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En prélude à la prochaine Coupe du monde, Zinédine Zidane connaîtra d’abord les feux de Cannes. Il est en effet l’unique sujet du film des plasticiens Douglas Gordon et Philippe Parreno présenté au festival, Zidane, un portrait du XXI e siècle. Rencontre avec les deux réalisateurs et décryptage d’un mythe moderne. Par Jean-Max Colard et Serge Kaganski A u départ du film Zidane, un portrait du XXI e siècle, il y a une idée simple, lumineuse, et surtout renversante eu égard aux innombrables retransmis- sions de matchs, à la forme toujours identique, qui occu- pent la télévision : et si pen- dant 90 minutes, le temps d’un match comme d’un long métrage, au lieu de laisser la caméra courir après le ballon, on ne suivait des yeux qu’un seul joueur ? Voir les choses autrement, déformater le regard, on touche ici à l’essence même de l’art. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avec ce film hybride – situé à mi-chemin du cinéma et de la pein- ture, lieu de rencontre inattendu des fans de foot et des amateurs d’art contemporain –, sé- lectionné hors compétition au prochain Festi- val de Cannes et en salle à partir du 24 mai, on n’avait jamais vu le football ainsi. Car le spectateur est plongé au cœur du match, dans un chaos de gestes discontinus, de chocs physiques, d’accélérations soudaines, de sons ambiants, et Zidane est alors comme l’animal furtif d’un documentaire animalier, fonctionnant tout à l’instinct. Corps en ... / / DOSSIER ZIZOU EN ŒUVRE D’ART ÉCRAN PLEIN ZIDANE 07 GPAP 545 ZINEDINE ok 5/05/2006 17:21 Page 28

DOSSIER ZIZOU EN ŒUVRE D’ART ZIDANEjeanmaxcolard.com/.../zidane-un-portrait-du-xxie-sia-cle-545_p5y5.pdf · sens, Zidane n’est pas une star convention-nelle, et pour moi il est

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En prélude à la prochaine Coupe du monde,Zinédine Zidane connaîtra d’abord les feux de Cannes. Il est en effet l’uniquesujet du film des plasticiens DouglasGordon et Philippe Parreno présenté aufestival, Zidane, un portrait du XXIe siècle.Rencontre avec les deux réalisateurs et décryptage d’un mythe moderne.Par Jean-Max Colard et Serge Kaganski

Au départ du film Zidane, unportrait du XXIe siècle, il y aune idée simple, lumineuse, etsurtout renversante eu égardaux innombrables retransmis-sions de matchs, à la formetoujours identique, qui occu-pent la télévision : et si pen-dant 90 minutes, le temps

d’un match comme d’un long métrage, au lieude laisser la caméra courir après le ballon, onne suivait des yeux qu’un seul joueur ? Voir leschoses autrement, déformater le regard, ontouche ici à l’essence même de l’art. Et le moinsqu’on puisse dire, c’est qu’avec ce film hybride– situé à mi-chemin du cinéma et de la pein-ture, lieu de rencontre inattendu des fans defoot et des amateurs d’art contemporain –, sé-lectionné hors compétition au prochain Festi-val de Cannes et en salle à partir du 24 mai,on n’avait jamais vu le football ainsi. Car le spectateur est plongé au cœur dumatch, dans un chaos de gestes discontinus,de chocs physiques, d’accélérations soudaines,de sons ambiants, et Zidane est alors commel’animal furtif d’un documentaire animalier,fonctionnant tout à l’instinct. Corps en ...////

DOSSIER ZIZOU EN ŒUVRE D’ART

ÉCRAN PLEINZIDANE

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sueur, intelligence du pied. Mais hors cesquelques deux ou trois minutes, mises bout àbout, où Zidane touche le ballon, l’essentiel sedéroule dans le hors-champ de l’action, suitede temps morts, de moments d’attente, où lefilm prête alors à la rêverie et tend vers l’abs-traction. Avec son dispositif de gros plans, decaméras subjectives, avec son travail impres-sionnant sur une bande-son qui rythme et in-tériorise l’événement, Douglas Gordon et Phi-lippe Parreno nous mettent face à un Zidaneque personne d’autre ne peut être, mais enménageant paradoxalement la possibilitéd’une identification mentale : Zidane commesi vous y étiez. Un film dont vous êtes le héros.

Puis il y a eu la Coupe du monde, le Real Ma-drid, et on s’est dit que ce serait définitive-ment impossible. Mais à l’occasion d’une expoà Madrid, on a rencontré Isabella Mora, quis’occupe de la Foire de Bâle ; elle a voulu nousaider. On a envoyé à Zidane des catalogues,des vidéos, mais sans retour. Puis elle nous afait rencontrer un journaliste de L’Equipe, Fré-déric Hermel, qui voit Zidane tous les jours àl’entraînement.Douglas Gordon – Au début, Hermel étaitsceptique. Puis devant notre enthousiasme, ila été convaincu par le projet et l’a présenté àZidane qui a dit : “Je vais rencontrer ces gars,mais je vais sûrement leur dire non !” On l’a ren-contré à un mauvais moment, après un clas-sico où Barcelone avait niqué le Real ! C’étaitpendant un entraînement, on lui a présenté leprojet comme un film haut de gamme, un por-trait en 35 mm. On lui a montré un documen-taire sur Garrincha en lui disant que c’étaittout ce que nous ne voulions pas faire. Nousvoulions tourner un document sur un événe-ment en direct, pas un documentaire. Il a étéintrigué et a fini par dire OK. Pourquoi Zidane ?Ph. P. – Dès le début, on a pensé à lui et à per-sonne d’autre. S’il avait dit non, le projet se se-rait arrêté là. C’est un joueur fantastique, leplus élégant. Quand il touche la balle, tu asl’impression que le sol, le jeu respirent diffé-remment. Ensuite, il a une manière assez par-ticulière d’être dans l’événement. Et ça seconfirme dans le film, il a une force incroyablede concentration. Quand tu vois quelqu’un detrès concentré, c’est très attirant, très sexy. Ettrès envoûtant.D. G. – Il y a quelque chose d’indéchiffrablechez Zidane, un mystère qui nous a fascinés.On voit son visage, mais impossible de savoirce qu’il pense. Il y a chez lui quelque chosed’intrigant que n’ont pas les autres. Il fait unpeu penser à un héros de Sergio Leone, dugenre l’Homme sans nom. D’ailleurs, au début,on a fait des essais avec la musique d’EnnioMorricone. On avait quelques références audépart, qui me faisaient penser à Zidane : En-nio Morricone, Albert Camus, qui a joué aufoot et fut gardien de but d’une équipe algé-rienne, ou encore Pasolini, qui était aussijoueur de football et pour son côté outsider.Pourquoi pas un Beckham par exemple ?Ph. P. – Sans doute parce que Beckham oud’autres sont des stars au sens assez classiquedu terme. Beckham est même une pop-star àl’anglaise, dont on oublie parfois qu’il est foot-balleur. Ce qui est troublant chez Zidane, c’estqu’il est un personnage public mondial, maisconstamment en retrait quand il s’agit d’exis-ter ailleurs que sur un terrain de football. Luin’existe que sur cette arène, pendant ces90 minutes. C’est comme si le reste s’effaçait.Sa capacité à refuser d’être le porte-parole dequoi que ce soit nous intéressait. Et dans cefilm sans parole, ça marche assez bien aveclui. C’est très étrange de ne pas vouloir êtreraconté ailleurs que dans ce qu’on fait. En ce

ENTRETIEN > Comment vous est venuel’idée de ce film ?Philippe Parreno – Ça remonte à 1996, à l’oc-casion d’une exposition de groupe organiséeà Jérusalem et qui avait lieu sous le stade d’undes clubs de foot de la ville. On préparaitl’expo et, pour passer le temps, Douglas et moiavons pris un ballon et joué au foot. On s’estimaginé faire un film sur un personnage quitraverserait une histoire, et on a pensé appli-quer l’idée à un match de foot : et si on suivaitun joueur pendant 90 minutes, plutôt que lematch ? On a pensé immédiatement à Zidane,qui jouait alors à la Juventus de Turin. On aessayé de le contacter mais ça n’a rien donné.

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30 Les Inrockuptibles numéro 545 / 9 mai 2006

TV FOOTIl y a quarante ans, à l’époque de l’ORTF (l’organisme d’Etat qui contrôlait la radio et la télé) et de la chaîne unique, les matchsde football sont en noir et blanc,ce qui oblige les équipes à avoir des maillots de couleurs biencontrastées ; les caméras (peu nombreuses) sont situées à mi-hauteur, au centre destribunes (dans certains stades,les spectateurs obstruent le champde la caméra en levant les bras),à la place censément idéale pour un spectateur. On se contente de deux échelles de plan, le large et le légèrement rapproché,les caméras balayent la longueur du terrain depuis son centre et laseule fantaisie rompant lacontinuité d’un match est le ralenti(parfois granuleux et saccadé).Le dispositif est une machineminimale qui se contented’enregistrer et de retransmettre le jeu depuis un bon siège : si onprenait une comparaison historico-cinématographique, on serait entre les frères Lumière et JohnFord. Vers la fin des années 60apparaît et se généralise la couleur,puis les caméras placées dans lesvirages des tribunes qui permettentenfin de voir les buts et les actionsdangereuses sous un angledifférent et souvent plus lisible.On est, disons, dans l’âge classique

de la retransmission sportive.Il faudra ensuite attendre lesannées 80 et l’apparition de Canal+pour assister à une franche évolution.La chaîne cryptée multiplie lenombre de caméras : caméraslatérales fixes au niveau des corners,caméras-loupes qui focalisent surun joueur ou même sur un fragmentde son corps, rails de travellingslatéraux le long des lignes detouche, caméras suspendues aubout d’une grue derrière les buts,caméra glissant surun fil au-dessus de lapelouse et comman-dée à distance… Le sons’améliore aussi, avecnotamment les microsd’ambiance disposésautour de la pelouse.Cette multiplicité décuple lacapacité d’intervention duréalisateur, ouvre des possibilitésde dramatisation d’un match. Lacontinuité du jeu est de plus en plusfragmentée par les changementsd’angle, ralentis, loupes, la duréeréelle du direct diminue au profitd’un différé immédiat, le temps réeldu match se double d’un tempssubjectif imprimé par le réalisateur.Un match ennuyeux sur le terrainpeut ainsi être corrigé dans un sensplus dynamique. La prise d’antennetrente minutes avant le coup d’envoi,l’intrusion de caméras légères et

mobiles accompagnant les joueurssur le terrain et dans les vestiaires,les opérateurs scrutant les réactionsdu banc de touche, les tableaux de statistiques renforcent lacapacité à réécrire un match,à le transformer en une histoire.On est entré dans l’âge de Spielbergou de John Woo. Aujourd’hui, laprésence de plus en plus prégnantede l’informatique, les incrustationsde données à même le terrain(distance des coups francs, vitesse

des frappes…)rapproche le footballtélévisé de l’universdes jeux video, qui lui-même reproduit de plus en plusfidèlement lessensations d’un match

et la ressemblance avec les stars du ballon. Il n’empêche que, malgré ces multiples évolutions, il existeune sorte de continuité entre l’époqueORTF et l’époque Canal+, et que le statut du téléspectateur de footn’a pas fondamentalement changé,même si le spectacle qu’on lui offreest de plus en plus précis, détaillé,analytique. En suivant de près unseul joueur au moyen de dix-septcaméras 35 mm, Gordon et Parrenoont su créer un vrai basculement du regard sur le foot et montrer ce sport comme on ne l’avait jamaisvu et ressenti. Serge Kaganski

Comment la télé filme le foot, passant en quelques décennies de la retransmission à l’esthétisation spectaculaire.

>ON EST ENTRÉDANS L’ÂGE

DE SPIELBERG OU DE JOHN WOO.

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sens, Zidane n’est pas une star convention-nelle, et pour moi il est assez proche de Björk,qui résiste beaucoup elle aussi aux histoiresqu’on voudrait lui faire porter. Le film ne joue pas du tout sur l’imageBlack-Blanc-Beur, sur le symbole nationalqu’est devenu Zidane.Ph. P. – Non, parce qu’on l’a filmé jouant auReal Madrid et pas dans l’équipe de France.Mais de toute façon Zidane n’est pas un porte-drapeau. Après, tu ne peux pas empêcherqu’un sentiment national se porte sur lesstars, quelles qu’elles soient – c’est vrai dufootball, du cinéma, et même en art. Comment se sont passés les contacts avecle milieu du football, l’entourage de Zidane ?Ph. P. – Hormis les responsables du Real etZinédine Zidane, nous n’avons pas rencontréd’autres intermédiaires. Zidane contrôle leschoses de très près, et il ne s’agissait pas decontrat footballistique mais d’image. Bien sûron a payé Zidane, comme on paye l’acteurd’un film, et aussi le Real, qui partage lesdroits à l’image. Mais detoute façon, faire un film decinéma, ça a un coût. Quelles étaient vos idéesdirectrices ?Ph. P. – Notre idée au dé-part, c’était de filmer avec80 000 mini-DV, une parspectateur ! Mais on a fina-lement opté pour seule-ment dix-sept caméras au-tour du terrain, toutes focalisées sur Zidane.Du coup, ça nous a semblé presque simple àgérer ! Et surtout, ça nous a fait passer del’image vidéo compressée au format cinéma. D. G. – Pendant la préparation du film, il yavait une exposition au Musée du Prado surl’histoire du portrait dans la peinture espa-gnole. D’une certaine façon, cela ressemblaità un film, on va de tableau en tableau, commesi chaque toile était le photogramme d’un filmen train de se dérouler. J’en suis venu à me de-mander ce qu’on regarde dans un portrait :est-ce qu’on voit le sujet du tableau ? Est-cequ’on voit le style du peintre ? Est-ce qu’on sevoit soi-même, s’identifiant au sujet ou se pro-jetant dans le tableau ? Dans notre film, est-

D. G. – C’était le monde dufootball, de l’art, du ci-néma, le monde juridiqueaussi, avec toutes les ques-tions légales qu’il a fallu ré-soudre ! Pendant cette pé-riode, je ne regardais plusle foot comme d’habitude,je n’y prenais plus un plai-sir de spectateur habituel.

Matériellement, comment avez-vous pré-paré le tournage ? D. G. – Philippe et moi avons dû visiter lestade du Real au moins une dizaine de fois, fai-sant nos repérages, prenant un tas de photosde différents angles.Ph. P. – Deux mois avant le match, on a fait unessai, une nuit, avec un figurant, pour voir ceque ça donnait en 35 mm, pour tester des lu-mières et des pellicules, et voir si c’était toutsimplement envisageable de le faire comme çaen cinéma. Au début, on était proche de l’idéede Pasolini selon laquelle il faut multiplier lespoints de vue subjectifs autour de l’événementpour pouvoir l’enregistrer, mais finalement ona réduit le champ des caméras et on a décidéde suivre un seul personnage. Comme c’estquand même assez compliqué, le chef opéra-teur Darius Khondji a mis en place une équipede tournage très précise. On avait dix-sept ca-méras et deux zooms Panasonic qui sont lesplus puissants du monde, et que l’on a confiésà deux cadreurs de la télévision américaine,habitués à ne filmer que des gros plans. Ils sa-vent tenir un zoom en boucle, sans perdre lepoint sur un personnage en mouvement.Le travail sonore est très impressionnant… Ph. P. – Dès le début, on savait que le son al-lait être extrêmement important, d’abordparce que ce serait très fatigant d’entendreune foule pendant 90 minutes. L’acoustiqueest très particulière dans un stade, le bruit dupublic recouvre tout, et il fallait recréer le son.Zidane ne portait pas de capteurs sonores surlui, mais il y avait des micros autour du stadepour avoir un son témoin. Mais tout a été re-constitué après. On a consulté le sound desi-gner Randy Thom, et on a travaillé avec TomJohnson qui a fait le son de King Kong, TheYards ou Requiem for a Dream, avec des pointsde vue subjectifs sonores très forts, et enmême temps très doux.

ce qu’on verrait Zidane, ou est-ce qu’on se pro-jetterait à sa place ? Ph. P. – On a voulu adopter son point de vue,poser la caméra à la hauteur de ses yeux. Onn’est plus alors dans le récit factuel du matchà la télévision, mais dans la subjectivité d’unprotagoniste de l’événement. J’aimerais quece film produise l’impression qu’on est avecquelqu’un, qu’on part avec lui, qu’on réfléchitavec lui, qu’on s’égare. Et pour des fans defoot, c’est quelque chose qu’on a toujoursvoulu voir : que se passe-t-il quand les camé-ras ne sont plus sur Rocheteau, qu’est-ce qu’ilfait, à quoi il pense ? C’est là que commence letravail de l’imaginaire, mais un imaginaire

sans récit.Souhaitiez-vous rappro-cher deux mondes a prioriignorants l’un de l’autre :celui très populaire dufoot, et celui supposé-ment élitiste des artsplastiques ?Ph. P. – Beaucoup d’ar-tistes sont issus de milieuxpopulaires et adorent le

foot. Douglas et moi on en parle très souvent.On a grandi en regardant la télévision, on sui-vait les matchs de foot bien avant d’aller voirdes expos ! Depuis le début on veut exposer cefilm dans les salles de cinéma, et pas au mu-sée. On veut que les gens qui kiffent Zidanepuissent aller le voir très naturellement carquoi qu’on dise, le fait d’aller au musée restequelque chose d’assez particulier, soit cultu-rellement, soit géographiquement. Mais ce quiserait super, ce serait d’avoir dans la mêmesalle de cinéma des gens qui viennent là pourdes raisons très différentes : pour le foot, oupour la sensation d’art. Regarder pendant 90minutes le visage de quelqu’un, c’est quandmême un exercice assez particulier. ...////

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‘‘QUAND IL TOUCHE LA BALLE, TU AS

L’IMPRESSION QUE LE SOL, LE JEU RESPIRENTDIFFÉREMMENT.”– PHILIPPE PARRENO

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D. G. – Pour en revenir à notre idée deportrait, on voulait éviter le portrait classiqueoù l’on voit les meilleures actions, les plusbeaux buts, la chronologie de la carrière, etc.On voulait faire un portrait plus psycholo-gique, plus intériorisé. Le travail sur le sonnous a permis de rendre cette dimension in-térieure, mentale. Un souvenir d’enfance donton a pas mal discuté avec Philippe, c’est qu’onse collait l’oreille au téléviseur pour mieux res-sentir le match. On a poussé cette idée aumaximum dans le son du film, afin de ressen-tir pleinement l’impact de la foule, des chocs,du son du ballon. Nous voulions amener notrepublic dans le stade, puis sur le terrain, puistout prêt de Zidane, puis quasiment dans satête. Le mérite du film, à mon sens, c’est qu’onfinit par oublier qu’on regarde Zidane parcequ’on est quasiment à l’intérieur de son corps.Comment avez-vous procédé au montage ?Ph. P. – On a monté le film silencieusement,pour trouver la structure, commencer à ra-conter quelque chose, et ensuite le son estvenu se poser. L’événement a été joué une fois,et notre travail c’est de le réinterpréter, maisdu point de vue d’un seul joueur. Donc c’estvraiment un travail très musical qui a été faitsur le montage pendant neuf mois avec HervéSchneid. Toute notre structure de récit s’ap-puie sur le visage de Zidane. On voit qu’il metun peu de temps à être dans le match, et plusça va plus il est dedans, donc plus le filmavance plus on s’approche de lui. D. G. – Au montage, on a essayé de parvenir àce que le stade ressemble à une arène de cor-rida. Etre avec les footballeurs sur le terrainfait vraiment penser au moment où le taureauentre dans l’arène.Pourquoi avoir confié la bande-son augroupe Mogwai ?Ph. P. – On s’est longtemps posé la questionde savoir s’il fallait se contenter du son dustade. Mais la musique amène beaucoup desubjectivité. Douglas connaissait les gars deMogwai, écossais comme lui. Ce sont aussi desfans de foot, ils ont très vite compris le projet.Leur musique donne beaucoup de promessesde récit, mais elle les retient constamment. Et

Zidane a-t-il vu le film ? Ph. P. – On lui a montré des fragments quandon avait besoin de lui, pour comprendre cequ’il disait ou à quoi il pensait à tel momentdu match. De manière très troublante, il n’ajamais demandé à voir d’éléments, ni àcontrôler ce qu’on faisait. Ça montre beau-coup de conscience chez lui. Et c’est très tou-chant de voir quelqu’un d’aussi médiatisé nousdonner complètement son image. Il a vu lefilm il y a quatre semaines, et là j’étais un peupaniqué. Je n’avais pas peur de son jugement,c’est davantage la justesse du portrait quinous importait. Il n’y a que lui pour nous dires’il se reconnaît, non pas physiquement, mais

dans l’événement. Parcequ’on n’a pas envie de men-tir sur les sensations. Evi-demment on a tout réin-venté : mais est-ce quenotre interprétation estproche du réel ? Si Zidanenous avait dit “C’est trèsbien mais ce n’est pas moi”,ça aurait été dur. Mais il s’yest complètement reconnu.D. G. – Ce qui m’intéresse-rait encore plus que l’avisde Zidane, ce serait celui

de ses parents, de ses enfants, de ses proches.Quand on lui a montré quelques extraits, il adit une chose très intéressante : “J’ai l’impres-sion de voir mon frère plutôt que moi-même.”Pourquoi avoir placé dans le film des ex-traits de la retransmission télé du match ?Ph. P. – Pour montrer le contraste entre leson domestique et mono de la télévision, et leson sauvage et stéréo du stade. On est devantune image, et là soudainement on est à côté del’image, au plus près. Ça produit un bascule-ment extrêmement physique. La télévisionnous met face à l’action, en situation de télé-spectateur, alors qu’on est dans une salle decinéma en train de vivre autrement l’espace-temps du match. Et puis le football est quandmême vécu pour l’essentiel comme un événe-ment télévisuel, et on voulait intégrer ça aussi. Que nous dit ou montre ce portrait de Zi-dane que n’avaient pas montré avant les in-nombrables retransmissions de matchs ouentretiens dans la presse ?Ph. P. – C’est assez paradoxal. Le spectateur al’impression de le connaître pendant une heureet demie, mais une fois le film passé on n’en saitpas beaucoup plus sur lui… Comme quoi,contrairement à ce que veut parfois nous fairecroire la télévision, il faut bien plus d’une heureet demie pour connaître quelqu’un. En re-vanche, ce film a modifié ma façon de regarderles matchs à la télévision : quand je revois Zi-dane, et de manière plus générale quand je re-garde un match de foot, je suis l’action mais jeremplis le hors-champ du match par les imagesdu film. Et je vois les choses autrement. ■

ça va dans notre sens, ces volutes qui donnentle sentiment d’une histoire. Pendant le match, où étiez-vous, que fai-siez-vous ? Ph. P. – On était dans un van à l’extérieur duterrain, dans une sorte de régie. Notre seulvrai problème, c’était de s’assurer qu’on tournebien des plans, et pas des images. Quitte àperdre le point, et à le retrouver ensuite. Et lematin même, on a emmené toute l’équipe etleurs assistants au Musée du Prado de Madrid,pour voir les peintures de Goya ou de Veláz-quez. Pour leur montrer d’où on vient, ce qu’onentend par le fait de faire un film qui soit aussiun portrait, et comment on parle d’image. D. G. – On dirigeait les ca-meramen en direct parliaison radio. C’était assezstressant parce que c’étaitla première fois que nousfaisions ça. Nous nesommes pas des réalisa-teurs télé ! Et nos opéra-teurs n’étaient pas descameramen sportifs, ils ve-naient du cinéma. Il ne fal-lait pas suivre la balle,mais Zidane. Le ballon estquasiment absent de notrefilm. En tout cas, on a eu de la chance avec ledéroulement de la rencontre : quand Zidane areçu son carton rouge, heureusement quec’était la 90e minute !Penses-tu que la dimension picturale est ac-tive dans le film ?Ph. P. – Je ne sais pas, mais je crois qu’il y aune lumière assez particulière qui a à voiravec la peinture. Ensuite, ce portrait au ci-néma, c’est quand même un objet hybride,mutant, situé entre la peinture et la photo-graphie, entre le documentaire et le cinéma,entre le ready-made et la sculpture. Et par moments le film tend à quelquechose de plus abstrait…Ph. P. – Mais pas une abstraction au sens pic-tural du terme sur un simple jeu de surface,plutôt une abstraction romantique. Il y a desmoments de rêverie intérieure, on entre alors

dans une autre relationà l’image. Le film est parfoissous-titré par les com-mentaires de Zidane… Ph. P. – Ces fragmentsde textes sont commeles morceaux d’un mo-nologue intérieur. Ex-traits de discussions oùon l’a interrogé sur saperception du son, dujeu, ses sensations aucours d’un match, avecces 80000 paires d’yeuxqui le regardent, autantde questions que ne po-sent pas les journalistessportifs.

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32 Les Inrockuptibles numéro 545 / 9 mai 2006

‘‘ON VOULAIT ÉVITER LE PORTRAIT

CLASSIQUE OÙ L’ON VOITLES MEILLEURES ACTIONS,LES PLUS BEAUX BUTS,LA CHRONOLOGIE DE LA CARRIÈRE.”– DOUGLAS GORDON

Zidane, un portrait du XXIe siècle de Philippe Parenoet Douglas Gordon (Fr., 1 h 32), en salle le 24 mai.

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