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1 Dominique Rolland Réflexion pour l’édification du lieu de mémoire du Cafi (part2) Cadrage socio historique 3 : Les métis franco-indochinois Puisque avons abondamment parlé précédemment des couples mixtes en Indochine, il convient maintenant d’aborder le chapitre important de la question métisse, qui concerne directement la population actuelle du Cafi. Les situations de concubinage étaient si fréquentes qu’à la fin, elles ne choquaient vraiment que les puritains et les hypocrites, et n’auraient provoqué que des plaisanteries de mauvais goût, s’il n’y avait le problème des enfants. Et ce problème est tellement criant, que dès la fin du XIXème siècle, apparaissent des sociétés de protection des métis abandonnés, tant ceux-ci étaient nombreux. Ces enfants de sang-mêlé posent à la société coloniale un problème à entrées multiples : à la fois juridique, moral, social, psychologique et politique. - c’est d’abord un problème juridique insoluble : les enfants non reconnus par leurs pères, enfants illégitimes donc, étaient, du point de vue du doit français, des bâtards, statut déjà peu enviable en métropole, puisque nécessairement issus d’unions elles-mêmes illégitimes (jeunes filles séduites et abandonnées, prostitution, viols, adultères, etc.). Mais en Indochine, comme dans toutes les colonies, cet enfant ne peut pas être citoyen français et ne peut être qu’indigène, puisque sa seule filiation est établie par la mère. -Il s’en suit un problème moral, qui fait débat. Doit-on considérer le sang français qui coule dans les veines de cet enfant et le rétablir, d’une façon ou d’une autre, dans son statut de citoyen français, et par quel moyen ? Ou bien considère-t-on que le sang annamite qui coule en ces mêmes veines a corrompu le sang français, et qu’il faut le laisser dans son statut d’indigène ? Cet enfant, par essence innocent, doit-il payer pour les fautes de ses parents (car bien sûr il y a faute, dans ces unions mal tolérées, la femme ne peut être que séductrice, vénale et dévoyée, l’homme perverti par le plaisir et incapable de se maîtriser) ? - cela s’accompagne d’un problème social : devenus adultes, les métis non reconnus trouvent difficilement à s’insérer, n’y parviennent ni socialement, ni professionnellement. Soumis au code de l’indigénat, ils ne jouissent que de droits limités (pas de droit de vote, études dans les écoles franco-indigènes, autorisations nécessaires pour se déplacer dans le pays, accès limité à l’administration, etc.). Ils sont donc souvent déclassés, surtout lorsqu’ils vivent dans les centres urbains, et, s’accommodant mal de devoir occuper des emplois subalternes, préfèrent souvent utiliser leurs talents d’intermédiaires. Ils se marginalisent alors dans les trafics de toute sorte. On retrouve une partie d’entre eux dans la petite délinquance, dans les réseaux liés à la drogue et la prostitution, où leur connaissance des deux codes linguistiques et culturels, français et vietnamiens, peuvent être mis à profit. Pour ce qui est de leur vie affective et de leur situation matrimoniale, leur condition de métis les place également dans une position singulière. Si les jeunes filles métisses trouvent assez facilement à se marier avec un Européen (on les épouse plus facilement, car elles ont l’avantage du charme exotique, souvent associé à une éducation « à la française » acquise

Dominique Rolland Réflexion pour l’édification du lieu … · devenir ce mâle dominant, conquérant, objet d’admiration, est sécurisant, et apaise l’inquiétude. Devenir

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Dominique Rolland Réflexion pour l’édification du lieu de mémoire du Cafi (part2) Cadrage socio historique 3 : Les métis franco-indochinois Puisque avons abondamment parlé précédemment des couples mixtes en Indochine, il convient maintenant d’aborder le chapitre important de la question métisse, qui concerne directement la population actuelle du Cafi. Les situations de concubinage étaient si fréquentes qu’à la fin, elles ne choquaient vraiment que les puritains et les hypocrites, et n’auraient provoqué que des plaisanteries de mauvais goût, s’il n’y avait le problème des enfants. Et ce problème est tellement criant, que dès la fin du XIXème siècle, apparaissent des sociétés de protection des métis abandonnés, tant ceux-ci étaient nombreux. Ces enfants de sang-mêlé posent à la société coloniale un problème à entrées multiples : à la fois juridique, moral, social, psychologique et politique. - c’est d’abord un problème juridique insoluble : les enfants non reconnus par leurs pères, enfants illégitimes donc, étaient, du point de vue du doit français, des bâtards, statut déjà peu enviable en métropole, puisque nécessairement issus d’unions elles-mêmes illégitimes (jeunes filles séduites et abandonnées, prostitution, viols, adultères, etc.). Mais en Indochine, comme dans toutes les colonies, cet enfant ne peut pas être citoyen français et ne peut être qu’indigène, puisque sa seule filiation est établie par la mère.

-Il s’en suit un problème moral, qui fait débat. Doit-on considérer le sang français qui coule dans les veines de cet enfant et le rétablir, d’une façon ou d’une autre, dans son statut de citoyen français, et par quel moyen ? Ou bien considère-t-on que le sang annamite qui coule en ces mêmes veines a corrompu le sang français, et qu’il faut le laisser dans son statut d’indigène ? Cet enfant, par essence innocent, doit-il payer pour les fautes de ses parents (car bien sûr il y a faute, dans ces unions mal tolérées, la femme ne peut être que séductrice, vénale et dévoyée, l’homme perverti par le plaisir et incapable de se maîtriser) ?

- cela s’accompagne d’un problème social : devenus adultes, les métis non reconnus trouvent difficilement à s’insérer, n’y parviennent ni socialement, ni professionnellement. Soumis au code de l’indigénat, ils ne jouissent que de droits limités (pas de droit de vote, études dans les écoles franco-indigènes, autorisations nécessaires pour se déplacer dans le pays, accès limité à l’administration, etc.). Ils sont donc souvent déclassés, surtout lorsqu’ils vivent dans les centres urbains, et, s’accommodant mal de devoir occuper des emplois subalternes, préfèrent souvent utiliser leurs talents d’intermédiaires. Ils se marginalisent alors dans les trafics de toute sorte. On retrouve une partie d’entre eux dans la petite délinquance, dans les réseaux liés à la drogue et la prostitution, où leur connaissance des deux codes linguistiques et culturels, français et vietnamiens, peuvent être mis à profit.

Pour ce qui est de leur vie affective et de leur situation matrimoniale, leur condition de métis les place également dans une position singulière. Si les jeunes filles métisses trouvent assez facilement à se marier avec un Européen (on les épouse plus facilement, car elles ont l’avantage du charme exotique, souvent associé à une éducation « à la française » acquise

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grâce à l’action des sociétés d’aide à l’enfance), les garçons sont méprisés par les filles françaises, et parfois même par les métisses qui cherchent à sortir de leur condition par le biais du mariage avec un français. Les mariages des garçons métis avec des jeunes filles françaises de la société coloniale sont rares, et ne s’acceptent que lorsque le jeune homme métis est de nationalité française, qu’il s’agit du fils légitime d’un français, et qu’il exerce une profession valorisée.

Contraints d’occuper des postes subalternes destinés aux indigènes, mal aimés des Français comme des Vietnamiens, les métis développent souvent une psychologie trouble, ou supposée telle, faite une d’amertume, d’aigreur et parfois de ressentiment. On les dit sournois, envieux, jaloux, opportunistes. Même si des voix s’élèvent pour affirmer que ces comportements, lorsqu’ils existent, sont liés à la condition qui leur est faite, à la tension à laquelle ils sont soumis, ils sont dans l’ensemble mal considérés, et constamment soupçonnés de duplicité et de tromperie, de mensonges et de veulerie1. Une image généralement déplaisante. La société coloniale leur préfère les vietnamiens, ces annamites « dignes qui endurent sans se plaindre et capables d’une fidélité toute épreuve ». L’histoire, évidemment, prouvera à quel point cette vision pouvait être éloignée de la réalité. En tous cas, le sentiment de défiance à l’égard des métis est généralisé, même si, en réaction, de nombreuses voix s’élèvent pour prendre leur défense.

- Et enfin, un problème politique : la grande crainte des autorités, c’est que la situation qui leur est faite ne les amène à contester le pouvoir colonial lui-même. Une théorie est souvent avancée : le métis développe du ressentiment l’égard du père blanc qui l’a abandonné et, arrivé à l’âge adulte, ce ressentiment se transformera en haine envers la France et ses représentants en Indochine. Il devient donc potentiellement très dangereux, car ses connaissances, ses réseaux, son aisance à se mouvoir dans les deux codes, français et vietnamien, en fait un leader possible de la contestation anti coloniale. Dans la réalité, ce danger politique ne se concrétisera jamais, car le métis, tentera de se conformer au modèle dominant, et, dès l’enfance soupçonné de traitrise, s’efforcera toujours de fournir des preuves de fidélité à la France.

Il le fera jusqu’à l’abnégation. La société coloniale, sans cesse lui demandera de fournir des gages, pour l’accepter comme français. Le plus souvent, cela devient son objectif principal, dans une tension psychologique énorme, car l’engagement qu’on lui demande exige, en contrepartie, qu’il prenne des distances avec son milieu d’origine, qu’il se distingue de ses ascendances indigènes, ce qui ne va pas de soi. Cette dimension est très importante. Il s’affirmera français jusqu’à l’obsession. Il faut comprendre que ces personnes étaient soumises à de très fortes pressions, dont ils n’avaient pas forcément clairement conscience. Pour échapper à la situation discriminante qui leur était faite, une seule issue : s’assimiler, s’affranchir de la condition de métis, se blanchir de toutes les manières possibles. S’assimiler au père, au dominant, être conforme à son modèle. Et cela impliquait, qu’on le veuille ou non,                                                                                                                          1  Voici  une  liste  non  exhaustive  des    défauts  qui      le  plus  fréquemment  attribués  aux  métis  que  l’on  rencontre  le  plus  fréquemment  dans  les  divers  rapports  fournis  aux  résidents    et  au  Gouvernement  général:  orgueil,  vanité,  susceptibilité,  amour-­‐propre  excessif,  vantardise,  mensonge,  dissimulation,  fausseté  

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prendre des distances avec la part annamite de soi-même. Enfant déjà, c’était un être différent. Souvent objet de fierté de la mère, en raison de ses traits européens, il s’impose parmi ses camarades vietnamiens du même âge, vis-à-vis de qui il se sent supérieur : si cela n’est peut-être pas la norme, ce scénario est suffisamment raconté et dans la littérature et dans les témoignages directs pour que l’on ne puisse pas en douter. Il est élevé comme le fils du maître, le fils du dominant, et cette supériorité sociale se retrouve dans les jeux d’enfants. Après tout, on voit cela se produire souvent, entre enfants de maîtres et enfants de domestiques, dans les campagnes françaises, c’est assez banal. Sauf que là, la situation est compliquée du fait qu’il n’est pas vraiment le fils du maître, il est un fils non accepté, non voulu, non reconnu, non intégré. Comme l’étaient sans doute les petits bâtards en France.

Dans une situation coloniale, cela conduit le dominé à adopter, autant qu’il le peut, le comportement exigé de lui, quitte à nier qu’il puisse être l’objet de discrimination raciste. Celle-ci existe cependant, dans la méfiance constante que l’on professe à l’endroit des métis, et les idées reçues qui circulent, tel cet adage, régulièrement colporté, selon lequel les métis héritent de toutes les tares, du côté français comme du côté annamite, ou bien l’étrange croyance selon laquelle, comme les bardots et les mulets, ils seraient stériles.2

Le racisme qui s’exerce à l’égard des métis revêt un caractère très particulier. Il peut sembler peu marqué, voire inexistant. Il est souvent nié, à la fois par les français et par les métis eux-mêmes. Il s’exerce pourtant de diverses façons, et prend évidemment des aspects différents selon que ces métis sont ou non reconnus. Il ne faut pas oublier que jusqu’aux années 60, l’enfant naturel, le « bâtard » était encore fortement stigmatisé en France métropolitaine, et il n’est guère surprenant qu’il l’ait été en Indochine, encore plus fortement du fait de son ascendance maternelle, la seule reconnue, asiatique. Reconnaître qu’on a été discriminé, c’est aussi reconnaître, et accepter l’infériorité, ce n’est donc pas possible. Frontalement, les métis se défendent toujours d’avoir été discriminés ; ensuite, dans l’intimité, c’est différent. On accède, par bribes, à l’existence de blessures profondes, toujours douloureuses et tues, faites d’humiliations et vexations.

L’existence des métis se déroule en Indochine sous l’emprise de contraintes contradictoires, et de choix impossibles : pour être reconnu par la société coloniale, il faut s’assimiler au plus près, dans le langage, dans l’habillement, dans les goûts, dans l’attitude, en fait gommer la part vietnamienne de soi-même. Or toute l’affectivité des métis s’est construite dans la relation à la mère, pour laquelle tous ont un attachement d’autant plus profond que les pères sont absents, ou indifférents. Cette relation est d’autant plus forte que la petite enfance du métis se déroule entièrement dans son milieu maternel, que ses premiers apprentissages, sa relation au monde, ses liens affectifs se construisent dans un contexte exclusivement vietnamien, avec lequel il va devoir prendre une distance progressive, et souvent douloureuse, au fur et à mesure qu’il grandit et qu’il comprend que pour accéder à la reconnaissance, il faut                                                                                                                          2  Cette  affirmation  est  d’autant  plus  surprenante  qu’elle  pouvait  être  immédiatement  contredite  par  les  cas  nombreux  de  descendance  des  métis  de  la  première  génération.  On  peut  voir  là  un  effet  de  théories  raciales  sous-­‐jacentes.  La  métaphore  animale  n’est  pas  innocente.  Si  une  union  mixte  est  stérile,  cela  signifie  que  les  deux  individus  du  couple  appartiennent  à  des  espèces,  ou  à  des  races  différentes.    

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apprendre à se détacher, et à devenir autre, qu’il n’y a pas de conciliation possible, qu’il ne pourra pas être l’un et l’autre, s’il veut s’en sortir professionnellement, socialement, économiquement.

Ainsi, cette double identité qu’il porte en lui, est, dès le début marquée par la question d’une fidélité impossible, car quoiqu’il fasse, être fidèle à une part de lui-même impliquera toujours, nécessairement que il soit traitre à l’autre, sans que cette tension se relâche jamais. Au contraire, elle va bien sûr s’accentuer avec les luttes anticoloniales, la guerre, le rapatriement en France. Cela explique que la psychologie des métis soit faite d’une très grande insécurité, une difficulté à se saisir et donc à s’affirmer, un doute permanent sur soi, et une culpabilité diffuse. L’identification au père semble un choix inévitable, parce que c’est une injonction de la société coloniale, mais aussi parce que s’inscrire dans les traces du père, suivre sa voie, devenir ce mâle dominant, conquérant, objet d’admiration, est sécurisant, et apaise l’inquiétude. Devenir fonctionnaire, militaire, douanier, employé de l’administration, se donner un statut, est une façon de structurer son identité, de lui donner une armature. La condition indigène, cependant, limite cette aspiration tant que la question de l’accès à la citoyenneté n’est pas résolu.

La reconnaissance juridique interviendra en 19283 par l’application d’un décret qui permettra aux métis d’accéder à la citoyenneté par le biais une procédure simplifiée. Il leur suffit, à partir de cette date, de produire un témoignage, ou un certificat médical attestant d’une ascendance française. Cette disposition permet dès lors de résoudre de nombreuses situations difficiles, mais pas toutes : les personnes isolées, notamment dans les provinces reculées, ignoraient souvent cette procédure ou négligeaient d’y recourir. Cette solution juridique eut cependant des effets immédiats sur la condition des métis et créa un véritable appel d’air pour nombre d’entre eux. On constate en effet une très forte ascension sociale de métis qui purent désormais construire une véritable carrière dans les différents services de l’administration coloniale. L’armée, qui avait beaucoup œuvré pour la cause des métis, put les accueillir en son sein. Le nombre des métis dans l’enseignement supérieur augmenta également, et la deuxième génération, née dans les années 20, de même que les quarterons, comptera dès lors nombre significatif de professions libérales (médecins, avocats), d’enseignants et de cadres supérieurs.

Le discrédit jeté sur les métis ne diminua pas pour autant, mais se fit plus discret, et prit souvent d’autres formes. Et surtout un fossé se creusa entre des métis de nationalité française qui étaient relativement bien insérés dans la société coloniale, et ceux qui n’avaient que partiellement réussi cette intégration. Ce n’est pas seulement une question de statut juridique : ceux qui ont mieux réussi sont ceux issus des couples stables, ceux qu’une véritable relation avec un père français avait préparé à l’intégration. En revanche, ceux qui avaient été élevés avec une mère isolée, ceux qui avait été confiés à une institution, eurent beaucoup plus de mal à faire leur place, et n’occupèrent souvent que des postes subalternes.                                                                                                                          3  D’abord  par  une  décision  de  la  cour  d’appel  de  Hanoi  en  1926,  qui  ne  fut  pas  suivie  dans  toutes  les  provinces,  puis  par  décret  du  8  novembre  1928  :  «  tout  individu  né  sur  le  territoire  de  l’Indochine,  de  parents  dont  l’un,  demeuré  inconnu  est  présumé  de  race  française,  peut  obtenir  la  reconnaissance  de  la  qualité  de  Français  »  

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Cadrage historique 4 : Cousinages eurasiens

Mais avant que cette décision juridique n’intervienne, dès la fin du 19ème siècle, dans les grandes villes, des notables s’étaient inquiétés du sort des nombreux enfants nés de concubinages et d’unions plus occasionnelles, vivant avec des mères vietnamiennes isolées, et souvent démunies. C’est pour leur venir en aide que se créent les premières associations d’aide à l’enfance métisse abandonnée4. La société coloniale n’est pas unanime, les opinions divergent sur l’attitude qu’il convient d’adopter. Face à des préjugés tenaces qui attribuent aux métis « toutes les tares », des esprits plus éclairés tentent de prendre leur défense, en attribuant les comportements qu’on leur prête, (dissimulation, envie, jalousie), non à une particulière hérédité, mais aux conséquences des souffrances psychologiques provoquées par les discriminations dont ils sont l’objet. Ces traits de caractère n’étant donc pas un effet du métissage, doivent donc pouvoir être corrigés par l’éducation, ou prévenus, si l’enfant est placé à temps dans des structures éducatives adaptées. L’influence, jugée néfaste, du milieu annamite, souvent invoquée, conduit généralement au placement de l’enfant, retiré à sa mère.

Cette procédure diffère selon les provinces, selon les époques, mais à périodes régulières, le Gouvernement Général de l’Indochine sollicitera les résidents et administrateurs civils pour procéder au recensement des enfants eurasiens abandonnés, afin d’organiser la répartition des secours. Ces recensements donnaient lieu à des enquêtes sur l’environnement familial de l’enfant : conditions matérielles, capacités éducatives de la mère, moralité de celle-ci, etc., enquêtes qui présidaient à la décision de placement de l’enfant, ou de soutien matériel et financier à la mère.

Les congrégations religieuses, qui géraient des orphelinats, vinrent également en aide aux enfants métis, notamment les sœurs de Saint Paul de Chartres, les sœurs de la Providence, et les frères des écoles chrétiennes. En 1939, l’ensemble de ces actions en direction des métis franco-indochinois fut unifié par la création d’une fondation, qui portait à l’origine le nom du Gouverneur Général de l’Indochine de l’époque, Jules Brévié. Celui-ci ayant été collaborateur de Pétain, l’association fut débaptisée après la guerre, et fut dès lors le désignée par un sigle, la FOEFI (Fédération des Oeuvres de l’Enfance Française en Indochine). Ce fut cet organisme qui organisa, dès 1947, le rapatriement en France des enfants placés sous son autorité. Ces transferts s’accentuèrent dans les années 50, puis après la défaite de Dien Bien Phu.

L’éducation prodiguée à ces enfants en Indochine avait donc pour objectif de les préparer à une meilleure intégration à la société française, et pour cela, la séparation avec le milieu                                                                                                                          4  En   1894,   240   colons   et   fonctionnaires   de   Cochinchine   créent     à   Saigon   la   première   Société   de  Protection   et   d’Education   des   Enfants   métis   français   abandonnés.   A   Hanoi,   la   première   société  d’assistance  aux  enfants  franco-­‐indochinois  date  de  1898,  suivi  par  d’autres,  au  Cambodge,  au  Laos  et   en  Annam.   Ces   associations   caritatives   d’initiatives   privées   au   départ,   furent   ensuite   reconnues  d’utilité  publique,  et  subventionnées  par  le  Gouvernement  Général  de  l’Indochine.  

 

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vietnamien apparaissait nécessaire, voire indispensable. Les enfants, placés dans des internats, souvent confessionnels, étaient scolarisés dans des établissements laïcs : enseignement général pour les meilleurs, enseignement professionnel pour les autres.

Une centaine de garçons métis furent envoyés en France, dès les années 30, pour y être « soustraits au milieu colonial ». Placés dans des familles paysannes, notamment à Coutances (Manche), ils étaient scolarisés jusqu’à leur certificat d’études, puis trouvaient à s’employer dans la région. Ceux qui avaient dépassé l’âge scolaire étaient placés dans des fermes,5

Les filles bénéficiaient d’une formation plus limitée : dans l’esprit des sociétés caritatives, elles étaient destinées à devenir les épouses modèles de commerçants, fonctionnaires ou colons établis en Indochine, et celles qui ne trouvaient pas à se marier pouvaient encore espérer s’employer dans un magasin ou au service des postes, quelques-unes, plus rares, poursuivre une formation d’institutrice ou de sage-femme.

De ce fait, ces jeunes filles métisses paraissaient de bonnes candidates au mariage. Elles alliaient, au charme de l’exotisme, une éducation « à la française » dispensée par les associations auxquelles elles avaient été confiées, et surtout, contrairement aux épouses françaises venues de métropole, elles étaient habituées à la vie coloniale et à ses contraintes sociales et climatiques.

Elles sont cependant tenues en suspicion : on les accuse d’être prêtes à tout pour échapper à leur condition en épousant un français. Elles ont donc la réputation d’être des filles faciles ; on accuse même leurs mères vietnamiennes de les prostituer.6.

En réalité, avec la question matrimoniale reste très sensible, comme toujours quand le racisme ambiant n’est pas explicitement formulé. D’autant que si le mariage avec une vietnamienne était rare et passait pour une extravagance, le mariage avec une jeune fille métisse était perçu de manière plus ambivalente. Même si son aspect, ses manières, son éducation ne la distinguent guère des jeunes filles françaises, elle reste suspecte parce qu’entachée d’un sang annamite- et d’une parentèle- qu’elle introduit dans une lignée française. Le mariage avec un Français est effectivement un moyen d’indiscutable intégration : la jeune fille métisse non reconnue y gagne même un nom tout à fait français, effaçant ainsi les traces identifiant parfois son ascendance vietnamienne7.

Ces candidates au mariage sont particulièrement recherchées par les hommes qui font le choix de rester en Indochine, et ne certaines jeunes métisses, qui ne l’ignorent pas, déploient

                                                                                                                         5  En  1931,  il  y  avait  129  garçons  à  Coutances  ou  dans  les  environs  

6  Dans  le  registre  des  idées  reçues,  on  attribuait  aussi  aux  jeunes  filles  métisses  une  puberté  particulièrement    précoce,  ce  qui  était  évidemment  démenti  par  les  études  médicales,  mais  paraissait  expliquer  «  scientifiquement  »  une  supposée  liberté  de  mœurs.  

7  Les  métis  non  reconnus  portaient  souvent  le    nom  de  mère,  assorti  ou  non  d’un  prénom  français,  mais  parfois,  les  associations  leur  attribuaient  un  nom  francisé    (Levan,  par  exemple,  pour  Lê  Van),  ou  un  patronyme  rappelant  le  véritable  nom  du  père,  avec  quelques  distorsions  :  Marquand  pour  Marchant,  par  exemple/  

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des stratégies de séduction pour parvenir à leurs fins. Elles se refusent généralement à épouser un vietnamien, car un tel mariage leur ferait subir un nouveau déclassement. Quant au mariage avec un jeune homme métis, ce n’est qu’un pis-aller, acceptable par défaut. Il faut dire que dans le contexte colonial, la question de la descendance joue également : épousant un Européen, on blanchit la lignée à venir ; en épousant un métis, en revanche, on la fait retomber du côté discriminé de la couleur. Il n’en va pas de même, comme on l’a dit, pour les garçons métis qui ne pourront épouser des jeunes filles françaises de la colonie, qu’exceptionnellement, tant cette union passait difficilement, dans la société coloniale.8 A côté de ces sociétés d’assistance, très actives dès la fin du XIXème siècle, l’action en faveur des métis fut menée par l’armée. En effet, ce sont des militaires, qui les premiers ont alerté les pouvoirs publics sur le sort des enfants abandonnés par des pères qui le plus souvent étaient eux-mêmes des engagés des différents corps d’armée présents en Indochine. L’enquête la plus approfondie fut menée par le Lieutenant-Colonel Bonifacy, et publiée en 1912 dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris. Comme d’autres militaires, il voit dans l’armée une solution d’intégration des garçons métis, mais cette solution se heurte encore, à son époque, aux limites posées par la question du statut de ces jeunes gens, qui, considérés comme indigènes, jusqu’à 1928, ne peuvent être recrutés que dans les corps de supplétifs. C’est pour cette raison que ces militaires souhaitaient que l’on facilite l’accès à la nationalité française pour ces jeunes gens. Par la suite, en 1939, fut créée à Dalat, dans les hauts plateaux du sud, sur le modèle des écoles d’enfants de troupe de métropole, une école d’enfants de troupe eurasiens.9 Les garçons eurasiens pouvaient être inscrits à l’école d’enfants de troupe à partir de l’âge de 8 ans. Ils recevaient une éducation générale et militaire, dans l’objectif avoué de "favoriser le recrutement pour les Troupes de l'Union Française de cadres français, originaires du pays, connaissant la langue et les coutumes locales et adaptés aux conditions de vie et de climat particuliers à l'Indochine ». L’école fonctionna à Dalat jusqu’en 1954, avec un effectif de 150 élèves enfants de troupe, puis fut transférée au Cap Saint Jacques10, avant d’être rapatriée à Autun en 1956.

Cette date de 1956 marque donc, en application des accords de Genève, le rapatriement en France de plusieurs milliers de franco-indochinois, dont on retrouve aujourd’hui la trace :

                                                                                                                         8  Le  mariage  des  filles  de  familles  de  fonctionnaires,  de  colons  ou  de  commerçants  était  un  souci  constant  pour  leurs  mères.  Les  trop  rares  congés  en  une  métropole  très  éloignée  réduisaient  les  occasions  de  rencontres  avec  un  promis  de  même  condition.  Tous  les  espoirs  se  portaient  alors  sur  les  officiers,  de  préférence  saint-­‐cyriens,  affectés  quelques  années  en  Indochine  ou  sur  de  jeunes  résidents  célibataires,  franchement  émoulus  de  l’école  d’administration  coloniale  de  Paris.  

9  Lien  avec  le  site  

10  Aujourd’hui  Vung  Tau  

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*Parmi eux, d’une part des familles rapatriées, après un périple de divers camps provisoires, à Saigon, puis en France11 :

- à Noyant l’Allier, dans une cité d’anciens corons,

- aux camps de Bias et du Moulin du Lot (Sainte Livrade sur Lot), dans le Lot et Garonne,

Il s’agit souvent de femmes seules avec des enfants métis, ou de couples mixtes, dont la femme est vietnamienne et le père de citoyenneté française, originaire de l’hexagone, de l’une des possessions de l’empire colonial français (Maghreb, Afrique subsaharienne, Océan Indien, Océan pacifique, Antilles-Guyane, pas de l’Indochine, comptoirs français de l’Inde), ou d’un des pays de recrutement de la Légion Etrangère (Europe du sud et centrale, pays slaves). Mais une fois les plus valides réinsérés, on trouvera majoritairement dans les camps les femmes isolées et les enfants métis. Les couples qui restent sont ceux dans lesquels le mari, âgé ou malade, ne travaille pas.

*Par ailleurs des enfants ou des adolescents séparés de leurs parents,

- Les enfants rapatriés par la FOEFI et confiés à des institutions religieuses qui assurent leur éducation jusqu’à leur majorité (notamment à Saint Rambert en Bugey pour les filles, et Vouvray pour les garçons)

- Les enfants de troupe eurasiens de Dalat qui finissent leur temps de formation à Autun, puis sont intégrés dans l’armée française. Il faut noter que a plupart vont être affectés en Algérie, où ils paieront un très lourd tribut dans cette autre guerre coloniale.

Tous ces métis se retrouvèrent donc après 1956 dans une France qui leur avait été donnée comme mère-patrie, qu’ils ne connaissaient que par les discours dominants de la colonie qui proclamaient que tout ce qui était prestigieux ne pouvait venir que de métropole. D’une façon ou d’une autre, le contact avec la réalité fut rude, les rêves envolés, et la désillusion profonde.

Il faut noter qu’ils n’étaient pas les seuls eurasiens sur le territoire métropolitain, bien qu’’ils l’aient très longtemps ignoré. En effet, d’autres « annamites », comme on le disait alors, les avaient précédé en France et s’y étaient fixés. Ils venaient d’horizons différents : militaires des deux guerres mondiales, étudiants, travailleurs indochinois requis pour l’effort de guerre…

Un certain nombre de ces vietnamiens avaient épousé des Françaises, dont ils eurent des enfants, et une descendance nombreuse, qui s’est fondue dans la population. Les étudiants, dont beaucoup furent empêchés par les guerres mondiales, puis la longue guerre française et américaine au Vietnam, de retourner au pays natal, ont fait leur carrière professionnelle en France, sans l’avoir vraiment choisi. C’est le cas de nombreux médecins, avocats, enseignants.                                                                                                                          11  Parmi  ceux-­‐ci,  Le  Cannet  des  Maures,  Le  Vigeant  et  quelques  autres.  

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Moins connu était jusqu’à une date récente, le cas des travailleurs indochinois requis, jusqu’à la publication récente de l’ouvrage de Pierre Daum,12 puis très récemment par le film de Lam Lë, Cong Binh la longue nuit indochinoise et, grâce aussi à la prise de conscience récente de certaines municipalités, qui ont depuis rendu hommage à l’apport de cette population à leur histoire. C’est le cas de la Camargue, qui doit à ces travailleurs indochinois l’extension de sa riziculture. Ceux qui mirent en valeur ces rizières du sud de la France, et firent fonctionner les usines en remplacement des travailleurs français partis en Allemagne, avaient été recrutés de force dans les villages vietnamiens, et encadrés militairement, puis abandonnés à leur sort et en mal de rapatriements dans leurs pays. Certains finirent par s’établir en France, où ils avaient fondé une famille, et ne rentrèrent pas au pays. Leurs enfants, eux aussi aujourd’hui cinquantenaires ou soixantenaires, se mobilisent pour faire reconnaître l’histoire de leurs pères, une histoire qu’eux-mêmes ont parfois eu beaucoup de mal à exhumer des archives familiales, tant ces hommes arrachés à leurs pays natal étaient restés silencieux.

C’est un métissage différent et semblable à la fois. Différent pour au moins deux raisons : d’abord parce que contrairement aux cas précédemment cités, c’est le père qui est vietnamien, la mère qui est française, et ensuite parce que les enfants issus de ces couples mixtes sont élevés en France, dans un contexte éducatif français qui fait que leur identité première ne s’est pas forgée dans la culture vietnamienne, comme ce fut le cas au Cafi. Peu d’entre eux parlent vietnamien, alors que le vietnamien reste la langue maternelle de tous les enfants du Cafi et de Noyant.

Par ailleurs, il n’est surement pas anodin que la relation atypique du couple homme vietnamien/femme française, dans un contexte encore fortement marqué par les attitudes coloniales, bouleverse les repères. Dans les autres situations de métissage, le rapport dominant-dominé reste clairement exprimé : l’homme, blanc, exerce une domination masculine sur une femme asiatique, indigène, en position dominée. En revanche, la relation entre une femme blanche et un homme inférieur de par sa situation d’indigène, relation tout à fait impossible, et même impensable en Indochine, a une existence concrète, quotidienne en France. On peut se demander comment, du reste, cette renversement des repères symboliques est vécu par les protagonistes. On sait cette découverte bouleversante, pour tous les métis et vietnamiens, que tous relatent à leur retour de France : des relations amicales, affectives, sentimentales, amoureuses, conjugales avec des français sont possibles. Comment voient-il cette expérience singulière, eux qui avaient vécu, grandi, dans un contexte où les univers étaient séparés et où les frontières, notamment en matière de sexe, étaient infranchissables ? Et comment ces femmes françaises vivent-elles cette expérience singulière, avec ces époux en exil? Ces questions ne manqueront certainement pas de se poser pour les enfants de ces couples vietnamo-français, et ont certainement déjà joué un rôle important dans leur construction identitaire.

En conclusion, enfants de la FOEFI, enfants de troupe, enfants du Cafi et de Noyant, enfants de travailleurs indochinois, tous puisent leur origine dans une même situation coloniale qui répartissait les personnes en deux statuts, et seulement deux : on était soit citoyen, soit                                                                                                                          12  Pierre  Daum,  Immigrés  de  force  :  les  travailleurs  Indochinois  en  France,  Actes  sud,  2009  

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indigène, soit français, soit annamite. Il n’y avait pas d’autres façons d’être, cela n’était pas prévu. Et pourtant des enfants de l’entre-deux, cela existait. A cela s’ajoute, pour les uns comme les autres le long exil imposé en France, et des conditions d’accueil souvent inhumaines.

Ces cousinages que nous venons d’évoquer sont peu connus du grand public, et pourtant, ils ont beaucoup à raconter. Ils explorent les différentes facettes d’une histoire identitaire plurielle, où se composent des éléments culturels distincts. Les métis en Indochine, comme on l’a vu, ont réellement tenté d’occuper l’entre-deux de la société coloniale : ni citoyens, ni indigènes, ni tout à fait français, ni tout à fait vietnamiens, ni complètement dominants, ni complètement dominés, ni complètement acceptés, ni franchement rejetés. Mais ils se construisaient de ces contradictions, ils les résolvaient pour survivre. Et c’est là sans doute qu’ils ont le plus à dire, dans la société d’aujourd’hui, où bon nombre de personnes issues de l’immigration se trouvent pris dans des interrogations très semblables, douloureux et inachevés, incessamment porteurs du coupable et de l’innocent, de la victime et du bourreau, du fort et du faible. Pris dans d’éternelles doubles contraintes entre fidélités et trahisons, entre attachement aux origines, et loyauté républicaine, entre soi et l’autre, entre méfiance et ouverture, entre désir de s’ouvrir aux autres et crainte de se voir rejeté, entre naïveté et défiance.

L’histoire des métis en Indochine traite très exactement de cela, de cette difficulté à faire vivre en soi l’un et l’autre. Car c’est d’abord en soi que cela se passe, en soi que l’apaisement est à gagner. D’abord en soi. Il n’est pas dit que les eurasiens y soient parvenus. Mais leur histoire pose la question d’une manière fondatrice et résiliente.

*troisième et quatrième générations : Ce sont les enfants des précédents, de ceux qui sont arrivés très jeunes ou nés dans le camp. Les plus âgés de ces « jeunes »abordent aujourd’hui la quarantaine, alors que les benjamins sont encore adolescents. Dans son rapport à la mémoire du camp, cette génération n’est pas homogène. Et plus encore que pour la génération précédente, nous n’avons accès qu’à une partie de cette jeunesse: par la force des choses, ceux dont les parents ne reviennent pas au camp, n’y reviennent pas non plus. D’autres encore ont pris des distances sans même le vouloir, simplement parce que la vie les a conduit sur d’autres chemins. Il faut dire que généralement, un seul de leurs deux parents est originaire du camp, ce qui fait que ces jeunes ont aussi une autre histoire familiale, et un autre quotidien : par leurs modes de vie, leurs activités scolaires, leurs loisirs, leurs centres d’intérêt, leurs réseaux amicaux, leur existence ne se distingue guère de celle de leur cercle d’amis et de leur environnement relationnel. Une autre donnée qui influence bien évidemment la relation au camp, c’est le fait que les parents résident ou non dans la région ; les liens affectifs et identitaires se sont forcément mieux maintenus dans la proximité géographique. Il faut cependant moduler cela, car le fonctionnement de la relation au camp de cette génération est plus complexe qu’il n’apparaît au premier abord, et prend des formes variées. En effet, il est arrivé que des jeunes restés au

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camp ou à proximité, se soient sentis enfermés dans la vie provinciale du Lot et Garonne, et n’aient d’autre aspiration que d’y échapper, et en ce cas, le camp a pu être associé à une vie trop restreinte qu’on essaie de quitter. A contrario, ceux qui vivent dans des grandes villes et n’y viennent que pour les vacances ont une toute autre perception du camp, car l’usage qu’ils en ont est essentiellement ludique. On peut dire qu’ils n’en vivent que les avantages et pas les inconvénients.

En tous cas, dès qu’arrivent les vacances d’été, et principalement durant le mois d’aout, le camp est associé par cette génération à la liberté, aux retrouvailles. « L’ambiance du camp », ne ressemble à rien d’autre. Ces deux éléments jouent un rôle très important : liberté d’action, c'est-à-dire d’aller et de venir, de faire du vélo, de partir se baigner au bord du Lot comme le faisaient les ainés, de sortir en boite, jouer au foot ou au volley, s’entasser à une dizaine dans une pièce pour regarder des dvd, dormir et manger chez les uns et chez les autres. Retrouvailles entre tous ceux que sépare tout au long de l’année la dispersion des familles dans l’hexagone, mais que lie profondément une origine commune, celle du camp. Si

dans la deuxième génération se vit comme une fratrie, on peut dire que cela se poursuit sous la forme d’un vaste cousinage à la troisième. Ils se rencontrent régulièrement dans les villes où ils résident, Toulouse, Bordeaux, Paris, communiquent entre eux via les médias sociaux (Facebook), et organisent parfois des rencontres parisiennes. En revanche, ils sont pratiquement absents des associations, et peu mobilisés dans les débats sur les questions de requalification du camp et de perpétuation de la mémoire.

Il y a, à cela, au moins une raison. La transmission générationnelle a été faible. L’enfance de ces jeunes s’est passée majoritairement hors du camp, et comme on l’a dit, avec un des deux parents qui n’en était pas issu. S’ils savent que le camp a hébergé des rapatriés en provenance du Vietnam, ils n’ont dans l’ensemble, qu’une vision très floue des circonstances historiques qui ont conduit à l’exil et à la relégation. Ils n’ignorent certes pas les difficultés matérielles que leurs parents ont connues dans leur enfance, mais celles-ci sont parfois difficiles à imaginer, car la majorité des adultes ont longtemps répugné à les évoquer. Il n’est pas dans les habitudes culturelles vietnamiennes de trop parler de soi, de montrer ses émotions, c’est la pudeur et la discrétion qui sont de mise. Le sentiment de honte a également pendant longtemps contribué à ce que le silence s’installe entre les générations. C’est sans doute un des apports essentiels du travail des associations que d’avoir permis une certaine libération de l’expression, mais celle-ci reste récente et n’a pas encore vraiment touché les plus jeunes, ce qui ne signifie cependant pas forcément qu’ils ne se sentent pas concernés.

Il faut noter qu’aucun de ces jeunes ne parle vietnamien, qu’ils connaissent peu la culture vietnamienne, bien qu’ils aient souvent connu leur grand-mère dans leur enfance. Quelques uns ont déjà fait un voyage au Vietnam, très apprécié, mais ils sont encore peu nombreux.

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Ces dernières années, on constate qu’ils développent une certaine fierté autour de leur ascendance vietnamienne, notamment dans leur aspect physique, qu’ils valorisent volontiers. Il est vrai que cette dernière génération métisse a produit des types physiques particulièrement harmonieux, et qu’elle a parfaitement pris conscience de sa capacité de séduction.

Ce rapport à l’apparence physique a toujours occupé une place particulière dans l’identité des métis, et notamment au Cafi. La variété des types physiques permettait, quand on le voulait, d’éluder les questions et l’exotisme avait déjà un pouvoir d’attraction. Du temps de leurs parents, ans les bals de campagne du Lot et Garonne, les métis du Cafi, garçons et filles, étaient déjà plutôt prisés.

Etre d’origine vietnamienne est aujourd’hui, pour les plus jeunes, une identité qu’ils aiment afficher à l’extérieur, l’accentuant parfois, en se lissant excessivement les cheveux, par exemple

Cependant, ces impressions sur la troisième génération demandent à être confirmées. La démolition d’une première tranche de bâtiments et la reconstruction, annonçant la disparition prochaine d’un certain mode de vie au camp, ont sensibilisé cette jeunesse, qui prend conscience de la fin inéluctable de son ancrage matériel dans cet espace de retrouvailles estivales.

Leur émotion fut palpable lors des représentations parisiennes de la pièce de Vladia Merlet13, peut-être justement parce que ce travail théâtral coïncide avec la prise de conscience d’une disparition inéluctable. On peut supposer que cette réalité brutale provoque chez une partie d’entre eux le désir de mieux comprendre l’histoire familiale. Reste à s’interroger, et c’est compliqué, sur ce qu’il y a au-delà d’une relation ludique et fraternelle au Cafi.14

                                                                                                                         13  CAFI,  une  histoire  des  Français  d’Indochine,  spectacle  de  Vladia  Merlet  

14  Deux  sources  retiendront  à  ce  sujet  notre  attention  dans  un  avenir  proche.  Le  film  de  Nadège  Lobato  de  Faria,  consacré  à  cette  génération,  en  cours  d’achèvement,  et  le  travail  de  recherche  dans  le  champ  de  la  psychologie  transculturelle,  de  Paola  Revue,  médecin  psychiatre,  dont  la  famille  est  originaire  du  camp.  

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Lieu de mémoire : pistes et propositions

Je vais passer maintenant à l’analyse des pistes et propositions. Certaines ont déjà été évoquées, de manière plus ou moins précise, je les ai mises en forme, évaluées et soumises à ce que l’on appelle, dans l’élaboration de projets, les hypothèses critiques (les risques, les obstacles, les impondérables, enfin tout ce qui risque d’entraver la concrétisation). D’autres sont de mon cru. Je précise que je manque d’un certain nombre d’éléments exploitables, et que je n’ai en ma possession ni les plans, ni les conclusions de l’étude menée par le cabinet Arcus, ni estimations de budgets.

De l’expression « Lieu de mémoire »

Tout d’abord, arrêtons-nous sur cette expression qui se prête à plusieurs interprétations. Lorsqu’à plusieurs reprises, j’ai insisté sur la nécessité de solliciter l’avis d’un(e) muséographe, on m’a rétorqué qu’il n’était pas question de faire un musée. Je voudrais donc préciser, outre le fait que « musée » n’est pas un gros mot, qu’un muséographe intervient sur des espaces qui ne portent pas nécessairement cette estampille, que son expertise consiste à proposer des solutions scénographiques budgétisées, et que le lieu de mémoire du Cafi ne prendra en aucun cas la forme trop académique qui semble être redoutée.

Le succès de l'expression "Lieu de mémoire" tient à la parution, sous ce titre, à la fin des années 80, d’un ouvrage collectif dirigé par Pierre Nora. Son propos était d’explorer la mémoire collective de la France. Un "lieu de mémoire" est donc une concrétisation de la mémoire qui perpétue le souvenir d'un personnage, ou d'événements, voire d'idées, de savoir-faire, de traditions. Comme si on surlignait au marqueur ces éléments d'une manière ou d'une autre: cela peut prendre la forme d'un musée, d'un monument, d'une plaque commémorative, d'une statue, d'un chapitre (ou d'une mention) dans un manuel d'histoire, d'un nom de rue, ou de la conservation des archives. Il y a donc des lieux, des événements, des personnages, et puis une volonté collective et/ou politique de ce surlignage, leur donnant à la fois une certaine emphase, et une garantie d'éternité -ou presque. Graver dans la pierre, sceller dans le sol, ériger, c'est rendre visible pour aujourd'hui et pour demain.

En conclusion, On peut dire que tout objet, monument, institution, personnage qui structure l’imaginaire commun et cristallise une mémoire partagée15.

Mais revenons sur les termes.

Lieu, d’abord, c’est important. Bien que Pierre Nora en donne une définition très large, il importe le plus souvent que la mémoire puisse s’inscrire spatialement. Lieu où des événements se sont produits, où des personnes ont vécu, sont nées, ont disparu. C’est le sol, la terre, le paysage qui en portent la trace. Et de là nait l’émotion. De la certitude que nos pas s’enfoncent là où d’autres ont posé les leurs, dans ce limon où des corps se sont dissous, où                                                                                                                            

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des arbres s’enracinent, où se sont sédimentées des strates d’histoire, et que l’on sait abriter des débris de vaisselle ou des restes d’ossements. Notre émotion vient du sentiment que nos yeux vont à la rencontre des regards du passé, qu’ils se posent sur des horizons à peine inchangés. On parle souvent de la « magie » des lieux, de lieux « habités » par des présences. Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? apprenions-nous par chœur à l’école élémentaire…

Evidemment, on ne saurait être insensibles à cela. Un lieu de mémoire, c’est d’abord un lieu. Quand le Cafi sera entièrement détruit et reconstruit, l’air ambiant, le sol, même recouvert de bitume et de ciment, sera encore le Cafi. « T’en fais pas, m’a dit un ami du camp en guise de consolation mutuelle, même quand il n’y aura plus rien, ils seront encore là, les vieux, à faire leur promenade du petit matin en bavardant, t’en fais pas ». Il avait raison, il y aura toujours des fantômes. Et pas seulement pour ceux qui comme nous, auront connu le temps du passé. Après tout, je suis émue à Alésia, même si je n’étais pas là quand Vercingétorix a mis un genou à terre (et même si le véritable Alésia était tout à fait ailleurs).

L’important donc, c’est le lieu. La puissance évocatrice du lieu. Le Cafi, cet espace qui fut un camp de relégation de rapatriés d’Indochine. « Comment ça un camp ? Des rapatriés, mais qui ? D’Indochine, mais quand ? » C’est ce qu’ils demanderont les gens. On leur expliquera, le camp, l’Indochine, les rapatriés. Il faudra peut-être leur faire un dessin, commencer avec des gestes de la main : « eh bien, à l’époque, ce n’était pas comme maintenant, tu vois… »

Le lieu, sa puissance évocatrice, on ne peut pas l’éluder. Je veux insister sur cela, pour commencer : pour ce qui concerne le Cafi, un lieu de mémoire, ce n’est pas virtuel, ça ne peut pas l’être. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas utiliser d’outils multimédia, il ne faut pas me faire dire ce que je n’ai pas dit, mais un lieu de mémoire entendons-nous bien, c’est d’abord un lieu, concret, physique. A cause de la puissance évocatrice dont il vient d’être question.

Un lieu de mémoire, ce n’est pas un musée, justement pas, même si parfois, certaines parties du lieu de mémoire peuvent y ressembler.

Par exemple, un lieu de mémoire, c’est un monument aux morts. En France, c’est même le genre de lieu de mémoire le plus fréquemment édifié, il y en a partout, le moindre petit village a le sien. Ça sert à quoi ? A dire « Passant, souviens-toi ! », souviens-toi de tous ces morts qui sont morts pour que tu puisses, un siècle ou deux plus tard, ou même plus, te promener tranquillement sans risques sur la place du village. Ce n’est pas fait pour expliquer la guerre de 14-18, les tranchées, les taxis de la Marne, l’occupation allemande, la résistance et la libération. Pour cela il y a des musées, des livres d’histoires ou des films.

La différence entre un lieu de mémoire et un musée, c’est ça. Il y en a un qui provoque notre émotion par une évocation, l’autre qui explique. L’un qui est évocateur, l’autre qui est pédagogique. On peut dire aussi, et on y reviendra, qu’il y a une différence entre l’histoire, celle des livres et des musées, qui se veut objective, et la mémoire que l’on sollicite pour donner du sens, ou de la morale, et prendre en compte le présent et le futur, qui amène à une réflexion plus vaste, et à un engagement. C’est du reste un débat, dans lequel nous n’entrerons

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pas tout de suite, qui concerne l’instrumentalisation de l’histoire par le politique ou par des groupes d’opinion.

Ces lieux de mémoire, ce sont donc des espaces, ou des édifices, qui commémorent quelque chose, qui ont été créés à cet effet, pour que l’on réactive la mémoire en passant devant, ou pour que l’on organise, à dates fixe, des manifestations qui vont faire que le souvenir reste vivace. Par exemple, le 11 novembre, on va déposer une gerbe de fleurs, faire des discours, et les enfants des écoles qui vont chanter la Marseillaise sont censés savoir pourquoi, s’ils ont bien écouté la leçon. Mais il est vrai que pour un enfant d’aujourd’hui en CM2, la guerre de 14-18, c’est la préhistoire. Je ne crois pas qu’il soit très ému par le monument aux morts. A moins que…

Les soldats statufiés dans le manteau trop grand, baïonnette au canon, et la plaque avec les noms, ça ne suffit pas sans doute pas. Mais la plaque oui, peut-être, parce que quand vous avez dix ans et que vous vous appelez Laurent Roques, par exemple, et que sur la plaque vous lisez votre nom, pareil, Laurent Roques, ça vous fait quelque chose. Simplement par le fait de vous demander si c’est un parent, si vous êtes son descendant. Tout de suite, ça crée du lien. Avec l’autre Laurent Roques, celui de 14-18 et du coup, ça donne envie de savoir qui il était, ce qu’il faisait, et comment il est mort. Du coup, pourquoi cette guerre, au fait ?

Comme quoi la puissance évocatrice, ça peut donner envie d’en savoir plus.

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D’ici et d’ailleurs, quelques lieux de mémoire

De nos jours, on ne fait plus de monuments aux morts avec des poilus statufiés, cela ne correspond plus à notre goût d’aujourd’hui, on trouve ça kitch. Et peut-être aussi parce que nous ne sommes plus directement impliqués dans les grands conflits, qui aujourd’hui se déroulent ailleurs.

Au Vietnam

La guerre a été longue, et meurtrière : il n’est donc guère surprenant que le paysage vietnamien en garde la trace volontaire -. Aux carrefours de routes, on voit des statues de bronze d’hommes et de femmes en armes, le visage décidé, en lutte. Nous trouvons cela kitch aussi, comme les affiches de propagande : c’est du réalisme socialiste qui donne des combattants l’image de héros sans failles. Si on tourne le regard dans la direction qu’indique le poing brandi ou le bras tendu de l’enfant soldat, on découvre un cimetière d’une infinité de stèles blanches identiques, sans fioritures et sans discours, seules sous le soleil implacable, et tout d’un coup on ne sourit plus, parce qu’ils sont là sous la terre, si nombreux, si jeunes, si gais autrefois, si courageux ou si trouillards, pareils à nos pioupiou des tranchées, si ça se trouve.

Ce n’est presque rien, au fond : juste un espace tramé de petites stèles blanches sous le soleil. La puissance évocatrice du lieu. Je m’y inscris, c’est moi bien moi qui suis là, arrêtée, par hasard, dans cette petite bourgade vietnamienne pour acheter des fruits et une bouteille d’eau,

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je ne suis pas devant une photographie ou un écran d’ordinateur ; c’est moi et bien moi, moi en communion avec tous ces jeunes que je voyais aux actualités de la guerre, dans les émissions télévisées d’autrefois Morts anonymes, mais avec des visages que je peux m’imaginer. Présents.

Aux Etats Unis : Washington DC, Vietnam Veterans Memorial

Puisqu’on parle du Vietnam et de la guerre, de l’autre côté des océans, un autre mémorial, aux Etats Unis d’Amérique, le Vietnam Veterans Memorial de Washington DC. Un mur de 150m de long, en marbre noir, vitreux comme de l’obsidienne, une pierre qui aurait pu être fondue en enfer, et qui porte les noms des 58.156 militaires qui ont laissé leur vie dans la guerre absurde qu’ils ont faite au Vietnam, puis perdue. Et elle n’en finit pas cette liste. Interminable. Il y a des femmes vieillies qui posent leurs mains sur un nom comme elles caresseraient le front d’un blessé. Des épouses, des mères. Des fiancées. Là aussi ça ne raconte rien, et ça dit tout.

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Aux Etats Unis : New York, Ground Zero

Un double trou dans le sol, seule trace visible des tours. Ne pas reconstruire, rien. Conserver cette dépression, ce trou, ce vide. Cette double empreinte, carrée. Là où aujourd’hui il y a ce vide, cette béance, autrefois il y avait la vie, des hommes des femmes allant et venant pour travailler, aimer, parler. Etre. Passant, souviens toi qu’autrefois il y avait la vie ! Aujourd’hui il y a un trou dans les entrailles de la terre, si profond qu’on n’en voit pas le fond, peut-être qu’il s’achève aux enfers. Ce que tu ne vois c’est qu’une trace, une empreinte fantôme, comme à Hiroshima, après la bombe atomique …

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En France : Nantes, mémorial de l’abolition de l’esclavage

Nantes, le premier port français de la traite négrière, d’où les bateaux partaient chargés de pacotille pour trafiquer des nègres sur les côtes d’Afrique, et revenaient le ventre

plein de rhum et de sucre brun. Des millions d’hommes, déportés à fond de cales puantes, vendus, marqués au fer, déshumanisés, humiliés, torturés, blessés. Et la ville, Nantes qui s’enrichit, s’engraisse, se construit de hôtels particuliers où parfois, au-dessus d’une porte cochère, on fait figurer le visage d’un nègre, hilare.1848, abolition de l’esclavage, il a donc fallu plus d’un siècle et demi pour que l’on commémore enfin et le crime et l’abolition du crime. La ville de Nantes a déjà, depuis quelques années, créé un musée consacré à la traite négrière, et il y a quelques mois, elle a inauguré, en complément, ou en contrepoint, un mémorial consacré à l’abolition de l’esclavage, construction d’une force et d’une beauté saisissante. Au ras de l’eau, sous le quai de la Fosse, on entend le bruit d’un clapotis contre la coque des navires, on perçoit cette humidité, on la voit, à la toucher, on est au plus bas de la cale, là où gisaient les corps enchaînés. Cela rappelle aussi les pontons, les lieux d’embarquement, les coursives. Bois, béton, comme rongés de sel. De grandes lames s’élèvent, obliques, comme les membrures du navire. Elles portent gravés les registres des expéditions, le nom des navires et le contenu de la cargaison, et des extraits du code noir. Juste cela, le clapotis des vagues, l’idée de la coque, du fond de la cale, de l’embarcadère, et puis la raison glacée des registres de commerce, d’une minutie de comptable : des chiffres, des additions, ceux d’une affaire qui tourne.

On sort de là retourné comme une pieuvre, ravagé. Ici non plus, pas besoin d’explication, pas tout de suite. Ou plutôt oui, on va en avoir besoin, l’émotion passée. Besoin de comprendre, besoin de savoir.16

Cela nous interpelle tout à fait. Car c’est aussi un acte de responsabilité et de courage civique d’une ville, Nantes, que de reconnaître ce passé si peu glorieux. De le reconnaître pour Nantes, mais aussi pour la nation. Bien sûr ces faits sont d’une importance internationale, ont                                                                                                                          16  Pour  voir  la  vidéo  de  l’inauguration  du  mémorial  sur  youtube  

http://www.youtube.com/watch?v=7EfVS6iqDNw  

 

 

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eu des conséquences immenses sur tous les continents, et ont pris fin il y a déjà un siècle et demi. C’est loin de nous, d’une certaine manière, mais pas tant que cela. 5, 6 générations. Et il était temps que la France assume ce passé. Comme elle doit aussi assumer son passé colonial.

La ville de Nantes a confié le projet à des architectes de talent. Car il en faut pour provoquer l’émotion. C’est un travail subtil que de savoir faire exprimer quelque chose à la matière, d’une manière presque abstraite. Condenser tout le savoir, tout le vécu, toute l’expérience, toute l’interrogation existentielle dans l’élaboration d’une forme. Evoquer, suggérer, travailler dans l’épure pour laisser s’exprimer l’âme d’un lieu.

Encore une fois, il est bien question d’un lieu, c’est essentiel. C’est parce qu’on est au ras de l’eau, dans ce bas fond de quai, que l’émotion va passer par l’expérience de l’humide, du froid, du mouillé, de cette sensation que ça ne sèchera jamais, qu’il y en a pour toute une traversée, de l’humide, de la putréfaction, de la désespérance. Elle reste collée à la peau, elle pénètre les os, longtemps même après qu’on soit sorti, on n’oublie pas. Mais on n’est pas dans le réalisme, on n’est pas dans le détail : on travaille sur une idée, une abstraction. Et c’est pour cela une l’on peut se prendre à imaginer le visage d’un homme, le regard d’une femme qui ont existé et qui continuent d’exister. Tout cela pour dire, qu’au Cafi, d’une manière ou d’une autre, il ne faudra pas passer à côté de cette dimension. Il faudra que le visiteur puisse sentir cette présence, qu’elle s’impose à lui.

En France, Aubervilliers, la Maladrerie

Je voudrais apporter un souvenir personnel, à propos de la puissance évocatrice des lieux. Il y a trois décennies, je travaillais sur un projet de rénovation urbaine à Aubervilliers, en Seine Saint-Denis. A l’époque, c’était un quartier pourri de baraques délabrées, presque un bidonville. Rasé, le quartier devait l’être dans le cadre d’une RHS, entendez Résorption d’Habitat Insalubre. Un des habitants était un ancien forgeron, le dernier du quartier, avec encore une forge en état de marche, pour forger pas grand-chose, mais les enfants venaient regarder et se réchauffer en hiver. Quand il a su qu’on allait tout détruire, il s’est lancé dans une opération mémorielle sans précédent. Il s’est muni d’un mètre, d’une pelote de ficelle, d’un cahier, d’un stylo et d’un crayon rouge indélébile (ou qu’il croyait tel). Il m’a expliqué que la seule chose qui resterait forcément debout, c’était le mur du cimetière voisin. Donc il s’est mis à faire des croix sur le mur du cimetière, et les numéroter, une pour chaque maison. Puis, il tirait une ficelle jusqu’à la porte d’une des maisons et notait la distance, reportée dans le cahier sous la forme : Dos Santos, 22m 35, Choukrane 15m77, etc. « Comme ça, me disait-il, si un jour quelqu’un me demande, mettons, où habitait Mohamed Alaoui, je lui montrerai la croix, et la distance, 35m, par exemple. Même s’il y a un tas d’immeubles par-dessus, même des tours, je t’assure, ça ne fait rien, le fils de Mohamed, ou son petit-fils, il saura où a vécu son père ou son grand père, il en aura l’idée »

En entendant la façon qu’il avait de prononcer idée, en écarquillant un peu les yeux, je trouvais son projet très fou et très beau. En fait, il avait tout compris de la puissance

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évocatrice des lieux. On peut bien ériger des tours de cent étages, il restera toujours quelque chose d’un Mohamed Alaoui, là, à cet endroit précis. Je ne suis pas retournée voir à Aubervilliers, s’il y avait encore des croix sur le mur du cimetière. J’espère que les employés de la mairie ne les ont pas effacées. Je ne sais pas non plus ce qu’est devenu le cahier, s’il sert à quelqu’un.

Là aussi, ça ne raconte rien et ça dit tout. Voilà pour les histoires Je crois que maintenant tout le monde aura compris pourquoi je voulais qu’un(e) muséographe, et même architecte-muséographe nous accompagne. Concevoir quelque chose qui soit comme une épure, qui génère une émotion juste par rapport aux lieux, il va de soi que c’est un métier. Ce n’est pas le mien. Même si j’ai des idées, je n’en ai pas assez, et même si j’en ai assez, je ne sais pas les mettre en forme, leur donner une réalité.

Je reviens au lieu de mémoire. Souvent, comme pour le monument aux morts, on peut se contenter, en guise de lieu de mémoire, d’un édifice standardisé et d’une stèle marquée d’ une phrase, ou de noms, de quelque chose qui évoque l’événement ou les personnes auquel il est consacré. C’est le service mémoriel minimal, la plaque. « Passant, souviens toi qu’ici vécurent des indochinois rapatriés en 1956 ». Expédié en 11 mots. Comme sur une tombe, en fait. Mais c’est de la triche. Ni ça explique, ni ça émeut.

En France, les lieux de mémoire indochinois

Justement, à propos de plaques, je suis allée regarder ce qui existait déjà, pour l’Indochine, comme traces mémorielles répertoriées. Le site de l’ANAI17 en dresse une liste assez complète avec photos à l’appui. L’inventaire est plutôt décevant, et dénote un faible niveau de créativité, c’est le moins qu’on puisse dire. Une mention quand même à ceux qui ont eu le goût de s’inspirer des stèles que l’on rencontre dans les temples et les tombeaux du Vietnam et qui portent généralement des sentences parallèles. A Montpellier, et à Bergerac, elles se découpent contre le ciel, on se croirait presque là-bas, quand le bleu est d'une intensité telle qu'on le croirait

vibrer, juste avant les pluies. Toutes deux sont érigées en mémoire des soldats vietnamiens de la première guerre mondiale.

Aux indochinois morts au service de la France pendant la grande guerre

1914-1918

                                                                                                                         17  Association  Nationale  des  Français  d’Indochine    http://www.anai-­‐asso.org    

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Le commentaire est simple, réservé. Point n'est besoin d'un plus long discours: la beauté de la pierre, des idéogrammes verticalement alignés, ce ciel bleu et le drapeau français suffisent. C'est presqu'une abstraction.

Ce traitement architectural et décoratif franco-vietnamien, qui puise son inspiration dans des modèles hybrides, très présent dans le paysage indochinois, a largement été développé à l’époque coloniale, et a donné lieu à un véritable style. Il est regrettable que les initiateurs des monuments érigés en France ne s’y soient pas plus précisément référés, leurs réalisations auraient eu tout à y gagner.

A Toulouse, l’hommage aux soldats d’Indochine est plus concret : il se présente sous la forme d’une statue : celle d’un poilu indochinois de bronze, brandissant une couronne de lauriers, dans le plus pur style des monuments aux morts évoqués plus haut.

Cependant, la majorité des monuments consacrés à l’Indochine, se contentent de stèles dédiées à la mémoire des militaires tombés pendant la guerre d’Indochine, entre 1946 et 1954. Cela s’explique par le fait que les commanditaires et financiers sont d’anciens de l’Indochine, militaires ou civils soucieux de perpétuer le souvenir de leurs camarades tombés en Indochine. On en retrouve une centaine, disséminée dans toute la France, y compris au Cafi : leur présence est souvent liée à l’existence d’une association locale d’anciens combattants d’Indochine, commanditaires du monument. En effet, plus du tiers est consacrée à ces soldats morts entre 46 et 54 en

Indochine, avec parfois la mention de ceux qui, plus tardivement, disparurent dans les camps du viet-minh, et parfois aussi des victimes du coup de force japonais du 9 mars 1945. Ces stèles figurent parfois dans des cimetières ou sont associées aux monuments aux morts : elles rendent hommage aux enfants du pays tombés en Indochine, comme sur ce monument de Corte, en Corse. Peu d’inventivité : on s’en tient au style funéraire habituel ; un socle de pierre qui porte une plaque de marbre noir avec un texte en lettres dorées. Les tentatives artistiques sont rares et quand il y en a, on songe qu’elles auraient pu être évitées. Comme ici, au Havre où la forme stylisée de l'Indochine, surmontée d'un delta du Tonkin qui évoque la forme hideuse de fleur vénéneuse, ou la queue d'un cétacé monstrueux en plongée…

Quelques monuments intègrent à la citation des morts civils, et c'est là que l'on pénètre en zone extrêmement sensible. A vrai dire, on pouvait s'y attendre, au seul intitulé de "lieux de mémoire d'Indochine", à cause du terme colonial Indochine, bien sûr. Une dernière plaque, située à Le Crès, dans l'Hérault, va nous permettre d'illustrer dans quelle complexité on se situe et ce que ça peut sous-entendre, un "lieu de mémoire de l'Indochine".

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Le texte est explicite, il ne s'agit pas là d'honorer la mémoire des soldats, mais bien d'affirmer une conviction, dans le droit fil de ceux qui veulent encore faire l'éloge des "bienfaits de la colonisation". Voici ce qui figure sur la plaque.

" A la mémoire de tous ceux qui par leur courage leur travail et parfois le sacrifice de leur vie ont contribué à l'œuvre civilisatrice de la France en Indochine"

Ce tour d’horizon nous replace dans une réalité dont il va falloir tenir compte : la mémoire de l’Indochine, en France, c’est la mémoire de la guerre, une guerre avec laquelle tout le monde n’a pas fait ses comptes. Uns guerre perdue alors qu’on croyait la gagner aisément, une guerre au nom de ce que l’on croyait pouvoir imposer : l’œuvre civilisatrice de la France. Nous aurons, à un moment ou à un autre, à nous coltiner avec l’Indochine, et la colonisation qui y fut imposée, et la guerre qui suivit, dont le Cafi est une des conséquences. Nous devrons nous poser la question de la façon dont nous voulons en parler, de quels points de vue. Les historiens seront là pour nous aider, bien sûr, pour fournir un cadre de référence. Mais le cadrage historique, ce n’est pas la vie de gens, et il va bien falloir que les intéressés se reconnaissent dans la version qui leur est proposée. Les deuxièmes générations sont prêtes à la faire, bien que le caractère communiste de la direction du Vietnam rebute encore certains. C’est compliqué : l’armée a toujours pris la défense des métis en Indochine, et donc gens du Cafi après leur rapatriement, y compris lorsqu’ils étaient abandonnés de tous. C’est donc assez naturellement que les anciens combattants ont proposé d’apporter leur soutien au lieu de mémoire, et régulièrement les associations font état de cette aide potentielle. Mais il est évident que ces anciens combattants, pour la plupart nostalgiques de l’Indochine coloniale, ne sauraient cautionner, et moins encore financer, une vision qu’ils jugeraient par trop provietnamienne et anticolonialiste de l’histoire d’Indochine, dont ils s’estiment pour une part, dépositaires.18 De manière plus générale cela pose le problème suivant : peut-on concilier des visions contradictoires de la guerre vietnamienne, et doit on le faire ? Aujourd’hui les historiens ont une vision plus nuancée qu’autrefois, de nouvelles données apparaissent sur les liens avec la Chine et l’URSS, sur les conflits internes entre communistes et trotskistes, sur la corruption de l’Etat. D’un autre côté, les gens du camp ont une perception interne, intimiste, épidermique parfois, plus anticommuniste qu’anticoloniale, qui ne coïncide pas nécessairement avec un regard scientifique. Le public potentiel du lieu de mémoire, celui qui peut se sentir concerné, ou du moins intéressé par l’Indochine, est partagé entre des représentations contradictoires, selon qu’il est ancien combattant, français ayant résidé en Indochine, ou y étant né, militant politique pendant la guerre américaine du Vietnam, ou vietnamien né en France issu de la diaspora d’après 75. Une partie des gens du camp se sentent assez proches des anciens combattants, sans nécessairement partager leurs vues. Outre le fait que l’armée a toujours défendu les métis contre la discrimination dont ils étaient l’objet, l’attachement à l’armée des personnes de la deuxième génération du Cafi s’explique par le fait qu’un bon nombre d’entre eux ont un père militaire, et que les aînés ont été souvent enfants de troupe.

                                                                                                                           

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La question se pose, très concrètement, de la participation matérielle et financière éventuelle des associations d’anciens combattants, et aussi de celle du Ministère, à l’édification du lieu de mémoire. La récente nomination, comme Ministre des Anciens Combattants de Kader Arif, fils de Harki et président du groupe Vietnam de cités-unies France, pourrait permettre sans doute d’établir un nouveau dialogue. Il faut signaler cependant, que ces divergences ne sont pas insurmontables, et qu’un dialogue est possible : l’exposition sur le guerre d’Algérie présentée l’hiver dernier aux Invalides, sur une thématique encore plus sensible que celle de l’Indochine, fut une réussite de la collaboration entre historiens et responsables des armées19

En France, Dinan, le pagodon

Le seul exemple tout à fait intéressant, et esthétiquement très réussi, est le pagodon de Dinan. Ce monument a été voulu, comme les autres à la mémoire de ceux qui sont tombés pendant la guerre d’Indochine. Il a été pensé non comme un tombeau occidental, mais comme un monument annamite ou d’inspiration annamite (cf le très beau monument au morts de Hué en forme d’écran de palais). On retrouve, dans les tombeaux des notables ou des lettrés du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine, ce type de monument, érigé dans un espace dédié au défunt, fortement pensé dans sa relation aux autres éléments, naturels ou recréés, du paysage, arbres, dénivelés du sol, rochers, pièces d’eau, dalles, tuiles faîtières, de manière à recréer une harmonie de formes, de matières et de couleurs. Un géomancien y préside.

Il a été conçu à Dinan et réalisé dans la province de Bac Ninh par des artisans de la province, avec des techniques traditionnelles et des matériaux locaux. Il a ensuite été expédié par bateau en pièces détachées, et remonté sur place. Dans les fondations des quatre piliers a été placé de la terre prélevée sur les principaux champs de bataille de la guerre d’Indochine. Il n’y a pas de noms, pas de texte, si bien que ce monument s’adresse à tous les morts, vietnamiens ou français, dont le sang et les os imprègnent la terre d’Indochine et viennent ici se mêler à la terre bretonne.

                                                                                                                         19  une  exposition  semblable,  sur  l’Indochine  est  en  préparation  aux  Invalides  dont  l’inauguration  est  prévue  en  octobre  2013  

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La façon dont ce monument, de dimensions modestes s’insère dans la transparence lumineuse des Côtes d’Armor, est absolument remarquable, parfait dans ses proportions. Ses qualités architecturales en font un élément esthétique d’une belle visibilité qui, accrochant le regard du promeneur, suscite inévitablement sa curiosité.

Il s’agit là d’un projet simple dans son idée, mais d’un coût conséquent, lié à sa fabrication au Vietnam, et à son transport. Mais sa puissance évocatrice, puisqu’il est question de cela, tient aussi à la collaboration, pour ce projet, des hommes d’aujourd’hui, autrefois adversaires, à la présence d’une terre désormais pacifiée, et à la permanence de liens indéfectibles, au-delà de la guerre, entre la France et le Vietnam. C’est cela qu’il dit et qu’il magnifie, le pagodon : des liens, des ponts jetés, des amitiés, des fraternités, indéfectibles, justement parce qu’il y a eu du sang versé. Affaire de résilience, encore une fois

J’insiste sur le pagodon parce que cette dimension mémorielle nous concerne. Nus aussi nous avons à faire avec la guerre, avec le conflit, avec la colonisation et ses exactions.