocation à améliorer encore leur compétitivité puis leur productivité, et géné-rer à terme des emplois186. En tant que Chancelier, Helmut Schmidt avait en effet fait l’expérience des conséquences d’une crise économique internationale sur les emplois en RFA. Aussi, il profita de sa liberté d’expression au sein de la presse pour s’attaquer à ce fondement même de la réussite économique ouest-allemande et proposer des mesures impopu-laires, comme la réduction de moitié de l’excédent commercial187. Helmut Schmidt s’appuyait sur le constat que l’excédent n’était pas le signe d’un regain d’activité, ni de l’augmentation des volumes de vente et de gain de parts de marché, mais davantage d’une appréciation du mark.

182 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Wenn der Erfolg zur Gefahr wird. Wir dürfen uns nicht "krank"-exportieren », Die Zeit, 01.11.1985. 183 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Eine grundsätzliche Richtungsentscheidung », Sozialdemokra-tischer Pressedienst, 18.02.1983. 184 SCHMIDT, « "krank"-exportieren ». 185 Traduction par l’auteur de ibid. 186 Ibid. 187 Ibid.

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Plutôt que de remettre en question les positions rigoureuses ouest-allemandes, Valéry Giscard d’Estaing préféra rappeler, de manière récurrente, que la France avait le potentiel de s’affirmer en tant que grande puissance économique, et, somme toute, de concurrencer ce modèle de réussite. Il s’attacha par exemple à souligner, lors de la première dévaluation de 1981, qu’« au début de la présente année, comme chaque Français peut s’en souvenir, et comme les titres des journaux en témoignent, c’est le franc qui soutenait le mark et qui était placé en tête du Système monétaire européen »188. Cela revient à dire qu’il contestait à la de-vise ouest-allemande le monopole de la puissance et défendait son bilan de la politique du franc fort de laquelle son successeur déviait. Conscient de la crédibilité dont il jouissait dans l’opinion publique ouest-allemande, et se pré-sentant comme « un Français, ami de l’Allemagne »189, Valéry Giscard d’Estaing se rendit à Hanovre pour défendre son « idéologie libérale », par opposition au socialisme mitterrandien. Dans son discours, il identifia par exemple les « tentacules paralysantes de la bureaucratie et de l’étatisation »190 comme un frein à la construction européenne. Mais surtout, en RFA, il prit position sur les questions monétaires, comme pour rassurer l’opinion publique ouest-allemande, et se substituer en quelque sorte aux autorités françaises à qui il entendait délivrer un message :

Chaque pays membre a la responsabilité de sa monnaie. Cela ne signifie pas qu’il soit libre d’agir selon sa fantaisie. Cela signifie au contraire, si l’Europe a un sens, qu’il doit procéder de lui-même à une sage gestion, éviter l’inflation, réduire notamment, si besoin est, son déficit public et remettre en ordre son commerce extérieur. Sans cela, il joue contre ses voisins. Il joue contre l’Europe191.

Au Parlement, Valéry Giscard d’Estaing défendit surtout le maintien de la France au sein des puissances économiques européennes et sa participation au développement du commerce in-ternational. Arguant la « reconnaissance par l’opinion de la supériorité des solutions libé-rales », l’ancien Président de la République souligna la méfiance des partenaires économiques envers le système économique socialiste. En visite en RFA, en janvier 1983, à l’occasion du 20e anniversaire du traité de l’Élysée, François Mitterrand n’était effectivement pas parvenu à convaincre l’opinion publique ouest-allemande sur sa politique économique. Le quotidien Die Süddeutsche Zeitung, souligna par exemple la nette supériorité du mark par rapport au franc, tandis que le Frankfurter Allgemeine Zeitung reprochait surtout à François Mitterrand d’avoir fait entrer des communistes dans son gouvernement et le Tagesspiegel alerta la RFA sur la politique française du « sauve-qui-peut » face à la crise. Selon le Figaro Magazine, la commémoration parisienne du traité avait accentué les tensions entre les deux rivaux, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand : « Giscard, qui a tant fait pour ces bonnes relations de la France avec la RFA n’a pas été convié »192. En effet, suite à cette indélicatesse, Valéry Giscard d’Estaing refusa – ou n’était pas au courant193, selon les versions - de se rendre au dîner traditionnel donné à l’Élysée en l’honneur des membres du

188 « premier signal d’alarme ». 189 « Allocution de Valéry Giscard d’Estaing prononcée à Hanovre le 24 mars 1982 à l’occasion du 25e anniver-saire du traité de Rome ». Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 190 Ibid. 191 Ibid. 192 « Et Giscard n’alla pas à l’Élysée », Le Figaro Magazine, 30.01.1983. 193 La lettre est bien présente dans les archives de François Mitterrand (AG/5(4)/6589, papiers Jean-Louis Bian-co), mais pas dans celles de Valéry Giscard d’Estaing.

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Conseil constitutionnel, mais déclara qu’il se tiendrait à disposition du Président s’il souhaitait le solliciter pour des affaires de premier plan.

Dans la presse, mais également au moyen de publications et de discours, Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt tentèrent de démontrer dans quelle mesure cette nouvelle constellation politique était incompatible avec leur conception de la complémentarité de la France et de la RFA et avec la capacité de conciliation des deux pays leur permettant de jouer le rôle historique dans la relance de la construction européenne. On peut donc déduire des activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt du début des années 1980 que ces derniers, libérés des pressions de leur opinion publique, pouvaient envisager la politique de leur pays avec plus de recul. Ils relevèrent ainsi non seulement les décisions économiques qu’ils jugeaient en contradiction avec les intérêts nationaux, mais également les mesures qui ne favorisaient pas l’intégration européenne. Les deux anciens dirigeants avaient en commun, en effet, cette conception que l’Europe était indispensable au développement économique des pays membres. Ils rejetaient surtout le dogmatisme – ordolibéral en RFA et socialiste en France – incompatible avec la synergie caractéristique des relations franco-allemandes consis-tant dans la recherche du compromis dans l’intérêt de l’Europe.

1.3.2. L’Europe du début des années 1980 vue par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt

Au début des années 1980, les médias se faisaient non seulement l’écho de la crise eu-ropéenne, mais également des divergences d’opinions entre François Mitterrand et Helmut Kohl194 à qui ils imputaient la responsabilité de la stagnation de la construction européenne. Cette perception tranchait radicalement avec les articles sous l’ère Giscard d’Estaing-Schmidt, durant laquelle les deux dirigeants étaient présentés comme des acteurs majeurs de la cons-truction européenne. Pourtant, la collaboration entre François Mitterrand et Helmut Kohl laissait présager un climat détendu. En effet, avant même son élection, Helmut Kohl avait sollicité un entretien avec le François Mitterrand, arguant que « si ses relations avaient été mauvaises avec l’ancien Prési-dent français, il en irait tout autrement aujourd’hui »195. Quand Helmut Kohl fut élu, il réserva son premier voyage officiel à la France, qui fut placé sous le signe de « continuité sans faille dans la coopération franco-allemande [et] dans la lignée de la CDU rhénane et francophile d’Adenauer »196. Dès le début, les relations entre François Mitterrand et Helmut Kohl furent donc marquées par la recherche de la continuité et du compromis, notamment sur le sujet mo-nétaire comme en témoigne une note d’Hubert Védrine :

La crédibilité du SME doit être affirmée par des pas en avant qui montreront que l’Europe monétaire peut se faire dans un contexte financier international difficile et qu’elle se fait même d’autant plus que ce contexte la rend nécessaire. [...] Il devrait être possible de marquer cette volonté d’aller de l’avant en réalisant un accord sur le « paquet » de mesures : - accroissement de 50 à 60-70% de la limite d’acceptation de l’ECU (à notre avantage)

194 Cf. par exemple Yves MOREAU, « Brouillard dangereux », L’Humanité, 01.03.1985. 195 Hubert Védrine, Note pour M. Bérégovoy, 02.06.1982. In : Archives nationales, site Paris, archives du Prési-dent de la République, François Mitterrand, 5 AG 4 CD 190, Dossier 5, entretiens Mitterrand/Kohl. 196 Hubert Védrine, Note pour le Président de la République, 04.10.1982, Dîner avec M. Kohl. In : ibid.

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- un accroissement au niveau du marché de la rémunération des positions créditrices en ECU (à l’avantage de l'Allemagne) - un élargissement à certaines interventions intramarginales des mécanismes du financement à très court terme (à notre avantage) - une ouverture du SME aux banques centrales des pays périphériques (neutre)197

Pourtant, dès la fin de l’année 1982, des divergences économiques franco-allemandes entravè-rent le processus de relance européenne. En France, on considérait par exemple que l’ « évolution inchangée voire durcie de la politique excessivement rigoureuse [de la RFA], qui la conduit à "exporter" son chômage, risque d’entraîner ses partenaires dans le cercle vicieux de déflation, dont elle serait la première à subir les conséquences » 198. En RFA, le « Pro-gramme commun » des socialistes et des communistes français suscitaient de vives inquié-tudes. En somme, on assistait à une querelle d’ordre partisane, qui n’était jamais intervenue entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Dans les années qui suivirent, les médias mirent rapidement en doute l’efficacité de la coopération entre François Mitterrand et Helmut Kohl. En RFA, la presse exprimait sa méfiance envers la politique économique française. En France, l’inflexibilité du Chancelier ouest-allemand était soulignée de manière récurrente par les observateurs.

Dans leurs prises de position, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se rejoi-gnaient sur le constat d’une stagnation de l’Europe, au début des années 1980, et sur le poten-tiel de relance que renfermaient les relations franco-allemandes. À cet égard, le premier entre-tien accordé par Valéry Giscard d’Estaing après son départ du pouvoir est révélateur de cette conviction. En effet, intitulé « Il faut arrêter la décadence historique de l’Europe », l’article consacré au retour de l’ancien Président de la République dans la vie publique fut publié dans le magazine français Paris-Match et dans l’hebdomadaire ouest-allemand Stern. Cette dé-marche peut donc être interprétée comme la volonté de Valéry Giscard d’Estaing de placer son action publique sous le signe de la collaboration franco-allemande. Dans Die Zeit, le pre-mier article d’Helmut Schmidt fut également consacré, dans la même ligne, à démontrer que la France était une partenaire indispensable pour la politique extérieure de la RFA199. Il appa-raissait, dès lors, qu’il allait orienter son concours à la vie politique de son pays dans le bloc occidental en étroite collaboration avec la France. On constate que, dans le quotidien régional de Hambourg, le Bergedorfer Zeitung, la majorité des tribunes d’Helmut Schmidt étaient con-sacrées aux relations franco-allemandes en Europe. À la veille du 20e anniversaire du traité de l’Élysée, il indiqua par exemple que l’amitié franco-allemande devait non seulement se mettre au service de l’Europe, mais également concrètement contribuer à régler le « double problème du monde, à savoir l’emploi et la paix »200. Un an après son départ du pouvoir, Helmut Schmidt, dans le bilan de son successeur, désigna le manque de cohésion franco-allemande comme l’aspect le plus négatif de son mandat et affirma :

Dans tous les domaines, dans le propre intérêt de l’Allemagne, nous avons besoin d’une coopération étroite avec la France ! Et pour cela, il n’est pas encore trop tard ! Que ce soit économiquement, ou poli-tiquement, ou militairement, si le chancelier Kohl et le président Mitterrand collaborent aussi étroite-

197 Ibid. 198 Pierre Morel, Note pour le Président de la République sous couvert de M. Attali, Éléments d'un accord fran-co-allemand en matière communautaire, 04.10.1982. In : ibid. 199 Helmut SCHMIDT, « Gipfeltreffen : Chancen und Gefahren », Die Zeit, 27.05.1983. 200 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Jahrestage : Paris – Bonn – London », Bergdorfer Kolumne, 12.12.1982.

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ment que le président Giscard d’Estaing et moi le faisions, alors l’avenir apparaîtrait beaucoup plus ra-dieux pour tous201.

Au cours des six mois de sa présidence du Conseil européen, du 1er janvier au 30 juin 1983, Helmut Kohl n’avait pas, selon l’analyse de son prédécesseur, contrairement à ce qu’il avait annoncé dans sa déclaration de politique générale, œuvré en faveur de l’union de l’Europe. Dans une note, Alexander Vogelgsang, conseiller d’Helmut Schmidt pour l’économie, mit précisément en évidence les différences entre « annonces et réalisations »202 du chancelier Kohl. Si ces observations sont coutumières dans les rangs de l’opposition, la ligne d’Helmut Schmidt consistait tout de même à défendre la nécessité d’un pragmatisme chez les dirigeants européens, notamment en France et en Allemagne, et donc à dénoncer, de manière réitérée, le manque de décisions concrètes.

Pour pallier la stagnation de la construction européenne, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt défendirent en priorité la nécessité de l’émergence d’un véritable leadership en Europe, vecteur de relance. Selon Valéry Giscard d’Estaing, en effet, « [a]u cours de la période où l’entente franco-allemande a été étroite et créatrice en Europe, les forces de la re-naissance ont marqué un avantage »203. Il considérait que la France et la RFA avaient le po-tentiel de relancer la construction européenne par l’implication politique des dirigeants des deux pays. Pour Helmut Schmidt, François Mitterrand et Helmut Kohl devaient non seule-ment transcender les divergences partisanes, car les intérêts européens dépassaient selon lui ces considérations, mais surtout prendre exemple sur sa « belle entente »204 avec Valéry Gis-card d’Estaing.

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se faisaient alors les messagers de la complémentarité de la France et de la RFA. Dans Deux Français sur trois, Valéry Giscard d’Estaing montre par exemple comment les insuffisances de la France – sa superficie, sa dé-mographie, ses matières premières, le rayonnement de sa politique intérieure dans le monde205, son économie ou encore son système politique206 – pouvaient être compensées par sa vocation de « modèle universel »207 résultant de son héritage historique et culturel. Sans l’Europe, la France ne disposait pas des arguments nécessaires pour s’affirmer sur la scène internationale. Or, son histoire et sa force nucléaire, conjuguée à la puissance économique ouest-allemande constituaient une dynamique indispensable à la construction européenne. Pour Valéry Giscard d’Estaing, ce livre n’était pas seulement destiné à éclairer les Français sur sa conception de l’Europe, mais revêtait surtout la forme d’un manifeste politique, à l’attention des dirigeants, et en particulier de François Mitterrand208.

201 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Es geht nicht ohne Paris », Bergdorfer Kolumne, 25.09.1983. 202 Traduction par l’auteur d’Alexander Vogelgsang, « Deutsche EG-Präsidentschaft 1.1.1983 bis 30.6.1983. Ankündigungen und Leistungen », 07.09.1983. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011341. 203 GISCARD D’ESTAING, Deux Français sur trois, p. 43. 204 L’auteur a utilisé l’expression française. Cf. SCHMIDT, « Gipfeltreffen ». 205 GISCARD D’ESTAING, Deux Français sur trois, p. 47 et s. 206 Ibid., p. 54. 207 Ibid., p. 49. 208 En mars 1984, Valéry Giscard d’Estaing a adressé un exemplaire dédicacé de Deux Français sur trois à Fran-çois Mitterrand, en stipulant dans sa lettre d’accompagnement qu’il souhaitait que son ouvrage soit remis en main propre au Président de la République. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la Répu-blique, François Mitterrand, Papiers Jean-Louis Bianco, AG/5(4)/6589.

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Comme pour Valéry Giscard d’Estaing, la relance européenne sous l’égide de la France et de la RFA reposait, selon Helmut Schmidt, sur la complémentarité des deux partenaires. Aussi, il encourageait la RFA à faire preuve d’une grande humilité envers ses partenaires. En 1983, par exemple, date du 50e anniversaire de la prise du pouvoir par Hitler, l’ancien Chancelier rappe-la que la défense de « l’intérêt national » ouest-allemand dépendait étroitement de ses al-liances occidentales209. Selon Helmut Schmidt, la coopération extérieure était la seule manière de « renforcer le poids international de la République fédérale », c’est-à-dire d’exercer des responsabilités économiques et de prendre part aux décisions sur sa défense et sa sécurité210. Dans ce contexte, la France lui apparaissait comme le point d’ancrage et le partenaire occi-dental essentiel et prioritaire de la RFA.

Si, au début des années 1980, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient tendance à exprimer des points de vue très similaires sur la question européenne, et sur le ca-ractère essentiel de la coopération franco-allemande, la poursuite de leur collaboration ne fut pas immédiatement consécutive à leur départ du pouvoir. D’abord, aussi longtemps qu’Helmut Schmidt fut Chancelier, ses rencontres avec Valéry Giscard d’Estaing furent mises entre parenthèses. Cette attitude est par exemple documentée par la déclaration de Valéry Giscard d’Estaing dans Paris Match, selon laquelle il aurait des « rapports téléphoniques et épistolaires » avec Helmut Schmidt, des « contacts privés » exclusivement211. En réalité, dès l’automne 1981, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont pérennisé leur relation, hors des circuits officiels, et scellé leur future collaboration, comme en atteste une lettre du Chan-celier à son « très cher ami »212 Valéry Giscard d’Estaing :

L’objet de ma lettre n’est pas de vous parler de la politique allemande ; ma lettre devrait plutôt vous re-dire ce que vous savez certainement vous-même : que mon amitié reste immuable, même si depuis un certain temps nous n’avons plus été en contact. Au début de l’été, au cours de notre dernière conversa-tion téléphonique, nous avons envisagé de nous rencontrer en automne. J’aimerais bien reprendre cette idée et je vous appellerai donc très bientôt à Paris213.

La discrétion de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur leurs rencontres entre 1981 et 1982 s’explique par le fait qu’ils se refusaient à nuire à la politique franco-allemande. Encore Chancelier, Helmut Schmidt indiqua à Valéry Giscard d’Estaing : « Je resterai fidèle aux principes de base de ma politique que vous connaissez bien. Je resterai également fidèle à la coopération étroite avec la France – même s’il y a des désaccords – »214. Au travers de ces quelques mots, et plus encore dans la formule moins modérée « je reste votre dévoué »215, on comprend que la relation entre Helmut Schmidt et François Mitterrand était tendue, et que le Chancelier prévoyait de reprendre ses activités en collaboration avec Valéry Giscard d’Estaing quand il partirait du pouvoir. En effet, nous allons le voir, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt n’ont pas tardé à se retrouver publiquement, très peu de temps après l’alternance en RFA.

209 Helmut SCHMIDT, « Mahnung und Hoffnung », in : Sozialdemokratischer Pressedienst, Bonn 26.01.1983. 210 SCHMIDT, « Richtungsentscheidung ». 211 « Giscard parle », Paris Match, février 1982. 212 Lettre d’Helmut Schmidt à Valéry Giscard d’Estaing, s.l.d.n (automne 1981). In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/321-22 correspondance 1981-1993. 213 Ibid. 214 Ibid. 215 Ibid.

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1.4. Le sommet économique mondial de Williamsburg de mai 1983 ou la restauration du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt

Deux mois après la défaite des socialistes aux élections municipales, qui signifiait l’échec du Programme commun, cette démarche d’ouverture s’avérait stratégique. En effet, il s’agissait non seulement de démontrer aux partenaires internationaux que le Président socia-liste était capable de rassembler, mais aussi d’illustrer l’inflexion majeure dans la politique économique française, qualifiée de « tournant de la rigueur ». À cette époque, la presse alle-mande, en particulier, se montrait virulente envers la France socialiste. L’Handelsblatt, quoti-dien économique, mettait par exemple en cause les « déficits astronomiques de la balance commerciale et du budget national, tout comme une inflation comparable »216, qui partici-paient notamment à l’affaiblissement du franc. Or, avec la politique du mark fort, liée à l’ère d’Helmut Kohl, l’écart entre les deux monnaies se creusait, au point de menacer le SME d’implosion. De même, le FAZ interprétait le risque d’une « catastrophe de l’endettement » liée à l’« inflation galopante des prix et des salaires » comme un échec de la « politique éco-nomique du gouvernement socialiste »217. Dans tous les cas, on se demandait, dans la presse allemande, comme dans la presse française d’opposition, à l’instar du Figaro : « Après les municipales, quel avenir pour le franc ? »218. Le spectre d’une nouvelle dévaluation planait en effet sur la France, et même, d’une sortie du SME, qui aurait remis en question l’avenir de l’union monétaire de l’Europe. Hubert Védrine, alors conseiller diplomatique de François Mitterrand, explique dans Les mondes de François Mitterrand, comment le Président de la République a été amené à préfé-rer la dévaluation du franc à la sortie du SME, que préconisaient l’aile gauche de son parti :

Le Conseil suivant se tient à Bruxelles le lundi 21 mars 1983 à l’issue de dix journées-clés. Le 6 mars, la gauche a perdu le premier tour des municipales en France, et Helmut Kohl a emporté les législatives en Allemagne. Le mark s’est envolé, le franc s’est effondré. […] Le Président a pesé pendant quatre jours les deux options (sortir ou non du SME), ce qui n’est pas beaucoup pour un choix aussi lourd de conséquences, et affiché ensuite une « indécision tactique » pour obtenir le maximum des Allemands dans le réaménagement monétaire. Au Conseil européen de Bruxelles, le franc est à nouveau dévalué, de 2,5 %, le mark réévalué de 5,5 %. En outre, la France reste dans le SME et s’engage à rétablir l’équilibre de sa balance des paiements en deux ans par une ponction de 65 milliards (soit 2 % du PNB) sur la consommation des ménages et les dépenses de l’État en 1983. Comment le Président justifie-t-il ces choix quand il s’adresse aux Français le mercredi 23 ? Par sa volonté « de ne pas isoler la France de la Communauté européenne » et de lutter contre le chômage, l’inflation et le déficit extérieur. Argumen-tation essentielle, qu’il annonce toute la suite. C’est peut-être la dernière fois qu’une orientation straté-gique différente aurait pu être prise, si elle avait eu la moindre consistance219.

Cette décision fut fortement critiquée par ceux qui pensaient qu’il fallait préserver la « souve-raineté économique et monétaire » et que le « SME était un carcan » pour le franc220. Convaincu que les relations entre le franc et le mark seraient la clé de la poursuite de la cons-truction européenne, Jacques Delors fit à la Commission des questions monétaires son « do- 216 Traduction par l’auteur de Herbert WALTER, « Ein Sieg für Kohl bringt eine Schlappe für den Franc », Han-delsblatt, 03.03.1983. 217 Traduction par l’auteur de « Paris rechnet mit neuen Wechselkursen nach den Wahlen », Frankfurter Allge-meine Zeitung, 04.03.1983. 218 Traduction par l’auteur de Jean-Richard SULZER, « Après les municipales. Quel avenir pour le franc ? », Le Figaro, 28.02.1983. 219 Ibid., p. 156 et s. 220 VEDRINE, François Mitterrand, p. 283-285.

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maine réservé »221. Dans ses Mémoires, il indique en effet s’être posé la question suivante dès le début des années 1980 : « Dans la lignée du Système monétaire européen, pourquoi n’aboutirions-nous pas à une monnaie commune (ou unique) qui serait le complément néces-saire du marché commun ? »222. Malgré ce choix, le Président Mitterrand n’était pas parvenu à susciter la confiance auprès de ses partenaires internationaux, quelques semaines avant le sommet de Williamsburg. Associer Valéry Giscard d’Estaing, qui défendait la ligne économique des grandes puissances telles que l’Allemagne et les États-Unis – réduction de l’endettement, du déficit budgétaire et des taux d’inflation, politique de l’investissement et de la compétitivité, abolition du protectionnisme - relevait donc davantage du symbolique que de l’affinité politique. La lettre d’invitation adres-sée par François Mitterrand à Valéry Giscard d’Estaing, ne dénote pas d’enthousiasme parti-culier :

À l’approche du Sommet des pays industrialisés qui se tiendra, comme vous le savez, à Williamsburg les 28, 29 et 30 mai 1983, je compte recevoir les principaux responsables de notre vie publique. Dans cet esprit, je crois conforme à l’intérêt national de pouvoir m’entretenir avec vous des questions qui se-ront débattues lors de cette importante rencontre internationale223.

En revanche, les discussions entre François Mitterrand et Helmut Schmidt furent placées sous un jour beaucoup plus chaleureux, mais grave, si l’on considère la situation économique de l’époque. Helmut Schmidt participa en effet aux entretiens franco-allemands des 16 et 17 mai 1983, invité dans la résidence personnelle de François Mitterrand à Latché, durant lesquels, interrogé sur son point de vue sur la situation économique par le Président français, il exprima ses vives inquiétudes et ses suggestions pour sortir de la crise :

À cause des taux d’intérêts élevés aux États-Unis, ce sont 2 milliards de dollars et 0,5 à 1 milliard qui partent chaque mois du Japon et de la RFA pour aller se placer aux États-Unis. Les capitaux sont stérili-sés au lieu de s’en servir pour de l’investissement productif pour sortir de la crise et sont utilisés à des fins spéculatives ou pour financer le déficit budgétaire américain et le réarmement. Ces taux ne baisse-ront pas car, dans les années à venir, l’administration Reagan va réduire les impôts, augmenter les dé-penses militaires et subir la hausse des dépenses sociales. Les États-Unis ne changeront pas de politique car personne n’a jusqu’ici voulu ou pu les y obliger. Il faut que les Européens réagissent par une poli-tique à la française de contrôle des exportations de capitaux mais cela est politiquement impossible compte tenu de l’attachement aveugle des grands partenaires de la France au libéralisme. Pourtant, il faut que l’Europe s’exprime pour être entendue à Washington (économie) et à Moscou (sécurité). Pour cela, il conviendrait d’avancer vers la mise en commun de la souveraineté et de la puissance nucléaire française avec la force économique de l’Allemagne224.

Malgré ces recommandations, auxquelles François Mitterrand souscrivait, les discussions entre ministres français et allemands à Paris, en amont du sommet de Williamsburg montrent que l’on ne pouvait pas attendre d’impulsion franco-allemande lors de cette rencontre interna-tionale :

La tonalité d’ensemble est assez négative sur les grands sujets qui nous préoccupent : - déficit commercial : M. Lambsdorff a opposé une fin de non-recevoir aux demandes de Mme Cresson sur les normes, les montants compensatoires, les détournements de trafic.

221 Jacques DELORS, Mémoires, Plon, Paris, 2004, p. 193. 222 Ibid., p. 185. 223 Lettre de François Mitterrand à Valéry Giscard d’Estaing, 11.05.1983. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, François Mitterrand, papiers Jean-Louis Bianco, AG/5(4)/6589. 224 Entretiens de Latché avec M. Schmidt, (problème économique). In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, François Mitterrand, archives de la cellule diplomatique 5 AG 4/CD/72 Verbatim des entretiens rencontre franco-allemands des 16 et 17 mai 1983.

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- situation dans la Communauté : M. Genscher s’est contenté d’interroger MM Cheysson et Chanderna-gor sur les positions françaises sur les ressources propres, la PAC, la contribution britannique et l’avenir de la CEE. Il n’a lui-même avancé aucune proposition. M. Stoltenberg a indiqué à M. Delors que rien ne pourrait être fait sur les ressources propres avant que le Conseil Ecofin ait fait des propositions pré-cises sur la maîtrise des dépenses communautaires. - sommet de Williamsburg : M. Stoltenberg a indiqué qu’il ne fallait pas attendre autre chose qu’un « message d’espoir » sur la sortie de crise225.

Conformément à leur stratégie de l’époque 1974-81, Valéry Giscard d’Estaing et Hel-mut Schmidt se retrouvèrent en 1983, en tête-à-tête, à la veille du sommet économique mon-dial de Williamsburg. Alors que la visite, en France, de l’ancien Chancelier à l’ancien Prési-dent aurait pu se transformer en événement médiatique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, selon la politique de communication qu’ils avaient élaborée dans les années 1970, n’évoquèrent publiquement que les liens personnels qui les unissaient. Par conséquent, plutôt que l’objet de leur entrevue, la Nouvelle République commenta, par exemple : « À quoi ser-vent les rencontres entre deux anciens chefs d’État ? À entretenir l’amitié et à jeter un trait d’union entre l’époque du pouvoir et celle de l’effacement politique »226. Cette observation est à mettre en parallèle avec le refus de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt de faire un communiqué de presse à l’issue de cette rencontre : ils ont convoqué des journalistes pour affirmer publiquement leur entente, mais, attachés aux entretiens informels et privés, ils n’ont pas souhaité livrer la teneur de leurs discussions. C’est également à cette date que Jean-Claude Sauer prit la célèbre photographie du jeu d’échecs entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. La lettre adressée par Valéry Giscard d’Estaing à Helmut Schmidt en amont de cette rencontre est pourtant révélatrice de la frontière flottante entre amitié et coopération, entre vie privée et activité politique. En effet, si Valéry Giscard d’Estaing débuta sa lettre par la mention fami-lière « Mon cher Helmut », il n’en reste pas moins que le courrier était adressé au bureau d’Helmut Schmidt à Bonn, et non à son domicile personnel. En revanche, le caractère privé de cette rencontre était renforcé, non seulement par la réception du couple Schmidt par les Gis-card d’Estaing à leur résidence privée, à Authon, mais également par l’insistance de l’ancien Président à venir chercher personnellement l’ancien Chancelier à l’aéroport, de surcroît avec son propre véhicule. En outre, Valéry Giscard d’Estaing, lui-même, souligna l’ambivalence de cette visite : « Nous passerions ces deux journées tranquilles à parler ensemble et, si cela vous convenait, j’inviterais à déjeuner, dans un restaurant voisin, une dizaine de journalistes amis qui seraient heureux de vous revoir et de vous écouter »227. Le fait qu’Helmut Schmidt ait soumis cette question à l’avis de ses conseillers tend à montrer que cette rencontre, que Valéry Giscard d’Estaing affirmait être « tout à fait informel[le], puisque nous avons la chance, l’un et l’autre, d’être débarrassés des faux ornements du pouvoir »228, avait en réalité une véritable dimension politique. Cette rencontre apparaît à l’observateur comme une mise en abyme, une représentation à va-leur d’exemple de leur vision des relations franco-allemandes, qu’ils souhaitaient voir adoptée

225 Note pour le Président de la République, Paris, 16.05.1983. Objet: compte-rendu des entretiens parallèles des ministres. In : ibid. 226 « Giscard-Schmidt : Les retrouvailles d’Authon », La Nouvelle République, 23.05.1983. 227 Cf. Lettre de Valéry Giscard d’Estaing à Helmut Schmidt, 1.04.1983. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011182. 228 Ibidem.

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par leurs successeurs. Valéry Giscard d’Estaing était animé par une véritable nostalgie, comme en témoignent ces lignes écrites à Helmut Schmidt : « Je pense souvent à vous et à la chance que j’avais de pouvoir réfléchir en commun aux décisions que nous avions à pren-dre »229. En outre, il apparaissait évident que, dans l’esprit de Valéry Giscard d’Estaing, cette rencontre avait valeur de point de départ du renouveau – voire de restauration de leur an-cienne coopération : « Je souhaite que nous continuions à le faire dans la même franchise et la même amitié »230. Dans ces propos, on comprend que Valéry Giscard d’Estaing anticipait la poursuite de ses activités avec Helmut Schmidt. La rencontre entre les deux dirigeants, le 24 mai 1983 faisait immédiatement suite à une tri-bune de Valéry Giscard d’Estaing publiée dans Die Zeit quatre jours auparavant. Ce dernier y exprima notamment sa conviction que le sommet de Williamsburg était une étape décisive pour que l’Europe démontre sa capacité à prendre des initiatives et à assumer une véritable ligne politique commune auprès des Américains et des Japonais231. Au travers du Zeit, mais également du journal Le Monde232, Valéry Giscard d’Estaing entendit participer activement à l’élaboration du communiqué de la Communauté pour le sommet de Williamsburg. Dès l’abord, le ton et les termes employés par Valéry Giscard d’Estaing témoignent davantage d’une posture de chef d’État que de la simple observation d’un homme public. En effet, il exposa non seulement « les actions à conduire pour assurer le progrès de l’économie mon-diale, et améliorer les relations monétaires internationales », mais suggéra également un « projet de communiqué »233 et non une simple proposition. Dans ce but, il proposa que les Européens défendent les points suivants : la « baisse des taux d’intérêt aux États-Unis », relevés en 1979 par Paul Volcker, le président de la Réserve fédé-rale américaine (FED), pour juguler l’inflation et la dépréciation du dollar et ayant provoqué la faillite d’entreprises en incapacité d’investir avec des taux d’emprunts si élevés et, corollai-rement, une récession internationale –, l’« ouverture du marché intérieur japonais », qui inon-dait le marché européen de ses produits à prix concurrentiels, tout en fermant ses frontières à l’importation de produits en provenance de la CEE, à tel point que la France réclamait l’instauration de mesures de restriction à l’échelle européenne, au-delà des accords de Tokyo, sur la réduction des importations en provenance du Japon pour une période de trois ans –, la convergence des politiques économiques européennes, jugée encore insatisfaisante par les experts pour pouvoir s’affirmer sur la scène internationale, notamment en raison de l’échec du premier sommet international de François Mitterrand à Versailles, en juin 1982, duquel aucun consensus ne s’était dégagé sur la coopération économique internationale –, l’« élimination du protectionnisme » induit par la persistance des faillites bancaires et industrielles suite au deu-xième choc pétrolier, notamment en Grèce qui avait décidé unilatéralement une dévaluation de 15,5 % de la drachme et la restriction des importations pour pallier le déficit de sa balance commerciale –, l’« approfondissement du dialogue Nord-Sud » dans l’intérêt des négociations des matières premières –, ou encore l’instauration de « zones d’objectifs entre l’ECU, le dol-

229 Ibid. 230 Ibid. 231 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Ein Pakt gegen die Krise », Die Zeit, 20.05.1983. 232 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Pour un sommet utile », Le Monde, 21.05.1983. 233 Ibid.

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lar et le yen », pour favoriser l’équilibre monétaire international qui ne reposait alors que sur un pays qui avait renoncé à ses prérogatives de garant de la stabilité. Même la presse de gauche, à l’instar de Libération, contesta alors la crédibilité du président Mitterrand sur les questions monétaires internationales en titrant : « Les Américains parleront de la réforme du SMI avec Mitterrand… par courtoisie »234. En cela, il s’avéra que le rôle de Valéry Giscard d’Estaing dans la politique française était davantage reconnu par François Mitterrand que celui d’Helmut Schmidt en RFA par Helmut Kohl. La presse allemande spé-cialisée s’interrogea sur les réelles motivations du Président de la République française à s’engager pour une plus grande coopération économique internationale, et en particulier pour un nouveau Bretton Woods, lors de la réunion annuelle de l’OCDE :

Si les partenaires du sommet de Williamsburg donnaient au thème de la trop grande volatilité des cours de change plus de place dans le communiqué final qu’une remarque subsidiaire, ce serait l’occasion pour les Français, qui peuvent s’attendre prochainement à de nouvelles tensions au sein du Système monétaire européen, de s’en remettre au dirigisme plutôt qu’au réalignement235.

Outre sa rencontre avec Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand associa donc les Alle-mands, et en particulier Helmut Schmidt à la préparation de ce sommet par l’intermédiaire de Georges de Ménil, économiste français chargé par le Council on Foreign Relations de prépa-rer l’événement. La position de Georges de Ménil sur la situation économique de la France était alors alarmante :

L’incertitude qui pèse sur la capacité de la France à rétablir son équilibre extérieur après la dévaluation et l’annonce du plan Delors de mars 1983 limite les capacités d’actions de ses partenaires européens et empêche la Communauté de contribuer par un ensemble, même modeste, de mesures concertées à la re-prise mondiale236.

Ainsi, ce dernier, qui avait déjà été présenté à Valéry Giscard d’Estaing en octobre 1981, ren-dit visite à Helmut Schmidt dans son bureau du Bundestag pour recueillir ses suggestions237. Les propositions d’Helmut Schmidt ont toutefois fait l’objet d’une publication à la demande de la fondation Körber. Sa méthode pour « éviter une dépression à l’échelle mondiale » était très similaire à celle de Valéry Giscard d’Estaing, car elle visait la « stabilité dans les relations monétaires », le recul du protectionnisme, ou encore dans le développement équitable des économies du Nord et du Sud238. Concernant les questions monétaires, Georges de Ménil avança la proposition suivante :

Le seul moyen réaliste d’améliorer la stabilité des taux de change est de consentir à réaliser des efforts plus actifs afin de coordonner les politiques monétaire et budgétaire des principaux pays industriels. Dans la mesure où leurs efforts en ce sens seront couronnés de succès, les taux de change réels auront tendance à devenir plus stables. Cela exige que ces pays soient disposés à accepter que des considéra-tions de taux de change infléchissent leurs décisions de politique macro-économique239.

Dans ces propos, l’économiste visait surtout la politique inflationniste et le déficit budgétaire américains, qui avaient des conséquences directes sur les taux d’intérêt en Europe. Dans ce contexte, il soutint que le « Système monétaire européen d[evait] encourager la convergence

234 Michel FAURE, « Les Américains parleront de la réforme du SMI avec Mitterrand… par courtoisie », Libéra-tion, 23.05.1983. 235 Traduction par l’auteur de « Keine Experimente », Wirtschaftswoche, 20.05.1983. 236 Georges DE MENIL, Les sommets économiques : les politiques nationales à l’heure de l’interdépendance, Institut français des relations internationales, Economica, Paris, 1983, p. 70. 237 Klaus WIRTGEN, « Schmidt – der „Dr. Kimble der SPD“ », Der Spiegel, Nr. 46, 1983. 238 Cf. SCHMIDT, Weltwirtschaft. 239 DE MENIL, Les sommets économiques, p. 75.

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et éviter de servir de garantie de sécurité à l’irresponsabilité ». En d’autres termes, il encoura-geait les Européens à ne parler que d’une seule voix lors du sommet de Williamsburg, afin que les dispositifs monétaires ne soient pas seulement voués à se protéger des mouvements erratiques, mais au contraire contribuent à la prospérité. Helmut Schmidt présida également une rencontre financée en grande partie par la Körber-Stiftung, qui associait la France, l’Italie et la Grande-Bretagne pour l’Europe, mais également les USA, le Japon, le Canada, l’Inde et l’Arabie saoudite. À cette occasion, il exprima surtout sa conviction que, puisque les méca-nismes de croissance étant rompus dans les sociétés occidentales, il convenait de réfléchir aux problèmes économiques à l’échelle internationale, arguant que « dans les échanges mondiaux domine l’égoïsme national à courte vue ». Selon lui, les réformes structurelles – notamment en faveur de l’emploi – ne pourraient intervenir qu’avec une coopération monétaire interna-tionale. Helmut Schmidt considérait aussi les taux directeurs de la FED comme un frein à la reprise économique, et affirma qu’« une baisse des taux d’intérêt américains n’était hautement souhaitable que du point de vue des États-Unis, mais était également dans l’intérêt de l’économie mondiale »240. Helmut Schmidt soulignait ici les conséquences de l’internationalisation du commerce, qui, dans les années 1980, était accélérée par la libéralisa-tion de l’économie. Dans ce contexte, les pays européens représentés aux sommets internatio-naux, la France, l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne ne disposaient pas, à titre indivi-duel, du poids nécessaire pour amener les États-Unis à corriger le cours de leur politique mo-nétaire. Der Spiegel s’offusqua que le chancelier Kohl n’ait pas pris en considération – ou « pas com-pris » – la proposition d’Helmut Schmidt, élaborée en collaboration avec Manfred Lahnstein sur la « lutte contre la récession mondiale »241. Dans la presse internationale, en revanche, comme un journal économique de référence en Europe, le Financial Times, on sollicita l’expertise d’Helmut Schmidt sur ce sommet à venir :

En priorité, l’un des créateurs du Système monétaire européen, Herr Schmidt, argue avec force que les brusques fluctuations monétaires ont été un grand obstacle à la confiance du marché des changes et de la finance. Il exhorte à de nouveaux efforts pour ramener la stabilité, en priorité entre le dollar, l’ECU et le yen242.

De même, dans l’Economist, on exposa les « prescriptions d’Helmut Schmidt »243 pour le sommet de Williamsburg :

L’économie mondiale est indéniablement en mauvaise forme. Mais ce n’est pas incurable. Nos pro-blèmes ont été créés par des hommes et ils peuvent être résolus par des hommes. Mais cela signifie que les gouvernements doivent prendre leurs responsabilités »244. Comme le souligna alors L’Express, cette période était en effet marquée par le « chacun pour soi des nations245.

Au contraire, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient défendu, quand ils étaient au pouvoir, la ligne supranationale dans le règlement de crises, dès lors que leurs implications dépassaient le champ d’action des États.

240 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Was kann der Wirtschaftsgipfel in Williamsburg für uns lis-tent ? ». In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011182. 241 WIRTGEN, « Dr. Kimble ». 242 Traduction par l’auteur de Jonathan CARR, « The question marks that hang over Schmidt’s New Deal », Fi-nancial Times, 25.03.1983. 243 « Helmut Schmidt’s prescription. The world economy at stake », The Economist, 26.02.1983. 244 Traduction par l’auteur de ibid. 245 « Économie mondiale. L’année la plus longue », L’Express, 25.02.1983.

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Valéry Giscard d’Estaing, s’il avait volontiers apporté son concours à l’élaboration du som-met, n’en était pas moins sceptique quant à son issue, comme en témoigne sa réaction face à la presse venue l’interroger à la sortie de l’Élysée :

Sur le sujet de notre entretien, je suis favorable au retour progressif à la stabilité des taux de change. Je considère comme prématurée la convocation d’une conférence internationale sur ce sujet, et pour que les propositions de la France puissent être prises au sérieux et ne se retournent pas contre elle, nous avons besoin d’une économie vigoureuse et d’une monnaie solide246.

Pourtant, la déclaration économique à l’issue du G7 présente bien d’importantes similitudes avec les propositions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, notamment dans le premier objectif : « Nos gouvernements poursuivront des politiques monétaires et budgétaires appropriées visant à freiner l’inflation, abaisser les taux d’intérêt [...] », ou encore l’engagement à « donner un coup d’arrêt au protectionnisme »247. À l’occasion de conférences données à New-York, au Council on Foreign Relations, Valéry Giscard d’Estaing livra les arguments qui sous-tendaient son analyse de l’échec du sommet de Williamsburg :

Le sommet de Williamsburg fournissait l’occasion de marquer la fin de la crise économique mondiale que nous avons connue depuis 1973. Des engagements mutuels des gouvernements auraient constitué un signal tout à fait clair pour les acteurs de la vie économique. L’occasion n’a pas été saisie. Mais en ce qui concerne la reprise économique, le communiqué de Williamsburg et sa référence vague à la réduc-tion des déficits budgétaires structurels et à la « poursuite de politiques monétaires et budgétaires ap-propriées permettant un bas niveau d’inflation, des taux d’intérêt réduits, des investissements accrus et des offres additionnelles d’emploi », ne traduisent aucune vision collective résolue de la gestion de l’économie mondiale. Et l’opinion publique, par-delà les termes des conclusions, a perçu intuitivement mais clairement qu’il n’y avait ni volonté politique forte ni engagement personnel de mettre en œuvre les résolutions adoptées. Selon moi, le sommet de Williamsburg aurait dû conduire à trois engagements mutuels précis : les États-Unis et le Canada s’engageant à mener des actions conduisant à une baisse des taux d’intérêt ; le Japon s’engageant à ouvrir son économie ; les pays européens s’engageant à une con-vergence accrue de leurs politiques économiques et financières. Complétés par l’assurance forte et con-traignante de combattre le protectionnisme et d’ouvrir le dialogue sur les prix de l’énergie avec les pays producteurs de pétrole, ces engagements auraient donné un signal clair. Tel n’a pas été le cas248.

Dans les médias, Helmut Schmidt sanctionna également sévèrement le manque de réalisme des dirigeants, considérant que le sommet avec produit « beaucoup de bruit pour pas grand-chose »249. Ainsi, cet argument est à rapprocher de la notion d’inutilité suggérée par Valéry Giscard d’Estaing. En tant que co-créateurs du sommet économique mondial, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entendaient que cette institution ne soit pas transformée en sup-port de communication par les responsables politiques, mais qu’elle serve à prendre des déci-sions concrètes à l’échelle internationale. En parallèle de la rencontre de Williamsburg, Valéry Giscard d’Estaing, lui-même, s’attacha à démontrer le caractère incontournable de son expertise : « Ayant pris l’initiative, il y a huit ans, à Rambouillet, de lancer la procédure des sommets, je continue de croire que ces réu-nions peuvent jouer un rôle utile dans la recherche des solutions les meilleurs aux problèmes économiques internationaux ».

246 Cité par Libération, « Giscard redore son blason chez Mitterrand », 27.05.1983. 247 Institut d’études politiques de Lyon, « Déclaration économique : Vers une croissance soutenue et plus d’emplois », Ministère des Affaires Etrangères, 1996. 248 Valéry Giscard d’Estaing, « Sur l’état actuel des relations internationales », in : Commentaire, hiver 1983-84, Vol. 6, n°24, p. 720-728. 249 Helmut SCHMIDT, « Williamsburg : Viel Lärm um wenig », Bergedorfer Kolumne, 04.06.1983.

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À ce stade, la conviction partagée – et les prises de position visiblement concertées – de Valé-ry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, selon laquelle le poids de l’Europe dans le monde ne pourrait s’affirmer qu’au travers d’une véritable union monétaire, prenait tout son sens. Le sommet économique mondial peut alors être identifié, sinon comme le retour du « couple » Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt sur la scène politique – puisqu’ils ne reprirent pas immédiatement ensuite leurs activités communes –, tout du moins comme un rapprochement toujours plus manifeste de leurs conceptions sur l’avenir de l’Europe et sur leur rôle dans la vie publique.

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2. La construction européenne des années 1980 vue de l’opposition : un plaidoyer pour la continuité

2.1. Helmut Schmidt et le nouveau Comité Jean Monnet (1983-84)

En 1983, Helmut Kohl prit pour un semestre la présidence du Conseil européen, qui se réunit en mars à Bruxelles et en juin à Stuttgart. Observé par Helmut Schmidt, le nouveau Chancelier, qui avait porté un regard critique sur la politique européenne de son prédécesseur, devait, à son tour, faire ses preuves. Le calendrier de l’année 1983 n’était cependant pas pro-pice à une avancée de la construction européenne : élections législatives en Allemagne seule-ment quelques mois après la constitution du gouvernement Kohl, sommet économique de Williamsburg, conférence mondiale du commerce. De plus, la perspective d’une convergence franco-allemande était entravée par les difficultés économiques en France, qui avait procédé à trois dévaluations de sa monnaie entre 1981 et 1983.

En octobre 1983, Leo Tindemans et Helmut Schmidt entreprirent de faire renaître le Comité Jean Monnet, qui avait été mis entre parenthèses depuis 1975 : « la construction de l’Europe était en bonne voie. Dans ces circonstances, pendant quelque temps, nous ne vîmes donc pas de nécessité impérative et urgente de se réunir à nouveau ». Un an après son départ du pouvoir, et ayant tiré un bilan très négatif des résultats du Conseil européen sous la prési-dence d’Helmut Kohl, Helmut Schmidt, s’associant à son ancien homologue belge, lança un appel aux membres du Comité Jean Monnet, Maurice Faure (ancien ministre français), Rainer Barzel (président du Bundestag, CDU), André Bergeron (syndicaliste français), Karl Carstens (Président en exercice de la RFA), Emilio Colombo (ancien Président italien, député euro-péen), Georges Debunne (confédération européenne des syndicats), Jean-François Deniau (ancien ministre français, UDF), Edward Heath (ancien Premier ministre britannique), Jozef Houthuys (syndicaliste belge) et Joop den Uyl (ancien Premier ministre néerlandais, parti tra-vailliste) :

Nous pensons que, dans la période critique que traverse actuellement la Communauté, nous nous de-vons, en souvenir de Jean Monnet et du travail que nous avons accompli ensemble au sein du Comité, de réfléchir sur ce que nous pourrions entreprendre pour aider à la relance indispensable de l’Europe250.

Alors qu’Helmut Schmidt s’appuyait sur sa collaboration avec Valéry Giscard d’Estaing pour indiquer à leurs successeurs la voie qu’ils devaient emprunter pour relancer la construction européenne, on peut se demander pourquoi il n’a pas fait appel à lui pour participer aux tra-vaux de ce nouveau Comité. En réalité, lors de leur première réunion, les membres du Comité d’action pour l’Europe avaient convenu d’élargir leur groupe non seulement aux Européens convaincus, mais surtout à ceux qui étaient prêts à discuter de l’élaboration d’une défense européenne251. Or, on le sait, Valéry Giscard d’Estaing n’était pas favorable à cette approche. Les membres du Comité, en revanche, en particulier Edgar Faure et Helmut Schmidt, considé-

250 Cf. Lettres (version française) d’Helmut Schmidt et Leo Tindemans aux anciens membres du Comité Jean Monnet, 25.10.1983. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365. 251 Cf. Lettre de Max Kohnstamm à Helmut Schmidt, 21.05.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Frie-drich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365.

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raient que « la défense de l’unité et de la liberté européennes »252 était un des enjeux majeurs des années 1980. Mais surtout, il semble que, pour Helmut Schmidt, les anciens membres du Comité Monnet étaient, pour la plupart, des hommes appartenant au passé, et n’étant plus aux prises avec les défis européens des années 1980 : « incompatibilité entre Kohl et Mitterrand », « attitude hostile des Britanniques », désœuvrement du Parlement européen, « dégénérescence du Conseil européen », bureaucratisation de la Commission européenne, budget communau-taire – en particulier financement de la PAC et contribution britannique –, et surtout diver-gences économiques franco-allemandes253. Dans ces conditions, Helmut Schmidt « se deman-dait s’il devait miser sa bonne réputation sur un projet avec si peu de chances de réussite »254. À ce stade, il n’était pas prêt à perdre du « temps et de l’énergie »255 et accepta par conséquent de participer aux rencontres du Comité à titre honorifique, mais pas à ses travaux. D’un point de vue stratégique, le comité devait regrouper des personnalités issues des douze pays de la Communauté, des agents économiques, des personnalités issues du Parlement eu-ropéen, et des responsables de l’ensemble des partis politiques européens. Il ressort des cor-respondances entre Helmut Schmidt et Max Kohnstamm, ancien conseiller de Jean Monnet, que l’ancien Chancelier se posait la question de « la nécessité d’une collaboration avec les socialistes français »256, surtout après que Lionel Jospin avait refusé de se joindre au groupe. Les membres de ce nouveau comité se donnèrent pour principale mission de transmettre leur expérience à la nouvelle génération d’Européens qui n’avaient pas participé aux prémices de la Communauté257. Par conséquent, ils élaborèrent, en vue des élections européennes de 1984, des lignes directrices à soumettre aux candidats de tous les partis, dans une communication intitulée « L’Europe aujourd’hui ». Les membres du Comité d’action souhaitaient éveiller la conscience de leurs contemporains sur la fin d’une ère :

Aujourd’hui, les nations européennes sont confrontées à des problèmes graves qui résultent de muta-tions politiques, économiques et technologiques profondes intervenues tant chez eux que dans le monde. Aucune réponse convaincante ne semble se dessiner aux préoccupations majeures actuelles de leurs ci-toyens : le chômage dû à la crise économique ; la menace pesant sur la paix en raison des tensions inter-nationales258.

Alors que, pour cette génération d’Européens d’après-guerre, la solution communautaire ap-paraissait la plus propice au redressement économique, ils dénoncèrent la « protection interne et la politique du chacun pour soi » comme une menace pour « le moteur même de la Com-munauté, le Marché commun »259. Pour les membres du Comité d’action, la relance de la construction européenne devait reposer sur les cinq axes suivants : se développer selon les principes de solidarité et de discipline, surpasser les traités européens, réviser le processus de 252 Traduction par l’auteur de Jens Fischer, « Gespräche im Verlauf des Treffens in Schloβ Stuyvenberg », Bruxelles, 13-14.03.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111394. 253 Jens Fischer, « Vermerk für Helmut Schmidt », Bonn, 22.11.1983. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365. 254 Ibidem. 255 Ibid. 256 Traduction par l’auteur de la lettre de Max Kohnstamm à Helmut Schmidt, 21.05.1984. In : Archiv der so-zialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365. 257 Cf. « Memo concerning main decisions taken at our meeting », 13.03.1984, Bruxelles. In : Archiv der so-zialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365. 258 Comité d’action pour l’Europe, « L’Europe d’aujourd’hui ». In : Archiv der sozialen Demokratie der Frie-drich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111365. 259 Ibidem.

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décision au sein de la Communauté, faire de la Commission européenne un organe exécutif et enfin donner un plus grand pouvoir politique au président de la Commission.

Malgré des considérations initialement politiques, le Comité désigna, sur recomman-dation d’Helmut Schmidt, deux objectifs majeurs : la réalisation du Marché unique et le ren-forcement du SME. L’ancien Chancelier considérait que, si « une poursuite du SME ne régle-rait pas les problèmes européens, elle pourrait toutefois inspirer confiance dans le processus de l’union européenne »260. Aussi, Helmut Schmidt se rendit aux États-Unis pour discuter de la réforme du SME dans le contexte monétaire international avec Horst Schulmann, son ancien collaborateur qui venait d’être nommé à la direction de l’Institut of International Finance à Washington. Pour l’économiste, le point de départ de toute action commune en Europe était en effet de réaliser des « progrès dans l’intérêt de relations monétaires plus stables à l’échelle internationale »261. Il fallait donc, selon son point de vue, développer le SME pour atteindre, à terme, « un con-trepoids au dollar, qui ne saurait venir que de l’Europe, avec l’établissement de l’ECU comme véritable devise alternative au dollar »262. Pour Helmut Schmidt, hormis le renforcement du SME, il fallait aussi prôner la réalisation du Marché unique, y compris pour la libération des mouvements des capitaux. Dans ce contexte, leur préoccupation majeure était de savoir comment amener la Bundesbank à accepter l’union monétaire de l’Europe. Entre Helmut Schmidt et les dirigeants de la banque centrale allemande, qu’il considérait comme « des potentats jaloux de leur indépendance, ul-tra-conservateurs et prenant des décisions à la majorité »263, les relations étaient notoirement mauvaises. Ainsi, il devait élaborer une stratégie susceptible de remporter le plus large con-sensus possible. Un argument majeur plaidait en faveur de l’union : le mark fort. En effet, si cette politique sous-tendait l’économie sociale de marché, en particulier la stabilité des prix, et faisait de la devise ouest-allemande une sorte de monnaie de réserve. Or, dans cette configura-tion, l’attrait du mark – et la multiplication des achats de devises – contraignait la Bundesbank à intervenir sur les marchés, non seulement pour éviter des hausses brutales du mark, et, a fortiori, pour le maintenir dans les marges de fluctuation étroites du SME. En revanche, un plus grand nombre d’arguments plaidaient en défaveur de l’union monétaire. Helmut Schmidt et Horst Schulmann notèrent par exemple que, « du point de vue allemand, la pilule risque d’être amère, surtout dans le domaine de la politique industrielle »264. En effet, une des carac-téristiques de la libération des mouvements des capitaux était de favoriser l’investissement et la croissance dans les pays les moins développés de la Communauté par un transfert des capi-taux des pays à fort taux d’épargne. En outre, dans les pays les moins libéralisés – ou marqués par le dirigisme économique et les banques publiques –, on prévoyait que ces capitaux soient

260 Traduction par l’auteur de Jens Fischer, « Gespräche im Verlauf des Treffens in Schloβ Stuyvenberg », Bruxelles, 13-14.03.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111394. 261 Traduction par l’auteur de Peter Schellschmidt, « Vermerk über Gespräch mit Dr. Horst Schulmann », 01.04.1984, Washington. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111394. 262 Ibidem. 263 Note de l’ambassadeur Brunet, entretien avec le Chancelier, 12.01.1982. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, François Mitterrand, 5 AG 4 CD 190 Dossier 5 entretiens Mitter-rand/Schmidt 13 janvier 1983. 264 Ibid.

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captés par l’État et investis dans des secteurs pas nécessairement compétitifs. Horst Schul-mann considérait alors que le développement des emprunts privés en ECU, qui, selon la ver-sion officielle, étaient bloqués par la Bundesbank pour des raisons juridiques, était en réalité « gardés comme une monnaie d’échange pour des négociations futures »265. Helmut Schmidt s’interrogea donc sur les modalités de passage à la deuxième phase du SME, c’est-à-dire à une intégration monétaire susceptible de faire émerger une monnaie commune, sans pour au-tant remettre en cause l’autonomie de la Bundesbank, à laquelle celle-ci ne renoncerait pas. Aussi, l’ancien Chancelier demanda l’avis d’Horst Schulmann sur le concept, « pas d’une banque centrale, mais d’une assemblée qui se réunirait régulièrement »266, qui, pour sa part, privilégiait la mise en œuvre d’un véritable organe, indépendant, ayant la prérogative de la politique monétaire commune. Lors de cet entretien, Horst Schulmann conseilla à Helmut Schmidt de prendre contact avec le ministère ouest-allemand des Finances, où l’ancien Chancelier fut reçu le mois suivant, pour discuter notamment des perspectives de développement du SME. À cette occasion, il y exposa sa stratégie, qui consistait dans la création d’un Fonds monétaire européen – qui aurait dû intervenir après la réélection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République – en tant qu’instance « plus ou moins autonome », qui disposerait de réserve et interviendrait sur les marchés au nom de la Communauté, et l’extension de l’usage de l’ECU267. L’objectif de cette rencontre était vraisemblablement de trouver un écho à son discours au Bundestag, le mois suivant, en juin 1984, sur sa proposition de développement du SME, qui fit effective-ment l’objet d’une analyse par le ministère fédéral des Finances. Le ministère rejoignait la critique de l’ancien Chancelier de l’« attitude particulièrement conservatrice » de la Bundes-bank268. En revanche, selon le ministère, Helmut Schmidt ne proposait pas de piste satisfai-sante concernant les problèmes de souveraineté liés au passage à la deuxième phase du SME. Le ministère ouest-allemand des Finances se montrait cependant disposé à engager une plus grande intégration monétaire :

Nous recommandons également, au vu du stade d’avancement actuel du SME, de procéder avec pru-dence concernant les réformes institutionnelles, mais nous voyons – contrairement à la Bundesbank – de nombreuses possibilités de développement du SME. Dans ce contexte, le plus urgent semble être la mise en place des conditions nécessaires à l’utilisation accrue de l’ECU privé [...] en RFA. Puisque la partie allemande s’est justement montrée réticente jusqu’ici au développement du SME, le renouveau actuel de la discussion pourrait être utilisé pour faire avancer la Bundesbank, dans le but de diffuser une proposition allemande au prochain Conseil européen269.

Pour le ministère, la seule manière de faire avancer le débat était que le chancelier Kohl s’engage publiquement et politiquement en faveur de l’union monétaire. Le problème majeur de la proposition d’Helmut Schmidt concernait donc la notion de souve-raineté. Il proposait en effet la création d’un Fonds monétaire européen, en s’appuyant sur l’article 235 du traité de Rome :

265 Ibid. 266 Ibid. 267 Cf. Alexander Vogelgsang, « Gespräch mit Frau Willmann, BMF über Probleme des EWS », 03.05.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111394. 268 Traduction par l’auteur de Dr. Barth, Abteilung 4, « BM-Vorlage der Abt. 4 vom 06.07.1984 zu Ausführun-gen von Alt-BK Schmidt vor dem Deutschen Bundestag am 28.06.1984 », Bonn, 18.07.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111394. 269 Ibidem.

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Si une action de la Communauté apparaît nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent traité ait prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consulta-tion du Parlement européen, prend les dispositions appropriées.

Le ministère des Finances, notant que la Bundesbank argumentait que l’union monétaire de l’Europe signifiait un danger pour la stabilité économique ouest-allemande, posa alors la « convergence des politiques monétaires et financières de la Communauté européenne comme préalable au transfert de souverainetés monétaires à une institution européenne »270. Les ser-vices financiers ouest-allemands reconnaissaient cependant que les défenseurs de l’union mo-nétaire de l’Europe pourraient précisément présenter le passage à la deuxième phase du SME comme vectrice de convergence économique et de stabilité monétaire et que l’extension de l’usage de l’ECU et la libération des mouvements des capitaux étaient dans l’intérêt de la ra-tionalisation des échanges, et a fortiori du Marché unique. En outre, le ministère souligna que la déclaration solennelle sur l’Union européenne, à l’occasion du Conseil de Fontainebleau, « oblige[ait] aussi la République fédérale à s’investir dans l’Union économique et moné-taire »271 et à participer aux réformes institutionnelles. En revanche, aucun engagement précis en faveur de progrès immédiats ne fut pris de la part de l’autorité financière. Par exemple, celle-ci considérait que la RFA devait « s’engager pour que l’on démarre les améliorations du SME qui sont réalisables dès aujourd’hui »272 et, en particulier, ceux qui n’impliquaient pas de transferts de souveraineté, pour éviter que la Bun-desbank ne freine le processus. Il était question de mettre en œuvre les propositions de la Commission : la libération des mouvements des capitaux et l’extension de l’usage de l’ECU en une véritable devise. Le ministère rejoignait également l’ancien chancelier Schmidt dans sa proposition de coordination, et même d’élaboration d’une politique commune avec les mon-naies tierces. On peut donc considérer que, du point de vue technique, le ministère ouest-allemand des Fi-nances était en accord avec les arguments d’Helmut Schmidt concernant le passage à une plus grande intégration monétaire en Europe. Sans doute, l’action de l’ancien Chancelier auprès des services gouvernementaux avait-elle pesé sur cette attitude. Or, la Bundesbank – et la dé-légation de compétences – demeurait un obstacle à l’union monétaire de l’Europe, ce qui ex-pliquait également que le chancelier Kohl ne prenne pas position politiquement. C’est pour-quoi, en RFA, on privilégiait l’approche pragmatique des avancées substantielles dans les domaines qui ne touchaient pas à la souveraineté de la banque centrale ouest-allemande. En-fin, il apparaît dans le rapport établi par les services du ministère des Finances, suite au dis-cours d’Helmut Schmidt, que la RFA s’était révélé la plus hostile à l’Union monétaire de l’Europe et que, politiquement et diplomatiquement, cette attitude se devait d’être progressi-vement infléchie.

270 Ibid. 271 Ibid. 272 Ibid.

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2.2. Le Conseil européen de Fontainebleau de juin 1984 : entre relance politique et stagnation de l’Europe monétaire

Alors que les relations entre Helmut Schmidt et Helmut Kohl ne s’amélioraient pas, François Mitterrand sut stratégiquement s’entourer de l’ancien Chancelier et de l’ancien Pré-sident de la République. Réel intérêt pour leur point de vue d’experts sur la politique euro-péenne ou manœuvre politique habile, il n’en reste pas moins que tous deux furent conviés à l’Élysée, à la veille du sommet de Fontainebleau. Sans doute, voulait-il s’assurer que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt n’allaient pas s’opposer publiquement à sa volonté de relancer l’Europe politique. Et, effectivement, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt restèrent relativement en retrait des négociations pour ne pas entraver ce potentiel de relance, du moins dans un premier temps. À l’issue de son entretien avec le Président de la République française, Helmut Schmidt se refusa à tout commentaire, laissant aux journalistes le soin d’émettre des hypothèses : « MM. Mitterrand et Schmidt peuvent aussi avoir examiné en-semble la situation européenne, à une semaine du Conseil européen de Fontainebleau, une instance dont l’ancien Chancelier de Bonn a connu les premières réunions »273. Cette attitude apparaît telle un écho à celle de Valéry Giscard d’Estaing, qui, deux semaines aupara-vant, « s’[était] refusé à la moindre déclaration à l’issue de son entretien de près d’une heure trente avec le président François Mitterrand à l’Élysée »274. Il ne faudrait cependant pas interpréter cette rencontre comme une réconciliation entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, mais davantage comme une stratégie de communi-cation servant les deux hommes politiques. En effet, pour le premier comme pour le second, cette rencontre visait à les faire apparaître comme des personnalités fédératrices, capables de surpasser les divergences politiques dans l’intérêt de l’Europe. Pourtant, les notes de prépara-tion du voyage du Président de la République en Auvergne quelques mois plus tôt attestent de sa rivalité persistante avec Valéry Giscard d’Estaing. En effet, à cette époque, Valéry Giscard d’Estaing était encore considéré comme un rival, un potentiel adversaire à la future élection présidentielle. Par conséquent, les dirigeants français s’efforcèrent de l’écarter du pouvoir, en attisant par exemple les querelles au sein de l’UDF :

Pour dégrader un peu plus ce climat, j’ai personnellement fait en sorte que Claude Wolff prenne de nombreuses responsabilités dans les instances où nous sommes minoritaires et où de toute façon toute direction nous échappait, comme par exemple le Comité des prêts. Wolff ne veut pas laisser sa place à Valéry Giscard d’Estaing à l’Assemblée nationale. (législatives partielles) Haroun Tazieff serait sans doute un excellent candidat contre Giscard d'Estaing s’il devait y avoir prochainement une élection275.

Alors que Valéry Giscard d’Estaing s’efforçait de reconstruire son image en se défaisant de l’idée d’une amertume liée à la défaite et en affirmant son soutien à la politique européenne du nouveau Président de la République, Christian Sautter conseilla à François Mitterrand de ne pas trop donner d’importance à leur rencontre en Auvergne :

Images risquant d’être des événements médiatiques susceptibles de perturber cet ordonnancement : la rencontre à la mairie de Chamalières en tête-à-tête avec VGE. Afin d’éviter d’une part tout risque d’exploitation exagérée de cette rencontre par l’ancien Président et, d’autre part, toute disparition dans

273 « L’ancien chancelier Helmut Schmidt reçu par le président François Mitterrand », AFP Général, 19.06.1984. 274 « M. Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée », AFP Général, 05.06.1984. 275 Note du Conseiller Christian Sautter au Président de la République, 03.07.1984 ; objet : visite en Auvergne. Mauvaises relations entre VGE et son successeur Wolff. In : Archives nationales, site Paris, archives du Prési-dent de la République, François Mitterrand, papiers Christian Sautter 5 AG 4/4331 voyage Auvergne.

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les médias de l’un des quatre thèmes-images choisis pour le voyage, Michel Charasse et Gérard Cole pensent que le Président de la République ne devrait se rendre à la mairie de Chamalières que tard dans la journée276.

Toutefois, les mois ayant précédé le Conseil européen de Fontainebleau, durant lesquels Valéry Giscard d’Estaing s’est progressivement imposé comme l’interlocuteur privilégié de l’Allemagne, expliquent pourquoi François Mitterrand l’a convié à l’Élysée, au moment où le Président français négociait une relation européenne en étroite collaboration avec le Chance-lier Kohl. D’abord, en janvier 1983, en ne conviant pas Valéry Giscard d’Estaing à la com-mémoration du traité de l’Élysée, François Mitterrand avait suscité la polémique dans les mé-dias. Ensuite, la rencontre d’Authon entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt en mai 1983, avait mis l’accent sur l’amitié franco-allemande, tout comme la présence de l’ancien Président à l’anniversaire de l’ancien Chancelier au mois de décembre de la même année277. En février 1984, Valéry Giscard d’Estaing, accompagné de Philippe Sauzay fut éga-lement l’invité du Wirtschaftsclub Rhein Main EV lors d’une conférence qui rassembla des personnalités de la vie économique telles qu’Hans Geiger, Président de l’Association des banques et caisses d’épargne, Hans Georg Emde, membre du directoire de la Bundesbank, ou encore Ernst Gloede, président du club économique278.

Pour la plupart des observateurs, le Conseil européen de Fontainebleau est considéré comme le lieu de mémoire de la relance de la construction européenne sous l’égide de Fran-çois Mitterrand et d’Helmut Kohl. En revanche, pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, il s’agissait, sur le fond, d’une rupture avec leur ligne politique. E, effet, en prenant la présidence du Conseil européen en 1984, François Mitterrand s’était distancé de l’Europe économique et monétaire préconisée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Sa « relance » de l’Europe279, en tant que « pionnier d’une nouvelle orientation »280 – ou encore sa « nouvelle Europe » –, s’appuyait en effet davantage sur des questions politiques et institu-tionnelles :

Chaque fois que de tels problèmes sont posés, l’Europe a créé une nouvelle institution – le Conseil eu-ropéen –, adopté un nouvel acte juridique reconnaissant une pratique : le Système monétaire européen, la coopération politique telle que définie par la déclaration de Stuttgart; conclu un traité ratifié par les parlements nationaux : les conventions de Lomé. Et voici que votre Assemblée nous encourage à aller plus loin dans cette voie en nous proposant un projet de traité instituant l’Union européenne. Ceux d’entre nous qui le voudront, observeront la même méthode que naguère. À situation nouvelle doit cor-respondre un traité nouveau... qui ne saurait, bien entendu, se substituer aux traités existants, mais les prolongerait dans les domaines qui leur échappent. Tel est le cas de l’Europe politique281.

276 Note du Conseiller Christian Sautter au Président de la République, 12.06.1984, Problème du tête-à-tête avec Valéry Giscard d’Estaing à Chamalières. In : ibid. 277 Si Valéry Giscard d’Estaing, invité au domicile d’Helmut Schmidt, était bien son invité personnel, la dimen-sion politique de leur relation est attestée par le fait qu’une réunion à huis clos avec Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’État des États-Unis, et avec Klaus von Dohnanyi, maire d’Hambourg et ancien ministre aux Affaires étrangères et européennes. Cf. Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/335 déplacement à Hambourg 22-23 décembre 1983. 278 Cf. Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/335 déplace-ment à Francfort, 16-17 février 1984. 279 Carlos DE SA REGO, « L’Europe change de peau », Libération, 27.06.1984. 280 Traduction par l’auteur de Heinz STADLMANN, « Der verblüffende Wandel Präsident Mitterrands», Frankfur-ter Allgemeine Zeitung, 26.05.1984. 281 Cf. le Discours de François Mitterrand devant le Parlement européen, Strasbourg, 24.05.1984, in : Bulletin des Communautés européennes, n° 5, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxem-bourg, mai 1984.

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Deux méthodes s’opposaient alors : l’approche gradualiste de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, axée sur la réalisation concrète d’étapes de consolidation du SME, dans l’objectif d’aboutir à une union économique et monétaire ; et l’approche opposée – celle de François Mitterrand – sur la réforme en profondeur et en une seule étape. Ainsi, suite au Con-seil de Fontainebleau, Helmut Schmidt se livra, à l’occasion d’une de ses rares apparitions au Bundestag - consacrées presque exclusivement à des prises de position sur l’Europe282 - à un véritable réquisitoire contre la politique européenne d’Helmut Kohl, qu’il accusait de ne pas assez soutenir les initiatives de François Mitterrand. Louant les « efforts remarquables fournis à Fontainebleau par le Président de la République française »283, il n’hésita pas à affirmer que ce n’était « pas une raison d’être satisfait de l’Europe ». En effet, le Conseil européen de Fon-tainebleau avait mis un terme aux crises successives liées au budget communautaire, grâce à l’intervention coordonnée de la France et de la RFA, et en particulier grâce aux initiatives de François Mitterrand, comme le souligne le politologue Philippe Moreau Defarges : « en ces six mois de 1984, François Mitterrand, par son obstination méthodique – trente rencontres bilatérales avec neuf collègues du Conseil européen – conquiert l’image d’un grand Euro-péen »284. Helmut Schmidt rejeta pourtant l’idée d’une « relance » stricto sensu exprimée par les obser-vateurs, soutenant que « ce qu’il faut à l’Europe, ce n’est pas seulement l’absence de revers, mais c’est un progrès véritable ». Il faisait ici référence à la phrase prononcée par François Mitterrand à l’issue des entretiens de Fontainebleau : « Il n’y a plus un seul contentieux à ré-gler dans la Communauté. Bien sûr, il y en aura d’autres, c’est la vie »285. Helmut Schmidt reprochait alors à Helmut Kohl de ne pas s’appuyer davantage sur la Communauté pour déve-lopper des politiques économiques, en particulier des « investissements plus élevés, taux d’intérêt plus bas, liberté du commerce international ». Sans ménagement, Helmut Schmidt dénonça le manque d’initiative des dirigeants et prévint : « à défaut d’être unie, l’Europe perd de plus en plus son poids dans le monde, tant sur le plan économico-politique que sur le plan politico-stratégique ». Non sans sarcasme, il indiqua également : « Je me félicite expressément de la bonne intelli-gence personnelle entre le Chancelier de la République fédérale et le Président de la Répu-blique française. Ils renouent avec la tradition des deux dirigeants qui les avaient précédés, et c’est ici qu’on pourrait également trouver une des clés du problème ». En d’autres termes, Helmut Schmidt attribuait à son successeur – et dans une moindre mesure à François Mitter-rand – une grande part de responsabilité dans la stagnation de l’Europe, tout en mettant en relief le potentiel de relance dans le rapprochement bilatéral. Par conséquent, Helmut Schmidt lança un appel au Président français : « l’autonomie de l’Europe, dont on parle actuellement si souvent à Paris, a de nouveau besoin d’une initiative française suivie d’une coopération fran-co-allemande ». Pour Helmut Schmidt, la politique monétaire devait être le point de départ de l’Union de l’Europe, selon le processus suivant : « établissement d’un véritable marché inté-

282 Cf. Dokumentation- und Informationssystem (DIP), Deutscher Bundestag, 8. bis 15. Wahlperiode, Aktivitäten von Personen, Schmidt (Hambourg). 283 Helmut SCHMIDT, « Ergebnisse des Weltwirtschaftsgipfels in London und zum EG- Gipfel in Fontaine-bleau », in : ibidem. 284 Philippe MOREAU DEFARGES, « "J’ai fait un rêve". Le président François Mitterrand, artisan de l’Union euro-péenne », Politique étrangère, vol. 50, n° 2, 1985. 285 SCHMIDT, « EG- Gipfel in Fontainebleau ».

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rieur », mise en œuvre de « la deuxième étape du système monétaire européen », pour finale-ment aboutir à un « système triangulaire de taux de change relativement stables entre l’ECU européen, le dollar américain et le yen japonais ». Presque simultanément, Valéry Giscard d’Estaing donnait à Bruxelles une conférence intitu-lée « Deux Européens sur trois, une ambition pour l’Europe ». En affirmant par exemple que l’« élection européenne [...] est l’événement politique le plus important de la vie politique de l’Europe, celui où ce ne sont pas les dirigeants, mais les citoyens qui parlent »286, il tentait en réalité d’éveiller une conscience identitaire, une appartenance européenne. En cela, il ne se différenciait pas du président Mitterrand, qui prônait l’Europe des citoyens. En revanche, si Valéry Giscard d’Estaing ne s’opposait pas d’emblée à une réforme institu-tionnelle, il défendit essentiellement la « création par étapes de l’Europe monétaire »287 selon la méthode du gentlemen’s agreement. Il avait en effet conscience que l’élaboration d’un nouveau traité supposait des années de négociations et de consultations populaires, qui al-laient être entravées par les adversaires de l’intégration. A contrario, le pragmatique Valéry Giscard d’Estaing recherchait des résultats immédiats dans l’amélioration du SME. Dès lors, son raisonnement et sa méthode d’action se faisaient de plus en plus précis :

Il est exact que la foi des pères fondateurs de l’Europe s’est dissipée et que la Communauté européenne a évolué vers une institution administrative avec trop de bureaucratie et pas assez d’imagination. Dans la deuxième partie des années 1970, de nombreux résultats ont été obtenus et une impulsion effective a été donnée à l’existence de l’Europe politique par l’institution de Conseils européens périodiques. À partir de 1979/80, nous sommes entrés dans une période pré-électorale et aucun progrès significatif n’a été accompli au cours des trois dernières années. Je souscris donc à certaines déclarations récentes et partage les vues sans illusions sur l’absence d’Europe aujourd’hui. La période actuelle est probablement dans l’histoire récente une des périodes où les pays européens ont été les plus silencieux et les moins prêts à lancer des initiatives et des projets nouveaux pour le monde occidental. Mais je pense que le moment viendra d’un nouveau départ, qui impliquera une unification plus marquée des secteurs écono-miques fondamentaux, une impulsion nouvelle donnée aux politiques communes existantes et une nou-velle approche des problèmes liés de la défense et de l’unité politique du continent européen288.

Dans cette entreprise, Valéry Giscard d’Estaing était soutenu par les agents économiques, qui menaient parallèlement une campagne en faveur de l’approche économique et monétaire de la construction européenne. Le président-directeur général de la firme Total, François-Xavier Ortoli, ancien président de la Commission européenne et proche de Valéry Giscard d’Estaing, qui eut une part active dans la création du SME, se prononça par exemple en faveur de la mé-thode monétaire :

L’amorce d’une identité monétaire aura été la seule manifestation significative de confiance et d’engagement en Europe dans les dernières années. Il ne s’agit plus seulement d’exploiter jusqu’au bout les potentialités du traité de Rome, mais bien de dépasser les mécanismes d’intégration fondés sur l’ouverture du Marché pour aller au cœur de la décision économique. La portée politique de la création du SME égale sa portée technique289.

286 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Deux Européens sur trois : une ambition pour l’Europe », conférence, Bruxelles, 23.05.1984. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 287 Ibidem. 288 Valéry Giscard d’Estaing, « Sur l’état actuel des relations internationales », in : Commentaire, hiver 1983-84, Vol. 6, n°24, p. 720-728. 289 « Les problèmes de l’identité monétaire et de l’intégration financière européennes », Intervention de François-Xavier Ortoli, Congrès du Parti socialiste italien sur l’ECU, Rome, 24.01.1984. In : EMU, a historical Documen-tation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/index_en.htm. Consulté le 18.08.2012.

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Si la poursuite de l’union monétaire de l’Europe se heurtait d’emblée aux mêmes oppositions qui avaient eu cours lors de la création du SME, ce qui réduisait les chances de voir émerger une véritable volonté politique sur cette question, dans les milieux économiques, les proposi-tions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt recevaient un accueil beaucoup plus favorable. Dans ces conditions, l’orientation économique, et plus particulièrement les questions moné-taires, prirent dans le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur la relance européenne toujours plus d’ampleur. D’un côté, Valéry Giscard d’Estaing avait lancé : « Fai-sons plus d’économie et moins de politique. La politique sert un milieu restreint, l’économie sert la France »290 ; d’un autre, Helmut Schmidt s’inquiétait des conséquences des désordres économiques mondiaux sur l’Allemagne. Pour ces derniers, l’intégration économique euro-péenne apparaissait donc comme déterminant pour l’avenir de leur propre pays.

2.3. L’union monétaire pour l’avenir de la construction européenne selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt

Au milieu des années 1980, le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur l’union monétaire de l’Europe se faisait visiblement toujours plus convergent. Alors que leurs contemporains se concentraient sur la réalisation du Marché unique, les deux anciens dirigeants percevaient qu’une monnaie européenne serait la clé du rééquilibrage des relations monétaires internationales, et une institution de régulation monétaire commune l’assurance de la stabilité. Ils étaient confortés dans cette idée par les experts de la Commission européenne, qui recon-naissaient unanimement l’ECU comme une avancée majeure. En effet, alors que l’ECU avait originellement été instauré comme unité de compte, un étalon, pour faciliter le calcul des pari-tés entre les monnaies du dispositif du SME et pour effectuer des échanges entre États, un circuit parallèle et privé se développa en marge de l’ECU officiel. Pour autant, chez les diri-geants européens, il ne se posait pas encore la question de savoir – en tout cas, pas publique-ment – si elle pouvait potentiellement devenir une monnaie véhiculaire. D’un point de vue technique, des entraves demeuraient pour développer l’usage privé de l’ECU autour de quatre axes majeurs : « l’acceptabilité, l’exclusivité, la convertibilité et la négociabilité »291, composantes principales de la monnaie. Les experts relevaient tout d’abord les insuffisances d’acceptabilité – limites dans lesquelles les créanciers sont tenus d’accepter des règlements en ECU – et d’exclusivité – le débiteur doit effectuer son règlement en ECU. En d’autres termes, le développement de ces deux postes, encore limités à 50 % des échanges, aurait permis à l’ECU de s’imposer face aux monnaies nationales dans les échanges intra-communautaires. En 1981, la Commission européenne incita donc l’Europe à ce que « davan-

290 Discours de Valéry Giscard d’Estaing à l’assemblée général au club perspectives et réalité, Assemblée natio-nale, 14.06.1986. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/390, manuscrits du Président, janvier-juin 1986. 291 « Acceptabilité et convertibilité/négociabilité de l’ECU. Note à l’attention du Comité monétaire », Commis-sion des Communautés européennes, Direction générale des Affaires économiques et financières, II/539/81. In : EMU, a historical Documentation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/index_en.htm. Con-sulté le 18.08.2012.

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tage de transactions [soient] libellées et réglées en écu »292. L’intérêt majeur de l’ECU résidait en effet dans sa stabilité, car le système de monnaie-panier supposait que « si une devise composante se déprécie face au dollar ou à la monnaie de base de l’investisseur, l’effet se limite au poids de cette monnaie dans le panier »293. Deux inconvénients non négligeables diminuaient cependant l’attrait de l’ECU : la complexité – « l’émission d’une obligation mul-tidevise nécessite un certain nombre de critères de sélection et de pondération des mon-naies »294 – et la question de la liquidité295 – dans le sens de son utilisation dans l’ensemble des circuits économiques. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, le SME avait fait ses preuves dans son rôle de convergence des politiques économiques et monétaires, et pouvait dès lors être surpassé. Dans son entreprise de développement de la coopération monétaire en Europe, l’ancien Prési-dent de la République s’assura, par exemple, du soutien des membres de l’UDF, en défendant au conseil politique du parti la nécessité d’un « rôle accru de l’ECU » pour relancer l’union monétaire de l’Europe296. Lors de la campagne des élections européennes de 1984, Valéry Giscard d’Estaing proposa l’utilisation de l’« ECU comme monnaie d’usage »297. Cette même année, le Conseil européen de Fontainebleau, sous la présidence de François Mitterrand, qui avait définitivement annoncé le maintien du franc dans le SME298, rendait possible la relance de l’unification monétaire. Cependant, le Conseil européen ne prit pas formellement position au sujet de l’ECU, car, hormis la frappe de cette monnaie – décision plus symbolique qu’économique299–, aucune mesure significative quant à son extension sur le marché euro-

292 Ibidem. 293 Cf. Clifford R. DAMMERS et Robert N. MCCAULEY, « Obligations en monnaie-panier sur l’euromarché : en-seignements », Rapport trimestriel BRI, mars 2006, p. 86. 294 Ibid., p. 90. 295 Ibid., p. 91. 296 Déclaration de M. Valéry Giscard d’Estaing, membre du Conseil politique de l’UDF, sur les objectifs de l’Europe, Bruxelles le 23 mai 1984. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 297 Déclaration de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, sur la CEE, Marseille le 12 juin 1984. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 298 Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le bilan de l’action gouver-nementale (concernant la croissance, la solidarité, les relations extérieures), la situation économique française et internationale, les objectifs du gouvernement (marché intérieur, technologie, justice sociale, épargne, agriculture) ainsi que sur les moyens engagés, Paris, Palais de l’Élysée. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 299 Cf. « La relance de l’Europe », Le Monde, 28.06.1984. « Frappe d’un ECU et élaboration d’un hymne et d’un drapeau européens. Gadgets ? Sans doute. En tout cas aussi longtemps que ces signes extérieurs d’existence européenne, qui appartiennent normalement aux attributs de la puissance d’État, ne feront que se superposer à ces derniers, et non s’y substituer. On voit mal, par exemple, quelle pourra être la circulation d’une pièce de monnaie européenne, dont la valeur dans chaque monnaie nationale ne représente ni un chiffre rond ni une somme fixe ».

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péen n’intervint encore, malgré les recommandations de la Commission300. Les dirigeants optèrent à ce stade pour un renforcement de l’Europe des institutions et des citoyens, manifes-té par la création de deux comités ad hoc301. Dans Die Zeit, Helmut Schmidt livra parallèlement un véritable plaidoyer pour le renforce-ment de l’ECU dans les transactions monétaires publiques, mais aussi sur le marché privé. Il voyait, en effet, dans cette unité de compte européenne, le potentiel d’une monnaie com-mune302. Dans son entreprise, il se heurtait aux sceptiques, notamment en RFA : au sein du directoire de la Bundesbank, Leonhard Gleske était particulièrement réticent à l’idée d’une monnaie européenne. Pour la banque centrale ouest-allemande, l’ECU n’était qu’une unité de compte numéraire, permettant de libeller les échanges entre États303. (Il faudra d’ailleurs at-tendre le 16 juin 1987 pour que la Bundesbank autorise l’utilisation de l’ECU dans le secteur privé)304. Dans sa campagne médiatique en faveur de l’ECU, Helmut Schmidt trouva égale-ment le soutien du Spiegel, qui titra à la même époque : « Une véritable devise ». Selon l’hebdomadaire, seule la RFA montrait encore des réticences envers l’ECU, malgré un succès reconnu sur le marché international, au-delà des espérances initiales de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt305. Au même moment, en novembre 1984, la Commission européenne proposa que l’ECU de-vienne une monnaie de réserve pour les banques centrales européennes. Selon le magazine hebdomadaire Wirtschaftswoche, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, les « pères » du SME ont joué un rôle – notamment par leurs critiques formulées dans les médias – dans cette avancée306. En effet, on opposait aux fluctuations brutales du dollar la stabilité de l’ECU. Constituer des réserves en ECU était de nature à faciliter l’usage de l’ECU par les agents éco-nomiques privés.

Ainsi, dans le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt se profilait le concept d’une monnaie européenne à développer à partir de l’ECU. Les acteurs privés avaient démontré que son usage outrepassait de facto les circuits officiels. Dans leur esprit, il fallait 300 La Commission européenne avait soumis au Conseil, en 1982, un projet d’ « approfondissement du Système monétaire européen » qui visait en particulier la promotion de l’usage privé de l’ECU, le renforcement de la convergence des politiques économiques et monétaires et l’ouverture des pays du SME sur l’extérieur. La Com-mission défendait l’approche graduelle d’un aboutissement à une monnaie par une succession d’étapes. La pre-mière consistait à « supprimer les discriminations dont souffre actuellement l’écu dans les réglementations na-tionales ». En effet, les banques centrales ne pouvaient pas émettre de monnaie scripturale, les entreprises étaient dans l’incapacité d’investir les ECU en dehors des pays participants et les particuliers n’avaient pas non plus accès à cette unité monétaire. En revanche, les échanges intracommunautaires en ECU étaient subordonnés à l’établissement de réserves en monnaie nationale, qui sont définitivement mobilisées. La Commission suggéra alors que l’ECU acquière le « statut de devise, voire de devise privilégiée ». Afin de favoriser l’usage de l’ECU sur les marchés financiers, la Commission aborde la nécessité d’une de « libre circulation, dans la Communauté, des capitaux libellés en écu ». In : « Communication de la Commission au Conseil. L’approfondissement du Système monétaire européen », COM (82) 133 final, Bruxelles, 18.03.1982, European Commission, Economic and Financial Affairs. In : EMU, a historical Documentation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/ emu_history/index_en.htm. Consulté le 18.08.2012. 301 Cf. Conclusions de la présidence du Conseil européen à l’issue du Conseil européen de Fontainebleau, mardi 26 juin 1984. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/847111600.html. Consulté le 17.08.2012. 302 SCHMIDT, « Fortschritte ». 303 Joseph GOLD, Legal and Institutional Aspects of the International Monetary System : Selected Essays, Vol-ume 1, International Monetary Fund, 1981, p. 720. 304 Deutsche Bundesbank, Fünfzig Jahre Deutsche Mark. Notenbank und Währung in Deutschland seit 1948, C.H.Beck, 1998, p. 803. 305 « Echte Devise», Der Spiegel, 12.11.1984. 306 « Ecu im Kommen », Wirtschaftswoche, 07.12.1984.

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donc étendre de jure l’utilisation privée de l’ECU, dans un Système monétaire européen op-timal. Selon la théorie de Robert Mundell, qui a participé aux travaux sur l’union monétaire de l’Europe au début des années 1970, une zone monétaire optimale est pourvue d’une mon-naie unique, qui élimine non seulement les coûts de transaction, mais est également suscep-tible de mieux absorber les risques de chocs symétriques (des fluctuations extérieures qui tou-chent l’ensemble des pays d’une zone monétaire), dans la mesure où l’on évacue la possibilité d’une attaque spéculative sur les cours de change307. Or, pour que ce système soit efficace, le principe du triangle d’incompatibilité édicte que les participants ne peuvent jouir d’une poli-tique monétaire autonome308. Dans cette optique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt firent émerger l’idée d’un organisme de régulation du dispositif monétaire commun. L’utilisation accrue de l’ECU en tant que valeur libératoire – c’est-à-dire ayant un statut de devise – sur les marchés financiers rendait en effet le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM), destiné à superviser et à promouvoir les échanges entre banques centrales, désuet. C’est ce que souligna la Commis-sion européenne dans un rapport datant de 1981 : « le FECOM est passif et ne dispose de pouvoir discrétionnaire, ni sur le montant des écus créés, ni sur l’utilisation des réserves dépo-sées »309. En effet, le FECOM n’était voué qu’à distribuer des ECU en échange d’apports en monnaies ou en or, sans pouvoir décider des modalités et des quantités d’apport des devises et d’émission en ECU. Cela signifie que le Fonds ne menait pas de politique monétaire capable d’influer sur les marchés, sur le modèle des banques centrales. Lors de la création du Système monétaire européen, il fut question de transformer le FECOM en Fonds monétaire européen. Cependant, la Bundesbank, qui se méfiait des conséquences des politiques monétaires et éco-nomiques européennes jugées trop laxistes sur l’inflation allemande, le RPR, qui redoutait la domination de la puissance allemande dans un organe supranational, ou encore la Grande-Bretagne, qui discutait les montants des fonds propres à apporter à une telle institution, avaient interféré dans le processus de manière déterminante. Dans son rapport sur le renforcement du SME, en 1982, la Commission européenne plaçait effectivement le FECOM au centre du dispositif de l’usage privé de l’ECU310. De même, le Conseil des ministres de l’Économie et des Finances européen déclara être déterminé à « poursuivre le renforcement du système jusqu’au passage, au moment approprié, à la phase institutionnelle [et] maintenir sous examen les travaux déjà entrepris par la Commission et les comités spécialisés sur le passage au stade définitif du système et la création du Fonds moné-taire européen »311. Or, sans décision significative sur l’extension du rôle de l’ECU, le Conseil européen n’aborda pas, jusqu’à la deuxième moitié des années 1980, la question de la trans-formation du FECOM.

307 Robert MUNDELL, « A Theory of Optimum Currency Area », in : American Economic Review, 1961. 308 Robert MUNDELL, « The Monetary Dynamics of International Adjustement under Fixed and Flexible Ex-change Rates », in : Quarterly Journal of Economics, vol 74, 1960. 309 « Les modalités d’apport de réserves au F.M.E. Note à l’attention du Comité monétaire », Commission des Communautés européennes, Direction générale des Affaires économiques et financières, II/445/81. In : EMU, a historical Documentation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/index_en.htm. Consulté le 18.08.2012. 310 Commission des Communautés européennes Com (82) 133 final, Bruxelles, 18 mars 1982. 311 Projet de résolution du Conseil. L’approfondissement du Système monétaire européen, 15 mars 1982.

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Au milieu des débats entre experts et hommes politiques, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entendaient formuler clairement les mesures à adopter pour faire avancer l’union monétaire, au risque de provoquer le mécontentement des ordolibéraux et des souverainistes. Dans Die Zeit, Helmut Schmidt prôna par exemple la mise en œuvre d’un « fonds de type "banque centrale européenne", un fonds monétaire régional à la FMI ou un fonds sui gene-ris ». En réalité, la réforme du système communautaire des banques centrales, ici formulé pour la première fois aussi explicitement, n’était pas une invention puisqu’elle était à l’ordre du jour des entretiens entre le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt, dès 1974. Les deux dirigeants avaient en effet pour objectif de concentrer, dans un premier temps, tous les travaux des gouverneurs des banques d’émission au sein du FECOM et, par la conver-gence de la politique financière des États membres, d’aboutir dans un deuxième temps à un « système commun de banques d’émission »312. Ces propositions visaient alors à lancer le débat sur le modèle de cette nouvelle institution. Pour Helmut Schmidt, la création d’un organe de régulation monétaire à l’échelle européenne induisait les problématiques suivantes : avait-il pour vocation, comme le FECOM, de soutenir passivement le Système monétaire européen par le rétrécissement des marges de fluctuation entre les monnaies du dispositif et la mise en œuvre des échanges multilatéraux sous l’égide du Conseil européen ? Ou devait-on créer une institution active, capable de mener une poli-tique monétaire indépendante ? Valéry Giscard d’Estaing, pour sa part, évoqua l’« utilisation du réseau des banques centrales pour les interventions mutuellement agréées » dans le sys-tème monétaire international.

Au début des années 1980, si la réussite de l’ECU avait fait l’unanimité, notamment dans son rôle de stabilisateur des cours de change, le bilan de la convergence des politiques monétaires restait plus nuancé. D’un côté, les autorités européennes saluaient « l’adaptation des États membres aux conditions monétaires internes du système »313, mais un certain nombre de différences persistaient. D’abord, la RFA reprochait à ses partenaires de trop se reposer sur la Bundesbank pour compenser la « volatilité des taxes américaines » sur le mar-ché européen314. Ensuite, la Commission souligna que « les différences d’évolution des coûts et des prix à la consommation […] auraient été encore plus défavorables en l’absence du SME, mais la persistance de ces divergences met en cause la nature même du système »315. En conclusion, la situation économique et monétaire de cette époque poussait non seulement à une plus grande coordination des politiques européennes ad hoc, mais surtout à leur unifica-tion à l’issue d’une convergence significative, ligne directrice des dirigeants européens d’alors :

Nous affirmons que l’amélioration de la situation présente, par une poursuite de la réduction de l’inflation, et par un retour à une croissance durable et à des niveaux d’emploi plus élevés, renforcera notre capacité collective à sauvegarder notre sécurité, à maintenir la confiance dans les valeurs démo-cratiques que nous partageons, et à préserver l’héritage des cultures de nos peuples dans toute leur di-versité. Le plein emploi, la stabilité des prix, la croissance équilibrée et soutenue sont des objectifs am-

312 Ibid. 313 Traduction par l’auteur de « Das europäische Währungssystem und die Währungspolitik in der Gemein-schaft », II/394/81-5/DE, 11.10.1981, European Commission, Economic and Financial Affairs. In : EMU, a historical Documentation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/index_en.htm. Consulté le 18.08.2012. 314 Ibidem. 315 « L’approfondissement du Système monétaire européen ».

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bitieux. Ils ne sont accessibles, dans les années à venir, que si nous poursuivons des politiques encoura-geant l’investissement productif et le progrès technologique ; que si, en plus de nos efforts propres, nous sommes disposés à conjuguer nos moyens, si chaque pays est conscient des effets de ses politiques sur les autres, et si nous coopérons en vue de promouvoir le développement mondial316.

Mais, nous l’avons vu, sans convergence franco-allemande, l’unification monétaire n’était pas envisageable. D’autant plus que, depuis l’alternance en France et en RFA, les conceptions économiques des deux pays s’étaient faites plus divergentes.

2.4. Sur la voie de l’Acte unique européen (1985) : la méthode institutionnelle face à l’intégration monétaire

À l’orée du Conseil de Milan de 1985, au cours duquel devait être remis le rapport Dooge sur l’institutionnalisation de l’Europe, Helmut Schmidt se prononça en faveur d’un retour aux orientations qu’il avait mises en œuvre avec Valéry Giscard d’Estaing : « Mitter-rand et Kohl devraient surtout mettre l’année 1985 à profit pour développer les questions éco-nomiques, et plus particulièrement le Système monétaire européen pour accroître le poids de la politique monétaire européenne et exercer une pression sur la politique budgétaire et fiscale américaine »317. Pour l’ancien Chancelier, la responsabilité des dirigeants européens comman-dait des mesures de sortie de crise, concrètes et immédiates. Selon lui, il devenait urgent de créer une puissance économique vectrice de stabilisation, notamment par la mise en œuvre du marché unique. Contrairement à Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt rejetait catégori-quement l’approche institutionnelle, jugée inadéquate, et prônait la simple exploitation des traités de Rome318.

Au début de l’année 1985, les objectifs prometteurs énoncés quelques mois auparavant furent supplantés par la résurgence des divergences politiques au sujet de l’institutionnalisation de l’Europe, comme l’avaient anticipée Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Ce recul fut souligné dans le préambule du rapport du comité ad hoc : « les États membres se sont enlisés dans des différends qui leur ont fait perdre de vue les avantages économiques et financiers considérables que leur procurerait l’achèvement du Marché com-mun et de l’Union économique et monétaire européenne » 319. Otto Møller, représentant du Premier ministre danois, se disait « pas convaincu que l’approche générale du rapport intéri-maire soit la bonne » ; par ailleurs, Ionis Papantoniou, représentant du Premier ministre grec, se montra insatisfait des mesures en faveur de « la promotion du développement régional et de la convergence des niveaux de vie » et souhaitait davantage « protéger les intérêts nationaux vitaux » ; quant au représentant de la RFA, Jürgen Ruhfus, il s’attacha particulièrement à commenter la question monétaire, en arguant que la réflexion sur l’extension de l’usage de l’ECU et le renforcement du FECOM devait impérativement être précédée d’une convergence effective des économies ; enfin, M. James Dooge, président du comité éponyme et représen-tant de l’Irlande, souhaitait tout simplement le retrait des questions de défense et de sécuri-

316 Déclaration des sept chefs d’État et de gouvernement et des représentants des Communautés européennes, à l’issue du sommet des pays industrialisés, château de Versailles, dimanche 6 juin 1982. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/827079100.html. Consulté le 17.08.2012. 317 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, « jetzt handeln ». 318 Ibid. 319 Rapport du comité ad hoc pour les questions institutionnelles (Bruxelles, 29-30 mars 1985), Bulletin des Communautés européennes, mars 1985, n° 3, p. 111-119.

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té320. Ces divergences abondaient donc dans le sens de mesures ciblées, plutôt que dans celui d’une approche globale. Pour autant, le Comité reconnut que la monnaie serait le facteur d’intégration le plus probant, et, comme le souligna la presse européenne, à l’instar du Luxemburger Wort, « dans les prochains mois, les gouvernements des États membres ne pour-ront pas échapper à une prise de position sur cette question »321. Pour sa part, le chancelier Kohl défendit, devant le Bundesrat, la nécessité d’une Union européenne selon la forme des États-Unis d’Europe, un concept auquel la majorité des Allemands adhérait322.

Tenter d’institutionnaliser un large éventail de sujets avait également pour inconvé-nient de subordonner l’amélioration du SME à la ratification d’un nouveau traité. En dé-cembre 1985, le Parlement européen s’éleva précisément contre le manque d’initiatives du Conseil en matière de coopération monétaire. En effet, les débats intracommunautaires, qui visaient principalement à imposer les revendications nationales de chacun, ont occulté le pro-jet d’UEM dans son ensemble. Les Dix ne sont, en réalité, pas parvenus à trancher entre la position unioniste et les défenseurs du fédéralisme, c’est-à-dire à établir le degré de délégation de pouvoir en matière de politique monétaire.

Alors qu’Helmut Schmidt avait hésité, jusqu’au milieu des années 1980, à s’investir dans des travaux privés en faveur de l’union monétaire de l’Europe, il semble bien que le Conseil européen de Luxembourg ait déterminé son retour à des activités politiques. En effet, jusqu’alors, il prenait surtout position dans les médias et les conférences en tant qu’observateur critique. Au Bundestag, le 5 décembre 1985, l’ancien Chancelier fustigea la politique européenne de son successeur – en affirmant par exemple qu’il y avait eu, lors du Conseil européen de Luxembourg « de douces, parfois même de très connues et populaires mélodies, mais naturel-lement pas de grande symphonie. Mais de vous, Monsieur le Chancelier, on n’en attendait pas moins » – et s’attaqua virulemment à Gerhard Stoltenberg pour avoir affirmé que la relance européenne avait démarré au Conseil européen de Fontainebleau, citant l’homme de lettres américain Mark Twain, en évoquant sarcastiquement que « la vérité est notre bien le plus pré-cieux, il faut s’en servir avec parcimonie »323. En d’autres termes, Helmut Schmidt mettait le gouvernement ouest-allemand directement en cause dans ce qu’il considérait être la stagnation de l’Europe. Plus précisément, l’ancien Chancelier reprochait à son successeur de faire de la RFA le frein à l’avènement du Marché unique :

À la cinquième place, on peut noter ce qu’on appelle le Marché commun des Européens, qui comptera 320 millions de personnes à partir du 1er janvier. Mais a-t-on jamais entendu parler dans l’Histoire d’un marché où onze ou douze marchands veulent être payés dans une autre monnaie [...] mais où chaque acheteur n’a qu’une seule monnaie dans son portefeuille, et où certains des superviseurs du marché maudissent la monnaie commune existante – je parle de l’ECU, Monsieur Stoltenberg – comme une scandaleuse monnaie parallèle324.

320 Ibid. 321 Traduction par l’auteur de Ernest MÜHLEN, « Währung : Kernpunkt der Europäischen Union », Luxemburger Wort, 25.02.1985. 322 « Qui est pour plus d’Europe ? », Le Soir, 21.01.1985. 323 Traduction par l’auteur de « Auszug aus dem Stenographischen Bericht. 181. Bericht. Deutscher Bundestag. Donnerstag, 5. Dezember 1985 ». In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111415. 324 Ibidem.

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Pour Helmut Schmidt, l’enjeu ne résidait pas seulement dans la rationalisation des échanges intracommunautaires, mais dans la perte en compétitivité sur le marché international qu’engendrait l’absence de monnaie européenne. Alors que le Chancelier Kohl considérait qu’une réforme institutionnelle était nécessaire pour étendre le dispositif monétaire européen, Helmut Schmidt lui rétorqua alors, que « bien sûr, pour l’achèvement du système monétaire européen, il faudra compléter le traité de Rome », mais, en pragmatique, il voyait des progrès réalisables à court terme, à commencer par l’extension de l’usage de l’ECU privé. Or, l’ancien Chancelier reprochait à son successeur de laisser la Bundesbank freiner cette prise de disposi-tion, et de ne pas percevoir qu’aussi longtemps qu’il camperait sur ses positions, le monopole du dollar demeurerait. Helmut Schmidt remettait d’autant plus en question l’influence de la Bundesbank dans la politique ouest-allemande que, selon lui, son image de modèle et ses choix de politiques monétaires ne furent pas toujours pertinents :

Si nous avions suivi les tendances de la Bundesbank en 1979, Monsieur le Chancelier, il n’y aurait pas de SME, un système, dont tous les économistes européens attestent aujourd’hui du succès. Aujourd’hui, on constate clairement – contrairement à ce que les avertisseurs de Francfort écrivent ou font écrire –, comme on peut le voir par exemple en France, que la coordination des politiques monétaires oblige les gouvernements à la convergence de leurs politiques économiques générales. Mais celui qui exige les choses dans l’ordre inverse, Monsieur Stoltenberg, c’est-à-dire d’abord la coordination des politiques économiques dans tous les domaines, ne peut pas donner l’exemple historique de la réussite de sa re-cette325.

Helmut Schmidt donnait donc à ses choix une valeur d’exemple, que son successeur se devait de suivre. En effet, moins d’une décennie après sa mise en œuvre, le SME avait atteint ses objectifs, et il convenait dès lors de le surpasser et de le compléter. Or, aussi longtemps que la RFA camperait sur ses exigences de convergence, l’union monétaire de l’Europe ne pourrait être relancée. Surtout que, comme le soulignait Helmut Schmidt, seules des avancées sur la voie qu’il avait tracée avec Valéry Giscard d’Estaing seraient susceptibles de remplir les cri-tères d’exigence de la RFA. Helmut Schmidt en fit transmettre une copie à des personnalités bien spécifiques : à des res-ponsables de grandes banques, comme la Deutsche Bank (dont Wilfried Guth, futur membre du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe), de la Dresdner Bank, de la Westdeutsche Landesbank, ou encore du Creditanstalt de Vienne, à des grandes entreprises telles que Sie-mens, à des industriels de la Ruhr (Berthold Beitz), Bosch (Hans Merkle), Daimler-Benz (Ed-zard Reuter) – qui compteront parmi les premiers membres allemands de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe créée en 1987 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt –, à des personnalités européennes, telles que les membres du Comité Monnet, au président en exercice de la Commission européenne, Jacques Delors, à l’ancien Premier ministre britannique, James Callaghan, ou encore à son collaborateur Manfred Lahnstein. Helmut Schmidt cherchait dès lors à susciter une réaction dans les cercles écono-miques ouest-allemands. Le discours d’Helmut Schmidt eut effectivement un important retentissement dans la presse. Mais plus que le fond de ses propositions, ce fut la posture d’Helmut Schmidt qui attira parti-culièrement l’attention. Les journaux oscillaient entre admiration de l’orateur – en qualifiant par exemple son discours de « mélange efficace d’expérience, d’arrogante acrimonie, mais

325 Ibid.

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également de froide équité hanséatique »326 – et déception de ne pas avoir assisté à un débat de partis »327. Tous s’accordaient, en revanche, à penser qu’au Bundestag, Helmut Schmidt n’avait pas été le porte-parole de l’opposition sociale-démocrate, mais avait davantage adopté la position d’un « ancien chef d’État, qui connaît les problèmes grâce à sa propre expé-rience »328, qui avait une sorte de rôle de mentor à jouer auprès d’Helmut Kohl, que les mé-dias jugeaient « moins efficace » que son prédécesseur329. Pour certains, « les débats du Bun-destag sur le sommet de Luxembourg n’ [avaient] pas atteint leur apogée avec le rapport du Chancelier, mais avec Helmut Schmidt, qui a certainement satisfait [...] les Européens fer-vents »330. En somme, à travers ce discours, l’ancien Chancelier apparaissait dans les médias comme le véritable défenseur de la construction européenne, et sa méthode pragmatique con-sistant à avancer progressivement, par étapes, fut présentée comme la voie de la raison, à la-quelle Helmut Kohl devait se conformer. On aboutit toutefois à l’Acte unique européen, qui ouvrit la voie de la transformation de la Communauté en une Union. Néanmoins, seuls deux articles de la sous-section « capacité mo-nétaire » traitaient alors de la question qui occupait Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Certes, le SME fut ratifié, mais aucune avancée déterminante de l’union monétaire ne fut formulée :

En vue d’assurer la convergence des politiques économiques et monétaires nécessaires pour le dévelop-pement ultérieur de la Communauté, les États membres coopèrent conformément aux objectifs de l’article 104. Ils tiennent compte, ce faisant, des expériences acquises grâce à la coopération dans le cadre du Système monétaire européen (SME) et grâce au développement de l’Écu, dans le respect des compétences existantes […] Dans la mesure où le développement ultérieur sur le plan de la politique économique et monétaire exige des modifications institutionnelles, les dispositions de l’article 236 se-ront appliquées. En cas de modifications institutionnelles dans le domaine monétaire, le comité moné-taire et le comité des gouverneurs des banques centrales seront également consultés331.

À l’Assemblée nationale, l’intervention de Valéry Giscard d’Estaing sur l’Acte unique euro-péen fut non seulement « très remarquée et très applaudie »332, mais également reprise en chœur par la presse, éclipsant les représentants des autres partis politiques. En effet, l’ancien Président de la République, UDF, plaida en faveur d’un projet réalisé sous l’égide de son suc-cesseur et rival, le socialiste François Mitterrand, mais revendiqua surtout la continuité de sa propre œuvre :

L’Acte unique européen est une mise à jour nécessaire du traité de Rome, il démontre la continuité de la politique européenne de la France ; il traite de matières importantes et vous devrez, me chers collègues, veiller à son application ; il faudra, enfin, aller plus loin vers l’union de l’Europe. Vous y trouverez éga-lement, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, la consolidation de trois avan-cées françaises du dernier septennat : la création du Conseil européen l’élection du Parlement au suf-frage universel, la création du système monétaire européen et de l’ECU. Ce traité, dont il ne faut pas

326 Traduction par l’auteur de « Schmidts Stunde », Stuttgarter Zeitung, 06.12.1985. 327 Traduction par l’auteur de « Schnauzes Abschied », Morgenpost, 06.12.1985. 328 Traduction par l’auteur de Siegfried MARUHN, « Kanzler unter sich », Westdeutsche Allgemeine, 06.12.1985. 329 Ibidem. 330 Traduction par l’auteur de « Schrittweises Voranschleichen der Europäer », Hessischer Rundfunk, 05.12.1985. Émission retranscrite par les collaborateurs d’Helmut Schmidt, in : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0111415. 331 « Acte unique européen », Journal officiel des Communautés européennes (JOCE), 29.06.1987, n° L 169, sous-section II « la capacité monétaire », Articles 102A 1 et 2. 332 Virginie LE GUAY, « Acte unique européen : un vibrant plaidoyer de Giscard », Le Quotidien de Paris, 21.11.1986.

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s’excuser en disant qu’il est petit, et qu’il ne contient pas grand-chose, traite de matières importantes, et notamment de trois matières qui correspondent à des initiatives françaises : l’existence institutionnelle du Conseil européen, l’amélioration nécessaire des procédures de décision liées à l’élargissement, enfin la fixation d’une échéance pour l’espace unique européen. Soyons attentifs à des choses simples. À la fin de ce siècle, l’Europe sera la seule puissance continentale à n’avoir ni monnaie ni visage. Au con-traire, les États-Unis d’Amérique, l’Union soviétique, le Japon, la Chine, chacun de ces États aura une seule monnaie et un seul visage pour le représenter dans les discussions internationales. Au-delà de ce texte, dans les pointillés de sa rédaction, vous devez vous fixer comme objectif de donner une monnaie,

à l’Europe333

Pour les médias, cette attitude, jugée constructive, se vit qualifiée de « vibrant plaidoyer »334 ou encore de « véritable profession de foi européenne »335. Mais surtout, son appel à aller plus loin dans la construction européenne, particulièrement sur les questions monétaires, reçut un écho très favorable dans la presse. Cela a sans doute contribué à pousser Valéry Giscard d’Estaing à s’engager encore plus dans l’union monétaire de l’Europe.

Le gentlemen’s agreement de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt fut donc inscrit aux textes officiels. Malgré tout, ces développements sur la voie de la relance euro-péenne, marqués par la distanciation notable de la politique monétaire engagée dans les an-nées 1970, conduisent à la question suivante : Que deviennent des projets politiques inaboutis, quand leurs initiateurs quittent le pouvoir ? Indéniablement, dans la première moitié des an-nées 1980 se dégageait une ambivalence entre les succès du SME de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt et la stagnation de l’unification monétaire sous l’égide de leurs successeurs. Alors qu’en période de crise, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient parvenus à relancer le processus d’unification monétaire, ils assistaient depuis leur départ au recul du règlement des questions économiques à l’échelle européenne, voire à leur renationalisation. Partant de ce constat, il était donc aisé pour les deux anciens dirigeants d’en déduire qu’il s’agissait là d’un manque de volonté politique. Il leur apparut en outre évident que leurs prises de position n’avaient pas eu l’effet escompté et que, à titre individuel, ils n’étaient pas parvenus à influer sur le cours de la construction européenne. Dans ces condi-tions, un rapprochement significatif s’opéra entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui décidèrent finalement de formaliser leur action commune. Dès lors, leur implica-tion – certes, à titre privé – n’en reposait pas moins sur leur crédibilité d’anciens chefs d’États et d’opposants constructifs.

333 Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, 8e législature, Pre-mière session ordinaire 1986-1987, 81e séance, Compte-rendu intégral, 1e et 2e séance du jeudi 20 novembre 1986. 334 LE GUAY, « vibrant plaidoyer ». 335 C. DEMANGEAT, « Valéry Giscard d’Estaing : "Ne soyons pas les malgré-nous de l’Europe" », Le Matin, 21.11.1986.

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3. La création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe en 1986 : une stratégie pour l’action concertée entre agents économiques et décideurs européens

L’observation des déclarations et travaux politiques de Valéry Giscard d’Estaing et des

prises de position médiatiques d’Helmut Schmidt, ainsi que leur jugement similaire sur l’évolution de la politique européenne sous l’égide de leurs successeurs forment le creuset de la poursuite de leur collaboration. Il restait cependant à déterminer le rôle que pouvaient jouer d’anciens dirigeants dans la vie publique de leur pays, et plus spécifiquement dans la cons-truction européenne. Ne détenant plus le pouvoir, ils n’étaient certes pas en mesure d’aiguiller la politique européenne ; mais, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient le double avantage de l’expérience et de l’absence de contraintes liées à la fonction de dirigeant. Valéry Giscard d’Estaing entendait ainsi « contribuer »336 aux avancées de l’Europe et « influencer les décisions »337, tout en profitant du statut d’ « homme libre qu’ [il avait] la chance d’être redevenu »338, et Helmut Schmidt estimait que sa posture lui conférait l’exigence d’assurer un « service public »339 dans ce domaine. Tous deux tiraient un bilan positif de leur collaboration au service de l’Europe. Ils observaient, d’une part, les réticences des gouvernements – as-treints à leur opinion publique – à mener à son terme l’union monétaire engagée avec la créa-tion du SME et, d’autre part, l’incompréhension qui régnait entre les décideurs et les agents économiques privés. Helmut Schmidt l’avait indiqué lors des entretiens en vue de la création du Comité d’action pour l’Europe : il n’engagerait sa réputation que pour un projet réaliste. Ainsi, nous verrons comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont décidé de de-venir les médiateurs congruents de l’Europe, en intervenant plus directement dans la construc-tion européenne et en fédérant les avis divergents, ainsi que les agents économiques et la scène politique. Il s’agit également de démontrer que la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt répond à la définition de « leadership informel » de Nicolas Jabko :

Dans un sens informel, le « leader » ne tire pas son autorité d’une source institutionnelle au sens strict. Il ne s’agit donc pas d’un « dirigeant » au sens normal de ce terme en français, qui connote très forte-ment tous les attributs formels du pouvoir.[...] D’un point de vue informel, la caractéristique principale du leader moderne est non seulement d’entraîner les autres par un certain magnétisme personnel – le fameux charisme – , mais aussi de les entraîner derrière un mouvement ou bien un projet dont il se fait le défenseur. En effet, la vie politique moderne est caractérisée par un contexte organisationnel forte-ment structuré autour de certaines institutions qui ont à la fois une dimension formelle et une dimension informelle. L’organisation formelle est naturellement la plus visible, mais elle ne serait qu’une coquille vide sans un certain nombre d’éléments d’organisation informelle qui en assurent la cohérence aux yeux des citoyens. De même qu’il n’y a pas de dirigeants sans exécutants, il n’y a pas de leaders sans sui-veurs. Or, dans de nombreuses situations il ne suffit pas simplement d’être un dirigeant pour être suivi

336 GISCARD D’ESTAING, Deux Français sur trois, p. 44. 337 PAUWELS, « L’ancien Président », Le Figaro, 04.01.1986 338 Lettre de Valéry Giscard d’Estaing à Jean François-Poncet, 22.04.1984. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ /349 correspondance. 339 WIRTGEN, « Dr. Kimble ».

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par ses troupes. Ainsi, le leadership repose sur des bases organisationnelles informelles et non seule-ment formelles340.

3.1. La formation du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt : à la recherche du consensus dans la diversité

En 1986, la signature de l’Acte unique européen par les Douze marqua la relance de l’unification de l’Europe. À ce titre, l’horizon se dégageait pour l’union monétaire voulue par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, surtout depuis la nomination d’un Français – Jacques Delors – favorable au développement du SME à la tête de la Commission euro-péenne, en 1985. Cependant, le dossier monétaire était encore loin de faire l’unanimité entre les dirigeants, qui défendaient encore principalement des intérêts nationaux. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt considérèrent qu’une intervention extérieure, vectrice de relance, était nécessaire pour mettre en exergue l’intérêt commun que représentait l’union monétaire de l’Europe.

3.1.1. Pourquoi un Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ? Retour sur l’année 1986

À peine trois mois après la signature de l’Acte unique européen, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt annoncèrent la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, qui allait porter leurs convictions pendant près d’une décennie. La proximité entre ces deux dates manifeste explicitement leur insatisfaction face au texte de l’Acte unique, et leur motivation à donner une nouvelle orientation à la construction européenne. Au début des années 1980, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont en effet exposé très clairement leur conception de l’avenir de l’Europe. En ce sens, l’Acte unique européen constituait une rupture dans la voie qu’ils avaient tracée. Pour autant, en tant que défenseurs de la relance européenne, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne s’opposèrent pas à sa mise en œuvre sous prétexte que leurs adversaires politiques en étaient les auteurs. Au contraire, ils s’engagèrent même publiquement en faveur de l’Acte unique. Ainsi, la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe s’appuya-t-il sur l’observation suivante : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt souhaitaient défendre leur conception de la construction euro-péenne par la monnaie, qui ne figurait pas dans l’Acte unique, et sachant que les dirigeants ne s’engageraient que sur des objectifs réalistes, ils percevaient que le marché unique, qui fédé-rait les Douze et fut consacré par ce nouveau texte, pourrait être le levier nécessaire pour la mise en œuvre des nouvelles étapes de l’UEM.

Le 21 avril 1986, à Côme, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt annoncèrent la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe dans un communiqué sobre et laco-nique adressé aux agences de presse AFP, dpa et Reuters :

L’ancien Président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, et l’ancien Chancelier ouest-allemand, Helmut Schmidt, ont « décidé de coprésider un Comité pour l’Union monétaire de l’Europe » […] Outre ses deux coprésidents, le comité doit comprendre dix-sept membres. Leurs nationalités re-

340 Nicolas JABKO « Le leadership dans l’Union européenne : typologie sommaire et illustration dans le cas de l’union monétaire », Politique européenne, 1/2002 (n° 5), p. 85-104. Url : www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2002-1-page-85.htm. Consulté le 17.08.2012.

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présenteront « de manière adéquate », selon le communiqué, les douze membres de la CEE et leurs ex-périences seront diversifiées […]341.

Ils avaient jusqu’alors tenu secrètes leurs négociations au sujet du CUME et avaient pris la presse au dépourvu en annonçant cette création. Ainsi, les médias français et allemands n’ont pas immédiatement pris la mesure du rôle de ce Comité, dont l’annonce de la création fut presque absente des journaux européens. Ne pas donner au CUME une résonance plus importante faisait en réalité partie de la stratégie de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, qui ne souhaitaient nuire ni aux travaux de leur Comité, ni à ceux des dirigeants européens. Plus que leur réprobation de l’AUE, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt préférèrent donc mettre en avant les évolutions posi-tives de la politique monétaire engagée dans les années 1970, justifiant la poursuite de leur collaboration :

Le Système monétaire européen, que nous avons lancé ensemble, a démarré en mars 1979. Il a mainte-nant sept ans, l’âge de raison. […] De nouvelles opportunités sont aujourd’hui présentes, le récent réali-gnement des taux centraux au sein du Système monétaire européen, la baisse du prix du pétrole, le déve-loppement du taux de change plus réaliste entre le dollar, le yen et l’ECU, fournissent la base de progrès additionnels en direction d’une union monétaire de l’Europe et de relations plus stables entre les princi-pales monnaies. Aussi avons-nous décidé de coprésider un Comité pour l’Union monétaire de l’Europe342.

« Promouvoir le Système monétaire européen et ses potentialités » fut donc a priori l’objectif central assigné au CUME. Le brouillon du texte d’un discours prononcé quelques mois plus tard par Valéry Giscard d’Estaing à Heidelberg montre que les coprésidents du Comité vou-laient volontairement avancer cachés. En effet, une mention éclairante a été rayée par Valéry Giscard d’Estaing sur la version dactylographiée, attestant que les véritables objectifs du CUME ne devaient pas être rendus publics :

Nous avions convenu qu’une étape ultérieure permettrait la constitution d’un Fonds monétaire européen intervenant sur les marchés des changes, et que ce ne serait qu’à ce moment-là que se développeraient les opérations privées en ECU »343.

Cela signifie que, quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont créé le SME, l’objectif n’était pas simplement de stabiliser les parités de change au sein du dispositif, mais qu’il s’agissait en réalité de la pierre angulaire de l’union monétaire de l’Europe. Ensemble, face aux observateurs, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se gardèrent de toute critique à l’encontre de leurs successeurs, mais, séparément, leurs prises de position expliquent davantage les fondements du CUME. Au Tabak Kollegium, en novembre 1986, l’ancien Président de la République livra les clés de son retour : « la première partie de la dé-cennie 80 a été plus terne »344 que l’époque où il était au pouvoir avec Helmut Schmidt. Valéry Giscard d’Estaing suggéra que cette « période grise »345 de la construction européenne

341 « MM. Giscard d’Estaing et Schmidt créent un Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », AFP Économie, 21.04.1986. 342 « Communiqué commun de MM. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République, et Helmut Schmidt, ancien Chancelier de RFA, sur le développement du SME et la création d’un Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Côme le 21 avril 1986 ». In : Archives privées du cabinet VGE. 343 Discours Heidelberg, Tabak Kollegium. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après, 500 AJ/391 manuscrits du Président, juillet-décembre 1986. 344 « Discours de Monsieur Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République : La France et l’Allemagne dans la construction économique et politique de l’Europe », Heidelberg, Bremer Tabak Kollegium, 13.11.1986. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 345 Ibid.

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était la conséquence d’un manque de volonté politique et de l’enchevêtrement des intérêts nationaux, au détriment de l’unification de l’Europe. Dans ce même discours, on comprend également que la création du CUME était destinée à pallier les carences de l’Acte unique eu-ropéen :

On a rassemblé dans un document commun « l’acte unique », la codification des procédures de décision permettant d’aller vers un grand marché intérieur unifié en 1992, et la description des procédures ac-tuelles de la bien académique coopération politique. C’est bien, mais c’est peu ! […] Il faut, de toute évidence, utiliser pleinement ce cadre pour faire progresser la réalisation du marché unique. Mais il faut, assurément, aller plus loin346.

Comme indiqué précédemment, Valéry Giscard d’Estaing ne partageait pas l’approche fon-damentale de ses successeurs exprimée dans l’AUE. Plutôt que « globaliser l’ensemble des problèmes », tels que « citoyenneté européenne, espace judiciaire, espace social, coopération industrielle et technologique, unité économique, unité culturelle, unité politique, défense eu-ropéenne », l’ancien Président de la République, fort de son expérience en matière de poli-tique européenne, privilégiait l’action « sur un petit nombre de leviers »347. En effet, sa mé-thode consistait à mettre en œuvre des politiques réalistes et efficaces, reposant sur des be-soins immédiats, susceptibles donc d’obtenir un consensus des dirigeants européens. À Hei-delberg, Valéry Giscard d’Estaing livra les fondements de sa stratégie européenne : « la mon-naie, comme levier de l’union économique » et « les institutions, comme levier de l’union politique et de l’union de défense »348. De son côté, Helmut Schmidt n’expliqua pas publi-quement ses motivations à s’engager dans un Comité aux côtés de Valéry Giscard d’Estaing, si ce n’est au travers de ses analyses de la situation économique de l’Europe dans les colonnes du Zeit. Grâce à un article publié dans le même journal en 2001, à la veille de la mise en cir-culation de l’euro, on comprend que, quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont contribué à la mise en œuvre de l’ECU, l’objectif était de créer, à terme, « une monnaie com-mune ». Or, à ses yeux, la collaboration entre François Mitterrand et Helmut Kohl, basée principalement sur la mise en exergue de l’amitié franco-allemande, entravait l’aboutissement de l’Europe monétaire349. Dans un discours à la même date, Valéry Giscard d’Estaing évoque même l’idée d’une « léthargie » sur le dossier monétaire350. Tous deux se voyaient alors non seulement comme les médiateurs de l’Europe monétaire, mais aussi comme la pierre angulaire de la relance européenne. Nous verrons que ces déclarations tranchent incontestablement avec le recul que Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt ont observé en tant que coprésidents du CUME. Par cette méthode, ils entendaient bien, de prime abord, laisser leur statut d’opposants en arrière-plan pour participer plus activement à la construction de l’Europe monétaire. Cette posture et la date de création du Comité, un mois après les élections législatives en France, trouve égale-ment sa source dans des considérations de politique intérieure. En effet, d’une part, avec la victoire de la droite à cette élection majeure, Valéry Giscard d’Estaing croyait à l’alternance aux élections présidentielles de 1988. Si l’on considère son discours tenu un mois plus tard à 346 Ibid. 347 Ibid. 348 Ibid. 349 Helmut SCHMIDT, « Einer für alle. Der Euro vergrößert den Wohlstand und das weltpolitische Gewicht : Die Idee der Einheitswährung - und was aus ihr wurde », Die Zeit, 15.11.2001. 350 Fondation Jean Monnet pour l’Europe, « Discours de Valéry Giscard d’Estaing », 09.11.2001. Url : http://jean-monnet.ch/fr/pEvenements/9novDisc/giscardFr.htm. Consulté le 17.08.2012.

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l’assemblée générale du Club perspectives et réalités - « le 16 mars 1986 a été un jour heureux pour la France. Il a mis fin à la gestion socialiste qui ne pouvait pas nous faire progresser en direction de nos deux objectifs : l’amélioration de l’emploi et l’adaptation de la France au monde moderne »351 - le CUME apparaît comme la préparation d’un programme européen pour un futur gouvernement. D’autre part, alors que les socialistes s’étaient employés, depuis 1981, à écarter Valéry Giscard d’Estaing des postes à responsabilité dans la vie politique, la nomination de Jacques Chirac au poste de Premier ministre annihila son projet d’accéder au perchoir de l’Assemblée nationale, pour lequel il retira sa candidature. Dès lors, délivré de toute ambition politique, Valéry Giscard d’Estaing pouvait entièrement se consacrer à son plan d’action pour la relance de la construction européenne, incarné par la création du CUME. Aussi, dans la mesure où Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’engageaient dans un projet dont ils recherchaient impérativement une issue positive, ils placèrent leur retour à des activités communes, en 1986, sous le signe de la collaboration avec les décideurs, plutôt qu’en conflit avec ces derniers.

3.1.2. Les membres du CUME : mimesis de la Commission européenne

Le choix du « Comité » comme organe de réflexion ou encore la notion d’« action » que l’on retrouve dans le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe et dans la première publication du CUME, Un programme pour l’action, apparaissaient comme une référence subliminale à Jean Monnet, à qui Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt semblent avoir emprunté la méthode. Ainsi, à l’instar du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, le CUME privilégia la forme d’« un groupe de discussion privé »352. À ce sujet, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont fait preuve d’une grande constance. En effet, ils avaient déjà expérimenté les réunions informelles non seulement au sein du Library group, mais surtout lors de leurs tête-à-tête quand ils étaient au pouvoir. Si Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se défendaient de s’inscrire en concurrence avec les instances politiques euro-péennes, leur Comité traduisait néanmoins la volonté de montrer l’exemple. Leur Comité, en miroir de la Commission européenne, devait par exemple faire la démonstration que, en s’affranchissant des pressions médiatiques et politiques, les membres hétéroclites d’une orga-nisation pouvaient exprimer plus librement leurs convictions et faire émerger des orientations communes. Dès sa première assemblée, le Comité décida de « tenir dans chacune des capi-tales, en fonction notamment des calendriers électoraux, des réunions de sensibilisation des milieux politiques »353, à l’image de la délocalisation des sommets européens qu’avaient vou-lue Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt quand ils étaient au pouvoir. Ce principe de fonctionnement visait certainement à incarner la notion de coopération franco-allemande au service de la construction européenne, ou encore de leadership franco-allemand en Europe, qui, de leur point de vue, faisait défaut à leurs successeurs.

351 Discours de Valéry Giscard d’Estaing à l’assemblée général au club perspectives et réalité, Assemblée natio-nale, 14.06.1986. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/390, manuscrits du Président, janvier-juin 1986. 352 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, Weggefährten, p. 252 et s. 353 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 dé-cembre 1986, Bruxelles. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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Conformément à leur volonté de rassembler des membres représentatifs des opinions dominantes et divergentes dans leur pays, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt appe-lèrent des personnalités d’horizons très différents à participer au CUME. Cette approche est révélatrice de la conception européenne de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, qui se placent au-dessus des intérêts nationaux, partisans ou encore corporatistes, sans pour autant s’inscrire en rupture des attentes des différentes formations, mais dans la recherche d’un consensus émergeant des différents courants de pensée.

Pour la délégation française, Valéry Giscard d’Estaing convoqua les deux formations politiques majeures : la gauche, d’une part, avec l’ancien ministre socialiste de l’Économie et des Finances (1984-86), Pierre Bérégovoy (ministère où il fut rappelé en 1988), et la droite, d’autre part, avec l’ancien gouverneur de la Banque de France, Renaud de la Genière. Paul Mentré, inspecteur des Finances, président du Crédit national, et ancien directeur-adjoint de cabinet du ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, qui prit la fonction de secrétaire exécutif au sein du CUME dès sa création, était spécifiquement chargé des questions moné-taires. Cette délégation apparaît telle une mise en abyme de la situation politique française de cette époque : en 1986, suite à la défaite des socialistes aux élections législatives, suivie de la cohabitation entre un Président de la République socialiste, François Mitterrand, et un gou-vernement de Jacques Chirac, RPR, Pierre Bérégovoy céda sa place au ministère des Finances à Édouard Balladur et rejoignit le CUME pour deux années. En effet, le CUME, et en particu-lier la délégation française, reposait, selon les termes de Valéry Giscard d’Estaing sur un « équilibre bipartisan »354. De prime abord, l’association d’un ancien ministre socialiste avec le concurrent direct de François Mitterrand put apparaître incongrue pour la presse, à gauche en particulier. Par exemple dans le Nouvel Observateur, on aborda effectivement la relation entre Pierre Bérégo-voy et Valéry Giscard d’Estaing avec ironie et déconcertement : « Pierre Bérégovoy, qui fait partie de son Comité pour l’union monétaire européenne, est de plus en plus admiratif devant Valéry Giscard d’Estaing »355. Comme le souligne Yves Beauvois, qui a consacré un article à cette participation, intitulé « L’Europe vue de l’opposition, 1986-1988 »356, l’ancien ministre avait à se justifier face aux médias :

Aux journalistes, qui s’étonnaient de le voir siéger dans cette instance aux côtés de V. Giscard d’Estaing, alors que les relations entre la droite et la gauche, dans le contexte de la cohabitation, étaient particulièrement tendues, Pierre Bérégovoy répondait que ce qui comptait c’était l’avenir de l’ECU et que les progrès qu’il convenait de lui faire faire se heurtaient déjà à suffisamment de pesanteurs et d’obstacles pour qu’on ne s’embarrassât pas de considérations accessoires357.

Chez les économistes, comme Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, observateurs contem-porains du CUME, l’objectif de réflexions multi-partisanes était au contraire perçu comme le signe que l’union économique et monétaire outrepassait les orientations politiques indivi-

354 Valéry Giscard d’Estaing, « Note pour les membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », 27.07.1998. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 355 « "Béré" aime Giscard... », Le Nouvel Observateur, 09.01.1987. 356 Yves BEAUVOIS, « L’Europe vue de l’opposition, 1986-1988 », in : Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie ; Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Pierre Bérégovoy. Une volonté de réforme au service de l’économie. 1984-1993, Paris, 1998, p. 236-239. 357 Ibid., p. 236.

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duelles358. La participation de Pierre Bérégovoy avait une double fonction : premièrement contribuer au débat depuis sa posture de responsable socialiste et éclairer les participants sur les orientations susceptibles d’être acceptées ou au contraire rejetées par sa formation ; et, deuxièmement, de porter le discours du CUME auprès des partenaires sociaux et du Président de la République. Pour la droite, Valéry Giscard d’Estaing privilégia la technicité à la représentation politique. D’abord, parce que, par son rôle au sein de l’UDF et ses relations aplanies avec le RPR, et surtout avec Jacques Chirac, il assurait personnellement cette fonction. Ensuite, parce que Renaud de la Genière, inspecteur général des Finances, ancien gouverneur de la Banque de France (1979-1984) et président de la Compagnie financière de Suez, incarnait la compétence dans le domaine économique. Le haut fonctionnaire avait déjà collaboré avec Valéry Giscard d’Estaing, alors qu’il était ministre de l’Économie et des Finances, sur la rationalisation du budget français359. Ce fut également le président Giscard d’Estaing qui nomma Renaud de la Genière à la vice-présidence de la Banque de France, en 1974, puis à la présidence cinq ans plus tard en remplacement de Bernard Clappier. En 1981, après la passation de pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand, Renaud de la Genière, alors gouverneur de la Banque de France, n’avait pas caché son inquiétude quant à l’avenir de l’économie française. Il défendait, en outre, une nécessaire évolution du SME :

Après sept ans de fonctionnement, nous pouvons apprécier les performances du SME comme un demi-succès et un demi-échec. L’essentiel du succès tient à ce que les fluctuations de change entre les mon-naies du système, si elles n’ont pu être éliminées, ont cependant été nettement plus faibles que celles qui ont affecté les monnaies extérieures ; ainsi, le SME a bien constitué, sinon une zone de stabilité, du moins une zone de plus grande stabilité monétaire ; en définitive, l’appartenance au SME contraint les gouvernements à respecter les disciplines de l’économie de marché, et ils n’osent rompre les liens poli-tiques que le processus d’union monétaire ajoute à l’union douanière. Mais l’échec vient de ce que le SME n’a pu accéder à la deuxième étape de l’union ; il est grand temps que les gouvernements s’avisent de leur retard, qui, maintenant que la convergence des politiques économiques s’est renforcée, pourrait, s’il se prolongeait, se transformer en carence360.

L’analyse de l’ancien gouverneur de la Banque de France, devenu à cette date président de la Compagnie financière de Suez, inscrivait son discours dans la lignée de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur la stagnation de l’unification monétaire. Il y a fort à penser que ce défenseur de l’économie de marché libérale voyait également dans l’union monétaire le moyen de fixer une ligne directrice européenne, en matière d’économie, incompatible avec les préceptes socialistes361. Contrairement à la prudence initiale de certains membres du CUME, Renaud de La Genière aborda les réflexions avec la certitude que l’Europe devait se doter d’une monnaie unique. Au sein du CUME, en plus des membres, Paul Mentré assura le rôle de secrétaire exécutif en coordonnant, notamment, l’ensemble des groupes de travail. Ce proche de Valéry Giscard d’Estaing avait été son conseiller économique quand il était ministre de l’Économie et des Finances, pendant sa campagne présidentielle de 1974, puis son collaborateur quand il était 358 Catherine MATHIEU ; Henri STERDYNIAK, « Vers une monnaie commune en Europe ? », in : Revue de l’OFCE. N° 26, 1989, p. 95-126. 359 Cf. Renaud DE LA GENIERE, Le Budget, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1976. 360 Renaud DE LA GENIERE, « La diplomatie économique de la France dans le dernier demi-siècle », in : Politique étrangère, n°1, 1986, 51e année, p. 156. 361 Cf. Alfonso IOZZO, « Réflexions finales », in : Michel DUMOULIN (éd.), Réseaux économiques et construction européenne, Peter Lang, Bruxelles, 2004, p. 484.

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Président de la République. Paul Mentré avait également accompagné Valéry Giscard d’Estaing à Côme et participé à l’élaboration du CUME. Cet homme de l’ombre, technicien du Comité, spécialiste des questions économiques et financières362, assurait également la liai-son avec l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe aux assemblées générales de la-quelle il était invité, comme à l’occasion de ses diverses réunions. Le Crédit national, dont Paul Mentré assurait la présidence, était par ailleurs l’éditeur des publications du CUME. De cette manière, le secrétaire exécutif français du CUME, très implanté dans les cercles écono-miques et financiers, pouvait faciliter le dialogue de ses membres avec les agents écono-miques. Cette stratégie avait déjà été esquissée quelques mois auparavant au cours des travaux du CAF consacrés aux questions économiques, auxquels des chefs d’entreprises, des person-nalités du secteur bancaire ou encore des industriels avaient été conviés363. La délégation française du CUME est révélatrice d’une stratégie empirique de Valéry Giscard d’Estaing. En effet, en tant que Président de la République, il avait été fami-liarisé avec les luttes politiques intérieures durant les périodes de négociation sur la construc-tion européenne. En d’autres termes, il lui apparaissait fondamental que la France montre, dans le futur, et dans la perspective de l’union de l’Europe, une cohésion transpartisane et que, corollairement, les différents camps politiques ne transposent pas leurs antagonismes intérieurs aux négociations européennes.

En RFA, Helmut Schmidt obtint la participation d’un membre éminent de la Deutsche Bank, la plus grande banque universelle allemande, un financier susceptible de convaincre son pays et les partenaires internationaux du bien-fondé de l’union monétaire. En effet, en Allemagne, les banques commerciales jouent un rôle déterminant dans l’économie, en soute-nant massivement les entreprises. Wilfried Guth, neveu de l’ancien chancelier Ludwig Erhard et président du conseil de surveillance de la principale banque allemande, se joignit donc au CUME. Entre 1974 et 1975, il fut également le représentant d’Helmut Schmidt, aux côtés des délégations française, britannique, japonaise et américaine, dans l’élaboration d’une réflexion commune sur les problèmes liés à la crise du pétrole364. Dans Weggefährten, Helmut Schmidt explique les motivations de ce choix :

Tout comme […] moi, Wilfried Guth savait que la politique monétaire est à la fois de la politique exté-rieure. Et pour l’Allemagne, la politique extérieure sans politique monétaire internationale est impos-

362 Quelques exemples de publications : Notes sur le financement de l’économie japonaise : les opérations en capital avec l’étranger, Ministère des Finances et des Affaires économiques, 1964 ; Gulliver enchaîné ou Com-ment déréglementer l’économie, la Table ronde, 1982 ; The fund, commercial banks, and member countries, International Monetary Fund, Washington, 1984 ; L’avenir des finances départementales : 1984-1988, Associa-tion de soutien pour l’exercice des responsabilités départementales et locales, 1985 ; Les conditions du redres-sement économique : rapport sur l’économie, UDF, 1985 ; Les Durées d’amortissement, Rapport au Ministre d’État, Ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation, la Documentation française, 1987 ; L’Amérique et nous : l’insoutenable légèreté du fort, Dunod, 1989 ; La politique économique américaine et ses conséquences internationales, FNSP, 1990 ; Europe-États-Unis : partenaires ou adversaires ?, Association Analyse des stratégies industrielles et énergétiques, 1992 ; Le nouveau marché pétrolier : d’où vient-on ? Où va-t-on ? : Actes du colloque international, Paris, Rive droite, 1994 ; Les institutions d’épargne en Europe et en France : le secteur public et mutualiste, Association d’économie financière, 2002 ; La crise financière : les fondements de l’analyse franco-allemande, Rive droite : CAEFA, 2009. 363 Cf. par exemple « Quelle politique économique pour 1986? » par Paul Mentré, Alain Cotta, Lionel Stoleru, Philippe Pontet, Charles de Croisset et Serge Moyet. In : Archives nationales, Site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, 500 AJ /340 Conseil pour l’avenir de la France, réunions plénières 1984-86. 364 Cf. Robert D. PUTNAM et Nicholas BAYNE, Hanging together : the seven-power summits, charts the modern dilemma between economic interdependence and national sovereignty, Harvard University Press, 1984, p. 16.

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sible. […] Ce qui m’a poussé à plusieurs reprises à solliciter l’aide personnelle de Guth, ce sont ses éminentes expériences internationales […] Son activité à la direction de la Deutsche Bank depuis 1968 avait du poids, surtout vis-à-vis des partenaires étrangers365.

La crédibilité de Wilfried Guth se traduisait par un nombre important d’analyses et de confé-rences, reprises par des grandes éditions internationales366. Dans la presse francfortoise ac-quise à sa cause, il se prononça en faveur de la relance du processus d’unification monétaire et défendit l’idée que la volonté politique était la condition sine qua non à la mise en œuvre d’une monnaie européenne367. Lui-même œuvra alors pour l’accélération du processus, comme en 1988, quand il anima par exemple une conférence du FMI et de l’Institut für Wirtschaftsforschung d’Hambourg sur la convergence des politiques monétaires, en raison du constat suivant : l’interdépendance des économies nationales, l’hégémonie de l’économie américaine, la libération des mouvements de capitaux, les conséquences des fluctuations des taux de change américains sur les balances des paiements, et enfin la coopération des banques et entreprises368. Wilfried Guth défendait toutefois les prérogatives ouest-allemandes tradi-tionnelles dans le processus d’unification monétaire : la maîtrise de l’inflation et la stabilité des taux de change369. Helmut Schmidt intégra également à cette équipe le social-démocrate Manfred Lahnstein, ancien secrétaire d’État chargé des Affaires monétaires, de la Finance internationale et des Affaires européennes (1977-80), ancien chef de la Chancellerie (1980-82), alors président du groupe de médias européen Bertelsmann. En cela, Manfred Lahnstein disposait d’une sphère d’influence importante, le groupe Bertelsmann, concurrent direct du groupe allemand Sprin-ger, étant un des plus grands groupes médiatiques européens370. Dans Weggefährten, Helmut Schmidt souligne la confiance qu’il accordait à son « sherpa »371, Manfred Lahnstein, membre du « Kleeblatt », cercle très restreint du Chancelier372. Dans un article de L’Expansion de 1983 consacré à son interview, Manfred Lahnstein s’inscrivit en rupture avec l’école chrétienne-

365 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, Weggefährten, p. 163. 366 Par exemple : Der Kapitalexport in unterentwickelte Länder, Kyklos-Verlag, 1957 ; Capital exports to less developed countries, D. Reidel publishing C°, 1963 ; Les mouvements internationaux de capitaux : passé, présent et avenir, Fonds monétaire international, 1971 ; Entwicklungspolitik in der Krise, Mohr, 1972 ; Le fonc-tionnement du système monétaire international, Conférence de 1977, Fondation Per Jacobsson, 1977 ; Unter-nehmensführung im Spannungsfeld zwischen nationalen und weltwirtschaftlichen Einflüssen, 1982 ; Das interna-tionale Finanzsystem in der Bewährungsprobe, Berlin, DWG, 1984 ; Internationales Bankgeschäft, Frankfurt am Main, Knapp, 1984 ; Economic policy coordination : proccedings of an International seminar held in Hamburg, International Monetary Fund, HWWA-Institut für Wirtschaftsforschung-Hamburg, 1988 ; Weltwirtschaft und Währung, Mainz, v. Hase u. Koehler, 1989 ; Europäische Integration und Soziale Marktwirtschaft. Reden und Beiträge 1992-1997, 1999. 367 Wilfried GUTH, « Es darf keinen Stillstand geben », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16. 5. 1987. 368 Wilfried GUTH, (dir.), Economic policy coordination : proccedings of an International seminar held in Ham-burg, International Monetary Fund, Institut für Wirtschaftsforschung-Hamburg, 1988, p. 10. 369 Ibid., p. 11. 370 Il s’agit d’un groupe de médias allemand, le premier en Europe et le quatrième mondial. Le groupe détient notamment les sociétés : RTL Group, audiovisuel ; Random House, édition ; Gruner & Jahr, presse ; Prisma Presse ; Arvato. 371 Il s’agit d’une métaphore qu’Helmut Schmidt emploie régulièrement dans ses écrits quand il est question de ses collaborateurs de confiance. On retrouve également la notion de « sherpa » dans les courriers de diverses organisations économiques, dont l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Dans le monde des experts économiques, ces « hommes de l’ombre » jouent un rôle prépondérant, dans la mesure où ils représentent non seulement des personnalités reconnues – comme Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt – dans des ren-contres de haut niveau et peuvent également être considérés comme l’éminence grise de celles-ci. 372 SCHMIDT, Weggefährten, p. 495.

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démocrate de la « politique monétaire et budgétaire trop stricte »373. Il défendait davantage l’approche keynésienne – partagée par François Mitterrand – selon laquelle le chômage ré-sulte d’une trop faible demande. Aussi, Manfred Lahnstein préconisait le soutien de la de-mande, notamment par la baisse des taux d’intérêt. Son approche se différenciait cependant de la politique français de l’époque, dans la mesure où l’amélioration du pouvoir d’achat était vouée à lutter contre l’inflation374. Par conséquent, il s’éloignait aussi des conceptions tradi-tionnelles de la Bundesbank et de Wilfried Guth, membre de ce même Comité. Le secrétaire exécutif allemand, l’économiste Uwe Plachetka, qui entra au bureau de Bonn d’Helmut Schmidt l’année de la création du CUME, était chargé des questions macroéconomiques. En conclusion, Helmut Schmidt opta, comme Valéry Giscard d’Estaing, pour un choix straté-gique de personnalités intégrées au CUME. Outre le profil d’économistes de la délégation ouest-allemande, les membres étaient également le reflet de la situation politique en RFA. En choisissant Wilfried Guth, affilié aux positions économiques d’Helmut Kohl, c’était, en effet, en réalité la voix du Chancelier ouest-allemand qui s’exprimait par son intermédiaire. Cette composante était d’autant plus importante que, contrairement à Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand qui étaient parvenus à établir une relation cordiale, les rapports entre Helmut Schmidt et Helmut Kohl demeuraient tendus. Le choix de Manfred Lahnstein était révélateur du système politique ouest-allemand. En effet, Manfred Lahnstein était non seule-ment le représentant du SPD, deuxième force politique en RFA, mais il connaissait également bien les milieux syndicaux, influents de ce côté du Rhin. Enfin, en lui attribuant le rôle d’interlocuteur des sociaux-démocrates, Helmut Schmidt se distanciait de toute activité parti-sane.

Avec les membres français et allemands, la délégation britannique au sein du CUME revêtait un intérêt majeur. En effet, si l’entente franco-allemande était déterminante pour re-lancer le processus d’union monétaire, la Grande-Bretagne, traditionnellement eurosceptique, était à même de faire échouer cette relance. Lors des réunions de son Conseil pour l’avenir pour la France, Valéry Giscard d’Estaing avait déjà exprimé sa conviction que la crise euro-péenne des années 1980 était due aux élargissements, et en particulier à l’entrée de la Grande-Bretagne, qui refusait d’adhérer au SME375. Le choix des deux membres britanniques suivait la logique de représentation multipartisane, un homme de gauche et un homme de droite : James Callaghan, ancien Premier ministre tra-vailliste de l’Échiquier (1976-1979) et membre du Parlement, et David Howell, ancien secré-taire d’État conservateur à l’Énergie (1979-1981) et aux Transports (1981-1983) de Margaret Thatcher et membre conservateur du Parlement britannique, rejoignirent le CUME. Considérant l’euroscepticisme des Britanniques, les faire participer au CUME était donc une étape importante, mais les convaincre demeurait un défi. En effet, le parti de James Callag-han, – le parti travailliste – était opposé au principe de l’union monétaire en raison de la perte en souveraineté que cela impliquait376. James Callaghan défendait, par conséquent, une ap-proche strictement économiste de l’Union européenne, c’est-à-dire qu’il posait la convergence 373 Rémy DESSARTS, « Alternance à l’allemande. Manfred Lahnstein : "C’est le moment de soutenir la de-mande" », L’expansion, 21.01.1983. 374 Ibidem. 375 2e réunion du CAF, 25.02.1982, travaux de la Commission politique étrangère /européenne. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339. 376 BERBERI, Le Parti travailliste, p. 63.

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des politiques économiques comme préalable sine qua non à l’union monétaire. Faire appel à James Callaghan était néanmoins stratégique. D’abord, parce qu’il s’agissait d’un proche d’Helmut Schmidt, ce qui promettait de faciliter le dialogue. Ensuite, parce qu’en tant qu’ancien dirigeant, James Callaghan jouissait d’une grande crédibilité auprès de l’opinion publique et des acteurs politiques. Depuis son départ du pouvoir en 1979, il s’était à l’évidence tourné vers les affaires internationales, en collaboration avec ses anciens homo-logues. Par exemple, en 1982, il cofonda avec Gérald Ford le AEI World Forum, participait par ailleurs aux travaux de l’Interaction Council, aux côtés de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, ou prit encore la tête du prestigieux Royal Institute of International Affairs à Londres, où Valéry Giscard d’Estaing fut invité à tenir des conférences. Enfin et surtout, parce que, sous l’égide de Neil Kinnock (1983-1992), le parti travailliste infléchissait progres-sivement son opposition à l’intégration européenne. Si l’Union économique et monétaire ne rencontrait pas le consensus chez les travaillistes, le SME faisait en revanche l’unanimité377. En effet, les Britanniques s’étaient alors aperçu qu’en tant que pétrodevise, la livre sterling subissait des secousses plus importantes que les autres monnaies378. Concernant David Howell, son opposition à l’union monétaire était beaucoup plus ouverte, à la manière de « la Dame de fer », et, en somme, représentative de la majorité de l’opinion publique britannique. Un an plus tôt, il avait participé au cycle de réflexions sur l’UEM en Grande-Bretagne, au cours duquel il se montra non seulement hostile au SME, n’étant pas convaincu que ce mécanisme de change européen était dans l’intérêt de son pays, mais surtout méfiant vis-à-vis de la délégation de compétences379. David Howell privilégiait, en effet, la coopération intergouvernementale :

Ma préférence va très clairement [...] à un poids aussi faible que possible de la gouvernance [suprana-tionale] et de la centralisation. Les forces d’intégration sont là et travaillent de toute façon. Nous n’avons pas besoin de plus de mesures pour les précipiter380.

Il défendait le point de vue qu’il était nécessaire de « protéger et conserver les différences et les particularités individuelles, locales et nationales »381. En revanche, en participant au CUME, il acceptait de facto d’être associé aux réflexions sur l’union monétaire. Le choix de David Howell allait s’avérer d’autant plus judicieux que, l’année suivante, ce dernier devint président de la Commission des affaires étrangères du Parlement britannique. En conclusion, aussi bien James Callaghan que David Howell faisaient preuve, par leur par-cours politique, d’une orientation internationale. Ainsi, même s’ils n’étaient pas des Euro-péens convaincus, ils n’étaient pas non plus enfermés dans une approche nationaliste de la politique. Mais surtout, malgré leurs réticences, les deux Britanniques avaient en commun avec Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt une approche méthodique gradualiste de la construction européenne. Il restait cependant à déterminer, par le biais de David Howell et de James Callaghan, jusqu’à quel point la Grande-Bretagne était prête à s’engager dans l’union monétaire de l’Europe.

377 Cf. Ibid., p. 100 et s. 378 Alfred GROSSER (dir.), Les pays d’Europe occidentale en 1984-85, La Documentation française, 1985, p. 28. 379 Cf. Nathalie CHAMPROUX, Entre convictions et obligations : les gouvernements Thatcher et Major face au Système monétaire européen 1979-1997, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2009, p. 113. 380 Traduction par l’auteur de David HOWELL, « The Price of Union (1989) », in : Christopher JOYCE (éd.), Ques-tions of Identity : Exploring the Character of Europe, New York, I B Tauris & Co Ltd, 2002, p. 102. 381 Ibid.

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Au sein du CUME, les petits États européens tels que les Pays-Bas, le Danemark, la Belgique, le Luxembourg et l’Irlande avaient en commun, sur le modèle de leur représentation officielle dans la Commission européenne, de ne compter qu’un membre. Mais plus encore, ces pays partageaient une position d’infériorité politique au sein de la Communauté en com-paraison des puissances ouest-allemande, française et britannique, dans le système de la pon-dération de voix. Au sein du CUME, la délégation de ces pays choisie par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt était certes hétéroclite, mais surtout représentative de ce que ces États attendaient traditionnellement de l’Union monétaire de l’Europe.

Pour les Pays-Bas, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt optèrent pour l’ancien ministre-président (1966-67), ancien gouverneur de la Banque centrale des Pays-Bas et ancien président de la Banque des règlements internationaux (1967-82), Jelle Zijlstra. Ce dernier avait donc l’avantage de connaître les milieux politiques et bancaires, de maîtriser les rela-tions monétaires internationales et d’être reconnu universellement en tant que tel. En 1982, par exemple, il avait été sollicité pour établir un rapport sur l’association monétaire belgo-luxembourgeoise, qui connaissait une période de crise suite à un réalignement du franc belge. Dans un ouvrage collectif intitulé A Central Banker’s View, publié un an avant la création du Comité, ce dernier avait indiqué que le rôle des banques centrales était de protéger les États de l’inflation dans le processus d’UEM, en tant que « gardiens de l’intégrité monétaire »382. Jelle Zijlstra considérait que le SME était bénéfique pour la stabilité des monnaies, par son enca-drement des marges de fluctuation. Ainsi, il représentait au sein du Comité les positions tradi-tionnelles de son pays, fort semblables à la politique monétaire ouest-allemande383 et dont la monnaie était étroitement associée au mark384. Par conséquent, Jelle Zijlstra était particulière-ment attaché à l’étroite convergence des politiques économiques européennes, conception qu’il avait déjà défendue en tant que gouverneur de la Banque centrale néerlandaise en colla-boration avec Alexandre Lamfalussy au Comité des gouverneurs des banques centrales. Jelle Zijlstra incarnait la position hollandaise sur l’Europe, qui oscillait entre la méfiance envers l’union monétaire et la volonté de bénéficier de la libéralisation des mouvements des capitaux et du Marché unique385. Tout comme les Pays-Bas et la RFA, le Danemark s’inscrivait dans une politique monétaire rigoureusement anti-inflationniste. Niels Thygesen, économiste danois, adhéra également au projet du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt. Il faisait partie du « peu d’académiciens à avoir écrit intensivement sur l’union monétaire »386. Parallèlement à cela, nous le verrons, il fut choisi deux ans plus tard pour participer aux activités du Comité Delors chargé de préparer les prochaines étapes de l’UEM. Ce technicien des questions monétaires et financières per-mettait également au CUME d’assurer la liaison avec un organe officiel de la Communauté. À l’instar des Pays-Bas et de la RFA, le Danemark défendait l’approche économiste de l’UEM. Pour ces trois économies prospères, le Marché unique était le dispositif de l’UEM qui repré-

382 Traduction par l’auteur de Jelle ZIJLSTRA, A Central Banker’s View, Springer, n.l., 1985. 383 Michael BURDA ; Charles WYPLOSZ, Macroéconomie : une perspective européenne, De Boeck Supérieur, Bruxelles, Traduction de la 4e édition anglaise par Stanislas Standaert, 2002, p. 327. 384 Observatoire social européen ; SALTSA, Union monétaire et négociations collectives en Europe, Peter Lang, Bruxelles, 2000, p. 190. 385 Barendregt JAAP, « Les Pays-Bas et l’Europe monétaire après la deuxième guerre mondiale », in : Histoire, économie et société, 1999, 18e année, n° 4. 386 Entretien par courriel avec Niels Thygesen, 14.09.2011.

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sentait le plus d’avantages, car il allait faciliter leurs exportations. Avec la multilatéralisation du commerce, ces pays reconnaissaient que la libéralisation des mouvements des capitaux était indispensable. En revanche, ils manifestaient encore des réticences face aux moins bons résultats de leurs partenaires européens, qui étaient susceptibles de créer l’instabilité dans l’éventualité d’une plus grande intégration monétaire.

Pour la Belgique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt firent un choix davan-tage politique, en appelant Étienne Davignon, figure de la construction européenne387, à parti-ciper aux travaux du CUME. Au cours de sa carrière en tant que vice-président de la Commis-sion européenne (1981-1985) et de directeur de la Société générale de Belgique, on peut sup-poser que ce dernier s’était familiarisé avec les cercles diplomatiques et non-gouvernementaux bruxellois. Tout comme Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, il souhaitait que « se développent de manière graduelle la méthode et les instruments les plus appropriés pour permettre une action politique commune »388. Au sein du CUME, Étienne Davignon s’intéressa particulièrement à la dimension politique de l’Europe monétaire. Il croyait à l’effet d’entonnoir de l’unification monétaire qui agirait comme une impulsion sur la voie de l’union politique. Il s’inscrivait ainsi dans la ligne directrice de son pays, qui considé-rait que l’« eurofédéralisme était devenu la perspective à long terme de la politique euro-péenne belge »389. À cette époque, la Belgique venait de se fédéraliser selon l’équipollence des normes, c’est-à-dire dans le respect de la souveraineté des entités de l’État. Pour ce petit pays, l’Union européenne était l’opportunité, malgré la délégation de compétences, d’évoluer dans un marché économique stable et d’accroître son pouvoir politique390. Gaston Thorn, proche de Valéry Giscard d’Estaing, ancien Premier ministre luxembourgeois (1974-1979), ancien président de la Commission européenne (1981-1985), se joignit égale-ment au groupe. L’économiste et fervent défenseur de l’UEM allait encore plus loin qu’Étienne Davignon sur la coopération politique. Pour lui, les pays du Benelux avaient une contribution importante à apporter à la construction européenne par une étroite collaboration, qui faisait défaut à la Communauté européenne391. Il attachait une importance particulière à ce que son pays soit considéré comme un partenaire de premier plan : « L’essentiel pour le Luxembourg est, a été et restera à mon sentiment d’affirmer son existence entre l’Allemagne et la France sans vouloir que l’un ou l’autre ne s’attribue la souveraineté sur le pauvre petit

387 Avant d’accéder aux milieux des affaires, Étienne Davignon était un haut fonctionnaire, successivement atta-ché de cabinet du ministère des Affaires étrangères (1961), chef de cabinet des ministres Spaak et Harmel (1964-1966 ; 1966-1969) et directeur des affaires politiques du ministère des Affaires étrangères (1969-1976). Comme d’autres membres du Comité, Étienne Davignon cumulait en somme l’expérience des sphères politiques et finan-cières. Sa carrière européenne débuta, en 1970, par la réalisation d’un rapport consacré aux problèmes de l’unification politique européenne (Rapport Davignon), adopté par les ministres des Six de l’époque, et plus précisément à « la mise en œuvre des politiques communes, déjà instaurées ou en voie de l’être, postule que des développements leur correspondent dans l’ordre proprement politique en vue de rapprocher le moment où l’Europe pourra s’exprimer d’une seule voix ». 388 Cf. Étienne DAVIGNON, « Rapport des ministres des affaires étrangères des Etats membres sur les problèmes de l’unification politique», in : Bulletin de la Communauté économique européenne, n° 11, Office des publica-tions officielles des Communautés européennes, Luxembourg, novembre 1970. 389 Rik COOLSAET, La politique extérieure de la Belgique : au cœur de l’Europe, le poids d’une petite puissance, De Boeck Supérieur, n.l., 2002, p. 244. 390 Ibid. 391 « Interview de Gaston Thorn : la coopération Benelux », 6.02.2006. Url : www.cvce.lu. Consulté le 20.09.2011.

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Luxembourg »392. Dans son discours d’intronisation à la présidence de la Commission, Gaston Thorn n’avait pas caché ses convictions : « Je souhaite vivement que […] nous ne perdions pas de vue les objectifs politiques qui nous sont communs : la création de l’Union européenne fondée dans le droit et la démocratie »393. Ainsi, comme pour la Belgique, l’union politique était le moyen d’affirmer sa puissance sur la scène européenne. Sa mandature à la présidence de la Commission fut surtout marquée par les élargissements de l’Europe à l’Espagne et au Portugal, suite à quoi il se forgea la conviction que la construction européenne devait être relancée et ses structures renforcées : « Mais l’élargissement de la Communauté ne devrait pas signifier sa dilution. Il faudra dire clairement comment des civilisations, des sociétés, des géographies, des conceptions politiques différentes mettent en commun l’essentiel »394. En ce sens, le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe répondait directement à ses attentes.

L’Irlandais Anthony O’Reilly, ancien international de rugby et président du grand groupe prospère Heinz Corporation, était donc un représentant du secteur privé. En la per-sonne d’Anthony O’Reilly – choisi par Valéry Giscard d’Estaing, personnellement –, le CUME trouva non seulement un représentant reconnu dans le monde de la finance internatio-nale, mais également un homme influent en Irlande, qui détenait notamment le quotidien Irish Independent. Cet aspect était d’autant plus important que l’Irlande, après un enthousiasme initial lors de son entrée dans la Communauté en 1973 (82 % des Irlandais avaient voté en faveur de l’adhésion), traversait au début des années 1980 une phase d’euroscepticisme ma-jeure395. En effet, l’Irlande avait placé ses espoirs dans la Communauté européenne pour la faire accéder au libre-échange et rompre sa dépendance avec le marché britannique. Or, au début des années 1980, le chômage ne cessait d’y croître396. L’ouverture des frontières au marché européen et, corollairement à la concurrence, attisa donc la méfiance de l’opinion pu-blique envers la libéralisation des échanges en Europe. Ainsi, les petits pays européens disposaient pour la plupart d’économies prospères, mais leur superficie et leur démographie ne leur permettaient pas de rivaliser avec des puissances telles que la RFA, la France ou la Grande-Bretagne. S’ils reconnaissaient que l’UEM était dans l’intérêt de leur développement national et de leur rayonnement extérieur, ils demandaient en retour à leurs partenaires des garanties pour ne pas déstabiliser leurs économies dans ce pro-cessus.

Avec les économies les plus faibles, les enjeux étaient inversés. En effet, pour des pays comme l’Italie, la Grèce, l’Espagne et le Portugal, l’UEM ouvrait un potentiel de soutien à leurs économies. Les économies les plus fortes, en revanche, s’interrogeaient sur les condi-tions de la participation de ces derniers à l’unification économique. Toutefois, tous s’accordaient à penser que l’Europe ne devait pas se scinder entre le Nord et le Sud, et que les économies les plus prospères devaient venir en aide aux pays en difficulté, dans l’intérêt même de la stabilité européenne. Au CUME, les membres représentant l’Italie, la Grèce,

392 Ibid. 393 « Discours prononcé par M. Gaston Thorn, Président de la Commission des Communautés Européennes de-vant le Parlement Européen (Strasbourg, lundi 12 janvier 1981) », Strasbourg, Commission des Communautés européennes, 1981. Url : www.cvce.lu. Consulté le 20.09.2011. 394 Gaston THORN, « L’Europe: comment sortir de la crise? », Studia Diplomatica, n° 3, vol. 37, 1984, p. 261-279. 395 Cf. Paul BRENNAN, L’Irlande, l’Europe et 1992, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 1992, p. 9. 396 GROSSER, Europe occidentale, p. 133.

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l’Espagne et le Portugal devaient contribuer à déterminer la place de leur pays dans la future union monétaire.

À cette époque, l’Italie connaissait une importante phase de restructurations indus-trielles, capable de relancer durablement son économie397. Dans une conférence sur l’économie mondiale, Helmut Schmidt avait effectivement souligné que l’« Italie serait l’un des pays les plus efficaces d’Europe » si elle mettait un terme au marché noir398. Rinaldo Os-sola, ancien directeur général de la Banca d’Italia (1975-1976), ancien ministre du Commerce extérieur (1976-1979) et président du Credito Varesino et Mario Schimberni, président du grand groupe industriel et financier italien à portée internationale Montecatini Edison – Montedison – (1981-1987) étaient les deux membres italiens du CUME. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient fait la connaissance de ce spécialiste des équilibres mo-nétaires internationaux399 – Rinaldo Ossola – quand ils étaient au pouvoir. Lors des sommets européens et des G6, ce dernier était en effet le « sherpa » du président du Conseil italien Aldo Moro. L’orientation internationale de l’approche monétaire de Rinaldo Ossola plaçait donc les réflexions du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe dans un contexte plus large. Quant à Mario Schimberni, il devait jouer un rôle essentiel au sein du CUME, qui cherchait dans un premier temps à étendre l’ECU au secteur privé. Vraisemblablement, il fut choisi par Helmut Schmidt à qui il avait « fait forte impression »400 à l’occasion d’une conférence inter-nationale, et que l’ancien Chancelier avait déjà envisagé d’intégrer au Comité pour l’Europe, en 1984. Cette stratégie visait à établir les bases d’une monnaie unique, en tant qu’instrument de paiement et d’échange courant. Mario Schimberni représentait, au sein du Comité, la posi-tion du secteur industriel dans la construction de l’Europe monétaire. Son entreprise, Montedison, était par ailleurs membre de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe401, créée un an après le CUME. Interrogé par la presse italienne sur son action en faveur de l’union monétaire de l’Europe, Mario Schimberni affirma : « Nous sommes arrivés à la con-clusion que l’économie mondiale arrivait à un tournant décisif marqué par la dévaluation du dollar, le fléchissement des taux d’intérêt et la perte en puissance des États-Unis dans le commerce international ». L’industriel s’inquiétait alors des conséquences du désordre éco-nomique mondial sur la compétitivité et l’investissement402. Mario Schimberni se faisait donc le porte-parole des agents économiques qui prônaient la stabilisation du commerce européen et des termes des échanges internationaux.

397 Ibid., p. 81. 398 SCHMIDT, « Trends in der Weltwirtschaft ». 399 Dès 1965, il présida le « Groupe des dix » gouverneurs des banques centrales. Un an plus tard, il rédigea un rapport sur « les problèmes de réforme du système monétaire international » (Rinaldo OSSOLA, Problemas de la reforma del sistema monetario internacional, Facultad de Ciencias Políticas, Económicas y Comerciales, 1966). Mais sa plus éminente contribution est certainement le « Rapport Ossola » sur les droits de tirages spéciaux (DTS), instrument de réserve adopté par le FMI en 1969. 400 Traduction par l’auteur de la lettre d’Helmut Schmidt à Max Kohnstamm, 12.10.1984. In : Archiv der so-zialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011398. 401 Parmi les sociétés membres : Bosch, Solvay, Cofindustria, Stork, Arbed, March, Bat Industries, Titan Ce-ment, Confederation of irish industry, FLS industries, Agfa Gevaert, Crédit national, Paribas, Rhône Poulenc, Banco di Roma, Daimler-Benz, Iri, Montedison, Banco hispano americano, Energia e industria aragonesas, Technicas reunidas, Uralita, Sonae, Banco de fomento e exterior, British aerospace…. 402 Cf. « L’economia mondiale vive oggi un momento poco rassicurante », La Repubblica, 24.06.1986.

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L’ancien gouverneur de la banque centrale grecque, Xénophon Zolotas, fut également appelé à participer au projet. Ce dernier était un fervent européen, qui avait défendu avec force l’entrée de la Grèce dans la Communauté. En outre, de son point de vue, le SME, auquel on avait assigné des objectifs de croissance et de convergence économique, représentait une opportunité d’amélioration du niveau de vie en Grèce. Xénophon Zolotas, qui s’était donné la mission de faire intégrer son pays à la construction de l’Europe monétaire, agit auprès des dirigeants en faveur du respect des conditions d’accès au dispositif commun. En outre, il assu-ra, en tant que président provisoire du gouvernement de la coalition nationale, la correspon-dance entre le président de la Commission, Jacques Delors, et le Premier ministre grec, An-dréas Papandréou au sujet des déficits de la Grèce403. Le rôle de la Grèce en Europe était un des rares sujets qui divisèrent Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt quand ils étaient au pouvoir. D’un côté, le Président français considérait que la Grèce, d’un point de vue cultu-rel, appartenait de droit à la Communauté. D’un autre côté, le Chancelier allemand estimait que la situation économique grecque lui barrait indubitablement la route vers une adhésion404. En 1986, la Grèce était membre de la Communauté. Pour le CUME, il restait donc à évaluer les moyens de l’intégration de la Grèce dans la discipline monétaire communautaire.

Les mêmes incertitudes régnaient au sujet des États ibériques. Le Comité comptait également parmi ses membres l’ancien ministre des Finances et ancien gouverneur de la banque centrale portugaise (1975-1980), Jose Silva Lopes. Miguel Boyer Salvador, ancien ministre espagnol de l’Économie et des Finances (1982-1985), et J.A. Sanchez Asian, prési-dent du Banco de Bilbao s’allient également à Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. En tant que représentants des nouveaux membres de la Communauté comptant parmi les éco-nomies les plus fragiles, les deux hommes devaient, au sein du CUME, contribuer à définir les efforts que le Portugal et l’Espagne devaient fournir pour participer à l’union monétaire. Le socialiste Miguel Boyer Salvador a précisément marqué l’Espagne par son sens de la politique fiscale et monétaire stricte et stabilisée. Le choix d’un homme de la gauche modérée s’explique très certainement par les fondements de la politique méditerranéenne de Valéry Giscard d’Estaing, qui souhaitait juguler la diffusion du socialisme par les États du sud de l’Europe405. Pourtant, il apparaissait très clairement dès l’abord que, pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, l’Espagne et le Portugal appartenaient certes à l’Europe en raison de leur histoire et de leur culture, mais ne faisait pas partie intégrante de leur conception de l’union monétaire. Valéry Giscard d’Estaing avait par exemple proposé une « pré-adhésion sur une dizaine d’années [qui] permettrait aussi à ces pays de faire preuve qu’ils veulent réellement participer à la construction européenne et pas bénéficier de certains avantages commer-ciaux406.

En choisissant les membres du CUME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont rassemblé un groupe de réflexion d’ouverture : tous les pays de la Communauté y étaient 403 Cf. Georgios A. KAZAMIAS et Dimitris PAPADIMITRIOU (éd.), Journal of Modern Greek Studies, volume 18, n° 2, octobre 2000. 404 Cf. GISCARD D’ESTAING, Choisir, p. 298 et s. 405 Bernard RAVENEL, Méditerranée, le Nord contre le Sud ?, Éditions L’Harmattan, Paris, 1990, p. 76. 406 2e réunion du CAF, 25.02.1982, travaux de la Commission politique étrangère /européenne. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ 339.

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représentés, ainsi que les points de vue divergents sur la construction de l’Europe monétaire. Hommes politiques, personnalités des milieux bancaires et grands industriels s’y côtoyaient. Il était alors question de participer à l’élaboration d’un projet d’union monétaire, qui convienne à la fois aux secteurs public et privé, aux grandes puissances et aux économies plus fragiles, ou encore aux souverainistes et aux défenseurs de la supranationalité. Mais surtout, si des courants de pensée économistes et monétaristes, ou encore des tendances souverainistes et fédéralistes s’y opposaient, l’ensemble des membres se rejoignaient, sous l’égide de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, autour de la méthode gradualiste et l’approche pragma-tique de l’union économique et monétaire. En effet, l’unification monétaire devait faire les preuves de son efficacité par étapes, tout comme les États devaient corollairement s’adapter progressivement à l’intégration.

3.1.3. Surpasser le SME : objectif fédérateur des membres du CUME

Les membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe provenaient de familles politiques distinctes ; ils se revendiquaient de diverses écoles économiques ; selon leur appar-tenance nationale, le rôle de l’Europe était envisagé sous des angles différents. Mais, en tout état de cause, ils se rassemblaient autour d’une idée-force : l’union monétaire et même la perspective d’une monnaie – commune ou unique – européenne. Le Comité pour l’Union mo-nétaire de l’Europe puisait, en définitive, ses racines dans la volonté partagée de ses membres de surpasser le SME. Il restait cependant à accorder l’ensemble des membres du CUME au-tour d’une méthode et d’objectifs communs sur la voie de l’union monétaire. Au milieu des années 1980, le Système monétaire européen n’était encore qu’un dispositif de stabilisation des cours de change entre monnaies européennes. Et, outre les réunions du Comi-té des gouverneurs des banques centrales, qui assurait une plus grande coordination moné-taire, l’Europe ne disposait pas de véritable politique commune dans le domaine. Comment améliorer la convergence des politiques monétaires était donc la question centrale qui préoc-cupait le CUME. Au cœur de ce débat se situait le transfert d’une prérogative régalienne à une instance supérieure, qui suscitait des réserves chez les gouvernants. En France, il s’agissait davantage d’une question de prestige et de la réticence à abandonner une partie de la souve-raineté nationale et de se voir donc diriger par une autorité extérieure. De son côté, la Bun-desbank redoutait qu’une union monétaire n’affaiblisse l’économie ouest-allemande et elle n’envisageait pas d’autre modèle que le sien. En Grande-Bretagne, on considérait la Commu-nauté européenne comme un simple espace de libre-échange et, outre des accords commer-ciaux, la politique monétaire devait rester un instrument de l’économie nationale. Le bon fonctionnement du SME, dès son instauration, incita donc les chefs d’États à se limiter au statu quo. Au Conseil européen à Luxembourg, en décembre 1985, on ne concéda qu’une inscription du SME et de l’ECU aux textes officiels. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, au contraire, le SME était en effet arrivé à « l’âge de raison »407, et son succès comme sa reconnaissance internationale justifiait d’enclencher une nouvelle phase de l’union économique et monétaire : une plus grande diffusion de l’ECU, notamment dans le secteur privé, et la création d’un institut de régulation monétaire.

407 « La France et l’Allemagne dans la construction économique et politique de l’Europe ».

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Selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, l’achèvement de l’union moné-taire était à portée de main, mais se heurtait au manque de volonté politique. La crédibilité de leur discours se voyait renforcée par l’enthousiasme incontestable des observateurs du SME. À titre d’exemple, en janvier 1985, un article du journaliste Luc de Barochez, spécialiste des questions internationales, vint souligner la « stabilité remarquable des devises au sein du sys-tème monétaire européen »408. Maniant l’hyperbole, cette tribune évoqua la « période excep-tionnelle de stabilité – 22 mois – pour un système qui avait connu sept réaménagements suc-cessifs depuis sa création », qui avait permis à l’Europe d’instaurer une « zone de calme mo-nétaire au milieu des tempêtes agitant le dollar »409. Mais surtout, cet article visait à démontrer que la stagnation de l’union monétaire était imputable aux « pays [qui] mettent encore des freins à la libre circulation des capitaux »410. Avec la création du CUME, Valéry Giscard d’Estaing se positionna donc en médiateur de l’union monétaire :

Cette pleine reconnaissance du système étant assurée, il y aura bien sûr d’autres étapes à franchir : mise en commun plus active des réserves de change dans une perspective de meilleur équilibre mondial entre le dollar, le yen et l’ECU ; lien entre émissions monétaires nationales et réserves déposées par les banques d’émission auprès d’une banque centrale européenne ; mise en communication du marché de l’ECU officiel et du marché de l’ECU privé. Il y a là un ensemble de questions majeures dont la dimen-sion politique est évidente. C’est cette dimension politique qui nous a conduits, le chancelier Schmidt et moi-même, en tant que fondateurs du SME, à prendre l’initiative de la création d’un Comité pour l’Union monétaire de L’Europe411.

« La création d’une Union monétaire n’est-elle pas un rêve quand on constate les divergences économiques au sein de la Communauté ? », cette question revenait tel un leitmotiv dans le débat public. Les hésitations des dirigeants, signe de réticences au sein de l’opinion publique, ne laissait pas présager d’avancées sur le dossier monétaire. À contre-courant de cette ten-dance, les deux présidents du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe apparurent en-semble, plus proches que jamais, à la télévision française, en 1987, pour relancer le débat. En offrant symboliquement un billet de dix ECU à Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing matérialisa l’idée d’une monnaie européenne, notion que les gouvernants et les journalistes hésitaient encore à employer, à l’instar de la question d’Alain Duhamel: « est-ce que ça n’est pas un peu la part du rêve, la monnaie européenne? »412. Dans la campagne du CUME auprès de l’opinion publique française, cette intervention a été visiblement efficace. À la question posée par l’institut SOFRES en cours d’émission, « s’il y avait des billets de dix écus en cir-culation en France, souhaiteriez-vous les utiliser ? », 65% ont répondu favorablement, tout comme à la proposition d’un « Président pour l’Europe doté de véritables pouvoirs ». De même, 69% des personnes de l’échantillon se déclarèrent convaincus par les arguments de Valéry Giscard d’Estaing sur la construction européenne413.

408 Luc DE BAROCHEZ, « CEE : stabilité remarquable des devises au sein du système monétaire européen », AFP Économie, 17.01.1985. 409 Ibidem. 410 Ibid. 411 « La France et l’Allemagne dans la construction économique et politique de l’Europe ». 412 « Valéry Giscard d’Estaing et ses projets pour l’Europe », L’heure de vérité, Antenne 2, 11.02.1987. Url : http://www.ina.fr/media/television/video/CAB87005004/valery-valery-giscard-d-estaing-helmut-schmidt-a-l-heure-de-verite.fr.html. Consulté le 17.08.2012. 413 Antenne 2, L’Heure de vérité de Valéry Giscard d’Estaing, 11.02.1987, 20h30, sondage SOFRES. In : Ar-chives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 392 manuscrits du Président, janvier-juin 1987.

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Le CUME soutenait alors que « la monnaie fera l’Europe économique »414. Plus concrète-ment, Valéry Giscard d’Estaing souligna que « libérer les mouvements des capitaux, c’est accompagner la marche des six prochaines années vers un grand marché intérieur », que « contraindre à la gestion rigoureuse des monnaies nationales, c’est faciliter la baisse des taux d’intérêt et contribuer à la reprise de l’investissement », ou encore qu’« assurer la conver-gence automatique des politiques monétaires, c’est assurer la convergence des politiques éco-nomiques dans leur ensemble en direction d’une croissance compétitive »415. Conformément à leur approche gradualiste, les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt considéraient donc que le succès du SME justifiait le passage à une nouvelle phase de l’union monétaire. Toutefois, il restait à déterminer quelles avancées étaient envisageables. Aussi publièrent-ils des conclusions communes dans leur Programme pour l’action après avoir rencontré les déci-deurs, non seulement pour recueillir leurs impressions et établir ce que les gouvernements étaient prêts à concéder, mais également pour défendre leurs propres convictions sur l’Europe monétaire auprès des autorités.

3.1.4. Les coprésidents du CUME : incarner une stratégie franco-allemande pour l’Europe

Pour provoquer la relance de l’unification monétaire, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt adoptèrent une stratégie de communication, axée sur les relations franco-allemandes. En tant que personnages publics, et à titre individuel, Valéry Giscard d’Estaing prit, d’un côté, en charge l’aspect symbolique – voire sentimentaliste – de la relation franco-allemande, tandis qu’Helmut Schmidt privilégia, d’un autre côté, la méthode éditorialiste. « Romantisme et classicisme, pragmatisme et rationalisme, centralisme et fédéralisme, tradi-tion étatique et confiance dans les mécanismes de marché, indépendance et solidarité au sein de l’ensemble occidental, nécessaire regard vers l’Est et nécessaire regard vers le Sud »416 étaient pour Valéry Giscard d’Estaing autant de signes de la complémentarité entre les deux pays. La conciliation de points de vue aussi divergents dans l’objectif de la construction euro-péenne ne pouvait qu’aboutir, selon l’ancien Président, à une conception de la politique euro-péenne applicable à l’ensemble de ses membres. Valéry Giscard d’Estaing défendait égale-ment l’idée que la France et la RFA avaient un rôle emblématique à jouer, du fait de ses liens historiques : « Quel meilleur symbole que les rencontres de Charles de Gaulle et Konrad Ade-nauer à Reims et Trèves, et que l’amitié personnelle et confiante que j’ai développée pendant sept ans avec le chancelier Schmidt ? »417. Dans Die Zeit, Helmut Schmidt adopta une position beaucoup plus incisive et pragmatique que son homologue français. D’abord, à cette époque, un foisonnement d’articles critiquait ouvertement le manque de réalisme de la collaboration entre François Mitterrand et Helmut Kohl pour la construction européenne. Ainsi, la rédaction du Zeit publia notamment un article éloquent intitulé : « Des gestes au lieu de la politique », pour dénoncer le caractère superficiel des rencontres des successeurs de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt : 414 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Intervention de M. Valéry Giscard d’Estaing. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 415 Ibidem. 416 Ibid. 417 Ibid.

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Les gestes peuvent soutenir la politique, mais pas la remplacer. L’abondance de la symbolique franco-allemande ne peut pas remplir le vide politique. Kohl, Mitterrand et Chirac devraient d’autant plus éco-nomiser les gestes […] que la coopération franco-allemande traîne en ce moment. Le Chancelier et le Président ne sont pas parvenus jusqu’ici à un grand lancement, comme cela avait été le cas de Schmidt et Giscard d’Estaing avec la création du Système monétaire européen418.

Pour l’opinion publique, la réconciliation franco-allemande était déjà intervenue depuis 1963 et, par des actes comme se tenir la main à Verdun pour honorer ensemble les soldats français et allemands tombés pendant la seconde guerre mondiale, François Mitterrand et Helmut Kohl n’avaient fait que conforter les liens qui unissaient les deux pays. Pour les journalistes du Zeit, la relation bilatérale devait, au contraire, servir les intérêts de l’Europe par des décisions con-crètes. Cette tribune avait d’autant plus de poids que l’ancien Chancelier signa, dans ce contexte po-lémique, un article consacré à sa relation exemplairement efficace avec l’ancien Président de la République :

Il m’apparut clair, l’énorme tâche qu’il nous restait pour fonder une paix durable et définitive entre nos deux pays après toutes ces guerres. Car, effectivement, la compréhension, l’amitié et la paix entre Fran-çais et Allemands devaient toujours être plus approfondies. […] Bien que nous tenions à exposer nos consultations à l’opinion publique de nos pays, les entretiens privés entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient de mon point de vue le plus important dans notre rencontre. On se mettait d’accord avant les séances du Conseil européen ou avant les sommets économiques mondiaux419.

Ainsi, à la coopération fondée sur le symbole entre François Mitterrand et Helmut Kohl jugée infructueuse sur les questions politiques de fond, Helmut Schmidt opposait sa collaboration pragmatique et efficace avec Valéry Giscard d’Estaing. Mais, surtout, Helmut Schmidt alerta l’opinion sur le caractère impératif de l’entente franco-allemande sur les dossiers européens : « Depuis Monnet et Schumann, cela a toujours été la même chose : où la France et l’Allemagne étaient d’accord et coopéraient, là l’union de l’Europe avançait ; où il manquait cet accord coopératif entre Paris et Bonn, là toute l’Europe stagnait »420. L’ancien Chancelier constatait a contrario le « vide politique sur une scène brillante »421. Selon lui, le rôle de la France et de la RFA était au contraire de contenir la technocratie et le superflu, d’éviter que le Conseil européen ne se transforme en chambre d’enregistrement des « intérêts nationaux »422, et de faire enfin preuve d’un véritable leadership. Finalement, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt défendirent ensemble la conception d’une Europe comme puissance internationale présidée par la France – et même par Valéry Giscard d’Estaing lui-même. Ce dernier, en conférence à Strasbourg devant le foyer des étu-diants catholiques, en janvier 1987, soutint que le « leadership français pass[ait] par deux conditions : un consensus national sur l’Europe et la vitalité de l’économie française »423. En Allemagne, on accueillait avec ironie les « plans de carrière délicats de Giscard ». Pour le Tageszeitung, l’ambition de Valéry Giscard d’Estaing de devenir Président de l’Europe visait

418 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Gesten statt Politik. Der Alltag bleibt hinter den großen Er-wartungen zurück », Die Zeit, 10.07.1987. 419 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Die Nachbarn im Alltag », Die Zeit, 08.05.1987. 420 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Europa braucht Führung. Vor dem EG-Gipfel : Viele Statisten, keine tragenden Figuren », Die Zeit, 04.12.1987. 421 Ibidem. 422 Ibid. 423 « M. Giscard d’Estaing : l’union de l’Europe doit devenir "un grand dessein pour la France" », AFP Général, 22.01.1987.

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à pallier son « manque de popularité » et son statut de « figure marginale » dans la droite française, qui lui bloquaient la route vers les présidentielles de 1988424. Pour Helmut Schmidt, en revanche, qui identifiait le manque de leadership en Europe comme son principal handicap, Valéry Giscard d’Estaing, un « Français courageux et déterminé »425, apparaissait comme le candidat idéal, les Français ayant une plus grande crédibilité que les hommes politiques de la RFA, de l’Espagne ou de l’Italie qui avaient connu la dictature. Il était en effet convaincu que, « quand il deviendra évident que l’auto-affirmation de l’Europe dépend largement de la façon dont Paris peut y exercer un rôle dirigeant, les peuples de l’Europe continentale l’accepteront sûrement et les États-Unis, nation la plus généreuse du monde, ne refuseront pas non plus leur accord »426. En somme, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt mettaient en exergue leur approche commune du rôle de la France et de l’Allemagne consistant à donner une im-pulsion à leurs partenaires européens. Leur message était donc le suivant : si la France voulait acquérir plus de puissance économique et la RFA plus de puissance politique, il fallait plus d’Europe.

Si, dans les médias, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt commentaient l’actualité franco-allemande et formulaient des recommandations, ils restaient, concernant leurs travaux au sein du CUME et leurs rencontres avec les dirigeants, très laconiques, re-nouant ainsi avec la stratégie de communication qu’ils avaient initiée ensemble dans les an-nées 1970 : « L’objectif est, par la diffusion de documents éclairant l’opinion sur les enjeux et par des contacts au niveau des grands décideurs politiques, de déterminer les prises de déci-sions-clés réellement nécessaires au progrès vers l’union monétaire »427. Ainsi, la presse était strictement écartée des réunions du CUME, dont les coprésidents livraient systématiquement le bilan lors d’une conférence de presse à l’issue de leurs séances. Car, en réalité, les interlo-cuteurs du CUME étaient davantage les dirigeants que l’opinion publique. Ainsi, nous le ver-rons, les publications du CUME présentaient des analyses très techniques, un discours qui s’adressait principalement aux spécialistes des questions économiques et monétaires. En outre, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt cosignaient régulièrement des courriers pour rendre compte des résultats de leurs réunions aux dirigeants européens, au président en exercice du Conseil européen et à celui de la Commission européenne. Les autorités dispo-saient également des procès-verbaux des réunions du CUME, preuve que c’est bien l’opinion publique qui ne devait pas avoir connaissance des délibérations. En outre, les coprésidents du CUME avaient le monopole de la communication, qui consistait à tenir un seul discours dans les médias et à donner ainsi une image de cohésion à valeur d’exemple pour les dirigeants.

3.2. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : les médiateurs franco-allemands de

l’union monétaire de l’Europe ?

Avec la mise en œuvre de l’Acte unique européen, et de son corollaire, le Marché unique, la nécessité d’une union monétaire se faisait jour, sans pour autant rencontrer un con-sensus enthousiaste. C’est dans ce contexte que les relations franco-allemandes avaient un

424 George BLUM, « Giscards delikate Karrierepläne », Die Tageszeitung, 13.02.1987. 425 « M. Helmut Schmidt pour une direction française de l’Europe », AFP Général, 21.11.1986. 426 Ibidem. 427 « La France et l’Allemagne dans la construction économique et politique de l’Europe ».

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rôle déterminant à jouer. Toutefois, en France et en Allemagne, gaullistes historiques et ordo-libéraux, représentés dans la majorité présidentielle et dans le gouvernement Kohl, promet-taient d’entraver ce processus. Dès lors, comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui avaient fait l’expérience de ces mouvements souverainistes, se sont-ils imposés comme les médiateurs de l’union monétaire de l’Europe.

3.2.1. La campagne de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt auprès des

décideurs (1986-88)

Avant l’élaboration du Programme pour l’action, le CUME mena plusieurs audi-tions428, notamment de délégations politiques française, allemande et italienne, de décideurs européens et d’agents économiques sur leur analyse de la situation monétaire et les possibili-tés d’évolution dans les différents pays. Comme Helmut Schmidt le souligna dès le début des activités du CUME, le rôle de ses membres était de « convaincre les autorités politiques et monétaires nationales d’accepter les sacrifices de souveraineté qu’impliqu[ait] la marche vers l’Europe monétaire »429. D’emblée, Valéry Giscard d’Estaing déclara, à l’adresse des gouver-nants, que la participation de personnalités des milieux politiques, financiers et économiques, de différents partis politiques, ou encore de tous les pays de la Communauté au CUME était le « symbole du large succès qu’a[vait] rencontré chez les grands décideurs politiques et écono-miques [leur] initiative »430. Au « piétinement de l’Europe officielle », le CUME opposait donc l’« Europe des citoyens et des décideurs »431. En d’autres termes, en constituant le CUME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt voulaient démontrer aux dirigeants eu-ropéens qu’il existait bien une volonté générale de voir aboutir l’union monétaire de l’Europe. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing plaça le CUME au-dessus des débats politiques, et comme symbole du rassemblement, en édictant les missions suivantes : « Nous avons à répondre à une attente de l’opinion publique ; nous avons à répondre à une attente des milieux écono-miques et financiers ; nous avons à susciter une prise de conscience des milieux poli-tiques »432.

En premier lieu, Jacques Delors (accompagné de son directeur de cabinet, Pascal La-my, et du directeur des Affaires économiques et financières de la Commission européenne, Jean-Paul Mingasson) fut appelé par le CUME à commenter la conjoncture en matière de po-litique monétaire européenne au siège de la Commission européenne, le 18 décembre 1986433.

428 Terme utilisé systématiquement dans les annexes des publications du Comité pour décrire les entretiens avec les personnalités des mondes politique et économique. Vraisemblablement, cette notion indique que la personna-lité en question n’a pas participé au débat, mais qu’elle a simplement réalisé un exposé de son point de vue. Rappelons que, d’un côté, le Comité revendiquait son indépendance vis-à-vis des institutions officielles, et que d’un autre côté, la présence de certains acteurs politiques était soumise à la stricte discrétion du CUME. 429 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, « Intervention de M. Helmut Schmidt », 18.12.1986. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 430 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, « Intervention de M. Valéry Giscard d’Estaing », 18.12.1986. In : ibid. 431 Ibidem. 432 Ibid. 433 « Audition de M. Delors, Président, Commission des communautés européennes, sur l’état actuel de la cons-truction monétaire européenne », 1re réunion (18 décembre 1986) Bruxelles – Commission des Communautés Européennes. Cf. Annexe 6. « Le calendrier des travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », in : CUME, programme, p. 52.

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Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt voyaient en effet en lui un interlocuteur privilé-gié et, le choix de Bruxelles comme premier lieu de réunion manifestait symboliquement la priorité donnée à l’approche communautaire de la politique monétaire. L’intérêt de cette rencontre résidait dans l’évaluation de la position de la gouvernance euro-péenne et sa motivation à relancer le processus d’UEM. Le président de la Commission des Communautés européennes, s’il était très clairement réceptif à la poursuite de la construction européenne par l’économie « pour retrouver le chemin de la prospérité de l’emploi » et à la réalisation d’un « grand marché sans frontières »434, reléguait encore la monnaie au statut de « rêve européen », tout en se déclarant partisan de l’« espace monétaire » :

Et si cette coopération européenne est renforcée, l’Écu connaîtra de nouveaux développements et pourra devenir une monnaie de réserve. L’Europe répondra enfin à la demande qui lui vient de partout, jouer son rôle dans les affaires internationales, mais en prenant sa part de responsabilité, et je retrouve là des idées que je défends, et je ne suis pas le seul, depuis longtemps, en faveur d’un système monétaire mon-dial plus stable et plus efficace, parce que basé sur plusieurs monnaies de réserve dont l’Écu européen. Tel est l’engrenage du succès, il ne faut pas l’arrêter un seul instant435.

Lors de la réunion du CUME à Bruxelles, Jacques Delors avertit principalement des obstacles politiques à l’Europe monétaire, comme les « difficultés dans la gestion de l’Écu officiel, no-tamment par suite de la non-appartenance de la livre sterling au mécanisme de change [...] et des marges de fluctuation élargies accordées à l’Italie »436. Par conséquent, l’harmonisation des politiques monétaires, et plus particulièrement la participation de tous les membres de la Communauté au SME, apparaissait comme la condition sine qua non à la relance du proces-sus monétaire, à commencer par l’extension de l’usage de l’ECU officiel. Pour Jacques De-lors, sans la libération des mouvements des capitaux, il semblait également difficile d’infléchir les « réticences à l’égard de progrès futurs »437 de l’unification monétaire. Aussi, il s’engagea à favoriser ce processus par l’intermédiaire de la Commission européenne. Le SME avait été instauré pour faciliter la stabilité des taux de change et la convergence des politiques économiques et financières, premières étapes sur la voie de l’union monétaire de l’Europe. Suite à cet entretien avec Jacques Delors, le CUME concéda que le SME n’avait pas pleinement rempli sa mission d’aimant sur les économies les plus faibles, en marge du dispo-sitif communautaire. Par conséquent, les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt dé-finirent les progrès à réaliser dans l’intérêt d’une intégration de tous les membres de la Com-munauté dans le SME438. En première ligne, le CUME signala que la convergence des taux d’inflation devait être améliorée. En effet, outre les potentielles conséquences économiques néfastes – sur le pouvoir d’achat, la croissance ou encore l’investissement – liées à l’inflation non maîtrisée, celle-ci signifie surtout la baisse de la valeur d’une monnaie. Pour les écono-mies les plus faibles, qui gravitaient dans des marges élargies jusqu’à 6 %, ces variations à la baisse les éloignaient des conditions d’entrée dans des marges restreintes. Comme pour la

434 Jacques DELORS, « L’Acte unique européen : un moment de vérité », Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1986, p. 24-40. 435 Ibidem. 436 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 dé-cembre 1986, Bruxelles. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 437 Ibidem. 438 Cf. Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, « Organisation des travaux futurs », 17.03.1987. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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Commission européenne, la question britannique préoccupait particulièrement le CUME, qui souligna que « les fortes variations du taux de change de la livre sterling [...] affectent donc la valeur de l’ECU », et provoquait une diminution de son attrait auprès des opérateurs privés. En somme, les monnaies qui entraient dans la définition de l’ECU, mais ne respectaient pas les marges de fluctuation du SME, allaient à l’encontre de l’objectif de stabilité énoncé par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. À l’inverse, le CUME plaida en faveur de l’assouplissement du cadre fixe de la stabilité en RFA, et pour la « reconnaissance du statut de devise de l’ECU », dans la mesure où l’« interprétation actuelle de son statut d’index le fait tomber sous les dispositions de la loi sur la stabilité monétaire et ne permet pas la conclusion de contrats en ECU entre résidents alle-mands ». Dans un rapport établi par Mario Schimberni pour le CUME, il apparaissait que, sans l’implication des banques centrales, l’ECU en tant que véritable monnaie au profit des agents économiques ne pourrait davantage se développer439. Or, cette reconnaissance était subordonnée à une libération totale des mouvements des capitaux, supposant de fait l’abolition du contrôle des changes encore en vigueur dans des pays membres du SME tels que la France, la Belgique ou encore l’Italie. Ces observations amenèrent le CUME à définir trois champs d’action dans leur campagne en faveur de l’union monétaire de l’Europe : con-vaincre les économies les plus faibles de se conformer aux exigences du SME, amener la France à renoncer à sa prérogative – voire à son protectionnisme monétaire –, et établir une relation de confiance avec la RFA au sujet de la stabilité monétaire, pour permettre une ex-pansion des opérations en ECU dans le secteur privé. Dans ces conditions, le CUME définit ainsi sa mission :

Convaincre par des actions de sensibilisation les décideurs politiques, économiques et financiers, et l’opinion publique dans son ensemble, que l’espace monétaire européen est à la fois une des consé-quences et un des moteurs de l’espace économique unifié ; que la stabilité des taux de change joue en la faveur de l’investissement et de l’emploi ; que la convergence des politiques économiques est un facteur de cohésion et d’affirmation du poids économique de l’Europe dans le monde. Le Comité aura à conci-lier ambition et réalisme, pragmatisme et imagination, persuasion et impulsion [...]

Dans les objectifs précédemment édictés, on reconnaît les deux approches, respectivement allemande et française. Il s’agit d’une stratégie que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient depuis longtemps poursuivie, consistant dans la recherche d’une convergence franco-allemande, une voie intermédiaire entre deux courants de pensée opposés, susceptible de convenir à l’ensemble des pays membres de la Communauté.

Dans ses préparatifs, le CUME donna donc une grande importance à la consultation des autorités économiques ouest-allemandes. Aussi recueillirent-ils les positions du ministre des Finances d’Helmut Kohl, Gerhard Stoltenberg, et du président de la Bundesbank, Karl Otto Pöhl, au Palais Schaumburg, sur invitation du Chancelier ouest-allemand440. Cette entre-vue était d’autant plus déterminante que le ministre des Finances jouissait d’une grande crédi-bilité dans l’opinion publique ouest-allemande, pour qui il était le « garant de la sécurité éco- 439 Mario SCHIMBERNI, « The intermediate phase of the european monetary union. The role of the ecu ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 440 « Audition de M. Stoltenberg, ministre des Finances, et discussion avec M. Pöhl, président de la Bundesbank, sur les vues allemandes en matière de progrès futurs du S.M.E. ». 2e réunion (18 mars 1987), Bonn – Chancelle-rie fédérale, Palais Schaumburg. Cf. « Le calendrier des travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ».

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nomique, de la solidarité et de la stabilité »441, tout comme Karl Otto Pöhl, figure de proue de la politique déflationniste et détenteur indépendant de la politique monétaire ouest-allemande. Sans leur aval, difficile donc de rallier la RFA à l’union monétaire. Lors de la première réu-nion du CUME, Helmut Schmidt avait prévenu que « la dimension politique de la construc-tion européenne et la perte d’autonomie qu’elle peut impliquer pour les États et les institutions constituent une donnée majeure du problème », particulièrement en RFA. Dans ces condi-tions, Valéry Giscard d’Estaing assigna au CUME la défense de la « marche vers l’utilisation simultanée des monnaies nationales et d’une monnaie européenne, et non pas la substitution d’une monnaie européenne aux monnaies nationales »442. Pour le cas particulier de la RFA, il apparaissait évident que les dirigeants ne renonceraient pas d’emblée au mark. En effet, la monnaie ouest-allemande était non seulement un symbole de réussite économique, mais revê-tait surtout une dimension identitaire forte, dont ni les citoyens ni les agents économiques n’étaient prêts à se séparer. Privés de l’Est de leur pays, les Allemands de l’Ouest ne pou-vaient se reconnaître dans le concept d’identité nationale – en tant que sentiment d’appartenance à une nation et à un territoire. Par conséquent, la monnaie était d’une part l’œuvre centrale de la République fédérale, et d’autre part un des rares relais de la puissance ouest-allemande en dehors de ses frontières lui permettant de s’inscrire en rupture avec la seconde guerre mondiale. Toutefois, le Comité, par la voix de Valéry Giscard d’Estaing, dé-fendit une attitude ferme envers les interlocuteurs ouest-allemands, en affirmant que « l’Europe se fera[it] par la monnaie ou ne se fera[it] pas »443. Dans la ligne traditionnelle ouest-allemande, les dirigeants préconisaient vigoureusement le renforcement de la convergence des politiques économiques et la libre circulation des capi-taux dans le cadre d’une réglementation commune, mais rejetaient d’emblée les taux de change fixes et la monnaie unique. En effet, le ministre des Finances et le gouverneur de la Bundesbank présentaient un constat alarmiste de l’état de l’intégration économique : libre circulation insuffisante, divergences dans les politiques de concurrence, absence de visions économiques communes, ou encore politiques jugées trop laxistes444. L’enjeu de cette ren-contre était précisément de démontrer que, pour favoriser la libre circulation au sein du Mar-ché unique, l’utilisation de l’ECU était indispensable. Mais, comme le souligna Étienne Davi-gnon, ce progrès était subordonné à un consensus parmi les décideurs, car « ce n’est que dans la mesure où les grands opérateurs industriels et bancaires européens acquerront la conviction qu’il y a bien une volonté politique et un calendrier opérationnel pour la réalisation de l’Europe monétaire qu’ils adapteront leurs méthodes et leurs opérations »445.

441 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Viel geredet - nichts erreicht », Die Zeit, 09.01.1987. 442 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 dé-cembre 1986, Bruxelles. In : Archives nationales, site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 443 Notes pour la réunion du Comité à Bonn le 18.03.1987. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 392 manuscrits du Président, janvier-juin 1987. 444 Gerhard STOLTENBERG, « Ansprache auf der Sitzung des "Komitees für eine Währungsunion in Europa", Bonn, 18.3.1987 », in : Deutsche Bundesbank. Auszüge aus Presseartikeln, N°21, 20.03.1987 et Karl Otto PÖHL, « Banque centrale européenne : les réticences du président de la Bundesbank », in : Problèmes économiques, n° 2077, 01.06.1988. 445 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 mars 1987 (Bonn). In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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Le CUME, en rencontrant Gerhard Stoltenberg et Karl-Otto Pöhl, s’était donné pour mission de leur faire accepter le principe d’une « banque centrale européenne, régulant l’émission monétaire dans l’ensemble des pays de la CEE », tandis que les banques centrales nationales (BCN) seraient chargées de « constitu[er] des réserves, par transfert d’avoirs de change, en fonction de l’évolution des agrégats monétaires nationaux »446. Une monnaie européenne, en circulation sur le marché, supposait en effet, selon le CUME, une supervision commune. Helmut Schmidt, s’appuyant sur les positions de la RFA, rappela aux membres du CUME qu’ils devaient défendre les objectifs suivants : « stabilité des relations de change entre mon-naies européennes, convergence des politiques économiques, constitution d’un marché euro-péen unifié des capitaux, action en soutien de la réalisation du marché unique européen, con-tribution à un meilleur équilibre du système monétaire international »447. Wilfried Guth souli-gna également non seulement la nécessité d’une union monétaire de l’Europe dans le cadre de la réalisation du Marché unique, mais surtout qu’elle devait intervenir en amont de celui-ci. Ainsi, on constate que, même si Helmut Schmidt et Wilfried Guth étaient issus de formations politiques opposées, ils se rejoignaient sur l’union monétaire de l’Europe, qui, à leur sens, avait vocation à assurer la stabilité chère à la RFA. En d’autres termes, cela signifie que, de-puis leur posture d’experts, ils pouvaient sereinement analyser les bénéfices que l’économie de leur pays retirerait d’une intégration monétaire, alors que le scepticisme manifesté par Gerhard Stoltenberg et Karl-Otto Pöhl lors de cette réunion relevait davantage de considéra-tions politiques, liées au refus de déléguer la compétence monétaire à une autre instance que la Bundesbank, reconnue aussi bien dans l’opinion publique ouest-allemande que sur le mar-ché des changes international. Pourtant, Karl-Otto Pöhl reconnaissait lui-même que le « sys-tème monétaire européen a bénéficié à tous les membres, y compris l’Allemagne fédérale qui a profité d’une stabilité accrue des relations de change »448. En outre, il était également d’avis que « le développement de l’ECU privé a été rapide, ce qui donne du poids aux arguments de ceux qui considèrent qu’il a pratiquement atteint maintenant le statut d’une véritable monnaie, ce qui pourrait permettre aux autorités allemandes d’en tirer les conséquences internes »449. Les propos de Karl-Otto Pöhl montrent que la Bundesbank n’était pas hostile au principe d’union monétaire de l’Europe, dans la mesure où l’existence d’une monnaie plaidait en fa-veur de la libération des mouvements des capitaux, et, corollairement, présageait une rationa-lisation, voire un accroissement de ses exportations intracommunautaires. Concernant la convergence des politiques économiques, comme pour rassurer le partenaire ouest-allemand, les membres du CUME affirmèrent que, si seule la politique monétaire ferait l’objet d’une gestion européenne, il était indispensable de mener une convergence des poli-tiques économiques, et particulièrement budgétaires. En effet, la création d’une BCE suppo-sait que les taux d’intérêt seraient établis par l’Europe, et auraient donc des conséquences sur les dettes souveraines. En retour, le niveau de déficit des États était de nature à influencer le cours de la monnaie européenne. Ainsi, stabilité et convergence étaient strictement liées.

Au sein du CUME, Pierre Bérégovoy, s’il ne contestait pas l’importance de ces ques-tions, tint à ce que, dans le cadre de l’union monétaire, ne soient pas prises en compte que ces

446 Ibidem. 447 Ibid. 448 Ibid. 449 Ibid.

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seules revendications allemandes, mais, qu’au contraire, la priorité du gouvernement socia-liste donnée à l’emploi, exposée notamment dans le concept d’Europe sociale du Président de la République, ne soit pas « perdue de vue dans les objectifs finaux »450. Cette prise de posi-tion montre, qu’en France, on considérait l’union monétaire de l’Europe dans ce qu’elle pou-vait apporter à l’économie du pays, alors qu’en RFA, on abordait cette question sous l’angle strict du marché des capitaux. On retrouve aussi dans ces propos la nécessité française d’une Europe concrète, à laquelle l’opinion publique pourrait s’identifier. Cette conception se re-trouva alors dans le discours de Valéry Giscard d’Estaing, qui indiqua que « l’adhésion du citoyen au concept de l’Europe monétaire implique des signes matériels d’existence »451. D’autres membres du CUME, particulièrement ceux dont le pays ne participait pas entière-ment ou pas du tout au SME, s’attachèrent également à imposer leur situation dans les débats pour qu’ils ne se cristallisent pas autour de la RFA. Par exemple, David Howell, qui pressen-tait certainement la mise à l’écart de la Grande-Bretagne, tenta de temporiser cette exclusion en affirmant « que la décision britannique sera prise après les élections générales, mais que déjà la relation entre la livre sterling et le deutsche mark est davantage prise en compte par la Banque d’Angleterre dans la conduite de la politique monétaire » ; Rinaldo Ossola précisa pour sa part qu’« avec l’amélioration de la situation italienne, la lire devrait pouvoir rentrer dans le dispositif de marges de fluctuations restreintes » ; ou encore José Da Silva Lopes qui revendiqua, pour l’Espagne, des « politiques budgétaires communautaires de transferts de ressources [...] en compensation du déplacement spontané des capitaux vers les zones les plus riches »452. Pour les membres du CUME, il s’agissait surtout de ne pas assimiler l’union mo-nétaire de l’Europe à la création d’une zone mark, mais, au contraire, de compenser la déléga-tion de compétences nationales par des bénéfices directs pour les membres du dispositif. La recherche du consensus, entre les membres du CUME, et l’élaboration de propositions dans lesquelles chaque pays membre pourrait se retrouver était d’autant plus importante que, pour instaurer les mesures préconisées sous l’égide de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, il était nécessaire que le Conseil européen donne des orientations en ce sens et que les parlements nationaux ratifient les nouveaux textes. Suite à ces entretiens, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt et Pierre Bérégovoy donnè-rent une conférence de presse commune. L’ancien ministre socialiste affirma alors : « je co-habite parfaitement avec M. Giscard d’Estaing sur la question de l’unité monétaire euro-péenne »453, montrant que, à leur image, les responsables politiques français étaient prêts à concilier leurs oppositions partisanes dans l’intérêt de l’union monétaire. Prévenu de la tenue de cette réunion, le gouvernement français souhaita se renseigner sur les travaux du CUME. Ainsi, en mars 1987, Hubert Védrine et Élisabeth Guigou se rendirent également à Bonn pour « interroger Helmut Schmidt sur ses conceptions en matière de défense franco-allemande ou européenne, et d’une union économique et monétaire de l’Europe »454.

450 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 mars 1987 (Bonn). In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 451 Ibidem. 452 Ibid. 453 Cf. « Cohabitation à Bonn », AFP Général, 18.03.1987. 454 Audience d’Helmut Schmidt, 17.03.1987. In : Archives nationales, site Paris, archives du Président de la République, François Mitterrand, 5 AG 4 /CD 190, dossier 6, Allemagne, audiences d’hommes politiques alle-mands 1982-1990.

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Pierre Bérégovoy prolongea, pour sa part, son action auprès des sociaux-démocrates en parti-cipant à une conférence à la fondation Friedrich Ebert. À cette occasion ce dernier porta donc, auprès de la gauche européenne, le discours du CUME selon lequel la création d’une banque centrale européenne455 était susceptible de gérer l’extension de l’usage privé de l’ECU. Outre le fait que l’union monétaire de l’Europe devait se placer au-dessus des partis, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt conclurent, suite à la réunion de Bonn, que « l’objectif du Comi-té doit être de montrer que l’union monétaire vient en soutien de l’union économique et de la réalisation du marché intérieur de 1992, ce qui doit mettre fin à la querelle [...] entre partisans d’une approche économique et partisans d’une approche monétaire »456. Cette stratégie de persuasion s’adressait plus particulièrement à la France et à la RFA, qui aspiraient à dévelop-per leur volume d’exportation au sein du Marché unique. Pour les membres du CUME, l’union monétaire était indispensable pour rationaliser et sécuriser les termes de l’échange et pour éviter une concurrence déloyale, soit par une politique de la monnaie forte, soit par des dévaluations compétitives. Gaston Thorn fut, pour sa part, chargé de porter les propositions du CUME auprès du Parle-ment européen. Lors d’une réunion du groupe monétaire interfractionnel, il prôna l’intégration de l’Europe sur la scène internationale sous le prisme de l’union monétaire de l’Europe et, corollairement, de l’instauration de l’ECU-monnaie, non seulement depuis son statut de membre du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, mais également du Comité international pour la promotion d’une unité monétaire européenne :

L’orateur estime surtout nécessaire de persévérer à faire accréditer l’idée de création d’une banque cen-trale européenne. Pour lui, il va de soi que tous les pays membres doivent apporter à cette œuvre une contribution, que ce soit en se pliant aux contraintes des mécanismes d’intervention monétaire, ou en acceptant de libérer les mouvements des capitaux, libération sans laquelle il n’y aura pas d’union moné-taire457.

À l’occasion d’une troisième réunion, le CUME s’adressa aux instances politiques de

la Communauté européenne par l’intermédiaire de son président du Conseil, le Premier mi-nistre belge Wilfried Martens458. Dans ses mémoires, ce dernier exprime l’admiration qu’il a éprouvée face à Valéry Giscard d’Estaing – « extrêmement brillant et d’une souplesse intel-lectuelle rare »459 – et Helmut Schmidt – « la plus forte personnalité […] au niveau euro-péen »460 et à l’efficacité de leur collaboration sur la scène européenne. Ainsi, la discussion fut placée sous le signe du respect mutuel, et même de l’« amitié » et de l’ouverture, Wilfried Martens se définissant lui-même comme un « Européen convaincu »461. Cette réunion interve-nait – vraisemblablement stratégiquement – en amont du Conseil européen des 29 et 30 juin

455 « SME : Pierre Bérégovoy préconise de faire de l’ECU une monnaie de réserve », AFP Économie, 24.07.1987 456 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 mars 1987 (Bonn). In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 457 « Gaston Thorn plaide pour un retour aux Accords de Brême », Luxemburger Wort, 24.11.1987. 458 « Audition de M. Martens, Premier ministre, président en exercice du Conseil européen, portant notamment sur les travaux du Conseil européen », 3e réunion (15 juin 1987) Bruxelles – Château de Val Duchesse. Cf. « Le calendrier des travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ». 459 Wilfried MARTENS, Mémoires pour mon pays, Lannoo Uitgeverij, n.l., 2006, p. 67. 460 Ibid. 461 « Interview de Wilfried Martens », Luxembourg, 15.11.2011. Url : www.cvce.lu. Consulté le 17.08.2012.

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1987, qui devait traiter des nouvelles perspectives après l’Acte unique462 et se prononcer sur la communication de la Commission, « Réussir l’acte unique ». Lors de cette réunion, le CUME cristallisa son plan d’action autour du Rapport Padoa-Schioppa de 1987463, préparé à la de-mande de la Commission européenne, « Efficacité, stabilité, équité : une stratégie pour l’évolution du système économique de la Communauté européenne ». Selon les travaux du groupe d’expert présidé par Tommaso Padoa-Schioppa, la viabilité du Marché unique nécessi-tait la poursuite de la politique monétaire en direction de la libération des mouvements des capitaux, de la fixité des taux de change et de l’exercice en commun des compétences moné-taires464.

La question des monnaies les plus faibles apparaissait également au centre des préoccupations du CUME. Lors d’une réunion à Rome organisée par l’Association des banques italiennes465, l’accord de Nyborg (septembre 1987) élargissant le rôle de l’ECU et les possibilités de sou-tien financier au sein du SME, faisait l’objet d’interrogations. En effet, si les membres de la Communauté se montraient disposés à offrir des garanties aux économies les plus faibles pour qu’elles participent à l’union monétaire européenne, ces dernières devaient en retour être en-cadrées. À Nyborg, les Douze avaient signé un accord stipulant que les pays à monnaie faible pouvaient solliciter les pays à monnaie forte pour ramener le taux de change en dessous du seuil de divergence prévu par le SME. Les pays membres devaient en effet maintenir leur monnaie dans le cours pivot du Système monétaire européen et intervenir sur les marchés monétaires pour respecter les marges de fluctuation. Pour les monnaies faibles, cette mesure permettait donc d’éviter les spéculations. Ces discussions aboutirent l’année suivante aux ac-cords de Bâle – Bâle I (1988) – qui prévoyaient un mécanisme de couverture de crédits par l’adoption d’un ratio de solvabilité sous la forme d’un taux de 8 % de fonds propres. Ce « ra-tio Cooke » visait en réalité à limiter et à assurer les crédits accordés par les banques. Il s’agissait, en d’autres termes, d’une mesure adressée aux économies les moins rigoureuses, dont l’Italie faisait partie, destinée à maintenir la stabilité intérieure, notamment en période de crise. Cette réunion à Rome fut surtout déterminante pour l’avenir des travaux du CUME, car elle devait apprécier si le Programme pour l’action était « réaliste »466. Helmut Schmidt con-sidérait en effet que « la mission principale du Comité était de mener, par des discussions ou-vertes et libres avec les responsables des États membres de la Communauté (hommes poli-tiques et présidents de banques centrales), une réflexion intense sur les entraves, les avancées possibles et les nécessités dans la réalisation des objectifs du Comité »467. La détermination de Valéry Giscard d’Estaing, conjuguée à l’enthousiasme de Tommaso Padoa-Schioppa ont sans doute eu raison de la modération exacerbée d’Helmut Schmidt.

462 « Conseil européen - Conclusions de la présidence (Bruxelles, 29.- 30.06.1987) », SN 2279/3/87, Bruxelles, Conseil des Communautés, juin 1987. 463 Cf. réunion du CUME à Bruxelles, 15.06.1987, in : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 392 manuscrits du Président, janvier-juin 1987. 464 Tommaso PADOA-SCHIOPPA, « Efficacité, stabilité, équité : une stratégie pour l’évolution du système écono-mique de la Communauté européenne », Economica, janvier 1987. 465 4e réunion (9 novembre 1987) Rome – Association des banques italiennes. Cf. « Le calendrier des travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ». 466 Cf. Lettre d’Helmut Schmidt à Max Kohnstamm, septembre 1987. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011391. 467 Ibidem.

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En France, le ministre de l’Économie et des Finances, Édouard Balladur, et Jacques de Larosière, gouverneur de la Banque de France, furent appelés à participer aux travaux du CUME468. Édouard Balladur, ministre de droite de la cohabitation, se montra entièrement fa-vorable au renforcement du SME, à la convergence des politiques économiques et financières et à l’union monétaire dans son ensemble. Édouard Balladur soutint l’idée d’une politique monétaire européenne compétitive et tournée vers l’extérieur, en concurrence avec le dollar et le yen. Dans cet objectif, le ministre français préconisait le renforcement des mécanismes de change et d’intervention des banques centrales. Dans le contexte français, spécifiquement, le ministre RPR souhaitait mener une politique de libéralisation de l’économie et des finances, d’une part – libération des prix, de la concurrence, du secteur bancaire – et de gestion rigou-reuse, d’autre part – ralentissement de l’inflation et du chômage et facilitation de l’investissement469. En Allemagne, le discours d’Édouard Balladur était très bien accueilli et contrastait avec la méfiance envers la politique économique socialiste et la position souverai-niste de sa famille politique. Avec Valéry Giscard d’Estaing, Édouard Balladur était même le spécialiste français de l’économie en qui les dirigeants ouest-allemands avaient le plus con-fiance470, une crédibilité dont le Nouvel Observateur se fit sarcastiquement l’écho :

Surprise des Français au sommet franco-allemand et au sommet d’Édimbourg : Helmut Kohl et ses mi-nistres les ont questionnés longuement sur la position des différents leaders de l’opposition concernant le franc. Pour les Allemands, seuls Balladur et Giscard sont réellement prêts à se battre pour le franc fort. En revanche, ils s’inquiètent du poids de « Herr Pasqua » et « Herr Séguin » au sein du RPR. Quant au silence de « Herr Chirac », il les laisse perplexes471.

À l’Assemblée nationale, le CUME traita surtout des questions de souveraineté. Édouard Bal-ladur fit par exemple savoir que, en raison de la tradition gaulliste en France, il n’envisageait pas « d’action de réduction de la souveraineté nationale en matière de fiscalité »472. De con-cert avec le Chancelier de l’Échiquier, le ministre des Finances défendait également la déten-tion de la monnaie européenne par les banques nationales. De même, les socialistes représen-tés par Pierre Bérégovoy étaient attachés à la détention de la politique monétaire par l’État et, donc, méfiants sur le sujet de l’indépendance de la banque centrale. Valéry Giscard d’Estaing lui-même pensait, dans un premier temps, que la politique moné-taire devait demeurer une composante de la politique économique. Durant cette réunion, il posa donc, comme ses collègues français, la question de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Pour lui, l’enjeu n’était pas strictement politique, mais surtout économique. Car, si Valéry Giscard d’Estaing défendait l’idée d’une « monnaie forte », gérée de manière « ri-goureuse », il s’interrogeait sur le danger d’un « écu qui serait sans cesse réévalué »473. Au-trement dit, Valéry Giscard d’Estaing imaginait une monnaie européenne assez forte pour

468 « Audition de M. Balladur, ministre d’État, ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation, […] sur les vues françaises en matière d’avenir du S.M.E. ». 5e réunion (22 février 1988) Paris – Assemblée natio-nale. Cf. « Le calendrier des travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ». 469 « Déclaration de M. Édouard Balladur, ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation, sur la construction monétaire de l’Europe et la libéralisation de l’économie française dans la perspective du grand mar-ché de 1992 », Francfort, 02.07.1987. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/873187500.html. Consulté le 17.08.2012. 470 Cf. Sondage réalisé par Gallup-France, publié par l’Express, 22.02.1994. 471 « Herr Seguin inquiète les Allemands », Le Nouvel Observateur, 17.12.1992. 472 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Réunion à Paris », 22.02.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 473 Ibidem.

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s’inscrire en concurrence avec le dollar, mais pas trop forte, pour ne pas nuire aux exporta-tions. Sur ce point, Helmut Schmidt tenta de rassurer ses interlocuteurs français, en affirmant, d’une part, que le « modèle allemand » n’était pas la « panacée », et en soulignant, d’autre part, qu’il n’était pas un partisan de l’indépendance immédiate, mais plutôt d’une « approche pragmatique » consistant à laisser aux membres de la Communauté le temps de mener des « ajustements monétaires »474. Ces dispositions concernaient tout particulièrement les écono-mies les plus faibles de la Communauté, qui disposaient également des politiques monétaires les moins rigoureuses. À ce titre, le représentant de l’Espagne au sein du CUME, Miguel Boyer Salvador, proposa la mise en œuvre d’un Fonds monétaire européen, pour accompa-gner la convergence des politiques économiques et monétaires, et surtout pour anticiper les situations d’urgence. Pour ce dernier, en effet, la stabilité ne pouvait être assurée qu’avec une harmonisation des taux de chômage, de croissance ou encore d’inflation. De leur côté, Paul Mentré et Wilfried Guth, de fervents défenseurs de l’indépendance de la banque centrale, tra-vaillaient sur cette question en vue de la présenter aux autres membres du CUME. Tous avaient cependant en commun la recherche de la prospérité en Europe, et en particulier de la croissance et du plein emploi. Ainsi, s’ils défendaient la monnaie forte et la politique anti-inflationniste, ou encore la convergence des politiques économiques, les membres du CUME souhaitaient que des objectifs de croissance soient définis en Europe et que l’union monétaire soit assortie de dispositions politiques. Le maître-mot était donc la progressivité. En France, l’adhésion de l’opinion publique au projet d’UEM était un élément déterminant. À la recherche du plus large consensus possible, le CUME avait donc convié à sa réunion, outre le ministre de l’Économie et des Finances et le gouverneur de la Banque de France, Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée nationale, non seulement adversaire malheureux de Valéry Giscard d’Estaing aux élections présidentielles de 1974, mais surtout fidèle du gaul-lisme. Ce dernier venait alors de prendre la présidence du Comité d’action pour l’Europe, qu’Helmut Schmidt avait contribué à créer. Michel d’Ornano, ancien ministre UDF de Valéry Giscard d’Estaing était également présent, tout comme le nouveau président de la Commis-sion européenne et ancien ministre socialiste, Jacques Delors. Outre cette classe politique re-présentative des principaux courants politiques français, le CUME ouvrit également ses dé-bats à de grands PDG, tels Bertrand de Maigret et François-Xavier Ortoli, ancien président de la Commission européenne, nommé depuis peu à la tête de Total par François Mitterrand. Le choix de l’Assemblée nationale comme lieu de réunion est également symbolique de l’orientation que le CUME souhaitait donner à ses travaux en France : un élan auprès de la société civile, tout comme une preuve du consensus à démontrer au gouvernement français. Dans le communiqué final du Comité, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont donc attachés à présenter l’avenir de l’union monétaire de l’Europe sous l’angle français : « M. Larosière a souligné combien la coordination des politiques des banques centrales euro-péennes, notamment en matière de gestion des taux d’intérêt, s’est renforcée aux cours des derniers mois. Il a, par ailleurs, replacé le système monétaire européen dans l’évolution d’ensemble du système monétaire international »475. Ces propos rapportés du gouverneur de la

474 Ibid. 475 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », 22.02.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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Banque de France sont révélateurs du refus français de voir l’émergence d’une zone mark – par la gestion autarcique des taux directeurs de la Bundesbank – et de son ambition à se déve-lopper au sein des grandes puissances internationales. En outre, dans ces mots transparaît la dialectique de la nationalisation du débat, qui tente de démontrer que c’est le gouverneur de la Banque de France, et corollairement la France, qui a guidé – ici « replacé » – les conclusions du CUME. Cette notion est d’autant plus déterminante que, dans les négociations euro-péennes, la posture de la France consiste à donner des orientations plutôt qu’à accepter celles des autres. Cette idée est d’ailleurs confirmée dans le communiqué qui, rappelle qu’Édouard Balladur, « a déposé au nom du gouvernement français un mémorandum »476. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt exprimèrent également, avec diplomatie, que l’on n’imposait pas à la France un projet prédéfini, mais, au contraire, que « le Comité n’épuis[ait] pas les possibilités de réflexions complémentaires, d’analyses additionnelles, de progrès marginaux à l’intérieur du dispositif »477.

Parallèlement aux rencontres avec les décideurs européens, Valéry Giscard d’Estaing entama une campagne internationale pour présenter leur projet d’union monétaire. Les dos-siers de Valéry Giscard d’Estaing montrent que, entre mai 1986 – un mois après la création du CUME – et juin 1988 – date du Conseil européen d’Hanovre – ce dernier consacra ses dépla-cements et interventions publiques à développer les arguments de son Comité. Le 21 mai 1986, au New York University Club, il tint par exemple une conférence intitulée « l’Europe et les États-Unis. Rivaux ou partenaires ? », durant laquelle il présenta les propositions centrales du CUME, inspirées du système américain :

Un développement complet du marché de l’ECU implique trois étapes majeures : l’inclusion de la livre sterling dans le dispositif de change ; une acceptation complète, par tous les membres du SME, de l’ECU comme un instrument de paiement privé et commun un véritable actif domestique ; le démantè-lement des contrôles de change et des régimes de change spécifiques en France, en Belgique et en Ita-lie478.

Deux semaines après le sommet des pays les plus industrialisés de Tokyo, qui avait entériné le principe d’une coordination des politiques économiques à l’échelle internationale, cette inter-vention visait à démontrer la nécessité de trois pôles monétaires mondiaux – selon le triangle ECU-dollar-yen – et, en conséquence, l’optimalité – en tant que nécessité de l’émergence d’une monnaie commune – de la zone monétaire européenne. Dans cette période de contre-choc pétrolier, marquée par des déséquilibres extérieurs croissants et des fluctuations erra-tiques des taux de change des monnaies de réserve, l’objectif était en effet de permettre, par la coordination internationale, la régulation de la monnaie par le marché. Il s’agit d’un message que Valéry Giscard d’Estaing porta également, au cours des mois sui-vants, dans les pays aux monnaies les plus importantes, à Londres le 26 novembre 1986 au Tyne Tees TV annual lunch, en Allemagne deux jours plus tard au Tabak Kollegium d’Heidelberg, ou encore au Japon, à Tokyo en mai 1987. Dans un article de Paris-Match inti-tulé « le Japon triche-t-il ? », Valéry Giscard d’Estaing expliqua les enjeux de l’économie nippone pour l’Europe. Selon lui, les rapports entre l’Europe et la deuxième puissance éco-

476 Ibidem. 477 Ibid. 478 Intervention de Valéry Giscard d’Estaing au New York University Club, 21.05.1986. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/390 manuscrits du Président, janvier-juin 1986.

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nomique mondiale – axée sur le « triangle magique travail, technologie, compétitivité »479 -, affichant un excédent de 92 milliards de dollars en 1987, étaient régis par des déséquilibres commerciaux. Cependant, avec la réduction des droits de douane au Japon et la hausse du yen, les Européens avaient, de son point de vue, une opportunité à saisir :

La vérité est qu’au niveau actuel du yen, beaucoup de produits européens deviennent nettement compé-titifs. Une des actions à mener est une pénétration commerciale obstinée sur le marché japonais. L’Europe doit rompre le tête-à-tête nippo-américain. Le jour où l’Europe aura réalisé son espace unique, son importance commerciale sera supérieure à celle du Japon. Le jour où elle aura complété le SME, l’ECU acquerra un poids égal à celui du yen. Ce jour-là, le dialogue nippo-européen changera de di-mension et de nature480.

Dans le discours de Valéry Giscard d’Estaing, la monnaie européenne revêtait non seulement un enjeu commercial, mais également économique et politique. En visite à Tokyo, il voulait convaincre les Japonais d’investir en Europe en affirmant par exemple que « l’ECU [était] la monnaie de placement la plus stable du monde »481, par opposition au dollar. Selon ses inter-locuteurs et le pays où il prononçait son discours, Valéry Giscard d’Estaing adaptait son dis-cours sur la monnaie européenne : en Allemagne, pays exportateur par excellence, elle visait à promouvoir un mouvement de l’ « Europe des entreprises et des productions », vers l’ « Europe des citoyens » et l’ « Europe des institutions »482 ; au Portugal, pays en difficulté économique, il fut question de renforcer la « cohésion » et la « stabilité » au sein de l’ « espace européen »483 grâce à la monnaie ; en France, il mit l’accent sur sa valeur identi-taire et culturelle – « les citoyens ont besoin d’un véritable billet de banque qui leur prouve que l’Europe est vraiment une réalité, un territoire au sein duquel ils disposent des mêmes libertés, des mêmes facilités que dans leur nation d’origine » - et politique – « les gouverne-ments ont besoin d’une monnaie européenne qui, par sa seule existence, les conduise à la sa-gesse financière et les oblige à une véritable politique monétaire commune »484 -. En somme, la démarche de Valéry Giscard d’Estaing en faveur de la monnaie européenne s’apparentait à la vente d’un produit marketing.

En mai 1988, à la veille du Conseil européen de Hanovre, Valéry Giscard d’Estaing adressa, au nom du CUME, un courrier au président du Comité des gouverneurs des banques centrales pour présenter le Programme pour l’action, et solliciter un entretien. Dans l’élaboration de l’union monétaire de l’Europe, le Comité des gouverneurs allait nécessaire-ment être appelé à participer aux réflexions. Contrairement aux hommes politiques et aux agents économiques, qui se montrèrent disposés à débattre des propositions du CUME, le Comité des gouverneurs, à l’instar de Carlo Azeglio Ciampi, s’il « reconnaiss[ait] les vertus positives de tout dialogue et l’utilité d’être ouvert pour connaître toutes les opinions, qu’elles soient des milieux officiels ou non officiels, [...] s’étonn[a] toutefois un peu qu’un organe comme le Comité des gouverneurs, doté d’une fonction institutionnelle, soit amené à dialo- 479 Valéry Giscard d’Estaing, « Le Japon triche-t-il ? », Paris-Match, juin 1987. 480 Ibid. 481 Valéry Giscard d’Estaing, « Les relations générales entre le Japon, l’Europe et les États-Unis » Tokyo, 12.05.1987, in : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ / 392 manuscrits du Président, janvier-juin 1987. 482 Discours de Valéry Giscard d’Estaing à l’occasion du centenaire Bosch, 31.03.1987, in : ibid. 483 Discours de Valéry Giscard d’Estaing à la Visa international annual conference, « Réflexion du monde à l’entrée du XXIe siècle », Lisbonne, 20.5.1987, in : ibid. 484 Discours de Valéry Giscard d’Estaing à Cannes, 31.05.1987, « L’Union de l’Europe, facteur de stabilité et de sécurité dans le monde occidental ». In : ibid.

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guer, par l’entremise de son président, avec un comité purement privé »485. Véritable volonté d’indépendance vis-à-vis d’un groupe lobbyiste ou désaccord avec la démarche de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, le président du Comité des gouverneurs indiqua que « son entretien avec M. Giscard d’Estaing n’aurait lieu que si le Conseil européen acceptait le principe de l’étude des questions qui sont mentionnées dans le rapport du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe »486. Dans ces propos, on comprend bien que le caractère privé du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt n’était pas réellement en cause, mais, qu’en réalité, les gouverneurs des banques centrales – des « conservateurs »487, selon les termes de Paul Mentré -, à qui l’on retirait une partie de leur pouvoir dans le cadre l’union monétaire, étaient hostiles au projet dans son ensemble.

Ce premier calendrier des travaux du CUME et surtout les personnes associées sont révélateurs des priorités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt : la France et l’Allemagne, l’Italie, puis la Commission et le Conseil européens. Le grand absent des débats fut la Grande-Bretagne. En effet, jusqu’en 1990, date du départ du pouvoir de l’eurosceptique Margaret Thatcher, aucune réunion du CUME ne se déroula sur le sol britannique. Pour au-tant, la question anglaise ne fut pas laissée en suspens. En janvier 1987, Valéry Giscard d’Estaing alla à la rencontre de Sir Henry Plumb, membre du parti conservateur et président du Parlement européen (1987-89), un « partisan » de l’union monétaire de l’Europe, conscient qu’il « pourra au moment venu apporter sa contribution », selon les termes de l’ancien Prési-dent de la République488. Ce dernier avait déclaré, lors de son accession à la présidence du Parlement européen : « Je suis né anglais, je mourrai européen ». En Grande-Bretagne, les positions du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt étaient directement relayées par l’ancien Premier ministre pro-européen Edward Heath, qui défendit, par exemple lors du congrès an-nuel du parti conservateur de 1987, l’« Europe sans frontières »489. Pour sa part, Helmut Schmidt correspondait directement avec les dirigeants britanniques. L’ancien Chancelier ap-partenait, effectivement, à la direction de l’Interaction Council, qui formulait des recomman-dations sur la politique internationale, et en l’occurrence sur les affaires économiques et mo-nétaires. Selon Helmut Schmidt, l’union monétaire de l’Europe n’était pas une affaire euro-péenne stricto sensu, mais devait au contraire être intégrée dans son environnement interna-tional. Avec l’Interaction Council – qui traite également des questions de défense et d’environnement – il entendait donc non seulement porter les questions monétaires euro-péennes sur la scène internationale, mais également engager une dynamique globale en direc-tion des dirigeants européens. Ce dernier avait assurément acquis la conviction « en dialo-guant avec des gens intelligents issus de continents aussi opposés que l’Amérique du Sud ou la Chine, à quel point il manquait une Europe qui parle d’une seule voix et qui serait un poids

485 « Extrait du procès-verbal de la 226e séance du Comité des Gouverneurs des banques centrales des États membres de la Communauté économique européenne », Bâle, 13.06.1988. 486 Ibidem. 487 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Procès-verbal de la troisième réunion du Conseil tenue le 8 mars 1988 à Paris ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 488 Cf. « M. Giscard d’Estaing : l’union de l’Europe doit devenir "un grand dessein pour la France" », AFP Géné-ral, 22.01.1987. 489 Cf. « M. Edward Heath prend le contrepied de Mme Thatcher à propos de l’Europe supranationale », Le Monde, 15.10.1988.

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ou un contrepoids sur la scène politique internationale »490. À la veille du sommet écono-mique de Venise, en juin 1987, Helmut Schmidt et Margaret Thatcher, conformément aux conclusions de l’Interaction Council, s’accordèrent pour défendre la ligne suivante : « la cor-rection des déséquilibres économiques, la recherche d’une croissance mondiale plus forte et la réduction des pressions protectionnistes »491. En outre, Paul Mentré, s’adressant aux membres de l’AUME, « exprim[a] le souhait que le Président Giscard d’Estaing effectue une mission de bons offices auprès de Madame Thatcher pour convaincre les Britanniques d’adhérer au SME »492. En novembre 1987, Helmut Schmidt, président de l’Interaction Council, invita Valéry Giscard d’Estaing à rejoindre son organisation composée d’anciens dirigeants du monde entier493. Dans un courrier adressé à Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt indi-qua, pour le convaincre de rejoindre le groupe : « nous avons adopté à chaque session an-nuelle une déclaration finale contenant des propositions spécifiques que les membres du Con-seil ont présentées personnellement, et de manière conséquente, aux gouvernements et à d’autres personnalités influentes, pour faire accepter ces propositions »494. Valéry Giscard d’Estaing, acceptant l’invitation, affirma être « très heureux de pouvoir contribuer à la re-cherche de solutions pratiques aux si importants problèmes que pose le monde d’aujourd’hui et de demain »495. En conclusion, pour défendre leur conception d’union monétaire de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne se sont pas contentés d’exercer leur influence sur les dirigeants européens, mais se sont également assuré le soutien de partenaires internationaux de premier plan.

À l’issue de cette première série de réunions, le CUME semble avoir obtenu un certain

nombre d’avancées. En effet, dans une note de Paul Mentré adressée aux membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, on constate que, suite aux discussions du CUME avec les décideurs, le gouvernement ouest-allemand « récus[ait] l’idée d’une monnaie parallèle », mais était disposée à des « progrès institutionnels » sur la voie de l’« unification progressive des politiques monétaires » ; en France, on défendait prioritairement la « gestion concertée des taux de change » ; en Italie, des efforts étaient fournis pour « renoncer aux marges élargies » ; ou encore en Espagne, l’adoption de l’Écu et l’entrée de la peseta dans le

490 Cf. Lettre d’Helmut Schmidt à Max Kohnstamm, 12.10.1984. In : Archiv der sozialen Demokratie der Frie-drich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011398. 491 Cf. Lettre de Margaret Thatcher à « Helmut » Schmidt, 24.06.1987. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA0112281. 492 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Procès-verbal de la troisième réunion du Conseil tenue le 8 mars 1988 à Paris ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 493 Takeo Fukuda (Japon), Ahmadou Ahidjo (Cameroun), Giulio Andreotti, Italie), Kirti Nidhi Bista (Népal), James Callaghan (Grande-Bretagne), Jacques Chaban-Delmas (France), Kriangsak Chomanan (Thaïlande), Ma-thias Mainza Chona (Zambie), Jeno Fock (Hongrie), Malcom Fraser (Australie), Arturo Frondizi (Argentine), Kurt Furgler (Suisse), Selim Hoss (Liban), Manea Mànescu (Roumanie), Michael Manley (Jamaïque), Hedi Nouira (Tunisie), Olusegun Obasanjo (Nigéria), Ahmed Osman (Maroc), Misael Pastrana Borrero (Colombie), Carlos Andrés Pérez (Venezuela), Maria de Lourdes Pintasilgo (Portugal), Mitja Ribicic (Yougoslavie), Léopold Sédar Seghor (Sénégal), Adolfo Suàrez (Espagne), Pierre Elliott Trudeau (Canada), Ola Ullsten (Suède), Andries van Agt (Pays-Bas), Bradford Morsa (USA). 494 Interaction Council ; Helmut Schmidt, lettre à Valéry Giscard d’Estaing, 26.11.1987. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011308. 495 Cf. Lettre de Valéry Giscard d’Estaing à Helmut Schmidt, 21.12.1987. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011308.

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SME étaient un objectif à court terme496. Malgré des approches différentes de la politique monétaire européenne, chacun reconnaissait toutefois que des améliorations devaient y être apportées, dans la perspective de la réalisation du Marché unique. Pour le CUME, il convenait dès lors de démontrer que le grand marché était étroitement lié à l’union monétaire de l’Europe.

3.2.2. Le colloque « Euro 92 » en décembre 1987 ou la construction européenne de l’économie vers la politique

Dans leurs travaux préliminaires, en amont de la publication du Programme pour l’action, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient mené une campagne discrète et ciblée, et rencontré les décideurs européens. Une fois la conviction acquise que l’union moné-taire de l’Europe pouvait être relancée, les deux anciens dirigeants s’employèrent à provoquer un mouvement auprès des acteurs de la vie politique et économique autour de leurs proposi-tions. Au début de l’année 1987, le CUME, par la voix de son secrétaire exécutif, également vice-président du conseil d’orientation des Clubs, Paul Mentré, avait lancé un appel à contri-bution à ses membres :

Rien ne sera possible si tous ceux qui, professionnellement, comme universitaires, industriels, commer-çants, agriculteurs ou banquiers, sont concernés par l’Europe monétaire ne font pas bénéficier le Comité de leurs expériences et de leurs réflexions. Il y aura donc beaucoup d’avantages à ce que certains clubs prennent l’initiative d’organiser des séances de réflexion sur l’avenir de la monnaie européenne497.

Les membres du CUME choisirent alors d’exposer leur programme à l’occasion du colloque « Euro 92 » initié par les soutiens politiques de l’ancien Président de la République – dont les Clubs perspectives et réalités, le Mouvement des jeunes giscardiens et l’UDF. Lors de la rencontre de décembre 1987, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt apparut non seulement aux côtés d’hommes politiques tels que James Callaghan, Édouard Balladur, Jacques Delors, Étienne Davignon ou encore Catherine Lalumière, mais également en compa-gnie de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Il s’agissait d’un relai assumé des deux anciens dirigeants auprès des agents économiques, comme en témoigne le préambule de ses statuts :

Des personnalités, entreprises et collectivités appartenant aux États des Communautés européennes ont décidé de se grouper pour promouvoir l’union monétaire et économique de l’Europe, en liaison avec le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe co-présidé par MM. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Cette initiative s’adresse en priorité aux grandes entreprises et organisations professionnelles, mais aussi aux personnalités susceptibles d’apporter un concours éminent à la réalisation de ces objec-tifs498.

Les liens entre les deux organisations étaient d’autant plus étroits que les secrétaires exécutifs du CUME, Paul Mentré et Uwe Plachetka faisaient également partie du Conseil d’administration de l’AUME. Ils pouvaient également compter sur le soutien de l’Association bancaire pour l’ECU, qui hébergeait l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe dans

496 Paul Mentré, « Note pour les membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe », 19.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 497 Paul Mentré, « Les premiers travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », in : Perspectives et réalités, n°109, février 1987. 498 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Statuts », 06.10.1987. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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ses locaux. En somme, la stratégie de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt consis-tait à réunir hommes politiques, dirigeants de grandes entreprises et milieux bancaires autour de leurs propositions. Ce colloque a été déterminant dans les relations entre le CUME et les agents économiques. En effet, comme le mentionne Bertrand de Maigret dans une note adressée à Valéry Giscard d’Estaing, « divers administrateurs manifestent leur souci d’écarter toutes mentions de dépen-dance à l’égard du Comité », mais « leur attitude s’est transformée à l’issue d’Euro 92 où ils ont constaté la présence d’invités de sensibilités très diverses, autant que votre souci de vous situer au-dessus des mêlées politiciennes »499. Dès lors, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’imposèrent donc en fédérateurs des partis politiques, mais également des agents économiques, dans l’intérêt de la construction de l’Europe monétaire. Mais, surtout, ce col-loque contribua à « concrétiser l’image du Comité et de l’Association à travers l’Europe »500 auprès du grand public, et facilita ainsi l’adhésion de nouveaux membres à l’AUME. Dans Le Figaro, on souligna que, « las d’entendre les hommes politiques parler et la construc-tion européenne bégayer, ils ont décidé de mobiliser des personnalités politiques et écono-miques des douze pays de la Communauté pour convaincre que l’Europe est "une nécessité et une urgence" »501. C’est précisément ce que Valéry Giscard d’Estaing suggéra dans son dis-cours, quand il affirma que « si les mots étaient des pierres, il y a longtemps que l’Europe serait construite »502. Pour lui, la question n’était dès lors plus comment, mais quand, et le temps était dès lors à l’action concrète, sur la base de « leviers » et selon la volonté des « ci-toyens »503, qui devaient contribuer à l’Union de l’Europe :

Même si les performances économiques des uns, le charisme politique des autres, ou le souvenir des responsabilités mondiales, conduisent nos pays à imaginer successivement qu’ils peuvent assumer iso-lément leur destin national, la contrainte de la dimension est là : aucun des pays d’Europe ne peut plus peser seul sur les orientations du monde, ni même y faire valoir, de manière autonome, ses intérêts et ses droits504.

La même idée, dans des termes différents, propre au personnage, a été reprise par Helmut Schmidt à l’occasion de ce colloque : « l’absence de courage et de vision, qui caractérise de-puis longtemps la classe politique européenne », devait être contrebalancée par un élan des acteurs de la vie économique. C’est précisément ce que vint préciser le PDG de Philips, Van der Klugt, président de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe : « Si les gouver-nements ne sont pas capables de faire l’Europe, qu’ils nous laissent au moins la faire ». Con-vaincus que l’Europe politique était une voie impraticable, Valéry Giscard d’Estaing et Hel-mut Schmidt ont donc formé des groupes lobbyistes pour provoquer la relance de la construc-tion européenne. Dans la mesure où le CUME avait défini que l’Europe monétaire était une

499 Bertrand de Maigret, « Note au Président V. Giscard d’Estaing. Documentation diffusée par l’Association et se référant au Comité », 19.01.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 500 Bertrand de Maigret, « Note au Président V. Giscard d’Estaing », 18.01.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 501 « "Euro 92". Passer des mots aux actes », Le Figaro, 04.12.1987. 502 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Ouverture des travaux d’Euro 92 par Valéry Giscard d’Estaing », 06.12.1987. Url : http://discours.vie-publique.fr. Consulté le 23.08.2011. 503 Ibidem. 504 Ibid.

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étape accessible à court terme, les agents économiques étaient les interlocuteurs indispen-sables à sa mise en œuvre. Dans un communiqué, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt et James Callaghan pressè-rent les décideurs européens à agir promptement :

MM Giscard, Schmidt et Callaghan lancent un appel aux dirigeants des douze pays de la Communauté européenne pour que 1988 marque l’ouverture de grande négociation sur la phase ultime de l’union mo-nétaire de l’Europe. Ils déplorent l’impuissance d’une Europe à onze monnaies face aux mouvements successifs du dollar et aux crises financières qui affectent le monde industrialisé aussi bien que les pays en développement. Ils constatent que les problèmes techniques d’une extension du recours à l’écu sont maintenant bien maîtrisés et que ne manque que la volonté politique505.

Les premiers concernés par le Marché unique étaient certes les citoyens européens, mais Va-léry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt considéraient que sa réussite dépendait des agents économiques. Le succès inattendu de l’ECU, dans le secteur privé, avait non seulement dé-montré à Valéry Giscard d’Estaing et à Helmut Schmidt que le SME devait être développé, mais surtout qu’ils trouveraient auprès des acteurs de l’économie un soutien avisé. Ainsi, Va-léry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt firent-ils fonction de lien entre les préoccupations des agents économiques et les conceptions des hommes politiques. Cette stratégie, qui occulte manifestement le dialogue avec des représentants de la société civile, montre que Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt considéraient que l’Europe politique résulterait de l’économie. Valéry Giscard d’Estaing avait dévoilé cette stratégie lors de la première réunion du CUME à Bruxelles : « des structures spécifiques pourraient utilement être mises en place » pour « pro-longer l’action du Comité en direction [...] des milieux économiques et financiers »506. Lors de la réunion suivante à Bonn, il fut formellement décidé de s’associer aux acteurs de la vie économique dans l’entreprise d’impulsion à l’union monétaire507. Valéry Giscard d’Estaing prit même l’initiative d’annoncer à la presse, par communiqué, la « mise en place d’une fon-dation508 pour l’union monétaire de l’Europe […] pour « contribuer au lancement d’actions de sensibilisation à l’union monétaire de l’Europe par des campagnes de publicité et par l’organisation de manifestations »509. Ainsi, le CUME, composé d’anciens dirigeants et d’économistes, et l’AUME, rassemblant de grands industriels étaient complémentaires. L’association déclara elle-même vouloir faire « connaître les préoccupations monétaires des entreprises et formule[r] des propositions aux pouvoirs publics » et « rechercher les moyens

505 Projet de communiqué de MM Giscard d’Estaing, Schmidt et Callaghan. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, l’après 1981, 500 AJ/393 manuscrits du Président juillet-décembre 1987, travaux Euro 92 506 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, « Compte-rendu de la réunion du 18 dé-cembre 1986, Bruxelles ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 507 « Mise en place d’une fondation pour l’union monétaire de l’Europe », AFP Économie, 11.05.1987. 508 Le terme de fondation a finalement été abandonné en septembre 1987, car la loi sur le développement du mécénat (juillet 1987) édicte qu’une telle organisation doit faire l’objet de la reconnaissance d’utilité publique par le Conseil d’État, disposer d’une dotation d’au moins 5 millions de francs et compter dans son Conseil d’administration un représentant de la puissance publique. 509 Ibidem.

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pratiques de promouvoir l’utilisation privée de l’écu »510. Ses publications furent alors princi-palement destinées à promouvoir la monnaie unique au sein des entreprises511.

À l’occasion du colloque Euro 92, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt adop-tèrent une attitude beaucoup plus pressante que dans les premiers mois de fonctionnement de leur Comité. D’abord, les déclarations de Valéry Giscard d’Estaing sont révélatrices de la méthode du CUME : « agir comme un groupe de pression auprès des différents gouverne-ments et instances européennes pour qu’ils pressent le pas »512. En d’autres termes, il s’agissait d’une forme atypique de lobbying dans la mesure où Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt fédéraient les agents privés qui partageaient leur conception, pour porter leur parole auprès des dirigeants. Pour le CUME, il fallait dès lors donner une impulsion majeure à la construction de l’Europe monétaire, dont les éléments essentiels étaient les suivants : « la création d’une institution monétaire européenne, exerçant des fonctions de banque centrale, mise en place avant l’échéance 1992. La décision de création s’accompagnerait d’une phase de transition, avec des mesures destinées à renforcer le système monétaire européen, et à dé-velopper l’usage de l’Écu »513. La ligne directrice de leur action, énoncée dans l’article 2 des statuts de l’AUME, était en effet de « favoriser la réalisation du marché intérieur en 1992 »514. Comme l’atteste un procès-verbal d’une réunion de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, il incombait au CUME d’élaborer le projet à défendre auprès des agents écono-miques d’une part et des décideurs d’autre part : « Le Programme pour l’action conçu par le Comité Giscard-Schmidt est adopté par le Conseil. La distribution sera faite à tous les membres qui pourront ainsi mieux connaître la réflexion qui anime l’Association »515.

Pour les décideurs européens, en particulier en France, ce colloque apparut comme un tour de force de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. À cette époque, on assista à un tournant dans la perception du CUME, dont l’influence n’avait pas immédiatement été saisie. À l’issue du colloque Euro 92, Élisabeth Guigou indiqua par exemple à François Mit-terrand que le « discours de Balladur marqu[ait] une évolution de ses prises de position sur l’avenir du SME ». La presse se fit également l’écho du discours d’Édouard Balladur, qui, à contre-courant du Conseil européen ayant reculé sur la question monétaire, prôna la relance

510 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, L’ÉCU pour l’Europe de 1992. Guide destiné aux entre-prises, Édition pour la France, 1988, p. 107. 511 L’ECU pour l’Europe de 1992 : guide destiné aux entreprises, 1989 ; European monetary union in a turbu-lent world economy, 1991 ; How to prepare companies for European monetary union : preparation of business for a single european currency, 1992 ; European monetary union : the global impact : a resume of the confe-rence which took place on 1st july 1997 in Brussels, Frankfurt, London, Milan, New-York, Paris, Tokyo and Washington D.C ; Global 24 : the 24-hour Global Financial Conference, 1997 ; Euro : guide de préparation des entreprises avec checklists détaillées, 1997 ; Euro : guide de préparation des commerçants : avec checklists détaillés, 1998 ; 40. The sustainability report : report of the AMUE Working Group on Sustainability of the Euro and the Convergence Criteria, 1998. 512 « Euro 92 : M. Giscard d’Estaing et Schmidt pressent l’Europe de s’unifier militairement et économique-ment », AFP Général, 05.12.1987. 513 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Rencontre, Euro 92. In : Archives nationales, Site Paris, Ar-chives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 514 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Statuts », 06.10.1987. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, 515 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Procès-verbal de la quatrième réunion du Conseil tenue le 30 juin 1988 à Paris ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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par la monnaie516. La conseillère technique du Président de la République observa alors avec attention les prises de position du ministre des Finances sur l’union monétaire :

Vous vous souvenez que Balladur a toujours été très réticent à l’idée de progrès institutionnels dans le SME pour créer un embryon de Banque centrale et surtout à l’idée de faire coexister la circulation de l’Écu avec celle des monnaies nationales. Bien sûr, il s’exprime avec beaucoup de prudence et pose beaucoup de questions, mais il prend néanmoins parti nettement, pour la première fois, en faveur de ré-formes qui aillent au-delà de l’aménagement pratique de la gestion du SME517.

Un peu plus d’un an après la création du CUME, les gouvernants français prirent donc la me-sure de son rôle dans le débat public, constatant que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient parvenus à rallier à leur cause des hommes politiques parmi les plus réticents. Dès lors, à l’Élysée, une cellule fut chargée de suivre les travaux du CUME. Un mois plus tard, le Comité d’action pour l’Europe publia, sous l’impulsion de son prési-dent, Jacques Chaban-Delmas, et de ses membres tels qu’Egon Bahr, Markus Berger, Fran-çois Fillon, Gérard Fuchs, Michael Heseltine, Giorgio La Malfa, Manuel Medina et Hans Mierlo, un communiqué en soutien à l’action du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, qui re-prenait les mêmes lignes directrices : passage à la deuxième phase du SME dans l’intérêt de la stabilité des cours de change dans le Marché unique – et surtout dans le contexte de la libéra-tion des mouvements des capitaux et, en particulier, création d’une instance monétaire euro-péenne. Le Comité d’action pour l’Europe, dont deux de ses membres, David Howell et Étienne Davignon, étaient également membres du CUME, affirma également soutenir les conclusions des travaux de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui allaient être pu-bliés518. Le secrétaire général du Comité d’action pour l’Europe avait convenu avec Helmut Schmidt que, concernant la question monétaire, ils s’« en tiendraient autant que possible aux propositions »519 du CUME.

Ce colloque visait donc à promouvoir les positions du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe auprès des cercles politiques européens, comme en témoigne la note envoyée à ses membres : « la rencontre Euro 92 sera en outre l’occasion de lancer une initiative comparable en direction des milieux politiques et parlementaires, notamment à l’Assemblée européenne »520. Effectivement, des initiatives émergèrent des propositions formulées par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, comme la création de l’Institut euro92 par Alain Madelin et du Club of Europe par Helmut Becker, et attirèrent l’attention des cercles politiques, tels que l’Intergroupe « monnaie euro-péenne » du Parlement européen. Ce colloque donna également lieu à un véritable plaidoyer d’Arturo Guatelli, correspondant du Corriere della serra, en faveur de la conception de l’Europe défendue par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. D’abord, le journaliste faisait la différence entre « l’Europe officielle, celle qui est constituée par les gouvernements,

516 « Balladur plaide la cohésion monétaire malgré tout », Le Matin, 07.12.1987. 517 Conseiller technique du Président de la République, Note pour le Président de la République, Paris, 11.12.1987, Objet : discours de Balladur à la rencontre Euro-92 organisée par VGE. In : Archives nationales, Site Fontainebleau, papiers Élisabeth Guigou. 518 Comité d’action pour l’Europe, « Erklärung des Aktionskomitees für Europa, angenommen auf seinem Pari-ser Treffen vom 18. und 19. Januar 1988 », Paris, 19.01.1988. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011387. 519 Traduction par l’auteur de la lettre de Max Kohnstamm à Helmut Schmidt, 09.07.1987. In : Archiv der so-zialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011391. 520 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Rencontre, Euro 92 ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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victime consciente de mille superstructures politiques et psychologiques » et « la seconde, une autre Europe, celle que voudraient les entreprises et les citoyens et qui s’est réunie dans les palais de l’Unesco sous le patronage de Valéry Giscard d’Estaing et de Helmut Schmidt »521. Ensuite, Arturo Guatelli résuma ainsi la spécificité de l’action concertée de Va-léry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt :

Tout d’abord, elle est plus libre et plus courageuse. Elle n’a pas peur de son ombre. Elle regarde l’avenir bien en face, sans complexes. Elle ne subit pas le chantage de l’intendance administrative. Elle bénéficie du fait que ses deux leaders ont été et sont, aujourd’hui encore, des personnages de premier plan. Ils ont abandonné l’avant-scène politique, mais sont encore jeunes, pleins d’énergie, dynamiques. Prêts et capables, par une froide journée pluvieuse de décembre, de réunir quatre mille personnes pour parler de l’Europe, pour tracer le futur de cette Europe qui n’a pas su trouver, à Copenhague, une unité d’ententes et une volonté d’action522.

Enfin, au travers des lignes du Corriere della serra, on comprend que le colloque organisé par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt les a définitivement imposés dans les négocia-tions européennes :

Sous le sigle « Europe 92», la maxi-rencontre a établi que le grand marché ne pourra pas être réalisé à la date prévue par l’Acte Unique, si la monnaie européenne ne sera pas devenue, d’ici à 1992, une réali-té opérationnelle, une réalité quotidienne. Ce sera une banque centrale européenne qui devra gérer la monnaie européenne, autrement dit l’Écu. Ce n’est ainsi que les entreprises acquerront une sécurité commerciale. Ce n’est ainsi que l’Europe pourra opposer sa volonté à celle des États-Unis et du Japon. Les hôtes d’honneur, Édouard Balladur et Jacques Delors, n’ont rien pu faire d’autre que de convenir que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont parfaitement raison. Certes leurs discours ont été plus techniques, moins aventureux que ceux prononcés par les acteurs de « Euro 92 ». Ils ont cependant déclaré, en termes très clairs, que la vieille Europe pourrait mieux résister au cataclysme de ces der-nières semaines si elle possédait une monnaie unique au lieu de onze monnaies différentes. L’avant-scène de « Euro 92 » n’a pas été occupée que par des politiciens. Y ont participé des experts de diverses nationalités, des professionnels, des capitaines d’industrie. Ces derniers ont fait comprendre qu’ils ne pouvaient plus soutenir les gouvernements, approuver leurs alchimies, leurs byzantinismes. Ils veulent l’Europe et ils la feront. Ils sont même disposés à agir personnellement, au-delà des dogmes institution-nels, des barrières administratives523.

521 Arturo GUATELLI, « Désir d’Europe. Une proposition pour l’Europe, provenant de Paris, défie la CEE de la paralysie », Bulletin européen, n° 12, Rome, décembre 1987. 522 Ibidem. 523 Ibid.

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BILAN

Quand ils étaient au pouvoir, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont en-tendus sur le principe d’une relance européenne par la voie monétaire. Une forme aboutie de l’union monétaire de l’Europe, composée d’une instance et d’une monnaie communes, n’était cependant envisageable que sur le long terme. Pour y parvenir, le Président et le Chancelier se sont employés à en élaborer les étapes, la première étant celle de la création du SME et de l’ECU, comme embryons respectifs de la banque centrale et de la monnaie européennes. Il s’agissait en effet de faire de l’Europe une puissance monétaire assez stable pour s’affirmer – d’abord au plan économique et ensuite dans le domaine politique – sur la scène internationale. Cette stratégie est révélatrice de la conviction de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt que la construction européenne devait se développer selon un mouvement ascendant, de la sphère économique vers la réforme institutionnelle. En 1986, la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt doit moins être considérée comme l’initiative d’opposants poli-tiques à François Mitterrand et à Helmut Kohl que comme la mise en abyme de la méthode européenne défendue par les deux anciens dirigeants. En effet, selon leur analyse, la relation entre François Mitterrand et Helmut Kohl était davantage placée sous le signe de la coopéra-tion politique que sous l’angle de la prise de décision en faveur de l’Europe monétaire. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt analysaient ainsi l’adoption de l’Acte unique européen, qui écartait la dimension monétaire, comme une indication que l’union monétaire de l’Europe se ferait par l’économie et non par la politique. Cette stratégie de l’intégration européenne par la monnaie était d’une part confortée par le constat que le SME avait favorisé la convergence macroéconomique entre les participants au dispositif. D’autre part, l’usage spontané de l’ECU dans les transactions privées justifiait, du point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, que la poursuite de la construction européenne s’appuie sur les agents économiques. En faisant de l’étroite collaboration entre le CUME – composé d’experts et de personnalités politiques – et l’AUME – formée de responsables de grandes entreprises – Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont choisi la méthode du lobbying, plutôt que la recherche d’un élan de la société civile par l’intermédiaire des citoyens. Cette théorie se vérifie particulière-ment dans le choix de réunions informelles et privées, excluant la présence de représentants de la presse. Dans ce contexte, l’opinion publique n’était pas considérée comme un acteur direct du débat sur l’union monétaire, mais comme un relais indirect des propositions formu-lées publiquement par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt auprès des dirigeants. Le but de ces réflexions discrètes était d’abord d’éviter qu’une polémique publique ne vienne entraver les négociations. Ensuite, l’union monétaire de l’Europe ne supposait pas seulement un partage de souverainetés nationales, mais surtout une délégation de compétences des banques centrales. Parmi les représentants de la vie économique, seuls les gouverneurs ont ainsi catégoriquement refusé de rencontrer le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. Cette partie du projet promettait donc de se heurter à de fortes réticences. Dès lors, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt cherchaient à élaborer une proposition à la fois aussi consensuelle que possible, mais faisant preuve d’avancées significa-tives. Il s’agissait plus précisément de déterminer une voie intermédiaire entre la position

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française d’une mutualisation des risques monétaires et le renforcement de la coopération intergouvernementale avec une moindre contrepartie politique et la théorie allemande du cou-ronnement, consistant prioritairement en l’instauration de règles communes. À ce stade, une rupture se dessinait schématiquement entre les pays du Nord qui privilégiaient la démarche économiste, c’est-à-dire la convergence effective en amont de toute unification monétaire pour ne pas déstabiliser leur propre système, et les pays du Sud qui étaient guidés par les bé-néfices que l’union monétaire pourrait apporter à leur économie, en particulier grâce à une gestion plus rigoureuse de la politique monétaire. En auditionnant les différents acteurs de la politique européenne, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt s’est employé à définir une position intermédiaire, et à déterminer dans quels domaines ceux-ci étaient prêts au consensus. Dans ce contexte, le CUME formula un projet d’union monétaire à moyen terme, favorisant l’intégration économique empirique. En effet, il s’agissait de fixer des objectifs concrets, en l’occurrence l’instauration d’une monnaie et d’une banque centrale européennes, et d’élaborer des étapes intermédiaires axées sur les structures préexistantes, comme la consolidation du SME et l’extension de l’usage de l’ECU dans le secteur privé. Cette démarche déductive visait non seulement à favoriser la conver-gence des politiques économiques et monétaires des participants au dispositif, mais surtout à démontrer la viabilité d’un système et, a fortiori, la pertinence d’une union monétaire. La période 1981/82-1986 a été pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt une phase d’observation, durant laquelle ils se sont forgé la conviction que la conjoncture européenne – l’eurosclérose – appelait à un retour de leur collaboration. Avec la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe en 1986 se sont cristallisées leurs convictions sur l’avenir de la construction européenne et la méthode d’action qu’ils jugeaient adéquate. Jusqu’alors, leurs propositions ne restaient que des pistes de réflexion, tandis que Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt visaient sans conteste une mise en application de leurs pro-positions. C’est dans cette perspective que la co-présidence du CUME par deux anciens diri-geants, qui étaient à même d’établir des contacts avec les décideurs, montre sa pertinence.

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Chapitre 2 : Le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et le Comité Delors

dans la gestation de l’Union économique et monétaire de l’Europe Du Conseil européen d’Hanovre (1988) au Conseil européen de Madrid (1989)

Entre le départ du pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et celui d’Helmut Schmidt et

la publication du Programme pour l’action de leur Comité en 1988, aucune décision signifi-cative ne fut prise par les dirigeants européens concernant le développement de la politique monétaire commune. Seuls deux instruments, le SME et l’ECU, instaurés par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, étaient donc à disposition des Européens pour la coordination de leurs politiques monétaires. Des hésitations – parfois des oppositions – se faisaient encore ressentir à différents niveaux : la France voulait conserver la politique monétaire comme ins-trument de son économie, et ainsi préserver cette souveraineté ; la RFA anciennement parmi les plus fervents Européens, traversait une importante phase d’euroscepticisme, qui prenait en partie sa source dans la perspective d’une union monétaire, associée à l’abandon du mark et à la crainte d’une instabilité monétaire ; la Grande-Bretagne, qui ne faisait toujours pas partie du SME, mais dont la livre entrait dans la composition de l’ECU, n’envisageait pas de renon-cer à son autonomie, tandis que les contraintes de rigueur liées à l’union monétaire étaient redoutées par les économies les plus faibles, qui ne remplissaient pas les conditions pour en-trer dans le SME. Pourtant, la perspective de l’accomplissement du Marché unique, fonde-ment du traité instituant la Communauté économique européenne, et plus particulièrement de la libéralisation des mouvements des capitaux, commandait des avancées sur la question de la politique monétaire européenne. En effet, d’une part, avec la multilatéralisation du commerce, l’accroissement des flux des capitaux internationaux comportait un risque de volatilité dont il convenait de se prémunir. D’autre part, au sein de la Communauté, la libéralisation de la cir-culation des biens et des services, des personnes, allait de pair avec la libéralisation des tran-sactions monétaires. Dans la perspective d’un Marché unique, la stratégie de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt d’une construction européenne de l’économie vers la politique prenait forme, dans la mesure où il n’était pas question d’accords commerciaux de type libre-échange. Du point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, l’émergence d’un Marché unique si-gnifiait que la Communauté avait vocation à se transformer en une union, c’est-à-dire à fran-chir une étape fondamentale de la simple coopération à la mise en commun de compétences pour faire émerger une politique unique, sous le prisme des affaires monétaires. Leur idée-force, la stabilité, commandait alors la mise en œuvre de deux mesures phares : une monnaie et une banque centrale européennes. Alors que, jusqu’à la fin des années 1980, les dirigeants européens hésitaient à s’engager sur la voie de l’union monétaire, comment le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt a-t-il contribué à la relance et trouvé, avec la création du Comité Delors en 1988, un écho auprès des décideurs européens ? La même année paraissait la première publication du CUME. Dans quelle mesure ces positions ont-elles joué un rôle dans les travaux du Comité d’étude sur l’Union écono-mique et monétaire ?

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1. L’évolution du concept d’union monétaire dans le débat public de la ratification de l’Acte unique à la création du Comité Delors en 1988

1.1. La position des décideurs politiques et des agents économiques sur les

propositions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur l’union monétaire

Au milieu des années 1980, le Système monétaire avait rempli ses missions, mais con-naissait également des limites. Dès lors, pour certains, en particulier les économies les plus robustes – comme l’Allemagne – on se contentait du statu quo, d’un dispositif poussant à la discipline. En particulier la stabilisation des taux de change et la réduction des taux d’inflation permettaient aux pays exportateurs de pérenniser leurs échanges à l’intérieur de la Commu-nauté. Pour d’autres, comme la France, ce seul dispositif régulateur ne suffisait pas aux objec-tifs de croissance, pour lesquels la politique monétaire devait jouer un rôle. Mais surtout, le SME avait établi des règles communes, les banques centrales continuant toutefois à mener une politique propre, malgré le dispositif – non contraignant – du Comité des gouverneurs. Avec la directive 88/361 supprimant les restrictions aux mouvements de capitaux, aussi bien les partisans de règles communes, que les défenseurs d’une politique coordonnée se rejoi-gnaient sur le fait que le dispositif du SME ne répondait plus aux défis imposés par la pers-pective de l’accroissement de transactions monétaires au sein de la Communauté. Pour autant, les délégations de compétences, qu’une union monétaire de l’Europe supposait, étaient loin de faire l’unanimité, de part et d’autre du Rhin.

1.1.1. La monnaie européenne : une demande de la société civile ?

En 1985, des banques européennes ont commandé un sondage auprès de l’institut Eu-ropean omnibus survey524 pour déterminer si l’opinion publique était favorable à l’instauration d’une monnaie européenne. D’un point de vue général, l’Europe représentait pour ses habi-tants un moyen de régler des problèmes majeurs à l’échelle communautaire. En 1975, deux ans après le premier choc pétrolier, la conscience des enjeux internationaux de cette crise éco-nomique explique l’engouement naissant pour une monnaie unique : « un Européen sur deux estimait qu’il était important ou très important de créer une monnaie européenne unifiée qui remplacerait toutes les monnaies des pays membres »525. En d’autres termes, en 1985, les ha-bitants de la Communauté, s’ils reconnaissaient la nécessité d’une coordination européenne dans les affaires économiques, ils n’étaient pas encore prêts à déléguer une partie de leur sou-veraineté à une instance supranationale, ni à renoncer à des marques identitaires nationales telles que la monnaie. Les chiffres par pays montrent que les Allemands et les Britanniques

524 The European Omnibus Survey, « Le public européen et l’ECU. Étude internationale réalisée sous le parrai-nage de : Banque centrale Lambert, Bruxelles ; Crédit agricole, Paris ; Cassa di risparmio delle provincie lom-barde, Milan », novembre 1985. Étude réalisée dans sept pays de la Communauté européenne par la chaîne Gal-lup international : Belgique, RFA, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Grande-Bretagne ». Url : http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_027_fr.pdf. Consulté le 17.08.2012. 525 Ibidem, p. 19.

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étaient les plus réfractaires au remplacement de la monnaie nationale526. Pour la RFA, en par-ticulier, cette attitude s’explique par le fait que le mark était à la fois un « substitut à l’identité nationale », « une parcelle de liberté sur papier », « la carte de visite de l’Allemagne », ou encore « la monnaie la plus stable du monde depuis 1948 »527, en somme le support des es-poirs d’avenir d’une jeune République qui souhaitait oublier son passé.

A contrario, le succès de l’ECU dans les transactions officielles et son utilisation spon-tanée par les agents économiques ont été un des éléments ayant poussé Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à créer le CUME. En effet, ils étaient persuadés que l’ECU se trouvait au centre de l’union monétaire de l’Europe et qu’il pourrait facilement se transformer en monnaie européenne. Si l’ECU faisait l’unanimité sur les marchés, la question d’une mon-naie européenne se heurtait cependant aux tergiversations politiques. Aussi Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt placèrent-ils les travaux du CUME sous le signe de l’ECU-monnaie et occupèrent-ils la scène médiatique dans le but de convaincre l’opinion publique de l’intérêt d’une monnaie commune. Le 18 décembre 1986, lors de sa première réunion, le CUME constitua trois groupes de travail sur l’extension du rôle de l’ECU : le premier sur l’ECU public, coprésidé par Renaud de la Genière et Manfred Lahnstein, le deuxième sur l’ECU privé, coprésidé par Étienne Davignon et Mario Schimberni, le troisième groupe – dit de coordination – regroupant les personnes précitées, ainsi que Wilfried Guth, Paul Mentré et Uwe Plachetka. Leur objectif était donc de trouver un modèle de développement de l’ECU susceptible de convenir aux agents écono-miques et aux décideurs européens. Cette initiative intervenait alors que la France et la RFA ne parvenaient pas à s’accorder sur la question d’une monnaie européenne. En effet, Karl-Otto Pöhl, gouverneur de la Bundesbank, avait affirmé devant la chambre de commerce ouest-allemande, en juin 1986, que « tant que l’ECU officiel ne sera pas pleine-ment convertible dans tous les pays membres, la Bundesbank considérera comme prématuré l’établissement d’une acceptation obligatoire illimitée »528. Helmut Schmidt profita de son départ définitif du Bundestag pour condamner l’attitude « purement myope, égoïste et chau-vine » du gouvernement ouest-allemand et de la Bundesbank envers l’ECU. Lui, au contraire, pensait qu’il fallait « poursuivre la construction du Système monétaire européen », notamment en faisant en sorte que l’ECU ait « droit de cité à Bonn et à Francfort »529. En France, la situation était plus propice au dialogue. Valéry Giscard d’Estaing, reçu à l’Élysée par son successeur, apporta son soutien au Président de la République : « J’ai dit qu’il me paraissait important de faire avancer l’union monétaire de l’Europe et l’usage de l’Écu. Le président Mitterrand m’a paru tout à fait favorable à cette action et a encouragé le travail du comité que nous venons de créer avec le chancelier Schmidt »530. Selon Valéry Gis-

526 Question : « Seriez-vous favorable, opposé ou indifférent à ce que (la monnaie nationale) soit remplacée par une monnaie européenne ? » Allemagne : Favorable 14, Opposé 54 ; Grande-Bretagne : Favorable 12 ; Opposé 64, in : ibid., p. 22. 527 Traduction par l’auteur de Günter STILLER, « Vor 60 Jahren : Als die D-Mark nach Deutschland kam », Abendblatt, 13.06.2008. 528 « Le président de la Bundesbank réservé sur l’ECU et l’élargissement de la CEE », AFP Général, 24.06.1986. 529 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Plenarrede zum Abschied vom Parlament ; aus dem stenogra-phischen Protokoll der Sitzung des Deutschen Bundestages vom 10. September 1986 », Dt. Bundestag, Presse- und Informationszentrum, 1986. 530 « Europe : M. Giscard d’Estaing apporte "son encouragement et ses vœux" au président Mitterrand », AFP Général, 27.11.1986.

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card d’Estaing, il était primordial que la France affiche une unité sur le sujet de l’union moné-taire. Pierre Bérégovoy, membre du CUME et ancien ministre socialiste en fit la preuve en se prononçant en faveur de l’extension de l’ECU en monnaie de réserve, consistant à « accroître le dépôt de devises effectué par chacun des pays du Système monétaire européen auprès du FECOM et [à] donner mandat à cet organisme, dans des conditions à définir, pour gérer les interventions sur le marché des changes, afin de stabiliser les parités de l’Écu avec le dollar et le yen »531. Ainsi, lorsqu’il retrouva son poste au gouvernement, Pierre Bérégovoy lança un emprunt en ECU à l’« instigation de M. Giscard d’Estaing »532. Toutefois, la Bundesbank, qui ne voulait pas être accusée d’entraver le développement de l’union monétaire, finit par annoncer, dans un communiqué, qu’elle faciliterait l’usage de l’ECU :

Le Conseil central de la Deutsche Bundesbank a décidé de modifier l’application des règles de droit monétaire dans les matières soumises à son autorisation et de permettre dorénavant l’utilisation privée de l’écu dans la même mesure que celle qui est en usage pour les devises. La Deutsche Bundesbank tient ainsi compte des progrès accomplis dans la Communauté en matière de libéralisation des mouve-ments de capitaux et de l’importance accrue de l’écu dans les flux monétaires et financiers et dans le commerce extérieur de certains pays partenaires. Par une autorisation générale fondée sur l’article 3 de la loi monétaire, il sera notamment permis de détenir des comptes en écus auprès d’institutions de crédit et de recourir à certains crédits libellés en écu. Après demande, la Deutsche Bundesbank autorisera, en outre, l’utilisation de l’écu dans les échanges internationaux de biens et de services et dans les opéra-tions qui y sont liées, réalisées en Allemagne. De plus, le Conseil a décidé, en ce qui concerne les ré-serves obligatoires, d’inclure, avec effet immédiat, la part en devises des créances et des engagements en écu vis-à-vis de non-résidents dans l’actuel système de compensation déterminant les engagements en devises533.

Pour autant, cette libéralisation de l’usage de l’ECU ne signifiait pas que la RFA était dispo-sée à souscrire à une monnaie européenne, comme le souligna la fédération des banques ouest-allemandes :

Dans l’immédiat, la libéralisation est avant tout un symbole de la disposition des Allemands à la coopé-ration monétaire. Mais elle ne change en rien les exigences préalables des Allemands sur le chemin de l’unité monétaire européenne. Il faudra une vraie coordination des politiques économiques, et une banque centrale européenne534.

Le gouverneur de la Bundesbank avait d’emblée fait savoir que la RFA n’était pas disposée à renoncer à la stabilité du mark pour faire de l’ECU une monnaie européenne535. Dans Die Welt, le ministre ouest-allemand de l’Économie, Gerhard Stoltenberg, étaya cette thèse, préfé-rant jouir du statu quo en matière de stabilité du système monétaire international536. Mais aux réticences de la RFA s’opposa un élan en faveur de l’ECU. La Commission euro-péenne, d’abord, annonça en juillet 1987 qu’elle allait renforcer « son action de promotion de l’Écu » au sein de la Communauté537. Le Parlement européen proposa, pour sa part, de faire

531 « SME : Pierre Bérégovoy préconise de faire de l’ECU une monnaie de réserve », AFP Économie, 24.09.1987. 532 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 533 Bundesbank, « Communiqué de presse de la Bundesbank au sujet de l’ECU », 16.06.1987. 534 Marc SCHLICKLIN, « Le libre usage de l’ECU en RFA est avant tout symbolique », AFP Général, 17.06.1987. 535 « RFA : la stabilité du DM passe avant tout, selon Karl-Otto Pöhl », AFP Économie, 29.05.1987. 536 Cf. Ibidem. 537 « La Commission européenne accentue son effort de promotion de l’Écu », AFP Économie, 08.07.1987.

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de l’ECU une « véritable unité de transaction et de paiement en Europe »538 pour les agents économiques et pour les particuliers. Peu après, la Deutsche Bank, la Commerzbank et la Dresdner Bank adhérèrent au système privé de compensation multilatérale en ECU, en expli-quant que « l’intérêt croissant perceptible ces derniers temps, non seulement dans les États de la Communauté européenne, mais aussi au Japon et dans les pays de l’Europe de l’Est »539 rendait l’ECU plus attractif pour les opérations financières hors des frontières nationales. Outre le milieu financier, les industriels réclamaient également une plus grande liberté dans l’utilisation de l’ECU. Tels des promoteurs de la monnaie européenne, les membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe appelèrent les entreprises européennes à « avoir davantage recours à l’Écu dans leurs activités commerciales quotidiennes, qu’il s’agisse de la facturation, des appels d’offres, des emprunts ou de la présentation de leurs comptes »540. En soutien aux propositions du CUME, l’AUME organisa un sondage auprès des agents économiques, pour démontrer que ces derniers étaient en faveur d’une monnaie européenne :

Une très forte majorité d’entreprises européennes souhaite la mise en place et le développement d’une monnaie commune, c’est ce que traduit à l’évidence un sondage approfondi effectué auprès de 1036 di-rigeants d’entreprises de la Communauté européenne. Dirigée par l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, l’étude a été réalisée avec le concours de l’Association bancaire pour l’Écu et de la Com-mission européenne. [...] 86% des dirigeants interrogés veulent une monnaie commune, dont 98% en Italie, 97% en France, 79% en Grande-Bretagne et 60% en RFA. Trois arguments principaux en faveur du développement d’une monnaie commune : la nécessité de pouvoir compter sur des parités moné-taires stables pour développer les transactions internationales, la réduction substantielle des coûts de gestion du risque de change qui résulteraient de l’utilisation d’un instrument monétaire commun ; le fait qu’une monnaie commune contribuerait au renforcement et à l’irréversibilité de l’intégration écono-mique et du grand marché intérieur541.

Certains journaux, comme Le Républicain lorrain, par exemple, regrettaient le manque de courage des dirigeants concernant la monnaie européenne :

Mais hélas, l’Écu ne trouve pas l’appui politique de tous les membres de la Communauté. [...] Dom-mage aussi pour M. Jacques Delors d’avoir renoncé, quelques jours avant le sommet de Copenhague, à soumettre aux « Douze » une déclaration solennelle où les chefs d’État et de gouvernement auraient ex-primé leur volonté de promouvoir l’Écu542.

En effet, ce Conseil européen fut un échec puisque les dirigeants campèrent sur la conserva-tion de leurs prérogatives économiques nationales. Entre les réticences des dirigeants, notam-ment en RFA, et l’enthousiasme du marché économique et financier, l’extension de l’usage de l’ECU était encore incertaine. Valéry Giscard d’Estaing, prenant la parole au nom du CUME, lança alors un appel aux dirigeants : « Sans monnaie commune, on aurait peut-être une zone de libre-échange, mais certainement pas un marché unique. Pour générer une véritable mon-naie, il faut une volonté politique »543.

538 « Parlement européen : un rapport propose l’extension de l’usage de l’Écu », AFP Économie, 16.11.1987. 539 « Les trois grandes banques ouest-allemandes adhèrent au système de clearing de l’Écu », AFP Économie, 25.09.1987. 540 « Des grands groupes industriels européens se mobilisent pour l’ECU », AFP Économie, 06.12.1987. 541 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué de presse », Bruxelles, 25.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 542 « Renforcer le SME et promouvoir l’Écu », Le Républicain lorrain, 08.12.1987. 543 « M. Giscard d’Estaing : pas de marché unique sans monnaie commune », AFP Général, 14.04.1988.

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1.1.2. Une banque centrale européenne ? Positions politiques avant et après la publication du Programme pour l’action (1988) du CUME

Dès l’année de la création du CUME, en 1986, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient indiqué que l’union monétaire ne pourrait se faire sans un organe de régula-tion commun544. Helmut Schmidt, surtout, s’était attaché à démontrer que les banques cen-trales nationales n’étaient de facto plus souveraines en raison de l’interdépendance croissante des économies dans le contexte de la libéralisation des échanges. Surtout que, selon lui, le FMI n’assurait plus sa mission de stabilisation du système monétaire international qui lui fut conférée par les accords de Bretton Woods545. De même, lors d’un congrès sur le développe-ment de l’ECU, Valéry Giscard d’Estaing, soulignant que l’unité de compte avait vocation à devenir une « monnaie intérieure », mais également une « monnaie internationale », prôna la création d’une banque centrale européenne pour régir ce nouveau système546. À l’Assemblée nationale, le député Giscard d’Estaing fit inscrire une question écrite au ministre de l’Économie et des Finances, lui demandant « s’il envisage[ait] de faire effectuer par le Trésor français des émissions [de bons libellés en ECU], et dans quel délai pour permettre au marché de Paris d’affirmer son rôle sur le marché de l’écu, et de tirer parti du développement de ces opérations »547. Les positions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sont révélatrices du concept de convergence franco-allemande : alors que la RFA recherche, en Europe, la stabilité et l’instauration de règles, la France préconise l’élaboration d’une politique capable de relayer sa puissance sur la scène européenne et dans le monde. Malgré des motivations différentes, Va-léry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’accordaient pourtant sur la méthode, en particu-lier sur la création d’une banque centrale européenne. En 1987, au cours des travaux du CUME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt choisirent symboliquement la RFA, modèle en matière de politique monétaire – me-née par la Bundesbank –, pour défendre ensemble cette idée548. En novembre de la même an-née, Valéry Giscard d’Estaing coprésida par ailleurs un colloque sur le rôle de l’ECU, au Luxembourg, aux côtés de Jacques Delors, au cours duquel il prépara l’opinion publique fran-çaise – et les dirigeants – à un transfert de souveraineté : « la Banque centrale européenne devra être éloignée du pouvoir politique »549. En d’autres termes, la BCE devait prendre exemple sur la Bundesbank qui menait une politique monétaire indépendante des gouverne-ments. De son côté, Helmut Schmidt s’adressa aux ordolibéraux dans Die Zeit, dans un long article consacré aux efforts français pour améliorer sa politique économique. Selon ses termes, de-puis l’ère Pompidou, la France s’était donné pour objectif de « rattraper l’économie alle-

544 Cf. « Vorsicht, zweite Stufe », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21.11.1986. 545 Cf. SCHMIDT, « Trends in der Weltwirtschaft ». 546 « Déclaration de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République et député UDF, sur les con-ditions politiques et institutionnelles du développement de l’ECU », Bâle, 16.02.1987. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/883051700.html. Consulté le 23.08.2011. 547 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Question écrite », 06.10.1988. In : Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier Valéry Giscard d’Estaing. 548 « Europäische Zentralbank ? », Die Tageszeitung, 20.03.1987. 549 « Giscard d’Estaing pour une Banque centrale européenne », AFP Économie, 06.11.1987.

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mande »550. Ainsi, avant même leur publication de leur proposition de statuts pour une banque centrale européenne, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt recherchèrent la caution morale de l’opinion publique. En RFA, il fallait convaincre que la France était un partenaire économique fiable, tandis qu’en France, Valéry Giscard d’Estaing défendait la pertinence du modèle de réussite monétaire ouest-allemande. L’objectif initial de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt était de provoquer un dé-bat dans l’opinion publique et entre dirigeants européens sur la BCE et, plus encore, de dé-montrer l’existence d’intérêts convergents entre la France et la RFA. Dans cette entreprise, ils furent soutenus par le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Gen-scher, convaincu que « dans la situation économique actuelle, nous pourrions avantageuse-ment nous servir d’un parapluie monétaire européen »551. En France, Édouard Balladur, mi-nistre de l’Économie dans le gouvernement de la cohabitation, prit même l’initiative de pré-senter à ses homologues européens l’idée d’une BCE, suite aux échanges qu’il avait eus avec Valéry Giscard d’Estaing à son colloque « Euro 92 »552. Le fait que, en France, ce fut un mi-nistre de l’Économie, et, en Allemagne, un ministre des Affaires étrangères, qui aient défendu le projet de BCE du CUME est révélateur des domaines que les deux pays entendaient déve-lopper à l’aide de l’Europe. Lors du Conseil européen extraordinaire à Bruxelles, en janvier 1988, la présentation par la France de son projet de relance de l’union monétaire européenne par la création d’une banque centrale européenne se heurta à des refus catégoriques. Le chan-celier de la RFA, en particulier, s’opposa fermement à cette proposition qu’il ne jugeait « ni réaliste ni d’actualité »553. Conformément à l’approche traditionnelle ouest-allemande, Helmut Kohl privilégiait en effet la convergence des économies européennes avant l’unification mo-nétaire et considérait les divergences des politiques monétaires en Europe comme barrière à l’instauration d’une banque centrale européenne. Pour le Chancelier ouest-allemand, il était difficile de prendre position en faveur de cette question sans outrepasser ses compétences, sachant que la Bundesbank était souveraine sur la monnaie. Mais surtout, Niels Thygesen et Daniel Gros affirment que la « critique implicite de la politique allemande » et le « ton inhabi-tuellement fort »554 étaient en cause dans l’attitude réfractaire du chancelier Kohl. Édouard Balladur avait en effet justifié son projet de surpassement du SME par l’affirmation suivante : « Il faut éviter qu’un seul pays ait, de fait, la responsabilité de fixer les objectifs de politique économique et monétaire de l’ensemble du système »555. Helmut Kohl n’était pourtant pas le seul à rejeter le mémorandum Balladur. Il fut rapidement rejoint par le gouverneur de la Banque centrale du Danemark, qui qualifia ce projet de « pure utopie »556. En Grande-Bretagne, la presse spécialisée, à l’instar du Financial Times, ne

550 Helmut SCHMIDT, « Wirtschaft als Schicksal. Wie Frankreich versucht, den ökonomischen Rückstand gegen-über der Bundesrepublik aufzuholen », Die Zeit, 15.05.1987. 551 Traduction par l’auteur de Hans-Dietrich GENSCHER, « Außenpolitik ohne Wende », Evangelische Kommen-tare, 02.12.1987. 552 Cf. « Balladur va saisir ses collègues européens de la possibilité de créer une Banque centrale européenne », AFP Économie, 06.01.1988. 553 « M. Kohl rejette comme "non réaliste" la proposition de banque centrale européenne de M. Balladur », AFP Économie, 14.01.1988. 554 GROS, European Monetary Integration, p. 312. 555 « Balladur va saisir ses collègues européens ». 556 « Banque centrale européenne : "une pure utopie", selon le chef de la Banque centrale du Danemark », AFP Général, 27.01.1988.

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croyait absolument pas non à ce projet. Dans un article intitulé « le rêve de Balladur », le quo-tidien d’affaires britannique évoqua alors les réticences des souverainistes – en particulier en Grande-Bretagne – comme rédhibitoires, le SME étant déjà assez contraignant. « Il est temps de préparer le terrain, plutôt que de tirer des plans sur la comète »557, en conclut le journal économique britannique. Le jugement sévère des dirigeants européens et des observateurs au projet de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, de création d’une banque centrale européenne, montrait que les négociations sur cette question allaient être une tâche ardue. Aussi annoncèrent-ils publiquement, à l’issue d’une réunion du CUME à Paris, en février 1988, qu’ils préparaient les statuts d’une BCE afin de donner une nouvelle impulsion, plus concrète, aux pourparlers. Dans leur conférence de presse traditionnelle à l’issue des réunions du CUME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt appelèrent les gouvernements à mettre la création d’une banque centrale européenne à l’ordre du jour des négociations558. Ils adressèrent ensuite un courrier au président de la Commission européenne, Jacques Delors, au président en exercice du Conseil européen, Helmut Kohl, et au président du Comité des gou-verneurs des banques centrales, Jean Godeaux, pour leur présenter leur Programme pour l’action, « fondé sur un petit nombre de propositions concrètes : création d’une banque cen-trale européenne ; unification des circuits de l’Écu public et de l’Écu privé ; développement des opérations privées en monnaie européenne ; libération des mouvements des capitaux ; convergence des politiques économiques dans leur ensemble »559. Dans cette correspondance, ils mirent particulièrement l’accent sur leur conviction « que les questions de coopération mo-nétaire européenne [avaient] normalement vocation à figurer à l’ordre du jour du prochain Conseil européen de Hanovre »560. S’adresser au président des gouverneurs était un acte émi-nemment stratégique, sachant que le Comité des gouverneurs devait assister la semaine sui-vante à une réunion des ministres des Finances des Douze, à Travemünde, pour y aborder la question de la création d’un groupe de sages pour étudier l’UEM lors du Conseil européen suivant. Le CUME fut entendu, puisque le Conseil européen d’Hanovre chargea le Comité Delors d’étudier la question de la banque centrale européenne comme « préalable à l’union monétaire »561. Vraisemblablement, les propositions du CUME ont été déterminantes dans l’avancée des dé-cideurs sur la question d’une banque centrale européenne. En effet, alors que quelques jours avant l’annonce de l’élaboration des statuts de la BCE par Valéry Giscard d’Estaing et Hel-mut Schmidt les dirigeants européens se déchiraient sur cette question, un tournant s’opéra au début de l’année 1988, avec la publication du Programme pour l’action. Le retournement de situation le plus évident fut celui de la RFA. Alors que, quelques mois auparavant, le chance-lier Kohl avait rejeté l’irréalisme d’un projet de banque centrale européenne, en mars 1988 il infléchit notablement sa position en en acceptant le principe, à condition qu’elle soit « indé-

557 Cf. Ibidem. 558 « MM. Giscard d’Estaing et Schmidt préparent un projet de statuts d’une Banque centrale européenne », AFP Économie, 22.02.1988. 559 Cf. Lettre de Valéry Giscard d’Estaing au nom du CUME à Monsieur Jean Godeaux, président du Comité des gouverneurs des banques centrales de la Communauté économique européenne, 9.05.1988. Archives de la Banque centrale européenne (non classifiée). 560 Ibidem. 561 Cf. Jean-Marc MAGRINI, « La banque centrale européenne : un préalable à l’union monétaire », Échos de l’Europe, janvier-février 1989.

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pendante »562. Ce revirement avait évidemment des motifs politiques. En effet, le refus de la RFA avait été interprété comme une volonté ouest-allemande de dominer le marché monétaire européen avec la puissance du mark563. Le Premier ministre, Jacques Chirac, s’était attaqué à la politique monétaire de la banque centrale ouest-allemande, à l’occasion du forum de l’Expansion deux mois auparavant : « Je ne trouve pas normal […] que la Bundesbank n’intervienne pas autrement que sur le dollar, et qu’elle se refuse à acheter notre monnaie »564. En d’autres termes, selon Jacques Chirac, la RFA n’intervenait sur le marché monétaire que dans l’intérêt de sa propre économie, et notamment pour relancer sa compétitivité et refusait la banque centrale pour des motifs économiques nationaux. Sur le plan diplomatique, la RFA ne pouvait pas se permettre de contentieux avec la France. À l’initiative de la France, et suite au mémorandum Genscher, un Conseil économique et financier franco-allemand se réunit pour améliorer la convergence bilatérale565. Mais aussi, comme l’avait souligné Helmut Schmidt, « à la fin, c’est le Bundestag qui fait les lois et personne d’autre »566, en sous-entendant que la Bundesbank était, certes, souveraine sur les questions monétaires à l’intérieur des frontières ouest-allemandes, mais qu’elle n’avait pas à interférer dans les af-faires politiques européennes. Et, sur ce point, l’ancien Chancelier pouvait compter sur les sociaux-démocrates qui affirmaient que l’« union monétaire d[evait] se traduire par une mon-naie unique et la création d’une banque centrale indépendante » et que la RFA avait vocation à avoir une « responsabilité particulière » dans leur mise en œuvre567.

1.2. 1988, un nouveau départ pour l’union monétaire de l’Europe promue par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt

1.2.1. Les pistes de réforme du Programme pour l’action dans le débat politique franco-allemand

Contrairement aux apparences, le chancelier Kohl n’était pas d’emblée hostile à l’union monétaire de l’Europe. Les Allemands de l’Ouest pro-européens voyaient dans l’unification de l’Europe la compensation de la division allemande. En revanche, pour les raisons qui ont été précédemment évoquées, l’idée du renoncement au mark engageait une réflexion sociétale et identitaire. Par conséquent, l’hostilité allemande vis-à-vis d’une mon-naie européenne unique n’était susceptible de se résorber que si cette devise était associée à l’émergence d’une véritable puissance économique et politique européenne. Pour les déci-deurs ouest-allemands, l’unification monétaire devait être un long processus et la monnaie européenne un couronnement en cas de succès de la convergence des politiques économiques et monétaires européennes. En 1988, sous présidence allemande, le Conseil européen avança considérablement sur cette question. Sous l’égide de la France et de la RFA, et en particulier à l’aune des mémorandums des ministres français, Édouard Balladur et allemand, Hans- 562 « La RFA pour l’union monétaire européenne, selon M. Kohl », AFP Économie, 15.03.1988. 563 « La Bundesbank se défend des reproches d’entraver le développement du SME », AFP Économie, 10.03.1988. 564 « M. Chirac regrette l’attitude de la Bundesbank », AFP Économie, 07.01.1988. 565 Cf. « Première réunion du Conseil économique et financier franco-allemand », AFP Économie, 20.03.1988. 566 « MM. Giscard d’Estaing et Schmidt préparent un projet de statuts d’une banque centrale européenne », AFP Économie, 22.02.1988. 567 « RFA : l’opposition sociale-démocrate pour une banque centrale européenne », AFP Économie, 06.04.1988

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Dietrich Genscher, l’union monétaire de l’Europe fut replacée au centre des discussions au Conseil européen.

Avant le Conseil européen de Bruxelles de février 1988, le ministre français de l’Économie présenta un mémorandum, qui fut certes initialement accueilli avec scepticisme, mais qui provoqua un contre-mémorandum en RFA. Les deux textes se concentrèrent alors principalement sur les deux questions soulevées par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : la banque centrale et la monnaie européennes. La base de travail d’Édouard Balla-dur était la suivante :

En 1992, l’Europe sera un espace économiquement complètement intégré. D’ores et déjà, le degré de dépendance des États membres de la CEE, et en particulier le degré de dépendance de ceux dont la monnaie participe au mécanisme de change, vis-à-vis des autres, est très élevé. La logique voudrait qu’une zone à monnaie unique soit alors créée, c’est-à-dire dans laquelle un même signe monétaire au-rait pouvoir libératoire dans tous les pays, et dans laquelle il y aurait une institution centrale commune et des banques « fédérales » dans chaque pays568.

Si le ministre français ne contestait pas la nécessité d’une monnaie commune, il se posait malgré tout la question : « Ferait-on circuler dans l’espace européen un ou plusieurs signes monétaires ? »569. Cela signifie qu’il n’était pas déterminé sur le caractère unique ou parallèle de la monnaie. De son côté, Hans-Dietrich Genscher adopta une position plus affirmée :

La préparation de la création d’une banque centrale européenne nécessite également que des décisions soient prises à propos de la future monnaie européenne. Parmi les solutions possibles, il semble que l’utilisation de l’ECU, d’abord comme monnaie parallèle, puis par la suite comme monnaie communau-taire, ait les plus grandes chances de réalisation. Certes, l’ECU n’a été que très peu utilisé jusqu’à main-tenant, notamment en raison de son caractère de panier qui autorise les fluctuations de change. La créa-tion d’une BCE et la reconnaissance de l’ECU comme moyen de paiement légal le rendraient plus at-trayant et pourraient en faire, après une période de transition de quelques années, le principal moyen de paiement européen. Pendant la période de transition, il faudrait encourager de façon intensive l’utilisation de l’ECU tant dans le secteur privé que dans le secteur public570.

Dans le texte d’Édouard Balladur, et encore plus dans celui d’Hans-Dietrich Genscher, les propositions du CUME sur la monnaie étaient reprises presque textuellement. En ce sens, on peut considérer que les travaux de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt commen-çaient à trouver un écho dans les sphères politiques. En outre, leur proposition de banque cen-trale européenne était également formulée en des termes similaires par les deux ministres. Pour Édouard Balladur, l’indépendance de la BCE posait encore question : « Comment ses rapports avec les autorités politiques communautaires et avec les autorités monétaires natio-nales seraient-ils réglés ? »571. Pour sa part, Hans-Dietrich Genscher avait une position bien arrêtée sur cette problématique ; il suffisait de reproduire le modèle allemand en Europe :

Le lien qui existe entre l’autonomie d’une banque d’émission et la stabilité monétaire exige, pour une banque centrale européenne, un degré élevé d’autonomie au plan du personnel comme au plan du fonc-tionnement et tant envers les institutions nationales qu’envers les institutions communautaires. Il faut définir d’une façon très précise et délimiter strictement l’influence qu’exerceraient des institutions poli-tiques nationales et communautaires sur la nomination et le rappel des banques d’émission ainsi que sur la mise en œuvre de la politique d’une banque centrale européenne en matière de monnaie et de crédit.

568 Comité monétaire franco-allemand, « Memorandum Balladur », 15.01.1988. In : Archives nationales, site Paris, Archives du Président de la République François Mitterrand, 5 AG 3. 569 Ibidem. 570 « Memorandum Genscher », Bonn, 26.02.1988. In : Archives nationales, site Paris, Archives du Président de la République François Mitterrand, 5 AG 3. 571 « Memorandum Balladur ».

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Une banque centrale européenne doit, dans le cadre de sa politique monétaire, accorder la priorité à l’objectif de stabilité monétaire. Cela signifie que tous les pays partenaires doivent, en étroite concerta-tion, poursuivre une politique qui contribue à stabiliser les prix et les dépenses intérieures et à équilibrer les échanges extérieurs, ceci étant la condition préalable d’une stabilité durable des taux de change. Sur ce plan, on pourrait reprendre certains fondamentaux de la politique allemande : d’une part, le gouver-nement fédéral est tenu par la Loi sur la stabilité de respecter dans ses mesures économiques et finan-cières les exigences de l’équilibre macro-économique, les facteurs de cet équilibre étant la stabilité des niveaux de prix, un haut niveau d’emploi et l’équilibre des échanges extérieurs en présence d’une crois-sance adéquate et continue572.

Une convergence franco-allemande émergeait alors, si ce n’est sur la forme exacte de l’union monétaire de l’Europe, tout du moins sur la nécessité de mettre cette question à l’étude. Il restait toutefois à convaincre les autres partenaires. Pour parfaire leur stratégie, Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt s’adressèrent à l’opinion publique à la veille du sommet européen d’Hanovre de juin 1988, qui devait précisément entériner la création d’un Comité d’étude sur l’Union économique et monétaire. Ainsi, presque simultanément, Valéry Giscard d’Estaing dans L’Expansion, et Helmut Schmidt dans Die Zeit défendirent – certainement de manière concertée – une même ligne directrice : le Marché unique nécessite une monnaie eu-ropéenne. Dans ces deux tribunes, ils prônèrent aussi une méthode identique : une monnaie d’échange européenne, référence également dans les échanges internationaux, gérée par une banque centrale européenne, avec à terme une libéralisation complète des capitaux et la fixité des taux de change entre l’ECU et les monnaies européennes. En d’autres termes, Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt préconisaient la stratégie de la monnaie parallèle pour sous-tendre le déroulement des phases de l’UEM. En 1988, Helmut Kohl reçut Jacques Delors et Pascal Lamy à Ludwigshafen, où ces derniers lui proposèrent la création d’un comité d’étude sur l’union économique et monétaire, composé de gouverneurs de banques centrales, déjà gestionnaires du SME. Selon Jacques Delors, le chancelier Kohl privilégiait a priori la nomination des membres par les gouvernements, son-geant aux « critiques de son ministre des Finances soucieux de défendre le deutschemark, symbole unanimement respecté de la nouvelle Allemagne »573. Au Conseil européen d’Hanovre, la proposition de Comité soumise par Jacques Delors, soutenue par Helmut Kohl et François Mitterrand, fut acceptée. Margaret Thatcher ne s’y opposa pas, car il « n’était là que pour étudier »574. Au Conseil européen de Hanovre, les dirigeants européens confirmèrent finalement leur volonté de mettre en œuvre l’UEM :

En adoptant l’Acte unique les pays membres ont confirmé l’objectif de réalisation progressive de l’union économique et monétaire. Ils ont décidé d’examiner, lors du Conseil européen de Madrid, en juin 1989, les moyens de parvenir à cette union. À cette fin, ils ont décidé de confier à un comité la mis-sion d’étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à cette union. Ce comité sera présidé par Jacques Delors, président de la Commission européenne575.

572 « Memorandum Genscher », Bonn, 26.02.1988. 573 Cf. DELORS, Mémoires. 574 Cf. Idem. 575 « Conclusions du Conseil européen de Hanovre : extrait sur l’union monétaire (27 et 28 juin 1988) », in : Bulletin des Communautés européennes. Juin 1988, n° 6. Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes.

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1.2.2. Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt et la création du Comité Delors

Le programme pour l’action présenté par le Comité a bien été accueilli par les membres du Conseil eu-ropéen. Il a contribué à la décision prise à Hanovre de confier à un Comité présidé par M. Delors et au-quel appartiennent deux membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe [...] le soin de faire des propositions pour le Conseil européen de Madrid en juillet 1989576.

Dans un rapport sur les travaux du CUME, adressé aux membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Paul Mentré affirma que cette relance avait été provoquée par l’action menée sous l’égide de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. C’est ce que Valéry Giscard d’Estaing n’affirma publiquement que beaucoup plus tard, en 2001 :

Notre rapport une fois rédigé, nous sommes allés le présenter à Jacques Delors, alors président de la Commission Européenne. Celui-ci a tout de suite saisi l’importance de relancer le processus, et a réussi à convaincre le Conseil européen de constituer un comité ad hoc, le Comité Delors. Les travaux de ce Comité ont préfacé la négociation du traité de Maastricht qui a fondé juridiquement l’union monétaire. Ainsi, l’action de Jacques Delors a-t-elle permis au projet d’Union monétaire de l’Europe de retrouver sa trajectoire. Qu’il en soit remercié577.

Dans un ouvrage paru, en 2000, sur la construction monétaire de l’Europe, Tommaso Padoa-Schioppa assure même que la création du Comité Delors était une proposition du CUME578. Sur les trois membres désignés par les chefs d’État et de gouvernement579, deux – Niels Thygesen et Miguel Boyer – étaient également membres du CUME. Hormis par la pré-sence directe de deux de ses membres au sein du Comité Delors, qui allait « faciliter »580 les relations entre les deux organisations, selon les termes de Paul Mentré, le CUME entretenait d’étroites relations avec d’autres personnalités de cette assemblée. C’était particulièrement le cas avec Tommaso Padoa-Schioppa et Alexandre Lamfalussy, qui assistaient fréquemment aux réunions du CUME. Selon Paul Mentré, Tommaso Padoa-Schioppa aurait joué le rôle le plus déterminant dans l’élaboration du rapport Delors, et aurait également apporté une grande contribution au CUME581, qui se référa au rapport « Efficacité, stabilité, équité »582 dans ses

576 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe ; Paul Mentré, « Note pour les membres du conseil d’administration de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe », 19.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 577 Fondation Jean Monnet pour l’Europe, « Discours de Valéry Giscard d’Estaing », 09.11.2001. 578 Tommaso PADOA-SCHIOPPA, The road to monetary union in Europe : the emperor, the kings, and the genies, Oxford University Press, 2000, p. 119. 579 En 1988, le comité présidé par Jacques Delors voit le jour avec en outre les membres suivants : un membre de la Commission, le Néerlandais Frans Andriessen, commissaire européen en charge de la politique de la concur-rence de 1981 à 1984 et rédacteur, en 1981, du rapport éponyme sur les questions interinstitutionnelles euro-péennes. Des personnalités politiques comme Miguel Boyer Salvador, – également membre du CUME – ancien ministre espagnol de l’Économie et des Finances (1982-1985) et président de la Banco Exterior, tout comme Maurice F. Doyle, ancien secrétaire général irlandais des Finances (1981-1987). Les gouverneurs des banques centrales grecque, Demetrius J. Chalikias ; italienne, Carlo Azeglio Ciampi ; belge, Jean Godeaux ; danoise, Erik Hoffmeyer ; luxembourgeoise, Pierre Jaans ; française, Jacques de Larosière ; anglaise, Robert Leigh- Pember-ton ; espagnole, Mariano Rubio ; allemande, Karl-Otto Pöhl ; portugaise, José A. Tavares Moreira ; et Willem F. Duisenberg, futur président de l’Institut monétaire européen (1997- 1998) et de la Banque centrale européenne (1998-2003). Et enfin des économistes comme le Danois, Niels Thygesen – aussi membre du CUME – et le Belge, Alexandre Lamfalussy. La liste exhaustive des membres du Comité Delors se retrouvent sur l’« European Navigator, la référence multimédia sur l’histoire de l’Europe ». Url : www.ena.lu. Consulté le 12.10.2009. 580 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Procès-verbal de la quatrième réunion du Conseil tenue le 30 juin 1988 à Paris ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 581 Entretien avec Paul Mentré, Paris, juin 2010. 582 Cf. CUME, programme, p. 55 : « Principaux documents utilisés ».

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propres travaux. Comme le notent Mathieu Catherine et Henri Sterdyniak, ces personnalités étaient des défenseurs de l’intégration européenne par la monnaie, et des « partisans » de la création d’une banque centrale européenne583, en somme, des porte-parole des arguments du CUME. La création du Comité Delors était, certes, une première victoire pour le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, qui trouvait finalement un écho à ses travaux auprès des déci-deurs européens. En revanche, le Comité Delors n’avait été formé qu’à titre consultatif, ce qui expliquait aussi pourquoi il avait pu être composé sans heurts. L’union monétaire restait donc subordonnée à une décision politique. Par conséquent, dès les premiers jours suivant la créa-tion du Comité Delors, des membres du CUME, et en première ligne Helmut Schmidt, firent valoir leurs critiques. Dans une conférence de presse accordée par Helmut Schmidt depuis son bureau de Hambourg, s’il salua la décision de créer le Comité Delors, car il « for[çait] leurs gouvernements à réfléchir au problème »584, il émit un certain nombre de réserves : d’abord sur la composition du Comité, principalement des gouverneurs de banques centrales, qui, à ses yeux, étaient des techniciens qui manquaient d’une « compréhension stratégique globale de ce qui est nécessaire dans ce monde »585. En réalité, Helmut Schmidt trouvait réducteur de préparer l’Union économique et monétaire avec le seul point de vue des gouverneurs des banques centrales, contrairement au CUME qui avait associé des milieux divers et instauré le bipartisme dans son organisation. Il redoutait surtout que les travaux du Comité Delors se limitent à la confrontation des intérêts nationaux et ne confirment pas l’objectif d’union mo-nétaire tel qu’exposé par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. Il s’agit d’un argument que Valéry Giscard d’Estaing fit également valoir dans La Tribune de l’Économie :

Concernant la méthode, il semble que la solution la plus efficace est de recourir à un Comité des Sages [...] il est difficile aux gouverneurs de proposer des changements qui peuvent remettre en question le rôle ou les modalités de fonctionnement de leur établissement. Aussi me paraît-il indispensable qu’à cô-té du Comité des gouverneurs, un rôle soit confié à un groupe d’experts de haut niveau qui seront char-gés d’examiner les relations entre politique monétaire commune et politique nationale, la nature des liens à établir entre l’ECU et les monnaies nationales, et la question délicate de savoir vis-à-vis de quelle autorité la future banque centrale européenne, dont l’autonomie devra être affirmée, aura à rendre compte des grandes orientations de sa politique monétaire586.

Lors de la première réunion du Comité, le président de la Commission européenne soumit au débat « l’Union économique et monétaire », le « sort de l’écu », et l’« autorité en charge de gérer cette monnaie »587. Dans ses Mémoires, Jacques Delors liste les « enthou-siastes » au projet d’UEM, comme Carlo Azeglio Ciampi, Jean Godeaux et Jacques de Laro-sière, qui « soutenaient l’idée d’un Fonds de réserve »588, les partisans d’une union politique prioritaire, comme Karl Otto Pöhl, et les « sceptiques » comme Erik Hoffmeyer et Wim Dui-senberg.

583 MATHIEU, « monnaie commune ». 584 David MARSH, « Schmidt hits at committee on monetary union », The Times, 05.07.1988. 585 Ibidem. 586 Texte de l’entretien de Valéry Giscard d’Estaing à la Tribune de l’Économie. In : Archives nationales, site Paris, archives de Valéry Giscard d’Estaing, 500 AJ/394 manuscrits du Président, janvier-juin 1988. 587 DELORS, Mémoires, p. 335. 588 Ibid., p. 338.

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Après avoir participé à la relance, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt se donna dès lors la mission d’« infléchir »589 les revendications nationales incompatibles avec l’union monétaire de l’Europe. En première ligne, le gouverneur de la Bundesbank, Karl-Otto Pöhl, avait fait savoir aux membres du CUME que la « Bundesbank [était] investie d’une mission propre, dont elle ne p[ouvait] être partiellement déchargée que par un traité explicitement ratifié »590. En France, on recherchait « une gestion concertée des taux de change »591. Cet objectif visait surtout à canaliser la politique du mark fort et des taux d’intérêt élevés. Il n’était donc pas encore question d’union monétaire – dans le sens d’instauration d’une politique unique – mais davantage d’une coopération accrue de type intergouvernemental, dans l’intérêt de l’économie française. En Espagne, il s’agissait d’entrer dans la composition de l’ECU, puis dans le dispo-sitif de change du SME. Cela signifie qu’une période transitoire était nécessaire pour que la peseta entre dans les bandes restreintes du SME, durant laquelle les autres monnaies devaient amortir les variations de la valeur de l’ECU liées aux fluctuations de la monnaie espagnole592. En conclusion, les différentes cultures économiques et monétaires nationales promettaient de rendre ardue l’élaboration d’un projet qui puisse convenir à tous les partenaires.

1.2.3. L’union monétaire par le marché ou par les institutions ? Les approches divergentes des Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors

En décembre 1988, à mi-chemin entre la constitution du Comité Delors et la publica-tion de son rapport sur l’avenir de l’Union économique et monétaire, le CUME tint une nou-velle réunion, à Athènes. L’objectif était non seulement de dresser un bilan intermédiaire des travaux des gouverneurs des banques centrales, mais également de tenter d’infléchir les orien-tations qui ne lui semblaient pas conformes à sa conception de l’union monétaire. Dans une note établie par Jean-Paul Mingasson – à la demande de Jacques Delors –, le directeur général du budget à la Commission européenne indiqua que les membres du CUME, en particulier Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, avaient « exprimé, en termes plus ou moins vifs, leur scepticisme quant au sens de la politique des gouverneurs »593. Cette position s’expliquait par le fait que les gouverneurs, et particulièrement Karl-Otto Pöhl, s’étaient op-posés publiquement à certaines propositions du CUME. Déjà à l’époque où Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient au pouvoir, la Bundesbank s’était montrée hostile au SME. Pour le gouverneur de la banque centrale ouest-allemande, il n’était pas question d’infléchir sa position :

Je pense que la plupart des experts estiment aujourd’hui tout à fait dépourvue de réalisme, voire même dangereuse, cette idée de monnaie parallèle. Je suis profondément persuadé que l’on ne peut avoir qu’une seule monnaie, mais ce à quoi nous devrions tendre serait, dans cette conséquence logique, la

589 Paul Mentré, « Note pour les membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe », 19.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 590 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 18 mars 1987 (Bonn), In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 591 « Note pour les membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe ». 592 « Communiqué du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », juillet 1988, Madrid, « problèmes spéci-fiques des nouveaux adhérents Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », 22.02.1988. In : Archives natio-nales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 593 Jean-Paul Mingasson, « Note à l’attention de Monsieur J. Delors », 06.12.1988. In : Archives de la Commis-sion européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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suppression des monnaies nationales à remplacer par une monnaie européenne. J’estime que ce serait très souhaitable, mais je ne pense pas que les conditions d’une telle perspective soient déjà réunies. [...] Mais, en outre, il faudrait se poser aussi à propos de cette monnaie parallèle les questions qui concer-nent au même titre une monnaie européenne, à savoir : qui garantit la stabilité de cette monnaie, qui est chargé de l’émettre ? Ainsi, vous en arrivez directement au point où il importe de prendre des décisions d’ordre institutionnel, sur la création d’un système de banque centrale européenne. Il s’agit ici d’une dé-cision de la plus grande importance politique, qui sur le plan politique n’est pas encore acceptée par tous aujourd’hui à mon avis. Peut-être suis-je trop pessimiste ! [...] J’estime que nous devrions concentrer maintenant nos efforts sur les points qui peuvent être réalisés : Primo : la libéralisation du mouvement des capitaux, décision extrêmement importante à laquelle est confronté le conseil des ministres ; Secun-do : il faudrait s’appliquer à créer les conditions permettant à tous les pays membres de la C.E.E. d’adhérer à ce système ; Tertio : il importerait d’assurer un degré de coopération aussi étroite que pos-sible entre les gouvernements et les banques centrales, non seulement en matière monétaire mais aussi dans d’autres domaines, le fiscal, l’économique, le régional. Alors, la situation prendra un tour favo-rable en matière d’union monétaire594.

En rencontrant Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, la mission de Jean-Paul Mingas-son était de convaincre les membres du CUME du bien-fondé de la révision institutionnelle et de l’approche parallèle de l’union économique et de l’union monétaire de l’Europe, qui cons-tituaient les différences majeures entre les travaux des deux comités. Or, dans sa note, il appa-raissait évident que les divergences d’approche étaient bien installées : « Tirant moins argu-ment de mes propos que d’informations ou d’impressions recueillies par ailleurs auprès des Britanniques, des Allemands et des Français, le président Giscard d’Estaing et le chancelier Schmidt avaient apparemment décidé d’exprimer une certaine préoccupation, dans la mesure où le scénario d’une révision immédiate du traité, convenue à douze, n’apparaissait pas le plus probable »595. C’est pourquoi, au cours de cette réunion, Helmut Schmidt appela le Comité Delors à « dégager une alternative claire entre la révision du traité et un accord entre les seuls membres du SME »596. De son point de vue, conditionner l’union monétaire de l’Europe à une réforme du traité de Rome à l’unanimité était risqué. Il encourageait également vivement les membres du Comité Delors à prendre position sur la monnaie commune, qu’elle soit parallèle ou unique. Pour sa part, le CUME formula une stratégie très claire :

Au cas où le Conseil européen conviendrait de différer la révision du traité, il faudrait dans l’intervalle instituer « selon la procédure de 1978 », un Fonds qui serait l’instrument des interventions en monnaies tierces, et qui exercerait la surveillance des marchés de l’ECU ; réduire les marges de fluctuation à 1,75 % ; développer l’usage privé de l’ECU au point d’en faire sinon une monnaie parallèle, du moins une « monnaie optionnelle » sans conséquences monétaires significatives, et envisager l’émission de billets, par exemple par les banques commerciales597.

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt suggéraient de surpasser le SME pour créer les conditions de l’union monétaire de l’Europe, en contournant la phase institutionnelle dans un premier temps. Une fois un système mis en place, et après qu’il aurait fait ses preuves, il serait toujours temps pour les dirigeants d’organiser les délégations de compétences par la voie d’un traité. Entre les gouvernants européens, en effet, de profonds désaccords et des questionne-ments majeurs persistaient sur le « degré de centralisation des politiques économique et moné-taire acceptable pour les États-membres » – et sur la question corollaire du budget européen –,

594 Marcel COUVIN, « La Bundesbank est-elle hostile à l’Union monétaire? », La Libre Belgique, 30.05.1988. 595 Jean-Paul Mingasson, « Note à l’attention de Monsieur J. Delors », 06.12.1988. In : Archives de la Commis-sion européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 596 Ibidem. 597 Ibid.

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le degré de déficit public, le « niveau de cohésion économique et sociale », l’indépendance de la BCE, ou encore la « contrepartie démocratique au renforcement du pouvoir » monétaire598. En janvier 1989, Jacques Delors se rendit à un colloque de l’Association pour l’Union moné-taire de l’Europe, organisé à l’instigation du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. Ce rassem-blement symbolise la stratégie de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, selon la-quelle le triangle experts-agents économiques-décideurs européens était la clé de voûte de la relance européenne, en l’occurrence par l’intégration économique. Une des premières initia-tives du CUME fut donc de solliciter le soutien des milieux économiques par l’intermédiaire de l’AUME, en contrepoids de la constellation politique :

Dans la mesure où la résolution du Conseil européen créant le Comité Delors fait explicitement réfé-rence au fait que l’union monétaire doit venir en soutien de la réalisation du grand marché intérieur, tout ce qui pourra être fait par l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe et par ses membres pour ré-affirmer l’idée selon laquelle les industriels n’auront de marché intérieur véritablement comparable au marché américain que s’ils ont la possibilité de facturer, emprunter, placer en monnaie européenne, con-tribuera à entretenir la nécessaire dynamique politique599.

L’AUME ne souhaitait pas, pour autant, s’inscrire en rupture avec les milieux politiques. Ber-trand de Maigret indiqua à ce titre à Valéry Giscard d’Estaing, concernant Helmut Schmidt : « Nous serions heureux qu’il soit présent mais nous craignons qu’il ne parle longuement et agresse son gouvernement »600. Dans une note adressée à Jacques Delors, Jean-Paul Mingas-son souligna les enjeux de l’intervention de celui-ci lors de la réunion de l’AUME :

Ayant à vous exprimer devant un parterre de parlementaires et de journalistes, la difficulté sera double. D’une part, le président Giscard d’Estaing et M. Van der Klugt tiendront probablement un langage assez mi-litant. D’autre part, vos propos seront interprétés à la lumière de vos responsabilités de Président du Comité d’étude pour l’Union économique et monétaire601.

En effet, cette réunion se devait d’être une démonstration de force à l’adresse du « Comité Jacques Delors et en particulier des banques centrales qui préparaient une étude sur l’union monétaire »602. Le conseil d’administration de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe élabora donc la stratégie suivante : « a) Réunir nos adhérents (plus de 100 à ce jour) en assemblée générale, b) faire pression sur le Comité Delors, apporter aux parlementaires européens un témoignage fort en faveur de l’union monétaire de l’Europe afin d’alimenter leur programme électoral de juin 1989, et fêter le dixième anniversaire du SME »603. Selon un schéma triangulaire, l’AUME et le CUME s’attachèrent, dès lors, à amener la concertation entre les agents économiques, les citoyens européens – par l’intermédiaire de leurs parlemen-taires – et les décideurs de la Commission européenne. Et, effectivement, les membres de 598 Cf. Commission des Communautés européennes, « Conseil Affaires générales », Bruxelles, 15.07.1989. In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 599 Jean-Paul Mingasson, « Note à l’attention de Monsieur J. Delors », 06.12.1988. In : Archives de la Commis-sion européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 600 Bertrand de Maigret, « Note urgente au Président V. Giscard d’Estaing. Débat à Strasbourg sur l’union moné-taire de l’Europe », 14.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 601 Jean-Paul Mingasson, « Note à l’attention de Monsieur J. Delors », 13.01.1989. In : Archives de la Commis-sion européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 602 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Enlarged meeting of our Association in Strasbourg », 02.09.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 603 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Procès-verbal de la 5e réunion du Conseil tenue le 25 octobre 1988 à Paris ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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l’AUME soulignèrent que « Jacques Delors et Lord Plumb sont très intéressés par notre initia-tive qui rejoint leurs efforts. Le bureau du Parlement européen a donc décidé d’inscrire notre débat parmi les opérations officiellement encouragées par la présidence »604. Les industriels défendaient en particulier, comme le CUME, l’idée d’une monnaie euro-péenne. Or, le Comité Delors, au sein duquel les gouverneurs ne parvenaient pas à un consen-sus sur cette question, écartait progressivement l’ECU privé de son rapport. Dans ces condi-tions, Jacques Delors avait à s’en justifier devant les dirigeants des grandes entreprises euro-péennes. C’est pourquoi, ses services lui préparèrent un « canevas » concentré sur la monnaie européenne. Alors que le CUME et l’AUME s’étaient attachés à démontrer que le Marché unique impli-quait nécessairement une union monétaire, Jacques Delors souligna que les textes européens ne stipulaient pas directement cette relation d’interdépendance, tout en défendant la nécessité de l’intégration monétaire : « Sauf à courir le risque de crises monétaires – et politiques – il faut parvenir à une gestion plus coopérative de la politique monétaire interne, de la politique externe du SME »605. C’est précisément sur ce point que le CUME et l’AUME d’un côté, et le Comité Delors d’un autre s’opposaient. Les premiers, qui étaient affranchis de responsabilités politiques, pouvaient plus librement plaider en faveur d’une politique monétaire fédérale, une gestion unique, alors que Jacques Delors recherchait le consensus parmi les dirigeants euro-péens et proposait donc une mise en commun de compétences, une coopération accrue de type intergouvernemental de la politique monétaire. Si les membres du Comité Delors n’étaient pas parvenus à un consensus sur la question de la monnaie, Jean-Paul Mingasson suggéra à son président de confirmer, auprès des industriels réunis, le rôle central de l’ECU : « Il faut affirmer la vocation de l’ECU à être la matrice de la monnaie unique »606. En revanche, contrairement au CUME, qui conférait à l’ECU le rôle de régulateur au cours du processus d’union monétaire de l’Europe, le Comité Delors, par la voix de son président, défendit une stratégie opposée, à plus long terme, en conditionnant l’utilisation pleine et entière de la monnaie européenne à l’avènement de l’union économique et monétaire. En d’autres termes, on rejetait d’emblée la stratégie de monnaie parallèle.

604 Idem. 605 Jean-Paul Mingasson, « Proposition d’un schéma d’intervention à l’occasion d’un colloque organisé par l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe », 13.01.1989. In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 606 Ibidem.

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2. Analyse comparative de l’union monétaire de l’Europe dans le Programme pour l’action et dans le « Rapport Delors »

Les propos de Valéry Giscard d’Estaing lors d’une réunion du CUME, au lendemain de la publication du rapport Delors, mettent en évidence les similitudes entre les travaux des deux Comités, et même le rôle de ceux de son propre Comité, dans l’élaboration des lignes directrices de l’union monétaire :

Dans ce rapport, où l’on reconnaît des passages de nos propres documents et où l’on devine la plume de certains de ceux qui siègent ici, ce qui d’ailleurs est excellent car nous souhaitions que notre travail soit utile – ce n’est donc pas une critique, mais au contraire une source de satisfactions – dans ce rapport fi-gure donc la description de l’état final de l’union économique et monétaire et [...] elle est assez con-forme, je crois, à ce que nous avons pu dire ou écrire. Elle est assez détaillée et comporte à la fois la description d’institutions et de principes : fixité des taux de change, utilisation d’une monnaie euro-péenne commune, nécessité d’une politique monétaire commune, bref un ensemble assez précis de dis-positions qui seraient le stade ultime de l’union607.

Cette position corrobore l’idée selon laquelle le Programme pour l’action, et ses propositions concrètes, ont été un élément fondamental dans la constitution du rapport Delors, et, plus lar-gement, dans la fixation des objectifs et des modalités de l’union monétaire. Si des points communs sont effectivement notables dans le Programme pour l’action et le rapport Delors, des points de divergence majeurs, qui reviennent encore de manière récurrente dans le débat européen, ressortent également de l’analyse comparative des deux documents.

2.1. La Banque centrale : organe européen sui generis ou modèle allemand ?

Le Comité est arrivé à la conclusion qu’au centre des modifications du traité doit se trouver la création d’une banque centrale européenne qui aurait pour mission d’assurer par la mise en œuvre d’une poli-tique monétaire commune, la stabilité monétaire interne et externe et la libre convertibilité des monnaies de l’Union, à taux fixe entre elles et à taux variable avec les monnaies tierces. Elle gérerait l’ECU, dans ses relations avec les monnaies nationales communautaires et avec les monnaies tierces, contribuerait au développement d’un marché des actifs financiers libellés en ECU, assurerait la convergence des poli-tiques monétaires nationales des pays membres en direction de l’objectif commun de stabilité des changes608.

Selon le point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, la création d’une banque centrale européenne était dans l’intérêt des membres de la Communauté et des agents économiques. Aussi, réitèrent-ils l’argument fédérateur de la stabilité qui avait rencontré le consensus lors de la création du Système monétaire européen. Au sein du Comité Delors, Niels Thygesen défendit le postulat du CUME : le SME a donné l’impulsion nécessaire à l’élaboration d’une politique monétaire européenne et la réflexion doit porter sur l’institution qui encadrera cette politique. Tout comme dans les conclusions du CUME, la stabilité des prix était perçue dans le rapport de Niels Thygesen609 comme l’objectif essentiel d’une BCE. Toutefois, il ne faudrait pas interpréter cette dimension dans son seul tour psychologique, comme une concession faite à l’Allemagne, traumatisée par l’hyperinflation de la République de Weimar. Pour les dirigeants ouest-allemands de l’époque, la lutte contre l’inflation se ba-

607 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 608 CUME, programme, p.12 et s. 609 « A European central banking system – Some analytical and operational considerations », p. 159.

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sait également sur les travaux des monétaristes qui stipulent que la désinflation compétitive favorise la croissance et l’emploi sur le long terme, notamment grâce aux exportations. Valéry Giscard d’Estaing, lui-même, avait d’abord fait adopter un Plan budgétaire (1963) axé sur la réduction des dépenses publiques et le financement non-monétaire du déficit, puis théorisé plus précisément la question de l’inflation dans les années 1970610, pour enfin mettre en appli-cation une politique déflationniste compétitive au cours de son septennat. Par conséquent, le CUME et le Comité Delors avaient la même analyse sur la mission de lutte contre l’inflation de la BCE : « maintenir un taux d’inflation mesuré par une moyenne de dé-flateurs de la valeur ajoutée au sein d’une bande proche de zéro, par exemple entre 0 et 2 % », ou encore « maintenir l’augmentation moyenne des prix à la production dans une fourchette légèrement plus large, de la même manière centrés autour d’un taux minimal de l’inflation »611, étaient présentés comme ses missions principales612. Sur ce point, ils satisfai-saient aux exigences de la Bundesbank, dont le gouverneur, Karl-Otto Pöhl, avait fait savoir que l’objectif de stabilité macroéconomique et monétaire des États membres était quoi qu’il en soit non négociable613.

Lors du Conseil européen de Madrid, en juin 1989, la stabilité fut effectivement l’élément fédérateur614 dans le discours des dirigeants. Pour la presse française, en revanche, la stabilité à tout prix sonnait comme une exigence exclusivement allemande. Dans Le Monde, cette question fut interprétée de manière manichéenne, selon l’enjeu suivant : « De quel côté penchera la balance ? »615. En d’autres termes, la Banque centrale européenne allait-elle se conformer à la « tradition restée vivante dans l’esprit des Allemands » sur leur « droit à une monnaie stable, comme ils ont droit à la sécurité de leur personne et de leurs biens » ? Ou allait-elle épouser la vision française d’« instrument aux mains de la puissance publique » ? À cette époque, les titres de la presse allemande, tels que « Une politique monétaire d’après le modèle allemand ? » (Der Spiegel, 11.07.1988) ou encore « L’Europe a besoin de règles de stabilité. Conditions pour la création d’une union monétaire » (FAZ, 29.07.1988), ne faisaient qu’exacerber le sentiment d’une Europe monétaire répondant aux prérogatives allemandes. En effet, pour une banque centrale commune, la contrepartie de la stabilité avait une dimen-sion beaucoup plus politique que pour le SME, avec en toile de fond la problématique du choix d’un modèle fédéral – dans laquelle les États devaient céder leurs prérogatives – ou confédéral – davantage une addition concertée des compétences, en somme entre la Bundes-bank et la Banque de France. L’incertitude était telle que Paul Mentré indiqua aux membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe : « il y a un risque que les propositions de ce comité aillent dans le sens d’un premier amendement relativement modeste, du type

610 Cf. par exemple : « Inflation mondiale et fixation des taux de change : exposé de M. Valéry Giscard d’Estaing devant l’assemblée annuelle des gouverneurs de la B.I.R.D. et du F.M.I », 22.09.1970 ; « La nouvelle dimension de la lutte contre l’inflation. La politique économique du gouvernement : allocution prononcée au Conseil Economique et social », 19.12.1972 ; « Objectif 1973 : concilier expansion et inflation », 1973. 611 Traduction par l’auteur de Committee for study of economic and monetary union, Report on economic and monetary union in the European Community, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 1989, p. 160. 612 « Conseil franco-allemand : "détermination anti-inflationniste" », AFP Économie, 22.02.1989. 613 Cf. Report on economic and monetary union in the European Community, p. 129 et s. 614 Cf. « Conclusions du Conseil européen de Madrid », Bulletin des Communautés européennes, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, juin 1989. 615 Paul FABRA, « La monnaie européenne après Madrid », Le Monde, 04.07.1989.

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d’un Fonds monétaire européen pour la gestion d’une partie des réserves et d’un renforcement des pouvoirs et des missions du Comité des gouverneurs »616. Des deux côtés du Rhin, l’incompréhension mutuelle persistait : en RFA, on sous-évaluait le sacrifice que représentait pour la France la délégation de la compétence monétaire à une instance supranationale ; tandis que dans la presse française, à l’instar du journal Le Monde, on réveillait la peur de la supério-rité allemande en Europe :

Comment achever l’union monétaire sans consacrer la suprématie allemande ? Une banque centrale eu-ropéenne centralisant toutes les décisions n’étant pas concevable pour des raisons politiques, seul un système de type fédéral est envisageable. C’est la conclusion à laquelle est parvenu le Comité Delors, qui évoque la création d’un système européen de banques centrales. Or, il est à redouter que, dans un tel système, dérivé du système américain, le RFA n’occupe une place prépondérante617.

En France, donc, on ne reconnaissait pas que, en renonçant au mark, la RFA s’apprêtait à faire une concession majeure, qui devait être assortie d’une politique monétaire indépendante comme rempart aux dévaluations compétitives nuisibles à ses exportations. Or, ce point de négociation était houleux, car les excédents de la balance des paiements allemands allaient de pair avec les déficits de ses partenaires directs, en particulier en Europe. Dans un entretien accordé au Monde, Miguel Boyer Salvador, membre des Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors, revint sur ce point :

Il est vrai que certains sont encore réticents, parce qu’à leurs yeux, réaliser l’unité monétaire de l’Europe, c’est accepter la domination de l’Allemagne, c’est-à-dire d’un pays au taux de chômage très faible qui peut pour autant se permettre de réaliser une politique très orthodoxe de stabilité des prix. Mais si l’on admet cet argument, dans la mesure où il est de toute manière impossible de faire bande à part, la seule solution consiste à jouer le jeu de l’unité monétaire européenne en amenant de l’intérieur, la RFA à assouplir sa position618.

Il se fit par ailleurs le porte-parole de cet argument auprès de la presse espagnole619. Dans Un Programme pour l’Action, comme dans le rapport Delors, l’indépendance de la Banque centrale européenne fut identifiée comme la priorité absolue, seule manière donc d’être « reconnue en Europe par les opinions publiques comme un facteur de stabilité moné-taire »620. Il s’agit d’une théorie qui était largement défendue par les économistes de l’époque, comme Finn E. Kydland et Edward C. Prescott dans un article de 1977 « Rules Rather than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans »621 pour lequel ils ont obtenu le prix Nobel d’économie, et Robert Barro et David Gordon dans « Rules, discretion and reputation in a model of monetary policy »622 en 1982. Si Valéry Giscard d’Estaing n’en était pas convaincu au départ, l’indépendance de la BCE satisfaisait aux attentes d’Helmut Schmidt sur la convergence des politiques économiques et à 616 Paul Mentré, « Note pour les membres de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe », 19.10.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 617 Françoise LAZARE, « Le rapport du Comité Delors : trois étapes pour faire l’union économique et monétaire européenne », Le Monde, 18.04.1989. 618 « La commission des "sages" et l’union monétaire. "Une banque centrale européenne ne doit pas se substituer aux banques centrales nationales" nous déclare M. Miguel Boyer, Le Monde, 05.07.1988. 619 Cf. « El comité para la Unión Monetaria de Europa studia hoy en Madrid los acuerdos de Hannover », La Vanguardia, 05.07.1988 ; « Boyer asegura que el SME "saltarà en pedazos" antes no se acada con la hegemonia alemana », Diaro 16, 23.07.1988. 620 CUME, programme, p.13. 621 Finn E. KYDLAND ; Edward C. PRESCOTT, « Rules Rather than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans », in : Journal of Political Economy, Volume 85, juin 1977, Université de Chicago, p. 473-492. 622 Robert BARRO ; David GORDON, « Rules, discretion and reputation in a model of monetary policy », in : Journal of Monetary Economics, Elsevier, vol. 12, New-York, octobre 1982, p. 101-121.

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celles de Valéry Giscard d’Estaing sur la discipline des politiques économiques par l’union monétaire. En effet, l’indépendance de la Banque centrale – et a fortiori la mise en œuvre d’une monnaie commune – avait vocation à mettre un terme aux dévaluations compétitives françaises ou aux réévaluations du mark qui creusaient l’écart avec les autres monnaies euro-péennes. De même, mener une politique monétaire indépendante des États pouvait également se révéler un frein à la spéculation sur les variations des monnaies à l’intérieur de l’Europe et, par conséquent, assurer une plus grande stabilité aux économies européennes. Pour s’assurer de l’entière dépendance de la BCE et la préserver de toute pression politique, le CUME souligna la nécessité d’une autonomie financière, c’est-à-dire l’absence de flux finan-ciers avec les institutions européennes et la nomination de gouverneurs inamovibles. En cela, le projet de banque centrale européenne du CUME s’apparentait à la Bundesbank et prenait, par conséquent, une orientation fédérale de la politique monétaire. Mais le CUME, persuadé que ce projet allait se heurter aux souverainistes, adjoignit un aspect confédéral à ses statuts, quoique très mesuré. En effet, d’un point de vue décisionnel, le Comité retint le modèle amé-ricain du Federal Open Market Committee d’un organisme mixte composé de membres nommés par les États européens et de gouverneurs de banques centrales nationales623. Du point de vue administratif, le CUME imagina à la tête de la BCE un directoire regroupant un président et des gouverneurs des banques centrales nationales dont les monnaies étaient repré-sentées dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) ; un conseil de surveillance, qui contrôlerait la gestion de l’entité bancaire et la mise en œuvre de ses stratégies, rassemblerait les gouverneurs de toutes les banques centrales ; un lien avec les cercles politiques européens serait assuré par la participation de délégations au conseil de surveillance et la présentation des objectifs, par la BCE, aux institutions européennes624. Les Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors s’opposèrent toutefois sur un point essentiel de la BCE. Alors que, d’un côté, le CUME prévoyait de donner à la dimension européenne la prédominance sur les intérêts nationaux en proposant que la BCE soit consti-tuée de douze membres, six membres du directoire et six membres issus des banques centrales nationales, avec la voix prépondérante pour le président du directoire, président du Comité des marchés, le Comité Delors, quant à lui, privilégia la parité totale. La question de la rela-tion entre banque centrale européenne et banques centrales nationales ne fut toutefois pas en-tièrement réglée par le rapport Delors :

Mais il est difficile de déterminer comment l’autorité monétaire pourrait être partagée entre un centre – le directoire et le conseil du SEBC – et les banques centrales nationales participantes. L’efficacité des opérations exige qu’il n’y ait jamais aucun doute sur le marché financier, entre les politiques nationales des marchés ou ailleurs, à quel organe a la responsabilité de prendre des décisions particulières. L’autorité monétaire est moins facilement divisible que l’autorité budgétaire625

Le CUME élabora alors des statuts susceptibles de convenir aux partisans des deux différentes conceptions, un modèle sui generis, semblable à la Réserve fédérale américaine : indépen-dante des pouvoirs politiques, mais avec une fonction de surveillance du système bancaire et celle de prêteur de dernier ressort. En l’absence d’un véritable pouvoir exécutif européen, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt recommandaient donc l’adoption d’un policy-mix de type réactif, c’est-à-dire une banque centrale prenant en considération l’économie ré- 623 « Proposition n° 1. La Banque centrale européenne : missions et statuts », in : ibid., p. 21. 624 Ibidem, p. 24. 625 Ibid., p. 166.

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elle. En effet, si la lutte contre l’inflation devait être son objectif principal, la BCE ne devait pas pour autant s’inscrire en rupture avec la macro-économie, et en particulier avec la re-cherche de la prospérité – investissement, plein emploi, croissance, comme fondement majeur de l’Europe. Politiques monétaire et budgétaire restaient donc, selon les propositions du CUME, en étroite interdépendance. Dans leur analyse sur la « responsabilité de la future Banque centrale européenne » menée pour les besoins du Conseil d’Analyse Économique, les professeurs Michel Aglietta et Christian de Boissieu ont également défendu le modèle améri-cain – adapté au degré de fédéralisme en Europe – concernant le processus de décision de la BCE :

La responsabilité procédurale nous paraît la meilleure méthode pour assurer la légitimité de la BCE. Un certain nombre de propositions institutionnelles en découlent. • Il faut absolument renforcer les prérogatives monétaires du Parlement européen et de ses commissions compétentes. • En particulier, les membres du directoire de la BCE devraient faire l’objet, lors de leur nomination, d’une confirmation par le Parlement européen. • Il serait essentiel de donner de la consistance à l’article 109B du traité, pour l’instant assez vague dans sa formulation (exemple, dans l’alinéa 3 : « Le président de la BCE et les autres membres du directoire peuvent, à la demande du Parlement européen ou de leur propre initiative, être entendus par les Com-missions compétentes du Parlement européen »). Une procédure de type Humphrey-Hawkins serait en-visageable, mais elle n’aurait de sens que si les prérogatives du Parlement européen en général, sur les questions monétaires en particulier, sont accrues. Il y a là une question qui relève à la fois de change-ments profonds dans les structures européennes, mais aussi de considérations de légitimité. • En ce qui concerne la communication de la BCE avec l’opinion publique, le principe de la publication (avec un délai de quelques semaines) des minutes du Conseil des gouverneurs devrait être posé. Il est d’ailleurs en conformité avec l’article 10.4 du protocole sur la SEBC (« le Conseil des gouverneurs peut décider de rendre public le résultat de ses délibérations »), sauf que la formulation serait plus affirma-tive (« le Conseil rend public le résultat de ses délibérations »). En outre, la BCE devra veiller à se doter des moyens d’une communication fréquente et transparente avec les relais de l’opinion publique. • Compte tenu de ce qui a été dit, nous pensons que la BCE devra privilégier le ciblage de l’inflation dans la formulation de ses objectifs. En conséquence de quoi, les agrégats monétaires ne seraient plus des cibles mais des indicateurs parmi d’autres, relevant de la tactique de la BCE626.

L’objectif du Comité Delors était de remettre un rapport qui aurait été accepté à l’unanimité de ses membres, ce qui explique que, pour certains, il ait été jugé minimaliste. Concernant la composition de la Banque centrale européenne en particulier, et ses relations avec les entités nationales, le Comité ne prit pas fermement position. Ses travaux sur la Banque centrale euro-péenne ont principalement été entravés par le gouverneur de la Bundesbank et par la Grande-Bretagne. Robin Leigh-Pemberton, membre du Comité Delors et gouverneur de la Banque d’Angleterre, déclarait ne pas du tout croire à ce projet627. Ce dernier subissait les pressions de Margaret Thatcher qui multipliait les prises de position contre l’« Europe supranationale », soutenue par le chancelier de l’Échiquier Nigel Lawson628, dans la période où le Comité De-lors tentait d’élaborer les statuts de la BCE629. En France, des voix discordantes se faisaient

626 Michel AGLIETTA ; Christian DE BOISSIEU, « La responsabilité de la future Banque centrale européenne », in : Conseil d’Analyse Économique, Coordination européenne des politiques économiques, p. 49 et s. 627 « Le Comité Delors confronté à des divergences d’opinion dans la phase finale de ses travaux », AFP Écono-mie, 14.02.1989. 628 « CEE/unification monétaire : M. Nigel Lawson réaffirme les réserves britanniques », AFP Économie, 25.01.1989. 629 « Marché unique de 1993 : Mme Thatcher opposée à une Europe supranationale », AFP Économie, 20.09.1989.

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également jour. D’un côté, le nouveau Premier ministre, Michel Rocard, soutenait sans ambi-guïté l’idée d’une banque centrale européenne, tout comme l’ancien membre du CUME, re-devenu ministre de l’Économie du gouvernement socialiste, Pierre Bérégovoy, arguant que ce dispositif était de nature à coordonner les politiques monétaires européennes sur la scène in-ternationale630. Ce dernier, malgré ses réticences initiales sur l’indépendance de la BCE, s’était finalement rallié à la position de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. Il se disait prêt, au nom de la France, à faire cette concession pour que l’Allemagne accepte l’union monétaire de l’Europe. Il s’agit d’un argument que Pierre Bérégovoy présenta avec force de-vant le Sénat, au cours des négociations de Maastricht :

Troisième argument principal des adversaires du traité : la monnaie unique ce serait un pouvoir aban-donné à une banque centrale toute puissante. Cet argument n’est pas exact. D’abord le directoire sera nommé par le Conseil européen et chaque État membre désignera son représentant au conseil d’administration. Mais je ne veux rien vous cacher. Si je me suis rallié à la proposition d’une banque centrale indépendante dont l’Allemagne faisait une condition sine qua non, c’est parce qu’il m’est appa-ru que cette banque centrale serait contrebalancée par une autorité économique forte et démocratique, qui déterminerait l’essentiel : les grandes orientations économiques et la politique monétaire extérieure, autrement dit, les taux de change631.

Mais, d’un autre côté, chez les socialistes français, la BCE ne faisait pas le consensus. Édith Cresson, par exemple, ministre française des Affaires européennes, affirma dans un entretien accordé au Nouvel Économiste croire « beaucoup plus aux vertus d’un consensus qui devrait résulter des positions des représentants des États » qu’à la prédominance de la dimension eu-ropéenne à la BCE, comme le proposaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Mais surtout, la ministre rejetait très clairement le modèle allemand : « Si la Bundesbank est indé-pendante de l’État fédéral, après tout c’est l’affaire de l’Allemagne. Mais qu’une technostruc-ture libre de toute attache nationale, non élue, assume un pouvoir considérable, indépendam-ment de la volonté politique des États, me paraît dangereux et un peu irréaliste ». On peut se demander si sa position était réellement motivée par la recherche d’une plus grande démocra-tie en Europe, ou s’il s’agissait au contraire de la réticence des souverainistes à voir déléguées des prérogatives de l’État français à une institution européenne.

2.2. Monnaie parallèle ou monnaie unique ? Les conceptions opposées des Comités Giscard d’Estaing-Schmidt et Delors

L’ECU est aujourd’hui dual : l’ECU officiel, créé sous forme de swaps des banques centrales avec le FECOM en représentation de 20 % des réserves d’or et de dollars, et utilisable dans certaines limites pour le règlement entre banques centrales des interventions sur les marchés des changes en défense de la grille des parités : l’ECU privé né spontanément d’opérateurs sur le marché acceptant que leurs opéra-tions soient libellées en un panier de monnaies reflétant exactement celui déterminé, en principe tous les cinq ans, par les gouvernements lors de la révision périodique de l’ECU. La marche vers une monnaie européenne implique que ces deux circuits entrent en communication, les deux mouvements d’utilisation accrue de l’ECU officiel et d’utilisation accrue de l’ECU privé se soutenant mutuelle-ment632.

630 « Union monétaire européenne : M. Bérégovoy pour une banque centrale mais pas de monnaie commune », AFP Économie, 20.09.1989. 631 Cf. Discours prononcé par M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, le 5 mai 1992 à l’Assemblée nationale. Url : http://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/revision5_pierreberegovoy_Maastricht.asp. Consulté le 17.10.2012. 632 « Le public européen et l’ECU », p. 35.

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Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, en créant l’unité de compte européenne, avaient déjà fait un pas important en direction de l’union monétaire. Mais il ne s’agissait que d’opérations comptables, de jeux d’écriture dans une utilisation officielle. Le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt s’appuya donc sur la « spontanéité » du succès de l’ECU auprès des ac-teurs privés pour prouver qu’il existait une demande concrète, émanant du marché, d’une monnaie commune. Cette stratégie s’avéra efficace puisque, dans son rapport, le Comité De-lors mit également en évidence la réussite de l’ECU dans le secteur financier :

L’ECU a gagné en popularité sur le marché, où son utilisation comme dénominateur pour les transac-tions financières s’est répandue de façon significative. Il occupe le cinquième rang dans les émissions obligataires internationales, avec une part de marché de 6 %. L’expansion de l’activité des marchés fi-nanciers en écus s’explique en partie par une émission croissante de titres de créance d’écus libellés par les institutions communautaires et les autorités du secteur public de certains pays membres, et en partie par l’attractivité de l’ECU comme un moyen de diversification de portefeuille et de couverture contre risques de change633.

S’appuyant sur ce potentiel, le Comité Delors rejoignait le CUME sur la nécessité de l’extension du rôle de l’ECU dans le secteur privé comme préalable à une monnaie euro-péenne. Dans cette entreprise, les deux comités furent soutenus par les agents économiques, notamment par le biais de l’Association pour l’Union monétaire, qui prôna la généralisation des échanges en ECU dans le secteur privé :

Les grands industriels européens qui, à travers leur Association, appuient l’action du Comité, sont una-nimes à considérer que la possibilité de facturer et de régler en une monnaie unique dans l’ensemble du marché intérieur européen est la condition pour que cet espace ait la même réalité et le même poids que l’espace économique intérieur américain634.

Cette composante fut également considérée comme une base de travail pour la Commission européenne et du Comité Delors :

Depuis 1987, près de 200 des plus grandes entreprises européennes ont adhéré à une association (l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe) afin de promouvoir l’écu […] il est clair que pour une société ouverte sur le monde extérieur, la normalisation de l’unité de mesure monétaire et financière représente une rationalisation importante, générant des gains importants dans la gestion de systèmes complexes635.

Malgré l’appel des agents économiques et la reconnaissance officielle du succès de l’ECU, le rapport Delors resta très général sur la question de la monnaie, en ne concédant que l’extension de l’ECU au secteur privé, et en se bornant par conséquent à son usage commer-cial :

La différence entre l’actif et le passif en écu reflète un déséquilibre entre l’offre et la demande. Le désé-quilibre est principalement dû à l’usage restreint de l’écu dans les transactions et le rendement relative-ment plus faible sur les dépôts bancaires par rapport aux autres types d’investissement […] Cependant, l’utilisation de l’écu dans les transactions commerciales, qui commence à devenir significatif, devrait contribuer à réduire le déséquilibre et, par conséquent, l’importance excessive du marché interban-caire636.

A contrario, le CUME considéra la sphère privée à une plus large échelle, en proposant une série de mesures : « Les résidents de tous les États membres devraient être autorisés à émettre en ECU toute la gamme des valeurs mobilières autorisées sur leurs propres marchés » ; « Lors d’appel d’offres pour les marchés publics, les entreprises pourraient être autorisées à présenter 633 Ibid. 634 CUME, programme, p. 10. 635 « The ECU and Stage One of the EMU ». 636 Ibid.

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leurs offres à l’écu » ; « Les entreprises établies dans plusieurs pays européens pourraient être autorisées à établir leur bilan en écus » ou encore « Les résidents pourraient être autorisés à ouvrir des comptes en écus et à utiliser ces comptes pour leurs paiements internationaux »637. En d’autres termes, le CUME proposait que l’ECU puisse être utilisé comme n’importe quelle autre monnaie dans le circuit économique, aussi bien par les professionnels que par les usa-gers. Pour soutenir l’offre et la demande monétaire dans l’économie, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt souligna la nécessité de la contribution du marché financier, et particuliè-rement des banques, par exemple en leur accordant l’émission de compensations, c’est-à-dire les dettes interbancaires croisées, en ECU. Au cœur de ce dispositif, la convergence des taux d’intérêt publics et privés était la mesure phare proposée par le CUME dans le but de pro-mouvoir l’ECU dans les sphères financières. Sur proposition des groupes de travail ECU-public et ECU-privé, le CUME suggéra de diversifier les moyens d’utilisation de l’unité de compte dans l’émission de titres publics pour transcender la frontière entre les deux entités. Cette proposition fut relayée par l’Association bancaire pour l’ECU. Jacques Bozzi, détaché temporaire de la Banque de France à la direction générale des Affaires économiques et finan-cières (DG II) de la Commission des Communautés européennes, encouragea par exemple, en collaboration avec l’ABE, l’expansion de l’ECU :

L’écu privé est un phénomène de marché et c’est en premier lieu à celui-ci de s’organiser mieux et de trouver de nouveaux axes de développement, ainsi que l’a fait par exemple la profession bancaire en fondant l’Association bancaire pour l’Écu, en septembre 1985. L’objet de cette association est de facili-ter la promotion de l’écu en général mais surtout de gérer le nouveau système multilatéral de compensa-tion des créances et dettes en écu des établissements bancaires, qui fonctionne depuis le début d’octobre 1986. Fruit d’une longue négociation engagée dès 1983 et encouragée par la Commission européenne, ce système constitue un pas indispensable vers l’internationalisation de l’écu en offrant non seulement un réseau performant de calcul et de transfert des soldes en écu mais aussi en organisant leur règlement sous l’égide de la Banque des règlements internationaux de Bâle. Cela donne à l’écu privé une sorte de caution officielle de la part d’un organisme qui est déjà imbriqué dans le réseau de l’écu officiel puisque la BRI est l’agent comptable du FECOM qui centralise les créances et dettes en écu des banques cen-trales. […] Toutefois, l’écu qui n’est la monnaie d’aucun pays et n’a donc pas le renfort, comme les autres devises, d’Autorités monétaires nationales a un handicap au départ, rançon il est vrai de certains avantages – qui nécessite sinon caution officielle, au moins une neutralité bienveillante. C’est généra-lement le cas de la part des banques centrales européennes, qui en l’état actuel des choses ne voient pas de complications sérieuses pour leurs politiques monétaires du fait de l’existence du marché de l’écu, même si certaines ont des préoccupations à plus long terme638.

Mais surtout, le CUME pouvait défendre - même si l’on peut douter du caractère universel de son document de travail - le consensus des acteurs économiques concernant l’extension de l’usage de l’ECU grâce à un sondage dirigé par l’AUME, en collaboration avec l’Association bancaire pour l’ECU et la Commission européenne. Selon les résultats, 86% des dirigeants des grandes entreprises interrogés639 (dont 98% en Italie, 97% en France, 79% aux Pays-Bas

637 Ibid. 638 Jacques BOZZI, « Présent et futur de l’écu sur la scène monétaire internationale », in : Association bancaire pour l’ECU, The Ecu : facts and prospects - L’écu : faits et perspectives, Écu 1987/III N° 0, 1987. 639 Il s’agissent de 1036 dirigeants d’entreprises « ayant un flux d’importations et/ou d’exportations supérieur à 300 000 écus », dont 82 en Belgique, 174 en RFA, 160 en Espagne, 171 en France, 182 en Italie, 80 aux Pays-Bas, et 187 en Grande-Bretagne.

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et 60% en Grande-Bretagne) étaient favorables à la monnaie commune640. Or, si ces dirigeants plébiscitaient la création d’une monnaie européenne pour le développement des échanges in-ternationaux et dans l’intérêt de l’émergence d’un Marché unique européen, l’utilisation qu’ils faisaient de l’ECU dans leurs transactions restait encore marginale. C’est pourquoi le CUME se pencha sur un aspect essentiel de la politique monétaire, le « pouvoir libératoire de l’ECU »641, c’est-à-dire la capacité d’une monnaie à rembourser l’ensemble de ses dettes. Or, seuls les pouvoirs publics sont aptes à donner à une monnaie ce pouvoir libératoire. C’est pourquoi le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt insista sur l’urgence à institutionnaliser « la validité des contrats en ECU et du règlement en ECU, pour sa contre-valeur, d’obligations contractées en monnaies nationales »642. Pour le CUME, l’ouverture de comptes en ECU était la clé du développement de cette valeur monétaire dans les échanges courants. Mais le pouvoir libératoire de la monnaie ne pouvait avoir lieu que dans une zone où un moyen de paiement, généralement les billets émis par une banque centrale, avait cours légal. Au sujet des moyens de paiement en tant que tels, le CUME adopta une attitude pru-dente :

Plus controversée est la question du pouvoir libératoire des billets en ECU, émis par des consortiums de banques commerciales ou par la Banque centrale européenne, et circulant en parallèle avec des billets en monnaie nationale. Peut-être dans un premier temps ce pouvoir libératoire pourrait-il être limité à l’acceptation tacite résultant de l’affichage des prix en ECU et de prix en monnaies nationales, l’échange de billets en ECU contre billets en monnaie nationale se faisant par ailleurs sans frais dans les banques. Bien entendu, le développement de la circulation de billets privés en ECU serait contrôlé par la Banque centrale européenne, soit directement, soit par l’imposition d’une obligation de réserves repré-sentant 100 % des billets mis en circulation643.

Le CUME montrait la volonté d’introduire une monnaie commune, dont le rôle prépondérant repousserait progressivement la monnaie nationale au second plan. Mais, à ce stade de ses propositions, le CUME n’envisageait que la monnaie parallèle, la monnaie unique restant a priori encore un objectif à plus long terme.

Entre les deux comités, la véritable problématique concernait le rôle de cette monnaie dans le champ monétaire européen : devait-elle être parallèle aux monnaies préexistantes ou unique, c’est-à-dire remplacer l’ensemble des devises européennes ? Dans le but d’accroître l’utilisation de l’ECU, le CUME reconsidéra les bases de calcul de l’unité de compte en proposant la suppression du panier composé de cinq monnaies, et l’instauration de l’ECU-parité pour une plus grande rationalisation des échanges dans le sec-teur privé644. En réalité, le CUME il s’agissait d’une monnaie dite parallèle, c’est-à-dire une valeur européenne commune, échangeable contre les monnaies nationales. Il serait en effet question de créer une « véritable zone monétaire unifiée »645 avant de penser à la suppression progressive des monnaies nationales dans le cadre d’un système « à taux fixe, sans possibilité d’ajustement périodique et sans marge de fluctuation »646. Visiblement, le CUME élaborait

640 Cf. Faits et opinions, « Les entreprises européennes et l’ECU », Association pour l’Union monétaire de l’Europe, en collaboration avec GALLUP, 25.10.1988, In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 641 « Proposition n° 2. Le lien entre l’ECU officiel et l’ECU privé », in : CUME, programme, p. 30. 642 Ibid. 643 Ibid., p. 31. 644 Ibid., p. 27. 645 Ibid., p. 28. 646 Ibid.

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ainsi une stratégie déductive – basée sur la substituabilité de la monnaie – qui amènerait le secteur privé à privilégier de lui-même l’ECU à la monnaie nationale dans les échanges com-merciaux. Par extension, la diversité des monnaies deviendrait moins avantageuse dans les flux intracommunautaires et, in fine, inutile. Le CUME privilégia donc une adaptation pro-gressive des agents économiques et de l’opinion publique, selon un calendrier précis : l’élaboration, dans un premier temps, de règles souples sur les marges de fluctuation, sans que cela ne devienne pour autant source d’instabilité ; dans un deuxième temps, le renforcement des contraintes de convergences, pour arriver à une harmonisation optimale ; et enfin, dans le but de rendre l’ECU définitivement plus attrayant pour les agents économiques, le nivelle-ment des taux d’intérêt des placements, afin que la monnaie nationale ne soit pas plus avanta-geuse. Contrairement aux exhortations du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, à « rechercher en liai-son avec les banques concernées les moyens d’accoutumer le marché à la disparition d’une référence à un panier de monnaies »647, c’est-à-dire à transformer l’ECU en une devise com-mune, tout en préservant temporairement les monnaies nationales, la Communauté euro-péenne « ne recommand[a] pas la stratégie d’une monnaie parallèle »648. Au sein du Comité Delors, le rapporteur Willem Frederik Duisenberg – et futur gouverneur de la BCE – prit fermement position contre l’éventualité d’une monnaie parallèle649, arguant de l’incompatibilité de ce dispositif avec le développement de l’ECU en une monnaie internatio-nale :

L’Union économique et monétaire exige la convergence économique et l’acceptation de la perte de sou-veraineté, implicite dans la suppression du taux de change comme instrument de réglage. Le dévelop-pement de l’écu en une monnaie internationale, utilisée en parallèle avec les monnaies nationales, ne peut pas nous permettre d’éviter cette exigence ni faciliter la réalisation650.

En réalité, les rapports des réunions du Comité Delors montrent que le rejet de la monnaie parallèle de la part de ce dernier était dû principalement au veto catégorique de Karl-Otto Pöhl651, qui s’était, dès l’origine, opposé à cette proposition du CUME. Le gouverneur était conforté dans son opposition à une treizième monnaie par les services du ministère ouest-allemand de l’Économie :

L’idée de provoquer une union monétaire par la compétition entre monnaies, c’est-à-dire par le proces-sus du marché, est, dans le principe, fascinante. Une monnaie parallèle est mise en circulation aux côtés des monnaies nationales existantes ; elle a absolument toutes les fonctions de la monnaie ; et les cours de change entre elle et les monnaies nationales sont – contrairement à l’unité de compte – échangeables. Dans ces conditions, cela peut aboutir à une concurrence d’éviction du peu de monnaies stables par une monnaie encore plus stable. Sur la voie de l’union monétaire on échapperait ainsi à de nombreux pro-blèmes qui seraient provoqués par des réformes et ajustements institutionnels652.

Pourtant, ces avantages se heurtaient à un point non négociable pour les décideurs allemands : la gestion de la monnaie par une institution indépendante. Cette question donna alors lieu à un

647 Ibid. 648 « The ECU and Stage One of the EMU ». 649 W.F. DUISENBERG, « The ECU as a parallel currency », in : idem., p. 185-189. 650 Traduction par l’auteur de idem., p. 189. 651 « Mr Pöhl is the only member of the Delors Group to have set down his objection to the parallel currency strategy », in : Commission des Communautés européennes, « Reflections on a parallel currency approach to monetary union », II-D-1CB.él/6.1.1989. 652 « Gutachten des wissenschaftlichen Beirats beim Bundesministerium für Wirtschaft », Bonn, février 1989. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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combat public d’experts. Miguel Boyer, membre espagnol du Comité Delors, s’adressa à la presse française, pour affirmer au contraire : « la banque centrale européenne ne doit pas se substituer aux banques centrales nationales, mais bien fonctionner parallèlement à elles. De même qu’en matière de monnaie, l’ECU doit se développer parallèlement aux monnaies na-tionales »653. On pourrait ainsi distinguer deux camps dans le débat : d’un côté, les personnalités émergeant de pays où la banque centrale était indépendante, comme la RFA, défendaient la monnaie unique, tandis que celles provenant de pays où la monnaie faisait partie intégrante de l’économie, comme la France, privilégiaient la monnaie parallèle. Au sein du CUME, c’était donc l’approche française, celle de Valéry Giscard d’Estaing, qui l’avait emporté. Helmut Schmidt s’était rallié à cette conception, car, en pragmatique, il souhaitait que l’ECU privé soit développé rapidement, sans passer par une délégation de compétences entière, et donc par un traité. L’insistance du CUME sur la question de la monnaie parallèle s’appuyait sur des données empiriques. Avec l’échec du plan Werner au début des années 1970, neuf écono-mistes – dont Niels Thygesen654 – développèrent une théorie de monnaie parallèle, publiée dans The Economist en novembre 1975 : une monnaie européenne commune, à pouvoir d’achat constant, sans l’imposer politiquement, mais utilisable par les agents économiques privés et les autorités monétaires, et progressivement substituable aux monnaies nationales. Face au refus catégorique des décideurs européens, certains membres du CUME – dont Valéry Giscard d’Estaing et Miguel Boyer Salvador – pensaient que cette position pourrait être infléchie au cours des phases de négociation après la remise du rapport Delors. Dans un article intitulé « Une monnaie pour l’Europe », Helmut Schmidt, indiquant qu’« un marché unique sans monnaie commune, ça n’a jamais existé dans l’Histoire », considérait que « le refus du Comité Delors de se positionner clairement, concernant la troisième et dernière phase, pour l’adoption de l’ECU comme monnaie unique » était une « faiblesse »655.

2.3. Les phases du « Rapport Delors » selon le CUME : les risques de l’approche institutionnelle

« La première étape revêt-elle un sens en soi ? Pourrait-elle constituer un objectif de politique économique et monétaire ? Ou ne trouve-t-elle son sens que si l’on adopte en même temps les objectifs finaux et si on la considère comme une amorce de la situation finale ? »656. Dans ce questionnement rhétorique de Valéry Giscard d’Estaing transparaissait la critique du CUME à l’encontre du rapport Delors, et particulièrement de sa première phase, qui était con-sidérée comme une simple confirmation du dispositif monétaire préexistant. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt reprochaient surtout à cette première étape de ne pas lier les participants à l’adoption d’une banque centrale et d’une monnaie européennes. Toutefois, cette première phase prévoyait l’ouverture des négociations sur ces deux points. Entre les

653 « La commission des "sages" et l’union monétaire. "Une banque centrale européenne ne doit pas se substituer aux banques centrales nationales" nous déclare M. Miguel Boyer, Le Monde, 05.07.1988. 654 Les signataires étaient Giorgio Basevi, Michele Fratianni, Herbert Giersch, Pieter Korteweg, David O’Mahony, Michael Parkin, Theo Peeters, Pascal Salin et Niels Thygesen. 655 Helmut SCHMIDT, « Eine Währung für Europa », Die Zeit, 23.06.1989. 656 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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deux comités, et même entre les membres du CUME, des différences d’interprétation demeu-raient sur la disposition suivante : « l’influence sur la gestion de chaque catégorie d’arrangement devrait être proportionnée au degré de participation des États membres ». Le traité devait-il, en effet, être impérativement signé par les Douze, et pouvait-il corollairement être soumis au droit de veto d’un ou plusieurs des participants ? Au sein du CUME, Helmut Schmidt adopta très certainement la position la plus virulente concernant la réforme institutionnelle prévue par le rapport :

Je dois avouer qu’une chose m’a énormément choqué, si je peux dire, dans le rapport Delors : l’on dé-clare qu’il est indispensable d’avoir des traités ratifiables au plan international. C’est dire que non seu-lement les Britanniques, mais d’autres, sur la péninsule ibérique, à Francfort, ou ailleurs, vont avoir la main sur le frein657.

Pour lui, soumettre l’union monétaire de l’Europe à un traité donnait à ses adversaires l’opportunité d’endiguer le processus, et de faire stagner les membres de la Communauté dans la première phase. À cet argument, Jacques Delors opposait le fait que, selon le rapport de son comité, « la création d’une union économique et monétaire [devait] être envisagée comme un processus unique ». En d’autres termes, les trois phases de son plan étaient liées entre elles, supposant ainsi une participation pleine et entière des États. La position d’Helmut Schmidt fut également contestée par Wilfried Guth : « Pour moi, il s’agit d’une indication tout à fait claire : nous pouvons y aller, sans attendre la participation de la Grande-Bretagne »658. La question britannique était au centre des préoccupations d’Helmut Schmidt :

Si nous attendons que les douze participants au traité de Rome soient prêts à signer d’abord et à ratifier ensuite un addendum au traité de Rome ou à l’Acte unique, nous donnons à la Grande-Bretagne un poids politique infiniment plus grand que celui qui est le sien ou celui qu’il est souhaitable de lui don-ner. Si je me reporte aux trente-cinq dernières années, et si je revois l’époque où Jean Monnet nous a présenté ses idées au début des années 50, je constate qu’il y a toujours eu, pour des raisons d’histoire ou d’idéologie nationale, une grande réticence de la part des Britanniques. Mais lorsqu’ils ne pouvaient rien faire d’autre, ils finissaient toujours par se rallier ! La situation est exactement la même au-jourd’hui, et je crois que nous commettrions une erreur monumentale si nous voyions les choses en termes de phase un, deux, trois, et si nous pensions que tout cela devrait dépendre d’un traité auquel de-vraient souscrire tous les États membres de la Communauté »659

Il préconisait, plus précisément, la stratégie empirique d’intégration progressive : instaurer d’abord les éléments de l’union monétaire qui ne nécessitaient pas une délégation de compé-tences, et couronner le processus, à terme, par des dispositions institutionnelles. De son côté, Valéry Giscard d’Estaing s’appuya sur son parti, l’UDF, pour relayer ses convic-tions auprès de l’opinion publique française. Il considérait, en effet, que ce rapport était in-complet et que, globalement, il fallait « sans doute aller plus loin et plus vite dans l’Europe économique et monétaire ». Mais surtout, il reprochait au rapport Delors de ne pas avoir fixé le calendrier des deux dernières étapes de l’UEM, ouvrant ainsi la voie aux tergiversations politiques660. Sur la même ligne, l’UDF considérait ce rapport « un peu décevant sur l’Union monétaire » (calendrier, rôle de l’écu) et « un peu trop ambitieux, par contre, sur l’union éco-

657 Ibidem. 658 Ibid. 659 Ibid. 660 « Le rapport Delors ne va pas assez loin », AFP Économie, 18.04.1989.

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nomique (faire fixer déficit budgétaire par Conseil des ministres – compétence des parlements nationaux)661. Tous les membres du CUME ne partageaient pas son opinion sur ce point, à l’instar de l’Espagnol, Miguel Boyer Salvador, qui avait également participé aux travaux du Comité De-lors :

Il existe deux approches : d’une part, réaffirmer l’idée d’une union économique et monétaire, d’autre part se concentrer sur le prochain pas et laisser aux marchés la dynamique du processus. Cela soulève un inconvénient assez sérieux : certains pays ne sont pas disposés à faire le pas suivant si l’objectif final et l’institutionnalisation du processus ne sont pas acceptés politiquement. C’est, en un certain sens, le cas de l’Espagne. En effet, certains pays trouvent que le système actuel est asymétrique dans la mesure où les décisions ne sont pas prises sur un mode collectif662.

Cela revient à dire que certains pays ne croyaient pas en la coopération sur le mode du gen-tlemen’s agreement, en particulier de la part de la Bundesbank, qui menait une politique indé-pendante, et n’était pas prête à céder une once de pouvoir à ses partenaires européens. A contrario, la méthode de la réforme institutionnelle avait un potentiel effet pervers, que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt soulevèrent de concert. En effet, le rapport De-lors avait établi une symétrie entre l’union monétaire et l’union économique, subordonnant l’achèvement de la première à des critères de convergence économique stricts. Par consé-quent, Valéry Giscard d’Estaing déclara : « à mon avis, une trop grande insistance est mise sur la coordination des politiques macro-économiques, notamment budgétaires. C’est un débat de doctrine. Faut-il vraiment avoir à ce point une structure contraignante ? »663. Il défendait l’idée que l’union monétaire favoriserait l’harmonisation des politiques écono-miques, y compris des traditions budgétaires. Helmut Schmidt considérait, pour sa part, que « l’idée d’harmoniser les politiques budgétaires et d’avoir une monnaie commune n’est qu’une façon de remettre les choses à plus tard et de tout reporter au siècle prochain »664. Sur ce point, aussi, les membres du CUME étaient en désaccord. Pour certains membres, les Ita-liens en particulier, non seulement le déficit budgétaire de leur pays était de nature à déstabili-ser le reste des participants à l’union monétaire, mais surtout, avec la libération des mouve-ments des capitaux, les taux d’endettement des États allaient jouer un rôle majeur sur le choix du pays d’investissement. Une autre polémique entre les deux Comités concernait la question de la monnaie. Cornelis van der Klugt s’attaqua, au nom de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe qui avait défendu la nécessité d’une monnaie pour les agents économiques, à cette faiblesse dans le rapport Delors :

Pourquoi le comité a-t-il fait preuve d’une telle timidité concernant une question qui a fait l’objet de plusieurs recommandations, y compris au sein du comité, y compris par notre association, y compris par l’association des banques ? Je me demande dans quelle mesure le comité n’aurait pas pu déclarer offi-ciellement que, puisqu’il y avait une union monétaire européenne, l’Écu deviendrait la monnaie offi-cielle665.

661 Commission des Communautés européennes, Service de presse et d’information pour la France, « Note à l’attention de M. Niels J. Thogersen. Rapport Delors. Réactions politiques : UDF », 18.04.1989 662 Ibidem. 663 Ibid. 664 Ibid. 665 Ibid.

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Jacques Delors, lui-même, reconnut alors que, sur ce point, son Comité n’avait pas pu prendre position. Selon lui, en effet, « supprimer les obstacles à l’utilisation de l’ECU en tant que tel est une chose, lui donner les mêmes statuts pour les résidents d’un pays que ceux de la mon-naie nationale réclame un petit pas supplémentaire »666. D’un côté, Jacques Delors avait tenu à ce que le rapport remis aux termes des travaux du Comité fut adopté à l’unanimité de ses membres ; d’un autre côté, cela explique également que les observateurs, et en particulier le CUME, l’aient jugé minimaliste. Valéry Giscard d’Estaing, en tête, reprocha alors à Jacques Delors de ne pas avoir tranché :

Il y a un paragraphe curieux qui vous a d’ailleurs valu des polémiques avec les experts britanniques sur la question de savoir si l’on choisissait ou non entre un système constitué de plusieurs monnaies à taux de change fixes ou une monnaie unique. Le rapport est assez ambigu sur ce point puisque l’on com-prend que cela pourrait être l’un ou l’autre, mais que nous irons probablement plutôt vers une monnaie unique667.

Alors que, au sein du Comité Delors, une très large opposition s’était manifestée au sujet de la monnaie parallèle, Niels Thygesen avait proposé une alternative, qui ne n’occultait pas tota-lement cette proposition : le pooling partiel des réserves de change, c’est-à-dire un transfert nécessaire au développement de l’usage privé de l’ECU. Pour sa part, Valéry Giscard d’Estaing souhaitait aller plus loin, en suggérant une prise de position définitive sur la mon-naie commune : « Mon idée est la suivante : pourquoi n’enrichissez-vous pas la deuxième étape d’un plus grand développement de l’usage de l’Écu, Écu privé que vous évoquez, mais aussi Écu public, ce qui implique, au cours de la deuxième étape, le passage à l’Écu monnaie et non pas le maintien de l’Écu panier »668. S’il nommait cette stratégie l’instauration d’une « monnaie optionnelle, c’est-à-dire à l’usage possible de l’Écu chaque fois que cela s’avérerait souhaitable sur le plan public ou privé », cette proposition ne différait guère de celle de la monnaie parallèle.

Un troisième point, la banque centrale européenne, fit l’objet d’une importante contro-verse. Le CUME reprochait en effet au rapport Delors d’avoir écarté sa proposition d’organisme fédéral, pour des raisons politiques. Helmut Schmidt se livra alors à un véritable réquisitoire contre les bureaucrates :

Il me semble que certains membres jouent le rôle de la bureaucratie de Moscou face à Gorbatchev. Comme l’a fait Gorbatchev, si l’on retire à la bureaucratie sa souveraineté ou son autonomie, un certain nombre de choses deviennent superflues. À ce moment-là, 100 % de la bureaucratie s’oppose à votre ac-tion, car personne ne sait s’il va faire partie de la première vague dont on va se débarrasser ou de la se-conde. C’est un peu l’impression que j’ai eue de ces gouverneurs des banques centrales, y compris de celui de la banque centrale d’Allemagne.

Pour les membres du CUME, le rapport Delors, en se prononçant en faveur d’une banque cen-trale européenne sur le modèle de la Bundesbank, avait cédé aux pressions de Karl-Otto Pöhl. Mais surtout, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt considérait que le rejet de son modèle fédéral, pour ne pas heurter les sensibilités nationales, donnait moins de poids à la BCE. Paul Mentré souligna, par exemple, concernant les divergences de vues sur la pondération des voix :

c’est une différence qui va un peu loin car, dans un comité des marchés comme l’Open market com-mittee américain, la majorité est entre les mains des fédéraux ; les représentants des banques régionales

666 Ibid. 667 Ibid. 668 Ibid.

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tournent entre eux mais, à la fin des fins, ce sont les fédéraux qui ont la majorité [...] si un consensus peut émerger des banques centrales nationales, alors l’élément européen me semble un peu faible669.

Plus encore que l’argument technique, c’est la valeur symbolique, qui, selon Valéry Giscard d’Estaing, plaidait en faveur du modèle fédéral : « On est en droit de se demander quel sera le Volcker européen. Si vous donnez à votre système un caractère de mutuelle, vous aurez une politique, si j’ose dire, de bas de gamme en matière monétaire, puisqu’il vous faudra toujours obtenir le consensus général ». De son point de vue, en effet, l’union monétaire de l’Europe devait non seulement faire émer-ger un signe identitaire, pour l’opinion publique, mais surtout devenir représentative d’une politique commune, capable d’affirmer sa voix sur la scène internationale. Helmut Schmidt tenait particulièrement à cette dimension, et s’en prit de manière virulente aux membres du Comité Delors pour ne pas y avoir fait mention dans le rapport :

A-t-on jamais, au sein du comité, évoqué la question des marchés financiers globaux, s’est-on posé la question de savoir, compte tenu de la situation actuelle des marchés financiers, qui, en 2001 ou en 2085, aurait la responsabilité de prêteur en dernier secours en cas d’effondrement général des banques offshore, des Bermudes ou de Hong Kong ? [ ...] Les gouverneurs des banques centrales n’ont-ils jamais pensé que le processus de globalisation des marchés financiers mondiaux réclamait en complément une globalisation des institutions de règlementation [...] Ne leur est-il jamais venu à l’esprit qu’ils allaient se trouver confrontés d’ici deux ans à une crise de l’endettement de l’Amérique du Nord ?

Dans la conception de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, l’union monétaire de l’Europe n’était pas un simple instrument de régulation des économies de ses membres, mais était perçue comme la pierre angulaire d’une intégration politique à laquelle l’unification par l’économie aboutirait. Comme ils s’étaient efforcés de le démontrer depuis le début des an-nées 1970, l’unité monétaire était la condition sine qua non pour que l’Europe impose, en tant que grande puissance économique, ses vues sur la scène internationale.

2.4. Les hommes politiques français, relais des propositions du CUME au Conseil européen de Madrid (juin 1989)?

À la veille du Conseil européen de Madrid, le CUME tint une réunion à Paris. Cette décision s’explique d’abord par le fait que la France comptait par les initiateurs de l’UEM. Ensuite, Pierre Bérégovoy, qui venait de récupérer son poste de ministre de l’Économie, et ancien membres du CUME, s’inscrivait dans la même ligne que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt :

L’union économique et monétaire me paraît être, aujourd’hui comme hier, le complément naturel du marché unique européen, car la libération des mouvements des capitaux et l’intégration croissante des marchés financiers nécessitent une coordination accrue des politiques des taux de change et des poli-tiques des taux d’intérêt670.

Enfin, au 1er juillet 1989, la France allait accéder à la présidence du Conseil européen, et ainsi pouvoir jouer le rôle d’aiguillon politique sur la voie de l’unification monétaire de l’Europe. En effet, après l’adoption du rapport Delors, prévue au Conseil de Madrid, sa mise en œuvre allait être lancée sous l’égide de la France. « Je vous souhaite, pendant la période importante que nous allons vivre, de traduire en termes de décisions gouvernementales les réflexions

669 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 670 Ibidem.

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auxquelles vous avez si largement contribué »671, c’est par cette phrase que Valéry Giscard d’Estaing résuma les motivations du CUME à rencontrer Pierre Bérégovoy. Le ministre devait se révéler le porte-parole des recommandations du Programme pour l’action non seulement auprès de la France, mais surtout auprès de ses collègues européens qu’il allait être amené à rencontrer en Conseil des ministres de l’Économie et des Finances. Si, les Comités Giscard d’Estaing et Delors avaient mis la stabilité au centre de leurs travaux, Pierre Bérégovoy voyait également l’intérêt de la France dans l’union monétaire de l’Europe : la croissance. Cet aspect était également au cœur du consensus franco-allemand sur le sujet de l’UEM : en effet, l’Allemagne, qui pouvait s’appuyer sur ses ressources industrielles, ses ex-portations, pour assurer son essor économique, recherchait dans l’union monétaire la stabilité des politiques monétaires des pays membres en général et des taux de change en particulier, dans le but de pérenniser ses échanges intracommunautaires. La France au contraire, selon le modèle keynésien, envisageait la politique monétaire comme un régulateur macro-économique, vecteur de production et d’emploi. Au centre de ce dispositif se trouvait surtout les taux d’intérêt, qui, à la baisse, stimulent la relance par la consommation, et à la hausse limitent au contraire la demande. Sur ce point, sans gestion unique de la politique monétaire, la Bundesbank continuerait de mener une stratégie de la monnaie forte, un « élément perturba-teur » selon le ministre Bérégovoy :

Il y a un élément perturbateur : ce sont les déséquilibres des balances commerciales à l’intérieur de l’Europe, déséquilibres de transaction courante. Il est en effet un pays, la République fédérale d’Allemagne pour ne pas le citer, qui enregistre des excédents commerciaux considérables, alors que d’autres sont déficitaires : la France, mais d’autres aussi sont déficitaires dans leurs échanges avec la RFA. Vous avez là un élément perturbateur, et on voit bien dans le débat public certains attribuer comme cause à ce déséquilibre les différences de parités. Et si l’on touche aux parités pour modifier les balances de transactions courantes, on risquerait alors à nouveau de connaître une période inflationniste. C’est pourquoi j’ai souhaité dans mes conversations avec les dirigeants allemands que l’on mette à l’étude, dans le cadre européen, les moyens de corriger les disparités actuelles » (par des investisse-ments dans la Communauté672).

Comme le souligna également Pierre Bérégovoy, s’adressant à Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, les efforts de rigueur économique fournis par la France dans le sens d’une convergence avec la RFA justifiaient la relance de l’union monétaire de l’Europe sous l’égide franco-allemande :

La France, monsieur le Président, monsieur le Chancelier, peut aujourd’hui aborder sans complexes cette étape de la construction monétaire européenne. Grâce au système monétaire européen, peut-être aussi grâce à l’action des gouvernements, nous avons réduit notre inflation dans de très fortes propor-tions ; nous avons également suivi une politique de réduction du déficit budgétaire. Nous pouvons donc engager aujourd’hui un dialogue avec l’Allemagne fédérale, tel celui mené sous le septennat du prési-dent Giscard d’Estaing, afin de construire quelque chose de solide673.

La comparaison entre l’ère Giscard d’Estaing-Schmidt et celle du président Mitterrand et du chancelier Kohl à la fin des années 1980, est révélatrice de la synergie nécessaire au déploie-ment du « moteur » franco-allemand. En effet, si le SME avait pu voir le jour, c’est précisé-ment parce que le président Giscard d’Estaing avait mené une politique de rigueur pour se rapprocher a maxima du partenaire économique ouest-allemand. Si de nouvelles négociations

671 Ibid. 672 Ibid. 673 Ibid.

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étaient possibles à la fin des années 1980, c’était également grâce à la convergence écono-mique franco-allemande. Dans la conception de la RFA, l’UEM ne devait pas reposer sur la seule « locomotive » allemande, mais sur un noyau européen stable. En outre, comme Helmut Schmidt l’avait souligné, seule une France à la puissance économique incontestable était en mesure de porter la voix politique de l’Europe sur la scène internationale. En prenant l’initiative d’une relance de l’union monétaire, confiée à un Comité présidé par un Français, Jacques Delors, la France renouait avec son rôle d’aiguillon politique de l’Europe. Comme le suggéra Pierre Bérégovoy, le SME avait concrétisé les théories allemandes, et il convenait dès lors de le surpasser :

La première hypothèse, longtemps retenue, consistait à promouvoir une plus grande convergence des politiques économiques et monétaires et à ne concevoir la mise en place d’institutions communes qu’au terme du processus. Au fond, on avançait, et au terme du processus, il y avait un couronnement : les ins-titutions se mettaient en place. Ce fut pendant très longtemps la thèse de nos amis allemands. La se-conde thèse, qui est un peu son contraire, vise à engager, dès son départ, un processus institutionnel concrétisé par la mise en œuvre d’une banque centrale commune. La forme la plus élaborée de cette proposition a été présentée par le Comité pour l’Union économique et monétaire de l’Europe674.

Cette proposition, exposée par le Comité Delors, avait également été celle développée par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt depuis sa création, en 1986. Néanmoins, le CUME, s’il défendait la création rapide d’une BCE, était sceptique sur la question d’une réforme institu-tionnelle immédiate. Il se posait en effet la question de savoir si l’Union économique et moné-taire devait suivre la voie gradualiste, ou si elle nécessitait un traité. Cette problématique était au centre de cette nouvelle rencontre du CUME avec une délégation française, et en l’occurrence avec l’un de ses anciens membres, Pierre Bérégovoy. Aussi bien Valéry Giscard d’Estaing qu’Helmut Schmidt, ou encore Pierre Bérégovoy privi-légiaient le pragmatisme à la réforme institutionnelle. Valéry Giscard d’Estaing, conformément à la ligne monétariste qu’il avait défendue depuis les années 1970, plaidait par exemple en faveur de l’« adhésion au SME [qui] facilite la rigueur, et aiderait ces pays à s’associer aux politiques communes »675. Pour Pierre Bérégovoy également, il était « important que toutes les monnaies entrent au SME, sinon la valeur de l’ECU sera[it] agitée par les fluctuations des monnaies indisciplinées »676. Selon Valéry Giscard d’Estaing, plutôt que d’établir le cadre de l’union monétaire et d’élaborer le degré de convergence nécessaire à l’entrée des pays en marge du dispositif, il convenait a contrario de provoquer la discipline par leur entrée dans le SME. Sur ce point, il était rejoint par Helmut Schmidt, qui considérait que la méthode règlementaire, en amont de la participation des pays périphériques au SME, donnait la possibilité à la RFA d’imposer toujours plus d’exigences aux candidats à l’union monétaire. Selon lui, en effet, « plus on insist[ait] sur le Traité, plus on sera[it] obligé d’attendre le dernier de la classe »677. Pierre Bérégovoy indiqua pour sa part soutenir l’« approche par le Traité, sinon que personnellement tenté par l’approche pragmatique ». Helmut Schmidt pressa le ministre à adopter une attitude claire concernant la Grande-Bretagne, le poussant ainsi à confirmer que la France envisageait bien une union à onze, tout en étant convaincu que la position britannique « p[ouvait] évoluer si elle sent[ait] naître une

674 Ibid. 675 Ibid. 676 Ibid. 677 Ibid.

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volonté politique de la part des autres pays européens »678. Pour Wilfried Guth, dans le cas contraire, « la seule façon d’isoler la Grande-Bretagne – je crois que nous pouvons parler en toute franchise ici – nécessiterait la participation pleine et entière de l’Allemagne au groupe de ceux qui veulent aller plus vite de l’avant ». Sur ce point, le CUME pouvait compter sur l’AUME, et sur son représentant allemand, Stefan Collignon. Si l’AUME permettait à Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt de démon-trer aux décideurs européens que les acteurs de la vie économique réclamaient l’union moné-taire de l’Europe, la crédibilité des deux anciens dirigeants était également mise au service du recrutement de nouveaux membres par l’association d’industriels. En effet, l’objectif était non seulement de fédérer les entreprises européennes autour du projet de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, mais aussi de créer, dans chaque pays de la Communauté, des cellules ayant fonction de porte-parole. Ainsi, pour recruter des membres allemands, la lettre-type de l’AUME – rédigée par Uwe Plachetka, secrétaire-exécutif du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, indiquait :

À la demande de Monsieur l’ancien Chancelier Helmut Schmidt, je souhaiterais attirer votre attention sur une organisation, qui a été créée sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. L’Association pour l’Union monétaire de l’Europe a pour objectif de promouvoir les efforts d’intégration auprès des agents économiques et de donner une impulsion à la création d’une Union mo-nétaire en Europe pour des raisons économiques679.

L’action de Stefan Collignon était d’autant plus importante, qu’à cette époque la section alle-mande était l’une des moins développées de l’AUME – les pays les plus représentés étant l’Italie, la France, la Belgique et les Pays-Bas –, avec seulement Bosch, Daimler-Benz, Dresdner Bank und Commerzbank comme adhérents. Il est à noter que le recrutement de l’AUME se faisait sur recommandation ou par l’intermédiaire des représentants du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt (Niels Thygesen pour le Danemark, L.A. Sanchez Asian pour l’Espagne, Xénophon Zolotas pour la Grèce ou David Howell pour la Grande-Bretagne)680. Stefan Collignon s’efforça également de prendre contact avec des personnalités qui jouis-saient d’une grande crédibilité en Allemagne, comme Hans D. Barbier, économiste et journa-liste au FAZ, également membre du conseil d’administration de la fondation Ludwig Erhard. Représentant de l’ordolibéralisme par excellence, le journaliste signa un article intitulé « Une proposition pour toute l’Europe », dans lequel il défendait l’avènement du Marché unique, suite à quoi Stefan Collignon lui rétorqua dans un courrier qu’« une concurrence internatio-nale libre et juste ne sera pas possible aussi longtemps que 12 monnaies nationales cohabite-ront en Europe »681. Il se rapprocha par ailleurs des cercles universitaires, par l’intermédiaire de Rolf Rodenstock dont « l’expérience et l’autorité en tant qu’ancien président du BDI (Bundesverband der Deutschen Industrie) serait un avantage inestimable pour [leurs] activi-tés »682. Stefan Collignon anima également une réunion avec une délégation de la Deutsche

678 Ibid. 679 Cf. les 33 lettres d’Uwe Plachetka à des agents économiques allemands, 22.08.1989. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 680 Cf. Bertrand de Maigret, « Note au Président Giscard d’Estaing. Situation de l’Association à fin juin 1988 », 27.06.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 681 Cf. Lettre de Stefan Collignon à Hans D. Barbier, 26.09.1989. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier Uwe Plachetka. 682 Cf. Lettre de Stefan Collignon à Rolf Rodenstock, 09.08.1989. In : ibid.

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Bank, nouveau membre de l’AUME, qui considérait que l’organisation était « trop concentrée sur la promotion de l’ECU »683, alors que le Deutsche Mark restait la monnaie de référence par excellence des entreprises ouest-allemandes. En Allemagne, la position du ministère des Finances ouest-allemand – avec lequel l’AUME assurait la liaison – s’était toutefois considé-rablement infléchie avec la publication du rapport Delors. Dans un courrier adressé à Bertrand de Maigret, Theo Waigel affirma, par exemple, qu’il était en accord avec l’idée d’une mon-naie européenne, mais pas parallèle, à introduire une fois la Banque centrale européenne créée684. Pourtant, son analyse ne différait pas tellement de celle du CUME, soutenu par Pierre Bérégovoy, qui croyait que la mise en place d’une institution monétaire, dès le début du processus, allait « entraîn[er] une circulation parallèle de l’ECU et des monnaies européennes, le refinancement des opérations en ECU étant assuré en dernier ressort par la Banque centrale européenne »685. Le débat sur la monnaie parallèle mettait en réalité en opposition deux conceptions de la cons-truction européenne. D’un côté, celle de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, de l’économie vers la politique, considérait qu’un dispositif parallèle – presque pédagogique – imposait la monnaie européenne de facto, avant de l’inscrire de jure dans les textes européens. D’un autre, celle du Comité Delors, donnait la priorité à la convergence des politiques éco-nomiques et monétaires dans la première phase, avant d’intégrer des mécanismes monétaires communs par la voie institutionnelle dans les deuxième et troisième phases. Ce mouvement de la politique vers l’économie laissait craindre à Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt qu’en cas d’échec dans l’harmonisation des systèmes monétaires européens, l’Europe ne fut cantonnée à une simple coopération dans le domaine.

Avec le rapport Delors se profilait une délégation de compétences, soumise à une ré-forme institutionnelle. Lors de la réunion du CUME à Paris, Pierre Bérégovoy posa donc, au nom de la France, le « problème du contrôle démocratique des nouvelles institutions moné-taires ». En effet, si les compétences monétaires nationales étaient transmises des États à une institution européenne indépendante, comment ses aspects politiques s’y exerceraient-ils ? En concédant l’indépendance de la BCE, la France fournissait un effort important, en se privant d’une partie de sa souveraineté, et corollairement d’un aspect majeur de sa politique écono-mique. Mais, surtout, cette position manifestait la volonté d’établir clairement les contours politiques de l’UEM à l’adresse de l’opinion publique, et, a fortiori, pour les dirigeants :

La négociation d’un nouveau traité suppose, selon moi, l’intégration par les esprits d’une dimension po-litique : est-ce à dire qu’il faut dès maintenant instaurer une autorité politique commune ? Non, mais il faut bien que l’on se dise qu’à partir du moment où l’on avancera dans cette direction, la dimension po-litique apparaîtra de plus en plus évidente et l’on ne pourra pas concevoir une intégration monétaire et économique – je dis bien économique – sans autorité politique. C’est à ce point que se situe le débat sur l’autonomie de l’institution monétaire – ou son indépendance. C’est pourquoi vous remarquerez que j’utilise le mot « contrôle » politique et non celui de « décision » politique qui serait le préalable à toute décision de caractère monétaire de l’institution mise en place686.

683 Association pour l’Union monétaire de l’Europe ; Stefan Collignon, « Internal memo of meeting with Deut-sche Bank on Friday 21st july 1989 ». In : ibid. 684 Cf. Lettre de Theo Waigel à Bertrand de Maigret, 25.07.1989. In : ibid. 685 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 686 Ibidem.

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L’argumentaire développé par le ministre était au cœur des divergences franco-allemandes dans le processus d’union monétaire, et des approches différentes du CUME et du Comité Delors. En effet, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient développé un projet de dispositif axé exclusivement sur le monétaire, et, en parallèle des institutions existantes, qui ne faisait en réalité par véritablement l’objet d’une délégation de compétences nationales, puisque l’on créait une nouvelle monnaie, gérée à l’échelle européenne, tout en préservant les monnaies nationales – et les politiques économiques associées – restant de la souveraineté des États. Une fois le dispositif monétaire installé, il était ensuite envisageable, selon les théories développées par le CUME, de faire disparaître progressivement des monnaies nationales avec une gestion économique européenne des questions qui dépassaient la compétence des États. A contrario, le choix du Comité Delors d’aborder la question sous l’angle d’une union éco-nomique et monétaire prenait, certes, en considération les différentes sensibilités au sein de la Communauté, mais ne donnait en réalité de réponse qu’au volet monétaire, avec la création d’une BCE indépendante et d’une monnaie unique. Pour les pays dont la politique monétaire faisait partie intégrante de la politique économique, le rapport Delors ne définissait pas de contrepoids à cette perte au sein des institutions européennes. Les propos de Pierre Bérégovoy montrent que la France ne souhaitait pas imposer l’idée d’un gouvernement économique eu-ropéen – ou directoire – que les Allemands avaient rejetée d’emblée, car ils redoutaient qu’il ne remette en question l’indépendance de la Banque centrale européenne. Toutefois, il restait à déterminer comment allaient s’exercer, en commun, les compétences économiques qui dé-passaient les frontières nationales, une question que le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt développa dans son opus suivant, L’Union monétaire de l’Europe. La dimension politique. À cette époque, la France, concentrée sur la scission à l’encontre de ses traditions qui intervenait entre politique monétaire et politique économique, n’a sans doute pas su saisir l’opportunité de prouver la nécessité d’une plus grande coopération économique relative à la politique mo-nétaire.

Si le rapport Delors représentait un pas important en direction de l’UEM, la recherche du consensus avait donné lieu à la défense des intérêts nationaux et à des conclusions que le CUME, en comparaison de ses propositions, pouvait juger minimalistes. Des notes prépara-toires de la Commission européenne pour le Conseil européen de Madrid mettent précisément en lumière des désaccords persistants entre les pays membres de la Communauté :

Le rapport du Comité Delors fait l’objet des commentaires critiques suivants : Le rapport comporterait un « déficit institutionnel », plus ou moins marqué selon que l’on considère qu’on peut ou non distin-guer l’Union monétaire de l’Union politique. Cette discussion a pour l’heure pratiquement fait l’impasse sur le rôle de la Commission ; Le rapport ne fournirait qu’un modèle parmi les autres de l’UEM (M. LAWSON) ; L’argument du « processus unique », lorsqu’il est accepté, l’est avec un certain scepticisme quant à sa portée opérationnelle ; Le contenu économique de l’UEM et ses implications pour les souverainetés nationales paraissent encore vagues ou discutables à certains, nonobstant l’affirmation du principe de subsidiarité ; enfin l’articulation entre un pouvoir monétaire centralisé et un pouvoir économique qui s’affirme au travers de procédures de coordination devrait être précisée687.

687 Commission des Communautés européennes, « Note à l’attention de M. J. Delors, Président de la Commis-sion. Préparation du Conseil européen de Madrid », Bruxelles, 05.06.1989. In : Archives de la Commission eu-ropéenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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Aussi, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt pressa les dirigeants à prendre des engagements fermes, en particulier concernant la BCE et la monnaie européenne. Cette démarche explique que, dans la presse, on considérait alors que la « conférence intergouvernementale des Douze [visait à] négocier un traité de l’Union monétaire souhaitée par M. Giscard d’Estaing ». On peut en effet mettre en perspective cette décision avec la rencontre de Valéry Giscard d’Estaing avec le président du gouvernement espagnol à la veille du Conseil européen de Ma-drid. Considérant que le rapport Delors n’avait pas pris les engagements suffisants sur la banque centrale et la monnaie européennes, Valéry Giscard d’Estaing vint, au nom du CUME, demander au président en exercice du Conseil européen, Felipe Gonzalez, de proposer à ses homologues la tenue d’une conférence intergouvernementale sur l’union monétaire euro-péenne décrite dans le Programme pour l’action. En cela, il se distanciait d’Helmut Schmidt, qui privilégiait pour sa part la « démarche progressive et pragmatique, que du légalisme »688.

688 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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3. Transcender les cultures économiques nationales avec la monnaie commune : la méthode du CUME pour prospérer sur la scène internationale

Dans le rapport du Comité Delors, il émergea un large consensus sur la priorité à don-

ner au renforcement du Système monétaire européen. En effet, il était difficilement conce-vable de formaliser la mise en œuvre de l’union monétaire des Douze aussi longtemps que tous les partenaires ne s’étaient pas conformés à ses règles fondatrices. Pour les opposants à l’union monétaire, la non-participation au SME permettait d’en freiner le processus, car, pour les économies les plus faibles, il restait à fournir des efforts conséquents pour intégrer le mé-canisme de change. Par conséquent, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt élabora une nou-velle publication pour évaluer la position économique des futurs membres de l’union moné-taire et les conditions de leur entrée dans le SME. Dans L’Union monétaire européenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, le CUME s’attacha donc à identi-fier les progrès à accomplir pour créer les conditions idéales du passage à la monnaie euro-péenne. Cette publication se voulait, en définitive, une prise de position de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur l’avenir de l’Europe, et plus particulièrement sur la polémique con-cernant l’Europe à deux vitesses. En effet, ni le traité de Rome, ni l’Acte unique ne stipulaient que ses signataires intègrent un jour une union monétaire. La Communauté, qui avait vocation à se transformer en Union européenne, ambitionnait, certes par définition, une politique unique applicable à tous. Mais, il n’en reste pas moins que l’Europe se situait à un croisement, dans le sens où se dessinait l’éventualité de la création de l’union monétaire indépendamment du Marché unique. Le rapport Delors lui-même, en définissant trois phases sur la voie de l’union monétaire – la libéralisation des mouvements des capitaux, la Banque centrale euro-péenne, et la monnaie – donnait l’opportunité à certains pays de s’en tenir à la première phase, la seule ayant véritablement été prévue institutionnellement. Enfin, pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, le rapport Delors manquait de ré-flexion sur l’union monétaire de l’Europe dans son environnement international. Or, le CUME avait déjà conclu que la monnaie était l’élément indispensable à l’intégration de l’Europe dans le système monétaire international. Cette nouvelle publication avait donc non seulement vocation à montrer comment l’union monétaire des Douze pouvait agir comme un aimant sur les alliances préexistantes des Européens avec d’autres organisations, mais surtout comment cette union pouvait hisser l’Europe au rang des grandes puissances mondiales.

3.1. Le concept de zone monétaire optimale selon le CUME : l’union monétaire des Douze ?

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient convaincus qu’une décision politique significative – notamment la création d’une banque centrale européenne – pourrait débloquer le processus d’unification monétaire sur le modèle suivant :

Trois actions doivent être entreprises. […] la marche vers la création d’une banque centrale euro-péenne : il y a en effet incompatibilité entre la stabilité des taux de change, libération des mouvements de capitaux et autonomie des politiques monétaires nationales ; la promotion de l’ECU, à titre de mon-

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naie optionnelle ; l’entrée progressive de l’ensemble des monnaies des pays de la CEE dans le dispositif de change689.

Ces trois points fondamentaux traduisent une stratégie de l’aimant, selon laquelle une institu-tion de régulation monétaire commune pourrait instaurer la confiance sur les marchés, et pro-voquer à la fois l’accroissement de l’utilisation de l’ECU dans le secteur privé et l’affluence de toutes les monnaies européennes au sein du SME. Attirer les devises européennes dans un entonnoir, tout en stabilisant le marché, aurait donc créé la situation idéale pour fixer définiti-vement les taux de change entre les devises et enfin aboutir à une monnaie unique. La hâte de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt à faire adopter des mesures visant l’unification monétaire, plutôt que la convergence des politiques économiques à tout prix, s’expliquait par les conséquences du krach boursier d’octobre 1987 aux États-Unis – connu sous le nom de black monday (lundi noir) –, notamment la volatilité du dollar, qui rendait la création d’une zone de stabilité monétaire en Europe plus que jamais indispensable. Pour avoir une alterna-tive à l’hégémonie du dollar, l’argument phare de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt était donc de faire de l’ECU une monnaie d’échange internationale. Ainsi, la stratégie fondamentale du CUME consistait surtout à démontrer et à clarifier le fait que, certes, l’Union économique et monétaire passait par un important transfert de compé-tences, notamment des banques centrales nationales à une banque centrale européenne, mais le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt suggéra surtout que la compétence nationale en ma-tière de politique monétaire n’était qu’illusion dans le contexte de la mondialisation et de l’interdépendance corollaire des économies. En revanche, si les Européens acceptaient de prendre leurs responsabilités et d’enclencher l’unification monétaire, ils bénéficieraient non seulement d’une économie plus performante, mais également d’une indépendance effective vis-à-vis des grandes puissances mondiales telles que les États-Unis et le Japon. Ainsi, L’Union monétaire européenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces visait d’abord à rassembler un maximum de monnaies européennes autour d’un même projet – les « monnaies membres » et les « monnaies associées » – et ensuite à conceptualiser la future Union comme une des trois plus importantes économies mondiales face aux « mon-naies tierces ».

3.1.1. La théorie de noyau dur de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt

La pleine participation des monnaies de tous les États membres de la CEE à l’union monétaire eu-ropéenne est éminemment souhaitable. Elle pose des problèmes spécifiques à chacun des États dont la monnaie ne participe pas actuellement au dispositif de change. En ce qui concerne l’Espagne […] peut se poser le problème d’une meilleure maîtrise préalable de l’inflation. En ce qui concerne la drachme, […] il est admis qu’une phase de transition, tenant compte notamment du calendrier rete-nu en ce qui concerne la libération des mouvements de capitaux, est nécessaire. Dans l’esprit des autorités grecques et portugaises, elle doit s’accompagner d’une politique de transferts budgétaires en provenance de la Communauté. Il est clair cependant que le problème essentiel demeure celui de la livre sterling690.

Quand la CEE a été créée, seuls six pays – La France, la RFA, la Belgique, le Luxembourg, l’Italie et les Pays-Bas – y participaient. Entre les premiers élargissements au Danemark, à l’Irlande et à la Grande-Bretagne, en 1973 et la publication de L’Union monétaire euro- 689 Valéry GISCARD D’ESTAING ; Helmut SCHMIDT, « Avant-propos », in : CUME, monnaies, p.6. 690 Paul MENTRE et Uwe PLACHETKA, « Introduction », in : CUME, monnaies, p.7 et s.

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péenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1986 ont rejoint la Communauté. En créant le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt manifestaient la volonté d’élaborer une politique unique pour les Douze et les futurs membres de la Commu-nauté. Pour autant, l’entrée dans la Communauté européenne n’octroyait pas une participation active automatique des monnaies à l’ECU et au SME. Dans son étude spécifique sur les diffé-rentes monnaies européennes, le CUME se posa donc la question des « monnaies membres », et plus particulièrement de la place des nouveaux Européens comme l’eurosceptique Grande-Bretagne, et les économies les plus faibles comme l’Espagne, le Portugal et la Grèce dans le SME d’abord et, dans l’union monétaire ensuite.

À la date de diffusion de L’Union monétaire européenne : monnaies membres, mon-naies associées, monnaies tierces, la Grande-Bretagne ne faisait toujours pas partie du SME. Cela signifie que, quinze ans après son entrée dans la Communauté, le statut de la livre ster-ling était toujours en marge des autres monnaies. Margaret Thatcher n’était effectivement pas prête à renoncer à sa qualité de pétrodevise691 et, a fortiori, à s’engager politiquement dans la construction européenne. À la fin des années 1980, cependant, la livre sterling subissait les conséquences des fluctuations du prix des matières premières. La position eurosceptique de Margaret Thatcher était également affaiblie par la défaite de son parti aux élections euro-péennes de 1989. Dix jours avant le Conseil européen de Madrid, l’Espagne adhéra au SME, laissant donc la Grande-Bretagne isolée par sa non-participation au système de stabilisation des changes. Aussi les conditions étaient-elles réunies pour renégocier l’adhésion de la Grande-Bretagne au SME. Alors que la France et la RFA pressaient de concert la Grande-Bretagne à se joindre au pro-cessus d’unification monétaire, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, à contre-courant de leurs successeurs, ne préconisèrent pas la négociation avec les Britanniques. Valéry Gis-card d’Estaing affirma par exemple dans Les Échos : « La vérité est que onze pays sur douze sont prêts à avancer. Il ne reste donc plus que le problème britannique, qui n’en est pas un puisqu’on connaît la position de ce pays. [...] La Grande-Bretagne ne désire pas participer, à l’heure actuelle, à cette négociation et entrer dans le système. Donc, il faut la faire à onze, sans chercher aucunement le conflit avec la Grande-Bretagne »692. Il ne faut toutefois pas en déduire que Valéry Giscard d’Estaing abandonnait l’idée de la par-ticipation britannique à l’union monétaire. En réalité, il était convaincu que l’Europe moné-taire devait impérativement être décidée par les dirigeants, avec ou sans le consentement de la Grande-Bretagne qui finirait, selon lui, par se rallier au projet commun. Dans Die Zeit, Hel-mut Schmidt défendit cette même stratégie de l’aimant. D’après lui, la Grande-Bretagne s’accrochait à la position historique archaïque, selon laquelle cette dernière avait davantage une appartenance atlantiste qu’européenne. Mais surtout, il accusait Margaret Thatcher de refuser l’union monétaire sous prétexte d’une perte de souveraineté, alors que la banque d’Angleterre était indépendante du pouvoir britannique. Enfin, Helmut Schmidt, soulignant les mauvais résultats de la Grande-Bretagne en matière d’inflation, affirma qu’il était dans son propre intérêt d’intégrer l’instrument de discipline qu’était le SME. Ainsi, les deux anciens

691 « La Grande-Bretagne n’est toujours pas prête à adhérer au SME, déclare Mme Thatcher », AFP Général, 13.01.1988. 692 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Avancer à Onze », Les Échos, 14.06.1989.

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dirigeants se rejoignaient sur l’idée que l’union monétaire devait avancer sans se laisser dis-traire par les attaques de Margaret Thatcher. À l’issue du Conseil européen de Madrid, il ap-paraissait évident que l’union économique et monétaire allait être entérinée, et les Britan-niques marginalisés, comme le mentionna alors Le Monde par exemple : « C’est en effet con-trainte et forcée, parce qu’elle était isolée, que Mme Thatcher a accepté que soit retenu le prin-cipe d’une conférence intergouvernementale [...] chargée de réviser le traité de Rome pour rendre possibles les transferts de compétences »693. Les deuxième et troisième phases de l’UEM, la Banque centrale européenne et la monnaie, nécessitaient une ratification institu-tionnelle que la Grande-Bretagne promettait de freiner.

Dans le recueil de propositions du CUME, le représentant britannique, modérément eurosceptique, David Howell, mais a priori opposé à l’adhésion de son pays au SME, se rallia finalement aux conceptions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans son ana-lyse de l’avenir de la livre sterling dans le processus de l’UEM, comme en atteste sa prise de position dans le chapitre « Monnaies membres ». Selon lui, la problématique principale « con-siste à savoir si la Grande-Bretagne, à travers sa monnaie, doit ou ne doit pas jouer un rôle décisif dans la création d’un nouveau système monétaire international pour remplacer le dol-lar standard traditionnel »694. Contrairement aux positions traditionnelles britanniques, David Howell était ainsi en faveur de la participation britannique à l’union monétaire : « le fait que la livre sterling soit membre de manière intégrale du réseau "local" des devises de l’Europe continentale, le mécanisme des taux de change réaliserait deux objectifs majeurs du mouve-ment vers un meilleur système monétaire global »695. Il était convaincu que la livre sterling ne serait pas la solution adéquate pour contrebalancer la puissance américaine, mais au contraire que l’union monétaire européenne lui permettrait de « stabiliser [s]es mouvements excen-triques […] dans le système monétaire international » et conduirait à « un système mondial tripolaire, constitué du bloc dollar, du bloc yen et du bloc européen »696. Finalement, David Howell évoqua surtout les conséquences néfastes sur l’avenir de l’UEM si la livre sterling restait plus longtemps en dehors de la Communauté :

D’un point de vue européen, cette politique est inquiétante et jette un doute sur les programmes de libé-ralisation totale des mouvements de capitaux et de liberté des prestations de services financiers par- des-sus les frontières. Cela soulève également la question de savoir si le développement du Système moné-taire européen devra se faire avec ce point d’interrogation au-dessus de la tête, ou si l’on verra obliger la livre sterling à choisir – c’est-à-dire rejoindre le mécanisme des taux de change ou sortir du panier des monnaies de l’Écu. D’un point de vue global, le fait que la livre sterling ne rentre pas dans un cadre est un facteur négatif et affaiblit la direction générale des efforts du G7 pour créer un nouveau système de réserve international qui remplace le dollar standard697.

En octobre 1989, le ministre britannique des Affaires étrangères, Nigel Lawson finit par ac-cepter la participation de la Grande-Bretagne au SME, mais seulement dans la première phase de l’UEM. Cela revient à dire qu’aucun accord n’était donné sur la participation britannique à la Banque centrale européenne et à la monnaie.

693 Philippe LEMAITRE, « Après le Conseil européen de Madrid : l’accord sur l’union économique et monétaire demeure éminemment précaire », Le Monde, 29.06.1989. 694 David HOWELL, « La livre sterling », in : CUME, monnaies, p. 15. 695 Ibid., p. 16. 696 Ibid. 697 Ibid., p. 19.

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3.1.2. L’union monétaire à deux vitesses dans la réflexion du CUME

En 1986, l’Espagne rejoignait la Communauté européenne et trois ans plus tard, elle adhérait au SME avec un statut dérogatoire provisoire – un cours-pivot à 6 % au lieu des 2,25 % requis – du fait de ses difficultés économiques. L’Espagne représentait un interlocu-teur important pour Valéry Giscard d’Estaing, en campagne pour la mise en œuvre de l’union monétaire. Même si ses visites successives au roi d’Espagne et au chef de gouvernement Fe-lipe Gonzalez étaient selon ses dires des rencontres d’ordre privé et amical, il n’en reste pas moins que l’ancien Président de la République semblait bien vouloir ouvrir l’Espagne au libé-ralisme et à l’Europe. Au congrès de l’Internationale libérale à Madrid, en octobre 1985, il affirma, par exemple, que le libéralisme était un « puissant et généreux message pour l’Europe de l’an 2000 et pour le monde »698. Selon Valéry Giscard d’Estaing, la libéralisation de l’économie espagnole était nécessaire à son intégration dans la Communauté. Ou encore, il apparut très clairement que la visite de Valéry Giscard d’Estaing à Juan Carlos, en janvier 1987, puis à Felipe Gonzalez au mois d’octobre de la même année, avait vocation à influencer les autorités ibériques sur la question de l’union monétaire. En France, grâce aux services diplomatiques, Élisabeth Guigou put alors communiquer la teneur de la discussion entre Valéry Giscard d’Estaing et Felipe Gonzalez au Président de la République : « M. Gonzalez a confirmé la décision espagnole de demander son entrée dans le SME à terme relativement proche et a marqué son intérêt pour tout ce qui concourrait à une union monétaire euro-péenne »699. Au cours de l’année 1987, la Banque d’Espagne signa effectivement un accord d’adhésion au SME. En juin 1988, suite à la constitution du Comité Delors, le CUME tint une réunion à Madrid, pour y rencontrer le gouverneur de la banque d’Espagne et les membres du gouvernement espagnol. Dans le projet de l’UEM, l’Espagne jouait un rôle déterminant, car les membres du CUME, lors de leur rencontre avec Jacques Delors, avaient été informés que la Commission européenne défendait l’entrée de tous les membres de la CEE dans les méca-nismes de change communs comme la condition sine qua non à toute avancée de l’unification monétaire. On ne peut mesurer le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur la question espagnole en Europe. En revanche, on peut souligner l’engagement marqué de ce pays en faveur de l’Europe monétaire, malgré des réticences initiales :

Sur la peseta règne une certaine confusion, même en Espagne. La solution la plus rationnelle, celle adoptée par la banque d’Espagne et par le ministère des Finances, consiste à entrer dans le système d’ajustement des taux de change en 1990. Il y a quelques semaines, le Président du gouvernement espa-gnol a évoqué la possibilité d’un ajustement avant 1990, en septembre-octobre 1989, c’est-à-dire en pa-rallèle à la révision du panier. Mais c’est une position politique qui n’est pas acceptée par la totalité du gouvernement qui ne sera pas nécessairement confirmé700.

Le rôle de l’Espagne était alors éminemment politique, dans la mesure où le rapport Delors devait être remis en juin 1989 à Madrid, sous présidence espagnole. La France avait donc tout intérêt à s’assurer le soutien des autorités espagnoles sur le projet d’union monétaire, dont elle

698 « M. Giscard d’Estaing, champion du libéralisme », AFP Général, 04.10.1985. 699 Ministère des Affaires étrangères, Télégramme secret, lecture au Président par Élisabeth Guigou, 14.10.1987. Objet : visite privée en Espagne du président Giscard d’Estaing : entretien avec Felipe Gonzalez. In : Archives nationales, Site Fontainebleau, Papiers Élisabeth Guigou. 700 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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était à l’origine. Et effectivement, le 4 juin 1989, quelques semaines avant la tenue du Conseil européen, eut lieu un séminaire franco-espagnol sur ce processus d’unification, à l’issue du-quel le rapport Delors sur les trois étapes de l’UEM fut soutenu701. Comment expliquer que Felipe Gonzalez ait reçu Valéry Giscard d’Estaing pour s’entretenir de l’Europe monétaire deux jours avant Jacques Delors ? Lors de cet entretien, il fut surtout question de la Grande-Bretagne. Il semble que Valéry Giscard d’Estaing se soit rendu en Espagne en tant qu’ambassadeur de l’union monétaire pour s’assurer le vote de ce pays qui avait des liens géopolitiques étroits avec la Grande-Bretagne, du fait de la possession britannique du terri-toire de Gibraltar au sud de l’Espagne et qui risquait de se rallier à son point de vue pour des raisons diplomatiques et économiques.

Pour le CUME, la peseta était indéniablement une « monnaie membre », mais il restait à établir des progrès significatifs pour que la monnaie espagnole parvienne à se maintenir dans la bande de fluctuation de 2,25 % prévue par le SME. Un euro de 2010 équivaudrait à 166,4 pesetas, alors qu’il ne représenterait que 6,6 francs. Cette simple différence d’échelle montre à quel point l’écart dans le développement économique des pays européens était im-portant, mais également comment l’intégration de la monnaie espagnole dans l’union moné-taire a pu poser des difficultés, en Europe comme en Espagne. Dans L’Union monétaire euro-péenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, J. A. Sanchez Asian et Luis A. Lerena livrèrent leur analyse des conséquences de l’« intégration de la peseta dans le système monétaire européen »702. À propos de la situation économique de l’Espagne, les deux hommes se montrèrent plutôt optimistes : un « taux de croissance économique élevé et supé-rieur à la moyenne communautaire » ou encore un « déficit public important », mais « en baisse »703. D’un point de vue économique, l’Espagne tendait, selon eux, à redresser sa situa-tion intérieure au niveau des autres membres. En revanche, J. A. Sanchez Asian et Luis A. Lerena étaient plus réservés sur la politique monétaire espagnole : « taux d’inflation supérieur à la moyenne communautaire avec une résistance accusée à la baisse »704. Pour les deux hommes, la question centrale était donc de savoir quelles mesures économiques et monétaires les autorités espagnoles devraient prendre pour répondre aux critères du SME et, à plus long terme, intégrer la peseta à l’union monétaire. Ces deux techniciens démontrèrent alors la difficulté que représentait le cadre strict du SME pour les autorités espagnoles, qui tentaient de redresser leur économie. En effet, si l’Espagne choisissait une politique d’intérêts attractifs, elle s’éloignait de la volonté de convergence des politiques monétaires. Or, cette méthode était de nature à attirer les capitaux extérieurs, néces-saires au financement du déficit public. L’option inverse, celle de la politique des taux d’intérêt bas, a l’avantage de stimuler l’activité intérieure et de permettre aux entreprises d’emprunter et d’investir. L’effet pervers de cette disposition aurait été de provoquer la baisse de la peseta. Or, le SME commandait des marges de fluctuation en dehors desquelles la mon-naie espagnole risquerait de sortir du seuil de divergence705.

701 Cf. « La France et l’Espagne veulent "enclencher" le processus d’union monétaire européenne », AFP Éco-nomie, 04.06.1989. 702 José A. SANCHEZ ASIAN et Luis A. LERENA, « Intégration de la peseta dans le système monétaire européen », in : CUME, monnaies, p. 21-34. 703 Ibid., p. 21 et s. 704 Ibid., p. 22. 705 Ibid., p. 24 et s.

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Justement, les deux auteurs soutenaient que, certes, l’analyse des fluctuations passées de la peseta montrait que la monnaie espagnole aurait été source d’instabilité pour le SME, mais ils soulignèrent a contrario les efforts réalisés pour sa stabilisation, à l’intérieur des marges de fluctuation, depuis l’adhésion de l’Espagne à la Communauté706. En conclusion, J. A. Sanchez Asian et Luis A. Lerena défendaient – au nom du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt – l’entrée de l’Espagne dans le SME :

Du côté espagnol, malgré notre non-appartenance au SME, on peut observer un effort de convergence de la politique économique vers les règles communautaires, avec des résultats réellement positifs – même s’ils sont encore insuffisants – comme la réduction du différentiel d’inflation et de déficit public, un plus large degré d’ouverture de l’économie espagnole, notamment vers la zone communautaire, l’élévation du revenu par habitant, etc. Une comparaison des résultats obtenus par l’économie espagnole avec la situation qui existe dans d’autres pays faisant partie depuis des années du SME, tels que l’Italie et l’Irlande, nous amène à conclure que l’Espagne est un candidat acceptable pour s’intégrer à la zone monétaire que représente le SME707.

Mais pour J. A. Sanchez Asian et Luis A. Lerena, la question de l’intégration de la peseta au processus d’UEM outrepassait les considérations économiques et monétaires. Pour eux, il était davantage question d’une conception politique de l’Europe :

maintenir la peseta hors des mécanismes communautaires de stabilité des taux de change est une alter-native défendable au nom d’argumentations nationalistes, avec des critères à court terme, mais c’est un bien maigre service à la création de l’Europe unie que nous défendons tous708.

Sur la même ligne, les autorités espagnoles s’engagèrent politiquement en faveur de l’union monétaire. En 1989, l’Espagne se comporta définitivement comme une monnaie membre, haranguant l’ensemble des partenaires, et particulièrement la Grande-Bretagne, à ne pas nuire à l’union monétaire à une vitesse709. Le gouverneur de la banque centrale espagnole, Mariano Rubio, affirmant qu’il était « impossible de réaliser pleinement le Marché unique européen sans faire l’union monétaire »710, et défendant la mise en place d’une banque centrale européenne, re-laya le discours du CUME auprès des décideurs.

Lors des différentes négociations avant et après la demande d’adhésion du Portugal à la Communauté, le motif économique était, encore plus que pour l’Espagne, systématique-ment mis en avant. En 1971, par exemple, la Commission européenne avait souligné le « dé-veloppement économique » retardataire du Portugal, autant en agriculture qu’en industrie, et avait exclu toute forme de discussion sur une éventuelle demande d’adhésion à la Communau-té711. En 1977, un comité sur l’avenir des relations avec le Portugal fut réuni. S’il avait donné un aval politique de principe à l’intégration du Portugal à la Communauté, ce comité ad hoc avait toutefois indiqué que de nombreuses négociations devaient être menées, que des actions

706 Ibid., p. 30. 707 Ibid. 708 Ibid., p. 34. 709 « La CEE doit avancer vers l’union monétaire sans exclure aucun pays, selon M. Gonzalez », AFP Général, 28.06.1989. 710 « Pas de marché unique possible sans union monétaire, selon le gouverneur de la banque d’Espagne », AFP Économie, 17.10.1989. 711 « Communication de la Commission au Conseil. Contenu possible d’accords éventuels avec les États de l’AELE non candidats à l’adhésion », Bruxelles, 16.06.1971. In : Archives historiques du Conseil de l’Union européenne, Bruxelles, Fonds CEE et CEEA.

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de soutien devaient être engagées, mais surtout que des progrès économiques conséquents devaient être réalisés avant que l’adhésion ne fût effective :

Dans cette perspective, le Groupe a constaté qu’un accord unanime s’est déjà dégagé pour que soit con-firmée dans ce contexte la vocation européenne du Portugal, compte tenu en particulier de l’importance politique que ce choix revêt pour ce pays comme pour la Communauté des Neuf. Toutefois, le Groupe a estimé qu’en faisant cette ouverture politique, la Communauté ne pourrait entièrement passer sous si-lence les difficultés qu’une adhésion à court terme du Portugal comporterait aussi bien pour ce pays, eu égard à sa situation économique, financière, sociale et agricole, que pour la Communauté, dont il con-vient de préserver non seulement l’acquis mais également les potentialités de développement712.

Aussi, quand il s’agit d’intégrer le Portugal au processus d’union monétaire, sa situation éco-nomique posa question. Comme avec l’Espagne, Valéry Giscard d’Estaing semble avoir joué un rôle d’ambassadeur auprès des autorités portugaises. En effet, au mois de mai 1989, il s’est rendu à deux reprises à Lisbonne. À l’issue du colloque sur l’« amélioration des relations est-ouest », il fut reçu par le Premier ministre portugais, Anibal Cavaco Silva, pour s’entretenir « du marché unique européen de 1992 [...] et de l’éventuelle adhésion de Lisbonne au système monétaire européen »713. Deux semaines plus tard, à l’occasion d’un congrès des experts de la Banque mondiale, Valéry Giscard d’Estaing rencontra une nouvelle fois le Premier ministre portugais, à titre privé selon lui. Cependant, il semble bien qu’il ait agi en tant qu’homme pu-blic, en y défendant l’adhésion du Portugal au SME et l’utilisation accrue de l’ECU par les agents publics et privés714.

L’année de publication de L’Union monétaire européenne : monnaies membres, mon-naies associées, monnaies tierces, l’escudo fut inclus dans la composition de l’ECU, mais il fallut attendre 1992 pour voir son entrée dans le mécanisme de change du SME. Le CUME, par l’intermédiaire de José Silva Lopes, livra dans l’intervalle des pistes de réflexion sur l’avenir de la devise portugaise dans l’Europe monétaire. L’ancien gouverneur de la banque centrale portugaise mit surtout en valeur les arguments contre l’entrée de l’escudo dans le SME : « la persistance d’un taux d’inflation substantiellement supérieur à la moyenne de la Communauté économique européenne ; la grande vulnérabilité aux chocs extérieurs ; le bas niveau du développement économique par rapport à la moyenne européenne »715. En effet, appartenir au SME supposait de se soumettre à des règles contraignantes, et notamment de maintenir sa monnaie autour d’un cours-pivot restreint. L’entrée de l’escudo dans le SME aurait donc non seulement affaibli, selon José Silva Lopes, la politique économique portu-gaise, mais elle aurait également été un facteur d’instabilité pour le reste des membres. En tant qu’ancien président d’une banque centrale, José Silva Lopes s’inquiétait particulière-ment du niveau de l’inflation portugaise. Car, en effet, l’escudo avait une tradition de parité glissante. Cela signifie que les taux de change étaient, certes, habituellement fixes, mais que la parité de référence pouvait être modifiée régulièrement. Ainsi, le Portugal se donnait le droit d’intervenir librement sur l’inflation. Or, dans la Communauté, la lutte contre l’inflation suivait principalement la logique monétariste qui consiste à réduire l’inflation par l’augmentation des taux d’intérêt. Toutefois, la méthode traditionnelle portugaise, qui modi-

712 « Note. Rapport du Groupe ad hoc (créé par le Comité des représentants permanents le 20 janvier 1977) en ce qui concerne en particulier l’avenir des relations avec le Portugal », Bruxelles, 02.02.1977. In : Archives histo-riques du Conseil de l’Union européenne. 713 « Arrivée à Lisbonne de M. Giscard d’Estaing », AFP Général, 05.05.1989. 714 Cf. « M. Giscard d’Estaing au Portugal : renforcer le rôle de l’ECU », AFP Général, 20.05.1989. 715 José SILVA LOPES, « Le Portugal et le Système monétaire européen », in : CUME, monnaies, p. 37.

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fiait automatiquement la parité de la monnaie, était également susceptible de créer un déséqui-libre entre les monnaies du point de vue de l’attraction. Le SME, qui imposait un seuil de di-vergence, prévenait précisément ces écarts. Ce système portugais de parité glissante, auquel le président de la banque centrale portugaise considérait difficile de renoncer dans un avenir proche716, n’était donc pas compatible avec le SME. José Silva Lopes se préoccupait également de la « forte vulnérabilité aux chocs extérieurs »717 du Portugal. Plus précisément, le commerce portugais était en grande partie dominé par l’importation. Chaque variation des termes de l’échange était donc susceptible d’aggraver le déficit de la balance commerciale. Car, en effet, l’équilibre pouvait facilement être rompu par la raréfaction des biens échangés, les coûts de production, ou encore les droits de douane. La dépendance liée aux besoins d’importation instaurait l’incertitude et l’instabilité. Dans les années 1950, les économistes Raùl Prebisch et Hans Singer avaient développé la théorie de dégradation inéluctable des termes de l’échange, selon laquelle les prix des produits des pays les moins riches – généralement des matières premières – avaient une évolution inverse, à la baisse, de ceux des pays fortement industrialisés – manufacturés718. Afin de réduire sa dépen-dance, le Portugal avait donc fort intérêt à diversifier et à moderniser son économie. Le prési-dent de la banque centrale portugaise affirma alors que « les conditions pour que le Portugal soit un futur membre du Système monétaire européen devraient être conçues de manière à permettre des ajustements de taux de change en réponse aux chocs extérieurs, tout en évitant en même temps les attaques spéculatives contre l’escudo »719. En d’autres termes, le Portugal réclama un régime spécial, qui bénéficierait de la stabilité du SME, d’une part, mais lui per-mettrait également d’avoir une parité plus souple. En conclusion, le CUME arbora, par l’intermédiaire de José Silva Lopes, une approche prudente de l’intégration du Portugal dans le SME. Or, dans leur conception, cette étape s’avérait indispensable sur la voie de l’unification monétaire. Le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt préconisa donc un relèvement économique notoire du Portugal comme préalable de l’entrée de l’escudo dans le dispositif de change commun, toujours dans la perspective d’une unification monétaire.

La question grecque a été fort similaire à la situation des États ibériques. La Grèce a eu des difficultés majeures à se relever des conséquences économiques de la seconde guerre mondiale et son économie fut notamment paralysée par les guerres civiles d’après 1945 et surtout par la dictature des colonels, de 1967 à 1974. Et, tout comme l’Espagne et le Portugal, la Grèce ne soumit sa candidature à la Communauté qu’immédiatement après l’instauration de la démocratie. Mais, contrairement à ses collègues méditerranéens qui intégrèrent la Commu-nauté en 1986, la Grèce y accéda cinq ans plus tôt. Cette rapide négociation s’explique no-tamment par le fait que la Grèce et la Communauté avaient créé, en 1962, une association qui visait à son intégration progressive. 716 « Le Portugal n’a pas la possibilité d’abandonner le système de "crawling-peg" et d’accepter la discipline des taux de change du Système monétaire européen jusqu’à ce que son taux d’inflation soit ramené à des niveaux très proches du niveau moyen des États membres », in : José Silva Lopes, « Le Portugal et le Système monétaire européen », in : ibid., p. 38 et s. 717 Ibid., p. 39. 718 Cf. Raùl PREBISCH, The economic development of Latin America and its principal problems, Lake success, New York, 1950 ; Hans SINGER, « The distribution of trade between investing and borrowing countries », in : American Economic Review 40, 1950, p. 470-485. 719 « Le Portugal et le Système monétaire européen », p. 39.

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Malgré ses efforts, la situation économique de la Grèce accusait un retard important sur la Communauté720. D’un point de vue monétaire, en particulier, la réduction de la tendance infla-tionniste de la Grèce devait, selon la Commission européenne, figurer au premier rang des priorités :

L’économie hellénique accuse, notamment depuis 1973, un taux d’inflation élevé qui, même s’il com-mence à baisser, n’a pas encore été ramené à un niveau proche de la moyenne de l’OCDE. Si ce niveau ne pouvait être atteint, il se produirait une aggravation du déficit de la balance des paiements du pays qui s’accompagnerait de tous les problèmes que cela implique721.

Lorsqu’il s’agit de la question grecque en Europe, Xénophon Zolotas, également membre du CUME, se posa en référence. En 1977, il avait par exemple énuméré « les atouts que la Grèce peut apporter au Marché Commun »722 pour Le Nouveau Journal. Le gouverneur de la banque centrale grecque avait indiqué, dans ce contexte, des secteurs économiques à exploiter : les « richesses minières », le « pétrole dans la région de Nestos », « la position géographique de la Grèce, qui est un bon terrain pour l’implantation d’industries » entre l’Afrique et le Moyen-Orient, ou encore une « énorme flotte marchande, d’une capacité de 48 millions de tonneaux qui représente 65 % environ de la capacité globale de la flotte marchande des Neuf membres de la C.E.E »723. Un an plus tard, dans une étude intitulée, « L’apport de la Grèce à la Com-munauté européenne », Xénophon Zolotas avait détaillé, dans une analyse de cinquante pages, l’intérêt de son pays pour l’Europe :

De plusieurs parts, on souligne sans cesse que la Grèce tirera des bénéfices très importants de son adhé-sion à la Communauté européenne alors qu’elle n’offrira à celle-ci rien de substantiel en échange et qu’elle lui imposera une lourde charge financière. Néanmoins, on dit que sa candidature est acceptée pour des raisons générales conformément à l’esprit du traité de Rome. Sur ce point, il y a un sérieux ma-lentendu qui, à mon avis, provient du fait que personne n’a voulu examiner quelle sera en effet la charge réelle pour la Communauté par suite de l’entrée de la Grèce et quelle sera la contribution réelle de ce pays à la CEE724.

En outre, il avait également vanté les « résultats spectaculaires de l’économie grecque pendant les années 1962-1977 », c’est-à-dire entre la création de l’Association entre la Grèce et la Communauté et deux ans après la demande officielle d’adhésion : « augmentation considé-rable du PNB », « équilibre monétaire tant intérieur qu’extérieur », ou encore « changements structurels substantiels »725, étaient autant de facteurs qui justifiaient à ses yeux l’adhésion pleine et entière de la Grèce. De plus, Xénophon Zolotas avait réfuté les « prétendues difficul-tés pour la CEE en conséquence de l’adhésion de la Grèce » qui, selon lui, et grâce aux efforts de son pays, ne représenterait pas de charge supplémentaire pour la Communauté. Le gouver-neur de la banque centrale grecque avait soutenu, par ailleurs, que ni le chômage ni l’immigration ne menaçaient la Communauté, grâce à l’offre croissante d’emplois, notam-ment dans le secteur industriel.

Au sein du CUME, Xénophon Zolotas tint un discours beaucoup moins optimiste. D’abord, à la veille de l’adoption du rapport Delors, il affirma : « la participation au méca-nisme de change dépend du taux d’inflation des pays en question. La Grèce est particulière- 720 Ibidem. 721 Ibid. 722 Xénophon ZOLOTAS, « Les atouts que la Grèce peut apporter au Marché Commun », Le Nouveau Journal, 05.03.1977. 723 Ibidem. 724 Ibid. 725 Ibid.

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ment concernée puisque vous savez qu’on ne peut participer à ce mécanisme lorsqu’on enre-gistre un taux d’inflation de 14 % », soit 2 % de plus qu’au Portugal. Mais surtout, il était convaincu que « si ces pays entraient dans le mécanisme de change, ils devraient demander tous les six mois une dévaluation, mettant ainsi en danger la compétitivité de leur écono-mie »726. Sur ce point, il fut contredit aussi bien par Valéry Giscard d’Estaing que par Helmut Schmidt. En effet, l’ancien Président de la République soutint que « le fait de participer au système monétaire européen donne une espèce de point fixe de la politique monétaire et con-duit, en définitive, au rapprochement de tous les taux d’inflation. C’est pourquoi l’argument du gouverneur Zolotas, qui est celui que nous avons entendu autrefois et qui consiste à at-tendre que les taux d’inflation soient comparables pour entrer dans le système est, à mon avis, un argument qu’il faut aujourd’hui retourner »727. Le discours de l’ancien Chancelier était tout à fait similaire : « sur cette discussion sur l’inflation, je me souviens qu’il y a dix ans de cela, lorsque nous avons mis en place le système monétaire européen, la France, le Benelux et l’Allemagne connaissaient des taux d’inflation et des taux d’épargne différents ; leur déficit budgétaire par rapport à leur investissement ou à leur politique nationale de l’épargne variait. Il n’en reste pas moins que nous avions considéré à l’époque qu’il était souhaitable d’aller de l’avant »728. En d’autres termes, Helmut Schmidt réfutait la stratégie du couronnement au terme d’une convergence optimale, mais considérait au contraire qu’une intégration par l’économie était la stratégie la plus efficace pour harmoniser les politiques monétaires.

Dans L’Union monétaire européenne : monnaies membres, monnaies associées, mon-naies tierces, Xénophon Zolotas développa surtout l’enjeu monétaire de la Grèce en Europe. Selon lui, la drachme était une monnaie instable pour deux raisons principales : l’inflation élevée et l’important déficit public729. En effet, à cette époque, l’inflation atteignait les 22 % et le déficit public avoisinait les 20 % du PIB730. D’une part, pour combler son déficit public, la Grèce contractait une partie de ses emprunts à taux variables, indexés sur l’inflation. Plus l’inflation augmentait, plus les taux d’intérêt d’emprunts étaient élevés, plus la dette s’accroissait et creusait corollairement le déficit. D’autre part, ces indices nuisant à la compé-titivité de la monnaie, elle n’attirait plus les investisseurs à cause du risque qu’elle représen-tait. Par conséquent, la valeur de la drachme baissait. De plus, la Grèce menait une politique de parité glissante, comme au Portugal. Cette méthode, qui prévoyait la fixation préalable du seuil d’intervention de la banque centrale, donnait une information déterminante au spéculateur. En effet, ce dernier pouvait investir sans risque dans la drachme quand sa valeur atteignait le maximum inférieur, tout en étant assuré que la banque centrale grecque agirait sur sa remontée. Dans les années 1980, la Grèce était donc la cible privilégiée de la spéculation. Or, participer au mécanisme de change de la Communauté était un dilemme : d’un côté, basé sur un taux de change fixe, il aurait permis à la Grèce de se protéger des spéculations extérieures. Mais, d’un autre côté, la valeur fluctuante de la mon-naie grecque aurait eu des difficultés à s’adapter à la rigueur imposée.

726 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 727 Ibidem. 728 Ibid. 729 Xénophon ZOLOTAS, « La drachme et le Système Monétaire Européen », in : CUME, monnaies, p. 43. 730 Cité par Vittorio FILIPPIS, « L’euro s’apprête à accueillir la drachme. La monnaie grecque a été réévaluée hier de 3,5 % », Libération, 18.01.2000.

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En conclusion, Xénophon Zolotas réclama un statut particulier pour la Grèce, afin de lui per-mettre de s’élever progressivement au niveau des autres membres de la Communauté :

Vu précisément l’inflation différentielle élevée, afin de maintenir la compétitivité de son économie, le pays sera obligé de demander presque chaque semestre un réajustement de la drachme par rapport à l’Écu. […] il est généralement admis que les pays membres les moins développés, dont la Grèce fait partie, auront aussi besoin de mesures spéciales pour le renforcement de leurs économies et l’accélération des investissements731.

En effet, outre les contraintes imposées par le marché, à travers lequel l’offre et la demande font fluctuer la monnaie sur les marchés internationaux, un État peut, à titre exceptionnel, dévaluer ou réévaluer la valeur de sa monnaie de manière artificielle, grâce aux interventions de la banque centrale. Il s’agit d’un intérêt économique à court terme. En dévaluant une mon-naie, un pays devient moins cher à l’exportation, mais plus cher à l’importation. Quant à la réévaluation, elle constitue pour un pays une forme de protection du marché intérieur national, car les produits exportés deviennent plus chers. Mais, pour un pays exportateur à monnaie faible comme la Grèce, cette mécanique permet de vendre à des prix semblables aux autres pays de la Communauté.

Si, pour le CUME, les Douze entraient bien dans la composition des « monnaies membres », il émergeait des réflexions une distinction entre le noyau et ce que l’on pourrait qualifier de satellites. D’abord la France, la RFA, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Danemark et la Belgique apparaissaient en effet comme le centre de gravité de l’union moné-taire. Il restait ensuite à discipliner les politiques monétaires de l’Irlande, de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce, dont les écarts avec le noyau précité étaient trop importants pour en-visager une convergence par les seuls dispositifs existants. Enfin, concernant la Grande-Bretagne, sa participation était jugée souhaitable, mais pas indispensable. Cette configuration a par conséquent motivé le calendrier de l’UEM établi par le CUME : achèvement du marché intérieur, renforcement de la coordination des politiques monétaires, réalisation du marché financier unique, mise en commun des réserves de change, entrée de toutes les monnaies dans le SME, fusion de l’ECU privé et de l’ECU public et utilisation accrue de l’unité de compte en tant que monnaie dans la première phase – avec échéance au 1er janvier 1993. En somme, le CUME proposait que, dès la première phase, soient posées les bases de l’union monétaire de l’Europe et de passer ensuite directement à la troisième phase, avec fixation irrévocable des taux de change, création de la Banque centrale européenne, et enfin création de la mon-naie unique. Ce procédé suivait donc la stratégie de l’entonnoir de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, qui étaient persuadés que des instruments de convergence devaient être instaurés immédiatement, et ainsi attirer les économies les plus faibles dans le processus d’unification monétaire. C’est dans ce contexte que l’opposition des stratégies de monnaie parallèle et unique prend toute sa dimension. Pour les partisans de la première formule, il s’agissait de permettre aux économies les plus faibles de relever leur niveau avant d’intégrer le dispositif, alors que pour les défenseurs de la seconde approche, la mise en commun des prérogatives monétaires visait à mettre en œuvre une gestion unique, et éviter ainsi les diver-gences ou encore les politiques laxistes.

731 ZOLOTAS, « drachme », p. 46.

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3.2. L’union monétaire de l’Europe et ses partenaires privilégiés : la théorie de l’aimant de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt

3.2.1. Les enjeux politiques et économiques d’une étroite coordination monétaire à l’échelle continentale

Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, l’hypothèse d’un élargissement de la Communauté européenne aux pays de l’Association européenne de libre-échange732 revêtait un enjeu important pour l’avenir de l’Europe. En effet, ils imaginaient une union économique et monétaire en étroite corrélation avec le Marché unique et subordonnaient les futurs élargis-sements à l’adhésion à l’ensemble de ses dispositifs. Pourtant, il subsistait la possibilité que l’Union européenne se divise en deux composantes, avec d’une part une zone de libre-échange et, d’autre part, une zone monétaire unifiée. Dans cette configuration, celle que nous connaissons aujourd’hui, les Européens avaient tout intérêt à ce que les pays de l’AELE mè-nent une convergence avec leur politique monétaire. Dans L’Union monétaire européenne : monnaies membres, monnaies associées, monnaies tierces, le CUME souleva précisément la question de la coopération monétaire entre la Com-munauté et les pays de l’AELE, qui revendiquaient des fondements économiques divergents de ceux de la Communauté. En revanche, le problème de « continuité territoriale »733 se po-sait, car, en effet, dans l’objectif d’un espace sans frontières, les entraves géographiques maté-rialisées par les pays de l’AELE apparaissaient contraires aux critères de l’Union européenne et de son Marché commun. La question monétaire, qui préoccupait le CUME, ne faisait pas l’objet d’une politique de coopération avec la Communauté. Cette situation résultait à la fois de la volonté d’indépendance et des particularités politiques et économiques de chacun de ses membres. Ainsi, cette organisation s’opposait-elle aux principes fondamentaux de l’Europe qui recher-chait perpétuellement l’harmonisation de ses États. La question de la compatibilité entre les pays de l’AELE et du SME n’avait en réalité pas de réponse catégorique du fait des diversités au sein de cette organisation. D’un côté, certains pays de l’AELE, et notamment les pays scandinaves, avaient une politique monétaire semblable à celle de la RFA, et, par conséquent, à celle du SME. Et, d’un autre côté, certains membres rejetaient d’emblée ce système. Néan-moins, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt considérait les monnaies de l’AELE comme « associées », c’est-à-dire susceptibles d’adhérer à terme à la Communauté. Mais, afin de ne pas déstabiliser l’union monétaire européenne par les échanges avec les pays de l’AELE, il apparaissait judicieux au CUME que leurs politiques monétaires convergent autant que pos-sible dans la direction du SME.

732 En 1960, en marge de la Communauté européenne, le Royaume-Uni, la Norvège, le Danemark, la Suisse, le Portugal, la Suède et l’Autriche signèrent la convention de Stockholm portant création de l’Association euro-péenne de libre-échange. L’Islande en 1970 et la Finlande en 1986 rejoignirent l’AELE, alors que le Royaume-Uni et le Danemark en 1973, et le Portugal en 1986 la quittèrent pour adhérer à la Communauté. Dans la résolu-tion adoptée en 1959, les sept représentants de la future AELE revendiquèrent leurs différences, notamment de principes économiques, avec les membres de la Communauté. Ils se voyaient en effet comme une organisation davantage complémentaire que concurrente. La Commission européenne, dans un avis émis en 1971, observa d’un côté que la Communauté devait améliorer ses perspectives de relations avec les membres de l’AELE, sus-ceptibles de formuler une demande d’adhésion à la Communauté. 733 Paul MENTRE, « Le SME et les monnaies des pays de l’AELE », in : CUME, monnaies, p. 51.

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Ainsi, quels étaient les facteurs de convergence et de divergence monétaires entre l’Union européenne et les pays de l’AELE ? En 1989, l’Autriche réalisait 65,9 % de ses échanges avec la CEE734 et la Norvège 78,7 %735. Dès lors, les fluctuations du schilling autrichien et de la couronne norvégienne, qui flottaient librement, avaient un impact direct sur les prix pratiqués à l’exportation et les revenus liés à l’importation. Par conséquent, la compétitivité de l’Autriche et de la Norvège, l’importation en Europe, mais également la politique intérieure autrichienne et norvégienne de consommation, dépendaient strictement de la stabilité du schil-ling et de la couronne. La même analyse peut être appliquée à la Suisse, sachant que 64,4 % de ses échanges avaient lieu avec l’Europe736. Mais, contrairement au schilling et à la cou-ronne qui avaient connu une certaine stabilité, le CUME souligna les conséquences d’une politique moins rigoureuse que le SME pour le franc suisse. Aussi, alors que les membres du SME connaissaient les premières conséquences stabilisantes du nouveau système commun, la Suisse réalisait une « réévaluation extrêmement forte » à la fin des années 1970737. Le CUME nota les mêmes conséquences néfastes pour la couronne suédoise : « après avoir appartenu un temps au Serpent, les autorités suédoises ont veillé à maintenir une politique monétaire ex-terne autonome. Sa traduction la plus éclatante a été la forte dévaluation de la couronne sué-doise en 1982 »738. De ces analyses, il ressort surtout l’efficacité du SME pour la stabilité monétaire de ses membres, en comparaison de ceux de l’AELE. Le CUME démontra alors l’attrait que repré-sentait ce système, malgré ses contraintes, pour les tiers. Non seulement parce qu’il avait prouvé son efficacité, mais également parce que les pays du SME représentaient un pôle d’échange important. Dans l’étude du CUME se profilait, par conséquent, des membres po-tentiels de l’Union européenne, comme l’Autriche à la politique monétaire restrictive et non-inflationniste : « tout s’est donc passé comme si le schilling autrichien appartenait au SME »739. Mais le comportement de l’Autriche vis-à-vis de la Communauté européenne est davantage lié à sa situation politique qu’économique. Dans l’après-guerre, l’Autriche avait été associée à la reconstruction solidaire de l’Europe, en étant notamment membre fondateur de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, ancêtre de L’OCDE), qui vi-sait à gérer les dispositions du plan Marshall. Mais, en 1955, l’Autriche signa le Staatsvertrag (traité d’État concernant le rétablissement d’une Autriche indépendante et démocratique) qui entérinait sa qualité de pays neutre. Dans l’article 9a portant modification de la Constitution fédérale, cette neutralité fut présentée comme la condition sine qua non de son unité et de son indépendance. Si ce traité n’interdisait pas formellement l’alliance avec d’autres États, les négociations qui ont été menées principalement par l’URSS l’empêchaient, selon les observa-teurs de l’époque, moralement et politiquement d’adhérer à la Communauté. Néanmoins, à l’époque où le CUME rédigea ses conclusions sur le schilling, l’essoufflement de la Guerre froide et la crainte de l’isolement encouragent l’Autriche à déposer une demande d’adhésion à

734 Ibid., p. 53. 735 Ibid., p. 57. 736 Ibid., p. 54. 737 Ibid. 738 Ibid., p. 55. 739 Ibid., p. 53.

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la CEE, le 17 juillet 1989. À la même époque, Helmut Schmidt publia, dans Die Zeit, un plai-doyer en faveur de l’entrée de l’Autriche dans la Communauté européenne740. En revanche, la France n’avait pas de relation privilégiée avec les pays de l’AELE. Le gou-vernement français y reconnaissait un « intérêt stratégique évident », et manifestait sa volonté d’« ajuster sa présence en particulier dans les pays, soit stratégiques (Autriche, Suisse et Fin-lande, proches de l’Europe centrale et orientale), soit appelés à l’ouverture la plus marquée (Suède et Norvège) »741. Plus important encore, alors que la RFA détenait près de 30 % des parts de marché de la CEE dans les pays de l’AELE, la France n’atteignait que 6,4 %742. Cet écart important s’explique notamment par des accords axés sur le mark. Avec la création d’une union monétaire, il était donc possible pour la France de développer ses échanges commerciaux en dehors de la Communauté, non seulement avec les pays de l’AELE, mais également dans le reste du monde, où la RFA était deux fois plus présente. D’un autre côté, les liens étroits de la RFA avec les pays nordiques, et ceux de la France avec les pays méditer-ranéens, confirmaient la place centrale des deux pays aux plans stratégique et géographique au sein de l’Union européenne dans la perspective d’un espace économique européen.

Dans les réflexions du CUME, on distingue la volonté de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt de participer à la réflexion sur la place de l’Europe dans le contexte de la globalisation. En effet, avec la marche inéluctable de la mondialisation économique, moné-taire ou encore politique, la Communauté européenne avait vocation à s’agrandir à l’échelle continentale pour pouvoir s’imposer sur la scène internationale.

3.2.2. La question des anciennes colonies : les pays de l’Afrique-Caraïbes-Pacifique, un relais de la politique monétaire européenne sur les autres continents

En 1975, alors que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient au pouvoir, la convention de Lomé scella la coopération entre la CEE et les pays de l’Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP). « Solidarité internationale », « relations amicales », « développement éco-nomique » ou encore « coopération commerciale »743 en étaient les principaux objectifs. Mais, surtout, la Communauté, en tant que puissance mondiale, voulait assurer un rôle de tuteur en instaurant un « nouveau modèle de relations entre États développés et États en voie de déve-loppement, compatible avec les aspirations de la communauté internationale vers un ordre économique plus juste et plus équilibré »744. En substance, la convention de Lomé s’articulait autour d’échanges commerciaux, l’Europe représentant 69 % des exportations et 58 % des importations de l’ACP. Il s’agissait plus précisément d’ouvrir, sans restrictions douanières, tarifaires ou quantitatives, le marché européen aux produits de l’ACP. En retour, les Euro-péens s’assuraient un statut privilégié sur le marché ACP. Mais aussi, les pays de l’ACP

740 Cf. Helmut SCHMIDT, « Österreich gehört zu Europa », Die Zeit, 31.03.1989. 741 Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget, « Note pour le Directeur. La présence française sur les marchés de l’AELE », 24.06.1991. In : Archives nationales, Site Paris, Archives du Président de la République, François Mitterrand. 742 Ibidem. 743 « Convention ACP-CEE de Lomé (28 février 1975) », Journal officiel des Communautés européennes, n° L 25, 30.01.1976, p. 2. 744 Ibid.

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étaient majoritairement d’anciennes colonies européennes. Il s’agissait donc d’établir un cadre d’échanges commun et d’éviter ainsi des relations particulières entre des anciens colons et leurs colonies d’alors.

Pour élaborer sa réflexion sur l’avenir des relations CEE-ACP dans le contexte de l’unification monétaire, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt fit appel à deux spécialistes, Patrick et Sylviane Guillaumont745. Tout d’abord, l’unification monétaire apparaissait comme une opportunité d’extension de la puissance monétaire européenne à trois autres continents. En effet, les monnaies de référence de l’ACP se répartissent entre le dollar (21 pays) et le franc (14 pays)746. Dans ces chiffres, on distingue une prédominance américaine, et, comme l’évoquent P. et S. Guillaumont, l’usage de ces monnaies de référence signifiait également que les États-Unis entretenaient des relations commerciales privilégiées avec une grande par-tie des pays de l’ACP. L’objectif de création d’une union monétaire européenne remettait cependant en question le caractère bilatéral des accords qui existaient entre les membres et des pays tiers. La France, qui depuis la fin de la colonisation entretenait des relations monétaires étroites avec 14 pays d’Afrique subsaharienne et les Comores, devait donc réadapter la nature de ses accords. Il s’agissait en substance de la convertibilité et de l’indexation des francs CFA et comoriens en franc français. Or, l’adoption d’une monnaie unique en Europe supposait qu’elle devienne la nouvelle unité de référence des pays de la zone franc. Selon P. et S. Guillaumont, l’union mo-nétaire européenne offrait précisément à l’Afrique une opportunité d’intégration économique :

Les progrès de l’intégration en Afrique, s’ils doivent intéresser non seulement le secteur d’activité tradi-tionnel ou informel, mais aussi le secteur moderne, se trouvent cependant entravés par l’hétérogénéité des régimes monétaires. Cette hétérogénéité qui traduit un manque d’intégration monétaire a des incon-vénients pour le développement des pays africains, que ceux-ci aient une monnaie indépendante ou soient membres de la zone franc. Or, la création d’une union monétaire européenne ouvre des perspec-tives de coopération susceptibles de contribuer à l’intégration monétaire africaine747.

Ils élaborent également la théorie selon laquelle la monnaie unique exercerait un rayonnement sur l’ensemble des pays de l’ACP, y compris ceux ayant une étroite relation avec les États-Unis, grâce également à l’expérience de la zone franc et aux conventions de Lomé.

La réalisation d’une union monétaire européenne n’implique pas nécessairement une modification des règles de la zone franc, mais [elle] rend souhaitable et possible entre l’Europe et l’ensemble des pays africains signataires de la Convention de Lomé une coopération monétaire, à l’intérieur de laquelle il conviendrait de replacer en l’adaptant la coopération monétaire franco-africaine748.

745 Patrick Guillaumont est président de la Fondation pour les études et recherches sur le développement interna-tional (FERDI), membre du Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI), direc-teur de la Revue d’économie du développement, membre du Comité « Development Policy » aux Nations-unies. En 1992, il a reçu le « Prix El Fasi de la recherche francophone ». Sylviane Guillaumont est spécialiste de : Éco-nomie du développement et Politique monétaire et politique de change. Elle est membre du CAE, professeur à l’Université d’Auvergne, chercheur au Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI), membre du Conseil de surveillance de l’Agence française de développement. Ils sont notamment coauteurs de Zone franc et développement africain (1984), Comparaison de l’efficacité des politiques d’ajustement en Afrique, zone franc et hors zone franc (1991), Ajustement structurel, ajustement informel : le cas du Niger (1991), Ajustement et développement : l’expérience des pays ACP, Afrique, Caraïbes, Pacifique (1994), 746 Patrick et Sylviane GUILLAUMONT, « Monnaie européenne et monnaies africaines », in : CUME, monnaies, p. 61. 747 Ibid., p. 67. 748 Ibid., p. 63.

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Avant l’adoption définitive de la monnaie européenne, il était donc essentiel de réfléchir à la place de chacun des membres de la Communauté et de leurs partenaires privilégiés dans le processus. Toutefois, les liens de chacun des membres avec des pays hors de la Communauté étaient également un facteur multiplicateur des futurs échanges du Marché commun. Comme nous venons de le voir, le Comité pour l’Union monétaire défendait l’idée d’une collaboration aussi large que possible pour un rayonnement optimal de l’Europe. Le Comité Giscard-Schmidt imagina donc une sorte de noyau composé des monnaies membres à la politique mo-nétaire performante, comme un aimant sur les monnaies alentours, les monnaies associées. L’objectif apparaissait alors double : d’un côté, stabiliser les économies participantes et, d’un autre, former une puissance concurrente sur la scène internationale. La réflexion sur les rap-ports avec les monnaies tierces était alors l’occasion de mesurer l’avenir de la puissance mo-nétaire européenne dans le monde. En effet, pour le CUME, « la construction monétaire euro-péenne ne pouvait se dissocier d’une réflexion sur sa contribution à un meilleur fonctionne-ment du système monétaire international dans son ensemble »749.

3.3. La notion de « monnaies tierces » selon le CUME : assurer la stabilité et la prospérité de l’Europe au centre du système monétaire international

La prise de position du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt sur les « monnaies tierces » se voulait un modèle d’une Europe prospère et puissante, capable de contribuer à une nouvelle définition du système monétaire international. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt reprochaient en effet au rapport Delors de ne pas avoir prévu la rapide mise en œuvre d’une politique monétaire commune envers les monnaies tierces dès la première phase, par exemple en mettant en commun une partie des réserves de change des banques centrales. Questionné sur ce point par le CUME, Tommaso Padoa-Schioppa répondit :

La première raison est institutionnelle et juridique. La mise en commun de réserves et la création d’un fonds commun qui devrait les gérer ne pourraient se réaliser que sur une base juridique institutionnelle nouvelle, puisque le traité actuel ne le permet pas. C’est en partie une question de technique juridique que l’on peut évidemment discuter et sur laquelle les opinions peuvent varier, mais c’est ce jugement politique et institutionnel qui a finalement été retenu par le comité. [...] Les secondes considérations sont d’ordre technique et monétaire et se résument de la façon suivante : dans la mesure où il est diffi-cile de définir un stade intermédiaire de ce genre, où la responsabilité serait en quelque sorte partagée, sans avoir au préalable la certitude que le processus qui mène jusqu’au bout du chemin ne soit effecti-vement entamé750.

Ce dernier point était précisément ce que redoutaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Sans décision politique, l’émergence de l’ECU-monnaie internationale n’aurait pas lieu. Or, il s’agissait de la principale motivation qui avait amené Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à créer d’abord le SME – pour provoquer la convergence et la stabilité in-terne face aux fluctuations extérieures – et à promouvoir, ensuite, l’idée d’une monnaie euro-péenne.

Les fluctuations erratiques du dollar depuis l’effondrement du système de Bretton Woods avaient révélé l’incapacité de la devise américaine à jouer à elle seule le rôle de mon-

749 « Monnaies tierces », in : CUME, monnaies, p. 75. 750 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors.

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naie de réserve. La prédominance du dollar dans le monde étant contestée, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt plaidèrent pour un système monétaire international triangulaire, reposant sur l’ECU, le dollar et le yen, selon le principe suivant : « Il faudrait que les méca-nismes de change et les institutions d’un nouveau système monétaire international entraînent la participation graduelle des différentes zones économiques et monétaires conformément à leur poids réel dans le contexte international »751. Depuis le début des années 1970, la conception de l’union monétaire de l’Europe de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avait précisément poursuivi cet objectif, pour donner à l’Europe une plus grande indépendance vis-à-vis du dollar, d’une part, et pour que l’Union européenne soit reconnue comme puissance économique, d’autre part, et accède enfin à un rôle politique sur la scène internationale. Or, à la fin des années 1980, avec la constante pro-gression de la mondialisation des échanges, le dollar restait la monnaie la plus utilisée sur la scène internationale, particulièrement dans le commerce de matières premières. À l’approche du sommet économique mondial de Paris en juillet 1990, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entendaient, au regard de leur expérience dans ce domaine, contribuer au débat sur la réforme du système monétaire international.

3.3.1. L’ECU, instrument de l’Europe-puissance prônée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt

Les pays membres de la Communauté et plus particulièrement du SME n’ont pas vraiment défini une politique commune à l’égard du dollar. Les pays membres du G7 ont, certes, participé aux accords du Plaza et du Louvre qui ont essayé de fixer certaines parités, mais il ne semble pas qu’indépendamment des interventions dont l’efficacité ne peut être qu’à court terme, ceci puisse conduire à une véritable coordination, la possibilité pour les autorités américaines de maîtriser le déficit budgétaire étant faible752.

Les accords du Plaza et du Louvre avaient en commun, comme le Serpent monétaire, que les pays européens (représentés ici par le Royaume-Uni, la France et la RFA) devaient adapter leur politique monétaire vis-à-vis de celle des États-Unis. Il ressortait de ces accords non seulement que seules les monnaies européennes étaient représentées et que, en définitive, chaque État défendait ses propres intérêts, mais surtout que les effets étaient à court terme. Alors qu’une des motivations principales du système monétaire européen avait précisément été l’indépendance des monnaies européennes du dollar, le fait que l’Europe ne dispose ni de monnaie propre, ni de politique commune ne lui permettait pas réellement de participer à la redéfinition d’un système monétaire international, mais simplement d’éviter autant que pos-sible les sources d’instabilité liées à la monnaie américaine. Pour le CUME, l’Europe subissait donc les politiques monétaires américaine et japonaise :

Washington (New York) et Tokyo exercent aujourd’hui l’imperium monétaire. L’Europe en est absente [...]. Le monde monétaire tripolaire est une fable : par rapport au dollar, il y a les monnaies qui le sui-vent, celles qui s’apprécient plus qu’elles ne se déprécient, celles qui se déprécient plus qu’elles ne s’apprécient »753.

751 Mario SCHIMBERNI, « L’Écu dans les transactions internationales », in : CUME, monnaies, p. 86. 752 René-Paul RIGAUD, « Stabilité du SME et évolution du dollar », in : ibid., p. 84. 753 Renaud DE LA GENIERE, « Dollar, Yen, Écu », in : CUME, monnaies, p. 77.

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Partant du constat que « par rapport à l’Écu, le dollar et le yen ont connu des variations an-nuelles supérieures à 10 % en 1981, 1982, 1984, 1986 et 1987 »754, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt considérait que le « rôle international de l’Écu »755 se justifiait par sa stabi-lité. Pour le CUME, il apparaissait donc que seule une monnaie européenne commune serait susceptible de concurrencer le dollar et le yen et, corollairement, d’affirmer le rôle de l’Europe dans la politique monétaire internationale. Ainsi, la monnaie européenne fut présen-tée comme vecteur d’expansion de l’économie européenne : « Le dollar et le yen existent ; pas l’écu. L’Europe est la plus puissante, mais non la plus dynamique des zones économiques du monde occidental ; mais, elle n’existe pas sur le plan monétaire »756. A contrario, le CUME suggéra donc que si l’ECU était une devise, l’Europe s’affirmerait comme une des plus grandes puissances économiques et monétaires mondiales. Le CUME souligna également la dépendance persistante, car les Européens étaient toujours forcés de « choisir entre l’alignement et le décrochage vis-à-vis du dollar »757. Car, effective-ment, la devise américaine rythmait toujours les termes des échanges internationaux et le commerce européen se voyait corollairement régi par les évolutions de la devise américaine. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, la passivité européenne d’alors sur les questions monétaires internationales résidait dans le manque de volonté politique :

À l’heure actuelle, rien n’empêche l’Union monétaire européenne, c’est-à-dire une zone de libre conver-tibilité des monnaies des pays membres entre elles à taux fixe, et à taux variable vis-à-vis des monnaies tierces ; la condition en est l’adoption d’une politique monétaire commune dont la conception et l’application seraient confiées à la Banque centrale européenne indépendante des gouvernements et des institutions communautaires, car la politique monétaire commune devrait en outre assurer la stabilité générale des prix dans l’Union […] Le fonctionnement pratique et l’organisation statutaire d’une telle union ne représentent pas de difficultés majeures. La principale est que les gouvernements répugnent à admettre que la monnaie ne soit pas un moyen de la politique économique, mais une contrainte de celle-ci758.

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt reprochaient surtout aux décideurs politiques de ne pas avoir affirmé leur volonté de mettre en œuvre une monnaie unique. Certes, les Euro-péens s’étaient accordés sur la nécessité d’une politique monétaire commune. Au début des années 1990, l’indépendance de la banque centrale et la monnaie unique divisaient cependant encore les dirigeants, car ces mesures touchaient à la souveraineté. En outre, la prédominance du dollar dans les échanges internationaux et l’absence d’un marché financier européen pri-vaient, selon le CUME, la Communauté du formidable potentiel d’échange avec le Japon :

L’Amérique du Nord a actuellement attiré la plus grande partie des investisseurs directs provenant de l’industrie manufacturière japonaise […] : 10 milliards de dollars en mars 1988, ce qui est quatre fois le montant des investissements japonais pour l’ensemble de l’Europe […]. Un tel écart provient de la fragmentation du marché européen. D’une part, le Japon ne le considère pas comme un marché straté-gique en raison de son manque d’homogénéité, et, en conséquence, concentre son attention uniquement sur quelques pays de la zone européenne. D’autre part, le grand nombre des normes techniques diffé-rentes, les différences des goûts des consommateurs, et le nombre de devises représentent des obstacles en comparaison des décisions économiques à grande échelle que l’on peut prendre aux États-Unis759.

754 « Monnaies tierces », p. 75. 755 Ibidem. 756 Ibid. 757 Ibid., p. 78. 758 Ibid. 759 Ibid., p. 89.

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D’un côté, les États-Unis étaient le partenaire privilégié du Japon. Mais, d’un autre côté, l’excédent commercial en faveur du Japon était source de tensions entre les deux pays. Pour l’Europe, s’imposer entre les deux géants revêtait un enjeu déterminant, car le Japon consti-tuait un formidable potentiel commercial. Au contraire, les relations commerciales entre le Japon et l’Europe étaient « difficiles »760. La tension majeure était liée directement au « défer-lement des produits nippons »761 sur les marchés internationaux. Face à cette concurrence et à l’excédent commercial, les pays développés établirent alors des barrières : « contingente-ments, accords d’autolimitation, droits de douane »762. Cette mesure destinée à protéger le marché intérieur n’avait cependant pas que des conséquences commerciales. Le Japon, qui était également une puissance financière, encourageait alors ses entreprises, par la réévalua-tion du yen, à investir leurs capitaux à l’intérieur du pays. En France, François Mitterrand a très tôt pris conscience de l’importance du Japon. Ce fut d’ailleurs le premier chef d’État français à s’y rendre, en 1982, à la veille du sommet des pays les plus industrialisés à Versailles. Son objectif était alors de trouver un accord sur le déficit commercial de la France dans ses échanges avec le Japon. Le Président de la République sou-haitait également contribuer à une redéfinition des relations CEE-Japon, et la recherche de la concertation dans la réforme du système monétaire international. L’année suivante, il affirma que « les Européens ont mésestimé l’Asie. Ils le regretteront un jour »763. Plus encore que comme concurrent, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt envisagea le Japon comme un in-vestisseur dont il fallait attirer les capitaux en Europe : « Le Japon a joué un rôle très actif sur le marché de l’Écu depuis 1986, c’est-à-dire quand l’Écu a fourni une bonne opportunité de diversification de portefeuilles trop déséquilibrés par leurs investissements en dollars »764. Mais, « le marché japonais, […] continue à faire preuve d’un certain degré d’hésitation en ce qui concerne les investissements en Écus »765, d’où la nécessité réitérée d’aboutir à une mon-naie européenne encadrée par une politique commune. De cette manière, l’Europe pourrait donc, selon le CUME, jouer un rôle déterminant sur le marché économique et monétaire in-ternational, et particulièrement dans la conquête des échanges avec le Japon :

Le Système monétaire européen peut être un important point de référence pour triompher de l’isolation du yen, étant donné la difficulté de réaliser une coordination des politiques des devises au niveau inter-national. […]De même, l’Écu peut jouer un rôle clé dans le processus de diversification des réserves de change, que les Japonais considèrent comme fondamentale, s’ils veulent agir avec efficacité sur le mar-ché des changes internationaux pour stabiliser les relations entre les devises importantes766.

Dans le but de défendre les intérêts européens, Valéry Giscard d’Estaing se rendit à plusieurs reprises au Japon, comme à la veille du sommet économique mondial de Venise en 1987. De ce point de vue, il était en effet important de rassurer les partenaires de l’Europe sur le fait que le Marché unique n’était pas voué à mettre en œuvre un protectionnisme communautaire. Par exemple, à Hong Kong en février 1989, Valéry Giscard d’Estaing déclara :

La campagne « Forteresse Europe » est l’une des campagnes les moins justifiées qui soit, montée par des pays fortement créditeurs vis-à-vis de l’Europe, à commencer par le Japon. Ce que nous faisons en

760 Ibid., p. 205. 761 Ibid. 762 Ibid. 763 Cf. Url : http://www.unesco.org/bpi/fre/unescopresse/97-04f.htm. Consulté le 19.08.2012. 764 SCHIMBERNI, « transactions internationales », p. 90. 765 Ibid. 766 Ibid., p. 93.

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Europe ne comporte pas de dimension protectionniste. [...] À partir de 92, l’Europe sera partisane du « free trade ». L’Europe deviendra plus compétitive, mais cela sera valable aussi pour nos propres entreprises767.

Aussi le CUME plaça-t-il l’ECU au centre du système monétaire international, nécessaire à la prospérité des économies. Mario Schimberni illustra ce point de vue avec un cas encore plus probant : l’Amérique latine. Selon lui, sa dépendance vis-à-vis du dollar fluctuant aggravait sa situation financière et freinait par conséquent ses tentatives de développement économique. Dans ce contexte, l’ECU aurait un rôle de stabilisateur monétaire à jouer : « La diversification de l’endettement en Écus, qui s’ajouterait aux yens, pourrait, en premier lieu, réduire l’instabilité du montant de la dette. En second lieu, le coût du paiement des intérêts pourrait être également diminué »768. Mais, surtout, la conquête de ce regroupement d’États a des mo-tivations politiques importantes. En effet, comme le soulignent les professeurs Jacqueline Beaujeu-Garnier et Catherine Lefort, les États-Unis considèrent l’Amérique latine, qui se situe sur leur continent, comme un « domaine réservé », alors que « cette attitude n’est pas du goût […] des pays européens dans leur ensemble »769.

3.3.2. De l’économie à la politique : une méthode transposable aux relations avec les pays de l’Est à la fin des années 1980

Alors que l’Europe occidentale aménageait sa reconstruction au moyen du plan Marshall, l’URSS avait créé simultanément une organisation concurrente à l’Est, le Conseil d’assistance économique et mutuelle (Comecon, 1949-1991). Les questions économiques, comme le souligna le Luxemburger Wort, constituèrent le creuset de la réorganisation conflic-tuelle du monde entre Est et Ouest :

Il ne s’agit donc pas simplement de Berlin et des deux millions de Berlinois occupés par l’Ouest. Berlin n’est que le prétexte, le symbole tangible. Il s’agit de toute la politique américaine d’après-guerre. Et elle a cristallisé autour du plan Marshall. La Russie le sait tout aussi bien que les États-Unis. L’antagonisme ouvert entre l’Est et l’Ouest date du moment précis où le plan Marshall devait prendre une forme concrète770.

Dans ces conditions, toute tentative de normalisation des relations économiques entre l’Europe et les pays de l’Est (la Bulgarie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Pologne, la Répu-blique tchécoslovaque, la Roumanie et l’Albanie), en particulier la RDA, supposait des ac-cords avec l’URSS, décideur principal au sein du Comecon. En matière de politique moné-taire, le rouble valait comme monnaie de référence. L’URSS mit en place un mécanisme de contrôle, dans lequel le « rouble transférable » était l’unité comptable dans les transactions de type clearing bilatéral au sein du Comecon. Assurément, les économies des pays du Comecon se voyaient étroitement liées à l’URSS et même dépendantes de cette dernière, principal inter-locuteur de l’Occident dans les affaires économiques avec l’Est. En effet, l’inconvertibilité des monnaies participantes supposait que la devise utilisée dans les transactions commerciales était différente de celle qui avait cours à l’intérieur de ces pays. Ne s’agissant pas d’une éco-nomie de marché, les parités étaient établies unilatéralement par les autorités nationales.

767 « M. Giscard d’Estaing : les accusations de "Forteresse Europe" injustifiées », AFP Général, 15.02.1989. 768 CUME, monnaies, p. 102. 769 Jacqueline BEAUJEU-GARNIER et Catherine LEFORT, L’économie de l’Amérique latine, 10e édition, PUF, Paris, 1991, p. 4. 770 « Potsdam, Berlin und der Marshallplan », Luxemburger Wort, 26.06.1948.

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Et ces relations ne furent pas facilitées par la Guerre froide. Aussi les médias moscovites se firent-ils l’écho d’une économie européenne sous la domination américaine : « Le but immé-diat de Washington est de mettre définitivement la main sur les pays de l’Europe occidentale. L’application de ce plan [Schuman] a débuté par la mainmise sur la Ruhr. À l’heure actuelle, on prévoit de joindre le charbon de la Ruhr au minerai de fer lorrain »771. En Europe, la presse s’inquiétait également du développement des relations avec l’URSS. Dans Le Monde, Pierre Drouin évoquait, en 1962, une « guerre commerciale »772 :

À l’heure actuelle, le risque est minime. À plus long terme, lorsque l’Union douanière européenne fera pleinement sentir ses effets et que les ventes soviétiques seront plus diversifiées, les possibilités d’élargissement des accords bilatéraux avec l’URSS pourraient être freinées. La manière dont les Russes ont intempestivement introduit, dans la négociation avec la France, une revendication dont ils savaient pertinemment qu’elle serait repoussée, pourrait donner à penser que nous assistons à la pre-mière phase d’une véritable « guerre commerciale » avec le Marché commun. En fait, il s’agit bien plu-tôt d’une tentative d’intimidation, l’URSS ayant beaucoup plus à perdre que l’Europe dans une offen-

sive de grand style avec la CEE773.

Cependant, dans les années 1980, les rapports commerciaux entre l’Europe et les pays du Comecon s’apaisèrent. La perestroïka – la reconstruction – (1985-1991) menée par Mikhaïl Gorbatchev bouleversa irréversiblement le système économique russe et, par conséquent, du bloc de l’Est. Les principaux fondements furent la restitution des terres aux paysans, l’autorisation pour les particuliers de créer des entreprises, la libéralisation des entreprises d’État, l’instauration du pluralisme politique par la réforme de la Constitution, ou encore la liberté de la presse prévue par la glasnost (transparence). Mais le pouvoir encore patent du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), le manque d’organisation d’un nouveau sys-tème économique à cause de l’attachement russe aux principes communistes, firent échouer ce dispositif et effondrèrent l’économie.

Dans cette nouvelle constellation, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt consi-déraient que l’Europe, et plus particulièrement la France et la RFA, avaient un rôle détermi-nant à jouer. Quand ils étaient au pouvoir, ils avaient déjà étroitement collaboré sur la ques-tion russe. À titre d’exemple, le chancelier Schmidt ne manquait pas d’informer, et même de solliciter les conseils et l’approbation du président Giscard d’Estaing quand il se rendait dans les pays de l’Est. Alors que la chute du bloc de l’Est n’était plus qu’une question de temps, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt anticipait l’avenir des relations monétaires avec les pays du Comecon. Tout d’abord, « la transformation du bilatéralisme actuel en multilatéralisme pour les relations commerciales »774 laissait entrevoir une normalisation des échanges. En effet, à l’époque sta-linienne, les pays du Comecon agissaient au sein de relations strictement bilatérales, refusant toute alliance de type fédéral ou confédéral, ce qui permettait à l’Union soviétique d’assurer une domination économique sur l’organisation orientale775. Cela eut donc pour conséquence que les rapports commerciaux entre l’Europe occidentale et orientale eurent principalement lieu par l’intermédiaire de l’URSS. Ce multilatéralisme nouveau, au contraire, était synonyme

771 « Radio Moscou », Bulletin quotidien de presse étrangère, n° 1 579, 16.05.1950. 772 Pierre DROUIN, « Vers une guerre commerciale entre l’URSS et le Marché commun », Le Monde, 15.06.1962. 773 Ibid. 774 Ibid., p. 93. 775 Richard SZAWLOWSKI, « L’évolution du Comecon, 1949-1963 », in : Annuaire français de droit internatio-nal, volume 9, 1963, p. 670-694.

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d’ouverture du marché de l’Europe de l’Est pour la CEE et, réciproquement, représentait une opportunité d’intégration dans le marché international par l’intermédiaire d’« organismes in-ternationaux tels que […] le GATT, utilisant les expériences de la Pologne et de la Hon-grie »776. L’ouverture de l’Union soviétique sur le GATT, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, promettait donc une accentuation des relations économiques avec la CEE par sa facilitation du libre-échange. Et, enfin, « l’amélioration de l’efficacité de la production, de la compétition, de la gestion, et des ressources financières et technologiques de leurs propres entreprises, en les exposant à la concurrence étrangère et en accueillant favora-blement la coopération avec des sociétés occidentales »777 permettait de transposer l’idée d’un rapprochement politique par l’économie dans les rapports entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Mario Schimberni souleva, dans ce contexte, les avantages économiques d’une collaboration CEE-URSS. Tout d’abord, il souligna la « potentialité »778 que représentent les 250 millions de consommateurs de l’Union soviétique. Mais, surtout, l’économiste élabora déjà une straté-gie de pénétration sur le marché russe, par l’installation d’infrastructures sur place. En effet, l’ouverture du marché oriental offrait l’opportunité aux entreprises européennes de se déloca-liser ou d’externaliser une partie de leur production dans un pays où les charges salariales étaient moins élevées. Quel pouvait donc être le rôle de l’ECU dans les relations commerciales entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est ? Selon le CUME, la Communauté européenne avait l’opportunité d’établir des relations privilégiées avec les pays du Comecon, non seulement parce que l’unité de compte européenne pouvait constituer une « alternative »779 au dollar trop instable, mais, surtout, les Européens étaient assurés d’avoir la priorité sur les Américains encore impliqués dans la Guerre froide contre l’URSS. L’enjeu commercial était d’autant plus important que les échanges en ECU avec les pays du bloc communiste qui disposent de gaz, de minerais et de pétrole, permettraient à la Communauté d’obtenir des matières premières à prix stables. Mario Schimberni proposa alors au CUME un mécanisme de compensation, qui rationaliserait, accé-lérerait, sécuriserait et ferait faire des économies aux entreprises dans leurs transactions croi-sées. Cela revenait à dire que les banques centrales d’Europe occidentale et orientale en assu-reraient la gestion et le contrôle des échanges. Quelques mois après la chute du bloc de l’Est, le CUME auditionna Nicole Kurtz (Deutsche Bank) et Alfonso Iozzo (Instituto San Paolo di Turino) sur les incidences qu’aurait le déve-loppement économique à l’Est sur l’union monétaire de l’Europe. Selon ces rapporteurs, l’union monétaire européenne pouvait se révéler comme le point d’ancrage des anciens pays du Comecon pour organiser la convertibilité de leur monnaie. Dans ce contexte, Helmut Schmidt considérait qu’il fallait avoir une approche au cas par cas de la coopération monétaire entre les pays de la Communauté et les anciens pays du Comecon. Aussi, il excluait catégori-quement l’URSS et hésitait concernant la Bulgarie et la Roumanie. En réalité, l’ancien Chan-celier privilégiait la coopération avec les pays de l’Est qui opteraient pour l’économie de mar-ché, tels que la Pologne, la Hongrie ou encore la Tchécoslovaquie. Pour ces pays, Helmut

776 SCHIMBERNI, « transactions internationales », p. 94. 777 Ibid. 778 Ibid. 779 Ibid., p. 96.

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Schmidt préconisait que la coopération soit assortie de mesures de stabilisation, comme la réduction de la dette, pour ensuite y introduire l’ECU comme monnaie parallèle. Pour Valéry Giscard d’Estaing, le soutien au développement des pays de l’Est était en outre l’occasion de donner un signal politique fort en menant ces transactions en ECU. À ce titre, ce ne seraient pas les États de l’Europe occidentale isolément qui soutiendraient les pays de l’Est, mais l’Europe dans son ensemble780.

Dans le même temps, Valéry Giscard d’Estaing tenta de contribuer au rapprochement économique entre les pays de l’Ouest et l’Europe occidentale. En mars 1988, il avait par exemple proposé un plan Marshall pour les pays de l’Est européen781 lors d’un entretien télé-visé diffusé sur TF1, qui « [avait] suscité le très vif intérêt des Polonais »782 selon les termes de Cornelis van der Klugt. Au sein du CUME, on réfléchissait alors à la coopération entre la Banque centrale européenne et la Banque Nationale de Pologne. Ces travaux eurent un écho favorable auprès des instances européennes, qui décidèrent de nommer cinq sages pour réflé-chir à cette proposition. En avril 1988, Bertrand de Maigret, Délégué général de l’AUME, rencontra des conseillers de l’ambassade de Pologne. Dans la correspondance de celui-ci, on comprend qu’il défendit les arguments de Valéry Giscard d’Estaing auprès de ses interlocu-teurs. De cet entretien, il ressortit notamment l’attrait de l’ECU pour les pays de l’Est : « sa stabilité est une incitation à le substituer au dollar pour les transactions commerciales avec les pays de la CEE. Les services polonais recherchent les secteurs de leur économie qui pour-raient être les premiers intéressés par cette mutation monétaire, probablement les producteurs de matière première »783.

En conclusion, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt témoignaient, dans cette

nouvelle publication sur les diverses régions monétaires dans le monde, de leur conception commune de l’union monétaire de l’Europe dans le contexte international. Conformément aux attentes françaises, Valéry Giscard d’Estaing voyait dans les relations des monnaies membres avec les monnaies associées et les monnaies tierces une opportunité de recouvrer le rayonne-ment perdu de la France dans le contexte de la mondialisation, tandis qu’Helmut Schmidt re-cherchait la stabilité, chère à la RFA et l’expansion économique. Tous deux s’accordaient cependant sur le fait que la devise européenne n’était pas une fin en soi, mais un moyen pour l’Europe d’accéder au statut de puissance économique mondiale. Les deux anciens dirigeants avaient en effet affirmé avec constance que la Communauté européenne ne pourrait faire en-tendre sa voix dans les affaires économiques, financières et politiques internationales que dans l’union, et plus particulièrement par la création d’une monnaie commune. Dans ce contexte, ils prônèrent d’abord l’adhésion de tous les membres de la Communauté à l’union monétaire, envisageant toutefois d’exclure la Grande-Bretagne dans un premier temps, pour ne pas entraver le processus. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt,

780 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 07.06.1990, Londres. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 781 Cf. Interview de M. Valéry Giscard d’Estaing, ancien Président de la République et député UDF, à TF1 le 27 mars 1988, sur l’Europe. Url : http://discours.vie-publique.fr/notices/883170900.html. Consulté le 17.08.2012. 782 Cf. Lettre de Bertrand de Maigret à C. Van der Klugt, « Intérêt de la Pologne pour l’Union monétaire de l’Europe », 06.05.1988. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 783 Idem.

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les membres de la Communauté disposaient ensuite de suffisamment d’accords économiques pour s’assurer un rayonnement en dehors de ses frontières. Enfin, ils défendaient une vision trilatérale du Système monétaire international, avec le dollar à l’Ouest, le yen à l’Est et l’ECU à la jonction des deux blocs. Avant même la chute de l’URSS, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne l’incluait pas dans leur conception du nouvel ordre monétaire internatio-nal. En revanche, percevant une brèche dans le bloc de l’Est, ils considéraient que l’Europe devait devenir le premier partenaire des pays du Comecon.

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BILAN

L’étude des débats européens de la fin des années 1980 permet de souligner que, dans l’Histoire de l’Europe monétaire après 1981/82, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont principalement recherché à donner une nouvelle impulsion. En effet, les archives écrites des décideurs européens de l’époque montrent certes que les positions de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt étaient prises en considération ; mais, hormis le témoignage d’acteurs de la construction européenne, comme Tommaso Padoa-Schioppa qui affirme que les deux hommes ont participé activement à la création du Comité Delors, les ressources do-cumentaires à disposition du chercheur ne permettent pas d’attribuer directement quelque réa-lisation dans le domaine monétaire à l’action de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. Toutefois, la comparaison des propositions du CUME et de celles du Comité Delors selon une évolution chronologique met en valeur, a minima, l’antériorité de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur le dossier monétaire, et laisse déduire, a maxima, que leur action a trouvé un écho sur la scène politique. Il est en particulier important de noter que les premières avancées concrètes sur la voie de l’union monétaire de l’Europe remontent à 1988, après que le CUME avait publié son Programme pour l’action. Le recul historique permettra sans doute de mesurer plus concrètement le degré de participation de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt dans l’Histoire de la construction de l’Europe monétaire après 1981/82, et plus précisément dans l’élaboration d’une banque centrale et d’une monnaie euro-péennes.

En revanche, l’étude des propositions du CUME permet dès à présent de souligner que la position de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sur l’union monétaire de l’Europe se situait à mi-chemin entre les courants de pensées qui avaient alors cours en France et en Allemagne. Les difficultés de l’élaboration d’une union monétaire en Europe résidaient d’abord dans la perspective de choisir un mode de fonctionnement, alors que chaque pays témoignait de traditions très différentes dans ce domaine. Dans le cas de la France et de l’Allemagne, la perspective d’une unification monétaire soulevait de surcroît des débats iden-titaires : pour la première, la gestion coordonnée des politiques économiques et monétaires au niveau de l’État revêtait une dimension historique, dans la mesure où cette tradition était héri-tée du colbertisme ; pour la seconde, la politique monétaire était le moyen de rompre avec son passé national-socialiste, si l’on considère que le mark était le symbole de la jeune République démocratique, tandis que la culture de la stabilité visait à anticiper une montée de l’inflation. Face à ces éléments, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont faits les porte-parole de la construction politique de l’Europe par l’intégration économique, qui devait ainsi contourner le recours à la réforme institutionnelle. De leur point de vue, cette procédure était en effet de nature à attiser les divergences bilatérales, et notamment de mettre en exergue l’intransigeance ouest-allemande sur la stabilité et les réticences françaises à déléguer des compétences. Par conséquent, leur stratégie de monnaie parallèle avait un enjeu pédagogique, puisqu’elle visait à démontrer progressivement, par la logique de la concurrence du marché, le caractère superflu des devises nationales. Au plan politique, ce dispositif devait à la fois prou-ver aux décideurs ouest-allemands, et en particulier à la Bundesbank, que la monnaie com-mune avait un pouvoir stabilisateur, tout en évitant qu’en France les responsables politiques et l’opinion publique n’aient l’impression de se voir imposer une zone mark. De son côté, le

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Comité Delors trancha en faveur de la conception allemande du couronnement, c’est-à-dire l’introduction d’une monnaie européenne à la condition que les systèmes monétaires euro-péens soient harmonisés. En effet, pour le gouverneur de la Bundesbank, la création d’une banque centrale était la condition sine qua non à la mise en circulation d’une monnaie euro-péenne. L’analyse comparée des statuts de la Banque centrale européenne du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et du Comité Delors montre que la démarche des deux organisations était similaire : indépendance de l’institution, objectif de stabilité des prix ou encore forme hybride composée d’un directoire et d’un comité des gouverneurs des banques centrales nationales. Si l’on considère l’antériorité du CUME dans l’élaboration des statuts, on peut se demander si ses travaux ont pu inspirer les membres du Comité Delors, surtout que le spécialiste de cette question, Niels Thygesen, qui a mené des études de références sur la gestion de la politique monétaire en collaboration avec Daniel Gros, était membre des deux Comités. En somme, la recherche sur l’Histoire de l’union monétaire de l’Europe pourra certainement établir dans quelle mesure Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont participé à l’élaboration d’une banque centrale européenne. Plus fondamentalement, si Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’impliquèrent de cette manière dans les travaux sur l’union monétaire, c’est parce qu’ils sous-tendaient l’avenir de l’Europe. Pour les deux hommes, la politique monétaire était en réalité la pierre angulaire de l’Europe-puissance, capable de s’imposer sur la scène internatio-nale. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt proposèrent une stratégie pour que l’Europe devienne un des trois pôles monétaires mondiaux, entre Ouest et Est, et s’affranchisse de la domination du dollar. De leur point de vue, les douze pays de la Commu-nauté avaient vocation à devenir les monnaies membres de l’union monétaire, tout en établis-sant des relations privilégiées avec les pays de l’AELE et les anciennes colonies, les monnaies associées. Selon la théorie du cercle concentrique, les monnaies du SME devaient constituer le noyau dur de l’Europe monétaire et attirer, telles des aimants, les monnaies les plus faibles dont étaient dotés des pays tels que le Portugal, l’Espagne ou encore la Grèce. S’il existait un consensus sur la nécessaire convergence des politiques monétaires entre les pays du Nord et du Sud, l’originalité de la proposition du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt résidait dans la stratégie de l’harmonisation monétaire par le marché, alors que le Comité Delors avait agréé la méthode politique, d’abord par les États et les banques centrales nationales dans la première phase de son rapport, puis par une institution de régulation bancaire commune dans la deu-xième phase.

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Chapitre 3 : La portée de la chute du Mur de Berlin

dans les travaux du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe

Lors du Conseil européen de Madrid, en juin 1989, le rapport Delors et, donc, le projet d’union économique et monétaire en trois phases successives, avait été approuvé par les dirigeants. Il fut décidé que la première phase, celle de la libération des mouvements des capi-taux, soit effective à partir du 1er juillet 1990 et qu’une conférence intergouvernementale se réunisse en décembre de cette même année pour décider de la modification des traités de Rome. Sans cette réforme institutionnelle, en effet, la délégation de compétences nécessaire à la création d’une banque centrale européenne et d’une monnaie unique n’était pas envisa-geable, car cela aurait cantonné la politique monétaire européenne à une simple coopération étroite et le Marché unique en zone de libre-échange. Le 9 novembre 1989, l’Europe assistait à la chute du Mur de Berlin. En Europe, et en particulier en France, où cet événement provo-qua une résurgence de la germanophobie, de la peur de la Grande Allemagne, on craignait que la réunification allemande soit privilégiée au détriment de l’unification européenne. Mais, surtout, la chute du Mur remettait en question l’équilibre du noyau franco-allemand d’après-guerre784, déterminant pour l’union monétaire de l’Europe, puisque le succès de ce partenariat était surtout dû à l’interdépendance des deux pays et à l’équilibre de leur poids respectif en Europe. D’un côté, l’Allemagne divisée, affaiblie politiquement, mais un modèle de réussite économique. D’un autre côté, la France, plus faible économiquement, mais recon-nue et respectée diplomatiquement. Alors que la chute du Mur de Berlin remettait directement en question les objectifs de la France et de la RFA en Europe, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne se sont pas divisés. Au contraire, à ce stade de l’Histoire de la construc-tion européenne, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt a resserré ses liens et intensifié son action, alors que des divergences s’installaient entre la France et l’Allemagne. Individuellement, sur la scène politique et dans les médias, mais aussi et surtout au travers de leur Comité, ces derniers se sont attachés à démontrer que leur projet d’union monétaire était plus que jamais dans l’intérêt de la stabilité économique et politique de la Communauté euro-péenne et de ses membres.

784 Cf. Wichard WOYKE, Deutsch-französische Beziehungen seit der Wiedervereinigung : das Tandem fasst wie-der Tritt, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2004.

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1. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt face aux événements d’automne 1989 : considérations politiques et pistes d’intégration économique

Alors que l’effondrement du régime communiste promettait d’exacerber les diver-gences au sein de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt considéraient a con-trario que cette phase de bouleversement était l’occasion pour la Communauté d’affirmer son identité politique, et d’acquérir de cette manière une plus grande dépendance vis-à-vis de la grande puissance américaine ou même de mettre un terme à la bipolarisation du monde. D’abord, la perspective de la fin du communisme et de l’instauration de la démocratie et de l’économie de marché dans le bloc oriental commandait une redéfinition des relations entre l’Europe et les pays de l’Est et, en définitive, un infléchissement de l’ancrage strictement oc-cidental de la Communauté. Mais surtout, l’Europe, renforcée par ses projets d’union, avait l’opportunité de participer au règlement du conflit entre les États-Unis et l’Union soviétique. Spécifiquement, la décadence du régime communiste impliquait directement l’Allemagne, c’est pourquoi l’Europe devait, selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, parler d’une seule voix.

1.1. Le discours politique de deux anciens dirigeants sur les enjeux de l’effondrement du régime communiste pour la construction de l’Europe économique

À l’été 1989, après le démantèlement du rideau de fer en Hongrie, la Pologne connais-sait son premier gouvernement non-communiste, dirigé par Tadeusz Mazowiecki. Ainsi, le bloc de l’Est était progressivement ébranlé, laissant entrevoir une normalisation des relations avec l’Europe occidentale. De même, en URSS, Mikhaïl Gorbatchev avait entrepris une poli-tique réformatrice. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing qui venait d’être élu au Parle-ment européen se comporta comme un véritable chef d’État, tandis qu’Helmut Schmidt multi-plia les prises de position médiatiques aux allures de commandements au travers du Zeit. Face à ces bouleversements extrêmes, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt adoptè-rent une attitude similaire dans sa dichotomie : l’urgence et la prudence. En 1989, les observa-teurs ne pouvaient encore dire avec certitude s’il s’agissait d’une simple inflexion ou d’un effondrement annoncé du régime communiste. Aussi, l’Europe devait-elle rapidement partici-per à ces événements, notamment par un soutien à la reconstruction économique orientale, tout en prenant ses précautions pour que les financements ne permettent pas un nouveau dé-part du communisme. Suite aux premières élections semi-libres en Pologne, Valéry Giscard d’Estaing reprocha aux « grandes puissances occidentales, notamment européennes » de ne pas avoir « pris en compte la dimension historique du changement qui vient de se produire dans ce pays »785 et, par conséquent, de ne pas avoir activement soutenu l’instauration de la démocratie. De même, dans Die Zeit, l’ancien chancelier Schmidt appela, pour sa part, les membres de la Communauté à « prendre Gorbatchev au mot » - en référence à une phrase prononcée à Davos par Hans-Dietrich Genscher en 1987 – aussi longtemps que son ouverture aux négociations avec l’Occident laissait envisager une « paix durable »786.

785 Cf. « M. Giscard d’Estaing juge insuffisantes les mesures d’aide à la Pologne », AFP Général, 07.09.1989. 786 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Gorbatschow beim Wort nehmen », Die Zeit, 09.06.1989.

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Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, la bipolarisation du conflit et corollaire-ment du dialogue entre les États-Unis et l’URSS avait assez duré et l’Europe devait impérati-vement entreprendre des négociations avec le bloc de l’Est et y soutenir l’émergence de la démocratie et de la reconstruction économique. En décembre 1987, les deux pays avaient en effet signé, à Washington, un traité sur le contrôle des armes nucléaires, sans y associer l’Europe. Pour autant, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt souhaitaient dissocier la construction européenne, d’une part, et les relations Communauté-Europe de l’Est, d’autre part. Il n’était donc pas question, de leur point de vue, d’ouvrir des négociations pour l’éventuelle adhésion des pays de l’Est à la Communauté pour faciliter leur occidentalisation, mais plutôt d’envisager une association d’ordre économique. En réalité, la fissure du monde communiste pouvait, dans la conception de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, devenir l’instrument de l’autodétermination de l’Europe vis-à-vis des grandes puissances. Selon eux, la perestroïka et le basculement, à l’Est, de l’économie collectiviste à l’économie de marché, étaient l’occasion pour l’Europe d’adopter une position unique en matière de politique étrangère et de coopération économique. Pour Valéry Giscard d’Estaing, par exemple, la France, qui assurait la présidence du Conseil euro-péen, avait vocation à donner de grandes orientations dans les relations entre la Communauté et les pays de l’Est. Insatisfait des accords franco-polonais conclus par François Mitterrand lors de la visite de ce dernier à Varsovie, Valéry Giscard d’Estaing alla, deux mois plus tard, à la rencontre des dirigeants polonais pour défendre son idée d’un « plan Marshall » euro-péen787. Au Parlement européen, le député Giscard d’Estaing présenta, au nom du groupe li-béral dont il assurait la présidence, une résolution portant sur la création d’une banque euro-polonaise d’aide à la modernisation de l’ancienne économie planifiée. Pour Helmut Schmidt, apporter un soutien économique aux pays de l’Est était non seulement un moyen pour la Communauté, mais surtout in fine pour l’Allemagne, de gagner en indépen-dance : « Nous le savons, sans les Américains, il n’y aurait plus de Berlin-Ouest libre ; sans eux, notre sécurité à tous serait menacée. C’est pourquoi nous tenons à notre alliance avec l’Amérique. Mais en même temps, nous voulons décider nous-mêmes de notre destin »788. Alors que Valéry Giscard d’Estaing demandait au gouvernement français de prendre des me-sures économiques suite au démantèlement progressif du bloc communiste, Helmut Schmidt suggéra au Chancelier de « représenter expressément les intérêts sécuritaires » de l’Allemagne. Si chacun représentait les attentes de son pays, il s’avère, une fois encore, que la France et l’Allemagne avaient, selon leur conception, des intérêts complémentaires.

Si, avec la chute du régime communiste, la tentation de la réunification allemande se faisait plus que jamais jour, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt adoptèrent une atti-tude de prudence. Helmut Schmidt, de son côté, suggérait que les événements en Europe de l’Est pourraient avoir des « effets positifs sur la RDA et ses habitants », mais ne parlait pas encore d’unité. Valéry Giscard d’Estaing redoutait, pour sa part, que la création précipitée d’un « État allemand de type national »789 n’entrave la construction européenne. Au point de vue national, les bouleversements économiques et politiques à l’Est revêtaient des enjeux pour

787 Cf. « Valéry Giscard d’Estaing a rencontré le général Jaruzelski », AFP Général, 30.09.1989. 788 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Was kann, was soll der Kanzler tun ? », Die Zeit, 21.04.1989. 789 « M. Giscard d’Estaing : "Gorbatchev ne peut pas réussir du point de vue économique" », AFP Général, 10.10.1989.

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le moins divergents pour Valéry Giscard d’Estaing et pour Helmut Schmidt. Malgré tout, la chute du Mur de Berlin fut interprétée par les deux anciens dirigeants sous le même prisme du maintien de la stabilité européenne, à laquelle ils accordaient tous deux la priorité.

Immédiatement après la chute du Mur de Berlin, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt exprimèrent la même conviction selon laquelle la question allemande outrepassait désormais les simples frontières nationales, et devait être réglée à l’échelle communautaire. À ce titre, les deux anciens dirigeants assignèrent à la France et à la RFA le rôle d’aiguillon de la politique européenne. Dans leurs prises de position, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne manquèrent pas de relever les maladresses de leurs successeurs, et surtout leur manque de cohésion, sur la question allemande. Par exemple, Valéry Giscard d’Estaing reprocha vivement à François Mitterrand de s’être rendu en RDA suite à la chute du Mur de Berlin, qui signifiait selon lui « qu’il reconnaît l’existence de deux Allemagne »790. Dans son étude sur « La portée du voyage de François Mitterrand en RDA », Ulrich Pfeil souligne précisément que le Président de la République n’a pas su saisir l’opportunité de donner à la France un rôle déterminant dans le processus de réunification allemande :

Le couple franco-allemand n’avait pas été préparé à un changement international de constellation aussi brusque, parce que son fondement reposait toujours sur l’ordre d’après-guerre. F. Mitterrand s’avéra dans les moments décisifs de 1989 comme un représentant type de cet ordre et ne fut pas en mesure d’adapter sa position à la nouvelle situation. […] le chef d’État français tint son pays à l’écart du pro-cessus de l’unité allemande791.

En mars 1990, Die Zeit titra : « Beaucoup de sable dans le mécanisme ». L’hebdomadaire suggéra alors la détérioration des relations entre François Mitterrand et Helmut Kohl792, en tout cas leur divergence de leurs intérêts respectifs. En effet, à cette époque, l’unification mo-nétaire allemande fut annoncée, repoussant ainsi l’objectif d’une union monétaire européenne. Or, lors du sommet franco-allemand du mois suivant, Helmut Kohl affirma sa volonté de poursuivre l’UEM. Avec le Président de la République, ils mirent au point un projet de texte qu’ils soumirent au Conseil européen de Dublin793. Cette réunion extraordinaire du Conseil européen aboutit à la conclusion que la Réunification allemande était une affaire européenne :

Au cours de la période précédant l’unification, le gouvernement fédéral tiendra la Communauté pleine-ment informée de toutes mesures pertinentes qui seront discutées et arrêtées entre les autorités des deux Allemagnes dans le but d’aligner leurs politiques et leurs législations. En outre, la Commission sera pleinement associée à ces discussions794.

En mettant en relief la nécessité d’un processus « dans des conditions d’équilibre économique et de stabilité monétaire », les dirigeants européens exprimaient non seulement la crainte d’une suprématie allemande en Europe avec la Réunification, mais laissaient aussi présager, pour cette même raison, l’accélération de l’intégration économique et monétaire européenne.

790 « M. Giscard d’Estaing juge "prématurée" l’attitude de François Mitterrand », AFP Général, 10.11.1989. 791 Cf. Ulrich PFEIL, « La portée du voyage de François Mitterrand en RDA (20-22 décembre 1989). Éclairages multiples », in : Anne SAINT SAUVEUR-HENN ; Gérard SCHNEILIN, La mise en œuvre de l’unification allemande, 1989-1990, PSN, 1998, p. 338. 792 Joachim FRITZ-VANNAHME, « Viel Sand im Getriebe », Die Zeit, 30.03.1990. 793 Cf. Marie-Noëlle BRAND CREMIEUX, Les Français face à la réunification allemande : automne 1989 - au-tomne 1990, L’Harmattan, 2004, p. 210. 794 « Réunion spéciale du Conseil européen », Bulletin des Communautés européennes, n° 4, Dublin 28.04.1990, p. 8.

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Si le gouvernement ouest-allemand affirma sa volonté de perpétuer son étroite collaboration avec la Communauté, et que le « couple » Mitterrand-Kohl donna une nouvelle impulsion au processus d’unification de l’Europe, on s’interrogeait toutefois, comme par exemple dans la revue fédéraliste L’Europe en formation, sur un possible glissement de priorités en RFA :

Face aux événements qui bouleversent l’Europe de l’Est et aux priorités, pour l’Allemagne, de sa réuni-fication, la Communauté européenne est-elle capable d’ « accélérer », comme le lui demande Jacques Delors ? Est-elle capable d’être autre chose qu’un « marché commun » et d’exprimer une grande ambi-tion politique ? […] le chancelier Kohl est venu à Bruxelles, le 23 mars, dire devant Jacques Delors et les membres de la Commission que, s’il ne souhaitait toujours pas, comme l’a proposé M. Roland Du-mas, ministre français des Affaires étrangères, « avancer de six mois la convocation de la conférence in-tergouvernementale sur l’union monétaire, prévue en décembre 1990 », il y restait pleinement attaché, réaffirmant au passage que son objectif demeurait « l’union politique européenne »795.

Pour Valéry Giscard d’Estaing, comme pour Helmut Schmidt, le bloc occidental ne devait pas devancer la réunification, mais au contraire laisser à la RDA son droit à l’autodétermination. Valéry Giscard d’Estaing s’attachait par exemple à rappeler que l’Allemagne de l’Est avait encore le choix : « soit la perestroïka dans le cadre d’un régime communiste, soit l’adoption des valeurs de l’Europe de l’Ouest »796. De même, si Helmut Schmidt assénait tel un com-mandement « celui qui aujourd’hui voudrait se débarrasser de l’unité allemande par un renon-cement définitif ne fait que renforcer la méfiance latente de nos partenaires à l’Ouest et à l’Est »797 ou encore « attiser le nationalisme »798 allemand, ce dernier n’en défendait pas moins la méthode du « pas à pas vers l’unité »799. S’adressant à ceux qui voudraient régenter l’Allemagne de l’Est, l’ancien chancelier ordonna : « N’oubliez pas que les citoyens de RDA ont le droit de décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent »800. Ces prises de position visiblement concertées signifiaient en réalité que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt prônaient la mise en œuvre de l’Union économique et monétaire de l’Europe en amont de la réunifica-tion allemande, afin de ne pas retarder le processus. Pour autant, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt rejetaient la thèse d’une Allemagne neutraliste. Selon eux, la RDA avait vocation à rejoindre la RFA, qui elle-même était ancrée dans le bloc occidental. Ne pas choisir entre l’alliance à l’Ouest et à l’Est apparaissait, dans l’hypothèse d’une réunification allemande, comme une menace pour l’avenir de l’Allemagne en Europe, et même pour la construction européenne. Pour Helmut Schmidt, par exemple, il « appartenait désormais aux dirigeants soviétiques de poursuivre le processus d’Helsinki et de l’institutionnaliser pour pouvoir participer aux développements futurs de l’Europe »801. En d’autres termes, la RFA et la RDA devaient ménager les deux alliances, et, pour faciliter le choix entre l’Est et l’Ouest, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt proposaient que l’Europe prenne plus de responsabilités en matière de défense. Valéry Giscard d’Estaing pro-posa ainsi un « pacte Euro-atlantique »802 dans lequel la France et l’Allemagne avaient voca-

795 « Le rendez-vous de Dublin », L’Europe en formation, n° 277, printemps 1990, p. 3-5. 796 « M. Giscard d’Estaing : "Gorbatchev ne peut pas réussir du point de vue économique" », AFP Général, 10.10.1989. 797 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Was ist der Deutschen Vaterland », Die Zeit, 14.07.1989. 798 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Was jetzt in Deutschland geschehen muss. Gedanken zur Lage der Nation », Die Zeit, 15.12.1989. 799 Helmut SCHMIDT, « Schritt um Schritt zur Einheit », Die Zeit, 23.03.1990. 800 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, « jetzt in Deutschland ». 801 Helmut SCHMIDT, « Die Tagesordnung für alle Gipfel : Eine Welt », Die Zeit, 06.07.1990. 802 « M. Giscard d’Estaing propose que la France intègre un pacte Euro-atlantique », AFP Général, 01.04.1990.

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tion à jouer un rôle prépondérant. Sur la même ligne, Helmut Schmidt préconisa que la France assure la direction d’« une défense ouest-européenne commune [...] à l’intérieur de l’Alliance avec l’Amérique du Nord »803. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt, James Callaghan et Gérald Ford, signataires des accords d’Helsinki, s’exprimèrent à ce sujet lors d’une sorte de sommet des anciens dirigeants occidentaux dans un communiqué commun, dans lequel ils deman-daient que l’Allemagne reconnaisse le « caractère définitif de l’actuelle frontière avec la Po-logne », que l’OTAN s’engage à « ne pas étendre l’organisation militaire intégrée à l’Est » et s’accordaient à penser qu’il fallait « renforcer les institutions politiques de la Communauté européenne »804. Pour ne pas laisser aux États-Unis et à l’URSS le libre-arbitre sur l’avenir de l’Allemagne, Valéry Giscard d’Estaing rencontra François Mitterrand pour le convaincre de convoquer un Conseil européen extraordinaire avant le sommet Bush-Gorbatchev. Selon lui, il n’était en effet « pas acceptable que la première analyse sur les événements de Berlin soit le fait des Américains et des Soviétiques et non des Européens »805. Helmut Schmidt souligna, pour sa part, que pour l’Allemagne, « la Communauté européenne est plus importante que l’OTAN »806. S’il avait progressivement perdu confiance dans le partenaire américain depuis l’effondrement du système monétaire international, la chute du Mur de Berlin commandait à ses yeux une plus grande intégration économique en Europe, qui amènerait l’Allemagne à plus d’indépendance politique. Toutefois, pour les questions de sécurité, l’Alliance atlantique restait le dispositif le plus efficace, d’autant plus que, quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient discuté de la création d’un Comité cinq ans plus tôt, l’ancien Prési-dent de la République avait fermement décliné l’idée de l’ancien Chancelier de soumettre les questions de défense et de sécurité au débat, arguant que la France n’était pas prête à un par-tage de sa souveraineté dans ce domaine807. Cette situation documentait surtout la conception que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’étaient attachés à développer depuis près de deux décennies : si l’Europe voulait faire entendre sa voix sur la scène internationale, elle devait se montrer unie. Aussi préconisè-rent-ils l’élaboration d’une politique étrangère commune, et notamment la mise en place d’un Président – de préférence français - de l’Europe. Valéry Giscard d’Estaing obtint qu’un débat sur la RDA soit organisé au Parlement européen, qui jouait selon lui un « rôle central d’expression de l’opinion publique européenne »808. Ce fut l’occasion pour lui de défendre à nouveau son idée d’un plan Marshall européen, qui devait, à ses yeux, affirmer l’Europe comme une puissance politique. Dans ses articles, Helmut Schmidt appela également les dirigeants ouest-allemands à une grande humilité et à l’association impérative des partenaires européens dans le processus d’unification allemande. En effet, il ne souhaitait pas que la méfiance envers l’Allemagne

803 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, « Vaterland ». 804 « VGE-Ford-Callaghan-Schmidt : oui à une Allemagne unifiée mais pas neutre », AFP Général, 19.02.1990. 805 « Giscard demande la convocation d’un sommet des Douze avant la rencontre Bush-Gorbatchev », AFP Gé-néral, 12.11.1989. 806 SCHMIDT, « Einheit ». 807 Entretien avec Paul Mentré, Paris, juin 2010. 808 « M. Giscard d’Estaing demande l’organisation au Parlement européen d’un débat sur la RDA », AFP Géné-ral, 13.11.1989.

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unie soit réactivée. Aussi rejeta-t-il l’idée d’une réunification rapide, lui privilégiant l’unification de l’Europe. Helmut Schmidt souligna en particulier la crainte de la France con-cernant « la montée en puissance financière et économique de la République fédérale »809. En outre, Helmut Schmidt était très attentif au regard du bloc occidental sur cette réunification. C’est pourquoi il souhaitait que la question allemande soit débattue dans le contexte de la construction européenne :

Les forces politiques en République fédérale doivent s’assurer de ne laisser aucun doute possible sur le fait que nous nous en tenons à nos engagements contractuels avec la Communauté européenne et l’Alliance atlantique et que nous reconnaissons le caractère définitif de la frontière allemande-polonaise. Le doute ne doit pas non plus être permis quant à notre conviction morale profonde du caractère indis-pensable de notre engagement pour la dignité et la liberté de la personne et les droits inaliénables de l’homme comme fondement de la paix. Les Français et les Polonais, tout le monde en Europe doit être assuré de notre lien indissoluble avec ces valeurs fondamentales et peut se sentir en sécurité. C’est alors seulement que nos voisins seront en mesure de tolérer que tous les Allemands se retrouvent sous un même toit810.

Il avait en effet une conscience aiguë de l’image de l’Allemagne en Europe et de la crainte qu’une nation réunifiée réveillait811. Et comme Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt souligna le rôle prépondérant de l’Europe, dont le futur en dépendrait, et plus particulièrement de la France, dans le succès d’une réunification future. Il affirma alors que « pour la recon-naissance internationale du processus de rapprochement, aucun peuple n’est plus important que les Français »812. Dans ces conditions, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se présentèrent ensemble devant les médias pour préconiser un rapprochement franco-allemand sur la ques-tion de la réunification : « La France et l’Allemagne doivent agir conjointement en vue d’une union fédérale des États d’Europe au sein de laquelle l’unité des deux États allemands pourra se réaliser harmonieusement »813. Il s’agissait surtout de pallier la résurgence de la « peur de l’Allemagne »814. En visite en RDA, Valéry Giscard d’Estaing lança alors, tel un chef d’État : « refermons pour toujours le dossier de la guerre », préconisant l’européanisation des citoyens est-allemands815. Maniant le symbole, Valéry Giscard d’Estaing y manifesta encore son espé-rance de la provocation de « trois révolutions : en Allemagne de l’Est, la révolution de la li-berté, en Allemagne, la révolution de l’unité, et dans la Communauté européenne, la révolu-tion de l’union des Européens »816. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt partageaient la conviction qu’il fallait empêcher l’hégémonie de l’Allemagne unie en Europe pour ne pas déstabiliser la Communauté euro-péenne. Alors que, suite à la seconde guerre mondiale, les alliés avaient opté dans ce but pour la division de l’Allemagne, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt défendaient

809 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, « Vaterland ». 810 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Ein Aufstand gegen Zwang und Lüge. Der Umbruch in der DDR und die Westdeutschen », Die Zeit, 10.11.1989. 811 SCHMIDT, « jetzt in Deutschland ». 812 Ibidem. 813 « Resserrer le couple franco-allemand au sein d’une fédération européenne, préconisent MM. Giscard d’Estaing et Schmidt », AFP Général, 12.02.1990. 814 « "Faut-il avoir peur de l’Allemagne ?" sur FR3 mardi en direct Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing », AFP Général, 22.04.1990. 815 « M. Giscard d’Estaing : "Refermons pour toujours le dossier de la guerre et ne remettons pas en cause ses conséquences" », AFP Général, 09.03.1990. 816 Ibidem.

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l’intégration de la RFA et de la RDA dans une Union européenne puissante. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing demanda à ce que l’Allemagne unie ne change rien au nombre de voix dont ce pays disposait dans la Communauté jusqu’en 1989817, suggérant que la RDA entre dans la Communauté « sous le manteau de la RFA »818. Mais surtout, on constate dans ce contexte une inflexion majeure dans son approche confédérale de la construction européenne819. Dès lors, Valéry Giscard d’Estaing défendit ardemment « l’union fédérative des États d’Europe »820 axée principalement autour de l’union monétaire. Helmut Schmidt pensait éga-lement que la monnaie était l’instrument adéquat du maintien de l’équilibre entre les parte-naires européens : « si les pays membres de la CEE ne se dotent pas très vite d’une monnaie unique, nous aurons une monnaie allemande trop puissante, une banque centrale allemande trop puissante, une Allemagne trop puissante »821. En réalité, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entretenaient l’espoir que l’Union européenne intervienne avant la réunification, afin de permettre non seulement à la RDA de libéraliser son économie et sa politique avant de rejoindre la Communauté, mais surtout pour ne pas déstabiliser l’unification européenne des Douze. Ainsi, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, l’ancien Président de la République déclara : « Soit on va assister à une réuni-fication allemande avant que l’Europe soit construite soit on va achever la construction de l’Europe de l’Ouest pour accueillir l’Allemagne de l’Est, je souhaite qu’on prenne le deu-xième choix »822, c’est ainsi que Valéry Giscard d’Estaing définit les enjeux de la chute du Mur de Berlin pour l’avenir de l’Europe. Dans les médias français, et notamment dans la presse de gauche comme Libération, la priorité donnée à la construction européenne fut inter-prétée comme un signal alarmiste sur l’avenir de la Communauté : « VGE, la réunification, c’est la fin de l’Europe »823. Sans doute s’imaginait-on que sa vision d’une Europe construite sur la base du noyau franco-allemand, avec une ascendance politique de la France, s’effondrait avec la fin de la division allemande824. Outre la volonté de fixer l’union monétaire de l’Europe avant que l’Allemagne réunifiée n’accède à une puissance économique démultipliée, Valéry Giscard d’Estaing restait finale-ment fidèle à sa ligne de pensée, consistant à renforcer l’Europe avant de l’ouvrir sur l’Allemagne de l’Est, et corollairement à tout autre élargissement. Ainsi, soucieux de ne pas voir la CEE déstabilisée par l’entrée de la RDA, Valéry Giscard d’Estaing se positionna ou-vertement, et de manière réitérée, en faveur de « l’accélération de l’union de la Communau-

817 « M. Giscard d’Estaing : le poids de l’Allemagne dans les instances de la CEE ne doit pas augmenter en cas d’unité », AFP Général, 22.02.1990. 818 « La RDA doit entrer dans la CEE "sous le manteau" de la RFA, selon Giscard d’Estaing », AFP Général, 28.03.1990. 819 Cf. « M. Giscard d’Estaing contre l’idée d’une confédération européenne », AFP Général, 20. 02.1990. 820 Cf. « M. Giscard d’Estaing : il faut bâtir l’union fédérative des États d’Europe », AFP Général, 10.03.1990. 821 « Helmut Schmidt : une monnaie européenne unique pour empêcher l’hégémonie de l’Allemagne », AFP Général, 02.04.1990. 822 « France : réactions politiques Mauroy/Chirac/Barre/Marchais/Giscard d’Estaing », Émission Soir 3, FR3, 10.11.1989. Url : http://www.ina.fr/histoire-et-conflits/guerre-froide/video/CAC89048216/france-reactions-politiques-mauroy-chirac-barre-marchais-giscard-d-estaing.fr.html. Consulté le 18.08.2012. 823 « VGE, la réunification, c’est la fin de l’Europe », Libération, 13.11.1989. 824 C’est la théorie de l’équilibre rompu définie par WOYKE, Wiedervereinigung.

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té »825. Sur ce point, il trouva un écho favorable auprès du président Mitterrand, qui défendait la même ligne :

Plus les événements en Europe de l’Est vont vite, plus nous devons accélérer et renforcer la Commu-nauté européenne. Il faut offrir un pôle solide, homogène, résistant en Europe pour polariser l’ensemble des mouvements qui aujourd’hui occupent et passionnent les peuples. C’est pourquoi, je me rendrai en tant que Président du Conseil européen au Conseil de Strasbourg, je mettrai l’accent comme je l’ai fait récemment dans cette même ville, devant le Parlement, sur un certain nombre d’axes qui me paraissent essentiels. Je les ai déjà indiqués, je ne vais pas me répéter. Ils sont d’ailleurs simples, et vous les con-naissez. Disons pour le moins que l’Union économique et monétaire doit prendre un nouveau tour826.

Si Helmut Schmidt accueillait favorablement de la chute du Mur, il n’envisageait cependant pas, tout comme Valéry Giscard d’Estaing, la réunification dans un avenir proche :

[…] nos voisins envisagent avec angoisse le jour futur où les deux parties de l’Allemagne feront valoir leur droit à l’unité. Aujourd’hui, il s’agit encore d’un espoir à long terme pour les citoyens de RDA. Ils ont de pressantes préoccupations plus urgentes et plus immédiates. Nous, Allemands de RFA, restons cependant prêts à l’unité, même dans la prochaine ou les prochaines décennies827.

Dans la période de négociation entre la chute du Mur de Berlin et la réunification, Helmut Schmidt développa systématiquement cette théorie de l’incompatibilité économique entre les deux Allemagnes : « les structures économique et sociale en RDA sont catégoriquement diffé-rentes de celles de la République fédérale »828 étaient en effet son inquiétude principale. Comme Valéry Giscard d’Estaing qui présentait le bon et le mauvais choix pour la réunifica-tion dans le contexte européen, Helmut Schmidt soulève la même problématique, mais davan-tage du point de vue de la politique intérieure et sur un ton encore plus grave : « Chaos ou construction d’un nouveau monde. Telle est la question aujourd’hui »829 .

1.2. L’engagement de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt pour l’accélération du processus d’union monétaire de l’Europe en 1990

1.2.1. L’action concertée du CUME et de l’AUME auprès des décideurs hostiles à l’union monétaire

Alors qu’en Europe, la réunification allemande avait semé le doute sur la volonté des res-ponsables politiques ouest-allemands à donner la priorité à l’Europe dans l’esprit des diri-geants, le CUME présenta l’union monétaire comme une solution à cette crise de confiance. Avec la chute du Mur de Berlin, nous l’avons vu, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient déjà plaidé en faveur d’une accélération du processus, reprochant aux diri-geants de ne pas avoir ratifié plus tôt les conclusions du Comité Delors :

Or, près d’un an aura été perdu. Certes, le Conseil européen de Madrid en juin 1989 a décidé le lance-ment de la première étape du processus Delors mais, outre la confirmation d’engagements antérieurs, le contenu de cette première étape se limite à une actualisation, en termes peu contraignants, des directives antérieures sur la coordination des politiques économiques et monétaires. Et surtout le Conseil de Ma-

825 « Prise de position de Valéry Giscard d’Estaing pour le groupe LDR lors des débats au Parlement européen », 02.11.1989. 826 « Conférence de presse conjointe de M. François Mitterrand, Président de la République et de M. Helmut Kohl, Chancelier de RFA, notamment sur la construction européenne et sur la position française à propos du problème de la réunification de l’Allemagne », Bonn, le 3 novembre 1989, Texte accessible sur Viepublique.fr. 827 Idem. 828 SCHMIDT, « Einheit ». 829 Ibidem.

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drid a délié l’enchaînement automatique des étapes et différé la mise en place d’institutions nou-velles830.

À ce stade, donc, l’Europe se limitait à la coopération intergouvernementale, et non à la ges-tion commune – ou même unique – de la politique monétaire que prônaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Les deux anciens dirigeants redoutaient alors l’émergence d’un « système de Bretton Woods régional »831, c’est-à-dire une simple exploitation accrue de leur SME dans le cadre de règles communes. Au centre des préoccupations du CUME se trouvait la question de la monnaie unique. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’inquiétaient que la finalisation du Marché unique sans frontières, prévue pour 1993, n’intervienne avant la concrétisation des trois phases du rapport Delors, et particulièrement de la mise en circulation de la monnaie, « alors que les grands industriels européens réunis au sein de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, qui soutenait l’action de notre Comité, soulignaient qu’il n’y aura pas de véritable marché unique sans monnaie unique »832.

Depuis leur départ du pouvoir, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient souligné que c’était le manque de volonté politique qui nuisait à la poursuite et au dépasse-ment de leur Système monétaire européen. Initialement, le CUME ne devait que participer à la relance de cette question ; mais quatre ans plus tard, en l’absence de décision définitive sur l’union monétaire de l’Europe, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt mit à jour de nou-velles propositions, par l’intermédiaire de leur Comité dans La monnaie européenne, monnaie optionnelle, susceptibles de rencontrer le consensus et d’aboutir à l’union monétaire. Dans cette démarche, l’AUME s’avéra un soutien important aux propositions du CUME. Il est d’abord à noter que la formulation « Pour une monnaie commune – Vers une monnaie unique » a été choisie par Paul Mentré, sur la suggestion de Bertrand de Maigret, administra-teur de l’AUME833. Ensuite, réunis à Madrid en présence de Valéry Giscard d’Estaing, en mars 1990, les industriels déclarèrent par communiqué :

Les changements radicaux intervenus sur le continent européen représentent de nouvelles opportunités pour l’intégration européenne et exigent, à la fois, des démarches audacieuses vers l’Union monétaire européenne ainsi qu’une définition urgente d’un calendrier pour son application834.

Cette notion de « calendrier », qui revenait tel un leitmotiv dans les réunions du CUME et de l’AUME, était en réalité synonyme d’engagement concret de la part des dirigeants. Dans un courrier adressé aux membres du Conseil européen le mois suivant, en avril 1990, et en prévision de la réunion spéciale de Dublin sur la question allemande, les coprési-dents incitèrent les dirigeants européens à avancer la conférence intergouvernementale – pré-vue en décembre 1990 – dans le but de préparer la mise en œuvre de la banque centrale et de la monnaie européennes, comme « le rétrécissement des marges de fluctuation et la mise en place de réserves de banques centrales » ou encore « un programme tendant à une utilisation large de l’ECU »835 en même temps que le Marché unique. Conjuguant des rencontres avec

830 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « La monnaie européenne, monnaie optionnelle », avril 1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 831 Ibidem. 832 Ibid. 833 Cf. Lettre de Paul Mentré à Bertrand de Maigret, 24.07.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 834 « L’AUME réclame une plus grande cohésion européenne, AFP Économie, 16.03.1990. 835 Cf. « Le comité Giscard-Schmidt pour l’union monétaire veut accélérer le processus », AFP Économie, 29.04.1990.

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les décideurs et la publication d’un nouvel opus, Pour une monnaie commune vers une mon-naie unique. La monnaie européenne, monnaie optionnelle, les membres du CUME enten-daient défendre leurs arguments sur la nécessité d’accélérer le processus d’unification moné-taire. Et, pour ne pas retarder davantage l’union monétaire, dont l’achèvement exigeait une adoption institutionnelle, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt proposèrent « une con-ception intermédiaire, celle de l’Écu monnaie optionnelle, accompagnant au cours de la pre-mière étape et grâce à des accords entre banques centrales, la marche inéluctable vers la mon-naie européenne unique »836. Dans une lettre adressée au président du Conseil européen en exercice, l’Irlandais Charles Haughey, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sollicitèrent, a maxima une accéléra-tion du processus d’unification de l’Europe, et a minima un engagement ferme des autorités dans le maintien du cap proposé par le Comité Delors :

La marche vers l’unité monétaire de l’Allemagne, initiée par les élections du 18 mars, les bouleverse-ments à l’Est, les incertitudes internationales donnent à la réalisation de l’union économique et moné-taire de l’Europe une actualité et une urgence accrues. Des opportunités existent. Ne pas les saisir rapi-dement porterait atteinte à la démarche dans son ensemble837.

Une nouvelle fois, le CUME s’attacha donc à identifier les freins à l’UEM et mena une cam-pagne auprès des responsables de la stagnation.

En 1990, le CUME choisit symboliquement Francfort, siège de la Bundesbank, pour le déroulement de sa réunion suite à l’unification monétaire allemande. Cette rencontre se vou-lait à contre-courant des tensions franco-allemandes à ce sujet depuis qu’Helmut Kohl avait annoncé l’union monétaire interallemande sans consulter son homologue François Mitterrand. Dans la presse, Valéry Giscard d’Estaing s’était indigné de cette attitude, en rupture avec l’image de sa collaboration étroite avec Helmut Schmidt quand ils étaient au pouvoir : « Ja-mais le chancelier Schmidt n’aurait annoncé une union monétaire sans me prévenir »838. Cette déclaration, si elle mettait en valeur la différence entre le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt et le « couple » Mitterrand-Kohl, manifestait également une potentielle rupture dans l’équilibre des relations bilatérales avec la fin de la division allemande. Comme le souligna également Helmut Schmidt tel un écho aux affirmations de Valéry Gis-card d’Estaing, la décision unilatérale sur la base d’un deutschemark pour un mark est-allemand allait à l’encontre de la coopération monétaire européenne, puisqu’il était prévisible que cette mesure soit assortie d’un maintien, par la Bundesbank, de taux d’intérêt élevés, pour prévenir les risques d’inflation839. Or, c’est précisément sur ce point – la baisse des taux direc-teurs de la banque centrale allemande – que les Européens, et en particulier la France, s’attachaient à négocier avec la RFA. La réunion du CUME fut donc surtout l’occasion d’« auditionner » – et de tenter de rallier – Karl-Otto Pöhl à leurs propositions, le président de la Bundesbank, dont la souveraineté sur les questions monétaires avait été transgressée par l’annonce unilatérale du chancelier Kohl.

836 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « La monnaie européenne, monnaie optionnelle », avril 1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 837 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Projet de lettre », 20.03.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 838 Cf. « M. Giscard d’Estaing "tout à fait opposé à la neutralisation de l’Allemagne" », AFP Général, 09.03.1990. 839 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 07.06.1990, Londres. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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Dans un courrier adressé à Jacques Delors, président de la Commission des Communautés européennes, et Charles Haughey, Premier ministre irlandais et président du Conseil euro-péen, le CUME rapporta les propos de Karl-Otto Pöhl :

Il lui est apparu que l’évolution, par ailleurs très positive, des événements en Europe a modifié de ma-nière fondamentale le contexte dans lequel doit se développer la mise en place de l’Union économique et monétaire. En conséquence, il a estimé que les objectifs décrits dans le rapport Delors ne pourraient être atteints que si le processus lancé au Conseil Européen de Strasbourg était accéléré. De nouvelles institutions monétaires après ratification des amendements au traité, devraient être mises en place au 1er

janvier 1993, date de la réalisation du marché unique840.

Toutefois, en ce qui concerne la réunification monétaire, le gouverneur de la Bundesbank dé-fendit un processus progressif, une fois la convergence entre les deux Allemagnes intervenue. De même, non seulement il préconisa un ralentissement de l’unification monétaire euro-péenne, mais surtout, il ne croyait pas à la possibilité d’un consensus :

Mais je dois bien sûr prendre note que le Conseil européen a décidé, en décembre à Strasbourg, de con-voquer une conférence intergouvernementale à la fin de l’année, où sera négociée une révision du traité de la CE. À mon avis, cela suppose avant tout qu’une base juridique pour le transfert des compétences nationales dans le domaine de la politique monétaire et de change dans un organe communautaire soit mise en œuvre. Il est donc tout naturel de penser à la position que la République fédérale défendra dans ces négociations. [...] Ce qui est sûr, c’est qu’un système bancaire central ne peut pas être réalisé en quelques années. Il n’est pas du tout certain qu’un consensus puisse être trouvé et que les gouverne-ments européens soient prêts à transférer leurs droits de souveraineté. [...] Je n’ai absolument pas d’idée sur le temps qu’il faudra. Il s’agit d’une décision politique qui doit être prise par les gouvernements concernés. Personnellement, j’aurais préféré que nous ayons d’abord acquis quelques années d’expérience pendant la première étape d’union économique et monétaire, qui est censée commencer pour tous avant le milieu de l’année841.

En Allemagne, d’âpres discussions sur les questions monétaires s’engagèrent entre la Bun-desbank et le gouvernement fédéral. Il en résulta notamment la démission de Karl Otto Pöhl en 1991. Ce dernier témoignait en effet d’importantes divergences de point de vue avec le chancelier Kohl sur la question de l’introduction du mark en Allemagne de l’Est, et plus parti-culièrement sur les taux de change. D’un côté, Karl Otto Pöhl avait dévoilé avant le Kanzle-ramt les conditions de la réunification monétaire : 1 mark de RDA contre 1 deutschemark jusqu’à 2 000 marks et 2 contre 1 pour le reste842. Cette déclaration provoqua la colère d’Helmut Kohl, qui dut subir les critiques des Allemands de l’Est843. D’un autre côté, le Chancelier ouest-allemand demanda que l’accélération de l’union politique européenne soit inscrite à l’ordre du jour du Conseil européen du 28 avril 1991844. Or, Karl Otto Pöhl défen-dait le ralentissement de l’unification politique et monétaire de l’Europe, la stabilisation inté-rieure allemande ayant à ses yeux l’absolue priorité845. Le chancelier Kohl décida, contre l’avis de la Bundesbank et sans l’avoir consultée, de l’unification monétaire des deux Alle-

840 Ce ne sont que des propos rapportés, mais on peut imaginer que leur auteur a donné son accord pour la diffu-sion. En effet, l’indépendance du Comité et sa liberté d’expression, comme celle des intervenants extérieurs, était assurée par l’absence de représentants de presse au cours des réunions. Pour les mêmes raisons, les archives de ces réunions sont inaccessibles. « Annexe B/Document 1. Comité pour l’Union monétaire de l’Europe », in : CUME, monnaie optionnelle, p. 135. 841 Bernhard BLOHM et Rainer HUPE, « "Das muß doch die DDR entscheiden". Ein ZEIT- Gespräch mit Karl Otto Pohl über eine deutsch-deutsche und die europäische Währungsunion », Die Zeit, 26.01.1990. 842 Cf. Albert LEGAULT, Les six mois qui ont ébranlé le monde, PUQ, Québec, 1991. 843 « Von Kohl hintergangen », Der Spiegel, 25.03.1991. 844 Cf. LEGAULT, Les six mois qui ont ébranlé le monde. 845 Cf. « Karl Otto Pöhl », Der Spiegel, 25.03.1991.

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magnes assortie de réformes846. Son successeur, Helmut Schlesinger (1991-93) adopta la même ligne de conduite : assurer la stabilité du mark dans le processus de réunification, d’autant plus que cette stratégie connaissait un accueil favorable dans l’opinion publique ouest-allemande847. En outre, comme ses prédécesseurs, Helmut Schlesinger défendit le main-tien de la monnaie allemande au meilleur niveau européen848. Cette attitude provoqua l’inquiétude d’Helmut Schmidt quant aux conséquences d’une Alle-magne unie sur l’union monétaire de l’Europe, comme le rapporta Jean-Paul Mingasson :

L’augmentation des taux d’intérêt sur le marché financier allemand exprime les anticipations concernant aussi bien l’augmentation probable – bien que passagère – de l’inflation, que les besoins de financement très importants liés à l’unification. Selon H. Schmidt, l’union monétaire allemande va renforcer le poids relatif du DM, et à défaut d’accélérer dès maintenant la réalisation de l’UEM, elle risque de se révéler être un frein pour celle-ci849.

Selon Helmut Schmidt, la Bundesbank portait dès lors une responsabilité supplémentaire dans la politique monétaire européenne, puisque le mark était devenu de facto et tacitement la monnaie d’ancrage du SME, à partir de laquelle les autres devises participantes devaient se conformer. Or, la politique des intérêts élevés avait pour conséquence la réévaluation du mark, obligeant donc les participants au mécanisme de change du SME à fournir des efforts supplémentaires pour maintenir la parité. En cela, Helmut Schmidt considérait que l’Allemagne ne jouait pas le jeu de la coopération monétaire sur la voie de l’unification. Ces prises de position montrent que les deux anciens dirigeants étaient convaincus que la chute du Mur de Berlin et l’imbrication de l’avenir de l’Allemagne avec celui de l’Europe étaient l’occasion pour les membres de la Communauté de convaincre les autorités monétaires ouest-allemandes de revoir leurs exigences à la baisse. L’Histoire de la construction euro-péenne attestait en effet du fait que la RFA faisait des concessions, dès lors que l’opinion pu-blique européenne mettait en relief sa rigidité et sa propension à diriger l’Europe selon ses seules règles.

Dans les années 1989-1990, la position de la Grande-Bretagne fit l’objet d’une ré-flexion intensive au sein du CUME. En effet, au Conseil européen de Madrid, en juin 1989, Margaret Thatcher avait fustigé le rapport Delors dont elle refusait notamment le transfert de souveraineté. Mais, dans son propre parti, des oppositions latentes se firent ressentir. C’est pourquoi le Premier ministre dut, sous la pression du chancelier de l’Échiquier Nigel Lawson et des membres de son cabinet tels que Sir Geoffrey Howe et John Major, consentir à une réflexion sur la participation de la livre sterling au SME. Sous l’impulsion de ces avancées en Grande-Bretagne – et dans un climat de contestation de l’eurosceptique Margaret Thatcher –, le CUME décida d’organiser sa première réunion dans ce pays, à Londres, au siège de BAT Industries, présidée par Patrick Sheehy, membre actif de l’AUME, en juin 1990. En prévision de la conférence intergouvernementale convoquée à la fin de l’année, le CUME voulait s’assurer qu’aucun membre de la Communauté n’allait faire

846 Gerhard A. RITTER, Der Preis der deutschen Einheit : die Wiedervereinigung und die Krise des Sozialstaats, C.H.Beck, Munich, 2007, p. 194. 847 Cf. Michèle SAINT MARC, L’économie allemande face à la réunification, Vuibert, Paris 1993, p. 41 et s. 848 Heiko MARTENS et Armin MAHLER, « Die D-Mark ist die Leitwährung », Der Spiegel, 17.02.1992. 849 Jean-Paul Mingasson, « Réunion du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. Note à l’attention de Mon-sieur J. Delors, président de la Commission », 12 juin 1990. In : EMU, a historical Documentation. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/index_en.htm. Consulté le 18.08.2012.

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échouer la mise en œuvre de l’UEM. Le CUME, par l’intermédiaire d’un communiqué de presse, s’adressa aux Britanniques pour leur présenter ses conclusions :

À Londres, où ils ont convoqué le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe le 7 juin 1990, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont identifié cinq objectifs pour les années à venir : respecter le calendrier de Dublin ; faire ratifier les accords monétaires par les parlements pour le 31 décembre 1992 ; exprimer le ferme désir de voir l’entrée de la livre sterling dans le SME qui sera annoncée avant la réunion de Rome en décembre ; les banques centrales doivent commencer à se préparer pour cette prochaine étape : des marges de fluctuation, des réserves monétaires, les interventions en ECU, les sys-tèmes de paiement ; une nouvelle priorité : le Conseil européen doit d’urgence annoncer que l’ECU sera une monnaie commune de la Communauté, utilisée en tant que telle dans toutes les opérations budgé-taires et financières de la Communauté, puis la monnaie unique, un nouveau dynamisme est nécessaire en raison de l’évolution politique en Europe, dans laquelle une contribution britannique est néces-saire850.

Ainsi, alors que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient, quelques mois plus tôt, préconisé l’union monétaire des Onze, après la chute du Mur de Berlin, le CUME affirma que la participation britannique à l’UEM était nécessaire à la stabilité économique et politique de l’Europe dans une période de bouleversement de ses fondements avec la perspective d’adhésion de l’ex-RDA. Lors d’une réunion de l’Interaction Council à Séoul, en compagnie de deux autres membres du CUME, Helmut Schmidt et James Callaghan, Valéry Giscard d’Estaing explicita les raisons de ce revirement :

La perspective de la réunification de l’Allemagne a rendu la présence et le rôle de la Grande-Bretagne plus nécessaire qu’auparavant à l’équilibre politique de l’Europe. [...] Jusqu’à présent, l’équilibre en Eu-rope reposait sur quatre pays - Grande-Bretagne, RFA, France et Italie – d’importance comparable et d’une soixantaine de millions d’habitants chacun. Mais une Allemagne unifiée forte de 77 millions de citoyens remettrait en cause l’équilibre européen851.

La nécessaire cohésion des pays membres de la Communauté passait donc, selon le CUME, par le renoncement de la Grande-Bretagne à son régime spécial et son adhésion pleine et en-tière à la monnaie européenne. Jean-Paul Mingasson, directeur général de la Commission des Communautés européennes, et personnalité associée du CUME, établit un rapport à l’intention de Jacques Delors, preuve de l’importance accordée par la Commission euro-péenne aux travaux de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. Contrairement aux publications du CUME qui offrent une vue d’ensemble et consensuelle de ses conclusions, les observations de Jean-Paul Mingasson témoignent d’un nouveau regard sur les débats contra-dictoires qui avaient lieu lors de ces réunions. Ainsi, l’on constate que cette déclaration à l’adresse des Britanniques s’affranchissait des hésitations des autorités monétaires :

M. E. George, vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre, a exprimé une attitude doublement prudente, tant sur les modalités d’une participation éventuelle du sterling au SME (l’ajustement nécessaire des sa-laires ne pourrait pas s’effectuer dans une situation de taux de change fixes), que sur le scénario de réa-lisation de l’UEM (la phase 2 ne pourrait être de nature institutionnelle car la politique monétaire ne se divise pas). Sir Butler, ancien représentant permanent britannique et président d’Hamro’s, a présenté les propositions de sa banque visant à faire de l’écu, dans la 2e phase, une certaine forme de monnaie paral-lèle. Ce serait une vraie monnaie, aussi solide que la plus forte des monnaies du SME, dont la création se ferait en substitution des monnaies nationales.

850 Communiqué de presse des présidents du CUME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, Londres, 07.06.1990. In : Archives privées du cabinet VGE. 851 « La Grande-Bretagne appelée à renforcer son rôle en Europe, selon M. Giscard d’Estaing », AFP Général, 23.05.1990.

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En réalité, malgré l’appel du CUME pour la participation de la Grande-Bretagne à l’UEM, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt s’inscrivait en faux avec les déclarations du vice-gouverneur de la banque d’Angleterre, soutenu par James Callaghan, selon lequel, « dans l’intérêt commun, la Grande-Bretagne doit conduire actuellement une politique monétaire divergente de celle de ses partenaires pour assurer à terme une meilleure convergence écono-mique », une perspective impossible « avec des taux de change fixes et une politique moné-taire commune ». Pour les deux anciens dirigeants, qui avaient éprouvé les méthodes de négo-ciation britanniques, poser la libération des mouvements des capitaux, la convergence des taux d’inflation ou encore la mise en œuvre du Marché unique comme conditions sine qua non à toute avancée de l’UEM, et exposer de nouvelles revendications à chaque Conseil euro-péen, était un moyen de freiner le processus d’unification et d’éviter que la Grande-Bretagne ne se retrouve isolée, mise en minorité par les autres partenaires dans une Europe à deux vi-tesses852. En Grande-Bretagne, l’idée de déléguer les compétences monétaires à une banque centrale européenne n’était, en effet, pas à l’ordre du jour. Mais plus encore que la perte de souverai-neté que cela supposait, c’était bien la perspective d’une monnaie unique, et l’abandon corol-laire de la livre sterling qui se heurtait à l’opinion publique et aux dirigeants britanniques. A contrario, la Grande-Bretagne se montrait éventuellement disposée à intégrer l’idée d’une monnaie unique sur un mode progressif, à condition que l’ECU fasse ses preuves en tant que monnaie parallèle. À ce sujet, la Commission européenne fit savoir au CUME, certes sur un ton diplomatique, qu’elle ne croyait pas à cette méthode :

Cette proposition mérite certainement d’être examinée de près. J’ai rappelé, pour ma part, que la ques-tion essentielle que soulevait l’introduction d’une monnaie parallèle, qui suppose une vraie monnaie, une politique monétaire propre et un statut légal, était de savoir si les conditions de réussite d’une telle expérience étaient moins exigeantes, du point de vue de l’ordre monétaire, que celles de l’Union moné-taire elle-même853.

La position britannique donnait en réalité raison au CUME, qui avait anticipé les réticences de certains partenaires à participer à la monnaie unique, sans garanties préalables de sa stabilité et de son efficacité. À l’occasion de cette réunion à Londres, Valéry Giscard d’Estaing envoya un message ferme aux autorités européennes :

À propos de l’UEM, le président Giscard d’Estaing a repris son analyse sur la démarche « linéaire » et la démarche « en parallèle », selon laquelle on serait passé insidieusement de l’objectif d’une monnaie communautaire à celui d’une politique monétaire unique. Il s’est dit encouragé par votre désir de donner à l’écu un rôle plus important dans la phase de transition. Après qu’il a rappelé qu’il suffisait d’une dé-cision politique pour que le budget communautaire soit intégralement exécuté en écus, j’ai indiqué que la décision relevait du Conseil des ministres et non pas de la seule Commission. Notre tentative de mo-difier, à cet effet, le règlement financier avait temporairement échoué du fait de l’obstruction allemande. En revanche, la Commission serait en mesure de prendre très prochainement une décision concernant l’exécution des engagements des fonds structurels en écus854.

Selon Valéry Giscard d’Estaing, conforté dans cette conception par Jean-Paul Mingasson, représentant de la Commission européenne, l’UEM était donc bloquée par manque de volonté politique.

852 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 07.06.1990, Londres. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 853 « La Grande-Bretagne appelée à renforcer son rôle en Europe ». 854 Ibid.

201

Deux semaines plus tard, au Conseil européen de Dublin, le Premier ministre, John Major, présenta un plan britannique pour l’union monétaire, consistant en la stabilité des taux de change en vue d’une entrée de la livre sterling dans les marges de fluctuation de 2,25, alors qu’elle avait jusqu’alors un régime spécial de plus ou moins 6 points. En annonçant la pleine participation de la Grande-Bretagne au SME, un moyen de lutter contre l’inflation galopante par la stabilisation des taux de change, John Major s’inscrivait en rupture avec les préceptes monétaires thatchériens, selon lesquels seule la Banque d’Angleterre était habilitée à réduire l’inflation par la variation des taux d’intérêt. Pour Valéry Giscard d’Estaing, cette mesure était une victoire pour l’union monétaire européenne, car elle avait « le mérite de mettre l’accent sur le développement rapide de l’usage de la monnaie européenne »855. En effet, John Major rejoignait la théorie de la monnaie parallèle de Valéry Giscard d’Estaing, dans sa proposition de Hard Ecu. En revanche, il subsistait le risque que la Grande-Bretagne se maintienne indé-finiment dans ce dispositif de monnaie parallèle et se refuse in fine à intégrer la monnaie unique. Il semble que Valéry Giscard d’Estaing ait agi auprès de John Major pour que ce der-nier abandonne l’idée de cohabitation de deux monnaies communes, l’une parallèle, l’autre unique856. On peut, par ailleurs, se demander si la rencontre de Valéry Giscard d’Estaing avec le Premier ministre britannique, en amont de ce Conseil européen, a joué un rôle dans le revi-rement de ce dernier sur la question du SME. En effet, cette prise de position de la Grande-Bretagne fit régner la confusion chez les hommes politiques européens. D’un côté, Valéry Giscard d’Estaing, au nom du CUME, avait abandonné l’idée d’une monnaie parallèle et défendait la monnaie optionnelle, qui n’était pas une fin en soi, mais une stratégie pour obtenir très rapidement une monnaie commune à usage international. Selon lui, l’ECU comme monnaie européenne aurait, à terme, exercé une attrac-tion sur les autres devises, pour enfin les absorber et les rendre inutiles. D’un autre côté, l’auteur de l’étude sur l’Union économique et monétaire, Jacques Delors, s’inscrivit en faux avec cette stratégie de monnaie parallèle, au motif qu’elle comportait de « graves risques de compétition entre les monnaies et de surenchère sur les taux d’intérêt »857. En revanche, le CUME eut gain de cause, auprès de Jacques Delors, concernant sa proposition sur la générali-sation de l’ECU dans les transactions intracommunautaires.

1.2.2. La monnaie optionnelle, proposition de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt en vue de la Conférence de Rome (1990)

Afin de participer concrètement aux travaux sur l’UEM, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt élaborèrent des propositions pour la conférence intergouvernementale : « mise en place d’un système de réserves des banques centrales », « rétrécissement des marges de fluctuation », ou encore « programme tendant à une utilisation plus large de l’Écu »858 – en d’autres termes des mesures préparatoires aux deuxième et troisième phases de l’UEM et donc surtout à la mise en œuvre de la monnaie unique.

855 « Union monétaire européenne : Giscard d’Estaing approuve le plan Major, AFP Économie, 22.06.1990. 856 Cf. CUME, 07.12.1990, Rome. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 857 « M. Delors rejette les propositions britanniques sur l’Écu », AFP Économie, 10.10.1990. 858 CUME, monnaie optionnelle, p. 135.

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Le CUME proposa, dans l’attente de la création d’une banque centrale européenne, que les réserves des banques centrales nationales soient constituées au sein du FECOM qui devait, dès lors, de simple instrument de convergence des politiques économiques des membres de la Communauté, faire l’objet d’un remplacement en un dispositif de réserves obligatoires. En premier lieu, le CUME insista donc pour que les « dépôts rémunérés » du FECOM soient remplacés par des réserves obligatoires « gratuites »859. En effet, la rémunération représentait un coût très important. Les réserves qu’ils imaginaient étaient en réalité un simple transfert de compétences de la banque centrale nationale à une BCE. L’absence de rémunération accen-tuait le principe d’intérêt commun au lieu des avantages nationaux. En deuxième lieu, le CUME suggéra également que les dépôts de fonds des réserves obligatoires, contrairement au FECOM qui établissait un calcul selon les « réserves de change » des États membres, soient le reflet de la masse monétaire. En effet, dans le premier cas de figure ce sont les banques cen-trales nationales qui transfèrent leurs fonds au FECOM. Dès lors, leurs administrateurs sont susceptibles d’agir sur la quantité de leurs réserves, ce qui peut mécaniquement augmenter ou diminuer la contribution de leur banque centrale au FECOM. En revanche, la masse monétaire correspond à la réalité figée des dépôts dans les banques commerciales. Calculer les réserves obligatoires sur ces données apparaît donc à la fois plus représentatif et plus contraignant. En conclusion, selon le CUME, le système européen des banques centrales devrait « détenir le pouvoir d’agir sur la masse monétaire de l’Union (la somme des masses monétaires natio-nales, plus la masse en Écus si l’Écu circule parallèlement aux autres monnaies), en réglant la quantité de monnaie et le taux d’intérêt »860.

Aux aspects monétaires institutionnels, le CUME souhaita rajouter un encadrement macroéconomique. Dans cette perspective, son argument phare était le rétrécissement des marges de fluctuation :

Si le rétrécissement des bandes doit donc refléter la convergence des politiques économiques et moné-taires, il est simultanément un signal fort en direction de la stabilité des taux de change à l’intérieur du Système monétaire européen et de la réduction des taux de transaction. Dans ces conditions, un rétrécis-sement des marges à 1,5 % pourrait, compte tenu de la convergence croissante du taux d’inflation, être envisagé pour la fin de 1991, à la conclusion de la conférence intergouvernementale861.

Certes, le Comité Delors avait préconisé, pour la première étape de l’UEM, l’amélioration de la convergence économique. Néanmoins, la flexibilité des marges de fluctuations décidées dans les accords de Nyborg, en 1987, laissait un doute raisonnable quant à la capacité et à la volonté des pays de la Communauté à respecter une marge rétrécie. Pour le CUME, seul ce rétrécissement des marges était susceptible d’amener une véritable convergence. Une décision qui lui semblait à la fois de nature économique et politique.

Le CUME s’attacha également à élaborer les principes fondamentaux de la monnaie unique. Si cette perspective était, certes, envisagée par le CUME, jusqu’ici il n’était question que de monnaie parallèle dans leurs travaux. Mais, avec la chute du Mur, la mise en œuvre de la monnaie européenne apparaissait de plus en plus urgente au CUME. Ainsi, l’ECU fut perçu comme l’instrument adéquat de ce processus862. Six propositions appuyaient cet objectif.

859 « La politique monétaire (réserves obligatoires et agrégats monétaires) », in : ibid., p. 136. 860 Ibid. 861 Ibid. 862 « Le développement de l’usage de l’Écu », in : ibid., p. 138.

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Premièrement, l’« exécution en Écu de l’ensemble du budget communautaire »863. Exprimé en francs belges jusqu’en 1960, puis établi dans une unité de compte européenne (UCE), panier de monnaies des Six, le budget fut ensuite calculé en ECU. Toutefois, les montants compensa-toires étaient, certes, initialement calculés en ECU, mais exécutés par conversion en monnaie nationale864. Paul Mentré proposa alors que l’ensemble de ces étapes s’effectuent en ECU, afin de familiariser les agents économiques avec une unité de compte unique, et corollaire-ment avec la future monnaie européenne865. Deuxièmement, le CUME préconisa le « lancement d’un programme progressif de passage à la mise en œuvre exclusivement en Écu de la politique agricole commune »866. La PAC sem-blait en effet un facteur d’unification monétaire majeur : non seulement il s’agissait alors de la politique européenne la plus aboutie et la plus communautaire, mais surtout elle mobilisait une grande partie du budget. Si le budget était exécuté en ECU, la logique et la perspective de rationalisation et de réduction des coûts voulaient donc que ses bénéficiaires le soient égale-ment. Troisièmement, le CUME recommanda l’« utilisation exclusive de l’Écu pour les contribu-tions communautaires directes, ou coordonnées au niveau de la CEE, aux pays associés (FED) et aux pays de l’Europe de l’Est »867. Une fois la monnaie unique en circulation, cette action sera automatique. Mais, en attendant sa mise en œuvre, utiliser l’unité de compte commune en exclusivité à l’extérieur de la Communauté aurait été un signal identitaire fort, démontrant à ses partenaires l’existence d’une politique monétaire commune. Dans un quatrième point, le CUME proposa que la même stratégie soit adoptée avec les pays de l’ACP et de l’AELE, avec qui la Communauté entretenait déjà des relations contractuelles. Ainsi, l’expansion de l’ECU en dehors des frontières européennes aurait été un pas supplémentaire vers une monnaie unique. Cinquièmement, le CUME suggéra la « présence plus directe des banques centrales nationales sur le marché de l’Écu, par la détention d’Écus privés, l’intervention sur titres pu-blics en Écu »868. En d’autres termes, les BCN favoriseraient les placements financiers en ECU pour les particuliers. Comme le CUME l’a démontré à plusieurs reprises, son approche vis-à-vis de l’opinion publique était prudente. Avant d’instaurer une monnaie unique, le pu-blic devait constater par lui-même les avantages d’une autre monnaie que la devise nationale. Mais, également, la monnaie devait conquérir la confiance des marchés avant de devenir unique. Enfin, le CUME souhaitait qu’il y ait « rapprochement puis identité des caractéristiques de l’Écu public puis privé »869. Cette proposition transcrit une fois de plus la méthode progressive de la mise en œuvre d’une monnaie unique. En effet, les propositions de Paul Mentré suggè-rent une stratégie similaire au système de monnaie parallèle, qui consisterait à introduire d’abord l’usage de l’ECU dans les secteurs public et privé avant même que l’union monétaire ne soit officiellement ratifiée, mais surtout, avant que les monnaies nationales ne disparais-sent.

863 Ibid. 864 Cf. les travaux du spécialiste du budget communautaire, Nicolas-Jean Brehon 865 Entretien avec Paul Mentré, Paris, juin 2010. 866 « Le développement de l’usage de l’Écu », p. 138. 867 Ibid. 868 Ibid. 869 Ibid.

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L’échéance de la réunification allemande se précisant, le CUME, conformément aux déclarations de ses deux présidents, prôna donc l’accélération du processus d’unification mo-nétaire pour accueillir la RDA dans une organisation la plus stable possible :

L’action est d’autant plus urgente que l’unification des deux États allemands et de leurs économies né-cessite une pleine intégration de l’ensemble des économies de la CEE, […] évitant qu’une monnaie na-tionale, le deutsche mark, joue un rôle exclusif en Europe870.

Ainsi, pour le CUME, il était dans l’intérêt des partenaires européens de l’Allemagne de mettre en œuvre au plus vite une monnaie européenne. Dans sa parution intitulée Pour une monnaie commune vers une monnaie unique (1990), le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt affirma donc : « Le but n’est pas d’avoir un système monétaire commun. […] Le but est d’avoir une monnaie européenne commune »871, en d’autres termes, plus qu’une simple coor-dination, un instrument d’intégration. Alors que le Comité Delors venait de rejeter l’idée d’une monnaie parallèle872, le CUME avança une proposition, qui ne soit ni une « monnaie parallèle » aux monnaies nationales, ni une « monnaie centrale » réservée aux instances euro-péennes :

Aussi il y a la place entre ces deux conceptions pour une conception intermédiaire, celle de l’Écu mon-naie optionnelle, accompagnant au cours de la première étape et grâce à des accords spécifiques entre banques centrales, la marche inéluctable vers une monnaie européenne commune873.

Il s’agissait d’une proposition émanant de l’alliance UDF-RPR, défendue alors par le député Alain Juppé à l’Assemblée nationale :

Cela m’amène à dire un mot de l’union économique et monétaire. Je ne saurais mieux faire, à ce sujet, que citer la plate-forme RPR-UDF [...] pour une Europe unie, que nous avons publiée l’an dernier et qui constitue toujours notre base de références : « Il ne peut y avoir de véritable Marché unique européen sans une monnaie européenne commune. « La monnaie commune ne peut pas être monnaie unique.

Nous souhaitons que l’Écu devienne une véritable monnaie commune gérée comme une monnaie op-tionnelle, par rapport aux monnaies nationales »874.

Dans cette nouvelle approche, le CUME pressait donc pour que soient mêlées la deuxième et la troisième étape de l’UEM. En effet, la mise en œuvre d’une banque centrale européenne ne devait pas, selon le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, se contenter d’encadrer la politique monétaire des seules devises européennes. La diversité des politiques économiques en Europe 870 CUME, monnaie optionnelle, p. 7. 871 Ibid., p. 6. 872 « Le Comité a examiné la possibilité d’adopter une stratégie de monnaie parallèle comme moyen d’accélérer le processus d’union monétaire. Selon cette approche, la définition de l’Écu comme panier de monnaies serait rapidement abandonnée et la nouvelle monnaie à part entière, appelée Écu, serait créée de façon autonome et émise parallèlement aux monnaies communautaires existantes qu’elle concurrencerait. Les partisans de cette stratégie pensent que l’éviction graduelle des monnaies nationales par l’Écu permettrait d’éviter les difficultés institutionnelles et économiques de la création d’une union monétaire. Le comité a estimé que cette stratégie n’est pas à recommander, essentiellement pour deux raisons. D’une part, une source supplémentaire de création monétaire sans lien précis avec une activité économique pourrait menacer la stabilité des prix. D’autre part, l’introduction d’une nouvelle monnaie, avec les propres incidences monétaires indépendantes qu’elle comporte-rait, rendrait plus difficile encore la tâche de coordonner des politiques monétaires nationales différentes ». Dans ses Mémoires, Jacques Delors expliqua les débats qui ont mené à cette conclusion : « La […] divergence portait sur le statut de la monnaie européenne. Certains évoquaient l’idée d’une monnaie parallèle, c’est-à-dire d’un système où la monnaie européenne coexisterait avec les monnaies des pays membres. Mais finalement, la majo-rité s’est formée sur un seul scénario, celui d’une monnaie unique sans Fonds de réserve. Wim Duisenberg a beaucoup œuvré en faveur de cette solution qui répondait par avance à la dernière offensive de John Major, par-tisan du Hard ecu, un écu fort qui ne toucherait pas aux monnaies nationales », in : DELORS Mémoires, p. 338. 873 Ibid., p. 7. 874 Alain JUPPE, « débats parlementaires, 1re séance du 10 octobre 1990 », Journal officiel, Année 1990, n° 62 [1] A. N. (C. R.), Assemblée nationale p. 3674.

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n’avait pas vocation à déléguer le pouvoir décisionnel en matière de politique monétaire à une banque centrale. A contrario, l’ECU se révélait l’instrument adéquat d’une convergence des politiques monétaires en vue de la monnaie unique. Pour presser les gouvernements européens à mettre rapidement en œuvre les deux étapes fi-nales de l’UEM, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt contribua donc concrètement à la ré-flexion sur les aspects techniques de la mise en circulation de la monnaie.

Les moyens de règlement monétaire finaux sont ceux à la disposition des particuliers et des entreprises : billets, chèques, ordres de virement, cartes de crédit. Avant d’aboutir à une véritable monnaie fiduciaire, c’est-à-dire à une monnaie circulant entre les citoyens avec tous les attributs traditionnels (billets, pièces, chèques, cartes de crédit…), le CUME misait sur l’accroissement de son utilisation scripturale (virements, prélèvements…) au sein des orga-nismes financiers et des entreprises. Dans les analyses du CUME, l’ECU était clairement per-çu comme la future monnaie commune, utilisable par les secteurs privé et public :

Alors que l’Écu avait été défini comme un moyen de règlement officiel, ses avantages d’utilisation liés à la pondération qu’il assure des risques de change et de taux d’intérêt ont conduit à un développement exponentiel des dépôts auprès de banques, libellés en Écu et, donc, au développement d’une véritable monnaie européenne scripturale, utilisable par les banques et par les utilisateurs finaux, entreprises et particuliers875.

Si le CUME soulignait l’implication des milieux bancaires et des banques centrales nationales dans l’extension de l’utilisation de l’ECU876, il releva surtout d’importantes carences institu-tionnelles et le manque d’efficacité résultant de la persistance des monnaies nationales, dont « les coûts de transaction liés à la décomposition ou à la recomposition de l’Écu en ses mon-naies constituantes »877 freinaient l’avènement d’une monnaie européenne compétitive. Pour remédier à ces obstacles au développement d’une nouvelle politique monétaire efficiente, le CUME proposa trois mesures phares : premièrement, l’« affirmation claire du rôle futur de l’Écu, au centre de la construction monétaire européenne »878. En effet, le CUME redoutait que les accords de Maastricht à venir ne se limitent à la convergence des politiques moné-taires sur la base des devises nationales. A contrario, le Comité préconisa la ratification d’une véritable monnaie commune comme instrument de cette politique monétaire. Deuxièmement, le « renforcement de l’implication des banques centrales sur le marché »879 : le CUME récla-mait en effet que les banques centrales n’agissent pas que dans le seul intérêt de la monnaie nationale, mais s’engagent à davantage protéger et développer l’usage de l’ECU. Cette atti-tude revêtait en réalité une importance primordiale, car elle aurait non seulement contribué à la stabilité de la monnaie commune, mais cette manifestation des BCN aurait également été un gage de confiance pour les agents économiques, comme pour les particuliers. Troisième-ment, le « développement d’opérations commerciales libellées en Écu »880 : en effet, comme le CUME l’avait affirmé depuis ses débuts, les acteurs privés de l’économie avaient un rôle déterminant à jouer dans la promotion de la monnaie européenne.

875 Ibid., p. 19. 876 Ibid., p. 20. 877 Ibid. 878 Ibid. 879 Ibid. 880 Ibid.

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Partant du constat que les « paiements en Écu entre entreprises sont encore très faibles »881, mais que « dès que les opérations commerciales en Écu auront atteint une certaine "masse critique", tout laisse à penser que leur développement suivra celui des opérations fi-nancières en Écu »882, le Comité mena une campagne en faveur de l’optimisation des moyens de paiement pour les agents économiques privés, dont les conceptions furent relayées par l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe auprès des entreprises. Dans sa publication L’Écu pour l’Europe de 1992, l’AUME présenta donc tout d’abord aux entrepreneurs « les atouts de l’écu pour l’entreprise » : « stabilité et sécurité », « efficacité commerciale » et « économies »883 – autant financières, administratives que commerciales884. Ensuite, l’AUME entendait accompagner les entreprises dans leur passage à la monnaie euro-péenne sur la base des recommandations du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt et des travaux de Tommaso Padoa-Schioppa. Aussi détailla-t-elle les pratiques comptables, fiscales et orga-nisationnelles à adopter885. Mais, surtout, l’AUME fit la promotion de l’ECU dans un système économique libéral :

Trente ans après le traité de Rome, le Marché unique se précise jusque dans la conscience populaire. En tant qu’industriels, nous accueillons avec enthousiasme cette évolution, car il ne peut y avoir d’industrie euro-péenne forte sans marché européen homogène. Nous en attendons des économies d’échelle et la disparition de multiples coûts improductifs, en d’autres termes, des gains de productivité pour affronter la concurrence mondiale, et offrir des prix plus bas aux consommateurs. Une Europe sans frontières intérieures laissera place à davantage de concurrence. Évitons alors que cette concurrence ne reste faussée par des facteurs sur lesquels les industriels n’ont pas de prise, en particulier les fluctuations monétaires : il faut faire de l’union monétaire de l’Europe l’un des piliers du Marché unique, et organiser la stabilité absolue des taux de change. Une solution évidente est d’utiliser une monnaie européenne commune, l’écu886.

Pour les industriels, le Marché unique n’offrirait donc toutes ses possibilités que s’il était ac-compagné d’une même monnaie d’échange. À défaut d’une monnaie unique, l’AUME propo-sa d’utiliser un moyen existant, l’ECU, et d’exploiter ses vertus de stabilisation des termes de l’échange entre pays européens. Dans ses propositions sur l’ECU privé, le CUME accorda également une grande attention à son utilisation courante :

L’Écu peut également être utilisé par les particuliers, lesquels ont la possibilité d’ouvrir des comptes en Écu, d’opérer des virements, etc. Ils se sont récemment vu proposer de nombreux moyens de paiement libellés en Écu, cartes de paiement, chèques de voyages, eurochèques… Il n’existe toujours pas, début 1990, de pièces (sauf en Belgique) ou de billets en Écu887.

Dans le contexte conjoncturel de la description, l’utilisation de l’ECU en tant que monnaie fiduciaire n’apparaissait pas attrayante pour les particuliers. En effet, détenir des ECU suppo-sait automatiquement un taux de change dans la conversion de la monnaie nationale, comme s’il s’agissait d’une devise étrangère. Par conséquent, le CUME privilégia, à l’introduction forcée d’une monnaie unique, une stratégie marketing persuasive : « on peut envisager une diminution de ces coûts à un niveau tel que l’utilisation de l’Écu par le simple citoyen présen- 881 Ibid. 882 Ibid. 883 Association pour l’Union Monétaire de l’Europe, L’Écu pour l’Europe de 1992. Guide destiné aux entre-prises, Édition pour la France, 1988, p. 17-22. 884 Ibid., p. 47-52. 885 Ibid., p. 33-46. 886 Avant-propos des présidents Cornelis Van der Klugt, Giovanni Agnelli et François-Xavier Ortoli, in : idem, p 2. 887 CUME, monnaie optionnelle, p. 21.

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terait un véritable intérêt économique »888. Cette stratégie était représentée par Valéry Giscard d’Estaing, au nom du groupe libéral du Parlement européen :

Nous souhaitons que la phase transitoire soit la plus courte possible. Il n’y a pas de contradiction entre l’approche graduelle, par le resserrement des marges de fluctuation, en direction de la monnaie unique, et l’approche substitutive, qui consiste à développer dès à présent l’usage de l’Écu, pour répondre à des besoins, et tester les réactions de ses utilisateurs889.

Au Parlement européen, le député Giscard d’Estaing déposa également un amendement à l’article 16 du rapport Herman sur l’Union économique et monétaire, qui allait dans le sens d’une généralisation de l’usage de l’ECU :

Au début de la période transitoire fixée au 1er janvier 1993, l’Écu est déclaré unité monétaire de la Communauté. Cette décision prendra effet le 1er janvier 1993. Toutes les opérations financières de la Communauté sont normalement effectuées en Écus. L’Écu peut être librement converti dans chaque monnaie de la Communauté. Les opérations de change entre l’Écu et les monnaies de la Communauté ne donnent lieu à la perception d’aucune commission890.

Par cette initiative, saluée par la quasi-unanimité des députés, Valéry Giscard d’Estaing con-tribuait donc concrètement, sur la scène politique et démocratique, à l’idée d’une monnaie européenne développée au sein de son Comité de réflexion. Le CUME était pleinement conscient de la valeur hautement symbolique de la mon-naie fiduciaire. C’est précisément cet aspect sociologique, lié à l’utilisation de la monnaie nationale, que décrit Thierry Vissol, haut fonctionnaire de la Commission européenne :

Les pièces et les billets sont le moyen de paiement pour près de 80 % des transactions de petits mon-tants. Or, une corrélation existe entre l’attachement à sa monnaie et l’usage de pièces et de billets comme instrument de paiement. Ainsi, dans certains pays, il peut être plus difficile à la population de se défaire de leur usage. Les moyens électroniques n’ont pas le même contenu symbolique, affectif ou es-thétique que les pièces et les billets. Ils permettent ainsi, tout comme la médiation introduite entre l’acte de paiement et le débit du compte, une certaine distanciation891.

Le CUME était persuadé que la monnaie européenne connaîtrait une plus grande acceptation auprès de ses utilisateurs, une fois en circulation : « L’émission de billets en Écu revêtirait ainsi une valeur symbolique évidente. C’est elle – et peut-être elle seule – qui donnerait au plus grand public la conscience claire de l’existence d’une monnaie européenne »892. À cette époque, comme le montre un sondage réalisé par l’AUME, la grande majorité des Britan-niques et des Danois étaient hostiles à la monnaie unique, tandis que les Allemands se divi-saient encore sur cette question893. Dans ce contexte, Bertrand de Maigret demanda à Valéry Giscard d’Estaing de le « conserver soigneusement à l’écart des journalistes »894. En effet, il s’agissait surtout d’un document de travail pour le CUME, qui avait visiblement encore des 888 Ibid., p. 22. 889 « Extraits de l’intervention de Valéry Giscard d’Estaing, Président du Groupe Libéral Démocratique et Ré-formateur, dans le débat sur l’Union économique et monétaire », Strasbourg, 10.10.1990. In : Archives natio-nales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 890 « Amendement déposé par Valéry Giscard d’Estaing au Rapport Herman sur l’Union économique et moné-taire », Strasbourg, 10.10.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 891 Thierry VISSOL, « L’euro, un nouveau lien social », in : Association voir ensemble, « Dossier : VD396 : L’euro, un événement historique ». Url : http://www.voirensemble.asso.fr/article.php3?id_article=447. Consulté le 20.06.2010. 892 CUME, monnaie optionnelle, p. 24. 893 « Les Européens et l’ECU », 15.10.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 894 Cf. Lettre de Bertrand de Maigret à Valéry Giscard d’Estaing, 17.10.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE.

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efforts à fournir pour convaincre le partenaire allemand sur le sujet de la monnaie unique. Une révélation des hésitations allemandes aurait sans nul doute attisé la polémique sur la scène européenne. Cette attitude était d’autant plus pertinente que, selon ce sondage, la monnaie unique était majoritairement associée aux fondamentaux allemands – comme la stabilité – alors que la perte de souveraineté – une préoccupation plus française – arrivait en dernière position des préoccupations895. Dans la pensée du CUME, la monnaie commune devait précéder l’union monétaire européenne. Il s’agirait donc d’une « monnaie optionnelle », parallèle aux monnaies natio-nales, mais non contrainte, qui aurait pour vocation de préparer les circuits économiques et l’opinion publique à la disparition progressive de sa devise habituelle. Cette position reflète la tradition française qui donne la priorité à la monnaie, contrairement aux Allemands qui privi-légient la politique économique. Or, il se pose la question de savoir qui devrait émettre cette monnaie, les banques commerciales « susceptibles par définition de défaillance »896, ou encore les banques centrales nationales « dont chacune a pour vocation d’émettre sa propre monnaie et de veiller au maintien de sa valeur »897.

D’après la proposition du CUME, qui consistait à procéder au développement de la monnaie scripturale avant celui de la monnaie fiduciaire, il incombait aux banques commer-ciales de développer ce dispositif. Deux secteurs en particulier nécessitaient, selon le CUME, des améliorations majeures : premièrement, « au plan technique, pour renforcer la capacité du traitement et la disponibilité de l’ordinateur de netting, améliorer la rapidité de ses liaisons avec le réseau SWIFT et mettre en place un dispositif complet de secours (« back up ») pour faire face à l’hypothèse d’un risque majeur »898. En d’autres termes, le CUME proposait que le système de compensation de dettes et de créances s’effectue exclusivement en ECU. Pour ce faire, les services bancaires devaient disposer à la fois d’un système technique performant pour gérer la nouvelle monnaie scripturale, et d’un plan de continuité d’activité pour la sauve-garde des nouvelles données. Deuxièmement, « au plan fonctionnel et bancaire, pour mettre en place des facilités de prêts au jour le jour assorties d’un système de garantie »899. Ce que le CUME suggérait, c’était une organisation plus souple des prêts entre banques commerciales, les échanges étant privilégiés par des garanties et assurances diverses. Les banques centrales nationales auraient alors pour mission de faciliter ce système. Cette préoccupation se retrouvait effectivement dans les tra-

895 « Les Européens et l’ECU », 15.10.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier VGE. 896 CUME, monnaie optionnelle, p. 26. 897 Ibid., p. 27. 898 Ibid., p. 37. 899 Ibid.

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vaux du comité de Bâle900 de la fin des années 1980, dits Bâle II, qui évaluaient les méthodes de gestion des risques bancaires en trois piliers. Le pilier I concernait les fonds propres : les banques devaient toutes avoir le même ratio de réserve (ressources dont elles disposent en vue d’assurer des crédits), fixé ici à 8 % (risques de crédits (85 %) + de marché (5 %) + opéra-tionnels (10 %) ; le pilier II touchait la procédure de surveillance de la gestion des fonds propres (la façon dont sont octroyés les crédits) : les banques centrales devaient veiller à l’application de ce ratio ; le pilier III impliquait la discipline de marché : toutes les banques signataires devaient, dans un souci d’équité et d’égalité concurrentielle, adopter les mêmes mesures901.

Dans ce contexte, le CUME soutint l’initiative de l’Euronetting en remplacement de l’ECU Netting System. Avec le lancement des services à valeur ajoutée, en 1986902, la société coopérative de banques mondiales, le SWIFT, avait développé le système de compensation d’ECU, c’est-à-dire le réseau d’échanges de données entre banques en unité de compte euro-péen, à la demande de l’Association bancaire pour l’ECU. L’Euronetting fut alors, au début des années 1990, une initiative de quinze banques européennes membres de l’European banks international company (EBIC)903 et de l’Associated Banks of Europe Corporation (Abecor)904, qui devait alors améliorer et accroître les capacités de cette organisation de compensation

900 « Mis en place à la fin 1974, le Comité de Bâle a pour mission principale de définir les modalités d’une coo-pération internationale propre à renforcer le contrôle prudentiel et à développer la qualité de la surveillance des banques. Ne disposant que d’une autorité "morale", il édicte des recommandations sur les pratiques de contrôle que les autorités nationales sont chargées de mettre en œuvre. Ses travaux ont abouti, en juillet 1988, à la conclu-sion d’un accord sur un ratio international de solvabilité, plus connu sous le nom de ratio "Cooke". L’audience du Comité dépasse le cadre des seuls États membres du Groupe des Dix et s’étend à de très nombreux pays. Le Comité sur les règles et pratiques de contrôle des opérations bancaires – aujourd’hui Comité de Bâle sur le con-trôle bancaire – a été créé en décembre 1974 par les gouverneurs des banques centrales des pays du Groupe des Dix – dit G10 – à la suite de graves perturbations financières liées notamment à la faillite de la banque HERS-TATT en République fédérale d’Allemagne. L’objet de cette création était d’améliorer la coopération entre auto-rités de tutelle bancaires et concrètement trois domaines d’action ont été privilégiés. Le Comité constitue tout d’abord un forum privilégié d’échanges d’informations entre autorités de tutelle de pays différents. Il est égale-ment chargé d’examiner et de coordonner les modalités de partage des responsabilités en ce qui concerne le contrôle de l’activité bancaire internationale. Enfin, le Comité de Bâle est généralement connu pour ses travaux en matière de renforcement de la solvabilité des banques internationales et par suite la fixation de normes mini-males de fonds propres. Avant d’aborder le contenu de ces travaux, il convient d’en étudier le cadre », in : « Mode d’emploi », Bulletin de la Commission bancaire, n° 4, avril 1991. 901 Cf. Ibid. 902 « Taylor (1986) propose que les experts de l’information interviennent surtout au début du continuum du processus de valeurs ajoutées à l’information dans l’organisation, soit dans la conversion des données en infor-mation. Les experts du domaine sont ceux qui transforment l’information en connaissance, alors que les déci-deurs transforment cette connaissance, en connaissance d’action pour agir. La place occupée par les profession-nels de l’information est importante, car elle permet de maximiser l’efficacité des décideurs et évite aux experts du domaine de s’attarder ou de se perdre dans la gestion de l’information (Bergeron et Hiller, 2002). Taylor (1986) identifie six critères que les utilisateurs considèrent à valeur ajoutée pour maximiser l’utilisation de l’information utile : la facilité d’utilisation, la réduction du bruit, la qualité de l’information, l’adaptabilité, l’économie de temps et l’économie de coût. Les professionnels de l’information ont donc en principe la possibili-té d’être des joueurs-clés dans la gestion stratégique de l’information et des connaissances de l’organisation (Davenport, 1997) », in : Pierrette BERGERON, Actes du 5e symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA), Montréal, 24 mars 2006, « Valeurs ajoutées par les professionnels de l’information dans les organisations ». 903 L’EBIC est composée de la Deutsche Bank, la Société générale belge, l’Amsterdam-Rotterdam Bank, la Ban-ca commerciala italiana, le Crédit Lyonnais et la Société générale française et le Creditanstalt-Bankverein. 904 L’Abecor est composé de la Banco Nazionale del Lavoro, la Banque Bruxelles, la Lambert Bank Austria, la Barclays Bank, les Bayerische Hypotheken und Wechsel Bank Dresdner Bank et la Banque Nationale de Paris.

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« multilatérale et multidevises »905. Le CUME encouragea les développements que visait l’Euronetting : premièrement, la « réduction des coûts : le nombre et les montants des trans-ferts de fonds, dont le coût d’exploitation et les risques d’erreurs y afférents sont réduits au minimum dès lors qu’on se limite à un seul règlement par devise et par jour, pour un montant net compensé »906 ; et, deuxièmement, la « réduction du risque […] de l’ordre de 85 % si l’on mettait en œuvre un système de compensation multilatérale d’opérations de change »907.

La BRI fut alors chargée par le Conseil européen d’émettre un rapport sur le rôle des banques centrales dans ce système de compensation « Euronetting ». Il s’agissait plus préci-sément d’« analyser en amont les incidences politiques de la coopération transfrontalière et multidevises de compensation »908. Sur le rôle des banques centrales dans l’Euronetting, la BRI affirma :

Les banques centrales ont des intérêts communs dans la politique de l’efficacité et de la stabilité interban-caires des systèmes de paiement et, plus généralement, dans l’efficacité et la stabilité du système financier dans son ensemble. En particulier, toutes les banques centrales ont un intérêt à limiter le niveau de risque systémique dans le système bancaire, tout en encourageant l’amélioration de l’efficacité des marchés in-terbancaires et des systèmes de règlement qui soutiennent ces marchés. Les banques centrales cherchent également à maintenir l’efficacité des instruments politiques utilisés pour atteindre leur objectif ultime de la stabilité de leur monnaie et à s’assurer de leur capacité à continuer à superviser l’évolution des marchés monétaires909.

Le CUME analysa, pour sa part, le rôle potentiel du système européen de banques cen-trales dans l’« évolution vers des mécanismes européens autonomes de règlement »910. Plus précisément, on tentait de démontrer que le calendrier européen immédiat, à savoir la libéra-tion des mouvements des capitaux – entraînant « l’imbrication accrue des différents domaines (change, politiques monétaires) » – et le Marché unique – supposant l’harmonisation des ré-glementations – conduisaient à un impératif : la création d’une BCE911. Le CUME mit au jour l’urgence de cette mise en œuvre par les conséquences des interventions individuelles sur les marchés, et notamment l’« apparition de disfonctionnements du marché de l’Écu » et l’« absence de prêteur en dernier ressort »912 – c’est-à-dire la possibilité pour une banque commerciale de faire appel à la banque centrale lorsqu’elle n’est pas parvenue à se refinancer sur le marché monétaire ou auprès d’autres banques.

905 CUME, monnaie optionnelle, p. 38. 906 Ibid. 907 Ibid. 908 Bank for International Settlements, Report of the Committee on Interbank Netting Schemes of the Central Banks of the Group of Ten countries, Bâle, November 1990, p. 3. 909 Ibid., p. 4. 910 CUME, monnaie optionnelle, p. 39. 911 Ibid., p. 43 et s. 912 Ibid., p. 46.

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Dans Pour une monnaie commune vers une monnaie unique, le CUME présenta l’analyse du Professeur Hal S. Scott913 sur le « rôle du système de paiement pour le système européen des banques centrales »914. La question était surtout de savoir quelle monnaie – ou quelles mon-naies – le système européen de banques centrales (SEBC) devrait utiliser pour une plus grande efficacité. Si le professeur Scott penchait davantage pour la monnaie unique, ses con-clusions laissèrent les deux options ouvertes :

Un système de paiements définitifs pourrait être établi pour douze monnaies séparées et pour l’Écu, ou permettre une compensation proforma entre monnaies. […] Le processus d’ensemble serait grandement simplifié et permettrait des économies additionnelles et une réduction des risques si l’Écu remplaçait les monnaies nationales915.

En revanche, le CUME, se basant sur l’analyse du Professeur Scott, arriva à la conclusion qu’« une implication directe du système européen de banques centrales dans le système de paiement pourrait réduire les coûts de transaction et les risques systématiques attachés à la marche vers la monnaie commune, puis unique »916. Dans cette prise de position, le CUME réitéra sa proposition de monnaie parallèle, consistant dans la marche vers l’union monétaire par le marché.

1.3. Le projet d’union monétaire de l’Europe après la réunification allemande : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, défenseurs de la monnaie européenne comme stabilisateur politique

Pour une monnaie commune vers une monnaie unique. La monnaie européenne, mon-naie optionnelle fait la lumière sur ce que l’on pourrait qualifier de stratégie de l’entonnoir. En effet : d’abord, une monnaie optionnelle pour les secteurs public et privé, avec des infras-tructures qui amélioreraient et étendraient l’utilisation de l’ECU ; ensuite, une monnaie unique obligatoire, c’est-à-dire unique, provoquée directement par le marché. Cette stratégie 913 Le professeur Hal S. Scott est un spécialiste de la finance internationale. Bibliographie non exhaustive : « The Impact of Class Actions on Rule 10b-5 », University of Chicago Law Review 337 (1971) ; « The United States Response to Common Market Trade Preferences and the Legality of the Import Surcharge », University of Chi-cago Law Review 177 (1972) ; « COCOM : An Evaluation of Multilateral Export Controls », Proceedings of the 70th Annual Meeting of the American Society of International Law, (1976) ; « The Risk-Fixers », Harvard Law Review 737 (1978) ; « A Reply to American Multinationals and American Interests », Harvard International Law Journal 427 (1979) ; « Commercial Paper, Bank Deposits and Collections, and Commercial Electronic Fund Transfers », Business Lawyer 1129 (1983) ; « Corporate Wire Transfers and The Uniform New Payments Code », Columbia Law Review 1664 (1983) ; « Commercial Paper, Bank Deposits and Collections, and Com-mercial Electronic Funds Transfers », Business Lawyer 1333 (1984) ; « Korea at New Threshold of Growth », XI Diplomacy 26 (1985) ; « Transferts interbancaires pour télétransmission aux États-Unis », Revue Internationale de Droit Comparé 967 (1985) ; « Legal Education : Proposal for Change », Harvard Journal of Law and Public Policy 317 (1985) ; « Deregulation and Access to the Payment System », Harvard Journal of Legislation 331 (1986) ; « Pour une réglementation des nouveaux moyens de paiement par télétransmission », Bancatique 107 (1986) ; « Where are the Dollars?-Off Shore Fund Transfers », Banking and Finance Law Review 243 (1989) ; « Reciprocity and the EEC’s Second Banking Directive », Revue du Marché Commun 45 (1989) ; « Europe 1992 and the Harmonization of Standards for the Regulation of Financial Institutions », Canadian Business Law Jour-nal 124 (1990) ; « A Payment System Role for A European System of Central Banks », Payment Systems Worldwide 3 (1990) ; « Supervision of International Banking Post-BCCI », Georgia State University Law Re-view 487 (1992) ; « Home or Host Country Rule, the BCCI Bankruptcy Proceedings », EC Times 7 (1992). 914 Hal S. SCOTT, « Un rôle de système de paiement pour le système européen de banques centrales », in : CUME, monnaie optionnelle, p. 77-109. 915 Ibid., p. 109. 916 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 07.06.1990, Londres. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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visait initialement l’unification de l’Europe en amont de la réunification allemande. Or, à l’été 1990, s’opéra la Wende lorsque fut signée l’accession de la RDA à la zone de validité de la Loi fondamentale de la RFA, prémisse à la réunification. Malgré les tensions politiques initiales, la réunification provoqua un rapprochement entre François Mitterrand et Helmut Kohl, ce qui permit une accélération dans l’unification moné-taire de l’Europe, alors que, dans l’opinion publique l’idée d’une monnaie européenne prenait forme. En RFA, l’hebdomadaire Die Zeit, entendait apporter sa contribution à cette prise de conscience. Un article de Thomas Hanke, par exemple, intitulé « Une utopie devient réalité. Malgré les tentatives d’entrave de la Bundesbank, l’union monétaire prend forme »917, donnait le ton. D’autre part, la rédaction du Zeit insista sur le fait que, certes, les Allemands devaient renoncer au mark, symbole de la réussite ouest-allemande, mais pour une monnaie euro-péenne qui offrait des perspectives nouvelles en matière de stabilité et de croissance918. L’abolition du mark était également le tribut à payer pour la réunification qui, contrairement aux espérances de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, intervint avant l’union mo-nétaire de l’Europe. Pour l’ancien Président de la République, il était dès lors primordial d’affirmer que la « France ne doit avoir ni peur, ni complexe devant l’unification alle-mande »919. En France, Valéry Giscard d’Estaing se fit donc le porte-parole des bénéfices de la monnaie européenne. Pour lui, en effet, le choix de l’ECU comme monnaie de l’Europe revêtait des enjeux psychologiques, car cette appellation – qu’il avait personnellement impo-sée quand il était au pouvoir – faisait référence à l’ancienne devise française. Pour rassurer l’opinion publique française, Valéry Giscard d’Estaing n’hésita pas à souligner les avantages qui pouvaient être retirés de la réunification : « il faut profiter de la période durant laquelle l’Allemagne va avoir des charges très lourdes [...] pour avoir un taux de croissance plus élevé, pour réduire les charges sur les entreprises et l’économie française »920. Suite à la réunification, c’est surtout la crainte de voir le mark acquérir la suprématie en Eu-rope qui accéléra le processus d’unification monétaire en Europe. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing affirma, non sans triomphe, et s’appuyant sur l’amendement adopté par le Parlement européen, en octobre 1990, concernant la généralisation des opérations intracom-munautaires en ECU, qui entérinait donc l’extension de son utilisation : « nous avons deux démarches à mener en parallèle : la démarche Delors, c’est-à-dire le resserrement des marges de fluctuation des monnaies et [...] l’introduction du joker dans la partie, c’est-à-dire le déve-loppement du rôle de l’écu qui servira d’expérimentation de la future monnaie unique »921. Cette stratégie correspondait non seulement aux lignes directrices du CUME, mais fut égale-ment soutenue publiquement par le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt, qui apparut à nou-veau ensemble dans les médias, renouant avec la méthode récurrente du communiqué com-mun. Leur objectif était donc de préciser la stratégie de la monnaie optionnelle, comme phase transitoire entre la monnaie commune et la monnaie unique, à l’opinion publique. On com-prend donc que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt souhaitaient que la monnaie soit

917 Thomas Hanke, « Eine Utopie wird wahr. Trotz der Bremsversuche der Bundesbank nimmt die Europäische Währungsunion Konturen an », Die Zeit, 08.06.1990. 918 Cf. « Abschied von der Mark », Die Zeit, 02.11.1990. 919 « M. Giscard d’Estaing : la France ne doit avoir ni peur, ni complexe devant l’unification allemande », AFP Général, 04.10.1990. 920 Ibid. 921 « M. Giscard d’Estaing : la future monnaie européenne sera l’écu », AFP Économie, 15.10.1990.

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instaurée dès la deuxième phase de l’UEM pour habituer les instances européennes, les mar-chés, et les Européens. Cette méthode devait, d’une part, contrecarrer la transformation de l’union monétaire en une simple « zone mark élargie à l’ensemble de la CEE », et fixer, d’autre part, la Grande-Bretagne, qui venait d’accepter la deuxième phase de l’UEM, dans le projet de monnaie européenne922.

S’adaptant à cette nouvelle constellation, le CUME souhaitait exploiter cette dyna-mique et publia donc son analyse des « conséquences politiques, économiques et monétaires de l’unification de l’Allemagne »923. La question centrale consistait à déterminer si la réunifi-cation avait affaibli la RFA, et si elle remettait en question la position de l’Allemagne en Eu-rope. Malgré la perte d’une place dans la Communauté au classement des PNB, les « sher-pas » d’Helmut Schmidt, Wilfried Guth et Manfred Lahnstein se montrèrent confiants sur l’avenir de la puissance allemande en Europe. Tous deux saluaient effectivement la pérennité de sa politique de « rigueur »924, consistant à réduire le déficit budgétaire par des économies sur les budgets publics et non par la hausse des impôts925. De même, ils s’allièrent à la théorie défendue par la Bundesbank traitant, contrairement à la France, la politique monétaire de ma-nière strictement distincte de la politique économique. Aussi, la lutte contre l’inflation s’imposait-elle comme priorité, au détriment d’aspects plus sociaux de l’économie comme les salaires et le chômage926. Réduction du déficit public, lutte contre l’inflation, mais également maintien des taux d’intérêt n’étaient donc pas perçus par Wilfried Guth et Manfred Lahnstein comme antinomiques avec la prospérité allemande, mais au contraire comme la clé de voûte de la croissance de l’Allemagne de l’Est. En conclusion, les deux économistes affirmèrent : « le poids de l’Allemagne unifiée dans les différentes institutions et différents accords com-munautaires reste inchangé »927, mais, comme pour rassurer les partenaires européens, que « l’adhésion ferme de l’Allemagne à la création de l’union économique, monétaire et poli-tique de l’Europe permettra à son poids économique accru d’être […] absorbé dans le proces-sus d’intégration »928. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing affirma que « la monnaie unique doit être aussi forte que le DM »929. En effet, de son point de vue, l’adoption d’un ECU fort était le seul moyen pour que l’Allemagne accepte que le passage à la monnaie unique soit accéléré – ou tout du moins pas repoussé indéfiniment. Le point de vue du CUME prit du poids, puisque l’Association, prônant l’accélération de l’UEM, publia le communiqué suivant : « les chan-gements importants survenus sur le continent européen offrent de nouvelles opportunités pour

922 « VGE/Schmidt : appel pour l’adoption de l’ECU comme monnaie européenne, AFP Économie, 07.06.1990. 923 Wilfried Guth et Manfred Lahnstein, « Les conséquences politiques, économiques et monétaires de l’unification de l’Allemagne », in : CUME, dimension politique, p. 54 et s. 924 Il s’agit d’une notion économique française dont le pendant allemand est la « Stabilitätspolitik ». Sur l’origine de cette notion et le fonctionnement de cette politique, cf. Helmut WAGNER, Stabilitätspolitik. Theoretische Grundlagen und institutionelle Alternativen, 8e édition, 2008. 925 Wilfried Guth et Manfred Lahnstein, p. 55. 926 Ibid., p. 56. 927 Ibid., p. 58. 928 Ibid. 929 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Minutes of the 10th Meeting of the Board of Directors held on March 15th, 1990 in Madrid ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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l’intégration européenne. Elle requiert des pas audacieux en direction de l’Union monétaire de l’Europe et l’annonce urgente d’un calendrier de sa réalisation »930.

Les propositions du CUME sur l’accélération de l’UEM trouvèrent un écho particuliè-rement favorable en France, en la personne du Président de la République. Dans une lettre adressée à Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand souligna en effet que « dans le mes-sage que le chancelier Kohl et [lui]-même, [ont] fait parvenir au Conseil européen, [ils insis-tent] sur le déroulement parallèle des travaux sur l’Union économique et monétaire et sur l’Union politique »931. En développant les aspects techniques de l’accélération de l’unification monétaire, notamment en déterminant le rôle de chacun des acteurs de l’économie, et en ren-contrant les protagonistes politiques en Europe, soutenus et relayés par l’AUME auprès des cercles économiques, il semble en effet que le CUME ait favorisé la relance du processus par la France et la RFA.

930 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Association calls for the acceleration of the economic et monetary union of Europe ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union moné-taire de l’Europe. 931 Le Président de la République, Paris, 15.05.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives du Président de la République, François Mitterrand.

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2. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dans les négociations de Maastricht : accélérer l’union monétaire pour éviter la crise de l’Europe

Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, l’Europe se trouvait, dans les années 1990, à un tournant son Histoire. Avec l’unité allemande, la suprématie du mark pro-mettait d’induire d’importants déséquilibres entre les membres de la Communauté. Dès lors, le fil directeur du CUME – et sa raison d’être - fut la réussite du traité de Maastricht, qui allait instaurer définitivement une union monétaire en Europe. Avec l’ouverture de la conférence intergouvernementale sur l’UEM, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt s’attacha à défendre son projet initial, qui ne faisait pas encore l’unanimité, la création d’une banque centrale eu-ropéenne. Le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt s’efforça de démontrer que l’indépendance de cette nouvelle institution, selon les vœux allemands, devait impérativement être assortie d’une gouvernance économique parallèle, pour respecter la tradition française. Avec l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, les membres du CUME insistèrent également sur la nécessité d’une monnaie unique, qui sous-tendrait le Marché unique. La si-tuation était inédite : avec le traité de Maastricht, François Mitterrand et Helmut Kohl s’apprêtaient à mener à son terme un projet initié sous l’égide de leurs prédécesseurs. C’est pourquoi, durant la période de négociations du traité, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt intensifia son action, dans le but de contribuer à l’aboutissement de l’œuvre européenne de leur vie.

2.1. La « dimension politique » de l’Union économique et monétaire de l’Europe. Les

propositions du CUME pour un traité supranational

Les 14 et 15 décembre 1990, au Conseil européen de Rome, s’ouvrit officiellement la conférence intergouvernementale sur l’union économique et monétaire de l’Europe, un moyen pour les uns de s’opposer aux délégations de compétences, une opportunité pour les autres, dont le CUME, de réduire les délais de passage à la monnaie unique. La convocation simulta-née d’une conférence intergouvernementale sur l’union politique avait pour objet la réflexion sur les réformes institutionnelles, dans laquelle le CUME entendait jouer un rôle de premier plan :

Le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, en publiant aujourd’hui un ensemble de documents re-latifs à « l’Union économique et monétaire : la dimension politique », apporte une contribution nouvelle à cette réflexion collective. Il entend ainsi affirmer sa place au cœur d’un débat qui ne viendra à son terme que, lorsque l’ensemble des citoyens européens utilisera, dans l’ensemble de ses opérations et dans l’ensemble de l’espace européen, une monnaie unique, symbole de l’unité interne et externe de la Communauté932.

Comment intégrer la monnaie unique dans la politique générale de l’Union européenne et répartir les compétences entre ses différentes institutions, en parallèle de la création de la BCE, étaient donc au centre de ses préoccupations. Depuis sa création en 1986, le CUME avait observé dans ses publications une attitude réservée sur les aspects politiques de la cons-truction européenne. L’approche institutionnelle, longue et laborieuse, n’avait à l’origine pas été privilégiée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui pensaient que les aména- 932 Valéry GISCARD D’ESTAING ; Helmut SCHMIDT, « Avant-propos », in : CUME, dimension politique, p. 7.

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gements monétaires pouvaient être réalisés par voie de déclarations solennelles et de direc-tives. Or, avec la perspective de traité, le débat relevait davantage de la sphère publique et politique que de la confrontation d’arguments entre experts et techniciens. Dans une nouvelle parution ad hoc, L’union économique et monétaire. La dimension politique, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt réitérèrent ensemble leur argument récurrent de la relance de la politique monétaire : « une volonté politique plus forte »933, qui se heurtait alors toujours à la problématique de la souveraineté nationale. L’AUME, s’associant au CUME, publia un com-muniqué, affirmant que la monnaie unique « entraînera de l’investissement et de la crois-sance », « réduira les écarts de taux d’intérêt », « contribuera à harmoniser l’environnement économique », et que « les coûts de transactions disparaîtront »934. Alors que l’AUME releva les conséquences économiques attendues de l’union monétaire, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’accordaient à penser que la délégation de compétences monétaires à l’Union européenne devait nécessairement s’accompagner de l’extension des pouvoirs des institutions préexistantes :

L’Union économique et monétaire de l’Europe […] a aussi une signification politique évidente. Il faut maintenant définir avec clarté les compétences respectives de la Commission, du Conseil, du Parlement européen, des Parlements nationaux dans ce processus et y insérer la nouvelle institution monétaire in-dépendante et les banques centrales nationales devenant également autonomes. Il faut affirmer la place de l’Europe monétaire dans le monde935.

Pourquoi alors préconiser l’extension des pouvoirs politiques en Europe alors que la Banque centrale européenne allait disposer, de manière indépendante, du pouvoir monétaire en Eu-rope ? En réalité, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt anticipaient la mise en circula-tion d’une monnaie européenne unique. Une fois la politique monétaire déléguée à l’Europe, elle ne pourrait en effet plus faire partie intégrante des politiques économiques des États membres. Les institutions européennes avaient donc, de leur point de vue, vocation à favoriser la convergence des économies nationales dont le niveau de rigueur ou encore de prospérité pouvait avoir des conséquences sur la monnaie européenne, et corollairement sur son rayon-nement sur la scène internationale. Ainsi, dans L’Union économique et monétaire. La dimen-sion politique, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt apporta sa contribution à la réflexion sur la place des États et des institutions européennes dans la mise en œuvre de l’union écono-mique et monétaire.

2.1.1. Les travaux du CUME de 1991 à l’origine des statuts du système européen des banques centrales ? Analyse comparative de la proposition du CUME et des statuts finaux.

Conscient que son approche de la BCE, qui donnait un « plus grand pouvoir au direc-toire qu’au comité des gouverneurs des banques centrales nationales »936 était sans issue, car elle se heurtait au veto des souverainistes – en particulier dans les rangs des gouverneurs des banques centrales –, le CUME élabora les lignes directrices du Système européen des banques

933 Ibid., p. 5. 934 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Press release », 06.12.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 935 CUME, dimension politique, p. 6. 936 PELLEGRINI, « Paul Mentré ».

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centrales. À propos de l’analyse de Renaud de la Genière élaborée au nom du CUME, la ré-daction de L’union économique et monétaire. La dimension politique précise : « Ce texte, le dernier rédigé par Renaud de la Genière, décédé le 16 octobre 1990, a été établi avant que soit définitivement connu le projet de statuts du système européen de banques centrales937 préparé par le Comité des gouverneurs »938. Cette observation incite naturellement à la comparaison entre les propositions de Renaud de la Genière – porte-parole de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt – et le projet du Comité des gouverneurs, repris dans le texte du traité de Maastricht, pour mettre en relief les points communs et les divergences entre les deux tra-vaux.

Dans l’article 105 définissant le SEBC, le traité de Maastricht fixa « la stabilité des prix » comme « objectif principal du SEBC »939. De même, Renaud de la Genière conférait au SEBC la mission d’« assurer la stabilité générale des prix dans l’Union »940 dans l’intérêt de l’« optimum économique » 941. En d’autres termes, Renaud de la Genière préconisa la re-cherche de l’équilibre général entre l’offre et la demande, ainsi défini : « le taux d’expansion de la masse monétaire, qui correspond à l’inflation minimale, est celui qui se rapproche (se confond) avec le taux d’expansion de la production en volume. C’est celui qui doit être retenu par la politique monétaire commune »942. La politique monétaire commune devait donc repo-ser sur le postulat suivant : si la production augmente de manière strictement parallèle à la demande, aucune incidence sur les prix n’en résultera. En revanche, un déséquilibre de l’un sur l’autre entraînerait l’inflation ou la désinflation. En cela, l’article 2 du traité de Maastricht, qui définit la « croissance durable et non inflationniste »943 comme mission principale de l’UEM, rejoint l’analyse de Renaud de la Genière. Les théories monétaristes postkeyné-siennes, en particulier celles de Milton Friedmann, reposent sur la corrélation entre stabilité des prix, et croissance et emploi. En ce qui concerne la personnalité juridique de la SEBC, Renaud de la Genière confirma la notion inaliénable de son indépendance, comme le CUME l’avait déjà affirmé dans son Pro-gramme pour l’action, en 1988. Le traité de Maastricht entérina effectivement cette proposi-tion :

Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été con-férés par le présent traité et les statuts du SEBC, ni la BCE, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes communautaires, des gouvernements des États membres ou de tout autre orga-nisme. Les institutions et organes communautaires s’engagent à respecter ce principe et à ne pas cher-

937 Depuis la décision du Conseil du 12 mars 1990, le Comité des gouverneurs des banques centrales des États membres de la Communauté jouait un rôle de liaison entre les autorités nationales et européennes. En effet, sa mission consistait à analyser les politiques monétaires des États membres et à émettre des propositions pour une plus grande convergence dans l’intérêt de la stabilité des prix. Il s’agissait en effet de préparer la troisième phase de l’UEM. (90/141/CEE : Décision du Conseil, du 12 mars 1990, relative à la réalisation d’une convergence progressive des politiques et des performances économiques pendant la première étape de l’union économique et monétaire). 938 Renaud DE LA GENIERE, « Le système européen de banques centrales », in : CUME, dimension politique, p. 6. 939 « Traité sur l’Union européenne », Journal officiel, n° C191 du 29 juillet 1992, Article 105. 940 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 13. 941 Ibid. 942 Ibid., p. 15. 943 « Traité sur l’Union européenne », Article 2.

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cher à influencer les membres des organes de décision de la BCE ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions944.

Pour une indépendance totale du SEBC, aussi bien la BCE que les BCN devaient l’être. C’est pourquoi, en 1993, les gouvernements des États membres modifièrent constitutionnellement le statut de leur banque centrale. En d’autres termes, l’ensemble des Européens épousèrent les thèses – défendues en Allemagne – de la dichotomie entre politique économique – ou sphère réelle – et politique monétaire. De même, les recommandations de Renaud de la Genière sur les membres du SEBC sont strictement exactes aux dispositions adoptées par le traité de Maastricht : aussi bien, le nombre des membres du directoire – six en comptant le gouverneur et le président –, que la procédure de leur nomination – par les chefs d’État sur proposition du Conseil européen et après consultation du Parlement européen – ou encore la durée de leur mandat – huit ans – sont similaires945.

Dans la phase transitoire entre la deuxième étape du plan Delors et la mise en œuvre de la monnaie unique, chaque gouvernement disposerait encore de sa devise nationale. Il fut officiellement décidé que l’Institut monétaire européen (IME) assurerait, à partir de 1994 (deuxième phase du plan Delors), le rôle de la SEBC jusqu’à la création de la BCE en 1999 (troisième phase du plan Delors). Comme Renaud de la Genière qui attribuait à cette nouvelle instance le rôle d’« émission de l’Écu, monnaie centrale du Système »946, le traité prévoit, dans des termes très similaires, qu’elle « supervise la préparation technique des billets de banque libellés en Écus »947. Toutefois, les deux camps adoptaient des positions divergentes sur le rôle transitoire de l’ECU. En effet, d’un côté, le CUME, soutenu par l’analyse de Re-naud de la Genière, préconisait la dissolution du panier de douze monnaies au profit d’une grille de parité basée sur l’ajout de l’ECU en tant que treizième monnaie, également unité de compte de cette grille. Il s’agissait de la théorie de la monnaie parallèle transitoire – ou op-tionnelle –, que le CUME proposait depuis ses débuts. Renaud de la Genière retranscrivit cette position : « Le plus probable est donc que se constituera plus ou moins rapidement un marché monétaire en Écus, et un marché des changes où l’Écu sera échangé contre des mon-naies de l’Union (à taux de change fixe) et contre des monnaies tierces (à taux variable) »948. Son objectif était alors d’atteindre progressivement la monnaie unique : « Ainsi conçu, l’Écu, monnaie centrale de l’Union, n’a bien entendu rien à voir avec la ‘monnaie commune, mais non unique’ que préconisent, notamment en Angleterre, les adversaires de l’union monétaire à taux de change fixe »949. Or, le traité soutint que « la composition en monnaies du panier de l’Écu reste inchangée », mais que « dès le début de la troisième phase, la valeur de l’Écu est irrévocablement fixée » 950. Néanmoins, la mission du SEBC d’« assurer la libre convertibilité à taux de change fixe des monnaies de l’Union entre elles »951, selon Renaud de la Genière, se retrouve, dans une

944 « Traité sur l’Union européenne », Article 107. 945 Cf. « Traité sur l’Union européenne », Article 109 A et « Organisation interne de la banque », in : DE LA GE-

NIERE, « banques centrales », p. 20. 946 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 18. 947 « Traité sur l’Union européenne », Article 109 G. 948 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 19. 949 Ibid. 950 « Traité sur l’Union européenne », Article 109 G. 951 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 13.

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moindre mesure, dans les objectifs de l’IME mentionnés dans le traité : « le respect des marges normales de fluctuation prévues par le mécanisme de change du Système monétaire européen pendant deux ans au moins, sans dévaluation de la monnaie par rapport à celle d’un autre État membre »952. Dans la publication du CUME, Renaud de la Genière soutint que l’émission de monnaie des banques centrales devait s’effectuer « sans limitation de quantité et sans condition »953, d’après une « grille de parité qui lie indissolublement entre elles les mon-naies de l’Union »954 comme étape nécessaire à la politique monétaire unique. En d’autres termes, selon lui, aussi longtemps que les monnaies nationales seraient en circulation, les BCN ne devraient plus agir sur le marché des changes dans l’intérêt de la seule politique na-tionale. Dans son analyse, Renaud de la Genière préconisa une relative flexibilité des réglementations, afin qu’elles ne freinent pas les États membres dans leur processus de convergence : « le sys-tème doit pouvoir décliner, à partir de la politique monétaire commune, des versions natio-nales temporairement divergentes en vue non pas d’éviter ou de freiner, mais de faciliter et d’accélérer les ajustements réels nécessaires et de rétablir le plus rapidement possible l’application des normes uniques »955. Dans le traité, cette possibilité est prévue dans l’article 109 K, qui autorise des dérogations temporaires, strictement encadrées, aux États en faisant la demande. La question des relations monétaires entre l’Union européenne et les pays tiers est également précisément abordée par Renaud de la Genière. Ce dernier conférait effectivement au SEBC le rôle de « gérer les relations monétaires extérieures de l’Union »956 et plus particu-lièrement : « Le Système doit assurer l’unité de la politique de change de l’Union vis-à-vis des pays tiers et dans les négociations monétaires internationales : par exemple, la coordina-tion des politiques monétaires avec les États-Unis et le Japon, et la représentation de l’Union au Fonds monétaire international »957. Il assura, certes, qu’une « meilleure coordination des politiques monétaires permettrait de limiter les fluctuations de change, ce qui serait mieux que l’actuel empirisme dominé par l’arbitraire américain » 958, mais que « les fluctuations sont inévitables, et ne doivent pas être évitées, avec les monnaies des pays qui n’adoptent pas une politique monétaire excluant l’inflation »959. En d’autres termes, la crainte de l’inflation im-portée commanderait de laisser en vigueur le système de change flottant, c’est-à-dire une pari-té annexée sur le marché. Le traité n’établit pas de règles précises en ce domaine. En effet, il indique simplement que le Conseil « peut conclure des accords formels portant sur un système de taux de change pour l’Écu, vis-à-vis des monnaies non communautaires »960. Néanmoins, les statuts du SEBC, en annexe du traité, indiquent que ce dernier « agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre »961.

952 « Traité sur l’Union européenne », Article 109 H. 953 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 14. 954 Ibid. 955 Ibid., p. 15. 956 Ibid., p. 13. 957 Ibid., p. 16. 958 Ibidem. 959 Ibidem. 960 « Traité sur l’Union européenne », Article 109. 961 « Traité sur l’Union européenne », Chapitre 1 « Constitution du SEBC », Article 2.

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Sur la question du transfert de compétences nationales à une instance européenne, Renaud de la Genière affirma :

Pour définir le cadre des pouvoirs juridiques de la Banque, on se réfère parfois au principe de ‘subsidia-rité’, signifiant par-là que les banques centrales nationales conservent tous les pouvoirs monétaires à l’exception de ceux expressément conférés à la Banque. Ce n’est évidemment pas le bon concept pour établir la Banque dans son autorité nécessaire. Le principe de subsidiarité peut, certes, être conservé, mais à condition de le retourner : la Banque dispose de tous les pouvoirs monétaires, sauf ceux qu’elle délègue aux banques centrales nationales962.

La BCE, dans le traité comme dans l’étude de Renaud de la Genière, devait en effet fixer les taux d’intérêt directeurs pour toutes les BCN, imposer des réserves non rémunérées aux banques commerciales et, si elle n’assure pas directement la surveillance des BCN, doit être associée à l’élaboration des ratios prudentiels par les commissions bancaires. Les ratios de solvabilité963, de liquidité964 et de transformation965 doivent être en adéquation avec la poli-tique monétaire européenne. Aussi, la polémique autour de l’UEM étant principalement axée sur cette question, le CUME édicta les principes de la distribution de compétences entre la SEBC et la BCN.

Selon le CUME, le rapport Delors ne réglait pas des problématiques majeures, surtout concernant la répartition des pouvoirs dans l’Union européenne : « Comment se prépare-t-on le mieux au plein transfert d’autorité au SEBC dans la phase finale de l’UEM ? D’autres con-cernent les relations entre la nouvelle institution et ses composantes dans la phase finale. Les degrés désirables de centralisation du processus de décision et de mise en œuvre de la poli-tique seront au centre des discussions »966. L’ambiguïté entretenue par les gouvernements per-dura jusque dans le traité, dont l’introduction entérinait évasivement la subsidiarité. Ainsi, les dirigeants affirmèrent être « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises le plus près pos-sible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité »967, sans fournir plus de détails sur les champs d’application de cette notion. Dans ses publications, le CUME et comme nous le verrons, Valéry Giscard d’Estaing au Parlement européen, ont contribué à éclaircir le prin-cipe de subsidiarité dans le SEBC :

La décentralisation et la délégation d’opérations présentent beaucoup d’avantages dans les domaines particuliers où l’expertise nationale est essentielle […] il pourrait être bien utile de réexaminer le risque que le Comité exécutif n’ait pas suffisamment de marge d’action, étant contraint (squeezed), d’une part, par le Conseil qui prend en charge toutes les fonctions majeures de décision et, d’autre part, par les banques centrales nationales participantes, désireuses de conserver le plus grand nombre possible de tâches opérationnelles »968.

Aussi préconisa-t-il que les gouverneurs des banques centrales nationales disposent, certes, d’une « large influence », mais qu’ils restent « en minorité dans le Conseil »969 du SEBC.

962 DE LA GENIERE, « banques centrales », p. 17. 963 Ratio de solvabilité, dit ratio Cooke, puis McDonough, élaborés dans les Accords de Bâle : Capacité de rem-boursement à long terme, sans risque d’incapacité de paiement. 964 Ratio de liquidité : capacité de remboursement de créance à court terme. 965 Ratio de transformation : risque que les actifs de plus d’un an soient remboursés par des ressources à court terme. 966 Niels THYGESEN, « Les relations entre le Système européen de banques centrales et les banques centrales nationales », in : CUME, dimension politique, p. 24. 967 « Traité sur l’Union européenne ». 968 THYGESEN, « Système européen et Banques centrales nationales », p. 27. 969 Ibid., p. 25.

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Rappelons que, dans le traité de Maastricht, les statuts du SEBC prévoient l’instauration du directoire composé du président, du vice-président et de quatre autres membres et du Conseil des gouverneurs, composé des membres du directoire et des gouverneurs des BCN970. Dans cette configuration, les gouverneurs des BCN sont donc en majorité. Mais, comme le soutint Niels Thygesen pour le CUME, le vote à une voix était un moyen efficace de pallier l’émergence de revendications nationales au sein du SEBC :

L’acceptation du principe ‘un homme, une voix’ doit être regardée comme une concession importante par l’Allemagne (et à un moindre degré par les autres grands pays de la Communauté), en échange du mandat clair de rechercher la stabilité des prix et du haut degré d’autonomie […] Ce principe devrait fa-ciliter le développement du Conseil en un corps collégial authentique, alors qu’un vote pondéré aurait renforcé l’idée que les gouverneurs des banques participantes étaient d’abord des représentants d’intérêts nationaux971.

Aussi le CUME se prononça en faveur de régimes d’exception pour les « questions patrimo-niales »972, une préconisation adoptée par les statuts du SEBC : pour toutes les décisions de-vant être prises en vertu des articles 28973, 29974, 30975, 32976, 33977 et 51978, les suffrages des membres du Conseil des gouverneurs sont pondérés conformément à la répartition du capital souscrit à la BCE entre les banques centrales nationales »979. Le CUME souligna également la nécessité d’une étroite collaboration entre banques centrales nationales et BCE :

Moins sont fréquentes les réunions, plus grande devra être la marge de manœuvre laissée au Comité exécutif pour interpréter les directions de la politique et les conditions de leur mise en œuvre. Si, en sens inverse, peu de tâches opérationnelles étaient données au Comité exécutif et qu’il ait à opérer dans la plus large mesure possible à travers les Banques centrales nationales participantes, les risques d’interprétation conflictuelle et de délai s’accroîtraient980.

Le traité prévoit de son côté que « le Conseil des gouverneurs se réunit au moins dix fois par an »981. Il s’agissait surtout, selon le CUME, de ne pas octroyer aux banques centrales natio-nales de rôle dans l’élaboration des lignes directrices de la politique monétaire européenne, mais de les cantonner davantage dans un rôle d’exécutant. Le traité stipula, en effet, que les BCN « agissent conformément aux orientations et aux instructions de la BCE »982. S’il considérait « tout à fait compréhensible […] compte tenu de l’importante mise en com-mun de l’autorité en matière de décision qu’il est demandé aux États membres d’accepter de dire que la mise en œuvre de la politique commune peut être décentralisée ou reléguée aux

970 « Traité sur l’Union européenne », Chapitre 1 « Constitution du SEBC », Article 10 « Le Conseil des gouver-neurs » et Article 11 « Le Directoire ». 971 THYGESEN, « Système européen et Banques centrales nationales », p. 25. 972 Ibid., p. 24. 973 Article 28 : « Capital de la BCE » 974 Article 29 : « Clé de répartition pour la souscription au capital » 975 Article 30 : « Transferts d’avoirs de réserve de change à la BCE » 976 Article 32 : « Répartition du revenu monétaire des banques centrales nationales » 977 Article 33 : « Répartition des bénéfices et pertes nets de la BCE » 978 Article 51 : « Dérogation de l’article 32 » 979 « Traité sur l’Union européenne », Chapitre 1 « Constitution du SEBC », Article 10 « Le Conseil des gouver-neurs ». 980 THYGESEN, « Système européen et Banques centrales nationales », p. 26. 981 « Traité sur l’Union européenne », Chapitre 1 « Constitution du SEBC », Article 10 « Le Conseil des gouver-neurs ». 982 Ibid., Article 14 « Les banques centrales nationales ».

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banques centrales nationales »983, Niels Thygesen souhaitait pourtant réduire le rôle des BCN essentiellement aux « relations hors marché avec les institutions financières »984. Il s’agissait surtout des accords de gré à gré entre institutions financières (banques commerciales, orga-nismes de crédits…) et de l’autofinancement entre BCN. Dans le traité, on peut lire :

Les banques centrales nationales peuvent exercer d’autres fonctions que celles qui sont spécifiées dans les présents statuts, à moins que le Conseil des gouverneurs ne décide, à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés, que ces fonctions interfèrent avec les objectifs et les missions du SEBC. Ces fonc-tions, que les banques centrales nationales exercent sous leur propre responsabilité et à leurs propres risques, ne sont pas considérées comme faisant partie des fonctions du SEBC985.

Mais le traité ne liste pas précisément les attributions des BCN. On comprend simplement que les compétences de la BCN s’arrêtent où commencent celles du SEBC.

Alors que, dans les années 1980, l’intégration de l’Europe dans son environnement in-ternational fut davantage une préoccupation d’Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing porta à son tour le message de l’Interaction Council, à Paris, en avril 1991, à la veille du G7 de Londres au mois de juillet suivant. Tenir ce discours en France, où la transition d’un sys-tème financier reposant sur l’État et le secteur bancaire à une économie orientée sur le marché et émanant de celui-ci, posait d’importantes difficultés idéologiques. Par exemple, la loi du 11 février 1982 sur les nationalisations, qui avait au contraire consacré le rôle de l’État dans la vie économique, était incompatible avec la libéralisation du marché financier. Pourtant, au cours des années 1980, un certain nombre de mesures préparèrent, en France, l’internationalisation de la finance : loi de 1984 sur la banque universelle, abolissant la fron-tière entre banque de dépôt et banque d’affaires, création d’un marché d’options, ou encore création du CAC 40 et du marché à terme international de France986. Le discours de Valéry Giscard d’Estaing sur le rôle des banques centrales dans le marché fi-nancier globalisé reprenait les conclusions d’un groupe de travail d’experts présidé par Paul Mentré987, et avait pour objectif de formuler des recommandations aux dirigeants du G7, et en particulier, dans le cas précis du discours tenu par Valéry Giscard d’Estaing à Paris, aux res-ponsables politiques européens. En effet, avec l’entrée en vigueur de la libération des mou-vements des capitaux en Europe, qui intervenait progressivement dans les pays de l’OCDE, de même que la réduction des tarifs douaniers, l’internationalisation des échanges promettait d’être accentuée. Pour l’Europe, l’enjeu de cette mutation résidait dans l’entrée de capitaux étrangers, pour financer l’économie et réduire aussi le financement monétaire du déficit bud-gétaire. Pour Valéry Giscard d’Estaing, la globalisation du marché financier avait donc un certain nombre d’avantages, notamment « des bénéfices en termes d’accès, de coûts de tran-saction et d’efficacité des affectations basées sur le marché »988. Par l’intermédiaire de la mondialisation de la finance – les transactions monétaires et de capitaux –, la sphère réelle de

983 THYGESEN, « Système européen et Banques centrales nationales », p. 26. 984 Ibid., p. 27. 985 « Traité sur l’Union européenne », Chapitre 1 « Constitution du SEBC », Article 14 « Les banques centrales nationales ». 986 Cf. Célia FIRMIN, Financiarisation, répartition des revenus et croissance en France, APARIS, 2008. 987 Cf. Interaction Council ; Paul MENTRE, « High-level Expert Group on the role of central banks in globalized financial markets. The ESCB in its world context », 19-20.04.1991. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011677. 988 Traduction par l’auteur de Interaction Council ; Valéry GISCARD D’ESTAING, « The role of central banks in globalized financial markets », Paris, 19-20.04.1991. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011677.

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l’économie européenne – production et consommation des biens et des services – pouvait donc se développer à l’échelle internationale. Dans son ouvrage Globalisierung989 – traduc-tion allemande de l’anglo-saxon « globalization » que les Français appellent mondialisation – Helmut Schmidt explicite le défi que représente cette question pour l’Europe et l’Allemagne : un « énorme saut quantitatif et en même temps un énorme saut qualitatif »990 des échanges. Ces avantages allaient cependant de pair avec l’interdépendance croissante des économies. Par conséquent, au nom de l’Interaction Council, Valéry Giscard d’Estaing alerta sur les dan-gers de l’intégration financière internationale : « l’interconnexion grandissante des marchés pourrait mener à une prolifération des crises »991. Au cours des travaux sur l’UEM, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient vivement reproché aux dirigeants européens de ne pas avoir assez réfléchi à l’intégration de l’Europe dans le système monétaire et financier international. En effet, la coopération de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, quand ils étaient au pouvoir, comme après 1981/82, était sous-tendue par la conscience que, dans le contexte de la globalisation et de la dérégulation du système monétaire international, les États européens n’étaient plus en mesure d’absorber les chocs extérieurs. L’union monétaire de l’Europe, si elle devait certes faciliter les échanges intra-européens et l’expansion commer-ciale, avait surtout, à leurs yeux, des motivations de politique extérieure. En effet, depuis les années 1980, les États-Unis s’étaient repliés sur une politique strictement monétariste, et plus précisément sur le suivi des agrégats monétaires, sans se préoccuper des conséquences sur l’économie réelle américaine, et a fortiori européenne. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient conscience que les tentatives d’inflexion de la politique américaine à l’occasion des sommets économiques – que l’ancien Chancelier qualifiait de rencontres da-vantage « médiatiques » que politiques – étaient utopiques, et resteraient vaines aussi long-temps que l’Europe ne parlerait pas d’une seule voix. Dans le contexte de la mondialisation, l’ancien Chancelier exprima vivement ses préoccupa-tions concernant le manque de poids politique de l’Europe, et les conséquences que l’absence de décisions fermes dans les rencontres internationales pouvait entraîner :

Du point de vue de la santé des marchés financiers ou globalisés, il conviendrait que les responsables se réunissent et coopèrent pour examiner un peu ces marchés. C’est là un besoin urgent sans lequel ne pourra être évitée la prochaine crise de l’endettement ou la prochaine crise financière. Nous parlons de la crise financière de l’Amérique du Nord. Il semble que le taux d’inflation américain se soit engagé dans une spirale qui bientôt va concerner l’Europe. Personne n’a la moindre idée de ce qui va en résul-ter car à l’heure actuelle car il n’y a pas de coopération ; de temps en temps, il y a une réunion dans un hôtel, au Plaza, au Louvre, je ne sais où, cela permet de tenir le coup pendant une vingtaine de mois, l’accord évidemment n’est pas écrit, il n’y a pas de traité, mais de toute façon cela ne fonctionne pas très longtemps. À la suite de quoi survient un changement de gouvernement ou un changement de mi-nistre des Finances, et tout est à refaire. Une chose me préoccupe énormément beaucoup plus au-jourd’hui d’ailleurs qu’il y a quelques années : le fait que les marchés financiers internationaux échap-pent à tout contrôle. Il y a dix ans ou même trois ans de cela, la raison d’être du système monétaire eu-ropéen était d’encourager le progrès de la Communauté européenne. C’est du reste toujours une motiva-tion pour moi, mais j’en ai une seconde depuis : s’il n’existe pas de système monétaire européen ni de

989 Le texte publié est le résultat de la contribution d’Helmut Schmidt à un cycle de séminaires de l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf intitulé « La mondialisation, ses causes et ses effets, et ses conséquences inévi-tables pour l’Europe » tenu de décembre 1997 à janvier 1998. 990 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, Globalisierung. Politische, ökonomische und kulturelle He-rausforderungen, 2e édition, Goldmann, Munich, 2006, p. 15. 991 Traduction par l’auteur de GISCARD D’ESTAING, « globalized financial markets ».

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banque centrale en Europe occidentale, nous risquons d’aller droit à des ennuis avec une nouvelle crise monétaire ou financière992.

Les travaux de l’Interaction Council, présentés par Valéry Giscard d’Estaing, abouti-rent à un plan en dix points pour « la transparence, la stabilité et l’efficacité du marché finan-cier »993, supervisé par les banques centrales. Le premier point consistait dans l’indépendance des banques centrales, comme l’avaient dé-fendu Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt dans le Programme pour l’action. D’une part, parce que l’indépendance était, selon les économistes, le gage de la crédibilité et de la stabilité. D’autre part, parce que la coopération entre banques centrales était d’abord plus pro-bable que celle entre gouvernements. Ils imaginèrent, alors, dans le contexte de la dérègle-mentation du système financier, une plus grande coordination des politiques monétaires selon un modèle triangulaire – États-Unis, Europe, Japon – avec l’assignation de la stabilité des prix comme objectif commun. En d’autres termes, ils recommandaient que, dès la première phase de l’UEM, les banques centrales européennes collaborent et élaborent une politique monétaire extérieure commune. Le discours des anciens dirigeants de l’Interaction Council s’adressait donc en particulier aux États membres du SEBC, qui hésitaient encore à mettre en œuvre l’indépendance de leur banque centrale nationale. Cette disposition supposant une décision politique, Valéry Giscard d’Estaing soutint que la stabilité des prix assurée par une banque centrale indépendante était favorable à l’emploi, si elle était assortie de mesures fiscales et sociales appropriées. Pour les anciens dirigeants de l’Interaction Council, la seule politique monétaire des banques centrales n’était pas suffisante. En effet, le deuxième point de leur programme, consistant à « adapter les politiques monétaires au nouvel environnement finan-cier »994, revenait à réduire le nombre de monnaies en circulation. Car, selon leur analyse, la recherche d’un juste équilibre entre dérèglementation financière et régulation monétaire sup-posait l’utilisation d’une « monnaie d’ancrage » à condition qu’elle soit « suffisamment stable »995. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se devaient de convaincre les Européens de la nécessité d’une monnaie commune, permettant des interven-tions plus réduites sur le marché des changes. Troisièmement, le rapport présenté par Valéry Giscard d’Estaing faisait justement de la mon-naie européenne une nécessité pour l’équilibre monétaire international, à commencer par la faire entrer dans la composition du panier des droits de tirage spéciaux, qui détermine notam-ment le cours des monnaies. Or, la hiérarchie des DTS étant calculée en fonction du taux d’utilisation d’une monnaie, l’ancien Président de la République et l’ancien Chancelier prônè-rent l’extension de l’usage de l’ECU sur les marchés financiers internationaux. Ils appelèrent alors les dirigeants européens à mener des politiques budgétaires stables, sachant qu’il s’agissait d’une condition essentielle pour le maintien des monnaies dans les droits de tirage spéciaux. À la Commission européenne, on souligna également le « rôle de l’écu dans la

992 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 25 avril 1989, (Paris, Assem-blée nationale) ». In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 993 GISCARD D’ESTAING, « globalized financial markets ». 994 Ibidem. 995 Ibid.

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phase de transition vers l’UEM »996, dont les modalités n’étaient pas très éloignées de la stra-tégie de monnaie parallèle – ou optionnelle – défendue par le CUME : « les monnaies natio-nales ont la vie dure ! En amenant les agents économiques des différents États membres à utiliser davantage l’écu, on les familiariserait avec la future monnaie unique européenne. En plus, cela leur permettrait de bénéficier des avantages d’une monnaie qui, en attendant d’être unique, leur serait commune »997. Dans ce contexte, la Commission retint la proposition de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt consistant à libeller les opérations financières en ECU. Réciproquement, il était également question de la protection des économies locales de la fi-nance internationale, décrite dans les points quatre, cinq, six et sept du programme de l’Interaction Council. Il s’agissait, tout d’abord, de la « rationalisation de la régulation et de la supervision bancaires »998, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un seul organe de régulation par pays, et une supervision assurée par une institution indépendante, afin de leur donner une « plus grande crédibilité sur le marché international des capitaux »999. Conserver les institu-tions nationales – c’est-à-dire ne pas déléguer cette compétence à l’Europe – visait également à la surveillance locale d’organismes financiers (banques, assurances, organismes de crédit...), qui, dans le contexte de la globalisation, étaient appelés à se développer à l’échelle internatio-nale. Leur surveillance était d’autant plus importante que, en Europe, le modèle de la banque universelle, mêlant les activités de marché et de dépôt, augmentait les risques de crise écono-mique en cas d’investissements à risque, d’emprunts toxiques ou encore de bulle spéculative. Le rapport présenté par Valéry Giscard d’Estaing formulait également une liste de mesures de régulation de la finance internationale : transparence (accessibilité totale à l’information), neutralité (quelle que soit l’origine du donneur de l’investisseur), inclusivité (non-discrimination), indépendance des organismes de régulation, reconnaissance mutuelle, stan-dards harmonisés. Le programme donna également des pistes pour « éviter des risques systé-miques »1000 : les banques centrales comme prêteurs en dernier ressort. Valéry Giscard d’Estaing exprima son souhait que le monde de la finance ne s’inscrive pas en rupture avec l’économie réelle, c’est-à-dire que le premier se développe au strict service du second. Dans Globalisierung, Helmut Schmidt s’attacha justement à avertir ses contemporains des dangers de ce qu’il appelle la « mondialisation du spéculationnisme »1001 :

Il n’y a jamais eu de spéculation de cette ampleur auparavant. Et, presque en même temps, avec ce commerce en grande partie spéculatif de ce qu’on appelle les financial derivatives1002, s’est développée une activité basée sur la spéculation au sein des marchés real estate pour les terrains et les immeubles, tout comme sur le marché des actions. Cela est parti des USA et s’est ensuite étendu au Japon et à d’autres États, et même à l’Allemagne, au milieu des années 1980. Simultanément, la tendance à des fu-

996 Commission des Communautés européennes ; Direction générale des affaires économiques et financières ; André LOUW, « Rôle de l’écu dans la phase de transition vers l’UEM », 09.07.1991, Bruxelles. Url : http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/documentation/chapter13/19910709roledelecuphasedetransition.pdf. Consulté le 18.08.2012. 997 Idem. 998 GISCARD D’ESTAING, « globalized financial markets ». 999 Idem. 1000 Idem. 1001 SCHMIDT, Globalisierung, p. 29. 1002 Dans les produits financiers dérivés, on retrouve par exemple les transactions à terme de gré à gré (fowards), les marchés à terme organisés (futures), les swaps, les dérivés de crédit ou encore les contrats sur la différence (CFD).

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sions grandioses, [...] qui a également émergé en Amérique, s’est étendue à tous les groupes industriels, à toutes les banques1003.

Helmut Schmidt était particulièrement sensible à ce marché financier incontrôlé, car, à cette époque, ses premiers effets pervers se firent ressentir en Allemagne : la firme Metallge-sellschaft engendra en effet des pertes de 250 millions de dollars à cause d’opérations sur le marché à terme des produits pétroliers, ce qui provoqua un débat entre experts pour savoir s’il s’agissait de spéculation ou d’une stratégie de couverture1004. Pour se développer sur le mar-ché pétrolier physique international, la firme lança de massifs contrats financiers firm-mix et firm-flexible – des sortes de vente à découvert de produits sans être en capacité de raffiner la totalité des quantités commandées. Le succès de ces contrats résidait dans la pratique de tarifs fixes sur du long terme (jusqu’à dix ans) – exposant la firme aux risques de la volatilité des prix du pétrole – la possibilité offerte aux clients de choisir les quantités et les dates de livrai-son, ou de se dédire en cas de baisses accusées du prix du pétrole en dessous des prix fixes.

2.1.2. Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt et la théorie de l’Europe économique et monétaire fédérale selon le principe de subsidiarité.

Depuis sa fondation, et en raison de ses motivations intrinsèques, le CUME s’est atta-ché à élaborer les phases techniques sur la voie de la politique monétaire européenne. Avec une nouvelle publication, L’union économique et monétaire. La dimension politique, le CUME entendait participer au débat sur les deux conférences intergouvernementales, l’une sur l’Union économique et monétaire, l’autre sur l’Union politique. De leur point de vue, il convenait de ne pas trop lier les deux conférences, car, comme le soulignèrent Gaston Thorn et Valéry Giscard d’Estaing, « en l’absence de perspectives claires de progrès institutionnels dans la deuxième conférence, [une approche globalisante] risquerait de freiner l’ensemble du processus d’union économique et monétaire »1005. Au plan institutionnel, la deuxième phase de l’UEM, et plus particulièrement la création de l’IME allait de pair avec la réduction des pouvoirs de la Commission européenne. Pour autant, on ne prévoyait pas réellement de contre-pouvoir politique, et plus particulièrement démocra-tique à la fédéralisation de l’union monétaire. En effet, si la Commission européenne était, dans l’opinion publique, souvent associée à une eurocratie bruxelloise en rupture avec les citoyens, le CUME se demanda si l’union monétaire, et la création d’une banque centrale eu-ropéenne indépendante, ne devait pas précisément être assortie de l’extension des pouvoirs des institutions européennes. En effet, si le traité de Maastricht se voulait l’aboutissement de l’Union économique et monétaire, seul le volet monétaire, à travers la monnaie et la BCE, faisait l’objet d’une véritable politique commune. Concernant les questions économiques, les États restaient en réalité souverains, malgré les critères de convergence réclamés par

1003 SCHMIDT, Globalisierung, p. 29. 1004 Cf. l’article de Delphine LAUTIER, « Les opérations de Metallgesellschaft sur les marchés à terme de produits pétroliers : spéculation ou couverture ? », in : Finance Contrôle Stratégie, Volume 1, N° 3, septembre 1998, p. 107-129. 1005 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 7 décembre 1990, Rome, Banca d’Italia, Janvier 1991. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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l’Allemagne. Ainsi, à travers le traité de Maastricht, émergeait un dualisme de forme, entre union monétaire fédérale et coopération économique confédérale. Face à l’image d’institutions technocrates et exclusivement administratives, le CUME confé-rait à la Commission et aux conseils européens une vocation davantage politique. Dès lors, la conception européenne de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt prit, au sein des réflexions du CUME, un tournant fédéraliste. Ils imaginèrent un système fédéral sui generis, avec un Conseil des ministres européens « compétent pour décider et légiférer en lieu et place des États membres » et une Commission « garante de l’intérêt communautaire » 1006. Aussi s’inscrivirent-ils en rupture avec la dominance intergouvernementale du Conseil :

Il n’y a dans les faits plus de Conseil communautaire où s’effectue une synthèse et où, comme cela se produit au sein d’un gouvernement, des arbitrages entre projets et politiques spécifiques sont décidés. Cette lacune est grave, car les arbitrages se font d’une manière technique au sein du Conseil budgétaire qui rejette, en principe, tout projet nouveau qui conduirait à dépasser l’enveloppe retenue. Il n’y a pas d’arbitrage sur la base d’un choix politique par référence à une stratégie définie intégrant tous les élé-ments pertinents1007.

Cette forme de collaboration se justifiait dans le contexte communautaire. Or, l’Union euro-péenne signifiait bien l’émergence de politiques uniques pour toute l’Europe. En corrélation avec l’UEM, le CUME se prononça donc en faveur d’une politique économique et monétaire pas simplement coordonnée, mais unique. Le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt alerta également les dirigeants européens sur la perte en crédibilité du Conseil des chefs d’État et de gouvernement : « Est-il véritablement possible de conduire une politique lorsque la législature ne dure que six mois et quand le droit d’initiative, tant en termes réels que juridiques, appartient à une autre institution ? »1008. Le CUME souleva ici la problématique d’une Europe élargie, de laquelle n’émergeait pas réelle-ment de leadership, comme le soulignaient de manière récurrente Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. En effet, quand ils étaient au pouvoir, la configuration de l’Europe des Neuf permettait encore aux présidents de l’Assemblée de donner des orientations politiques à leur mandat. Pour donner une impulsion politique à la Commission et au Conseil européen, le CUME suggéra, par l’intermédiaire du fédéraliste Étienne Davignon, une extension des pou-voirs des organes européens :

Pour ma part, je pense qu’il est indispensable de confier une responsabilité réelle au Conseil Européen dans le domaine de la définition des axes stratégiques de la Communauté. La Commission devrait y jouer un rôle essentiel mais non exclusif. Il n’est pas anormal de reconnaître une prééminence aux États membres dans les domaines qui n’ont pas encore fait l’objet d’un transfert de souveraineté, mais qui re-quièrent néanmoins une structure de pouvoir réel au niveau européen1009.

Selon le comité Giscard d’Estaing-Schmidt, l’union devait donc prévoir le transfert des com-pétences des États ayant trait aux affaires économiques européennes :

La perspective de l’Union économique et monétaire et des transferts de souveraineté qui lui sont asso-ciés, s’agissant d’une des compétences les plus régaliennes des États, a donné à ce débat une portée nouvelle. Peut-on battre une monnaie sans l’existence d’un gouvernement légitime et démocratique ? Peut-on prendre le risque de l’édification d’un pouvoir monétaire supranational et autonome, compte te-nu de l’importance de la politique monétaire dans la régulation de la croissance interne et externe ?

1006 Ibid., p. 31. 1007 Ibid., p. 33. 1008 Ibid., p. 34. 1009 Ibid., p. 39.

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Peut-on rester dans l’ambiguïté institutionnelle, en faisant un choix très clair dans le domaine écono-mique ?1010

Dans la perspective d’une gestion supranationale des affaires économiques et moné-taires, le CUME proposa d’associer les parlementaires européens, dénonçant alors le « déficit démocratique des institutions communautaires » subsistant, car « l’Acte unique n’a guère tranché cette question »1011. Dans son commentaire de l’Acte unique, Jean de Ruyt signale que, certes, « le renforcement des pouvoirs du Parlement », notamment de « contrôle sur la Commission », a fait l’objet de réflexions, mais que « certains firent valoir que toute évolution un peu substantielle en la matière aboutirait rapidement à faire de la Commission l’expression d’une majorité du Parlement, ce qui aurait modifié le système institutionnel et on y renon-ça »1012. Le CUME se prononça, au contraire, en faveur d’une nette extension des pouvoirs du Parlement européen, à la mesure de la délégation de compétences nationales à l’Union euro-péenne, comme Gaston Thorn l’avait théorisé quand il était président de la Commission des Communautés européennes :

[…] il faut, je le crois sincèrement, retrouver l’orthodoxie institutionnelle, restaurer la capacité de déci-der à temps qui fait tant défaut à la Communauté, rétablir l’efficacité d’un mécanisme décisionnel trop longtemps dénaturé par la pratique de l’unanimité. Il faut donner au Parlement européen, élu au suffrage universel, la place que lui confère sa légitimité. Il doit jouer un rôle beaucoup plus important dans la dé-finition des politiques européennes. Il doit demain partager pleinement avec le Conseil le pouvoir légi-slatif et le pouvoir budgétaire1013.

Valéry Giscard d’Estaing défendit alors l’idée du congrès des parlementaires, réunissant les parlements européens et nationaux. En effet, d’un côté, les parlements nationaux s’inquiétaient des conséquences pour la démocratie du transfert de compétences au Parlement européen, alors que, d’un autre côté, le Parlement européen souhaitait asseoir sa légitimité par une association plus poussée avec les parlements nationaux. Avant l’élection du Parlement européen au suffrage universel, les membres de l’Assemblée européenne étaient désignés par les parlementaires nationaux1014. Suite aux revendications des parlements nationaux, les rap-ports Martin, Colombo, Giscard d’Estaing et Duverger soulignèrent la « double légitimité » et la complémentarité du Parlement européen et des parlements nationaux1015. Le député euro-péen Giscard d’Estaing comptait également parmi les défenseurs de la création d’un sénat des Douze « sur le modèle du Bundesrat allemand dont les membres sont désignés par les gou-vernements des Länder »1016.

Au début des années 1990, il se dégageait donc des prises de position du CUME une vision de plus en plus fédérale de l’Europe. Sous l’impulsion de l’Union économique et mo-nétaire à venir, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt voyait l’opportunité de mettre en œuvre une véritable Union politique. Il se dessinait, dans cette nouvelle publication, la volonté de

1010 Christian PIERRET et Gaston THORN, « Le rôle du Parlement Européen et des Parlements nationaux », in : CUME, dimension politique, p. 43. 1011 Ibid. 1012 Jean DE RUYT, L’Acte unique européen, Université de Bruxelles, 1996, p. 121. 1013 Gaston THORN, « Conférence du président de la Commission des Communautés européennes », Club diplo-matique de Genève, 23.02.1984. Url : http://aei.pitt.edu/12535/1/12535.pdf. Consulté le 18.08.2012. 1014 Cf. Traité de Rome 1015 Assemblée nationale, « Débat sur une déclaration du Gouvernement sur l’Europe », Journal officiel de la République française, n° 436 (89-90), 27 juin 1990, p. 2182. 1016 Cf. Thierry BREHIER, « Deux Chambres pour l’Europe. Des parlementaires européens envisagent la création d’un Sénat des Douze », Le Monde, 12.07.1990.

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voir instaurer un véritable gouvernement européen, non pas exclusivement supranational, mais dans le respect des identités européennes. Plus précisément, il s’agirait d’un système démocratique, dont les institutions auraient un véritable pouvoir, et dans lequel les États euro-péens disposeraient d’une relative autonomie.

2.1.3. Introduire la monnaie unique dans le traité de Maastricht : un plaidoyer concerté du Comité et de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe

Alors que les décideurs européens menaient des études sur les modalités du traité de Maastricht, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt engagèrent leur Comité aux côtés de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe lors d’un colloque, en collaboration avec Ernst & Young et Le Nouvel Économiste, intitulé « Une monnaie unique pour les entreprises européennes », en novembre 1990. L’objection de cette manifestation était de démontrer aux hommes politiques que les agents économiques étaient majoritairement en faveur de la mon-naie unique et qu’il convenait de l’inscrire solennellement aux textes officiels. Ce colloque faisait suite à un séminaire tenu, à l’initiative du gouvernement français, au mi-nistère des Finances, en juin de la même année, entre experts et hommes politiques français. Une note établie par Paul Mentré souligne que, alors que les partis politiques français se divi-saient encore sur les modalités de l’UEM, Valéry Giscard d’Estaing y a défendu les argu-ments des acteurs de la vie économique, présentés dans « les travaux et les conclusions du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe et les efforts associés de l’AUME »1017. À ce stade, donc, le ministère des Finances et la Banque de France « attachaient une grande impor-tance au "principe de subsidiarité", dans le sens de compétences à ne pas déléguer à la Banque centrale européenne si la Banque nationale peut les exercer elles-mêmes » 1018. Il est à noter que la nationalisation de la Banque de France est symbolique pour les socialistes, car elle date de 1936, quand la gauche était au pouvoir. De même, le RPR de Jacques Chirac campait sur sa conception de l’Europe des États-nations, une approche intergouvernementale de la poli-tique monétaire européenne, tandis que l’UDF présidé par Valéry Giscard d’Estaing semblait être le seul parti à défendre l’autonomie de la BCE. Toutefois, Paul Mentré considérait que l’alliance UDF-RPR voulue par l’ancien Président de la République serait de nature à faciliter un consensus de la droite française sur cette question.

« Quelle probabilité pour l’instauration d’une monnaie unique européenne avant 1995 ? », « quels avantages concrets retirer de l’utilisation de l’Écu : réduction des frais fi-nanciers, économie de personnel, gain de parts de marché... ? », « quelle aide attendre des banques ? »1019 étaient autant de problématiques qui sous-tendaient le colloque. Aux aspects économiques – « les entreprises ont-elles besoin d’une monnaie unique ? » – développés par exemple par Roberto Michetti, directeur général de Montedison, par Louis Schweitzer, repré-sentant du groupe Renault, ou encore par Bertrand de Maigret, délégué général de l’AUME, étaient associées des considérations politiques – « faut-il une Europe à deux vitesses ? » –

1017 Crédit National, « Background note on the french position of monetary union », 16.08.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1018 Idem. 1019 Ernst & Young, « Une monnaie unique pour les entreprises européennes ? Informations générales », 27.11.1990. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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prises en charge par des délégations de la Banque de France, de la Bundesbank et de la Com-mission européenne. Ce ne fut pas un hasard si ce colloque s’organisa en présence d’Élisabeth Guigou, ministre française en charge des Affaires européennes, également présidente du groupe à haut niveau sur l’Union économique et monétaire, qui devait formuler des recommandations sur le traité de Maastricht. Or, à cette époque, les délibérations du groupe montrent qu’un nombre consé-quent de questions majeures se posaient encore. Sur l’Union économique, d’abord, on se de-mandait par exemple « si, pour réaliser l’Union économique et monétaire, des actions com-plémentaires dans le domaine économique sont nécessaires au-delà de ce que permet le traité actuel et, dans l’affirmative, quelle modification en résulterait dans l’équilibre des compé-tences entre la Communauté et les États membres ? »1020. Ce questionnement ambigu concer-nait en réalité la gouvernance économique européenne, ainsi que l’harmonisation des poli-tiques de concurrence, la convergence sociale et fiscale, ou encore la cohésion économique et sociale. Ensuite, la deuxième problématique relevait du domaine macro-économique, les membres du groupe Guigou se posaient principalement la question du degré et des modalités de coordination des politiques budgétaires. Enfin, concernant plus directement l’union moné-taire, le SEBC conduisit aux interrogations suivantes : « devrait-il y avoir l’interdiction de financer les déficits publics ? », « comment s’articuleraient les compétences respectives de l’institution centrale et des autorités monétaires nationales ? », « faut-il qu’un SEBC ait des responsabilités dans le domaine de la règlementation et de la surveillance bancaires ? », et enfin, « faut-il qu’un SEBC ait la responsabilité des décisions relatives aux interventions sur les marchés des changes en monnaies tierces conformément à sa priorité concernant la stabili-té interne des prix ? »1021. Il s’agissait de questions qui avaient déjà été formulées dans Un programme pour l’action, auxquelles le CUME répondit encore plus précisément dans une nouvelle étude, L’union économique et monétaire. La dimension politique. Encore plus que le SEBC, la monnaie européenne divisait encore les pays membres de la Communauté. Les questions telles que « faut-il prévoir le passage à la monnaie unique ? », « cette monnaie unique doit-elle être l’Écu ? », ou encore « que convient-il de faire, dès à présent, pour déve-lopper ses potentialités ? », montrent que l’avènement d’une monnaie unique en Europe était encore incertain.

2.2. Le CUME à la veille du Conseil européen de Maastricht : approches stratégiques

Outre les aspects techniques à porter au traité sur l’Union économique et monétaire, publiés dans L’union économique et monétaire. La dimension politique, le CUME a égale-ment participé aux réflexions stratégiques pour la réussite du sommet de Maastricht. Ce cycle de discussion est d’autant plus important que certaines prises de position, reprises officielle-ment ou ignorées par les décideurs, ont déterminé définitivement l’avenir de l’Union euro-péenne.

1020 Communautés européennes, le Conseil, « Rapport sur les principales questions posées par la mise en place de l’Union économique et monétaire », Bruxelles, 30.10.1989. In : Archives de la Commission européenne, Site Bruxelles, le Comité Delors. 1021 Idem.

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2.2.1. Le plan en trois points du CUME pour réussir le sommet de Maastricht

Au sein du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, aussi bien les membres que les per-sonnalités associées s’entendaient sur le fait que ce traité serait déterminant pour l’avenir de l’Europe. Pour le CUME, la cohésion des dirigeants européens au sommet de Maastricht de-vait s’articuler autour d’une base trinaire : « la date butoir de 1997 ; l’absence « d’opting out » généralisé ; le renforcement de l’Institut monétaire européen »1022. Après la libération officielle des mouvements des capitaux le 1er juillet 1990, point de départ de la première phase de l’UEM, le sommet de Maastricht avait encore à donner un calendrier pour les deuxième et troisième phases. La deuxième phase reposait essentiellement sur la création d’un Institut monétaire européen qui, conformément aux vœux du CUME, devait préparer la création d’une banque centrale européenne. Il restait cependant à en déterminer le champ d’action. Pour le CUME, il s’agissait en priorité de créer un marché d’actifs libellés en ECU, que l’IME aurait à réguler1023. Avec cette proposition, le CUME revenait sur sa proposi-tion initiale consistant à mettre en œuvre un système de substitution, dans lequel les agents économiques pourraient remplacer progressivement les monnaies nationales en monnaie eu-ropéenne. On reconnaît ici la théorie de la monnaie optionnelle, chère à Valéry Giscard d’Estaing. Par ailleurs, le CUME retint le rétrécissement des marges de fluctuation comme objectif prioritaire de l’IME1024. Sur ce point encore, il se dégageait des débats du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt la volonté d’aboutir progressivement à la monnaie unique. En effet, il s’agissait en réalité de discipliner autant que possible les politiques monétaires pour réduire les taux de change entre monnaies avant qu’ils ne soient irrévocablement fixés. Le CUME reprenait donc ici l’idée de la convergence en amont de la troisième phase. Enfin, pour le CUME, il devait être assigné à l’IME l’objectif de surveillance des banques et des marchés. Pour Helmut Schmidt, en particulier, il fallait impérativement éviter « les excès d’endettement »1025, source de déstabilisation du système financier. Concernant la troisième phase, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt prônèrent la dé-cision d’une date butoir, afin que la création de la monnaie unique soit définitivement maté-rialisée. En effet, dans le rapport Delors, le passage à la monnaie unique n’avait pas été clai-rement affirmé, et ses modalités restaient en suspens. Ce vide juridique avait donné lieu à des revendications nationales : la Grande-Bretagne ne souhaitait pas que la monnaie unique soit inscrite au traité de Maastricht ; l’Allemagne conditionnait le passage à la troisième phase à la convergence des politiques économiques et monétaires ; ou encore l’Espagne, dont les res-ponsables politiques pensaient que les économies les plus faibles avaient besoin d’un délai supplémentaire. Pour le CUME, l’avenir de la monnaie unique, indispensable à leur sens à l’union monétaire, reposait donc sur la volonté politique. Selon Helmut Schmidt, la moindre faille dans la position des chefs d’État et de gouvernement, lors du sommet de Maastricht, aurait engendré l’incompréhension de l’opinion publique et l’incertitude sur les marchés. En-core plus alarmiste que son homologue, Valéry Giscard d’Estaing était persuadé que l’échec

1022 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Secrétariat exécutif, Compte-rendu de la réunion du 13 no-vembre 1991, Bruxelles – Société générale de Belgique, 25.11.1991. In : Archives nationales, Site Paris, Ar-chives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1023 Idem. 1024 Idem. 1025 Idem.

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de cette troisième phase signerait la fin de l’Union européenne. Leurs propos étaient étayés par Jeancourt-Galignani qui, par son contact direct avec le monde des finances, souligna l’émergence des « incertitudes sur le marché de l’Écu », et par Carlos Ferrer, président d’UNICE – organisation patronale européenne – et nouveau membre du CUME, qui considé-rait que la monnaie unique était déterminante pour l’avenir des entreprises. En conclusion, donner une date butoir était surtout le moyen de mettre un terme aux tentatives des adver-saires de la monnaie unique de freiner le processus en intriquant strictement les deuxième et troisième phases1026. Dans ce contexte, le rejet par le CUME de l’opting out généralisé visait également à prévenir l’échec du traité de Maastricht. Cette clause d’exemption, en tant que dérogation pour un État ne désirant pas participer à un domaine de coopération en particulier, permet, certes, de ne pas bloquer le processus dans son ensemble. En revanche, sa généralisation signifiait que tout membre de la Communauté aurait pu refuser, en amont du Conseil de Maastricht, l’adhésion de son pays à la troisième phase. Or, dans cette configuration, et face aux nombreuses hésita-tions des dirigeants européens, l’union monétaire aurait pu a minima être reportée et a maxi-ma annulée. Car, sans monnaie, on aurait davantage abouti à une coopération monétaire de type intergouvernemental qu’à une union de type fédéral, comme y aspirait le CUME. Ainsi, sans le formuler en ces termes, les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt préconi-saient-ils que la Grande-Bretagne soit mise en minorité, marginalisée dans son refus de la monnaie unique, et que son vœu de non-participation soit alors stipulé dans un protocole an-nexe exceptionnel1027. La négociation était toutefois inévitable, car le risque subsistait que les Britanniques fassent échouer le traité de Maastricht, qui requérait l’unanimité.

2.2.2. Du sommet de Maastricht au traité sur l’Union européenne : les négociations du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt

En 1991-1992, le traité de Maastricht matérialisa l’union monétaire européenne qui était également l’objet du CUME. Ainsi, l’initiative du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt de créer un Système monétaire européen en vue d’un plus grand projet, celui d’une politique monétaire commune, semblait connaître un aboutissement. Dans les cercles politiques et mé-diatiques, le traité de Maastricht provoqua davantage le débat qu’il consacra l’avènement de l’Union européenne. Comment le CUME se positionna-t-il dans les discussions ? Comment évalua-t-il les décisions des gouvernants européens ?

Depuis la réunification, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont forgé la conviction que les dirigeants européens ne devaient plus se laisser détourner de l’objectif d’union monétaire de l’Europe. Pour mener à bien ce projet, la France et l’Allemagne avaient, selon les deux anciens dirigeants, plus que jamais un rôle d’aiguillon à jouer. Or, les deux pays pouvaient également se révéler des adversaires majeurs de l’union monétaire du fait de formations conservatrices développées des deux côtés du Rhin. En France, les souverainistes, et en RFA, les ordolibéraux, pouvaient effectivement nuire à l’acte éminemment politique qu’était la ratification d’un nouveau traité. Ainsi, Helmut Schmidt tenta de contribuer à l’assouplissement des positions inflexibles des défenseurs de la rigueur au travers du Zeit, 1026 Ibid. 1027 Ibid.

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tandis que Valéry Giscard d’Estaing entreprit de repenser la notion de délégation de compé-tences grâce à son statut de député européen.

Dans les années 1990, les articles de l’ancien chancelier Schmidt, certes connu pour son franc-parler, gagnèrent en vigueur, voire en agressivité. Dans un article évocateur intitulé « la mise en œuvre d’une Union monétaire européenne ne doit plus être repoussée »1028, Hel-mut Schmidt s’en prit directement à ceux qu’il jugeait coupables d’entrave au processus d’unification. Cette méthode visait, en réalité, par son exposition dans l’opinion publique, à placer les adversaires de l’union monétaire face à leurs responsabilités et à minimiser l’influence de leurs propos. Pour Helmut Schmidt, l’urgence de l’union des Européens résidait dans l’instabilité du cours du dollar qui risquait de mener les autorités américaines à opter pour le protectionnisme. Dans cette configuration, « peut-être que les responsables de la poli-tique monétaire qui font cavalier seul en Europe de l’Ouest finiront par comprendre »1029, se-lon les termes d’Helmut Schmidt. Pour Helmut Schmidt, les Allemands portaient la plus grande part de responsabilité dans l’inachèvement de l’union monétaire : « l’Angleterre entrave le progrès de l’Europe en géné-ral, la République fédérale entrave son progrès politique et monétaire ». Dans ce contexte, l’ancien Chancelier reprocha également aux autorités européennes de nourrir les hésitations de l’Allemagne et de lui donner la possibilité de freiner le processus d’union monétaire en ne fixant pas clairement d’objectifs. Dans un premier temps, Helmut Schmidt souligna le carac-tère superflu et administratif d’un nouveau traité, préconisant que le Système monétaire euro-péen, la création d’une banque centrale européenne et la transformation de l’ECU en monnaie européenne soient mis en œuvre de facto. Il reprochait alors au rapport Delors de ne pas avoir pris d’engagement sur la date de la mise en œuvre des deuxième et troisième phases de l’UEM, et en particulier sur la question de la monnaie unique, laissant libre cours aux tergi-versations politiques, en particulier en Allemagne. Selon Helmut Schmidt, le Comité Delors aurait commis une erreur en rejetant la proposition du CUME sur une monnaie parallèle avec des « arguments pas convaincants »1030. Cette solution aurait non seulement permis de s’acheminer progressivement vers la monnaie unique, mais surtout d’écarter la prédominance du mark au sein du SME et, à plus long terme, que la devise allemande ne soit pas la référence de la future monnaie européenne. Helmut Schmidt pensait qu’en conditionnant la mise en œuvre de l’union monétaire à l’achèvement de l’union économique, le projet Delors avait une fois encore fait le jeu de la Bundesbank qui pouvait dès lors s’opposer à l’instauration d’une banque centrale européenne et d’une monnaie européenne aussi longtemps que la conver-gence des économies n’aurait pas rempli les conditions qu’elle souhaitait. S’appuyant sur la transgression des prérogatives de la Bundesbank par le chancelier Kohl pour accélérer l’union monétaire interallemande, Helmut Schmidt questionna alors : « pourquoi pas alors dans le cas de l’UEM ? »1031 Une semaine avant le sommet de Maastricht, craignant un avortement des négociations, Hel-mut Schmidt s’adressa à nouveau à l’opinion publique dans Die Zeit pour défendre l’union

1028 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Am Sankt-Nimmerleins-Tag? Die Schaffung einer Eu-ropäischen Währungsunion darf nicht länger verzögert werden », Die Zeit, 07.09.1990. 1029 Ibid. 1030 Ibid. 1031 Ibid.

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monétaire de l’Europe : « Aujourd’hui, il s’agit de savoir si le processus d’intégration de l’Europe va être poursuivi avec vigueur ou si la Communauté va perdurer dans sa forme in-complète et s’élargir à une douzaine d’autres États »1032. Pour l’ancien Chancelier, ce sommet était donc décisif, puisqu’on allait décider entre une zone de libre-échange et une Union euro-péenne. Cet article fut surtout l’occasion pour Helmut Schmidt de dénoncer l’intrusion de la Bundesbank dans les affaires politiques allemandes :

Mais c’était une erreur que Bonn ait déclaré, depuis l’année dernière – avec la caution morale de la Bundesbank – que l’union politique était la condition de l’union monétaire. La majorité des conseillers de la banque centrale de Francfort aimerait repousser l’union monétaire aussi longtemps que possible – pour les mêmes motifs pour lesquels toutes les bureaucraties du monde combattent la moindre perte de compétence1033.

L’ancien Chancelier appelait donc son successeur à reprendre le monopole du pouvoir déci-sionnel et à ne pas laisser les technocrates interférer dans les affaires européennes. Mais Hel-mut Schmidt alerta également l’opinion publique sur le fait que, si : « les dirigeants ne font encore une fois que des déclarations d’intention et des apparitions télévisées, dans ce cas le mark sera d’ici la prochaine décennie la monnaie dominante en Europe »1034, une situation qui n’avantagerait ni l’Allemagne, ni ses partenaires européens. En conclusion, selon Helmut Schmidt, l’attitude de l’Allemagne – et plus précisément de la Bundesbank – pouvait faire échouer l’union monétaire de l’Europe. Or, il défendait avec force la conviction selon laquelle l’Allemagne ne pouvait pas se passer de ce partenariat pour trois raisons majeures : d’abord, parce que les stigmates de la seconde guerre mondiale handica-paient encore son pays dans ses relations diplomatiques et commandaient par conséquent une grande humilité ; ensuite, parce que depuis la chute du Mur de Berlin, la question allemande était revenue au centre des préoccupations et que l’unité allemande ne pouvait à son sens qu’être réalisée dans le contexte de l’union de l’Europe ; et, enfin, l’économie allemande re-posant principalement sur son commerce extérieur, l’union économique et monétaire était l’assurance d’échanges prospères au sein du Marché unique et sur la scène internationale.

En France, les obstacles relevaient d’une tout autre nature. En effet, pour les souverai-nistes, l’union monétaire signifiait un abandon de compétences, c’est-à-dire l’impossibilité à terme de défendre les intérêts nationaux et se laisser dominer par des puissances extérieures, une position que la presse allemande ne manquait pas de dénoncer :

Là, les nationalistes de gauche et de droite se […] rejoignent : à Paris, les anciens gaullistes ont tenté de secouer leurs compatriotes avec leur cri d’alarme « France, réveilles toi » !, et les néojacobins voyaient la République libre sombrer dans le trou noir de l’impérium européen. En Allemagne, un expert de Jé-sus hambourgeois s’est découvert spontanément une « peur pour le deutsche mark » et un ancien rédac-teur en chef muté à Bruxelles craignait l’effondrement de la souveraineté nationale. […] Pour les ques-tions d’union économique et monétaire, un traité formulé de manière relativement précise avec un ca-lendrier fixe a été signé. […] En ce qui concerne l’union politique, et encore plus pour les questions de politique étrangère et de sécurité communes, on est resté majoritairement dans le vague1035.

Pour l’opinion publique allemande, la France – et les souverainistes en général – entravaient le développement de l’union politique, alors que, pour l’opinion publique française, l’Allemagne voulait imposer sa monnaie en Europe. L’opposition politique s’exprima alors

1032 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Europa muβ Weichen stellen », Die Zeit, 06.12.1991. 1033 Ibid. 1034 Ibid. 1035 Günther NONNENMACHER, « Nach Maastricht wird es ernst », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 12.12.1991.

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par l’intermédiaire, à gauche, de Jean-Pierre Chevènement, qui se désolidarisa du Parti socia-liste et créa son « Mouvement des citoyens » qui regroupait les adversaires du traité. Ce der-nier remettait en question la conception d’Europe présentée dans le traité et réclama une révi-sion complète :

Le mythe d’une monnaie unique à l’horizon de l’an 2000 qui nous impose, et nous a imposé pendant une dizaine d’années un corset en matière de politique économique, globalement monétariste et en défi-nitive déflationniste qui a abouti à freiner notre croissance et à gonfler les chiffres du chômage (...) Nous avons sacrifié à une priorité, la lutte contre l’inflation, ce qui aurait dû être notre véritable priorité, la lutte contre le chômage. L’objectif d’une monnaie commune (l’écu) est raisonnable, mais je pense qu’il faut aller vers un système de parité fixe en Europe avant de retrouver une parité fixe avec le dollar et le yen (...) Je pense que nous devons faire une Europe démocratique, une Europe des peuples, or nous sommes aujourd’hui en train de construire une Europe technocratique, une Europe qui souffre d’un grave déficit démocratique (...) il ne faut pas faire croire aux Français que l’Europe est la solution de

tous les problèmes"1036

Autour des chevènementistes se forma un groupe anti-Maastricht de gauche plurielle composé de personnalités des Verts comme Dominique Voynet et de communistes tels que Charles Fiterman. Sur le même modèle, la droite se divisa. À l’Assemblée nationale, le gaulliste Phi-lippe Seguin fut un partisan emblématique de l’anti-Maastricht. Tout d’abord, il se défendit d’être le nationaliste rétrograde que décrivaient certains partisans de Maastricht :

À la décharge des absents, je reconnais bien volontiers que le conformisme ambiant, pour ne pas dire le véritable terrorisme intellectuel qui règne aujourd’hui, disqualifie par avance quiconque n’adhère pas à la nouvelle croyance, et l’expose littéralement à l’invective. Qui veut se démarquer du culte fédéral est aussitôt tenu par les faiseurs d’opinion (...) au mieux pour un contempteur de la modernité, un nostal-gique ou un primaire, au pire pour un nationaliste forcené tout prêt à renvoyer l’Europe aux vieux dé-mons qui ont si souvent fait son malheur1037.

Sur la question de la supranationalité, Philippe Seguin prit position sans ambigüité : « La sou-veraineté, cela ne se divise pas ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas »1038. Selon lui, la monnaie, la défense ou encore la diplomatie relevaient de la seule compétence natio-nale. Au traité de Maastricht lui-même, il reprochait le manque de démocratie accordé aux institutions européennes.

Conscient que le manque de compréhension sur l’organisation institutionnelle de l’Europe pouvait se révéler être frein à l’Union européenne, Valéry Giscard d’Estaing décida de s’engager politiquement pour donner une plus grande lisibilité à la question de la déléga-tion de compétences. Au cœur du débat se situait le principe de subsidiarité, c’est-à-dire la répartition du pouvoir entre les instances européennes et les États nationaux. Lors des négo-ciations du traité de Maastricht, deux grandes visions se dessinaient : premièrement, le sys-tème allemand de la compétence d’attribution, selon lequel les États sont souverains, hormis sur certaines questions spécifiques qui appartiennent au pouvoir central exécutif, stipulées explicitement dans le traité ; et la vision britannique selon laquelle « la Communauté n’aurait aucun droit à agir aussi longtemps que la preuve n’aurait pas été objectivement apportée de la

1036 Alain DUHAMEL, « Jean-Pierre Chevènement sur la conférence de Maastricht et l’avenir de l’Europe », L’Heure de vérité, Antenne 2, 17.11.1991. 1037 « Discours prononcé par M. Philippe Séguin, le 5 mai 1992 à l’Assemblée nationale ». Url : http://www.senat.fr/evenement/revision/seguin05051992.html. Consulté le 19.08.2012. 1038 Ibid.

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nécessité d’une action commune »1039. Mais, dans ce dernier cas, les autorités françaises se posaient la question de la justiciabilité du principe de subsidiarité ou, en d’autres termes, s’il revenait à la Cour de justice européenne de décider à quel moment l’action des États membres était insuffisante et devait être déléguée à l’Union européenne1040.

Dans son rapport sur le principe de subsidiarité, Valéry Giscard d’Estaing rejeta la vi-sion « centralisatrice »1041, lui privilégiant le « fédéralisme décentralisateur »1042. Pour l’ancien Président de la République, une voie fédérale intermédiaire sui generis devait être élaborée, entre un « État fédéral couvrant tous les grands aspects de la vie nationale, comme le sont les États-Unis d’Amérique »1043 et une « fédération d’États-nations » en tant que « blocs inaltérables de compétences »1044. Pour clarifier le débat, Valéry Giscard d’Estaing dégagea des souverainetés inaliénables – particulièrement les compétences ayant trait à l’identité nationale telles que la culture, l’éducation, les libertés publiques ou encore l’aménagement du territoire, à la sécurité intérieure et aux questions juridiques. En d’autres termes, il s’agissait de « continuer à respecter l’équilibre global entre les États, d’une part, et les collectivités locales et les citoyens, d’autre part », c’est-à-dire de développer une « union intime des Nations, dont chacune conserve son identité et sa culture, tout en gérant en com-mun, sous la forme d’un fédéralisme décentralisé, celles des compétences qu’elles ont choi-sies de gérer ensemble »1045. En effet, le parlementaire européen imaginait une délégation des compétences monétaires et économiques, à l’exception de la « croissance économique, la po-litique industrielle ou des investissements » qui ne « devraient pas être enlevés aux États membres »1046. En définitive, Valéry Giscard d’Estaing privilégiait l’approche empirique de la subsidiarité, avec le transfert des États à l’Europe de « tâches dont la dimension ou l’effet dépassent les frontières nationales »1047. En effet, plutôt qu’une délégation de compétences a posteriori, c’est-à-dire l’intervention de l’Europe dans les affaires nationales dès lors que les États auraient fait preuve de l’insuffisance de leur action, Valéry Giscard d’Estaing préconisait une répartition prédéfinie des pouvoirs européens et nationaux avec une possibilité d’ajustement en cas de besoin, une position à la confluence des approches britannique et allemande. Dans son projet d’article pour le traité de Maastricht, Valéry Giscard d’Estaing définissait ce principe comme suit :

La Communauté n’agit que pour mener les tâches qui lui sont confiées par le traité et pour les objectifs définis par ceux-ci. Au cas où des compétences ne sont pas exclusivement ou pas complètement dévo-lues à la Communauté, celle-ci, dans la mise en œuvre de son action, agit dans la mesure où la réalisa-tion de ces objectifs exige son intervention parce que leur dimension ou leurs efforts dépassent les fron-

1039 Ministère des Affaires étrangères, Note, 6.10.92, Subsidiarité. G-033725-100, CEE-subsidiarité. In : Ar-chives nationales, Site Paris, Archives du Président de la République, François Mitterrand. 1040 Subsidiarité, Argumentaire, Présidence de la République, Conseiller technique. In : Archives nationales, Site Paris, Archives du Président de la République, François Mitterrand. 1041 Parlement européen, Commission constitutionnelle, « Document de travail. Le principe de subsidiarité. Rap-porteur : M. Valéry Giscard d’Estaing », 05.04.1990. In : Archives du Parlement européen, PE 139.293. 1042 Ibid. 1043 Idem. 1044 Idem. 1045 Lettre de Valéry Giscard d’Estaing à Alexandre Marc, 22.02.1983. In : Archives de l’Union européenne, Site Florence, Fonds Alexandre Marc. 1046 Ibid. 1047 Ibid.

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tières des États membres ou peuvent être entrepris de manière plus efficace par la Communauté que par les États membres œuvrant séparément1048.

La proposition de Valéry Giscard d’Estaing était également un compromis entre les adver-saires de la délégation de compétences – en identifiant très précisément le champ d’action européen et les prérogatives nationales – et entre les partisans d’une plus grande intégration européenne – en laissant ouverte la possibilité d’élargir les pouvoirs de l’Union européenne, dans la mesure où les Constitutions nationales seraient respectées –. À ce stade, Valéry Giscard d’Estaing était devenu incontournable en matière de construction européenne, si bien qu’à la veille du sommet de Maastricht de décembre 1991, François Mit-terrand le convia à l’Élysée. Au cours des discussions, l’ancien Président de la République défendit une plus grande intégration politique en Europe, notamment par le maintien du mot « fédéral » dans le traité et l’extension des pouvoirs du Parlement européen1049. Valéry Gis-card d’Estaing défendait en effet une conception fédérale ascendante du principe de subsidia-rité, en corrélation avec la volonté de constituer une Union européenne, alors que la notion de Communauté comportait intrinsèquement l’aspect de coopération dans un cadre confédéral. Si le texte de Maastricht reprend effectivement les conclusions du rapport Giscard d’Estaing sur la subsidiarité : - « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire » - en revanche, malgré l’intervention de Valéry Giscard d’Estaing auprès du Président de la République et l’appel du CUME pour maintenir la « vocation fédérale de la Communauté »1050, le mot a été, dans un souci de compromis, remplacé par l’expression suivante : « Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens ». Sur la scène politique euro-péenne, c’est donc l’approche fédérale descendante qui l’emporta.

2.3. L’action du CUME en faveur de la ratification du traité de Maastricht

Le traité sur l’Union européenne adopté par le Conseil portait modification des Cons-titutions nationales. Dans ce cas, deux possibilités s’offraient aux dirigeants : soit soumettre un vote des modifications au Parlement national, soit recourir au référendum, comme ce fut le cas au Danemark, en Irlande et en France.

Le 2 juillet 1992, le traité pour l’Union européenne fut sanctionné, lors du premier ré-férendum populaire, d’un « non » danois. Le CUME lui-même ne s’était pas attardé sur la question danoise dans ses travaux. D’abord, en choisissant Niels Thygesen comme membre, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient volontairement fait le choix de la techni-cité, plutôt que des aspects politiques. Ensuite, le Danemark fut l’un des rares pays où le CUME ne tint pas de réunion. En réalité, en mettant la France, l’Allemagne et la Belgique au cœur de leurs travaux, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient adopté la stratégie 1048 Cf. Archives du Parlement européen (PE DOC A3-163/90). 1049 Cf. DYSON, The road to Maastricht, p. 99. 1050 « Giscard d’Estaing à l’Élysée », Journal de 20h, Antenne 2, 06.12.1991. Url : http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-economique/video/CAB91064764/giscard-d-estaing-a-l-elysee.fr.html. Consulté le 18.08.2012.

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d’une unification monétaire sous le signe des relations franco-allemandes au service de l’Europe. D’ailleurs, dans leur analyse des pays membres, ils avaient très clairement établi des niveaux d’intégration, avec les monnaies fortes au centre, et les économies les plus faibles à la périphérie, à intégrer progressivement. En outre, le Danemark, ancien pays de l’AELE, ne faisait pas véritablement partie du noyau de l’union monétaire, selon les conceptions de Valé-ry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt. En revanche, l’enjeu de ce résultat négatif résidait davantage dans l’influence qu’il aurait sur le référendum français. Car, malgré tout, ce refus danois portait les stigmates des négociations du traité et attisa, en France, les oppositions à l’Union européenne. Dans Libération, par exemple, Serge July, dans la lignée de la pensée européenne sartrienne, mit en relief les as-pects négatifs du traité : « pilotage technocratique », « nature essentiellement économique de la construction », « les manques et les impasses et les impuissances de la collectivité euro-péenne », « perte de souveraineté », ou encore « poids grandissant dévolu à la puissance ger-manique »1051. Le Monde diplomatique défendit une conception similaire, en affirmant que « nombre d’entre eux ont davantage censuré l’Europe technocratique, l’Europe franco-allemande ou l’Europe du capital que toute forme d’union politique »1052. En Allemagne, Der Spiegel mit également directement en cause le rôle de la France et de la RFA dans ce refus :

Encore lors de leur dernière rencontre à deux à La Rochelle, Helmut Kohl et François Mitterrand étaient entièrement satisfaits d’eux et de l’Europe. Selon le Chancelier allemand et le Président français, si le petit Danemark venait à rejeter le traité de Maastricht par le référendum, les onze autres continueraient seuls. Suffisant, Mitterrand a rappelé que beaucoup de candidats préféreraient entrer aujourd’hui que demain dans la Communauté. […] Il y a encore deux semaines, personne ne pouvait s’imaginer qu’une majorité des quatre millions d’électeurs danois allait vraiment oser entraver le train en marche vers un avenir d’union1053.

Deux semaines après le Danemark, ce fut au tour de l’Irlande, le 18 juin 1992, de se prononcer par référendum sur le traité de Maastricht. Le quotidien The Irish Times, dont le propriétaire était également membre du CUME, fit alors campagne pour le « oui » à Maas-tricht, tenant un discours davantage politique que médiatique :

Ce journal a toujours défendu l’idéal d’une Europe unie et d’une place pour l’Irlande en son sein. Il a soutenu que l’Irlande est plus forte dans le contexte d’une souveraineté partagée avec ses partenaires eu-ropéens. Il a affirmé que le potentiel économique, la richesse culturelle et la diversité sociale de l’Europe constituent un magnifique patrimoine pour les générations à venir. Il a considéré le rassem-blement des États-nations européens comme un cadre permettant de préserver durablement la paix et la stabilité et a affirmé que dans des circonstances clairement définies, l’Irlande doit se montrer prête à jouer un rôle dans leur instauration et leur maintien1054.

Le journal s’attacha également à affirmer le consensus irlandais autour du projet européen de Maastricht, au-delà des appartenances politiques :

Que l’on se réfère à l’économie, au développement social, à la liberté et aux chances personnelles ou même à la sécurité, le poids des arguments fait inexorablement pencher la balance en faveur du main-tien de l’Irlande au cœur de l’Union européenne. Il ne s’agit pas là simplement de l’opinion bien mûrie du gouvernement et des principaux partis d’opposition. C’est celle des syndicats, des représentants de l’industrie et des milieux d’affaires, des agriculteurs, des principaux syndicats professionnels, des orga-

1051 Serge JULY, « Merci le Danemark », Libération, 04.06.1992. 1052 Jean-Pierre AIRUT, « Ce référendum qui a lézardé le vernis communautaire », Le Monde diplomatique, juillet 1992, n° 460, p. 12. 1053 Traduction par l’auteur de « Der dänische Sprengsatz », Der Spiegel, 08.06.1992, N° 24, p. 155. 1054 « La place de l’Irlande dans l’Europe », The Irish Times, 16.06.1992. Traduit par le CVCE. Url : http://www.cvce.eu/viewer/-/content/bf15245b-7e8d-4cc7-abf9-ed50da3d19f6/fr. Consulté le 18.08.2012.

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nismes semi-publics, des milieux financiers et d’une grande diversité de groupements d’associations. C’est aussi celle du Council for the Status of Women [Conseil sur la condition féminine] – représentant près de 90 organisations féminines disséminées dans toute l’Irlande1055.

En outre, The Irish Times tenta de démonter l’argumentation des adversaires du traité : Un argument simpliste – et dangereux – veut qu’en votant « non », l’Irlande pourrait éviter les consé-quences éventuellement désagréables d’une union totale, tout en profitant des avantages du statu quo – son statut actuel de membre de la Communauté européenne. Il est exact que la Communauté européenne ne peut disparaître qu’avec l’accord unanime de tous ses membres. Elle demeurerait donc, tout du moins en tant que concept, dans sa configuration actuelle. Mais elle se réduirait rapidement à l’état de squelette, de structure dépourvue de substance interne, pendant que la grande majorité de ses membres, l’écrasant volume de ses ressources et toute sa dynamique s’investiraient dans l’Union européenne. Ce prétendu choix pour l’Irlande n’en est pas un. Soit nous nous tournons vers une union sans réserve, soit nous cherchons quelque arrangement depuis l’extérieur1056.

De même, le Conseil irlandais du Mouvement européen lança un appel appuyé aux Ir-landais en faveur de la ratification du traité de Maastricht lors du référendum. Sous forme de slogans publicitaires, l’association pro-européenne affirma : « un ‘oui’ à Maastricht fera du peuple irlandais des citoyens de l’Union européenne et permettra à notre nation de jouer un rôle positif dans les affaires mondiales »1057, « voter pour le Traité, c’est voter pour le renfor-cement de la croissance économique et pour des opportunités d’emploi »1058, « voter pour le Traité, c’est voter pour des crédits supplémentaires en faveur du peuple irlandais »1059, « un ‘oui’ améliorera la qualité de vie du peuple irlandais »1060, « voter le Traité, c’est voter pour plus de démocratie en Europe »1061, ou encore « voter pour le Traité, c’est voter pour la paix et la stabilité »1062. Ce discours à portée sociale, se concentrant sur la vie quotidienne des Ir-landais et les grandes questions de la philosophie politique, apparaît non seulement universel, mais est également de nature à responsabiliser les électeurs1063. La réponse des Irlandais fut sans appel : 70 % votèrent en faveur de la ratification du traité.

Tirant les leçons du « non » danois, les membres du CUME participèrent plus active-ment au débat public en faveur du « oui au Traité de Maastricht » :

Le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe présidé par V. Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ex-prime le souhait ardent que la victoire du oui au référendum français du 20 septembre permette de mener à terme le processus de ratification du traité de Maastricht. La monnaie européenne qui en constitue l’objectif central, représente une grande chance pour toute l’Europe au service de la croissance de l’activité des entreprises et de l’emploi. Le large usage de la monnaie européenne affirmera le rôle de l’Europe dans le monde. Le Comité souligne que la réalisation de l’union économique et monétaire se traduira par des avantages positifs pour les entreprises et pour les particuliers en tant que travailleurs, consommateurs et épargnants. Dans un continent ravagé par les guerres et les désastres monétaires qu’elles ont entraînés, la monnaie européenne représentera désormais une des monnaies les plus solides du monde permettant à tous les épargnants de conserver durablement le fruit de leur travail. Le Comité

1055 Ibid. 1056 Ibid. 1057 Ibid. 1058 Ibid. 1059 Ibid. 1060 Ibid. 1061 Ibid. 1062 Ibid. 1063 Traduction par l’auteur de Irish Council of the European Movement, « A Manifesto calling on the Irish peo-ple to vote for citizenship of the European Union in the referendum on the Maastricht Treaty, June 18th, 1992 ». Dublin, 1992. Url : http://www.cvce.eu/viewer/-/content/81f74e5f-433c-4bf5-abbd-4bf1521c9c79/fr. Consulté le 18.08.2012.

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souhaite que son appel soit entendu au-delà de tous les clivages politiques et que la conclusion rapide de la ratification du traité de Maastricht dans l’ensemble des pays de la Communauté permettra de dégager pour l’Europe un avenir de confiance et d’espoir1064.

Pour donner encore plus de poids à ses positions, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt s’appuya sur l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, qui à cette époque comptait 240 entreprises et banques membres. Durant les négociations du traité de Maastricht, l’AUME réalisa des brochures pour parlementaires et milieux d’affaires sur « l’utilité de l’UEM et la nécessité d’aboutir à un traité crédible, affichant des objectifs précis et limités dans le temps de mise en œuvre », s’employa à « rapprocher les points de vue en organisant des réunions d’experts en Espagne, en Allemagne, en Italie et surtout en Grande-Bretagne où ses adhérents se réuniss[ai]ent chaque mois avec hommes politiques et hauts fonctionnaires », ou encore contribua à « l’organisation ou au déroulement d’une cinquantaine de réunions publiques sur le thème de l’UEM, et de l’usage de l’ECU plus particulièrement1065. Toutefois, les actions de l’AUME au Danemark, notamment l’organisation d’un débat public en mars 1992, ne suffi-rent pas à convaincre l’opinion. C’est pourquoi l’Association se concentra dès lors sur les pays encore susceptibles de freiner l’union monétaire de l’Europe, comme avec l’organisation de douze colloques en Grande-Bretagne. En Allemagne, à la veille de son assemblée générale de mai 1992, l’AUME réunit le chancelier Kohl, son ministre des Finances, le président de la Bundesbank, le président du patronat (BDI), le président des chambres du Commerce (DIHT) et Valéry Giscard d’Estaing1066. Le discours des membres du CUME était le suivant : « faire respecter les critères de convergence, notamment au Portugal ; ne pas élargir la Communauté ; préparer les entreprises au passage à la monnaie unique ; supprimer les obstacles à l’utilisation de l’ECU (dispositions législatives) »1067 pour mettre irréversiblement en œuvre l’UEM. Rappelons, qu’à cette époque, l’Allemagne, et en particulier le Chancelier et ses ser-vices financiers subissaient les pressions de la presse, à l’instar du Süddeutsche Zeitung, qui considérait le traité de Maastricht comme minimaliste et entaché de manœuvres de défense des intérêts nationaux :

L’entreprise gigantesque de Maastricht était trop importante pour les douze chefs d’États et de gouver-nements de la CE. Le souhait prioritaire des uns s’avéra toujours également le plus grand problème des autres. Le chancelier Kohl par exemple s’était penché toute l’année à la fenêtre pour réclamer plus de droits pour le Parlement européen et en faire une condition pour qu’il signe l’Union monétaire. Mais à Maastricht, à cause de l’opposition du Britannique Major et de la tactique fourbe du Français Mitter-rand, il n’avait de toute façon aucune chance […]1068.

Malgré tout, Helmut Kohl assuma, face à son opinion publique, la nécessité de la mise en œuvre de l’UEM et la responsabilité qui incombait à l’Allemagne :

Maastricht démontre que l’Allemagne unie assume activement sa responsabilité en Europe et pour l’Europe, et qu’elle reste manifestement fidèle à ce que nous avons toujours dit, à savoir que l’unité al-

1064 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe « Communiqué », Paris le 15 septembre 1992. In : Archives privées du cabinet VGE. 1065 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Note à MM. Davignon, Ortoli et Leysen. Activités ré-centes de l’AUME », 13.11.1991. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier Paul Mentré, Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. 1066 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Activités récentes de l’AUME », 02.04.1992. In : Ar-chives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Dossier Paul Men-tré, Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. 1067 Ibidem 1068 Traduction par l’auteur de Winfried MÜNSTER, « In Maastricht gewinnt der Bremser », Süddeutsche Zeitung, 12.12.1991.

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lemande et l’unification européenne sont les deux côtés d’une même médaille. […] Le partenariat et l’amitié franco-allemande sont et restent décisifs pour l’Europe. Nous partageons tout particulièrement avec la France la vision d’une Europe dont le rapprochement n’est pas seulement de nature économique,

mais aussi politique1069.

Mais d’un autre côté, le Chancelier chercha à rassurer les détracteurs de l’union monétaire, qui redoutaient traditionnellement la collaboration avec des pays à la politique monétaire moins stricte et moins efficace qu’en Allemagne :

Nous sommes parvenus notamment à fixer la priorité à accorder à la stabilité monétaire avec une telle clarté que le Traité n’a pas à craindre la comparaison avec la loi relative à la Banque fédérale alle-mande. Plus encore, des détails importants sont stipulés dans ce Traité avec une netteté qui va au-delà de ladite loi. Nous avons donc pu approuver ce Traité puisqu’il correspond tout à fait aux expériences allemandes faites avec le Deutsche Mark et à la garantie de sa stabilité au cours des quarante dernières

années1070.

Un débat entre Paul Mentré, secrétaire exécutif du CUME et l’économiste allemand, Kurt Richebächer, met en lumière les réticences qui demeuraient dans les cercles ordolibéraux :

La stabilité n’est jamais acquise. L’inflation rôde toujours au coin de la rue. Le problème clé est la con-fiance qu’on peut avoir dans ceux qui mèneront le combat. Même la Bundesbank doit mériter cette con-fiance. Les douze membres de la future Banque centrale européenne seront-ils aussi fiables que les douze responsables de la Bundesbank? Moi, je n’ai pas confiance. Les Allemands ne sont fiers que d’une chose : leur monnaie, qui matérialise le rétablissement de l’après-guerre. La leur prendre, c’est ravir un enfant à sa mère ! Voilà pourquoi ils sont instinctivement contre Maastricht. Que leur offre-t-on en échange du mark ? Il faut les convaincre du fait que le nouveau système sera meilleur.

Pour son interlocuteur français, au contraire, l’union monétaire signifiait l’avènement du mo-dèle allemand en Europe :

Avec la Banque centrale européenne, c’est une idée allemande qui s’installe au cœur de l’Europe, puisqu’elle est construite sur le modèle de la Bundesbank ! Une étude de l’OCDE a montré le lien entre la stabilité des prix et l’indépendance des banques centrales. Or celle-ci est garantie par le traité. La fu-ture banque centrale gérera dans l’intérêt général. Sa politique ne sera pas plus la moyenne des poli-tiques monétaires nationales que l’écu nouveau ne sera un panier de monnaies - il sera un noyau dur qui tendra vers la monnaie la plus forte. On peut imaginer que l’on dise à la Bundesbank : Vous pourriez

être plus stricte...1071.

Intervenant en dernier, et après le « non » danois, le vote en France allait s’avérer dé-terminant pour l’avenir du traité de Maastricht. Aussi, la campagne du CUME se concentra principalement sur ce pays. Le gouvernement français était convaincu pour sa part que, pour ne pas nuire à la ratification du traité, le débat devait être personnifié, dans le sens où il ne devait pas s’agir d’un vote pour ou contre le Président de la République. Dans ce contexte, le travail de Valéry Giscard d’Estaing sur le rassemblement au-delà des convictions partisanes s’avéra déterminant. Le Premier ministre socialiste et ancien membre du CUME, Pierre Béré-govoy, défendit avec ardeur le traité. Auprès des responsables politiques français, il exposa sa propre évolution sur les questions de souveraineté :

Pourquoi ai-je consenti à l’indépendance de la Banque centrale européenne qui ne m’avait pas d’abord convaincu ? Il s’agissait d’une condition posée par l’Allemagne. Je pose la question en conscience : fal-

1069 « Déclaration gouvernementale prononcée par M. Helmut Kohl, chancelier fédéral, devant le Bundestag, au sujet des acquis du Conseil de Maastricht (Bonn, 13 décembre 1991) », Documents d’actualité internationale, n° 4, 15.02.1992, p. 78-81. 1070 Ibidem. 1071 Philippe LEFOURNIER, « Écu contre mark : le duel caché de Maastricht », L’Expansion, 02.07.1992.

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lait-il préférer une banque centrale qui ne fût pas indépendante et pas d’union monétaire ou une union monétaire au prix d’une banque indépendante ?1072

Ainsi, Pierre Bérégovoy souligna la nécessité du compromis dans l’intérêt de l’Union euro-péenne. L’inflexion la plus significative fut certainement celle de Jacques Chirac, alors Prési-dent du RPR, parti traditionnellement hostile à la délégation de compétences, qui appela les Français, quoique discrètement, à voter « oui » lors du référendum. En définitive, les trois partis les plus importants, le PS, le RPR et l’UDF, malgré quelques voix dissidentes, se mon-trent unis sur le dossier européen. Pourtant, les sondages montraient que le « non » avait des probabilités de l’emporter. Par con-séquent, le gouvernement français décida de « fédérer les Français autour d’un mani-feste »1073, que le Mouvement européen, présidé par Valéry Giscard d’Estaing, fut chargé de rédiger :

L’Histoire, depuis la chute du Mur de Berlin, n’admet pas l’immobilisme. Si aujourd’hui nous ne fai-sons pas la nouvelle Europe de l’Union, c’est la vieille Europe de la division qui s’imposera. Dire non à Maastricht, c’est dire non à l’Europe, c’est dire : je veux moins de sécurité, moins d’indépendance, je veux moins de solidarité1074.

Ainsi, la campagne en faveur du traité de Maastricht s’articula autour de l’idée que ceux qui voteraient contre mettraient un terme à l’Union européenne. Finalement, le traité de Maas-tricht est adopté par voie de référendum avec une courte majorité de 51,04 %. Le Président de la République conclut le débat par un discours grandiloquent :

Nous venons de vivre, en ce dimanche 20 septembre, l’un des jours les plus importants de l’histoire de notre pays. Car la France, non seulement assure son avenir, renforce sa sécurité, et consolide la paix dans une région du monde si cruellement déchirée par la guerre, mais elle démontre aussi qu’elle est ca-pable encore et toujours d’inspirer l’Europe, en mesure désormais d’égaler les grandes puissances de la terre1075.

Helmut Kohl n’avait jamais oublié l’affront que lui avait fait Valéry Giscard d’Estaing à la fin des années 1970 en divulguant le contenu de leur conversation à Helmut Schmidt, alors Chan-celier. Pourtant, il fut forcé de reconnaître que l’action de Valéry Giscard d’Estaing en France, lors du référendum sur le traité de Maastricht, avait joué un rôle déterminant. Selon Karl Pruys, « Kohl avait compris que, sans Giscard, l’œuvre de sa vie aurait sans doute été totale-ment remise en cause par une réponse négative au référendum français »1076. Ainsi, à l’automne 1992, Valéry Giscard d’Estaing fut reçu pour la première fois par le Chancelier Helmut Kohl. Dans la presse française communiste, contre le Traité de Maastricht, cette ren-contre suscita la polémique, comme en témoigne une brève de l’Humanité :

Giscard d’Estaing a de curieux interlocuteurs. L’ancien président de la République est allé rendre compte au chancelier allemand de sa vision des choses après le référendum sur Maastricht. Il a, en effet, rencontré hier à Bonn Helmut Kohl, pour lui faire part de ses suggestions avant le Conseil européen de Birmingham du 16 octobre. Présentant les propositions du Mouvement européen, M. Giscard d’Estaing

1072 Projet d’intervention du Premier ministre au Sénat sur le projet de loi constitutionnelle. In : Archives natio-nales, Site Fontainebleau, Archives du Premier ministre Pierre Bérégovoy, FVG – 29.05.92. 1073 Premier ministre, le conseiller technique, 12.06.92. Note, Objet : Organisation de la campagne de Maastricht. In : Archives nationales, Site Fontainebleau, Archives du Premier ministre, Pierre Bérégovoy. 1074 Mouvement européen, HH/DO/FVG/DD-12/6. In : Archives nationales, Site Fontainebleau, Archives du Premier ministre, Pierre Bérégovoy. 1075 « François Mitterrand à propos du référendum sur la ratification du traité de Maastricht », Édition spéciale, France 2, 20.09.1992. Url : http://www.ina.fr/politique/politique-internationale/video/I06129582/francois-mitterrand-propos-du-referendum-sur-la-ratification-du-traite-de-maastricht.fr.html. Consulté le 18.08.2012. 1076 Karl Hugo PRUYS ; Jean-Paul PICAPER, Helmut Kohl, Fayard, 1996, p. 188.

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a insisté sur la nécessité de dresser des « listes de répartition des compétences entre la Communauté eu-ropéenne, les Etats et les régions » pour le stade final de l’Union européenne. Il a suggéré la mise en place d’un groupe ad hoc de personnalités politiques chargées de faire des suggestions dans un délai de six mois. Le président de l’UDF a aussi déclaré qu’il fallait « donner une vie et un contenu au principe de subsidiarité »1077.

Cette démarche de Valéry Giscard d’Estaing s’inscrivait en réalité dans une campagne plus large destinée à convaincre les dirigeants européens du bien-fondé de son rapport sur le prin-cipe de subsidiarité. Dans un courrier adressé à John Major, président en exercice du Conseil européen, et ayant pris le soin d’en adresser une copie à François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing appela, en raison des polémiques nées de la ratification du traité de Maastricht, à une clarification du principe de délégation de compétences dans le contexte de l’Union éco-nomique et monétaire de l’Europe :

Contrairement à ce qu’expriment de nombreuses déclarations publiques, si le principe de subsidiarité permet effectivement de déterminer le niveau de mise en œuvre des politiques communautaires, il ne permet pas de définir le partage relatif des compétences entre la Communauté européennes et les États membres. Ce partage de compétences n’a jamais été défini d’une manière claire, et le Traité de Maas-tricht comporte des obscurités à ce sujet. C’est pourquoi il me paraîtrait opportun de mettre en place un Comité de personnalités politiques de haut niveau, chargé de faire des propositions dans un délai de six mois sur la répartition des compétences, entre celles qui ont vocation à être exercées au niveau commu-nautaire, et celles qui devront rester de la compétence des États-membres1078.

Avec la ratification du traité de Maastricht, hormis les clauses d’exemption pour la Grande-Bretagne et le Danemark, la mission du CUME connaissait un aboutissement. En ef-fet, si le traité de Maastricht englobait l’Union dans les domaines politique, économique et monétaire, seul le dernier point avait définitivement était réglé. La création d’une monnaie unique et d’une banque centrale européenne étaient les dispositions du traité qui correspon-daient le plus à l’esprit de l’union dans le sens de politique unique. Comme Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt l’avaient affirmé depuis la création du CUME, en 1986, la stra-tégie du petit nombre de leviers se révéla la plus efficace. En revanche, contrairement à leur volonté initiale, une Europe à deux vitesses, faisant cohabi-ter les dimensions fédérale et confédérale, et faisant émerger une zone de libre-échange en parallèle de la zone à monnaie unique, se fit jour au travers du traité.

1077 « Giscard rend compte à Kohl », L’Humanité, 08.10.1992. 1078 Lettre de Valéry Giscard d’Estaing à John Major, Paris, 08.10.1992. In : Archives nationales, site Paris, ar-chives du Président de la République, François Mitterrand, 5 AG 4 HIV 40, Dossier 2, partis et personnalités politiques, Valéry Giscard d’Estaing.

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BILAN

Avec la chute du Mur de Berlin, nombreux étaient les Européens qui pensaient que l’unification politique serait entravée par la réunification allemande. Chez les dirigeants, les événements d’automne 1989 provoquèrent une prise de conscience sur la nécessité de mener à son terme l’union monétaire de l’Europe, notamment dans le but d’éviter l’avènement d’une Grande Allemagne. Dans ce contexte, le débat sur l’union monétaire de l’Europe glissa des sphères politiques, technocratiques et économiques à la société civile. Cette configuration incita donc Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à rendre leur stratégie publique, et à affiner la dimension politique de leurs propositions sur l’union monétaire de l’Europe, en somme de prendre davantage en considération ses implications pour les citoyens. Dans l’histoire des activités de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après 1981/82, la chute du Mur de Berlin marqua le début d’une troisième phase. Alors que les cinq pre-mières années furent une période de réflexion et d’observation, durant laquelle les deux an-ciens dirigeants devaient trouver leur place dans la vie publique, et que la création du Comité pour l’union monétaire de l’Europe se voulait une impulsion en direction des dirigeants, à partir de 1989, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont renoué avec leur stature de chef d’État et de gouvernement. Ainsi, au moyen de communiqués de presse réguliers, Valéry Giscard d’Estaing mit en cause « l’attitude "prématurée" de François Mitterrand », alla à la rencontre de responsables politiques de l’Est, ou demanda encore que la question de la réuni-fication soit débattue au Parlement européen. Quant à Helmut Schmidt, il se servit du Zeit pour formuler des propositions aux allures de recommandations : « prendre Gorbatchev au mot », « qu’est-ce que peut ou doit faire le Chancelier », ou encore « Ce qui doit maintenant se passer en Allemagne ». Un tournant s’opéra également dans les travaux du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, qui, dans un ouvrage intitulé L’union économique et monétaire. La dimension politique, se pencha pour la première fois sur le rôle des institutions européennes dans la marche vers l’unification monétaire. La préoccupation principale de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt était que la peur de l’Allemagne réunifiée, en particulier en France, ne vienne pas entraver leur rêve européen. « Resserrer le couple franco-allemand au sein d’une fédération euro-péenne » devint dès lors l’argument phare de leurs déclarations communes. La crainte d’assister à un délitement de l’Europe amena Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à prendre pour la première fois aussi explicitement position en faveur du fédéralisme européen. À partir de 1989, on peut également noter un changement notable des décideurs po-litiques envers Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, alors que les médias sollicitaient de plus en plus leurs expertises. Ainsi, la proposition de Système européen des banques cen-trales élaboré par le CUME fut-elle reprise, presque en l’état, dans le texte du traité constitutif de l’Union européenne. Ces similitudes apparaissent non seulement dans l’analyse compara-tive des deux textes, mais elles ont également été revendiquées par les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. L’ouverture des archives du Comité des gouverneurs des banques centrales permettra d’attester si les travaux du CUME ont réellement inspiré les personnalités chargées d’élaborer les statuts du SEBC. En revanche, les archives de François Mitterrand démontrent que les travaux de Valéry Giscard d’Estaing sur le principe de subsidiarité dans

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l’organisation de l’Europe ont servi à l’élaboration des textes officiels, et que le gouverne-ment français s’est appuyé sur le Mouvement européen qu’il présidait pour mener sa cam-pagne en faveur du traité de Maastricht. Au début des années 1990, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont appelé les décideurs politiques à intégrer le concept de mondialisation dans leur réflexion sur l’Union européenne. L’union monétaire de l’Europe devait, de leur point de vue, constituer la clé de voûte de l’intégration européenne dans le marché de la finance internationale. En effet, une zone monétaire européenne en parallèle du Marché unique induisait une facilitation et une accélération des échanges commerciaux et de la circulation des capitaux, que les Européens devaient, de leur point de vue, utiliser à leur avantage. Or, l’intégration financière signifiait également une potentielle rupture de ce secteur d’activité avec l’économie réelle. À cette époque, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt défendaient le principe de l’autorégulation du marché. C’est pourquoi ils appelèrent les gouvernements, notamment en France où l’État avait encore une emprise directe sur la vie économique, à prendre les me-sures nécessaires à l’harmonisation des systèmes financiers en Europe.

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Chapitre 4 : L’union monétaire de l’Europe de Maastricht

Entre aboutissement et inachèvement de la mission du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt

En choisissant la voie institutionnelle pour engager l’Union économique et moné-taire, les décideurs européens n’ont pas retenu la stratégie d’intégration progressive – par l’économie – suggérée par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. Sur le fond, en revanche, la question monétaire se trouvait au centre de l’unification européenne, comme l’avaient souhai-té Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Pourtant, dans la démarche des deux anciens dirigeants, le Traité de Maastricht n’était qu’une étape, qui ne garantissait pas l’achèvement de l’union monétaire de l’Europe qu’ils avaient voulu susciter. D’autant plus que la crise mo-nétaire des années 1992/93 constitua une entrave considérable à la mise en œuvre de l’Union européenne. Comment aboutir à une véritable Union économique et monétaire de l’Europe, fut, après 1992, la problématique qui se trouvait au centre des travaux du CUME. En effet, dans la me-sure où l’approche entérinée par le Conseil européen s’écartait du principe de convergence économique graduelle par l’intégration monétaire, les membres du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt portèrent leur attention sur des thématiques telles que l’harmonisation fiscale, la co-hésion économique et sociale, ou encore le principe de soutenabilité des dépenses publiques au sein de l’union monétaire. L’objectif était en effet de déterminer quels domaines de la vie économique étaient susceptibles de déstabiliser l’union monétaire de l’Europe et de provo-quer, a fortiori, des crises systémiques dans une union asymétrique. Dans ces conditions, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt prirent position publique-ment dans le débat sur l’Europe à deux vitesses, appelant à la création d’une union monétaire sur la base d’un noyau dur, qui devait attirer progressivement les pays aux économies les plus faibles. De leur point de vue, comme ils l’avaient défendu avec constance depuis 1986, l’essentiel était de mettre en place les dispositifs de la gestion monétaire commune, et d’annoncer l’adoption d’une monnaie européenne sans préambule. Dans les dernières années d’activité du CUME, on revint en réalité aux fondamentaux du partenariat entre Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt, consistant à unifier l’Europe par l’intégration monétaire, afin d’acquérir d’un côté une plus grande indépendance vis-à-vis du marché financier interna-tional, et de faire d’un autre de la monnaie commune le signe distinctif de la puissance euro-péenne. Ainsi, comment Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont-ils, durant les cinq années qui suivirent l’adoption du Traité de Maastricht, mis en évidence les enjeux politiques et éco-nomiques de leur conception de l’union monétaire de l’Europe ?

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1. Les recommandations de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pour aboutir à une véritable Union économique et monétaire de l’Europe

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt croyaient aux vertus harmonisatrices de

l’union monétaire et à la régulation par les marchés. L’union monétaire de l’Europe, prévue dans le traité de Maastricht, satisfaisait donc aux objectifs de stabilité des prix en Europe et des taux de change avec des pays tiers poursuivis par les deux anciens dirigeants. Au plan de la microéconomie – la relation des agents économiques avec les consommateurs et les mar-chés – une monnaie unique gérée par la Banque centrale européenne promettait de faciliter l’économie de marché intégrée à l’échelle européenne. En revanche, le traité de Maastricht, du point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, ne réglait pas certains as-pects des questions macroéconomiques, en particulier les problèmes de revenu, d’investissement ou encore de taux de chômage dans le contexte de la libéralisation des échanges. Comment instaurer une concurrence et une compétitivité égalitaire entre les membres de l’Union sans harmonisation des politiques fiscales et sociales ? Ou encore, l’union monétaire sera-t-elle suffisante pour que les pays aux économies les plus faibles arri-vent au niveau de leurs partenaires européens ? Ces deux questions se trouvaient donc au centre du questionnement du CUME suite au traité de Maastricht. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, ce nouveau traité posait également la question de l’extension correspondante des pouvoirs aux institutions préexistantes.

1.1. Europe 92, une évaluation du CUME

1.1.1. Positions et propositions du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt à la veille de l’entrée en vigueur du Marché unique

Alors que de 1980 à 1990, l’Europe négociait les conditions de son marché intérieur, elle dut également réadapter ses réglementations avec les pays tiers. Depuis la fin de la se-conde guerre mondiale, le GATT, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, avait supervisé l’harmonisation des réglementations aux frontières et conduit au libre-échange. En 1986, le dernier cycle de négociation du GATT, l’Uruguay Round, redéfinit les bases des échanges multilatéraux, ce qui donna naissance, en 1994, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’OMC, qui gère notamment les accords sur les échanges des biens et des services, permet aux pays membres de régler leurs litiges et d’arbitrer leurs relations commerciales.

Dans ce contexte, pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, le Marché unique européen devait permettre à ses pays membres de disposer de davantage de crédibilité et de poids dans le commerce international. Ainsi, pour établir un bilan du traitement du Mar-ché unique dans le traité de Maastricht, le CUME fit appel à Peter Sutherland, dernier direc-teur général du GATT (et futur responsable de l’OMC), et publia son analyse dans Europe 1992. Une évaluation. Dans le traité de Maastricht, l’« espace sans frontières intérieures » fut établi comme un des principaux objectifs de l’Union. Dans l’article 3, les constituants du Marché unique furent précisés comme suit : « élimination, entre les États membres, des droits de douane et des res-

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trictions quantitatives », « politique commerciale commune », ou encore « abolition, entre les États membres, des obstacles à la circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux »1079. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui prônaient la libérali-sation du marché européen, ainsi que l’abolition des tendances protectionnistes – en particu-lier en France – l’avènement du Marché unique concourait donc à l’Europe-puissance écono-mique. De même, le principe d’un vote à la majorité qualifiée au Conseil européen - c’est-à-dire un vote pondéré suivant un coefficient de population permettant aux pays fondateurs de l’Europe de ne pas être bloqués par de petits pays qui avaient rejoint la Communauté plus tardivement -, étendu au marché intérieur dans les articles 8A1080, 100A1081 et 100B1082, consa-crait la prépondérance du noyau européen suggérée par Valéry Giscard d’Estaing. Dans l’étude du CUME sur le Marché unique, un certain nombre de mesures furent considé-rées comme une avancée majeure sur la voie de l’intégration économique et monétaire propo-sée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Avec l’abolition du contrôle des changes, on mettait d’un côté un terme à la restriction de l’achat et de la vente de monnaies étrangères, qui devait, dans l’esprit des dirigeants, protéger les entreprises de la concurrence extérieure, pallier l’évasion fiscale de revenus taxables ou éviter la dépréciation de la monnaie et le déséquilibre de la balance des paiements ; mais, d’un autre, on favorisait l’usage privé de

1079 « Traité sur l’Union européenne », Article 3. 1080 « La Communauté arrête les mesures destinées à établir progressivement le marché intérieur au cours d'une période expirant le 31 décembre 1992, conformément aux dispositions du présent article, des articles 8 B, 8 C et 28, de l'article 57 paragraphe 2, de l'article 59, de l'article 70 paragraphe 1 et des articles 84, 99, 100 A et 100 B et sans préjudice des autres dispositions du présent traité. Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assu-rée selon les dispositions du présent traité ». In : « Acte Unique Européen », Journal officiel des Communautés européennes, n° L 169, 29.06.1987. 1081 « 1. Par dérogation à l'article 100 et sauf si le présent traité en dispose autrement, les dispositions suivantes s'appliquent pour la réalisation des objectifs énoncés à l’article 8 A. Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission en coopération avec le Parlement européen et après consultation du Comité économique et social, arrête les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur. 2. Le paragraphe 1 ne s'applique pas aux dispositions fiscales, aux dispositions relatives à la libre circulation des personnes et à celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés. 3. La Commission, dans ses propositions prévues au paragraphe 1 en matière de santé, de sécurité, de protection de l'environnement et de protection des consommateurs, prend pour base un niveau de protection élevé. 4. Lorsque, après l’adoption d'une mesure d’harmonisation par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, un État membre estime nécessaire d'appliquer des dispositions nationales justifiées par des exigences importantes visées à l'article 36 ou relatives à la protection du milieu de travail ou de l'environnement, il les notifie à la Commis-sion. La Commission confirme les dispositions en cause après avoir vérifié qu'elles ne sont pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres. Par dérogation à la procédure prévue aux articles 169 et 170, la Commission ou tout État membre peut saisir directement de la Cour de justice s'il estime qu'un autre État membre fait un usage abusif des pouvoirs prévus au présent article. 5. Les mesures d'harmonisation mentionnées ci-dessus comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauve-garde autorisant les États membres à prendre, pour une ou plusieurs des raisons non économiques mentionnées à l'article 36, des mesures provisoires soumises à une procédure communautaire de contrôle. ». In : « Acte Unique Européen ». 1082 « 1. Au cours de l'année 1992, la Commission procède avec chaque État membre à un recensement des dis-positions législatives, réglementaires et administratives qui relèvent de l'article 100 A et qui n'ont pas fait l'objet d'une harmonisation au titrer de ce dernier article. Le Conseil, statuant selon les dispositions de l'article 100 A, peut décider que des dispositions en vigueur dans un État membre doivent être reconnues comme équivalentes à celles appliquées par un autre État membre. 2. Les dispositions de l'article 100 A paragraphe 4 sont applicables par analogie. 3. La Commission procède au recensement mentionné au paragraphe 1, premier alinéa et présente les proposi-tions appropriées, en temps utile pour permettre au Conseil de statuer avant la fin 1992. ». In : ibid.

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l’ECU, qui avait été un élément central des propositions du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt. La libération des mouvements des capitaux1083 - une question à laquelle le CUME a consacré sa dernière parution en 1993 et qui fera l’objet d’une étude plus approfondie dans le paragraphe suivant – allait également dans le sens d’une intégration européenne par la mon-naie. En somme, il s’agissait de ne plus utiliser la politique monétaire à des fins de politiques financière et commerciale nationales, et d’instaurer une concurrence axée principalement sur les performances économiques. Dans la conception de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt d’un marché libéralisé, la concurrence jouait donc un rôle essentiel. Ainsi, parmi les dossiers jugés « réussis » par le CUME, on compte également les « formalités douanières » et l’« ouverture des marchés publics »1084. En revanche, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt identifia des « dossiers à progrès lents »1085, qui entravaient à son sens la finalisation du Marché unique, comme l’harmonisation fiscale :

L’abolition des frontières fiscales s’est révélée une tâche particulièrement difficile et sensible à cause d’une part, de l’exigence de l’unanimité et, d’autre part, des effets budgétaires attendus au niveau natio-nal, avec les conséquences politiques qui en résultent, dans un processus d’alignement par certains États membres de leurs taux de TVA et de droits indirects1086.

En réalité, les membres du CUME considéraient d’un côté que le dumping fiscal, une faible imposition destinée à attirer les biens, les services et les capitaux et à stimuler la compétitivi-té-coût de ses entreprises, constituait un des derniers remparts à l’avènement de la libre con-currence en Europe. D’un autre, les pays aux fiscalités élevées, comme la France, avaient in-térêt à faire évoluer leur législation pour ne pas faire supporter la concurrence dans ce do-maine à leurs entreprises. Avec l’ouverture des frontières se posait également le problème de la fraude fiscale. À ce stade, trois pistes étaient envisageables pour favoriser l’abolition des frontières fiscales : « laisser jouer librement la concurrence fiscale », « aller progressivement vers une fiscalité commune » ou encore « l’harmonisation négociée »1087. Par la voix de Peter Sutherland, le CUME proposa la « fin […] d’un taux zéro aux exporta-tions »1088 et un régime de taxation indirecte selon le schéma suivant : le professionnel facture la TVA à l’importateur et la reverse à son État ; l’importateur s’acquitte de la TVA auprès de l’exportateur et la récupère auprès de son État ; et enfin, l’État importateur récupère la TVA auprès de l’État exportateur. En conclusion, ce sont des opérations neutres pour les entreprises et pour les États. Néanmoins, le budget de la Communauté étant essentiellement constitué, en pourcentages, à partir des assiettes TVA des pays membres, majorer la base de calcul aurait automatiquement signifié l’augmentation des recettes.

1083 « Directive 88/361/CEE du Conseil du 24 juin 1988 pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (liberté de mouvement des capitaux) ». 1084 Peter SUTHERLAND, « Europe 92 : Le marché unique, une évaluation », in : Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Europe 92 : Une évaluation, Crédit national, 1992, p. 23-30. 1085 Ibid., p. 31-41. 1086 Ibid., p. 31. 1087 Cf. Henri STERDYNIAK, « Les réformes fiscales en Europe, 1992-2002 », in : Revue de l’OFCE, octobre 2003. 1088 SUTHERLAND, « Europe 92 », p. 32.

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Proposition de Peter Sutherland sur la taxation indirecte Professionnel Reversement TVA Professionnel Exportateur Importateur Facturation de TVA TVA collectée Remboursement TVA TVA déductible

État exportateur État importateur TVA TVA

Chambre de compensation de l’UE Vraisemblablement, cette proposition poursuivait deux objectifs, le premier d’ordre financier, le second relevant davantage du symbolique. En effet, l’absence de TVA dans les échanges intracommunautaires était susceptible d’occasionner des fraudes fiscales de la part d’entreprises qui, vendant un produit sur son territoire national, auraient sollicité le rembour-sement de cette taxe par son État, arguant qu’il s’agissait d’une transaction avec un autre pays membre du Marché unique. Mais surtout, dans la mesure où le taux zéro de TVA est appliqué à l’exportation, alors que les échanges au sein du Marché unique sont considérés comme des acquisitions et des livraisons intracommunautaires, appliquer une taxe entre professionnels européens revenait à considérer le Marché unique comme une unité territoriale. En revanche, si les membres du CUME appelèrent les dirigeants européens à engager une réflexion sur l’harmonisation des taux de TVA et des impôts sur les sociétés au sein de l’Union, ils ne prirent pas réellement position sur un taux central. En Europe, le rythme lent des négociations s’expliquait non seulement par le fait qu’il s’agissait d’un pouvoir régalien, mais surtout par l’enjeu budgétaire que cette taxe représentait pour les États. Car, pour les pays à taux élevé, le taux central devait être le plus haut possible et, pour les pays à taux ré-duit, il devait être le plus bas possible. Pour les premiers, il était question de protéger son marché de la concurrence, du « shopping fiscal », pour les autres, il était question de mainte-nir sa compétitivité.

1.1.2. L’insuffisante cohésion économique et sociale ou les risques de crises

systémiques dans une union asymétrique

La cohésion économique et sociale occupe une partie importante du traité de Maas-tricht, qui la définit comme la mission de « réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions les moins favorisées, compris les zones ru-rales »1089. Les moyens structurels mis en œuvre à cet effet furent le Fonds européen

1089 « Traité sur l’Union européenne », « Cohésion économique et sociale », Article 130A.

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d’orientation et de garantie agricole (FEOGA)1090, le Fonds social européen (FSE)1091, le Fonds européen de développement régional (FEDER)1092 ou encore la Banque européenne d’investissement (BEI)1093. La question de la cohésion économique et sociale était détermi-nante, non seulement à court terme, car elle devait permettre la convergence des économies les plus faibles avec le noyau dur de la Communauté, mais également à plus long terme, puisque cette harmonisation était nécessaire à la stabilité de la zone monétaire européenne. Pour certains pays, dont le Portugal, l’attribution de fonds européens au redressement de l’économie était la condition sine qua non à leur participation à l’union monétaire. Des voix s’étaient déjà élevées, refusant que les « pays les plus riches soient les plus grands bénéfi-ciaires de l’UEM »1094. Dans son analyse sur la cohésion économique et sociale, le CUME indiqua que les prix bas pratiqués généralement dans les pays les moins favorisés de l’Union n’étaient pas conformes à l’esprit de la libre concurrence. Dans la perspective d’une harmonisation des salaires à long

1090 « Règlement (CE) n° 1258/1999 du Conseil du 17 mai 1999 relatif au financement de la politique agricole commune », Journal officiel, n° L 160, 26.06.1999, pp. 0103 – 0112 : « La section "garantie" finance : a) les restitutions à l’exportation vers les pays tiers ; b) les interventions destinées à la régularisation des marchés agri-coles ; c) les actions de développement rural en dehors des programmes relevant de l’objectif n° 1, à l’exception de l’initiative communautaire de développement rural ; d) la contribution financière de la Communauté à des actions vétérinaires ponctuelles, à des actions de contrôle dans le domaine vétérinaire et à des programmes d’éradication et de surveillance des maladies animales (mesures vétérinaires) de même qu’à des actions phytosa-nitaires ; e) les actions d’information sur la politique agricole commune et certaines actions d’évaluation des mesures financées par la section "garantie" du Fonds. […] La section "orientation" finance les actions de déve-loppement rural qui ne sont pas couvertes par le paragraphe 2 ». 1091 « En 1957, le traité de Rome établit la Communauté économique européenne (CEE), et dans son sillage le FSE, afin d’améliorer les perspectives de travail au sein de la Communauté en promouvant l’emploi et en renfor-çant la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs. À ses débuts, le FSE servait à "compenser" les pertes d’emploi. Il aidait les travailleurs des secteurs en restructuration en leur fournissant des allocations de reconversion. Il fournissait en outre une aide à la réinstallation aux personnes sans emploi ayant quitté leur ré-gion pour chercher du travail ailleurs. Le FSE pouvait être utilisé plus largement que le fonds CECA, car il cou-vrait tous les secteurs, à l’exception de l’agriculture. […] Il a pour objectif de réduire les écarts de richesse et de niveaux de vie entre les États membres de l’UE et leurs régions, et par voie de conséquence de promouvoir la cohésion économique et sociale. Le FSE se consacre à la promotion de l’emploi au sein de l’UE. Il aide les États membres à rendre leur main-d’œuvre et leurs entreprises plus aptes à relever de nouveaux défis mondiaux. En bref : le financement est réparti entre les États membres et les régions, en particulier ceux dont le développement économique est moins avancé. Il s’agit d’une composante clé de la stratégie pour la croissance et l’emploi de l’UE, qui vise à améliorer la vie des citoyens de l’UE en leur offrant de meilleures compétences et perspectives d’emploi ». Cf. Commission européenne, Emploi, Affaires sociales et égalité des chances, Fonds social euro-péen. 1092 Règlement (CE) n° 1783/1999 du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 1999 relatif au Fonds euro-péen de développement régional : « En application de l’article 160 de traité et du règlement (CE) n° 1260/1999, le Fonds européen de développement régional (FEDER) participe au financement d’interventions telles que définies à l’article 9 dudit règlement dans le but de promouvoir la cohésion économique et sociale par la correc-tion des principaux déséquilibres régionaux et par la participation au développement et à la reconversion des régions. À ce titre, le FEDER contribue aussi à la promotion d’un développement durable et à la création d’emplois durables ». 1093 « Créée en 1958 par le traité de Rome, la Banque européenne d’investissement (BEI) est l’organisme de prêt à long terme de l’Union européenne. Elle prête de l’argent aux secteurs public et privé pour financer des projets qui présentent un intérêt européen, notamment dans les domaines suivants : cohésion et convergence des régions de l’UE ; soutien aux petites et moyennes entreprises ; environnement ; recherche, développement et innovation ; transports ; énergie ». Cf. EUROPA, Institutions et autres organes de l’Union européenne, Banque européenne d’investissement. 1094 Miguel CADILHE, « Une certaine tendance communautaire à minimiser le risque d’absence de "cohésion économique et sociale" », 1991. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe.

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terme, le CUME proposa trois instruments de promotion de la compétitivité pour les indus-tries des régions les moins développées : l’utilisation des nouvelles technologies pour l’innovation, l’amélioration de la qualité des produits comme substitut à la recherche de la compétitivité-coût et les économies d’échelle, c’est-à-dire la réduction du coût unitaire par l’amélioration de sa productivité plutôt que par les bas salaires1095. En revanche, le CUME se prononça contre le déplacement de la main-d’œuvre qualifiée des zones géographiques les plus pauvres aux pôles d’emplois des zones les plus industrialisées. Tout d’abord, en raison des « barrières linguistiques et sociologiques », ensuite à cause de la crainte de l’immigration abondante dans les pays les plus riches, et enfin pour ne pas provo-quer un déséquilibre encore plus patent entre les régions industrialisées et les régions défavo-risées en vidant ces dernières de leurs travailleurs dynamiques1096. Afin d’endiguer les disparités régionales, le CUME prôna une redistribution des subventions européennes. À ce sujet, il notait par exemple un désavantage de l’Espagne et du Portugal vis-à-vis de la Grèce et l’Irlande :

Dans la mesure où la Grèce et l’Irlande sont des bénéficiaires relativement importants de la section ga-rantie de FEOGA, les flux financiers nets totaux qu’ils ont reçus de la Communauté se sont élevés à 5 % de leur PIB en 1990. Mais le Portugal et l’Espagne sont dans la position défavorable de contribu-teurs nets au financement des mécanismes de prix de la politique agricole commune. Pour cette raison, et en dépit de l’aide apportée par les fonds structurels, les transferts nets qu’ils ont reçus du budget communautaire ne sont élevés respectivement qu’à environ 1,3 % et 0,5 % de leur PIB en 19901097.

En d’autres termes, la Grèce (PIB 99 610 300 000 USD) bénéficiait d’environ 5 milliards d’USD, l’Irlande (PIB 48 896 800 000 USD) d’environ 2,5 milliards, le Portugal (84 747 600 000 USD) d’environ 1,1 milliard et l’Espagne (PIB 440 640 000 000 USD) d’environ 2,2 milliards. Afin de parvenir à une répartition équitable du budget communautaire, le CUME suggéra de prendre exemple sur les systèmes fédéraux : « Les niveaux existants de flux budgétaires du centre vers les régions les moins avancées de la Communauté sont ainsi beaucoup plus faibles que ceux que l’on constate dans les fédérations existant dans le monde »1098. Ainsi, le CUME proposait une réforme qui aille au-delà des simples fonds structurels et mette en œuvre un système semblable au fiscal federalism, un fédéralisme budgétaire assurant l’équilibre entre ressources, répartition et stabilisation1099 ou encore au Finanzausgleich allemand. Un rapport d’experts sur le rôle des finances publiques dans le processus d’intégration européenne, dit « rapport MacDougall » de 1977, avait déjà évoqué la piste d’un budget communautaire fédé-ral visant à soutenir le passage à la monnaie unique1100. Dans le contexte du Marché unique et de l’union monétaire, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt mit en évidence que, en l’absence d’harmonisation fiscale, le principe de la libre concurrence était entravé. La cohésion économique et sociale, et plus particulièrement le soutien aux régions les moins favorisées, où les salaires et les prix pratiqués sont générale-

1095 José DA SILVA LOPES, « La cohésion économique et sociale dans le contexte de l’Union Economique et Mo-nétaire Européenne », in : CUME, Europe 92, p. 59. 1096 Ibid., p. 60 1097 Ibid., p. 62. 1098 Ibid. 1099 W.E. OATES, « An Essay on Fiscal federalism », in : Journal of economic Literature, 37(3) : 1120-49, 1999. 1100 Commission of the European Communities, Report of study group on the role of public finance in european integration, Volume I, General Report, Bruxelles, avril 1977.

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ment les plus bas, visait également à réduire la concurrence déloyale. Avec l’union monétaire, les États ne pouvaient en effet plus faire de dévaluations compétitives, une politique à court terme consistant à relancer les exportations. Assurément, sur un plus long terme, cette mé-thode aggrave au contraire le déficit de la balance des échanges. Le but de l’union monétaire de l’Europe n’était pas simplement de stabiliser et de rationaliser les échanges commerciaux, mais également de créer une véritable puissance, capable de s’affirmer sur la scène internatio-nale.

1.2. Le principe de convergence économique selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : un mouvement du noyau dur de l’Europe à la périphérie

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont engagés en faveur de la ratification du traité de Maastricht. Pour ne pas nuire à son adaptation, ils n’ont pas manifesté de réserves. Leur bilan du traité, sous la forme d’une publication du CUME intitulée Europe 92 : une éva-luation, est nettement plus nuancé :

En ce qui concerne l’union politique, pour ceux qui sont attachés avec nous à la réalisation d’une union de l’Europe à vocation fédérale, le contenu des accords de Maastricht apparaît insuffisant. La place trop grande faite à la coopération intergouvernementale, l’extension trop limitée du rôle du Parlement euro-péen, l’absence d’engagements clairs en matière de politique de sécurité et de défense, constituent au-tant de causes de déception1101.

Un an avant l’adoption du traité de Maastricht par les Douze, le CUME avait déjà prôné une plus grande intégration politique de l’Europe par le partage triangulaire des pouvoirs entre le Parlement, le Conseil et la Commission. Dans ces lignes, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’opposèrent aux concessions faites aux unionistes, défenseurs de la souveraineté nationale privilégiant l’intergouvernementalisme. En réalité, sur ce point, la convergence franco-allemande avait atteint ses limites : l’Allemagne, de son côté, campait sur la nécessaire séparation des questions économiques et monétaires, tandis que la France ne parvenait pas à se détacher de la conception d’un gouvernement économique européen, en somme de l’implication de représentants de l’État dans la vie économique. Dans ce contexte, l’opposition entre approches fédérale et centralisatrice n’avaient pas permis l’instauration d’une véritable politique commune en parallèle des dispositifs monétaires. Pourtant, comme la France le défendait, un contrepoids politique à la Banque centrale européenne apparaissait pertinent. Anticiper les situations d’urgence ou pallier les crises économiques qui pourraient menacer la zone monétaire étaient autant de dispositions qui, en l’absence d’un accord entre la France et l’Allemagne, n’avaient pu voir le jour. Le Conseil européen, et donc la méthode intergouvernementale, restait alors le seul recours. L’union monétaire, stricto sensu, connaissait, certes, un aboutissement, mais elle ne pouvait, à terme, fonctionner indépendamment d’une plus grande gouvernance économique. D’autant plus que, depuis la chute du Mur de Berlin et la création d’un Marché unique en Europe, de nouveaux candidats étaient susceptibles de rejoindre l’Union européenne. Pour Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt, ces élargissements devaient être strictement conditionnés au renforcement de la politique européenne :

Il est clair, cependant, que les structures politiques de la Communauté déjà affectées par l’élargissement à neuf, puis à douze, à partir de mécanismes conçus à l’origine pour un groupe plus restreint de pays, se-

1101 Valéry GISCARD D’ESTAING et Helmut SCHMIDT, « Avant-propos », in : CUME, Europe 92, p. 3.

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ront hors d’état de fonctionner efficacement avec un ensemble de pays aux structures et aux constitu-tions très diverses. Il est indispensable d’engager sans délai une double réflexion sur le processus d’élargissement de la Communauté, avec des distinctions à opérer quant aux phases de transition, et sur les structures politiques futures de la Communauté élargie1102.

Dans leurs travaux après le sommet de Maastricht, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’engagèrent donc dans la proposition de pistes pour l’amélioration du contexte de la mise en œuvre de l’union monétaire. Comme en témoigne un communiqué du CUME datant du mois d’avril 1992, son rôle était dès lors de « contribuer à la ratification des accords de Maastricht »1103. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’employèrent donc à identifier les obstacles à l’UEM et à proposer des pistes pour les surpasser. Par exemple : « Le Comité souligne la nécessité d’accentuer la convergence et la cohésion économique et sociale afin que le calendrier de Maastricht soit respecté ». Dans ce contexte, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt créa deux groupes, le premier sur l’ECU, présidé par Niels Thygesen, et le second sur la convergence, présidé par Manfred Lahnstein. Ces initiatives montrent qu’en réalité, le CUME se focalisa sur la monnaie unique, qui faisait encore l’objet de désaccords entre les pays membres de la Communauté, notamment en raison du degré de convergence jugé trop faible, particulièrement par l’Allemagne.

En décembre 1992, Helmut Schmidt fut invité par Valéry Giscard d’Estaing à formu-ler ses observations et recommandations suite à l’adoption du traité de Maastricht, à l’occasion d’une réunion de la commission économique et monétaire du Parlement euro-péen1104. L’heure était alors, plus qu’à l’attitude constructive, à la critique des points faibles du traité :

À mon avis, ce texte n’est pas un très bon traité, non seulement à cause des nombreux obstacles qu’il comporte dans le domaine de la politique monétaire, mais aussi parce qu’il règle trop de questions de détails dans un esprit bureaucratique n’étant pas imputable, me semble-t-il, à l’appareil administratif de Jacques Delors, mais plutôt aux 12 bureaucraties nationales qui, en sous-main, ont fait passer à la Commission européenne les questions dont elles ne viennent pas à bout chez elles, dans leur cabinet à Madrid, Bonn ou La Haye1105.

Helmut Schmidt ne s’en était pas caché, il était catégoriquement hostile au constitutionna-lisme, lui privilégiant le réalisme. En l’occurrence, à ses yeux, le traité de Maastricht, pour pouvoir être ratifié, avait donné lieu à des luttes d’intérêts nationaux, comme il l’avait pronos-tiqué. Pour ne pas nuire à l’union monétaire de l’Europe, Helmut Schmidt, radicalisant encore sa position, proposa très clairement une Union européenne à deux vitesses, avec une zone ECU basée sur les pays de la CECA – moins l’Italie qui disposait d’une marge élargie de 6% au sein du SME : « je verrais d’un très bon œil, indépendamment du traité de Maastricht, que seuls la France, les pays du Benelux et l’Allemagne remplacent leur monnaie nationale par l’ECU et créent une banque commune autonome »1106. Selon lui, la France et la RFA, accom-

1102 Ibid., p. 6. 1103 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué de presse », 06.04.1992. In : Archives natio-nales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1104 Parlement européen, Commission économique, monétaire et de la politique industrielle, Helmut SCHMIDT, « Intervention avec débat de M. Helmut Schmidt, ancien chancelier fédéral sur le développement du système monétaire européen et les perspectives de l’union économique et monétaire ». In : Archives du Parlement euro-péen, Centre archivistique et documentaire (CARDOC), PE 203.249. 1105 Ibidem. 1106 Ibid.

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pagnées de leurs partenaires originels, fervents européens, mais surtout les économies les plus vertueuses, avaient à assumer littéralement leur rôle de « moteur » de l’Europe1107. Selon Helmut Schmidt, l’Europe devait d’urgence acquérir « suffisamment de poids pour im-poser aux autorités monétaires américaines et japonaises une étroite coopération en ce qui concerne la surveillance du crédit, la surveillance des agissements sur les marchés finan-ciers ». Dans contexte, l’instauration rapide d’une monnaie européenne visait donc à donner un signal rassurant aux marchés, et à imposer l’Europe au rang des grandes puissances inter-nationales. Le pragmatique Helmut Schmidt notait au contraire que, depuis son départ du pouvoir et celui de Valéry Giscard d’Estaing, les sommets économiques internationaux étaient « devenus en quelque sorte une grande Television-Opportunity »1108, durant lesquels aucune décision concrète ne pouvait être prise, dans la mesure où seuls deux pays – les États-Unis et le Japon - avaient réellement du poids.

Les différents niveaux d’harmonisation économique dans le cadre de l’union moné-taire de l’Europe étaient en réalité sous-tendus par les critères de convergence. Comment, en effet, provoquer la confluence des niveaux de prix ou encore des finances publiques entre des pays aux économies disparates ? Symboliquement, le CUME choisit le Portugal, une des économies les plus faibles de la Communauté, pour traiter de la problématique de la convergence. Le fait que, en guise d’ouverture des débats, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se soient « félicités que la réunion du Comité coïncide avec l’entrée de l’Escudo dans le dispositif de change du SME »1109 est précisément révélateur des efforts fournis par les économies les plus faibles pour se conformer aux exigences des plus puissantes, mais également de leur motivation à profiter des avantages du Marché et de la monnaie uniques. Le choix de Lisbonne comme ville de réunion du CUME reposait également sur des considérations politiques. En effet, alors que l’administrateur portugais de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe s’était proposé d’accueillir les membres du Comité à Porto1110, lieu privilégié des « secteurs exportateurs portugais »1111, Paul Mentré opta pour la capitale, « mieux adaptée à la rencontre de personnalités politiques »1112, au moment où le Portugal assurait la présidence du Conseil européen. Si Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient recherché, en rencontrant des déci-deurs de tous les pays européens, à s’assurer qu’aucun dirigeant n’entraverait l’aboutissement de l’union monétaire, après Maastricht, ils firent publiquement la distinction entre les écono-mies les plus puissantes et les plus faibles. Les échanges, lors de cette réunion, rappellent no-tamment les perspectives de développement que représentait l’Europe pour les pays en diffi-culté :

En réponse à une question de M. Schmidt, MM. Tavares Moreira et Fernandes Braz indiquent que l’impact de l’entrée dans la CEE sur l’économie portugaise a été essentiellement un changement specta-culaire dans l’attitude des entrepreneurs et un afflux d’investissements directs étrangers qui a permis de

1107 Ibid. 1108 Ibid. 1109 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 6 avril 1992 », Lisbonne – Banque du Portugal. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1110 Cf. Lettre de Bertrand de Maigret à Paul Mentré, 04.10.1991. In : ibid. 1111 Cf. Lettre de Belmiro de Azevedo à Bertrand, 30.09.1991. In : ibid. 1112 Cf. Lettre de Paul Mentré à Belmiro de Azevedo, 26.09.1991. In : ibid.

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réduire la dette extérieure de 80% à 25% du PNB. Il est attendu, de même, que l’entrée dans le dispositif de change du SME réduise les anticipations inflationnistes1113.

Comme Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt l’avaient soutenu avec constance, les dispositifs monétaires, et particulièrement leur Système monétaire européen, avaient un rôle harmonisateur à jouer. Toutefois, la convergence monétaire, synonyme de gestion rigoureuse, n’était pas l’unique enjeu qui se présentait aux économies les plus faibles, c’est ce qui ressor-tit de la réunion du CUME au Portugal :

La réconciliation entre le souci de stabilité et le souci de rattrapage du niveau de vie moyen de la Com-munauté ne peuvent être conciliés qu’à travers des transferts en provenance de la Communauté au titre des fonds structurels, pour lesquels les assouplissements acceptés à Maastricht sont bienvenus, et du nouveau fonds de cohésion1114.

Pour le CUME, deux niveaux de convergence devaient être établis au sein de la Communauté. D’une part, celle que l’on pourrait qualifier de rattrapage des grandes puissances européennes par les économies les plus faibles. D’autre part, la convergence entre les pays du noyau dur de l’Europe, c’est-à-dire la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et, dans une moindre mesure, l’Italie, qui avait vocation à accélérer, en cercle restreint, la mise en place de l’union monétaire. Plus particulièrement, il s’agissait qu’une « impulsion politique nouvelle soit don-née au début de la deuxième phase pour marquer davantage que l’Institut monétaire européen préfigure complètement la Banque centrale européenne »1115. En effet, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient, dès la publication du rapport Delors, exprimé leur insa-tisfaction face à des phases qui n’engageaient pas inéluctablement les dispositions de l’UEM. Faire de l’IME l’embryon de la BCE était surtout une stratégie pour lier les États définiti-vement à la troisième phase de l’union monétaire et à ses institutions – la banque et la mon-naie européennes. Du point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, il était alors fondamental que les économies les plus puissantes tracent la voie pour les pays périphé-riques de la Communauté. En effet, une fois les bases de l’union monétaire instaurées entre les pays du noyau de l’Europe, il restait aux membres qui ne pourraient pas à atteindre le ni-veau de convergence exigé de fournir les efforts nécessaires pour rejoindre leurs partenaires. Dans le cas inverse, comme l’avait souligné Helmut Schmidt à maintes reprises, si la conver-gence de l’ensemble des pays membres de l’Union européenne était la condition sine qua non à l’avènement de l’union monétaire, le calendrier promettait d’être sans cesse repoussé et la deuxième phase de durer indéfiniment. Dans la même logique, Valéry Giscard d’Estaing, qui, on le verra, fut très rapidement amené à réviser sa position, considérait que l’on devait se concentrer sur les questions monétaires :

tout en respectant les engagements politiques pris à Maastricht, il ne faut pas trop faire interférer la né-gociation budgétaire et la ratification des accords de Maastricht. L’expérience passée montre que la dis-cussion du paquet Delors II sera longue et n’aboutira sans doute pas avant la fin de l’année, ce qui est d’ailleurs compatible avec le calendrier budgétaire, c’est-à-dire après l’achèvement du processus de rati-fication1116.

Pour Valéry Giscard d’Estaing comme pour Helmut Schmidt, il était en effet primordial que la phase de convergence se limite aux accords prévus par Maastricht et soit menée à son terme

1113 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Compte-rendu de la réunion du 6 avril 1992 », Lisbonne – Banque du Portugal. In : ibid. 1114 Ibidem. 1115 Ibid. 1116 Ibid.

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dans les délais prédéfinis. Dans ce contexte, les négociations sur les élargissements de la Communauté devaient se faire, selon Helmut Schmidt « en distinguant les pays dont la situa-tion économique ne pose aucun problème particulier (l’Autriche, la Suède, et à un moindre degré, la Finlande) pour lesquels l’entrée pourrait se faire sans délai et ceux dont la situation économique ne sera[it] comparable à celle des pays de la CEE qu’après de très longs dé-lais »1117. En d’autres termes, Helmut Schmidt différenciait les adhésions qui participeraient à l’essor de l’Europe – les pays de l’AELE – et celles aux motivations politiques – les nouvelles démocraties à l’Est – ou encore destinées à profiter du Marché unique – les pays du Sud – et prenait donc clairement position en faveur d’une Europe à deux vitesses. Dans la même ligne, Wilfried Guth considérait que cette méthode permettrait de « renforcer la consistance du "noyau dur" de l’Union économique et monétaire »1118. Le fait que l’ancien Chancelier et un membre de la Deutsche Bank adoptent cette position est également révéla-teur de l’attitude allemande dans son ensemble, et de la persistance de la tradition issue du Zollverein, consistant à donner la priorité à la stabilité économique, alors que pour Valéry Giscard d’Estaing les élargissements posaient davantage un problème politique, lié au fonc-tionnement des institutions, et notamment du processus de décision.

1117 Ibid. 1118 Ibid.

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2. La dernière mission du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt : accompagner le passage irréversible à la monnaie unique Avec l’adoption du traité de Maastricht, les États membres de la Communauté confir-

mèrent la mise en œuvre de l’Union économique et monétaire. À ce titre, la mission que Valé-ry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient conférée à leur Comité pour l’Union moné-taire de l’Europe était remplie. Pourtant, même si les activités du CUME se firent moins in-tenses et, qu’après 1992, une seule et dernière analyse fut publiée, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne mirent pas un terme à leur collaboration. Au contraire, ils poursuivirent leurs activités en parallèle au déroulement des trois phases de l’Union économique et moné-taire : premièrement, la libération des mouvements des capitaux, le renforcement de la coor-dination de la politique des banques centrales, l’abolition des restrictions à l’usage de l’ECU et l’amélioration de la convergence économique ; deuxièmement, à compter du 1er janvier 1994, la création de l’Institut monétaire européen, et, corollairement, le transfert des souve-rainetés des banques centrales nationales ainsi que la prise de disposition pour leur indépen-dance, et enfin, à partir du 1er janvier 1999, la phase finale de l’union monétaire, avec la mise en place du Système européen de banques centrales, la fixation irréversible des taux de change et l’introduction de la monnaie unique, ainsi que l’entrée en vigueur du Pacte de stabi-lité et de croissance.

Alors que, selon leurs propres déclarations, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt s’étaient réunis autour du projet d’union monétaire de l’Europe, avec comme seul objectif de provoquer une relance de cette question parmi les décideurs européens, la poursuite de leur collaboration est révélatrice de motivations plus profondes. En effet, ils ne souhaitaient pas simplement que le projet d’union monétaire qu’ils avaient engagé dans les années 1970 soit mené à son terme, mais ils entendaient également participer, en tant qu’acteurs, à sa mise en œuvre, cristallisant ainsi leur statut de « pères de l’euro ». Avec le SME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient mis en place un embryon de l’union monétaire. En 1986, avec la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, ils avaient participé à la re-lance de cette question et collaboré à la gestation de l’UEM. Après 1992, en perdurant au cœur du débat sur la mise en œuvre des trois phases de l’union monétaire, ils démontraient en réalité leur volonté d’accompagner la naissance de l’euro. Cette attitude est à mettre en paral-lèle avec la phrase lancée par Helmut Schmidt en 1992 : « Vous ne pouvez pas non plus renier votre paternité, Valéry. Jusqu’ici on ne nous a pas réclamé de pension alimentaire et j’espère que cela ne changera pas ! »1119.

2.1. La première phase de l’UEM selon Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt : confirmer la place de l’Europe dans le monde

Quand Jacques Delors a remis son rapport sur l’Union économique et monétaire, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt a considéré que la première phase n’était qu’une période d’ajustement des institutions et mesures préexistantes : la libération des mouvements des capi-taux était entrée en vigueur le 1er juillet 1990, le renforcement de la coordination de la poli-

1119 SCHMIDT, « perspectives de l’union économique et monétaire ».

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tique des banques centrales n’était autre qu’une amélioration du Comité des gouverneurs créé en 1964, l’abolition des restrictions à l’usage de l’ECU ne signifiait pas pour autant son usage comme véritable monnaie commune – l’option de monnaie parallèle ayant été officiellement rejetée – et l’amélioration de la convergence économique suivait la voie tracée en 1972. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, les Européens devaient donc mettre à profit cette phase intermédiaire pour affirmer clairement leur intention de mener l’Union écono-mique et monétaire à son terme, et déterminer un calendrier précis pour les étapes suivantes, afin de préparer la plus grande intégration européenne parmi les grandes puissances écono-miques mondiales.

Dans les années 1990, l’urgence d’une Union européenne se faisait d’autant plus res-sentir que les pays membres de la Communauté ne pouvaient plus, à titre individuel, faire face à la mondialisation, caractérisée par la libéralisation et l’intégration internationale du marché financier : dérégulation pour plus d’innovation et de concurrence, désintermédiation – c’est-à-dire le financement d’entreprises hors des circuits bancaires –, accélération des échanges avec les nouvelles technologies, ou encore opérations d’arbitrage permettant la comparaison entre les offres des services financiers. Cette mutation du système financier à l’échelle internatio-nale avait notamment pour but d’harmoniser les taux d’intérêt – à la baisse – et de faire circu-ler l’épargne en direction des pays les moins pourvus. Aussi, pour éviter la fuite des capitaux, il convenait de mener une politique de réduction de l’inflation et du maintien des taux d’intérêt attrayants. Avec la globalisation du marché financier, la probabilité des risques sys-témiques s’en voyait augmentée. Par conséquent, entre bénéfices et dangers du système finan-cier, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont appelé leurs contemporains à davantage se préoccuper de la question de l’interdépendance croissante des économies.

Dans l’analyse commune de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, présentée par exemple lors d’une session de travail de l’Interaction Council à Prague, l’internationalisation de la finance commandait la création d’une monnaie à l’échelle euro-péenne. Dans ce contexte, il s’agissait non seulement de participer à la redéfinition du sys-tème monétaire international, mais également, comme le souligna Valéry Giscard d’Estaing, de la nécessaire participation de l’Europe à la supervision et à la régulation de la finance in-ternationale grâce à l’union monétaire :

Il semble qu’à la fin de l’année 1990, nous ayons évité de justesse une crise du système bancaire améri-cain, qui aurait entraîné une crise du système bancaire international. Cela put aboutir, en réalité, à une situation similaire à celle des années 1930. [...] En effet, ces dernières années, Helmut Schmidt est in-tervenu à de nombreuses occasions pour attirer l’attention sur ce sujet. Nous n’avons pas toujours été suffisamment ouverts aux développements relatifs à la globalisation du marché de la finance internatio-nale1120.

Valéry Giscard d’Estaing comme Helmut Schmidt souhaitaient appeler l’attention des Euro-péens sur le fait que l’internationalisation du marché financier entrainait la « perte d’autonomie des politiques monétaires nationales »1121 et qu’il fallait au contraire rechercher dans l’Union le moyen pour les Européens de participer au débat des « années 1990 sur le désordre et l’instabilité des taux de change dans les monnaies de référence, le déséquilibre

1120 Interaction Council, « Working session. Statement by H.E. Mr. Valéry Giscard d’Estaing », Prague, 31.05.1991. In : Archiv der sozialen Demokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011661. 1121 Ibidem.

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dans l’économie mondiale, en particulier au regard du flux de fonds financiers et le rôle des banques centrales dans cette situation »1122. Les implications de la financiarisation de l’économie concernant directement les industriels, le discours de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt fut relayé par l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, qui affirma dans un communiqué de presse :

L’Association souligne la nécessité de stabiliser le Système monétaire international. Les avantages at-tendus de la libéralisation du commerce international peuvent être facilement effacés par des variations de change entre le dollar, le yen et les monnaies liées à l’écu. La persistance des déficits publics impor-tants dans certains pays entretient l’incertitude et prive les investisseurs de l’épargne et de la baisse des taux d’intérêt qui permettraient de soutenir l’activité économique mondiale. L’Association est persuadée que l’émergence de l’écu confortera la place de l’Europe dans l’économie mondiale, un marché unique de capitaux sera plus important que la seule addition des douze marchés nationaux. Les investisseurs anticiperont cette évolution avant même que ne soit atteinte la phase finale de l’Union économique et monétaire. Il reste que la recherche d’une stabilité monétaire accrue nécessitera le renforcement de la

coopération politique entre les pays membres du G71123

.

En avril 1992, lors de la réunion du CUME à Lisbonne, un groupe de travail s’était constitué pour « faire un rapport [...] sur les mesures propres à renforcer le processus d’union monétaire grâce à une amélioration du statut de l’Écu et au développement des opérations libellées dans la future monnaie européenne »1124, dès la première phase du rapport Delors. Cette base de travail faisait suite aux travaux du groupe d’experts de haut niveau de l’Interaction Council, présidé par le secrétaire exécutif du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, Paul Mentré, et présenté par Valéry Giscard d’Estaing. Le CUME souhaitait alors préciser les pistes de travail adoptées par les Conseils de Rome (1990) et du Luxembourg (1991) : « un écu stable et fort sera la monnaie unique de l’UEM » et la « mise en œuvre de l’UEM sera précédée de deux étapes de transition au cours des-quelles l’écu actuel sera renforcé et développé »1125. Cette question, qui était au centre des préoccupations des agents économiques, amena le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt à tra-vailler en étroite collaboration avec l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Ber-trand de Maigret, pour la France, et Stefan Collignon, pour l’Allemagne, contribuèrent donc, aux côtés des membres du CUME à dégager les pistes pour promouvoir la monnaie unique auprès des décideurs européens. À cette époque, en effet, la France et l’Allemagne privilé-giaient encore la monnaie nationale dans les transactions extérieures, c’est pourquoi le dollar demeurait la monnaie de référence, de même que le mark, alors que l’ECU restait « bon der-nier »1126. Dans la première phase de l’UEM, la carence majeure de l’ECU résidait donc dans sa définition et son utilisation sur la scène internationale. Dans une nouvelle et ultime publica-tion, en 1993, intitulée Le marché européen des capitaux, le CUME entendait replacer la ré-flexion sur l’union monétaire de l’Europe dans son environnement international ; comme le

1122 Interaction Council, « Opening Ceremony. Speech by H.E. Helmut Schmidt ». In : Archiv der sozialen De-mokratie der Friedrich Ebert Stiftung, Helmut-Schmidt-Archiv, HSAA011661. 1123 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué de presse. L’AUME demande un calendrier clair pour l’Union monétaire et la monnaie unique européenne, 30.05.1991. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1124 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Prochaines étapes pour l’UEM et l’ECU. (Groupe de travail sur l’Écu) », 25.09.1992, in : CUME, capitaux, p. 177. 1125 LOUW, « Rôle de l’écu ». 1126 Ibidem.

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soulignèrent Paul Mentré et Uwe Plachetka, cette étude avait « pour objet de montrer com-ment peut s’affirmer le poids financier et monétaire de l’Europe par l’intégration des marchés nationaux des capitaux, par le développement du marché de l’Écu, par la mise en œuvre de disciplines communes dans le plein respect de l’ouverture au monde et de la concurrence in-ternationale »1127. L’état des lieux établi par Étienne Davignon, au nom du CUME, sur l’intégration des marchés nationaux des capitaux1128, fit le constat de l’asymétrie entre la « proportion croissante de titres étrangers dans les portefeuilles des investisseurs institutionnels des différents pays » et la « fragmentation [des] marchés nationaux de capitaux » en Europe, « malgré la liberté des mouvements des capitaux, la liberté d’établissement et la libre prestation de services appor-tées aux opérateurs financiers européens par la mise en œuvre du marché unique »1129. Au début des années 1990, l’ECU était certes utilisé comme devise internationale dans le do-maine financier, dans les transactions intrafrontalières comme extérieures, alors que, au plan commercial, l’utilisation des devises nationales perdurait. Cela signifiait que « les écus em-pruntés sur les marchés des capitaux [étaient] pour l’essentiel ‘swappés’ contre d’autres de-vises : ils n’[étaient] guère utilisés pour payer les achats de biens d’équipement et autres que les opérations d’emprunt sont censés financer »1130. En conclusion, malgré la libération des mouvements des capitaux et l’abolition des barrières à l’usage de l’ECU dans la première phase du rapport Delors, les agents économiques ne s’étaient pas approprié la monnaie euro-péenne dans leurs transactions financières. Par conséquent, le CUME, par la voix de Paul Mentré, en conclut que « c’est bien la marche vers la monnaie unique plus que la mise en œuvre du marché unique qui constituera la force de déclenchement du marché européen des capitaux et de ses acteurs »1131. Le CUME définit les freins que constituaient les différentes monnaies en Europe dans l’intégration financière de la manière suivante :

Le haut degré d’intermédiation bancaire qui caractérise encore les marchés européens s’explique partiel-lement par l’existence de monnaies différentes. Cette situation a été dommageable pour l’activité des capitaux européens et a ainsi encouragé l’intermédiation bancaire. La loyauté à l’égard de sa propre monnaie ou le besoin des agents économiques d’éviter des risques de change (par choix ou par obliga-tion) ont largement fragmenté de larges segments des marchés financiers européens malgré la libéralisa-tion des mouvements des capitaux. Le lien étroit entre épargne nationale et investissement national peut partiellement s’expliquer par l’existence de monnaies différentes.

En revanche, Étienne Davignon fondait ses espoirs de dynamisation du marché financier eu-ropéen sur la capacité d’épargne des Européens – épargne liquide ou thésaurisation et épargne destinée à l’investissement et aux placements – et sur sa tendance à la globalisation, notam-ment en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Belgique. Dans la logique de la liberté des mouvements des capitaux voulue par le traité de Maastricht, l’européisation de l’épargne permettait non seulement aux investisseurs de ne pas être confiné dans une délimitation natio-nale, mais de prétendre également à accéder plus commodément aux offres extérieures, et

1127 CUME, capitaux, p. 9. 1128 Cf. Étienne DAVIGNON, « L’émergence d’un marché européen de capitaux », in : CUME, capitaux, p. 13-25. 1129 CUME, capitaux, p. 10. 1130 Cf. LOUW, « Rôle de l’écu ». 1131 Cf. Paul MENTRE, « Le nouveau paysage monétaire et financier en Europe », in : CUME, capitaux, p. 27-35. L’auteur a repris une partie de ces questions une dizaine d’années plus tard, en collaboration avec Antoine ME-

RIEUX, Les institutions d’épargne en Europe et en France : le secteur public et mutualiste, AEF, 2002.

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corollairement aux investisseurs extérieurs d’accéder au marché européen. Un marché euro-péen des capitaux abouti donnerait également accès à des techniques financières telles que l’intermédiation1132 et la titrisation1133. Ainsi, l’Europe s’acheminait-elle alors vers le libéra-lisme financier du capitalisme moderne, fondé sur trois composantes : la monnaie, le crédit et l’épargne. Étienne Davignon notait des progrès quant au « processus de convergence des prix, des organisations de marché, des réglementations, des taxes »1134. En revanche, il détermina des champs d’action perfectibles : les titres privés qui souffraient de l’absence d’agences de notation et la relation de dépendance entre les entreprises et les banques nationales1135 ; le papier commercial européen – emprunts des entreprises auprès de financiers extérieurs aux banques commerciales – en net recul vis-à-vis des États-Unis1136 ; et le capital-risque1137, c’est-à-dire le financement d’entreprises innovantes. En conclusion, Étienne Davignon associa strictement l’émergence d’une identité financière européenne à la création de la monnaie unique, qui elle-même « ne conduira pas seulement à des changements importants en Europe mais aussi dans le monde, où l’Europe sera capable de renforcer sa position dans la concur-rence globale du flux de l’épargne »1138.

Les atouts et les faiblesses du marché financier analysés, Paul Mentré se livra à la prospective. Il introduisit plus fondamentalement à la réflexion les concepts novateurs du marché financier libéral et ses « nouvelles stratégies » telles que les « banques universelles », les « concentrations » et les « réseaux européens »1139. Deux grands systèmes bancaires coha-bitaient en effet sur le marché financier. Aux États-Unis, le Glass-Steagall Act de 1933 distin-gua, jusqu’à son abrogation et l’instauration du Financial Services Modernization Act en 1999, banques de dépôts et banques d’investissement. En Allemagne, on avait au contraire opté pour la banque universelle, qui englobait activités bancaires et financières. Paul Mentré évoqua alors la « généralisation du modèle allemand »1140 dans le contexte du marché unique, qui prévoyait précisément la libéralisation du marché financier. Il anticipa alors sur l’« émergence de vastes conglomérats financiers »1141. Par conséquent, la Communauté adop-ta une législation prudentielle visant à surveiller et encadrer les concentrations des organismes financiers. Il s’agissait principalement de directives sur la « coordination des dispositions lé-gislatives, réglementaires et administratives concernant l’assurance directe autre que l’assurance sur la vie et modifiant les directives » :

Considérant qu’il est nécessaire d’achever le marché intérieur dans le secteur de l’assurance directe autre que l’assurance sur la vie, sous le double aspect de la liberté d’établissement et de la libre presta-tion de services, afin de faciliter aux entreprises d’assurance ayant leur siège social dans la Communau-

1132 Théorie de John Gurley et E.S. Shaw selon laquelle une économie peut s’autofinancer ou solliciter des fonds extérieurs en émettant des actions et des obligations sur le marché financier (désintermédiation) ou en emprun-tant auprès des intermédiaires bancaires ou non bancaires (intermédiation). Cf. Money in a Theory of Finance, Brookings Institution, Washington, 1966. 1133 Action de transférer des actifs financiers, des créances, à des investisseurs sous forme de titres émis sur les marchés financiers. 1134 DAVIGNON, « marché européen de capitaux », p. 19. 1135 Cf. Ibid., p. 21. 1136 Cf. Ibid., p. 22. 1137 Cf. Ibid., p. 24. 1138 Cf. Ibid., p. 25. 1139 MENTRE, « paysage monétaire et financier ». 1140 Ibidem, p. 31. 1141 Ibid.

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té la couverture des risques situés à l’intérieur de la Communauté ; [...] considérant qu’il incombe dé-sormais aux autorités compétentes de l’État membre d’origine d’assurer la surveillance de la solidité fi-nancière de l’entreprise d’assurance, notamment en ce qui concerne son état de solvabilité et la constitu-tion de provisions techniques suffisantes ainsi que leur représentation par des actifs congruents ; consi-dérant que les autorités compétentes des États membres doivent disposer des moyens de contrôle néces-saires pour assurer un exercice ordonné des activités de l’entreprise d’assurance dans l’ensemble de la Communauté, qu’elles soient effectuées en régime d’établissement ou en régime de libre prestation de services ; qu’en particulier, elles doivent pouvoir adopter des mesures de sauvegarde appropriées ou imposer des sanctions ayant pour but de prévenir des irrégularités et des infractions éventuelles aux dis-positions en matière de contrôle des assurances1142.

Les investissements firent également l’objet d’une directive d’encadrement spécifique : Considérant que les entreprises qui fournissent des services d’investissement couverts par la présente di-rective doivent être soumises à un agrément délivré par l’État membre d’origine de l’entreprise d’investissement aux fins d’assurer la protection des investisseurs et la stabilité du système financier ; considérant que la démarche retenue consiste à ne réaliser que l’harmonisation essentielle, nécessaire et suffisante pour parvenir à une reconnaissance mutuelle des agréments et des systèmes de contrôle pru-dentiel, qui permette l’octroi d’un agrément unique valable dans toute la Communauté et l’application du principe du contrôle par l’État membre d’origine ; que, en vertu de la reconnaissance mutuelle, les entreprises d’investissement agréées dans leur État membre d’origine peuvent exercer dans toute la Communauté tout ou partie des services autorisés par leur agrément et couverts par la présente directive, par l’établissement d’une succursale ou par voie de prestation de services1143.

Afin de protéger le marché financier des conséquences de sa libéralisation, comme la concen-tration des services, Paul Mentré reconnaissait aux ratios Cooke, c’est-à-dire le minimum en fonds propres dont une banque doit disposer, une fonction canalisatrice et sécurisante1144. De plus, la libéralisation visait à établir la libre concurrence. Le système de surveillance tenta alors d’éviter que cette liberté n’aboutisse à une telle concentration que les monopoles se re-créent à travers les conglomérats.

« Le complément logique de cette concentration doit être l’émergence de réseaux eu-ropéens »1145. Ainsi, Paul Mentré anticipait les conséquences de la libéralisation du système financier sur le système bancaire européen. Avant la libéralisation, dans certains pays d’Europe, et notamment en France, les banques étaient un monopole d’État. L’ouverture des frontières européennes et la libéralisation du système bancaire amenèrent en revanche les banques à se privatiser sur le modèle des banques britanniques. Afin de rationaliser leurs im-plantations dans l’UE, les banques européennes privilégièrent alors l’absorption de structures existantes – fusion ou acquisition stratégique – à la création de nouvelles banques.

Enfin, Paul Mentré souligna les conséquences directes de l’instauration d’une monnaie unique pour les banques européennes. Il s’agissait, selon lui, d’un « nouveau défi » d’une « compétition »1146 d’adaptabilité que devaient se livrer les institutions financières :

Bien que le débat ne soit guère public, un des grands enjeux du système monétaire et bancaire unifié se-ra la constitution d’un grand système de paiements intégrant les systèmes de paiement actuels en mon-

1142 « Directive 92/49/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des dispositions législatives, régle-mentaires et administratives concernant l’assurance directe autre que l’assurance sur la vie et modifiant les direc-tives 73/239/CEE et 88/357/CEE (troisième directive «assurance non vie») », Journal officiel, n° L 228, 11.08.1992, p. 0001 – 0023. 1143 « Directive 93/22/CEE du Conseil, du 10 mai 1993, concernant les services d’investissement dans le do-maine des valeurs mobilières », Journal officiel, n° L 141, 11.06.1993, p. 0027 – 0046. 1144 MENTRE, « paysage monétaire et financier », p. 31. 1145 Ibid., p. 32. 1146 Ibid., p. 33.

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naies nationales et le clearing bancaire en Écu. La force de l’espace unifié du dollar et du yen réside aussi dans l’existence d’un système instantané, fiable et contraignant du règlement en dollars. […] Les systèmes européens sont cloisonnés, différents quant au rôle relatif des banques centrales et des banques commerciales, souvent éclatés entre règlements nationaux et règlements internationaux. Il y a là un im-mense chantier à ouvrir sans délai par les banques centrales et les banques commerciales. Les banques qui, par leurs équipements informatiques seront en état lors de l’introduction de la monnaie unique d’offrir un système de règlements instantanés à la dimension de l’Europe prendront un avantage décisif dans la compétition1147.

Conformément aux analyses précitées, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt campaient sur la démonstration qu’ils avaient développée dès la première publication du CUME autour de deux axes majeurs : « une démarche institutionnelle dont la Banque centrale européenne est l’aboutissement, une dynamique des marchés dont la monnaie unique, l’Écu, doit être l’expression privilégiée »1148.

2.2. La portée de la crise monétaire européenne de 1992-93 dans les travaux de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt

2.2.1. La crise de la désunion européenne, une lecture des événements de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt

Alors que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt prônaient la mise en œuvre ra-pide de la monnaie unique comme clé de voûte de l’affirmation de l’Europe sur la scène in-ternationale, ce fut précisément le manque de décision politique qui, selon l’analyse du CUME, entraîna la première crise monétaire européenne :

Le groupe a constaté que, depuis le Non danois et l’annonce simultanée du référendum français, les taux d’intérêt sur l’Écu s’étaient sensiblement accrus. Cela résulte d’un double phénomène : - les marchés voyaient l’Écu évoluer en direction des monnaies les plus fortes et son taux de marché était inférieur à 0,25 pts à la moyenne pondérée des monnaies constituant l’Écu ; il lui est maintenant supérieur d’environ 0,40 pts ; - l’écart entre le taux d’intérêt des obligations à long terme en deutschemark, la monnaie de référence du système, et les autres taux, s’est accru ; en ce qui concerne par exemple la France, cet écart est passé de 0,40 fin juin à 1,30 fin août, et 1,00 aujourd’hui. Outre les mesures à pren-dre tant au niveau communautaire qu’au niveau national pour faciliter à l’avenir l’usage de l’Écu, il est donc particulièrement important que le processus de ratification de Maastricht s’affirme pour que l’Écu retrouve sa vraie place et sa vraie fonction sur les marchés1149.

En 1992, en effet, de violentes dissensions se firent ressentir au sein du SME ; suite au « non » danois au referendum sur le traité de Maastricht, le passage à la monnaie unique de-vint de plus en plus improbable. Pour le CUME, ce refus fut décisif dans la crise monétaire, puisque, notant « la configuration plutôt stable des positions des monnaies dans les marges de fluctuation et des taux d’intérêt relatifs, observée dans les cinq premiers mois de 1992 »1150. En septembre 1992, la livre et la lire quittèrent le mécanisme de change, le mois suivant la peseta et l’escudo furent dévalués de 6 %, puis ce fut au tour de la livre irlandaise, en janvier 1993, d’être dévaluée de 10 %. Au Parlement européen, on « considérait que les turbulences

1147 Ibidem. 1148 CUME, capitaux, p. 12. 1149 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué », 15.09.1992. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1150 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Prochaines étapes pour l’UEM et l’ECU. (Groupe de travail sur l’Écu) », 25.09.1992, in : CUME, capitaux, p. 177.

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dont ont souffert les marchés monétaires ont été déclenchées par une incertitude politique entourant l’avenir de la Communauté à la suite de diverses campagnes référendaires »1151. Les parlementaires pointèrent alors notamment l’« inadéquation de la surveillance multilatérale, s’agissant de l’instauration du niveau de convergence économique nécessaire » 1152. Soulevée au début des années 1990, cette question ne fut pas réglée et réapparut en 2010, lors d’une nouvelle crise économique. Interrogé par le quotidien régional Sud-Ouest, le président Mitterrand considéra que la crise monétaire en Europe était imputable à l’absence de « structures monétaires capables de résis-ter à la spéculation », sous-entendant alors que la monnaie unique serait un bouclier vis-à-vis du marché financier1153. À cette occasion, les avertissements lancés de manière récurrente par le CUME trouvèrent leur confirmation. Ses membres avaient en effet prévenu que, sans une volonté politique d’accéder à l’UEM, affirmée sur la scène internationale, l’Europe perdrait en crédibilité. En outre, le CUME avait encouragé à accélérer le processus l’unification moné-taire, afin de constituer un marché unique solide. François Mitterrand lança alors un appel similaire : « la vérité est qu’il n’y aura pas de convergence monétaire durable sans une meil-leure convergence économique. Que les partisans de l’Europe le comprennent ! Plus d’Europe, une monnaie unique et la volonté politique que cela suppose, et l’on parviendra à maîtriser les conspirations de l’argent » 1154. Dans ces conditions, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt publièrent un communiqué, pour que l’objectif d’union monétaire ne soit pas définitivement abandonné :

L’ancien président de la République française, VGE, et l’ancien chancelier ouest-allemand, Helmut Schmidt, ont estimé dans un communiqué commun que « le fait de porter les marges de fluctuation à 15% constitue une mise en congé du SME ». Ils demandent que cette mise en congé soit provisoire […] Ils estiment que l’accord de Bruxelles est « évidemment en contradiction avec la poursuite de l’Union monétaire »1155.

En août 1993, les gouverneurs des banques centrales et les ministres des Finances décidèrent effectivement d’élargir temporairement les marges de fluctuation afin d’éviter l’effondrement complet du système monétaire européen. Dans la presse française, et notamment dans Le Fi-garo, on imputa la responsabilité de cette situation à la politique monétaire de la Bundes-bank :

Ce compromis de façade a apparemment été obtenu à l’issue d’un terrible bras de fer, tout spécialement entre Paris et Bonn. Le gouvernement allemand refusait en effet de reconnaître des faits têtus, c’est-à-dire sa responsabilité dans les attaques dont étaient l’objet les autres devises. Comment était-il possible de résister aux taux d’intérêt allemands pour les autres économies européennes plongées dans une réces-sion, voire une dépression sans précédent depuis soixante ans ? L’ensemble du monde économique et des marchés ne pouvait qu’appeler de ses vœux une baisse des taux en Europe, quelle que soit la volon-té de la Bundesbank de lutter contre l’inflation que la politique d’Helmut Kohl avait créée. Cette dicho-tomie entre les intérêts d’outre-Rhin et ceux des autres économies européennes était devenue absolu-ment patente. Sauf pour quelques technocrates français ou quelques eurocrates bruxellois. Seul l’aveuglement du chancelier Kohl, immense homme politique mais en même temps usé par l’ampleur

1151 Parlement européen, « Résolution sur le développement et les perspectives du SME et de l’UEM », in : Journal officiel des Communautés européennes, n° C 305, 23.11.1992, p. 584-586. 1152 Ibidem. 1153 « Interview accordée par le Président de la République au journal Sud-Ouest (Latché, 16 août 1993) ». Url : http://www.doc.diplomatie.gouv.fr. Consulté le 12.12.2011. 1154 Ibidem. 1155 « Giscard et Schmidt », L’Humanité, 03.08.1993 ; « Flottement des monnaies européennes décidé le 2 août 1993. La crise du SME et les réactions du monde politique », Le Monde, 04.08.1993.

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de la tâche qu’il a accomplie, pouvait, combiné avec la vision provinciale de la Bundesbank, jalouse de son indépendance et humiliée par le précédent de juillet 1990, expliquer l’obstination allemande à nier la réalité1156.

Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt proposèrent des pistes pour ne pas nuire à l’union monétaire de l’Europe :

Les monnaies qui depuis l’origine ont participé au dispositif de change à marges restreintes ont résisté aux ébranlements mais il faut préparer pour les autres, dans la perspective, posée par le traité, d’une demande d’adhésion depuis deux ans au moins à ce dispositif pour participer à la troisième phase de l’union économique et monétaire, leur entrée dans le dispositif. En ce qui concerne la livre sterling et la lire italienne, une première étape pourrait prendre la forme d’un retour dans la bande élargie. Il est pro-bable que ce n’est que lorsque l’Europe aura retrouvé le chemin de la croissance, c’est-à-dire vraisem-blablement en 1994-1995, que ce résultat pourra être envisagé. Ensuite, l’ensemble des monnaies dotées de marges élargies, y compris, si possible, la drachme, aurait à accomplir un cheminement en deux ans vers les marges étroites. Cela suppose bien entendu que soient adoptés et exécutés des programmes réa-listes de convergence. Cela suppose aussi, sans doute, que les pays dont les monnaies se sont avéré les plus solides à l’intérieur du système monétaire européen acceptent une révision des règles qui régissent ce système. Les événements de 1992 ont montré en effet qu’il fallait éviter que des ajustements trop longtemps différés conduisent à des taux de change irréalistes et que l’absence d’une définition claire-ment acceptée du partage des charges entre les banques centrales puisse jeter un doute sur leur politique d’intervention1157.

En d’autres termes, le SME devait se diviser en deux parties, avec les marges restreintes d’un côté et les marges élargies d’un autre. Dans cette configuration, seuls les pays ayant réussi à réintégrer les taux centraux auraient été amenés à participer à la zone monétaire européenne. Afin d’assurer la « crédibilité » de ce noyau dur, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt énumérèrent les exigences dont ses membres devraient faire preuve : indépendance de leur banque centrale nationale, application planifiée des critères de convergence et indexation des monnaies concernées sur le mark1158. Dans ces propositions, l’idée d’une démarche graduelle, comme elle avait été défendue avec constance par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt depuis la création du CUME en 1986, revint en force. En outre, la crise monétaire ayant déstabilisé l’Europe, en particulier vis-à-vis de ses parte-naires internationaux, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt exprimèrent la nécessité de « rétablir la confiance sur le marché de l’Écu »1159. Aussi le marché européen des capitaux était-il perçu comme un moyen pour l’Europe d’« affirmer son identité tout en demeurant ouvert sur le monde et sur la compétitivité internationale »1160. Durant la crise monétaire eu-ropéenne, le CUME pensait avoir un rôle déterminant à jouer, en montrant « comment peut s’affirmer le poids financier et monétaire de l’Europe par l’intégration des marchés nationaux des capitaux, par le développement du marché de l’Écu, par la mise en œuvre de disciplines communes dans le plein respect de l’ouverture au monde et de la concurrence internatio-nale »1161.

Pour appuyer ses arguments auprès des décideurs européens, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt adjoignit l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe à ses travaux. Leur objectif était alors de démontrer que si « aujourd’hui de telles propositions sembleront 1156 Philippe VILLIN, « Liberté retrouvée », Le Figaro, 03.08.1993. 1157 CUME, capitaux, p. 4. 1158 Ibidem, p. 5. 1159 Ibid. 1160 Ibid., p. 6. 1161 Paul MENTRE et Uwe PLACHETKA, « Introduction », in : ibid., p. 9.

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trop ambitieuses à beaucoup », elles étaient au contraire « encore plus urgentes »1162. Dans un communiqué de presse, l’AUME mit en évidence les conséquences de dissensions au sein du SME :

La préparation de l’Union monétaire européenne doit tenir compte de la logique des marchés et de l’insuffisante convergence des politiques économiques et monétaires des Douze. Faute d’avoir progres-sivement procédé aux réalignements monétaires que justifiaient les divergences entre les économies na-tionales, la remise en ordre des parités de change a été excessivement violente. Il est souhaitable que davantage d’autorité soit à l’avenir donnée aux Institutions chargées d’assurer la stabilité monétaire au

sein de la Communauté1163

.

Pour comprendre les tensions monétaires du début des années 1990, il convient de revenir sur le fonctionnement technique du Système monétaire européen. Lors de son entrée en vigueur en 1979, les neuf monnaies de la Communauté sont entrées dans la composition du panier de l’ECU. Le principe du dispositif était que les monnaies participant aux bandes étroites ne fluc-tuent pas au-delà de 2,25 % autour d’un taux central, qui devait être révisé tous les cinq ans, en l’occurrence en 1984 et en 1989. Jusqu’en 1987, les taux de change entre les monnaies participantes ont été gérés au rythme d’un réalignement annuel. Toutefois, une asymétrie per-sistait : d’un côté, les pays les moins inflationnistes pouvaient réévaluer leur monnaie, tandis que d’un autre, des pays connaissaient une spirale inflationniste et des dévaluations corol-laires. Par conséquent, le différentiel de valeur entre les monnaies des pays aux économies les plus performantes et rigoureuses et les monnaies les plus faibles s’accentuait. Cette situation amenait également à une spéculation sur les réalignements : alors que les banques centrales des monnaies les plus rigoureuses pouvaient attendre le seuil limite d’intervention supérieur, les plus faibles agissaient dans les bandes infra-marginales, c’est-à-dire avant d’atteindre leur cours le plus faible ; ainsi, les membres du SME permettaient aux spéculateurs d’anticiper les cours des monnaies européennes sur le marché. C’est à cette époque que les monnaies du SME choisirent de s’ancrer sur le mark comme de-vise de référence, et en particulier sur la politique des taux d’intérêt de la Bundesbank, et de ne plus procéder à des réalignements de parité, ni à recourir au contrôle des changes. Selon une étude du Centre d’études prospectives et d’informations internationales, cette méthode s’est avérée efficace jusqu’en 1992 :

les spéculateurs n’ont jamais mis en doute la position pivot du mark, fondée sur la puissance financière de l’Allemagne, [...] sur la résolution des autorités monétaires allemandes de conserver au mark son sta-tut d’ancre. Mais ils ont observé que la situation atypique de l’Allemagne, depuis le choc de l’unification, mettait en cause les gains pour ses partenaires de leur alignement sur l’ancre. Dans la me-sure où le leadership allemand n’assurait plus une cohérence suffisante, la coopération devenait le cri-tère déterminant de la solidité du système1164.

Or, cette coopération supposait non seulement un haut degré de convergence des politiques monétaires, mais également que l’UEM ne soit pas remise en cause, la confiance étant un élément indispensable sur le marché monétaire.

1162 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Prochaines étapes pour l’UEM et l’ECU. (Groupe de travail sur l’Écu) », 25.09.1992, in : ibid., p. 178. 1163 Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Communiqué de presse. Rétablir la confiance dans l’Union monétaire de l’Europe », 10.12.1992. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1164 Jean PISANI-FERRY (dir.), « Nouveau SME : la règle du jeu », in : Centre d’études prospectives et d’informations internationales, La lettre du CEPII, n°116, septembre 1993.

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Dans un système à bandes élargies, que connaissait le SME en 1993, le risque d’une renatio-nalisation de la politique monétaire se faisait jour. Pour les agents économiques, on redoutait principalement les conséquences de cette situation sur la valeur de l’ECU :

Les marchés ont en particulier pris conscience que de nouveaux réalignements sont possibles, avec no-tamment la faiblesse actuelle de la couronne danoise et de la lire italienne. Les accords de Maastricht prévoient que pour qu’un pays soit éligible au noyau dur de la troisième phase, sa monnaie doit avoir participé depuis au moins deux ans, sans dévaluation, au dispositif de change à marges étroites. D’où un double risque : celui que des monnaies de la bande étroite voient leurs taux centraux ajustés à la baisse avant la fin de 1994, celui que les monnaies de la bande large et susceptibles d’entrer dans le noyau dur (la livre sterling et la peseta) voient leurs taux centraux et le taux de marché révisés à la baisse avant cette même date. L’affaiblissement qui en résulterait de la valeur de l’Écu panier est d’autant plus pré-occupant que se pose le problème de la transition vers l’Écu monnaie commune puis unique1165.

Dans ce contexte, l’Association bancaire pour l’ECU, l’AUME et le CUME s’allièrent pour défendre le retour à l’étroite collaboration monétaire : « un ensemble d’actions convergentes doit être cependant lancé sans délai si l’on veut que l’Écu retrouve sa trajectoire qui doit le placer, au cours de la deuxième étape de l’Union économique et monétaire »1166.

Face à la phase d’eurosclérose post-Maastricht, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt revinrent sur le devant de la scène pour revendiquer le nécessaire aboutissement de l’UEM :

L’année 1993 s’est engagée sous de mauvais auspices pour l’Europe. Le marché unique est bien entré en vigueur le 1er janvier 1993, au prix de quelques retards en matière de libéralisation des services, de neutralité fiscale, de libre circulation des personnes. Mais son complément, l’Union économique et mo-nétaire est ébranlé : report à 1993 des ratifications danoise et britannique, et donc au 1er janvier 1994 de l’entrée en vigueur du traité de Maastricht ; succession de crises monétaires depuis le mois de septembre 1992 ayant notamment conduit à la sortie de la lire italienne et de la livre britannique du dispositif de change du système monétaire européen ; récession en Europe accentuant les difficultés de mise en œuvre des programmes de convergence. Pour tous ceux qui, comme les membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, se sont attachés à la réussite de cette Union, c’est évidemment une grande déception. Il ne faut pas pour autant se laisser aller au découragement1167.

Dans un plan en trois points, ils énoncèrent leur méthode pour relancer l’union monétaire de l’Europe. Premièrement, il s’agissait d’« assurer la mise en œuvre du traité de Maas-tricht »1168. Pour la deuxième phase, qui devait notamment mettre en œuvre l’Institut moné-taire européen au 1er janvier 1994, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt suggérèrent que les Européens reviennent aux fondamentaux du dispositif monétaire : le SME. En effet, selon le traité, les pays ne pouvaient adhérer à la troisième phase de l’UEM qu’après une pé-riode de participation d’au moins deux ans au mécanisme de change. Ainsi, ils proposèrent un système asymétrique, avec d’un côté les participants aux marges restreintes, et d’un autre côté l’entrée des monnaies les plus faibles dans des bandes élargies. Deuxièmement, Valéry Gis-card d’Estaing et Helmut Schmidt appelèrent les participants au SME à marges restreintes, qui avaient également le mieux résisté à la crise monétaire, à mener l’UEM à son terme, en en-trant ensemble – et sans les autres – dans la troisième phase. Ainsi, ils proposaient la cohabi-tation entre union monétaire fédérale et Europe confédérale, avec la création d’une zone mo-

1165 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Note sur la définition de l’ECU », 23.06.1992. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1166 CUME, capitaux, p. 11. 1167 Ibidem. 1168 Ibid., p. 4.

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nétaire, à l’intérieur de l’Union européenne, capable de montrer l’exemple aux autres parte-naires, et d’exercer une attraction sur les monnaies les moins rigoureuses. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui avaient défendu depuis près d’une décennie la nécessité d’une monnaie pour l’Europe, considéraient, dans un troisième point, que la confiance sur le marché monétaire ne pourrait être rétablie qu’en adoptant la stratégie de l’ECU fort. En d’autres termes, il s’agissait de se servir de la meilleure monnaie – en l’occurrence du mark – comme devise européenne sur la scène internationale. Dans un rapport de l’AUME sur l’avenir de l’Union économique et monétaire, établi à la de-mande du Parlement européen et remis en juillet 1993, on fit la proposition « de tester le fonc-tionnement du SME avec l’extension du rôle du DM comme ancrage des monnaies qui consti-tuent actuellement la pierre angulaire du SME »1169. Il s’agissait d’une position que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, en tant que coprésidents du Comité pour l’Union mo-nétaire de l’Europe, portèrent auprès des décideurs européens, puisque cette question avait été laissée ouverte au débat dans le traité de Maastricht : « pour que l’Écu soit bien accepté par l’opinion allemande comme substitut au deutsche mark en 1997/1999, il fallait montrer qu’il avait été stable par rapport à la monnaie allemande pendant un certain nombre d’années »1170. En réunion, les membres du CUME s’accordèrent à penser que, malgré la perte en crédibilité de l’UEM, le « capital politique du SME subsist[ait] »1171. L’existence de ce dispositif laissait imaginer au CUME qu’il ramènerait la discipline monétaire, notamment en Espagne et en France. Néanmoins, à l’approche des élections législatives françaises, on redoutait que cette question fût mise entre parenthèses et que la France ne joue pas son rôle politique dans la re-lance européenne. En France, en effet, les partis politiques se divisaient sur l’avenir de l’union monétaire de l’Europe : d’un côté, certains membres du RPR, dont les anciens ministres, Charles Pasqua, Philippe Seguin et Alain Madelin, appelaient au décrochage du franc par rap-port au mark ; d’un autre, la famille politique de Valéry Giscard d’Estaing, à l’instar de son ancien ministre de l’Économie, Jean-Pierre Fourcade, de son ancien Premier ministre, Ray-mond Barre, ou du président UDF du Sénat, René Monory, défendaient le maintien du franc dans le SME et la politique du franc fort, arguant qu’un flottement libre provoquerait « une spéculation supplémentaire sur le franc, une dévaluation qui relancerait l’inflation et des taux d’intérêt encore plus élevés pour défendre le franc à partir du moment où il serait décroché du reste »1172. Parmi les partisans du franc fort, on comptait également des socialistes comme Michel Sapin ou Pierre Bérégovoy, ancien membre du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt – qui affirma alors que « tant [qu’il serait] Premier ministre, le franc ne sera pas dévalué »1173 –, et des membres du RPR qui ne faisaient pas partie de la frange dure des souverainistes préci-tés, tels que Jacques Chirac et Édouard Balladur. Dans ce contexte, le président de la Com-

1169 Traduction par l’auteur de Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Report on general annual mee-ting », 15.04.1994, Paris. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1170 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, « Note sur la définition de l’ECU », 23.06.1992. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1171 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, réunion du groupe Thygesen, Banque Indosuez, 15.09.1992. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1172 « M. Monory : une dévaluation relancerait l’inflation et ferait augmenter les taux », AFP, 03.01.1993. 1173 « M. Bérégovoy réaffirme sa "détermination totale" à défendre le franc », AFP, 07.01.1993.

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mission européenne, Jacques Delors, appela à la convergence des politiques monétaires dans l’intérêt de la poursuite de l’UEM sous-tendant la progression de l’économie française :

le passage à la deuxième phase de l’Union économique et monétaire (qui doit intervenir en 1994) ne se-ra vraiment un succès que si nous améliorons considérablement la coopération entre les politiques ma-cro-économiques nationales, conjuguant dans un jeu à somme positive pour tous les pays, la stabilité monétaire et la croissance économique créatrice d’emplois1174.

En mars 1993, suite à la défaite du Parti socialiste aux élections législatives, Édouard Balladur fut nommé Premier ministre dans le deuxième gouvernement de cohabitation. Dès le mois d’avril, il consacra sa première visite à l’étranger à l’Allemagne. À cette occasion, le chance-lier Kohl affirma que « l’amitié franco-allemande est une des expériences et un des acquis les plus précieux de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il est plus important que jamais d’en être conscient dans une période de grand chamboulement »1175. Pourtant, si Helmut Kohl réaf-firma son attachement au traité de Maastricht, et sa conviction de la nécessité d’une conver-gence monétaire, il rappela la « stricte indépendance de la banque centrale allemande » 1176. En effet, on reprochait à la Bundesbank de ne pas tenir compte des partenaires européens dans sa politique de lutte contre l’inflation, pratiquée de manière encore plus stricte depuis l’union monétaire interallemande, caractérisée notamment par la pratique de taux d’intérêt élevés, plutôt que par la hausse des impôts, et d’entraver ainsi la reprise économique en Europe. En Allemagne, en revanche, comme le souligna Françoise Kadri, correspondante de l’AFP à Bonn : « Les milieux politiques et des affaires [...] ont trouvé assez injustes les attaques contre la Bundesbank, qui n’a fait que remplir selon eux ses obligations en garantissant la stabilité du DM »1177, réfutant ainsi toute responsabilité de l’Allemagne dans l’éclatement du SME. Pour les observateurs français, au contraire, « la spéculation sur les monnaies européennes [avait] fait éclater au grand jour les divergences au sein du couple franco-allemand, latentes depuis la réunification allemande, menaçant du même coup d’une panne générale la construction euro-péenne »1178. Opposant la « quasi-mise entre parenthèses du Système monétaire européen, lancé précisément par la France et l’Allemagne en 1979 pour mettre l’Europe sur les rails de la monnaie unique »1179 à la crise monétaire de ce début des années 1990, et relayant les in-quiétudes des « deux fondateurs du SME, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt »1180, sur « la remise en cause de cet "objectif constant de la politique franco-allemande depuis vingt-cinq ans" »1181, les médias français n’hésitèrent pas à focaliser leur attention sur la ré-surgence des intérêts nationaux dans le débat monétaire. En Allemagne, les critiques françaises étaient relayées par l’opposition sociale-démocrate, estimant par exemple, dans un communiqué, que « la tension devenue incroyablement forte entre les gouvernements français et allemand menace également l’intégration politique (à la-

1174 « M. Monory : une dévaluation relancerait l’inflation et ferait augmenter les taux ». 1175 « Édouard Balladur et Helmut Kohl exaltent le couple franco-allemand », AFP Général, 22.04.1993. 1176 Ibidem. 1177 Françoise KADRI, « L’Allemagne tient au couple franco-allemand mais soutient la Bundesbank », AFP Général, 01.08.1993 1178 « SME : les divergences au sein du couple franco-allemand au grand jour », AFP Économie, 02.08.1993. 1179 Ibidem. 1180 Ibid. 1181 Ibid.

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quelle les deux capitales étaient parvenues) ainsi que l’héritage politique d’Helmut Schmidt et de Valéry Giscard d’Estaing, fondateurs du SME en 1979 »1182. À ce stade, le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt se concen-tra à nouveau sur les relations franco-allemandes. L’AUME, souligna alors que « la coopéra-tion franco-allemande est la clé de voûte de l’intégration européenne et, dans les circonstances actuelles, est plus importante que jamais »1183. À l’Assemblée nationale, le Président de la Commission des Affaires étrangères, Valéry Giscard d’Estaing, adressa un message aux diri-geants européens, le 28 octobre 1993, à la veille du sommet extraordinaire de Bruxelles : « la poursuite de l’union européenne repose en grande partie sur l’entente franco-allemande. [...] Le jour où l’entente franco-allemande se dissoudrait, l’Europe glisserait vers une zone de libre-échange, ouverte à tous les vents et fragile aux tempêtes venues du dehors »1184. Dans cette perspective, il prôna non seulement le respect du calendrier de Maastricht, et notamment la confirmation de la troisième phase, mais surtout le retour de la France à son rôle d’aiguillon politique par la « réduction de l’écart de notre puissance économique vis-à-vis de l’Allemagne »1185. Arguant l’« intérêt vital »1186 de l’Europe pour la France, Valéry Giscard d’Estaing développa la théorie suivante :

Il faut trouver un mode de fonctionnement des institutions communautaires qui permette à ceux qui le veulent de continuer à avancer, et à ceux qui ne le souhaitent pas de garder une position d’attente. Pour cela, il faut abandonner le vieux vocabulaire usé et péjoratif d’Europe à deux vitesses, à géométrie va-riable ou en cercles concentriques pour retenir celui, plus approprié, d’Europe à rythme d’intégration différencié. La démarche graduée vers la monnaie unique doit être reconsidérée à la lumière des ensei-gnements de la dernière crise. [...] Le passage au stade final de la monnaie unique, avant le 1er janvier 1999, devra sans doute prendre davantage la forme d’un saut qualitatif, avec valeur d’événement poli-tique, que celle d’un atterrissage en douceur tel qu’il était prévu dans le traité de Maastricht. [...] Les Français et les Allemands ne sont plus attachés à des projets politiques communs comme ce fut le cas entre le général de Gaulle et Konrad Adenauer ou entre Helmut Schmidt et moi-même. Il faudrait pré-senter au Conseil européen de la fin octobre une proposition conjointe franco-allemande sur la réforme des institutions européennes. Le moyen le plus efficace pour conduire cette réforme serait de réunir un groupe de personnalités de haut niveau - attachées à la cause de l’intégration européenne - pour déblayer les données politiques et techniques des problèmes qui se posent1187.

Cette prise de position s’explique par l’idée, développée au sein du CUME, selon laquelle « si on veut renforcer l’écu, il faut en renforcer le noyau dur (et rassurer les Allemands) »1188. « L’Allemagne a intérêt à une alliance avec la France pour soutenir le SME, uni à une fixité absolue des changes dès le début de la phase II. Mais la Buba n’est pas assurée que le proces-sus ira en phase III et ne veut pas être piégée »1189, c’est ainsi que les membres du CUME analysèrent, en cercle restreint, la position de la banque centrale allemande. Alors que la crise

1182 « Vives critiques du SPD contre le gouvernement accusé de négliger l’amitié franco-allemande », AFP Gé-néral, 03.08.1993. 1183 Traduction par l’auteur de Association pour l’Union monétaire de l’Europe, « Minutes of the 20th Meeting of the Board of Directors held on September 5 March 1993 in Frankfurt ». In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1184 « M. Giscard d’Estaing : "la poursuite de l’Union européenne repose sur l’entente franco-allemande" », AFP Général, 28.10.1993. 1185 Ibidem. 1186 « M. Giscard d’Estaing plaide "pour une Europe à rythme d’intégration différencié" », AFP Général, 18.10.1993. 1187 Ibidem. 1188 Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, réunion du groupe Thygesen. 1189 Ibidem.

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monétaire européenne tendait à une plus grande distanciation des valeurs entre les monnaies européennes, le CUME acquit la conviction qu’un plus grand usage de l’ECU pourrait rame-ner la confiance dans l’union monétaire de l’Europe.

2.2.2. La place du concept de soutenabilité des dépenses publiques dans la réflexion de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt après la crise monétaire

En mai 1994, l’Association internationale des économistes de langue française donna une conférence sur l’avenir de l’Europe, durant laquelle Paul Mentré défendit les recomman-dations du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt pour l’Union économique et monétaire. Com-ment « tirer les enseignements de la crise ? »1190, c’est sous le prisme de cette problématique que le secrétaire exécutif inscrivit sa contribution au débat. D’abord, selon lui, « la restaura-tion de la crédibilité d’ensemble pass[ait] par une convergence durable des politiques écono-miques dans leur ensemble, et notamment des politiques budgétaires »1191. En effet, alors que, en 1989, plus de la moitié des pays membres de la Communauté respectaient la norme infé-rieure à 3 % du PIB en matière de déficit public, très peu de pays étaient conformes à ce cri-tère de convergence cinq ans plus tard. Or, avec l’Union économique et monétaire, on souhai-tait – en particulier l’Allemagne – éviter la monétisation des déficits publics, jugée néfaste pour la politique anti-inflationniste. En effet, des taux d’inflation élevés ont généralement pour conséquence la fuite des capitaux, qui servent précisément à financer les déficits. Pour contrecarrer l’inflation, la pratique des taux d’intérêt élevés est également de nature à aggra-ver les déficits à cause de l’augmentation du prix des emprunts. Les partisans de l’institutionnalisation de la maîtrise budgétaire souhaitaient également pallier les carences du marché dans l’anticipation de l’insolvabilité des États, et, inversement, les risques de rétorsion dans les prêts. Paul Mentré, et avec lui le CUME, prenait donc position en faveur des thèses allemandes, qui soutenaient que la Banque centrale européenne ne devait pas financer les politiques budgé-taires laxistes, alors que certains pays de l’Union, comme la France, pensaient que le déficit public était un instrument de régulation macro-économique. L’inspecteur des Finances, au contraire, soutenait que « la situation des finances publiques interdit d’alourdir à l’excès les budgets par des dépenses ou des dettes nouvelles mais des actions conjointes peuvent et doi-vent être mises en place pour le développement du financement privé de grandes infrastruc-tures européennes »1192, et favoriser ainsi la croissance. Par la voix de Paul Mentré, le CUME défendit également l’harmonisation des taux de TVA, prévue d’ailleurs dès 1978, quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient encore au pouvoir. Il est à noter que Paul Mentré participa, plus tard, en France, à des travaux en vue de la convergence franco-allemande des taux de TVA et le prélèvement au lieu d’origine, qui échouèrent finalement pour des raisons politiques, qu’il évoqua dans un article du Figaro paru en 2001 : 1190 Paul MENTRE, « Que faire pour l’Union économique et monétaire ? », Association internationale des écono-mistes de langue française, congrès de Luxembourg, 26-28 mai 1994. In : Archives nationales, Site Paris, Ar-chives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1191 Ibidem. 1192 Ibid.

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Au cours des derniers mois, se sont succédé des initiatives nationales contradictoires (la baisse de la fis-calité pétrolière en France), et des programmes nationaux de baisse des impôts relançant une certaine forme de concurrence fiscale – la ligne britannique traditionnelle –, le débat reste ouvert, ce qui montre les limites des progrès accomplis. Le dossier de la fiscalité de l’épargne est un bon exemple du proces-sus d’harmonisation fiscale à Quinze et de ses limites. [...] Chacun sait que la logique du marché unique impose la perception de la TVA sur le lieu d’origine [...] Le passage d’un système où la TVA est perçue sur le lieu de destination à un système de TVA acquittée au lieu d’origine avait même été acté au niveau communautaire. Néanmoins, sous la pression française, ce système n’a pas été mis en place et le sys-tème antérieur a été perpétué, au prix d’une réorganisation des contrôles (dans laquelle certains ont vu la cause d’une chute des recettes de la TVA)1193.

En effet, en France, la TVA représente – bien plus que dans les autres pays européens – la recette la plus importante du budget de l’État, ce qui explique les réticences du gouvernement français à remettre en question cet impôt souverain1194. Paul Mentré défendait également l’harmonisation sociale, et plus particulièrement la concertation européenne sur les « charges assises sur les salaires »1195. Outre l’émergence de politiques compétitives convergentes, l’harmonisation fiscale et sociale visait surtout la croissance et la résorption progressive du chômage dans l’Union européenne.

Alors que les première et deuxième phases du rapport Delors édictaient la convergence économique des participants à l’UEM, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt souhaitait donc surtout alerter les dirigeants sur l’insuffisante harmonisation aux plans budgétaire et fiscal. Le but principal était en effet de permettre l’avènement de l’union monétaire, et plus particuliè-rement la mise en circulation de la monnaie unique, sans heurts. En effet, jusqu’à la crise mo-nétaire des années 1992/93, cette question n’avait pas réellement été abordée par le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt, dans la mesure où l’approche progressive qu’ils proposaient con-tenait de facto une convergence des politiques économiques – et plus particulièrement budgé-taires et fiscales. Pour sortir de la crise, le CUME préconisait que les gouvernants européens prennent ouver-tement position pour redonner confiance aux agents économiques, et les conduire ainsi à re-prendre les opérations en ECU, qui accusaient une baisse très importante depuis la crise mo-nétaire et l’incertitude du passage à la monnaie unique. Ainsi, en s’adressant aux économistes, Paul Mentré indiqua que « les entreprises européennes ne disposer[aient] d’armes égales à celles de leurs concurrentes américaines et japonaises que quand elles pourront, comme elles, travailler en une seule monnaie sur l’ensemble de leur marché intérieur »1196. Une fois encore, le CUME s’appuyait donc sur les agents économiques pour relancer la construction euro-péenne.

1193 Paul MENTRE, « Entre harmonisation fiscale et concurrence, les Quinze choisissent la coopération », Le Fi-garo, 04.01.2001. 1194 Sur les enjeux du système d’imposition français, cf. Gérard CORNILLEAU, « L’harmonisation de la TVA dans la perspective du grand marché européen », Revue de l’OFCE, Vol. 22, 1988, p. 109-129. 1195 MENTRE, « UEM ». 1196 Ibid.

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2.3. Réussir les deux dernières phases de l’union monétaire : la mission ultime du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt

En 1994, la création de l’Institut monétaire européen à Francfort, présidé par le belge Alexandre Lamfalussy, consacra la deuxième étape du rapport Delors, sans pour autant sceller définitivement l’avenir de l’union monétaire européenne. L’IME devait préparer la troisième phase du rapport Delors, c’est-à-dire la mise en œuvre technique de la BCE et corollairement de la monnaie unique. Or, cette tâche n’était pas facilitée par les dissensions franco-allemandes que sa création provoqua. En Allemagne, le président de la Bundesbank, Hans Tietmeyer, refusa publiquement le droit à l’IME de mener une politique monétaire à la place des banques centrales nationales, provoquant ainsi l’incertitude dans l’opinion publique, re-layée par les médias1197. En France, ce fut davantage le choix du siège de l’IME, Francfort, qui suscita la polémique : « La future banque centrale sera-t-elle une grosse Bundesbank et l’écu un gros mark ? », se demanda alors Le Monde1198. Avec le passage à la deuxième phase de l’UEM, on assista donc à la résurgence de diver-gences entre la France et l’Allemagne, qui préoccupait hommes politiques et spécialistes des relations bilatérales. Hans Stark, secrétaire général du Centre d’études des relations franco-allemandes à Paris, considérait par exemple que « les sujets de crise et les accès de méfiance risquent de réapparaître aussi longtemps que les deux pays ne parviendront pas à définir leur rôle respectif dans la nouvelle Europe, née de l’unification allemande et de la chute du com-munisme », et jugeait qu’« il y a un malaise en France, car l’élargissement de l’Union euro-péenne pousse la France à la périphérie de la nouvelle Europe, et replace l’Allemagne en son centre »1199. À cet égard, la presse française se fit l’écho de la conviction de Valéry Giscard d’Estaing « exprimant tout haut ce que de nombreux responsables français disent en privé, s’est déclaré "préoccupé" par la manière dont l’Europe s’élargissait, au détriment selon lui du "grand objectif d’union politique" privilégié par la France » 1200. Dans ce contexte, le CUME et l’AUME multiplièrent les réunions en France et en Allemagne, dans la recherche d’une convergence bilatérale. En février 1994, par exemple, les deux insti-tutions réunirent des agents économiques et financiers1201 autour d’une délégation du minis-tère français des Finances, et en particulier du directeur du Trésor, Christian Noyer. En sep-tembre 1994, sur invitation de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, Valéry Gis-card d’Estaing se rendit à Francfort pour des séances de travail avec Hans Tietmeyer, gouver-neur de la Bundesbank, et en présence d’une délégation de la Deutsche Bank. Le discours de Valéry Giscard d’Estaing revenait tel un leitmotiv : retrouver la voie des marges étroites du

1197 « Zum Auftakt eine Kontroverse über die Zuständigkeiten », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 10.01.1994. 1198 Eric LE BOUCHER, « La naissance de l’IME, prélude à la création d’une banque centrale commune aux Douze : Francfort, capitale de l’Europe monétaire », Le Monde, 12.01.1994. 1199 « Paris et Bonn accumulent les sujets de friction », AFP Général, 18.03.1994. 1200 Idem. 1201 Il s’agit plus précisément des représentants de l’Assemblée des chambres françaises de Commerce et d’Industrie, de l’Association française d’Épargne et de Retraite, d’ALSTHOM, de la Banque O.B.C., de BOOZ ALLEN et HAMILTON, de la Caisse des dépôts et consignations, de CERUS (Compagnies européennes réu-nies), de COMET, du Crédit commercial de France, du Crédit national, de Deloitte Touche Tohmatsu, de Dou-blet S.A., d’Entreprise et Cité, et de Faugere & Jutheau.

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SME et achever l’union monétaire de l’Europe pour assurer « un contrepoids face à l’Allemagne »1202 réunifiée. En octobre 1994, Paul Mentré fut chargé d’une intervention, au nom du CUME, lors du con-grès économique franco-allemand à Francfort. Plus précisément, le secrétaire exécutif vint présenter ses propositions pour une convergence de la politique de privatisation en France et en Allemagne, qui « constituent des éléments permanents du débat économique et financier dans les deux pays, qu’il s’agisse du rôle relatif du secteur public et du secteur privé, des perspectives budgétaires et fiscales ou de la régulation globale de l’économie »1203. Dans le cadre du marché unique et des programmes de déréglementation, il s’agissait donc surtout pour la France et l’Allemagne d’imposer un modèle commun de « cadre juridique de privati-sation, de l’administration des organismes compétents, des procédures d’appel aux investis-seurs étrangers et de mise sur le marché » 1204 à l’échelle européenne. L’Association pour l’Union monétaire de l’Europe, relais de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, mena, par la suite, au cours de l’année 1995, une campagne en faveur de l’Union économique et monétaire, et plus spécifiquement de la monnaie unique. Ils se rendi-rent par exemple à vingt-cinq reprises en France, notamment au siège de la Banque de France et dans les chambres de commerce. En Allemagne, ils pouvaient compter sur le soutien du SPD, qui leur fit une « commande rémunérée d’un argumentaire en faveur de la monnaie unique »1205. Presque un an après la mise en œuvre de l’IME, la monnaie européenne ne fai-sait pas l’unanimité, surtout depuis des nouvelles dévaluations, de l’escudo et de la peseta. Pour certains, cette situation rendait la monnaie européenne « plus nécessaire que jamais pour l’Europe »1206 selon le nouveau président de la Commission européenne, Jacques Santer ; « l’Europe se serait mieux tirée de la crise actuelle s’il y avait déjà eu une monnaie unique »1207 d’après Yves-Thibault de Silguy, commissaire chargé des questions économiques et monétaires. En Allemagne, la crise montrait au contraire la pertinence des critères de Maas-tricht, qu’elle était seule à respecter, avec le Luxembourg. Comme Helmut Schmidt l’avait annoncé, la primauté donnée à ces critères pouvait se révéler être un handicap au respect du calendrier de l’UEM. Dans la presse française, le gouvernement allemand entravait, par sa posture inflexible, la marche vers la monnaie unique :

Le chancelier Helmut Kohl a d’ailleurs répété une nouvelle fois mercredi en recevant le président du Conseil italien Lamberto Dini qu’il n’était pas question d’assouplir les critères fixés par le traité de Maastricht pour le passage à la monnaie unique, ce qui veut dire que le chef du gouvernement allemand ne croit plus que la troisième phase de l’Union économique et monétaire, qui prévoit le passage à la monnaie unique européenne, pourra commencer dès 19971208.

Face à cette nouvelle crise de confiance, Helmut Schmidt – qualifié de « chaud partisan de la monnaie unique » - et Valéry Giscard d’Estaing prévinrent : « plus les turbulences monétaires

1202 « Union monétaire européenne : VGE souhaite un contrepoids face à l’Allemagne », AFP, 31.05.1994. 1203 Paul MENTRE, « Les privatisations en France et en Allemagne », Congrès économique franco-allemand, Francfort, 28.10.1994. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1204 Ibidem. 1205 Association pour l’Union monétaire de l’Europe ; Bertrand de Maigret, courrier à l’attention de Paul Mentré, 20.12.1995. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1206 « UE : analyses différentes sur la nécessité de la monnaie unique », AFP Économie, 09.03.1995. 1207 Ibidem. 1208 Ibid.

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durent, plus les dirigeants allemands s’éloigneront de l’idée de la monnaie unique »1209. Le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt porta cette conviction en Grande-Bretagne, aux côtés d’Edward Heath, à la London School of Economics. Helmut Schmidt, sur un ton alarmiste, déclara par exemple que « dans 10 ou 15 ans, l’Allemagne aura surmonté toutes les difficultés de la réunification, et le deutschemark dominera le continent européen si la monnaie unique n’a pas été créée. Compte tenu des leçons de l’Histoire, c’est quelque chose qu’il faut éviter à tout prix »1210. Dans le même registre, Valéry Giscard d’Estaing exprima sa conviction que l’Europe était arrivée à un carrefour de son Histoire, et que « cette capacité à créer la monnaie unique sera interprétée comme le succès final ou l’échec final dans la création de la nouvelle entité européenne conçue par Jean Monnet »1211. Pour Edward Heath, la Grande-Bretagne avait vocation à participer à la monnaie unique dès ses débuts, et il considérait, à l’encontre des courants de pensée dominants dans son pays, que « le monde des affaires britanniques veut la monnaie unique, et c’est la faiblesse du gouvernement de John Major et des députés conservateurs que de ne pas savoir en expliquer les bienfaits à l’opinion publique »1212.

En décembre 1995, trois jours avant le Conseil européen de Madrid, qui allait décider du passage à la monnaie unique, les membres du CUME (Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, les Allemands Wilfried Guth et Wilfried Lahnstein, le Belge Étienne Davignon, l’Italien Alfonso Iozzo, l’Espagnol Carlos Ferrer Salat, le Danois Niels Thygesen et l’Irlandais Peter Sutherland), des représentants de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe (Giovanni Agnelli, John Kirschen et Bertrand de Maigret), ainsi qu’Alexandre Lam-falussy, récemment promu directeur de l’IME, les gouverneurs de la Bundesbank Hans Tiet-meyer, et de la Banque de France, Jean-Claude Trichet, et enfin le représentant de la France à la Commission européenne, Yves-Thibault de Silguy, se retrouvèrent à l’occasion d’une ul-time réunion coprésidée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Pour Valéry Giscard d’Estaing, l’enjeu principal du Conseil de Madrid était la confirmation du passage à la monnaie unique au 1er janvier 1999. La position des dirigeants européens était d’autant plus importante que, comme le souligna Alexandre Lamfalussy, « il faut connaître les participants un an avant 99 »1213. En d’autres termes, à partir du Conseil européen de Madrid, il allait rester deux ans aux futurs membres de la zone euro pour se conformer aux critères de convergence établis dans le traité de Maastricht. Wilfried Guth interrogea, lors de la réunion du CUME : « la France sera-t-elle prête ? »1214. Tout comme les autres membres du CUME, Valéry Giscard d’Estaing restait dubitatif quant au choix de la mise en circulation de la monnaie unique en deux étapes, d’abord sur le mar-ché, et ensuite auprès des usagers1215. Du point de vue du CUME, il était impératif d’adopter la monnaie unique avant l’extension de l’Union européenne, qui comptait déjà quinze membres avec l’entrée de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède en 1995, aux pays de l’Est. Dans un entretien accordé au Figaro, Valéry Giscard d’Estaing adressa les « recommanda-

1209 Ibid. 1210 « MM. Schmidt, Giscard d’Estaing, Heath pour la monnaie unique », AFP Économie, 13.09.1995. 1211 Ibidem. 1212 Ibid. 1213 Cf. CUME, « Meeting of the Committee for the Monetary Union of Europe », Francfort, 12.12.1995. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1214 Ibidem. 1215 Ibidem ; PELLEGRINI, « Paul Mentré ».

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tions » du Comité aux dirigeants. Le ton choisi par l’ancien Président de la République était volontairement pressant : « nous demandons », « ne doit pas », « ils doivent », ou encore « il faut »1216. Dans un article publié deux jours plus tard dans l’Humanité, il ressortit surtout les aspects symboliques de la marche vers la monnaie unique :

L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, coprésident du Comité pour l’union monétaire de l’Europe, a estimé hier que « le renoncement au nom d’ECU est un recul qui ne s’imposait pas, la France ayant déjà fait la concession importante de choisir Francfort comme siège de la Banque centrale européenne ». « Le choix du nom « euro » est une mauvaise décision, a-t-il ajouté. Le nom d’ECU avait été choisi en commun et figure dans le texte français du traité de Maastricht qui a été approuvé par réfé-rendum. La moindre des choses eut été de consulter l’opinion publique sur ce changement »1217.

En réalité, ce changement de nom était une grande déception pour Valéry Giscard d’Estaing qui avait lui-même choisi le terme d’ECU, en référence à l’ancienne monnaie française. Bien que symbolique, conserver cette notion revenait à reconnaître l’ancien Président de la Répu-blique – et avec lui la France – comme le père de la monnaie unique. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, l’union monétaire était un acte majeur dans l’Histoire de la construction européenne :

À la veille du Conseil Européen de Madrid, qui doit confirmer le passage à la monnaie unique euro-péenne, le 1er janvier 1999, le Comité souligne que la décision d’adopter une monnaie unique n’est pas uniquement dictée par des considérations monétaires ou techniques mais résulte d’un choix politique de portée historique. La monnaie européenne est une pièce essentielle du grand projet lancé dans les années 1960 pour réaliser l’union politique de l’Europe. Le Comité insiste pour que les dirigeants européens ne se laissent pas enfermer dans des controverses techniques et qu’ils retrouvent l’inspiration qui a procédé au lancement puis au progrès continu depuis quarante ans de l’union intime et fédérative des États euro-

péens1218.

À la veille de la création de l’euro, Helmut Schmidt « propos[a] Valéry Giscard d’Estaing comme président de la Banque centrale européenne »1219, en arguant sa crédibilité :

Quelques différences idéologiques conceptuelles enflent encore entre Paris et Bonn. Les deux partis sont certes d’accord sur l’indépendance juridique et politique de la Banque centrale, mais en désaccord sur sa future position dans l’opinion publique. [ …] Donc voici mon conseil aux chefs d’État et de gou-vernement : Mettez ensemble, à la tête de la Banque centrale européenne, qui doit être érigée sur le sol allemand, un président français ! Valéry Giscard d’Estaing est dans toute l’Europe l’homme le plus ex-

périmenté sur les questions de monnaies monétaires internationales […]1220

.

Contrairement aux préconisations d’Helmut Schmidt, et malgré les attaques dirigées contre le président de la Bundesbank dans Die Zeit, le Néerlandais Wim Duisenberg devient le premier président de la Banque centrale européenne, conformément à la volonté de Hans Tietmeyer. En décembre 1995, le Conseil européen de Madrid formalisa le passage à la monnaie unique. Par conséquent, la mission du Comité Giscard d’Estaing-Schmidt étant atteinte, un terme fut mis à ses activités, sans qu’une dissolution formelle ne soit pour autant prononcée.

1216 Jean-Claude PICAPER, « L’Europe et la crise sociale française. Giscard : "Il ne faudrait pas égarer l’opinion" », Le Figaro, 14.12.1995. 1217 « L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, coprésident du Comité pour l’union monétaire », L’Humanité, 16.12.1995. 1218 Communiqué des coprésidents du CUME Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à l’issue de la réu-nion du 12 décembre 1995 à Francfort à l’IME. In : Archives privées du cabinet VGE. 1219 Helmut SCHMIDT, « Helmut Schmidt schlägt Valéry Giscard d’Estaing als Präsident der Europäischen Zent-ralbank vor », Die Zeit, 1997. 1220 Ibid.

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2.4. Le traité d’Amsterdam, un aboutissement des activités de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt au service de l’union monétaire de l’Europe ?

Le discours de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt était révélateur d’un re-fus de voir leur projet d’union monétaire se transformer en une Europe des experts. Au cours de l’année 1996, le maître-mot de leurs initiatives était par conséquent l’opinion publique et l’union monétaire de l’Europe. D’un côté, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt entre-prirent une campagne auprès des Français et des Allemands, tandis que leurs « sherpas », et en particulier Paul Mentré, s’adressèrent aux décideurs, et les membres de l’AUME aux agents économiques. En janvier 1996, Paul Mentré, au nom du CUME, et Bertrand de Maigret, délégué général de l’AUME, rencontrèrent, à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, Michel Barnier, Jean-René Fourtou et Philippe Lagayette, pour traiter des questions suivantes : « environnement politique de la construction européenne après le sommet de Madrid », « relations entre les membres de l’UEM et ceux qui n’y seront pas encore entrés : stabilisation des taux de change réels au sein de l’Union européenne », et enfin « mise en œuvre de l’Union monétaire : composition et mise en place d’un comité national de pilotage de la transition, information et reconquête de l’opinion publique »1221. Pour Valéry Giscard d’Estaing, il s’agissait surtout de négocier la participation de l’AUME au comité de pilotage de passage à l’euro « pour assurer la coordina-tion des travaux préparatoires, tant privés que publics » et assurer la « communication avec le grand public »1222. Le même mois, lors d’un colloque à Bruxelles, Valéry Giscard d’Estaing prévint : « Le pas-sage à la monnaie unique n’est pas gérable vis-à-vis de l’opinion publique s’il y a incertitude à la fois sur le nombre des participants au système et sur la date d’entrée en vigueur de la monnaie unique »1223. Demandant à la Commission d’étudier les profits financiers retirés de l’« instabilité des taux de change et des coûts de conversion » entre les monnaies euro-péennes, il accusait ouvertement certains adversaires de la monnaie unique de tromper l’opinion publique sur les enjeux de l’euro. Pour pallier la campagne en défaveur de l’euro, Valéry Giscard d’Estaing recommanda aux dirigeants européens de mener « une campagne axée sur la simplicité de l’utilisation de la nouvelle monnaie pour les jeunes aimant voyager et les agents économiques et sur le besoin de sécurité, notamment sur l’épargne des personnes âgées et les PME victimes de désordres monétaires »1224. Aux intérêts particuliers des cercles financiers, Valéry Giscard d’Estaing opposait donc les avantages que la majorité des Euro-péens – les citoyens et les agents économiques – retireraient de l’union monétaire de l’Europe. Toutefois, Valéry Giscard d’Estaing n’était pas motivé par le seul intérêt général européen, mais il semble qu’il ne voulait pas quitter son rêve européen, ni se faire voler la paternité de

1221 Association pour l’Union monétaire de l’Europe ; Bertrand de Maigret, courrier à l’attention de Paul Mentré, 20.12.1995. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1222 Cf. Lettre de Jean-René Fourtou à Valéry Giscard d’Estaing, 15.03.1996. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1223 Assemblée nationale, Commission des Affaires étrangères, le Président, « Extrait de l’intervention de Valéry Giscard d’Estaing au colloque de Bruxelles le 24 janvier 1996 », Paris, 25.01.1996. In : Archives nationales, Site Paris, Archives de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. 1224 « VGE propose d’assouplir un des critères de Maastricht », AFP, 24.01. 1996.

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ce qu’il qualifia alors du « plus grand changement monétaire de tous les temps »1225. Il semble donc qu’il souhaitait entrer dans l’Histoire. De son côté, Helmut Schmidt, qui avait choisi une carrière éditorialiste, refusait que les tech-nocrates de la Bundesbank emportent la conviction de l’opinion publique. Dans un véritable plaidoyer en faveur de l’union monétaire de l’Europe, l’ancien Chancelier, conformément à son image « d’économiste mondial », donna les « six raisons pour lesquelles l’euro ne doit pas échouer, et surtout pas à cause des Allemands »1226. D’abord, parce que l’Allemagne s’y était engagée en ratifiant le traité de Maastricht. Ensuite, car, comme l’avaient montré les attaques spéculatives sur les monnaies européennes, repousser le passage à la monnaie unique provo-querait une nouvelle hausse du mark, et, par conséquent, un désavantage pour les exportations allemandes. Son troisième point consistait à pointer le chômage comme conséquence attendue de cette réévaluation. Dans ce contexte, l’ancien Chancelier argua la responsabilité de l’Allemagne vis-à-vis des autres pays membres de la Communauté, qui subiraient indubita-blement des attaques spéculatives sur leur monnaie. En outre, Helmut Schmidt craignait que repousser l’union monétaire de l’Europe ne signifie « très vraisemblablement son abandon définitif »1227. Or, il était convaincu que la participation de l’Europe aux défis mondiaux né-cessitait son Union ou aboutirait à la domination américaine dans tous les domaines. Enfin et surtout, l’ancien Chancelier était convaincu qu’en cas d’échec de l’union monétaire de l’Europe, l’Allemagne serait jugée responsable et isolée de ses partenaires européens. Alors que l’Allemagne était tentée de se distancier de l’union monétaire de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing, dans un nouvel article de L’Express, encouragea les dirigeants français à recouvrer leur rôle politique historique dans la construction européenne :

L’Allemagne reconstituait rapidement son potentiel industriel, en bénéficiant de la paix sociale que lui garantissait son « économie sociale de marché ». De notre côté, nous prenions des initiatives politiques pour permettre à l’Europe de s’unir et de recouvrer son rang sur la scène internationale. Chacune de ces initiatives – création du Conseil européen, mise en place du Système monétaire européen, etc. – était bien l’œuvre de la France, mais elle était précédée d’une intense consultation franco-allemande1228

Alors que, depuis la chute du Mur de Berlin, l’équilibre des relations franco-allemandes avait été rompu au bénéfice de l’Allemagne, Valéry Giscard d’Estaing souhaitait rappeler le rôle que la France avait joué dans le développement de son économie et faisait appel, en somme, à son esprit de reconnaissance. Il exigeait par conséquent « la parité d’influence franco-allemande »1229, axée notamment sur le « maintien de l’égalité des droits de vote au Conseil entre la France et l’Allemagne », sur la réflexion d’un « projet politique d’accompagnement de l’union monétaire dont la France dessinerait les grandes lignes », et la « réduction de l’écart de puissance économique » entre les deux pays. En Allemagne, Helmut Schmidt s’attaqua personnellement aux adversaires de l’union moné-taire de l’Europe, et en particulier au gouverneur de la Bundesbank, Hans Tietmeyer. Ce per-sonnage-clé de l’unification monétaire allemande portait le symbole du mark fort : taux d’intérêt élevés, économie vertueuse (maîtrise des déficits et de l’inflation), balance commer-

1225 Ibidem. 1226 Helmut SCHMIDT, « Aufgeschoben ist aufgehoben », Die Zeit, 13.06.1997. 1227 Ibidem. 1228 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Veiller à maintenir la parité entre France et Allemagne », L’Express, 16.04.1996. 1229 Ibidem.

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ciale excédentaire, ou encore un endettement maîtrisé. Dans une lettre ouverte au président de la Bundesbank, Helmut Schmidt l’accusa par exemple d’être le « plus puissant adversaire de l’union monétaire en Allemagne »1230. Dans la presse française, on souligna le point de vue convergent du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt :

Vous suivez donc votre ami Giscard d’Estaing lorsqu’il juge le franc et le mark surévalués ? Oui, les deux monnaies sont surévaluées par rapport au reste du monde. La conséquence de l’idéologie du mark fort, on peut la voir dans une différence simple: en Allemagne, où le chômage dépasse les 10 %, le taux d’escompte, par lequel les banques se refinancent auprès de la banque centrale, est à 2,5 %. Au Japon, où le chômage est moitié moindre, l’argent de la banque centrale coûte 0,5 %1231.

Comme entre 1974 et 1981, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient accordé leurs prises de position : « Avant de publier leurs proses respectives, les deux anciens leaders s’étaient téléphoné ». Cette stratégie visait à donner plus de poids à leur critique de la poli-tique monétaire allemande. Valéry Giscard d’Estaing estimait par exemple que « le franc est tiré vers le haut par le mark, et que sa surévaluation par rapport au dollar est "la cause princi-pale des difficultés dans lesquelles se débat l’économie française" ». De son côté, Helmut Schmidt dénonça « "l’idéologie monomaniaque déflationniste" du président de la Banque centrale allemande, Hans Tietmeyer »1232. Par ces propos, Helmut Schmidt appela ses con-temporains à rompre avec l’idée que la lutte contre l’inflation était la mission principale de l’Allemagne. Mais surtout, il reprochait aux décideurs de son pays, campés sur leurs traditions économiques, un certain égoïsme, incompatible avec l’unification de l’Europe. Valéry Gis-card d’Estaing, en suggérant une dévaluation du franc dans un entretien accordé à L’Express, déchaîna la polémique1233 :

Si Valéry Giscard d’Estaing voulait tester sa capacité à lancer un débat, il a atteint son but. Son texte et son interview ont provoqué un de ces embouteillages médiatiques dont la France raffole […] Mais Gis-card a aussi contraint l’ensemble de la classe politique à prendre position sur ses propositions1234.

En Allemagne, Die Zeit salua l’audace de Valéry Giscard d’Estaing en indiquant qu’il était « le seul célèbre partisan de l’Europe à Paris qui remet en question le sens économique de la politique du franc fort »1235. Dans le Frankfurter Rundschau les propos de Valéry Giscard d’Estaing sonnèrent comme une menace : « L’ex-Président met en garde contre une coopéra-tion trop étroite avec Bonn »1236.

1230 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Der zweite Anlauf, die letzte Chance. Die europäische Wäh-rungsunion darf nicht scheitern – schon gar nicht an den Deutschen », Die Zeit, 05.04.1996. 1231 Millot LORRAINE, « Helmut Schmidt, ex-chancelier allemand, met en cause la Buba. "Le mark fort a provo-qué le chômage" », Libération, 20.12.1996. 1232 Pascal RICHE, « Giscard culbute le tabou du franc fort. Pour l’ex-Président, l’euro n’exige pas de s’accrocher à la parité franc-mark », Libération, 21.11.1996. 1233 « Dossier – Dans un point de vue publié par l’Express. Valéry Giscard d’Estaing préconise une dévaluation du franc », Le Monde, 22.11.1996 ; Paula BOYER, « Monnaies. Giscard d’Estaing relance le débat sur le franc », La Croix, 22.11.1996 ; Jean-Louis BOURLANGES, « En proposant de dévaluer le franc, VGE se trompe d’analyse, joue avec les vieilles lunes françaises et évite la question concrète. Giscard ou le monde d’hier », Libération, 10.12.1996 ; « Le gouvernement combat l’idée d’une dévaluation du franc réclamée par Valéry Giscard d’Estaing », Le Monde, 22.11.1996 ; « L’onde de choc de Giscard gagne le Conseil de la politique monétaire », La Tribune, 29.11.1996 ; Jean-Paul PICAPER, « Euro : Giscard gêne Bonn », Le Figaro, 30.11.1996 ; Okba LA-

MRANI, « Le franc, la monnaie unique et Giscard d’Estaing », L’Humanité, 22.11.1996. 1234 Corinne LHAÏK, « Euro : la bombe Giscard », L’Express, 28.11.1996. 1235 Traduction par l’auteur de Wolfgang PROISSL, « Die Front bröckelt », Die Zeit, 29.11.1996. 1236 Traduction par l’auteur de Hans-Hagen BREMER, « Giscard rügt Juppés Euro-Politik. Ex-Präsident warnt vor zu enger Zusammenarbeit mit Bonn », Frankfurter Rundschau, 29.11.1996.

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En Allemagne, la politique monétaire de la Bundesbank aboutit à une joute, par médias inter-posés, entre Helmut Schmidt et Hans Tietmeyer :

Votre réel effet sur l’opinion publique allemande est négatif. Votre effet sur les pays européens relève d’un autre domaine. Parce que vous apparaissez sensiblement plus souvent dans les journaux que le mi-nistre des Affaires étrangères Kinkel, on a l’impression en France, en Italie, en Angleterre et ailleurs que vous êtes le maître des procédures européennes. Et l’insistance et la pénétrance de vos discours ne vous rendent pas seulement vous impopulaire – ce que vous pouvez supporter -, mais rendent l’Allemagne tout entière impopulaire – ce que nous n’avons pas mérité et que nous ne pouvons suppor-ter que difficilement. Pour beaucoup de nos voisins, l’Allemagne que vous représentez apparaît avide de

domination et trop puissante1237

.

En France, Le Nouvel Observateur, dans un article intitulé « Hans Tietmeyer, Kaiser du Mark fort », le président de la Bundesbank1238 fut présenté comme « l’homme le plus puissant du monde »1239. Ce concept partagé également par Le Monde diplomatique, consistait à assimiler Hans Tietmeyer à un « grand architecte de l’euro », dans le sens où il aurait disposé du « pou-voir de changer le cours des nations »1240. Son statut, diffusé par la presse française auprès de l’opinion publique, contribuait donc à mettre en doute la mise en œuvre d’une monnaie euro-péenne : « La Bundesbank, ce n’est un secret pour personne, n’est pas le lieu de pouvoir euro-péen le plus favorable à la monnaie unique »1241. Ainsi, dans ses articles, Helmut Schmidt tenta de contrebalancer la crédibilité et a fortiori le potentiel d’influence – ou de nuisance – dont bénéficiait le président de la Bundesbank dans l’opinion européenne. Sa stratégie consistait principalement à mettre en avant les erreurs qu’il avait commises dans ses positions : « Très cher Monsieur Tietmeyer, vous vous êtes aussi trompé dans le passé aux plans économique et politique »1242. Cette opposition à Hans Tiet-meyer s’explique surtout par la volonté d’Helmut Schmidt de défendre la création de l’euro et d’écarter les détracteurs du débat, en stigmatisant leurs erreurs d’analyse :

Beaucoup des adversaires de l’union monétaire sont en outre des opportunistes, qui aimeraient surfer sur la vague d’une supposée opinion populaire, qu’ils engendrent eux-mêmes. Certains des adversaires scientifiques-économiques ne sont pas mieux, ils se sont trompés si souvent ces dernières années dans leurs rapports d’expertises qu’ils veulent avoir raison au moins dans les prophéties qu’ils alimentent eux-mêmes : l’union monétaire ne devrait pas se faire parce qu’elle ferait excessivement de victimes au

plan économique1243

.

Le but d’Helmut Schmidt était de démontrer à l’opinion publique que les contestataires n’agissent pas dans l’intérêt de l’Europe, mais, comme il l’avait déjà dénoncé depuis des an-nées, dans le but de ne pas perdre leurs propres prérogatives. Il tenta alors de convaincre l’opinion publique allemande des avantages qu’elle retirerait de l’avènement de l’euro. Son argumentaire concernait principalement les taux de change de l’importation. En effet, l’Allemagne important la moitié de ses produits des pays de la zone euro, la monnaie unique garantirait la stabilité des prix. En outre, le co-éditeur du Zeit présenta à ses lecteurs l’euro

1237 Traduction par l’auteur de Helmut SCHMIDT, « Die Bundesbank – kein Staat im Staate », Die Zeit, 08.11.1996. 1238 Christine MITAL, « Hans Tietmeyer, Kaiser du Mark fort », Nouvel Observateur, 29.08.1996. 1239 Ibid. 1240 Pierre BOURDIEU, « Innocentes confidences d’un maître de la monnaie. L’architecte de l’euro passe aux aveux », Le Monde diplomatique, septembre 1997. 1241 Alexandre ADLER, « La déception de M. Tietmeyer », L’Express, 06.11.1997. 1242 Traduction par l’auteur de SCHMIDT, « Bundesbank ». 1243 Ibidem.

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comme un bouclier contre les dévaluations du dollar, et par conséquent comme une précau-tion contre les crises financières mondiales à venir1244. Alors que la conférence intergouvernementale de Turin mettait en exergue des di-vergences sur la forme institutionnelle de l’Europe, la réussite de l’union monétaire en était d’autant plus un enjeu décisif pour les deux anciens dirigeants, qui menèrent alors une cam-pagne médiatique. Dans la presse française, on fit appel à Valéry Giscard d’Estaing en tant que promoteur de l’Europe, notamment dans une série d’articles publiés au cours de l’année 1996 dans L’Express, intitulée « le regard de Valéry Giscard d’Estaing ». Sa tribune « Eu-rope : l’échec et l’échéance » est par exemple révélatrice de cette stagnation de l’union poli-tique et de l’achèvement de l’union monétaire, qu’il n’hésitait pas à considérer comme une suite logique de sa collaboration avec Helmut Schmidt :

lorsque nous avons lancé, avec le chancelier Helmut Schmidt, le projet d’Union monétaire, nous visions non pas un, mais deux objectifs : doter l’Europe d’une vraie monnaie internationale et assurer à nos États un socle monétaire solide pour construire une croissance durable1245.

Si les convictions européennes de Valéry Giscard d’Estaing sont incontestables, on remarque dans cette déclaration un retour aux fondamentaux français. En France et en Allemagne, on défendait, en effet, pour le premier la priorité à donner à la croissance, pour le second l’absolue nécessité de la stabilité. Dans ce contexte, Valéry Giscard d’Estaing attisa la polé-mique :

Est-il bon pour la France d’entrer dans un système monétaire durable avec une économie languide, des chefs d’entreprise démoralisés et démotivés par l’excès de charges, des risques d’OPA internationales sur les fleurons de son industrie et un taux de chômage tristement inamovible ? Cette entrée contribuera-t-elle à la guérir de ses maux ou à l’y enfoncer pour longtemps ?1246

Il ne faudrait cependant pas interpréter les propos de Valéry Giscard d’Estaing comme de l’euroscepticisme. En réalité, son analyse sous-entendait que les importantes concessions faites à l’Allemagne – indépendance de la BCE, objectifs de stabilité, critères de convergence – ne devaient pas nuire à la croissance et à l’emploi en France, privée du recours à la dévalua-tion compétitive. Après la mise en place de la monnaie unique européenne, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt fut appelé à émettre un bilan. Dans Les Échos, Helmut Schmidt déclara : « C’est un succès immense, unique dans l’histoire mondiale. L’euro est aujourd’hui devenu la deuxième monnaie de réserve du monde »1247. De même, Valéry Giscard d’Estaing considéra que « L’euro est le plus grand succès des dix dernières années. La monnaie commune est l’une des monnaies les plus stables. Ça aide pendant la crise, car les états de la zone euro ne doivent pas combattre en plus les flottements monétaires »1248.

1244 Helmut SCHMIDT, « Der Euro ist stabil », Die Zeit, 07.09.2000. 1245 Valéry GISCARD D’ESTAING, « Europe : l’échec et l’échéance », L’Express, 10.10.1996. 1246 Ibidem. 1247 Karl DE MEYER et Ingrid FRANÇOIS, « Helmut Schmidt : "Notre erreur, c’est l’absence de Constitution" », Les Échos, 09.11.2009. 1248 Grit BEECKEN, « Wirtschaftsforum. "Internationale Regeln sind eine Utopie" », Manager Magazin, 05.11.2008.

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BILAN Dans leurs travaux après 1992, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt a mis en évi-dence les faiblesses du traité de Maastricht et en particulier la trop importante prise en consi-dération des intérêts nationaux, qui constituait, de leur point de vue une entrave à l’avènement de l’union monétaire de l’Europe telle qu’il l’avait imaginée : insuffisante harmonisation fis-cale et sociale empêchant la finalisation d’un véritable Marché unique avec une concurrence libre mais non faussée par la pratique du dumping, manque d’anticipation sur l’intégration du système financier européen dans le contexte de la mondialisation, ou encore non résolution des systèmes économiques asymétriques en Europe. En réalité, l’Union européenne a emprunté une voie différente de celle que proposaient Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Ces derniers souhaitaient en effet que les pays fonda-teurs de la Communauté européenne, le noyau dur, procèdent d’abord ensemble à l’union mo-nétaire pour exercer ensuite un attrait sur la périphérie, c’est-à-dire sur les nouveaux membres. À ce titre, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se plaçaient à la confluence des courants de pensée en France et en Allemagne, la première privilégiant l’harmonisation systémique des politiques économiques, la seconde prônant la mise en œuvre d’un processus de convergence par l’instauration de règles communes, couronné, en cas de succès, par une politique unique. Dans les années 1990, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se sont également em-ployés à démontrer que la réflexion européenne devait intégrer son rapport à la mondialisa-tion. En effet, si les deux anciens dirigeants étaient convaincus par le principe de l’autorégulation du marché, ils en connaissaient cependant le caractère expérimental. Ainsi, avec la mise en circulation de l’euro en 2002, il se posait la question de la crédibilité du poli-cy-mix européen – ou rapport entre politiques budgétaires nationales et politique monétaire européenne – c’est-à-dire la capacité de la zone euro à réagir à des chocs spécifiques (des dé-cisions nationales susceptibles de se propager avec une intensité différentes aux autres pays européens) et à des chocs symétriques (provoqués par un évènement exogène, tel que les fluc-tuations du prix du pétrole, les mouvements erratiques des taux de change des monnaies tierces ou encore une crise financière extérieure). Du point de vue de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, l’Union monétaire de l’Europe s’avérait incomplète, dans la mesure où la Banque centrale européenne était le seul dispositif qui sous-tendait la politique monétaire européenne. Dans leur raisonnement, la cohabitation entre politique monétaire fé-dérale et politiques nationales devait être assortie d’une plus grande coordination des poli-tiques économiques.

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CONCLUSION

1. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, les « pères inconnus » de la monnaie unique

Pour les Européens d’aujourd’hui, Jacques Delors, François Mitterrand et Helmut Kohl sont les architectes visibles de la monnaie unique. En réalité, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt en restent les principaux initiateurs, non pas seulement en raison de la créa-tion du Système monétaire européen en 1978, considéré comme la pierre angulaire de l’union monétaire, mais aussi parce qu’ils ont allié leurs forces après leur départ du pouvoir pour ac-compagner la création de la zone euro, et de son corollaire, la monnaie européenne.

Durant cinq ans, entre 1986 et 1993, le « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt a exercé une réelle influence sur le cours de la construction européenne au travers du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe. En tant qu’anciens dirigeants, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt jouissaient d’une plus grande liberté d’action, de l’expérience des négociations euro-péennes, tout comme d’une importante notoriété, qui leur permirent de s’imposer auprès des décideurs. Du reste, Helmut Schmidt n’accepta de s’engager pleinement en faveur de l’union monétaire de l’Europe que lorsqu’il fut convaincu que les propositions du CUME trouveraient un écho favorable sur la scène politique européenne. La démarche de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt intervenait également dans un contexte opportun, durant le-quel le « couple » franco-allemand avait un rôle prépondérant dans la prise de décision en Europe. L’interdépendance des deux pays était alors un vecteur important d’intégration : la RFA, encore marquée par son passé national-socialiste, avait besoin de la France, son ennemi héréditaire, pour reconquérir sa crédibilité politique en Europe et dans le monde, tandis que la recherche d’une convergence avec la RFA, exemple de réussite en matière monétaire, était un moyen pour la France de discipliner sa propre économie. Le lancement de l’Union écono-mique et monétaire de l’Europe nécessitait aussi un compromis franco-allemand, un renon-cement des deux pays à une partie de son identité. Le mark, symbole de la réussite écono-mique ouest-allemande et l’intervention de l’État français dans les affaires monétaires de-vaient être abandonnés au profit de l’unification européenne. Aussi, le premier rôle de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt fut de susciter la relance1249 de la construction euro-péenne par l’économie, qui, sous l’ère François Mitterrand-Helmut Kohl, avait été reléguée au second plan. L’influence du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt se fit particulièrement jour lorsque fut créé sous son impulsion le Comité Delors, qui n’était composé que de gouverneurs de banques centrales, à l’exception de trois membres issus du CUME. Dans le « Rapport De-lors » de 1989, on retrouve par conséquent les axes principaux du Programme pour l’action du CUME paru l’année précédente : la poursuite de la construction européenne par l’économie, la création d’une Banque centrale et l’instauration d’une véritable monnaie. Cette dernière proposition, qui s’était initialement heurtée au scepticisme voire à l’hostilité des gou-verneurs, fut finalement reprise dans le Rapport final. L’Association pour l’Union monétaire de l’Europe créée à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt a, durant les

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Entretien avec Valéry Giscard d’Estaing, Entretiens de Strasbourg, « Dix ans avec la monnaie unique : quel bilan et quelles perspectives », 25.11.2011.

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travaux du Comité Delors, particulièrement œuvré pour que les décideurs européens adoptent la création d’une monnaie unique en Europe. On peut donc en conclure que le lobbyisme, ou les agents économiques issus de grandes entreprises et de grands groupes industriels, ont joué un rôle déterminant dans la création de l’euro. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt exercé une triple influence – grâce à leur statut d’anciens dirigeants reconnus pour leur action européenne, au Comité pour l’Union monétaire de l’Europe composé de personnalités du monde politique et financier, et à l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe composée de dirigeants de grandes entre-prises et industries européennes – pour que le projet d’intégration européenne par l’économie soit menée à son terme par les dirigeants européens. Avec l’adoption du traité de Maastricht, la mission du « couple » Giscard d’Estaing-Schmidt a connu son aboutissement.

2. L’intégration européenne par l’économie : un bilan provisoire

Le traité de Maastricht vient de fêter son 20e anniversaire, tandis que la monnaie unique n’a été mise en circulation que depuis une décennie. Par conséquent, il serait trop hâtif de dresser un bilan de l’Europe économique. En revanche, les crises successives – financière, budgétaire, politique – qu’a traversé l’Europe depuis 2008 conduisent à s’interroger sur la stratégie de l’intégration par l’économie, qui a été au centre de l’émergence d’une Union eu-ropéenne. Quand Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont créé le Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, ils ont cristallisé une stratégie pour la construction euro-péenne, dont ils avaient jeté les bases avec le SME. Il s’agissait d’abord d’atteindre par étapes successives l’objectif d’une Europe-puissance économique et politique à l’échelle continen-tale, en commençant par l’intégration monétaire d’un petit nombre de pays capables d’agir en aimant sur leur périphérie. De ce point de vue, l’union monétaire devait ensuite entraîner l’harmonisation économique entre ses participants, et ainsi instaurer une solidarité de facto, moteur d’une plus grande intégration politique. Enfin, l’Union européenne avait vocation à s’imposer comme une entité politique sur la scène internationale.

Dans leur démarche en faveur de la relance de l’union monétaire de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont distinctement fait le choix du lobbyisme. Entre 1974 et 1981, ces derniers avaient acquis la conviction qu’un projet d’Europe politique se serait heurté à de puissants relais d’opinion souverainistes, en particulier les gaullistes français, la Banque centrale ouest-allemande et conservateurs britanniques. Par conséquent, le CUME a élaboré des propositions, essentiellement dans le domaine économique, qui s’appuyaient sur des considérations pragmatiques. Le SME était parvenu à stabiliser le cours des monnaies européennes vis-à-vis du dollar et l’ECU, unité de compte de la Communauté européenne, était spontanément utilisé comme une monnaie d’échange entre grandes entreprises euro-péennes. Par conséquent, l’union monétaire de l’Europe ne représentait qu’une extension des dispositifs existants. Pour défendre cette stratégie, les membres du CUME et de l’AUME ont formulé des propositions dans le secret, en excluant systématiquement les médias. Cette pré-caution était d’autant plus utile que leur choix d’associer hommes politiques, monde la fi-nance et grands industriels pour relancer la construction européenne était de nature à provo-quer la polémique auprès des citoyens et des médias.

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La discrétion dont ont fait preuve Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt montre égale-ment qu’ils ne souhaitaient pas incarner publiquement la relance de la construction euro-péenne par l’économie. D’une part, battus par François Mitterrand et Helmut Kohl aux élec-tions, leur initiative ne devait pas être interprétée comme celle d’opposants politiques. À l’image du Comité Monnet, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt était composé de personna-lités politiques de tous bords. En France, la collaboration entre Valéry Giscard d’Estaing et le socialiste Pierre Bérégovoy au sein du CUME n’a d’ailleurs pas manqué de susciter des réac-tions hostiles de la part de la presse de gauche. D’autre part, les négociations européennes étant souvent des opérations de politique intérieure, seuls les dirigeants en place étaient habili-tés à défendre le projet d’Union économique et monétaire de l’Europe auprès de l’opinion publique. L’électorat de François Mitterrand et d’Helmut Kohl n’aurait sans doute pas com-pris que ces derniers aient été influencés par leurs prédécesseurs dans leurs choix politiques sur la question européenne. En somme, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ne pou-vaient formuler que des propositions et s’assurer qu’elles seraient relayées par les décideurs européens.

Si la stratégie de la construction européenne du haut vers le bas (ou top-down), des élites politiques et économiques à l’exclusion des citoyens et des médias, s’est avérée efficace puisqu’elle a abouti à la création de la monnaie unique, des dysfonctionnements mettent en évidence ses limites. D’une part, l’idée selon laquelle l’union monétaire serait le point de départ d’une intégration politique en Europe est réfutable. En effet, vingt ans après l’adoption du traité de Maastricht, seule la politique monétaire est véritablement gérée à l’échelle supranationale – ou fédérale -, tandis que les tentatives de doter l’Union européenne de structures économiques et politiques communes, comme par le traité instituant une Constitution pour l’Europe ou par le traité de Lisbonne, restent limitées et vouées à l’échec. Contrairement à la conception défendue par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt selon laquelle l’union monétaire faciliterait le règlement des crises systémiques à l’échelle européenne voire internationale, l’individualisme des États européens perdure. Ainsi, lors des sommets européens, les dirigeants tendent davan-tage à défendre les intérêts de leur pays respectif, et même les positions de leur propre électo-rat, plutôt qu’ils ne cherchent à élaborer des politiques communes. Dès lors, deux questions reviennent au centre des débats : la France et l’Allemagne, dont le leadership commun a été fragilisé depuis la chute du Mur de Berlin, ont-elles encore la capacité de montrer la voie à leurs partenaires européens en élaborant des lignes politiques directrices pour l’Europe ? Dans ses prises de position publiques, Helmut Schmidt accuse ouvertement l’individualisme alle-mand d’être responsable de l’immobilisme du « couple » franco-allemand. Une plus grande cohésion entre dirigeants européens et une véritable entité politique européenne seraient-elles à même de faire davantage entre la voix de l’Europe sur la scène internationale ? D’autre part, au plan économique, un certain nombre d’échecs ont été mis au jour. Dès les années 1990, le CUME avait alerté sur les carences du traité de Maastricht, qui conduisent à le comparer à la méthode préconisée par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Ces derniers avaient par exemple plaidé, notamment après la crise monétaire européenne des an-nées 1992/93, en faveur d’une union monétaire plus restreinte que celle prévue dans le traité de Maastricht (tous les membres de la Communauté sauf la Grande-Bretagne), reposant sur les six pays fondateurs de l’Europe (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxem-

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bourg). Si Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient soutenu l’idée de l’entrée des nouveaux membres de la Communauté européenne dans le SME pour faciliter leur politique déflationniste et la stabilisation de la valeur de leur monnaie, ils considéraient que leur niveau économique était inadapté à leur participation à la création d’une monnaie forte. En particu-lier, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont appelé les dirigeants à s’interroger sur les conséquences pour la stabilité économique européenne des déséquilibres macroécono-miques – surtout fiscaux et sociaux – au sein du Marché unique et sur le policy-mix européen, assemblant une union monétaire fédérale, indépendante des États européens, à des traditions budgétaires hétéroclites. Le dispositif de monnaie parallèle proposé par le CUME, qui a été écarté par les dirigeants européens, était imaginé comme un instrument de convergence gra-duelle des politiques monétaire et, a fortiori, de stabilisation des cours de change entre mon-naies européennes et d’harmonisation des politiques économiques des pays membres par le marché. En raison de l’asymétrie économique persistante entre les pays de la zone euro, on peut se demander si une Europe à deux vitesses aurait permis une intégration plus efficace des pays les plus faibles au plan économiques. Par ailleurs, en cas de non-respect des critères de Maastricht, à l’image du cas de la Grèce, Valéry Giscard d’Estaing à lui-même a posé la ques-tion : n’aurait-on pas dû imaginer un dispositif de sortie de la monnaie unique ? Le reproche le plus récurrent que le CUME ait adressé aux décideurs européens dans les an-nées 1990 est de ne pas avoir suffisamment placé l’union monétaire de l’Europe dans son con-texte international. Une des conditions du Marché unique étant la libération des mouvements des capitaux et, par conséquent, l’émergence d’un marché financier européen, il s’agissait de leur point de vue d’élaborer des politiques communes pour protéger l’espace européen des fluctuations erratiques extérieures. Aussi, le CUME proposa que, à l’image de la FED améri-caine, la BCE joue un rôle de prêteur en dernier ressort pour anticiper ou juguler la contami-nation des États par les crises financières. Avec la crise de la dette en Europe, l’opinion pu-blique européenne a également remis en question la rigidité des statuts de la Banque centrale européenne, et interrogé les dirigeants sur l’opacité du circuit des prêts aux États par l’intermédiaire des banques privées. De même, la crise financière en Europe a mis au jour les activités spéculatives des établissements financiers européens. À ce sujet, le Comité Giscard d’Estaing-Schmidt avait suggéré que les dispositifs européens en matière bancaire soient ren-forcés, afin que la financiarisation de l’économie et la spéculation n’entravent pas l’économie réelle. Pour autant, l’adoption d’un Glass-Steagall Act européen, la séparation des activités de dépôt et d’investissement est-elle envisageable et souhaitable ? La mutation des modèles sociaux-productifs et en particulier l’accroissement de l’interdépendance économique internationale, rendent les marges de manœuvre des États na-tionaux toujours plus restreintes. Pourtant, l’outil d’intégration européen le plus avancé, la monnaie, est également celui qui est le plus contesté. Les citoyens, écartés de la construction européenne par l’économie, défient aujourd’hui la monnaie unique, comme le souligne Marc Lazar :

Ce n’est pas encore de l’euroscepticisme mais les doutes croissants sur la construction européenne, déjà palpables depuis des années, se sont désormais cristallisés autour de l’euro, devenu le symbole de la vie chère, mais aussi autour d’interrogations sur l’opacité des institutions européennes et de leur manque de

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démocratie, et à cela s’est ajouté le rejet de politiques d’austérité perçues comme imposées de l’extérieur1250.

Dans un discours sur la gouvernance mondiale, Pascal Lamy indiquait : « le creuset de la légi-timité politique demeure national, local, et la légitimité est une fonction dont la valeur décroît exponentiellement avec la distance du citoyen »1251. Dès lors, dans quelle mesure l’implication des citoyens dans la construction européenne est-elle encore possible ?

1250 Marc SEMO, « Des accents antieuropéens qui laisseront des traces », Libération, 26.02.2013. 1251

Pascal LAMY, « Gouvernance mondiale : s’attaquer au terrain des valeurs », in : Notre Europe, 15.01.2013.

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ANNEXES

Communiqué de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt annonçant la création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe, 21 avril 1986. À Côme, Italie, où ils participaient simultanément à une conférence, l’ancien Président de la République Française, Valéry GISCARD d’ESTAING, et l’ancien Chancelier de la Répu-blique Fédérale d’Allemagne, Helmut SCHMIDT, ont publié conjointement la déclaration suivante : « Le Système Monétaire Européen, que nous avons lancé ensemble, a démarré en mars 1979. Il a maintenant sept ans, l’âge de raison. Il a apporté de nombreux avantages à ceux qui échangent, investissent, créent des emplois en Europe. Il a réduit les mouvements de taux de change, contribué à la convergence des poli-tiques économiques, joué son rôle dans l’évolution du système monétaire international. En outre, le développement rapide d’un marché privé de l’ECU témoigne des mérites de cet ins-trument. De nouvelles opportunités sont aujourd’hui présentes, le récent réalignement des taux cen-traux au sein du Système Monétaire Européen, la baisse du prix du pétrole, le développement de taux de change plus réalistes entre le dollar, le yen et l’ECU, fournissent la base de progrès additionnels en direction d’une union monétaire de l’Europe et de relations plus stables entre les principales monnaies. Aussi avons-nous décidé de coprésider un Comité pour l’Union Monétaire de l’Europe. Outre ses deux coprésidents, il comprendre 17 membres. Leurs nationalités représenteront de manière adéquate les douze pays membres de la CEE, et leurs expériences seront suffisam-ment diversifiées : hommes d’Etat, d’horizon politiques divers, banquiers centraux, fonction-naires internationaux, banquiers et industriels. Notre but commun est, à travers des contacts directs avec les gouvernements, et aussi par la publication de nos propositions, de continuer à promouvoir le Système Monétaire Européen, et ses potentialités ».

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Liste des membres du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe au 30.04.1993

Deux coprésidents : Valéry GISCARD D’ESTAING, ancien Président de la République française Helmut SCHMIDT, ancien Chancelier de la République fédérale d’Allemagne 17 membres : ROYAUME-UNI (2)

a- James CALLAGHAN, ancien Premier ministre, membre de la Chambre des Lords b- David HOWELL, ancien ministre, membre de la Chambre des Communes

ITALIE (2) a- Mario SCHIMBERNI, Président, Armando Curcio Editore b- Giovanni ZANDANO, Président, Instituto Bancario San Paolo di Torino

ESPAGNE (2) a- Miguel BOYER SALVADOR, ancien ministre, Président, Cartera central b- Carlos FERRER, Président, Banco d’Europa

ALLEMAGNE FEDERALE (2) a- Wilfried GUTH, Membre du Conseil de surveillance de la Deutsche Bank b- Manfred LAHNSTEIN, ancien ministre, Président, Groupe Bertelsmann

FRANCE (2) a- Antoine JEANCOURT-GALIGNANI, Président, Banque Indosuez b- Christian PIERRET, ancien député

PAYS-BAS (1) H. Onno RUDING, ancien ministre, Vice-président, Citicorp

BELGIQUE (1) Étienne DAVIGNON, ancien vice-président de la Commission des Communautés euro-péennes, président de la Société générale de Belgique

DANEMARK (1) Niels THYGESEN, Institut économique, Université de Copenhague

PORTUGAL (1) José DA SILVA LOPES, ancien ministre, Administrateur, Banque européenne pour la Re-construction et de Développement

GRECE (1) Xénophon ZOLOTAS, ancien Premier ministre, Gouverneur honoraire de la Banque de Grèce

IRLANDE (1) Peter SUTHERLAND, ancien vice-président de la Commission des Communautés euro-péennes, Président, Allied Irish Bank

LUXEMBOURG (1) Gaston THORN, ancien Premier ministre, ancien président de la Commission des Commu-nautés européennes, Président, Banque internationale du Luxembourg Anciens membres du Comité :

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M. BEREGOVOY (1986-1988), M. de la GENIERE (1986-1990), M. OSSOLA (1986-1990), M. SANCHEZ ASIAIN (1986-1990), M. ZIJLSTRA (1986-1990), M. O’REILLY (1986-1990) Secrétaires exécutifs : Uwe PLACHETKA, Économiste, Bonn Paul MENTRE, Inspecteur général des Finances, Paris Personnalités associées aux travaux du Comité M. PADOA-SCHIOPPA, Directeur général adjoint, Banque d’Italie. M. MINGASSON, Directeur général, Commission des Communautés européennes. M. PONS, Directeur, Commission des Communautés européennes. M. RAMBURE, Président, M. JOZZO, Vice-président, Association bancaire pour l’ECU. M. Van der KLUGT, ancien Président ; M. DAVIGNON, Président ; M. AGNELLI, Vice-Président ; M. ORTOLI, Trésorier, Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Sections nationales de l’AUME : M. PININFARINA (Confindustria, Italie), M. FOURTOU (Rhône-Poulenc, France), M. SHEEHY (BAT Industries, Royaume-Uni), M. FERRER (Unice, Es-pagne), M. EUSTACE (Philips, Pays-Bas), M. LEYSEN (AGFA Gevaert, Belgique), M. PA-PALEXOPOULOS (Titan, Grèce), M. FABER (ARBED, Luxembourg), M. RIISAGER (FLS Industries, Danemark), M. de AZEVEDO (SONAE, Portugal), M. HARDIMAN (IBM, Ir-lande), M. KOPPER (Deutsche Bank, Allemagne). Secrétariat du Centre d’études pour la réalisation de l’Europe monétaire, M. Gaston THORN, Président. Secrétariat du Symposium mondial de l’ECU, M. André SWINGS, Président.

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Travaux du Comité l’Union monétaire de l’Europe 1re réunion (18 décembre 1986), Bruxelles – Commission des Communautés européennes avec la participation de M. DELORS, président de la Commission des Communautés euro-péennes. 2e réunion (18 mars 1987), Bonn – Chancellerie fédérale, Palais Schaumburg, avec la participation de M. STOLTENBERG, ministre allemand des Finances, et de M. POHL, prési-dent de la Bundesbank 3e réunion (15 juin 1987), Bruxelles – Château de Val Duchesse avec la participation de M. MARTENS, Premier ministre belge. 4e réunion (9 novembre 1987), Rome – Association des banques italiennes avec la partici-pation de M. PADOA-SCHIOPPA, directeur général-adjoint, Banque d’Italie. 5e réunion (22 février 1988), Paris – Assemblée nationale avec la participation de M. BALLADUR, ministre français des Finances et de M. LAROSIERE, gouverneur de la Banque de France. 6e réunion (5 juillet 1988), Madrid – Banco Exterior de Espana avec la participation de M. SOLCHAGA-CATALAN, secrétaire d’État aux Finances, et de M. RUBIO, gouverneur de la Banque d’Espagne. 7e réunion (5 décembre 1988), Athènes – Banque de Grèce avec la participation de M. ROUMELIOTIS, ministre grec des Finances, et de M. CHALIKIAS, gouverneur de la Banque de Grèce. 8e réunion (25 avril 1989), Paris – Crédit national avec la participation de M. DELORS, président de la Commission des Communautés européennes, et de M. BEREGOVOY, mi-nistre français des Finances. 9e réunion (5 octobre 1989), Amsterdam – Amro Bank avec la participation du M. RUN-DING, ministre néerlandais des Finances, et de M. DUISENBERG, président de la Banque nationale des Pays-Bas. 10e réunion (15 février 1990), Francfort – Deutsche Bank, avec la participation de M. POHL, président de la Bundesbank, président du Comité des gouverneurs des banques cen-trales des pays membres de la CEE. 11e réunion (7 juin 1990), Londres – BAT Industries avec la participation de M. GEORGE, sous-gouverneur de la Banque d’Angleterre, et de M. BUTLER, président du Comité euro-péen du Conseil des invisibles de la Cité de Londres. 12e réunion (7 décembre 1990), Rome – Banca d’Italia avec la participation de M. CARLI, ministre italien du Trésor, de M. CIAMPI, gouverneur de la Banque d’Italie et de M. LAM-FALUSSY, directeur Général de la Banque des Règlements Internationaux.

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13e réunion (13 novembre 1991), Bruxelles – Société générale de Belgique avec la partici-pation de M. CHRISTOPHERSEN, vice-président de la Commission des Communautés eu-ropéennes et de M. VERPLAETSE, gouverneur de la Banque nationale de Belgique. 14e réunion (6 avril 1992), Lisbonne - Banque du Portugal avec la participation de M. FERNANDES BRAZ, secrétaire d’État portugais au Trésor et de M. TAVARES MOREIRA, gouverneur de la Banque du Portugal. Réunion du groupe de travail sur l’Écu/ « groupe Thygesen » (15.09.1992) – Banque In-dosuez Ultime réunion (6 décembre 1995), Francfort – Institut monétaire européen

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Les activités du CUME dans l’Histoire de la construction européenne (1986-1995)

14.06.1985 Accords de Schengen sur l’ouverture des frontières du Marché intérieur européen

22.09.1985 Accords du Plaza du G5 sur les taux de change 03.12.1985 Le SME et de l’ECU sont inscrits dans les textes officiels européens 28.02.1986 Signature de l’Acte unique européen par les douze États-membres de la

Communauté européenne 21.04.1986 Création du Comité pour l’Union monétaire de l’Europe 27.11.1986 Rencontre entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand à

l’Élysée pour la présentation du CUME 18.12.1986 Audition de Jacques Delors par le CUME à Bruxelles 20.01.1987 Élection d’Henry Plumb, conservateur britannique, à la présidence du Par-

lement européen – rencontre avec Valéry Giscard d’Estaing 11.02.1987 Émission « l’heure de vérité » avec Valéry Giscard d’Estaing et Helmut

Schmidt 22.02.1987 Accords du Louvre du G5 sur la réduction de la volatilité des taux de

change 18.03.1987 Audition de Gerhard Stoltenberg et de Karl-Otto Pöhl par le CUME à

Bonn Mars 1987 Consultation d’Helmut Schmidt par Hubert Védrine et Élisabeth Guigou à

Bonn sur le thème de l’Union économique et monétaire 11.05.1987 Création de l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe 15.06.1987 Audition de Wilfried Martens par le CUME à Bruxelles 16.06.1987 La Bundesbank annonce la libération de l’usage de l’ECU en RFA 30.06.1987 Conseil européen – « réussir l’Acte unique européen » 01.07.1987 Entrée en vigueur de l’Acte unique européen 12.09.1987 Accord de Nyborg élargissant le rôle de l’ECU et les possibilités de sou-

tien financier au sein du SME 14.10.1987 Visite de Valéry Giscard d’Estaing à Felipe Gonzalez 19.10.1987 Krach boursier 06.11.1987 Colloque sur le rôle de l’ECU au Luxembourg coprésidé par Valéry Gis-

card d’Estaing et Jacques Delors 09.11.1987 Réunion du CUME à Rome avec la participation de Tommaso Padoa-

Schioppa 05.12.1987 Conseil européen de Copenhague – publication du rapport Padoa-Schioppa Colloque Euro 92 organisé par le CUME et l’AUME à Paris 08.01.1988 Mémorandum Balladur sur l’Union économique et monétaire 22.01.1988 Création du Conseil économique et financier franco-allemand 13.02.1988 Le Conseil européen de Bruxelles adopte le « paquet Delors I » sur le fi-

nancement des mesures d’accompagnement du Marché unique 22.02.1988 Audition d’Édouard Balladur et de Jacques Larosière à Paris 26.02.1988 Mémorandum Genscher 24.06.1988 Directive 88/361 supprimant les restrictions aux mouvements de capitaux

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28.06.1988 Conseil européen d’Hanovre – constitution du Comité Delors 30.06.1988 Publication du Programme pour l’action du CUME 05.07.1988 Audition de Carlos Solchaga Catalán et de Mariano Rubio par le CUME à

Madrid 05.12.1988 Audition de Panagiotis Roumeliotis et de Demetrios Chalikias par le

CUME à Athènes et bilan intermédiaire des travaux du Comité Delors en présence de Jean-Paul Mingasson

1989 Publication de L’Union monétaire européenne : monnaies membres, mon-naies associées, monnaies tierces du CUME

13.01.1989 Colloque sur l’Union monétaire organisé par le CUME et l’AUME au Par-lement européen en présence de Jacques Delors

25.04.1989 Audition de Jacques Delors et de Pierre Bérégovoy par le CUME à Paris 07.06.1989 Conférence monétaire internationale à Madrid – Carlos Solchaga annonce

l’entrée de la peseta entrera dans le SME avant le 1er juillet 28.06.1989 Adoption du Rapport Delors au Conseil européen de Madrid 01.07.1989 Présidence française du Conseil européen 05.10.1989 Réunion du CUME à Amsterdam avec Onno Ruding et Wim Duisenberg Octobre 1989 Nigel Lawson annonce l’entrée de la livre sterling dans le SME 09.11.1989 Chute du Mur de Berlin 28.11.1989 Conférence de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt à HEC Paris 1990 Publication de Pour une monnaie commune vers une monnaie unique. La

monnaie européenne, monnaie optionnelle du CUME 12.02.1990 Appel de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt à « resserrer le

couple franco-allemand au sein d’une fédération européenne » 15.02.1990 Réunion du CUME à Francfort avec Karl-Otto Pöhl 16.03.1990 Réunion de l’AUME à Madrid en présence de Valéry Giscard d’Estaing –

appel à la « cohésion européenne » 20.04.1990 Conseil extraordinaire de Dublin sur la Réunification allemande 22.04.1990 Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt sur FR3 « Faut-il avoir peur

de l’Allemagne ? » 23.05.1990 Réunion de l’Interaction Council à Séoul – Appel de Valéry Giscard

d’Estaing, d’Helmut Schmidt et de James Callaghan pour la participation de la Grande-Bretagne à l’Union monétaire

07.06.1990 Réunion du CUME à Londres avec Edward George 04.07.1990 Valéry Giscard d’Estaing rapporteur de la commission institutionnelle du

Parlement européen sur le principe de subsidiarité 12.07.1990 Débat sur la Réunification au Parlement européen à la demande de Valéry

Giscard d’Estaing en présence de François Mitterrand, Helmut Kohl et Jacques Delors

03.10.1990 Réunification allemande 29.10.1990 Conférence intergouvernementale de Rome sur l’Union économique et

monétaire et sur l’Union politique de l’Europe

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27.11.1990 Colloque du CUME et de l’AUME, en collaboration avec Ernst & Young et Le Nouvel Économiste, intitulé « Une monnaie unique pour les entre-prises européennes »

07.12.1990 Réunion du CUME à Rome avec Guido Carli, Carlo Azeglio Ciampi et Alexandre Lamfalussy

1991 Publication de L’union économique et monétaire. La dimension politique du CUME

20.04.1991 Rapport de Valéry Giscard d’Estaing sur le rôle des banques centrales dans le marché financier international lors de la réunion de l’Interaction Council à Paris en présence d’Helmut Schmidt

31.05.1991 Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt à la réunion de l’Interaction Council à Prague

13.11.1991 Réunion du CUME à Bruxelles avec Henning Christophersen et Fons Verplaetse

05.12.1991 Rencontre entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand à l’Élysée sur le thème de l’Union économique et monétaire de l’Europe

10.12.1991 Sommet de Maastricht – accord sur le traité portant création de l’Union européenne

1992 Publication de Europe 92 : Une évaluation du CUME 07.02.1992 Signature du traité de Maastricht 06.04.1992 Réunion du CUME au Portugal avec José Monteiro Fernandes Braz et José

Alberto Tavares Moreira – Création du groupe Thygesen sur l’ECU com-posé de membres du CUME et de l’AUME

Entrée de l’escudo dans le SME Mai 1992 Réunion de l’AUME à Bonn en présence d’Helmut Kohl, de Gerhard Stol-

tenberg et de Valéry Giscard d’Estaing 02.06.1992 Les Danois votent contre le traité de Maastricht par référendum 15.09.1992 Réunion du groupe Thygesen Appel du CUME pour le « oui » français au référendum de Maastricht 14.09.1992 Dévaluation de la lire italienne de 7% - début de la crise monétaire euro-

péenne 20.09.1992 Les Français votent pour le traité de Maastricht par référendum 07.10.1992 Valéry Giscard d’Estaing invité pour la première fois à Bonn par Helmut

Kohl Décembre 1992 Débat au Parlement européen sur le traité de Maastricht avec Valéry Gis-

card d’Estaing et Helmut Schmidt 1993 Publication de Le marché européen des capitaux du CUME 01.01.1993 Entrée en vigueur du Marché unique

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Registre thématique

Accord de Nyborg : conclu le 12 Septembre 1987 par les Ministres de l’Économie et des Finances des pays membres de la CEE réunis à Nyborg au Danemark, cet accord constitue une étape pour améliorer le fonctionnement du SME avec la gestion concertée des taux d’intérêt afin de minimiser les interventions sur les marchés des changes et la possibilité pour les banques centrales de recourir plus largement à des emprunts à court terme permettant des ajustements du cours de leur monnaie autour du taux pivot.

Accords de Bâle : accords de réglementation bancaire élaborés par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire. Bâle I (1988) a fixé une limite minimale à la quantité des fonds propres des banques – le ratio Cooke – pour assurer la stabilité du système bancaire international. Bâle II (2004-2008) a mis en place un dispositif prudentiel pour mieux anticiper les risques bancaires, des normes renforcées de solvabilité basées sur le ratio McDonough. Bâle III (2010) renforce la régulation du marché financier et l’intervention coordonnée à l’échelle internationale.

Accords du Louvre : convention du 22 février 1987 signée par les cinq plus grandes puis-sances occidentales (États-Unis, Japon, RFA, France, Grande-Bretagne) délimitant les fluc-tuations des taux de change de leur monnaie autour d’un cours pivot tenu secret et s’engageant à intervenir sur le marché des changes par l’intermédiaire de leur banque cen-trale.

Accords du Plaza : accords sur les taux de change du 22 septembre 1985 du G5 visant à dé-précier le cours du dollar par rapport au yen et au mark.

Acte unique européen : révision des traités de Rome pour relancer l’intégration européenne signée par les Douze le 28 février 1986 et entrée en vigueur le 1er juillet 1987. L’Acte unique fixe l’achèvement du marché intérieur à la fin de l’année 1992 et consacre les quatre libertés de circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux.

Afrique-Caraïbes-Pacifique : pays signataires des Convention de Lomé (1975, 1979, 1984 et 1990) et de l’Accord de Cotonou (2000), une coopération commerciale privilégiée leur don-nant accès au Marché unique européen.

Approche économiste de l’Europe : idée selon laquelle la convergence des politiques éco-nomiques doit être considérée comme un préalable à l’intégration européenne.

Approche monétariste de l’Europe : consiste à imposer une discipline anti-inflationniste aux économies faibles par des instruments de coopération.

Association bancaire pour l’ECU : ancêtre de l’Association bancaire pour l’euro, l’ABE a été créée en 1985 à Paris par des banques commerciales et la Banque européenne d’investissement avec le soutien de la Commission européenne et de la Banque des règle-ments internationaux. Son rôle était de promouvoir le passage à l’Union économique et moné-taire par le développement du système de compensation de l’ECU en Europe.

Association européenne de libre-échange : créée en 1960, l’AELE regroupait l’Autriche, le Danemark, la Finlande, l’Irlande, le Liechtenstein, la Norvège, le Portugal, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse et visait à établir des relations strictement commerciales entre ses membres. Les relations entre l’Union européenne et l’AELE sont établies par l’Espace éco-nomique européen.

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Association pour l’Union monétaire de l’Europe : fondée à Paris en 1987 par des indus-triels européens, convaincus que la monnaie unique était essentielle au succès du marché unique ; elle a repris les théories préconisées par le SME de Valéry Giscard d’Estaing et Hel-mut Schmidt. Association de type loi 1901, l’AUME comptait 400 adhérents, entreprises et banques, soit un total de 9 millions de salariés. Afin d’assurer le succès de l’euro, l’AUME a pris part à des groupes officiels d’experts, a organisé de nombreux groupes de réflexion, par-ticipé à plus de mille séminaires d’information, rédigé des études et des rapports, organisé 250 conférences par an dans le monde et a diffusé des brochures d’information et des guides pra-tiques destinés aux commerçants, aux industriels et aux professionnels du tourisme. L’AUME a été dissoute en 2002 avec la mise en circulation de l’euro.

Autorégulation du marché : théorie économique qui repose sur l’idée que si les opérateurs du marché disposent des informations nécessaires, la loi de l’offre et de la demande établit le juste prix. Ce principe exclut l’intervention de l’État et suppose la libre circulation et le libre investissement des capitaux.

Banque des règlements internationaux : Organisme financier international chargé à l’origine de gérer les emprunts liés aux réparations de guerre allemandes. Ayant pour princi-paux actionnaires les grandes banques centrales européennes, la BRI intervient à leur de-mande sur les marchés des changes et consent des prêts d’urgence aux pays débiteurs dont l’éventuelle défaillance mettrait en péril l’équilibre financier mondial.

Banque européenne d’investissement : institution créée au sein de la CEE par le Traité de Rome en 1957 pour financer les projets liés à la mise en œuvre du Marché unique, principa-lement dans les régions les plus défavorisées.

Banque universelle : établissement qui exerce toutes les opérations des domaines bancaire et financier.

Black monday : cette expression (« lundi noir » en Français) fait référence au krach boursier d’octobre 1987. Après une tendance haussière fulgurante des bourses mondiales au début de l’année, le 19 octobre 1987, l’indice Dow Jones perd 22,6 % à Wall Street entraînant la ma-jeure partie des places financières internationales dans sa chute.

Choc symétrique : événement exogène (variations du prix du pétrole, fluctuations de l’activité aux États-Unis) ayant un impact similaire sur la demande agrégée et/ou l’offre agré-gée des différents pays de la zone.

Choc asymétrique : événement (variation de la demande dans un secteur de spécialisation, événement politique ou social) ayant un impact macroéconomique seulement dans un pays, ou avec une intensité différente selon les pays.

Comecon : le Conseil d’assistance économique mutuelle était une organisation d’entraide économique entre différents pays du bloc communiste créé par Staline en 1949 en réponse à l’OECE et dissout à la fin de la Guerre froide en 1991.

Comité ad hoc pour les questions institutionnelles : présidé par l’Irlandais James Dooge, le Comité a remis un rapport en mars 1985 avançant une série de suggestions permettant d’améliorer le fonctionnement du système communautaire et de la coopération politique euro-péenne.

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Comité d’action pour l’Europe : en 1983, Helmut Schmidt et Leo Tindemans ont fait re-naître le Comité Jean Monnet – Comité pour les États-Unis d’Europe – pour relancer la cons-truction européenne. Ce Comité, présidé par Jacques Chaban-Delmas, a notamment défendu la poursuite du Système monétaire européen.

Comité Delors : présidé par Jacques Delors, le Comité chargé d’étudier le projet d’une Union économique et monétaire (1988-89) a remis un rapport proposant un processus en trois étapes : aboutissement du marché unique par la coordination des politiques économiques et l’entrée de toutes les monnaies au mécanisme de change du SME ; mise en place du SEBC ; transfert de certaines compétences économiques et monétaires aux institutions de l’Union et passage irrévocable à des parités fixes et, si possible, à une monnaie unique remplaçant les monnaies nationales.

Comité des gouverneurs : créé en 1964 par une décision du Conseil ECOFIN, le Comité des gouverneurs des banques centrales avait pour mission d’échanger des points de vue sur la politique monétaire.

Comité pour l’Union monétaire de l’Europe : créé en 1986 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, le CUME, composé de 17 membres issus de tous les pays de la Communauté s’est donné pour mission de contribuer à la relance de l’Union monétaire de l’Europe et a participé aux travaux sur l’UEM jusqu’en 1995.

Conférence intergouvernementale de Rome : réunion de négociation pour préparer l’union économique et monétaire et l’union politique de l’Europe – et les termes du traité de Maas-tricht - qui a eu lieu le 15 décembre 1990.

Conférence intergouvernementale de Turin : lancée en mars 1996 lors du Conseil européen de Turin, cette CIG avait pour tâche de réviser les dispositions du traité de Maastricht dont la mise en œuvre posait problème et de préparer le futur élargissement.

Conseil pour l’avenir de la France : groupe de réflexion constitué par Valéry Giscard d’Estaing en 1982 visant à formuler un programme alternatif à celui du gouvernement socia-liste au pouvoir dans l’attente des échéances électorales municipales (1983), européennes (1984), législatives (1986) et présidentielles (1988).

Crise monétaire de 1992-93 : suite au non danois lors du référendum portant sur le traité de Maastricht, l’incertitude du passage à la monnaie unique en Europe est instillé sur les mar-chés. La spéculation sur les monnaies européennes – en particulier la lire italienne et la livre sterling - entraîne des dévaluations et l’élargissement des marges de fluctuation du SME.

Critères de Maastricht : critères de convergence portant sur la stabilité des prix (le taux d’inflation d'un État membre donné ne doit pas dépasser de plus de 1,5 point celui de trois États membres présentant les meilleurs résultats), la situation des finances publiques (déficit public annuel inférieur à 3%), les taux de change (interdiction de dévaluer) et les taux d’intérêt (pas plus de 2% du taux des pays les moins inflationnistes).

Désintermédiation : possibilité pour les entreprises de rechercher un financement en dehors des crédits bancaires.

Dumping fiscal : pratique consistant pour un État à diminuer délibérément certains de ses impôts ou taxes en dessous du niveau pratiqué par les régions concurrentes en vue d'attirer des entreprises ou des contribuables fortunés sur son territoire, ou de favoriser les exportations.

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Économie de marché : système dans lequel les agents économiques (entreprises, individus) ont la liberté de vendre et d’acheter des biens, des services et des capitaux.

ECU officiel : unité de compte du SME composée des différentes monnaies européennes, dont chacune était affectée d’un coefficient proportionnel à son PNB et son commerce exté-rieur utilisée dans les transactions publiques et entre banques centrales.

ECU privé : ancêtre de la monnaie unique, l’ECU était un instrument utilisé par les entre-prises financières et industrielles pour investir, emprunter, facturer ou régler.

FECOM : Fonds créé en avril 1973 par la CEE pour permettre le rétrécissement progressif des marges de fluctuations des monnaies communautaires sur les marchés des changes et fa-voriser les règlements entre banques centrales par une politique concertée des réserves et un soutien monétaire à court terme. Il a été remplacé en 1994 par l'Institut monétaire européen, puis par la Banque centrale européenne depuis le 1er juillet 1998.

Federal Open Market Committee : organe de la Réserve fédérale américaine, chargé du contrôle de toutes les opérations d’open market (achat et vente de titres d’État notamment) aux États-Unis.

Fédéralisme européen : courant politique qui aspire à la mise en commun de l’exercice de la souveraineté des États membres, au profit de la création d’autorités supranationales.

Financial Services Modernization Act : la loi américaine de modernisation des services financiers de 1999 vise à libérer les services financiers de la fragmentation introduite depuis la crise des années 30 entre l’activité bancaire traditionnelle et le commerce des valeurs mobi-lières.

Glass-Steagall Act : loi financière américaine stipulant l’incompatibilité entre les métiers de banque de dépôt et les activités d’investissement.

Groupe Guigou : groupe qui fut chargé des travaux préparatoires à l’ouverture de la confé-rence intergouvernementale sur l’Union économique et monétaire. Ce groupe d’experts de haut niveau présenta son rapport aux conseils des ministres des finances et des affaires étran-gères en novembre 1989.

Institut monétaire européen : Mis en place le 1er janvier 1994, à Francfort, l’IME avait no-tamment pour missions de renforcer la coopération entre les banques centrales nationales et de coordonner les politiques monétaires en vue de l’établissement d’une monnaie unique, ultime étape de l’Union économique et monétaire. Il disparaît en 1998, remplacé par la Banque cen-trale européenne.

Interaction Council : organisation internationale indépendante créée en 1983 composée de personnalités reconnues – comme d’anciens chefs d’État et de gouvernement - visant à formu-ler des recommandations sur la sécurité, l’économie mondiale et l’éthique.

Intergouvernementalisme : (unionisme, confédéralisme) approche de l’intégration euro-péenne qui préserve les souverainetés nationales et envisage la collaboration entre les États et les gouvernements, plutôt que l’instauration d’institutions communes.

Keynésianisme : école de pensée économique qui considère que l’intervention active des gouvernements dans l’économie et la politique monétaire est le meilleur moyen pour assurer

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la croissance économique. Cette théorie préconise des programmes d’investissement massifs et un allègement de la fiscalité dans le but de stimuler la demande quand l’économie ralentit et une réduction des dépenses et une augmentation des impôts pour maîtriser l’inflation quand l’économie va bien.

Library group : ancêtre du G8, le Library group, initié en 1974 suite au premier choc pétro-lier, fait référence à une série de réunions informelles tenues à Washington, dans la biblio-thèque de la Maison blanche, entre les États-Unis, le Japon, la RFA et le Royaume-Uni.

Monétarisme : courant de pensée économique qui considère que l’action de l’État en matière monétaire est inutile voire nuisible et prône la lutte contre l’inflation et l’équilibre budgétaire.

Ordolibéralisme : courant de pensée issu de l’école de Fribourg (1932) qui distingue trois acteurs principaux dans la vie économique : la banque centrale indépendante, qui assure la stabilité monétaire et maîtrise l’inflation ; le gouvernement qui décide d’une politique budgé-taire équilibrée ; les employeurs et les syndicats qui gèrent la fixation des salaires et les condi-tions de travail.

Plan Werner : chargé par le Conseil des ministres lors du sommet de La Haye (1969) d’élaborer des pistes de réflexion sur l’Union économique et monétaire, un groupe d’experts de haut niveau présidé par Pierre Werner remet un rapport préconisant un processus en trois étapes couronné par la convertibilité irréversible des monnaies des États membres, la libéra-tion totale des mouvements de capitaux et la fixation irrévocable des taux de change, et le remplacement des monnaies nationales par une monnaie unique.

Policy-mix : articulation entre la politique monétaire et la politique budgétaire dans le but de stabiliser l’activité économique.

Principe de subsidiarité : consiste à réserver à l’échelon supérieur (la Communauté euro-péenne), ce que l’échelon inférieur (les États), ne pourrait effectuer que de manière moins efficace.

Rapport Padoa-Schioppa : intitulé « Efficacité, stabilité, équité » (1987), le rapport du groupe d’experts présidé par Tommaso Padoa-Schioppa met en avant les implications moné-taires du Marché unique. S’appuyant sur les travaux de Robert Mundell, le rapport considère que la libéralisation des mouvements des capitaux est incompatible avec l’incompatible avec l’indépendance des politiques monétaires.

Soutenabilité des finances publiques : une dette publique est insoutenable quand l’État de-vient incapable de financer sa dette publique y compris en levant des impôts nouveaux.

Système de Bretton Woods : accord qui a établi des taux de change fixes pour toutes les de-vises majeures, pour l’intervention de la banque centrale dans les marchés de change, et pour maintenir le prix de l'or à 35 $ américains par once. Ce dispositif dura de 1944 à 1971, lorsque le Président Nixon mit en place un cours du change flottant pour les devises majeures.

Système européen des banques centrales : est chargé de définir et de mettre en œuvre la politique monétaire dans l’Union monétaire. Il se compose de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales des pays de l’Union européenne.

Zone monétaire optimale : région géographique dans laquelle il serait bénéfique d’établir une monnaie unique.

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Registre des abréviations

ABECOR Associated Banks of Europe Corporation ACP Afrique-Caraïbes-Pacifique AEI American Enterprise Institute AELE Association européenne de libre échange AFP Agence France presse AUE Acte unique européen AUME Association pour l’Union monétaire de l’Europe BAT Industries British American Tobacco BCE Banque centrale européenne BCN Banque centrale nationale BEI Banque européenne d’investissement BRI Banque des règlements internationaux BRI Banque des règlements internationaux Buba Bundesbank CAF Conseil pour l’avenir de la France CDU Christlich Demokratische Union Deutschlands CEE Communauté économique européenne COMECON Conseil d'assistance économique mutuelle CUME Comité pour l’Union monétaire de l’Europe DM Deutsche Mark DPA Deutsche Presse-Agentur DTS Droits de tirage spéciaux EBIC European banks international company ECU European Currency Unit FAZ Frankfurter Allgemeine Zeitung FECOM Fonds européen de coopération monétaire FED Réserve fédérale américaine FEDER Fonds européen de développement régional FEOGA Fonds européen d’orientation et de garantie agricole FMI Fonds monétaire international FSE Fonds social européen G6 Groupe des six GATT General Agreement on Tariffs and Trade IME Institut monétaire européen MRP Mouvement républicain populaire OCDE Organisation de coopération et de développement économiques OMC Organisation mondiale du commerce OTAN Organisation du traité de l’Atlantique Nord PCUS Parti communiste de l’Union soviétique PIB Produit intérieur brut PNB Produit intérieur brut PS Parti socialiste

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RDA République démocratique allemande RFA République fédérale d’Allemagne RPF Rassemblement pour la France RPR Rassemblement pour la République SEBC Système européen des banques centrales SME Système monétaire européen SOFRES Société française d'enquêtes par sondages SPD Sozialdemokratische Partei Deutschlands SWIFT Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication UDF Union pour la démocratie française UE Union européenne UEM Union économique et monétaire USD United States Dollar

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