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161 Du blog au livre : l’écrivain en ligne Camille BRACHET 1 Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France UVHC, DeVisu, F-59313 Valenciennes, France Dans le cadre d’une interrogation générale des liens entre littérature et communi- cation, nous souhaitons proposer une réflexion sur la pratique du littéraire associée à celle de l’Internet, à partir du travail d’un auteur contemporain, Éric Chevillard. Il s’agit de saisir les conditions de production et les influences de textes mis en ligne, mais aussi de comprendre la place de ces intertextes dans le paysage littéraire. Ces formes particulières du littéraire suscitent une multitude de questionnements en lien avec les dynamiques à l’œuvre dans ce type de contenus, leur positionnement et leur statut dans l’œuvre des auteurs, et la forme du blog en termes de production littéraire. Plus largement, il s’agit d’examiner des modalités d’intégration de transformations médiatiques. MOTS-CLéS : TEXTES EN LIGNE, AUTEUR, BLOG, TRANSFORMATIONS MéDIATIQUES, CHEVILLARD As part of a general inquest on the links between literature and communication, we wish to propose a reflection on the practice of literature associated with the Internet, starting from the work of a contemporary author named Eric Chevillard. Our purpose is to consider the production conditions and influences of online texts, but also to understand the place of these intertexts within the literary landscape. These particular forms of literature raise numerous questions related to the dynamics at work in this type of content, their position and status in the work of authors, and the form of the blog in terms of literary production. More generally, the idea is to examine the integration modes of media remodelling. KEY-WORDS: ONLINE TEXTS, AUTHOR, BLOG, MEDIA REMODELLING, CHEVILLARD 1 Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Valen- ciennes et du Hainaut-Cambrésis, Camille Brachet travaille sur les transformations médiatiques à tra- vers notamment l’analyse des programmes télévisés ou des mutations du média radio, mais aussi sur le lien entre enjeu communicationnel et littérature. Sa posture de recherche vise à associer l’analyse sémiologique à la démarche sociologique.

Du blog au livre : l’écrivain en ligne · 2018-10-27 · Du blog au livre : l’écrivain en ligne Camille BRACHET1 Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France UVHC, DeVisu,

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Du blog au livre : l’écrivain en ligneCamille BRACHET1

Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France UVHC, DeVisu, F-59313 Valenciennes, France

Dans le cadre d’une interrogation générale des liens entre littérature et communi-cation, nous souhaitons proposer une réflexion sur la pratique du littéraire associée à celle de l’Internet, à partir du travail d’un auteur contemporain, Éric Chevillard. Il s’agit de saisir les conditions de production et les influences de textes mis en ligne, mais aussi de comprendre la place de ces intertextes dans le paysage littéraire. Ces formes particulières du littéraire suscitent une multitude de questionnements en lien avec les dynamiques à l’œuvre dans ce type de contenus, leur positionnement et leur statut dans l’œuvre des auteurs, et la forme du blog en termes de production littéraire. Plus largement, il s’agit d’examiner des modalités d’intégration de transformations médiatiques.

mots-clés : textes en ligne, auteur, blog, transFormations médiatiques, chevillard

As part of a general inquest on the links between literature and communication, we wish to propose a reflection on the practice of literature associated with the Internet, starting from the work of a contemporary author named Eric Chevillard. Our purpose is to consider the production conditions and influences of online texts, but also to understand the place of these intertexts within the literary landscape. These particular forms of literature raise numerous questions related to the dynamics at work in this type of content, their position and status in the work of authors, and the form of the blog in terms of literary production. More generally, the idea is to examine the integration modes of media remodelling.

Key-words: online texts, author, blog, media remodelling, chevillard

1 Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Valen­ciennes et du Hainaut­Cambrésis, Camille Brachet travaille sur les transformations médiatiques à tra­vers notamment l’analyse des programmes télévisés ou des mutations du média radio, mais aussi sur le lien entre enjeu communicationnel et littérature. Sa posture de recherche vise à associer l’analyse sémiologique à la démarche sociologique.

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De nombreux écrivains ont choisi Internet pour expérimenter des formes d’écriture autres que le roman ; nous pensons par exemple à Chloé Delaume, Éric Chevillard, ou encore François Bon. Ce sont ces pratiques du littéraire associées à celle de l’Internet que nous souhaitons interroger au cours de cet article. Plus largement, il s’agit d’exa-miner la façon dont la littérature intègre des mutations médiatiques particulières.Les motivations qui conduisent les écrivains à s’exprimer sur la toile diffèrent ; il existe ainsi une multitude de contenus, animés à chaque fois par des finalités et des démarches propres à leurs auteurs. Certains écrivent sur Internet pour tisser des liens avec leurs lecteurs, d’autres pour partager leurs goûts en matière de littérature, d’autres encore pour dévoiler leur humeur du moment. Dans le cadre de cette réflexion, nous avons choisi de nous arrêter sur le travail d’un auteur en particulier, Éric Chevillard, auteur de nombreux romans principalement publiés aux éditions de Minuit. Depuis septembre 2007, l’écrivain tient un blog dans lequel il s’astreint à écrire chaque jour

« trois fragments brefs à tonalité le plus souvent humoristique qui peuvent être de micro­récits, des aphorismes, des réflexions diverses, notes ou formules poétiques, en variant les effets tout en recher­chant des correspondances, en suivant quelques fils aussi afin que se construise jour après jour un livre. »

Les premiers billets de L’Autofictif, publiés entre le 18 septembre 2007 et le 17 septembre 2008, ont donné lieu à la publication d’un ouvrage aux éditions de L’Arbre vengeur ; quant au second volume, il sortira en janvier 2010 sous le titre L’Autofictif voit une loutre.En ce qui concerne cet auteur, nous chercherons à saisir les modalités et les particula-rités de sa pratique du littéraire sur Internet, mais aussi à comprendre ce qui se joue en termes de réception, de production et d’énonciation éditoriale lors du passage du blog au livre. Dans un premier temps et après avoir considéré les deux types de texte, nous interro-gerons la posture auctoriale. Puis dans un second temps, nous évoquerons la place du lecteur, celui du blog puis celui du livre. Enfin la question du sens de la forme ainsi que celle de l’écriture fragmentée au centre du processus créatif de L’Autofictif seront abordées.

1. Deux systèmes d’écriture en regard

Il nous semble indispensable comparer une page d’écran du blog d’Éric Chevillard avec une page de son ouvrage. On notera qu’il est impossible de juxtaposer des extraits simi-laires sous une forme et sous une autre pour la simple raison que le texte d’origine a été supprimé du blog depuis sa publication ; ne reste en ligne que la suite du texte publié.

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1.1. Du blog…

Arrêtons-nous tout d’abord sur une page d’écran du blog. Lorsqu’on analyse la page d’accueil du blog http://l-autofictif.over-blog.com, on est d’emblée frappé par la simplicité de la page : « le côté très fruste du blog lui­même, abrité par un hébergeur, maquette préformé, aucune décoration »

2, comme le dit Chevillard lui même. En

haut de la page, au centre, on peut lire le titre du blog, préalablement visible dans l’adresse du site. Ensuite, le texte, invariablement composé de trois notes par jour, est proposé selon un ordre chronologique, le post le plus récent figurant en haut de page. Les textes mis en ligne sont datés et numérotés. La date permet d’attester et d’ancrer le texte dans le temps, les numéros soulignent l’accumulation des écrits et la performance repose alors sur le nombre de billets rédigés. Ces numéros ne sont pas sans évoquer les Pensées de Pascal, numérotées de 1 à 781. Viennent ensuite les archives, accessibles par deux chemins : classiquement, la rubrique est présente à droite de la page, elle est organisée à la manière d’un calendrier et regroupe les textes mois par mois. L’autre possibilité est d’entrer par un numéro de page Inter-net : en haut de l’écran, on trouve une succession de chiffres sur lesquels on peut cliquer pour accéder aux pages précédentes. Cette sur-représentation de l’archive n’est pas anodine. Grâce aux liens hypertexte, Internet offre la possibilité d’accéder rapidement à d’anciens textes ; cela correspond parfaitement à la lecture possible du texte de Chevillard : il s’agit d’un texte fragmenté, d’unités indépendantes, qui peuvent tout à fait se lire de manière aléatoire, et plus nécessairement de manière linéaire comme les textes qui répondent à un schéma narratif structuré. De plus, cette possibilité d’archives inhérente à l’architecture du blog est souvent citée comme fonction pratique du blog :

« un carnet de notes que je n’oublierai plus dans un café ou dans un train, me disais­je, et qui ne tombera pas non plus de ma poche. »2 Dans le même état d’esprit, Chloé Delaume explique : « Mon site est le prolongement de mon bureau, de ce qui est dans ma tête. Il est ma mémoire »3.

Sur cette page d’accueil on note aussi l’omniprésence de l’ouvrage, sous la forme d’une reproduction de sa couverture, dans une rubrique titrée « En librairie » : si l’ouvrage est visible de la sorte, c’est bien sûr dans une logique de promotion du texte, mais aussi de son auteur. La matérialité du livre renforce l’existence de la personne qui l’a écrit ; en rendant visible un livre, on rend visible un auteur. Cette mise en scène de l’auteur par l’auteur est finalement un des résultats de ce blog, qu’il s’agisse de son contenu, mais aussi de certains éléments qui le consti-tuent : le lien Facebook « Recommander » par exemple, est lui aussi un outil de

2 Chevillard, Eric, L’Autofictif, L’Arbre Vengeur, 2009, p.7

3 http://www.telerama.fr/techno/que­disent­les­ecrivains­sur­leurs­blogs,39602.php

DU BLOG AU LIVRE : L’ÉCRIVAIN EN LIGNE

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valorisation de l’auteur, de mise en visibilité exacerbée. En cliquant sur ce lien, le lecteur fait apparaître le texte de Chevillard ainsi que l’adresse du blog sur la page d’accueil de son profil Facebook. Tous ses contacts sont alors exposés à la production de l’auteur. Le texte se trouve diffusé massivement et rapidement ; un tel dispositif n’est pas accessible dans le cadre de la promotion d’un ouvrage classique. Mais cette mise en abîme inversée du livre dans l’écran sert également à ce que l’internaute fasse aisément le lien entre les deux objets. Ainsi nous constatons que la thématique de l’ordinateur a été reprise. Le clavier est présent, mais sous une forme éclatée puisque la synecdoque utilisée ne dévoile que quelques touches éparpillées. Cette représentation est doublement intéressante : d’une part elle rappelle la forme initiale du texte, un texte intimement lié à l’ordinateur puisque soumis à un mode d’écriture et de lecture en ligne, et d’autre part, elle traduit l’éclatement du texte et annonce la forme fragmentée de l’écrit proposé à l’inté-rieur de l’ouvrage.Quant à la dernière partie de la page, elle est, comme le veut la structuration habituelle des blogs hébergés par Overblog, constituée d’une rubrique « liens » : le premier lien, « le site », renvoie au site officiel d’Éric Chevillard, le second lien, « Minuit », renvoie au le site de son éditeur, viennent ensuite successivement les liens « L’Arbre vengeur » et « Fata Morgana », les deux autres maisons d’édition pour lesquelles l’auteur écrit. Il est indéniable que le blog, indépendamment de sa vocation première, est également une formidable vitrine pour celui qui le détient : l’auteur se tient hors de l’œuvre, il fait alors œuvre lui même et se place dans une logique d’exposition. Contrairement au livre, le blog est un support capable d’accueillir et de relayer une multitude de contenus de natures différentes.

1.2. …au livre

La seule trace repérable du texte de blog dans le texte du livre est représentée par la date : les marqueurs du rythme d’écriture journalier, les dates, ont été conser-vés. Les pensées ne sont plus numérotées et la valorisation de la date situe l’ouvrage dans le registre du journal. Cela est d’ailleurs assumé et renforcé par l’emploi du terme « journal » : en quatrième de couverture, sous le titre L’Autofictif, la men-tion «Journal 2007-2008» a été ajoutée ; ce qui était inhérent à une forme ne l’est plus à une autre, et l’éditeur a donc trouvé bon d’apporter cette précision. Notons que la numérotation des textes a quant à elle disparu : la linéarité inhérente à l’objet-livre en est peut-être la raison principale. Dans un livre, les pages se suivent et ne sont pas interchangeables ; par conséquent, il n’est plus indispensable d’uti-liser un système comptable garant de l’ordre des textes. Quant à la mise en page, elle reprend scrupuleusement l’agencement du blog, à savoir que chaque post quotidien est toujours divisé en trois parties distinctes.Pourtant, le livre reste très différent du point de vue de sa composition : en effet,

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on l’a vu, le blog valorise les derniers textes alors que les plus anciens sont invi-sibles au premier abord ; ils sont automatiquement rassemblés dans les onglets mensuels d’ « archives ». À l’inverse, le livre offre le même statut à tous les textes : ils sont tous visibles, sinon lisibles, quasi simultanément. Le livre est également un objet limité et centré sur un seul type de contenu, le texte écrit par son auteur. Les liens proposés sur le blog n’y ont pas leur place et le livre porte à lui seul l’existence de son auteur.

1.3. Une temporalité propre au support

L’auteur se plie également à la temporalité classiquement associée aux blogs ; ainsi, la règle tacite respectée par le blogueur est la régularité. À partir du moment où l’auteur se livre à un tel exercice, il est amené à en respecter les règles. Cette temporalité nouvelle pour l’auteur bouleverse donc son rapport à l’écriture :

« Ce qui change, c’est la vitesse. L’écrivain après tout le monde est entré dans l’ère de la vitesse, du moins lorsqu’il intervient sur la toile. La vitesse, une sensation que cet homme de bureau ralenti par la gravure sur marbre de ses phrases intemporelles ignorait jusqu’alors. L’action d’écrire porte tout de suite, dans l’instant. Il y a une ivresse nouvelle, là, pour l’écrivain »4.

De plus, il passe d’une écriture linéaire, continue, à une écriture hypertextuelle, éclatée. Et de la même manière l’appréhension du lecteur change : lire un blog ne répond pas à la même logique ni à la même routine que la lecture d’un ouvrage édité. L’instantanéité est également une caractéristique importante du système d’écri-ture lié au blog :

« Le principal attrait du blog est celui­ci pour moi : voilà une page d’écriture instantanément publiée. C’est cela qui me plaît par des­sus tout, cette simultanéité de l’écriture et de sa diffusion. Il y a là quelque chose de la formule magique des contes : sitôt énoncée celle­ci, l’apparition se produit. »5

Plus tard lors de l’entretien, il ajoutait : « L’action d’écrire porte tout de suite, dans l’instant. Il y a une ivresse nouvelle, là, pour l’écrivain, c’est indéniable »6. On préci-sera que malgré l’importance qu’accorde l’auteur à l’effet immédiat des mots, à ce que produit sur autrui ce partage en temps réel, il n’utilise pas la possibilité

4 http://www.article11.info/spip/Eric­Chevillard­J­admire­l

5 Ibid.

6 Ibid.

DU BLOG AU LIVRE : L’ÉCRIVAIN EN LIGNE

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d’interactivité offerte par l’écriture de blog : en effet, il est impossible de com-menter les posts. Les lecteurs ne peuvent pas réagir en direct. Chevillard justifie ce choix délibéré :

« Mon blog n’est pas participatif. J’y propose un travail d’écriture. Qui m’aime me suive… Si j’ouvrais les commentaires, il me faudrait y répondre. Or l’entreprise n’a de sens que si elle ne déborde pas de son cadre et ne prend pas dans ma vie une place excessive. »

Il semblerait que l’auteur ait finalement peur de la place que pourrait prendre son lecteur dans le processus créatif. Cela n’est pas sans évoquer les propos de Roland Barthes dans son article La Mort de l’auteur : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ».7 La frilosité de Chevillard peut être considérée comme une position contradictoire avec le projet initial porté par l’avènement du blog, puisqu’un de ses principes fondateurs repose sur l’interactivité comme une avancée centrale. Par ailleurs, nous soulignerons la présence, en bas de page, d’un onglet « contact » qui permet malgré tout de joindre l’auteur de manière moins démonstrative étant donné que les mails arrivent dans la boîte personnelle de l’auteur et ne sont pas affichés sur son blog.

1.4. Une lecture rythmée par la sérialité de l’écriture

Lorsqu’on lit L’Autofictif, ce n’est pas une narration continue que nous lisons, et ce quel que soit le support en question. Cependant, les rythmes de lecture, intimement liés à la temporalité de l’écriture, varient. Ainsi, le blog est enrichi chaque jour d’un texte qui constitue un nouvel apport. Et lorsqu’un internaute est fidèle à un blog, il vient lire les posts au fur et à mesure de leur mise en ligne : chaque jour, il a un rendez-vous quotidien avec l’auteur, chaque jour, il découvre un texte nouveau et doit ensuite prendre son mal en patience en attendant le post suivant. Certes, il peut relire les anciens textes, mais il ne peut en aucun cas avoir une totalité sous les yeux. Il s’agit bien d’une collection de fragments, produits dans une logique de sérialité à destination d’un lecteur assidu : le lecteur aborde chaque production nouvelle comme l’épisode suivant de la série. L’attente se met en place dans une relation de cause à effet ; chaque fragment posté s’inscrit dans la collection, et comme dans toute collection, c’est la logique d’accumulation qui en est le moteur.Une fois l’ouvrage publié, le rapport au texte change : le lecteur est face à un objet fini qui, même s’il repose sur une construction fragmentaire, comporte un début et une fin. L’objet est clôt, il forme une unité, formalisée par la matérialité du livre. La temporalité conditionne donc tout ou partie des possibilités de réception ;

7 Barthes, Roland, La Mort de l’auteur, in Œuvres complètes III, Seuil, 2002, p.45

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Éric Chevillard en a d’ailleurs conscience :

« La lecture du livre curieusement ne redouble pas celle du blog, parce qu’un livre par nature n’appartient plus au temps, il s’af­franchit de sa loi. Je trouve donc pour mon compte passionnant d’observer ce qui change dans un même texte tour à tour soumis à l’épreuve du présent sans lendemain du blog puis à ce hors­temps du livre »8.

De plus, la logique de sérialité reste sous-jacente ; lorsqu’un lecteur a fait l’ac-quisition de l’ouvrage, il possède une collection de fragments déjà collectés et rassemblés. Mais il se situe à un autre niveau puisque les ouvrages sont eux aussi envisagés comme une série. Il s’agit de penser la série et la collection à un méta-niveau, les ouvrages s’inscrivant eux aussi dans une collection amenée à s’enrichir. Ainsi, en évoquant la sortie du deuxième volume du journal intitulé L’Autofictif voit une loutre, Éric Chevillard commente : « Cette entreprise pourrait s’étendre sur plusieurs années. En fait, il n’y a priori aucune raison qu’elle s’arrête un jour... ».―

On notera aussi que le livre reste considéré comme l’aboutissement du travail d’écriture. C’est l’objet-livre qui bénéficie de la légitimité la plus forte et qui a le statut le plus élevé aux yeux de l’écrivain, comme on peut s’en apercevoir dans les propos suivants : « J’ai estimé que l’Autofictif était tenu avec suff i­samment de rigueur pour mériter la publication »9.Lors de la transposition d’un support à un autre, se cache donc une volonté de revenir à un support plus traditionnel, mais aussi plus légitime et plus valorisant pour le travail accompli. Il est intéressant de souligner que si l’écrivain tente au départ de s’affranchir d’un modèle connu en s’essayant à une forme expérimentale, c’est pour finalement revenir à une forme classique et ancrée dans la tradi-tion littéraire, l’objet-livre. On peut considérer qu’on assiste d’un glissement de statut à un autre : « l’écrivant » deviendrait « écrivain », ou plus pré-cisément l’écrivain mué en écrivant récupèrerait ce statut d’écrivain par le biais de l’édition traditionnelle. À travers un processus d’expérimentation, on assiste bien à un investissement de la sphère du profane par le professionnel, puis à un réinvestissement de la sphère professionnelle par celui qui a tenu un temps le rôle de l’amateur.

8 http://www.lexpress.fr/culture/livre/eric­chevillard­le­blog­ce­reve­d­ecrivain_747864.html

9 Ibid.

DU BLOG AU LIVRE : L’ÉCRIVAIN EN LIGNE

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2. Le sens de la forme

Compte tenu de la problématique qui sous-tend cette réf lexion, à savoir l’interro-gation de la transposition d’un système d’écriture à un autre, d’un objet matériel à un autre, il me semble intéressant d’aborder cette analyse par le prisme du sens de la forme ou de la poétique du support10 : en effet, si la forme participe au sens, le texte sous forme de blog n’est par conséquent pas le même texte que l’ouvrage publié et n’a pas le même sens.

2.1 Sens formel

Cette mise en perspective du sens et de la forme constitue d’abord une invitation à renouer avec la notion d’énonciation éditoriale exposée par Emmanuël Souchier : « Elle [l’énonciation éditoriale] postule une interdétermination du sens et de la forme et [...] participe activement à l’élaboration des textes. »11 En introduction d’un article intitulé « L’Exercice de style éditorial », Emmanuël Souchier cite Roger Chartier : « Lorsqu’il est reçu dans des dispositifs de représentation très différents les uns des autres, le « même » texte n’est plus le même. »12 Son analyse repose sur l’exemple des Exercices de style de Raymond Queneau : « Les Exercices de style lus à travers les créations éditoriales de Gallimard ou de Gallimard Jeunesse ne seront pas, du point de vue de la réception, les mêmes objets culturels. ». Il reprend là l’idée développée par Jacques Roubaux selon laquelle le sens de la forme est un enchevêtrement de relations entre la structure et le contenu. Dans La Fleur inverse, l’essayiste se livre à l’analyse du sens de la forme à travers l’exemple de la canso des troubadours. Il ne s’agit pas d’une forme fixe, mais d’une forme caractérisée et structurée par une série de critères définitoires exposés en détail par l’auteur. L’objet de sa démonstration est de montrer qu’il existe un lien entre la forme du poème et son sens, et que la poésie dit ce qu’elle a à dire en le disant.A la suite de Jacques Roubaux, Emmanuël Souchier a en effet montré que le fait de prendre en compte les caractéristiques matérielles et formelles du texte est essentiel, car le « sens formel » détermine pour partie le sens de l’œuvre et le sens de la lecture, en ce qu’ils sont inscrits dans l’histoire et la culture. Qu’on se place sur le plan de la réception ou sur celui de la production, il est indéniable que la posture diffère. Chevillard écrivant et postant un texte sur son blog ne procède pas de la même manière que Chevillard écrivant un roman par exemple. De plus,

10 Sur cette question profondément féconde que je n’aurai pas la possibilité de développer dans le cadre restreint de cet article, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Marie­Eve Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Seuil, 2007

11 Souchier, Emmanuël, « L’Image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale. », Les Cahiers de Médiologie, n°6, 1998, p.137

12 Chartier, Roger Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe­XVIIIe siècle), Albin Michel, 1996, p. 10, cité par E. Souchier, « L’exercice de style éditorial », Communication & langages, n°135, Armand Colin, p. 45

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en ce qui concerne le blog et l’écriture hypertextuelle, on peut dire que l’outil conditionne en partie l’usage et donc la production. Nous entendons par là qu’un blog est un espace prédéterminé dans lequel l’auteur est guidé, un espace auquel il se plie. Soulignons que des questions concernant cette matérialité du texte ont d’ailleurs été déjà abordées par Eric Chevillard dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, texte au cours duquel il se livre à l’analyse matérielle de manuscrits. Ce sont donc des questions que l’auteur a en tête et qui ont déjà traversé son œuvre. Mais même si les objets diffèrent apparemment dans leur matérialité et dans leur appellation, il est important de rappeler que d’un point de vue sémiotique un site n’est qu’une forme particulière d’un texte écrit ; cela implique une continuité et non une rupture comme l’explique Yves Jeanneret (2006, p. 89) :

« La page tire l’écrit d’écran vers la continuité des formes du livre ; le site en fait l’étape d’un « monde virtuel » dans lequel évolue le «  cybernaute ». Les deux désignations renvoient, implicitement à une profonde histoire culturelle. La page amène avec elle l’univers du livre et plus largement de l’inscription, le site se rattache à notre ima­ginaire culturel où se pose toujours la question : ‘D’où parles­tu ?’ ».

Nous sommes bien face à des mutations permanentes d’une forme originelle, une forme qui se transforme par glissements successifs au gré des usages et des supports.Si le livre est bien la publication du texte du blog sous une autre forme, il est important de préciser que nous sommes bien confrontés à l’analyse de deux objets distincts. Et bien que l’auteur se pense fidèle à l’œuvre originale en avançant que le livre est la reproduction d’un texte intégral, sans modification ni retouche, il trahit malgré lui l’entreprise initiale en effectuant ce déplacement d’un support à un autre.

2.2. L’écriture fragmentée

Rappelons qu’Emmanuël Souchier utilise tout spécialement la notion de sens formel pour caractériser la dynamique de la naissance des fragments chez Raymond Queneau. Il se trouve que l’écriture de blog répond à cette logique du fragment : en écrivant un billet quotidien, l’auteur se plie malgré lui à cette fragmentation incontournable sur le plan matériel, et difficilement évitable sur le plan créatif. Eric Chevillard a toujours pratiqué l’écriture fragmentaire ; il s’en est souvent expliqué. Pour lui, le fragment n’est pas consécutif de l’écriture hypertextuelle comme il l’a précisé lors d’un entretien : « Je pratique depuis toujours la forme fragmentaire, je mentirais donc en vous disant que le mode

DU BLOG AU LIVRE : L’ÉCRIVAIN EN LIGNE

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de diffusion de ces textes sur Internet entre en jeu dans leur conception. »13 Il est vrai que des textes comme La Nébuleuse du crabe ou Un Fantôme répondent tout particulièrement à la cette pratique scripturale. À partir de ce constat, il est intéressant de réf léchir à cette notion de fragment et à son lien avec l’écriture sur Internet. On le voit ici, les textes postés par Chevillard sur son blog n’entretiennent pas de rapport logique ; ils sont atomisés et fonctionnent comme des unités indépendantes les unes des autres. Ce texte fragmenté est, comme le montre Barthes, plus fragile qu’un autre texte puisque susceptible d’être anéanti :

«L’Album est collection de feuillets non seulement permutables (ceci encore ne serait rien), mais surtout suppressibles à l’infi­ni : relisant mon Journal, je puis barrer une note après l’autre, jusqu’à l’anéantissement complet de l’Album, sous prétexte que cela ne me plaît pas. »14

Chaque fragment a une existence propre et peut être aisément supprimé sans que cela ne déséquilibre la totalité : pour cette raison, c’est l’ensemble de l’œuvre qui est en sursis. On peut donc voir dans la démarche de publication de ces fragments sous la forme d’un ouvrage relié une volonté de renforcer l’existence du texte ; en effet, la matérialité de l’ouvrage, sa présence en librai-rie, font qu’il n’est plus aussi vulnérable que sur Internet.

Conclusion

La pratique de l’écriture de blog peut finalement être envisagée comme un moyen de redonner une existence à la figure de l’auteur. En écrivant un texte nouveau chaque jour, l’auteur souligne qu’il est bien là derrière son écran, qu’il existe et qu’il produit. En livrant ses pensées chaque jour, l’auteur acte sa vie d’écrivain : la performance de l’écriture quotidienne le rend présent en tant qu’être incarné ; il n’est plus une figure abstraite désincarnée. Lorsqu’il s’adonne à cet exercice d’écriture, Chevillard se tient dans l’entre-deux, il opte pour un positionnement qui peut paraître paradoxal : dans l’Autofictif, le narrateur dit écrire « pour faire le moins de bruit possible », or l’auteur utilise pourtant des outils qui permettent de faire parler de soi et d’être omniprésent auprès de ses lecteurs : il fait finalement beaucoup de bruit, alimente abon-damment la toile, et cette pratique d’écriture fait, à un autre niveau, beaucoup parler de lui (nous pensons aux nombreux articles et interviews découlant de cette activité de blogueur).

13 http://www.article11.info/spip/Eric­Chevillard­J­admire­l

14 Barthes, Roland, Délibération, in Œuvres complètes V, Seuil, 2002, p.679

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De plus, il est intéressant de rappeler que Chevillard travaille depuis long-temps cette figure de l’auteur ; on peut donc voir dans cette pratique particu-lière une mise en abîme de la réf lexion qui traverse ses écrits. Les différentes postures auctoriales envisageables se trouvent à nouveau questionnées par l’intermédiaire d’un narrateur protéiforme : en effet, on ne sait pas bien quel statut donner à l’auteur de ces nombreux posts. Qu’il s’agisse du blog ou du livre, l’auteur se met en scène et la posture auctoriale empruntée n’est pas la même. Chevillard dit lui-même qu’il propose :

« des figures de l’auteur qui sont le plus souvent des leurres ou des hommes de paille, si vous voulez, débordés de toutes parts par la parole qu’ils sont supposés contrôler. En peignant un au­teur dans le tableau, je gagne, me semble­t­il, une profondeur de champ supplémentaire. Ce personnage d’écrivain dissimule, parasite ou brouille en partie le motif romanesque, mais il se passe également des choses dans son dos. Mon statut s’en trouve complexifié. Il est fluctuant, indéterminable. »15 

C’est une exacerbation de cette posture qu’on peut retrouver avec le blog qui représente pour une part, l’auteur dans l’auteur. La mort de l’auteur, si chère à Chevillard et à son apogée dans Démolir Nisard, serait rattrapée par la résurrection, dans un même mouvement et en lien avec cette écriture de blog, fondamentalement en prise avec la vie.En outre, ce blog transposé en livre porte en lui une dimension program-matique de l’œuvre de Chevillard. Il constitue un concentré de l’écriture de Chevillard, saisissable à travers les procédés employés dans cette production littéraire, qu’il s’agisse du titre choisi, des thèmes abordés, des formes uti-lisées. Ainsi Pierre Jourde, dans un article intitulé L’œuvre anthume d’Éric Chevillard, écrit que :

« le pari d’Éric Chevillard consiste à passer directement de la négation à l’affirmation. Infiniment s’éloigner du réalisme, dans les confins de l’image, les fictions de fictions, briser toute conti­nuité du récit et tout ordre de la représentation pour retrouver, à l’extrême de la fantaisie, un monde solide. D’où la sensation curieuse et jubilatoire que donnent ses livres, qui associent la jouissance du détail concret et le plaisir du pur jeu verbal. »16

15 http://www.eric­chevillard.net/e_roman2050.php

16 Voir Viart, Dominique, La Littérature française au présent, Bordas, 2005, p.279

DU BLOG AU LIVRE : L’ÉCRIVAIN EN LIGNE

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Enfin, cette question de la transposition d’une œuvre d’un support à un autre, d’une forme à une autre, s’inscrit dans un mouvement plus global d’élargissement des possibilités d’écriture et de mise en formes nouvelles offertes par les moyens de communication récents. De nombreux auteurs s’adonnent à des pratiques expérimentales qu’il serait pertinent d’analyser plus en détails dans des publications futures. Nous pensons plus particuliè-rement aux smarts novels qui soulèvent de nombreuses interrogations et pistes de recherche. Ainsi sur le site http://www.smartnovel.com, on peut lire :

« Marie Desplechin s’est lancée avec enthousiasme dans l’exer­cice (nouveau pour elle) du feuilleton. […] Auteure d’une tren­taine de romans pour la jeunesse, elle n’aurait pas cherché d’elle­même à se lancer dans l’aventure si celle­ci ne lui avait pas été proposée. Car à la différence du roman qui s’écrit envers et contre tous dans une amère solitude, le feuilleton est commandé par l’éditeur, lequel a dicté ses conditions : 35 courts chapitres et un minimum d’intrigue pour tenir le tout. »

À lire et à discuter.

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RÉFÉRENCES

Barthes, R. (2002 (1993-1995)). OEuvres complètes, éd. Marty, E., 5 vol. Paris : Seuil

Chevillard, É. (2009). L’Autofictif. Paris : L’Arbre Vengeur

Jeanneret, Y. (2006). Ceci n’est pas une page, ceci n’est pas un site. Médiamorphoses n°16 Disponible sur le site http://hdl.handle.net/2042/23497

Thérenty, M-E. (2007). La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle. Paris : Seuil

Souchier, E. (2003). L’exercice de style éditorial. Avatars et réception d’une œuvre à travers l’histoire, des manuscrits à Internet. Communication & langages, n°135, Paris : Armand Colin, 45-72

Souchier, E. (1998). L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les Cahiers de Médiologie, n°6, décembre, 137-145

Viart, D. (2005). La Littérature française au présent. Paris : Bordas