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Dom Juan de Molière Mise en scène de Michel Kacenelenbogen @CASSANDRE STURBOIS Carnet du Public

Dom Juan - Le Public, prenons un malin plaisir · Dom Juan pour le titre de la pièce et Don Juan pour le nom du ... raison de prendre ses dénonciations et se ... une fille qu’il

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Dom Juan  de Molière 

Mise en scène de Michel Kacenelenbogen  

 @CASSANDRE STURBOIS 

 

Carnet du Public  

Table des matières  

Introduction générale par Nicole Pinglaut  

I. Le mythe de Dom Juan 1. L’histoire du thème 

a. Les mythes sous‐jacents b. La cristallisation espagnole c. Le mythe européen d. Don Juan aux XIXème et XXème siècles 

2. Les invariants Conclusion : Don Juan, thème littéraire, légende ou mythe ? 

 II. La forme théâtrale de Dom Juan 

1. La question des unités a. Unité de lieu b. Unité de temps c. Unité d’action 

2. La question du genre/du registre a. Les aspects extérieurs b. L’action c. Les personnages 

Conclusion : à quoi tient l’unité de la pièce ?  

III. Don Juan, un personnage ambigu 1. Le séducteur 2. Le révolté 3. Le libertin Conclusion 

 IV. Sganarelle 

1. Le défenseur de la religion, de la morale et de la société a. Un croyant superstitieux b. Un moraliste peu conséquent c. Un idéal d’honnête homme sans réalité 

2. Un valet de comédie a. Il en a les défauts b. Il en a les finesses 

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Conclusion  

V. Le couple maître‐valet 1. Deux révélateurs 2. Deux personnages indissolublement liés 

a. La « soumission » de Sganarelle b. La dépendance de Don Juan 

Conclusion : les sentiments  

VI. Une pièce historique 1. Un règlement de comptes 2. Une photographie de la société Conclusion 

 VII. Quelques citations à propos de Don Juan  VIII. Pistes de travail avec les élèves 

1. Lectures a. Acte I, scène1 et 2 b. Acte II c. Acte III, scènes 1 et 2 d. Acte IV, scène 3 e. Acte V, scène 5 et 6 

2. Ecritures d’invention 3. Dissertation 

       

Dossier réalisé à partir de l’étude du professeur Michel Balmont

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Introduction : « Dom Juan », présentation générale de Nicole Pinglaut 

La  caractéristique  première  d'une œuvre  forte  c'est  de  nous  apparaître constamment  contemporaine.  Qu'il  s'agisse  d'un  tableau,  d'un  film,  d'une chanson,  d'un  texte  théâtral,  on  pense  en  le  découvrant:  "c'est  écrit,  réalisé, construit, pour moi, pour mon pays, pour mon époque"…Mais replacer un œuvre dans l'histoire de sa création, dans son Histoire, aide à mieux l'apprécier, à mieux en  sentir  la  force.  Et  puisqu'il  s'agir  de  ce  texte‐phare,  DU  « Dom  Juan »  de Molière, partons pour un voyage dans le temps… 

Nous sommes au XVIIème siècle. À Paris subsistent encore: 

les Comédiens français ordinaires du Roi, pensionnés depuis Richelieu.  les  Italiens,  animés  par  Scaramouche,  qui  improvisent  sur  un  canevas traitant  de  "faits  du  jour":  c'est  la  Commedia  dell'arte.  Ils  sont  eux  aussi pensionnés. 

les  comédiens  du  Théâtre  du Marais  (le  Cid  1637)  qui  ne  touchent  plus aucune pension depuis 1660. 

et la Troupe de Molière, devenue Troupe du Roi en 1665. 

En  1641,  Louis  XIII  relève  les  comédiens  de  la  déchéance  qui  les  frappait,  en déclarant : 

"Nous voulons que  leur exercice, qui peut  innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme ni préjudice à leur réputation dans le domaine public." 

Pourtant, au même moment, le Rituel de Paris exclut encore de la Communion: 

"ceux  qui  sont  notoirement  excommuniés,  interdits  et manifestement  infâmes: savoir les comédiens, les usuriers, les magiciens, les sorciers...." 

Et les Protestants de France découragent leurs fidèles d’aller au théâtre: 

"Ne sera  loisibles aux  fidèles d'assister  aux comédies.... apportant corruption de bonnes mœurs" 

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La pièce « Dom Juan » sera jouée au Palais Royal le 15 février 1665, et n'aura que 15 représentations. 

La salle du Palais Royal est une grande salle rectangulaire contenant 1200places. Les  spectateurs  sont debout, au parterre. Quelques privilégiés  ‐Princes du Sang, Ducs et Pairs‐ sont installés sur la scène, et ne payent pas leurs places. (15 sous au parterre). 

Elle  ne   sera  rejouée,  dans  le  texte  originel,  qu'en  1841  à  l'Odéon,  puis  à  la Comédie en 1847. Pendant soixante‐dix ans jusqu'en 1917, elle n'aura que quatre‐vingt‐huit représentations. 

Dom ou Don ? 

"L’usage du XVIIème  siècle  voulait qu'on  écrivît Dom  Juan,  la nôtre  est d'écrire Don  Juan.  La  conséquence  nécessaire  et  paradoxale  est  qu'il  convient  d'écrire Dom Juan pour le titre de la pièce et Don Juan pour le nom du héros." (A. Adam, Histoire de la Littérature française) 

Premières apparitions du personnage: 

C’est  en  1630  qu'apparaît  Don  Juan  sous  les  traits  du  Séducteur  de  Séville, comédie de Tirso de Molina. 

Il revient en  Italie cette  fois, vers 1650 dans Le convive de pierre  (Il convivato di pietra) de Cicognini. 

Le suivant sera celui de Molière, en 1665 donc. 

Trois Don Juan; trois approches philosophiques: 

Le personnage de Molina est une jeune Andalou très beau et très sensuel. C’est le séducteur né. Dans  la femme, ce n'est ni  l'affection ni  la tendresse qu'il cherche, mais l'assouvissement d'un désir sans cesse renaissant: séduction et déshonneur. Dans  l'esprit de  l'auteur,  le mythe de Don  Juan esclave de  la  chair  symbolise  la corruption d'une époque qui, étant donné sa foi, redoute pour ses désordres, les pires châtiments. Ce Don Juan  a perdu la piété, mais non la foi, car il croit en Dieu et au Diable. 

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Le séducteur de Cicognini  présente un caractère plus sombre, presque grossier.il n'use point de galanterie,  il est dédaigneux de plaire,  il assouvit ses désirs par  la violence plutôt que par  la  séduction. Son  indifférence au problème  religieux est totale. 

""La  première  vision  que  nous  ayons  du  Don  Juan  de  Molière  est  celle  d'un séducteur  cynique mais  assez  banal.  Sganarelle  en  fait  un  portrait  coloré  ,  qui laisse  apercevoir  bien  de  côtés  effrayants  dans  l'âme  de  son maître, mais  les mimiques  du  valet  paraissent  tellement  forcées,  et  son  vocabulaire  est  si naïvement  pittoresque  que  nous  n'avons  aucune  raison  de  prendre  ses dénonciations et se plaintes au comptant: ce n'est que peu à peu  que nous nous convaincrons  de  la  rigoureuse  vérité  du  portrait,  car  tout  est  dit  dans  cette étonnante composition, y compris dans le châtiment final: la suprême adresse de Molière étant que nous n'y croyons pas.... 

...nous  pouvons  voir  aussi   un  de  ces  jeunes  fous   comme  en  font  les mœurs relâchées des milieux où la vie est trop facile.... 

...il  vit  entièrement  dans  l'instant,  il  s'est  créé  un  univers    irréel  entièrement dominé  par  le  pouvoir  des  mots,  et  il  est  tellement   convaincu  de  la  seule existence du verbe qu'il ne se sent nullement engagé par ce qu'il dit. 

Enfin,  après  nous  avoir  montré  toutes  les  facettes,  les  contradictions  de  sa personnalité,  Don   Juan   nous  surprend  encore,  refuse  de  se  renier  et  meurt comme aurait du mourir Galilée.  "Il ne  sera pas dit quoi qu'il arrive que  je  sois capable de me repentir" 

Certains voient dans cette fin le signe d'une empreinte de Satan sur l'âme de Don Juan.  D’autres  y  saluent   le  seul  reste  de  grandeur  en  cette  âme  impure.  On discutera à jamais pour savoir quelle était la position de Molière. Contentons‐nous de constater que  là, comme dans  toutes ses grandes comédies, Molière a voulu laisser la question ouverte. Ainsi seulement, par cette ambigüité fondamentale, le personnage  continue de  vivre  en nous.""  (Pierre Aimé  Touchard  in Dictionnaire des Personnages) 

 

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I. Le mythe de Dom Juan  

Il semble que la légende de Don Juan trouve son origine dans des mythes très anciens et très répandus ; mais le personnage a pu être également inspiré par des nobles ayant réellement vécu dans  l’Espagne de  la Renaissance, ainsi que par un fait divers de  l’époque.  Il se diffuse ensuite rapidement en Europe, et,  jusqu'aux réécritures de nos jours, se distingue par un certain nombre d'invariants.  1‐L’histoire du thème a‐ Les mythes sous‐jacents — Le séducteur : celui qui, pour une raison particulière ou par un charme spécial, sait plaire (Orphée chez les Grecs, etc.) — Le profanateur  : celui qui défie Dieu/les dieux pour assumer sa  liberté et son humanité (Prométhée chez les Grecs, Adam et Ève chez les Hébreux, Faust, etc.)  b‐ Des personnages historiques ? —  le  Comte  de  Villamediana,  qui  eut  un  grand  nombre  de  liaisons  avec  des femmes de toutes conditions, et périt mystérieusement assassiné ; — et bien d’autres auxquels  l’imagination populaire prêta  les aventures  les plus rocambolesques.  c‐ La cristallisation espagnole Avant que  le personnage reçoive  le nom sous  lequel  il est actuellement connu et n’affronte son destin classique, trois pièces sont jouées en Espagne qui mettent en place certains de ses traits : — Histoire du Comte Léoncio, jouée en 1615 — L’Infâme, de Juan de la Cueva (Leucinio) — La Promesse accomplie, de Lope de Vega (Leonidio).  Mais ce n’est que vers 1630 que Fray Luis Gabriel Tellez, plus connu sous  le nom de  TIRSO de MOLINA  (1583‐1648), un  religieux  auteur de  trois ou quatre  cents pièces, lui donne son nom et fixe la trame de la légende dans El Burlador de Sevilla (Le Trompeur de Séville)  : Don  Juan, un séducteur  libertin,  tue un Commandeur, père d’une fille qu’il a séduite; il est ensuite entraîné en Enfer par la statue de ce Commandeur.  Tirso  invente  également  le  couple maître‐serviteur  (Don  Juan  et Catalinón, qui deviendra Sganarelle/Leporello). Dans l’esprit de Tirso il s’agit d’un sermon  contre  la  repentance  tardive  :  il  faut  expier  ses péchés quand  il  en  est temps. 

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d‐ Le mythe européen Les plus grands auteurs vont ensuite broder sur ce canevas, répandu dans l’Europe tout  entière  par  les  troupes  de  théâtre  ambulantes  italiennes.  Deux  créateurs exceptionnels lui donnent toute sa stature : — Molière  (1622‐1673), dont  la pièce, Dom  Juan ou  le  festin de Pierre, date de 1665. — W. A. Mozart (1756‐1791), qui écrit, avec le librettiste italien Lorenzo da Ponte l’opéra Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1786). Cette œuvre présente Don Juan  comme  un  homme  assoiffé  de  plaisir,  que  son  énergie  vitale  débridée entraînera à sa perte.  e‐ Don Juan aux XIXe et XXe siècles Depuis Mozart,  rares  sont  les  créateurs  qui  n’ont  pas  donné  leur  version  de  la légende. Parmi ceux qui l’ont fait, retenons les noms suivants : —  En  France :  Alexandre  Dumas  père,  Prosper  Mérimée,  Baudelaire,  Edmond Rostand (La dernière nuit de Don Juan, 1921, où le personnage damné devient une marionnette), Roger Vailland (Monsieur Jean, 1959, qui fait du séducteur un grand industriel) — En Espagne : Azorìn, Zorilla, Miguel de Unamuno, etc. — Dans le reste de l’Europe : Lord Byron, E. T. A. Hoffmann, Lenau, Pouchkine, etc. De  nos  jours  encore  de  nombreux  livres  remettent  la  légende  au  goût  du  jour (Jeanne, de Nicole Avril), Joseph Losey a porté à l’écran l’opéra de Mozart (1979), Martin Veyron  a écrit une bande dessinée  (Donc  Jean) dont  l’action  se déroule dans les milieux de l’art.  On peut  également, du point de  vue du  contenu, découper  l’histoire des  récits mettant en scène Don Juan en trois périodes : « Il faut bien distinguer deux phases dans  l’histoire  du mythe.  La  première,  la  baroque,  va  de  Tirso  à Mozart,  de  la naissance à  la maturité parfaite du mythe ;  la seconde,  la romantique, partira de cette  perfection  même,  perfection  ouverte  et  non  close,  pour  essayer  de transformer  le mythe sans  le déformer », écrit Jean Massin. On peut ajouter une troisième phase, qui naît à la toute fin du XIXe siècle et se fonde sur une relecture du mythe en  tant que mythe, de même que sur  l’idée d’une décadence de Don Juan.      

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2‐ Les invariants  Comme  tous  les  mythes,  celui  de  Don  Juan  repose  sur  un  certain  nombre d’invariants.  • Un homme nommé Don Juan (ou différentes variantes du prénom “ Jean ” dans des versions plus récentes, par exemple “ Jeanne ” chez Nicole Avril) • membre de la classe dominante de la société (un grand noble, un grand patron chez Roger Vailland) • doté d’une grande vitalité, d’un certain narcissisme et assez sadique • séduit une multitude de femmes, de toutes les classes sociales : • des  femmes du peuple sont toujours concernées  (Charlotte et Mathurine chez Molière, Zerlina chez Mozart) • des fiancées (Zerlina chez Mozart, la fiancée de l’entracte I/II chez Molière, Dona Anna chez Mozart) •  une  religieuse  (chez  Lenau,  il  introduit  la  luxure  dans  un  monastère  par l’intermédiaire d’une dizaine de filles déguisées en hommes) • par son charme et la fascination qu’il exerce, • par le mariage (il est polygame) ou la promesse, • Il est accompagné d’un personnage, au nom presque toujours différent, au rôle flou,  qui  est  plus  son  double  que  son  serviteur,  et  qui  tient  un  catalogue  des conquêtes de son maître (pas chez Tirso, mais dès les années 1650 ; cette liste est évoquée chez Molière ; « mille e tre » chez Mozart). • La séduction est pour Don Juan moins un plaisir qu’une forme de révolte contre l’ordre social et/ou divin (« Je ne veux plus souffrir de père ni de maître/Et si  les dieux voulaient m’imposer une  loi/Je ne voudrais ni Dieu, père, maître, ni  roi » Villiers, 1659). • Il tue/a tué un Commandeur, père d’une de ses conquêtes ; …  Les différents auteurs  jouent  sur  la présence,  l’absence ou  la  transformation de ces éléments.       

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Conclusion : Don Juan, thème littéraire, légende ou mythe ?  L’histoire de Don Juan est plus qu’un thème littéraire, sinon elle n’aurait pas eu un tel succès.  Quelle est  la différence entre un mythe et une  légende ? Étymologiquement un mythe est un récit, alors qu’une légende est un texte « qui doit être lu ». L’origine met  donc  en  valeur,  dans  le  cas  de  la  légende,  l’aspect moral,  c’est  un  texte d’enseignement, le sens est le plus important. Au contraire dans un mythe, c’est le récit plus que sa signification qui compte. Il exprime des traits saillants de l’esprit humain (« La fonction du mythe est de nous présenter à l’état pur, incandescent, ce qui s’agite en nous parmi toutes sortes de scories, de compromissions », écrit Jean Massin). De ce point de vue, Don Juan est un mythe : son histoire ne peut prétendre être morale  (même  si  elle  fut  écrite  pour  cela  au  départ),  mais  elle  résume  une tendance de  l’esprit humain,  la révolte contre  l’ordre du monde et  la volonté de lui  lancer un défi. Elle se rapproche en cela du mythe de Prométhée, qui vola  le feu aux dieux et en  fit  cadeau à  l’humanité. On peut dire que  ces deux mythes symbolisent  la  civilisation  européenne,  qui  cherche  à  s’affranchir  de  l’ordre naturel/divin.  

 @CASSANDRE STURBOIS 

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II. La forme théâtrale dans Dom Juan  1 — La question des unités  a — Unité de Lieu  Les  fréquents  déplacements  des  personnages  rendent  impossible  le  respect  de l’unité de lieu. La scène se passe en Sicile; mais elle pourrait très bien se dérouler ailleurs. Le lieu n’est pas caractérisé, aucun pittoresque sicilien n’est présent dans la pièce (et les paysans parlent avec l’accent campagnard français). — Acte I : un palais situé dans une agglomération — Acte II : à la campagne, sur une côte — Acte III : une forêt ( et à la fin de l’acte l’intérieur du tombeau du Commandeur) — Acte IV : Chez Don Juan, dans une salle prête pour le dîner. — Acte V : lieu assez vague, probablement en plein air   b — Unité de Temps  Là encore,  l’unité de  temps n’est pas  respectée; mais elle est moins  violée que celle de lieu. L’action se déroule en trente‐six heures environ: — Acte I : le matin — Acte II : en début d’après‐midi — Acte III : le soir — Acte IV : la nuit — Acte V : le lendemain soir. Molière  n’a  donc  pas  rejeté  la  notion  d’unité  de  temps;  il  s’est  contenté  de l’aménager. Remarquons de plus qu'il a eu soin de mettre en valeur le fait que ce qu’il nous montre n’est qu’une action parmi d’autres. Les tentatives de séduction auxquelles nous assistons se sont déjà produites avec d’autres personnes; tout ce qui arrive  s’est déjà passé. Chacun des personnages et  chacune des actions est ainsi située dans une chronologie (ex : le Pauvre est depuis dix ans dans les bois).  c — Unité d'Action  Molière ne la respecte guère plus : chaque acte, chaque scène parfois, a sa propre unité,  raconte une histoire à elle seule  (l’acte  II;  la scène du Pauvre) À  tel point que certaines scènes ont pu être censurées entièrement sans que  la pièce perde de sa valeur ou de sa logique. 

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  2 — La question du genre/du registre  a — Les aspects extérieurs  Le titre pourrait être celui d’une tragédie ou d’une comédie de caractère. Il met en effet en valeur  le personnage principal,  fait de  lui  le sujet de  la pièce, ce qui est bien le cas, mais ne suffit pas à rendre compte de la complexité. En  revanche  la  distribution  semble  indiquer  une  comédie  d’intrigue  tout  à  fait traditionnelle qui  se déroulerait dans  le  cadre  restreint de  la  famille  (les  jeunes premiers et  leurs valets,  les frères de  la fiancée,  le père du  jeune premier). Mais c’est une fausse piste, puisque cette intrigue a déjà eu lieu et a abouti au mariage d’Elvire  et  de  Don  Juan.  De  plus  cette  intrigue  n’est  qu’une  parmi  d’autres, puisqu’elle n’occupe qu’un tiers de la pièce.  b —  L’action  est marquée  par  la  confusion  des  genres  et  des  registres  qui  se succèdent ou même coexistent dans la même scène Le tragique est le fait surtout du personnage d’Elvire. Au même registre appartient la confrontation entre Don Juan et  la statue, dont on connaît dès  le début  l’issue fatale.  L’affrontement  entre  Don  Juan  et  le  Pauvre  appartient  également  à  ce registre, puisque chacun des deux protagonistes suit inexorablement sa destinée. La  tragicomédie  (ou  comédie  héroïque)  apparaît  de  façon  très  pure  dans  les scènes avec Don Carlos (III, 3‐4; V, 3). Les relations avec Don Luis se situent tout à fait dans ce registre et  il semble même que Molière ait parodié Corneille dans  la tirade de l’acte IV) La pastorale (acte II) évoque des campagnards vivant dans une nature idyllique. La comédie sérieuse marque les rapports entre Don Juan et Sganarelle. La farce marque le jeu de Sganarelle. Le burlesque est présent sans cesse également. Ajoutons  à  cela  le  rôle  des  machines  dans  la  pièce  (III,  5‐6  ;  mais  aussi  les changements de décor). Ceci plaisait à un public avide de spectaculaire. Cet  éclatement  du  genre  est  évident  dès  la  scène  I,  1,  qui  constitue  une  triple exposition. L’éloge du tabac annonce une comédie de mœurs,  le dialogue avec Gusman une comédie d’intrigue, le portrait de Don Juan une comédie de caractère.   

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c — Les personnages  Sganarelle est un personnage de comédie. Il est même parfois un personnage de farce. D’ailleurs  il ne  faut pas oublier que Sganarelle est un personnage créé par Molière  dans  ses  farces.  Plus  finement,  il  imite  fréquemment  son maître; mais comme  il n’y parvient pas,  il crée un effet de parodie  involontaire. Tout comique qu’il est, il n’en est pas moins contaminé lui aussi par le registre tragique. Ainsi ses revirements quand  son maître  le menace prêtent à  rire; mais  si  l’on pense à  sa propre souffrance, il n’y a rien là de comique. De même dans la dernière scène, il est farcesque quand il réclame ses gages, mais il éprouve néanmoins une douleur bien réelle de la mort de son maître.  Don  Juan  se  place  résolument  dans  le  registre  tragique.  Placé  seul  face  à  ses adversaires,  il  donnerait  à  la  pièce  une  coloration  tout  à  fait  sombre. Mais  la présence de Sganarelle a pour effet de casser cette atmosphère tragique; car Don Juan est comme contaminé par Sganarelle (cf. La scène avec Pierrot). Non seulement les genres donc coexistent, mais ils sont contaminés les uns par les autres.  Conclusion : À quoi tient l’unité de la pièce?  Cette pièce, tout entière en ruptures et en ambiguïtés est bien loin de cette stricte observation  des  règles  que  préconisait  le  théâtre  classique  ;  c’est  une  pièce baroque. Mais  il est en son cœur deux éléments qui assurent  la continuité et constituent deux fils directeurs :  —  Le  combat  Don  Juan/Sganarelle.  Finalement  Don  Juan  sera  vaincu,  mais Sganarelle ne sera pas vainqueur. —  Les  avertissements/le  châtiment.  C’est  le  fil  directeur  de  la  pièce.  Tous  les personnages, Sganarelle en tête, ne cessent d’avertir Don Juan de ce qui l’attend. 

   

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III. DON JUAN, un personnage ambigu  

Le  personnage‐titre  est  presque  toujours  en  scène  (25  scènes/27).  Sa personnalité est donc présentée en détail, et elle est riche et nuancée. Bien qu’il ait un nom espagnol, Don Juan, chez Molière, est un noble français. C’est un  grand  seigneur  libertin qui appartient à  cette noblesse du XVIIe  siècle, privée par  le  roi  Louis XIV de  toute possibilité d’action et  réduite à  l’oisiveté.  Il dépend ainsi entièrement de la fortune de son père, et lorsque ses revenus ne lui suffisent pas, il emprunte à la bourgeoisie, pour tenir son rang et assurer son train de  vie.  Il  a d’ailleurs  l’allure,  le  comportement et  le  courage du noble dont  il  a également  gardé  un  certain  sens  de  l’honneur.  On  peut  le  considérer  à  trois niveaux, dans ses rapports avec l’amour, la société et la religion.  1 — Le séducteur  C’est  la première facette du personnage de Don Juan, à  laquelle se rattachent  la plupart  des  motifs  folkloriques  auxquels  on  le  réduit  parfois  (le  catalogue,  la religieuse  séduite,  etc.)  On  pourrait  croire  qu’il  recherche  essentiellement  la satisfaction des  sens, mais quand  il parle de  ses  conquêtes  (I, 2)  cet aspect des choses n’est jamais envisagé. Il semble que ce qui l’intéresse soit la conquête pour la  conquête.  Les  femmes  sont  d’ailleurs  considérées  comme  des  objets  (cf.  les dents de Charlotte) Mais Don Juan apparaît aussi comme un esthète. Dans sa déclaration d’intention (I, 2), c’est le thème de la beauté qui revient le plus souvent. Il semble alors aussi séduit  que  séducteur.  De même  (III,  5)  il  n’hésite  pas  à  faire  un  détour  pour admirer la beauté du tombeau du Commandeur. La  séduction  telle  que  la  pratique  Don  Juan  est  aussi  une  fuite  en  avant  :  en renouvelant  sans  cesse une expérience  identique,  il  tente d’échapper au  temps qui passe. Ainsi il vit dans un présent éternel. Il ne doit donc jamais se laisser lier, être toujours disponible. Il apparaît insatiable, voire mégalomane (I, 2). Il  envisage  la  séduction  comme  un  combat  (le  champ  lexical  de  sa  première tirade).  Ses  armes  sont  diverses  :  la  flatterie,  l’appel  à  la  pitié,  la  promesse  de mariage,  le vêtement,  l’enlèvement. Mais surtout  il donne à chaque personne ce qu’elle  désire:  à  Charlotte  il  parle  de  promotion  sociale,  aux  frères  d’Elvire d’honneur, etc.). Il sait aussi jouer des contradictions qui habitent chaque individu (il parle religion à Elvire quand elle le poursuit d’amour, et d’amour quand elle lui parle religion  ;  il oppose  la  foi du Pauvre et ses besoins vitaux avec  le  louis d’or, etc.) 

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Il nous reste à faire deux remarques : —  les  capacités  de  séduction  de Don  Juan  ne  sont  pas  employées  uniquement dans le domaine amoureux : il les utilise également contre Monsieur Dimanche ou pour tenter le Pauvre. — Dans  la pièce de Molière, Don  Juan apparaît comme un séducteur  inefficace, puisqu’il ne  réussit à convaincre personne, à part Charlotte  (mais  il n’en obtient rien) et son père (qui ne demande qu’à être trompé).  2 — Le révolté  Don Juan paraît rejeter les règles de la vie sociale : il refuse la famille, ridiculise le mariage.  Il  affirme  sa  liberté  et  ne  veut  obéir  qu’à  son  désir  et  à  la  nature.  Il semble par ailleurs ne pas tenir compte des classes sociales, et accepte de parler avec un marchand, son valet, voire un pauvre. La réalité est plus nuancée. S’il ne respecte guère les valeurs sociales les mieux établies, il montre par contre le plus grand  souci  des  apparences  quand  elles  le  servent,  c’est‐à‐dire  tout  le  temps  : c’est  ainsi  qu’il  flatte  Charlotte  et Monsieur  Dimanche.  Il  va même  jusqu’à  la compromission, «  faisant  l’hypocrite »  (V, 1‐3), ce qui constitue en même temps une méthode de conquête et la reconnaissance de l’échec de son défi à la société. Par ailleurs il est très attaché aux privilèges de la noblesse et sait en jouer: en effet il sait que, quoiqu’il  fasse,  il aura  le dessus et qu’il est  impossible que  le pouvoir civil  le  punisse.  Mais  cette  adhésion  n’est  pas  seulement  superficielle  :  c’est l’honneur chevaleresque qui le pousse à courir au secours de Don Carlos attaqué par trois brigands (III, 2).  3 — Le libertin  Don Juan apparaît comme un matérialiste et un rationaliste (« deux et deux sont quatre » III, 1 ; le refus du surnaturel, permanent de I, 2 jusqu’à la fin). Cependant Don Juan n’est peut‐être pas athée ; il a engagé un combat contre Dieu parce que ce dernier représente une  limite à sa  liberté et à sa volonté de puissance (I, 2). Il mise sur  l’impuissance divine  («  le ciel n’est pas si exact que tu penses » V,4) et défie  Dieu  en  permanence,  par  ses  paroles  et  ses  actions  (ainsi  il  a  soin  non seulement  de  séduire  de  nombreuses  femmes,  mais  d’aggraver  l’aspect répréhensible  de  ses  actes  en  y mêlant  le  sacrilège  (Elvire  est  arrachée  à  un couvent,  Charlotte  est  fiancée).  Son  hypocrisie  elle‐même  est  un  défi,  puisqu’il demande à  la  religion de couvrir  les crimes qu’il commet contre  le Ciel. Plus on 

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approche  de  la  fin  et  plus  l’affrontement  direct  devient  inéluctable.  Don  Juan saura aller jusqu’au bout sans reculer.   Conclusion  Finalement on ne sait quoi penser de Don Juan. Il apparaît vil, méchant, mauvais, hypocrite. Et dans le même temps il n’est pas dénué, dans son défi, son refus et sa quête incessants, d’une certaine grandeur.   

 @Cassandre Sturbois 

   

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IV. Sganarelle  

Il est présent dans  vingt‐six  scènes  sur  vingt‐sept.  Il est,  sur  le plan  théâtral un personnage burlesque, grotesque, ridicule. Son nom, inventé par Molière (semble‐t‐il d'après l’italien sgannare, dessiller, ouvrir les yeux), est né dans une farce et il est le personnage principal de cinq pièces de ce genre (Le Médecin volant, Le Cocu imaginaire, L'École des maris, Le Mariage forcé, L'Amour médecin ou Le Médecin malgré lui). Or ce nom est important car, si celui de Don Juan est stable (du moins en ce qui concerne ces deux vocables), la désignation du valet change et est donc révélatrice  :  presque  féminin  chez  Tirso,  il  évoque  le  lièvre  chez  da  Ponte. Néanmoins si ce nom suggère  la farce, Sganarelle est également  le défenseur de certaines  idées et des positions morales, socialeset religieuses bafouées par Don Juan.  1 — Le défenseur de la religion, de la morale et de la société a — Un croyant superstitieux  Il ne pense guère  la religion qu'en termes de récompense et de châtiment.  Il est toujours question dans ses paroles du Ciel et de  l'Enfer  :  il dit sans cesse que  le premier doit châtier Don Juan en  l'envoyant dans  le second, ce qui finalement se produit. Il n'évoque jamais Dieu ou le Christ. Il partage  les superstitions de son époque  :  le  loup‐garou  (I, 1),  le moine bourru (un lutin malfaisant et vêtu de bure censé courir dans les rues en hurlant pendant l'Avent).  Il semble mettre d'ailleurs celui‐ci au‐dessus du Ciel et de  l’Enfer  : « Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourru, et je me ferai pendre pour celui‐là. » (III, 1) Il est remarquable que, pour lui, la religion et la superstition soient indissociables.  b — Un moraliste peu conséquent  Sganarelle défend  la morale qui veut que  l'on soit  fidèle  (I, 2), que  l'on respecte ses promesses,  son père, etc. Néanmoins  il a  lui‐même des dettes, qu'il n'a pas non plus la moindre intention de régler. En  feignant de dénoncer Don Juan ou de  le défier,  il s'en rend d'ailleurs souvent complice  : ainsi quand  le séducteur promet  le mariage à Charlotte et  le prend à témoin, il répond ironiquement: « il se mariera avec vous tant que vous voudrez. » (II, 2). Il se moque de Don Juan bien sûr, mais en même temps il le soutient dans sa stratégie de séduction, car Charlotte ne peut pas comprendre le second degré. 

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  c — Un idéal d’honnête homme sans réalité Lors  de  sa  première  apparition,  il  vante  le  tabac,  non  pas  pour  les  bienfaits physiques qu'il était, à  l'époque,  censé procurer, mais parce qu'il  crée des  liens sociaux. Sans cesse  il est du côté   de ceux que Don Juan trompe, bafoue, et  il  les plaint, non pas tellement pour eux‐mêmes, mais parce que chaque fois c'est une relation  sociale  qui  est  détruite.  Cela  est  très  net  dans  sa  réplique  finale,  où  il énumère  les  liens  sociaux  que  Don  Juan  a  brisés.  Néanmoins  il  s'émeut  assez facilement : « Pauvre femme ! » (IV, 6) Plus que la réalité, c'est l'apparence que défend Sganarelle. Il se sent médecin dès qu'il est déguisé en docteur (III, 1). Il fait même des ordonnances.  2 — Un valet de comédie a —Il en a les défauts  Il est égoïste et jouisseur. Il entre en scène en déclamant les vertus du tabac. Il en sort en pleurant ses gages perdus. Il affirme par ailleurs qu'« il n'est rien tel en ce monde que de se contenter.» (I, 2). Il est également très lâche ; sur le plan physique, il craint les coups (la seule fois où il  ne  cède  pas  à  Don  Juan,  c'est  quand  ce  dernier  veut  qu'ils  échangent  leurs habits, il se cache pendant le combat de l'acte III ; le reste du temps il craint d'être frappé.) Mais il est également lâche moralement : sa conscience est élastique et il ne cesse de bafouer (en paroles et en servant Don Juan) les principes qu'il défend. Il  est  ignorant  et  bête,  et  ne  cesse  de  démontrer  son  ignorance  en  de  longs discours où il mélange tout, foi, superstition, médecine, morale et peur du qu'en‐dira‐t‐on. Il se vante en même temps d'être ignorant (III, 1) et étale mal à propos et toujours en désordre un pédantisme prétentieux.  b — Il en a les finesses Il sait jouer avec Don Juan, dont il a une connaissance approfondie. Il est capable de  s'arrêter  toujours à  temps dans  le  reproche, ou de  le déguiser  suffisamment pour ne pas encourir ses  foudres  (IV, 5) ou ne pas être  frappé.  Il  joue pour cela souvent sur  les mots  (IV, 5) ou sur  l'énonciation  (I, 2). Par ailleurs  il a un certain bon sens : « votre religion est donc l'arithmétique (III, 1) ».    

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Conclusion  À son époque déjà les ennemis de Molière lui ont beaucoup reproché d’avoir fait défendre la religion par un personnage ridicule. Un ancien protecteur de Molière, devenu dévot, le prince de Conti, parle de Sganarelle en ces termes : « Après avoir fait dire toutes  les  impiétés  les plus horribles à un athée qui a beaucoup d'esprit, l'auteur confie la cause de Dieu à un valet, à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde. » Et  il est  vrai que Molière ne  cautionne pas plus  Sganarelle que Don  Juan en  ce domaine. Il semble même les renvoyer dos à dos.   

@Cassandre Sturbois 

   

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V. LE COUPLE MAÎTRE‐VALET  Les  deux  protagonistes  principaux  sont  presque  sont  toujours  en  scène,  et ensemble.  La  plupart  des  scènes  organisées  autour  de  leur  dialogue.  Leurs rapports apparaissent donc en même temps comme fondamentaux dans la pièce et comme complexes.  1 — Deux révélateurs  La  présence  de  Sganarelle  s’explique  par  des  considérations  d’ordre dramaturgique  :  dans  une  comédie  de  caractère,  le  personnage  principal  ne saurait être isolé ; il a besoin d’un regard extérieur ou d’un faire‐valoir. Sganarelle remplit ces deux fonctions. Ainsi Sganarelle exprime‐t‐il la réprobation morale que lui inspire Don Juan : ce dernier, dans les paroles de son valet, apparaît comme vil, immoral, athée  … Plus étonnant,  l’inverse aussi est vrai  : Sganarelle est autant révélé par Don Juan que  ce  dernier  l’est  par  son  valet.  Le  maître  éclaire  constamment  les  traits caractéristiques de  la personnalité de son serviteur  : verbiage, crédulité,  lâcheté, gourmandise, etc. Mais  la  révélation  de  l’un  par  l’autre  va  plus  loin  :  en  révélant  l’autre,  ils  se révèlent eux‐mêmes.  Lorsque  le  valet  souligne  l’impiété de  son maître,  c’est  sa piété frustre qu’il met en valeur  ; par  le plaisir que Don Juan montre à enfermer Sganarelle dans ses propres contradictions, c’est sa cruauté qu’il met en valeur.  2 — Deux personnages indissolublement liés a — La « soumission » de Sganarelle  Il est le valet de Don Juan (c'est du moins ce que dit la distribution, en fait on ne le voit  jamais  accomplir  de  besognes  serviles,  il  semble  plutôt  être  plutôt  son homme de confiance) et  lui doit donc obéissance.  Il a peur de son maître (I, 1 et de nombreux autres endroits de  la pièce). Mais en même  temps  il ne craint pas parfois de le défier, même si cela se produit la plupart du temps en son absence. Il est capable de faire preuve d’une certaine ironie, appliquant les ordres de Don Juan à la lettre sans en respecter l’esprit (« ‐ Traître, tu ne m’avais pas dit qu’elle [Elvire] était  ici  elle‐même  ‐ Monsieur,  vous  ne me  l’avez  pas  demandé.  »  (I,  2))  Il  va parfois jusqu’à dire ses quatre vérités à son maître, il est vrai le plus souvent avec 

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l’accord de ce dernier. Il agit même par trois fois contre les intérêts de Don Juan (I, 1 ; II, 3 & II, 4). Une fois même il réussit à fléchir Don Juan (le déguisement entre les actes II & III). En  fait  Sganarelle  est  davantage  un  auxiliaire,  un  homme  de  confiance,  qu’un valet. Don Juan possède d’autres serviteurs (La Violette, Ragotin, La Ramée) à qui sont confiées les différentes tâches matérielles). Jamais au cours de la pièce, Sganarelle ne se livre à une occupation domestique. Il semble qu’au‐delà de sa peur, il ressent de la fierté de servir un maître hors du commun (« Oh! Quel homme! quel homme! » V, 2) et de le percer à jour (« je sais mon Don Juan sur le bout du doigt. » I , 2)  b — La dépendance de Don Juan  Si Sganarelle semble n’avoir aucune existence en dehors de celle que  lui procure son maître, Don Juan, de son côté, a  foncièrement besoin de son serviteur.  Il ne s’en sépare qu’exceptionnellement (« Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas » II, 4). Sganarelle est pour lui un serviteur irremplaçable : c’est lui qui est chargé de  l’aider dans ses entreprises amoureuses  ; c’est  lui sur qui Don Juan essaie de se débarrasser des corvées (l’affrontement avec Elvire I, 3) ; c’est à lui qu'il se confie (V, 2) Mais de plus Don Juan a besoin d’un faire‐valoir et d’un témoin : la présence réprobatrice mais impuissante de Sganarelle met en valeur la force de ses théories et l’audace de ses actions. Enfin  le  libertin  semble  parfois  un  peu  effrayé  par  son  valet.  Il  semble  avoir conscience que ce dernier représente tout ce qu’il combat, et finalement tout ce qui aura raison de lui. Aussi, s’il lui accorde souvent l’autorisation de parler, il le fait souvent taire assez violemment (I, 2 ; III, 5 ; IV, 1)  Conclusion : les sentiments  Sganarelle et Don Juan sont donc très divisés dans les sentiments qu’ils éprouvent l’un envers  l’autre. De  l’attachement à  la haine, toute  la gamme est sollicitée. Le valet  ressent  pour  le  maître  une  véritable  affection,  ainsi  qu’une  profonde admiration ; mais il lui est lié par la peur et en arrive aussi à le haïr. De même Don Juan éprouve pour son valet de  la familiarité, de  la gentillesse, de  l’intérêt ; mais que de cruauté aussi  ; et parfois que de haine! Les personnages ne parviennent pas à faire la part de leurs sentiments. Ils se repoussent et s’attirent mutuellement opposés et confondus en même temps. 

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Sans  doute  ces  ambiguïtés  fondamentales  ne  sont‐elles  que  le  reflet  de l’ambiguïté  profonde  que  Molière  ressent  pour  le  personnage‐titre.  Certes  il critique  Don  Juan  ;  mais  en  même  temps  il  ne  peut  s’empêcher,  comme Sganarelle,  de  l’admirer  ;  il  met  ainsi  en  valeur  une  certaine  grandeur  du personnage. S’il  juge Don  Juan “un grand seigneur méchant homme”,  il n’en est pas moins, comme le valet, fasciné par lui. Ni l’un ni l’autre des deux personnages ne trouve grâce à ses yeux Ils sont tous les deux des caricatures, enfermés tous deux dans un système qui fera d’eux, à la fin de la pièce, des vaincus.  

 

@Cassandre Sturbois 

   

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VI. UNE PIÈCE HISTORIQUE 

Comme  toutes  les  autres  pièces  de  Molière,  Dom  Juan  traite  de  problèmes éternels. Mais, dans  le même  temps, celle‐ci est en  rapport avec des problèmes personnels de Molière et offre un portrait complet de la société de son époque. 

1 — Un règlement de comptes 

Molière écrit Dom Juan l’année qui suit l’interdiction de Tartuffe. On retrouve des échos de cette préoccupation dans la pièce. Rappelons que La pièce fut interdite à cause de  la pression des milieux catholiques  les plus violents, regroupés dans ce que l’on nomma à l’époque “la cabale des dévots”. Cette dernière était dirigée par certains hauts personnages.  

Alors  que  tout  le monde  s’attendait  à  la  sortie  d’une  pièce  d’apaisement, Molière choisit au contraire de régler ses comptes. De ce point de vue le centre de la pièce est  la tirade de  l’hypocrisie (V, 2); tout concourt pour en arriver  là. Dans ce  morceau  de  bravoure,  on  voit  Don  Juan  devenir  Tartuffe  et  protéger  ses appétits  derrière  le  masque  de  la  religion.  Ainsi  Molière  vise‐t‐il  sans  doute certains animateurs de  la cabale, qui rachetèrent sous  le masque de  la dévotion une  jeunesse orageuse et très  immorale. Entre autres  le chef de  ladite cabale,  le prince de Conti, galant homme converti au jansénisme sur le tard. Mais ce dernier n’est sans doute pas la seule cible de Molière. 

D’ailleurs les membres de la cabale ne s’y trompèrent pas : ils firent tant que Molière retira sa pièce de l'affiche et ne la reprit jamais de son vivant.. 

2 — Une photographie de la société 

Toutes  les  catégories  sociales  sont  représentées,  non  seulement  en personne, mais à travers l’évocation de leurs valeurs essentielles: 

o la noblesse (Don Louis, Don Alonse, Don Carlos, Don Juan  lui‐même; sans  oublier  Elvire  et  le  Commandeur).  Pour  eux  l’honneur  est essentiel, même  s’ils  entendent  ce  terme  dans  des  sens  différents (pour don Luis, c’est une question de mérite; pour Elvire un désir de dignité; pour ses frères la vengeance)  

o la domesticité  (Gusman,  La Ramée, Ragotin,  La Violette et bien  sûr Sganarelle);  

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o la bourgeoisie (Monsieur Dimanche et toute sa famille que fait surgir les questions de Don Juan). L’argent est la valeur suprême.  

o le milieu  rural  (Charlotte, Mathurine et Pierrot). Pour  ce dernier,  la propriété semble être la valeur essentielle (sa fiancée est son bien).  

o la marginalité  (le Pauvre qui  est un ermite et pour qui  la  foi est  le fondement de la vie; les brigands qui attaquent Don Carlos)  

Conclusion 

Cet arrière‐plan personnel et historique permet de mieux comprendre à quel point  cette  pièce  est  importante  pour  Molière:  toute  l’époque  et  toutes  ses préoccupations s’y donnent rendez‐vous. Mais en même temps, cela n’en fait que mieux  ressortir  le  fait que cette pièce  traite de problèmes éternels. Même si au départ  la  vision de Molière est  limitée,  les questions métaphysiques dont  il est question  ici prennent une place de plus en plus  grande dans  son esprit.  Jamais sans doute auteur n’a été plus dépassé par sa matière. 

@Cassandre Sturbois 

   

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VII. Quelques citations à propos de Don Juan 

« Vous  trouverez  chez  don  Juan  [...]  un  sentiment  qui  n'a  été  [...] complètement exprimé que de nos jours : l'amour artistique du mal, qui n'est qu'un raffinement  d'orgueil,  la  forme  la  plus  savante  de  l'instinct  de  révolte. »  Jules Lemaître (1853‐1914) 

« Pour que  le don  Juan soit possible,  il  faut qu'il y ait de  l'hypocrisie dans  le monde. Le don Juan eût été un effet sans cause dans  l'antiquité ;  la religion était une fête, elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait‐elle flétri des êtres qui faisaient d'un certain plaisir leur unique affaire ? » Stendhal (1783‐1842) 

« C'est à  la  religion chrétienne que  j'attribue  la possibilité du  rôle satanique de don Juan. » Stendhal (1783‐1842) 

« Rien de plus joyeux que don Juan, rien aussi de plus “sain” [...]. Seulement, il a une faiblesse : il veut être à la fois désir et liberté, liberté désirante, l'homme qui, dans la lourdeur de la fascination, resterait légèreté, action souveraine, maîtrise. » Maurice Blanchot (1907) 

« Don  Juan  [...]  c'est  l'infidélité  perpétuelle, mais  c'est  aussi  la  perpétuelle recherche  d'une  femme  unique,  jamais  rejointe  par  l'erreur  inlassable  du  désir. C'est  l'insolente  avidité  d'une  jeunesse  renouvelée  à  chaque  rencontre,  et  c'est aussi  la  secrète  faiblesse de celui qui ne peut pas posséder, parce qu'il n'est pas assez pour avoir... » Denis de Rougemont (1906‐1985) 

« Si  l'amour ne connaît plus d'obstacles moraux ni sociaux ; si  la passion de désirer et de posséder n'est plus jamais un péché [...], si les choses aujourd'hui en sont là, que vient faire Don Juan parmi nous ? » Gregorio Marañón (1887‐1960) 

« [Don  Juan]  libère  la  jeune  fille des chaînes dans  lesquelles  la  religion et  la morale, créées pour l'avantage de l'homme,  l'ont emprisonnée, par le fait qu'il ne veut  pas  mettre  sur  elle  son  emprise  définitive,  mais  seulement  en  faire  une femme. » Otto Rank (1884‐1939) 

« Don Juan a de  la gueule : celle d'un animal ;  il y a un prestige de  l'énergie irréfléchie,  aveugle  à  toute  autre  chose  qu'elle‐même,  qui  se  confond  trop aisément avec la révolte libre. » Jacques Guicharnaud 

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VIII. Pistes de travail avec les élèves…  

1. Lectures a. Acte I, scène 1. 

Les deux tirades de Sganarelle (l’éloge du tabac et le portrait de Don Juan.) 

Question : Pourquoi, d'après vous,  la pièce  commence‐t‐elle par un éloge du tabac ? Quel rapport ce texte peut‐il entretenir avec l'intrigue? 

 

b. Acte II 

La technique du séducteur‐lecture cursive 

c. Acte III, scènes 1 et 2 

1—  Précisez  les  positions  religieuses  de  Don  Juan  et  de  Sganarelle. 2 — Précisez la relation entre le maître et le valet. 3 — Faites le plan de la scène 2 en montrant l’évolution de la provocation de Don Juan. 4 — Imaginez les mouvements des acteurs dans la scène 2 

 

d. Acte IV, scène 3 

1 —  Quelles  techniques  emploie  Don  Juan  pour  ne  pas  payer  ses  dettes? 2 — À quoi tient le comique de la scène (situation, gestes, mots)? 

e. Acte V, scènes 5 et 6 

1 — Montrez que  la  scène a en même  temps un  sens philosophique et une valeur  spectaculaire. 2 — Comment interprétez‐vous les derniers mots de Sganarelle ? 

 

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2. Ecriture d’invention 

Imaginons que Don Juan, au  lieu d'être aux prises avec  la  justice divine, doive rendre des comptes à un tribunal humain. Vous rédigerez soit le réquisitoire de l'avocat général  (qui parle au nom de  la  société),  soit  la plaidoirie d'une des parties civiles  (un des personnages  trompés par Don  Juan),  soit celle de Don Juan lui‐même.  

3. Dissertation  

 « Rien de plus joyeux que don Juan, rien aussi de plus “sain” », écrit un critique contemporain. Le personnage, tel que Molière  le met en scène, vous paraît‐il un modèle de vie ? 

@Cassandre Sturbois 

 

 

 

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