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170 « Putain ! Appelez-moi Monsieur ! » « En banlieue, soit tu as la force, soit tu as la tchatche. » Jamel Debbouze Mon horaire est maintenant cadré dans mon esprit, mes salles de classe sont identifiées, les clés des portes aussi. J’ai définitivement fixé le prénom de mes élèves. Ma matière est structurée et j’avance bien. Je suis heureux. J’ai mon lot de difficultés, mais aucune d’elle n’est réellement désagréable. De simples défis nouveaux à relever tous les jours. Il est pourtant certains aspects de mon contact avec les élèves auquel je ne m’habitue pas. Un de ces points est leur accent « type banlieue française ». Cette façon de parler notre belle langue comme si chaque mot sortait du plus profond de leur gorge, où les sylla- bes se chevauchent pour s’assembler en des termes incom- préhensibles, où les accents toniques tombent toujours au mauvais endroit, soit trop tôt soit trop tard, où la recherche de pauvreté du vocabulaire semble être facteur d’apparte- nance à leur groupe. Si encore ils ne savaient pas parler autrement, j’aurais compris, accepté, mais le plus grave, c’est qu’ils savent parfaitement s’exprimer sans l’accent de leur barrio 1 , de leur commune, des banlieues. Quand je les prends à part, quand ils ne doivent plus crâner devant le reste de la classe, généralement, l’élocution est tout à fait acceptable. Outre l’accent, les mots d’argot jetés en pâture en tout début ou fin de phrase commencent à me rendent hysté- rique. Je décide d’entamer un nouveau combat : ma petite 1. Quartier.

Dossier Enseigants

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Extraits du livre de Pierre Pirard "Vous n'êtes pas des élèves de merde", Les Editions de l'arbre, février 2011.

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« Putain ! Appelez-moi Monsieur ! »

« En banlieue, soit tu as la force, soit tu as la tchatche. »Jamel Debbouze

Mon horaire est maintenant cadré dans mon esprit, mes salles de classe sont identifiées, les clés des portes aussi. J’ai définitivement fixé le prénom de mes élèves.

Ma matière est structurée et j’avance bien. Je suis heureux. J’ai mon lot de difficultés, mais aucune

d’elle n’est réellement désagréable. De simples défis nouveaux à relever tous les jours. Il est pourtant certains aspects de mon contact avec les élèves auquel je ne m’habitue pas.

Un de ces points est leur accent « type banlieue française ». Cette façon de parler notre belle langue comme si chaque mot sortait du plus profond de leur gorge, où les sylla-bes se chevauchent pour s’assembler en des termes incom-préhensibles, où les accents toniques tombent toujours au mauvais endroit, soit trop tôt soit trop tard, où la recherche de pauvreté du vocabulaire semble être facteur d’apparte-nance à leur groupe. Si encore ils ne savaient pas parler autrement, j’aurais compris, accepté, mais le plus grave, c’est qu’ils savent parfaitement s’exprimer sans l’accent de leur barrio1, de leur commune, des banlieues. Quand je les prends à part, quand ils ne doivent plus crâner devant le reste de la classe, généralement, l’élocution est tout à fait acceptable.

Outre l’accent, les mots d’argot jetés en pâture en tout début ou fin de phrase commencent à me rendent hysté-rique. Je décide d’entamer un nouveau combat : ma petite

1. Quartier.

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lutte à ma petite échelle, pour un français acceptable dans ma classe.

Of course1, mes élèves sont, pour la plupart, d’origine magrébine, of course, à la maison ils parlent arabe, of course leurs copains parlent « le jeune », of course qu’ils ne sortent pas trop de leurs rues, of course…

So what2 ? (in good French !) Est-ce à cause de toutes ces bonnes raisons je dois accepter leurs accents, leurs fautes abominables de français, leurs expressions « de jeune » ?

Non. Trois fois non.Mes élèves dans une à trois années iront se présenter

pour un travail. Je peux leur assurer, en tant qu’ex-patron, que si leur français n’a pas un niveau acceptable (en plus du fait qu’ils ne parlent pas le néerlandais) ils ne passeront pas la phase de la première entrevue (pour autant qu’ils aient dépassé le stade de l’entretien téléphonique !).

J’expose à mes élèves mon plan de bataille de la semaine.

Je deviens sans pitié pour les moindres fautes de français, les accents qui rendent leurs phrases énigmatiques, leurs expressions qui font d’eux des martiens sur la planète « emploi ». À partir de maintenant : « Tolérance Zéro » !

Évidemment, leur réaction fut à la hauteur de leur intel-ligence et de mes attentes :

« – Eh M’sieur, nous on a toujours parlé comme ça.– Et bien, il est temps de changer.– Eh M’sieur, les copains ils vont se moquer de nous si

on parle comme vous.– Tu fais ce que tu veux en dehors de mon cours, mais

au mien tu parles un français correct.– Eh, M’sieur…

1. Bien sûr !2. Et alors ?

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– Première leçon, je ne veux plus jamais entendre “Eh, M’sieur” ! Vous m’enlevez la particule “Eh” qui n’a pas sa place ici. Vous avez très bien réussi à capter mon atten-tion. Ensuite vous m’appelez “Monsieur”, je veux entendre les deux syllabes. Mon–Sieur. Plus de “M’sieur”. »

Regard consterné dans la classe. Je jubile.« – Et je rajouterais que le terme “putain” que j’entends

en moyenne toutes les huit secondes est dès à présent banni et transformé en “diantre1” qui est aussi une expression qui communique l’irritation, l’étonnement ou l’admiration, mais qui est beaucoup plus classe que votre putain ! »

Avec mon « diantre », je les assomme, mais aussi les amuse, car fort de cette liberté, ils usent et abusent de ce mot pendant le reste de l’heure et de l’année !

Après deux mois dans mes nouvelles fonctions, je commence à prendre conscience de tout l’espace qui m’est donné pour aider ces jeunes à grandir.

Un espace infini qui de la langue française aux mathéma-tiques ne demande qu’à s’épanouir, car, croyez moi, quand j’ai félicité Omar pour son élégante tournure de phrase :

« – Monsieur, puis je, s’il vous plait, emprunter un stylo à mon voisin ? »

Dans son regard un sourire me dit : « – Vous voyez que je peux y arriver ! »Bien sûr que tu peux si tu le veux et tu viens d’accroître

de 25 % tes chances de décrocher un premier emploi.Ces petites luttes quotidiennes en français, en mathéma-

tique, en culture générale deviennent rapidement ma raison d’être d’éduquer. Il me semble que ces exercices de remises à niveau, qui n’appartiennent pas à mon programme passent du stade de superflu à un statut d’essentiel.

1. Diantre : exprime l’irritation, l’étonnement, l’admiration. Putain : juron exprimant le dépit, l’étonnement, l’admiration.

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Et ça marche. Je le sens bien.« – Encore des pourcentages, encore une explication sur

les cours et tribunaux, encore des exemples sur l’écriture de la forme négative.

– Mais Monsieur on ne dit pas : “Je ne mange pas de pommes”, on dit “j’mange pas de pommes”. Le “ne” il n’existe pas dans le parlé ? »

J’ai vraiment le sentiment de contribuer à rassembler les pièces d’un puzzle mal assemblé. De leur redonner confiance.

Je sais que je ne suis qu’une goutte dans un océan, mais je sais aussi que des centaines d’autres profs agissent comme moi et que c’est avec des petits ruisseaux qu’on fait de grandes rivières.

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Un bon coup de pied au cul !

« L’ennui avec la ponctualité, c’est que personne n’est jamais là pour l’apprécier. »

(Harold Rome)

Les premiers jours passent.

Leurs prénoms deviennent plus familiers. Djanila qui commence à se calmer, Hania qui possède le don de la répartie, Malika reine du maquillage en classe, Salim hyper-kinétique, Anouar présent dans tous les chahuts, Omar dragueur invétéré, Fadel qui tient toujours ses classeurs en ordre… Ils commencent à prendre leur place, leur rôle sur la scène de cette année. Chez moi, le stress des premières heures laisse place à une légère excitation accompagnée d’une poussée d’adrénaline quand la sonnerie retentit.

Je demande à mes élèves de compléter une fiche indivi-duelle avec certaines données personnelles : nom, prénom, nationalité, nationalité d’origine, N° de portable, fratrie, hobbies, forces et faiblesses scolaires, adresse email…

Par cette légère incursion dans leur sphère privée, je m’en dessine de manière virtuelle un portrait-robot : les familles sont généralement nombreuses (parfois très nombreu-ses jusqu’à dix enfants). Ils possèdent tous un portable et tous une adresse email avec une connexion internet. Ce qui m’étonne le plus dans ce bref descriptif reste le peu de variété dans leur hobby. Ceux-ci se concentrent autour des 3 « S » : sports (uniquement le football, et ce, pour les garçons), shopping (pour les filles) et s’amuser (pour les deux). Complètement oubliés les hobbies auxquels les jeunes des autres milieux sont adeptes (théâtre, scoutisme, tennis, équitation, photos, musique…). J’essaye de comprendre les

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raisons du peu de diversités dans leurs activités en dehors de l’école ? L’argent ? Visiblement pas. Bien que peu aisées les familles n’ont généralement pas de grands problèmes financiers. Je comprendrai par la suite que les justifications à leur déficit d’activités extérieures sont plus compliquées. Plusieurs mois me seront nécessaires pour saisir pleinement la notion de ghetto. Que le ghetto (les banlieues en France), peut devenir synonyme d’enfermement dans un quartier, mais aussi et surtout d’enfermement dans une culture, dans une tradition, dans une ethnie et dans un milieu. Quand je leur propose une activité, des quartiers ou des musées à visiter, ils ne connaissent généralement pas de quoi je leur parle. Jamais entendu parlé d’Hergé, de Magritte, du château de Bouillon… Ça m’énerve profondément, ce manque d’intégration dans notre culture. Mais est-ce que je peux leur en vouloir ? Non. Nés belges ils n’appartiennent tout simplement pas à la culture de leur pays de naissance ou alors si peu. Je lutte. J’oblige mes classes à regarder le journal de la RTBF un soir par semaine pour s’ouvrir au monde, comprendre les repères dans lesquels ils vivent. Aziza, Chafika et Mabrouk me disent ne pas capter la RTBF, mais simplement Al Jazeera ! Une vaste majorité des élèves ne connaisse ni Kim Clijsters, ni Jacques Brel, n’ont aucune idée de qui sont U2 ou les Rolling Stones et place la Slova-quie quelque part en Afrique ! Leur culture générale est, je dois bien l’avouer, un désastre. Ils errent dans un carré formé des quatre rues de leur quartier dont ils ne sortent qu’à de très rares exceptions.

Mais si ce premier constat n’est pas positif, la lumière brille au bout du tunnel. Mon obligation d’ouverture porte ses fruits. Je les vois semaine après semaine commencer à s’intéresser à la politique, à comprendre les enjeux de la crise (ils ont su m’expliquer – question d’examen –

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ET SI C’ÉTAIT À REFAIRE

(JE SALUE MON PUBLIC)

Les larmes que vous n’avez pas vues

« Prenez garde de ne pas perdre vos quarante dernières années à être le conservateur

de vos cinquante premières. Faire du sur place, c’est revenir en arrière. »

Allan Garganus

Cela fait 9 mois que j’ai entamé ma nouvelle carrière, ma nouvelle vie. Je ressens, par rapport à ces mois passés, ce que nous vivons souvent quand nous allons en vacances : après quelques jours sur notre lieu de villégiature, nous ressen-tons le sentiment d’être partis depuis une éternité. J’éprouve pour les mois écoulés ce même sentiment par rapport à mon ancienne vie : mon activité de « patron d’entreprise » me semble tellement loin, mes préoccupations de l’époque tellement insignifiantes. Drôle de sentiment d’être construit de futilités ! Évidemment, mon changement de cap génère bien des questions dans mon entourage.

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Le « Top 5’ »des questions que me posent mes amis/connaissances/copains/anciens collègues/famille est le suivant :

Top 1 ° « Es-tu tout simplement plus heureux ? »(Question posée par les tout bons amis.)

– Oui, merci, je suis plus heureux !Top 2 ° « Tu dois être peinard maintenant avec 20 h

de travail par semaine par rapport aux journées que tu te tapais avant ! » (Question des imbéciles qui ne lisent rien des témoignages dans la presse sur le temps réel de travail des profs.)

– Non, je ne suis pas peinard et je travaille certainement 35 à 40 h/semaine et oui je pourrais encore en faire plus.

Top 3 ° « Es-tu moins stressé qu’avant ? » (Question de ma mère.)

– Le stress est moindre. En tout cas différent. Ce stress de performance, de rentabilité, de chiffres, de gestion d’équi-pes, de CA et de marges n’est évidemment plus présent. Mais il y a le stress de « monter » sur scène tous les jours et de « jouer » devant un public exigeant.

Top 4 ° « Et tu vas aller manifester avec la FGTB,toi qui étais patron il y a quelques mois ? » (Question des ironiques, de ceux qui me connaissent bien.)

– Non je n’irai pas manifester avec la FGTB ou un autre syndicat et non je ne partirai pas en grève. Soyons tout à fait clairs. Les demandes des enseignants sur la non-réduction des budgets destinés à l’éducation sont justifiées à 200 %. Je pense tout simplement que la communication des syndi-cats et leur manière de revendiquer font partie d’un autre temps.

Il convient d’innover pour donner conscience aux parents des conditions dans lesquelles leurs enfants apprennent