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dossier Les secrets du héros bien-aimé, par Denise von Stockar I 85 De la pérennité des héros pour la jeunesse, par Benoît Virole I 95 Un héros minuscule, par Claude Ganiayre I 103 Au royaume des bulles les héros sont-ils encore des rois ? par Olivier Piffault I I108 Tom-Tom et Nana : « On ne pouvait pas savoir mais on est bien tombé… », par Marie Lallouet I 117 Les nouvelles Éloïse, par Sophie Van der Linden I 125 Les nouveaux aventuriers : Exploration des mondes fantastiques, par Anne Besson I 131 Des héros en pleine mutation, par Benoît Virole I 137 Mais qui sont les héros de la littérature de jeunesse ?

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dossierLes secrets du héros bien-aimé, par Denise von Stockar I 85

De la pérennité des héros pour la jeunesse, par Benoît Virole I 95

Un héros minuscule, par Claude Ganiayre I 103

Au royaume des bulles les héros sont-ils encore des rois ?par Olivier Piffault I I108Tom-Tom et Nana :

« On ne pouvait pas savoir mais on est bien tombé… »,par Marie Lallouet I 117

Les nouvelles Éloïse, par Sophie Van der Linden I 125

Les nouveaux aventuriers : Exploration des mondes fantastiques, par Anne Besson I 131

Des héros en pleine mutation, par Benoît Virole I 137

Mais qui sontles héros de la littératurede jeunesse ?

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Qu'y a-t-il de commun entreSophie, Heidi, Fifi, Matilda et Harry ? Pourquoi ces cinq héros ou héroïnes, créés à des époqueset dans des contextes culturelsdifférents, ont-ils tant marqué l'imaginaire des enfants et sont-ils devenus, au-delà des romans qui leur ont donné le jour, des figures emblématiques du patrimoine occidental de la littérature de jeunesse ?C'est en se livrant à une analysecritique comparée que Denisevon Stockar tente de répondre à cette question. Son article reprend une intervention faite lors d'une journée d'étude...

* Denise von Stockar (Institut suisse Jeunesse et

Médias), critique de littérature pour la jeunesse.

Q uel est le mystère de ces enfantsfictifs, garçon ou fille, qui sontdevenus des favoris des lecteurs,

enfants et adultes, parmi tant de person-nages romanesques vite oubliés ? Et quiont franchi les frontières linguistiques,culturelles et temporelles pour s’intégrertout naturellement dans le patrimoinelittéraire des lecteurs d’hier et d’aujour-d’hui, d’ici et d’ailleurs ? Leurs seulsnoms sont devenus magiques car ils sontle symbole d’une expérience inoubliable,alors que le nom de leurs auteurs estsouvent à peine connu. Comment expli-quer leur succès ?Cette question ne porte pas uniquementsur les héros célèbres devenus des clas-siques de la littérature pour la jeunesseoccidentale du XIXe et du début du XXe

siècle, mais elle se réfère également auxprotagonistes bien-aimés actuels. Car lamarche triomphale des enfants-héroscouronnés de succès ne s’arrête pas àune date précise... Quand on cherche à y répondre, on seheurte au problème de la définition descritères qui permettraient d’évaluer si unpersonnage romanesque pour la jeunessepeut être qualifié ou non comme clas-sique. On peut le faire dans une optique

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Les secrets duhéros bien-aimé

par Denise von Stockar*

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qui s’attache à la qualité littéraire etesthétique de l’œuvre, approche qui étaittrès en vogue dans les années 1980,lorsque les milieux professionnels ontcommencé à découvrir le potentiel decette littérature longtemps sous-estimée.Dans une deuxième perspective, plutôtsocio-historique, l’attention s’est focali-sée sur la fortune critique de l’œuvre,c’est-à-dire sur l’accueil qui lui est réser-vé lors de sa parution puis, par la suite,depuis les années 1990, les travaux sesont attachés aux réactions des lecteurs.Pour ma part, je me situerai du côté dulecteur : non pas tant dans l’intentiond’étudier son comportement, ses réac-tions par rapport aux différentes lecturespossibles, mais dans une approchequasi anthropologique qui interroge sesattentes. Que l’on pourrait reformulerainsi, si nous nous plaçons dans l’op-tique de l’œuvre : quelles fonctions unhéros et son roman doivent-ils remplirpour devenir plus célèbres que la majo-rité des autres titres, et pour le rester ?

Les attentes du lecteurAbstraction faite du genre, du contenusuperficiel ou d’aspects stylistiques spé-cifiques – toutes choses qui ne détermi-nent pas la notoriété à long terme –selon moi, un héros et son histoire desti-nés aux enfants doivent remplir quatrefonctions premières, pour toucher forte-ment les lecteurs. Et conformément aux deux publics delecteurs, enfants et adultes, qui lisentcette littérature, ces fonctions se réfèrentsoit aux lecteurs adultes, soit aux lec-teurs enfants, soit aux deux en mêmetemps.Du point de vue des adultes, un hérospour enfants doit d’abord être porteurd’une histoire qui donne un reflet

authentique de l’esprit de l’époque danslaquelle il a été créé ; il doit aussi incar-ner une des représentations caractéris-tiques et fortes que les sociétés occiden-tales se sont forgées de l’enfant et del’enfance. Du point de vue des jeuneslecteurs, ce même personnage roma-nesque doit leur procurer, et c’est là unetroisième fonction, cette satisfaction pro-fonde qui naît de l’ambivalence d’unehistoire campée entre des intentionspédagogiques et la transgression volup-tueuse de ces contraintes frustrantes.Dans une quatrième et dernière optique,commune aux enfants et aux adultes, lehéros bien-aimé sait enfin toucher seslecteurs au niveau le plus profond deleur psychisme, lorsqu’il illustre unconflit psychique ayant une portée exis-tentielle universelle.C’est sans doute le concours harmonieuxde ces quatre fonctions qui fait du moinsdans un premier temps, d’un personnagede roman le héros d’une histoire bien-aimée.Je vais illustrer brièvement ces hypothèsesà l’aide de quelques exemples. Le choixde mes héros est nécessairement restreintet subjectif et se limite à des romans pourenfants et à des personnages humains.Ayant en outre opté pour une combinai-son de héros classiques et contempo-rains, ce choix inclut : Sophie, héroïne de la Trilogie de Fleurvillede la Comtesse de Ségur (1858/59) ;Heidi de Johanna Spyri (1880/81), FifiBrindacier d’Astrid Lindgren (1944),Matilda de Roald Dahl (1988) et HarryPotter de Joan K. Rowling (1997-2008). Très populaires et bien aimés dès laparution de leur histoire, il y a de cela150 ans ou plus récemment, ces cinqhéros et héroïnes proviennent d’un payset d’une culture différents, mais mar-

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quent quelques moments significatifs dudéveloppement de la littérature pour lajeunesse occidentale : Sophie et Heidipour la deuxième moitié du XIXe siècle,soit son âge d’or auquel nous devons lesgrands classiques ; Fifi Brindacier pourles années 40, début d’une véritablelibération de l’enfant dans la littératurequi lui est destinée ; Matilda et HarryPotter, enfin, pour les années 1980 et1990 qui voient naître une littératurepour enfants postmoderne, fortementinfluencée par les courants psycholo-giques et philosophiques de nos jours,dans lesquels l’enfant est censé se pré-occuper avec l’adulte des grandes ques-tions de la vie. Considérés dans la perspective anthro-pologique évoquée plus haut, nos cinqhéros semblent bien en effet remplir lesquatre fonctions nécessaires pourgagner, à long terme, la faveur des lec-teurs.

Esprit de l’époque Leur histoire renvoie, en fait, à desvaleurs et des idéologies caractéristiquesde l’époque de leur création :Les Malheurs de Sophie ainsi que toutela trilogie de Fleurville montrent uneimage tout à fait positive de la France duSecond Empire dont elle véhicule lesvaleurs anti-révolutionnaires, conserva-trices et religieuses, avec une convictiontoute marquée par une censure aussibien familiale qu’éditoriale empêchantla Comtesse de Ségur de dire ce qu’ellepense vraiment.Johanna Spyri crée, dans Heidi, uncontraste dramatique entre la naturesaine de la montagne et la ville malsaine,nature déformée par la civilisation, et cemalaise est caractéristique de cette fin duXIXe siècle, déchirée entre la confiance

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« Vous êtes une petite menteuse Sophie », dit Mme de Réan,

in : Les Malheurs de Sophie, ill. H. Castelli, Hachette

Heidi, Monts et Merveilles,ill. T. Ungerer, L’École des loisirs

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dans le progrès des sciences et tech-niques et la nostalgie d’une nature dontl’intégrité et la pureté semblent êtremenacées, comme d’ailleurs celles del’homme.Au milieu du XXe siècle, Fifi Brindacierd’Astrid Lindgren donne une vision d’avant-garde de la libération de l’en-fant, dont on commence à connaître et àrespecter la nature spécifique, grâce auxconnaissances de la psychanalyse et dela psychologie constructiviste du dévelop-pement ; en même temps, ce personnageremarquable rend hommage à l’éman-cipation de la femme, rêvée depuis la findu XIXe siècle. Avec Matilda, Roald Dahl écrit un plai-doyer doux-amer pour les Droits de l’en-fant, rectifiés par l’Assemblée généraledes Nations Unis en 1989. C’est l’époquequi porte encore l’espoir qu’une poli-tique coordonnée sur le plan internatio-nal pourra protéger les enfants dumonde de la stupidité et des intérêtségoïstes. Joan K. Rowling oppose ununivers mystérieux et magique aumonde insensible et vidé de sens desMoldus. Elle vient ainsi au-devant desdésirs d’un grand nombre de contempo-rains qui cherchent à surmonter leurscrises émotionnelles, relationnelles,voire existentielles, accélérées par lesmécanismes d’une économie et d’unetechnologie effrénées, en se réfugiantdans des idées et des valeurs alternativessouvent liées à des forces irrationnelles.

Images de l’enfant Parallèlement à ces visions idéologiques,ces auteurs ont également réussi à bros-ser des portraits d’enfants-héros forts etreprésentatifs des idées dominantes del’enfance dans la littérature pour la jeu-nesse occidentale.

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Fidi Brindacier, ill. I. vang Nyman, Hachette Jeunesse

Matilda, ill. Q. Blake,

Gallimard Jeunesse

Harry Potter et le Prince de Sang-

Mélé, ill. J.-C. Götting,

Gallimard Jeunesse

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Ainsi, tout en incarnant l’enfantméchante avec sa nature primitive, sonirrationalisme et sa force vitale noncanalisée, la Sophie de la Comtesse deSégur sert aussi de contre-exemple auxpetites filles modèles qui, elles, s’appli-quent, durant toute leur enfance, à deve-nir des adultes accomplies et utiles à lasociété. Il s’agit en fait des deux facesd’une représentation de l’enfant à viséepédagogique qui domine la littératuretraditionnelle pour la jeunesse depuis leSiècle des Lumières. Heidi, par contre, incarne l’imageromantique de l’enfant, très répandue,notamment dans la littérature pourenfants anglo-saxonne, germanophoneet scandinave. Celle-ci représente l’en-fant comme une créature candide, pasencore corrompue, et l’enfance commeun paradis perdu : une vision rétrospec-tive et nostalgique qui trouve ses racinesdans les théories de Rousseau et dans leromantisme florissant du début du XIXe

siècle.Fifi Brindacier, à son tour, symbolise,soixante ans plus tard, l’enfant libre etautonome qui a enfin le droit de vivrepleinement son enfance. Celle-ci n’estplus réduite à une période préparatoire àl’âge adulte, mais constitue une phaseimportante dans l’ensemble de la viehumaine ; mais elle se déroule encoredans un espace protégé, voire doté d’é-léments magiques ; l’enfant y est roi etles adultes en sont en grande partieexclus.Le portrait de Matilda est inspiré de cettemême vision de l’enfant autonome. Néedans la tradition de Fifi Brindacier, elleporte un regard ouvert et critique sur lemonde, notamment les adultes qui l’en-tourent. Mais, contrairement à ses pré-curseurs, elle a entre-temps (40 ans plus

tard) quitté l’espace d’une enfance pro-tégée pour entrer dans la dure réalitéqu’elle doit affronter en la partageant etnégociant dorénavant avec les adultes,aimables ou méchants, dont elle estdevenue l’interlocutrice.Harry Potter, enfin, incarne, commeMatilda, l’image de l’enfant qui affronteà égalité la réalité avec les adultes. Mais,contrairement à l’héroïne de Dahl qui nedoit affronter une situation difficile quedans sa propre vie, Harry se voit littéra-lement projeté dans une réalité com-plexe d’ordre politique, voire cosmique,déterminée par les jeux de pouvoir et lesintérêts adultes dont il devient la cible.La marche de l’enfant vers un statutautonome et délivré des contraintespédagogiques commence avec FifiBrindacier au milieu du XXe siècle ;Matilda et surtout Harry Potter semblent,à la fin du siècle dit « de l’enfant », avoiratteint le but. Ils se font reconnaître etrespecter dans leur individualité et leurparticularité, c’est vrai. Mais n’oublionspas qu’ils restent quand même victimesdes humeurs et des intrigues d’adultesqui déterminent au fond entièrement laréalité qu’ils partagent1.

Authenticité de l’enfant-hérosVus du côté des jeunes, tous nos héros,indépendamment (ou plutôt en dépit) del’image qu’ils incarnent avec succès,sont aussi de véritables personnagesd’enfants authentiques et complexesauxquels les lecteurs peuvent s’identifiersans difficulté. Comme si ces enfants fic-tifs s’étaient développés à l’insu de leurscréateurs, mais en s’inspirant de leurspropres expériences enfantines, avec les-quelles ils partagent une affinité secrète. Sophie est têtue, impulsive et désobéis-sante, c’est vrai ; mais elle est avant tout

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curieuse, créative et pleine d’initiative :autant de traits de caractère qui, dansune optique psychologique moderne,sont nécessaires au développement nor-mal d’un enfant sain. Même ses actes lesplus diaboliques sont commis avec cettenaïve cruauté que la psychanalyse per-mettra de comprendre plus tard. Heidi vit des émotions et des aventuresqui sont des projections des désirs et desrêves propres à l’enfance : une vie deRobinson dans la montagne, une grandeliberté physique et spirituelle dans lanature, une relation privilégiée avec lesanimaux, une amitié avec un garçonpresque sauvage. De plus, elle s’inscritdans une quête d’identité où l’on apprendà s’accepter soi-même pour devenirmeilleure, mais pas au sens moral impo-sé par un système pédagogique et reli-gieux rigide. Et son altruisme, souventmis en relation avec une visée chrétienneque Johanna Spyri aurait véhiculée, cor-respond en fait à un stade spécifique dudéveloppement de la morale chez lesplus jeunes.Quant à Fifi Brindacier, elle représenteune super-héroïne aux facultés mer-veilleuses : très forte, extrêmement riche(plus que les adultes même !), elle vitseule et peut donc disposer de son tempset de son corps, faire et manger ce qu’elleveut. Elle est prompte à la repartie etsurtout sans peur. Bref, elle incarne cetétat de liberté et de puissance dont rêvechaque enfant ordinaire, faible et dépen-dant... Pour mettre en relief ses pouvoirsmagiques, Astrid Lindgren l’associed’ailleurs aux enfants voisins, Thomas etAnnika, dont la normalité est familière,donc rassurante.Matilda est dotée également de forcesexceptionnelles qui symbolisent plutôtson indépendance intellectuelle et sa

grande volonté. Petite fille surdouée, ellemontre d’une manière active et décidéeque personne ne peut abuser d’uneenfant si celle-ci est vive, observatrice etprête à prendre des initiatives pour sedéfendre. Un magnifique exemple d’au-todétermination qui encourage les jeuneslecteurs à prendre, eux aussi, leur destinen main.Harry Potter, enfin, n’est pas simplementun autre super-enfant. Certes il fascine àcause de son savoir et de ses pouvoirsmagiques – qu’il partage avec ses amis –mais il touche surtout par son ignorance,partagée avec les lecteurs qui sont desjeunes ordinaires : il ne sait rien au pre-mier abord du monde des sorciers, deleurs problèmes et de leurs relationsavec les Moldus ; mais il en sait encoremoins sur lui-même, sur ses origines etsur son destin. Il n’apprend donc que len-tement, au fur et à mesure, tout ce qu’ildoit savoir pour affronter les épreuves– ficelées avec raffinement – et com-prendre les sortilèges qui jalonnent sondéveloppement. Et dans cette quête delui-même et des mondes qui l’entourent,Harry est aussi curieux et désireux d’at-tention et d’affection, aussi anxieux etdésemparé que chacun de ses lecteurs.

Conflits existentiels Enfin, nos cinq vedettes touchent leurslecteurs, enfants et adultes, à un niveauplus profond de leur psychisme. Dans cettedernière perspective, ces personnages fictifs réussissent en outre à illustrer unconflit psychique existentiel, donc uni-versel. Plus précisément, ils évoquent, àce niveau profond, la difficulté de gran-dir, le désir d’indépendance et le besoind’amour lié à l’angoisse d’être abandon-né. Cette quatrième fonction, la plusfondamentale, est certainement le garant

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le plus important du succès prolongé etinternational d’un héros de roman pourenfants.Dans la trilogie de Fleurville de laComtesse de Ségur, le thème de la sépa-ration est répété et multiforme : sépara-tions définitives de la mère et du père,séparations passagères du cousin Paul,suivies, sur un plan plus symbolique,par la perte de plusieurs animaux, éga-rés ou morts suite à des bêtises deSophie. Toutes ces séparations et cesétats d’égarement provoquent chez lapetite héroïne des angoisses profondes etmenaçantes liées à de terribles senti-ments de culpabilité et de remords.Punie froidement par sa vraie mère trèsdistante, maltraitée par la mère-marâtreMadame Fichini, Sophie ne trouve qu’au-près de madame de Fleurville la bonté, lesens de la justice et la tendresse géné-reuse de la mère idéale qui sait la guideret l’éduquer avec amour et patience.C’est en écrivant les expériences de saSophie fictive, que Sophie (!) de Ségur,elle-même, d’après sa biographie, enfantmal-aimée et privée de toute attention etaffection maternelles, trouve la force répa-ratrice pour intégrer, à plus de 50 ans,l’enfant narcissiquement blessée qu’elleavait été.Le thème de la séparation est égalementau centre de l’histoire de Johanna Spyri.Contrairement à l’hypothèse couranteselon laquelle ce roman serait un simpleroman d’apprentissage dans lequel l’hé-roïne vit essentiellement une crise deconstruction d’elle-même, Heidi vit aussiun conflit existentiel plus grave : car ellesouffre du traumatisme de séparationsrépétées, d’une perte de la confiance pri-mitive en l’amour fondamental, indis-pensable pour vivre. Pourtant, elle nepeut pas simplement être comptée parmi

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« Sophie pleure beaucoup et supplie sa mère de lui pardonner »,

in Les Malheurs de Sophie, ill. A. Pécoud, Hachette

Heidi, monts et merveilles,

ill. T. Ungerer,

L’École des loisirs

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les nombreux (semi)orphelins de la litté-rature pour la jeunesse qui apprennent àse débrouiller sans parents pour gagnerleur autonomie. Heidi se trouve dans unvéritable état de manque et, lorsqu’elledoit se séparer pour la deuxième fois detout ce à quoi elle s’est attachée, elletombe psychiquement malade. Elle fuit sadépression à Francfort, puis effectue, lorsde son retour sur l’Alpe, une régressionsalutaire qui lui offre un retour aux désirset aux pulsions infantiles, mais aussi à savéritable source de vie et d’imagination.Fifi Brindacier, quant à elle, ressent, auniveau plus profond de l’histoire, unautre conflit familier aux enfants : ledésir d’omnipotence lié à l’amour œdi-pien qui aspire à posséder le père ; undésir qui ne peut être satisfait et dontchaque enfant doit faire le deuil en gran-dissant. Tous les pouvoirs dans lesquelsFifi excelle et toutes les prouesses qu’elleaccomplit naissent de ce même désirinsatisfait. Mais elle n’a personne, voilàla véritable tragédie, qui l’aiderait à inté-grer ses fantasmes troublants, typiquesde la phase oedipienne. Contrairement àses amis, elle ne peut donc pas franchirce pas nécessaire à toute socialisation etelle est condamnée à rester seule. Matilda à son tour, surdouée et indépen-dante, est en réalité une pauvre enfantsolitaire, négligée par ses parents et parsa famille qui ne s’intéressent nullementà elle. Elle vit donc concrètement le trau-matisme de rejet et d’abandon tantappréhendé par les enfants. Et, malgré sabrillante intelligence, elle ne ressent quele désir profond d’être acceptée et aiméetelle qu’elle est. Tout son parcours, pour-tant épatant, illustre en fait cette quêtedésespérée d’amour, de confiance et desécurité qui ne se voit satisfaite que danssa relation avec Mademoiselle Candy.

Quant à Harry Potter, il est obligé dereconstituer péniblement ses origines, àpartir de quelques souvenirs forts maisdouloureux de ses parents, qu’il avaitvigoureusement refoulés : passage diffi-cile, mais obligatoire pour pouvoir gran-dir et se développer harmonieusement.Tous les défis lancés et les tâches accom-plies – dont le lecteur raffole sur le plandu suspense – ne lui servent qu’à trou-ver son identité, rendue problématiqueet brouillée par sa parenté avec lesMoldus et par le rôle qu’il joue dans lesconflits de la communauté des sorciers.

Sur l’arrière-fonds des théories dumythologue et psychanalyste autrichienOtto Rank2 enfin, nos héros ressemblentmême d’une manière étonnante au hérosmythologique type avec qui ils partagentnon seulement les circonstances difficiles,voire tragiques de leur naissance etenfance et de la lutte douloureuse pourleur survie, mais aussi et surtout la capa-cité d’obéir courageusement à cet appelimpératif à la vie qui ne naît, selonRank, que de l’Esprit humain déterminépar la liberté, la conscience et la volontéindividuelles d’un être humain socialisé.C’est ainsi qu’ils réussissent, à l’imagedu héros mythologique, à défendre leurdroit à l’existence et à se battre pour uneplace dans le monde qu’ils habitent ;Sophie, Matilda et Harry du moins, etFifi Brindacier si nous la considéronscomme une face seulement du person-nage principal (celle de l’enfant qui neveut pas grandir) dont les amis Thomaset Annika constituent l’autre, mieuxsocialisé. Le destin de Heidi, par contre,reste ambigu dans cette optique, car ellene progresse pas vraiment dans le sensmythologique, mais représente plutôtl’enfant éternelle joignant ainsi Peter

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Pan, le Petit Prince ou Mignon deJohann Wolfgang Goethe avec qui elleest parfois comparée3.

Perspectives narrativesEn éclairant jusqu’à présent nos hérosbien aimés à la lumière des fonctionsqu’elles remplissent auprès de leurs lec-teurs, j’ai pu mettre en évidencequelques caractéristiques principales deleurs histoires, aussi bien que de la litté-rature pour la jeunesse en général. Or, cette littérature, écrite, comme nousle savons, par des adultes pour desenfants, me conduit à dégager encore unautre mécanisme qui contribue aussi àexpliquer le succès de ces romans. Pourmieux faire comprendre mon propos, jedois remonter un peu en arrière dans lachronologie. La concentration sur l’en-fant, inhérente à toute écriture pour lajeunesse, influence, bien entendu, laposition du narrateur adulte, fictif ouauteur : aux XVIIIe et XIXe siècles, desexpériences et des aventures enfantinessont en fait en majorité racontées dansune optique autoritaire, c’est-à-dire dupoint de vue de l’adulte qui détient lesavoir et la « vérité » ; puis, au XXe siècle,cette attitude narrative autoritaire se voitde plus en plus remplacée par uneoptique de narrateur anti-autoritaire quis’identifie plus ou moins fortement avecl’enfant protagoniste, sa psyché et sonvécu. À partir des années 1980 enfin, deplus en plus d’auteurs commencent àadopter une troisième perspective inter-relationnelle, en prenant position pourles enfants et les adultes (non plus auto-ritaires, mais devenus partenaires), dansune optique égalitariste caractéristiquede la littérature postmoderne. Un grand nombre des héros de romanspour enfants sont campés plus ou moins

habilement dans une seule de ces troisperspectives narratives.Mais ce n’est justement pas le cas deshéros que nous avons cités : Les expé-riences et aventures de Sophie et Heidiservent clairement, il est vrai, d’exempleset de messages moraux et éducatifs, telsqu’ils sont véhiculés par des adultesautoritaires. Mais, en même temps, laComtesse de Ségur et Johanna Spyriréussissent à brosser des portraits d’en-fants naturels et complexes qui témoi-gnent de la sensibilité psychologique deleurs auteurs à l’égard de l’enfant réel etde leur complicité émotionnelle avec lui.À l’inverse, les expériences de FifiBrindacier, Matilda et Harry Potter sont,à première vue, décrites dans uneoptique nettement anti-autoritaire quiprend en compte des états enfantinssous toutes leurs facettes ; ceux-ci sontencore mis en relief par les pouvoirsmagiques dont leurs sujets sont dotés.Cette position narrative complice del’enfant n’empêche cependant pas lesauteurs de faire comprendre et accepterà leurs héros (ou tout au moins aux lec-teurs) qu’ils doivent respecter les lois etles exigences sociales développées parles communautés dans lesquelles ilsvivent. Fifi reste donc marginalisée parcequ’elle n’accepte pas de renoncer à sesrêves oedipiens d’omnipotence et des’intégrer dans une réalité communau-taire, avec ses devoirs et ses charges,comme le font ses amis Thomas etAnnika. Malgré sa supériorité et ses forcesmagiques, Matilda ne peut pas survivresans la protection et surtout l’encadre-ment d’un adulte qui l’aime, un besoinvital qui sera comblé par l’engagementde Mademoiselle Candy. Et Harry Potter,lui, ne peut bénéficier de sa position

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supérieure d’élu et de ses facultés etsavoirs magiques que dans la mesure oùil réussit à les intégrer dans le systèmede valeurs, de règles et d’exigences éta-bli à l’École de Poudlard, système quiressemble beaucoup à celui de nossociétés occidentales. Ces auteurs savent donc habilement pla-cer leurs héros et leur histoire au carre-four des deux, voire trois perspectivesnarratives. Et c’est justement dans cettealliance réussie que repose, sans doute,un autre secret du succès de leursromans.

1. Guggenbühl, Alain : « Kinder-romantische Fiktion oder

Stör faktor ? Plädoyer für eine gemässigte

Kinderfeindlichkeit ». Zurich, Neue Zürcherzeitung, 22

mai 2001, p. 77

2. Rank, Otto : Le Mythe de la naissance du héros, Elliot

Klein. Payot, 2000 (Science de l’homme)

3. Hurrelmann, Bettina : « Mignons erlöste Schwester »,

dans : Klassiker der Kinder und Jugendliteratur, Fischer,

1995, pp. 203-207.

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Matilda et Melle Candy in Matilda, ill. Q. Blake, Gallimard Jeunesse

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Les qualités d'un héros littérairepour la jeunesse tiennent, pour une bonne part, au talent et à l'intuition de l'écrivain qui a su le concevoir. Mais, pour comprendre pourquoi tel ou tel d'entre eux va connaître un succès durable,en traversant le temps et lesgénérations, sans doute faut-ilrechercher ce qui, dans les caractéristiques profondes d'un personnage, va à l'essentielet touche, chez tous les lecteurs,enfants ou jeunes, à des ressortspsychiques ou imaginaires éternels. Benoît Virole, psychanalyste, nous livre sa réflexion et ses souvenirs de lecture.

*Benoît Virole est psychanalyste et écrivain.Dernier ouvrage paru : Le roman Shell chez HachetteLittératures, Prix Jeunes Mousquetaires, 2008.

I l n’existe pas de recette pour assurer lapérennité des héros pour la jeunesse.Si c’était le cas, les auteurs s’en

seraient emparée depuis la naissance dela littérature pour générer à l’envi despersonnages assurant le succès durablede leurs œuvres. Nombres de héros crééspar des romanciers ou des conteurs sonttombés dans l’oubli alors que d’autres sesont vu élevés au rang d’institutions bra-vant le temps et exerçant chez lesenfants d’aujourd’hui la même séduc-tion qui avait ravi les enfants d’hier. Le Pinocchio de Collodi créé en 1880exerce la même séduction chez lesenfants d’aujourd’hui – même si leurconnaissance du pantin de bois tient à laversion de Walt Disney – que chez desenfants du siècle dernier. Les personnagesdes contes de fée bravent également lessiècles et s’accommodent des dériva-tions, ajouts, retraits, inhérents aux mul-tiples versions créées par l’histoire dufolklore. C’est là une source légitime desurprise. Il ne va pas de soi que des per-sonnages créés dans un contexte histo-rique donné parviennent à prospérer endehors de leur temps. Bien sûr, cela estvrai aussi des personnages de la littéra-

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De la pérennité des héros

pour la jeunessepar Benoît Virole*

Personnages détourés et extraits deProfesseur Totem et Docteur Tabou, de Nicole Claveloux,

Éditions Être

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ture adulte. Nous continuons à vibreravec le jeune héros de La Chartreuse deParme, bien que ces histoires de prince etde châteaux italiens témoignent d’unmonde du passé dont le charme est par-fois suranné. Certains personnages de lit-térature adulte traversent aussi allègre-ment les siècles car le romancier a su leurdonner une dimension singulière enverslaquelle chacun reconnaît une proximitéintime. L’art du romancier, son style, sonintelligence créatrice, sont les détermi-nants premiers de l’assomption de cespersonnages à une existence trans-histo-rique. En est-il de même pour les héros dela littérature de la jeunesse ? Ce n’est pascertain. Bien sûr, l’art de l’auteur ne peutêtre passé sous silence. Sans lui, rien nepeut être créé et il est donc la cause for-melle de l’existence du héros. Les condi-tions externes pèsent de façon considéra-ble et la sociologie de la littérature a biendécrit comment le sujet d’un roman et letype de ses personnages sont attendus,produits, reçus dans un contexte sociétaldonné. Mais la pérennité des héros pour lajeunesse prouve justement que le contexten’est pas tout. Il existe dans la construc-tion d’un personnage devenant un hérostraversant le temps, bravant les effets desmodes et des engouements passagers dessociétés, quelque chose qui va à l’essen-tiel, qui touche ce qui dans l’homme estconstant, profond et indifférent au passagedu temps.

La critique littéraireLa critique littéraire, entendue icicomme discours tenu sur la littérature,peut-elle nous aider à comprendre ce quipermet à un héros d’accéder à cetteatemporalité ? En analysant les relationsentre le personnage et le corps narratifde l’œuvre, en mettant en perspective

celle-ci avec son contexte, elle dévoileles ressorts de la constitution d’un héroset montre ses transformations en regarddes péripéties du récit. On ne peut icirésumer les apports de la critique tant ilssont nombreux et remplissent des noti-ces entières et des ouvrages spécialisés.Mais un certain nombre de faits ressor-tent avec clarté. Un bon héros d’une his-toire pour la jeunesse se situe à bonnedistance entre le Héros, au sens fort - quiaccomplit une action héroïque,mythique, mais devient par là si prochedes Dieux qu’il ne permet pas une identi-fication du jeune lecteur (Ulysse, Hercule,Énée...), et le héros au sens faible, unsimple personnage du récit et dont l’ac-tion présente si peu de relief qu’il ne per-met pas d’assumer la part de rêve atten-due par le lecteur. Replaçant l’œuvredans son contexte de production, la cri-tique littéraire souligne également lesliens entre la constitution d’un person-nage et l’arrière-plan culturel, historiqueet idéologique. Par exemple, le succèsdes Aventures de Huckleberry Finn(1884) tient certes au génie littéraire deMark Twain, mais aussi à la créationd’un jeune héros incarnant le débat surl’esclavage existant chez l’Américainmoyen de la fin du XIXe siècle. Une cri-tique littéraire approfondie invite aussi àdégager les valeurs, souvent implicites,associées aux actions du héros. Elle per-met de mieux comprendre comment leshéros pour la jeunesse sont des repré-sentations des idéaux d’une classe d’âge.Le héros pour la jeunesse est souvent unhéros épique au sens hégélien1 dans lamesure où il est marqué par une prédes-tination (Cf. La cicatrice d’Harry Potter,)qu’il devra affronter et vaincre. C’estplus rarement un héros tragique vaincupar une passion funeste, car le propre de

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la littérature de la jeunesse est porté parl’espoir de la transformation de soi. Maisil est plus souvent un héros dramatiquecar c’est par le conflit avec la réalitéexterne et l’affirmation de sa proprevolonté sur les événements que le per-sonnage d’une histoire devient véritable-ment un héros et gagne par là les gagesde sa pérennité. Les nombreux romansde formation illustrent bien cette dimen-sion (Cf. par exemple chez Hector Malot :Sans famille, 1878), mais aussi Cronin,et les romans à teneur policière où lehéros confronté à une énigme dévoile lesens à la fin de l’histoire (Cf. l’œuvred’Enid Blyton). Ces quelques élémentsissus de l’analyse littéraire montrentqu’elle est indispensable pour mieuxcomprendre ce qui fonde un héros maiselle laisse incomprise la persistance d’unhéros conçu des siècles auparavant etqui continue à exister dans un contexteculturel et sociétal entièrement différent.L’œuvre dans laquelle le héros a été crééest souvent oubliée, de même que lespersonnages annexes. Parfois le récit ori-ginal est altéré, transformé par des adap-tations (Par exemple Ivanhoé de WalterScott) quand il n’est pas tout bonnementeffacé. Seul alors subsiste le héros quisemble s’être évadé de l’œuvre pourvivre une existence autonome.

Les grands archétypesCette existence autonome du héros, quisemble laisser derrière lui le berceau deson récit originaire, nous oblige à leconsidérer en dehors de tout contexte lit-téraire et sociétal, comme une figure ensoi, un être muni de propriétés particu-lières qui lui confèrent un statut a-histo-rique. Mowgli, l’enfant élevé par les loups(Kipling, 1894), Robinson, l’homme isolédans la Nature (Defoe, 1719), Gulliver

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Robinson Crusoé, ill. Ernest Griset vers 1880

in Robinson Crusoé, éditions du Chêne

Sans famille,

ill. Y. Dégruel,

Delcourt Jeunesse

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chez les nains et les géants (Swift,1726), sont-ils plus que des personnagesde récit mais ne se rapprocheraient-ilspas plutôt d’archétypes de la penséehumaine, c’est-à-dire des grands symbo-les inconscients de la vie imaginaireindifférents au temps car inscrits au plusprofond de l’inconscient collectif ? Pourl’école de pensée issue de la psychanalysejungienne, cela ne fait guère de doute.Les héros sont des figures allégoriquesqui présentifient les archétypes de la vieimaginaire inconsciente. Les élémentsgéographiques dans lesquels se meuventles héros deviennent les symboles desgrandes forces archétypales. Le hérosdevient le symbole de l’Homme aux prisesavec les puissances de la vie et de lamort. Les armes du héros, et l’on entendpar là aussi bien les objets physiques queles qualités morales, sont des symbolesde sa puissance en devenir et du combatcontre les ténèbres. Si les armes du hérossont souvent tranchantes, ce n’est pastant qu’elles sont des substituts phal-liques mais elles représentent la possibi-lité de séparer le monde de la lumière dumonde des ténèbres. Le héros est celui qui« écarte et déjoue les maléfices, délivre,découvre et éveille 2 ». Dans ce cadreinterprétatif, le héros exemplaire est lepourfendeur de dragons, symbole pre-mier du régime nocturne. Ce schémaarchétypique, peut paraître simpliste maisl’on doit reconnaître que ces attributshéroïques, (l’arme, le combat de la lumièrecontre les forces obscures) inspirent etcontinuent d’inspirer nombre d’auteurspour la jeunesse (tous les héros desHeroic fantasy, Star war, les superhéros). Parfois, les héros présentifienteux-mêmes les forces naturelles etdeviennent les symboles des grandesforces prégnantes de la Nature)3.

Généralement, l’efficacité dramatiquedonnée par un héros proche des arché-types imaginaires se paye en retour d’undéficit de spécificité et d’une sorte d’uni-formatisation. Tous ces jeunes héros,porteurs d’épée trop grande pour eux etterrassant des bêtes horribles au fond degrottes obscures finissent par se ressem-bler tous et se perdent dans l’anonymatdes succédanés.

Fonctions du héros et lois du récitUne autre approche de la pérennitéconsiste à rapprocher la constituance deshéros des lois structurales sous-jacentesau récit. L’analyse des contes de fée parVladimir Propp a permis dès 1928 dedégager des composantes fonctionnelles,a-historiques, que l’on retrouve avec unegrande régularité dans toutes les œuvresde fiction. Le héros doit remplir des fonc-tions nécessaires (sauvetage, combat,alliance, échange, etc.). Dans ce cadre,les attributs habituels du héros n’ont pasune valeur archétypique mais une valeurfonctionnelle. De même, les alliés duhéros doivent leur existence aux nécessi-tés du récit et non à leur valeur symbo-lique. Par exemple, dans Harry Potter, leschouettes servent de messagères, ellesn’ont pas de valeur symbolique en elles-mêmes, (la chouette comme symbolenocturne par exemple4) mais servent aufonctionnement du récit. Ces fonctionssont indifférentes aux contextes socié-taux et idéologiques et on les retrouveaussi bien dans des contes du MoyenÂge que dans des récits contemporains5.

La sémiotique contemporaine (Greimas,1970) a montré également que le hérosest un élément nécessaire d’une structurenarrative. La cohérence d’un récit imposela construction d’un héros agissant au

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sein d’un parcours d’épreuves dont lafinalité est la restitution d’un équilibredéstabilisé par un drame initial. Peut-onimaginer par exemple, un héros qui sedétournerait du combat final et jouiraitde la désolation de sa cité originaire oubien ferait alliance avec les forces antago-nistes ou bien encore s’arrêterait en coursde route et abandonnerait sa quête ?L’analyse sémiotique de la constituancedu héros est d’une extraordinaire puis-sance explicative, mais elle est aussid’une grande pauvreté descriptive carelle s’applique si bien à tous les récitsque l’on est en droit de la considérercomme inefficace à rendre compte de lasingularité de chaque héros. Un bonhéros, durable, est celui qui assume sonrôle type dans le récit, tout en conser-vant une aire d’improvisation et de sur-prise. L’approche sémiotique constitueune avancée dans la compréhension dela consistance d’un héros. Mais elle nousest de piètre secours pour comprendrepourquoi l’un de ces héros, déterminéspar les mêmes lois structurales, s’enémancipe pour accéder à une existencepropre.

Les sources vivantes de l’infantileIl nous faut donc aller en quête de ladimension intime de ces héros, de leurintériorité pour essayer de comprendrepourquoi certains d’entre eux accèdent àce statut d’a-temporalité. La psychanalysepossède un nom pour désigner une com-posante de l’âme humaine qui est indif-férente au temps. Elle la nomme, l’infan-tile, et la dégage de toute notion péjora-tive comme dans l’usage banal du terme(« c’est infantilisant »), pour lui donnerau contraire une haute valeur psychique.Est infantile dans l’homme ce qui portela marque de l’inconscient et échappe

ainsi au temps. L’homme mûr conserve enlui cette part intacte d’infantile qui sousles couches intellectuelles rationalisantesconserve ses propriétés essentielles. Dèslors, on peut considérer que les hérospour la jeunesse représentent dans l’ordrede la culture cette part conservée de l’in-fantile. On définira ici l’infantile commela mémoire conservée intacte des étapesde la constitution du moi. Autrement dit,notre moi conserve les traces des étapesde son développement sous la forme desconflits qu’il a dû effectuer pour mainte-nir son organisation. Le héros actualise,sous des formes diverses, ces étapes dedéveloppement. Nous aimons ainsi leshéros et les faisons vivre durablementdans nos mémoires car ils présentifient,au sens de rendre présent, les quatrepropriétés inaltérables de l’infantile6 :

1. La représentation de la détresse – Lehéros doit d’abord répondre à la questionde la détresse. L’enfant est d’abord fon-damentalement un être qui ne peut sur-vivre seul et doit donc être secouru pouraffronter l’existence. Ce fait si banal estpourtant constamment masqué par leshabitus sociaux et les représentationséducatives qui sont exaltés dans notresociété et tendent à faire de tout enfant,un enfant-roi. Ce sentiment de détressen’est pas dans une relation proportion-nelle avec les soins réels apportés à l’en-fant. Des enfants choyés, aimés, peuventressentir des angoisses de détresse vitaled’une intensité incroyable et d’autresenfants, malmenés par les événementsde la vie, semblent manifester de plusgrandes ressources. L’indépendance decette angoisse vis-à-vis des événementsréels signe sa valence fantasmatiqueinconsciente, et donc de sa valeur trans-historique. L’être humain, est donc par

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essence un être en détresse. Ce faitexplique la thématique récurrente descontes et des récits pour la jeunesse, oùle héros est faible, menacé dans sonexistence par des forces qui le dépassentet que pourtant il va devoir affronter. Lamort initiale de la mère dans les contesest exemplaire de cette dimension dedétresse fondamentale dans laquelle estplongé l’enfant : Cf. « La Petite fille auxallumettes » d’Andersen, mais aussiBambi, Babar, etc.

2. L’angoisse devant le chaos du mondeintérieur - La seconde propriété de l’in-fantile est celle de l’angoisse devant laforce des pulsions. Le moi encore imma-ture ressent sa fragilité devant des forcesinternes qui le dépassent. Les contes defée sont pleins de la représentation decette angoisse7. L’apport de BrunoBettelheim, dans sa Psychanalyse descontes de fées, a été majeur sur ce plan.« Le conte de fée est orienté vers l’aveniret sert de guide à l’enfant, dans des ter-mes que peuvent saisir son conscient ouson inconscient et à parvenir à une exis-tence indépendante plus satisfaisante8 ».Les contes assument pour le moi de l’en-fant – mais on devrait ajouter pour l’a-dolescent et l’adulte – une premièrefonction d’organisation. Les contes et leshistoires aident l’enfant à mettre de l’or-dre dans le chaos interne de son esprit9.Ensuite, ils assument un procédé d’exté-riorisation qui permet à l’enfant de par-venir à une prise sur ses processus inter-nes. Par exemple, le « grand méchantLoup » est la représentation de la pulsionorale, le Petit Chaperon Rouge représentele « moi ». Enfin, les contes sont soumisà un principe de polarisation. Les per-sonnages des contes de fée ne sont pasambivalents, comme nous le sommes

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Pinocchio, ill H. Galeron, Gallimard Jeunesse

Histoire de Babar le petit éléphant, ill. J. de Brunhoff, Hachette

Alice au pays des

merveilles,

ill. J. Tenniel

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tous dans la réalité. Chaque personnageest tout bon ou tout méchant. Il repré-sente une composante polarisée de la vieaffective inconsciente. Pour Bettelheim,cette polarisation aboutit à une présen-tation contrastée des personnages quifacilite la compréhension de leur diffé-rence par l’enfant et lui permet une intel-ligibilité de la complexité.

3. La relation aux structures et l’intelligi-bilité du monde extérieur – La troisièmepropriété de l’infantile concerne la per-pétuation du conflit entre l’enfant et lesstructures anthropologiques qui lecontraignent en limitant ses satisfactionset en contrariant le principe de plaisir. Lesstructures anthropologiques majeures denotre culture sont issues de l’interdit del’inceste et de l’interdit du meurtre. Ceconflit reste présent dans l’inconscient etpèse sur toutes les activités humaines (« La femme aimée présente des liensavec l’image inconsciente de la mère, etle supérieur au travail hérite souvent dela haine inconsciente au père »). Lehéros pour la jeunesse, en particulier,post-adolescent, est très souvent unhéros œdipien dans le sens où son deve-nir passe par le détachement de lafamille pour accéder à sa vie adulte. Onretrouve ici les thèmes classiques desromans de formation où l’enfant devenujeune adulte doit quitter sa famille, natu-relle ou d’adoption pour affronter lasociété et y faire sa place.

4. Devenir soi – Enfin, l’infantileimplique la transformation. L’enfant estun être en transformation et il a besoind’une représentation de cette transforma-tion. Le héros est donc un être en chan-gement qui devient autre à l’issue del’histoire. Cette maturation peut prendre

les formes d’une initiation, d’une quête,d’un voyage intérieur (Alice au pays desMerveilles) ou extérieur (Nils Holgersonde Selma Lagerlöf, 1907), d’une méta-morphose (Cf. par exemple Pinocchio)mais elle se doit d’être présente.L’anticipation de l’avènement de soi estun besoin éternel de l’âme humaine. Lehéros est celui par qui advient une nou-velle réalité. Il modifie l’existant encréant les conditions d’une nouvellesituation : un bel exemple est celui dujeune narrateur de L’Ile au Trésor,(Stevenson, 1883) dont l’action indivi-duelle bouleverse une situation imposéepar des adultes. Une histoire pourenfants qui mettrait en scène un person-nage familier dans un univers compré-hensible mais de façon statique et nonévolutive serait vouée au désintérêt. Carla projection de l’enfant dans le person-nage est inséparable de la dynamique dechangement. Le héros est celui quiadvient, qui est l’objet d’une transfor-mation interne, d’une assomption.

ConclusionsAinsi, au-delà de la qualité de l’œuvre lit-téraire qui lui donne accueil, de la finessedu récit qu’il met en scène et des grandssymboles mythiques qu’il incarne, unhéros de la jeunesse doit, à notre sens,d’abord déployer de façon efficace cesdifférentes dimensions de l’infantile. Ilva de soi que ces dimensions existent defaçon partielle selon les différents héros.Peut-être un subtil mélange de cesdimensions peut-il contribuer à donner àun héros cette sorte de proximité éton-nante qui permet à un jeune lecteur del’élire comme représentation de sa propreintimité ? Mais il est vain de penserqu’une telle analyse puisse aider unauteur à la synthèse d’un nouvel héros

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qui se verrait gagner les gages de l’éter-nité littéraire. Ce héros idéal, devraitintégrer, dans son essence et ses attri-buts, tant de propriétés différentes, etparfois contradictoires, qu’une telle syn-thèse risque de ne rester qu’une simplevue de l’esprit. Certes, son enracinementdans l’infantile sera nécessaire, maissans doute ne sera-t-il pas suffisant. Sapérennité sera in fine à mettre au créditdu génie créateur d’un auteur capable,contre toute attente, de donner aussibien vie à un héros de papier qu’à unpantin de bois.

1. F. Hegel : Leçons d’Esthétique, 1842, Version Hotto,

CHED, Neuchâtel, 1991-1992.

2. G. Durand : Les Structures anthropologiques de l’ima-

ginaire, 1969, Dunod, 1992. p 183

3. Ainsi, les super héros de Marvel, les Quatre

Fantastiques, l’homme de Sable, Spider Man, deviennent

des formes archétypales en assumant sous un aspect

anthropomorphe des forces externes à l’humanité (le

feu, l’eau, l’animalité, etc.).

4. Cf. article « Chouette », dictionnaire des symboles, (J.

Chevalier , A. Gheerbrant) : oiseau nocturne, en relation

avec la Lune... elle symbolise le don de clairvoyance, mais

aussi « gardienne de la maison obscure de la Terre », etc.

5. B. Virole : L’Enchantement Harry Potter ou la psycho-

logie de l’enfant nouveau, Hachette, 2003.

6. La notion du « moi » désigne en psychanalyse une

instance de la personnalité, dont la fonction première est

de permettre la constance d’un sentiment d’identité, au

travers de la conscience de soi. Son organisation interne

permet le maintien d’une conscience de soi, au moins

durant la vie vigile, mais elle est constamment menacée

par les pulsions inconscientes qui tentent d’orienter le

comportement du sujet dans le sens de leur satisfaction

immédiate (principe de plaisir). Le moi est confronté aux

exigences d’une autre instance, le surmoi, qui représente

dans le monde interne de l’enfant les exigences socié-

tales et morales et qui contribue à la formation de ses

idéaux. Le moi doit donc maintenir son organisation

interne et réaliser des compromis entre les exigences

contradictoires des autres instances de la personnalité.

Le moi n’est pas donné d’emblée bien que chaque enfant

naisse avec un noyau moïque déjà préconstitué. Le moi

résulte donc d’un développement s’effectuant au cours

des années d’enfance.

7. Les différents héros révèlent les grandes interroga-

tions enfantines dont la liste a été souvent tentée par

nombres d’auteurs. Par exemple chez Edwige Antier,

(Pourquoi votre enfant est fan de Disney, Hachette,

1998) : la fragilité de l’enfance, la peur de la mort, les

mystères de la sexualité, la peur de grandir, la méchan-

ceté, les affres de la jalousie, le désir de puissance, le

devoir de courage, la cupidité, le parcours d’obstacles

de la vie, l’hostilité de l’environnement, l’indispensable

intelligence, la force de l’enfant, la bêtise, la notion du

bien et du mal, la reconnaissance, le mensonge, la soli-

darité, l’amitié, l’amour du travail. .

8. B. Bettelheim, p. 27.

9. B. Bettelheim , p. 87.

Références

Bruno Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées,

Robert Laffont, 1976.

Carlo Collodi: Les Aventures de Pinocchio, 1883, Actes

Sud, Babel, 1995.

Jean Chevalier, Alain Gheerbrant : Dictionnaire des

Symboles, Robert Laffont, Bouquins, 1969.

Gilbert Durand : Les Structures anthropologiques de l’ima-

ginaire, 1969, Dunod, 1992.

Sigmund Freud : Le Roman familial du névrosé, Œuvres

complètes, 1906-1908 , tome VIII, Puf, 2007.

Anna Freud : Le Moi et les mécanismes de défense,

1949, Bibliothèque de Psychanalyse, Puf, 1985.

René Girard : Mensonge romantique et vérité roma-

nesque, Éditions Bernard Grasset, 1961, collection

Pluriel.

Algirdas Julien Greimas : Sémantique Structurale, Puf,

1970.

Friedrich Hegel : Leçons d’Esthétique, 1842, Version

Hotto, CHED, Neuchâtel, 1991-1992.

Vladimir Propp : Morphologie du conte, 1928 , Seuil,

1965.

Mark Twain : Les Aventures de Tom Sawyer, 1876,

Flammarion, 1996.

Mark Twain : Les Aventures de Huckleberry Finn, 1885,

Flammarion, 1994.

Benoît Virole : L’Enchantement Harry Potter ou la

psychologie de l’enfant nouveau, Hachette, 2003.

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Pinocchio,

ill. C. Chiostri

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Le temps consacre, ou non, le succès durable d'un héros.Mais, si l’on prend une œuvreplus contemporaine, peut-ondéceler dans la construction d'un personnage principalen germe, ces qualités essentielles qui lui assurerontune place dans l'imaginaireenfantin ? Claude Ganiayre se penche sur le cas du merveilleux petitTobie Lolness, héros du romande Timothée de Fombelle.

* Enseignante, critique de littérature pour la jeunesse.€

D ernier-né d’une longue lignée de « minuscules », Tobie Lolnesss’inscrit dans une tradition littéraire

de Poucets vulnérables mais terrible-ment malins et de Lilliputiens, mais s’endistingue clairement.Depuis son apparition au printemps2006, ce tout-petit bonhomme « quimesurait un millimètre et demi » estdevenu le héros familier de très nombreuxlecteurs et leur a ouvert un monde. Une évocation rapide de quelques per-sonnages romanesques minuscules1 per-mettra de mieux cerner la singularité deTobie et de s’interroger sur la place deces héros minuscules dans l’imaginaireenfantin.À la différence du conte où la présenced’un tout petit personnage survientcomme une évidence, dans les romans,le monde des minuscules va surgir enparallèle de notre monde, suscitanteffroi, hostilité ou complicité. La décou-verte de cet autre monde survient souvent

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Un héros minuscule

par Claude Ganiayre*

« Qui ne se souvient d’avoir, enfant, plongé la tête dans l’herbe, en imaginant y voir une forêt miniature, grouillante d’habitants,

parcourue d’armées féeriques ? »R.L. Stevenson. Essais sur l’art de la fiction

Tobie Lolness, ill. F. Place,

Gallimard Jeunesse

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à la suite d’une transgression. Petit-Louis dans Les Minuscules de RoaldDahl s’est aventuré dans la forêt interditeet réfugié sur un arbre immense « il avaitl’impression que l’arbre sur lequel ilétait perché et le feuillage alentour fai-saient partie d’un autre monde qu’il n’a-vait pas le droit de pénétrer ». Lesenfants de Télégramme de Lilliput,roman d’Henri Winterfeld, ont désobéi,se sont perdus en mer avant d’échouersur une île mystérieuse où leur staturede géants terrifie les paisibles habitantsde Lilliput, la contrée même que décou-vrit Gulliver deux siècles auparavant.Dans ces romans, deux mondes parallèless’observent, se mesurent.C’est un regard d’enfant qui découvre lemonde des minuscules : « C’était un œil,ou du moins cela ressemblait à un œil.Un œil comme les siens mais énorme ».[…] « Arriety se glaça de terreur. Ça yest, pensa-t-elle, c’est ce qui pouvait arri-ver de pire et de plus terrible. On m’avue. » Ainsi Arriety, la jeune fille des « Chapardeurs » évoque-t-elle sa rencontreterrifiée avec Le Garçon.Seul un regard d’enfant peut percevoir cemonde minuscule. Tout regard d’adultesérieux serait destructeur, comme lemontre la fin tragique des Chapardeurs.Si ce monde parallèle se présente le plussouvent comme la réplique miniaturiséede notre monde comme dans LesChapardeurs ou dans Télégramme deLilliput, il peut s’accompagner d’épisodesmerveilleux : métamorphose de NilsHolgersson en « tomte », apparition deMonsieur Ouiplala, le lutin maladroitmais qui a le pouvoir « d’ensortiléger »,armoire magique de L’Indien du Placard,forêt enchantée des Minuscules.Enfin, toutes ces aventures se terminentdans une certaine ambiguïté où le petit

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Voyage à Lilliput,

ill. Granville,

L’École des loisirs

Les Minuscules, ill. P. Benson, Gallimard Jeunesse

Les Chapardeurs, ill. D. Stanley, L’École des loisirs

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monde s’efface dans l’éventualité d’unrêve. « C’était peut-être un rêve, me disait-il plus tard, beaucoup plus tard, quandnous étions plus grands. » Ainsi le jeunegarçon ami des Chapardeurs met-il endoute son aventure merveilleuse.Mondes parallèles, merveilleux, rêverieéveillée caractérisent ces mises en scènede l’univers des minuscules. Rien de teldans l’aventure de Tobie Lolness.Son auteur, Timothée de Fombelle s’estexprimé à ce sujet dans une interviewaccordée à la revue Lire au collège(n°76, Printemps 2007). « Il y a très peude fantastique dans le texte : juste le partipris d’un monde miniature au cœur del’arbre. Ce monde ressemblait au nôtre.Je ne voulais pas de gnomes aux oreillespointues ni de super-pouvoirs mais unepetite humanité en chair et en os. La fables’est déployée peu à peu dans les limitesde cette règle du jeu. »Un des charmes de l’ouvrage est la réus-site de cette inscription d’une aventurehumaine dans un monde minuscule oùle lecteur se trouve projeté, immergéd’entrée. « Tobie mesurait un millimètreet demi, ce qui n’était pas grand pourson âge. Seul le bout de ses pieds dépas-sait du trou d’écorce […] Tobie regardaitle ciel percé d’étoiles. »Infiniment petit, infiniment grand : lelecteur entre dans le monde de Tobie etdans l’univers de l’arbre. L’aventurecommence sans autre intermédiaire quela voix du narrateur, très présente toutau long du récit.Sur la dimension polyphonique duroman, sur sa construction complexe etsa thématique si riche, sur l’humour quis’y déploie, on pourra lire – ou relire – labelle analyse qu’en a proposé Pierre-Marie Beaude dans La Revue des livrespour enfants, n°235, juin 2007.

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Monsieur Ouiplala, ill. J. Duhême, Nathan

Tobie Lolness,

t.1 : La Vie

suspendue, ill. F. Place,

GallimardJeunesse

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Je voudrais simplement évoquer quelquestraits du personnage de Tobie qui ontcontribué sans doute à son succès.De son extrême petitesse, Tobie éprouveles dangers (rencontres avec de mons-trueuses araignées ou de redoutablesgrenouilles) et les avantages (transportaérien dans le bec d’une fauvette, per-formances d’équilibriste sur le fil d’unetoile d’araignée, etc.). Les épisodes sontnombreux qui rappellent sa toute petiteexistence ainsi que celle des autres pro-tagonistes du récit. Et pourtant, mêmes’il a eu dans son enfance un puceronpour animal de compagnie, Tobie est d’abord un jeune humain : Tobie auprénom biblique (Tobie le juste quiguérit son père aveugle), Lolness, auxrésonances anglaises de loneliness :Solitude, séparé de ses parents persé-cutés par un pouvoir imbécile, séparéde celle qu’il aime, Elisha l’étrangère,séparé de son ami d’enfance qui le tra-hit, Tobie est ce héros solitaire sanscesse pourchassé mais capable derenouer, par son adresse, son courage,et sa générosité, tous les liens perdus etde retrouver au terme de l’aventure sonvéritable nom, Tobie Alamala. Enfant àl’origine mystérieuse, porteur du graal,cette pierre qui doit sauver l’arbre, ilprend alors une dimension mythique.À la différence des personnages desromans évoqués plus haut, l’aventure deTobie Lolness s’inscrit dans le temps, troisannées d’épreuves dans ce parcours initia-tique qui le conduit jusqu’à l’âge adulte.Dans un épisode essentiel, Tobie prison-nier pendant plusieurs mois dans uncreux de l’arbre obstrué par le gel surviten mesurant les jours à l’aide d’unchampignon sans cesse renaissant et enpeignant sur les parois de cette caverneimprovisée l’histoire de sa vie, renouant

ainsi avec les plus anciens rêves de l’hu-manité.Et pourtant, ce personnage romanesqueest un héros minuscule. Si nous étionstentés de l’oublier, les illustrations deFrançois Place nous le rappellent.

Quelle place occupe donc dans l’imagi-naire enfantin ce monde miniaturisé ?La réponse la plus simple se trouvedans l’empathie qu’éprouvent lesenfants pour les plus petits souventmenacés par le pouvoir des géants. « Tous les adultes font aux enfants l’ef-fet de géants » écrit Roald Dahl dansMoi Boy à propos d’un redoutable prin-cipal de collège. Nombre de ses romanssont peuplés de créatures gigantesqueset menaçantes qui n’hésitent pas à trai-ter les enfants « d’insectes répugnants »ou à les métamorphoser en souris… « Je n’aime pas les petits. Les petitsdevraient toujours rester invisibles »aboie Melle Legourdin dans Matilda.La survie ou la victoire des minusculesest alors ressentie comme une compen-sation jubilatoire.Mais loin d’être une malédiction, la peti-tesse peut aussi devenir un atout pourmieux pénétrer le mystère du monde.L’enfance est un temps favorable à unevision animiste du monde « où tout vit,tout est plein d’âmes ». C’est le temps oùles jouets s’animent et viennent accompa-gner une solitude, le temps où NilsHolgersson peut comprendre le langagedes oiseaux, où la nature entière peutdevenir le point de départ d’une rêveriecréatrice. Or nous dit un philosophe-poète, Gaston Bachelard : « Les rêveriesvraiment possessives, celles qui nous don-nent l’objet sont les rêveries lilliputiennes.Ce sont les rêveries qui nous donnent tousles trésors de l’intimité des choses ».

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Et dans un autre texte à propos duregard du botaniste : « La loupe du bota-niste, c’est l’enfance retrouvée. Il estregard frais devant un objet neuf. Ainsile minuscule, porte étroite s’il en est,ouvre un monde. La miniature est undes gîtes de la grandeur. »C’est là précisément me semble-t-il ladémarche à la fois poétique et « pédago-gique » que s’est proposée Timothée deFombelle.À travers l’aventure magnifique de Tobie,il ouvre un autre regard agrandissant surla vie de l’arbre, le peuple de l’herbe.À la manière des images deMicrocosmos, il change le regard de sonlecteur sur le danger d’une goutte depluie pour un minuscule ; il fait éprouverla douceur d’un ventre de papillon, lasouplesse d’une herbe ; mais aussi plusambitieusement, en moraliste, il ouvre leregard sur les rapports humains, lesconflits et les brutalités du monde, sur lanécessaire solidarité, sur l’importance etla fragilité du vivant, confié aux minus-cules de bonne volonté.

1. Sur les nombreux romans présentant des univers minus-

cules dans la littérature de jeunesse des années 1950-

1970, comme métaphore de l’enfance et de son statut,

on pourra lire l’intéressant article d’Hélène Weis dans La

Revue des livres pour enfants, n°229, juin 2006.

Références des livres cités

• Gaston Bachelard : La Terre et les Rêveries du Repos,

José Corti, 1948, p.13.

• Gaston Bachelard : La Poétique de l’espace, 1957,

PUF, p. 146.

• Lynne Reid Banks, trad. de l'anglais par Laurence

Challamel : L'Indien du placard, l'École des loisirs, Neuf,

1989

• Roald Dahl, trad. de l'anglais par Marie Saint-Dizier, ill.

Patrick Benson : Les Minuscules, Gallimard Jeunesse,

Folio Cadet, 1991

• Roald Dahl, trad. de l'anglais par Henri Robillot, ill.

Quentin Blake : Matilda, Gallimard Jeunesse, 1988

• Roald Dahl, trad. de l'anglais par Janine Hérisson : Moi,

boy : souvenirs d'enfance, Gallimard Jeunesse, Folio

Junior, 1987 (c)1985

• Timothée de Fombelle, ill. François Place : Tobie

Lolness, tome 1 : La Vie suspendue, tome 2 : Les Yeux

Elisha, Gallimard Jeunesse, 2006, 2007

• Selma Lagerlöf, trad. du suédois par T. Hammar,

ill. Eléonoe Schmid : Le Merveilleux voyage de Nils

Holgersson, Gallimard, Collection 1000 soleils,1975, ©)

1963, écrit en 1907

• Mary Norton, traduit de l'anglais par Anne Green. Ill.

Diana Stanley : Les Chapardeurs, L'École des loisirs,

1979 (c) 1952

• Annie M.G. Schmidt, trad. du néerlandais par Suzanne

Hiltermann et Isabelle Jan, ill. Jacqueline Duhème :

Monsieur Ouiplala, Nathan, Bibliothèque Internationale,

1968

• Henry Winterfeld, trad. de l'allemand par G. Sellier-

Leclercq, ill. Bertrand : Télégramme de Lilliput, Éditions

G.P., Paris, Bibliothèque Rouge et Or, Souveraine, 1963

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Tobie Lolness, t.1 : La Vie

suspendue, ill. F. Place, Gallimard Jeunesse

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La bande dessinée s'est fait une place essentielle dans la mythologie culturelle de l'enfance et de la jeunesse.Elle a produit, à son tour, toute une descendance de grands héros (ou héroïnes)populaires qui ont pris corps à des époques différentes, à travers des séries à grand succès. Olivier Piffault en propose un large panorama et esquisseune typologie de leurs caractéristiques.

L es héros de l’enfance rebondissentdans les rêves et l’imaginaire desjeunes, et hantent parfois la nostal-

gie des adultes... Si chaque générationvoit apparaître les siens, certains durentau point d’être de véritables ponts entreparents et enfants. Dans la mythologieculturelle de l’enfance, si les personnagesdes contes de fées sont les anciensdieux, si les « vrais gens », chanteurs,sportifs, autrefois savants, explorateurs,figures historiques, et même saints, sontdes modèles, source d’inspiration etd’admiration, les héros de la fiction « contemporaine » pour la jeunessetiennent une place à part. Créationsconjoncturelles d’un auteur (parfoisdeux, rarement plus), datés, publiésdans un livre ou un journal, ils se sontimposés dans l’imaginaire jusqu’à enva-hir les activités et les références desenfants. La BD semble propice à ce phé-nomène. Faire l’histoire de la BD, c’est

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Au royaume des bulles, les héros sont-ils encore

des rois ?par Olivier Piffault

Bécassine,

dess. Pinchon

Un Schtroumpf de Peyo

Flash Gordon,

K.F.S.

Pikachu

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souvent relever une longue liste demythes culturels. La très longue identifi-cation française de la BD à la presse,puis à la jeunesse, a accentué ce phéno-mène. Longtemps la concurrence entrejournaux ou éditeurs se fit sur les héroset, aux USA, les héros survivent généra-lement à leurs géniteurs. Les héros de BDsont-ils pour autant différents ? À l’heuredu « péril manga », de la concurrencenumérique dans la culture enfantine etd’un renouveau qui représente unemutation profonde de la BD française,nos héros d’antan existent-ils encore,ont-ils encore leur place, et auront-ilsdes successeurs ?

Mais qui sont donc les héros de laBD ? Une précision s’impose : on se limite iciaux univers connus des jeunes français,à leur édition et réception en France.Bien que la notion de héros puisse êtreévoquée très tôt, comme elle ne prendvraiment de l’ampleur qu’avec lesannées 1900, puis avec les bandes amé-ricaines après 1934, on se concentrerasur la BD franco-belge d’après 1945 jus-qu’à nos jours, avec quelques aperçusnostalgiques. Enfin, l’on parle ici de lapresse comme du livre, formes parfoiscomplémentaires, parfois séparées.De même, qu’entendons-nous par hérosdans la BD ? Pour simplifier, on partiraici de l’idée du ou des personnages cen-traux d’une œuvre (isolée ou en série),dont l’impact narratif ou la popularitéont fait un mythe, une légende, un sujetde réappropriation ou d’imitation, unemotivation de lecture : un compagnonde la vie rêvée des enfants.La BD, cette communication visuelle, ades héros qui sont d’abord des dessinsavant d’être des portraits psychologiques

ou la somme de leurs actions. Leur appa-rence, parfois autant que leur concept, lesdéfinit. De même, le modèle américain du personnage récurrent a très souventimposé la forme de la série définie par unou des personnages. Les récits, encoreplus qu’ailleurs, sont donc portées parles personnages principaux, qui, dansun contexte d’édification et d’identifica-tion, sont le plus souvent héroïsés, parleur caractère ou leurs actes, dans desintrigues ou motifs souvent répétitifs.

Qui sont donc nos héros, et peut-on lesclasser en familles ? De Bécassine, la bre-tonne apparue en 1905, à Marion Duvalla jeune enquêtrice, des enfants terriblesTom-Tom et Nana aux héros de fantasy,de Jeannette Pointu au Petit Vampire, ladiversité règne mais s’organise en gran-des familles.La première distinction vient de l’histoirede la presse pour la jeunesse, et perdaujourd’hui de son sens : c’est la sépa-ration des héros masculins et féminins,par rapport à leur public. Si les créationsde Christophe, telles le SapeurCamember, semblent s’adresser à tousles enfants, les premières vraies sériesdes années 1900 voient les jeuneshéroïnes animer les magazines pourfilles (Bécassine pour La Semaine deSuzette, Lili pour Fillette), et des héros,les Pieds Nickelés, envahir L’Épatant,destiné aux garçons. Cette séparationn’était pas absolue, mais le devint quasi-ment après la loi sur les publicationsdestinées à la jeunesse de 1949. La com-mission de surveillance insista pour nepas associer personnages masculins etféminins, même enfantins. Tout le corpusdes Spirou, Journal de Tintin ou Pilotene compte presque aucune héroïne, lespersonnages féminins étant secondaires.

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La jeune fille audacieuse et redresseusede torts, telle la Line de Cuvelier, n’adonc pas croisé les Lefranc, MichelVaillant, Tintin, Blueberry... agissantdans un univers sur-masculinisé. Cettecontrainte favorise l’identification gar-çon / héros, fille / héroïne, dans un uni-vers unisexe. Le personnage y tranche surses semblables, au lieu d’évoluer parmides personnages différents. Si ce cloison-nement a nettement disparu depuis 1968,il persiste souvent narrativement. Ainsi lapétillante Sophie, l’aventurière YokoTsuno, la belle Natacha, plus récemmentla sorcière Alexia, écrasent leurs parte-naires masculins. Les espions (Alpha),milliardaires (Largo Winch) ou policiers(Soda) continuent, eux, à croiser desfemmes au rôle mineur.Mais il semblerait que les héroïnes aientconquis un public masculin, et les hérosun public féminin (le beau Largo...).Dans la lignée du Valérian de Mézières etChristin, qui a fini par équilibrer soncouple narratif autant qu’humain avecLaureline, d’autres héros ont mainte-nant tendance à ne plus être des loupssolitaires : Jérôme K. Jérôme Bloche etsa fiancée, devenue compagne, Babette,enquêtent souvent de concert. Une autre tradition du héros est en effetle « collectif ». Duo de choc avec Tif etTondu, de tendresse avec Boule et Bill,Jojo et Paco, il est basé sur l’équilibre, oula complémentarité comme avec Tom-Tom et Nana, Spirou et Fantasio ou, dansun registre plus adulte, Jeremiah l’idéa-liste et Kurdy le voyou. Trio, il reprenddeux formules canoniques : play-boyintelligent, faire-valoir intellectuel,héroïne à sauver (Flash Gordon) ou savariante belge du héros séduisant etintelligent, du musculeux à tendancecomique, du gamin déluré (Bernard

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Les Pieds Nickelés,dess. Pellos

S.P.E.

Yoko Tsuno, dess. R. Leloup

Dupuis

Mister Blueberry,dess. Giraud,Dargaud

Valérian et Laureline,dess. J.-C. Mézières, Dargaud

Jérôme K.JérômeBloche etBabette, in La Lettre,dess. Dodier,Dupuis

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Prince). Enfin la bande de jeunes, dutype Bicot ou Ribambelle se retrouveencore aujourd’hui avec Zélie, mais plusvraiment dans l’ancien esprit « scout »sauf à considérer comme telles lesW.I.T.C.H. La famille-héroïne, de tradi-tion américaine, est plus rare, mais déve-loppée dans Thorgal, ou les Sept vies del’épervier. À une autre échelle, le héros-peuple des Schtroumpfs agit tant en col-lectif qu’en somme d’individus, demême que le bestiaire de Gédéon.

Héros et genres de la BDQu’ils soient féminins, masculins, seulsou en groupe, les héros nous atteignentà travers trois grandes thématiques : l’a-venture, avec ses variantes de science-fiction ou policier, le comique, les senti-ments.Le héros comique est le plus ancien :c’est l’intention à l’œuvre chez Töpfferdéjà, comme chez Christophe ! C’est lecaractère des anciens héros américains,comme l’enfant Buster Brown, les terri-bles Pim Pam Poum, et évidemment deshéros Disney. C’est aujourd’hui Titeuf,nouvel enfant terrible et, dans un autregenre, Le Chat. Le personnage deGaston Lagaffe, présenté comme « héros sans emploi », est devenu le sym-bole de ces personnages. Simple objet degag au début, ce héros a enrichi le modè-le, en portant un message sur la société,et comme symbole de liberté : le riren’est plus simplement distrayant, maisporteur d’une libération et d’une trans-gression, d’un défoulement.Les héros de l’aventure, eux, ont tou-jours occupé une position de modèle,d’inspirateur, sans parler de leur fonc-tion éducatrice. Le courage, l’audace, legoût de l’exploration, la décision, le sensmoral et celui de la justice, souvent

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La Ribambelle de Roba (Dupuis) Zélie, dess. D. De Thuin (Bayard Jeunesse)et les W.I.T.C.H., dess. A. Barbucci, Disney

Pim Pam Poum, dess. R. Dirks,King Features syndicate

Gaston Lagaffe de Franquin,Dupuis

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la compassion les caractérisent, qu’ils senomment Alix, Lefranc, Bernard Prince ettous les héros de Greg, Eric Lerouge, leshéros de Charlier, ou Valérian et les rarespersonnages de Christin qualifiables dehéros. Mais c’est aussi vrai des hérosd’Yvan Pommeaux, Marion Duval ouThéo Toutou. En ce sens, malgré lastructure de quête de leurs histoires,Astérix et Obélix, Lucky Luke se rangentau contraire du côté des héros comiques,comme Lanfeust et les Trolls. Depuis la tradition américaine de la BDd’aventure des années 30, on retrouveaussi de grands mythes : les chevalierscomme Prince Vaillant, explorateurscomme Flash Gordon - Guy l’éclair, BuckRogers, magiciens comme Mandrake,justiciers comme Zorro ou Tarzan. Lessuper-héros des comic-books sont, dansl’ensemble, une variante du justiciersecret, sacrifiant métaphoriquement savie (privée) pour les autres.Le troisième registre n’a, longtemps, pasété accessible aux enfants, parce qu’ame-nant vers des problèmes d’adultes : c’estcelui du sentiment, qui peut toujoursglisser vers la sexualité. Pourtant lesBD se développent : si une série comme« Tendre banlieue » ne comporte pas dehéros, mais des personnages, sansdoute par choix de réalisme, Lou, jeunefille amoureuse, Ariol, Jojo ou Cedric,gamins aux prises avec les relationshumaines, sont d’incontestables héros.

Questions d’âge et de générationOn voit ainsi que ces multiples configu-rations peuvent toutes construire desmythes, ou les relancer (dans le cas deZorro ou Tarzan typiquement).Cependant, la différenciation de leurregistre d’action amène à se demander sileur caractère est vraiment si universel.

En effet, le héros de BD présente plu-sieurs caractéristiques qui remettent encause son statut. Toujours personnagecentral, il n’en est pas forcément hérospour tous les lecteurs. Le premier facteur d’instabilité serait l’identification du personnage à unepériode de l’enfance : Petit Ours Brun,héros des seuls petits, perd tout pouvoirsur le lecteur qui grandit. Des nombreuxhéros de l’âge tendre, il en est peu quiséduisent plusieurs tranches d’âge, sansparler des parents. Les héros de la presse« chaînée » semblent par nature voués àpasser, ainsi Touffu, l’inspecteur Bayard,Marion Duval, ... contrairement à leursprédécesseurs de la presse belge (ainsil’univers de Peyo, qui garde son pouvoirsur les lecteurs au fil des années), ou aupersonnage de Pif autrefois. Ces person-nages sont des compagnons d’un stade,des tremplins vers d’autres lectures. Etc’est bien la force de cette identificationà un âge qui va en faire des mythes pourles jeunes lecteurs. Les collections spéci-fiquement développées récemment pourla jeunesse, chez Delcourt il y a quelquesannées, comme chez Casterman ouDupuis tout récemment, montrent sou-vent le même phénomène : ainsi deGusgus, Choco...Inversement, les « grands », les adoles-cents, vont parfois faire émerger deshéros propres à leur seule culture, à leurproblématique de futur adulte. Leshéroïnes sentimentales d’autrefois,comme les héroïnes comiques adosactuelles (les Nombrils) sont dans cecas, comme les héros violents descomic-books ou de séries très ciblées(les derniers albums de Charly, parexemple).Globalement, on pourrait dire que leshéros de BD jeunesse sont rejetés par les

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parents, mais, depuis que les enfants dubaby-boom ont vieilli, cette distinctionn’est plus si vraie, ainsi de Blake etMortimer ou Tintin, partagés par desgénérations. Par contre, les héros sontd’évidence des marqueurs génération-nels : les lecteurs de Thierry la Fronde nesont pas ceux de Toto l’ornythorinque.La frontière qui reste valide entreparents et enfants passe entre les légiti-mes ou consensuels, et les illégitimes,refusés pour des raisons morales par lesparents, ou inversement par les enfants.Ainsi, chaque époque connaît son Titeufou ses Pieds Nickelés.

Le pouvoir d’accrocherLe statut du héros semble donc assezfragile et soumis à des interprétationscontradictoires selon l’âge de l’enfant, lepartage culturel avec les parents. Peut-être faut-il revenir aux fonctions duhéros de BD, phénomène de masse, tra-versant une classe d’âge, une générationou plusieurs. Le héros est d’abord un actant, moteurde la bande, son point central autourduquel se construit l’histoire et navi-guent les autres personnages. Cettefonction ne peut qu’être maximale auplus jeune âge, alors qu’elle peut éven-tuellement être relativisée pour lesados, capables d’une lecture plus com-plexe. Petzi, Tom-Tom, Nana, PetitOurs brun, font les bêtises, ou dirigentles aventures, ils ne les subissent pas etn’en sont surtout pas les spectateurs.Inversement les héros « réalistes » peu-vent se voir réduits au rang de fil rougele temps d’une histoire : ils en sont lestémoins plus que ses acteurs cons-cients. Lou, ainsi, subit plutôt les his-toires sentimentales, mais tout sedéroule de son point de vue.

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Marion Duval, dess. Y. Pommaux,

Bayard Jeunesse

Blake et Mortimer, ill. E.P. Jacobs, Dargaud

Tarzan, Hal FosterU.F.S.

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L’identification dépend, elle, d’autresparamètres. Qu’elle soit vécue sur lemode réaliste (« j’ai vécu la même situa-tion que le héros = je suis amoureux »par exemple) ou métaphorique (« si j’é-tais un troll »), on voit que l’adolescent,l’enfant expérimenté ont plus de possi-bilités d’établir un lien vers les situa-tions décrites, tout autant que de les dis-tancier. C’est ainsi la très grande forcedes super-héros créés par Stan Lee. Lafragilité des personnages, leur humanité,leurs échecs, les rendent faciles à assimi-ler. Quel garçon ne s’est pas senti incom-pris comme Peter Parker, mal dans sapeau ou laid, etc. ? L’épreuve et l’échec,débouchant certes sur la réussite finale,sont au cœur des scénarios. Leurs hérossont souvent dans la situation des hérosde contes de fées, qui cherchent unesituation stable et heureuse à traversleurs épreuves. En ce sens, ils ne sontpas admirables, mais identifiables. Lespetits lecteurs se prennent-ils, eux, pourun ours brun ? C’est en tout cas le butpédagogique de nombre des histoires.Encore la situation est-elle alors celle dela vie quotidienne. Ce qui n’est pas lecas des Petzi, une fantaisie animalière,des héros du Vent dans les saules, ou del’aventure en général. À quel âgedevient-on Jim Hawkins, Barbe-Rouge,pilote de chasse, chevalier errant, détec-tive ou petit garçon enrhumé ? Et, autreparamètre, l’identification fonctionne t-elleencore dans le registre comique ? Les jeunes filles se sentent-elles Henriette ?Autant, dans le cas d’un comique desituation, aux héros stéréotypés et pure-ment fonctionnels (L’ours Barnabé, voireLe Chat), le héros ne semble pas offrird’accroches, autant des personnages à lapsychologie ou à l’univers fouillé ren-voient des éléments de réalité humaine

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Spiderman, © Marvel

Titeuf de Zep, Glénat

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susceptibles de toucher tout lecteur.Ainsi du Petit Nicolas.Si le lecteur ne peut s’identifier à sonhéros, il peut toujours l’admirer. Parexemple, Obélix, héros peu malin, maisà la force immense, et à l’appétit de vieséduisant. Les pires échecs des super-héros ne gomment pas leurs super-pou-voirs, et c’est justement parce queSuperman est au-delà de l’identificationqu’on peut l’admirer.Une variante chez les plus jeunes seraitle héros compagnon, le totem, le hérosdoudou pour les petits. Elle fonctionned’autant mieux que leurs héros sont, parnature bien définis et sans surprises.On doit aussi compter avec l’apporttransgressif des héros. Ceux-ci sont alorsun rival du parent, de l’adulte, un por-teur potentiel de contre-culture enfantine(Titeuf par le langage par exemple). Onpeut aussi le voir comme un exemple deréussite alternative, bien que personnen’ait envie de subir les problèmes deSpiderman, et de libération cathartiquedes pulsions violentes. Le héros, notam-ment d’aventure, accomplit au bénéficedu lecteur la violence, notamment justi-cière, qu’il réfrène. Le registre comiquen’est pas en reste, puisque le ressort enest souvent la transgression des inter-dits, parentaux ou sociaux.

Une nouvelle génération de hérosLa force visuelle de la BD pourrait êtreperçue comme éloignant le héros del’enfant. Au contraire, dans un style etune situation réaliste, la visualisation ducontexte concentre l’imaginaire de l’en-fant non sur le monde, décrit et repré-senté dans la planche, mais sur lesactions et les personnages, donc leshéros. Elle leur fournit même les élé-ments visuels pour imaginer des varia-

tions. C’est peut-être une spécificité de laBD, par rapport à un univers roma-nesque par exemple. Cependant, si cettepuissance visuelle dans la communica-tion reste constitutive, il faut admettrequ’elle a subi de profonds changementsces dernières années et décennies, etque les modèles traditionnels devraientêtre battus en brêche. Au point de seposer la question de la mort des héros deBD ?Le premier changement est évidemmentle recul des structures binaires : à lalutte du bien contre le mal des aventu-riers vient s’opposer la relativité desvaleurs et la complexité, héritage d’uneBD plus adulte. Depuis les années 60,par exemple, Daredevil est un avocataveugle luttant contre l’injustice, et unsuper-héros pourchassant les criminels.Dans les années 1980-1990, il a basculévers un statut ambigu, tenté d’utiliserles méthodes criminelles. Est-il encoreun héros ? Spider-Man a fini par tuer àplusieurs reprises, a connu la folie, l’er-reur. Ne parlons pas des X-Men, crimi-nels pour le gouvernement, clandestins,abondamment utilisés dans des universalternatifs et des rôles inversés. Oud’Iron-Man, devenu un machiavéliqueorganisateur d’assassinat des Vengeurs.L’ensemble des univers des super-héros asombré dans une complaisance pour l’é-tude du mal, dans une thématique de lacomplexité et des frontières. Les hérossont fatigués, désacralisés, souvent ridi-cules, ainsi Captain América. Pire, dansRising Stars, ils deviennent de la chair àcanon.On peut noter un phénomène équivalenten Belgique avec les scénarios de JeanVan Hamme par exemple : Largo Winch,découvrant progressivement l’impossiblevirginité de l’homme d’affaires ; Thorgal,

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devenu assassin et pirate, époux de sapire ennemie ; XIII, piégé par la CIA,mais potentiellement terroriste, espion,traître, tueur ? Chez le Jeremiah deHermann, il y a longtemps que le malreste la seule valeur interprétable. La vague d’édition de manga apporte sesnouveautés. Les dessinateurs japonaispratiquent beaucoup plus le mélangedes genres, avec de l’humour et de ladérision dans les histoires les plussérieuses. Par ailleurs, leurs personnagessont très proches du quotidien, autantdans leur description, leurs actions, quedans leurs faiblesses ou hésitations. Ilssont beaucoup moins monolithiques.Leurs défauts sont nombreux. Narutoest-il un héros ? Et Conan, Sangoku,Tatsuya, Sakura, ... ?En fait, dans la plupart des cas, ces évo-lutions s’accompagnent de phénomènescompensatoires. Il n’y a, certes, pasgrand-chose à admirer dans un person-nage dépressif, incertain, ou dans leserreurs ou fautes commises, cependant

leur vérité y gagne considérablement, etl’identification est vraisemblablementplus facile. Comme la structure narrativecontinue de les mettre en valeur, ils res-tent admirables, non plus pour leur per-fection, mais pour leurs points communsavec les « vrais » gens. Ce phénomène estd’ailleurs essentiellement présent dans laBD pour pré-ados et adolescents.

S’il y a danger, peut-être vient-il tout sim-plement de l’extérieur : de l’audiovisuelet du numérique, nouveaux fabriquantsde mythes culturels concurrents. La téléa produit des icônes pour enfants depuisles années 60, mais leur influence estlongtemps restée limitée à ce cercle, ou àune brève durée. Aujourd’hui, ces nou-velles stars, ces héros des enfants, nais-sent à la télé et envahissent le livre et lapresse, à coup d’opérations combinées(Totally Spies, Winx, Pokemon, ...). S’ilsremplissent l’imaginaire des enfants,quelle place restera t-il pour les héros depapier traditionnels ?

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Naruto,

Masashi Kishimoto

Shueisha

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Né en 1977, ce duo célèbre de la presse pour la jeunesseconnaît toujours le mêmeengouement auprès de ses lecteurs. Retour sur les secrets de leurnaissance, auprès de leurs créatrices, Jacqueline Cohen,l'auteur, Bernadette Després,l'illustratrice, et la rédactrice en chef de J'aime lire à l'époque,Anne-Marie de Besombes. Où l'on verra aussi comment, en trente ans, ces personnages ont évolué et élargit leur public.Nous remercions BernadetteDesprés pour les dessins préparatoires qu’elle nous aautorisé à reproduire.

*Marie Lallouet, éditeur et rédactrice en chef de J’aime lire

Q uand on pose la question de la nais-sance des héros aux acteurs pré-sents autour du berceau, on est sou-

vent un peu déçu. On attend des secrets eton se retrouve avec des évidences, onespère des recettes et on découvre, avecune pointe de regret, qu’il n’y en a pas.Chance, talent et travail, ces trois mots-làsuffisent bien à répondre à la question,même s’ils ne font pas pour autant uneréponse très excitante.Créés en même temps que le magazineJ’aime lire au début de 1977, Tom-Tomet Nana n’échappent pas à la règle. De lachance, du travail et du talent. Pour lereste…

Qu’en disent Jacqueline Cohen etBernadette Després ? La première estl’auteur, la seconde est la dessinatrice.Talent et travail, c’est sûr. Par ordre d’ap-parition, c’est d’abord Bernadette. Depuis1966 elle collabore à Pomme d’Api. Sesdessins ne sont pas spécialement à lamode – et ne le seront d’ailleurs jamais –

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Tom-Tom et Nana« On ne pouvait pas savoir, mais on est bien tombé... »1

par Marie Lallouet*

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et elle revendique un parcours d’autodi-dacte. Son travail est plus du côté de lavie que de l’esthétique et ses premierslecteurs ne s’y trompent pas. Au hasardde ses pérégrinations éditoriales elle ren-contre Jacqueline Cohen. Elles sont fon-damentalement différentes (angoisse dela perfection côté Jacqueline, optimismeà toute épreuve côté Bernadette) mais,très vite, leur humour s’accorde, et aussileur talent à croquer le vivant. C’est unechance. « Les mots de Zaza » (BellesHistoires, mars 1976) en sont la premiè-re preuve.Bernadette Després : « Au début, ils vou-laient 20 pages par mois ! Mais c’étaitimpossible. Déjà 10… Enfin, j’en ai parléà Jacqueline, parce qu’on rigolait desmêmes choses. L’idée du restaurant danslequel on vit et travaille m’était venue en73, au moment de la naissance de monfils Étienne. Je partageais ma chambre

de maternité avec une dame qui tenaitun restaurant populaire rue du faubourgMontmartre. La chambre ne désemplis-sait pas de tous les clients du restaurantqui venaient rentre visite à la jeunemaman et lui apporter des fleurs. Lemari en avait un peu marre, de toutesces fleurs. Après, je suis allée faire descroquis dans son restaurant. AvecJacqueline, on voulait que ça fasse vrai-ment rigoler, et que l’on n’hésite pas àcaricaturer les adultes. Le coup de pieddans le cul de Gino à Tom-Tom, c’étaitça qu’il fallait. Et le choix d’un milieupopulaire, c’était très important pournous. On a mis en place tout l’universavant de commencer mais on n’a pastout dévoilé dans le premier épisode (oùNana n’intervient pas, par exemple).Je crois que Bayard n’y croyait pas tropau début. C’est le talent de Jacqueline(puis celui d’Évelyne) qui a donné de

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Dessin préparatoire de Bernadette Després

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l’envergure à tout ça. Plus tard, quandc’est sorti, je suis allée montrer les pre-miers épisodes de Tom-Tom et Nana à ladame du restaurant et elle a trouvé çaépouvantable : il n’était pas questionqu’elle donne ça à ses enfants parce quece n’était pas bien du tout ! »Jacqueline Cohen : « “ À Bayard, ilscherchent une BD pour les 7/8 ans, si onessayait ? ” m’a dit Bernadette. C’est cequ’on a fait, avec notre inconscience etnotre incompétence : ni elle ni moin’avions d’expérience – à part commelectrices – de ce genre de littérature.Avec le recul, je pense que si notre projeta été accepté par Jacqueline Kerguéno etAnne-Marie de Besombes2, c’est qu’à l’époque il n’y avait pas de concurrence :les bons bédéistes travaillaient essentiel-lement pour les adultes3. Aujourd’hui,quelqu’un arriverait avec nos premiersscénarios et dessins, on lui claquerait la

porte au nez et on aurait raison. Les scé-narios étaient d’une naïveté confondanteet les dessins tout raides, malhabiles. Laseule “ qualité ”, si j’ose dire, de tout ça,c’était notre sincérité, notre absence decalcul. Ce travail, c’était vraiment nous,on aurait été incapables de pondre autrechose. On nous avaient prévenues,Bernadette et moi, que si le journal mar-chait, il faudrait continuer à pondre unehistoire par mois, et bien sûr on a vague-ment prévu ça, en suivant les principesde nos modèles (Quick et Flupke,Corinne et Jeannot, Bicot, Lagaffe,Mafalda, etc.). Et c’est parti comme ça. »

De l’autre côté, Bayard presse préparedeux nouveaux mensuels, Astrapi etJ’aime lire. Les enfants de Pomme d’Api(1966) et des Belles Histoires (1972) ontgrandi et deux nouveaux magazinesvont les accueillir du côté de la lecture

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Dessin préparatoire de Bernadette Després

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autonome. Emmené par Yves Beccaria,Bayard Presse est à cette époque en trainde réinventer les magazines pour lesenfants, y appliquant avant l’heure tousles bouleversements éducatifs de la findes années soixante. Astrapi devait sor-tir d’abord, mais J’aime lire lui grillera lapriorité d’un an, en janvier 1977. Petitlivre vendu chaque mois en kiosque etpar abonnement, J’aime lire joue à lafois des codes de la presse et de ceux del’édition. Édition ? Un vrai roman inédit,l’importance des auteurs, un format « poche » (la collection Folio Junior voitle jour elle aussi en 1977), un dos carré.Presse ? Un rythme mensuel, une venteen kiosques et à des abonnés, des jeux,et une bande dessinée. Nous y voilà. La bande dessinée, néedans la presse, en est une signaturepresque obligée. Il en faut donc unedans J’aime lire, ne serait-ce que pourassurer la présence de héros récurrentsquand le roman vient chaque mois pro-poser un univers totalement nouveau.Pour aussi s’assurer la commission pari-taire de la presse qui exige qu’un journalsoit composé de plusieurs rubriques (aumoins trois) et qu’aucune d’elle excède70% de la pagination.Anne-Marie de Besombes, directrice dela rédaction et première rédactrice enchef de J’aime lire : « Ce fut un long che-min où chacun s’est appuyé sur l’autrepour avancer, un ping-pong créatif, sin-cère, talentueux, parfois même tumul-tueux. Pour J’aime lire, nous souhai-tions trouver des héros “ complices ”,ayant cet âge de la vie. Ces hérosdevaient permettre la projection dechaque enfant. Quel que soit son milieude vie. Des gamins vivant au plus prèsleurs relations entre enfants mais parta-geant aussi le quotidien des parents, pris

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La premièreapparition de

Tom-Tom et Nanadans le n°1

de J’aime lire,

ill. BernadetteDesprés.

1977

Tom-Tom et Nana aujourd’hui

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par le boulot, mais sans barrière. Il nousfallait pour cela choisir un lieu un peu àl’ancienne, où petits et grands se croise-raient sans limites d’horaires ni de terri-toires. Une sorte de village en raccourci.L’idée du restaurant est née d’un brain-storming de la rédaction. »Jacqueline Kerguéno, rédactrice en chefadjointe au moment de la création deJ’aime lire : « Je me souviens avoir tra-vaillé avec Jacqueline Cohen à la miseen place de Tom-Tom et Nana, en cher-chant ce qui pourrait représenter deséléments de pérennité pour ce projet deBD. Nous avions croisé les situationspossibles entre les divers cercles autourdes deux héros (famille, restaurant,quartier, école, lieux de vacances) pourvoir ce que ces croisements éventuelsoffraient comme pistes à l’imaginairedes auteurs. Nous en avions déduit quecela pouvait nourrir la BD pendant aumoins trois ans… Puis nous avons ana-lysé les caractères des héros pour en voirla cohérence, ce qui laissait Jacquelinede glace ! Au début, on sentait que Jacquelines’inspirait de la vie de ses propresenfants, mais quand ils sont devenusados, il a fallu trouver d’autres sources.Plus tard, elle a souhaité trouver un co-auteur qui l’aiderait. Ce ne fut pas facile,mais Évelyne Reberg4 s’est finalementrévélée la personne idéale pour ça. »

J’aime lire, pour lequel ses fondateursimaginaient un succès modeste, sera trèsvite une grande réussite. La bande dessi-née de Tom-Tom et Nana y contribuesans doute largement mais en bénéficietout autant. Elle aurait aussi bien pu êtreentraînée par le fond avec un magazinemoins chanceux. Mais J’aime lire, petitbijou de simplicité, d’efficacité et d’ac-

cessibilité était exactement le magazinequi convenait à cette fin des annéessoixante-dix, quand les trente glorieusesfinissantes découvraient la montée del’illettrisme et ses conséquences sociales.Jacqueline Cohen : « Le succès a étéprogressif. Cette BD a bénéficié du suc-cès de J’aime lire tout en le servant. Ellea pu s’incruster dans ses pages et dans lepaysage, se développer grâce, je dois ledire, à la ténacité de Bernadette - moi jesuis plus paresseuse (sic) et plus angois-sée. Grâce à la publication des albums,au dessin animé (1998)… Grâce auxenfants surtout, qui s’y sont reconnus !Mais pas grâce aux adultes qui, eux, laregardaient (la regarde encore) le plussouvent d’un air apitoyé ou dégoûté. Àla rédaction de J’aime lire5, on ne s’inté-ressait guère à Tom-Tom et Nana (situa-tion avantageuse d’un certain côté, onnous fichait la paix du moment qu’onrendait les planches à peu près à l’heure),je n’avais qu’une oreille, la mienne. EtBernadette me laissait l’entière respon-sabilité des textes. »Bernadette Després : « Bayard n’ycroyait pas trop au début, mais plusaprès. En fait on ne pouvait pas savoir,mais on est bien tombé. »Jacqueline Kerguéno : « Il y a eu desséances difficiles la première année, où ilfallait revoir la copie : les premiers scé-narios étaient trop extravagants pour lesfamilles BCBG de Bayard, ou trop icono-clastes pour l’époque. Puis le public s’estélargi et les enfants en ont fait le succès.Jacqueline Cohen dit, à tort, que lesparents faisaient les dégoûtés. Ils ado-raient ça pour eux-mêmes, et y trou-vaient une complicité avec leur gamin,qui ne la leur accordaient pas forcément,désirant s’approprier Tom-Tom et Nanapour eux seuls. J’aimerais bien rappeler

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quand même que les bibliothécaires ontfait, les premières années, un accueilméprisant à J’aime lire et à Tom-Tom etNana. Pas assez classe, pas dans la caté-gorie littérature de jeunesse. Maiscomme les enfants les intéressent, toutde même, elles (ils !) ont commencé à seposer des questions. Sept ans plus tard,quand elles ont vu que " J’aime lire sor-tait six fois plus que les Folio Junior "(citation de l’une d’entre elles àClamart), elles ont fini par dire : " Si çapeut donner envie de lire aux enfants,c’est un bon début !" . Et encore " Tom-Tom et Nana, ils ne lisent que ça, j’espèrequand même qu’ils vont finir par deman-der autre chose !" Je pense qu’aujour-d’hui, même en soupirant encore, la plu-part ont changé de regard. »Anne-Marie de Besombes : « Tom-Tomet Nana ne sont pas nés d’une fabrique àhéros et à succès. La BD qui raconte leursaventures est une œuvre. Une création.Les mots ont leur importance. La premièreclé : deux créatrices, assumant ce qui lesfaisait rire, et pas sur n’importe quoi. Desprofessionnelles qui croyaient à ces idées.Un duo créatif. L’autre clé se trouve peut-être dans le pari de leur avoir demandé deréaliser cette création et dans la pertinen-ce de ce choix. Là entre en jeu le travail,l’exigence, les tourments et les nuits blan-ches de chacune d‘elles. 95% du succèsréside, à mes yeux, dans l’élaboration deces pages, mois après mois, année aprèsannée, par ces deux tempéraments créa-tifs, accros de perfection…C’est avec la sortie des premiers albums6

que l’univers de Tom-Tom et Nana pren-dra son autonomie par rapport à J’aimelire. »

Sentiment de spontanéité et d’improvi-sation chez les auteurs, sentiment de

construction plus élaborée du côté deséditeurs, la mise en place de Tom-Tom etNana résonne assez bien dans le champplus vaste de la création des univers etdes héros.Première remarque : leur succès devientévident une fois qu’il est prouvé maisrarement avant. On est enfin sûr que ça vamarcher quand effectivement ça marche.Avant cela, nous avons tous, éditeurs,auteurs, essuyé assez de beaux flops quiétaient des succès annoncés et inverse-ment pour faire preuve de modestie. Deuxième remarque : les succès ontbeaucoup de parents et les échecs sontassez souvent orphelins, pour reprendreà l’envi la formule d’Oscar Wilde. Dansle cas présent, tout le monde ou presquea eu la bonne idée du restaurant et cettemultiparentalité vient prouver, s’il enétait besoin, combien cette trouvaille futla bonne, d’où quelle vienne.Troisième remarque : rien ne se fabriquemais tout se travaille. Un éditeur faitbien son métier à partir du moment où ila ramassé un bon petit caillou. Un peubrut, pas bien propre, mais réel et solide.Le petit caillou qu’était Tom-Tom et Nanaà ses débuts était solide sans nul doute, etil était surtout porté par de vrais talents.Pourquoi, éditeur, ramasse-t-on tel petitcaillou plutôt que tel autre ? Parce qu’onen a besoin (c’était le cas ici) ; parce qu’onse dit que les auteurs qui le portent sontbons et que l’on a envie de les suivre (c’estégalement le cas ici) ; parce que le résul-tat de ce projet-là, on aurait aimé l’avoirentre les mains à 10 ans ; parce qu’onsent tout de suite que c’est pour nous…Panoplie d’arguments somme toute assezflous et propres à décourager une pro-motion entière d’école de commerce,mais en existe-t-il vraiment d’autres dansla réalité de la création éditoriale comme

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elle se fait ? À cela, Anne-Marie deBesombes ajoute avec justesse l’in-dispensable confiance qui leur a été faitepar Yves Beccaria : « Ça a été simple.Jacqueline Kergueno et moi étions lesdeux ouvrières du truc, plus MartinBerthommier7 qui a fait l’emballage.Yves Beccaria nous faisait confiance. Ilavait l’habitude de dire que face à unebonne idée, il faut une bonne décision. ».Et reste la chance, aussi indispensableque mystérieuse…

Prenant en 2002 la rédaction en chef deJ’aime lire, j’ai rencontré l’univers deTom-Tom et Nana vingt-cinq ans après sacréation. Prise entre le feu de lecteursenthousiastes et de créatrices prisonnièresdu succès de leurs personnages , je n’aipas eu l’impression que la rédaction « nes’intéressait guère à Tom-Tom ». J’ai plu-tôt constaté que la lectrice la plus sévèrede ces planches était Jacqueline elle-même et que l’idée d’une J’aime liresans « La Bonne fourchette » remplissaitd’effroi tout le monde. Le succès ampli-fié par la télévision (1998) commençait às’essouffler et les auteurs attendaientavec impatience la relève : quand doncdes nouvelles bandes dessinées vien-draient-elles prendre la place de Tom-Tom ? Relève dont aucun lecteur ne vou-lait entendre parler.Pour moi, l’univers de Tom-Tom et Nanarecèle deux forces extraordinaires. La pre-mière, du point de vue du lecteur, est delui proposer un petit monde où ça barde,ça crie, ça se dispute mais où on est cer-tain d’une chose : on s’aime. Ce qui n’estpas rien.La deuxième force, plus du côté de l’édi-teur, est que ces bandes dessinées sontaussi à l’aise dans le monde de la grandedistribution que dans celui de la librairie,

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et le premier volume en format poche, 1985

Publicité parue dans J’aime lire n°67, 1982,

pour la sortie des premiers albums Tom-Tom et Nana grands formats parus en 1981

ill. B. Després, dessins extraits des pages de garde des albums poche

CD paru en2002 coédité parBayard et NaïveEditions

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et ce grand écart est assez rare pourmériter qu’on le salue. L’impératif dupopulaire, rappelé par les deux auteursavec force et porté aussi par J’aime lire,associé à un degré d’exigence extrêmesont sans doute le secret de cette prouesse.Aujourd’hui, il nous faut travailler auxhéros de demain. Ariol (Emmanuel Guibertet Marc Boutavant), Anatole Latuile(Anne Didier et Olivier Muller / ClémentDevaux) Suzie et Godefroy (Dominiqueet Fanny Joly / Laurent Audouin) sontsur le tarmac, prêts à s’envoler. Lequelsera le plus durable, le plus solide, leplus populaire ? Bien malin qui pourraitle dire.Je sais cependant que, au-delà de l’ad-miration pour cet univers modeste et for-midable, le sacerdoce (embarrassant de

ne pas avoir un autre terme à ma disposi-tion) qu’a représenté Tom-Tom et Nanapour Jacqueline Cohen, Bernadette Despréset ensuite pour Évelyne Reberg8 force lerespect.

Merci à Jacqueline Cohen, BernadetteDesprés, Anne-Marie de Besombes,Jacqueline Kerguéno, Yves Beccaria etGeorges Sanerot pour leur aide.

1. Citation de Bernadette Després, dessinatrice de Tom-

Tom et Nana, avril 2009.

2. Respectivement rédactrice en chef adjointe et rédac-

trice en chef du futur J’aime lire.

3. Cette période est en effet par ailleurs la grande

époque de la bande dessinée pour les adultes, qui se ras-

semblera autour du mensuel (À suivre), publié par

Casterman de 1978 à 1997.

4. Évelyne Reberg, auteur de nombreux et formida-

bles romans publiés par J’aime lire, co-signera les

épisodes de Tom-Tom et Nana à partir de juillet

1986 (n°114).

5. Rédaction à laquelle Jacqueline Cohen sera inté-

grée en tant que rédactrice salariée le 2 janvier 1978.

6. La première parution en album date de 1981.

Mais ces grands formats ne seront pas un succès.

Il faudra attendre le deuxième essai, au format

poche cette fois, en 1985, pour que le succès soit

au rendez-vous en librairies. On notera cependant

que ces petits albums de 90 planches seront tou-

jours associés aux rayons jeunesse, et non à ceux

de BD et régulièrement inscrits dans la hit-parade

des meilleures ventes, mais toujours en jeunesse

et jamais en BD.

7. Martin Berthommier fut le premier directeur

artistique de J’aime lire dont il a inventé la for-

mule graphique qui, trente ans plus tard, pré-

vaut toujours.

8. On n’oubliera pas de nommer également

Catherine Viansson-Ponté, la coloriste de l’aven-

ture.

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Suzy, dess. de Laurent Audouin et la planche de Tom-Tom et Nana sur les héros

parue dans le n°375 d’avril 2008 de J’aime lire

Illustrations : Tom-Tom et Nana, personnages créés par

Jacqueline Cohen, Évelyne Reberg,

Bernadette Després et Catherine Viansson-Ponté

(avec l'aimable autorisation de Bayard Jeunesse)

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Nous sommes, cette fois, du côté des petites héroïnes dans les albums, très présentes aujourd'hui dans le rôle principal. Et, là encore, personnages récurrents de séries. Une galerie de portraits hauts en couleur : Olivia, Zuza, Rita ou Olga,ces petites filles pleines de vitalité et d'impertinences'inscrivent bien dans la lignéede leur grande sœur, Éloïse.Selon Sophie Van der Linden, les illustrateurs ont largementcontribué à leur insuffler l’énergie et le mouvement qui leur font crever l’écran de la page.

* Sophie Van der Linden est l’auteur de Lire l’album. Elleest actuellement rédactrice en chef de la revue Horscadre[s].

N ombreux sont ceux qui ont montrél’insuffisante représentation duféminin dans la littérature pour la

jeunesse. Dans les années 70, AdelaTurin, François Ruy-Vidal, Christian Bruelont, chacun à leur manière, offert deslivres antisexistes visant à bousculer lesconventions. Ces démarches persistent,jusqu’à récemment où, deux femmescréent la maison d’édition Talents Hauts,avec l’objectif prédominant de battre enbrèche les stéréotypes.

Pierre Péju1, en 1981, montrait bien com-ment, aux racines même de la littératurepour la jeunesse, dans le conte, les héroï-nes n’existaient pas puisque les petitesfilles étaient cantonnées à des rôles pas-sifs. Parmi les créateurs contemporainss’inscrivant dans la lignée du conte, cer-tains choisirent la parodie pour mettre enscène, par exemple, d’ébouriffants petitschaperons rouges capables, entre denombreuses prouesses et impertinences,de tirer le loup par la queue... D’autreschoisirent d’infléchir profondément la lit-térature pour la jeunesse en la dotant de

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Les nouvelles Éloïse

par Sophie Van der Linden*

Olivia

Zuza

Rita

Olga

Eloïse

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remarquables héroïnes courageuses etsensibles. Claude Ponti devait ainsi don-ner en 1992, avec L’Arbre sans fin2, l’inoubliable récit d’initiation d’une petitefille, issue, et c’est très exceptionnel,d’une lignée matrilinéaire, qui mène debout en bout une aventure qui la conduitau tréfonds de ses mondes. Mais il fautbien reconnaître que, dans le champ del’album, de telles héroïnes demeurentbien rares.

Les héroïnes de série sont-ellestoutes sages ?La dimension héroïque des personnagesféminins tend plus facilement à s’inscriredans la dimension éditoriale de l’« héroï-ne de série à personnage récurrent » quiconsiste à : 1. Se centrer sur un person-nage principal féminin 2. Inscrire sonprénom en titre 3. Répéter le même sché-ma sur plusieurs livres afin d’en faire unesérie. Ce concept est loin d’être neufpuisqu’il marque les origines même del’album, comme en témoigne Mlle Lili,héroïne des albums « Stahl » lancés en1862 par l’éditeur Hetzel.

Dans ce domaine y a les héroïnes petitesfilles sages. Et il y a les autres3. Douces,conventionnelles, les premières ont le dond’enthousiasmer le plus grand nombre, enparticulier les parents et grands-parentsqui voient là un modèle sûr d’identifica-tion à offrir à leur progéniture. La célèbre,constante et indétrônable Martine ou laplus éphémère Juliette, rassurent lesadultes et offrent une voie de salut auxjeunes lectrices en quête de reconnaissan-ce auprès de leur ascendance.

Les autres n’ont certainement pas pourbut d’offrir un quelconque modèle etl’on n’est d’ailleurs pas si sûr de devoir

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L’Arbre sans fin, ill. Claude Ponti, L’École des loisirs

Alphabet de Mademoiselle Lili par un papa, ill. L. Froëlich, Hetzel, 1865 in :

Les Petits français illustrés 1860-1940 de C.-A. Parmegiani, Éd. du Cercle de la librairie

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ou de pouvoir les aimer. C’est la questionque pose, non sans inquiétude, une jeunelectrice à propos de l’une des figuresemblématiques de la littérature pour lajeunesse américaine : « Maman, est-ceque nous aimons Éloïse ? »4. La véritablequestion étant, comment s’identifier àune héroïne qui se caractérise par sonanticonformisme, sa radicale ruptureavec les bonnes manières, sa verveimpertinente et son énergie digne desplus impressionnantes catastrophesnaturelles. C’est qu’Éloïse5 sollicite chezses lecteurs une prise de distance, unsecond degré qui sont loin d’être habituelsdans la production pour la jeunesse, etencore moins au sein de séries faites pourélaborer des modèles d’identification.

Dans ce contexte, il fallait lui trouverune descendante. C’est chose faite avecOlivia de Ian Falconer6 qui prend assuré-ment la relève. Cochon anthropomorpheayant toutes les caractéristiques d’unepetite fille, elle n’a en effet rien à envierà l’extrême activité de son ancêtre dontelle endosse jusqu’aux couleurs (noir etrouge). Là où Olivia s’affirme commeune héroïne de l’époque contemporaine(oserons-nous dire postmoderne ?) c’estdans son positionnement hybride. Loinde la petite fille modèle, elle se joue enrevanche très finement du rapport àl’anticonformisme. La jeune Olivia estplacée dans une famille moyenne,modèle, très stéréotypée. Mais son créa-teur aura certainement jugé trop facilede la placer en rébellion contre sonmilieu. Olivia revendique ainsi claire-ment son goût pour la tradition (il FAUTune fanfare le jour de la fête nationale)et son refus de l’intellectualisme (jepeux en faire autant en deux minutesjuge-t-elle devant une toile de Jackson

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Olivia, ill. I. Falconer, Seuil Jeunesse

Eloïse, ill. H.Knight, Gallimard

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Pollock). Il faut quand même concéderqu’Olivia fait partie d’une équipe de footet se prend à composer quelques mélo-dies au piano les nuits d’orage. Maisc’est finalement son excessive normalitéqui la singularise : Olivia fait des châ-teaux de sable. Monstrueux. Oliviaessaye ses habits. Trente successive-ment. Olivia lit des livres. Cinq d’uncoup. Mais, et c’est aussi la nouveauté,on aime assurément Olivia. Toutcomme sa maman qui lui assure,aumoment du bisou du soir : « Tu sais, tum’épuises vraiment. Mais je t’aimequand même. » Et Olivia de lui rendreson baiser en répondant : « Moi aussi jet’aime quand même » !

Ces petites héroïnes impertinentes,hyperactives, autoritaires, à l’imaginairedébridé nous les retrouvons heureuse-ment en France, certes bien cachéesdans les rayonnages plutôt qu’en têtede gondole, mais tout aussi hautes encouleurs. Il y eut d’abord Zuza7. PuisOlga8, ou encore Rita9 (oui, tous cesprénoms se terminent par « a », commela grande majorité de ceux des petitesfilles nées à l’aube du XXIe siècle). Cespetites françaises ont cependant pourparticularité de ne pas être environnéesde leurs parents. Elles se trouventreprésentées dans leurs activités dejeux, leurs bêtises et surtout les imagesdonnent vie à leurs élaborations imagi-naires. Ce qui les place d’ailleurs plutôtdans la lignée d’un ami américain pré-nommé... Max.

Mettant en scène des petites fillesinventives, formidablement à l’aisedans l’univers imaginaire qu’elles seconstituent en propre, ces albums éla-borent des personnalités singulières de

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Le Dîner de Z uza, ill. A. Vaugelade, L’École des loisirs

Olga dans Strongboy, le tee-shirt de pouvoir, ill. I. Green, Didier Jeunesse

Rita et Machin, ill. O. Tallec, Gallimard Jeunesse

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nature à marquer un parcours de lec-teurs.

Indéniablement, ces propositions nerelèvent pas d’une démarche strictementféministe visant à battre en brèche l’image de la petite fille modèle. Dans lalignée d’Éloïse, mais ayant nettementfait évoluer la proposition de départ, cesalbums offrent surtout une vision del’enfance à l’état brut, résolument singu-lière, créatrice et fortement ancrée dansl’imaginaire. Si modèle il y a, c’est bienvers celui-ci, universel, que ces héroïnespeuvent conduire.

Quelques portraitsNous avons découvert Zuza toute jeune,en 1998, puis l’avons vue grandir au furet à mesure des épisodes. Avec sabouille ronde et sa couette, Zuza s’ap-parente à une enfant sage mais sonmauvais caractère et surtout, surtout,son indétournable obsession du jeu laconduit à mener des aventures peuconventionnelles.

Cousine de Zuza, Olga, est elle aussiune enfant tendre, féroce et créative.Dans le dernier opus de ce qui ressem-ble fort à une série, Strongboy, le récitqui s’attache à montrer l’irrésistibleascension d’Olga la « commandeuse »,puis sa chute, souligne l’extraordinaireesprit de jeu et l’ampleur de l’imaginairepropres à l’enfance.

Toutes ces héroïnes, à laquelle j’ajoute-rai la série, bien identifiée comme telle,des Rita d’Olivier Tallec, prennent viegrâce au talent graphique de leurs illus-trateurs qui manient le trait avec uneincroyable aisance. Tant et si bien qu’ilsemble impossible de parvenir à un tel

degré d’expressivité ou de dynamismeavec un autre médium.Cependant, les lecteurs attentifs de cesproductions perçoivent bien vite quec’est une autre dimension qui les retientet les convie à d’infinies relectures. Toutsimplement celle de l’album.

Ainsi Anaïs Vaugelade, dans la série desZuza, fait des choix expressifs (doubleniveau de texte, prédominance desfonds colorés) qui structurent le dyna-misme de l’héroïne à l’échelle même dulivre. Quant aux ouvrages d’Ilya Green,au-delà du pur plaisir des dialogues etdes représentations, le lecteur y repèrebien vite d’inventives interactions tex-tes-images (complémentarité des texteshors et dans l’image, jeux graphiques dutexte manuscrit, silences du texte...), ledéveloppement de récits secondairesparallèles (portés par les animaux ausecond plan), et y trouve un enchaîne-ment rythmé des séquences, naviguantentre premier et second degré avecfinesse. Outre-atlantique, Ian Falconerpossède avec une extraordinaire maîtri-se les règles de fonctionnement de l’al-bum et ne cesse de jouer avec son lec-teur par le biais d’audacieux rapportstextes-images, d’ellipses, de narrationsenchâssées...

C’est peut-être sur ce point plus que surtout autre que ces créateurs contempo-rains rendent hommage au travail duduo Kay Thompson-Hilary Knight, qui asu mobiliser de riches inventions pourinscrire la trépidance et l’impertinencede leur héroïne au cœur même du livre.Dans ses marges (Éloïse apparaît pour lapremière fois coupée par le bord droit dela page, comme insaisissable), ses multi-plications (les apparitions multiples de

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la petite fille sur la page) ou encore sesdéploiements (la fameuse scène de l’as-censeur). C’est donc l’avantage ultime que ceshéroïnes en « a » ont sur leurs ancêtresen « i » (Zazie, Fifi...) : posséder pouraire de jeu un espace aux ressourcesinépuisables : l’album !

1. La Petite fille dans la forêt des contes, Paris, Robert

Laffont, 1981.

2. L’École des loisirs.

3. Voir l’article « Les Petites filles désobéissantes ou les

sœurs de Pauline », de Nathalie Dresse dans les Actes

du colloque Crasse-Tignasse, Théâtre du Tilleul,

Bruxelles, 1996.

4. Selon ma traduction. Propos rapportés par Sarah

Farrell dans « Hints From Eloise Kay Thompson’s heroine

offers timeless lessons on how to have fun and torture

grown-ups », The Times magazine, édition du 16 mai

1999.

5. Du nom de l’héroïne qui a donné son nom à une série

d’albums américains dont le texte est signé de Kay

Thompson et les illustrations d’Hilary Knight. Le premier

titre Eloïse, est publié en 1955 par Simon &Schuster.

6. Premier titre de la série publié en 2000 par la même

maison d’édition et publié en France la même année par

Le Seuil Jeunesse.

7. Série d’Anaïs Vaugelade. Premiers titres publiés : La

Chambre de Zuza, Zuza dans la baignoire et Le Dîner de

Zuza, 1998, L’École des loisirs.

8. Série (non identifiée en tant que telle par l’éditeur)

jusqu’ici composée de trois albums d’Ilya Green :

Histoire de l’œuf (2004), Olga, arracheuse de marguerite

(2006), Strongboy, le Tee-Shirt du pouvoir (2007),

publiés chez Didier Jeunesse

9. Série Rita et machin, de Jean-Philippe Arrou-Vignod

(texte) et Olivier Tallec (images). Premier titre : Rita et

machin, 2006, Gallimard Jeunesse.

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Eloïse, ill. H.Knight, Gallimard

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Dans la grande lignée de JohnRonald Reuel Tolkien, qui a sucréer un véritable univers avecsa cohérence et ses petits hobbitsqui n’hésitent pas à combattreles puissantes forces des ténèbres, d’autres écrivainsanglo-saxons, puis français, se sont engagés dans le genre de la fantasy, surtout après lesuccès mondial de Harry Potter.Les héros qui peuplent ces grandessagas – tant prisées par les lecteurs – présentent-ils des traits communs avec ceuxdes romans d’aventure classique ?Et en quoi dépassent-ilscet héritage pour s’affirmer de façon originale ? C’est ce que montre bien Anne Besson.* Anne Besson est maître de conférences en littératurecomparée à l'Université d'Artois (Arras), récemmentauteur d'un ouvrage de synthèse sur La Fantasy(Klincksieck « 50 questions ») et de plusieurs articlessur les déclinaisons du genre pour la jeunesse.

Qu'ont en commun Harry Potter,le plus célèbre des petits sor-ciers, Will et Lyra, dont Philip

Pullman conte la sortie de l'enfance dansla trilogie « À la Croisée des Mondes »,Eragon, indissociable de sa dragonneSaphira dans « L'Héritage » deChristopher Paolini, ou encore TaraDuncan, l'impétueuse jeune héritière del'Empire d'Omois dans le cycle éponymede Sophie Audouin-Mamikonian - et onpourrait étendre la liste presque à l'infini,héros et héroïnes du florissant domaineéditorial qu'est devenue la fantasy pourla jeunesse, tant en France que dans l'aireanglophone ? Ne sont-ils que des avatarsdes grands personnages traditionnels duconte et du roman d'aventures, tout justetransposés dans des univers fictionnelsostensiblement alternatifs ? Ou bienpeut-on identifier en eux des traits spéci-fiques marquant l'imaginaire contempo-rain, qui les distinguent comme les nou-veaux héros des enfants d'aujourd'hui ?

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Les nouveaux aventuriers :

exploration desmondes

fantastiquespar Anne Besson*

Bilbo le Hobbit,

ill. D. Wenzel, Glénat

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Des héros qui s'inscrivent dans unelongue traditionLes différents portraits de ces jeunesexplorateurs de mondes, doués de pou-voirs magiques, présentent une évidentehomogénéité, à l'image de celle quicaractérise en première instance le genrede la fantasy : quoiqu'en vérité fort richeet diversifiée, celle-ci demeure en effetlargement dans l'ombre de l'œuvre deTolkien, son grand modèle, et donc asso-ciée dans l'esprit du grand public à devastes mondes imaginaires abritant desaventures épiques, des paysages gran-dioses, des créatures merveilleuses, etbien sûr une bonne dose de magie...Avec Bilbo le Hobbit de Tolkien (1937)et les « Chroniques de Narnia » de soncontemporain et collègue C.S. Lewis(1950-56), les traits typiques du héros defantasy pour la jeunesse se mettent déjàen place : issus de notre monde qu'ilsquittent pour l'univers merveilleux (dansle cas de Narnia), ou originaires d'unepériphérie de ce dernier (la paisibleComté des Hobbits, en Terre du Milieu),les personnages appelés aux plus hautesdestinées sont a priori mal adaptés à leurtâche, petits par la taille et l'ambition, outout simplement par l'âge et les connais-sances. Projetés au cœur d'enjeux qui lesdépassent, ils vont se révéler au termed'un parcours initiatique.Rien que de très classique dans toutcela, et les nombreuses variantescontemporaines forcent plutôt le traitvers le stéréotype, en (re) mettant àl'honneur des personnages d'orphelinsélus en quête d'identité ou d'écoliersrétifs à l'autorité, qui figurent comme laquintessence des qualités attribuées auhéros quand il s'agit de favoriser l'iden-tification du jeune public et la disponibi-lité à l'aventure. La fantasy en effet s'ins-

crit explicitement dans un ensemble detraditions narratives qu'elle réinvestitsans aucunement le dissimuler, car telleest justement son ambition. Elle consti-tue un avatar revendiqué des récits dumerveilleux, mythes et contes dont elle seveut l'héritière, en même temps qu'unenouvelle branche du tronc principal deslittératures de genre et de grande diffu-sion, le roman d'aventures. Ses hérospour la jeunesse semblent donc en toutelogique retrouver les traits et les rôles quicaractérisaient déjà ceux de ces genresantérieurs, l'exotisme du cadre fictif suf-fisant à assurer un renouvellement mini-mal du répertoire des motifs.Orphelins donc, comme Harry Potterbien sûr, Eragon élevé par un oncle bien-tôt victime des suppôts du mal, ou TomCox orphelin de mère dans le cycle deFranck Krebs, ils peuvent également nepas connaître d'abord leur origine véri-table, comme Tara Duncan élevée dansl'ignorance de sa nature de sortcelière etqui croit avoir perdu ses parents, destintrès proche de celui de l'Ewilan de PierreBottero (trilogies « La Quête d'Ewilan »et « Les Mondes d'Ewilan »), élevée sousle nom de Camille par une famille ter-rienne peu aimante, ou encore, autrevariation possible sur le même thème,être privés de figure paternelle, commeWill dans La Tour des Anges de PhilipPullman, Guillemot dans « Le Livre desétoiles » d'Erik L'Homme ou Théophiledans la « Trilogie d'Arkandias » d'EricBoisset - toujours, ils se savent étrangersau terne quotidien dans lequel ils ont vule jour, comme la Candy Quakenbush deClive Barker (trilogie « Abarat »). Nospersonnages rejoignent ainsi très visible-ment les origines du conte dans le « roman familial » de chacun, toujoursprésentes au fil de l'histoire des récits :

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du héros mythique désigné comme élupar les circonstances mystérieuses de sanaissance, à celui du roman d'aventuresqui déjà reprenait cette caractéristique,idéalement adaptée à la liberté dont ildoit jouir (voir Jim Hawkins dans L'Ileau trésor de Robert Louis Stevenson). En général pourvus d'emblée de donsexceptionnels (pouvoirs magiques sur-développés de Harry ou Tara, électiond'Eragon par le dragon, de Lyra par l'alé-thiomètre), héros et héroïnes n'en pas-sent pas moins par une « formation » quireproduit là encore des schémas à l'effi-cacité éprouvée. Le parcours initiatiqueen question, sanctionné comme il se doitpar des épreuves qualifiantes qui lesamènent à la connaissance d'eux-mêmeset de leur place au sein du monde,emprunte la ou les formes (elles sont fré-quemment combinées) de l'apprentissagescolaire et du voyage, équilibrant pour lejeune public familiarité et évasion. Élèves inscrits au moins un temps dansun cadre scolaire (Harry à Poudlard,Lyra à Oxford), ils se montrent promptsà l'indiscipline ou à l'indépendanced'esprit, selon un modèle d'identifica-tion qui valorise curiosité, entraide ami-cale et expérimentation personnelle.Entraînés à la découverte d'un mondemenaçant et menacé, dans lequel ils sesavent amenés à jouer un rôle décisif, ilsfranchissent des étapes où s'éprouventleurs qualités héroïques - de nombreuxensembles, à l'image de « L'Héritage »ou d'« Abarat », calquent leur structurenarrative sur ce modèle du voyage jalon-né de rencontres et d'aventures, maisaussi de lieux et de peuples qui scandentles figures de l'Ailleurs et de l'Autre. Lasingularité de chaque auteur sembletrouver à s'exprimer, bien davantage quedans de jeunes personnages plutôt

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« Les Chroniques de Narnia », de C.S. Lewis,

t. 1 : Le Neveu du magicien, ill. P. Baynes, Gallimard Jeunesse

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convenus pour leurs rôles, dans ce cadredu « monde secondaire » merveilleuxpour lequel ils rivalisent d'inventivitéréjouissante, souvent matérialisée par laprésence de cartes et autres index :monde-archipel d'Abarat, Pays d'Yscontre Monde Incertain du « Livre desétoiles », mondes multiples chezPullman, défilé de créatures, de races etde nations dans Harry Potter, Eragon,Ewilan, Tara Duncan...

... mais des héros contemporainsQuoi de neuf en somme chez ces « nou-veaux » héros ? En fait et au-delà de cespremières apparences, plusieurs traitssaillants viennent conférer, à ces visi-teurs d'univers souvent archaïsants,eux-mêmes héritiers de traditions narra-tives anciennes et de plus récents sté-réotypes, une allure et une significationprofondément actuelles. Je ne signaleraiqu'en passant, parce qu'elle est plusgénéralement illustrée dans l'ensemblede la littérature pour la jeunesse contem-poraine, au point d'y frôler déjà le cli-ché, la promotion des héroïnes (Lyra,Candy, Tara, Ewilan) à une premièreplace active et décomplexée, souventmarquée par l'exercice précoce du pou-voir politique et de la force combattante :la « princesse-guerrière » (trop souventconforme à des canons de beauté peuinnovants) s'impose comme l'héroïne dumoment, encore présente dans les deuxderniers grands succès du genre, avecKira dans « Les Chevaliers d'Emeraude »d'Anne Robillard, et la reine Bleue dans« La Guerre des fées » de HerbieBrennan.Je soulignerai davantage une autre ten-dance repérable très largement dans lecorpus, et qui me semble plus significa-tive : l'insistance sur la précoce maturité

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« L’Autre monde », in : Les Mondes d’Ewilan : L’Œil d’Otolep,

ill. J.-L. Thouard, Rageot éditeur

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de héros héritiers malgré eux, qui gran-dissent et mûrissent au fil des pages,parce qu'il le faut bien. Personnagesrécurrents, leurs aventures font l'objetde plusieurs volumes : vieux tropisme làencore des littératures de genre et degrande diffusion, anciennement et cons-tamment illustré par la fiction pour lajeunesse, avide de personnages-repèresfidélisant l'attention volatile du jeunelecteur, entraînant sa mémoire... et sacapacité de lecture ! L'« effet HarryPotter » ayant entraîné une demande devolumes épais et nombreux, les diffé-rents textes cités s'épanouissent encycles où la trilogie, fréquemment conti-nuée, fait figure de format minimal.Cycles, et non séries, car le temps passeau fil de ces épisodes romanesques,alors que dans « Le Club des Cinq » parexemple, les enfants demeuraient éter-nellement jeunes en dépit de la multipli-cation des étés. Là encore Harry Potter,suivi entre 11 et 18 ans, fait figure d'ini-tiateur, mais Philip Pullman avait devan-cé J.K. Rowling dans la voie de la dés-illusion qui s'attache à ce vieillissementdes héros. L'aventure magnifique et tra-gique que constitue le passage à l'âgeadulte pour Lyra et Will se trouve valori-sée comme accès à la plénitude du moi,sans que soit pour autant minimisés lesrenoncements intimes dont la maturitéest, aussi, synonyme. Si la sagesse pré-coce de l'Héritière Tara, forgée par lesépreuves - dont les personnages duroman la créditent - ne saute pas fran-chement aux yeux, il s'agit également duleitmotiv le plus frappant autour du dra-gonnier Eragon, d'entrée plus vieux queson âge... En somme ces héros incarnent,à destination d'une jeunesse contempo-raine directement concernée, les tensionsqui affectent aujourd'hui l'image de la

succession des générations : peur de sor-tir de l'enfance (ou tentation de l'infan-tilisme déresponsabilisé, que dénoncentà leur façon Pullman comme Rowling),et pourtant maturité à l'évidence de plusen plus précoce. On peut vouloir refuserde grandir, la vie nous y oblige, nous disent ces romans et leurs héros, quiexplorent les autres mondes commeautant de cartes des nouveaux territoiresdu rapport entre les âges.

Bibliographie :

- références critiques :

• Anne Besson : « De la série au cycle, de la suspension

du temps au reflet de son passage. La double contrainte

en littérature jeunesse : l'exemple des ensembles roma-

nesques », in Devenir adulte et rester enfant ? Relire les

productions pour la jeunesse, sous la direction d'Isabelle

Cani, Nelly Chabrol-Gagne et Catherine d'Humières,

Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal,

2008, p. 255-266.

• Isabelle Cani : Harry Potter ou l'anti-Peter Pan, Paris,

Fayard, 2007.

• Philippe Clermont : « Une Fantasy française « à l'école

des sorciers » ou les avatars de Harry », in Actes du

Colloque du CRELID : Fantasy, le merveilleux médiéval

aujourd'hui, sous la direction d'Anne Besson et Myriam

White-LeGoff, Paris, Bragelonne « Essais », 2007,

p. 185-198.

• Guillemette Tison : « L'édition jeunesse exploite les

“ autres mondes ” », in Autres Mondes, sous la direction

d'Anne Besson, Cahiers Robinson n°17, Arras, 2005,

p. 89-97.

- cycles cités

• Audouin-Mamikonian : « Tara Duncan » : Les

Sortceliers, Seuil Jeunesse, 2003, Le Livre interdit, Seuil

Jeunesse, 2004, Le Sceptre maudit, Père Castor-

Flammarion, 2005, Le Dragon renégat, Père Castor-

Flammarion, 2006, Le Continent interdit, Père Castor-

Flammarion, 2007.

• Clive Barker : « Abarat », trilogie (deux volumes parus),

New York, Joanna Cotler, Paris, Albin Michel, Collection

Wiz : Abarat, 2002, et Jours de lumière, nuits de guerre

(Days of Magic, Nights of War), 2004.

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• Éric Boisset : « La Trilogie d'Arkandias », Magnard

Jeunesse, Collection Les Fantastiques, Le Grimoire

d'Arkandias, 1996, Arkandias contre-attaque, 1998, Le

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• Pierre Bottero : « La Quête d'Ewilan », trilogie, Rageot,

2003 : D'un monde à l'autre, Les Frontières de glace,

L'Ile du destin.

« Pierre Bottero : Les Mondes d'Ewilan », trilogie,

Rageot : La Forêt des Captifs, 2004, L'Œil d'Otolep,

2005, Les Tentacules du Mal, 2005.

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Wars Chronicles »), New York, Bloomsbury US Children's

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Fées (Faerie War, 2003), 2004 ;

L'Empereur Pourpre (The Purple Emperor, 2004), 2005 ;

Le Seigneur du royaume (Ruler of the Realm, 2006),

2007 ; Le Destin des Fées (Faerie Lord), 2007.

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Jeunesse : Tom Cox et l'impératrice sanglante, 2003,

L'Œil du pharaon, À la poursuite de Merlin et Le Temple

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2005, Tom Cox et le jour de l'invasion, 2006, La Fin des

sorciers, 2 tomes, 2007.

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Paris, Gallimard Jeunesse : Les Royaumes du Nord

(Northern Lights, 1995), 1998 ; La Tour des Anges (The

Subtle Knife, 1997), 1998 ; Le Miroir d'ambre (The Amber

Spyglass, 2000), 2001.

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Québec, Éditions de Mortagne, Paris, Michel Laffont : Le

Feu dans le ciel (2002), 2007 ; Les Dragons de

l'Empereur noir (2003), 2007 ; Piège au royaume des

Ombres (2003), 2007 ; La Princesse rebelle (2004),

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chambre des secrets (Harry Potter and the Chamber of

Secrets), « Folio Junior », 1998 ; Harry Potter et le prison-

nier d'Askaban (Harry Potter and the Prisoner of Askaban),

« Folio Junior », 1999 ; Harry Potter et la coupe de feu

(Harry Potter and the Goblet of Fire), 2000 ; Harry Potter

et l'Ordre du Phénix (Harry Potter and the Order of the

Phenix), 2003 ; Harry Potter et le Prince de sang mêlé

(Harry Potter and the Half Blood Prince), 2005 ; Harry

Potter et les Reliques de la mort (Harry Potter and the

Deathly Hallows), 2007.

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quelques couvertures des ouvrages cités

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Il était difficile de clore ce dossier consacré aux héros de la littérature de jeunesse– héros de papier et de plume (ou de clavier) – sans s’interroger sur la forteconcurrence qu’exercent les nouveaux médias (audiovisuel et numérique)comme producteurs de hérosd’un nouveau type, se démultipliant sur tous les écrans. Comment se jouecette concurrence ? A-t-on des raisons d’être pessimiste ?Benoît Virole apporte sa contribution à ce débat.

* Psychanalyste et écrivain. Dernier ouvrage paru : Leroman Shell chez Hachette Littératures, Prix JeunesMousquetaires, 2008.

L es héros pour l'enfance et la jeu-nesse sont-ils entrés dans unephase de mutation ? Voilà une ques-

tion à première vue dénuée de sens :leur spécificité est bien leur atemporali-té, puisqu'ils puisent leurs racines dansles besoins et les désirs profonds dechaque jeune lecteur. Tant qu'il y aurades enfants qui grandiront, en passantpar toutes les phases complexes de leurdéveloppement, ils auront besoin d'uneidentification à des personnages forts etles livres répondront à ces attentes enleur proposant des êtres imaginairesdans lesquels ils pourront se projeter.Pour autant, leur nature révèle aussi lareprésentation collective que chaquesociété se fait de l'enfance. Entre lescontes pour avertissement destinés àéduquer les garnements en leur faisantpeur des châtiments et les heroïc fantasymodernes où des super héros s'affrontenten combat singulier, il existe des diffé-rences suffisamment marquées pourqu'on accepte l'idée que l'analyse deshéros pour la jeunesse permet de mieuxcerner l'un des fondements idéologiquesimportants d'une société, à savoir la repré-sentation de l'enfance. Or, un rapide sur-vol des héros actuels montre que ceux-cisont devenus avant tout des produits.

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Des héros en pleine mutation ?Benoît Virole*

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Les héros conçus initialement par desauteurs pour les besoins de leursœuvres littéraires se retrouvent transfor-més en objets destinés à la consomma-tion de masse. D'autres, de plus en plusnombreux, sont délibérément conçus envue du marché du loisir et leurs concep-teurs cherchent à séduire1 l'imaginairedes enfants, dans cette visée mercantile.Ainsi, on repère bien une tendance de lasociété à produire des héros avec unedurée d'existence éventuellement courte,encadrée par les lois du marketing, maisdestinés à être consommés par un publiclarge.

Héros de papier, héros des écransCes héros développent une existenceplurielle qui se partage entre les diffé-rents médias de l'image, et en particu-lier le cinéma. L'attente des jeunes seconcentre sur les sorties de films pré-sentant des nouveaux personnages.Parfois, ceux-ci ont d'abord eu uneexistence littéraire. Mais elle est géné-ralement oubliée et très souvent traves-tie. Cette prévalence du vecteur ciné-matographique, puis télévisuel, est pro-blématique. Lors de la lecture d'unrécit, plus précisément d'une nouvelleou d'un roman, nous évoquons menta-lement des représentations des person-nages, mais aussi du cadre. Ces évoca-tions sont strictement privées. Ellessont une création unique, qui utilisetous les souvenirs conscients et incons-cients de l'expérience d'une vie. Au fildes pages, un flux de représentationsmentales traverse l'esprit du lecteur.Pour certains, ces représentations sontde véritables images à fort contenuvisuel. Pour d'autres, elles sont moinsprécises mais comportent des sensationskinesthésiques, auditives, olfactives,

des affects, etc. Elles n'appartiennent àaucun répertoire fixé. Elles sont enconstante réorganisation même si ellespuisent au fond de l'expérience vécue.Par exemple, la lecture d'une mêmenouvelle à plusieurs années de distancepeut générer dans l'esprit du mêmelecteur des évocations imagées fort dif-férentes. Tout le plaisir, et la puissancede transformation de la lecture, sesituent là. La lecture génère donc desreprésentations à partir d'un texte, lui-même issu d'une construction mentalepropre à l'auteur. Or, aujourd'hui, avecla systématisation des versions filméesassociées à la sortie des livres, onassiste à une explicitation publique,commune, partagée, standardisée del'imaginaire. Impossible de voir HarryPotter autrement que sous les traits del'acteur dans les films, ou les monstresde Poudlard autrement qu'à travers lesfigurations proposées. Même si per-sonne ne voit vraiment le même film– et qu'il existe aussi un rapport sub-jectif à l'image filmée – le rapportentre le texte et l'évocation mentaleest quand même modifié qualitative-ment quand des images sont systé-matiquement associées à une œuvrelittéraire. L'aspect privé, intime, del'évocation est remplacé par une com-munication mondialisée d'imagesstandardisées. L'évocation privée quesuscite par exemple la lecture d'unroman d'aventures devient participa-tion à un imaginaire collectif construitsur le mode de l'idolâtrie. Cette entréedans la consommation collective d'unproduit renvoie certes, au bout ducompte, à des significations privées,mais celles-ci restent formatées par unimaginaire stéréotypé, dans unelogique marchande.

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Plus encore, nos héros, après leur sortiesur les écrans de cinéma, se retrouventfréquemment déclinés dans des versionspour les jeux vidéo. Or, le développe-ment des jeux vidéo n'est pas une péri-pétie secondaire du développement tech-nologique. C'est un nouveau vecteur deculture qui conduit à une mutation dansle rapport au héros. L'identification parévocation mentale, ou par mimétismedes comportements, devient participa-tion effective dans une sorte d'immer-sion. « Je » suis « Spider Man » dans cejeu vidéo et c'est bien mon projet d'ac-tion qui se réalise dans cet univers. Lerapport identificatoire s'approfondit. Lehéros existe certes comme une entité ensoi, une création culturelle externe ausujet, mais il devient consubstantiel àsoi dans l'acte virtuel. Le joueur ne faitpas bondir Spider Man, il est Spider Manl'espace d'un bond virtuel.

Y a-t-il encore un avenir pour la lit-térature de jeunesse ?Nous sommes ainsi placés devant leconstat indéniable d'une mutation dansle rapport entre l'enfant et les héros.Non seulement la distanciation généréepar l'évocation mentale liée à la lectured'un texte, ou à la contemplation d'illus-trations, est annulée par l'envahisse-ment des images sur les écrans de ciné-ma et de télévision, mais le virtuel étendle champ de possibles en permettantd'être soi-même le héros dans l'acte vir-tuel. Devons-nous nous inquiéter d'unetelle évolution pour l'avenir même de lalittérature enfantine ? Le succès de l'édi-tion enfantine, comme celui de héros quisont nés dans l'expérience littéraire avantd'être propulsés à l'écran, attestent quel'écriture reste, encore, un espace privi-légié où l'inspiration d'un auteur peut

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Du livre au film en passant par les

jeux vidéos, les figurines, mugs et

autres produits dérivés !

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faire naître des personnages nouveauxayant quelque chance de marquer dura-blement l'imaginaire. Mais il se serait vainde se le masquer, nous sommes bel etbien entrés dans une nouvelle ère cultu-relle où les épopées et les actes héroïquesont abandonné les récits oraux et l'écri-ture livresque pour coloniser l'image et levirtuel.

1. Au sens fort, d’une tentative de séduction adulte en

mettant les enfants en présence de contenus à forte

connotation violente, voire sexuelle, et cherchant à

exploiter le monde pulsionnel de l’enfant. On pourrait

ainsi penser que le marché colonise l’inconscient infan-

tile en vue d’une exploitation mercantile.

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