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Dossier socialisation Annick Percheron et la socialisation politique Paul CARON, professeur de SES au lycée Auguste-Mariette de Boulogne-sur-Mer Les travaux d’Annick Percheron 1 ne prennent sens qu’en référence au contexte dans lequel ils s’inscrivent. Contexte de l’orientation des recherches sur la socialisation en général et sur la socialisation politique en particulier. Elle incarne, à sa façon et dans son domaine, ce « basculement de paradigme » dont parle François Dosse 2 , marqué par le thème de l’historicité et par la réhabilitation d’un sujet dont la compétence n’est pas niée. Les débuts d’une recherche marqués par la domination des politologues américains 3 Annick Percheron est née en 1937. Licenciée de lettres classiques puis diplômée de sciences politiques (option relations internationales), elle enseigne cinq ans les lettres classiques et l’histoire dans un collège parisien pour jeunes filles issues d’un milieu qu’elle qualifie de « très privilégié ». Des discussions avec ses élèves sur les problèmes d’actualité « qui montraient, contrai- rement aux idées reçues, l’existence de systèmes d’opinions et de préfé- rences politiques déjà formées à 13-14 ans » (1994, p. 100) l’amènent à reprendre ses études (une licence de sociologie) et bientôt à concevoir un projet de recherche sur l’univers politique des enfants et des adoles- cents. Elle va abandonner l’ensei- gnement pour se consacrer à temps plein à sa thèse. En 1966-67, elle passe une année aux États-Unis à l’université de Chicago (puis du Michigan pour un séminaire d’été qui lui a permis des contacts fructueux) où elle a travaillé avec David Easton notamment 4 . « Au départ, Chicago, la perspective dominante aux États- Unis 5 . Outre-Atlantique le sujet est récent mais les recherches empiriques ont débuté au cours des années 50, portées (de façon concurrente mais dans un rapport de force très favorable aux seconds) par des psychologues généticiens et des politologues d’ins- piration behavioriste et fonctionnaliste. DEES 128/JUIN 2002 . 23 c’était, pour moi, David Easton », dit- elle (1994, p. 107). Quand Annick Percheron com- mence ses travaux sur la socialisa- tion politique, dans la deuxième moi- tié des années 60, sa réflexion est pionnière en France puisque presque rien n’a encore été fait. Les rares recherches conduites se situent dans 1. Dont les activités de recherche ne se limitent pas à ce seul thème. 2. « Le paradigme qui a dominé sans partage dans les années 1950-1975 est le paradigme structuraliste […] (qui permettait) de conjuguer les effets du dessein théorique de destitution du sujet et l’ambition d’une saisie objectivante à ambition scientifique. Autour des années 80, on a manifestement basculé dans un nouveau paradigme marqué par une toute autre organisation intellectuelle dans lequel le thème de l’historicité s’est substitué à celui de la structure. Cette nouvelle période est surtout marquée par « la réhabilitation de la part explicite et réfléchie de l’action » (Marcel Gauchet). « […] La nouvelle sociologie considère que nombre des postulats de l’ancien régime sont à remettre en cause […]. En premier lieu, la coupure radicale entre compétence scientifique et compétence commune. » François Dosse, in Actes du huitième colloque des didactiques de l’histoire, de la géographie, des sciences sociales. Concepts, modèles, raisonnements, INRP, mars 1996, pages 294-295. On remarquera que ce « basculement de paradigme » n’apparaît guère, de façon d’ailleurs marginale, dans les manuels de sciences économiques et sociales (et probablement dans les enseignements) avant les années 90. Cf. Paul Caron et alii : « La socialisation dans les programmes et les manuels de sciences économiques et sociales, éléments pour une analyse curriculaire », IUFM Nord – Pas-de-Calais, juin 1998. Document ronéoté disponible sur Internet à l’adresse : www2.ac-lille.fr/seslille/ (rubrique le coin des enseignants – la formation continue). 3. C’est à Herbert Hyman que l’on doit l’expression « socialisation politique » dont il fait le titre d’un ouvrage (Political Socialisation) publié en 1959. Le terme « socialisation » semble, quant à lui, remonter à Durkheim dans Éducation et Sociologie (1911), même si la problématique de la socialisation est présente dans l’essentiel de son œuvre et si le terme « socialisé » se trouve déjà dans Le Suicide. 4. David Easton est probablement à cette époque la figure marquante des politologues qui s’intéressent à cette question de la socialisation politique. Voir notamment ce qu’en disent J.-P. Cot et J.-P. Mounier dans Pour une sociologie politique, Points-Seuil, 1974 (2 tomes). 5. On citera notamment l’étude franco-américaine conduite par Philip Converse et Georges Dupeux : « Politicization of the electorate in France and in the United States », Public Opinion Quarterly, Spring, 1962; et celle de Ch. Roig et F. Billon-Grand, La Socialisation politique des enfants, Paris : A. Colin, 1968.

Dossier socialisation Annick Percheron et la socialisation ... · François Dosse, in Actes du huitième colloque des didactiques de l’histoire, de la géographie, des sciences

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Dossier socialisation

Annick Percheron et la socialisation politique

Paul CARON, professeur de SES au lycée Auguste-Mariette de Boulogne-sur-Mer

Les travaux d’Annick Percheron1 ne prennent sens qu’en référence au contextedans lequel ils s’inscrivent. Contexte de l’orientation des recherches

sur la socialisation en général et sur la socialisation politique en particulier.Elle incarne, à sa façon et dans son domaine, ce «basculement de paradigme »

dont parle François Dosse2, marqué par le thème de l’historicité et par la réhabilitation d’un sujet dont la compétence n’est pas niée.

Les débuts d’une recherchemarqués par la dominationdes politologues américains3

Annick Percheron est née en 1937.Licenciée de lettres classiques puisdiplômée de sciences politiques(option relations internationales), elle enseigne cinq ans les lettresclassiques et l’histoire dans un collège parisien pour jeunes fillesissues d’un milieu qu’elle qualifie de « très privilégié». Des discussionsavec ses élèves sur les problèmesd’actualité «qui montraient, contrai-rement aux idées reçues, l’existencede systèmes d’opinions et de préfé-rences politiques déjà formées à 13-14 ans» (1994, p. 100) l’amènentà reprendre ses études (une licencede sociologie) et bientôt à concevoirun projet de recherche sur l’universpolitique des enfants et des adoles-cents. Elle va abandonner l’ensei-gnement pour se consacrer à tempsplein à sa thèse. En 1966-67, ellepasse une année aux États-Unis àl’université de Chicago (puis duMichigan pour un séminaire d’été qui lui a permis des contacts fructueux)où elle a travaillé avec David Eastonnotamment4. « Au départ, Chicago,

la perspective dominante aux États-Unis5. Outre-Atlantique le sujet estrécent mais les recherches empiriquesont débuté au cours des années 50,portées (de façon concurrente maisdans un rapport de force très favorableaux seconds) par des psychologuesgénéticiens et des politologues d’ins-piration behavioriste et fonctionnaliste.

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c’était, pour moi, David Easton», dit-elle (1994, p. 107).

Quand Annick Percheron com-mence ses travaux sur la socialisa-tion politique, dans la deuxième moi-tié des années 60, sa réflexion estpionnière en France puisque presquerien n’a encore été fait. Les raresrecherches conduites se situent dans

1. Dont les activités de recherche ne se limitent pas à ce seul thème.2. « Le paradigme qui a dominé sans partage dans les années 1950-1975 est le paradigme structuraliste[…] (qui permettait) de conjuguer les effets du dessein théorique de destitution du sujet et l’ambition d’une saisie objectivante à ambition scientifique.Autour des années 80, on a manifestement basculé dans un nouveau paradigme marqué par une toute autreorganisation intellectuelle dans lequel le thème de l’historicité s’est substitué à celui de la structure. Cette nouvelle période est surtout marquée par « la réhabilitation de la part explicite et réfléchie de l’action» (Marcel Gauchet). « […] La nouvelle sociologie considère que nombre des postulats de l’ancien régime sont à remettre en cause […]. En premier lieu, la coupure radicale entre compétence scientifique et compétencecommune.» François Dosse, in Actes du huitième colloque des didactiques de l’histoire, de la géographie, des sciences sociales. Concepts, modèles, raisonnements, INRP, mars 1996, pages 294-295.On remarquera que ce «basculement de paradigme» n’apparaît guère, de façon d’ailleurs marginale, dans les manuels de sciences économiques et sociales (et probablement dans les enseignements) avant les années 90. Cf. Paul Caron et alii : « La socialisation dans les programmes et les manuels de scienceséconomiques et sociales, éléments pour une analyse curriculaire», IUFM Nord – Pas-de-Calais, juin 1998.Document ronéoté disponible sur Internet à l’adresse : www2.ac-lille.fr/seslille/ (rubrique le coin des enseignants– la formation continue).3. C’est à Herbert Hyman que l’on doit l’expression « socialisation politique » dont il fait le titre d’un ouvrage(Political Socialisation) publié en 1959. Le terme « socialisation » semble, quant à lui, remonter à Durkheim dans Éducation et Sociologie (1911), même si la problématique de la socialisation est présente dans l’essentiel de son œuvre et si le terme « socialisé » se trouve déjà dans Le Suicide.4. David Easton est probablement à cette époque la figure marquante des politologues qui s’intéressent à cette question de la socialisation politique. Voir notamment ce qu’en disent J.-P. Cot et J.-P. Mounierdans Pour une sociologie politique, Points-Seuil, 1974 (2 tomes).5. On citera notamment l’étude franco-américaine conduite par Philip Converse et Georges Dupeux :« Politicization of the electorate in France and in the United States », Public Opinion Quarterly, Spring,1962 ; et celle de Ch. Roig et F. Billon-Grand, La Socialisation politique des enfants, Paris : A. Colin, 1968.

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C’est donc tout naturellement qu’elleva décider d’aller passer un an sur lesrives du lac Michigan.

Pour les chercheurs américains, lasocialisation politique assure unefonction de régulation sociale et decohésion du système politique à lapermanence duquel elle contribue.Cette vision très macrosociologiqueconçoit par conséquent la sociali-sation politique comme un moyen deperpétuer, de génération en généra-tion, le consensus sur les institutionspolitiques. Les enfants doivent partagerles valeurs dominantes fondatrices des institutions politiques américaines(qui, il est vrai, sont remarquablementstables dans le temps).

L’existence de valeurs propres auxrépublicains et aux démocrates (dessous-cultures en quelque sorte) n’estde ce fait pas incompatible avec lefait d’adhérer à une idéologie domi-nante relative aux principes générauxde l’organisation de la société et dela vie politique américaine. La socia-lisation politique contribue donc à la persistance du système politiqueorganisé autour de l’image de «leaderbienveillant » du président. Conçuedans une perspective fonctionnaliste,elle a une fonction éminemmentconservatrice à travers l’inculcationd’une norme, d’un arbitraire culturel.

La vision de la socialisation poli-tique que vont développer ceschercheurs (on parle parfois du« paradigme de Michigan ») s’orga-nise autour de quelques idées, que les recherches empiriques semblentvérifier :– très tôt les préférences politiquesdes enfants sont organisées en termesde préférences partisanes. Ces préfé-rences partisanes sont stables au coursde la vie (la socialisation est doncenvisagée uniquement comme unesocialisation primaire) ;– l’identification partisane joue unrôle fondamental et non seulementdétermine le vote mais aussi structurel’ensemble des attitudes politiques. Le socialisé est donc conditionnéglobalement ;– il y a reproduction familiale despréférences partisanes. La famille

joue un rôle déterminant dans lasocialisation politique (en termesd’adhésion au système politique etde choix partisan).

On remarquera que l’action del’école semble assez peu travailléepar les Américains6. Ne joue-t-ellepas, à travers les cours d’instructioncivique, un rôle important dansl’adhésion aux valeurs, l’intégrationsociale et la persistance du systèmepolitique ? Son action semble peusignificative7, nous y reviendrons ;– ce modèle de socialisation politique(porté par la famille donc) est uni-versel et il contribue à soutenir et àperpétuer le système politique.

La contestation du courant dominant

À la fin des années 60, ce programmede recherches ayant abouti, il nesemble plus rien y avoir à découvrir.Il ne peut plus progresser, il ne peutdonc qu’être contesté. Contesté, nousl’avons vu, il l’était dès le départ, auxÉtats-Unis même, par une approche sesituant dans la mouvance des travauxde Jean Piaget, donc orientée par lapsychologie génétique et remettant encause l’approche systémique adoptéepar Easton et le courant dominant8.

À Chicago, Annick Percheronrencontre Lawrence Kohlberg (cf.encadré ci-dessous) avec qui elle va

6. « Il convient de signaler que, dans la littérature américaine relative à la socialisation politique de cesquinze dernière années, la grande absente est l’école ». Alfredo Joignant, « La socialisation politique.Stratégie d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche » in Revue française de sciencepolitique, 47 (5), octobre 1997, pages 535-559.7. Annick Percheron (1993, p. 146-147) rapporte les résultats d’une recherche conduite aux États-Unis (Jennings, Ehman et Niemi, 1974) qui montre, en matière d’identification partisane, « la prépondérance de l’influence des parents sur celle des enseignants ».8. Si D. Easton travaillait lui aussi en collaboration avec des psychologues (comme le rappellent J.-P. Cot et J.-P. Mounier, op. cit.), il ne s’agissait pas de généticiens.

Lawrence Kohlberg (1927-1987) est un psychologue piagétien àl’origine d’une théorie des stades du jugement moral-cognitif de l’enfanceà l’âge adulte. Quand Annick Percheron est arrivée dans son équipe,Kohlberg « avait entrepris de vérifier expérimentalement les théories du“jugement moral” ». Il distingue six étapes ou stades correspondant à troisniveaux. Le premier niveau («morale préconventionnelle») correspond à deuxstades, ceux de la crainte de la punition d’une part et de la recherche d’unintérêt personnel d’autre part. Le second niveau est celui de la « moraleconventionnelle ». Il est divisé en deux stades, celui de la satisfaction auxattentes du milieu (recherche de l’accord avec les autres) et celui du respectdes règles sociales. Le dernier niveau (auquel tous les adultes n’accèdent pas) correspond à une morale «postconventionnelle» basée sur le respectd’un contrat social (stade 5) et l’universalisme de principes moraux (stade 6 auquel peu d’individus parviendraient).Si Kohlberg présente ses stades comme successifs, irréversibles et universels,l’âge auquel les individus y accèdent (et la probabilité d’accéder au dernierniveau) peut être variable. C’est ainsi qu’il rapporte que son fils, alors âgéde 4 ans, refusa pendant un temps de manger de la viande parce que,disait-il, « c’est mal de tuer des animaux ».Il est possible de faire évoluer le jugement moral, dit Kohlberg, en recour-rant au « conflit cognitif » mais à condition de se placer à un niveau peu éloigné de celui auquel se situe le sujet (Kohlberg connaissaitprobablement Lev Semenovitch Vygotsky).Si ses thèses connaissent actuellement un certain succès en France, il n’a,à ma connaissance, pas encore été traduit. �

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travailler. Elle participe au débat entreles politologues et des psychologuestravaillant sur les questions d’éduca-tion, d’apprentissage et de socialisa-tion politique.

Contestés sur un plan théorique, entermes d’angle d’attaque du pro-blème, les résultats du courant domi-nant le seront aussi (surtout) sur unplan empirique.

On s’aperçoit que les identificationspartisanes des enfants n’ont guère decontenu et ne sont pas stables dansle temps (faute de contenu). En outre,« avec l’âge et le temps les jeunesAméricains apparaissent de plus enplus étrangers au système des préfé-rences partisanes» (1985, p. 169) etles individus expriment des préfé-rences partisanes en fonction deschoix idéologiques qu’ils effectuent et non l’inverse. Il y a donc, dans laplupart des pays occidentaux, affai-blissement de cette préférence parti-sane pour les nouvelles générationset adhésion à de nouvelles valeurs9.

Par ailleurs, il semble que la forcede la reproduction familiale ait étésurestimée, la pérennité des appren-tissages initiaux portés par la familleserait donc moins grande qu’on nel’a cru.

Il faut cependant introduire ici uneparenthèse pour remarquer que desétudes plus récentes rapportées par Alfredo Joignant10 montrent qu’ily a toujours expression précoce depréférences partisanes, et que cespréférences sont assez fréquemmentcelles que les enfants supposent êtrecelles de leurs parents. Elles seraientmême relativement stables dans letemps, mais cette persistance s’expli-querait moins par une prégnance trèsforte des apprentissages familiauxinitiaux que par une continuité desenvironnements sociaux entre parentset enfants favorisant des mécanismesde renforcement.

Enfin, les recherches suivantesallaient mettre à mal la prétentionuniversaliste du modèle initial eninsistant sur la notion de contexte.Contexte politique quant à l’imagedu leader bienveillant, contextegéographique ou national au sens où

les modes de formation politiquen’empruntent pas les mêmes sché-mas dans tous les pays. Ainsi, lanotion de préférence partisane par exemple peut se concevoir auxÉtats-Unis compte tenu de la duréedans laquelle s’inscrivent les partis,mais ce n’est pas le cas en France.En outre, le discours politique desparents aux enfants est plus direct aux États-Unis qu’en France.« L’échec de la généralisation dumodèle américain mettait en évidencel’importance du contexte. La socia-lisation politique n’était pas un objetd’étude qu’on pouvait analyser endehors des contraintes de chaque sys-tème culturel, en dehors de toutcontexte historique» (1985, p. 171).

Les auteurs ayant influencéAnnick Percheron

Quand elle débute ses recherchessur la socialisation politique leparadigme dominant est donc déjàcontesté. Certaines de ses orientationsde recherche vont cependant lamarquer (place de la famille dans lasocialisation, socialisation manifesteet latente…). Elle va en outre êtreinfluencée par divers courants psy-chologiques. Elle s’en explique et lereconnaît dans son rapport de thèsede doctorat (cf. bibliographie) danslequel elle avoue une dette particu-lière à l’égard de quatre auteurs.

Jean Piaget d’abord à qui elleemprunte la notion de stades expri-mant l’idée que le développementn’est pas une progression continuemais une suite de constructions/reconstructions marquée par unestructuration à chaque fois particu-lière. La notion de stades lui sembledonc plus pertinente que celle d’âgesqui pense le développement commeun processus continu et régulier. Au-delà d’une certaine spécificité,Annick Percheron estime que le déve-loppement politique n’est pas indé-pendant des autres domaines du déve-loppement.

De Piaget toujours, elle retientl’idée que l’univers (et notammentl’univers politique) n’est pas appré-hendé spontanément de façon struc-

turée, organisée. La socialisation estdonc une appropriation progressive,et parler de socialisation politiquechez l’enfant c’est parler de phéno-mènes en formation, non stabilisés.C’est probablement une des raisonspour lesquelles, lors de son séjour aux États-Unis, Annick Percheron nes’inscrit pas dans le programme derecherche des politologues de Chicago.Les behavioristes américains nes’intéressent pas aux mécanismes,aux principes de formation des atti-tudes et comportements politiques.Ce qui l’intéresse, elle, c’est la forma-tion, chez l’enfant, de ces attitudespolitiques : «ce qui m’importait était de comprendre les rythmes, lesmécanismes et les processus dedéveloppement des représentationset des orientations politiques dansl’espace» (1994, p. 100). C’est pour-quoi elle va chercher chez Piaget sesréférences théoriques. C’est pourquoiaussi son projet de recherche initial« s’appuyait sur une étude longitu-dinale. Pour comprendre le dévelop-pement de la socialisation politique,je pensais qu’il fallait suivre lesmêmes enfants pendant plusieursannées» (1994, p. 116).

Annick Percheron considère qu’ily a une spécificité de l’univers poli-tique des enfants par rapport à celuides adultes au sens où il s’agit d’unmonde non stabilisé, qui se structureet se restructure d’un stade à un autreen fonction de l’apprentissage social(ses expériences sociales s’enrichis-sent, se diversifient) et de son déve-loppement mental (formes de pensée,capacités cognitives, mode de raison-nement…); avec, sur le plan des modesde pensée, une rupture importante vers 11-12 ans. C’est pourquoi sonpremier projet de recherche prévoyaitl’étude de sujets âgés de 8 à 12 ans.«J’avais, dit-elle, choisi cette tranched’âge pour saisir les transformationsque risquait d’introduire, dans la

9. Sur ce thème, voir notamment Ronald Inglehart,The Silent Révolution, Princeton : PrincetonUniversity Press, 1977.10. A. Joignant, op. cit. page 540.

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socialisation politique, le passage dustade égocentrique au stade socio-centrique du développement desenfants» (1994, p. 116). Il s’agissaitde saisir «un moment décisif pour laconstruction des représentations etdes attitudes politiques » (ibidem).

C’est à Piaget encore qu’elleemprunte sa vision du développementpolitique (mais Piaget ne s’est pasintéressé au développement politique)qui associe l’accommodation (proces-sus par lequel les schèmes sontmodifiés pour intégrer des élémentsnouveaux) et l’assimilation par laquellel’enfant structure son environnementet enrichit ses schèmes d’action. Cetéquilibre entre accommodation etassimilation permet à l’enfant des’adapter à son environnement, sonmilieu, de façon active.

La notion de « milieu », AnnickPercheron l’emprunte notamment àHenri Wallon avec qui elle recon-naît partager l’idée que « l’enfant estun être totalement et primitivement

social » (1994, p. 112). Les phéno-mènes de socialisation politique sontdonc le fruit d’une interaction entrel’enfant et son milieu. Le milieu étantconstitué de l’ensemble des groupesau sein desquels l’enfant réalise sesexpériences, ces groupes agissent lesuns par rapport aux autres.

Dans une perspective assez proche,elle concède une dette à l’égardd’Erik H. Erikson (cf. encadré ci-dessous) et à ses travaux sur la forma-tion du moi comme constructiond’une identité sociale. Le moi du sujetest un moi social. De là elle tire l’idéeque l’enfant se développe par identi-fication aux groupes auxquels ilappartient ou qu’il s’est choisi(groupe de référence). La socialisa-tion s’inscrit donc dans un système,un environnement, un contexte fami-lial, régional, national, qui présentedes caractéristiques particulières. Lasocialisation n’est donc pas uneaventure individuelle, même si lesocialisé n’est, par rapport à cela, pas

latent. Les modèles culturels dugroupe sont ressentis plus qu’ils nesont connus véritablement. « Cettelecture de Sapir me renforçait dansl’idée qu’on ne pouvait confondreinformation et socialisation, ni traiterséparément chaque réponse à desquestions d’opinion. Il fallait s’inté-resser aux structures, aux chaînes designifications ; il fallait trouver lemoyen de dépasser le manifeste ettenter de mettre en évidence la consti-tution des savoirs politiques intuitifs»(1994, p. 113). La socialisation peut être quelque chose d’appris sans avoir été véritablement ensei-gné, elle peut être non intentionnelle.Pour Annick Percheron, il semble que la socialisation politique soitdavantage latente que manifeste.

En fait, cette distinction entre socia-lisation manifeste et socialisationlatente se trouve déjà, selon J.-P. Cotet J.-P. Mounier, chez Easton avecqui Annick Percheron a travaillé auxÉtats-Unis.

La position d’Annick Percheron à l’égard des conceptions de Durkheim et de Bourdieu concernant la socialisation

La référence à Émile Durkheimest incontournable, notamment parceque les premiers travaux américainssur la socialisation politique ont, pourune part, été inspirés par l’approchedurkheimienne de la socialisation etdu fonctionnement de la société. Lasocialisation a pour rôle d’assurerl’homogénéité de la société et est fon-damentale dans la constitution d’uneconscience collective «qu’il faut fairepasser dans l’âme de l’enfant11». C’estdans cette continuité que vont sedévelopper les recherches empiriquesen socialisation politique qui, commenous l’avons vu, cherchent à montrerqu’au-delà des préférences partisaneselle contribue à assurer la stabilité du système politique à travers l’ad-

11. É. Durkheim, Éducation et Sociologie.

Erik H. Erikson (1902-1994) est né à Francfort mais se fixe à Vienne en 1927 où il étudie la psychanalyse avec Anna Freud, ce qui le conduità s’intéresser à l’enfance (et à la pédagogie). En 1933, il part aux États-Unis où il découvre avec intérêt les travaux de l’école culturaliste(l’anthropologie culturelle apparaît à sa manière comme une sociologiepsychologique, et le parcours de quelqu’un comme Abram Kardiner – « le moi est un précipité culturel » – est à certains égards assez proche decelui d’Erikson). Les recherches qu’il mène dans les réserves indiennes (etl’influence culturaliste) le conduisent à prendre de la distance à l’égard del’orthodoxie freudienne, notamment en ce qui concerne la formation du«moi». Erikson va considérer celui-ci comme changeant tout au long de lavie en fonction des expériences et donc de l’environnement. À chaquestade (les stades couvrent la vie entière pour Erikson), il peut y avoir une sorte de remodelage du moi en fonction des « interactions sociales ». La formation du «moi» est donc le produit, tout au long de l’existence, desinteractions entre l’individu et la société.Ouvrage majeur : Enfance et Société, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé,1959. �

un être passif.Dans l’histoire de sa recherche,

Annick Percheron associe EdwardSapir à Piaget, Wallon et Eriksonquand elle évoque les lectures qui ontorienté sa réflexion et sa conceptionde la socialisation politique. Elle fait

référence à Sapir à propos de l’idéede « savoir intuitif». La socialisationen général et la socialisation politiqueen particulier (puisqu’on ne parle pasde politique avec les enfants, ce quiest cependant, semble-t-il, moins vraimaintenant) présente un caractère

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hésion des nouvelles générations àcelui-ci. Une fonction d’intégrationdonc, à la société en général et àl’organisation politique et à sesvaleurs en particulier.

De Durkheim, Annick Percherontirera l’importance du mécanismed’apprentissage et la nécessaire priseen compte de l’environnement social.En sachant cependant que celui-cin’est ni uniforme ni univoque.

Toutefois, elle n’expose (à maconnaissance) l’approche durkhei-mienne de la socialisation que dansson travail de jeunesse consacré à« l’univers politique des enfants», ils’agit peut-être d’une référenceobligatoire sur le thème de la socia-lisation. Il va sans dire que ce n’estpas vraiment cette conception quiorientera ses recherches, au contraire,tous ses travaux mettent l’accent surle rôle du sujet : «Il y a, à l’autre boutde la chaîne, un socialisé, sujet pen-sant et agissant. L’enfant n’est pas un être passif, socialisable à volontéet à merci. Il intervient, au contraire,de façon continue et directe, dans leprocessus de son propre développe-ment socio-politique» (1985, p. 178).D’emblée, rappelle-t-elle, elleentendait situer l’enfant comme« acteur de sa propre socialisation »(1994, p. 105).

Quand Annick Percheron parle des lectures et des auteurs qui ontorienté sa réflexion, elle ne parle pasde Pierre Bourdieu. Et pourtant, danssa contribution sur la socialisationpolitique à l’ouvrage coordonné parMadeleine Grawitz et Jean Leca (voirbibliographie), elle y consacre septpages12. Est-ce que la référence àBourdieu est un passage obligé quandon traite des phénomènes de sociali-sation et notamment de socialisationpolitique? Alors que lui-même, nousdit-elle, n’y fait à peu près jamais expli-citement référence.

Une explication se trouve peut-êtredans le fait que Cot et Mounier égra-tignent Annick Percheron à qui ilsreprochent de ne pas respecter leprincipe voulant que la socialisationest « un fait social qui doit êtreexpliqué par des faits sociaux » et,

concernant Bourdieu, de ne pas allersuffisamment loin (au moins dans sespremiers travaux puisque noussommes au début des années 7013)dans l’analyse des résultats de sesenquêtes. « Lorsqu’elle aboutit à laconclusion que le code politique estmieux maîtrisé par les enfants issusde la gauche ouvrière que par ceuxissus de la droite bourgeoise, ellen’explique pas la signification et doncla portée de ce phénomène, elle nepourrait le faire que par une théoriede l’habitus qui remettrait en causeles fondement de son analyse et doncses propres conclusions14.»

D’ailleurs, Annick Percheron règleelle-même quelques comptes avecCot et Mounier en des termes un peuvifs : « Quant aux politistes qui seréclament de ses travaux, leur aideest de peu de prix, pour plusieursraisons. La première c’est que l’appelaux théories de Bourdieu en reste,souvent, au niveau d’une pétition deprincipe (Cot et Mounier, 1974). Onrecopie du Bourdieu, on présente saconception de la reproduction sanseffort pour en tirer des conséquencesprécises, pour l’étude des phéno-mènes de socialisation politique »(1985, p. 171).

De son côté, Jacques Lagroye, dansun article qu’il consacre à «La penséevivante d’Annick Percheron», estimeque celle-ci «ne pouvait que rencon-trer Bourdieu et situer sa réflexion parrapport à celle de l’auteur de la repro-duction et de la distinction […], ellereprend à son compte la notiond’habitus» (Lagroye, 1994, p. 131).

Essayons d’y voir un peu plus clair.Certes l’habitus recouvre aussi

des attitudes et des prédispositionspolitiques, l’ordre social et l’ordrepolitique sont étroitement liés etexpriment tous deux des rapports dedomination, idée à laquelle AnnickPercheron. souscrit (avec des réservesdans la mesure où le domaine de lapolitique peut être aussi le lieu d’uneremise en cause de ces phénomènesde domination, cf. infra).

Elle souscrit aussi à l’idée que lasocialisation, notamment politique,ne se réduit pas à la transmission

consciente (idée d’une socialisation« latente »), et au fait que la sociali-sation politique ne concerne pas que la transmission de contenusstrictement politiques.

Elle considère cependant queBourdieu à sous-estimé les effetsd’une socialisation hors de la petiteenfance, on peut dire « secondaire» :« chez Bourdieu le terme même desocialisation semble réservé auxapprentissages de la prime enfance»(1985, p. 172)15. De même, il n’a,selon elle, pas suffisamment accordéd’importance aux spécificités d’unesocialisation politique. Spécificitéqu’elle voit notamment dans lesmoments de la socialisation, elle sedéroule moins dans la petite enfance– période au cours de laquelle l’enfantest tenu éloigné de la politique – quelors de la préadolescence, de sorte qu’il risque d’y avoir concurrence ou dissonance entre la famille etl’école. Famille et école qui se parta-geraient les rôles en matière desocialisation politique, sans y parvenirvéritablement.

S’il y a socialisation politique chezBourdieu, elle s’exprime en termesde compétence des acteurs. Cettecompétence politique serait une com-pétence technique et une dimensionde la compétence sociale. Non seu-lement cette compétence politique neserait pas équitablement partagéemais tous les citoyens ne seraient paspolitiquement compétents. La com-pétence s’appuie en particulier sur laformation scolaire puisqu’« il n’y apas de connaissance infuse du poli-tique16», et s’exprime par «une cohé-

12. Elle présente la position de Bourdieu comme unealternative (peu satisfaisante) à l’approche américainedes phénomènes de socialisation politique.13. En fait, la critique de Cot et Mounier concernele travail de thèse de doctorat de recherche d’Annick Percheron (1993) consacré à l’universpolitique des enfants et des préadolescents.14. J.-P. Cot et J.-P. Mounier, op. cit., tome 2, page 76.15. L’essentiel de la partie consacrée à «Bourdieu et la socialisation politique » in Percheron, 1985, estreproduit dans l’ouvrage La Socialisation politique,Percheron, 1993, p. 27 et suivantes.16. Bourdieu, «Question de politique », in Actes de la recherche, 16, 1977. Cité par Annick Percheron, 1985, page 175.

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rence intentionnelle des pratiques etdu discours17 », elle est donc capa-cité à expliciter, à verbaliser. On peutconcevoir une autre forme de dispo-sition politique mais celle-ci se situe« en deçà du discours politique18 »,elle reposerait sur un système généralplus ou moins implicite de valeursintériorisées dès la prime enfance etqui est présent chez chacun.

Annick Percheron ne suit pasBourdieu à propos de la compétencedes acteurs, pour elle tous les acteurspolitiques sont compétents. «Dans ledomaine de la politique, la formationde la compétence peut emprunter plu-sieurs voies et n’appartient pas auxseuls enfants de la classe dominante»(1985, p. 205).

La compétence en matière politiqueest multiforme estime-t-elle. Elledistingue une compétence technique(connaissance du politique), unecompétence politique au sens strict(acceptation et capacité à se situerpolitiquement sur un axe gauche-droite) et enfin une compétencesociale (intérêt pour la politique). Lesrésultats d’une enquête (Percheron,1982) conduite auprès des 13-18 ansne montrent de différences significa-tives de compétence en fonction del’origine sociale qu’en ce quiconcerne l’intérêt pour la politique,beaucoup plus important pour lesenfants de cadres supérieurs et sur-tout d’enseignants (ceux-ci montrentd’ailleurs une compétence plusgrande dans les trois domaines) quepour ceux d’ouvriers et d’agriculteurs(1985, p. 206).

Elle pense en outre que Bourdieusous-estime, même (surtout ?) chezceux qu’il considère comme compé-tents, la dimension affective quiprévaut au moment de l’expressiondes opinions, au profit des aspectsintellectuels. Annick Percheron a, audébut de ses activités de recherche,souvent pratiqué la technique duquestionnaire en termes de « j’aime»,« je n’aime pas» (voir: 1993, sections3.1. et 4.2.) – mais elle n’est pas laseule. « La socialisation, dit-elle, sesitue plus au niveau de l’idéel que duréel et s’appuie davantage sur des

mécanismes d’ordre affectif quecognitif» (1985, p. 224). Ou encore :«Le jeu des identifications négativesou positives, la construction de l’iden-tité reposent pour une large part surdes mécanismes de nature affective»(ibid., p. 176).

Elle se détache aussi de Bourdieudans son approche qu’elle juge res-trictive du champ politique. Il faudrait,pense-t-elle, y adjoindre les discoursliés aux politiques et luttes sociales.La perception de ce qui est politiquepeut être différente selon les milieuxsociaux. En fait, la note 7 page 174(1985) (une citation de Bourdieu)témoigne de ce qu’il n’a pas unevision aussi restrictive du champpolitique qu’Annick Percheron lesuggère parfois. Elle témoigne ausside ce que pour Bourdieu un objetn’est pas politique ou non en lui-même mais est ou non politique-ment constitué par les acteurs19, idée à laquelle, bien sûr, souscritAnnick Percheron même si sestravaux sur la reconnaissance d’unesituation ou d’un événement commepolitique concernait des préadoles-cents (voir Annick Percheron, 1993,section 4.3.).

Tout ceci amène Annick Percheron(1974) à concevoir la socialisation engénéral, et la socialisation politiqueen particulier, comme un processusd’interaction sociale dans lequell’individu est engagé de façon active.Elle reprend à son compte l’idée de Wallon de « transaction » entrel’enfant et le groupe, les groupesdevrait-on dire. «La socialisation prendalors figure d’événement, de point derencontre ou de compromis entre lesbesoins et les désirs de l’individu et lesdifférents groupes avec lesquels il entreen relation à tel moment de la vie du système social et politique. Danstoute socialisation, il y a une part plusou moins importante de création »(1993, p. 33). En fait, autant qu’àWallon, Annick Percheron se réfère àPiaget (elle ne conçoit pas l’opposi-tion Piaget/ Wallon comme irréduc-tible) pour considérer la socialisationcomme le résultat des processus d’as-similation et d’accommodation20.

Elle part du principe qu’il faut«envisager la société non comme unsystème de valeurs homogènes etcomplètement réalisées, mais commeun ensemble complexe de relationsentre groupes sociaux et entre géné-rations, (de ce fait) admettre ladiversité des cultures politiques,commandait de mettre en regard lesphénomènes de socialisation politiquedans les différents groupes sociauxet dans les divers contextes cultu-rels ». L’individu – et en particulierl’enfant – effectue donc des choixentre les différents modèles, valeurs,représentations du monde qui lui sontproposés et qu’il rencontre au gré deses expériences. La socialisation n’estdonc pas (pas nécessairement) le pro-duit d’un enseignement délibéré etl’ensemble se structure et se restruc-ture en permanence en fonction desinformations et expériences nou-velles. Tout ce qui est appris n’est pasnécessairement enseigné ce quiconduit Annick Percheron à distin-guer socialisation « manifeste » etsocialisation « latente » (cf. supra).Ce qui l’amène aussi à la questiondes modes d’acquisition des connais-sances dans le domaine politique. Elle distingue deux modes d’acqui-sition correspondant à deux types deconnaissances :– un savoir formel, acquis à l’école(accessoirement en famille) portantsur le fonctionnement des institutions,leurs mécanismes, les rôles… et quirelève d’une sorte de «connaissancescientifique ». Annick Percheronreprend à son compte l’approche de

17. Bourdieu, La Distinction, 1979. Cité par Annick Percheron, ibidem, page 175.18. Ibidem.19. Un objet politiquement constitué, dit Bourdieu,amènera les acteurs à mettre en œuvre leurs compétences politiques ; sinon, ils serontguidés par « un système de dispositionsprofondément inconscient ».20. Pour Piaget, c’est de l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation que résulte l’adaptation des schèmes d’action. Des objets nouveaux, des expériences nouvellessont assimilés par l’individu d’une certaine façon en fonction des schèmes préexistants qu’en même temps ils contribuent à modifier(accommodation).

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Lev Semenovitch Vygotsky21 : «Onobserve dans le domaine de la poli-tique des phénomènes comparablesà ceux que Vygotsky décrit quand iloppose chez l’enfant le développe-ment des concepts spontanés et scien-tifiques » (1985, p. 204). Dans ledomaine politique l’influence de l’écolese traduit par « l’acquisition d’unecompétence savante et souvent formelle[…] pour les enfants des milieuxprivilégiés et les élèves en bonnesituation scolaire » (1985, p. 217) ;– un savoir acquis par familiarisation,constituant une « connaissancespontanée ». Il est, dit-elle, le « fruit du hasard», des rencontres, des expé-riences de sa vie quotidienne. Mais elle ne développe pas le fait que le«hasard» n’amène pas tous les enfantsaux mêmes expériences et rencontres.Ce savoir correspond à l’acquisitiondes «concepts spontanés» par oppo-sition aux « concepts scientifiques »pour adopter le langage de Vygotsky.

Cependant, si elle est persuadée dela nécessité d’une réhabilitation dusujet, Annick Percheron n’en est pas moins attentive aux «contraintesdu système». «La liberté de l’enfant,si liberté il y a, est étroitementsurveillée. Ses représentations, sespréférences se forment dans lecontexte serré d’un ensemble decontraintes institutionnelles d’ordreprivé et public. L’enfant grandit à unmoment déterminé, dans une familleet une société données» (1985, p. 181).

Les lignes directrices du travail de recherched’Annick Percheron et ses résultats

La spécificité de la dimensionpolitique de la socialisation. « Lanotion de socialisation politique, dit-elle, dans son acception la plus large,désigne les mécanismes et les pro-cessus de formation des systèmesindividuels de représentation, d’opi-nions et d’attitude politique » (1985,p. 165). Toute la question est dans laspécificité ou non de cette socialisa-tion politique par rapport aux méca-nismes généraux de socialisation. Àplusieurs reprises, Annick Percheron

parle d’une «certaine spécificité» dela socialisation politique22. Commentdéfend-elle son objet d’étude ? Enobservant que le petit enfant est tenuéloigné de la politique, on ne lui parlede ces questions ni à la maison ni àl’école, de sorte que « si les méca-nismes fondamentaux ne changentpas, les rythmes et les temps forts dela socialisation (politique) ont touteschances d’être différents » (ibidem,p. 173). C’est donc au moment del’enfance et surtout de la préadoles-cence que cette socialisation vas’exercer, soit à des âges où la familleet l’école peuvent avoir des actionsconcurrentes.

L’existence d’une dimension pro-prement politique de la socialisationporte aussi sur les contenus. Si, commenous l’avons vu, Annick Percheron nepartage pas la vision de Bourdieu(qu’elle juge un peu restrictive et mani-chéenne) de la compétence politique,elle admet bien évidemment l’exis-tence d’une compétence proprementpolitique, faite de la maîtrise d’unlangage, de la connaissance desinstitutions… une compétence tech-nique et savante en quelque sorte.

Cependant, à l’encontre de Bourdieuqui développe une sociologie de ladomination envisagée globalement –la domination politique n’étant qu’un aspect de la dominationsociale, Annick Percheron veut voirdans l’existence d’une compétencepolitique qui ne se réduit pas à une compétence savante (« peut-onaccepter, sans autre réserve, l’idéed’une […] quasi-identité entrecompétence sociale et compétencepolitique?» (1985, p. 178)), et dansson mode de construction qui laisseune part importante à l’implicite etau latent, une échappatoire possible àla domination. « Si la socialisationpolitique s’inscrit au nombre desmoyens pour imposer et transmettrela légitimité des normes et despratiques de l’ordre établi, elle consti-tue en même temps une possibilitéfondamentale pour tenter d’y résis-ter, voire de les modifier» (ibidem).

Ces considérations en induisentplusieurs autres qui leur sont liées,

d’abord en ce qui concerne le champdu politique. J’en ai déjà parlé, je nedévelopperai donc guère davantage.Rappelons simplement qu’AnnickPercheron plaide pour une «approcheélargie du politique», allant bien au-delà de la politique politicienne oude la politique savante et recouvrantla capacité à émettre une opinion, àpercevoir un objet comme politique…Sa première enquête (1969-1970)portait sur « L’univers politique des enfants23 » (1993, chapitre 3, p. 41 et suivantes). Elle témoigne de ce que cet univers politique existe,de façon cohérente et organisée, faitde connaissance (ou de méconnais-sance), de sympathie (ou d’hostilité).Des enfants de 10-14 ans sontcapables de réaliser des associationsde termes ayant un caractère poli-tique. Cette enquête a permis notam-ment de mettre en évidence chez lesenfants une hostilité à l’égard de cequi relève de la politique au sensétroit et des conflits, et un attache-ment aux valeurs communautaires(nations, république, drapeau, éga-lité…). Elle montre aussi (c’est uneévidence) un enrichissement du voca-bulaire politique entre 10 et 14 ans.Le travail suivant conduit par AnnickPercheron concernait « les 10-16 anset la politique » et plus précisémentl’expression chez eux d’une « iden-tification partisane» (pour reprendrel’expression utilisée par les polito-logues américains) ou d’une «proxi-

21. Lev Semenovitch Vygotsky (1896-1934),professeur à Moscou, a surtout travaillé sur ledéveloppement mental de l’enfant – en particuliersous l’influence du langage. Son ouvrage principal(Pensée et Langage) ne fut traduit en langueanglaise qu’en 1956 et en français en 1962.22. Néanmoins, elle est très consciente des limitesde la singularité qui porte davantage sur les contenus que sur la forme. « Il n’y a, dit-elle, pas de processus propre à la socialisation politique.Elle ne représente qu’un aspect d’un phénomènegénéral » (1985, p. 208).23. Nonna Mayer (1993) évoque les difficultésrencontrées par Annick Percheron pour parvenir à réaliser ses enquêtes. Dans une note de bas de page (127) elle rapporte que des parents – et même des enseignants – «obtiendrontl’interdiction ou l’interruption de ses enquêtes et iront parfois jusqu’à brûler ses questionnairesdans les cours des écoles ».

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mité idéologique » d’une part, etd’autre part leur perception du poli-tique. «Étudier les représentations dupolitique, dit-elle, c’est rechercherquels objets les préadolescents ontacquis ou sont en train d’acquérir, etselon quels codes cognitifs maissurtout peut-être affectifs ceux-ci sestructurent en ensembles organisés,constituant une grille de lecture et de perception de l’ensemble de laréalité sociale » (1993, p. 74). Cetterecherche (1969-1972) fait apparaîtreque si 80 % environ des jeunes de 10-16 ans sont incapables d’affirmerune préférence pour un parti politiqueprécis, la constitution d’une échelled’attitude permet de faire émergerune «proximité latente» en l’absencede « proximité déclarée ». Ce quipermet à Annick Percheron deconclure que «même si une majoritéd’entre eux ne connaît pas le nom oules sigles des partis, les trois quarts despréadolescents, dans notre enquête, en tout cas, possèdent une proximitéidéologique» (ibidem, p. 72).

Cette question de la constitutiond’« identifications partisanes » pré-coces et de leur stabilité dans letemps, au cœur du modèle élaborépar les politologues américains desannées 60 en ce qui concerne lasocialisation politique24, amèneAnnick Percheron à travailler la ques-tion de la pérennité, jusqu’à l’âgeadulte, de la socialisation lors del’enfance. « Parler de socialisationpolitique chez l’enfant, dit-elle, c’estd’abord parler de phénomènes nonstabilisés, en voie de formation »(1993, p. 34). S’appuyant sur Piagetet la psychologie génétique, elleretiendra la notion de « stades dedéveloppement » qui exprime d’unepart l’idée qu’en matière de sociali-sation (politique en l’occurrence) iln’y a pas continuité et régularité maisdes temps forts de ruptures, de réamé-nagements et de rééquilibrations(entre assimilation et accommoda-tion), et d’autre part le fait que si lesstades sont liés à des âges, la corres-pondance n’est pas stricte puisqu’ilpeut y avoir des périodes de latence etmême de régression. Elle parle même

du « caractère flou et artificiel duconcept d’âge» (1985, p. 221)25.

Mais si chez Piaget le dévelop-pement intellectuel trouve sonaboutissement vers 15-16 ans avec la maîtrise des opérations formelles, la socialisation en général, et lasocialisation politique en particulierse poursuit tout au long de l’exis-tence. Nous avons vu qu’elle avait puêtre influencée par sa collaborationavec Kohlberg. Par ailleurs, lesenquêtes menées dans les années 70font apparaître que les identificationspartisanes des enfants manquent destabilité dans le temps, elles ont doncune forte probabilité de ne pas condi-tionner ce qu’elles seront à l’âgeadulte. Parce que la socialisation(notamment politique) ne s’arrête pasavec le passage à l’âge adulte, mêmesi, «du point de vue de la socialisa-tion politique, la période décisive court entre 10-11 ans et 16 ans » (1985, p. 222). Les événements, lesrencontres, les expériences… condui-sent à une reconstruction permanentede l’identité sociale et politique.Annick Percheron ne se réfère pasaux concepts de « socialisation pri-maire» et «socialisation secondaire»,pourtant la conception de la sociali-sation qu’elle défend paraît avoir desaffinités avec celle de Peter Berger etThomas Luckmann26. Le «construc-tivisme phénoménologique » qu’ilsdéfendent repose sur les individus etleurs interactions. Dès 1974, elles’empare du concept d’interaction

pour définir sa conception de la socia-lisation (cf. 1993, p. 32 et suivantes).De même, la sociologie phénoméno-logique d’Alfred Schütz (à laquellepuisent Berger et Luckmann quifurent ses étudiants) insiste sur la«connaissance ordinaire», celle quirepose sur l’expérience, à côté – ouplutôt en amont – de la connaissancethéorique, ou savante du mondesocial (y compris donc du politique).Or, Annick Percheron revient fré-quemment sur l’importance de l’ex-périence dans la socialisation poli-tique, mettant en avant « la placeessentielle […] de la socialisation dif-fuse acquise à partir d’expériencesde ce qui est permis ou interdit, objetde désir ou de crainte» (1985, p. 180).Et ceci est particulièrement vrai dela socialisation politique des enfantsque l’on tient éloignés d’un sujetréservé au monde des adultes27.

Pour Annick Percheron, « la socia-lisation ne se termine pas avec lepassage à l’âge adulte» (1985, p. 225).La question est celle de la perma-nence des effets de la « socialisationinitiale ». Cette question est suffi-samment importante à ses yeux pourqu’elle y consacre toute la conclu-sion de sa contribution au Traité descience politique coordonné par Gra-witz et Leca28. «Disons-le clairement,affirme-t-elle, il n’y a pas de relationdirecte et simple de cause à effet entreles prédispositions et les attitudesacquises dans l’enfance et les com-portements des adultes » (1985,

24. Le fait que les études ultérieures aient infirmé ce postulat ne signifie pas nécessairement que les résultatsobtenus aient été faux, c’est la prétention universaliste du modèle qui est en cause, les observations faites sur une génération ne s’appliquant pas aux générations suivantes. Ce qui va amener Annick Percheron à insister sur l’historicité et le contexte de la socialisation.25. Concernant les effets de l’âge sur les orientations idéologiques et politiques, on se reportera au chapitre 11 ( p. 155 et suivantes) de La Socialisation politique (1993). Annick Percheron y montre que s’il y a bien un effet de l’âge (avec une «période décisive de remise en question », chez les adultes,autour de 40 ans) il est difficile d’établir des classes d’âge. En outre, les explications en termes d’âgepeuvent occulter des effets de génération.26. Si l’ouvrage de référence de Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité,Paris : Méridiens-Klincksieck, n’est disponible en version française qu’en 1986, sa première édition en anglais date de 1966. Il est donc probable que leurs idées circulaient parmi les chercheurs américainsqu’a fréquentés Annick Percheron lors de son séjour aux États-Unis.27. On pourrait pousser plus avant les liens entre la conception de la socialisation développée par Annick Percheron et celle développée par ces auteurs, mais aussi par G. H. Mead (L’Esprit, le Soi et la Société, 1963 (1934)) par exemple dont Berger et Luckmann prolongent les analyses.Ce n’est probablement pas l’objet ici.28. Conclusion qui est aussi celle choisie par Nonna Mayer et Anne Muxel pour le recueil de textesd’Annick Percheron publié en 1993 sous le titre La Socialisation politique.

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p. 224). Cependant, elle-même estamenée à nuancer le propos. En effet,elle présente un peu plus loin la socia-lisation initiale comme « le fond decarte sur lequel viendront s’inscrire,avec des contenus différents, des reliefsdifférents, les événements successifs»(ibidem). Dans le même texte, elleconsidérait (p. 185) que «ces prédis-positions et ces attitudes constitue-ront la trame même, la matrice initialedans laquelle viendra s’insérer toutnouvel objet d’expérience. Il n’y aurapas forcément reproduction, mais il yaura toujours continuité».

Cette question en amène nécessai-rement une autre, celle des élémentssusceptibles de remettre en questionles effets de la socialisation politiqueinitiale. Ils sont bien connus nous dit Annick Percheron. Tout d’abordles phénomènes de mobilité sousleurs diverses formes, familiale (s’iln’y a pas homogamie), géographique,professionnelle. Elle ne développepas, mais on peut penser que ces phé-nomènes de mobilité offrent, dansson esprit, des opportunités pour desexpériences nouvelles, favorisent larencontre de nouveaux «autrui signi-ficatifs» pour parler comme GeorgesH. Mead. Toutes choses susceptiblesd’infléchir, à l’âge adulte, les effetsde la socialisation initiale. « À tousles effets de la mobilité, dit-elle, ilfaut ajouter, en second lieu, le poidsdes événements » (ibidem, p. 226).Des événements qui peuvent êtreindividuels ou affecter un groupe,voire la société tout entière. Ce n’estqu’en 1991 pourtant que paraîtra sonarticle sur «La mémoire des généra-tions: la guerre d’Algérie – Mai 6829».Elle y montre que «à l’évidence Mai68 et la guerre d’Algérie ont entraînéla naissance de générations. Destraces profondes et durables des enga-gements d’alors imprègnent, aujour-d’hui encore, les opinions et les atti-tudes» (1993, p. 188).

Les agents de la socialisation

Cette question est délicate puis-qu’on ne parle pas davantage de poli-tique aux enfants qu’on ne leur parle

de sexualité30 dit Annick Percheron.Dans les deux cas, on est dans ledomaine de l’impur. C’est pourquoile sujet a longtemps été délaissé.D’ailleurs, écrit-elle, « quand lafamille revendique l’exclusivité de laformation politique des enfants, c’esten fait pour exclure, inconsciemmentou non, tout ce qui est spécifiquementpolitique de la socialisation del’enfant » (1993, p. 19).

L’essentiel de ses travaux a étéconsacré au rôle de la famille dansla socialisation politique. Le courantdominant aux États-Unis à la fin desannées 60 insistait sur l’importancede la reproduction familiale despréférences partisanes. L’action socia-lisatrice de la famille était doncprivilégiée. Or, comme nous l’avonsvu, dès les années 70 les résultats desenquêtes remettent en question cetteconviction. Il fallait donc creuser lesujet. Sans épuiser la richesse desapports des travaux d’AnnickPercheron, il est possible de récapi-tuler les principales conclusions auxquelles elle parvient.

En matière de transmission des pré-férences partisanes ou idéologiques,celle-ci sera d’autant plus forte quel’intérêt des parents pour la politiqueest grand (et que leur ancrage à droiteou à gauche est fort), qu’ils ont unniveau d’instruction élevé, que lesenfants sont capables de situer poli-tiquement leurs parents (sur un axedroite-gauche), que le milieu fami-lial est homogène sur le plan des pré-férences idéologiques. Mais la trans-mission dépend également descombinaisons respectives des attri-buts socioculturels des enfants et desparents. Ainsi, « dans le cas de lavariable religieuse, par exemple, lesproximités à la gauche des enfantssont majorés chaque fois que ceux-ci sont moins pratiquants que leursparents» (1985, p. 213).

« Les opinions et les attitudesindividuelles, notamment politiques,sont déterminées autant par lesinteractions réciproques et les repré-sentations des traditions propres àchaque famille que par les attributssociologiques des sujets » écrit

Annick Percheron (1993, p. 93) enpréambule à la présentation d’his-toires politiques de quelques famillesunies par des mariages. Ces histoiresde famille, passionnantes et bien plusriches que des données statistiquesqui souvent cachent l’essentiel, mon-trent comment – et à quelles condi-tions – l’héritage des orientationspolitiques peut être important. Ellesillustrent l’importance des alliances,mais aussi des stratégies familialeset des figures d’autorité et nousconvainquent qu’« envisager la pro-fession du père31 en dehors de touteprécision temporelle comme le fontla plupart des enquêtes interdit lareconstitution du projet social dupère. Par ailleurs, la profession nepermet pas à elle seule de cerner laposition sociale de l’individu» (1993,p. 92). Elles illustrent également lesruptures qui peuvent se produire,lesquelles ne sont jamais complètes.Pas plus que ne le sont les continuitésd’ailleurs. Ces « histoires politiquesde famille», reproduites en 1993 dansLa Socialisation politique, ont étépubliées en 1988. Je ne sais pas sielles avaient été recueillies plusieursannées avant, de sorte qu’AnnickPercheron les ait eues en tête en 1985quand elle écrivait « la socialisationn’est pas la simple répétition d’unegénération à l’autre d’opinions et decomportements» et qu’en ce domaine« il n’y aura pas forcément reproduc-tion mais il y aura toujours continuité»(p. 184 et 185) mais elles constituentde remarquables illustrations de sespropos.

Cette reproduction n’est pas systé-matique, elle est néanmoins impor-tante et se serait même accentuéedepuis un quart de siècle. La compa-

29. In Sofres, L’État de l’opinion 1991, Paris : Le Seuil, 1991, p. 39-57.30. Mais ces deux sujets sont de moins en moins tabous dans les discussions familiales. Les choses évoluent, et Annick Percheron de parler de «dédramatisation du politique au sein de la famille » (1993, p. 142).31. D’autant plus qu’Annick Percheron fait remarquer que « toutes les études sur la socialisation politique conduisent à réhabiliter le rôle de la mère » (1985, p. 186).

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raison de deux enquêtes conduitesdans les mêmes termes fait en effetapparaître qu’en 1975, 34 % des 16-18 ans reproduisaient les positionsde leurs parents sur un axe gauche-droite (composé de sept niveaux), en 1989 ils sont 49 % à le faire (1993, chapitre 9). Annick Percheronpropose comme explication de cetteévolution le rapprochement entreparents et enfants « sur le plan de lamorale et des conventions sociales»lié à un niveau d’instruction de plusen plus élevé, à l’affaiblissement de lapratique religieuse et à l’appartenancedes parents aux générations d’après1968. On peut y ajouter aussi, dit-elle, « la dédramatisation du politiqueau sein de la famille». Mais, commenous l’avons vu, rien ne garantit lastabilité dans le temps des orien-tations partisanes.

En dépit des accusations de politi-sation des enseignants, on ne fait offi-ciellement pas de politique à l’école.En tout cas, pas de politique parti-sane susceptible d’influencer les pré-férences des enfants. Leur formationen ce domaine doit rester du ressortde la famille. On sait bien qu’il n’enva pas ainsi. L’école est tout à la foisle lieu d’une socialisation politiquemanifeste et latente32. Il semblecependant que son influence soitfaible par rapport à celle de la familledont elle peut redoubler les effetsmais non les annuler ni peut-êtremême les compenser. Les enquêtessur lesquelles s’appuie AnnickPercheron sont cependant relati-vement anciennes (années 70) etd’origine américaine. Elles montrentcependant qu’en cas de différenced’identification partisane entre parentset enseignants la corrélation est forte(en matière d’identification partisane)entre parents et enfants et fortementnégative entre enseignants et élèves(1993, p. 147).

Mais la socialisation politique neconcerne pas que l’orientation despréférences partisanes, elle concerneaussi l’acquisition d’une compétencesavante (langage, connaissance desfaits et des institutions, formationcitoyenne, apprentissage des règles

de vie politique…) et pratique (expé-riences quotidiennes, apprentissagedes relations sociales…). La encore lebilan serait plutôt négatif. Les coursd’instruction civique notammentauraient un effet nul ou faible. AnnickPercheron rapporte les conclusionsd’enquêtes (américaines) qui recon-naissent un impact au cours d’ins-truction civique en disant que celui-ci« ne produit quelque effet que dansles milieux où les enfants ne peuventtrouver ailleurs, dans leur famillenotamment, les bases nécessaires àla connaissance des institutions »(1985, p. 216). Au moment où se meten place dans les lycées français une éducation civique, juridique et sociale, ces conclusions invitent à la réflexion. D’autant plus que « les conditions d’acquisition desconnaissances produisent des effetsdécisifs. D’un côté on observe unsavoir formel, l’énonciation deprincipes généraux, une capacité à décrire de façon abstraite institu-tions et rôles, de l’autre côté, ontrouve des connaissances moinsprécises, des descriptions plus flouesmais plus significatives politique-ment » (1993, p. 149).

Mais les conditions et les formesde la socialisation politique parl’école ne sont pas seules à expliquerson échec relatif. Annick Percheronsuggère également les « attitudesdistantes que les élèves manifestentà l’égard de leurs enseignants »,l’hétérogénéité de ceux-ci et surtoutleur respect de la neutralité scolaire.De sorte que, nonobstant la questiondes identifications partisanes, l’in-fluence de l’école (qui serait aussi un

constat de faillite) présenterait deuxvisages : « l’acquisition d’une com-pétence savante et souvent formelle,la familiarisation avec certains méca-nismes de participation pour lesenfants des milieux privilégiés et lesélèves en bonne situation scolaire ;l’apprentissage, en revanche, par lesenfants des milieux défavorisés en mauvaise situation scolaire, desituations d’inégalités et de moyensanomiques33 de contester un systèmequi les relègue» (1985, p. 217).

Famille et école n’épuisent pas cequ’Annick Percheron appelle « les milieux de socialisation», elle yassocie «le contexte» dont l’influenceest à ses yeux «décisive». Il me semblenéanmoins que ce qu’elle appelle le«contexte» ne joue pas de la mêmefaçon que la famille et l’école, il nes’agit pas d’un agent de la socialisa-tion mais d’un (ou plusieurs) facteurinfluençant celle-ci. Autrement dit, sil’influence du contexte est en effet fon-damentale c’est à travers l’action socia-lisatrice – qui aura un contenu et desformes différents – de la famille, del’école, des pairs…

On peut, dit-elle, distinguer plusieurscomposantes de ce contexte: la natureet la taille du lieu de résidence, lessystèmes culturels régionaux – quiprésentent des spécificités sur le planhistorico-politique –, le niveau dedéveloppement de la commune ou dela région, la composante sociale del’environnement, et enfin la naturedu contexte politique. C’est la com-binaison de ces diverses dimensionsdu contexte « qui constitue la véri-table texture de l’environnement »(1985, p. 219).

32. En ce qui concerne la France, on pense immédiatement à la IIIe république et à la mission dévolue à l’école. Antoine Prost – dans son Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), A. Colin, 1968 – cite un discours, datant de 1883, de Ferdinand Buisson (inspecteur général de l’Instruction publique et proche collaborateur de Jules Ferry) :«Va, petit missionnaire des idées modernes, petit élève de l’école primaire. Au sortir de ton école, montre à tes parents tout ce que tu en rapportes […], ils comprendront vite la portée du changement qui s’estfait, ils devineront bien ce que vaut une telle éducation et à qui ils la doivent ; et, plus d’une fois peut-être, il arrivera qu’en te voyant le soir, si appliqué, ils échangeront un regard comme pour se dire : ah si nous avions été élevé ainsi ! Et, dissimulant leur émotion, ils t’embrasseront. Dans ce baiser qu’ils te mettent au front, il y a plus de promesse pour la République qu’en bien des victoires électorales. »G. H. Mead aurait parlé d’une sorte de socialisation «préfigurative ».33. Annick Percheron fait ici référence à J. Testanière et à l’analyse qu’il fait du chahut traditionnel et du chahut anomique dans l’enseignement du second degré (Revue française de sociologie, VIII, no spécial, 1967, 17-33).

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L’incidence générale de ce« contexte », et de chacune de sescomposantes en particulier, est aiséeà concevoir. La socialisation desenfants porte les traces du déclin de lapratique religieuse (et l’on sait l’in-fluence du religieux sur le politique),l’identité ouvrière n’est pas la mêmeselon que l’on est fils d’ouvrier dansla banlieue industrielle d’une grandemétropole urbaine ou à la campagne,certains événements historiqueslaissent des traces indélébiles chezceux qui les ont vécus34…

Lagroye fait cependant grief àAnnick Percheron de n’avoir passuffisamment précisé ce qu’elleentendait par «contexte», notammentpar rapport au «milieu» ou à l’«envi-ronnement». «La mort, dit-il, ne lui a pas laissé le temps d’élaborer uneapproche plus poussée de cettequestion qui pourtant prenait uneimportance croissante dans saréflexion35» (1994, p. 132). Il sembleque cette notion soit précisémentdérivée de celle de « milieu » deWallon, à l’égard de qui elle reconnaîtune dette : «La notion de milieu queWallon définit comme l’ensemble desgroupes au sein desquels l’enfantpoursuit des expériences personnellesme paraissait capitale […]. Raisonneren termes de milieu […] c’est prendreen considération l’effet du contexte et de l’environnement» (1994, p. 112).Qu’entend-elle par milieu de socia-lisation? C’est pour elle « l’emboîte-ment des lieux, des circonstances etdes individus qui interviennent dansl’existence quotidienne de l’enfant »(1985, p. 210). Elle associe ensuite,comme lieux de socialisation, lafamille, l’école et le « contexte ».Comme je l’ai indiqué précédem-ment, ces trois lieux de socialisationne me semblent pas se situer sur lemême registre comme élémentsconstitutifs du « milieu ». Faute

34. Sur un plan méthodologique, ceci est d’ailleurssusceptible d’entraîner des confusions entre effet d’âge et effet de génération.35. À la fin des années 80 et au début des années 90, elle a beaucoup travaillé « le fait régional ».

Selon Alfredo Joignant (1997), les années 80 sont marquées par unecritique très radicale du courant dominant en matière de socialisationpolitique, au nom de la psychologie et du subjectivisme. Il s’agit de reveniraux individus et de les prendre au sérieux, au nom de la «cognition sociale»,concept qui oriente de nouveaux programmes de recherches. Essayonsd’en récapituler les principes généraux.– Les individus ont acquis des ressources cognitives qui s’organisent sous la forme de schèmes et qui sont des « structures cognitives ».– Ces schèmes, ou structures cognitives, organisent les expériences indivi-duelles et sont produits par une « activité perceptive préalable ». Ils sontdonc produits par des expériences et organisent les expériences.– Les individus réagissent aux phénomènes politiques en fonction desschèmes préalablement constitués et pas nécessairement de façon rationnelle.Ils réalisent donc des « inférences cognitives» qui sont des sortes de raccourciscognitifs, des « raccourcis inférentiels ».– Les individus ont une information imparfaite et en outre ils ne mobilisentpas toute l’information disponible pour apprécier véritablement un événement. Ils jugent donc (de façon très économique) un événementpolitique à partir d’inférences cognitives. D’autant plus que l’acquisitionde l’information ne se fait pas n’importe comment, les individus acquièrent de l’information dans les domaines où ils sont déjà bien informés.– Les situations actuelles sont jugées en fonction des similitudes qu’ellesprésentent avec des situations passées. Ils se produit donc des « raccourcismentaux» ou des «heuristiques» qui réduisent une information complexe àdes opérations de jugement simples.

Quelques remarques– Avec ces programmes de recherches on est très loin des approches rationnelles du comportement électoral. Faut-il y voir un lien avec la dimension affective développée par Annick Percheron ?– Y a-t-il encore de la socialisation politique dans ces programmes derecherches ? Les chercheurs qui y sont engagés ne parlent que rarementde « socialisation politique ».– On peut concevoir une correspondance entre schème et habitus puisquefinalement l’habitus n’est qu’acquisition de schèmes sans cesse corrigés.Je m’autoriserai cette définition de Bourdieu présentant l’habitus comme« un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme unematrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possiblel’accomplissement de tâches infiniment différenciées grâce aux transfertsanalogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme et grâce aux corrections incessantes des résultats obtenus,dialectiquement produites par ces résultats ». (Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève : Droz, 1972, p. 178). Cette correspondance est tellement forte que Joignant s’attache à distinguer ces concept d’habitus et de schème en cognition sociale. Il y voit deux différences.Selon lui l’habitus aurait « la forme d’un schème unitaire » (or la citationci-dessus montre que Bourdieu utilise le pluriel) alors qu’en cognition sociale «on doit plutôt parler des schèmes ». Par ailleurs, « la genèse desschèmes est moins sociale que cognitive (ils apparaissent en effet comme le produit de l’“activité perceptive préalable”) » (p. 552). �

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d’indications supplémentaires de sapart, il est difficile de saisir avec pré-cision comment Annick Percheronarticulait le milieu, le contexte et l’en-vironnement. Mais ceci n’est peut-être pas fortuit. Revenant sur cettequestion, Joignant estime que, dansmaints travaux, Annick Percheronn’est pas parvenue à « faire pleine-ment la distinction entre “contexte”et “environnement” ». Se référantensuite à son article de 1985 danslequel elle présente la combinaisondes éléments du contexte commeconstituant « la texture de l’environ-nement » (cf. ci-dessus), il conclutque «cette réflexion ne donnera paslieu à un concept opératoire del’“environnement”, ce qui indiquemoins une négligence conceptuellede l’auteur qu’une stratégie derecherche qui amène Annick Per-cheron à privilégier l’individu en tantqu’unité d’analyse» (op. cit., p. 543).

En conclusion, ce jugement, soussa forme lapidaire36, de Joignantnous renvoie à la question initiale :celle de l’orientation des travaux enmatière de socialisation, envisagésici sous l’angle de la socialisationpolitique, et de l’unité d’analysepertinente, le groupe ou l’individu.Annick Percheron privilégie assuré-ment l’individu, et plus particulière-ment l’enfant, mais en le considérant«comme un être totalement et primi-tivement social » (1994, p. 112). Ilsemble que cette dimension, sans être

ignorée, soit moins fondamentale etmoins centrale dans les programmesde recherches actuellement en cours,aux États-Unis notamment, enmatière de jugement politique (cf.encadré, page précédente ).

36. Il faudrait en effet le mettre en relation avec celui d’Annick Percheron elle-même : «Une approche du développement de l’enfant en termes individualiste et intellectualiste ne peut,par définition, que se montrer étrangère, sinon hostile, à l’étude des phénomènes de socialisation politique » (1994, p. 105).

BIBLIOGRAPHIE

� Annick PERCHERON n’a pas écrit d’ouvrage relatif à la socialisation poli-tique. Son livre le plus connu : La Socialisation politique (Paris : A. Colin,1993) est un recueil de textes réunis, comme elle en avait le projet, aprèssa mort par Nonna Mayer et Anne Muxel. Il comprend une bibliographieexhaustive de ses travaux.Elle a cependant rédigé l’article consacré à cette question dans un ouvragecollectif : « La socialisation politique, défense et illustration », inMadeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique (4 tomes),Vol. III, L’Action politique, Paris : Puf, 1985, p. 165-235.On trouvera également, dans le n° 44 (1), février 1994, p. 100-122 dela Revue française de science politique, la reproduction du premier chapitrede sa soutenance de thèse de doctorat d’État (en 1984, sur travaux). Texteintitulé « Traverses. Histoire d’une recherche ».

� Sur Annick Percheron, on peut lire également :– Jacques LAGROYE, « La socialisation politique, la pensée vivante d’Annick Percheron », in Revue française de science politique, n° 44 (1),février 1994.– Nonna MAYER, « L’apport d’Annick Percheron à la sociologie», in Revuefrançaise de sociologie XXXIV, 1993, p. 125-133.– Par ailleurs, Claude DUBAR lui consacre quelques pages (chapitre 1.4, p. 23 et suivantes) dans son ouvrage La Socialisation. Construction desidentités sociales et professionnelles, Paris : A. Colin, 1996 (1re édition1991). On remarquera que ce chapitre intitulé « Une transposition à lasocialisation politique » se situe dans une première partie consacrée à la « Socialisation de l’enfant dans la psychologie piagétienne et sesprolongements sociologiques ».