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Revue française de sociologie Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes Isabelle Baszanger Citer ce document / Cite this document : Baszanger Isabelle. Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes. In: Revue française de sociologie, 1981, 22-2. pp. 223-245; http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1981_num_22_2_3411 Document généré le 25/04/2017

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Revue française de sociologie

Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiantsen médecine futurs généralistesIsabelle Baszanger

Citer ce document / Cite this document :

Baszanger Isabelle. Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes. In:

Revue française de sociologie, 1981, 22-2. pp. 223-245;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1981_num_22_2_3411

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ResumenIsabelle Baszanger : Socialization profesional y verification social. El caso de los estudiantes demedicina, futures generalistas.

La mayoria de las investigaciones americanas considéra la asimilación de las normas y de las valoresde una profesión como el medio esencial de la verification que ejerce esa profesión en la socializaciónde sus futuros miembros. Esa aproximación a una verification social estriba en un modelo desocialization problemática. A través de los resultados de una investigation en la socialización de losmedicos generalistas se ha de proponer otra aproximación a ese problema de la verificación social,apoyándose en un modelo de socialización abarcando un modelo peculiar de insertion en lasestructuras hospitalo-universitarias y los modos de entrar en el universo profesional. El modo de laverification social es en mayor parte el hospital y su logica cientifica ; medio que, sin embargo, llevaconsigo sus propios limites ya que el segmento hospitalario que asegura la socialization de losmedicos generalistas no domina sino muy parcialmente la utilization de ese saber cientifico por losgeneralistas.

ZusammenfassungIsabelle Baszanger : Berufliche Sozialisation und soziale Kontrolle. Der Fall der Medizinstudenten fürpraktischen Arzt. Die meisten der amerikanischen Forschungen betrachten die Assimilierung derNormen und Werte eines Berufs als hauptsächliches durch diesen Beruf ausgeubtes Kontrollmittel aufdie Sozialisation seiner künftiger Mitglieder. Diese Betrachtungsweise der sozialen Kontrolle stützt sichauf ein Modell problematischer Sozialisation. Anhand von Ergebnissen einer Untersuchung zurSozialisation der praktischen Aerzte wird hier eine andere Betrachtungsweise des Problems dersozialen Kontrolle vorgeschlagen, die auf einem Sozialisationsmodell beruht, das die besondereAnpassungsweise in die Krankenhaus-Universitätsstruktur berucksichtigt, sowie die Zugangswege zurBerufswelt. Somit spielt hauptsächlich das Krankenhaus und seine wissenschaftliche Logik die Rolleder sozialen Kontrolle, wobei jedoch gewisse Grenzen bestehen, da die Krankenhausabteilung, die dieSozialisation der praktischen Aerzte wahrnimmt, nur teilweise die praktische, Auswertung dervermittelten Wissenschaft durch die praktischen Aerzte beherrscht.

AbstractIsabelle Baszanger : Professional socialization and social control. The case of future generalpractitioners.

Most American research considers the assimilation of the norms and values of a given profession to bethe most important way in which that profession controls the socialization of its future members. Thisway of viewing social control is based on a problematic pattern of socialization. Using the results of aresearch into the socialization of general practitioners the A. suggests a different approach to thisproblem of social control, which takes into account the specific manner of insertion in the university-hospital structures and the ways in which future doctors gain access to the professional world. Thehospital with its scientific logic is thus the chief instrument of social control, even though the control islimited by the very nature of the hospital : the hospital training responsible for the socialization of thegeneral practitioners exerts only a very partial control over the application of this scientific knowledgeby the general practitioners.

RésuméIsabelle Baszanger : Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecinefuturs généralistes.

La plupart des recherches américaines considèrent l'assimilation des normes et des valeurs d'uneprofession comme le moyen essentiel du contrôle exercé par cette profession sur la socialisation deses futurs membres. Cette approche du contrôle social repose sur un modèle de socialisationproblématique. Au travers des résultats d'une recherche sur la socialisation des médecins généralistes,

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on proposera une autre approche à ce problème du contrôle social, reposant sur un modèle desocialisation tenant compte du mode particulier d'insertion dans les structures hospitalo-universitaires etdes modes d'accès à l'univers professionnel. Le moyen du contrôle social est alors largement l'hôpital et salogique scientifique ; moyen qui cependant porte en soi ses propres limites puisque le segment hospitalierqui assure la socialisation des médecins généralistes ne maîtrise que très partiellement la mise en œuvrede ce savoir scientifique par les généralistes.

резюмеIsabelle Baszanger : Профессиональная социализация и социальный контроль. Случай студентов-медиков, будущих терапевтов.Большинство американских исследователей считает ассимиляцию норм и значений некойпрофессии, как основное средство контроля, осуществляемого этой профессией на социализациюсвоих будущих членов. Этот подход к социальному контролю опирается на проблематическуюмодель социализации. На результатах исследования о социализации медиков-терапевтов будетпредложен другой подход к этой проблеме социльного контроля, базирующийся на моделисоциализации, учитывающей частную форму внедрения в госпитально-университетские структуры испособы доступов в профессиональную сферу. Средство социального контроля — это, значит, вдостаточной мере госпиталь и его научная логика, средство, которое, однако, содержит в себесобственные ограничения, потому что госпитальный сектор, обеспечивающий социализациюмедиков-терапевтов, освоил лишь частично осуществление этого научного знания терапевтами.

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R. franc, social., XXII, 1981, 223-245

Isabelle BASZANGER

Socialisation professionnelle et contrôle social *

Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes

La question du contrôle social est au cœur des problèmes de socialisation professionnelle. S'interroger sur la période de temps - les études - qui donne accès à une profession, c'est s'interroger sur la manière dont une profession trace ses propres frontières et détermine son identité à travers des mécanismes de sélection et de rejet de ses nouveaux membres. C'est aussi s'interroger sur les moyens employés par un groupe professionnel pour tenter d'obtenir de ceux-ci qu'ils soient conformes au modèle proposé' et partagé par la profession. C'est enfin s'interroger sur la mise en place de ces moyens et sur leur efficacité en tenant compte du rôle actif des sujets à qui s'adresse cette socialisation. En ce sens, socialisation professionnelle, contrôle social et déviance sont étroitement liés.

Toutes les études portant sur les problèmes de socialisation posent implicitement la question des mécanismes assurant la reproduction d'une profession. Et l'on comprend mieux pourquoi si l'on se souvient que quelques-uns des critères formels donnant à un métier le statut de « profession »(1) concernent précisément l'éducation et l'apprentissage. Pour E. Freidson (2), le trait distinctif d'une profession est « son autonomie légitimée et organisée », autrement dit le fait qu'« on a délibérément garanti aux professions leur autonomie ce qui inclut le droit exclusif de déterminer qui peut légitimement faire ce travail et comment ce travail doit être fait » (p. 72). En d'autres termes, définir et contrôler l'enseignement qui donne accès à ses rangs constituent pour une profession un point essentiel et distinctif. La profession a donc, de ce point de vue, un rôle actif dans les mécanismes de socialisation.

• Je remercie Jean-Daniel Reynaud pour ses sions, Oxford, Clarendon Press, 1933. critiques stimulantes et toujours bienveillantes. (2) FREIDSON E. Profession of medicine. A

(1) On prendra ici le terme «profession» study of the sociology of applied knowledge. New dans son acception anglo-saxonne, cf. CARR- York, Dodd, Mead and C°, 1 974, et plus particu- SAUNDER E.M., WILSON P.A., The profes- lièrement le chapitre 4.

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On a souvent considéré la profession médicale comme l'archétype des professions. Et c'est à son endroit que se sont cristallisées les interrogations sur la socialisation professionnelle. Aux Etats-Unis dans le milieu des années 50, les préoccupations des sociologues ont rencontré celles de la profession médicale soucieuse de former, au moyen de nouveaux cursus, les meilleurs professionnels possibles. De cette rencontre sont nées des recherches désormais célèbres (3) qui, bien que partant de points de vue théoriques différents, se déploient à l'intérieur d'une problématique commune : comment les étudiants sont-ils « transformés » en médecins et quelle est la marge de contrôle de la profession sur cette transformation ?

Dans un premier temps, je voudrais examiner les réponses apportées à ces questions et le modèle de socialisation professionnelle que, au-delà de leurs différences, ces recherches proposent. Puis indiquer quelles sont les difficultés soulevées par ce modèle.

I. L'assimilation des valeurs comme mécanisme de contrôle ?

La position fonctionnaliste, on le sait, fait l'hypothèse que les études constituent le moment clef d'une socialisation professionnelle : c'est pendant cette période, et une fois pour toutes, que la profession assure le contrôle de ses membres en les initiant à leur nouvelle culture. Dans un article consacré à la sociologie de l'éducation médicale, Merton développe cette hypothèse (4). Il définit la profession médicale comme ayant sa propre culture normative, c'est- à-dire un ensemble d'idées partagées et transmises, de valeurs et de critères de pratique (standards) vers lesquels les membres d'une profession doivent orienter leur comportement. Ces valeurs et ces normes définissent, pour la profession, les exigences du rôle du médecin (5). La plupart des médecins se trouveront, au cours de leur exercice, dans des situations où il est difficile de vivre selon ces exigences. Il est donc, pour Merton, de la plus grande importance qu'ils acquièrent exactement les valeurs qui sont faites pour réguler leur comportement futur : « Les valeurs et les normes de la profession médicale servent de moyens effectifs à une fin sociale importante (...), elles peuvent être considérées de façon neutre, en terme de leur signification instrumentale pour la production effective de soins » (6). Les écoles de médecine sont donc socialement définies

(3) Principalement MERTON R., READER of medical education » in MERTON et al., G., KENDALL P., The student-physician : In- op. cit. troductory studies in the sociology of medical (5) En ce qui concerne ce rôle, cf. aussi : education. Cambridge (Mass.), Harvard Univer- PARSONS T., « Social structure and dynamic sity Press, 1957. Et BECKER H.S., HUGHES process: the case of modern medical practice », E.C., GEER В., STRAUSS A.L., Boys in white in The social system, Glencoe, Illinois, The Free student culture in medical school. Chicago, The Press, 1951 (p. 428-480 dans l'édition de poche University of Chicago Press, 1961. de 1964).

(4) Cf. « Some preliminaries to a sociology (6) MERTON, op. cit.

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comme les « gardiennes » de ces valeurs et de ces normes ; elles ont une double fonction : transmettre, d'une part, ces valeurs et ces normes et, d'autre part, un savoir technique.

Partant de là, les fonctionnalistes étudieront comment l'étudiant acquiert ces normes qui, par définition, lui permettront de « fonctionner » au mieux. Merton définit la socialisation comme « le processus par lequel les individus sont initiés à leur culture, ce qui comprend l'acquisition des attitudes, des valeurs, de l'habileté technique et des modèles de comportement constituant les rôles sociaux établis dans une structure sociale » (7).

Ce qui vient sanctionner cet apprentissage est l'acquisition d'un équilibre interne entre normes et contre-normes (8) qui place le nouveau médecin de plain-pied dans le système de valeurs de ses pairs. Une fois son rôle rempli, l'institution socialisante contrôle les nouveaux venus qui, maintenant, « pensent, agissent et sentent » (9) comme des membres de la profession.

Les recherches interactionnistes symboliques, au contraire des recherches fonctionnalistes, refusent la possibilité d'une théorie générale des professions qu'elles considèrent comme des objets de la pratique quotidienne, c'est-à-dire ne relevant pas d'une analyse conceptuelle spécifique (objet conventionnel de Hughes, folk-concept de Becker) (10). Et, de ce fait, il ne peut y avoir un rôle professionnel défini par avance et auquel les étudiants devraient être socialisés. Aussi est-ce un tout autre point de vue qui sera adopté. L'attention des auteurs de Boys in white porte essentiellement sur l'institution où se déroulent les études et sur le statut d'« étudiant » des étudiants en médecine. Ils s'intéressent moins aux étudiants en tant que « professionnels-juniors » qu'en tant que membres d'un « groupe subordonné » essayant activement de s'adapter et de réussir dans une organisation très hiérarchisée : « (l'étudiant) apprend très rapidement qu'il doit d'abord apprendre à être un étudiant en médecine. La façon dont il agira dans le futur lorsqu'il sera médecin, n'est pas son problème immédiat » (11). Tel qu'il est reconstitué, le problème majeur des étudiants, semblables en cela à tous les travailleurs des organisations, est de savoir « quels efforts fournir et dans quelle direction ? »(12). A la faculté, les étudiants vont collectivement élaborer des stratégies, des « perspectives », quelquefois cachées pour arriver avec succès au terme de leurs études. Autrement dit, Boys in white montre comment les étudiants développent une sous-culture qui leur garantit une certaine autonomie face à des demandes autoritaires. Et on voit l'importance de ce concept d'autonomie en ce qui concerne le contrôle exercé par la profession sur les études. Ce

(7) Ibid. (9) MERTON, op. cit. (8) Cf. Renée C. Fox qui montre comment (10) Sur les problèmes liés aux différentes

les étudiants en médecine acquièrent au cours approches théoriques des professions, voir, entre des études une attitude « concernée mais pas autres, J.M. CHAPOULIE, « Sur l'analyse socio- trop » et un équilibre entre excès de confiance et logique des groupes professionnels ». Revue incertitude. FOX R.C., «The medical student's française de sociologie, 14 (1) janv.-mars 1973, training for « deatached concern » in : LIEF H.I., pp. 86-1 14. Et M. MAURICE, « Propos sur la LIEF V.F., LIEF N.R., (eds), The psychological sociologie des professions ». Sociologie du ira- basis of medical practice. New York, Harper and vail. (2) spécial, 1972, pp. 213-225. Raw, 1963, p. 12-35, et «Training for uncer- (11) BECKER et al, op. cit. tainty », in : MERTON et al., op. cit., p. 207-41 . (12) Ibid.

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qui est irréversiblement réfuté, c'est l'image d'un étudiant passif se laissant, tel une pâte molle, « socialiser » par la faculté. La marge d'autonomie des étudiants réduit l'étendue et la nature du contrôle de la profession. « Une chose est certaine : (les étudiants) ne se développent jamais exactement comme l'aurait souhaité la faculté » (1 3).

Cependant, si l'on voit comment l'autonomie étudiante limite le contrôle professionnel, on discerne mal, dans Boys in white, comment s'effectue un minimum de régulation sociale. Les auteurs, on l'a dit, ne raisonnent pas directement dans ces termes : la socialisation est en quelque sorte perçue comme un « ajustement situationnel », les étudiants sont socialisés à l'institution - « institutionnalisés » dit Boys in white. Cette période, marquée par des problèmes spécifiques prend fin avec les études. Pour faire face aux situations succédant aux études, de nouveaux ajustements seront nécessaires et les expériences de l'école de médecine ne seront que de peu d'utilité (14).

Pour rendre compte de ce minimum (de régulation, Boys in white reprend, en filigrane, une problématique en termes d'intériorisation de valeurs. Il relativise la définition de Merton en introduisant l'idée d'une assimilation sélective de la culture médicale : les étudiants, tout en intériorisant les valeurs clefs de la culture médicale - la responsabilité et l'expérience clinique - , les redéfinissent en fonction de leur situation immédiate. Reste qu'il y a quand même assimilation des valeurs, la valeur centrale de la profession étant, pour Boys in white, celle de responsabilité médicale.

C'est cette problématique de l'acquisition de valeurs (que partagent, au-delà de différences théoriques réelles, fonctionnalistes et interactionnistes) comme mécanisme de régulation sociale que je souhaite discuter : d'abord, en prenant comme exemple la question de la responsabilité médicale ; ensuite, en montrant les limites que cette problématique impose au modèle de socialisation professionnelle ; enfin, à partir des résultats d'un travail sur la socialisation des médecins généralistes (1 5), en proposant une autre approche du problème du contrôle exercé par une profession au cours de la socialisation de ses nouveaux membres.

Il y aurait donc une culture médicale sans contact avec le « monde profane » et dont l'étudiant devrait découvrir et intérioriser les valeurs clefs afin, à son tour, de participer à cette culture. Mais dans quelle mesure les étudiants ont-ils à

(13) BECKER H., GEER В., MILLER S., fixe de la situation à laquelle il convient de « Medical Education », in : FREEMAN H.E., s'ajuster. Il est alors difficile de penser la LEVINE S., READER L.G., (eds) : Handbook continuité des situations, d'où l'existence, dans of medical sociology. New-Jersey, Prentice Hall, Boys in white, de cette disjonction entre présent 2nd Edition, 1972, pp. 191-205. et avenir.

(14) II semble que l'on soit ici confronté à (15) BASZANGER I., « Des généralistes en une des difficultés de l'interactionnisme qui, à particulier : une approche biographique des pro- l'intérieur d'une situation donnée, détaille scru- cessus de socialisation professionnelle ». Thèse puleusement les ajustements des acteurs en leur de doctorat de IIIe Cycle, sous la direction de restituant toujours leur dimension temporelle. Claudine Herzlich, Paris, E.H.E.S.S., octo- Mais cette temporalité paraît s'inscrire dans un bre 1979. temps « épingle », un temps immobile : le cadre

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apprendre - c'est-à-dire découvrir et assimiler - une valeur comme la responsabilité ? Il semble que cette valeur est, dans le corps social, très persuasivement liée à la représentation de la médecine. En ce sens, il n'apparaît pas nécessaire de faire des études pour le savoir : c'est souvent sous la forme d'un conflit entre les intérêts du médecin comme personne et les devoirs de sa profession - le fait qu'il prenne en charge la vie de « ses » malades - qu'est illustrée l'idée de responsabilité dans la littérature, les feuilletons télévisés ou au cinéma, et jusque dans les romans policiers où la responsabilité médicale est mise en lumière a contrario à l'instant où le médecin bascule du « bien au mal ». On pourrait ainsi multiplier les exemples d'images où le médecin est écrasé par le poids des responsabilités qu'il doit assumer.

En ce sens, les étudiants auraient moins à apprendre une valeur comme celle de responsabilité qu'à apprendre à l'utiliser dans le cadre d'une pratique professionnelle. C'est plus au fonctionnement réel d'une profession, à ses pratiques et à sa hiérarchie qu'ils vont être confrontés - socialisés - qu'à des valeurs en soi. On peut, d'ailleurs, retrouver trace de la nécessité d'apprendre à redéfinir une situation dans le passage que Merton consacre aux normes et aux contre- normes de la culture médicale : « Pour chaque norme, il tend à y avoir au moins une norme coordonnée qui est, sinon en contradiction avec la première, du moins suffisamment différente pour qu'il soit difficile à l'étudiant et au médecin de vivre conformément aux deux »(16). Dans cette perspective, l'éducation médicale a pour tâche d'apprendre aux étudiants à harmoniser des normes incompatibles en un tout fonctionnellement consistant. Que les médecins y arrivent est une issue probable, mais la question demeure de savoir comment se fait cet équilibre : de la norme à la contre-norme semble s'étendre un continuum le long duquel toutes les variations d'attitudes - les degrés - sont alors explicables. Quelle portée « dramatique » reste-t-il à la responsabilité du médecin si tout est justifiable, sinon, bien sûr, ses implications juridiques et profanes ?

D'autre part, en appréhendant la responsabilité uniquement comme valeur, on tend à établir une confusion entre la responsabilité au sens pratique, factuel du terme (et qui n'est en rien une prérogative de la médecine) et l'usage qui en est fait en tant que valeur par une profession. S'interroger pour savoir si les étudiants assimilent une valeur comme celle de responsabilité directement ou en la redéfinissant ne parait pas d'un grand secours. En effet, il semble bien que ce soit moins le « sens attaché au concept de responsabilité », comme l'indiquent Becker et al., qui diffère entre étudiants et médecins, que la position de chacun dans une échelle hiérarchique, position qui définit différemment la possibilité d'exercer une responsabilité.

(16) MERTON, op. cit., pp. 3-81.

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II. Une autre approche de la socialisation : le cas des généralistes

a) Un modèle de socialisation problématique Par delà les différences qui séparent fonctionnalistes et interactionnistes

symboliques, on remarque que le poids des études reste fort dans le modèle de socialisation proposé. Ce modèle soulève trois difficultés que l'on peut résumer brièvement.

- Au point de départ du processus de socialisation, ce modèle pose une entité étudiante sans passé, « profane », extrinsèque au monde médical et qui n'existe que par opposition à une autre entité : la profession.

- Face à cette entité étudiante, une institution socialisante homogène et tronquée. Le modèle proposé néglige en effet les autres fonctions (soins, recherches) de l'institution hospitalière, pourtant prioritaires, et qui définissent pour les étudiants un rôle productif dans l'organisation hospitalière. On s'interdit ainsi d'analyser le statut de l'étudiant aussi à partir de sa place dans la division du travail hospitalier.

- Enfin, le modèle définit un processus unique circonscrit à une période de temps qui recouvre exactement celle des études, c'est-à-dire la séquence temporelle fixée par l'institution, même si - comme nous l'avons vu - le contenu de ce processus est analysé différemment par les deux grands courants théoriques qui dominent le champ de la socialisation professionnelle. En faisant coïncider durée du processus et durée des études, on est conduit à évaluer le processus globalement et en dehors de toute mise en relation avec une pratique ultérieure, avec une insertion professionnelle, et on renonce ainsi à inclure dans l'analyse tous les choix qui déterminent la nature de cette insertion. Au point d'aboutissement du processus se trouve alors une nouvelle entité : « l'entité médecin », le médecin-type produit en quelque sorte par les études.

Or, en essayant de préciser ce que serait ce médecin-type, on se heurte immédiatement à la diversité des médecins réels. En effet, la diversité bien plus que l'unité caractérise aujourd'hui la profession médicale; ce que montre clairement son mode d'organisation qui établit des distinctions tout à la fois en fonction de variables structurelles externes - cadres d'exercice, mode de paiement... - et internes - découpage en spécialités... A l'intérieur même de ces spécialités existent d'autres subdivisions, les segments professionnels (17), qui

(17) Cf. BUCHER R. et STRAUSS A. fessions. Les segments constituent donc des sous- (« Profession in process », American journal of groupes ne se superposant pas à ceux formés par sociology, 46, January 1971, pp. 325-34) pour les différentes disciplines médicales. Les mem- qui les professions doivent être appréhendées bres d'un même segment partagent une identité comme perpétuellement en mouvement, les seg- professionnelle spécifique, ainsi que des idées ments professionnels constituant les unités socia- similaires sur la nature de leur discipline, les de base en mouvement à l'intérieur des pro-

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définissent différemment pour leurs membres les dimensions du rôle du médecin, ce qui fait nettement justice de l'idée d'un médecin-type.

On le voit, une prééminence systématique a été donnée dans ces recherches à la cohésion, à l'homogénéité des dimensions, ce qui a conduit à transformer le concept de socialisation professionnelle en modèle avec les conséquences théoriques que cela implique. La principale est l'appauvrissement de la réalité sociale. Dans une certaine mesure, la cohérence interne du modèle propose repose sur l'exclusion des acteurs sociaux en tant que tels : les étudiants ne sont là que pour être, plus ou moins passivement, socialisés à des valeurs qui sont celles d'une profession, plutôt que celles de professionnels. Les professeurs et les médecins n'interviennent, dans ce processus, que comme « porteurs de normes », leur enracinement dans des pratiques qui peuvent être très différentes n'est pas pris en compte. De plus, la relation qui unit ces deux groupes n'a pas de contours réellement définis. On isole le processus du tissu de relations sociales - extérieures et intérieures à la profession - qui le sous-tend, et on aboutit ainsi à une réification de ce qui n'était qu'un moyen d'approcher une certaine diversité sociale.

L'ensemble de ces difficultés m'a conduite à proposer de lier études et insertion professionnelle dans l'approche des processus de socialisation. Il apparaissait en effet impossible de circonscrire une approche de ces processus à l'analyse de la période d'études commune à tous les futurs médecins (18). En revanche, il semblait nécessaire d'étendre cette approche jusqu'à ce que des choix assez précis soient effectués et un début d'insertion professionnelle acquis. En ce sens, j'envisage moins la socialisation professionnelle comme l'étude d'un processus qui forme des professionnels que comme celle de mécanismes menant à l'exercice d'une profession et, dans le cas de la médecine, au choix d'une discipline et à l'inflexion, à l'intérieur de cette discipline, donnée par de nouveaux médecins à leur pratique.

C'est à la médecine générale que j'ai choisi d'appliquer cette approche. Il fallait donc étudier l'entrée dans la vie professionnelle de médecins généralistes en sachant que la médecine générale peut s'exercer dans différentes directions ; le choix de ces directions est un choix individuel et l'aboutissement de ce qu'on pourrait alors appeler un processus de socialisation professionnelle (dont les effets ne seraient pas homogènes). En d'autres termes, si la trajectoire des individus traverse un territoire commun balisé par l'organisation des études (faculté, hôpital) et par celle de la profession (remplacements, installation), elle est constamment pénétrée par des éléments qui ont leur origine ailleurs (par exemple dans la socialisation antérieure, dans l'intégration à des formes sociales parallèles au monde hospitalo-universitaire) et qui viennent informer différemment ce territoire commun. Les interactions constantes entre ces éléments, venus à la fois - et parfois conflictuellement - de sources aussi diverses que la

(18) Ce qui, en France, signifierait les six qualification professionnelle spécifique, même premières années d'études; après quoi uni versi- celle du médecin généraliste. S'arrêter à ce point tairement le destin des étudiants diverge selon du cursus conduirait donc inévitablement à leur choix et/ ou leur réussite. Cela signifie aussi considérer une entité-médecin, un médecin-type, que la formation commune s'arrête avant toute

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faculté, l'institution hospitalière," les segments professionnels et les autres points d'ancrage d'une personne, facilitent ou dérangent les cheminements jusqu'à l'exercice de la médecine générale et peuvent aider à rendre compte de points d'aboutissement différents.

Pour tenter de saisir cette diversité, le moyen le plus approprié semblait être l'entretien faiblement structuré avec des médecins généralistes au début de leur pratique. Le but était d'élaborer avec eux une ébauche de biographie (19), la période concernée couvrant plus d'une dizaine d'années. Tout au long des entretiens, j'ai essayé de mettre en parallèle les événements touchant directement au déroulement des études et ceux issus d'horizons différents et aussi antérieurs. Afin « d'enraciner » (20) ma compréhension de ces entretiens dans ce qui constitue la réalité quotidienne des études de médecine, j'ai passé un trimestre dans un centre hospitalo-universitaire (2 1 ) parisien et plus particulièrement dans un service de ce C.H.U. spécialisé dans les maladies du sang (22).

Deux raisons m'avaient essentiellement incité à préférer l'étude de la médecine générale à celle d'une autre spécialité médicale. D'une part, une étape du cursus des futurs généralistes ne se déroule pas dans le C.H.U. : les remplacements de médecine générale sont, comme on le verra, un moment critique de la socialisation qui ne se superpose pas strictement à celui des études et qui n'est pas organisé par l'institution socialisante. D'autre part, les médecins généralistes constituent, en quelque sorte, la catégorie de professionnels que l'institution socialisante ne fabrique pas pour elle-même. Parce que la médecine générale s'exerce principalement dans une pratique libérale, les médecins généralistes ne sont, comme tels, qu'exceptionnellement représentés à l'hôpital (23). Les étudiants n'ont donc qu'un vague aperçu de leur futur rôle. Autrement dit, le contenu de leur rôle professionnel ne leur est pas directement fourni par l'institution socialisante.

D'autre part, les médecins généralistes constituent, dans la profession, un groupe marginal par rapport au segment hospitalier - même s'ils sont numériquement le groupe le plus important du corps médical. De ce fait, une interroga-

(19) J'ai retenu 37 entretiens avec des méde- (21) Centres hospitalo-universitaires cins généralistes installés depuis peu ou en cours (C.H.U.) où sont assurées à la fois la formation des d'installation, auxquels s'ajoutent quelques entre- généralistes et celle des spécialistes, ceux-ci étant tiens avec des généralistes différant leur installa- jusqu'à aujourd'hui formés par deux filières dis- tion, et, à titre de comparaison, quelques autres tinctes : les Certificats d'études spéciales et l'Inter- avec de jeunes pédiatres. En ce qui concerne nat, la carrière hospitalière n'étant ouverte qu'aux l'approche biographique, voir, entre autres, seuls internes. BECKER H.S. «The life-history in the scientific (22) La méthode adoptée alors était celle de mosaic », Introduction à la réédition de SHAW l'observation participante. Et, à cet égard, ma С The Jack-roller .- a delinquent boy's own story, dette est grande envers les recherches américai- University of Chicago Press, 1966. P.V.-XVIII. nes précitées. Et aussi BERTAUX D. : Histoires de vie ou (23) II y a, bien sûr, des services de méde- récits de pratiques ? Méthodologie de l'approche cine générale dans les C.H.U., mais cette disci- biographique en sociologie. Paris, Rapport COR- pline apparaît de plus en plus dans le système DES, C.E.M.S., C.N.R.S., ronéo, mars 1976. hospitalier - système privilégiant la spécialisa-

(20) On aura compris que je me suis fondée tion - comme secondaire, à peine comme une largement sur l'approche théorique que décrivent discipline autonome. D'ailleurs, la médecine gé- GLASER et STRAUSS dans The discovery of nérale n'est pas une discipline ouvrant droit au grounded theory, Chicago, Aldine, 1967. titre de « maître de conférence agrégé ».

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tion sur le contrôle exercé par l'institution se trouve, en quelque sorte, amplifiée. D'ailleurs, les médecins généralistes sont souvent présentés comme les laissés pour compte du système professionnel. En effet, on peut se demander si délibérément l'institution hospitalière, parce qu'elle n'en a pas besoin pour elle- même, ne transforme pas les médecins généralistes en une sorte de « rebut » d'une socialisation qui n'est pas faite pour eux. Mais, inversement, (et pour la même raison) ne peut-on imaginer que la profession, pour contrôler leur formation, dispose d'autres moyens que ceux offerts par l'institution hospitalière, jouant peut-être à d'autres étapes et en d'autres lieux ? En référence à ces questions voici résumées brièvement, telles qu'elles ont pu être reconstituées, les deux étapes des processus de socialisation des généralistes.

b) Les études Le cursus des futurs généralistes est organisé en trois cycles, les deux

premiers étant communs à tous les futurs médecins. Le premier cycle (deux ans) est consacré aux sciences fondamentales; le second (quatre ans), après une première année encore uniquement consacrée aux sciences fondamentales, comporte à la fois un enseignement théorique et une formation clinique dispensée dans des stages hospitaliers. Le 3 e cycle (un an) s'effectue sous la forme d'un « stage interné » ayant pour but de préparer le stagiaire à l'exercice de son métier. Dans les faits, ces stages internés sont le plus souvent une simple répétition des stages étudiants des années précédentes. C'est une des raisons qui conduisent nombre d'étudiants à rechercher, à la place d'un poste de stagiaire interné, un poste de « faisant fonction d'interne » (24) où ils auront effectivement à assumer des responsabilités nouvelles. Le C.H.U. où se déroule le cursus constitue un secteur universitaire original liant enseignement, recherche et pratique professionnelle. Cette institution obéit à une logique interne (la rationalité hospitalière) qui, dans les priorités qu'elle instaure, ne place pas en premier lieu l'enseignement et, de plus, fait peser sur l'étudiant des demandes inspirées par ses autres missions. Autrement dit, le statut de l'étudiant - appelé au cours des stages pratiques étudiant-hospitalier - est défini par une institution particulière différant notablement d'autres institutions universitaires. Ces spécificités peuvent entraîner des ambiguïtés de rôle et des conflits : ce n'est, en effet, pas nécessairement le statut d'étudiant qui prime et, parce qu'hospitalier, l'étudiant a, dans l'organisation, un rôle productif.

L'institution offre au cours des études deux moments d'apprentissage structurés : les visites et les gardes. Ce sont les événements qui restent les plus prégnants dans la mémoire des médecins généralistes, et on peut penser que ce sont les moments d'une socialisation minimale à un rôle professionnel. Ils tiennent, si l'on peut dire, compte de la contradiction implicite du statut de l'étudiant-hospitalier : pendant les visites, renvoyé ainsi à la dimension étudiante de son rôle, l'étudiant est passif; au contraire, pendant les gardes, il a un rôle actif et, à bien des égards, productif dans l'organisation.

(24) Ces postes sont pour la plupart des pos- des internes. Contrairement au stage interné, ils tes d'internes qui n'ont pas été attribués au choix sont rémunérés.

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La vie des étudiants hospitaliers est rythmée par les visites, elles sont le plus souvent au nombre de trois qui découpent la semaine : celle du chef de service, celle de l'agrégé et celle du chef de clinique. La « grande visite » ou visite du chef de service réunit normalement toutes les catégories hiérarchiques de médecins. Le modèle de ces visites fait partie, non sans raison, du folklore médical le plus largement diffusé. Les étudiants doivent tenir prêts les dossiers des malades qui leur ont été assignés et, surtout, doivent se tenir prêts à répondre à n'importe quelle question. Il sont généralement massés le plus loin possible du chef de service, ce qui reflète à la fois leur souhait de se faire oublier et la place objective qui leur est faite dans la hiérarchie médicale. Ces visites laissent d'ailleurs aux étudiants le sentiment de très peu participer à l'acte médical et au monde hospitalier. Elles leur permettent néanmoins d'appréhender - par le regard essentiellement - un « savoir-être », autrement dit différents comportements face aux malades. Par exemple, comment neutraliser un malade en disqualifiant ses interventions verbales, ou les différences de comportement vis- à-vis de malades selon que l'origine de la maladie est ou non imputée à une conduite reprehensible (l'alcoolisme...). Les visites sont aussi, pour certains, l'occasion d'apprendre la distance entre certaines valeurs (responsabilité, orientation vers le malade...), telles qu'elles sont présentées par le discours médical et la réalité des pratiques médicales.

Tous les étudiants ont à accomplir obligatoirement un certain nombre de gardes, organisées soit par les services où ils se trouvent (par exemple chirurgie ou réanimation) soit au niveau de l'hôpital pour faire face aux admissions et aux urgences. Ces dernières, dites « gardes de porte », sont les plus nombreuses. Les gardes constituent un moment d'apprentissage privilégié ; l'étudiant y a, en effet, un rôle d'évaluation qui ne fait pas partie de ses tâches quotidiennes, des possibilités d'apprentissage de gestes techniques et, souvent, une possibilité de contact (même s'il s'agit d'urgences) avec le malade, contact qui n'est plus alors médiatisé par la hiérarchie médicale même s'il a lieu en présence d'infirmières (25). De ce point de vue les gardes ont évidemment une importance symbolique quant à la constitution d'une identité professionnelle. Du point de vue de l'institution, ce contact entre malades et étudiants représente un certain risque. On peut penser qu'elle le prend pour inciter l'étudiant à « franchir le pas » et parce qu'elle a les moyens, le lendemain, de compenser les erreurs qui ont été éventuellement commises (26). L'institution, du fait de son organisation hiérarchique, permettrait une prise de rôle minimale. Le premier rôle essayé par le futur médecin est alors celui de médecin hospitalier. Cependant au-delà de cette dimension symbolique, c'est aussi dans leur aspect d'apprentissage professionnel concret que se manifeste le caractère de socialisation anticipée des gardes, par la possibilité de prendre des responsabilités (au sens factuel du terme). D'ailleurs, si les gardes sont une nécessité pour le fonctionnement de l'institution, elles sont également organisées pour permettre à l'étudiant « d'acquérir une bonne connaissance de ce qu'il faut faire et ne pas faire dans le domaine des urgen-

(25) En ce sens, il ne peut être tout à fait dans un cadre hospitalier. assimilé à celui de la consultation de médecine (26) Au moins on l'espère dans la plupart générale, ne serait-ce que parce qu'il se déroule des cas.

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ces » (27). Il faut, néanmoins, apporter une réserve quant au contrôle qu'y exercerait la profession. En effet, dans les conditions où s'effectuent actuellement la plupart de ces gardes, il n'est pas certain que la profession contrôle entièrement le contenu des connaissances acquises : ce que l'étudiant a évalué et les gestes qu'il a effectués peuvent le lendemain être contredits par l'interne ou l'assistant. Mais dans le cas des gardes de porte, l'étudiant n'en saura rien puisqu'il est affecté dans son travail quotidien à un autre service.

Si les gardes et les visites marquent les deux moments forts de socialisation à l'intérieur de l'institution, la manière de recevoir la socialisation dépend de choix et d'ajustement individuels que ne contrôle pas nécessairement l'institution. A la différence de ce qui semblait se passer aux Etats-Unis dans les années 50-60, l'institution socialisante, en France, n'offre pas aux étudiants un cursus très organisé. Il y a bien entendu, deux moments de choix fixés par la profession : d'une part, choisir de présenter ou non le concours de l'internat et, d'autre part, choisir de se spécialiser et, pour cela, préparer un certificat d'études spéciales (C.E.S.). Mais ces choix interviennent relativement tard dans la carrière étudiante (autour de la 5e année pour la préparation de l'internat, à la fin du deuxième cycle pour une spécialisation par le biais d'un C.E.S.). Avant d'en arriver là, les étudiants ont des choix plus ponctuels à faire et qui signent, en partie, leur mode d'ajustement à l'hôpital : ils doivent, par exemple, choisir où effectuer leurs stages hospitaliers, chercher ou non un « poste de faisant fonction d'interne ». Ces choix obéissent bien entendu à certaines contraintes (par exemple, faire au moins deux stages dans une discipline médicale); mais, dans ces limites, l'étudiant est relativement libre de s'inventer son cursus (28).

A cela, il y a une raison majeure : l'hôpital en tant que structure universitaire n'est pas fait pour l'étudiant hospitalier. Si la recherche et l'enseignement y sont développés, c'est essentiellement pour les membres de la hiérarchie médicale dont la carrière prend racine dans l'institution, autrement dit à partir des internes. L'institution laisse en effet un écart important entre le premier modèle d'intégration qu'elle propose - l'interne - et l'étudiant-hospitalier. L'existence de cet écart explique qu'il y ait place pour des stratégies d'adaptation étudiantes où, on va le voir, la part d'éléments ne venant pas de l'institution est grande. Les contours du rôle de l'étudiant hospitalier et sa place restent peu définis, l'étudiant doit donc apprendre l'hôpital, apprendre à obtenir un enseignement et des actes à faire. Il revient donc à chaque étudiant de s'adapter, de faire son chemin et, en ce sens, d'amorcer lui-même sa propre socialisation à l'institution.

Il m'a paru possible de reconstituer trois modes d'ajustement (29) à l'hôpital. La manière la plus fréquente de s'ajuster consiste en une sorte d'adaptation au coup par coup : l'étudiant est entièrement dépendant de cette « place par dé-

(27) MELLIÈRE D., La formation des me- Boys in white : là les ajustements sont collectifs, decins, Paris, Ed. Lab. Sandoz, 1975. résultats de négociations entre étudiants,

présenté) Par exemple, faire plus de stages en tant une sorte de front unique contre « la Fa- chirurgie qu'en médecine ou faire les stages de culte ». Ici, les ajustements sont personnels, non médecine avant (ou après) ceux de chirurgie, exprimés, moyen individuel de surnager plutôt

(29) Ce qui diffère dans une certaine mesure que tactique collective, des ajustements situationnels reconstitués dans

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faut » qui est la sienne. Son intégration à un service hospitalier varie selon l'accueil qui lui est fait, elle est plus subie que provoquée. Un second mode d'ajustement tend à accentuer le côté étudiant du rôle de l'étudiant hospitalier aux dépens d'un début d'intégration à l'hôpital : par exemple « en refusant de faire le moindre effort » ou, plus nuancé, « faire bien son travail mais sans excès de zèle ». L'accentuation de ce côté étudiant est souvent le fait de ceux qui portent sur l'hôpital un regard critique. Définissant leur position comme marginale, ils sont alors moins sensibles aux écarts hiérarchiques et à la place qui leur est faite. Enfin, le troisième mode d'ajustement, le plus rare (30), maximise par le biais d'une « technique de parasitage » toutes les possibilités d'apprentissage et de prise de responsabilité; l'étudiant prend alors en charge son destin en repoussant les limites de son rôle telles qu'elles sont définies par l'institution.

On ne peut pas décrire ici dans le détail ces modes d'ajustement mais il faut cependant souligner le poids, comme facteur explicatif, d'éléments extérieurs à l'institution socialisante, issus d'autres logiques. Ainsi certains éléments, bien qu'internes au monde professionnel, ne sont pas sécrétés par l'institution socialisante : par exemple une proximité avec la médecine générale préalable aux études (3 1 ) a pu inciter certains étudiants à s'engager dans des études médicales, sans cependant leur fournir d'éléments de compréhension assez précis pour les aider à « déchiffrer » l'hôpital et trouver le moyen d'y faire leur chemin. Ces étudiants ont, le plus souvent, adopté un mode d'ajustement au coup par coup (32). La participation à des activités étrangères au monde médical (travail rémunéré continu, mouvement religieux, syndicalisme étudiant, militantisme politique...) est une des raisons qui paraît favoriser le troisième mode d'ajustement à l'hôpital. Parce qu'elles diversifient leurs connaissances et surtout leur assurent un ancrage social que ne peut fonder la marginalité du statut étudiant, ces activités antérieures et parallèles au déroulement des études donnent à ces étudiants un cadre de référence à partir duquel analyser les réalités auxquelles, en tant qu'étudiants, ils sont confrontés. Mais il faut souligner que cette adaptation à l'hôpital en tant qu'étudiant ne va pas de pair avec une intégration au milieu professionnel hospitalier conduisant vers une carrière hospitalière (33).

(30) Rappelons que nous raisonnons sur l'iti- rents. D'une part, elle se manifeste par le biais de néraire de futurs généralistes. Ces modes d'ajus- relations familiales le plus souvent lointaines (on- tement sont néanmoins partagés par tous les étu- cle éloigné, cousin...), d'autre part, et de manière diants. Ils ont pu être reconstitués à partir du plus inattendue, par l'intermédiaire de relations travail de terrain à l'hôpital et vérifiés, en ce qui suivies au cours de l'enfance avec un médecin de concerne les généralistes, par les entretiens. Si famille. nous raisonnions sur l'ensemble des étudiants en (32) II est bien évident que la majorité de médecine, le troisième mode d'ajustement serait ceux qui s'adaptent au coup par coup sont les sans doute plus fréquemment adopté, certains étudiants socialement les plus éloignés des mi- des futurs internes cherchant à amorcer le plus lieux médicaux. tôt possible leur intégration à l'hôpital. On trou- (33) Par exemple, pour avoir plus de possi- verait aussi un quatrième mode d'ajustement bilités d'apprendre certains gestes techniques, un consistant à éviter, autant que faire se peut, les étudiant pourra choisir d'aller dans un hôpital de stages hospitaliers en choisissant les quelques ser- seconde catégorie (où il aura des fonctions plus vices où, pour des raisons diverses, la présence larges et plus diverses), choix qui ne s'inscrit pas des étudiants hospitaliers n'est pas souhaitée. Il dans la logique d'une stratégie de carière hospita- leur est alors loisible de préparer quasiment à Hère puisqu'il éloigne des services les plus replein temps le concours de l'internat. nommés.

(3 1 ) Cette proximité est de deux ordres diffé-

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Ces éléments pèsent aussi lourdement dans les choix conduisant à la médecine générale (34). On retrouve, par exemple, dans le choix de ne pas présenter le concours de l'internat le poids de ces activités extérieures au monde hospitalier et qui en facilitaient la lecture. Là elles aidaient, jusqu'à un certain point, l'intégration professionnelle, ici elles la contredisent. La question se pose en effet du choix entre deux sortes d'activités très différentes (35). La préparation du concours ne peut que difficilement permettre le maintien d'autres activités. Cependant, il s'agit, bien plus que d'un renoncement, momentané ou non, à des activités jugées intéressantes, d'un choix, à la limite, entre deux mondes différents. On peut d'ailleurs se demander si ce n'est pas surtout face à des alternatives de ce type que des éléments comme l'entourage ont une influence - dans un sens ou dans l'autre - décisive. En effet, c'est presque ici de l'intégration à deux mondes différents qu'il est question ; mais l'une de ces intégrations - à la hiérarchie médicale - est plus lointaine et c'est là où l'entourage, pour certains, peut rendre ce but plus concret ou en redéfinir constamment le sens (36). Dans le cas de la plupart des futurs médecins généralistes rencontrés, rien ne venait contrebalancer une insertion - déjà acquise - à des activités, à un groupe extérieur au monde médical et, en ce sens, le choix s'est fait presque sans heurts, d'autant qu'il s'accompagnait d'une autre raison partagée, celle-là, par la plupart des étudiants : le refus de la médecine hospitalière, du mode de prise en charge qu'elle induit et surtout du type de relations hiérarchiques qui la sous-tend. On retrouve ici tout le poids des rapports hiérarchiques que supporte l'étudiant. L'hôpital et ses médecins jouent comme modèle négatif.

Il n'est pas interdit de penser que la profession utilise cette « place par défaut » faite à l'étudiant-hospitalier comme un moyen de sélection relativement efficace de ses futurs membres. La sélection repose alors directement sur l'étudiant qui « choisit » de « ne pas devenir comme eux » (les internes et les futurs hospitaliers). Ce qui est, ici, refusé est l'adaptation au modèle de médecin que l'institution forme pour elle-même. S'opère ainsi une sorte de première élimination, la seconde sera effectuée directement par l'institution au moyen du concours de l'internat ; elle portera, cette fois, sur les connaissances plus que sur les dispositions à s'adapter à un modèle de comportement.

(34) D'un point de vue institutionnel, l'étudiant futur généraliste n'a pas à reconfirmer le choix qu'il a fait en s'inscrivant à la Faculté de médecine. S'il va jusqu'au bout de ses études, il sera médecin généraliste. En ce sens, la médecine générale ne se choisit pas. Il faut cependant insister sur le fait que la médecine générale ne constitue pas le refuge des paresseux et des ratés; choisir de devenir généraliste peut, à bien des égards, être compris comme un choix positif. D'ailleurs l'ensemble des généralistes interrogés n'a délibérément pas présenté le concours de l'internat et n'y a donc pas échoué. Autrement dit et dans ce cas, il s'agit bien, du point de vue de l'individu, d'un choix positif et volontaire, même si ce choix consiste à décider d'appartenir

à un segment dominé; même si, et surtout, ce choix signifie, du point de vue de l'institution, rester au bas de l'échelle hiérarchique pendant que d'autres en franchissent les échelons. Ce que l'institution ne manque d'ailleurs pas de rappeler aux étudiants tant dans ses discours que dans ses pratiques.

(35) D'ailleurs, la question est souvent posée en termes de mode de vie : intérêts personnels, vie de famille... « Ne pas sacrifier sa vie ».

(36) Ce qui se passe souvent pour ceux qui décident de tenter l'internat et la carrière hospitalière. Sur le rôle de l'entourage, cf. O. HALL. Les étapes d'une carrière médicale. In : HER- ZLICH C, Médecine, malade et société. Paris, Mouton, 1970, pp. 209-223.

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с) L 'entrée dans la profession : les remplacements de médecine générale Bien qu'ils ne soient en rien obligatoires, les remplacements constituent une

étape informelle du cursus des généralistes. Ils peuvent, à l'intérieur d'un cadre contraignant fixé par le Conseil de l'ordre des médecins, s'effectuer selon des modalités diverses. Un étudiant a « droit à remplacement » à la fin de la quatrième année du deuxième cycle (37) : il peut remplacer un médecin généraliste soit à jour fixe, soit tous les jours dans un remplacement dit de « longue durée », qui ne peut néanmoins excéder trois mois. Les conditions de rémunération sont fixées, en principe, au terme d'un accord entre les deux parties lorsqu'il s'agit d'un remplacement en médecine libérale. Les remplacements peuvent aussi s'effectuer dans un centre de santé ou dans un dispensaire, les conditions de rémunération sont, alors, celles fixées pour l'ensemble du personnel médical de ces centres.

Les remplacements sont un moment critique de l'itinéraire des médecins généralistes, moment qui se déroule hors de l'institution socialisante. Et, parce que cette institution ne compte pas, comme tels, de représentants des médecins généralistes dans ses rangs, les futurs généralistes vont, pour la plupart d'entre eux, devoir découvrir à cette occasion la médecine générale et ses critères de pratique. La majorité des étudiants-remplaçants a, d'abord, à se créer un cadre de références, et, sinon à le créer, au moins à le confronter à la réalité de leur nouveau mode d'exercice. C'est au cours des remplacements que vont s'élaborer ces références. Ils sont, en effet, générateurs de choix et conduisent à des ajustements différents tendant à privilégier une dimension plutôt qu'une autre dans la définition du rôle des médecins généralistes telle que le remplaçant est en train de la constituer. Ils se présentent pour l'étudiant-remplaçant comme une confrontation à une situation nouvelle : la consultation de médecine générale. Cette situation semble poser peu des problèmes techniques. Elle constitue un moment d'apprentissage où - pour s'aider - le remplaçant dispose des dossiers du médecin remplacé et, en examinant les traitements précédemment ordonnés, il s'initie aux prescriptions de médecine générale. Il ne faut cependant pas surévaluer cette source d'information car le médecin n'est pas là pour commenter ses dossiers et ses prescriptions et, la plupart du temps, le remplaçant ne revoit pas le malade, il ne peut donc évaluer son intervention. Néanmoins, on constate que la différence perçue par les étudiants-remplaçants entre la pathologie hospitalière avec laquelle ils sont familiarisés et la pathologie de la médecine générale qu'ils découvrent ne semble pas si grande qu'elle définisse un univers nouveau. S'il y a des connaissances nouvelles à acquérir, fondamentalement la démarche médicale demeure la même que celle apprise à l'hôpital : diagnostiquer et traiter. Les remplacements constituent alors un entraînement à ce travail, une adaptation à des problèmes médicaux qui, pour être nouveaux, ne s'en situent pas moins sur le même continuum scientifique ; il n'y a pas, de ce point de vue, de fossé entre la médecine hospitalière et la médecine générale.

(37) C'est-à-dire avant la fin de ses études, ce début d'insertion professionnelle dans une ré- qui indique assez la nécessité de lier études et flexion sur la socialisation professionnelle.

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La consultation de médecine générale définit, cependant, pour le remplaçant, une situation nouvelle en rupture avec celle qu'il a connue dans l'institution socialisante. Elle est, en effet, sous-tendue par un rapport social spécifique où, même si structurellement, la position du médecin est dominante (38) (ce qui ne va d'ailleurs pas de soi pour le remplaçant), le malade a la possibilité d'imposer quelques-uns de ses critères pour définir la situation. S'établit ainsi un rapport de négociation que l'étudiant a peu de chance d'avoir vu à l'hôpital. A l'hôpital, en effet, les définitions des professionnels pèsent de plus de poids que celles des profanes parce que l'hôpital dépend essentiellement d'un réseau professionnel pour recruter des malades. Au contraire, en ville, le médecin dépend du client qui choisit le médecin en fonction de son système de référence profane et cherche à orienter le traitement (39). « Dans un exercice dépendant du client, le malade peut se trouver dans la position d'un égal ou, au moins, d'un participant actif au processus de diagnostic et de gestion de la maladie. Comme il est à un stade de la maladie relativement précoce et pas encore vaincu par la douleur ou la peur, il a toujours à sa portée (comme le sait très bien le praticien) la possibilité de quitter le cabinet et, au lieu d'y revenir, de chercher ailleurs un consultant qui aborde la maladie et son traitement dans des termes qui lui sont plus familiers » (40). La difficulté pour le remplaçant est alors d'assurer sa place dans ce rapport social où il peut être difficile d'établir son identité professionnelle et d'affirmer son autorité. On le voit, le poids des interactions avec les clients est décisif mais moins en ce que les clients sont des malades (définis comme tels par des critères professionnels), qu'en ce qu'ils sont des profanes (obéissant à des critères propres, différents de ceux de la profession). Le client semble intervenir également d'une autre manière pour, en quelque sorte, contrôler l'établissement du jeune médecin dans ce rapport social. Il est certain que les jeunes remplaçants « utilisent » les médecins remplacés pour préciser les contours du rôle du médecin généraliste tel qu'ils s'essaient à le définir ou, si ces contours sont déjà fixés, pour les garantir. Ils jouent ainsi moins comme modèle, au sens le plus littéral du terme - médecin remplacé et médecin remplaçant ne se rencontrent guère - que comme réfèrent absent, qu'il soit d'ailleurs positif ou négatif. Mais dans cette « utilisation » d'un réfèrent professionnel, un point apparaît remarquable : ce sont les malades qui, en quelque sorte, font revenir le professionnel absent par le rappel de ses traitements, de ses explications, de leurs habitudes communes... Et nous sommes là aux marges du monde professionnel.

Cependant, on peut se demander si, dans une certaine mesure, l'institution hospitalière ne contrôle pas, par l'intermédiaire du malade, cet apprentissage d'un rapport social. Il est en effet frappant de constater que les grands leaders de la profession continuent dans la plupart de leurs prises de position publiques -

(38) E. Freidson montre le caractère structu- Press, 1970. Tellement asymétrique des relations médecins- (39) Sur les caractéristiques de ces deux malades, la profession ayant assuré historique- types d'exercice, cf. E. FREIDSON, Profession of ment sa « dominance professionnelle ». FREID- medicine, op. cit. Chap. 14, pp. 302-331. SON E. : Professional dominance, the social (40) /bid., p. 307. structure of medical care. New York, Atherton

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et plus particulièrement dans celles qui, par le relais des moyens de communication de masse, s'adressent directement aux malades potentiels des médecins généralistes - à décrire une relation duelle, « le colloque singulier », de l'ordre de l'incommunicable, entre « le » médecin et « son » malade. Or ce type de relation duelle ne correspond plus guère aux rapports médecins-malade tels que les définit la pratique hospitalière. A l'hôpital, le malade est pris en charge par une équipe médicale et non pas par un seul médecin et, dans cette mesure, il y a dilution de la spécificité du « colloque singulier ». La perpétuation de ce discours n'est cependant pas un hasard ni le signe que le discours des hospitaliers est, ici, en retard sur leur pratique. Simplement il parle d'une autre pratique : celle de la médecine générale où, on l'a dit, s'établit entre médecin et malade un rapport différent de celui existant à l'hôpital. Et on peut penser que ce discours constitue un des moyens utilisés par le segment hospitalier pour tenter de contrôler la nature de ce rapport. En ce sens, ce serait le malade qui serait socialisé et assurerait, par le type de relation qu'il anticipe avec son médecin, une partie de la socialisation des médecins généralistes. Ces interventions dirigées vers « les profanes » ont aussi, bien évidemment, pour rôle de renforcer le prestige scientifique de la médecine hospitalière auprès du malade et, par ricochet, auprès des généralistes.

Si la profession paraît intervenir, même indirectement, au niveau de ce rapport social spécifique à la médecine générale, en revanche, elle ne dit rien du contenu de la définition du rôle professionnel. C'est pourquoi chacun des jeunes médecins, au cours des remplacements, va devoir élaborer, préciser ce contenu. A bien des égards, le travail du médecin généraliste est peu perméable au regard, il s'effectue dans un lieu clos - le cabinet médical - et dans un rapport clos - « le colloque singulier ». Et la part qui revient à l'initiative individuelle du médecin dans la conduite de ce travail est grande. Chacun a, en effet, une part active dans la construction de son objet de travail : les éléments apportés par le malade dans la consultation sont une sorte de matière première et n'ont pas le même sens pour tous. Par exemple, un malade en même temps qu'il décrit certains symptômes physiques, peut faire état de difficultés dans sa vie professionnelle. Ces difficultés seront prises ou non en considération par le médecin, intégrées ou non à la construction de cet outil de travail qu'est le diagnostic. La lecture de cette matière première s'effectue en réservant une place différente aux catégories du savoir universitaire, c'est-à-dire aux connaissances scientifiques fournies par l'institution socialisante. Les choix qui seront effectués orienteront toute la pratique du nouveau médecin et, soulignons-le, définiront donc ses modes d'intervention sur le malade (4 1 ).

(41) J'ai proposé, dans le cadre de ma thèse, médecin guide de l'individu » - « le médecin une typologie établissant quatre manières de se total de l'homme total » - « les médecins de la définir comme médecin généraliste soit autant de cité ») autour de dimensions telles que : ce qui points d'aboutissement des processus de sociali- constituait, pour chaque groupe, le point de spé- sation. On ne peut en rendre compte ici dans la cificité de la médecine générale, la manière de mesure où cela nous éloignerait trop d'une pro- chacun de se situer dans l'ensemble des distribu- blématique centrée sur le contrôle social. Préci- teurs de soins, la place réservée aux catégories sons seulement que quatre groupes types ont pu du savoir universitaire dans l'élaboration du dia- être constitués (« les médecins-soignants » - « le gnostic.

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Ces choix s'élaborent alors que les remplaçants sont confrontés à un rapport social nouveau où ils doivent apprendre à se situer. L'argent constitue une dimension importante des relations médecin-malade et il crée un rapport d'interdépendance ignoré à l'hôpital. Presque tous les remplaçants ont exprimé leurs difficultés initiales à faire face à ce rapport d'interdépendance. Ces difficultés ont même incité certains d'entre eux à adopter des formes d'exercice particulières (par exemple travailler dans un centre de santé où le malade ne paie pas directement le médecin). Cependant, au-delà de ces difficultés, la question posée, à travers le rapport de clientèle, est celle de la déqualification de la médecine générale. Le problème est, en effet, moins que le malade soit directement le payeur mais, bien plus que ce soit lui qui puisse, pour définir les tâches du généraliste, imposer quelques-uns de ses critères : par exemple appeler le médecin à domicile non pour une urgence médicalement définie mais pour faire renouveler son ordonnance. Le malade contrôle alors partiellement la situation et le contenu même du travail du généraliste se trouve être objet de discussion.

Cette crainte d'une déqualification de la médecine générale ne se manifeste pas seulement face à la capacité qu'a le malade de définir partiellement le contenu du rôle du généraliste. L'hôpital, lui aussi, désigne à sa manière le travail du généraliste. Ce travail est nettement situé aux marges de l'activité médicale telle que l'a vue, à l'hôpital, l'étudiant. Par exemple, lorsqu'un malade vient pour faire remplir des papiers d'arrêt de travail ou des certificats de vaccination, le médecin généraliste accomplit un certain nombre de tâches périphériques au corpus des tâches valorisées par la profession (celles qui, à l'hôpital, sont, comme il l'a vu au cours de ses études, laissées à l'administration - arrêt de travail - ou aux étudiants, voire aux infirmières - vaccins, petits gestes techniques). Coincés entre ces deux pôles, beaucoup pensent qu'il y a dilution de la spécificité du rôle du généraliste. Et c'est de la réponse apportée à ce problème que dépendent principalement les choix des nouveaux généralistes : des choix différents (médecine libérale, médecine salariée) obéissent au même souhait de maîtrise de l'acte médical, chacun de ces choix représentant une manière particulière de résister à la déqualification de la médecine générale. On voit, ici, que le clivage libéral /salarié tel que le définit la profession n'est pas pertinent pour comprendre le choix des jeunes généralistes. On retrouve en effet ces deux modes d'installation associés à des pratiques très diverses : par exemple, certains médecins, bien que militant pour le paiement à la fonction, ont, dans le contexte actuel d'organisation du système de santé, opté pour une installation libérale qui, à leur avis, leur permet mieux qu'un exercice salarié de définir leur travail selon leurs propres critères. Autrement dit, le sens le plus largement donné par la profession à l'opposition libéral /salarié (liberté du médecin /fonctionnarisation, opposition entre deux systèmes de santé, voire de société) commence à être détourné par certains des nouveaux venus. La profession, et plus particulièrement l'institution socialisante qui ignore ces problèmes, paraît soudain bien loin des nouveaux médecins qu'elle a « produits ».

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III. L'hôpital et sa logique scientifique comme moyen du contrôle social

Si on reprend le mouvement et les étapes de la socialisation des futurs généralistes, il apparaît que les nouveaux professionnels seront toujours marginaux par rapport à l'institution socialisante alors que, paradoxalement, ils sont numériquement majoritaires dans la profession. Au regard du C.H.U., ils constituent pourtant, en tant que médecins généralistes, un groupe périphérique. De ce point de vue, on a affaire en quelque sorte à une socialisation ratée. Les nouveaux venus semblent sortir de leurs études à peu près comme ils y étaient entrés. Face aux situations rencontrées à l'hôpital, ils se sont essentiellement ajustés au coup par coup tout en conservant inchangées leurs autres insertions sociales (surtout familiales et amicales); ou ils ont accentué la dimension étudiante de leur rôle d'étudiant-hospitalier, ce qui leur a permis de « survivre à l'hôpital ». Lorsqu'ils se sont ajustés d'une manière plus volontariste, c'est surtout en s'appuyant sur des éléments extérieurs à la profession. Au premier regard, ils apparaissent donc comme faiblement issus du milieu socialisant. La période des remplacements montre à quel point ils entretiennent un rapport incertain avec leurs études, l'expérience acquise ne leur permettant pas à elle seule de répondre au problème de la déqualification de la médecine générale. Et lorsqu'on cherche à mettre en relation les ajustements à l'hôpital et les stratégies de choix d'une part, l'orientation donnée à l'exercice professionnel d'autre part, on ne trouve aucune relation systématique possible. Les éléments dont on perçoit l'influence constante au long des carrières étudiantes sont issus d'autres sphères (famille, religion, syndicalisme étudiant...). Cette non-correspondance entre les catégories de pratique et les études n'est pas, s'agissant de médecins généralistes, un hasard. Elle correspond à une réalité : la médecine générale n'est pas seulement la médecine hospitalière en moins bien, elle a des caractéristiques spécifiques (dont un rapport au malade particulier) que les étudiants n'ont pas pu appréhender à l'hôpital. Reste qu'ils sont devenus des médecins agréés par la profession et, en ce sens, on a affaire à une socialisation réussie. On a vu comment les visites et les gardes offraient aux étudiants une socialisation minimale, comment la profession intervenait indirectement au cours des remplacements. Il me semble néanmoins que la profession médicale en tant que système social exerce autrement et plus durablement son contrôle sur ses membres.

Plus que par une tentative d'inculcation de ses valeurs clefs, c'est par son mode d'organisation hiérarchique et par la logique scientifique qui la légitime que l'institution hospitalière - et, avec elle, le segment professionnel qui domine la profession - assure en quelque sorte la pérennité de sa position prépondérante. En effet, quelles que soient les critiques adressées à l'hôpital et à la médecine hospitalière par les étudiants futurs généralistes, le poids de l'hôpital est sensible tout au long de leur cursus. S'il joue comme modèle négatif dans le non-choix de l'internat, il marque cependant les étudiants à travers deux de ses

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dimensions spécifiques. L'hôpital est un lieu clos, qui obéit à une logique qui lui est propre, et aussi à une organisation interne qui détermine, en tout cas au niveau de perception de l'étudiant, un mode de vie qui a ses règles et dont les membres peuvent apparaître « comme une grande famille ». C'est autour des exigences du travail médical telles que les définit le médecin que s'organise la vie quotidienne de chacun; en ce sens, l'hôpital est un lieu de confort - fait plus pour le médecin que pour le malade - dont, dans une certaine mesure, le médecin généraliste qui sera soumis à des pressions inconnues, étrangères à l'hôpital, gardera la nostalgie. Mais c'est surtout comme lieu d'élaboration et d'expression d'une logique scientifique que l'hôpital va assurer son ascendant sur les étudiants dont l'avenir professionnel se déroulera hors de ses murs. Tous les étudiants ont reçu initialement une formation scientifique approfondie et l'ensemble de l'enseignement tend à développer une approche théorique des problèmes médicaux qui trouve son expression la plus accomplie dans la médecine hospitalière. La plupart d'entre eux a été au moins une fois dans un service où cette approche théorique présidait à l'activité médicale. Même si souvent cette approche leur est apparue comme quelque chose d'un peu caricatural (« Attention, c'est de la haute science ! »...), elle a néanmoins marqué la rencontre avec un processus intellectuel qui, pour certains, s'est accompagné de ce qu'on peut appeler une tentation hospitalière. On trouve nettement trace du poids de cette logique scientifique et du prestige qui l'accompagne auprès de l'étudiant lorsque certains expriment leurs craintes de régresser intellectuellement une fois les études terminées : « on se dit maintenant que je vais faire marche arrière, je vais régresser intellectuellement, techniquement, pratiquement ; c'est-à-dire que je n'aurai plus derrière moi tout le système qui me pousse vers l'avant ». C'est cette activité scientifique qui, par le biais du prestige intellectuel, vient, jusque et y compris pour les médecins généralistes qui en sont structurellement le plus éloignés, sceller la supériorité de l'hôpital comme lieu d'élaboration du savoir, légitimant ainsi la suprématie de la médecine hospitalière et de ses représentants sur l'ensemble de la profession. Ce savoir universitaire est un pôle de référence pour tous les médecins en ce sens qu'il fournit des catégories opératoires pour diagnostiquer et traiter, et cela même si ces catégories sont contestées par certains groupes de médecins généralistes parce qu'elles leur semblent inadaptées à la pratique de la médecine générale ; ou encore, parce que ces catégories leur apparaissent trop exclusives et qu'ils souhaitent y adjoindre d'autres savoirs (par exemple, la psychologie).

Au-delà de ces références scientifiques opératoires, on peut penser que ce qui est légitimé, à travers ce prestige intellectuel, c'est le droit des hospitaliers à s'exprimer en tant que leaders de la profession et particulièrement au niveau de la discussion des politiques de santé. Ce qu'illustrent bien les Entretiens de Bichat qui, chaque année, réunissent des centaines de généralistes pour, tout à la fois, diffuser au niveau de la base les nouveaux acquis scientifiques et redire que c'est dans les C.H.U. que s'élaborent ces connaissances nouvelles (42).

(42) Bien entendu, ils servent aussi, par le firmer, cette fois à l'usage des malades, cette biais des moyens de communication de masse prééminence de l'hôpital et de la médecine scien- qui leur accordent une place considérable, à réaf- tifique.

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IV. Un modèle français ?

Les étudiants avant de quitter l'hôpital ont donc reconnu sa supériorité - supériorité fondée sur le poids accordé au savoir et sur le statut socialement fait à l'intelligence abstraite. De ce point de vue, les nouveaux généralistes ont été conduits à intérioriser que le segment hospitalier avait le monopole de la pensée - pensée théorique dont, en tant que généralistes, ils sont exclus et qui ne les atteindra, eux, que dans ses retombées pratiques (par exemple, les procédés thérapeutiques). Ce qui se trouve ici marqué est la césure - caractéristique du système médical français - entre les médecins hospitalo-universitaires et les médecins généralistes : la capacité à conceptualiser et la somme de savoir, mesurées par les échelons franchis, servent, en quelque sorte, à départager les uns des autres. En ce sens - et quelle que soit la part de choix qu'ils aient eue - les étudiants ont assisté à un tri (43), une sélection dont le principe même est le poids accordé au savoir. Bien que le point de vue adopté dans ce travail n'ait pas été celui d'un raisonnement en fonction du système universitaire, de ses modes de sélection et de ses filières de carrières, on peut néanmoins se demander si le poids donné à ce savoir, tant comme principe de sélection que comme moyen de contrôle social, ne constitue pas un trait distinctif du système français (44).

En effet, ce point n'est pas sans rappeler ce que M. Maurice et al. nomment « le principe d'extraction des élites » (45). Dans une comparaison entre la France et l'Allemagne, ces auteurs ont mis en évidence les interactions spécifiques à chaque pays entre faits d'organisation et faits de socialisation dans les entreprises. Ils indiquent comment, à la différence de l'Allemagne, « la logique du système éducatif (que l'on retrouve dans la formation professionnelle) est en France fondée sur le principe de l'extraction des élites ; il en est de même de la gestion sociale de l'entreprise : l'individu qualifié, qu'il soit ouvrier ou ingénieur, doit nécessairement sortir du commun, et participer ainsi aux élites (qui se retrouvent au sommet de chaque strate sociale, chaque catégorie sociale et professionnelle sécrétant sa propre couche élitaire, et selon un modèle hiérarchique qu'elle contribue à constituer et à reproduire à la fois) » (46). Si l'on

(43) II faut rappeler que presque tous les tionne et hiérarchise, mais des ponts paraissent groupes professionnels étant présents à l'hôpital, exister entre les pôles extrêmes de la hiérarchie, les étudiants assistent aussi au tri généralisé qui et on peut se demander dans quelle mesure cela affecte tous les échelons hiérarchiques (inter- modifie les moyens qu'emprunte le contrôle so- nes - chefs de clinique - assistants-chefs de ser- cial pour s'exercer. A cet égard, les données vice); même si ce tri ne les concerne pas directe- comparatives font défaut. ment, il n'en reste pas moins que son sens et son (45) M. MAURICE, F. SELLIER et J.- principe ne leur échappent pas. J. SILVESTŘE : Production de la hiérarchie

(44) Par exemple, le système américain tel dans l'entreprise : recherche d'un effet societal : qu'il apparaît, entre autres dans les études préci- Allemagne-France. Aix-en-Provence, L.E.S.T., tées, ne semble pas introduire une césure aussi 1977. tranchée entre les médecins hospitaliers et les (46) MAURICE et ai, op. cit., p. 223. autres. Il est bien évident que ce système sélec-

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considère l'ensemble des catégories de médecins (généralistes, hospitaliers, spécialistes de ville) formées par l'institution, on remarque que le système médical français semble bien obéir à ce « principe d'extraction des élites ». Un enseignement commun (soit les six premières années), au cours duquel se déterminent parallèlement les orientations dans des filières ultérieures, assure la formation des « traits communs et distinctifs » de la majorité des médecins (47). Une socialisation minimale est accomplie. De même qu'il y a dans l'entreprise une catégorie cadre dont, à certains égards, la « réussite professionnelle dépend de leur degré d'intégration à l'entreprise », il y aurait à l'hôpital une catégorie médecin spécialiste dont les membres auraient réussi à franchir la première étape, celle de l'adaptation au modèle de médecin proposé et aux normes de l'institution. On a vu, en effet, que l'institution hospitalière n'est pas faite pour les étudiants et que c'est donc à eux d'amorcer leur propre socialisation à une institution et à une hiérarchie dont ils ne font partie, si l'on peut dire, que par exclusion. C'est ce mouvement qui n'a pas été achevé (pour des raisons diverses) par les médecins généralistes. S'opposeraient donc deux catégories spécialistes- généralistes, clivage que l'on pourrait comparer au clivage cadre - non-cadre.

Les spécialistes qui, jusqu'à ce jour, sont formés en France par deux filières différentes (48) partageraient quant à eux une intégration effective à la hiérarchie médicale par le biais de ce que M. Maurice et al. appellent une « communauté de socialisation ». Mais là aussi, comme dans l'entreprise, cette communauté masquerait en fait une rupture à l'intérieur de la catégorie spécialiste : les deux filières recouvrent deux possibilités d'insertion professionnelle différentes, hospitalière par le biais de l'internat, libérale par le biais d'un C.E.S.

On voit sans doute mieux comment les généralistes, au moins en France, sont conduits à se situer dans une constellation hiérarchique en utilisant les références que leur fournit, pendant leurs études, l'institution socialisante. Sortis de l'hôpital, ils vont former un groupe périphérique, un peuple vague mal socialisé, entretenant des rapports limités avec l'élite de la profession. Ce système qui, par rejets successifs, assigne à chacun sa place, rappelle les analyses de Hall et de Freidson (49) sur l'organisation de la profession médicale. Hall décrit ce qu'il appelle une « fraternité interne » (inner fraternity) de médecins au sommet du succès dans une communauté et contrôlant l'accès des autres. Sont

(47) «C'est dans la compétition à partir de vue française de sociologie 20 (2) avril-juin 1979, laquelle les élèves se hiérarchisent entre le certifi- pp. 331-366, p. 340). Il en va, à cet égard, de cat d'études primaires. Le BEPC, la première et même pour les études de médecine, la seconde partie du baccalauréat que se forment (48) L'internat qui seul donne accès à la caries principaux traits communs et distinctifs de la rière hospitalière, le Certificat d'Etudes Spéciales majorité des futurs travailleurs. L'enseignement qui forme, pour chaque spécialité, les spécialistes supérieur et les grandes écoles (...) ne sont, de ce de ville qui peuvent par ailleurs être vacataires point de vue, qu'un prolongement de ce proces- (attachés) dans les C.H.U. sus de stratification à partir de l'enseignement (49) HALL O., « Types of medical careers ». secondaire général» (M. MAURICE, F. SEL- American journal oj sociology, 55, p. 243-53, no- LIER, J.-J. SILVESTŘE : « La production de la vembre 1949. FREIDSON E., Profession of me- hiérarchie dans l'entreprise : recherche d'un effet dicine, op. cit. societal. Comparaison France-Allemagne », Re-

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sélectionnés ceux qui possèdent certaines caractéristiques (aussi bien professionnelles que sociales) et qui partagent certaines valeurs. Freidson prolonge ces analyses; il décrit l'organisation informelle de la profession en petits cercles homogènes et exclusifs les uns des autres : « Ces groupes de collègues sont construits par le mécanisme du parrainage et du boycott ».

Il faut cependant se garder d'une comparaison trop rapide; d'une part, les réseaux de collègues décrits par Freidson ne recoupent pas strictement un découpage par discipline et, d'autre part, l'organisation formelle de la profession médicale introduit, en France, une coupure nette entre pratique hospitalière et pratique libérale. Dans notre cas, la place périphérique intériorisée par les jeunes médecins généralistes est la place qu'occupe leur discipline dans l'organisation formelle de la profession. Ce qui n'exclut pas, bien entendu, qu'existent par ailleurs des « groupes de collègues » dont chaque médecin sera largement tributaire dans le déroulement de sa carrière. Ce qui est décrit ici serait en quelque sorte la première étape de socialisation à la profession. Sur cette toile de fond interviendront ultérieurement d'autres contrôles plus subtils engageant des segments professionnels plus étroits.

C'est peut-être là au moment de l'insertion que se situe la limite du contrôle social exercé par l'élite de la profession sur la socialisation des médecins généralistes. En effet, si le prestige intellectuel du savoir hospitalier est un des éléments qui peut aider à définir un type de contrôle professionnel et social, c'est précisément l'utilisation de ce savoir qui creuse un écart de plus en plus grand entre les deux pôles du système médical. Les connaissances acquises par les futurs médecins généralistes sont organisées autour des catégories de la pratique hospitalière qui, on l'a vu, ne correspondent qu'imparfaitement à celles de la médecine générale. Se pose alors pour le généraliste le problème de l'adéquation de ce qu'on lui a appris, et dans la forme où on le lui a appris, avec ce qu'il voit. L'utilisation de ce savoir pour déchiffrer les symptômes du patient peut subir de grandes variations. Et rien ne vient indiquer que la profession contrôle le renversement des connaissances universitaires récemment acquises dans la pratique de la médecine générale (50). Concrètement, le segment hospitalier voit les malades des généralistes lorsqu'ils sont envoyés à l'hôpital. Mais, à cet égard, les généralistes disposent d'un grand degré d'autonomie. Et si, comme les étudiants dans Boys in white, les généralistes constituent un « groupe subordonné » l'éloignement même des C.H.U. dans lequel ils sont tenus leur assure une certaine marge pour redéfinir leur activité. Si, pour les instances dominantes de la profession, les zones d'intervention des médecins généralistes sont claires (trieurs de première urgence et rôle de soutien psychologique surtout), il n'en va pas de même aujourd'hui pour la plupart des généralistes qui n'acceptent pas sans murmure ces définitions (5 1 ). Qui contrôle alors la délimitation des fron-

(50) Rappelons que Hughes situait les points (51) Ce que montre, on l'a vu pour les très d'aboutissement des processus de socialisation jeunes généralistes, les difficultés à définir leur lorsque les professionnels « apportent à nouveau rôle professionnel. Ce que montre surtout, pour ce qu'ils ont appris dans une interaction effective l'ensemble du groupe des généralistes, l'émer- avec la culture médicale profane ». HUGHES gence de segments professionnels nouveaux de- E.C. : « The making of a physician », dans Men puis 1973, dont les deux plus importants sont la and their work. Glencoe, 111., The Free Press, Société Française de Médecine Générale et le 1958, pp. 116-130. Syndicat de la Médecine Générale.

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tières de chaque groupe constituant la profession ? En repoussant toujours davantage les médecins généralistes aux marges du système de santé, le segment hospitalier responsable de la socialisation des médecins s'expose à certains risques : les différents courants qui traversent la médecine générale montrent qu'il y a une tendance de plus en plus marquée chez les généralistes à tenter de se définir à partir de la médecine générale et non plus à partir de la médecine hospitalière; à définir plus largement les zones de compétence de la médecine générale. En ce sens, la base du système - les médecins généralistes - semble développer une tendance à l'autarcie par rapport à la médecine hospitalière.

C'est peut-être en réaction à ces divers courants qui agitent la médecine générale que peut, au moins partiellement, s'interpréter l'adoption en juin 1979 par l'Assemblée Nationale du projet de réforme des études médicales - concernant la formation des médecins généralistes. Cette loi-cadre introduit la création d'un « résidanat » de deux ans pour futurs généralistes à la suite des deux premiers cycles d'études communs à tous les étudiants. Au cours de ces deux années, les étudiants effectueront des stages hospitaliers avec des responsabilités effectives - au moins dans les textes - et également des « stages chez le praticien » (52) qui, à la différence des remplacements actuellement, seraient organisés par l'institution. Le C.H.U. garderait ainsi la haute main sur l'ensemble de la formation des généralistes et, par le biais de ce résidanat qui prolonge d'un an la durée des études, tenterait de réduire la distance entre l'institution socialisante et le lieu où s'effectue l'apprentissage de la médecine générale, de créer en quelque sorte un rapport de socialisation plus étroit avec l'étudiant : au moins, tenter en tant qu'instance socialisatrice d'être plus directement présent au moment de l'insertion professionnelle et de l'ajustement à la pratique.

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(52) Ces stages chez le praticien existent déjà à sélection de ces praticiens; on semble s'orienter titre expérimental dans quelques C.H.U. Le pro- vers une commission paritaire C.H.U.-Conseil blême, au niveau de la profession, est celui de la de l'Ordre.

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