Upload
others
View
2
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu,Tome I.) by Marcel Proust
Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.) by Marcel Proust
MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
TOME I
DU COT… DE CHEZ SWANN
A Monsieur Gaston Calmette
Comme un tÈmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance,
Marcel Proust.
PREMI»RE PARTIE
page 1 / 601
COMBRAY
1.
Longtemps, je me suis couchÈ de bonne heure. Parfois, ‡ peine ma
bougie Èteinte, mes yeux se fermaient si vite que je níavais pas le
temps de me dire: ´Je míendors.ª Et, une demi-heure aprËs, la pensÈe
quíil Ètait temps de chercher le sommeil míÈveillait; je voulais poser
le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma
lumiËre; je níavais pas cessÈ en dormant de faire des rÈflexions sur
ce que je venais de lire, mais ces rÈflexions avaient pris un tour un
peu particulier; il me semblait que jíÈtais moi-mÍme ce dont parlait
líouvrage: une Èglise, un quatuor, la rivalitÈ de FranÁois Ier et de
Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes ‡
mon rÈveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des
Ècailles sur mes yeux et les empÍchait de se rendre compte que le
bougeoir níÈtait plus allumÈ. Puis elle commenÁait ‡ me devenir
inintelligible, comme aprËs la mÈtempsycose les pensÈes díune
existence antÈrieure; le sujet du livre se dÈtachait de moi, jíÈtais
libre de míy appliquer ou non; aussitÙt je recouvrais la vue et
jíÈtais bien ÈtonnÈ de trouver autour de moi une obscuritÈ, douce et
reposante pour mes yeux, mais peut-Ítre plus encore pour mon esprit, ‡
qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incomprÈhensible,
comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il
pouvait Ítre; jíentendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
ÈloignÈ, comme le chant díun oiseau dans une forÍt, relevant les
page 2 / 601
distances, me dÈcrivait líÈtendue de la campagne dÈserte o? le
voyageur se h‚te vers la station prochaine; et le petit chemin quíil
suit va Ítre gravÈ dans son souvenir par líexcitation quíil doit ‡ des
lieux nouveaux, ‡ des actes inaccoutumÈs, ‡ la causerie rÈcente et aux
adieux sous la lampe ÈtrangËre qui le suivent encore dans le silence
de la nuit, ‡ la douceur prochaine du retour.
Jíappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de líoreiller
qui, pleines et fraÓches, sont comme les joues de notre enfance. Je
frottais une allumette pour regarder ma montre. BientÙt minuit. Cíest
líinstant o? le malade, qui a ÈtÈ obligÈ de partir en voyage et a d?
coucher dans un hÙtel inconnu, rÈveillÈ par une crise, se rÈjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur cíest dÈj‡ le
matin! Dans un moment les domestiques seront levÈs, il pourra sonner,
on viendra lui porter secours. LíespÈrance díÍtre soulagÈ lui donne du
courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se
rapprochent, puis síÈloignent. Et la raie de jour qui Ètait sous sa
porte a disparu. Cíest minuit; on vient díÈteindre le gaz; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit ‡ souffrir sans
remËde.
Je me rendormais, et parfois je níavais plus que de courts rÈveils
díun instant, le temps díentendre les craquements organiques des
boiseries, díouvrir les yeux pour fixer le kalÈidoscope de
líobscuritÈ, de go?ter gr‚ce ‡ une lueur momentanÈe de conscience le
sommeil o? Ètaient plongÈs les meubles, la chambre, le tout dont je
níÈtais quíune petite partie et ‡ líinsensibilitÈ duquel je retournais
page 3 / 601
vite míunir. Ou bien en dormant jíavais rejoint sans effort un ‚ge ‡
jamais rÈvolu de ma vie primitive, retrouvÈ telle de mes terreurs
enfantines comme celle que mon grand-oncle me tir‚t par mes boucles et
quíavait dissipÈe le jour,ódate pour moi díune Ëre nouvelle,óo? on les
avait coupÈes. Jíavais oubliÈ cet ÈvÈnement pendant mon sommeil, jíen
retrouvais le souvenir aussitÙt que jíavais rÈussi ‡ míÈveiller pour
Èchapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de prÈcaution
jíentourais complËtement ma tÍte de mon oreiller avant de retourner
dans le monde des rÍves.
Quelquefois, comme Eve naquit díune cÙte díAdam, une femme naissait
pendant mon sommeil díune fausse position de ma cuisse. FormÈe du
plaisir que jíÈtais sur le point de go?ter, je míimaginais que cíÈtait
elle qui me líoffrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait síy rejoindre, je míÈveillais. Le reste des humains
míapparaissait comme bien lointain auprËs de cette femme que jíavais
quittÈe il y avait quelques moments ‡ peine; ma joue Ètait chaude
encore de son baiser, mon corps courbaturÈ par le poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits díune femme
que jíavais connue dans la vie, jíallais me donner tout entier ‡ ce
but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs
yeux une citÈ dÈsirÈe et síimaginent quíon peut go?ter dans une
rÈalitÈ le charme du songe. Peu ‡ peu son souvenir síÈvanouissait,
jíavais oubliÈ la fille de mon rÍve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures,
líordre des annÈes et des mondes. Il les consulte díinstinct en
page 4 / 601
síÈveillant et y lit en une seconde le point de la terre quíil occupe,
le temps qui síest ÈcoulÈ jusquí‡ son rÈveil; mais leurs rangs peuvent
se mÍler, se rompre. Que vers le matin aprËs quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop diffÈrente
de celle o? il dort habituellement, il suffit de son bras soulevÈ pour
arrÍter et faire reculer le soleil, et ‡ la premiËre minute de son
rÈveil, il ne saura plus líheure, il estimera quíil vient ‡ peine de
se coucher. Que síil síassoupit dans une position encore plus dÈplacÈe
et divergente, par exemple aprËs dÓner assis dans un fauteuil, alors
le bouleversement sera complet dans les mondes dÈsorbitÈs, le fauteuil
magique le fera voyager ‡ toute vitesse dans le temps et dans
líespace, et au moment díouvrir les paupiËres, il se croira couchÈ
quelques mois plus tÙt dans une autre contrÈe. Mais il suffisait que,
dans mon lit mÍme, mon sommeil f?t profond et dÈtendÓt entiËrement mon
esprit; alors celui-ci l‚chait le plan du lieu o? je míÈtais endormi,
et quand je míÈveillais au milieu de la nuit, comme jíignorais o? je
me trouvais, je ne savais mÍme pas au premier instant qui jíÈtais;
jíavais seulement dans sa simplicitÈ premiËre, le sentiment de
líexistence comme il peut frÈmir au fond díun animal: jíÈtais plus
dÈnuÈ que líhomme des cavernes; mais alors le souvenirónon encore du
lieu o? jíÈtais, mais de quelques-uns de ceux que jíavais habitÈs et
o? jíaurais pu Ítreóvenait ‡ moi comme un secours díen haut pour me
tirer du nÈant dío? je níaurais pu sortir tout seul; je passais en une
seconde par-dessus des siËcles de civilisation, et líimage confusÈment
entrevue de lampes ‡ pÈtrole, puis de chemises ‡ col rabattu,
recomposaient peu ‡ peu les traits originaux de mon moi.
page 5 / 601
Peut-Ítre líimmobilitÈ des choses autour de nous leur est-elle imposÈe
par notre certitude que ce sont elles et non pas díautres, par
líimmobilitÈ de notre pensÈe en face díelles. Toujours est-il que,
quand je me rÈveillais ainsi, mon esprit síagitant pour chercher, sans
y rÈussir, ‡ savoir o? jíÈtais, tout tournait autour de moi dans
líobscuritÈ, les choses, les pays, les annÈes. Mon corps, trop
engourdi pour remuer, cherchait, díaprËs la forme de sa fatigue, ‡
repÈrer la position de ses membres pour en induire la direction du
mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure
o? il se trouvait. Sa mÈmoire, la mÈmoire de ses cÙtes, de ses genoux,
de ses Èpaules, lui prÈsentait successivement plusieurs des chambres
o? il avait dormi, tandis quíautour de lui les murs invisibles,
changeant de place selon la forme de la piËce imaginÈe,
tourbillonnaient dans les tÈnËbres. Et avant mÍme que ma pensÈe, qui
hÈsitait au seuil des temps et des formes, e?t identifiÈ le logis en
rapprochant les circonstances, lui,ómon corps,óse rappelait pour
chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des
fenÍtres, líexistence díun couloir, avec la pensÈe que jíavais en míy
endormant et que je retrouvais au rÈveil. Mon cÙtÈ ankylosÈ, cherchant
‡ deviner son orientation, síimaginait, par exemple, allongÈ face au
mur dans un grand lit ‡ baldaquin et aussitÙt je me disais: ´Tiens,
jíai fini par míendormir quoique maman ne soit pas venue me dire
bonsoirª, jíÈtais ‡ la campagne chez mon grand-pËre, mort depuis bien
des annÈes; et mon corps, le cÙtÈ sur lequel je reposais, gardiens
fidËles díun passÈ que mon esprit níaurait jamais d? oublier, me
rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de BohÍme, en forme
díurne, suspendue au plafond par des chaÓnettes, al cheminÈe en marbre
de Sienne, dans ma chambre ‡ coucher de Combray, chez mes
page 6 / 601
grands-parents, en des jours lointains quíen ce moment je me figurais
actuels sans me les reprÈsenter exactement et que je reverrais mieux
tout ‡ líheure quand je serais tout ‡ fait ÈveillÈ.
Puis renaissait le souvenir díune nouvelle attitude; le mur filait
dans une autre direction: jíÈtais dans ma chambre chez Mme de
Saint-Loup, ‡ la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on
doit avoir fini de dÓner! Jíaurai trop prolongÈ la sieste que je fais
tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup,
avant díendosser mon habit. Car bien des annÈes ont passÈ depuis
Combray, o?, dans nos retours les plus tardifs, cíÈtait les reflets
rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenÍtre. Cíest
un autre genre de vie quíon mËne ‡ Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve ‡ ne sortir quí‡
la nuit, ‡ suivre au clair de lune ces chemins o? je jouais jadis au
soleil; et la chambre o? je me serai endormi au lieu de míhabiller
pour le dÓner, de loin je líaperÁois, quand nous rentrons, traversÈe
par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces Èvocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que
quelques secondes; souvent, ma brËve incertitude du lieu o? je me
trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses
suppositions dont elle Ètait faite, que nous níisolons, en voyant un
cheval courir, les positions successives que nous montre le
kinÈtoscope. Mais jíavais revu tantÙt líune, tantÙt líautre, des
chambres que jíavais habitÈes dans ma vie, et je finissais par me les
rappeler toutes dans les longues rÍveries qui suivaient mon rÈveil;
page 7 / 601
chambres díhiver o? quand on est couchÈ, on se blottit la tÍte dans un
nid quíon se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de
líoreiller, le haut des couvertures, un bout de ch‚le, le bord du lit,
et un numÈro des DÈbats roses, quíon finit par cimenter ensemble selon
la technique des oiseaux en síy appuyant indÈfiniment; o?, par un
temps glacial le plaisir quíon go?te est de se sentir sÈparÈ du dehors
(comme líhirondelle de mer qui a son nid au fond díun souterrain dans
la chaleur de la terre), et o?, le feu Ètant entretenu toute la nuit
dans la cheminÈe, on dort dans un grand manteau díair chaud et fumeux,
traversÈ des lueurs des tisons qui se rallument, sorte díimpalpable
alcÙve, de chaude caverne creusÈe au sein de la chambre mÍme, zone
ardente et mobile en ses contours thermiques, aÈrÈe de souffles qui
nous rafraÓchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenÍtre ou ÈloignÈes du foyer et qui se sont
refroidies;óchambres díÈtÈ o? líon aime Ítre uni ‡ la nuit tiËde, o?
le clair de lune appuyÈ aux volets entríouverts, jette jusquíau pied
du lit son Èchelle enchantÈe, o? le clair de lune appuyÈ aux volets
entríouverts, jette jusquíau pied du lit son Èchelle enchantÈe, o? on
dort presque en plein air, comme la mÈsange balancÈe par la brise ‡ la
pointe díun rayonó; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que mÍme le
premier soir je níy avais pas ÈtÈ trop malheureux et o? les
colonnettes qui soutenaient lÈgËrement le plafond síÈcartaient avec
tant de gr‚ce pour montrer et rÈserver la place du lit; parfois au
contraire celle, petite et si ÈlevÈe de plafond, creusÈe en forme de
pyramide dans la hauteur de deux Ètages et partiellement revÍtue
díacajou, o? dËs la premiËre seconde jíavais ÈtÈ intoxiquÈ moralement
par líodeur inconnue du vÈtiver, convaincu de líhostilitÈ des rideaux
violets et de líinsolente indiffÈrence de la pendule que jacassait
page 8 / 601
tout haut comme si je níeusse pas ÈtÈ l‡;óo? une Ètrange et
impitoyable glace ‡ pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des
angles de la piËce, se creusait ‡ vif dans la douce plÈnitude de mon
champ visuel accoutumÈ un emplacement qui níy Ètait pas prÈvu;óo? ma
pensÈe, síefforÁant pendant des heures de se disloquer, de síÈtirer en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver ‡
remplir jusquíen haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien
de dures nuits, tandis que jíÈtais Ètendu dans mon lit, les yeux
levÈs, líoreille anxieuse, la narine rÈtive, le cúur battant: jusquí‡
ce que líhabitude e?t changÈ la couleur des rideaux, fait taire la
pendule, enseignÈ la pitiÈ ‡ la glace oblique et cruelle, dissimulÈ,
sinon chassÈ complËtement, líodeur du vÈtiver et notablement diminuÈ
la hauteur apparente du plafond. Líhabitude! amÈnageuse habile mais
bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant
des semaines dans une installation provisoire; mais que malgrÈ tout il
est bien heureux de trouver, car sans líhabitude et rÈduit ‡ ses seuls
moyens il serait impuissant ‡ nous rendre un logis habitable.
Certes, jíÈtais bien ÈveillÈ maintenant, mon corps avait virÈ une
derniËre fois et le bon ange de la certitude avait tout arrÍtÈ autour
de moi, míavait couchÈ sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait
mis approximativement ‡ leur place dans líobscuritÈ ma commode, mon
bureau, ma cheminÈe, la fenÍtre sur la rue et les deux portes. Mais
jíavais beau savoir que je níÈtais pas dans les demeures dont
líignorance du rÈveil míavait en un instant sinon prÈsentÈ líimage
distincte, du moins fait croire la prÈsence possible, le branle Ètait
donnÈ ‡ ma mÈmoire; gÈnÈralement je ne cherchais pas ‡ me rendormir
page 9 / 601
tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit ‡ me
rappeler notre vie díautrefois, ‡ Combray chez ma grandítante, ‡
Balbec, ‡ Paris, ‡ DonciËres, ‡ Venise, ailleurs encore, ‡ me rappeler
les lieux, les personnes que jíy avais connues, ce que jíavais vu
díelles, ce quíon míen avait racontÈ.
A Combray, tous les jours dËs la fin de líaprËs-midi, longtemps avant
le moment o? il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin
de ma mËre et de ma grandímËre, ma chambre ‡ coucher redevenait le
point fixe et douloureux de mes prÈoccupations. On avait bien inventÈ,
pour me distraire les soirs o? on me trouvait líair trop malheureux,
de me donner une lanterne magique, dont, en attendant líheure du
dÓner, on coiffait ma lampe; et, ‡ líinstar des premiers architectes
et maÓtres verriers de lí‚ge gothique, elle substituait ‡ líopacitÈ
des murs díimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions
multicolores, o? des lÈgendes Ètaient dÈpeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentanÈ. Mais ma tristesse níen Ètait quíaccrue, parce
que rien que le changement díÈclairage dÈtruisait líhabitude que
jíavais de ma chambre et gr‚ce ‡ quoi, sauf le supplice du coucher,
elle míÈtait devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais
plus et jíy Ètais inquiet, comme dans une chambre díhÙtel ou de
´chaletª, o? je fusse arrivÈ pour la premiËre fois en descendant de
chemin de fer.
Au pas saccadÈ de son cheval, Golo, plein díun affreux dessein,
sortait de la petite forÍt triangulaire qui veloutait díun vert sombre
la pente díune colline, et síavanÁait en tressautant vers le ch‚teau
page 10 / 601
de la pauvre GeneviËve de Brabant. Ce ch‚teau Ètait coupÈ selon une
ligne courbe qui níÈtait autre que la limite díun des ovales de verre
mÈnagÈs dans le ch‚ssis quíon glissait entre les coulisses de la
lanterne. Ce níÈtait quíun pan de ch‚teau et il avait devant lui une
lande o? rÍvait GeneviËve qui portait une ceinture bleue. Le ch‚teau
et la lande Ètaient jaunes et je níavais pas attendu de les voir pour
connaÓtre leur couleur car, avant les verres du ch‚ssis, la sonoritÈ
mordorÈe du nom de Brabant me líavait montrÈe avec Èvidence. Golo
síarrÍtait un instant pour Ècouter avec tristesse le boniment lu ‡
haute voix par ma grandítante et quíil avait líair de comprendre
parfaitement, conformant son attitude avec une docilitÈ qui níexcluait
pas une certaine majestÈ, aux indications du texte; puis il
síÈloignant du mÍme pas saccadÈ. Et rien ne pouvait arrÍter sa lente
chevauchÈe. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de
Golo qui continuait ‡ síavancer sur les rideaux de la fenÍtre, se
bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo
lui-mÍme, díune essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
síarrangeait de tout obstacle matÈriel, de tout objet gÍnant quíil
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant
intÈrieur, f?t-ce le bouton de la porte sur lequel síadaptait aussitÙt
et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure p‚le toujours
aussi noble et aussi mÈlancolique, mais qui ne laissait paraÓtre aucun
trouble de cette transvertÈbration.
Certes je leur trouvais du charme ‡ ces brillantes projections qui
semblaient Èmaner díun passÈ mÈrovingien et promenaient autour de moi
des reflets díhistoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise
page 11 / 601
me causait pourtant cette intrusion du mystËre et de la beautÈ dans
une chambre que jíavais fini par remplir de mon moi au point de ne pas
faire plus attention ‡ elle quí‡ lui-mÍme. Líinfluence anesthÈsiante
de líhabitude ayant cessÈ, je me mettais ‡ penser, ‡ sentir, choses si
tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diffÈrait pour moi
de tous les autres boutons de porte du monde en ceci quíil semblait
ouvrir tout seul, sans que jíeusse besoin de le tourner, tant le
maniement míen Ètait devenu inconscient, le voil‡ qui servait
maintenant de corps astral ‡ Golo. Et dËs quíon sonnait le dÓner,
jíavais h‚te de courir ‡ la salle ‡ manger, o? la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait
mes parents et le búuf ‡ la casserole, donnait sa lumiËre de tous les
soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de
GeneviËve de Brabant me rendaient plus chËre, tandis que les crimes de
Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de
scrupules.
AprËs le dÓner, hÈlas, jíÈtais bientÙt obligÈ de quitter maman qui
restait ‡ causer avec les autres, au jardin síil faisait beau, dans le
petit salon o? tout le monde se retirait síil faisait mauvais. Tout le
monde, sauf ma grandímËre qui trouvait que ´cíest une pitiÈ de rester
enfermÈ ‡ la campagneª et qui avait díincessantes discussions avec mon
pËre, les jours de trop grande pluie, parce quíil míenvoyait lire dans
ma chambre au lieu de rester dehors. ´Ce níest pas comme cela que vous
le rendrez robuste et Ènergique, disait-elle tristement, surtout ce
petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volontÈ.ª Mon
pËre haussait les Èpaules et il examinait le baromËtre, car il aimait
page 12 / 601
la mÈtÈorologie, pendant que ma mËre, Èvitant de faire du bruit pour
ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas
trop fixement pour ne pas chercher ‡ percer le mystËre de ses
supÈrioritÈs. Mais ma grandímËre, elle, par tous les temps, mÍme quand
la pluie faisait rage et que FranÁoise avait prÈcipitamment rentrÈ les
prÈcieux fauteuils díosier de peur quíils ne fussent mouillÈs, on la
voyait dans le jardin vide et fouettÈ par líaverse, relevant ses
mËches dÈsordonnÈes et grises pour que son front síimbib‚t mieux de la
salubritÈ du vent et de la pluie. Elle disait: ´Enfin, on respire!ª et
parcourait les allÈes dÈtrempÈes,ótrop symÈtriquement alignÈes ‡ son
grÈ par le nouveau jardinier dÈpourvu du sentiment de la nature et
auquel mon pËre avait demandÈ depuis le matin si le temps
síarrangerait,óde son petit pas enthousiaste et saccadÈ, rÈglÈ sur les
mouvements divers quíexcitaient dans son ‚me líivresse de líorage, la
puissance de líhygiËne, la stupiditÈ de mon Èducation et la symÈtrie
des jardins, plutÙt que sur le dÈsir inconnu díelle díÈviter ‡ sa jupe
prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusquí‡
une hauteur qui Ètait toujours pour sa femme de chambre un dÈsespoir
et un problËme.
Quand ces tours de jardin de ma grandímËre avaient lieu aprËs dÓner,
une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: cíÈtait, ‡ un des
moments o? la rÈvolution de sa promenade la ramenait pÈriodiquement,
comme un insecte, en face des lumiËres du petit salon o? les liqueurs
Ètaient servies sur la table ‡ jeu,ósi ma grandítante lui criait:
´Bathilde! viens donc empÍcher ton mari de boire du cognac!ª Pour la
taquiner, en effet (elle avait apportÈ dans la famille de mon pËre un
page 13 / 601
esprit si diffÈrent que tout le monde la plaisantait et la
tourmentait), comme les liqueurs Ètaient dÈfendues ‡ mon grand-pËre,
ma grandítante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre
grandímËre entrait, priait ardemment son mari de ne pas go?ter au
cognac; il se f‚chait, buvait tout de mÍme sa gorgÈe, et ma grandímËre
repartait, triste, dÈcouragÈe, souriante pourtant, car elle Ètait si
humble de cúur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu
de cas quíelle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se
conciliaient dans son regard en un sourire o?, contrairement ‡ ce
quíon voit dans le visage de beaucoup díhumains, il níy a avait
díironie que pour elle-mÍme, et pour nous tous comme un baiser de ses
yeux qui ne pouvaient voir ceux quíelle chÈrissait sans les caresser
passionnÈment du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grandítante, le spectacle des vaines priËres de ma grandímËre et de sa
faiblesse, vaincue díavance, essayant inutilement díÙter ‡ mon
grand-pËre le verre ‡ liqueur, cíÈtait de ces choses ‡ la vue
desquelles on síhabitue plus tard jusquí‡ les considÈrer en riant et ‡
prendre le parti du persÈcuteur assez rÈsolument et gaiement pour se
persuader ‡ soi-mÍme quíil ne síagit pas de persÈcution; elles me
causaient alors une telle horreur, que jíaurais aimÈ battre ma
grandítante. Mais dËs que jíentendais: ´Bathilde, viens donc empÍcher
ton mari de boire du cognac!ª dÈj‡ homme par la l‚chetÈ, je faisais ce
que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a
devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les
voir; je montais sangloter tout en haut de la maison ‡ cÙtÈ de la
salle díÈtudes, sous les toits, dans une petite piËce sentant líiris,
et que parfumait aussi un cassis sauvage poussÈ au dehors entre les
pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la
page 14 / 601
fenÍtre entríouverte. DestinÈe ‡ un usage plus spÈcial et plus
vulgaire, cette piËce, dío? líon voyait pendant le jour jusquíau
donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,
sans doute parce quíelle Ètait la seule quíil me f?t permis de fermer
‡ clef, ‡ toutes celles de mes occupations qui rÈclamaient une
inviolable solitude: la lecture, la rÍverie, les larmes et la voluptÈ.
HÈlas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits
Ècarts de rÈgime de son mari, mon manque de volontÈ, ma santÈ
dÈlicate, líincertitude quíils projetaient sur mon avenir,
prÈoccupaient ma grandímËre, au cours de ces dÈambulations
incessantes, de líaprËs-midi et du soir, o? on voyait passer et
repasser, obliquement levÈ vers le ciel, son beau visage aux joues
brunes et sillonnÈes, devenues au retour de lí‚ge presque mauves comme
les labours ‡ líautomne, barrÈes, si elle sortait, par une voilette ‡
demi relevÈe, et sur lesquelles, amenÈ l‡ par le froid ou quelque
triste pensÈe, Ètait toujours en train de sÈcher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, Ètait que maman
viendrait míembrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir
durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o? je
líentendais monter, puis o? passait dans le couloir ‡ double porte le
bruit lÈger de sa robe de jardin en mousseline bleue, ‡ laquelle
pendaient de petits cordons de paille tressÈe, Ètait pour moi un
moment douloureux. Il annonÁait celui qui allait le suivre, o? elle
míaurait quittÈ, o? elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir
que jíaimais tant, jíen arrivais ‡ souhaiter quíil vÓnt le plus tard
page 15 / 601
possible, ‡ ce que se prolonge‚t le temps de rÈpit o? maman níÈtait
pas encore venue. Quelquefois quand, aprËs míavoir embrassÈ, elle
ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire
´embrasse-moi une fois encoreª, mais je savais quíaussitÙt elle aurait
son visage f‚chÈ, car la concession quíelle faisait ‡ ma tristesse et
‡ mon agitation en montant míembrasser, en míapportant ce baiser de
paix, agaÁait mon pËre qui trouvait ces rites absurdes, et elle e?t
voulu t‚cher de míen faire perdre le besoin, líhabitude, bien loin de
me laisser prendre celle de lui demander, quand elle Ètait dÈj‡ sur le
pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir f‚chÈe dÈtruisait tout
le calme quíelle míavait apportÈ un instant avant, quand elle avait
penchÈ vers mon lit sa figure aimante, et me líavait tendue comme une
hostie pour une communion de paix o? mes lËvres puiseraient sa
prÈsence rÈelle et le pouvoir de míendormir. Mais ces soirs-l‡, o?
maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, Ètaient doux
encore en comparaison de ceux o? il y avait du monde ‡ dÓner et o?, ‡
cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se
bornait habituellement ‡ M. Swann, qui, en dehors de quelques
Ètrangers de passage, Ètait ‡ peu prËs la seule personne qui vÓnt chez
nous ‡ Combray, quelquefois pour dÓner en voisin (plus rarement depuis
quíil avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne
voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois aprËs le dÓner, ‡
líimproviste. Les soirs o?, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du
jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui
Ètourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et
glacÈ, toute personne de la maison qui le dÈclenchait en entrant ´sans
sonnerª, mais le double tintement timide, ovale et dorÈ de la
page 16 / 601
clochette pour les Ètrangers, tout le monde aussitÙt se demandait:
´Une visite, qui cela peut-il Ítre?ª mais on savait bien que cela ne
pouvait Ítre que M. Swann; ma grandítante parlant ‡ haute voix, pour
prÍcher díexemple, sur un ton quíelle síefforÁait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien níest plus dÈsobligeant
pour une personne qui arrive et ‡ qui cela fait croire quíon est en
train de dire des choses quíelle ne doit pas entendre; et on envoyait
en Èclaireur ma grandímËre, toujours heureuse díavoir un prÈtexte pour
faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher
subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre
aux roses un peu de naturel, comme une mËre qui, pour les faire
bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grandímËre allait
nous apporter de líennemi, comme si on e?t pu hÈsiter entre un grand
nombre possible díassaillants, et bientÙt aprËs mon grand-pËre disait:
´Je reconnais la voix de Swann.ª On ne le reconnaissait en effet quí‡
la voix, on distinguait mal son visage au nez busquÈ, aux yeux verts,
sous un haut front entourÈ de cheveux blonds presque roux, coiffÈs ‡
la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumiËre possible au
jardin pour ne pas attirer les moustiques et jíallais, sans en avoir
líair, dire quíon apport‚t les sirops; ma grandímËre attachait
beaucoup díimportance, trouvant cela plus aimable, ‡ ce quíils
níeussent pas líair de figurer díune faÁon exceptionnelle, et pour les
visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui,
Ètait trËs liÈ avec mon grand-pËre qui avait ÈtÈ un des meilleurs amis
page 17 / 601
de son pËre, homme excellent mais singulier, chez qui, paraÓt-il, un
rien suffisait parfois pour interrompre les Èlans du cúur, changer le
cours de la pensÈe. Jíentendais plusieurs fois par an mon grand-pËre
raconter ‡ table des anecdotes toujours les mÍmes sur líattitude
quíavait eue M. Swann le pËre, ‡ la mort de sa femme quíil avait
veillÈe jour et nuit. Mon grand-pËre qui ne líavait pas vu depuis
longtemps Ètait accouru auprËs de lui dans la propriÈtÈ que les Swann
possÈdaient aux environs de Combray, et avait rÈussi, pour quíil
níassist‚t pas ‡ la mise en biËre, ‡ lui faire quitter un moment, tout
en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc
o? il y avait un peu de soleil. Tout díun coup, M. Swann prenant mon
grand-pËre par le bras, síÈtait ÈcriÈ: ´Ah! mon vieil ami, quel
bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas
Áa joli tous ces arbres, ces aubÈpines et mon Ètang dont vous ne
míavez jamais fÈlicitÈ? Vous avez líair comme un bonnet de nuit.
Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de
mÍme, mon cher AmÈdÈe!ª Brusquement le souvenir de sa femme morte lui
revint, et trouvant sans doute trop compliquÈ de chercher comment il
avait pu ‡ un pareil moment se laisser aller ‡ un mouvement de joie,
il se contenta, par un geste qui lui Ètait familier chaque fois quíune
question ardue se prÈsentait ‡ son esprit, de passer la main sur son
front, díessuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put
pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux
annÈes quíil lui survÈcut, il disait ‡ mon grand-pËre: ´Cíest drÙle,
je pense trËs souvent ‡ ma pauvre femme, mais je ne peux y penser
beaucoup ‡ la fois.ª ´Souvent, mais peu ‡ la fois, comme le pauvre
pËre Swannª, Ètait devenu une des phrases favorites de mon grand-pËre
qui la prononÁait ‡ propos des choses les plus diffÈrentes. Il
page 18 / 601
míaurait paru que ce pËre de Swann Ètait un monstre, si mon grand-pËre
que je considÈrais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, mía souvent servi dans la suite ‡ absoudre des
fautes que jíaurais ÈtÈ enclin ‡ condamner, ne síÈtait rÈcriÈ: ´Mais
comment? cíÈtait un cúur díor!ª
Pendant bien des annÈes, o? pourtant, surtout avant mon mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir ‡ Combray, ma grandítante et mes
grands-parents ne soupÁonnËrent pas quíil ne vivait plus du tout dans
la sociÈtÈ quíavait frÈquentÈe sa famille et que sous líespËce
díincognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils
hÈbergeaient,óavec la parfaite innocence díhonnÍtes hÙteliers qui ont
chez eux, sans le savoir, un cÈlËbre brigand,óun des membres les plus
ÈlÈgants du Jockey-Club, ami prÈfÈrÈ du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyÈs de la haute sociÈtÈ du faubourg
Saint-Germain.
Líignorance o? nous Ètions de cette brillante vie mondaine que menait
Swann tenait Èvidemment en partie ‡ la rÈserve et ‡ la discrÈtion de
son caractËre, mais aussi ‡ ce que les bourgeois díalors se faisaient
de la sociÈtÈ une idÈe un peu hindoue et la considÈraient comme
composÈe de castes fermÈes o? chacun, dËs sa naissance, se trouvait
placÈ dans le rang quíoccupaient ses parents, et dío? rien, ‡ moins
des hasards díune carriËre exceptionnelle ou díun mariage inespÈrÈ, ne
pouvait vous tirer pour vous faire pÈnÈtrer dans une caste supÈrieure.
M. Swann, le pËre, Ètait agent de change; le ´fils Swannª se trouvait
faire partie pour toute sa vie díune caste o? les fortunes, comme dans
page 19 / 601
une catÈgorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient ÈtÈ les frÈquentations de son pËre, on savait
donc quelles Ètaient les siennes, avec quelles personnes il Ètait ´en
situationª de frayer. Síil en connaissait díautres, cíÈtaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa
famille, comme Ètaient mes parents, fermaient díautant plus
bienveillamment les yeux quíil continuait, depuis quíil Ètait
orphelin, ‡ venir trËs fidËlement nous voir; mais il y avait fort ‡
parier que ces gens inconnus de nous quíil voyait, Ètaient de ceux
quíil níaurait pas osÈ saluer si, Ètant avec nous, il les avait
rencontrÈs. Si líon avait voulu ‡ toute force appliquer ‡ Swann un
coefficient social qui lui f?t personnel, entre les autres fils
díagents de situation Ègale ‡ celle de ses parents, ce coefficient e?t
ÈtÈ pour lui un peu infÈrieur parce que, trËs simple de faÁon et ayant
toujours eu une ´toquadeª díobjets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hÙtel o? il entassait ses
collections et que ma grandímËre rÍvait de visiter, mais qui Ètait
situÈ quai díOrlÈans, quartier que ma grandítante trouvait infamant
díhabiter. ´Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans
votre intÈrÍt, parce que vous devez vous faire repasser des cro?tes
par les marchandsª, lui disait ma grandítante; elle ne lui supposait
en effet aucune compÈtence et níavait pas haute idÈe mÍme au point de
vue intellectuel díun homme qui dans la conversation Èvitait les
sujets sÈrieux et montrait une prÈcision fort prosaÔque non seulement
quand il nous donnait, en entrant dans les moindres dÈtails, des
recettes de cuisine, mais mÍme quand les súurs de ma grandímËre
parlaient de sujets artistiques. ProvoquÈ par elles ‡ donner son avis,
‡ exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
page 20 / 601
presque dÈsobligeant et se rattrapait en revanche síil pouvait fournir
sur le musÈe o? il se trouvait, sur la date o? il avait ÈtÈ peint, un
renseignement matÈriel. Mais díhabitude il se contentait de chercher ‡
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,
avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisiniËre, avec notre
cocher. Certes ces rÈcits faisaient rire ma grandítante, mais sans
quíelle distingu‚t bien si cíÈtait ‡ cause du rÙle ridicule que síy
donnait toujours Swann ou de líesprit quíil mettait ‡ les conter: ´On
peut dire que vous Ítes un vrai type, monsieur Swann!ª Comme elle
Ètait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait
soin de faire remarquer aux Ètrangers, quand on parlait de Swann,
quíil aurait pu, síil avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou
avenue de líOpÈra, quíil Ètait le fils de M. Swann qui avait d? lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que cíÈtait sa fantaisie.
Fantaisie quíelle jugeait du reste devoir Ítre si divertissante pour
les autres, quí‡ Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui
apporter son sac de marrons glacÈs, elle ne manquait pas, síil y avait
du monde, de lui dire: ´Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours prËs
de líEntrepÙt des vins, pour Ítre s?r de ne pas manquer le train quand
vous prenez le chemin de Lyon?ª Et elle regardait du coin de líúil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si líon avait dit ‡ ma grandímËre que ce Swann qui, en tant que
fils Swann Ètait parfaitement ´qualifiȪ pour Ítre reÁu par toute la
´belle bourgeoisieª, par les notaires ou les avouÈs les plus estimÈs
de Paris (privilËge quíil semblait laisser tomber en peu en
page 21 / 601
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute diffÈrente; quíen
sortant de chez nous, ‡ Paris, aprËs nous avoir dit quíil rentrait se
coucher, il rebroussait chemin ‡ peine la rue tournÈe et se rendait
dans tel salon que jamais líúil díaucun agent ou associÈ díagent ne
contempla, cela e?t paru aussi extraordinaire ‡ ma tante quíaurait pu
líÍtre pour une dame plus lettrÈe la pensÈe díÍtre personnellement
liÈe avec AristÈe dont elle aurait compris quíil allait, aprËs avoir
causÈ avec elle, plonger au sein des royaumes de ThÈtis, dans un
empire soustrait aux yeux des mortels et o? Virgile nous le montre
reÁu ‡ bras ouverts; ou, pour síen tenir ‡ une image qui avait plus de
chance de lui venir ‡ líesprit, car elle líavait vue peinte sur nos
assiettes ‡ petits fours de Combrayódíavoir eu ‡ dÓner Ali-Baba,
lequel quand il se saura seul, pÈnÈtrera dans la caverne, Èblouissante
de trÈsors insoupÁonnÈs.
Un jour quíil Ètait venu nous voir ‡ Paris aprËs dÓner en síexcusant
díÍtre en habit, FranÁoise ayant, aprËs son dÈpart, dit tenir du
cocher quíil avait dÓnÈ ´chez une princesseª,ó´Oui, chez une princesse
du demi-monde!ª avait rÈpondu ma tante en haussant les Èpaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grandítante en usait-elle cavaliËrement avec lui. Comme elle
croyait quíil devait Ítre flattÈ par nos invitations, elle trouvait
tout naturel quíil ne vÓnt pas nous voir líÈtÈ sans avoir ‡ la main un
panier de pÍches ou de framboises de son jardin et que de chacun de
ses voyages díItalie il míe?t rapportÈ des photographies de
chefs-díúuvre.
page 22 / 601
On ne se gÍnait guËre pour líenvoyer quÈrir dËs quíon avait besoin
díune recette de sauce gribiche ou de salade ‡ líananas pour des
grands dÓners o? on ne líinvitait pas, ne lui trouvant pas un prestige
suffisant pour quíon p?t le servir ‡ des Ètrangers qui venaient pour
la premiËre fois. Si la conversation tombait sur les princes de la
Maison de France: ´des gens que nous ne connaÓtrons jamais ni vous ni
moi et nous nous en passons, níest-ce pasª, disait ma grandítante ‡
Swann qui avait peut-Ítre dans sa poche une lettre de Twickenham; elle
lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs o? la súur
de ma grandímËre chantait, ayant pour manier cet Ítre ailleurs si
recherchÈ, la naÔve brusquerie díun enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de prÈcautions quíavec un objet bon marchÈ. Sans
doute le Swann que connurent ‡ la mÍme Èpoque tant de clubmen Ètait
bien diffÈrent de celui que crÈait ma grandítante, quand le soir, dans
le petit jardin de Combray, aprËs quíavaient retenti les deux coups
hÈsitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
quíelle savait sur la famille Swann, líobscur et incertain personnage
qui se dÈtachait, suivi de ma grandímËre, sur un fond de tÈnËbres, et
quíon reconnaissait ‡ la voix. Mais mÍme au point de vue des plus
insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matÈriellement constituÈ, identique pour tout le monde et dont chacun
nía quí‡ aller prendre connaissance comme díun cahier des charges ou
díun testament; notre personnalitÈ sociale est une crÈation de la
pensÈe des autres. MÍme líacte si simple que nous appelons ´voir une
personne que nous connaissonsª est en partie un acte intellectuel.
Nous remplissons líapparence physique de líÍtre que nous voyons, de
page 23 / 601
toutes les notions que nous avons sur lui et dans líaspect total que
nous nous reprÈsentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhÈrence si exacte la ligne du nez, elles se mÍlent si
bien de nuancer la sonoritÈ de la voix comme si celle-ci níÈtait
quíune transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous Ècoutons. Sans doute, dans le Swann quíils
síÈtaient constituÈ, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularitÈs de sa vie mondaine que Ètaient
cause que díautres personnes, quand elles Ètaient en sa prÈsence,
voyaient les ÈlÈgances rÈgner dans son visage et síarrÍter ‡ son nez
busquÈ comme ‡ leur frontiËre naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage dÈsaffectÈ de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dÈprÈciÈs, le vague et doux
rÈsidu,ómi-mÈmoire, mi-oubli,ódes heures oisives passÈes ensemble
aprËs nos dÓners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. Líenveloppe
corporelle de notre ami en avait ÈtÈ si bien bourrÈe, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs ‡ ses parents, que ce Swann-l‡ Ètait
devenu un Ítre complet et vivant, et que jíai líimpression de quitter
une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mÈmoire, du Swann que jíai connu plus tard avec exactitude je
passe ‡ ce premier Swann,ó‡ ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui díailleurs ressemble
moins ‡ líautre quíaux personnes que jíai connues ‡ la mÍme Èpoque,
comme síil en Ètait de notre vie ainsi que díun musÈe o? tous les
portraits díun mÍme temps ont un air de famille, une mÍme tonalitÈó‡
page 24 / 601
ce premier Swann rempli de loisir, parfumÈ par líodeur du grand
marronnier, des paniers de framboises et díun brin díestragon.
Pourtant un jour que ma grandímËre Ètait allÈe demander un service ‡
une dame quíelle avait connue au SacrÈ-Cúur (et avec laquelle, ‡ cause
de notre conception des castes elle níavait pas voulu rester en
relations malgrÈ une sympathie rÈciproque), la marquise de
Villeparisis, de la cÈlËbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait
dit: ´Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand
ami de mes neveux des Laumesª. Ma grandímËre Ètait revenue de sa
visite enthousiasmÈe par la maison qui donnait sur des jardins et o?
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier
et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
Ètait entrÈe demander quíon fÓt un point ‡ sa jupe quíelle avait
dÈchirÈe dans líescalier. Ma grandímËre avait trouvÈ ces gens
parfaits, elle dÈclarait que la petite Ètait une perle et que le
giletier Ètait líhomme le plus distinguÈ, le mieux quíelle e?t jamais
vu. Car pour elle, la distinction Ètait quelque chose díabsolument
indÈpendant du rang social. Elle síextasiait sur une rÈponse que le
giletier lui avait faite, disant ‡ maman: ´SÈvignÈ níaurait pas mieux
dit!ª et en revanche, díun neveu de Mme de Villeparisis quíelle avait
rencontrÈ chez elle: ´Ah! ma fille, comme il est commun!ª
Or le propos relatif ‡ Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans líesprit de ma grandítante, mais díy abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considÈration que, sur la foi de ma
grandímËre, nous accordions ‡ Mme de Villeparisis, lui crÈ‚t un devoir
page 25 / 601
de ne rien faire qui líen rendÓt moins digne et auquel elle avait
manquÈ en apprenant líexistence de Swann, en permettant ‡ des parents
‡ elle de le frÈquenter. ´Comment elle connaÓt Swann? Pour une
personne que tu prÈtendais parente du marÈchal de Mac-Mahon!ª Cette
opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite
confirmÈe par son mariage avec une femme de la pire sociÈtÈ, presque
une cocotte que, díailleurs, il ne chercha jamais ‡ prÈsenter,
continuant ‡ venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais
díaprËs laquelle ils crurent pouvoir jugerósupposant que cíÈtait l‡
quíil líavait priseóle milieu, inconnu díeux, quíil frÈquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-pËre lut dans un journal que M. Swann Ètait
un des plus fidËles habituÈs des dÈjeuners du dimanche chez le duc de
X..., dont le pËre et líoncle avaient ÈtÈ les hommes dí…tat les plus
en vue du rËgne de Louis-Philippe. Or mon grand-pËre Ètait curieux de
tous les petits faits qui pouvaient líaider ‡ entrer par la pensÈe
dans la vie privÈe díhommes comme MolÈ, comme le duc Pasquier, comme
le duc de Broglie. Il fut enchantÈ díapprendre que Swann frÈquentait
des gens qui les avaient connus. Ma grandítante au contraire
interprÈta cette nouvelle dans un sens dÈfavorable ‡ Swann: quelquíun
qui choisissait ses frÈquentations en dehors de la caste o? il Ètait
nÈ, en dehors de sa ´classeª sociale, subissait ‡ ses yeux un f‚cheux
dÈclassement. Il lui semblait quíon renonÁ‚t díun coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posÈs, quíavaient
honorablement entretenues et engrangÈes pour leurs enfants les
familles prÈvoyantes; (ma grandítante avait mÍme cessÈ de voir le fils
page 26 / 601
díun notaire de nos amis parce quíil avait ÈpousÈ une altesse et Ètait
par l‡ descendu pour elle du rang respectÈ de fils de notaire ‡ celui
díun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garÁons
díÈcurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontÈs). Elle bl‚ma le projet quíavait mon grand-pËre díinterroger
Swann, le soir prochain o? il devait venir dÓner, sur ces amis que
nous lui dÈcouvrions. Díautre part les deux súurs de ma grandímËre,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
dÈclarËrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frËre pouvait
trouver ‡ parler de niaiseries pareilles. CíÈtaient des personnes
díaspirations ÈlevÈes et qui ‡ cause de cela mÍme Ètaient incapables
de síintÈresser ‡ ce quíon appelle un potin, e?t-il mÍme un intÈrÍt
historique, et díune faÁon gÈnÈrale ‡ tout ce qui ne se rattachait pas
directement ‡ un objet esthÈtique ou vertueux. Le dÈsintÈressement de
leur pensÈe Ètait tel, ‡ líÈgard de tout ce qui, de prËs ou de loin
semblait se rattacher ‡ la vie mondaine, que leur sens auditif,óayant
fini par comprendre son inutilitÈ momentanÈe dËs quí‡ dÓner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre ‡ terre sans
que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur Ètaient chers,ómettait alors au repos ses organes rÈcepteurs et
leur laissait subir un vÈritable commencement díatrophie. Si alors mon
grand-pËre avait besoin díattirer líattention des deux súurs, il
fallait quíil e?t recours ‡ ces avertissements physiques dont usent
les mÈdecins aliÈnistes ‡ líÈgard de certains maniaques de la
distraction: coups frappÈs ‡ plusieurs reprises sur un verre avec la
lame díun couteau, coÔncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychi‚tres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit
page 27 / 601
par habitude professionnelle, soit quíils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intÈressÈes quand la veille du jour o? Swann devait
venir dÓner, et leur avait personnellement envoyÈ une caisse de vin
díAsti, ma tante, tenant un numÈro du Figaro o? ‡ cÙtÈ du nom díun
tableau qui Ètait ‡ une Exposition de Corot, il y avait ces mots: ´de
la collection de M. Charles Swannª, nous dit: ´Vous avez vu que Swann
a ´les honneursª du Figaro?ªó´Mais je vous ai toujours dit quíil avait
beaucoup de go?tª, dit ma grandímËre. ´Naturellement toi, du moment
quíil síagit díÍtre díun autre avis que nousª, rÈpondit ma grandítante
qui, sachant que ma grandímËre níÈtait jamais du mÍme avis quíelle, et
níÈtant bien s?re que ce f?t ‡ elle-mÍme que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de
ma grandímËre contre lesquelles elle t‚chait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous rest‚mes silencieux. Les súurs de ma
grandímËre ayant manifestÈ líintention de parler ‡ Swann de ce mot du
Figaro, ma grandítante le leur dÈconseilla. Chaque fois quíelle voyait
aux autres un avantage si petit f?t-il quíelle níavait pas, elle se
persuadait que cíÈtait non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir ‡ les envier. ´Je crois que vous ne lui
feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait trËs
dÈsagrÈable de voir mon nom imprimÈ tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattÈe du tout quíon míen parl‚t.ª Elle
ne síentÍta pas díailleurs ‡ persuader les súurs de ma grandímËre; car
celles-ci par horreur de la vulgaritÈ poussaient si loin líart de
dissimuler sous des pÈriphrases ingÈnieuses une allusion personnelle
page 28 / 601
quíelle passait souvent inapperÁue de celui mÍme ‡ qui elle
síadressait. Quant ‡ ma mËre elle ne pensait quí‡ t‚cher díobtenir de
mon pËre quíil consentÓt ‡ parler ‡ Swann non de sa femme mais de sa
fille quíil adorait et ‡ cause de laquelle disait-on il avait fini par
faire ce mariage. ´Tu pourrais ne lui dire quíun mot, lui demander
comment elle va. Cela doit Ítre si cruel pour lui.ª Mais mon pËre se
f‚chait: ´Mais non! tu as des idÈes absurdes. Ce serait ridicule.ª
Mais le seul díentre nous pour qui la venue de Swann devint líobjet
díune prÈoccupation douloureuse, ce fut moi. Cíest que les soirs o?
des Ètrangers, ou seulement M. Swann, Ètaient l‡, maman ne montait pas
dans ma chambre. Je ne dÓnais pas ‡ table, je venais aprËs dÓner au
jardin, et ‡ neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je
dÓnais avant tout le monde et je venais ensuite míasseoir ‡ table,
jusquí‡ huit heures o? il Ètait convenu que je devais monter; ce
baiser prÈcieux et fragile que maman me confiait díhabitude dans mon
lit au moment de míendormir il me fallait le transporter de la salle ‡
manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me
dÈshabillais, sans que se bris‚t sa douceur, sans que se rÈpandÓt et
síÈvapor‚t sa vertu volatile et, justement ces soirs-l‡ o? jíaurais eu
besoin de le recevoir avec plus de prÈcaution, il fallait que je le
prisse, que je le dÈrobasse brusquement, publiquement, sans mÍme avoir
le temps et la libertÈ díesprit nÈcessaires pour porter ‡ ce que je
faisais cette attention des maniaques qui síefforcent de ne pas penser
‡ autre chose pendant quíils ferment une porte, pour pouvoir, quand
líincertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le
souvenir du moment o? ils líont fermÈe. Nous Ètions tous au jardin
page 29 / 601
quand retentirent les deux coups hÈsitants de la clochette. On savait
que cíÈtait Swann; nÈanmoins tout le monde se regarda díun air
interrogateur et on envoya ma grandímËre en reconnaissance. ´Pensez ‡
le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quíil est
dÈlicieux et la caisse est Ènorme, recommanda mon grandí-pËre ‡ ses
deux belles-súurs.ª ´Ne commencez pas ‡ chuchoter, dit ma grandítante.
Comme cíest confortable díarriver dans une maison o? tout le monde
parle bas.ª ´Ah! voil‡ M. Swann. Nous allons lui demander síil croit
quíil fera beau demainª, dit mon pËre. Ma mËre pensait quíun mot
díelle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu
faire ‡ Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de líemmener un
peu ‡ líÈcart. Mais je la suivis; je ne pouvais me dÈcider ‡ la
quitter díun pas en pensant que tout ‡ líheure il faudrait que je la
laisse dans la salle ‡ manger et que je remonte dans ma chambre sans
avoir comme les autres soirs la consolation quíelle vÓnt míembrasser.
´Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre
fille; je suis s?re quíelle a dÈj‡ le go?t des belles úuvres comme son
papa.ª ´Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la vÈrandaª,
dit mon grand-pËre en síapprochant. Ma mËre fut obligÈe de
síinterrompre, mais elle tira de cette contrainte mÍme une pensÈe
dÈlicate de plus, comme les bons poËtes que la tyrannie de la rime
force ‡ trouver leurs plus grandes beautÈs: ´Nous reparlerons díelle
quand nous serons tous les deux, dit-elle ‡ mi-voix ‡ Swann. Il níy a
quíune maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis s?re que la
sienne serait de mon avis.ª Nous nous assÓmes tous autour de la table
de fer. Jíaurais voulu ne pas penser aux heures díangoisse que je
passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir míendormir; je
t‚chais de me persuader quíelles níavaient aucune importance, puisque
page 30 / 601
je les aurais oubliÈes demain matin, de míattacher ‡ des idÈes
díavenir qui auraient d? me conduire comme sur un pont au del‡ de
líabÓme prochain qui míeffrayait. Mais mon esprit tendu par ma
prÈoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma
mËre, ne se laissait pÈnÈtrer par aucune impression ÈtrangËre. Les
pensÈes entraient bien en lui, mais ‡ condition de laisser dehors tout
ÈlÈment de beautÈ ou simplement de drÙlerie qui míe?t touchÈ ou
distrait. Comme un malade, gr‚ce ‡ un anesthÈsique, assiste avec une
pleine luciditÈ ‡ líopÈration quíon pratique sur lui, mais sans rien
sentir, je pouvais me rÈciter des vers que jíaimais ou observer les
efforts que mon grand-pËre faisait pour parler ‡ Swann du duc
díAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent Èprouver aucune
Èmotion, les seconds aucune gaÓtÈ. Ces efforts furent infructueux. A
peine mon grand-pËre eut-il posÈ ‡ Swann une question relative ‡ cet
orateur quíune des súurs de ma grandímËre aux oreilles de qui cette
question rÈsonna comme un silence profond mais intempestif et quíil
Ètait poli de rompre, interpella líautre: ´Imagine-toi, CÈline, que
jíai fait la connaissance díune jeune institutrice suÈdoise qui mía
donnÈ sur les coopÈratives dans les pays scandinaves des dÈtails tout
ce quíil y a de plus intÈressants. Il faudra quíelle vienne dÓner ici
un soir.ª ´Je crois bien! rÈpondit sa súur Flora, mais je níai pas
perdu mon temps non plus. Jíai rencontrÈ chez M. Vinteuil un vieux
savant qui connaÓt beaucoup Maubant, et ‡ qui Maubant a expliquÈ dans
le plus grand dÈtail comment il síy prend pour composer un rÙle. Cíest
tout ce quíil y a de plus intÈressant. Cíest un voisin de M. Vinteuil,
je níen savais rien; et il est trËs aimable.ª ´Il níy a pas que M.
Vinteuil qui ait des voisins aimablesª, síÈcria ma tante CÈline díune
voix que la timiditÈ rendait forte et la prÈmÈditation, factice, tout
page 31 / 601
en jetant sur Swann ce quíelle appelait un regard significatif. En
mÍme temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase Ètait le
remerciement de CÈline pour le vin díAsti, regardait Ègalement Swann
avec un air mÍlÈ de congratulation et díironie, soit simplement pour
souligner le trait díesprit da sa súur, soit quíelle envi‚t Swann de
líavoir inspirÈ, soit quíelle ne p?t síempÍcher de se moquer de lui
parce quíelle le croyait sur la sellette. ´Je crois quíon pourra
rÈussir ‡ avoir ce monsieur ‡ dÓner, continua Flora; quand on le met
sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans síarrÍter.ª
´Ce doit Ítre dÈlicieuxª, soupira mon grand-pËre dans líesprit de qui
la nature avait malheureusement aussi complËtement omis díinclure la
possibilitÈ de síintÈresser passionnÈment aux coopÈratives suÈdoises
ou ‡ la composition des rÙles de Maubant, quíelle avait oubliÈ de
fournir celui des súurs de ma grandímËre du petit grain de sel quíil
faut ajouter soi-mÍme pour y trouver quelque saveur, ‡ un rÈcit sur la
vie intime de MolÈ ou du comte de Paris. ´Tenez, dit Swann ‡ mon
grand-pËre, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela níen
a líair avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les
choses níont pas ÈnormÈment changÈ. Je relisais ce matin dans
Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusÈ. Cíest dans le volume
sur son ambassade díEspagne; ce níest pas un des meilleurs, ce níest
guËre quíun journal, mais du moins un journal merveilleusement Ècrit,
ce qui fait dÈj‡ une premiËre diffÈrence avec les assommants journaux
que nous nous croyons obligÈs de lire matin et soir.ª ´Je ne suis pas
de votre avis, il y a des jours o? la lecture des journaux me semble
fort agrÈable...ª, interrompit ma tante Flora, pour montrer quíelle
avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. ´Quand ils
parlent de choses ou de gens qui nous intÈressent!ª enchÈrit ma tante
page 32 / 601
CÈline. ´Je ne dis pas non, rÈpondit Swann ÈtonnÈ. Ce que je reproche
aux journaux cíest de nous faire faire attention tous les jours ‡ des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans
notre vie les livres o? il y a des choses essentielles. Du moment que
nous dÈchirons fiÈvreusement chaque matin la bande du journal, alors
on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne
sais pas, les...PensÈes de Pascal! (il dÈtacha ce mot díun ton
díemphase ironique pour ne pas avoir líair pÈdant). Et cíest dans le
volume dorÈ sur tranches que nous níouvrons quíune fois tous les dix
ans, ajouta-t-il en tÈmoignant pour les choses mondaines ce dÈdain
quíaffectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine
de GrËce est allÈe ‡ Cannes ou que la princesse de LÈon a donnÈ un bal
costumÈ. Comme cela la juste proportion serait rÈtablie.ª Mais
regrettant de síÍtre laissÈ aller ‡ parler mÍme lÈgËrement de choses
sÈrieuses: ´Nous avons une bien belle conversation, dit-il
ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces ´sommetsª, et
se tournant vers mon grand-pËre: ´Donc Saint-Simon raconte que
Maulevrier avait eu líaudace de tendre la main ‡ ses fils. Vous savez,
cíest ce Maulevrier dont il dit: ´Jamais je ne vis dans cette Èpaisse
bouteille que de líhumeur, de la grossiËretÈ et des sottises.ª
´…paisses ou non, je connais des bouteilles o? il y a tout autre
choseª, dit vivement Flora, qui tenait ‡ avoir remerciÈ Swann elle
aussi, car le prÈsent de vin díAsti síadressait aux deux. CÈline se
mit ‡ rire. Swann interloquÈ reprit: ´Je ne sais si ce fut ignorance
ou panneau, Ècrit Saint-Simon, il voulut donner la main ‡ mes enfants.
Je míen aperÁus assez tÙt pour líen empÍcher.ª Mon grand-pËre
síextasiait dÈj‡ sur ´ignorance ou panneauª, mais Mlle CÈline, chez
qui le nom de Saint-Simon,óun littÈrateur,óavait empÍchÈ líanesthÈsie
page 33 / 601
complËte des facultÈs auditives, síindignait dÈj‡: ´Comment? vous
admirez cela? Eh bien! cíest du joli! Mais quíest-ce que cela peut
vouloir dire; est-ce quíun homme níest pas autant quíun autre?
Quíest-ce que cela peut faire quíil soit duc ou cocher síil a de
líintelligence et du cúur? Il avait une belle maniËre díÈlever ses
enfants, votre Saint-Simon, síil ne leur disait pas de donner la main
‡ tous les honnÍtes gens. Mais cíest abominable, tout simplement. Et
vous osez citer cela?ª Et mon grand-pËre navrÈ, sentant
líimpossibilitÈ, devant cette obstruction, de chercher ‡ faire
raconter ‡ Swann, les histoires qui líeussent amusÈ disait ‡ voix
basse ‡ maman: ´Rappelle-moi donc le vers que tu mías appris et qui me
soulage tant dans ces moments-l‡. Ah! oui: ´Seigneur, que de vertus
vous nous faites haÔr!" Ah! comme cíest bien!ª
Je ne quittais pas ma mËre des yeux, je savais que quand on serait ‡
table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durÈe du
dÓner et que pour ne pas contrarier mon pËre, maman ne me laisserait
pas líembrasser ‡ plusieurs reprises devant le monde, comme si Áíavait
ÈtÈ dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle ‡ manger,
pendant quíon commencerait ‡ dÓner et que je sentirais approcher
líheure, de faire díavance de ce baiser qui serait si court et furtif,
tout ce que jíen pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la
place de la joue que jíembrasserais, de prÈparer ma pensÈe pour
pouvoir gr‚ce ‡ ce commencement mental de baiser consacrer toute la
minute que míaccorderait maman ‡ sentir sa joue contre mes lËvres,
comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes sÈances de pose,
prÈpare sa palette, et a fait díavance de souvenir, díaprËs ses notes,
page 34 / 601
tout ce pour quoi il pouvait ‡ la rigueur se passer de la prÈsence du
modËle. Mais voici quíavant que le dÓner f?t sonnÈ mon grand-pËre eut
la fÈrocitÈ inconsciente de dire: ´Le petit a líair fatiguÈ, il
devrait monter se coucher. On dÓne tard du reste ce soir.ª Et mon
pËre, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grandímËre et
que ma mËre la foi des traitÈs, dit: ´Oui, allons, vas te coucher.ª Je
voulus embrasser maman, ‡ cet instant on entendit la cloche du dÓner.
´Mais non, voyons, laisse ta mËre, vous vous Ítes assez dit bonsoir
comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!ª Et il
me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de
líescalier, comme dit líexpression populaire, ‡ ´contre-cúurª, montant
contre mon cúur qui voulait retourner prËs de ma mËre parce quíelle ne
lui avait pas, en míembrassant, donnÈ licence de me suivre. Cet
escalier dÈtestÈ o? je míengageais toujours si tristement, exhalait
une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbÈ, fixÈ, cette
sorte particuliËre de chagrin que je ressentais chaque soir et la
rendait peut-Ítre plus cruelle encore pour ma sensibilitÈ parce que
sous cette forme olfactive mon intelligence níen pouvait plus prendre
sa part. Quand nous dormons et quíune rage de dents níest encore
perÁue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforÁons deux
cents fois de suite de tirer de líeau ou que comme un vers de MoliËre
que nous nous rÈpÈtons sans arrÍter, cíest un grand soulagement de
nous rÈveiller et que notre intelligence puisse dÈbarrasser líidÈe de
rage de dents, de tout dÈguisement hÈroÔque ou cadencÈ. Cíest
líinverse de ce soulagement que jíÈprouvais quand mon chagrin de
monter dans ma chambre entrait en moi díune faÁon infiniment plus
rapide, presque instantanÈe, ‡ la fois insidieuse et brusque, par
líinhalation,óbeaucoup plus toxique que la pÈnÈtration morale,óde
page 35 / 601
líodeur de vernis particuliËre ‡ cet escalier. Une fois dans ma
chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets,
creuser mon propre tombeau, en dÈfaisant mes couvertures, revÍtir le
suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de míensevelir dans le lit de
fer quíon avait ajoutÈ dans la chambre parce que jíavais trop chaud
líÈtÈ sous les courtines de reps du grand lit, jíeus un mouvement de
rÈvolte, je voulus essayer díune ruse de condamnÈ. JíÈcrivis ‡ ma mËre
en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui
dire dans ma lettre. Mon effroi Ètait que FranÁoise, la cuisiniËre de
ma tante qui Ètait chargÈe de síoccuper de moi quand jíÈtais ‡
Combray, refus‚t de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire
une commission ‡ ma mËre quand il y avait du monde lui paraÓtrait
aussi impossible que pour le portier díun thÈ‚tre de remettre une
lettre ‡ un acteur pendant quíil est en scËne. Elle possÈdait ‡
líÈgard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code
impÈrieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions
insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait líapparence de ces lois
antiques qui, ‡ cÙtÈ de prescriptions fÈroces comme de massacrer les
enfants ‡ la mamelle, dÈfendent avec une dÈlicatesse exagÈrÈe de faire
bouillir le chevreau dans le lait de sa mËre, ou de manger dans un
animal le nerf de la cuisse). Ce code, si líon en jugeait par
líentÍtement soudain quíelle mettait ‡ ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prÈvu des
complexitÈs sociales et des raffinements mondains tels que rien dans
líentourage de FranÁoise et dans sa vie de domestique de village
níavait pu les lui suggÈrer; et líon Ètait obligÈ de se dire quíil y
avait en elle un passÈ franÁais trËs ancien, noble et mal compris,
comme dans ces citÈs manufacturiËres o? de vieux hÙtels tÈmoignent
page 36 / 601
quíil y eut jadis une vie de cour, et o? les ouvriers díune usine de
produits chimiques travaillent au milieu de dÈlicates sculptures qui
reprÈsentent le miracle de saint ThÈophile ou les quatre fils Aymon.
Dans le cas particulier, líarticle du code ‡ cause duquel il Ètait peu
probable que sauf le cas díincendie FranÁoise all‚t dÈranger maman en
prÈsence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait
simplement le respect quíelle professait non seulement pour les
parents,ócomme pour les morts, les prÍtres et les rois,ómais encore
pour líÈtranger ‡ qui on donne líhospitalitÈ, respect qui míaurait
peut-Ítre touchÈ dans un livre mais qui míirritait toujours dans sa
bouche, ‡ cause du ton grave et attendri quíelle prenait pour en
parler, et davantage ce soir o? le caractËre sacrÈ quíelle confÈrait
au dÓner avait pour effet quíelle refuserait díen troubler la
cÈrÈmonie. Mais pour mettre une chance de mon cÙtÈ, je níhÈsitai pas ‡
mentir et ‡ lui dire que ce níÈtait pas du tout moi qui avais voulu
Ècrire ‡ maman, mais que cíÈtait maman qui, en me quittant, míavait
recommandÈ de ne pas oublier de lui envoyer une rÈponse relativement ‡
un objet quíelle míavait priÈ de chercher; et elle serait certainement
trËs f‚chÈe si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que FranÁoise
ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens Ètaient
plus puissants que les nÙtres, elle discernait immÈdiatement, ‡ des
signes insaisissables pour nous, toute vÈritÈ que nous voulions lui
cacher; elle regarda pendant cinq minutes líenveloppe comme si
líexamen du papier et líaspect de líÈcriture allaient la renseigner
sur la nature du contenu ou lui apprendre ‡ quel article de son code
elle devait se rÈfÈrer. Puis elle sortit díun air rÈsignÈ qui semblait
signifier: ´Cíest-il pas malheureux pour des parents díavoir un enfant
pareil!ª Elle revint au bout díun moment me dire quíon níen Ètait
page 37 / 601
encore quí‡ la glace, quíil Ètait impossible au maÓtre díhÙtel de
remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand
on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer
‡ maman. AussitÙt mon anxiÈtÈ tomba; maintenant ce níÈtait plus comme
tout ‡ líheure pour jusquí‡ demain que jíavais quittÈ ma mËre, puisque
mon petit mot allait, la f‚chant sans doute (et doublement parce que
ce manËge me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins
entrer invisible et ravi dans la mÍme piËce quíelle, allait lui parler
de moi ‡ líoreille; puisque cette salle ‡ manger interdite, hostile,
o?, il y avait un instant encore, la glace elle-mÍmeóle ´granitȪóet
les rince-bouche me semblaient recÈler des plaisirs malfaisants et
mortellement tristes parce que maman les go?tait loin de moi,
síouvrait ‡ moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son
enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusquí‡ mon cúur enivrÈ
líattention de maman tandis quíelle lirait mes lignes. Maintenant je
níÈtais plus sÈparÈ díelle; les barriËres Ètaient tombÈes, un fil
dÈlicieux nous rÈunissait. Et puis, ce níÈtait pas tout: maman allait
sans doute venir!
Líangoisse que je venais díÈprouver, je pensais que Swann síen serait
bien moquÈ síil avait lu ma lettre et en avait devinÈ le but; or, au
contraire, comme je líai appris plus tard, une angoisse semblable fut
le tourment de longues annÈes de sa vie et personne, aussi bien que
lui peut-Ítre, níaurait pu me comprendre; lui, cette angoisse quíil y
a ‡ sentir líÍtre quíon aime dans un lieu de plaisir o? líon níest
pas, o? líon ne peut pas le rejoindre, cíest líamour qui la lui a fait
connaÓtre, líamour auquel elle est en quelque sorte prÈdestinÈe, par
page 38 / 601
lequel elle sera accaparÈe, spÈcialisÈe; mais quand, comme pour moi,
elle est entrÈe en nous avant quíil ait encore fait son apparition
dans notre vie, elle flotte en líattendant, vague et libre, sans
affectation dÈterminÈe, au service un jour díun sentiment, le
lendemain díun autre, tantÙt de la tendresse filiale ou de líamitiÈ
pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier
apprentissage quand FranÁoise revint me dire que ma lettre serait
remise, Swann líavait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous
donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant ‡ líhÙtel ou au thÈ‚tre o? elle se trouve, pour quelque bal,
redoute, ou premiËre o? il va la retrouver, cet ami nous aperÁoit
errant dehors, attendant dÈsespÈrÈment quelque occasion de communiquer
avec elle. Il nous reconnaÓt, nous aborde familiËrement, nous demande
ce que nous faisons l‡. Et comme nous inventons que nous avons quelque
chose díurgent ‡ dire ‡ sa parente ou amie, il nous assure que rien
níest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet
de nous líenvoyer avant cinq minutes. Que nous líaimonsócomme en ce
moment jíaimais FranÁoiseó, líintermÈdiaire bien intentionnÈ qui díun
mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la
fÍte inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et dÈlicieux entraÓnaient loin de
nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en
jugeons par lui, le parent qui nous a accostÈ et qui est lui aussi un
des initiÈs des cruels mystËres, les autres invitÈs de la fÍte ne
doivent rien avoir de bien dÈmoniaque. Ces heures inaccessibles et
suppliciantes o? elle allait go?ter des plaisirs inconnus, voici que
par une brËche inespÈrÈe nous y pÈnÈtrons; voici quíun des moments
dont la succession les aurait composÈes, un moment aussi rÈel que les
page 39 / 601
autres, mÍme peut-Ítre plus important pour nous, parce que notre
maÓtresse y est plus mÍlÈe, nous nous le reprÈsentons, nous le
possÈdons, nous y intervenons, nous líavons crÈÈ presque: le moment o?
on va lui dire que nous sommes l‡, en bas. Et sans doute les autres
moments de la fÍte ne devaient pas Ítre díune essence bien diffÈrente
de celui-l‡, ne devaient rien avoir de plus dÈlicieux et qui d?t tant
nous faire souffrir puisque líami bienveillant nous a dit: ´Mais elle
sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de
causer avec vous que pe síennuyer l‡-haut.ª HÈlas! Swann en avait fait
líexpÈrience, les bonnes intentions díun tiers sont sans pouvoir sur
une femme qui síirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fÍte
par quelquíun quíelle níaime pas. Souvent, líami redescend seul.
Ma mËre ne vint pas, et sans mÈnagements pour mon amour-propre (engagÈ
‡ ce que la fable de la recherche dont elle Ètait censÈe míavoir priÈ
de lui dire le rÈsultat ne f?t pas dÈmentie) me fit dire par FranÁoise
ces mots: ´Il níy a pas de rÈponseª que depuis jíai si souvent entendu
des concierges de ´palacesª ou des valets de pied de tripots,
rapporter ‡ quelque pauvre fille qui síÈtonne: ´Comment, il nía rien
dit, mais cíest impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
Cíest bien, je vais attendre encore.ª Etóde mÍme quíelle assure
invariablement níavoir pas besoin du bec supplÈmentaire que le
concierge veut allumer pour elle, et reste l‡, níentendant plus que
les rares propos sur le temps quíil fait Èchanger entre le concierge
et un chasseur quíil envoie tout díun coup en síapercevant de líheure,
faire rafraÓchir dans la glace la boisson díun client,óayant dÈclinÈ
líoffre de FranÁoise de me faire de la tisane ou de rester auprËs de
page 40 / 601
moi, je la laissai retourner ‡ líoffice, je me couchai et je fermai
les yeux en t‚chant de ne pas entendre la voix de mes parents qui
prenaient le cafÈ au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je
sentis quíen Ècrivant ce mot ‡ maman, en míapprochant, au risque de la
f‚cher, si prËs díelle que jíavais cru toucher le moment de la revoir,
je míÈtais barrÈ la possibilitÈ de míendormir sans líavoir revue, et
les battements de mon cúur, de minute en minute devenaient plus
douloureux parce que jíaugmentais mon agitation en me prÍchant un
calme qui Ètait líacceptation de mon infortune. Tout ‡ coup mon
anxiÈtÈ tomba, une fÈlicitÈ míenvahit comme quand un mÈdicament
puissant commence ‡ agir et nous enlËve une douleur: je venais de
prendre la rÈsolution de ne plus essayer de míendormir sans avoir revu
maman, de líembrasser co?te que co?te, bien que ce f?t avec la
certitude díÍtre ensuite f‚chÈ pour longtemps avec elle, quand elle
remonterait se coucher. Le calme qui rÈsultait de mes angoisses finies
me mettait dans un allÈgresse extraordinaire, non moins que líattente,
la soif et la peur du danger. Jíouvris la fenÍtre sans bruit et
míassis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin
quíon ne míentendÓt pas díen bas. Dehors, les choses semblaient, elles
aussi, figÈes en une muette attention ‡ ne pas troubler le clair de
lune, qui doublant et reculant chaque chose par líextension devant
elle de son reflet, plus dense et concret quíelle-mÍme, avait ‡ la
fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repliÈ jusque-l‡,
quíon dÈveloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de
marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exÈcutÈ
jusque dans ses moindres nuances et ses derniËres dÈlicatesses, ne
bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait
circonscrit. ExposÈs sur ce silence qui níen absorbait rien, les
page 41 / 601
bruits les plus ÈloignÈs, ceux qui devaient venir de jardins situÈs ‡
líautre bout de la ville, se percevaient dÈtaillÈs avec un tel ´finiª
quíils semblaient ne devoir cet effet de lointain quí‡ leur
pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exÈcutÈs par
líorchestre du Conservatoire que quoiquíon níen perde pas une note on
croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous
les vieux abonnÈs,óles súurs de ma grandímËre aussi quand Swann leur
avait donnÈ ses places,ótendaient líoreille comme síils avaient ÈcoutÈ
les progrËs lointains díune armÈe en marche qui níaurait pas encore
tournÈ la rue de TrÈvise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais Ètait de tous celui qui
pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les consÈquences
les plus graves, bien plus graves en vÈritÈ quíun Ètranger níaurait pu
le supposer, de celles quíil aurait cru que pouvaient produire seules
des fautes vraiment honteuses. Mais dans líÈducation quíon me donnait,
líordre des fautes níÈtait pas le mÍme que dans líÈducation des autres
enfants et on míavait habituÈ ‡ placer avant toutes les autres (parce
que sans doute il níy en avait pas contre lesquelles jíeusse besoin
díÍtre plus soigneusement gardÈ) celles dont je comprends maintenant
que leur caractËre commun est quíon y tombe en cÈdant ‡ une impulsion
nerveuse. Mais alors on ne prononÁait pas ce mot, on ne dÈclarait pas
cette origine qui aurait pu me faire croire que jíÈtais excusable díy
succomber ou mÍme peut-Ítre incapable díy rÈsister. Mais je les
reconnaissais bien ‡ líangoisse qui les prÈcÈdait comme ‡ la rigueur
du ch‚timent qui les suivait; et je savais que celle que je venais de
commettre Ètait de la mÍme famille que díautres pour lesquelles
page 42 / 601
jíavais ÈtÈ sÈvËrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand
jíirais me mettre sur le chemin de ma mËre au moment o? elle monterait
se coucher, et quíelle verrait que jíÈtais restÈ levÈ pour lui redire
bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester ‡ la maison,
on me mettrait au collËge le lendemain, cíÈtait certain. Eh bien!
dussÈ-je me jeter par la fenÍtre cinq minutes aprËs, jíaimais encore
mieux cela. Ce que je voulais maintenant cíÈtait maman, cíÈtait lui
dire bonsoir, jíÈtais allÈ trop loin dans la voie qui menait ‡ la
rÈalisation de ce dÈsir pour pouvoir rebrousser chemin.
Jíentendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand
le grelot de la porte míeut averti quíil venait de partir, jíallai ‡
la fenÍtre. Maman demandait ‡ mon pËre síil avait trouvÈ la langouste
bonne et si M. Swann avait repris de la glace au cafÈ et ‡ la
pistache. ´Je líai trouvÈe bien quelconque, dit ma mËre; je crois que
la prochaine fois il faudra essayer díun autre parfum.ª ´Je ne peux
pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grandítante, il est
díun vieux!ª Ma grandítante avait tellement líhabitude de voir
toujours en Swann un mÍme adolescent, quíelle síÈtonnait de le trouver
tout ‡ coup moins jeune que lí‚ge quíelle continuait ‡ lui donner. Et
mes parents du reste commenÁaient ‡ lui trouver cette vieillesse
anormale, excessive, honteuse et mÈritÈe des cÈlibataires, de tous
ceux pour qui il semble que le grand jour qui nía pas de lendemain
soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et
que les moments síy additionnent depuis le matin sans se diviser
ensuite entre des enfants. ´Je crois quíil a beaucoup de soucis avec
sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain
page 43 / 601
monsieur de Charlus. Cíest la fable de la ville.ª Ma mËre fit
remarquer quíil avait pourtant líair bien moins triste depuis quelque
temps. ´Il fait aussi moins souvent ce geste quíil a tout ‡ fait comme
son pËre de síessuyer les yeux et de se passer la main sur le front.
Moi je crois quíau fond il níaime plus cette femme.ª ´Mais
naturellement il ne líaime plus, rÈpondit mon grand-pËre. Jíai reÁu de
lui il y a dÈj‡ longtemps une lettre ‡ ce sujet, ‡ laquelle je me suis
empressÈ de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses
sentiments au moins díamour, pour sa femme. HÈ bien! vous voyez, vous
ne líavez pas remerciÈ pour líAstiª, ajouta mon grand-pËre en se
tournant vers ses deux belles-súurs. ´Comment, nous ne líavons pas
remerciÈ? je crois, entre nous, que je lui ai mÍme tournÈ cela assez
dÈlicatementª, repondit ma tante Flora. ´Oui, tu as trËs bien arrangÈ
cela: je tíai admirÈeª, dit ma tante CÈline. ´Mais toi tu as ÈtÈ trËs
bien aussi.ª ´Oui jíÈtais assez fiËre de ma phrase sur les voisins
aimables.ª ´Comment, cíest cela que vous appelez remercier! síÈcria
mon grand-pËre. Jíai bien entendu cela, mais du diable si jíai cru que
cíÈtait pour Swann. Vous pouvez Ítre s?res quíil nía rien compris.ª
´Mais voyons, Swann níest pas bÍte, je suis certaine quíil a apprÈciÈ.
Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le
prix du vin!ª Mon pËre et ma mËre restËrent seuls, et síassirent un
instant; puis mon pËre dit: ´HÈ bien! si tu veux, nous allons monter
nous coucher.ª ´Si tu veux, mon ami, bien que je níaie pas líombre de
sommeil; ce níest pas cette glace au cafÈ si anodine qui a pu pourtant
me tenir si ÈveillÈe; mais jíaperÁois de la lumiËre dans líoffice et
puisque la pauvre FranÁoise mía attendue, je vais lui demander de
dÈgrafer mon corsage pendant que tu vas te dÈshabiller.ª Et ma mËre
ouvrit la porte treillagÈe du vestibule qui donnait sur líescalier.
page 44 / 601
BientÙt, je líentendis qui montait fermer sa fenÍtre. Jíallai sans
bruit dans le couloir; mon cúur battait si fort que jíavais de la
peine ‡ avancer, mais du moins il ne battait plus díanxiÈtÈ, mais
díÈpouvante et de joie. Je vis dans la cage de líescalier la lumiËre
projetÈe par la bougie de maman. Puis je la vis elle-mÍme; je
míÈlanÁai. A la premiËre seconde, elle me regarda avec Ètonnement, ne
comprenant pas ce qui Ètait arrivÈ. Puis sa figure prit une expression
de colËre, elle ne me disait mÍme pas un mot, et en effet pour bien
moins que cela on ne míadressait plus la parole pendant plusieurs
jours. Si maman míavait dit un mot, Áíaurait ÈtÈ admettre quíon
pouvait me reparler et díailleurs cela peut-Ítre míe?t paru plus
terrible encore, comme un signe que devant la gravitÈ du ch‚timent qui
allait se prÈparer, le silence, la brouille, eussent ÈtÈ puÈrils. Une
parole cíe?t ÈtÈ le calme avec lequel on rÈpond ‡ un domestique quand
on vient de dÈcider de le renvoyer; le baiser quíon donne ‡ un fils
quíon envoie síengager alors quíon le lui aurait refusÈ si on devait
se contenter díÍtre f‚chÈ deux jours avec lui. Mais elle entendit mon
pËre qui montait du cabinet de toilette o? il Ètait allÈ se
dÈshabiller et pour Èviter la scËne quíil me ferait, elle me dit díune
voix entrecoupÈe par la colËre: ´Sauve-toi, sauve-toi, quíau moins ton
pËre ne tíait vu ainsi attendant comme un fou!ª Mais je lui rÈpÈtais:
´Viens me dire bonsoirª, terrifiÈ en voyant que le reflet de la bougie
de mon pËre síÈlevait dÈj‡ sur le mur, mais aussi usant de son
approche comme díun moyen de chantage et espÈrant que maman, pour
Èviter que mon pËre me trouv‚t encore l‡ si elle continuait ‡ refuser,
allait me dire: ´Rentre dans ta chambre, je vais venir.ª Il Ètait trop
tard, mon pËre Ètait devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces
mots que personne níentendit: ´Je suis perdu!ª
page 45 / 601
Il níen fut pas ainsi. Mon pËre me refusait constamment des
permissions qui míavaient ÈtÈ consenties dans les pactes plus larges
octroyÈs par ma mÈre et ma grandímËre parce quíil ne se souciait pas
des ´principesª et quíil níy avait pas avec lui de ´Droit des gensª.
Pour une raison toute contingente, ou mÍme sans raison, il me
supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si
consacrÈe, quíon ne pouvait míen priver sans parjure, ou bien, comme
il avait encore fait ce soir, longtemps avant líheure rituelle, il me
disait: ´Allons, monte te coucher, pas díexplication!ª Mais aussi,
parce quíil níavait pas de principes (dans le sens de ma grandímËre),
il níavait pas ‡ proprement parler díintransigeance. Il me regarda un
instant díun air ÈtonnÈ et f‚chÈ, puis dËs que maman lui eut expliquÈ
en quelques mots embarrassÈs ce qui Ètait arrivÈ, il lui dit: ´Mais va
donc avec lui, puisque tu disais justement que tu nías pas envie de
dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je níai besoin de rien.ª
´Mais, mon ami, rÈpondit timidement ma mËre, que jíaie envie ou non de
dormir, ne change rien ‡ la chose, on ne peut pas habituer cet
enfant...ª ´Mais il ne síagit pas díhabituer, dit mon pËre en haussant
les Èpaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a líair
dÈsolÈ, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu
líauras rendu malade, tu seras bien avancÈe! Puisquíil y a deux lits
dans sa chambre, dis donc ‡ FranÁoise de te prÈparer le grand lit et
couche pour cette nuit auprËs de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis
pas si nerveux que vous, je vais me coucher.ª
On ne pouvait pas remercier mon pËre; on líe?t agacÈ par ce quíil
page 46 / 601
appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il
Ètait encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le
cachemire de líInde violet et rose quíil nouait autour de sa tÍte
depuis quíil avait des nÈvralgies, avec le geste díAbraham dans la
gravure díaprËs Benozzo Gozzoli que míavait donnÈe M. Swann, disant ‡
Sarah quíelle a ‡ se dÈpartir du cÙtÈ díœsaac. Il y a bien des annÈes
de cela. La muraille de líescalier, o? je vis monter le reflet de sa
bougie níexiste plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses
ont ÈtÈ dÈtruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles
se sont ÈdifiÈes donnant naissance ‡ des peines et ‡ des joies
nouvelles que je níaurais pu prÈvoir alors, de mÍme que les anciennes
me sont devenues difficiles ‡ comprendre. Il y a bien longtemps aussi
que mon pËre a cessÈ de pouvoir dire ‡ maman: ´Va avec le petit.ª La
possibilitÈ de telles heures ne renaÓtra jamais pour moi. Mais depuis
peu de temps, je recommence ‡ trËs bien percevoir si je prÍte
líoreille, les sanglots que jíeus la force de contenir devant mon pËre
et qui níÈclatËrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En
rÈalitÈ ils níont jamais cessÈ; et cíest seulement parce que la vie se
tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau,
comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la
ville pendant le jour quíon les croirait arrÍtÈes mais qui se
remettent ‡ sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-l‡ dans ma chambre; au moment o? je venais de
commettre une faute telle que je míattendais ‡ Ítre obligÈ de quitter
la maison, mes parents míaccordaient plus que je níeusse jamais obtenu
díeux comme rÈcompense díune belle action. MÍme ‡ líheure o? elle se
page 47 / 601
manifestait par cette gr‚ce, la conduite de mon pËre ‡ mon Ègard
gardait ce quelque chose díarbitraire et díimmÈritÈ qui la
caractÈrisait et qui tenait ‚ ce que gÈnÈralement elle rÈsultait
plutÙt de convenances fortuites que díun plan prÈmÈditÈ. Peut-Ítre
mÍme que ce que jíappelais sa sÈvÈritÈ, quand il míenvoyait me
coucher, mÈritait moins ce nom que celle de ma mËre ou ma grandímËre,
car sa nature, plus diffÈrente en certains points de la mienne que
níÈtait la leur, níavait probablement pas devinÈ jusquíici combien
jíÈtais malheureux tous les soirs, ce que ma mËre et ma grandímËre
savaient bien; mais elles míaimaient assez pour ne pas consentir ‡
míÈpargner de la souffrance, elles voulaient míapprendre ‡ la dominer
afin de diminuer ma sensibilitÈ nerveuse et fortifier ma volontÈ. Pour
mon pËre, dont líaffection pour moi Ètait díune autre sorte, je ne
sais pas síil aurait eu ce courage: pour une fois o? il venait de
comprendre que jíavais du chagrin, il avait dit ‡ ma mËre: ´Va donc le
consoler.ª Maman resta cette nuit-l‡ dans ma chambre et, comme pour ne
g‚ter díaucun remords ces heures si diffÈrentes de ce que jíavais eu
le droit díespÈrer, quand FranÁoise, comprenant quíil se passait
quelque chose díextraordinaire en voyant maman assise prËs de moi, qui
me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda:
´Mais Madame, quía donc Monsieur ‡ pleurer ainsi?ª maman lui rÈpondit:
´Mais il ne sait pas lui-mÍme, FranÁoise, il est ÈnervÈ; prÈparez-moi
vite le grand lit et montez vous coucher.ª Ainsi, pour la premiËre
fois, ma tristesse níÈtait plus considÈrÈe comme une faute punissable
mais comme un mal involontaire quíon venait de reconnaÓtre
officiellement, comme un Ètat nerveux dont je níÈtais pas responsable;
jíavais le soulagement de níavoir plus ‡ mÍler de scrupules ‡
líamertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans pÈchÈ. Je níÈtais
page 48 / 601
pas non plus mÈdiocrement fier vis-‡-vis de FranÁoise de ce retour des
choses humaines, qui, une heure aprËs que maman avait refusÈ de monter
dans ma chambre et míavait fait dÈdaigneusement rÈpondre que je
devrais dormir, míÈlevait ‡ la dignitÈ de grande personne et míavait
fait atteindre tout díun coup ‡ une sorte de pubertÈ du chagrin,
díÈmancipation des larmes. Jíaurais d? Ítre heureux: je ne líÈtais
pas. Il me semblait que ma mËre venait de me faire une premiËre
concession qui devait lui Ítre douloureuse, que cíÈtait une premiËre
abdication de sa part devant líidÈal quíelle avait conÁu pour moi, et
que pour la premiËre fois, elle, si courageuse, síavouait vaincue. Il
me semblait que si je venais de remporter une victoire cíÈtait contre
elle, que jíavais rÈussi comme auraient pu faire la maladie, des
chagrins, ou lí‚ge, ‡ dÈtendre sa volontÈ, ‡ faire flÈchir sa raison
et que cette soirÈe commenÁait une Ëre, resterait comme une triste
date. Si jíavais osÈ maintenant, jíaurais dit ‡ maman: ´Non je ne veux
pas, ne couche pas ici.ª Mais je connaissais la sagesse pratique,
rÈaliste comme on dirait aujourdíhui, qui tempÈrait en elle la nature
ardemment idÈaliste de ma grandímËre, et je savais que, maintenant que
le mal Ètait fait, elle aimerait mieux míen laisser du moins go?ter le
plaisir calmant et ne pas dÈranger mon pËre. Certes, le beau visage de
ma mËre brillait encore de jeunesse ce soir-l‡ o? elle me tenait si
doucement les mains et cherchait ‡ arrÍter mes larmes; mais justement
il me semblait que cela níaurait pas d? Ítre, sa colËre e?t moins
triste pour moi que cette douceur nouvelle que níavait pas connue mon
enfance; il me semblait que je venais díune main impie et secrËte de
tracer dans son ‚me une premiÈre ride et díy faire apparaÓtre un
premier cheveu blanc. Cette pensÈe redoubla mes sanglots et alors je
vis maman, qui jamais ne se laissait aller ‡ aucun attendrissement
page 49 / 601
avec moi, Ítre tout díun coup gagnÈe par le mien et essayer de retenir
une envie de pleurer. Comme elle sentit que je míen Ètais aperÁu, elle
me dit en riant: ´Voil‡ mon petit jaunet, mon petit serin, qui va
rendre sa maman aussi bÍtasse que lui, pour peu que cela continue.
Voyons, puisque tu nías pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons
pas ‡ nous Ènerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.ª
Mais je níen avais pas l‡. ´Est-ce que tu aurais moins de plaisir si
je sortais dÈj‡ les livres que ta grandímËre doit te donner pour ta
fÍte? Pense bien: tu ne seras pas dÈÁu de ne rien avoir aprËs-demain?ª
JíÈtais au contraire enchantÈ et maman alla chercher un paquet de
livres dont je ne pus deviner, ‡ travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier
aspect, pourtant sommaire et voilÈ, Èclipsaient dÈj‡ la boÓte ‡
couleurs du Jour de líAn et les vers ‡ soie de lían dernier. CíÈtait
la Mare au Diable, FranÁois le Champi, la Petite Fadette et les
MaÓtres Sonneurs. Ma grandímËre, ai-je su depuis, avait díabord choisi
les poÈsies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle
jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les
p‚tisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du gÈnie
eussent sur líesprit mÍme díun enfant une influence plus dangereuse et
moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large.
Mais mon pËre líayant presque traitÈe de folle en apprenant les livres
quíelle voulait me donner, elle Ètait retournÈe elle-mÍme ‡
Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne
pas avoir mon cadeau (cíÈtait un jour br?lant et elle Ètait rentrÈe si
souffrante que le mÈdecin avait averti ma mËre de ne pas la laisser se
fatiguer ainsi) et elle síÈtait rabattue sur les quatre romans
champÍtres de George Sand. ´Ma fille, disait-elle ‡ maman, je ne
page 50 / 601
pourrais me dÈcider ‡ donner ‡ cet enfant quelque chose de mal Ècrit.ª
En rÈalitÈ, elle ne se rÈsignait jamais ‡ rien acheter dont on ne p?t
tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les
belles choses en nous apprenant ‡ chercher notre plaisir ailleurs que
dans les satisfactions du bien-Ítre et de la vanitÈ. MÍme quand elle
avait ‡ faire ‡ quelquíun un cadeau dit utile, quand elle avait ‡
donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait
´anciensª, comme si leur longue dÈsuÈtude ayant effacÈ leur caractËre
díutilitÈ, ils paraissaient plutÙt disposÈs pour nous raconter la vie
des hommes díautrefois que pour servir aux besoins de la nÙtre. Elle
e?t aimÈ que jíeusse dans ma chambre des photographies des monuments
ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment díen faire líemplette,
et bien que la chose reprÈsentÈe e?t une valeur esthÈtique, elle
trouvait que la vulgaritÈ, líutilitÈ reprenaient trop vite leur place
dans le mode mÈcanique de reprÈsentation, la photographie. Elle
essayait de ruser et sinon díÈliminer entiËrement la banalitÈ
commerciale, du moins de la rÈduire, díy substituer pour la plus
grande partie de líart encore, díy introduire comme plusieures
´Èpaisseursª díart: au lieu de photographies de la CathÈdrale de
Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du VÈsuve, elle se
renseignait auprËs de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
reprÈsentÈs, et prÈfÈrait me donner des photographies de la CathÈdrale
de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert
Robert, du VÈsuve par Turner, ce qui faisait un degrÈ díart de plus.
Mais si le photographe avait ÈtÈ ÈcartÈ de la reprÈsentation du
chef-díúuvre ou de la nature et remplacÈ par un grand artiste, il
page 51 / 601
reprenait ses droits pour reproduire cette interprÈtation mÍme.
ArrivÈe ‡ líÈchÈance de la vulgaritÈ, ma grandímËre t‚chait de la
reculer encore. Elle demandait ‡ Swann si líúuvre níavait pas ÈtÈ
gravÈe, prÈfÈrant, quand cíÈtait possible, des gravures anciennes et
ayant encore un intÈrÍt au del‡ díelles-mÍmes, par exemple celles qui
reprÈsentent un chef-díúuvre dans un Ètat o? nous ne pouvons plus le
voir aujourdíhui (comme la gravure de la CËne de LÈonard avant sa
dÈgradation, par Morgan). Il faut dire que les rÈsultats de cette
maniËre de comprendre líart de faire un cadeau ne furent pas toujours
trËs brillants. LíidÈe que je pris de Venise díaprËs un dessin du
Titien qui est censÈ avoir pour fond la lagune, Ètait certainement
beaucoup moins exacte que celle que míeussent donnÈe de simples
photographies. On ne pouvait plus faire le compte ‡ la maison, quand
ma grandítante voulait dresser un rÈquisitoire contre ma grandímËre,
des fauteuils offerts par elle ‡ de jeunes fiancÈs ou ‡ de vieux
Èpoux, qui, ‡ la premiËre tentative quíon avait faite pour síen
servir, síÈtaient immÈdiatement effondrÈs sous le poids díun des
destinataires. Mais ma grandímËre aurait cru mesquin de trop síoccuper
de la soliditÈ díune boiserie o? se distinguaient encore une
fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passÈ.
MÍme ce qui dans ces meubles rÈpondait ‡ un besoin, comme cíÈtait
díune faÁon ‡ laquelle nous ne sommes plus habituÈs, la charmait comme
les vieilles maniËres de dire o? nous voyons une mÈtaphore, effacÈe,
dans notre moderne langage, par líusure de líhabitude. Or, justement,
les romans champÍtres de George Sand quíelle me donnait pour ma fÍte,
Ètaient pleins ainsi quíun mobilier ancien, díexpressions tombÈes en
dÈsuÈtude et redevenues imagÈes, comme on níen trouve plus quí‡ la
campagne. Et ma grandímËre les avait achetÈs de prÈfÈrence ‡ díautres
page 52 / 601
comme elle e?t louÈ plus volontiers une propriÈtÈ o? il y aurait eu un
pigeonnier gothique ou quelquíune de ces vieilles choses qui exercent
sur líesprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie
díimpossibles voyages dans le temps.
Maman síassit ‡ cÙtÈ de mon lit; elle avait pris FranÁois le Champi ‡
qui sa couverture rouge‚tre et son titre incomprÈhensible, donnaient
pour moi une personnalitÈ distincte et un attrait mystÈrieux. Je
níavais jamais lu encore de vrais romans. Jíavais entendu dire que
George Sand Ètait le type du romancier. Cela me disposait dÈj‡ ‡
imaginer dans FranÁois le Champi quelque chose díindÈfinissable et de
dÈlicieux. Les procÈdÈs de narration destinÈs ‡ exciter la curiositÈ
ou líattendrissement, certaines faÁons de dire qui Èveillent
líinquiÈtude et la mÈlancolie, et quíun lecteur un peu instruit
reconnaÓt pour communs ‡ beaucoup de romans, me paraissaient simplesó‡
moi qui considÈrais un livre nouveau non comme une chose ayant
beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, níayant de
raison díexister quíen soi,óune Èmanation troublante de líessence
particuliËre ‡ FranÁois le Champi. Sous ces ÈvÈnements si journaliers,
ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une
intonation, une accentuation Ètrange. Líaction síengagea; elle me
parut díautant plus obscure que dans ce temps-l‡, quand je lisais, je
rÍvassais souvent, pendant des pages entiËres, ‡ tout autre chose. Et
aux lacunes que cette distraction laissait dans le rÈcit, síajoutait,
quand cíÈtait maman qui me lisait ‡ haute voix, quíelle passait toutes
les scËnes díamour. Aussi tous les changements bizarres qui se
produisent dans líattitude respective de la meuniËre et de líenfant et
page 53 / 601
qui ne trouvent leur explication que dans les progrËs díun amour
naissant me paraissaient empreints díun profond mystËre dont je me
figurais volontiers que la source devait Ítre dans ce nom inconnu et
si doux de ´Champiª qui mettait sur líenfant, qui le portait sans que
je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprÈe et charmante. Si ma
mËre Ètait une lectrice infidËle cíÈtait aussi, pour les ouvrages o?
elle trouvait líaccent díun sentiment vrai, une lectrice admirable par
le respect et la simplicitÈ de líinterprÈtation, par la beautÈ et la
douceur du son. MÍme dans la vie, quand cíÈtaient des Ítres et non des
úuvres díart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son
admiration, cíÈtait touchant de voir avec quelle dÈfÈrence elle
Ècartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel Èclat de gaÓtÈ
qui e?t pu faire mal ‡ cette mËre qui avait autrefois perdu un enfant,
tel rappel de fÍte, díanniversaire, qui aurait pu faire penser ce
vieillard ‡ son grand ‚ge, tel propos de mÈnage qui aurait paru
fastidieux ‡ ce jeune savant. De mÍme, quand elle lisait la prose de
George Sand, qui respire toujours cette bontÈ, cette distinction
morale que maman avait appris de ma grandímËre ‡ tenir pour
supÈrieures ‡ tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que
bien plus tard ‡ ne pas tenir Ègalement pour supÈrieures ‡ tout dans
les livres, attentive ‡ bannir de sa voix toute petitesse, toute
affectation qui e?t pu empÍcher le flot puissant díy Ítre reÁu, elle
fournsissait toute la tendresse naturelle, toute líample douceur
quíelles rÈclamaient ‡ ces phrases qui semblaient Ècrites pour sa voix
et qui pour ainsi dire tenaient tout entiËres dans le registre de sa
sensibilitÈ. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quíil faut,
líaccent cordial qui leur prÈexiste et les dicta, mais que les mots
níindiquent pas; gr‚ce ‡ lui elle amortissait au passage toute cruditÈ
page 54 / 601
dans les temps des verbes, donnait ‡ líimparfait et au passÈ dÈfini la
douceur quíil y a dans la bontÈ, la mÈlancolie quíil y a dans la
tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait
commencer, tantÙt pressant, tantÙt ralentissant la marche des syllabes
pour les faire entrer, quoique leurs quantitÈs fussent diffÈrentes,
dans un rythme uniforme, elle insufflait ‡ cette prose si commune une
sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords Ètaient calmÈs, je me laissais aller ‡ la douceur de cette
nuit o? jíavais ma mËre auprËs de moi. Je savais quíune telle nuit ne
pourrait se renouveler; que le plus grand dÈsir que jíeusse au monde,
garder ma mËre dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes,
Ètait trop en opposition avec les nÈcessitÈs de la vie et le vúu de
tous, pour que líaccomplissement quíon lui avait accordÈ ce soir p?t
Ítre autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses
reprendraient et maman ne resterait pas l‡. Mais quand mes angoisses
Ètaient calmÈes, je ne les comprenais plus; puis demain soir Ètait
encore lointain; je me disais que jíaurais le temps díaviser, bien que
ce temps-l‡ ne p?t míapporter aucun pouvoir de plus, quíil síagissait
de choses qui ne dÈpendaient pas de ma volontÈ et que seul me faisait
paraÓtre plus Èvitables líintervalle qui les sÈparait encore de moi.
...
Cíest ainsi que, pendant longtemps, quand, rÈveillÈ la nuit, je me
ressouvenais de Combray, je níen revis jamais que cette sorte de pan
page 55 / 601
lumineux, dÈcoupÈ au milieu díindistinctes tÈnËbres, pareil ‡ ceux que
líembrasement díun feu de bengale ou quelque projection Èlectrique
Èclairent et sectionnent dans un Èdifice dont les autres parties
restent plongÈes dans la nuit: ‡ la base assez large, le petit salon,
la salle ‡ manger, líamorce de líallÈe obscure par o? arriverait M.
Swann, líauteur inconscient de mes tristesses, le vestibule o? je
míacheminais vers la premiËre marche de líescalier, si cruel ‡ monter,
qui constituait ‡ lui seul le tronc fort Ètroit de cette pyramide
irrÈguliËre; et, au faÓte, ma chambre ‡ coucher avec le petit couloir
‡ porte vitrÈe pour líentrÈe de maman; en un mot, toujours vu ‡ la
mÍme heure, isolÈ de tout ce quíil pouvait y avoir autour, se
dÈtachant seul sur líobscuritÈ, le dÈcor strictement nÈcessaire (comme
celui quíon voit indiquÈ en tÍte des vieilles piËces pour les
reprÈsentations en province), au drame de mon dÈshabillage; comme si
Combray níavait consistÈ quíen deux Ètages reliÈs par un mince
escalier, et comme síil níy avait jamais ÈtÈ que sept heures du soir.
A vrai dire, jíaurais pu rÈpondre ‡ qui míe?t interrogÈ que Combray
comprenait encore autre chose et existait ‡ díautres heures. Mais
comme ce que je míen serais rappelÈ míe?t ÈtÈ fourni seulement par la
mÈmoire volontaire, la mÈmoire de líintelligence, et comme les
renseignements quíelle donne sur le passÈ ne conservent rien de lui,
je níaurais jamais eu envie de songer ‡ ce reste de Combray. Tout cela
Ètait en rÈalitÈ mort pour moi.
Mort ‡ jamais? CíÈtait possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de
page 56 / 601
notre mort, souvent ne nous permet pas díattendre longtemps les
faveurs du premier.
Je trouve trËs raisonnable la croyance celtique que les ‚mes de ceux
que nous avons perdus sont captives dans quelque Ítre infÈrieur, dans
une bÍte, un vÈgÈtal, une chose inanimÈe, perdues en effet pour nous
jusquíau jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, o? nous nous
trouvons passer prËs de líarbre, entrer en possession de líobjet qui
est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitÙt
que nous les avons reconnues, líenchantement est brisÈ. DÈlivrÈes par
nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passÈ. Cíest peine perdue que nous cherchions
‡ líÈvoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il
est cachÈ hors de son domaine et de sa portÈe, en quelque objet
matÈriel (en la sensation que nous donnerait cet objet matÈriel), que
nous ne soupÁonnons pas. Cet objet, il dÈpend du hasard que nous le
rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait dÈj‡ bien des annÈes que, de Combray, tout ce qui níÈtait
pas le thÈ‚tre et la drame de mon coucher, níexistait plus pour moi,
quand un jour díhiver, comme je rentrais ‡ la maison, ma mËre, voyant
que jíavais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon
habitude, un peu de thÈ. Je refusai díabord et, je ne sais pourquoi,
me ravisai. Elle envoya chercher un de ces g‚teaux courts et dodus
appelÈs Petites Madeleines qui semblaent avoir ÈtÈ moulÈs dans la
page 57 / 601
valve rainurÈe díune coquille de Saint-Jacques. Et bientÙt,
machinalement, accablÈ par la morne journÈe et la perspective díun
triste lendemain, je portai ‡ mes lËvres une cuillerÈe du thÈ o?
jíavais laissÈ síamollir un morceau de madeleine. Mais ‡ líinstant
mÍme o? la gorgÈe mÍlÈe des miettes du g‚teau toucha mon palais, je
tressaillis, attentif ‡ ce qui se passait díextraordinaire en moi. Un
plaisir dÈlicieux míavait envahi, isolÈ, sans la notion de sa cause.
Il míavait aussitÙt rendu les vicissitudes de la vie indiffÈrentes,
ses dÈsastres inoffensifs, sa briËvetÈ illusoire, de la mÍme faÁon
quíopËre líamour, en me remplissant díune essence prÈcieuse: ou plutÙt
cette essence níÈtait pas en moi, elle Ètait moi. Jíavais cessÈ de me
sentire mÈdiocre, contingent, mortel. Dío? avait pu me venir cette
puissante joie? Je sentais qíelle Ètait liÈe au go?t du thÈ et du
g‚teau, mais quíelle le dÈpassait infiniment, ne devait pas Ítre de
mÍme nature. Dío? venait-elle? Que signifiait-elle? O? líapprÈhender?
Je bois une seconde gorgÈe o? je ne trouve rien de plus que dans la
premiËre, une troisiËme qui míapporte un peu moins que la seconde. Il
est temps que je míarrÍte, la vertu du breuvage semble diminuer. Il
est clair que la vÈritÈ que je cherche níest pas en lui, mais en moi.
Il líy a ÈveillÈe, mais ne la connaÓt pas, et ne peut que rÈpÈter
indÈfiniment, avec de moins en moins de force, ce mÍme tÈmoignage que
je ne sais pas interprÈter et que je veux au moins pouvoir lui
redemander et retrouver intact, ‡ ma disposition, tout ‡ líheure, pour
un Èclaircissement dÈcisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon
esprit. Cíest ‡ lui de trouver la vÈritÈ. Mais comment? Grave
incertitude, toutes les fois que líesprit se sent dÈpassÈ par
lui-mÍme; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur o?
il doit chercher et o? tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher?
page 58 / 601
pas seulement: crÈer. Il est en face de quelque chose qui níest pas
encore et que seul il peut rÈaliser, puis faire entrer dans sa
lumiËre.
Et je recommence ‡ me demander quel pouvait Ítre cet Ètat inconnu, qui
níapportait aucune preuve logique, mais líevidence de sa fÈlicitÈ, de
sa rÈalitÈ devant laquelle les autres síÈvanouissaient. Je veux
essayer de le faire rÈapparaÓtre. Je rÈtrograde par la pensÈe au
moment o? je pris la premiËre cuillerÈe de thÈ. Je retrouve le mÍme
Ètat, sans une clartÈ nouvelle. Je demande ‡ mon esprit un effort de
plus, de ramener encore une fois la sensation qui síenfuit. Et pour
que rien ne brise líÈlan dont il va t‚cher de la ressaisir, jíÈcarte
tout obstacle, toute idÈe ÈtrangËre, jíabrite mes oreilles et mon
attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon
esprit qui se fatigue sans rÈussir, je le force au contraire ‡ prendre
cette distraction que je lui refusais, ‡ penser ‡ autre chose, ‡ se
refaire avant une tentative suprÍme. Puis une deuxiËme fois, je fais
le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore rÈcente
de cette premiËre gorgÈe et je sens tressaillir en moi quelque chose
qui se dÈplace, voudrait síÈlever, quelque chose quíon aurait
dÈsancrÈ, ‡ une grande profondeur; je ne sais ce que cíest, mais cela
monte lentement; jíÈprouve la rÈsistance et jíentends la rumeur des
distances traversÈes.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit Ítre líimage, le
souvenir visuel, qui, liÈ ‡ cette saveur, tente de la suivre jusquí‡
moi. Mais il se dÈbat trop loin, trop confusÈment; ‡ peine si je
page 59 / 601
perÁois le reflet neutre o? se confond líinsaisissable tourbillon des
couleurs remuÈes; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander
comme au seul interprËte possible, de me traduire le tÈmoignage de sa
contemporaine, de son insÈparable compagne, la saveur, lui demander de
míapprendre de quelle circonstance particuliËre, de quelle Èpoque du
passÈ il síagit.
Arrivera-t-il jusquí‡ la surface de ma claire conscience, ce souvenir,
líinstant ancien que líattraction díun instant identique est venue de
si loin solliciter, Èmouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne
sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrÍtÈ, redescendu
peut-Ítre; qui sait síil remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me
faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la l‚chetÈ qui
nous dÈtourne de toute t‚che difficile, de toute úuvre important, mía
conseillÈ de laisser cela, de boire mon thÈ en pensant simplement ‡
mes ennuis díaujourdíhui, ‡ mes dÈsirs de demain qui se laissent
rem‚cher sans peine.
Et tout díun coup le souvenir míest apparu. Ce go?t celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin ‡ Combray (parce que ce
jour-l‡ je ne sortais pas avant líheure de la messe), quand jíallais
lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante LÈonie míoffrait aprËs
líavoir trempÈ dans son infusion de thÈ ou de tilleul. La vue de la
petite madeleine ne míavait rien rappelÈ avant que je níy eusse go?tÈ;
peut-Ítre parce que, en ayant souvent aperÁu depuis, sans en manger,
sur les tablettes des p‚tissiers, leu image avait quittÈ ces jours de
Combray pour se lier ‡ díautres plus rÈcents; peut-Ítre parce que de
page 60 / 601
ces souvenirs abandonnÈs si longtemps hors de la mÈmoire, rien ne
survivait, tout síÈtait dÈsagrÈgÈ; les formes,óet celle aussi du petit
coquillage de p‚tisserie, si grassement sensuel, sous son plissage
sÈvËre et dÈvotósíÈtaient abolies, ou, ensommeillÈes, avaient perdu la
force díexpansion qui leur e?t permis de rejoindre la conscience.
Mais, quand díun passÈ ancien rien ne subsiste, aprËs la mort des
Ítres, aprËs la destruction des choses, seules, plus frÍles mais plus
vivaces, plus immatÈrielles, plus persistantes, plus fidËles, líodeur
et la saveur restent encore longtemps, comme des ‚mes, ‡ se rappeler,
‡ attendre, ‡ espÈrer, sur la ruine de tout le reste, ‡ porter sans
flÈchir, sur leur gouttelette presque impalpable, líÈdifice immense du
souvenir.
Et dËs que jíeus reconnu le go?t du morceau de madeleine trempÈ dans
le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et
dusse remettre ‡ bien plus tard de dÈcouvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux), aussitÙt la vieille maison grise sur la rue, o?
Ètait sa chambre, vint comme un dÈcor de thÈ‚tre síappliquer au petit
pavillon, donnant sur le jardin, quíon avait construit pour mes
parents sur ses derriËres (ce pan tronquÈ que seul jíavais revu
jusque-l‡); et avec la maison, la ville, la Place o? on míenvoyait
avant dÈjeuner, les rues o? jíallais faire des courses depuis le matin
jusquíau soir et par tous les temps, les chemins quíon prenait si le
temps Ètait beau. Et comme dans ce jeu o? les Japonais síamusent ‡
tremper dans un bol de porcelaine rempli díeau, de petits morceaux de
papier jusque-l‡ indistincts qui, ‡ peine y sont-ils plongÈs
síÈtirent, se contournent, se colorent, se diffÈrencient, deviennent
page 61 / 601
des fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables, de mÍme maintenant toutes les fleurs de notre jardin
et celles du parc de M. Swann, et les nymphÈas de la Vivonne, et les
bonnes gens du village et leurs petits logis et líÈglise et tout
Combray et ses environs, tout cela que prend forme et soliditÈ, est
sorti, ville et jardins, de ma tasse de thÈ.
II.
Combray de loin, ‡ dix lieues ‡ la ronde, vu du chemin de fer quand
nous y arrivions la derniËre semaine avant P‚ques, ce níÈtait quíune
Èglise rÈsumant la ville, la reprÈsentant, parlant díelle et pour elle
aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrÈs autour de sa
haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure
ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblÈes quíun
reste de remparts du moyen ‚ge cernait Á‡ et l‡ díun trait aussi
parfaitement circulaire quíune petite ville dans un tableau de
primitif. A líhabiter, Combray Ètait un peu triste, comme ses rues
dont les maisons construites en pierres noir‚tres du pays, prÈcÈdÈes
de degrÈs extÈrieurs, coiffÈes de pignons qui rabattaient líombre
devant elles, Ètaient assez obscures pour quíil fall?t dËs que le jour
commenÁait ‡ tomber relever les rideaux dans les ´salles´; des rues
aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs de Combray):
rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques o? Ètait la maison de ma tante,
rue Sainte-Hildegarde, o? donnait la grille, et rue du Saint-Esprit
sur laquelle síouvrait la petite porte latÈrale de son jardin; et ces
rues de Combray existent dans une partie de ma mÈmoire si reculÈe,
page 62 / 601
peinte de couleurs si diffÈrentes de celles qui maintenant revÍtent
pour moi le monde, quíen vÈritÈ elles me paraissent toutes, et
líÈglise qui les dominait sur la Place, plus irrÈelles encore que les
projections de la lanterne magique; et quí‡ certains moments, il me
semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir
louer une chambre rue de líOiseauó‡ la vieille hÙtellerie de líOiseau
fleschÈ, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que
síÈlËve encore par moments en moi aussi intermittente et aussi
chaude,óserait une entrÈe en contact avec líAu-del‡ plus
merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et
de causer avec GeneviËve de Brabant.
La cousine de mon grand-pËre,óma grandítante,óchez qui nous habitions,
Ètait la mËre de cette tante LËonie qui, depuis la mort de son mari,
mon oncle Octave, níavait plus voulu quitter, díabord Combray, puis ‡
Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne ´descendaitª
plus, toujours couchÈe dans un Ètat incertain de chagrin, de dÈbilitÈ
physique, de maladie, díidÈe fixe et de dÈvotion. Son appartement
particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup
plus loin au Grand-PrÈ (par opposition au Petit-PrÈ, verdoyant au
milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, gris‚tre, avec
les trois hautes marches de grËs presque devant chaque porte, semblait
comme un dÈfilÈ pratiquÈ par un tailleur díimages gothiques ‡ mÍme la
pierre o? il e?t sculptÈ une crËche ou un calvaire. Ma tante
níhabitait plus effectivement que deux chambres contiguÎs, restant
líaprËs-midi dans líune pendant quíon aÈrait líautre. CíÈtaient de ces
chambres de province qui,óde mÍme quíen certains pays des parties
page 63 / 601
entiËres de líair ou de la mer sont illuminÈes ou parfumÈes par des
myriades de protozoaires que nous ne voyons pas,ónous enchantent des
mille odeurs quíy dÈgagent les vertus, la sagesse, les habitudes,
toute une vie secrËte, invisible, surabondante et morale que
líatmosphËre y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et
couleur du temps comme celles de la campagne voisine, me dÈj‡
casaniËres, humaines et renfermÈes, gelÈe exquise industrieuse et
limpide de tous les fruits de líannÈe qui ont quittÈ le verger pour
líarmoire; saisonniËres, mais mobiliËres et domestiques, corrigeant le
piquant de la gelÈe blanche par la douceur du pain chaud, oisives et
ponctuelles comme une horloge de village, fl‚neuses et rangÈes,
insoucieuses et prÈvoyantes, lingËres, matinales, dÈvotes, heureuses
díune paix qui níapporte quíun surcroÓt díanxiÈtÈ et díun prosaÔsme
que set de grand rÈservoir de poÈsie ‡ celui qui la traverse sans y
avoir vÈcu. Líair y Ètait saturÈ de la fine fleur díun silence si
nourricier, si succulent que je ne míy avanÁais quíavec une sorte de
gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la
semaine de P‚ques o? je le go?tais mieux parce que je venais seulement
díarriver ‡ Combray: avant que jíentrasse souhaiter le bonjour ‡ ma
tante on me faisait attendre un instant, dans la premiËre piËce o? le
soleil, díhiver encore, Ètait venu se mettre au chaud devant le feu,
dÈj‡ allumÈ entre les deux briques et qui badigeonnait toute la
chambre díune odeur de suie, en faisait comme un de ces grands
´devants de fourª de campagne, ou de ces manteaux de cheminÈe de
ch‚teaux, sous lesquels on souhaite que se dÈclarent dehors la pluie,
la neige, mÍme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort
de la rÈclusion la poÈsie de líhivernage; je faisais quelques pas de
prie-Dieu aux fauteuils en velours frappÈ, toujours revÍtus díun
page 64 / 601
appui-tÍte au crochet; et le feu cuisant comme une p‚te les
appÈtissantes odeurs dont líair de la chambre Ètait tout grumeleux et
quíavait dÈj‡ fait travailler et ´leverª la fraÓcheur humide et
ensoleillÈe du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les
boursouflait, en faisant un invisible et palpable g‚teau provincial,
un immense ´chaussonª o?, ‡ peine go?tÈs les aromes plus
croustillants, plus fins, plus rÈputÈs, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier ‡ ramages, je revenais toujours avec
une convoitise inavouÈe míengluer dans líodeur mÈdiane, poisseuse,
fade, indigeste et fruitÈe de couvre-lit ‡ fleurs.
Dans la chambre voisine, jíentendais ma tante qui causait toute seule
‡ mi-voix. Elle ne parlait jamais quíassez bas parce quíelle croyait
avoir dans la tÍte quelque chose de cassÈ et de flottant quíelle e?t
dÈplacÈ en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps,
mÍme seule, sans dire quelque chose, parce quíelle croyait que cíÈtait
salutaire pour sa gorge et quíen empÍchant le sang de síy arrÍter,
cela rendrait moins frÈquents les Ètouffements et les angoisses dont
elle souffrait; puis, dans líinertie absolu o? elle vivait, elle
prÍtait ‡ ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle
les douait díune motilitÈ qui lui rendait difficile de les garder pour
elle, et ‡ dÈfaut de confident ‡ qui les communiquer, elle se les
annonÁait ‡ elle-mÍme, en un perpÈtuel monologue qui Ètait sa seule
forme díactivitÈ. Malheureusement, ayant pris líhabitude de penser
tout haut, elle ne faisait pas toujours attention ‡ ce quíil níy e?t
personne dans la chambre voisine, et je líentendais souvent se dire ‡
elle-mÍme: ´Il faut que je me rappelle bien que je níai pas dormiª
page 65 / 601
(car ne jamais dormir Ètait sa grande prÈtention dont notre langage ‡
tous gardait le respect et la trace: le matin FranÁoise ne venait pas
´líÈveillerª, mais ´entraitª chez elle; quand ma tante voulait faire
un somme dans la journÈe, on disait quíelle voulait ´rÈflÈchirª ou
´reposerª; et quand il lui arrivait de síoublier en causant jusquí‡
dire: ´Ce qui mía rÈveillÈeª ou ´jíai rÍvÈ queª, elle rougissait et se
reprenait au plus vite).
Au bout díun moment, jíentrais líembrasser; FranÁoise faisait infuser
son thÈ; ou, si ma tante se sentait agitÈe, elle demandait ‡ la place
sa tisane et cíÈtais moi qui Ètais chargÈ de faire tomber du sac de
pharmacie dans une assiette la quantitÈ de tilleul quíil fallait
mettre ensuite dans líeau bouillante. Le dessÈchement des tiges les
avait incurvÈes en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel
síouvraient les fleurs p‚les, comme si un peintre les e?t arrangÈes,
les e?t fait poser de la faÁon la plus ornementale. Les feuilles,
ayant perdu ou changÈ leur aspect, avaient líair des choses les
impossible disparates, díune aile transparente de mouche, de líenvers
blanc díune Ètiquette, díun pÈtale de rose, mais qui eussent ÈtÈ
empilÈes, concassÈes ou tressÈes comme dans la confection díun nid.
Mille petits dÈtails inutiles,ócharmante prodigalitÈ du
pharmacien,óquíon e?t supprimÈs dans une prÈparation factice, me
donnaient, comme un livre o? on síÈmerveille de rencontrer le nom
díune personne de connaissance, le plaisir de comprendre que cíÈtait
bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de
la Gare, modifiÈes, justement parce que cíÈtaient non des doubles,
mais elles-mÍme et quíelles avaient vieilli. Et chaque caractËre
page 66 / 601
nouveau níy Ètant que la mÈtamorphose díun caractËre ancien, dans de
petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont
pas venus ‡ terme; mais surtout líÈclat rose, lunaire et doux qui
faisait se dÈtacher les fleurs dans la forÍt fragile des tiges o?
elles Ètaient suspendues comme de petites roses díor,ósigne, comme la
lueur qui rÈvËle encore sur une muraille la place díune fresque
effacÈe, de la diffÈrence entre les parties de líarbre qui avaient ÈtÈ
´en couleurª et celles qui ne líavaient pas ÈtÈóme montrait que ces
pÈtales Ètaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie
avaient embaumÈ les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge,
cíÈtait leur couleur encore, mais ‡ demi Èteinte et assoupie dans
cette vie diminuÈe quíÈtait la leur maintenant et qui est comme le
crÈpuscule des fleurs. BientÙt ma tante pouvait tremper dan líinfusion
bouillante dont elle savourait le go?t de feuille morte ou de fleur
fanÈe une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il
Ètait suffisamment amolli.
Díun cÙtÈ de son lit Ètait une grande commode jaune en bois de
citronnier et une table qui tenait ‡ la fois de líofficine et du
maÓtre-autel, o?, au-dessus díune statuette de la Vierge et díune
bouteille de Vichy-CÈlestins, on trouvait des livres de messe et des
ordonnances de mÈdicaments, tous ce quíil fallait pour suivre de son
lit les offices et son rÈgime, pour ne manquer líheure ni de la
pepsine, ni des VÍpres. De líautre cÙtÈ, son lit longeait la fenÍtre,
elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se
dÈsennuyer, ‡ la faÁon des princes persans, la chronique quotidienne
mais immÈmoriale de Combray, quíelle commentait en-suite avec
page 67 / 601
FranÁoise.
Je níÈtais pas avec ma tante depuis cinq minutes, quíelle me renvoyait
par peur que je la fatigue. Elle tendait ‡ mes lËvres son triste front
p‚le et fade sur lequel, ‡ cette heure matinale, elle níavait pas
encore arrangÈ ses faux cheveux, et o? les vertËbres transparaissaient
comme les pointes díune couronne díÈpines ou les grains díun rosaire,
et elle me disait: ´Allons, mon pauvre enfant, va-tíen, va te prÈparer
pour la messe; et si en bas tu rencontres FranÁoise, dis-lui de ne pas
síamuser trop longtemps avec vous, quíelle monte bientÙt voir si je
níai besoin de rien.ª
FranÁoise, en effet, qui Ètait depuis des annÈes a son service et ne
se doutait pas alors quíelle entrerait un jour tout ‡ fait au nÙtre
dÈlaissait un peu ma tante pendant les mois o? nous Ètions l‡. Il y
avait eu dans mon enfance, avant que nous allions ‡ Combray, quand ma
tante LÈonie passait encore líhiver ‡ Paris chez sa mËre, un temps o?
je connaissais si peu FranÁoise que, le 1er janvier, avant díentrer
chez ma grandítante, ma mËre me mettait dans la main une piËce de cinq
francs et me disait: ´Surtout ne te trompe pas de personne. Attends
pour donner que tu míentendes dire: ´Bonjour FranÁoiseª; en mÍme temps
je te toucherai lÈgËrement le bras. A peine arrivions-nous dans
líobscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans líombre,
sous les tuyaux díun bonnet Èblouissant, raide et fragile comme síil
avait ÈtÈ de sucre filÈ, les remous concentriques díun sourire de
reconnaissance anticipÈ. CíÈtait FranÁoise, immobile et debout dans
líencadrement de la petite porte du corridor comme une statue de
page 68 / 601
sainte dans sa niche. Quand on Ètait un peu habituÈ ‡ ces tÈnËbres de
chapelle, on distinguait sur son visage líamour dÈsintÈressÈ de
líhumanitÈ, le respect attendri pour les hautes classes quíexaltait
dans les meilleures rÈgions de son cúur líespoir des Ètrennes. Maman
me pinÁait le bras avec violence et disait díune voix forte: ´Bonjour
FranÁoise.ª A ce signal mes doigts síouvraient et je l‚chais la piËce
qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais
depuis que nous allions ‡ Combray je ne connaissais personne mieux que
FranÁoise; nous Ètions ses prÈfÈrÈs, elle avait pour nous, au moins
pendant les premiËres annÈes, avec autant de considÈration que pour ma
tante, un go?t plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de
faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que
noue entre les membres díune famille la circulation díun mÍme sang,
autant de respect quíun tragique grec), le charme de níÍtre pas ses
maÓtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous
plaignant de níavoir pas encore plus beau temps, le jour de notre
arrivÈe, la veille de P‚ques, o? souvent il faisait un vent glacial,
quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux,
si son petit-fils Ètait gentil, ce quíon comptait faire de lui, síil
ressemblerait ‡ sa grandímËre.
Et quand il níy avait plus de monde l‡, maman qui savait que FranÁoise
pleurait encore ses parents morts depuis des annÈes, lui parlait díeux
avec douceur, lui demandait mille dÈtails sur ce quíavait ÈtÈ leur
vie.
Elle avait devinÈ que FranÁoise níaimait pas son gendre et quíil lui
page 69 / 601
g‚tait le plaisir quíelle avait ‡ Ítre avec sa fille, avec qui elle ne
causait pas aussi librement quand il Ètait l‡. Aussi, quand FranÁoise
allait les voir, ‡ quelques lieues de Combray, maman lui disait en
souriant: ´Níest-ce pas FranÁoise, si Julien a ÈtÈ obligÈ de
síabsenter et si vous avez Margeurite ‡ vous toute seule pour toute la
journÈe, vous serez dÈsolÈe, mais vous vous ferez une raison?ª Et
FranÁoise disait en riant: ´Madame sait tout; madame est pire que les
rayons X (elle disait x avec une difficultÈ affectÈe et un sourire
pour se railler elle-mÍme, ignorante, díemployer ce terme savant),
quíon a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans
le cúurª, et disparaissait, confuse quíon síoccup‚t díelle, peut-Ítre
pour quíon ne la vÓt pas pleurer; maman Ètait la premiËre personne qui
lui donn‚t cette douce Èmotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses
chagrins de paysanne pouvaient prÈsenter de líintÈrÍt, Ítre un motif
de joie ou de tristesse pour une autre quíelle-mÍme. Ma tante se
rÈsignait ‡ se priver un peu díelle pendant notre sÈjour, sachant
combien ma mËre apprÈciait le service de cette bonne si intelligente
et active, qui Ètait aussi belle dËs cinq heures du matin dans sa
cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage Èclatant et fixe avait
líair díÍtre en biscuit, que pour aller ‡ la grandímesse; qui faisait
tout bien, travaillant comme un cheval, quíelle f?t bien portante ou
non, mais sans bruit, sans avoir líair de rien faire, la seule des
bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de líeau chaude ou du
cafÈ noir, les apportait vraiment bouillants; elle Ètait un de ces
serviteurs qui, dans une maison, sont ‡ la fois ceux qui dÈplaisent le
plus au premier abord ‡ un Ètranger, peut-Ítre parce quíils ne
prennent pas la peine de faire sa conquÍte et níont pas pour lui de
prÈvenance, sachant trËs bien quíils níont aucun besoin de lui, quíon
page 70 / 601
cesserait de le recevoir plutÙt que de les renvoyer; et qui sont en
revanche ceux ‡ qui tiennent le plus les maÓtres qui ont ÈprouvÈ leur
capacitÈs rÈelles, et ne se soucient pas de cet agrÈment superficiel,
de ce bavardage servile qui fait favorablement impression ‡ un
visiteur, mais qui recouvre souvent une inÈducable nullitÈ.
Quand FranÁoise, aprËs avoir veillÈ ‡ ce que mes parents eussent tout
ce quíil leur fallait, remontait une premiËre fois chez ma tante pour
lui donner sa pepsine et lui demander ce quíelle prendrait pour
dÈjeuner, il Ètait bien rare quíil ne fall?t pas donner dÈj‡ son avis
ou fournir des explications sur quelque ÈvÈnement díimportance:
ó´FranÁoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passÈe plus díun quart
díheure en retard pour aller chercher sa súur; pour peu quíelle
síattarde sur son chemin cela ne me surprendrait point quíelle arrive
aprËs líÈlÈvation.ª
ó´HÈ! il níy aurait rien díÈtonnantª, rÈpondait FranÁoise.
ó´FranÁoise, vous seriez venue cing minutes plus tÙt, vous auriez vu
passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme
celles de la mËre Callot; t‚chez donc de savoir par sa bonne o? elle
les a eues. Vous qui, cette annÈe, nous mettez des asperges ‡ toutes
les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos
voyageurs.ª
page 71 / 601
ó´Il níy aurait rien díÈtonnant quíelles viennent de chez M. le CurȪ,
disait FranÁoise.
ó´Ah! je vous crois bien, ma pauvre FranÁoise, rÈpondait ma tante en
haussant les Èpaules, chez M. le CurÈ! Vous savez bien quíil ne fait
pousser que de petites mÈchantes asperges de rien. Je vous dis que
celles-l‡ Ètaient grosses comme le bras. Pas comme le vÙtre, bien s?r,
mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette annÈe.ª
ó´FranÁoise, vous níavez pas entendu ce carillon qui mía cassÈ la
tÍte?ª
ó´Non, madame Octave.ª
ó´Ah! ma pauvre fille, il faut que vous líayez solide votre tÍte, vous
pouvez remercier le Bon Dieu. CíÈtait la Maguelone qui Ètait venue
chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle
et ils ont tournÈ par la rue de líOiseau. Il faut quíil y ait quelque
enfant de malade.ª
ó´Eh! l‡, mon Dieuª, soupirait FranÁoise, qui ne pouvait pas entendre
parler díun malheur arrivÈ ‡ un inconnu, mÍme dans une partie du monde
ÈloignÈe, sans commencer ‡ gÈmir.
page 72 / 601
ó´FranÁoise, mais pour qui donc a-t-on sonnÈ la cloche des morts? Ah!
mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voil‡-t-il pas que jíavais oubliÈ
quíelle a passÈ líautre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me
rappelle, je ne sais plus ce que jíai fait de ma tÍte depuis la mort
de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.ª
ó´Mais non, madame Octave, mon temps níest pas si cher; celui qui lía
fait ne nous lía pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne
síÈteint pas.ª
Ainsi FranÁoise et ma tante apprÈciaient-elles ensemble au cours de
cette sÈance matinale, les premiers ÈvÈnements du jour. Mais
quelquefois ces ÈvÈnements revÍtaient un caractËre si mystÈrieux et si
grave que ma tante sentait quíelle ne pourrait pas attendre le moment
o? FranÁoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables
retentissaient dans la maison.
ó´Mais, madame Octave, ce níest pas encore líheure de la pepsine,
disait FranÁoise. Est-ce que vous vous Ítes senti une faiblesse?ª
ó´Mais non, FranÁoise, disait ma tante, cíest-‡-dire si, vous savez
bien que maintenant les moments o? je níai pas de faiblesse sont bien
rares; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps
de me reconnaÓtre; mais ce níest pas pour cela que je sonne.
Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil
page 73 / 601
avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux
sous de sel chez Camus. Cíest bien rare si ThÈodore ne peut pas vous
dire qui cíest.ª
ó´Mais Áa sera la fille ‡ M. Pupinª, disait FranÁoise qui prÈfÈrait
síen tenir ‡ une explication immÈdiate, ayant ÈtÈ dÈj‡ deux fois
depuis le matin chez Camus.
ó´La fille ‡ M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre FranÁoise!
Avec cela que je ne líaurais pas reconnue?ª
ó´Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la
gamine, celle qui est en pension ‡ Jouy. Il me ressemble de líavoir
dÈj‡ vue ce matin.ª
ó´Ah! ‡ moins de Áa, disait ma tante. Il faudrait quíelle soit venue
pour les fÍtes. Cíest cela! Il níy a pas besoin de chercher, elle sera
venue pour les fÍtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout ‡
líheure Mme Sazerat venir sonner chez sa súur pour le dÈjeuner. Ce
sera Áa! Jíai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte!
Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.ª
ó´DËs líinstant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous
níallez pas tarder ‡ voir tout son monde rentrer pour le dÈjeuner, car
il commence ‡ ne plus Ítre de bonne heureª, disait FranÁoise qui,
page 74 / 601
pressÈ de redescendre síoccuper du dÈjeuner, níÈtait pas f‚chÈe de
laisser ‡ ma tante cette distraction en perspective.
ó´Oh! pas avant midi, rÈpondait ma tante díun ton rÈsignÈ, tout en
jetant sur la pendule un coup díúil inquiet, mais furtif pour ne pas
laisser voir qíelle, qui avait renoncÈ ‡ tout, trouvait pourtant, ‡
apprendre que Mme Goupil avait ‡ dÈjeuner, un plaisir aussi vif, et
qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus díune heure.
Et encore cela tombera pendant mon dÈjeuner!ª ajouta-t-elle ‡ mi-voix
pour elle-mÍme. Son dÈjeuner lui Ètait une distraction suffisante pour
quíelle níen souhait‚t pas une autre en mÍme temps. ´Vous níoublierez
pas au moins de me donner mes úufs ‡ la crËme dans une assiette
plate?ª CíÈtaient les seules qui fussent ornÈes de sujets, et ma tante
síamusait ‡ chaque repas ‡ lire la lÈgende de celle quíon lui servait
ce jour-l‡. Elle mettait ses lunettes, dÈchiffrait: Alibaba et
quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en
souriant: TrËs bien, trËs bien.
ó´Je serais bien allÈe chez Camus...ª disait FranÁoise en voyant que
ma tante ne líy enverrait plus.
ó´Mais non, ce níest plus la peine, cíest s?rement Mlle Pupin. Ma
pauvre FranÁoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.ª
Mais ma tante savait bien que ce níÈtait pas pour rien quíelle avait
sonnÈ FranÁoise, car, ‡ Combray, une personne ´quíon ne connaissait
page 75 / 601
pointª Ètait un Ítre aussi peu croyable quíun dieu de la mythologie,
et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que síÈtait
produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces
apparitions stupÈfiantes, des recherches bien conduites níeussent pas
fini par rÈduire le personnage fabuleux aux proportions díune
´personne quíon connaissaitª, soit personnellement, soit
abstraitement, dans son Ètat civil, en tant quíayant tel degrÈ de
parentÈ avec des gens de Combray. CíÈtait le fils de Mme Sauton qui
rentrait du service, la niËce de líabbÈ Perdreau qui sortait de
couvent, le frËre du curÈ, percepteur ‡ Ch‚teaudun qui venait de
prendre sa retraite ou qui Ètait venu passer les fÍtes. On avait eu en
les apercevant líÈmotion de croire quíil y avait ‡ Combray des gens
quíon ne connaissait point simplement parce quíon ne les avait pas
reconnus ou identifiÈs tout de suite. Et pourtant, longtemps ‡
líavance, Mme Sauton et le curÈ avaient prÈvenu quíils attendaient
leurs ´voyageursª. Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter
notre promenade ‡ ma tante, si jíavais líimprudence de lui dire que
nous avions rencontrÈ prËs du Pont-Vieux, un homme que mon grand-pËre
ne connaissait pas: ´Un homme que grand-pËre ne connaissait point,
síÈcriait elle. Ah! je te crois bien!ª NÈanmoins un peu Èmue de cette
nouvelle, elle voulait en avoir le cúur net, mon grand-pËre Ètait
mandÈ. ´Qui donc est-ce que vous avez rencontrÈ prËs du Pont-Vieux,
mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?ªó´Mais si,
rÈpondait mon grand-pËre, cíÈtait Prosper le frËre du jardinier de Mme
Bouillebúuf.ªó´Ah! bienª, disait ma tante, tranquillisÈe et un peu
rouge; haussant les Èpaules avec un sourire ironique, elle ajoutait:
´Aussi il me disait que vous aviez rencontrÈ un homme que vous ne
connaissiez point!ª Et on me recommandait díÍtre plus circonspect une
page 76 / 601
autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles
irrÈflÈchies. On connaissait tellement bien tout le monde, ‡ Combray,
bÍtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien
´quíelle ne connaissait pointª, elle ne cessait díy penser et de
consacrer ‡ ce fait incomprÈhensible ses talents díinduction et ses
heures de libertÈ.
ó´Ce sera le chien de Mme Sazeratª, disait FranÁoise, sans grande
conviction, mais dans un but díapaisement et pour que ma tante ne se
´fende pas la tÍte.ª
ó´Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!ª rÈpondait
ma tante donc líesprit critique níadmettait pas se facilement un fait.
ó´Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapportÈ de Lisieux.ª
ó´Ah! ‡ moins de Áa.ª
ó´Il paraÓt que cíest une bÍte bien affableª, ajoutait FranÁoise qui
tenait le renseignement de ThÈodore, ´spirituelle comme une personne,
toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de
gracieux. Cíest rare quíune bÍte qui nía que cet ‚ge-l‡ soit dÈj‡ si
galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je níai pas
le temps de míamuser, voil‡ bientÙt dix heures, mon fourneau níest
seulement pas ÈclairÈ, et jíai encore ‡ plumer mes asperges.ª
page 77 / 601
ó´Comment, FranÁoise, encore des asperges! mais cíest une vraie
maladie díasperges que vous avez cette annÈe, vous allez en fatiguer
nos Parisiens!ª
ó´Mais non, madame Octave, ils aiment bien Áa. Ils rentreront de
líÈglise avec de líappÈtit et vous verrez quíils ne les mangeront pas
avec le dos de la cuiller.ª
ó´Mais ‡ líÈglise, ils doivent y Ítre dÈj‡; vous ferez bien de ne pas
perdre de temps. Allez surveiller votre dÈjeuner.ª
Pendant que ma tante devisait ainsi avec FranÁoise, jíaccompagnais mes
parents ‡ la messe. Que je líaimais, que je la revois bien, notre
…glise! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grÍlÈ comme
une Ècumoire, Ètait dÈviÈ et profondÈment creusÈ aux angles (de mÍme
que le bÈnitier o? il nous conduisait) comme si le doux effleurement
des mantes des paysannes entrant ‡ líÈglise et de leurs doigts timides
prenant de líeau bÈnite, pouvait, rÈpÈtÈ pendant des siËcles, acquÈrir
une force destructive, inflÈchir la pierre et líentailler de sillons
comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle
elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la
noble poussiËre des abbÈs de Combray, enterrÈs l‡, faisait au chúur
comme un pavage spirituel, níÈtaient plus elles-mÍmes de la matiËre
inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler
comme du miel hors des limites de leur propre Èquarrissure quíici
page 78 / 601
elles avaient dÈpassÈes díun flot blond, entraÓnant ‡ la dÈrive une
majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre;
et en deÁ‡ desquelles, ailleurs, elles síÈtaient rÈsorbÈes,
contractant encore líelliptique inscription latine, introduisant un
caprice de plus dans la disposition de ces caractËres abrÈgÈs,
rapprochant deux lettres díun mot dont les autres avaient ÈtÈ
dÈmesurÈment distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que
les jours o? le soleil se montrait peu, de sorte que fÓt-il gris
dehors, on Ètait s?r quíil ferait beau dans líÈglise; líun Ètait
rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil ‡ un Roi
de jeu de cartes, qui vivait l‡-haut, sous un dais architectural,
entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel,
parfois les jours de semaine, ‡ midi, quand il níy a pas díoffice,ó‡
líun de ces rares moments o? líÈglise aÈrÈe, vacante, plus humaine,
luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait líair presque
habitable comme le hall de pierre sculptÈe et de verre peint, díun
hÙtel de style moyen ‚ge,óon voyait síagenouiller un instant Mme
Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelÈ de
petits fours quíelle venait de prendre chez le p‚tissier díen face et
quíelle allait rapporter pour le dÈjeuner); dans un autre une montagne
de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait
avoir givrÈ ‡ mÍme la verriËre quíelle boursouflait de son trouble
grÈsil comme une vitre ‡ laquelle il serait restÈ des flocons, mais
des flocons ÈclairÈs par quelque aurore (par la mÍme sans doute qui
empourprait le rÈtable de líautel de tons si frais quíils semblaient
plutÙt posÈs l‡ momentanÈment par une lueur du dehors prÍte ‡
síÈvanouir que par des couleurs attachÈes ‡ jamais ‡ la pierre); et
tous Ètaient si anciens quíon voyait Á‡ et l‡ leur vieillesse argentÈe
page 79 / 601
Ètinceler de la poussiËre des siËcles et monter brillante et usÈe
jusquí‡ la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en
avait un qui Ètait un haut compartiment divisÈ en une centaine de
petits vitraux rectangulaires o? dominait le bleu, comme un grand jeu
de cartes pareil ‡ ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais
soit quíun rayon e?t brillÈ, soit que mon regard en bougeant e?t
promenÈ ‡ travers la verriËre tour ‡ tour Èteinte et rallumÈe, un
mouvant et prÈcieux incendie, líinstant díaprËs elle avait pris
líÈclat changeant díune traÓne de paon, puis elle tremblait et
ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dÈgouttait du
haut de la vo?te sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme
si cíÈtait dans la nef de quelque grotte irisÈe de sinueux stalactites
que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant
aprËs les petits vitraux en losange avaient pris la transparence
profonde, líinfrangible duretÈ de saphirs qui eussent ÈtÈ juxtaposÈs
sur quelque immense pectoral, mais derriËre lesquels on sentait, plus
aimÈ que toutes ces richesses, un sourire momentanÈ de soleil; il
Ètait aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait
les pierreries que sur le pavÈ de la place ou la paille du marchÈ; et,
mÍme ‡ nos premiers dimanches quand nous Ètions arrivÈs avant P‚ques,
il me consolait que la terre f?t encore nue et noire, en faisant
Èpanouir, comme en un printemps historique et qui datait des
successeurs de saint Louis, ce tapis Èblouissant et dorÈ de myosotis
en verre.
Deux tapisseries de haute lice reprÈsentaient le couronnement díEsther
(le tradition voulait quíon e?t donnÈ ‡ AssuÈrus les traits díun roi
page 80 / 601
de France et ‡ Esther ceux díune dame de Guermantes dont il Ètait
amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajoutÈ une
expression, un relief, un Èclairage: un peu de rose flottait aux
lËvres díEsther au del‡ du dessin de leur contour, le jaune de sa robe
síÈtalait si onctueusement, si grassement, quíelle en prenait une
sorte de consistance et síenlevait vivement sur líatmosphËre refoulÈe;
et la verdure des arbres restÈe vive dans les parties basses du
panneau de soie et de laine, mais ayant ´passȪ dans le haut, faisait
se dÈtacher en plus p‚le, au-dessus des troncs foncÈs, les hautes
branches jaunissantes, dorÈes et comme ‡ demi effacÈes par la brusque
et oblique illumination díun soleil invisible. Tout cela et plus
encore les objets prÈcieux venus ‡ líÈglise de personnages qui Ètaient
pour moi presque des personnages de lÈgende (la croix díor travaillÈe
disait-on par saint …loi et donnÈe par Dagobert, le tombeau des fils
de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre ÈmaillÈ) ‡ cause de
quoi je míavanÁais dans líÈglise, quand nous gagnions nos chaises,
comme dans une vallÈe visitÈe des fÈes, o? le paysan síÈmerveille de
voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable
de leur passage surnaturel, tout cela faisait díelle pour moi quelque
chose díentiËrement diffÈrent du reste de la ville: un Èdifice
occupant, si líon peut dire, un espace ‡ quatre dimensionsóla
quatriËme Ètant celle du Temps,ódÈployant ‡ travers les siËcles son
vaisseau qui, de travÈe en travÈe, de chapelle en chapelle, semblait
vaincre et franchir non pas seulement quelques mËtres, mais des
Èpoques successives dío? il sortait victorieux; dÈrobant le rude et
farouche XIe siËcle dans líÈpaisseur de ses murs, dío? il
níapparaissait avec ses lourds cintres bouchÈs et aveuglÈs de
grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait prËs du
page 81 / 601
porche líescalier du clocher, et, mÍme l‡, dissimulÈ par les
gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui
comme de plus grandes súurs, pour le cacher aux Ètrangers, se placent
en souriant devant un jeune frËre rustre, grognon et mal vÍtu; Èlevant
dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplÈ saint
Louis et semblait le voir encore; et síenfonÁant avec sa crypte dans
une nuit mÈrovingienne o?, nous guidant ‡ t‚tons sous la vo?te obscure
et puissamment nervurÈe comme la membrane díune immense chauve-souris
de pierre, ThÈodore et sa súur nous Èclairaient díune bougie le
tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde
valve,ócomme la trace díun fossile,óavait ÈtÈ creusÈe, disait-on, ´par
une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque,
síÈtait dÈtachÈe díelle-mÍme des chaÓnes díor o? elle Ètait suspendue
‡ la place de líactuelle abside, et, sans que le cristal se bris‚t,
sans que la flamme síÈteignÓt, síÈtait enfoncÈe dans la pierre et
líavait fait mollement cÈder sous elle.ª
Líabside de líÈglise de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle
Ètait si grossiËre, si dÈnuÈe de beautÈ artistique et mÍme díÈlan
religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle
donnait Ètait en contre-bas, sa grossiËre muraille síexhaussait díun
soubassement en moellons nullement polis, hÈrissÈs de cailloux, et qui
níavait rien de particuliËrement ecclÈsiastique, les verriËres
semblaient percÈes ‡ une hauteur excessive, et le tout avait plus
líair díun mur de prison que díÈglise. Et certes, plus tard, quand je
me rappelais toutes les glorieuses absides que jíai vues, il ne me
serait jamais venu ‡ la pensÈe de rapprocher díelles líabside de
page 82 / 601
Combray. Seulement, un jour, au dÈtour díune petite rue provinciale,
jíaperÁus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste
et surÈlevÈe, avec des verriËres percÈes en haut et offrant le mÍme
aspect asymÈtrique que líabside de Combray. Alors je ne me suis pas
demandÈ comme ‡ Chartres ou ‡ Reims avec quelle puissance y Ètait
exprimÈ le sentiment religieux, mais je me suis involontairement
ÈcriÈ: ´Lí…glise!ª
LíÈglise! FamiliËre; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, o? Ètait sa porte
nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de
Mme Loiseau, quíelle touchait sans aucune sÈparation; simple citoyenne
de Combray qui aurait pu avoir son numÈro dans la rue si les rues de
Combray avaient eu des numÈros, et o? il semble que le facteur aurait
d? síarrÍter le matin quand il faisait sa distribution, avant díentrer
chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant
entre elle et tout ce qui níÈtait pas elle une dÈmarcation que mon
esprit nía jamais pu arriver ‡ franchir. Mme Loiseau avait beau avoir
‡ sa fenÍtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de
laisser leurs branches courir toujours partout tÍte baissÈe, et dont
les fleurs níavaient rien de plus pressÈ, quand elles Ètaient assez
grandes, que díaller rafraÓchir leurs joues violettes et
congestionnÈes contre la sombre faÁade de líÈglise, les fuchsias ne
devenaient pas sacrÈs pour cela pour moi; entre les fleurs et la
pierre noircie sur laquelle elles síappuyaient, si mes yeux ne
percevaient pas díintervalle, mon esprit rÈservait un abÓme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant
page 83 / 601
sa figure inoubliable ‡ líhorizon o? Combray níapparaissait pas
encore; quand du train qui, la semaine de P‚ques, nous amenait de
Paris, mon pËre líapercevait qui filait tour ‡ tour sur tous les
sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il
nous disait: ´Allons, prenez les couvertures, on est arrivÈ.ª Et dans
une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y
avait un endroit o? la route resserrÈe dÈbouchait tout ‡ coup sur un
immense plateau fermÈ ‡ líhorizon par des forÍts dÈchiquetÈes que
dÈpassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si
mince, si rose, quíelle semblait seulement rayÈe sur le ciel par un
ongle qui aurait voulu donner ‡ se paysage, ‡ ce tableau rien que de
nature, cette petite marque díart, cette unique indication humaine.
Quand on se rapprochait et quíon pouvait apercevoir le reste de la
tour carrÈe et ‡ demi dÈtruite qui, moins haute, subsistait ‡ cÙtÈ de
lui, on Ètait frappÈ surtout de ton rouge‚tre et sombre des pierres;
et, par un matin brumeux díautomne, on aurait dit, síÈlevant au-dessus
du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la
couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grandímËre me faisait
arrÍter pour le regarder. Des fenÍtres de sa tour, placÈes deux par
deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale
proportion dans les distances qui ne donne pas de la beautÈ et de la
dignitÈ quíaux visages humains, il l‚chait, laissait tomber ‡
intervalles rÈguliers des volÈes de corbeaux qui, pendant un moment,
tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les
laissaient síÈbattre sans paraÓtre les voir, devenues tout díun coup
page 84 / 601
inhabitables et dÈgageant un principe díagitation infinie, les avait
frappÈs et repoussÈs. Puis, aprËs avoir rayÈ en tous sens le velours
violet de líair du soir, brusquement calmÈs ils revenaient síabsorber
dans la tour, de nÈfaste redevenue propice, quelques-uns posÈs Á‡ et
l‡, ne semblant pas bouger, mais happant peut-Ítre quelque insecte,
sur la pointe díun clocheton, comme une mouette arrÍtÈe avec
líimmobilitÈ díun pÍcheur ‡ la crÍte díune vague. Sans trop savoir
pourquoi, ma grandímËre trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette
absence de vulgaritÈ, de prÈtention, de mesquinerie, qui lui faisait
aimer et croire riches díune influence bienfaisante, la nature, quand
la main de líhomme ne líavait ps, comme faisait le jardinier de ma
grandítante, rapetissÈe, et les úuvres de gÈnie. Et sans doute, toute
partie de líÈglise quíon apercevait la distinguait de tout autre
Èdifice par une sorte de pensÈe qui lui Ètait infuse, mais cíÈtait
dans son clocher quíelle semblait prendre conscience díelle-mÍme,
affirmer une existence individuelle et responsable. CíÈtait lui qui
parlait pour elle. Je crois surtout que, confusÈment, ma grandímËre
trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix
au monde, líair naturel et líair distinguÈ. Ignorante en architecture,
elle disait: ´Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il níest
peut-Ítre pas beau dans les rËgles, mais sa vieille figure bizarre me
plaÓt. Je suis s?re que síil jouait du piano, il ne jouerait pas sec.ª
Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension,
líinclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en
síÈlevant comme des mains jointes qui prient, elle síunissait si bien
‡ líeffusion de la flËche, que son regard semblait síÈlancer avec
elle; et en mÍme temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres
usÈes dont le couchant níÈclairait plus que le faÓte et qui, ‡ partir
page 85 / 601
du moment o? elles entraient dans cette zone ensoleillÈe, adoucies par
la lumiËre, paraissaient tout díun coup montÈes bien plus haut,
lointaines, comme un chant repris ´en voix de tÍteª une octave
au-dessus.
CíÈtait le clocher de Saint-Hilaire qui donnait ‡ toutes les
occupations, ‡ toutes les heures, ‡ tous les points de vue de la
ville, leur figure, leur couronnement, leur consÈcration. De ma
chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait ÈtÈ recouverte
díardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude
matinÈe díÈtÈ, flamboyer comme un soleil noir, je me disais:
´Mon-Dieu! neuf heures! il faut se prÈparer pour aller ‡ la
grandímesse si je veux avoir le temps díaller embrasser tante LÈonie
avantª, et je savais exactement la couleur quíavait le soleil sur la
place, la chaleur et la poussiËre du marchÈ, líombre que faisait le
store du magasin o? maman entrerait peut-Ítre avant la messe dans une
odeur de toile Ècrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui
ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se
prÈparant ‡ fermer, venait díaller dans líarriËre-boutique passer sa
veste du dimanche et se savonner les mains quíil avait líhabitude,
toutes les cinq minutes, mÍme dans les circonstances les plus
mÈlancoliques, de frotter líune contre líautre díun air díentreprise,
de partie fine et de rÈussite.
Quand aprËs la messe, on entrait dire ‡ ThÈodore díapporter une
brioche plus grosse que díhabitude parce que nos cousins avaient
profitÈ du beau temps pour venir de Thiberzy dÈjeuner avec nous, on
page 86 / 601
avait devant soi le clocher qui, dorÈ et cuit lui-mÍme comme une plus
grande brioche bÈnie, avec des Ècailles et des Ègouttements gommeux de
soleil, piquait sa pointe aiguÎ dans le ciel bleu. Et le soir, quand
je rentrais de promenade et pensais au moment o? il faudrait tout ‡
líheure dire bonsoir ‡ ma mËre et ne plus la voir, il Ètait au
contraire si doux, dans la journÈe finissante, quíil avait líair
díÍtre posÈ et enfoncÈ comme un coussin de velours brun sur le ciel
p‚li qui avait cÈdÈ sous sa pression, síÈtait creusÈ lÈgËrement pour
lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux
qui tournaient autour de lui semblaient accroÓtre son silence, Èlancer
encore sa flËche et lui donner quelque chose díineffable.
MÍme dans les courses quíon avait ‡ faire derriËre líÈglise, l‡ o? on
ne la voyait pas, tout semblait ordonnÈ par rapport au clocher surgi
ici ou l‡ entre les maisons, peut-Ítre plus Èmouvant encore quand il
apparaissait ainsi sans líÈglise. Et certes, il y en a bien díautres
qui sont plus beaux vus de cette faÁon, et jíai dans mon souvenir des
vignettes de clochers dÈpassant les toits, qui ont un autre caractËre
díart que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je
níoublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de
Balbec, deux charmants hÙtels du XVIIIe siËcle, qui me sont ‡ beaucoup
díÈgards chers et vÈnÈrables et entre lesquels, quand on la regarde du
beau jardin qui descend des perrons vers la riviËre, la flËche
gothique díune Èglise quíils cachent síÈlance, ayant líair de
terminer, de surmonter leurs faÁades, mais díune matiËre si
diffÈrente, si prÈcieuse, si annelÈe, si rose, si vernie, quíon voit
bien quíelle níen fait pas plus partie que de deux beaux galets unis,
page 87 / 601
entre lesquels elle est prise sur la plage, la flËche purpurine et
crÈnelÈe de quelque coquillage fuselÈ en tourelle et glacÈ díÈmail.
MÍme ‡ Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je
sais un fenÍtre o? on voit aprËs un premier, un second et mÍme un
troisiËme plan fait des toits amoncelÈs de plusieurs rues, une cloche
violette, parfois rouge‚tre, parfois aussi, dans les plus nobles
´Èpreuvesª quíen tire líatmosphËre, díun noir dÈcantÈ de cendres,
laquelle níest autre que le dÙme Saint-Augustin et qui donne ‡ cette
vue de Paris le caractËre de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais
comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque go?t que ma
mÈmoire ait pu les exÈcuter elle ne put mettre ce que jíavais perdu
depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considÈrer une
chose comme un spectacle, mais y croire comme en un Ítre sans
Èquivalent, aucune díelles ne tient sous sa dÈpendance toute une
partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du
clocher de Combray dans les rues qui sont derriËre líÈglise. Quíon le
vÓt ‡ cinq heures, quand on allait chercher les lettres ‡ la poste, ‡
quelques maisons de soi, ‡ gauche, surÈlevant brusquement díune cime
isolÈe la ligne de faÓte des toits; que si, au contraire, on voulait
entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivÓt des yeux cette
ligne redevenue basse aprËs la descente de son autre versant en
sachant quíil faudrait tourner ‡ la deuxiËme rue aprËs le clocher;
soit quíencore, poussant plus loin, si on allait ‡ la gare, on le vÓt
obliquement, montrant de profil des arÍtes et des surfaces nouvelles
comme un solide surpris ‡ un moment inconnu de sa rÈvolution; ou que,
des bords de la Vivonne, líabside musculeusement ramassÈe et remontÈe
par la perspective sembl‚t jaillir de líeffort que le clocher faisait
pour lancer sa flËche au cúur du ciel: cíÈtait toujours ‡ lui quíil
page 88 / 601
fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons
díun pinacle inattendu, levÈ avant moi comme le doigt de Dieu dont le
corps e?t ÈtÈ cachÈ dans la foule des humains sans que je le
confondisse pour cela avec elle. Et aujourdíhui encore si, dans une
grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais
mal, un passant qui mía ´mis dans mon cheminª me montre au loin, comme
un point de repËre, tel beffroi díhÙpital, tel clocher de couvent
levant la pointe de son bonnet ecclÈsiastique au coin díune rue que je
dois prendre, pour peu que ma mÈmoire puisse obscurÈment lui trouver
quelque trait de ressemblance avec la figure chËre et disparue, le
passant, síil se retourne pour síassurer que je ne míÈgare pas, peut,
‡ son Ètonnement, míapercevoir qui, oublieux de la promenade
entreprise ou de la course obligÈe, reste l‡, devant le clocher,
pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond
de moi des terres reconquises sur líoubli qui síassËchent et se
reb‚tissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout ‡
líheure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon
chemin, je tourne une rue...mais...cíest dans mon cúur...
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui,
retenu ‡ Paris par sa profession díingÈnieur, ne pouvait, en dehors
des grandes vacances, venir ‡ sa propriÈtÈ de Combray que du samedi
soir au lundi matin. CíÈtait un de ces hommes qui, en dehors díune
carriËre scientifique o? ils ont díailleurs brillamment rÈussi,
possËdent une culture toute diffÈrente, littÈraire, artistique, que
leur spÈcialisation professionelle níutilise pas et dont profite leur
conversation. Plus lettrÈs que bien des littÈrateurs (nous ne savions
page 89 / 601
pas ‡ cette Èpoque que M. Legrandin e?t une certaine rÈputation comme
Ècrivain et nous f?mes trËs ÈtonnÈs de voir quíun musicien cÈlËbre
avait composÈ une mÈlodie sur des vers de lui), douÈs de plus de
´facilitȪ que bien des peintres, ils síimaginent que la vie quíils
mËnent níest pas celle qui leur aurait convenu et apportent ‡ leurs
occupations positives soit une insouciance mÍlÈe de fantaisie, soit
une application soutenue et hautaine, mÈprisante, amËre et
consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et dÈsenchantÈ,
díune politesse raffinÈe, causeur comme nous níen avions jamais
entendu, il Ètait aux yeux de ma famille qui le citait toujours en
exemple, le type de líhomme díÈlite, prenant la vie de la faÁon la
plus noble et la plus dÈlicate. Ma grandímËre lui reprochait seulement
de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas
avoir dans son langage le naturel quíil y avait dans ses cravates
lavalliËre toujours flottantes, dans son veston droit presque
díÈcolier. Elle síÈtonnait aussi des tirades enflammÈes quíil entamait
souvent contre líaristocratie, la vie mondaine, le snobisme,
´certainement le pÈchÈ auquel pense saint Paul quand il parle du pÈchÈ
pour lequel il níy a pas de rÈmission.ª
Líambition mondaine Ètait un sentiment que ma grandímËre Ètait si
incapable de ressentir et presque de comprendre quíil lui paraissait
bien inutile de mettre tant díardeur ‡ la flÈtrir. De plus elle ne
trouvait pas de trËs bon go?t que M. Legrandin dont la súur Ètait
mariÈe prËs de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livr‚t ‡ des
attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusquí‡ reprocher ‡
page 90 / 601
la RÈvolution de ne les avoir pas tous guillotinÈs.
óSalut, amis! nous disait-il en venant ‡ notre rencontre. Vous Ítes
heureux díhabiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre ‡
Paris, dans ma niche.
ó´Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et dÈÁu, un peu
distrait, qui lui Ètait particulier, certes il y a dans ma maison
toutes les choses inutiles. Il níy manque que le nÈcessaire, un grand
morceau de ciel comme ici. T‚chez de garder toujours un morceau de
ciel au-dessus de votre vie, petit garÁon, ajoutait-il en se tournant
vers moi. Vous avez une jolie ‚me, díune qualitÈ rare, une nature
díartiste, ne la laissez pas manquer de ce quíil lui faut.ª
Quand, ‡ notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil
Ètait arrivÈe en retard ‡ la messe, nous Ètions incapables de la
renseigner. En revanche nous ajoutions ‡ son trouble en lui disant
quíun peintre travaillait dans líÈglise ‡ copier le vitrail de Gilbert
le Mauvais. FranÁoise, envoyÈe aussitÙt chez líÈpicier, Ètait revenue
bredouille par la faute de líabsence de ThÈodore ‡ qui sa double
profession de chantre ayant une part de líentretien de líÈglise, et de
garÁon Èpicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un
savoir universel.
ó´Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit dÈj‡ líheure
díEulalie. Il níy a vraiment quíelle qui pourra me dire cela.ª
page 91 / 601
Eulalie Ètait une fille boiteuse, active et sourde qui síÈtait
´retirÈeª aprËs la mort de Mme de la Bretonnerie o? elle avait ÈtÈ en
place depuis son enfance et qui avait pris ‡ cÙtÈ de líÈglise une
chambre, dío? elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en
dehors des offices, dire une petite priËre ou donner un coup de main ‡
ThÈodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades
comme ma tante LÈonie ‡ qui elle racontait ce qui síÈtait passÈ ‡ la
messe ou aux vÍpres. Elle ne dÈdaignait pas díajouter quelque casuel ‡
la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maÓtres en
allant de temps en temps visiter le linge du curÈ ou de quelque autre
personnalitÈ marquante du monde clÈrical de Combray. Elle portait
au-dessus díune mante de drap noir un petit bÈguin blanc, presque de
religieuse, et une maladie de peau donnait ‡ une partie de ses joues
et ‡ son nez recourbÈ, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites
Ètaient la grande distraction de ma tante LÈonie qui ne recevait plus
guËre personne díautre, en dehors de M. le CurÈ. Ma tante avait peu ‡
peu ÈvincÈ tous les autres visiteurs parce quíils avaient le tort ‡
ses yeux de rentrer tous dans líune ou líautre des deux catÈgories de
gens quíelle dÈtestait. Les uns, les pires et dont elle síÈtait
dÈbarrassÈe les premiers, Ètaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
´síÈcouterª et professaient, f?t-ce nÈgativement et en ne la
manifestant que par certains silences de dÈsapprobation ou par
certains sourires de doute, la doctrine subversive quíune petite
promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait
quatorze heures sur líestomac deux mÈchantes gorgÈes díeau de Vichy!)
lui feraient plus de bien que son lit et ses mÈdecines. Líautre
page 92 / 601
catÈgorie se composait des personnes qui avaient líair de croire
quíelle Ètait plus gravement malade quíelle ne pensait, Ètait aussi
gravement malade quíelle le disait. Aussi, ceux quíelle avait laissÈ
monter aprËs quelques hÈsitations et sur les officieuses instances de
FranÁoise et qui, au cours de leur visite, avaient montrÈ combien ils
Ètaient indignes de la faveur quíon leur faisait en risquant
timidement un: ´Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu
par un beau tempsª, ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit:
´Je suis bien bas, bien bas, cíest la fin, mes pauvres amisª, lui
avaient rÈpondu: ´Ah! quand on nía pas la santÈ! Mais vous pouvez
durer encore comme Áaª, ceux-l‡, les uns comme les autres, Ètaient
s?rs de ne plus jamais Ítre reÁus. Et si FranÁoise síamusait de líair
ÈpouvantÈ de ma tante quand de son lit elle avait aperÁu dans la rue
du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait líair de venir chez
elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait
encore bien plus, et comme díun bon tour, des ruses toujours
victorieuses de ma tante pour arriver ‡ les faire congÈdier et de leur
mine dÈconfite en síen retournant sans líavoir vue, et, au fond
admirait sa maÓtresse quíelle jugeait supÈrieure ‡ tous ces gens
puisqueíelle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait
‡ la fois quíon líapprouv‚t dans son rÈgime, quíon la plaignÓt pour
ses souffrances et quíon la rassur‚t sur son avenir.
Cíest ‡ quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois
en une minute: ´Cíest la fin, ma pauvre Eulalieª, vingt fois Eulalie
rÈpondait: ´Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame
Octave, vous irez ‡ cent ans, comme me disait hier encore Mme
page 93 / 601
Sazerin.ª (Une des plus fermes croyances díEulalie et que le nombre
imposant des dÈmentis apportÈs par líexpÈrience níavait pas suffi ‡
entamer, Ètait que Mme Sazerat síappelait Mme Sazerin.)
óJe ne demande pas ‡ aller ‡ cent ans, rÈpondait ma tante qui
prÈfÈrait ne pas voir assigner ‡ ses jours un terme prÈcis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante
sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu rÈguliËrement tous les
dimanches sauf empÍchement inopinÈ, Ètaient pour ma tante un plaisir
dont la perspective líentretenait ces jours-l‡ dans un Ètat agrÈable
díabord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu
quíEulalie f?t en retard. Trop prolongÈe, cette voluptÈ díattendre
Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder líheure,
b‚illait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette díEulalie,
síil arrivait tout ‡ la fin de la journÈe, quand elle ne líespÈrait
plus, la faisait presque se trouver mal. En rÈalitÈ, le dimanche, elle
ne pensait quí‡ cette visite et sitÙt le dÈjeuner fini, FranÁoise
avait h‚te que nous quittions la salle ‡ manger pour quíelle p?t
monter ´occuperª ma tante. Mais (surtout ‡ partir du moment o? les
beaux jours síinstallaient ‡ Combray) il y avait bien longtemps que
líheure altiËre de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire quíelle
armoriait des douze fleurons momentanÈs de sa couronne sonore avait
retenti autour de notre table, auprËs du pain bÈnit venu lui aussi
familiËrement en sortant de líÈglise, quand nous Ètions encore assis
devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur
et surtout par le repas. Car, au fond permanent díúufs, de cÙtelettes,
page 94 / 601
de pommes de terre, de confitures, de biscuits, quíelle ne nous
annonÁait mÍme plus, FranÁoise ajoutaitóselon les travaux des champs
et des vergers, le fruit de la marÈe, les hasards du commerce, les
politesses des voisins et son propre gÈnie, et si bien que notre menu,
comme ces quatre-feuilles quíon sculptait au XIIIe siËcle au portail
des cathÈdrales, reflÈtait un peu le rythme des saisons et les
Èpisodes de la vieó: une barbue parce que la marchande lui en avait
garanti la fraÓcheur, une dinde parce quíelle en avait vu une belle au
marchÈ de Roussainville-le-Pin, des cardons ‡ la moelle parce quíelle
ne nous en avait pas encore fait de cette maniËre-l‡, un gigot rÙti
parce que le grand air creuse et quíil avait bien le temps de
descendre díici sept heures, des Èpinards pour changer, des abricots
parce que cíÈtait encore une raretÈ, des groseilles parce que dans
quinze jours il níy en aurait plus, des framboises que M. Swann avait
apportÈes exprËs, des cerises, les premiËres qui vinssent du cerisier
du jardin aprËs deux ans quíil níen donnait plus, du fromage ‡ la
crËme que jíaimais bien autrefois, un g‚teau aux amandes parce
queíelle líavait commandÈ la veille, une brioche parce que cíÈtait
notre tour de líoffrir. Quand tout cela Ètait fini, composÈe
expressÈment pour nous, mais dÈdiÈe plus spÈcialement ‡ mon pËre qui
Ètait amateur, une crËme au chocolat, inspiration, attention
personnelle de FranÁoise, nous Ètait offerte, fugitive et lÈgËre comme
une úuvre de circonstance o? elle avait mis tout son talent. Celui qui
e?t refusÈ díen go?ter en disant: ´Jíai fini, je níai plus faimª, se
serait immÈdiatement ravalÈ au rang de ces goujats qui, mÍme dans le
prÈsent quíun artiste leur fait díune de ses úuvres, regardent au
poids et ‡ la matiËre alors que níy valent que líintention et la
signature. MÍme en laisser une seule goutte dans le plat e?t tÈmoignÈ
page 95 / 601
de la mÍme impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du
compositeur.
Enfin ma mËre me disait: ´Voyons, ne reste pas ici indÈfiniment, monte
dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va díabord prendre
líair un instant pour ne pas lier en sortant de table.ª Jíallais
míasseoir prËs de la pompe et de son auge, souvent ornÈe, comme un
fond gothique, díune salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le
relief mobile de son corps allÈgorique et fuselÈ, sur le banc sans
dossier ombragÈ díun lilas, dans ce petit coin du jardin qui síouvrait
par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu
soignÈe duquel síÈlevait par deux degrÈs, en saillie de la maison, et
comme une construction indÈpendante, líarriËre-cuisine. On apercevait
son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins líair
de líantre de FranÁoise que díun petit temple ‡ VÈnus. Elle regorgeait
des offrandes du crÈmier, du fruitier, de la marchande de lÈgumes,
venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dÈdier les prÈmices
de leurs champs. Et son faÓte Ètait toujours couronnÈ du rcououlement
díune colombe.
Autrefois, je ne míattardais pas dans le bois consacrÈ qui
líentourait, car, avant de monter lire, jíentrais dans le petit
cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frËre de mon grand-pËre,
ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait
au rez-de-chaussÈe, et qui, mÍme quand les fenÍtres ouvertes
laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui
atteignaient rarement jusque-l‡, dÈgageait inÈpuisablement cette odeur
page 96 / 601
obscure et fraÓche, ‡ la fois forestiËre et ancien rÈgime, qui fait
rÍver longuement les narines, quand on pÈnËtre dans certains pavillons
de chasse abandonnÈs. Mais depuis nombre díannÈes je níentrais plus
dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus ‡
Combray ‡ cause díune brouille qui Ètait survenue entre lui et ma
famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, ‡ Paris, on míenvoyait lui faire une
visite, comme il finissait de dÈjeuner, en simple vareuse, servi par
son domestique en veste de travail de coutil rayÈ violet et blanc. Il
se plaignait en ronchonnant que je níÈtais pas venu depuis longtemps,
quíon líabandonnait; il míoffrait un massepain ou une mandarine, nous
traversions un salon dans lequel on ne síarrÍtait jamais, o? on ne
faisait jamais de feu, dont les murs Ètaient ornÈs de moulures doreÈs,
les plafonds peints díun bleu qui prÈtendait imiter le ciel et les
meubles capitonnÈs en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune;
puis nous passions dans ce quíil appelait son cabinet de ´travailª aux
murs duquel Ètaient accrochÈes de ces gravures reprÈsentant sur fond
noir une dÈesse charnue et rose conduisant un char, montÈe sur un
globe, ou une Ètoile au front, quíon aimait sous le second Empire
parce quíon leur trouvait un air pompÈien, puis quíon dÈtesta, et
quíon recommence ‡ aimer pour une seul et mÍme raison, malgrÈ les
autres quíon donne et qui est quíelles ont líair second Empire. Et je
restais avec mon oncle jusquí‡ ce que son valet de chambre vÓnt lui
demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait
atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une mÈditation quíaurait
craint de troubler díun seul mouvement son valet de chambre
page 97 / 601
ÈmerveillÈ, et dont il attendait avec curiositÈ le rÈsultat, toujours
identique. Enfin, aprËs une hÈsitation suprÍme, mon oncle prononÁait
infailliblement ces mots: ´Deux heures et quartª, que le valet de
chambre rÈpÈtait avec Ètonnement, mais sans discuter: ´Deux heures et
quart? bien...je vais le dire...ª
A cette Èpoque jíavais líamour du thÈ‚tre, amour platonique, car mes
parents ne míavaient encore jamais permis díy aller, et je me
reprÈsentais díune faÁon si peu exacte les plaisirs quíon y go?tait
que je níÈtais pas ÈloignÈ de croire que chaque spectateur regardait
comme dans un stÈrÈoscope un dÈcor qui níÈtait que pour lui, quoique
semblable au millier díautres que regardait, chacun pour soi, le reste
des spectateurs.
Tous les matins je courais jusquí‡ la colonne Moriss pour voir les
spectacles quíelle annonÁait. Rien níÈtait plus dÈsintÈressÈ et plus
heureux que les rÍves offerts ‡ mon imagination par chaque piËce
annoncÈe et qui Ètaient conditionnÈs ‡ la fois par les images
insÈparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la
couleur des affiches encore humides et boursouflÈes de colle sur
lesquelles il se dÈtachait. Si ce níest une de ces úuvres Ètranges
comme le Testament de CÈsar Girodot et ådipe-Roi lesquelles
síinscrivaient, non sur líaffiche verte de líOpÈra-Comique, mais sur
líaffiche lie de vin de la ComÈdie-FranÁaise, rien ne me paraissait
plus diffÈrent de líaigrette Ètincelante et blanche des Diamants de la
Couronne que le satin lisse et mystÈrieux du Domino Noir, et, mes
parents míayant dit que quand jíirais pour la premiËre fois au thÈ‚tre
page 98 / 601
jíaurais ‡ choisir entre ces deux piËces, cherchant ‡ approfondir
successivement le titre de líune et le titre de líautre, puisque
cíÈtait tout ce que je connaissais díelles, pour t‚cher de saisir en
chacun le plaisir quíil me promettait et de le comparer ‡ celui que
recÈlait líautre, jíarrivais ‡ me reprÈsenter avec tant de force,
díune part une piËce Èblouissante et fiËre, de líautre une piËce douce
et veloutÈe, que jíÈtais aussi incapable de dÈcider laquelle aurait ma
prÈfÈrence, que si, pour le dessert, on míavait donnÈ ‡ opter encore
du riz ‡ líImpÈratrice et de la crËme au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs
dont líart, bien quíil me f?t encore inconnu, Ètait la premiËre forme,
entre toutes celles quíil revÍt, sous laquelle se laissait pressentir
par moi, líArt. Entre la maniËre que líun ou líautre avait de dÈbiter,
de nuancer une tirade, les diffÈrences les plus minimes me semblaient
avoir une importance incalculable. Et, díaprËs ce que líon míavait dit
díeux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me
rÈcitais toute la journÈe: et qui avaient fini par durcir dans mon
cerveau et par le gÍner de leur inamovibilitÈ.
Plus tard, quand je fus au collËge, chaque fois que pendant les
classes, je correspondais, aussitÙt que le professeur avait la tÍte
tournÈe, avec un nouvel ami, ma premiËre question Ètait toujours pour
lui demander síil Ètait dÈj‡ allÈ au thÈ‚tre et síil trouvait que le
plus grand acteur Ètait bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, ‡
son avis, Febvre ne venait quíaprËs Thiron, ou Delaunay quíaprËs
Coquelin, la soudaine motilitÈ que Coquelin, perdant la rigiditÈ de la
page 99 / 601
pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxiËme rang, et
líagilitÈ miraculeuse, la fÈconde animation dont se voyait douÈ
Delaunay pour reculer au quatriËme, rendait la sensation du
fleurissement et de la vie ‡ mon cerveau assoupli et fertilisÈ.
Mais si les acteurs me prÈoccupaient ainsi, si la vue de Maubant
sortant un aprËs-midi du ThÈ‚tre-FranÁais míavait causÈ le
saisissement et les souffrances de líamour, combien le nom díune
Ètoile flamboyant ‡ la porte díun thÈ‚tre, combien, ‡ la glace díun
coupÈ qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au
frontail, la vue du visage díune femme que je pensais Ítre peut-Ítre
une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongÈ, un effort
impuissant et douloureux pour me reprÈsenter sa vie! Je classais par
ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes míintÈressaient. Or mon
oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne
distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et
si nous níallions le voir quí‡ certains jours cíest que, les autres
jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille níaurait pas pu
se rencontrer, du moins ‡ son avis ‡ elle, car, pour mon oncle, au
contraire, sa trop grande facilitÈ ‡ faire ‡ de jolies veuves qui
níavaient peut-Ítre jamais ÈtÈ mariÈes, ‡ des comtesses de nom
ronflant, qui níÈtait sans doute quíun nom de guerre, la politesse de
les prÈsenter ‡ ma grandímËre ou mÍme ‡ leur donner des bijoux de
famille, líavait dÈj‡ brouillÈ plus díune fois avec mon grand-pËre.
Souvent, ‡ un nom díactrice qui venait dans la conversation,
jíentendais mon pËre dire ‡ ma mËre, en souriant: ´Une amie de ton
page 100 / 601
oncleª; et je pensais que le stage que peut-Ítre pendant des annÈes
des hommes importants faisaient inutilement ‡ la porte de telle femme
qui ne rÈpondait pas ‡ leurs lettres et les faisait chasser par le
concierge de son hÙtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin
comme moi en le prÈsentant chez lui ‡ líactrice, inapprochable ‡ tant
díautres, qui Ètait pour lui une intime amie.
Aussi,ósous le prÈtexte quíune leÁon qui avait ÈtÈ dÈplacÈe tombait
maintenant si mal quíelle míavait empÍchÈ plusieurs fois et
míempÍcherait encore de voir mon oncleóun jour, autre que celui qui
Ètait rÈservÈ aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que
mes parents avaient dÈjeunÈ de bonne heure, je sortis et au lieu
díaller regarder la colonne díaffiches, pour quoi on me laissait aller
seul, je courus jusquí‡ lui. Je remarquai devant sa porte une voiture
attelÈe de deux chevaux qui avaient aux úillËres un úillet rouge comme
avait le cocher ‡ sa boutonniËre. De líescalier jíentendis un rire et
une voix de femme, et dËs que jíeus sonnÈ, un silence, puis le bruit
de portes quíon fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me
voyant parut embarrassÈ, me dit que mon oncle Ètait trËs occupÈ, ne
pourrait sans doute pas me recevoir et tandis quíil allait pourtant le
prÈvenir la mÍme voix que jíavais entendue disait: ´Oh, si! laisse-le
entrer; rien quíune minute, cela míamuserait tant. Sur la photographie
qui est sur ton bureau, il ressemble tant ‡ sa maman, ta niËce, dont
la photographie est ‡ cÙtÈ de la sienne, níest-ce pas? Je voudrais le
voir rien quíun instant, ce gosse.ª
Jíentendis mon oncle grommeler, se f‚cher; finalement le valet de
page 101 / 601
chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la mÍme assiette de massepains que
díhabitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face
de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou,
Ètait assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine.
Líincertitude o? jíÈtais síil fallait dire madame ou mademoiselle me
fit rougir et níosant pas trop tourner les yeux de son cÙtÈ de peur
díavoir ‡ lui parler, jíallai embrasser mon oncle. Elle me regardait
en souriant, mon oncle lui dit: ´Mon neveuª, sans lui dire mon nom, ni
me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultÈs quíil
avait eues avec mon grand-pËre, il t‚chait autant que possible
díÈviter tout trait díunion entre sa famille et ce genre de relations.
ó´Comme il ressemble ‡ sa mËre,ª dit-elle.
ó´Mais vous níavez jamais vu ma niËce quíen photographie, dit vivement
mon oncle díun ton bourru.ª
ó´Je vous demande pardon, mon cher ami, je líai croisÈe dans
líescalier líannÈe derniËre quand vous avez ÈtÈ si malade. Il est vrai
que je ne líai vue que le temps díun Èclair et que votre escalier est
bien noir, mais cela mía suffi pour líadmirer. Ce petit jeune homme a
ses beaux yeux et aussi Áa, dit-elle, en traÁant avec son doigt une
ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre niËce porte le
mÍme nom que vous, ami? demanda-t-elle ‡ mon oncle.ª
page 102 / 601
ó´Il ressemble surtout ‡ son pËre, grogna mon oncle qui ne se souciait
pas plus de faire des prÈsentations ‡ distance en disant le nom de
maman que díen faire de prËs. Cíest tout ‡ fait son pËre et aussi ma
pauvre mËre.ª
ó´Je ne connais pas son pËre, dit la dame en rose avec une lÈgËre
inclinaison de la tÍte, et je níai jamais connu votre pauvre mËre, mon
ami. Vous vous souvenez, cíest peu aprËs votre grand chagrin que nous
nous sommes connus.ª
JíÈprouvais une petite dÈception, car cette jeune dame ne diffÈrait
pas des autres jolies femmes que jíavais vues quelquefois dans ma
famille notamment de la fille díun de nos cousins chez lequel jíallais
tous les ans le premier janvier. Mieux habillÈe seulement, líamie de
mon oncle avait le mÍme regard vif et bon, elle avait líair aussi
franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de líaspect thÈ‚tral que
jíadmirais dans les photographies díactrices, ni de líexpression
diabolique qui e?t ÈtÈ en rapport avec la vie quíelle devait mener.
Jíavais peine ‡ croire que ce f?t une cocotte et surtout je níaurais
pas cru que ce f?t une cocotte chic si je níavais pas vu la voiture ‡
deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je níavais pas su
que mon oncle níen connaissait que de la plus haute volÈe. Mais je me
demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son
hÙtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir ‡ manger sa fortune pour
une personne qui avait líair si simple et comme il faut. Et pourtant
page 103 / 601
en pensant ‡ ce que devait Ítre sa vie, líimmoralitÈ míen troublait
peut-Ítre plus que si elle avait ÈtÈ concrÈtisÈe devant moi en une
apparence spÈciale,ódíÍtre ainsi invisible comme le secret de quelque
roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents
bourgeois et vouÈ ‡ tout le monde, qui avait fait Èpanouir en beautÈ
et haussÈ jusquíau demi-monde et ‡ la notoriÈtÈ celle que ses jeux de
physionomie, ses intonations de voix, pareils ‡ tant díautres que je
connaissais dÈj‡, me faisaient malgrÈ moi considÈrer comme une jeune
fille de bonne famille, qui níÈtait plus díaucune famille.
On Ètait passÈ dans le ´cabinet de travailª, et mon oncle, díun air un
peu gÍnÈ par ma prÈsence, lui offrit des cigarettes.
ó´Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituÈe ‡ celles que le
grand-duc míenvoie. Je lui ai dit que vous en Ètiez jaloux.ª Et elle
tira díun Ètui des cigarettes couvertes díinscriptions ÈtrangËres et
dorÈes. ´Mais si, reprit-elle tout díun coup, je dois avoir rencontrÈ
chez vous le pËre de ce jeune homme. Níest-ce pas votre neveu? Comment
ai-je pu líoublier? Il a ÈtÈ tellement bon, tellement exquis pour moi,
dit-elle díun air modeste et sensible.ª Mais en pensant ‡ ce quíavait
pu Ítre líaccueil rude quíelle disait avoir trouvÈ exquis, de mon
pËre, moi qui connaissais sa rÈserve et sa froideur, jíÈtais gÍnÈ,
comme par une indÈlicatesse quíil aurait commise, de cette inÈgalitÈ
entre la reconnaissance excessive qui lui Ètait accordÈe et son
amabilitÈ insuffisante. Il mía semblÈ plus tard que cíÈtait un des
cÙtÈs touchants du rÙle de ces femmes oisives et studieuses quíelles
consacrent leur gÈnÈrositÈ, leur talent, un rÍve disponible de beautÈ
page 104 / 601
sentimentaleócar, comme les artistes, elles ne le rÈalisent pas, ne le
font pas entrer dans les cadres de líexistence commune,óet un or qui
leur co?te peu, ‡ enrichir díun sertissage prÈcieux et fin la vie
fruste et mal dÈgrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir o?
mon oncle Ètait en vareuse pour la recevoir, rÈpandait son corps si
doux, sa robe de soie rose, ses perles, líÈlÈgance qui Èmane de
líamitiÈ díun grand-duc, de mÍme elle avait pris quelque propos
insignifiant de mon pËre, elle líavait travaillÈ avec dÈlicatesse, lui
avait donnÈ un tour, une appellation prÈcieuse et y ench‚ssant un de
ses regards díune si belle eau, nuancÈ díhumilitÈ et de gratitude,
elle le rendait changÈ en un bijou artiste, en quelque chose de ´tout
‡ fait exquisª.
ó´Allons, voyons, il est líheure que tu tíen aillesª, me dit mon
oncle.
Je me levai, jíavais une envie irrÈsistible de baiser la main de la
dame en rose, mais il me semblait que cíe?t ÈtÈ quelque chose
díaudacieux comme un enlËvement. Mon cúur battait tandis que je me
disais: ´Faut-il le faire, faut-il ne pas le faireª, puis je cessai de
me demander ce quíil fallait faire pour pouvoir faire quelque chose.
Et díun geste aveugle et insensÈ, dÈpouillÈ de toutes les raisons que
je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai ‡ mes lËvres
la main quíelle me tendait.
ó´Comme il est gentil! il est dÈja galant, il a un petit úil pour les
page 105 / 601
femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentlemanª,
ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner ‡ la phrase un accent
lÈgËrement britannique. ´Est-ce quíil ne pourrait pas venir une fois
prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il
níaurait quí‡ míenvoyer un ´bleuª le matin.
Je ne savais pas ce que cíÈtait quíun ´bleuª. Je ne comprenais pas la
moitiÈ des mots que disait la dame, mais la crainte que níy fut cachÈe
quelque question ‡ laquelle il e?t ÈtÈ impoli de ne pas rÈpondre,
míempÍchait de cesser de les Ècouter avec attention, et jíen Èprouvais
une grande fatigue.
ó´Mais non, cíest impossible, dit mon oncle, en haussant les Èpaules,
il est trËs tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix ‡ son
cours, ajouta-t-il, ‡ voix basse pour que je níentende pas ce mensonge
et que je níy contredise pas. Qui sait, ce sera peut-Ítre un petit
Victor Hugo, une espËce de Vaulabelle, vous savez.ª
ó´Jíadore les artistes, rÈpondit la dame en rose, il níy a quíeux qui
comprennent les femmes... Quíeux et les Ítres díÈlite comme vous.
Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes
dorÈs quíil y a dans la petite bibliothËque vitrÈe de votre boudoir?
Vous savez que vous míavez promis de me les prÍter, jíen aurai grand
soin.ª
Mon oncle qui dÈtestait prÍter ses livres ne rÈpondit rien et me
page 106 / 601
conduisit jusquí‡ líantichambre. …perdu díamour pour la dame en rose,
je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil
oncle, et tandis quíavec assez díembarras il me laissait entendre sans
oser me le dire ouvertement quíil aimerait autant que je ne parlasse
pas de cette visite ‡ mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux,
que le souvenir de sa bontÈ Ètait en moi si fort que je trouverais
bien un jour le moyen de lui tÈmoigner ma reconnaissance. Il Ètait si
fort en effet que deux heures plus tard, aprËs quelques phrases
mystÈrieuses et qui ne me parurent pas donner ‡ mes parents une idÈe
assez nette de la nouvelle importance dont jíÈtais douÈ, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres dÈtails la visite
que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer díennuis ‡ mon
oncle. Comment líaurais-je cru, puisque je ne le dÈsirais pas. Et je
ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une
visite o? je níen trouvais pas. Níarrive-t-il pas tous les jours quíun
ami nous demande de ne pas manquer de líexcuser auprËs díune femme ‡
qui il a ÈtÈ empÍchÈ díÈcrire, et que nous nÈgligions de le faire
jugeant que cette personne ne peut pas attacher díimportance ‡ un
silence qui níen a pas pour nous? Je míimaginais, comme tout le monde,
que le cerveau des autres Ètait un rÈceptacle inerte et docile, sans
pouvoir de rÈaction spÈcifique sur ce quíon y introduisait; et je ne
doutais pas quíen dÈposant dans celui de mes parents la nouvelle de la
connaissance que mon oncle míavait fait faire, je ne leur transmisse
en mÍme temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je
portais sur cette prÈsentation. Mes parents malheureusement síen
remirent ‡ des principes entiËrement diffÈrents de ceux que je leur
suggÈrais díadopter, quand ils voulurent apprÈcier líaction de mon
oncle. Mon pËre et mon grand-pËre eurent avec lui des explications
page 107 / 601
violentes; jíen fus indirectement informÈ. Quelques jours aprËs,
croisant dehors mon oncle qui passait en voiture dÈcouverte, je
ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que jíaurais voulu
lui exprimer. A cÙtÈ de leur immensitÈ, je trouvai quíun coup de
chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer ‡ mon oncle que je
ne me croyais pas tenu envers lui ‡ plus quí‡ une banale politesse. Je
rÈsolus de míabstenir de ce geste insuffisant et je dÈtournai la tÍte.
Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il
ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des annÈes aprËs sans
quíaucun de nous líait jamais revu.
Aussi je níentrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermÈ, de
mon oncle Adolphe, et aprËs míÍtre attardÈ aux abords de
líarriËre-cuisine, quand FranÁoise, apparaissant sur le parvis, me
disait: ´Je vais laisser ma fille de cuisine servir le cafÈ et monter
líeau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octaveª, je me dÈcidais
‡ rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine
Ètait une personne morale, une institution permanente ‡ qui des
attributions invariables assuraient une sorte de continuitÈ et
díidentitÈ, ‡ travers la succession des formes passagËres en
lesquelles elle síincarnait: car nous níe?mes jamais la mÍme deux ans
de suite. LíannÈe o? nous mange‚mes tant díasperges, la fille de
cuisine habituellement chargÈe de les ´plumerª Ètait une pauvre
crÈature maladive, dans un Ètat de grossesse dÈj‡ assez avancÈ quand
nous arriv‚mes ‡ P‚ques, et on síÈtonnait mÍme que FranÁoise lui
laiss‚t faire tant de courses et de besogne, car elle commenÁait ‡
porter difficilement devant elle la mystÈrieuse corbeille, chaque jour
page 108 / 601
plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme
magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revÍtent
certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann míavait
donnÈ des photographies. Cíest lui-mÍme qui nous líavait fait
remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: ´Comment va la CharitÈ de Giotto?ª Díailleurs
elle-mÍme, la pauvre fille, engraissÈe par sa grossesse, jusquí‡ la
figure, jusquíaux joues qui tombaient droites et carrÈes, ressemblait
en effet assez ‡ ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutÙt,
dans lesquelles les vertus sont personnifiÈes ‡ líArena. Et je me
rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore díune autre maniËre. De mÍme que líimage de cette
fille Ètait accrue par le symbole ajoutÈ quíelle portait devant son
ventre, sans avoir líair díen comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisÓt la beautÈ et líesprit, comme un simple et
pesant fardeau, de mÍme cíest sans paraÓtre síen douter que la
puissante mÈnagËre qui est reprÈsentÈe ‡ líArena au-dessous du nom
´Caritasª et dont la reproduction Ètait accrochÈe au mur de ma salle
díÈtudes, ‡ Combray, incarne cette vertu, cíest sans quíaucune pensÈe
de charitÈ semble avoir jamais pu Ítre exprimÈe par son visage
Ènergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trÈsors de la terre, mais absolument comme si elle
piÈtinait des raisins pour en extraire le jus ou plutÙt comme elle
aurait montÈ sur des sacs pour se hausser; et elle tend ‡ Dieu son
cúur enflammÈ, disons mieux, elle le lui ´passeª, comme une cuisiniËre
passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol ‡ quelquíun qui
le lui demande ‡ la fenÍtre du rez-de-chaussÈe. LíEnvie, elle, aurait
eu davantage une certaine expression díenvie. Mais dans cette
page 109 / 601
fresque-l‡ encore, le symbole tient tant de place et est reprÈsentÈ
comme si rÈel, le serpent qui siffle aux lËvres de líEnvie est si
gros, il lui remplit si complËtement sa bouche grande ouverte, que les
muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme
ceux díun enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que
líattention de líEnvieóet la nÙtre du mÍme coupótout entiËre
concentrÈe sur líaction de ses lËvres, nía guËre de temps ‡ donner ‡
díenvieuses pensÈes.
MalgrÈ toute líadmiration que M. Swann professait pour ces figures de
Giotto, je níeus longtemps aucun plaisir ‡ considÈrer dans notre salle
díÈtudes, o? on avait accrochÈ les copies quíil míen avait rapportÈes,
cette CharitÈ sans charitÈ, cette Envie qui avait líair díune planche
illustrant seulement dans un livre de mÈdecine la compression de la
glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par
líintroduction de líinstrument de líopÈrateur, une Justice, dont le
visage gris‚tre et mesquinement rÈgulier Ètait celui-l‡ mÍme qui, ‡
Combray, caractÈrisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sËches
que je voyais ‡ la messe et dont plusieurs Ètaient enrÙlÈes díavance
dans les milices de rÈserve de líInjustice. Mais plus tard jíai
compris que líÈtrangetÈ saisissante, la beautÈ spÈciale de ces
fresques tenait ‡ la grande place que le symbole y occupait, et que le
fait quíil f?t reprÈsentÈ non comme un symbole puisque la pensÈe
symbolisÈe níÈtait pas exprimÈe, mais comme rÈel, comme effectivement
subi ou matÈriellement maniÈ, donnait ‡ la signification de líúuvre
quelque chose de plus littÈral et de plus prÈcis, ‡ son enseignement
quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre
page 110 / 601
fille de cuisine, elle aussi, líattention níÈtait-elle pas sans cesse
ramenÈe ‡ son ventre par le poids qui le tirait; et de mÍme encore,
bien souvent la pensÈe des agonisants est tournÈe vers le cÙtÈ
effectif, douloureux, obscur, viscÈral, vers cet envers de la mort qui
est prÈcisÈment le cÙtÈ quíelle leur prÈsente, quíelle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus ‡ un fardeau qui les
Ècrase, ‡ une difficultÈ de respirer, ‡ un besoin de boire, quí‡ ce
que nous appelons líidÈe de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien
de la rÈalitÈ puisquíils míapparaissaient comme aussi vivants que la
servante enceinte, et quíelle-mÍme ne me semblait pas beaucoup moins
allÈgorique. Et peut-Ítre cette non-participation (du moins apparente)
de lí‚me díun Ítre ‡ la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de
sa valeur esthÈtique une rÈalitÈ sinon psychologique, au moins, comme
on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, jíai eu líoccasion de
rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des
incarnations vraiment saintes de la charitÈ active, elles avaient
gÈnÈralement un air allËgre, positif, indiffÈrent et brusque de
chirurgien pressÈ, ce visage o? ne se lit aucune commisÈration, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la
heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et
sublime de la vraie bontÈ.
Pendant que la fille de cuisine,ófaisant briller involontairement la
supÈrioritÈ de FranÁoise, comme líErreur, par le contraste, rend plus
Èclatant le triomphe de la VÈritÈóservait du cafÈ qui, selon maman
page 111 / 601
níÈtait que de líeau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de
líeau chaude qui Ètait ‡ peine tiËde, je míÈtais Ètendu sur mon lit,
un livre ‡ la main, dans ma chambre qui protÈgeait en tremblant sa
fraÓcheur transparente et fragile contre le soleil de líaprËs-midi
derriËre ses volets presque clos o? un reflet de jour avait pourtant
trouvÈ moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile
entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posÈ. Il
faisait ‡ peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur
de la lumiËre ne míÈtait donnÈe que par les coups frappÈs dans la rue
de la Cure par Camus (averti par FranÁoise que ma tante ne ´reposait
pasª et quíon pouvait faire du bruit) contre des caisses
poussiÈreuses, mais qui, retentissant dans líatmosphËre sonore,
spÈciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres
Ècarlates; et aussi par les mouches qui exÈcutaient devant moi, dans
leur petit concert, comme la musique de chambre de líÈtÈ: elle ne
líÈvoque pas ‡ la faÁon díun air de musique humaine, qui, entendu par
hasard ‡ la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie ‡
líÈtÈ par un lien plus nÈcessaire: nÈe des beaux jours, ne renaissant
quíavec eux, contenant un peu de leur essence, elle níen rÈveille pas
seulement líimage dans notre mÈmoire, elle en certifie le retour, la
prÈsence effective, ambiante, immÈdiatement accessible.
Cette obscure fraÓcheur de ma chambre Ètait au plein soleil de la rue,
ce que líombre est au rayon, cíest-‡-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait ‡ mon imagination le spectacle total de líÈtÈ dont mes sens si
jíavais ÈtÈ en promenade, níauraient pu jouir que par morceaux; et
ainsi elle síaccordait bien ‡ mon repos qui (gr‚ce aux aventures
page 112 / 601
racontÈes par mes livres et qui venaient líÈmouvoir) supportait pareil
au repos díune main immobile au milieu díune eau courante, le choc et
líanimation díun torrent díactivitÈ.
Mais ma grandímËre, mÍme si le temps trop chaud síÈtait g‚tÈ, si un
orage ou seulement un grain Ètait survenu, venait me supplier de
sortir. Et ne voulant pas renoncer ‡ ma lecture, jíallais du moins la
continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guÈrite en
sparterie et en toile au fond de laquelle jíÈtais assis et me croyais
cachÈ aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite ‡ mes
parents.
Et ma pensÈe níÈtait-elle pas aussi comme une autre crËche au fond de
laquelle je sentais que je restais enfoncÈ, mÍme pour regarder ce qui
se passait au dehors? Quand je voyais un objet extÈrieur, la
conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait díun
mince liserÈ spirituel qui míempÍchait de jamais toucher directement
sa matiËre; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse
contact avec elle, comme un corps incandescent quíon approche díun
objet mouillÈ ne touche pas son humiditÈ parce quíil se fait toujours
prÈcÈder díune zone díÈvaporation. Dans líespËce díÈcran diaprÈ
díÈtats diffÈrents que, tandis que je lisais, dÈployait simultanÈment
ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondÈment
cachÈes en moi-mÍme jusquí‡ la vision tout extÈrieure de líhorizon que
jíavais, au bout du jardin, sous les yeux, ce quíil y avait díabord en
moi, de plus intime, la poignÈe sans cesse en mouvement qui gouvernait
le reste, cíÈtait ma croyance en la richesse philosophique, en la
page 113 / 601
beautÈ du livre que je lisais, et mon dÈsir de me les approprier, quel
que f?t ce livre. Car, mÍme si je líavais achetÈ ‡ Combray, en
líapercevant devant líÈpicerie Borange, trop distante de la maison
pour que FranÁoise p?t síy fournir comme chez Camus, mais mieux
achalandÈe comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans
la mosaÔque des brochures et des livraisons qui revÍtaient les deux
vantaux de sa porte plus mystÈrieuse, plus semÈe de pensÈes quíune
porte de cathÈdrale, cíest que je líavais reconnu pour míavoir ÈtÈ
citÈ comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui
me paraissait ‡ cette Èpoque dÈtenir le secret de la vÈritÈ et de la
beautÈ ‡ demi pressenties, ‡ demi incomprÈhensibles, dont la
connaissance Ètait le but vague mais permanent de ma pensÈe.
AprËs cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exÈcutait
díincessants mouvements du dedans au dehors, vers la dÈcouverte de la
vÈritÈ, venaient les Èmotions que me donnait líaction ‡ laquelle je
prenais part, car ces aprËs-midi-l‡ Ètaient plus remplis díÈvÈnements
dramatiques que ne líest souvent toute une vie. CíÈtait les ÈvÈnements
qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les
personnages quíils affectaient níÈtaient pas ´RÈelsª, comme disait
FranÁoise. Mais tous les sentiments que nous font Èprouver la joie ou
líinfortune díun personnage rÈel ne se produisent en nous que par
líintermÈdiaire díune image de cette joie ou de cette infortune;
líingÈniositÈ du premier romancier consista ‡ comprendre que dans
líappareil de nos Èmotions, líimage Ètant le seul ÈlÈment essentiel,
la simplification qui consisterait ‡ supprimer purement et simplement
les personnages rÈels serait un perfectionnement dÈcisif. Un Ítre
page 114 / 601
rÈel, si profondÈment que nous sympathisions avec lui, pour une grande
part est perÁu par nos sens, cíest-‡-dire nous reste opaque, offre un
poids mort que notre sensibilitÈ ne peut soulever. Quíun malheur le
frappe, ce níest quíen une petite partie de la notion totale que nous
avons de lui, que nous pourrons en Ítre Èmus; bien plus, ce níest
quíen une partie de la notion totale quíil a de soi quíil pourra
líÍtre lui-mÍme. La trouvaille du romancier a ÈtÈ díavoir líidÈe de
remplacer ces parties impÈnÈtrables ‡ lí‚me par une quantitÈ Ègale de
parties immatÈrielles, cíest-‡-dire que notre ‚me peut síassimiler.
Quíimporte dËs lors que les actions, les Èmotions de ces Ítres díun
nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons
faites nÙtres, puisque cíest en nous quíelles se produisent, quíelles
tiennent sous leur dÈpendance, tandis que nous tournons fiÈvreusement
les pages du livre, la rapiditÈ de notre respiration et líintensitÈ de
notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet Ètat,
o? comme dans tous les Ètats purement intÈrieurs, toute Èmotion est
dÈcuplÈe, o? son livre va nous troubler ‡ la faÁon díun rÍve mais díun
rÍve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici quíil dÈchaÓne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous
mettrions dans la vie des annÈes ‡ connaÓtre quelques-uns, et dont les
plus intenses ne nous seraient jamais rÈvÈlÈs parce que la lenteur
avec laquelle ils se produisent nous en Ùte la perception; (ainsi
notre cúur change, dans la vie, et cíest la pire douleur; mais nous ne
la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la rÈalitÈ il
change, comme certains phÈnomËnes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de
ses Ètats diffÈrents, en revanche la sensation mÍme du changement nous
page 115 / 601
soit ÈpargnÈe).
DÈj‡ moins intÈrieur ‡ mon corps que cette vie des personnages, venait
ensuite, ‡ demi projetÈ devant moi, le paysage o? se dÈroulait
líaction et qui exerÁait sur ma pensÈe une bien plus grande influence
que líautre, que celui que jíavais sous les yeux quand je les levais
du livre. Cíest ainsi que pendant deux ÈtÈs, dans la chaleur du jardin
de Combray, jíai eu, ‡ cause du livre que je lisais alors, la
nostalgie díun pays montueux et fluviatile, o? je verrais beaucoup de
scieries et o?, au fond de líeau claire, des morceaux de bois
pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long
de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rouge‚tres. Et comme
le rÍve díune femme qui míaurait aimÈ Ètait toujours prÈsent ‡ ma
pensÈe, ces ÈtÈs-l‡ ce rÍve fut imprÈgnÈ de la fraÓcheur des eaux
courantes; et quelle que f?t la femme que jíÈvoquais, des grappes de
fleurs violettes et rouge‚tres síÈlevaient aussitÙt de chaque cÙtÈ
díelle comme des couleurs complÈmentaires.
Ce níÈtait pas seulement parce quíune image dont nous rÍvons reste
toujours marquÈe, síembellit et bÈnÈficie du reflet des couleurs
ÈtrangËres qui par hasard líentourent dans notre rÍverie; car ces
paysages des livres que je lisais níÈtaient pas pour moi que des
paysages plus vivement reprÈsentÈs ‡ mon imagination que ceux que
Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent ÈtÈ analogues. Par le
choix quíen avait fait líauteur, par la foi avec laquelle ma pensÈe
allait au-devant de sa parole comme díune rÈvÈlation, ils me
semblaient Ítreóimpression que ne me donnait guËre le pays o? je me
page 116 / 601
trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la
correcte fantaisie du jardinier que mÈprisait ma grandímËreóune part
vÈritable de la Nature elle-mÍme, digne díÍtre ÈtudiÈe et approfondie.
Si mes parents míavaient permis, quand je lisais un livre, díaller
visiter la rÈgion quíil dÈcrivait, jíaurais cru faire un pas
inestimable dans la conquÍte de la vÈritÈ. Car si on a la sensation
díÍtre toujours entourÈ de son ‚me, ce níest pas comme díune prison
immobile: plutÙt on est comme emportÈ avec elle dans un perpÈtuel Èlan
pour la dÈpasser, pour atteindre ‡ líextÈrieur, avec une sorte de
dÈcouragement, entendant toujours autour de soi cette sonoritÈ
identique qui níest pas Ècho du dehors mais retentissement díune
vibration interne. On cherche ‡ retrouver dans les choses, devenues
par l‡ prÈcieuses, le reflet que notre ‚me a projetÈ sur elles; on est
dÈÁu en constatant quíelles semblent dÈpourvues dans la nature, du
charme quíelles devaient, dans notre pensÈe, au voisinage de certaines
idÈes; parfois on convertit toutes les forces de cette ‚me en
habiletÈ, en splendeur pour agir sur des Ítres dont nous sentons bien
quíils sont situÈs en dehors de nous et que nous ne les atteindrons
jamais. Aussi, si jíimaginais toujours autour de la femme que
jíaimais, les lieux que je dÈsirais le plus alors, si jíeusse voulu
que ce f?t elle qui me les fÓt visiter, qui míouvrÓt líaccËs díun
monde inconnu, ce níÈtait pas par le hasard díune simple association
de pensÈe; non, cíest que mes rÍves de voyage et díamour níÈtaient que
des momentsóque je sÈpare artificiellement aujourdíhui comme si je
pratiquais des sections ‡ des hauteurs diffÈrentes díun jet díeau
irisÈ et en apparence immobileódans un mÍme et inflÈchissable
page 117 / 601
jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant ‡ suivre du dedans au dehors les Ètats
simultanÈment juxtaposÈs dans ma conscience, et avant díarriver
jusquí‡ líhorizon rÈel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs
díun autre genre, celui díÍtre bien assis, de sentir la bonne odeur de
líair, de ne pas Ítre dÈrangÈ par une visite; et, quand une heure
sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par
morceau ce qui de líaprËs-midi Ètait dÈj‡ consommÈ, jusquí‡ ce que
jíentendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et
aprËs lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire
commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui míÈtait encore
concÈdÈe pour lire jusquíau bon dÓner quíapprÍtait FranÁoise et qui me
rÈconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, ‡ la
suite de son hÈros. Et ‡ chaque heure il me semblait que cíÈtait
quelques instants seulement auparavant que la prÈcÈdente avait sonnÈ;
la plus rÈcente venait síinscrire tout prËs de líautre dans le ciel et
je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit
arc bleu qui Ètait compris entre leurs deux marques díor. Quelquefois
mÍme cette heure prÈmaturÈe sonnait deux coups de plus que la
derniËre; il y en avait donc une que je níavais pas entendue, quelque
chose qui avait eu lieu níavait pas eu lieu pour moi; líintÈrÍt de la
lecture, magique comme un profond sommeil, avait donnÈ le change ‡ mes
oreilles hallucinÈes et effacÈ la cloche díor sur la surface azurÈe du
silence. Beaux aprËs-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de
Combray, soigneusement vidÈs par moi des incidents mÈdiocres de mon
existence personnelle que jíy avais remplacÈs par une vie díaventures
page 118 / 601
et díaspirations Ètranges au sein díun pays arrosÈ díeaux vives, vous
míÈvoquez encore cette vie quand je pense ‡ vous et vous la contenez
en effet pour líavoir peu ‡ peu contournÈe et encloseótandis que je
progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jouródans le
cristal successif, lentement changeant et traversÈ de feuillages, de
vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois jíÈtais tirÈ de ma lecture, dËs le milieu de líaprËs-midi
par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur
son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et
criant: ´Les voil‡, les voil‡!ª pour que FranÁoise et moi nous
accourions et ne manquions rien du spectacle. CíÈtait les jours o?,
pour des manúuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant
gÈnÈralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques,
assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les
promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir díeux, la fille
du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons
lointaines de líavenue de la Gare, avait aperÁu líÈclat des casques.
Les domestiques avaient rentrÈ prÈcipitamment leurs chaises, car quand
les cuirassiers dÈfilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient
toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant
les trottoirs submergÈs comme des berges qui offrent un lit trop
Ètroit ‡ un torrent dÈchaÓnÈ.
ó´Pauvres enfants, disait FranÁoise ‡ peine arrivÈe ‡ la grille et
dÈj‡ en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchÈe comme un prÈ; rien
que díy penser jíen suis choquÈeª, ajoutait-elle en mettant la main
page 119 / 601
sur son cúur, l‡ o? elle avait reÁu ce choc.
ó´Cíest beau, níest-ce pas, madame FranÁoise, de voir des jeunes gens
qui ne tiennent pas ‡ la vie? disait le jardinier pour la faire
´monterª.
Il níavait pas parlÈ en vain:
ó´De ne pas tenir ‡ la vie? Mais ‡ quoi donc quíil faut tenir, si ce
níest pas ‡ la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais
deux fois. HÈlas! mon Dieu! Cíest pourtant vrai quíils níy tiennent
pas! Je les ai vus en 70; ils níont plus peur de la mort, dans ces
misÈrables guerres; cíest ni plus ni moins des fous; et puis ils ne
valent plus la corde pour les pendre, ce níest pas des hommes, cíest
des lions.ª (Pour FranÁoise la comparaison díun homme ‡ un lion,
quíelle prononÁait li-on, níavait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour quíon p?t voir venir
de loin, et cíÈtait par cette fente entre les deux maisons de líavenue
de la gare quíon apercevait toujours de nouveaux casques courant et
brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir síil y en avait
encore beaucoup ‡ passer, et il avait soif, car le soleil tapait.
Alors tout díun coup, sa fille síÈlanÁant comme díune place assiÈgÈe,
faisait une sortie, atteignait líangle de la rue, et aprËs avoir bravÈ
cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
nouvelle quíils Ètaient bien un mille qui venaient sans arrÍter, du
page 120 / 601
cÙtÈ de Thiberzy et de MÈsÈglise. FranÁoise et le jardinier,
rÈconciliÈs, discutaient sur la conduite ‡ tenir en cas de guerre:
ó´Voyez-vous, FranÁoise, disait le jardinier, la rÈvolution vaudrait
mieux, parce que quand on la dÈclare il níy a que ceux qui veulent
partir qui y vont.ª
ó´Ah! oui, au moins je comprends cela, cíest plus franc.ª
Le jardinier croyait quí‡ la dÈclaration de guerre on arrÍtait tous
les chemins de fer.
ó´Pardi, pour pas quíon se sauveª, disait FranÁoise.
Et le jardinier: ´Ah! ils sont malinsª, car il níadmettait pas que la
guerre ne f?t pas une espËce de mauvais tour que lí…tat essayait de
jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il níest
pas une seule personne qui níe?t filÈ.
Mais FranÁoise se h‚tait de rejoindre ma tante, je retournais ‡ mon
livre, les domestiques se rÈinstallaient devant la porte ‡ regarder
tomber la poussiËre et líÈmotion quíavaient soulevÈes les soldats.
Longtemps aprËs que líaccalmie Ètait venue, un flot inaccoutumÈ de
promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque
maison, mÍme celles o? ce níÈtait pas líhabitude, les domestiques ou
page 121 / 601
mÍme les maÓtres, assis et regardant, festonnaient le seuil díun
lisÈrÈ capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles
dont une forte marÈe laisse le crÍpe et la broderie au rivage, aprËs
quíelle síest ÈloignÈe.
Sauf ces jours-l‡, je pouvais díhabitude, au contraire, lire
tranquille. Mais líinterruption et le commentaire qui furent apportÈs
une fois par une visite de Swann ‡ la lecture que jíÈtais en train de
faire du livre díun auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette
consÈquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur dÈcorÈ de
fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le
portail díune cathÈdrale gothique, que se dÈtacha dÈsormais líimage
díune des femmes dont je rÍvais.
Jíavais entendu parler de Bergotte pour la premiËre fois par un de mes
camarades plus ‚gÈ que moi et pour qui jíavais une grande admiration,
Bloch. En míentendant lui avouer mon admiration pour la Nuit
díOctobre, il avait fait Èclater un rire bruyant comme une trompette
et míavait dit: ´DÈfie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur
de Musset. Cíest un coco des plus malfaisants et une assez sinistre
brute. Je dois confesser, díailleurs, que lui et mÍme le nommÈ Racine,
ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmÈ, et qui a pour
lui, ce qui est selon moi le mÈrite suprÍme, de ne signifier
absolument rien. Cíest: ´La blanche Oloossone et la blanche Camireª et
´La fille de Minos et de PasiphaΪ. Ils míont ÈtÈ signalÈs ‡ la
dÈcharge de ces deux malandrins par un article de mon trËs cher
maÓtre, le pËre Leconte, agrÈable aux Dieux Immortels. A propos voici
page 122 / 601
un livre que je níai pas le temps de lire en ce moment qui est
recommandÈ, paraÓt-il, par cet immense bonhomme. Il tient, mía-t-on
dit, líauteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et
bien quíil fasse preuve, des fois, de mansuÈtudes assez mal
explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces
proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a
Ècrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par ApollÙn, tu
go?teras, cher maÓtre, les joies nectarÈennes de líOlympos.ª Cíest sur
un ton sarcastique quíil míavait demandÈ de líappeler ´cher maÓtreª et
quíil míappelait lui-mÍme ainsi. Mais en rÈalitÈ nous prenions un
certain plaisir ‡ ce jeu, Ètant encore rapprochÈs de lí‚ge o? on croit
quíon crÈe ce quíon nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui
demandant des explications, le trouble o? il míavait jetÈ quand il
míavait dit que les beaux vers (‡ moi qui níattendais díeux rien moins
que la rÈvÈlation de la vÈritÈ) Ètaient díautant plus beaux quíils ne
signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas rÈinvitÈ ‡ la
maison. Il y avait díabord ÈtÈ bien accueilli. Mon grand-pËre, il est
vrai, prÈtendait que chaque fois que je me liais avec un de mes
camarades plus quíavec les autres et que je líamenais chez nous,
cíÈtait toujours un juif, ce qui ne lui e?t pas dÈplu en principeómÍme
son ami Swann Ètait díorigine juiveósíil níavait trouvÈ que ce níÈtait
pas díhabitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand
jíamenais un nouvel ami il Ètait bien rare quíil ne fredonn‚t pas: ´O
Dieu de nos PËresª de la Juive ou bien ´IsraÎl romps ta chaÓneª, ne
chantant que líair naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais
page 123 / 601
jíavais peur que mon camarade ne le conn?t et ne rÈtablÓt les paroles.
Avant de les avoir vus, rien quíen entendant leur nom qui, bien
souvent, níavait rien de particuliËrement israÈlite, il devinait non
seulement líorigine juive de ceux de mes amis qui líÈtaient en effet,
mais mÍme ce quíil y avait quelquefois de f‚cheux dans leur famille.
ó´Et comment síappelle-t-il ton ami qui vient ce soir?ª
ó´Dumont, grand-pËre.ª
ó´Dumont! Oh! je me mÈfie.ª
Et il chantait:
´Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trÍve et sans bruitª;
Et aprËs nous avoir posÈ adroitement quelques questions plus prÈcises,
il síÈcriait: ´A la garde! A la garde!ª ou, si cíÈtait le patient
lui-mÍme dÈj‡ arrivÈ quíil avait forcÈ ‡ son insu, par un
interrogatoire dissimulÈ, ‡ confesser ses origines, alors pour nous
page 124 / 601
montrer quíil níavait plus aucun doute, il se contentait de nous
regarder en fredonnant imperceptiblement:
´De ce timide IsraÎlite
Quoi! vous guidez ici les pas!ª
ou:
´Champs paternels, HÈbron, douce vallÈe.ª
ou encore:
´Oui, je suis de la race Èlue.ª
Ces petites manies de mon grand-pËre níimpliquaient aucun sentiment
malveillant ‡ líendroit de mes camarades. Mais Bloch avait dÈplu ‡ mes
parents pour díautres raisons. Il avait commencÈ par agacer mon pËre
qui, le voyant mouillÈ, lui avait dit avec intÈrÍt:
ó´Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce quíil a plu?
Je níy comprends rien, le baromËtre Ètait excellent.ª
page 125 / 601
Il níen avait tirÈ que cette rÈponse:
ó´Monsieur, je ne puis absolument vous dire síil a plu. Je vis si
rÈsolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne
prennent pas la peine de me les notifier.ª
ó´Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, míavait dit mon pËre
quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut mÍme pas me dire le temps
quíil fait! Mais il níy a rien de plus intÈressant! Cíest un imbÈcile.
Puis Bloch avait dÈplu ‡ ma grandímËre parce que, aprËs le dÈjeuner
comme elle disait quíelle Ètait un peu souffrante, il avait ÈtouffÈ un
sanglot et essuyÈ des larmes.
ó´Comment veux-tu que Áa soit sincËre, me dit-elle, puisquíil ne me
connaÓt pas; ou bien alors il est fou.ª
Et enfin il avait mÈcontentÈ tout le monde parce que, Ètant venu
dÈjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de
síexcuser, il avait dit:
ó´Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de
líatmosphËre ni par les divisions conventionnelles du temps. Je
rÈhabiliterais volontiers líusage de la pipe díopium et du kriss
page 126 / 601
malais, mais jíignore celui de ces instruments infiniment plus
pernicieux et díailleurs platement bourgeois, la montre et le
parapluie.ª
Il serait malgrÈ tout revenu ‡ Combray. Il níÈtait pas pourtant líami
que mes parents eussent souhaitÈ pour moi; ils avaient fini par penser
que les larmes que lui avait fait verser líindisposition de ma
grandímËre níÈtaient pas feintes; mais ils savaient díinstinct ou par
expÈrience que les Èlans de notre sensibilitÈ ont peu díempire sur la
suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des
obligations morales, la fidÈlitÈ aux amis, líexÈcution díune úuvre,
líobservance díun rÈgime, ont un fondement plus s?r dans des habitudes
aveugles que dans ces transports momentanÈs, ardents et stÈriles. Ils
auraient prÈfÈrÈ pour moi ‡ Bloch des compagnons qui ne me donneraient
pas plus quíil níest convenu díaccorder ‡ ses amis, selon les rËgles
de la morale bourgeoise; qui ne míenverraient pas inopinÈment une
corbeille de fruits parce quíils auraient ce jour-l‡ pensÈ ‡ moi avec
tendresse, mais qui, níÈtant pas capables de faire pencher en ma
faveur la juste balance des devoirs et des exigences de líamitiÈ sur
un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilitÈ, ne la
fausseraient pas davantage ‡ mon prÈjudice. Nos torts mÍme font
difficilement dÈpartir de ce quíelles nous doivent ces natures dont ma
grandítante Ètait le modËle, elle qui brouillÈe depuis des annÈes avec
une niËce ‡ qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le
testament o? elle lui laissait toute sa fortune, parce que cíÈtait sa
plus proche parente et que cela ´se devaitª.
page 127 / 601
Mais jíaimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les
problËmes insolubles que je me posais ‡ propos de la beautÈ dÈnuÈe de
signification de la fille de Minos et de PasiphaÈ me fatiguaient
davantage et me rendaient plus souffrant que níauraient fait de
nouvelles conversations avec lui, bien que ma mËre les juge‚t
pernicieuses. Et on líaurait encore reÁu ‡ Combray si, aprËs ce dÓner,
comme il venait de míapprendreónouvelle qui plus tard eut beaucoup
díinfluence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus
malheureuseóque toutes les femmes ne pensaient quí‡ líamour et quíil
níy en a pas dont on ne p?t vaincre les rÈsistances, il ne míavait
assurÈ avoir entendu dire de la faÁon la plus certaine que ma
grandítante avait eu une jeunesse orageuse et avait ÈtÈ publiquement
entretenue. Je ne pus me tenir de rÈpÈter ces propos ‡ mes parents, on
le mit ‡ la porte quand il revint, et quand je líabordai ensuite dans
la rue, il fut extrÍmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais
quíon ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son
style ne míapparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je
lisais de lui, mais me croyais seulement intÈressÈ par le sujet, comme
dans ces premiers moments de líamour o? on va tous les jours retrouver
une femme ‡ quelque rÈunion, ‡ quelque divertissement par les
agrÈments desquels on se croit attirÈ. Puis je remarquai les
expressions rares, presque archaÔques quíil aimait employer ‡ certains
page 128 / 601
moments o? un flot cachÈ díharmonie, un prÈlude intÈrieur, soulevait
son style; et cíÈtait aussi ‡ ces moments-l‡ quíil se mettait ‡ parler
du ´vain songe de la vieª, de ´líinÈpuisable torrent des belles
apparencesª, du ´tourment stÈrile et dÈlicieux de comprendre et
díaimerª, des ´Èmouvantes effigies qui anoblissent ‡ jamais la faÁade
vÈnÈrable et charmante des cathÈdralesª, quíil exprimait toute une
philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on
aurait dit que cíÈtait elles qui avaient ÈveillÈ ce chant de harpes
qui síÈlevait alors et ‡ líaccompagnement duquel elles donnaient
quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisiËme
ou le quatriËme que jíeusse isolÈ du reste, me donna une joie
incomparable ‡ celle que jíavais trouvÈe au premier, une joie que je
me sentis Èprouver en une rÈgion plus profonde de moi-mÍme, plus unie,
plus vaste, dío? les obstacles et les sÈparations semblaient avoir ÈtÈ
enlevÈs. Cíest que, reconnaissant alors ce mÍme go?t pour les
expressions rares, cette mÍme effusion musicale, cette mÍme
philosophie idÈaliste qui avait dÈj‡ ÈtÈ les autres fois, sans que je
míen rendisse compte, la cause de mon plaisir, je níeus plus
líimpression díÍtre en prÈsence díun morceau particulier díun certain
livre de Bergotte, traÁant ‡ la surface de ma pensÈe une figure
purement linÈaire, mais plutÙt du ´morceau idÈalª de Bergotte, commun
‡ tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient
se confondre avec lui, auraient donnÈ une sorte díÈpaisseur, de
volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je níÈtais pas tout ‡ fait le seul admirateur de Bergotte; il Ètait
aussi líÈcrivain prÈfÈrÈ díune amie de ma mËre qui Ètait trËs lettrÈe;
page 129 / 601
enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait
attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et
díun parc voisin de Combray, que síenvolËrent quelques-unes des
premiËres graines de cette prÈdilection pour Bergotte, espËce si rare
alors, aujourdíhui universellement rÈpandue, et dont on trouve partout
en Europe, en AmÈrique, jusque dans le moindre village, la fleur
idÈale et commune. Ce que líamie de ma mËre et, paraÓt-il, le docteur
du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte cíÈtait comme
moi, ce mÍme flux mÈlodique, ces expressions anciennes, quelques
autres trËs simples et connues, mais pour lesquelles la place o? il
les mettait en lumiËre semblait rÈvÈler de sa part un go?t
particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine
brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-mÍme devait
sentir que l‡ Ètaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui
suivirent, síil avait rencontrÈ quelque grande vÈritÈ, ou le nom díune
cÈlËbre cathÈdrale, il interrompait son rÈcit et dans une invocation,
une apostrophe, une longue priËre, il donnait un libre cours ‡ ces
effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intÈrieurs ‡ sa
prose, dÈcelÈs seulement alors par les ondulations de la surface, plus
douces peut-Ítre encore, plus harmonieuses quand elles Ètaient ainsi
voilÈes et quíon níaurait pu indiquer díune maniËre prÈcise o?
naissait, o? expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se
complaisait Ètaient nos morceaux prÈfÈrÈs. Pour moi, je les savais par
cúur. JíÈtais dÈÁu quand il reprenait le fil de son rÈcit. Chaque fois
quíil parlait de quelque chose dont la beautÈ míÈtait restÈe jusque-l‡
cachÈe, des forÍts de pins, de la grÍle, de Notre-Dame de Paris,
díAthalie ou de PhËdre, il faisait dans une image exploser cette
beautÈ jusquí‡ moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de
page 130 / 601
líunivers que ma perception infirme ne distinguerait pas síil ne les
rapprochait de moi, jíaurais voulu possÈder une opinion de lui, une
mÈtaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que jíaurais
líoccasion de voir moi-mÍme, et entre celles-l‡, particuliËrement sur
díanciens monuments franÁais et certains paysages maritimes, parce que
líinsistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait
quíil les tenait pour riches de signification et de beautÈ.
Malheureusement sur presque toutes choses jíignorais son opinion. Je
ne doutais pas quíelle ne f?t entiËrement diffÈrente des miennes,
puisquíelle descendait díun monde inconnu vers lequel je cherchais ‡
míÈlever: persuadÈ que mes pensÈes eussent paru pure ineptie ‡ cet
esprit parfait, jíavais tellement fait table rase de toutes, que quand
par hasard il míarriva díen rencontrer, dans tel de ses livres, une
que jíavais dÈj‡ eue moi-mÍme, mon cúur se gonflait comme si un Dieu
dans sa bontÈ me líavait rendue, líavait dÈclarÈe lÈgitime et belle.
Il arrivait parfois quíune page de lui disait les mÍmes choses que
jíÈcrivais souvent la nuit ‡ ma grandímËre et ‡ ma mËre quand je ne
pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait líair
díun recueil díÈpigraphes pour Ítre placÈes en tÍte de mes lettres.
MÍme plus tard, quand je commenÁai de composer un livre, certaines
phrases dont la qualitÈ ne suffit pas pour me dÈcider ‡ le continuer,
jíen retrouvai líÈquivalent dans Bergotte. Mais ce níÈtait quíalors,
quand je les lisais dans son úuvre, que je pouvais en jouir; quand
cíÈtait moi qui les composais, prÈoccupÈ quíelles reflÈtassent
exactement ce que jíapercevais dans ma pensÈe, craignant de ne pas
´faire ressemblantª, jíavais bien le temps de me demander si ce que
jíÈcrivais Ètait agrÈable! Mais en rÈalitÈ il níy avait que ce genre
de phrases, ce genre díidÈes que jíaimais vraiment. Mes efforts
page 131 / 601
inquiets et mÈcontents Ètaient eux-mÍmes une marque díamour, díamour
sans plaisir mais profond. Aussi quand tout díun coup je trouvais de
telles phrases dans líúuvre díun autre, cíest-‡-dire sans plus avoir
de scrupules, de sÈvÈritÈ, sans avoir ‡ me tourmenter, je me laissais
enfin aller avec dÈlices au go?t que jíavais pour elles, comme un
cuisinier qui pour une fois o? il nía pas ‡ faire la cuisine trouve
enfin le temps díÍtre gourmand. Un jour, ayant rencontrÈ dans un livre
de Bergotte, ‡ propos díune vieille servante, une plaisanterie que le
magnifique et solennel langage de líÈcrivain rendait encore plus
ironique mais qui Ètait la mÍme que jíavais souvent faite ‡ ma
grandímËre en parlant de FranÁoise, une autre fois o? je vis quíil ne
jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vÈritÈ
quíÈtaient ses ouvrages, une remarque analogue ‡ celle que jíavais eu
líoccasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur
FranÁoise et M. Legrandin qui Ètaient certes de celles que jíeusse le
plus dÈlibÈrÈment sacrifiÈes ‡ Bergotte, persuadÈ quíil les trouverait
sans intÈrÍt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes
du vrai níÈtaient pas aussi sÈparÈs que jíavais cru, quíils
coÔncidaient mÍme sur certains points, et de confiance et de joie je
pleurai sur les pages de líÈcrivain comme dans les bras díun pËre
retrouvÈ.
DíaprËs ses livres jíimaginais Bergotte comme un vieillard faible et
dÈÁu qui avait perdu des enfants et ne síÈtait jamais consolÈ. Aussi
je lisais, je chantais intÈrieurement sa prose, plus ´dolceª, plus
´lentoª peut-Ítre quíelle níÈtait Ècrite, et la phrase la plus simple
síadressait ‡ moi avec une intonation attendrie. Plus que tout
page 132 / 601
jíaimais sa philosophie, je míÈtais donnÈ ‡ elle pour toujours. Elle
me rendait impatient díarriver ‡ lí‚ge o? jíentrerais au collËge, dans
la classe appelÈe Philosophie. Mais je ne voulais pas quíon y fÓt
autre chose que vivre uniquement par la pensÈe de Bergotte, et si líon
míavait dit que les mÈtaphysiciens auxquels je míattacherais alors ne
lui ressembleraient en rien, jíaurais ressenti le dÈsespoir díun
amoureux qui veut aimer pour la vie et ‡ qui on parle des autres
maÓtresses quíil aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dÈrangÈ par Swann
qui venait voir mes parents.
ó´Quíest-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui
donc vous a indiquÈ ses ouvrages?ª Je lui dis que cíÈtait Bloch.
ó´Ah! oui, ce garÁon que jíai vu une fois ici, qui ressemble tellement
au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! cíest frappant, il a les
mÍmes sourcils circonflexes, le mÍme nez recourbÈ, les mÍmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la mÍme personne. En
tout cas il a du go?t, car Bergotte est un charmant esprit.ª Et voyant
combien jíavais líair díadmirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais
des gens quíil connaissait fit, par bontÈ, une exception et me dit:
ó´Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir quíil
Ècrive un mot en tÍte de votre volume, je pourrais le lui demander.ª
Je níosai pas accepter mais posai ‡ Swann des questions sur Bergotte.
page 133 / 601
´Est-ce que vous pourriez me dire quel est líacteur quíil prÈfËre?ª
ó´Líacteur, je ne sais pas. Mais je sais quíil níÈgale aucun artiste
homme ‡ la Berma quíil met au-dessus de tout. Líavez-vous entendue?ª
ó´Non monsieur, mes parents ne me permettent pas díaller au thÈ‚tre.ª
ó´Cíest malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans PhËdre,
dans le Cid, ce níest quíune actrice si vous voulez, mais vous savez
je ne crois pas beaucoup ‡ la ´hiÈrarchie!ª des arts; (et je
remarquai, comme cela míavait souvent frappÈ dans ses conversations
avec les súurs de ma grandímËre que quand il parlait de choses
sÈrieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer
une opinion sur un sujet important, il avait soin de líisoler dans une
intonation spÈciale, machinale et ironique, comme síil líavait mise
entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre ‡ son compte, et
dire: ´la hiÈrarchie, vous savez, comme disent les gens ridiculesª?
Mais alors, si cíÈtait ridicule, pourquoi disait-il la hiÈrarchie?).
Un instant aprËs il ajouta: ´Cela vous donnera une vision aussi noble
que níimporte quel chef-díúuvre, je ne sais pas moi... queªóet il se
mit ‡ rireó´les Reines de Chartres!ª Jusque-l‡ cette horreur
díexprimer sÈrieusement son opinion míavait paru quelque chose qui
devait Ítre ÈlÈgant et parisien et qui síopposait au dogmatisme
provincial des súurs de ma grandímËre; et je soupÁonnais aussi que
cíÈtait une des formes de líesprit dans la coterie o? vivait Swann et
o? par rÈaction sur le lyrisme des gÈnÈrations antÈrieures on
page 134 / 601
rÈhabilitait ‡ líexcËs les petits faits prÈcis, rÈputÈs vulgaires
autrefois, et on proscrivait les ´phrasesª. Mais maintenant je
trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en
face des choses. Il avait líair de ne pas oser avoir une opinion et de
níÍtre tranquille que quand il pouvait donner mÈticuleusement des
renseignements prÈcis. Mais il ne se rendait donc pas compte que
cíÈtait professer líopinion, postuler, que líexactitude de ces dÈtails
avait de líimportance. Je repensai alors ‡ ce dÓner o? jíÈtais si
triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et o? il
avait dit que les bals chez la princesse de LÈon níavaient aucune
importance. Mais cíÈtait pourtant ‡ ce genre de plaisirs quíil
employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle
autre vie rÈservait-il de dire enfin sÈrieusement ce quíil pensait des
choses, de formuler des jugements quíil p?t ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse ‡
des occupations dont il professait en mÍme temps quíelles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la faÁon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui Ètait pas particulier
mais au contraire Ètait dans ce temps-l‡ commun ‡ tous les admirateurs
de líÈcrivain, ‡ líamie de ma mËre, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: ´Cíest un charmant esprit, si
particulier, il a une faÁon ‡ lui de dire les choses un peu cherchÈe,
mais si agrÈable. On nía pas besoin de voir la signature, on reconnaÓt
tout de suite que cíest de lui.ª Mais aucun níaurait ÈtÈ jusquí‡ dire:
´Cíest un grand Ècrivain, il a un grand talent.ª Ils ne disaient mÍme
pas quíil avait du talent. Ils ne le disaient pas parce quíils ne le
savaient pas. Nous sommes trËs longs ‡ reconnaÓtre dans la physionomie
particuliËre díun nouvel Ècrivain le modËle qui porte le nom de ´grand
page 135 / 601
talentª dans notre musÈe des idÈes gÈnÈrales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout ‡ fait
ressemblante ‡ ce que nous appelons talent. Nous disons plutÙt
originalitÈ, charme, dÈlicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que cíest justement tout cela le talent.
ó´Est-ce quíil y a des ouvrages de Bergotte o? il ait parlÈ de la
Berma?ª demandai-je ‡ M. Swann.
óJe crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit Ítre
ÈpuisÈe. Il y a peut-Ítre eu cependant une rÈimpression. Je
míinformerai. Je peux díailleurs demander ‡ Bergotte tout ce que vous
voulez, il níy a pas de semaine dans líannÈe o? il ne dÓne ‡ la
maison. Cíest le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathÈdrales, les ch‚teaux.
Comme je níavais aucune notion sur la hiÈrarchie sociale, depuis
longtemps líimpossibilitÈ que mon pËre trouvait ‡ ce que nous
frÈquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutÙt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner ‡ mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mËre ne se teignÓt
pas les cheveux et ne se mÓt pas de rouge aux lËvres comme jíavais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non ‡ son mari, mais ‡ M. de Charlus, et je pensais que
nous devions Ítre pour elle un objet de mÈpris, ce qui me peinait
surtout ‡ cause de Mlle Swann quíon míavait dit Ítre une si jolie
page 136 / 601
petite fille et ‡ laquelle je rÍvais souvent en lui prÍtant chaque
fois un mÍme visage arbitraire et charmant. Mais quand jíeus appris ce
jour-l‡ que Mlle Swann Ètait un Ítre díune condition si rare, baignant
comme dans son ÈlÈment naturel au milieu de tant de privilËges, que
quand elle demandait ‡ ses parents síil y avait quelquíun ‡ dÓner, on
lui rÈpondait par ces syllabes remplies de lumiËre, par le nom de ce
convive díor qui níÈtait pour elle quíun vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime ‡ table, ce qui
correspondait ‡ ce quíÈtait pour moi la conversation de ma
grandítante, cíÈtaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
quíil níavait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels jíaurais
voulu líÈcouter rendre ses oracles, et quíenfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait ‡ cÙtÈ díelle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en mÍme temps que le prix díun Ítre comme Mlle Swann, combien
je lui paraÓtrais grossier et ignorant, et jíÈprouvai si vivement la
douceur et líimpossibilitÈ quíil y aurait pour moi ‡ Ítre son ami, que
je fus rempli ‡ la fois de dÈsir et de dÈsespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais ‡ elle, je la voyais devant le porche
díune cathÈdrale, míexpliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me prÈsentant comme son ami, ‡
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idÈes que faisaient
naÓtre en moi les cathÈdrales, le charme des coteaux de
líIle-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur líimage que je me formais de Mlle Swann: cíÈtait Ítre tout
prÍt ‡ líaimer. Que nous croyions quíun Ítre participe ‡ une vie
inconnue o? son amour nous ferait pÈnÈtrer, cíest, de tout ce quíexige
líamour pour naÓtre, ce ‡ quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
page 137 / 601
bon marchÈ du reste. MÍme les femmes qui prÈtendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique líÈmanation díune vie
spÈciale. Cíest pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
líuniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cúur diffÈrent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince hÈritier, pour faire les plus flatteuses
conquÍtes, dans les pays Ètrangers quíil visite, nía pas besoin du
profil rÈgulier qui serait peut-Ítre indispensable ‡ un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grandítante níaurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour o? il est dÈfendu de
síoccuper ‡ rien de sÈrieux et o? elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle míaurait dit ´Comment tu tíamuses encore ‡ lire, ce
níest pourtant pas dimancheª en donnant au mot amusement le sens
díenfantillage et de perte de temps), ma tante LÈonie devisait avec
FranÁoise en attendant líheure díEulalie. Elle lui annonÁait quíelle
venait de voir passer Mme Goupil ´sans parapluie, avec la robe de soie
quíelle síest fait faire ‡ Ch‚teaudun. Si elle a loin ‡ aller avant
vÍpres elle pourrait bien la faire saucerª.
ó´Peut-Ítre, peut-Ítre (ce qui signifiait peut-Ítre non)ª disait
FranÁoise pour ne pas Ècarter dÈfinitivement la possibilitÈ díune
alternative plus favorable.
ó´Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je níai point su si elle Ètait arrivÈe ‡ líÈglise aprËs
page 138 / 601
líÈlÈvation. Il faudra que je pense ‡ le demander ‡ Eulalie...
FranÁoise, regardez-moi ce nuage noir derriËre le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien s?r que la journÈe ne se passera
pas sans pluie. Ce níÈtait pas possible que Áa reste comme Áa, il
faisait trop chaud. Et le plus tÙt sera le mieux, car tant que líorage
níaura pas ÈclatÈ, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans líesprit de qui le dÈsir de h‚ter la descente de líeau de
Vichy líemportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil g‚ter
sa robe.ª
ó´Peut-Ítre, peut-Ítre.ª
ó´Et cíest que, quand il pleut sur la place, il níy a pas grand abri.ª
ó´Comment, trois heures? síÈcriait tout ‡ coup ma tante en p‚lissant,
mais alors les vÍpres sont commencÈes, jíai oubliÈ ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur
líestomac.ª
Et se prÈcipitant sur un livre de messe reliÈ en velours violet, montÈ
díor, et dío?, dans sa h‚te, elle laissait síÈchapper de ces images,
bordÈes díun bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fÍtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commenÁait
‡ lire au plus vite les textes sacrÈs dont líintelligence lui Ètait
lÈgËrement obscurcie par líincertitude de savoir si, prise aussi
longtemps aprËs líeau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
page 139 / 601
rattraper et de la faire descendre. ´Trois heures, cíest incroyable ce
que le temps passe!ª
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose líavait heurtÈ, suivi
díune ample chute lÈgËre comme de grains de sable quíon e?t laissÈ
tomber díune fenÍtre au-dessus, puis la chute síÈtendant, se rÈglant,
adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,
universelle: cíÈtait la pluie.
ó´Eh bien! FranÁoise, quíest-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais
je crois que jíai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc
voir qui est-ce qui peut Ítre dehors par un temps pareil.ª
FranÁoise revenait:
ó´Cíest Mme AmÈdÈe (ma grandímËre) qui a dit quíelle allait faire un
tour. «a pleut pourtant fort.ª
óCela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au
ciel. Jíai toujours dit quíelle níavait point líesprit fait comme tout
le monde. Jíaime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce
moment.
óMme AmÈdÈe, cíest toujours tout líextrÍme des autres, disait
FranÁoise avec douceur, rÈservant pour le moment o? elle serait seule
page 140 / 601
avec les autres domestiques, de dire quíelle croyait ma grandímËre un
peu ´piquÈeª.
óVoil‡ le salut passÈ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce
sera le temps qui lui aura fait peur.ª
ó´Mais il níest pas cinq heures, madame Octave, il níest que quatre
heures et demie.ª
óQue quatre heures et demie? et jíai ÈtÈ obligÈe de relever les petits
rideaux pour avoir un mÈchant rayon de jour. A quatre heures et demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre FranÁoise, il faut que
le bon Dieu soit bien en colËre aprËs nous. Aussi, le monde
díaujourdíhui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop
oubliÈ le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, cíÈtait Eulalie.
Malheureusement, ‡ peine venait-elle díÍtre introduite que FranÁoise
rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-mÍme
‡ líunisson de la joie quíelle ne doutait pas que ses paroles allaient
causer ‡ ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgrÈ
líemploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les
paroles mÍmes dont avait daignÈ se servir le visiteur:
ó´M. le CurÈ serait enchantÈ, ravi, si Madame Octave ne repose pas et
page 141 / 601
pouvait le recevoir. M. le CurÈ ne veut pas dÈranger. M. le CurÈ est
en bas, jíy ai dit díentrer dans la salle.ª
En rÈalitÈ, les visites du curÈ ne faisaient pas ‡ ma tante un aussi
grand plaisir que le supposait FranÁoise et líair de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois quíelle avait
‡ líannoncer ne rÈpondait pas entiËrement au sentiment de la malade.
Le curÈ (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causÈ
davantage, car síil níentendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
díÈtymologies), habituÈ ‡ donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur líÈglise (il avait mÍme líintention díÈcrire un
livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications
infinies et díailleurs toujours les mÍmes. Mais quand elle arrivait
ainsi juste en mÍme temps que celle díEulalie, sa visite devenait
franchement dÈsagrÈable ‡ ma tante. Elle e?t mieux aimÈ bien profiter
díEulalie et ne pas avoir tout le monde ‡ la fois. Mais elle níosait
pas ne pas recevoir le curÈ et faisait seulement signe ‡ Eulalie de ne
pas síen aller en mÍme temps que lui, quíelle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
ó´Monsieur le CurÈ, quíest-ce que líon me disait, quíil y a un artiste
qui a installÈ son chevalet dans votre Èglise pour copier un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivÈe ‡ mon ‚ge sans avoir jamais entendu
parler díune chose pareille! Quíest-ce que le monde aujourdíhui va
donc chercher! Et ce quíil y a de plus vilain dans líÈglise!ª
page 142 / 601
ó´Je níirai pas jusquí‡ dire que cíest ce quíil y a de plus vilain,
car síil y a ‡ Saint-Hilaire des parties qui mÈritent díÍtre visitÈes,
il y en a díautres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique,
la seule de tout le diocËse quíon níait mÍme pas restaurÈe! Mon dieu,
le porche est sale et antique, mais enfin díun caractËre majestueux;
passe mÍme pour les tapisseries díEsther dont personnellement je ne
donnerais pas deux sous, mais qui sont placÈes par les connaisseurs
tout de suite aprËs celles de Sens. Je reconnais díailleurs, quí‡ cÙtÈ
de certains dÈtails un peu rÈalistes, elles en prÈsentent díautres qui
tÈmoignent díun vÈritable esprit díobservation. Mais quíon ne vienne
pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des
fenÍtres qui ne donnent pas de jour et trompent mÍme la vue par ces
reflets díune couleur que je ne saurais dÈfinir, dans une Èglise o? il
níy a pas deux dalles qui soient au mÍme niveau et quíon se refuse ‡
me remplacer sous prÈtexte que ce sont les tombes des abbÈs de Combray
et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les
ancÍtres directs du duc de Guermantes díaujourdíhui et aussi de la
Duchesse puisquíelle est une demoiselle de Guermantes qui a ÈpousÈ son
cousin.ª (Ma grandímËre qui ‡ force de se dÈsintÈresser des personnes
finissait par confondre tous les noms, chaque fois quíon prononÁait
celui de la Duchesse de Guermantes prÈtendait que ce devait Ítre une
parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde Èclatait de rire; elle
t‚chait de se dÈfendre en allÈguant une certaine lettre de faire part:
´Il me semblait me rappeler quíil y avait du Guermantes l‡-dedans.ª Et
pour une fois jíÈtais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre
quíil y e?t un lien entre son amie de pension et la descendante de
GeneviËve de Brabant.)ó´Voyez Roussainville, ce níest plus aujourdíhui
quíune paroisse de fermiers, quoique dans líantiquitÈ cette localitÈ
page 143 / 601
ait d? un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de líÈtymologie de Roussainville. Je
croirais volontiers que le nom primitif Ètait Rouville (Radulfi villa)
comme Ch‚teauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une
autre fois. HÈ bien! líÈglise a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante EntrÈe de Louis-Philippe ‡ Combray qui
serait mieux ‡ sa place ‡ Combray mÍme, et qui vaut, dit-on, la
fameuse verriËre de Chartres. Je voyais mÍme hier le frËre du docteur
Percepied qui est amateur et qui la regarde comme díun plus beau
travail.
´Mais, comme je le lui disais, ‡ cet artiste qui semble du reste trËs
poli, qui est paraÓt-il, un vÈritable virtuose du pinceau, que lui
trouvez-vous donc díextraordinaire ‡ ce vitrail, qui est encore un peu
plus sombre que les autres?ª
ó´Je suis s?re que si vous le demandiez ‡ Monseigneur, disait
mollement ma tante qui commenÁait ‡ penser quíelle allait Ítre
fatiguÈe, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.ª
ó´Comptez-y, madame Octave, rÈpondait le curÈ. Mais cíest justement
Monseigneur qui a attachÈ le grelot ‡ cette malheureuse verriËre en
prouvant quíelle reprÈsente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le
descendant direct de GeneviËve de Brabant qui Ètait une demoiselle de
Guermantes, recevant líabsolution de Saint-Hilaire.ª
page 144 / 601
ó´Mais je ne vois pas o? est Saint-Hilaire?
ó´Mais si, dans le coin du vitrail vous níavez jamais remarquÈ une
dame en robe jaune? HÈ bien! cíest Saint-Hilaire quíon appelle aussi,
vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-HÈlier,
et mÍme, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma
bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce quíelle est devenue en
Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.
Voyez-vous, Eulalie, quíaprËs votre mort on fasse de vous un
homme?ªó´Monsieur le CurÈ a toujours le mot pour rigoler.ªó´Le frËre
de Gilbert, Charles le BËgue, prince pieux mais qui, ayant perdu de
bonne heure son pËre, PÈpin líInsensÈ, mort des suites de sa maladie
mentale, exerÁait le pouvoir suprÍme avec toute la prÈsomption díune
jeunesse ‡ qui la discipline a manquÈ; dËs que la figure díun
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer
jusquíau dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit
br?ler líÈglise de Combray, la primitive Èglise alors, celle que
ThÈodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne quíil avait
prËs díici, ‡ Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de b‚tir au-dessus du tombeau de
Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il níen
reste que la crypte o? ThÈodore a d? vous faire descendre, puisque
Gilbert br?la le reste. Ensuite il dÈfit líinfortunÈ Charles avec
líaide de Guillaume Le ConquÈrant (le curÈ prononÁait GuilÙme), ce qui
fait que beaucoup díAnglais viennent pour visiter. Mais il ne semble
page 145 / 601
pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car
ceux-ci se ruËrent sur lui ‡ la sortie de la messe et lui tranchËrent
la tÍte. Du reste ThÈodore prÍte un petit livre qui donne les
explications.
´Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre Èglise,
cíest le point de vue quíon a du clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui níÍtes pas trËs forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste
la moitiÈ du cÈlËbre dÙme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une
personne bien portante, díautant plus quíon monte pliÈ en deux si on
ne veut pas se casser la tÍte, et on ramasse avec ses effets toutes
les toiles díaraignÈes de líescalier. En tous cas il faudrait bien
vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir líindignation que causait ‡
ma tante líidÈe quíelle f?t capable de monter dans le clocher), car il
fait un de ces courants díair une fois arrivÈ l‡-haut! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. Níimporte,
le dimanche il y a toujours des sociÈtÈs qui viennent mÍme de trËs
loin pour admirer la beautÈ du panorama et qui síen retournent
enchantÈes. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous
trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut
avouer du reste quíon jouit de l‡ díun coup díúil fÈerique, avec des
sortes díÈchappÈes sur la plaine qui ont un cachet tout particulier.
Quand le temps est clair on peut distinguer jusquí‡ Verneuil. Surtout
on embrasse ‡ la fois des choses quíon ne peut voir habituellement que
líune sans líautre, comme le cours de la Vivonne et les fossÈs de
Saint-Assise-lËs-Combray, dont elle est sÈparÈe par un rideau de
page 146 / 601
grands arbres, ou encore comme les diffÈrents canaux de
Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois
que je suis allÈ ‡ Jouy-le-Vicomte, jíai bien vu un bout du canal,
puis quand jíavais tournÈ une rue jíen voyais un autre, mais alors je
ne voyais plus le prÈcÈdent. Jíavais beau les mettre ensemble par la
pensÈe, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de
Saint-Hilaire cíest autre chose, cíest tout un rÈseau o? la localitÈ
est prise. Seulement on ne distingue pas díeau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, quíelle est comme
une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont dÈj‡
dÈcoupÈs. Il faudrait pour bien faire Ítre ‡ la fois dans le clocher
de Saint-Hilaire et ‡ Jouy-le-Vicomte.ª
Le curÈ avait tellement fatiguÈ ma tante quí‡ peine Ètait-il parti,
elle Ètait obligÈe de renvoyer Eulalie.
ó´Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle díune voix faible, en tirant
une piËce díune petite bourse quíelle avait ‡ portÈe de sa main, voil‡
pour que vous ne míoubliiez pas dans vos priËres.ª
ó´Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien
que ce níest pas pour cela que je viens!ª disait Eulalie avec la mÍme
hÈsitation et le mÍme embarras, chaque fois, que si cíÈtait la
premiËre, et avec une apparence de mÈcontentement qui Ègayait ma tante
mais ne lui dÈplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la
piËce, avait un air un peu moins contrariÈ que de coutume, ma tante
page 147 / 601
disait:
ó´Je ne sais pas ce quíavait Eulalie; je lui ai pourtant donnÈ la mÍme
chose que díhabitude, elle níavait pas líair contente.ª
óJe crois quíelle nía pourtant pas ‡ se plaindre, soupirait FranÁoise,
qui avait une tendance ‡ considÈrer comme de la menue monnaie tout ce
que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trÈsors follement gaspillÈs pour une ingrate les piÈcettes mises
chaque dimanche dans la main díEulalie, mais si discrËtement que
FranÁoise níarrivait jamais ‡ les voir. Ce níest pas que líargent que
ma tante donnait ‡ Eulalie, FranÁoise líe?t voulu pour elle. Elle
jouissait suffisamment de ce que ma tante possÈdait, sachant que les
richesses de la maÓtresse du mÍme coup ÈlËvent et embellissent aux
yeux de tous sa servante; et quíelle, FranÁoise, Ètait insigne et
glorifiÈe dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les
nombreuses fermes de ma tante, les visites frÈquentes et prolongÈes du
curÈ, le nombre singulier des bouteilles díeau de Vichy consommÈes.
Elle níÈtait avare que pour ma tante; si elle avait gÈrÈ sa fortune,
ce qui e?t ÈtÈ son rÍve, elle líaurait prÈservÈe des entreprises
díautrui avec une fÈrocitÈ maternelle. Elle níaurait pourtant pas
trouvÈ grand mal ‡ ce que ma tante, quíelle savait incurablement
gÈnÈreuse, se f?t laissÈe aller ‡ donner, si au moins Áíavait ÈtÈ ‡
des riches. Peut-Ítre pensait-elle que ceux-l‡, níayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient Ítre soupÁonnÈs de líaimer ‡ cause
díeux. Díailleurs offerts ‡ des personnes díune grande position de
fortune, ‡ Mme Sazerat, ‡ M. Swann, ‡ M. Legrandin, ‡ Mme Goupil, ‡
page 148 / 601
des personnes ´de mÍme rangª que ma tante et qui ´allaient bien
ensembleª, ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de
cette vie Ètrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et quíelle admirait en souriant.
Mais il níen allait plus de mÍme si les bÈnÈficiaires de la gÈnÈrositÈ
de ma tante Ètaient de ceux que FranÁoise appelait ´des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moiª et qui Ètaient ceux
quíelle mÈprisait le plus ‡ moins quíils ne líappelassent ´Madame
FranÁoiseª et ne se considÈrassent comme Ètant ´moins quíelleª. Et
quand elle vit que, malgrÈ ses conseils, ma tante níen faisait quí‡ sa
tÍte et jetait líargentóFranÁoise le croyait du moinsópour des
crÈatures indignes, elle commenÁa ‡ trouver bien petits les dons que
ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguÈes
‡ Eulalie. Il níy avait pas dans les environs de Combray de ferme si
consÈquente que FranÁoise ne suppos‚t quíEulalie e?t pu facilement
líacheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est
vrai quíEulalie faisait la mÍme estimation des richesses immenses et
cachÈes de FranÁoise. Habituellement, quand Eulalie Ètait partie,
FranÁoise prophÈtisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haÔssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle Ètait
l‡, ‡ lui faire ´bon visageª. Elle se rattrapait aprËs son dÈpart,
sans la nommer jamais ‡ vrai dire, mais en profÈrant des oracles
sibyllins, des sentences díun caractËre gÈnÈral telles que celles de
líEcclÈsiaste, mais dont líapplication ne pouvait Èchapper ‡ ma tante.
AprËs avoir regardÈ par le coin du rideau si Eulalie avait refermÈ la
porte: ´Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pÈpettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jourª, disait-elle, avec le regard latÈral et líinsinuation de
page 149 / 601
Joas pensant exclusivement ‡ Athalie quand il dit:
Le bonheur des mÈchants comme un torrent síÈcoule.
Mais quand le curÈ Ètait venu aussi et que sa visite interminable
avait ÈpuisÈ les forces de ma tante, FranÁoise sortait de la chambre
derriËre Eulalie et disait:
ó´Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez líair beaucoup
fatiguÈe.ª
Et ma tante ne rÈpondait mÍme pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir Ítre le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais ‡ peine
FranÁoise Ètait-elle descendue que quatre coups donnÈs avec la plus
grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressÈe sur
son lit, criait:
ó´Est-ce quíEulalie est dÈj‡ partie? Croyez-vous que jíai oubliÈ de
lui demander si Mme Goupil Ètait arrivÈe ‡ la messe avant líÈlÈvation!
Courez vite aprËs elle!ª
Mais FranÁoise revenait níayant pu rattraper Eulalie.
ó´Cíest contrariant, disait ma tante en hochant la tÍte. La seule
page 150 / 601
chose importante que jíavais ‡ lui demander!ª
Ainsi passait la vie pour ma tante LÈonie, toujours identique, dans la
douce uniformitÈ de ce quíelle appelait avec un dÈdain affectÈ et une
tendresse profonde, son ´petit traintrainª. PrÈservÈ par tout le
monde, non seulement ‡ la maison, o? chacun ayant ÈprouvÈ líinutilitÈ
de lui conseiller une meilleure hygiËne, síÈtait peu ‡ peu rÈsignÈ ‡
le respecter, mais mÍme dans le village o?, ‡ trois rues de nous,
líemballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander ‡ FranÁoise
si ma tante ne ´reposait pasª,óce traintrain fut pourtant troublÈ une
fois cette annÈe-l‡. Comme un fruit cachÈ qui serait parvenu ‡
maturitÈ sans quíon síen aperÁ?t et se dÈtacherait spontanÈment,
survint une nuit la dÈlivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs Ètaient intolÈrables, et comme il níy avait pas de sage-femme
‡ Combray, FranÁoise dut partir avant le jour en chercher une ‡
Thiberzy. Ma tante, ‡ cause des cris de la fille de cuisine, ne put
reposer, et FranÁoise, malgrÈ la courte distance, níÈtant revenue que
trËs tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mËre me dit-elle dans la
matinÈe: ´Monte donc voir si ta tante nía besoin de rien.ª Jíentrai
dans la premiËre piËce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchÈe
sur le cÙtÈ, qui dormait; je líentendis ronfler lÈgËrement. Jíallais
míen aller doucement mais sans doute le bruit que jíavais fait Ètait
intervenu dans son sommeil et en avait ´changÈ la vitesseª, comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement síinterrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle síÈveilla et tourna ‡
demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait Èvidemment díavoir un rÍve affreux; elle ne
page 151 / 601
pouvait me voir de la faÁon dont elle Ètait placÈe, et je restais l‡
ne sachant si je devais míavancer ou me retirer; mais dÈj‡ elle
semblait revenue au sentiment de la rÈalitÈ et avait reconnu le
mensonge des visions qui líavaient effrayÈe; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rÍves, Èclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude quíelle avait prise de se parler ‡ mi-voix ‡ elle-mÍme quand
elle se croyait seule, elle murmura: ´Dieu soit louÈ! nous níavons
comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voil‡-t-il pas que
je rÍvais que mon pauvre Octave Ètait ressuscitÈ et quíil voulait me
faire faire une promenade tous les jours!ª Sa main se tendit vers son
chapelet qui Ètait sur la petite table, mais le sommeil recommenÁant
ne lui laissa pas la force de líatteindre: elle se rendormit,
tranquillisÈe, et je sortis ‡ pas de loup de la chambre sans quíelle
ni personne e?t jamais appris ce que jíavais entendu.
Quand je dis quíen dehors díÈvÈnements trËs rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se rÈpÈtant toujours
identiques ‡ des intervalles rÈguliers, níintroduisaient au sein de
líuniformitÈ quíune sorte díuniformitÈ secondaire. Cíest ainsi que
tous les samedis, comme FranÁoise allait dans líaprËs-midi au marchÈ
de Roussainville-le-Pin, le dÈjeuner Ètait, pour tout le monde, une
heure plus tÙt. Et ma tante avait si bien pris líhabitude de cette
dÈrogation hebdomadaire ‡ ses habitudes, quíelle tenait ‡ cette
habitude-l‡ autant quíaux autres. Elle y Ètait si bien ´routinÈeª,
comme disait FranÁoise, que síil lui avait fallu un samedi, attendre
page 152 / 601
pour dÈjeuner líheure habituelle, cela líe?t autant ´dÈrangÈeª que si
elle avait d?, un autre jour, avancer son dÈjeuner ‡ líheure du
samedi. Cette avance du dÈjeuner donnait díailleurs au samedi, pour
nous tous, une figure particuliËre, indulgente, et assez sympathique.
Au moment o? díhabitude on a encore une heure ‡ vivre avant la dÈtente
du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir
arriver des endives prÈcoces, une omelette de faveur, un bifteck
immÈritÈ. Le retour de ce samedi asymÈtrique Ètait un de ces petits
ÈvÈnements intÈrieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociÈtÈs fermÈes, crÈent une sorte de lien national
et deviennent le thËme favori des conversations, des plaisanteries,
des rÈcits exagÈrÈs ‡ plaisir: il e?t ÈtÈ le noyau tout prÍt pour un
cycle lÈgendaire si líun de nous avait eu la tÍte Èpique. DËs le
matin, avant díÍtre habillÈs, sans raison, pour le plaisir díÈprouver
la force de la solidaritÈ, on se disait les uns aux autres avec bonne
humeur, avec cordialitÈ, avec patriotisme: ´Il níy a pas de temps ‡
perdre, níoublions pas que cíest samedi!ª cependant que ma tante,
confÈrant avec FranÁoise et songeant que la journÈe serait plus longue
que díhabitude, disait: ´Si vous leur faisiez un beau morceau de veau,
comme cíest samedi.ª Si ‡ dix heures et demie un distrait tirait sa
montre en disant: ´Allons, encore une heure et demie avant le
dÈjeunerª, chacun Ètait enchantÈ díavoir ‡ lui dire: ´Mais voyons, ‡
quoi pensez-vous, vous oubliez que cíest samedi!ª; on en riait encore
un quart díheure aprËs et on se promettait de monter raconter cet
oubli ‡ ma tante pour líamuser. Le visage du ciel mÍme semblait
changÈ. AprËs le dÈjeuner, le soleil, conscient que cíÈtait samedi,
fl‚nait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelquíun, pensant
quíon Ètait en retard pour la promenade, disait: ´Comment, seulement
page 153 / 601
deux heures?ª en voyant passer les deux coups du clocher de
Saint-Hilaire (qui ont líhabitude de ne rencontrer encore personne
dans les chemins dÈsertÈs ‡ cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la riviËre vive et blanche que le pÍcheur mÍme a abandonnÈe,
et passent solitaires dans le ciel vacant o? ne restent que quelques
nuages paresseux), tout le monde en chúur lui rÈpondait: ´Mais ce qui
vous trompe, cíest quíon a dÈjeunÈ une heure plus tÙt, vous savez bien
que cíest samedi!ª La surprise díun barbare (nous appelions ainsi tous
les gens qui ne savaient pas ce quíavait de particulier le samedi)
qui, Ètant venu ‡ onze heures pour parler ‡ mon pËre, nous avait
trouvÈs ‡ table, Ètait une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus ÈgayÈ FranÁoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur
interloquÈ ne s?t pas que nous dÈjeunions plus tÙt le samedi, elle
trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cúur
avec ce chauvinisme Ètroit) que mon pËre, lui, níe?t pas eu líidÈe que
ce barbare pouvait líignorer et e?t rÈpondu sans autre explication ‡
son Ètonnement de nous voir dÈj‡ dans la salle ‡ manger: ´Mais voyons,
cíest samedi!ª Parvenue ‡ ce point de son rÈcit, elle essuyait des
larmes díhilaritÈ et pour accroÓtre le plaisir quíelle Èprouvait, elle
prolongeait le dialogue, inventait ce quíavait rÈpondu le visiteur ‡
qui ce ´samediª níexpliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions:
´Mais il me semblait quíil avait dit aussi autre chose. CíÈtait plus
long la premiËre fois quand vous líavez racontÈ.ª Ma grandítante
elle-mÍme laissait son ouvrage, levait la tÍte et regardait par-dessus
son lorgnon.
page 154 / 601
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-l‡, pendant le
mois de mai, nous sortions aprËs le dÓner pour aller au ´mois de
Marieª.
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, trËs sÈvËre pour ´le
genre dÈplorable des jeunes gens nÈgligÈs, dans les idÈes de líÈpoque
actuelleª, ma mËre prenait garde que rien ne cloch‚t dans ma tenue,
puis on partait pour líÈglise. Cíest au mois de Marie que je me
souviens díavoir commencÈ ‡ aimer les aubÈpines. NíÈtant pas seulement
dans líÈglise, si sainte, mais o? nous avions le droit díentrer,
posÈes sur líautel mÍme, insÈparables des mystËres ‡ la cÈlÈbration
desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrÈs leurs branches attachÈes horizontalement
les unes aux autres en un apprÍt de fÍte, et quíenjolivaient encore
les festons de leur feuillage sur lequel Ètaient semÈs ‡ profusion,
comme sur une traÓne de mariÈe, de petits bouquets de boutons díune
blancheur Èclatante. Mais, sans oser les regarder quí‡ la dÈrobÈe, je
sentais que ces apprÍts pompeux Ètaient vivants et que cíÈtait la
nature elle-mÍme qui, en creusant ces dÈcoupures dans les feuilles, en
ajoutant líornement suprÍme de ces blancs boutons, avait rendu cette
dÈcoration digne de ce qui Ètait ‡ la fois une rÈjouissance populaire
et une solennitÈ mystique. Plus haut síouvraient leurs corolles Á‡ et
l‡ avec une gr‚ce insouciante, retenant si nÈgligemment comme un
dernier et vaporeux atour le bouquet díÈtamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entiËres, quíen suivant, quíen
essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
líimaginais comme si Áíavait ÈtÈ le mouvement de tÍte Ètourdi et
page 155 / 601
rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuÈes, díune blanche jeune
fille, distraite et vive. M. Vinteuil Ètait venu avec sa fille se
placer ‡ cÙtÈ de nous. Díune bonne famille, il avait ÈtÈ le professeur
de piano des súurs de ma grandímËre et quand, aprËs la mort de sa
femme et un hÈritage quíil avait fait, il síÈtait retirÈ auprËs de
Combray, on le recevait souvent ‡ la maison. Mais díune pudibonderie
excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait
fait ce quíil appelait ´un mariage dÈplacÈ, dans le go?t du jourª. Ma
mËre, ayant appris quíil composait, lui avait dit par amabilitÈ que,
quand elle irait le voir, il faudrait quíil lui fÓt entendre quelque
chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il
poussait la politesse et la bontÈ jusquí‡ de tels scrupules que, se
mettant toujours ‡ la place des autres, il craignait de les ennuyer et
de leur paraÓtre ÈgoÔste síil suivait ou seulement laissait deviner
son dÈsir. Le jour o? mes parents Ètaient allÈs chez lui en visite, je
les avais accompagnÈs, mais ils míavaient permis de rester dehors et,
comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, Ètait en contre-bas díun
monticule buissonneux, o? je míÈtais cachÈ, je míÈtais trouvÈ de
plain-pied avec le salon du second Ètage, ‡ cinquante centimËtres de
la fenÍtre. Quand on Ètait venu lui annoncer mes parents, jíavais vu
M. Vinteuil se h‚ter de mettre en Èvidence sur le piano un morceau de
musique. Mais une fois mes parents entrÈs, il líavait retirÈ et mis
dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer
quíil níÈtait heureux de les voir que pour leur jouer de ses
compositions. Et chaque fois que ma mËre Ètait revenue ‡ la charge au
cours de la visite, il avait rÈpÈtÈ plusieurs fois ´Mais je ne sais
qui a mis cela sur le piano, ce níest pas sa placeª, et avait dÈtournÈ
la conversation sur díautres sujets, justement parce que ceux-l‡
page 156 / 601
líintÈressaient moins. Sa seule passion Ètait pour sa fille et
celle-ci qui avait líair díun garÁon paraissait si robuste quíon ne
pouvait síempÍcher de sourire en voyant les prÈcautions que son pËre
prenait pour elle, ayant toujours des ch‚les supplÈmentaires ‡ lui
jeter sur les Èpaules. Ma grandímËre faisait remarquer quelle
expression douce dÈlicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage Ètait semÈ de taches
de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle líentendait
avec líesprit de ceux ‡ qui elle líavait dite, síalarmait des
malentendus possibles et on voyait síÈclairer, se dÈcouper comme par
transparence, sous la figure hommasse du ´bon diableª, les traits plus
fins díune jeune fille ÈplorÈe.
Quand, au moment de quitter líÈglise, je míagenouillai devant líautel,
je sentis tout díun coup, en me relevant, síÈchapper des aubÈpines une
odeur amËre et douce díamandes, et je remarquai alors sur les fleurs
de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que
devait Ítre cachÈe cette odeur comme sous les parties gratinÈes le
go?t díune frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues
de Mlle Vinteuil. MalgrÈ la silencieuse immobilitÈ des aubÈpines,
cette intermittente ardeur Ètait comme le murmure de leur vie intense
dont líautel vibrait ainsi quíune haie agreste visitÈe par de vivantes
antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines Ètamines presque
rousses qui semblaient avoir gardÈ la virulence printaniËre, le
pouvoir irritant, díinsectes aujourdíhui mÈtamorphosÈs en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant
page 157 / 601
de líÈglise. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur
la place, prenait la dÈfense des petits, faisait des sermons aux
grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait
ÈtÈ contente de nous voir, aussitÙt il semblait quíen elle-mÍme une
súur plus sensible rougissait de ce propos de bon garÁon Ètourdi qui
avait pu nous faire croire quíelle sollicitait díÍtre invitÈe chez
nous. Son pËre lui jetait un manteau sur les Èpaules, ils montaient
dans un petit buggy quíelle conduisait elle-mÍme et tous deux
retournaient ‡ Montjouvain. Quant ‡ nous, comme cíÈtait le lendemain
dimanche et quíon ne se lËverait que pour la grandímesse, síil faisait
clair de lune et que líair f?t chaud, au lieu de nous faire rentrer
directement, mon pËre, par amour de la gloire, nous faisait faire par
le calvaire une longue promenade, que le peu díaptitude de ma mËre ‡
síorienter et ‡ se reconnaÓtre dans son chemin, lui faisait considÈrer
comme la prouesse díun gÈnie stratÈgique. Parfois nous allions
jusquíau viaduc, dont les enjambÈes de pierre commenÁaient ‡ la gare
et me reprÈsentaient líexil et la dÈtresse hors du monde civilisÈ
parce que chaque annÈe en venant de Paris, on nous recommandait de
faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser
passer la station, díÍtre prÍts díavance car le train repartait au
bout de deux minutes et síengageait sur le viaduc au del‡ des pays
chrÈtiens dont Combray marquait pour moi líextrÍme limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, o? Ètaient les plus agrÈables
villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme
Hubert Robert, semait ses degrÈs rompus de marbre blanc, ses jets
díeau, ses grilles entríouvertes. Sa lumiËre avait dÈtruit le bureau
du tÈlÈgraphe. Il níen subsistait plus quíune colonne ‡ demi brisÈe,
mais qui gardait la beautÈ díune ruine immortelle. Je traÓnais la
page 158 / 601
jambe, je tombais de sommeil, líodeur des tilleuls qui embaumait
míapparaissait comme une rÈcompense quíon ne pouvait obtenir quíau
prix des plus grandes fatigues et qui níen valait pas la peine. De
grilles fort ÈloignÈes les unes des autres, des chiens rÈveillÈs par
nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il míarrive
encore quelquefois díen entendre le soir, et entre lesquels dut venir
(quand sur son emplacement on crÈa le jardin public de Combray) se
rÈfugier le boulevard de la gare, car, o? que je me trouve, dËs quíils
commencent ‡ retentir et ‡ se rÈpondre, je líaperÁois, avec ses
tilleuls et son trottoir ÈclairÈ par la lune.
Tout díun coup mon pËre nous arrÍtait et demandait ‡ ma mËre: ´O?
sommes-nous?ª EpuisÈe par la marche, mais fiËre de lui, elle lui
avouait tendrement quíelle níen savait absolument rien. Il haussait
les Èpaules et riait. Alors, comme síil líavait sortie de la poche de
son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite
porte de derriËre de notre jardin qui Ètait venue avec le coin de la
rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma
mËre lui disait avec admiration: ´Tu es extraordinaire!ª Et ‡ partir
de cet instant, je níavais plus un seul pas ‡ faire, le sol marchait
pour moi dans ce jardin o? depuis si longtemps mes actes avaient cessÈ
díÍtre accompagnÈs díattention volontaire: líHabitude venait de me
prendre dans ses bras et me portait jusquí‡ mon lit comme un petit
enfant.
Si la journÈe du samedi, qui commenÁait une heure plus tÙt, et o? elle
Ètait privÈe de FranÁoise, passait plus lentement quíune autre pour ma
page 159 / 601
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveautÈ et la
distraction que f?t encore capable de supporter son corps affaibli et
maniaque. Et ce níest pas cependant quíelle níaspir‚t parfois ‡
quelque plus grand changement, quíelle níe?t de ces heures díexception
o? líon a soif de quelque chose díautre que ce qui est, et o? ceux que
le manque díÈnergie ou díimagination empÍche de tirer díeux-mÍmes un
principe de rÈnovation, demandent ‡ la minute qui vient, au facteur
qui sonne, de leur apporter du nouveau, f?t-ce du pire, une Èmotion,
une douleur; o? la sensibilitÈ, que le bonheur a fait taire comme une
harpe oisive, veut rÈsonner sous une main, mÍme brutale, et d?t-elle
en Ítre brisÈe; o? la volontÈ, qui a si difficilement conquis le droit
díÍtre livrÈe sans obstacle ‡ ses dÈsirs, ‡ ses peines, voudrait jeter
les rÍnes entre les mains díÈvÈnements impÈrieux, fussent-ils cruels.
Sans doute, comme les forces de ma tante, taries ‡ la moindre fatigue,
ne lui revenaient que goutte ‡ goutte au sein de son repos, le
rÈservoir Ètait trËs long ‡ remplir, et il se passait des mois avant
quíelle e?t ce lÈger trop-plein que díautres dÈrivent dans líactivitÈ
et dont elle Ètait incapable de savoir et de dÈcider comment user. Je
ne doute pas quíalorsócomme le dÈsir de la remplacer par des pommes de
terre bÈchamel finissait au bout de quelque temps par naÓtre du
plaisir mÍme que lui causait le retour quotidien de la purÈe dont elle
ne se ´fatiguaitª pas,óelle ne tir‚t de líaccumulation de ces jours
monotones auxquels elle tenait tant, líattente díun cataclysme
domestique limitÈ ‡ la durÈe díun moment mais qui la forcerait
díaccomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle
reconnaissait quíils lui seraient salutaires et auxquels elle ne
pouvait díelle-mÍme se dÈcider. Elle nous aimait vÈritablement, elle
page 160 / 601
aurait eu plaisir ‡ nous pleurer; survenant ‡ un moment o? elle se
sentait bien et níÈtait pas en sueur, la nouvelle que la maison Ètait
la proie díun incendie o? nous avions dÈj‡ tous pÈri et qui níallait
plus bientÙt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel
elle aurait eu tout le temps díÈchapper sans se presser, ‡ condition
de se lever tout de suite, a d? souvent hanter ses espÈrances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long
regret toute sa tendresse pour nous, et díÍtre la stupÈfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablÈe, moribonde
debout, celui bien plus prÈcieux de la forcer au bon moment, sans
temps ‡ perdre, sans possibilitÈ díhÈsitation Ènervante, ‡ aller
passer líÈtÈ dans sa jolie ferme de Mirougrain, o? il y avait une
chute díeau. Comme níÈtait jamais survenu aucun ÈvÈnement de ce genre,
dont elle mÈditait certainement la rÈussite quand elle Ètait seule
absorbÈe dans ses innombrables jeux de patience (et qui líe?t
dÈsespÈrÈe au premier commencement de rÈalisation, au premier de ces
petits faits imprÈvus, de cette parole annonÁant une mauvaise nouvelle
et dont on ne peut plus jamais oublier líaccent, de tout ce qui porte
líempreinte de la mort rÈelle, bien diffÈrente de sa possibilitÈ
logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps
sa vie plus intÈressante, ‡ y introduire des pÈripÈties imaginaires
quíelle suivait avec passion. Elle se plaisait ‡ supposer tout díun
coup que FranÁoise la volait, quíelle recourait ‡ la ruse pour síen
assurer, la prenait sur le fait; habituÈe, quand elle faisait seule
des parties de cartes, ‡ jouer ‡ la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononÁait ‡ elle-mÍme les excuses embarrassÈes de
FranÁoise et y rÈpondait avec tant de feu et díindignation que líun de
nous, entrant ‡ ces moments-l‡, la trouvait en nage, les yeux
page 161 / 601
Ètincelants, ses faux cheveux dÈplacÈs laissant voir son front chauve.
FranÁoise entendit peut-Ítre parfois dans la chambre voisine de
mordants sarcasmes qui síadressaient ‡ elle et dont líinvention níe?t
pas soulagÈ suffisamment ma tante, síils Ètaient restÈs ‡ líÈtat
purement immatÈriel, et si en les murmurant ‡ mi-voix elle ne leur e?t
donnÈ plus de rÈalitÈ. Quelquefois, ce ´spectacle dans un litª ne
suffisait mÍme pas ‡ ma tante, elle voulait faire jouer ses piËces.
Alors, un dimanche, toutes portes mystÈrieusement fermÈes, elle
confiait ‡ Eulalie ses doutes sur la probitÈ de FranÁoise, son
intention de se dÈfaire díelle, et une autre fois, ‡ FranÁoise ses
soupÁons de líinfidÈlitÈ díEulalie, ‡ qui la porte serait bientÙt
fermÈe; quelques jours aprËs elle Ètait dÈgo?tÈe de sa confidente de
la veille et racoquinÈe avec le traÓtre, lesquels díailleurs, pour la
prochaine reprÈsentation, Èchangeraient leurs emplois. Mais les
soupÁons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, níÈtaient quíun feu
de paille et tombaient vite, faute díaliment, Eulalie níhabitant pas
la maison. Il níen Ètait pas de mÍme de ceux qui concernaient
FranÁoise, que ma tante sentait perpÈtuellement sous le mÍme toit
quíelle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son
lit, elle os‚t descendre ‡ la cuisine se rendre compte síils Ètaient
fondÈs. Peu ‡ peu son esprit níeut plus díautre occupation que de
chercher ‡ deviner ce quí‡ chaque moment pouvait faire, et chercher ‡
lui cacher, FranÁoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un dÈsir
quíelle semblait dissimuler. Et elle lui montrait quíelle líavait
dÈmasquÈe, díun seul mot qui faisait p‚lir FranÁoise et que ma tante
semblait trouver, ‡ enfoncer au cúur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une rÈvÈlation
page 162 / 601
díEulalie,ócomme ces dÈcouvertes qui ouvrent tout díun coup un champ
insoupÁonnÈ ‡ une science naissante et qui se traÓnait dans
líorniËre,óprouvait ‡ ma tante quíelle Ètait dans ses suppositions
bien au-dessous de la vÈritÈ. ´Mais FranÁoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donnÈ une voitureª.ó´Que je lui ai donnÈ
une voiture!ª síÈcriait ma tante.ó´Ah! mais je ne sais pas, moi, je
croyais, je líavais vue qui passait maintenant en calËche, fiËre comme
Artaban, pour aller au marchÈ de Roussainville. Jíavais cru que
cíÈtait Mme Octave qui lui avait donnÈ.ª Peu ‡ peu FranÁoise et ma
tante, comme la bÍte et le chasseur, ne cessaient plus de t‚cher de
prÈvenir les ruses líune de líautre. Ma mËre craignait quíil ne se
dÈvelopp‚t chez FranÁoise une vÈritable haine pour ma tante qui
líoffensait le plus durement quíelle le pouvait. En tous cas FranÁoise
attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de
ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose
‡ lui demander, elle hÈsitait longtemps sur la maniËre dont elle
devait síy prendre. Et quand elle avait profÈrÈ sa requÍte, elle
observait ma tante ‡ la dÈrobÈe, t‚chant de deviner dans líaspect de
sa figure ce que celle-ci avait pensÈ et dÈciderait. Et ainsiótandis
que quelque artiste lisant les MÈmoires du XVIIe siËcle, et dÈsirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se
fabriquant une gÈnÈalogie qui le fait descendre díune famille
historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains
actuels de líEurope, tourne prÈcisÈment le dos ‡ ce quíil a le tort de
chercher sous des formes identiques et par consÈquent mortes,óune
vieille dame de province qui ne faisait quíobÈir sincËrement ‡
díirrÈsistibles manies et ‡ une mÈchancetÈ nÈe de líoisivetÈ, voyait
sans avoir jamais pensÈ ‡ Louis XIV les occupations les plus
page 163 / 601
insignifiantes de sa journÈe, concernant son lever, son dÈjeuner, son
repos, prendre par leur singularitÈ despotique un peu de líintÈrÍt de
ce que Saint-Simon appelait la ´mÈcaniqueª de la vie ‡ Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou
de hauteur dans sa physionomie, Ètaient de la part de FranÁoise
líobjet díun commentaire aussi passionnÈ, aussi craintif que líÈtaient
le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou
mÍme les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au
dÈtour díune allÈe, ‡ Versailles.
Un dimanche, o? ma tante avait eu la visite simultanÈe du curÈ et
díEulalie, et síÈtait ensuite reposÈe, nous Ètions tous montÈs lui
dire bonsoir, et maman lui adressait ses condolÈances sur la mauvaise
chance qui amenait toujours ses visiteurs ‡ la mÍme heure:
ó´Je sais que les choses se sont encore mal arrangÈes tantÙt, LÈonie,
lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde ‡ la fois.ª
Ce que ma grandítante interrompit par: ´Abondance de biens...ª car
depuis que sa fille Ètait malade elle croyait devoir la remonter en
lui prÈsentant toujours tout par le bon cÙtÈ. Mais mon pËre prenant la
parole:
ó´Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est rÈunie pour
vous faire un rÈcit sans avoir besoin de le recommencer ‡ chacun. Jíai
peur que nous ne soyons f‚chÈs avec Legrandin: il mía ‡ peine dit
page 164 / 601
bonjour ce matin.ª
Je ne restai pas pour entendre le rÈcit de mon pËre, car jíÈtais
justement avec lui aprËs la messe quand nous avions rencontrÈ M.
Legrandin, et je descendis ‡ la cuisine demander le menu du dÓner qui
tous les jours me distrayait comme les nouvelles quíon lit dans un
journal et míexcitait ‡ la faÁon díun programme de fÍte. Comme M.
Legrandin avait passÈ prËs de nous en sortant de líÈglise, marchant ‡
cÙtÈ díune ch‚telaine du voisinage que nous ne connaissions que de
vue, mon pËre avait fait un salut ‡ la fois amical et rÈservÈ, sans
que nous nous arrÍtions; M. Legrandin avait ‡ peine rÈpondu, díun air
ÈtonnÈ, comme síil ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particuliËre aux personnes qui ne veulent pas
Ítre aimables et qui, du fond subitement prolongÈ de leurs yeux, ont
líair de vous apercevoir comme au bout díune route interminable et ‡
une si grande distance quíelles se contentent de vous adresser un
signe de tÍte minuscule pour le proportionner ‡ vos dimensions de
marionnette.
Or, la dame quíaccompagnait Legrandin Ètait une personne vertueuse et
considÈrÈe; il ne pouvait Ítre question quíil f?t en bonne fortune et
gÍnÈ díÍtre surpris, et mon pËre se demandait comment il avait pu
mÈcontenter Legrandin. ´Je regretterais díautant plus de le savoir
f‚chÈ, dit mon pËre, quíau milieu de tous ces gens endimanchÈs il a,
avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu
apprÍtÈ, de si vraiment simple, et un air presque ingÈnu qui est tout
‡ fait sympathique.ª Mais le conseil de famille fut unanimement díavis
page 165 / 601
que mon pËre síÈtait fait une idÈe, ou que Legrandin, ‡ ce moment-l‡,
Ètait absorbÈ par quelque pensÈe. Díailleurs la crainte de mon pËre
fut dissipÈe dËs le lendemain soir. Comme nous revenions díune grande
promenade, nous aperÁ?mes prËs du Pont-Vieux Legrandin, qui ‡ cause
des fÍtes, restait plusieurs jours ‡ Combray. Il vint ‡ nous la main
tendue: ´Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers
de Paul Desjardins:
Les bois sont dÈj‡ noirs, le ciel est encor bleu.
Níest-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous níavez peut-Ítre
jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourdíhui il se
mue, me dit-on, en frËre prÍcheur, mais ce fut longtemps un
aquarelliste limpide...
Les bois sont dÈj‡ noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et mÍme ‡
líheure, qui vient pour moi maintenant, o? les bois sont dÈj‡ noirs,
o? la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant
du cÙtÈ du ciel.ª Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps
les yeux ‡ líhorizon, ´Adieu, les camaradesª, nous dit-il tout ‡ coup,
et il nous quitta.
A cette heure o? je descendais apprendre le menu, le dÓner Ètait dÈj‡
page 166 / 601
commencÈ, et FranÁoise, commandant aux forces de la nature devenues
ses aides, comme dans les fÈeries o? les gÈants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait ‡ la vapeur des pommes de
terre ‡ Ètuver et faisait finir ‡ point par le feu les chefs-díúuvre
culinaires díabord prÈparÈs dans des rÈcipients de cÈramiste qui
allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonniËres, aux
terrines pour le gibier, moules ‡ p‚tisserie, et petits pots de crËme
en passant par une collection complËte de casserole de toutes
dimensions. Je míarrÍtais ‡ voir sur la table, o? la fille de cuisine
venait de les Ècosser, les petits pois alignÈs et nombrÈs comme des
billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement Ètait devant les
asperges, trempÈes díoutremer et de rose et dont líÈpi, finement
pignochÈ de mauve et díazur, se dÈgrade insensiblement jusquíau
pied,óencore souillÈ pourtant du sol de leur plant,ópar des irisations
qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances cÈlestes
trahissaient les dÈlicieuses crÈatures qui síÈtaient amusÈes ‡ se
mÈtamorphoser en lÈgumes et qui, ‡ travers le dÈguisement de leur
chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs
naissantes díaurore, en ces Èbauches díarc-en-ciel, en cette
extinction de soirs bleus, cette essence prÈcieuse que je
reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dÓner o? jíen
avais mangÈ, elles jouaient, dans leurs farces poÈtiques et grossiËres
comme une fÈerie de Shakespeare, ‡ changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.
La pauvre CharitÈ de Giotto, comme líappelait Swann, chargÈe par
FranÁoise de les ´plumerª, les avait prËs díelle dans une corbeille,
page 167 / 601
son air Ètait douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs
de la terre; et les lÈgËres couronnes díazur qui ceignaient les
asperges au-dessus de leurs tuniques de rose Ètaient finement
dessinÈes, Ètoile par Ètoile, comme le sont dans la fresque les fleurs
bandÈes autour du front ou piquÈes dans la corbeille de la Vertu de
Padoue. Et cependant, FranÁoise tournait ‡ la broche un de ces
poulets, comme elle seule savait en rÙtir, qui avaient portÈ loin dans
Combray líodeur de ses mÈrites, et qui, pendant quíelle nous les
servait ‡ table, faisaient prÈdominer la douceur dans ma conception
spÈciale de son caractËre, líarÙme de cette chair quíelle savait
rendre si onctueuse et si tendre níÈtant pour moi que le propre parfum
díune de ses vertus.
Mais le jour o?, pendant que mon pËre consultait le conseil de famille
sur la rencontre de Legrandin, je descendis ‡ la cuisine, Ètait un de
ceux o? la CharitÈ de Giotto, trËs malade de son accouchement rÈcent,
ne pouvait se lever; FranÁoise, níÈtant plus aidÈe, Ètait en retard.
Quand je fus en bas, elle Ètait en train, dans líarriËre-cuisine qui
donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa rÈsistance
dÈsespÈrÈe et bien naturelle, mais accompagnÈe par FranÁoise hors
díelle, tandis quíelle cherchait ‡ lui fendre le cou sous líoreille,
des cris de ´sale bÍte! sale bÍte!ª, mettait la sainte douceur et
líonction de notre servante un peu moins en lumiËre quíil níe?t fait,
au dÓner du lendemain, par sa peau brodÈe díor comme une chasuble et
son jus prÈcieux ÈgouttÈ díun ciboire. Quand il fut mort, FranÁoise
recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colËre, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une
page 168 / 601
derniËre fois: ´Sale bÍte!ª Je remontai tout tremblant; jíaurais voulu
quíon mÓt FranÁoise tout de suite ‡ la porte. Mais qui míe?t fait des
boules aussi chaudes, du cafÈ aussi parfumÈ, et mÍme... ces
poulets?... Et en rÈalitÈ, ce l‚che calcul, tout le monde avait eu ‡
le faire comme moi. Car ma tante LÈonie savait,óce que jíignorais
encore,óque FranÁoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait
donnÈ sa vie sans une plainte, Ètait pour díautres Ítres díune duretÈ
singuliËre. MalgrÈ cela ma tante líavait gardÈe, car si elle
connaissait sa cruautÈ, elle apprÈciait son service. Je míaperÁus peu
‡ peu que la douceur, la componction, les vertus de FranÁoise
cachaient des tragÈdies díarriËre-cuisine, comme líhistoire dÈcouvre
que les rËgnes des Rois et des Reines, qui sont reprÈsentÈs les mains
jointes dans les vitraux des Èglises, furent marquÈs díincidents
sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parentÈ,
les humains excitaient díautant plus sa pitiÈ par leurs malheurs,
quíils vivaient plus ÈloignÈs díelle. Les torrents de larmes quíelle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se
tarissaient vite si elle pouvait se reprÈsenter la personne qui en
Ètait líobjet díune faÁon un peu prÈcise. Une de ces nuits qui
suivirent líaccouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise
díatroces coliques; maman líentendit se plaindre, se leva et rÈveilla
FranÁoise qui, insensible, dÈclara que tous ces cris Ètaient une
comÈdie, quíelle voulait ´faire la maÓtresseª. Le mÈdecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de mÈdecine
que nous avions, ‡ la page o? elles sont dÈcrites et o? il nous avait
dit de nous reporter pour trouver líindication des premiers soins ‡
donner. Ma mËre envoya FranÁoise chercher le livre en lui recommandant
de ne pas laisser tomber le signet. Au bout díune heure, FranÁoise
page 169 / 601
níÈtait pas revenue; ma mËre indignÈe crut quíelle síÈtait recouchÈe
et me dit díaller voir moi-mÍme dans la bibliothËque. Jíy trouvai
FranÁoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait
la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant quíil síagissait díune malade-type quíelle ne connaissait
pas. A chaque symptÙme douloureux mentionnÈ par líauteur du traitÈ,
elle síÈcriait: ´HÈ l‡! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu
veuille faire souffrir ainsi une malheureuse crÈature humaine? HÈ! la
pauvre!ª
Mais dËs que je líeus appelÈe et quíelle fut revenue prËs du lit de la
CharitÈ de Giotto, ses larmes cessËrent aussitÙt de couler; elle ne
put reconnaÓtre ni cette agrÈable sensation de pitiÈ et
díattendrissement quíelle connaissait bien et que la lecture des
journaux lui avait souvent donnÈe, ni aucun plaisir de mÍme famille,
dans líennui et dans líirritation de síÍtre levÈe au milieu de la nuit
pour la fille de cuisine; et ‡ la vue des mÍmes souffrances dont la
description líavait fait pleurer, elle níeut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, mÍme díaffreux sarcasmes, disant,
quand elle crut que nous Ètions partis et ne pouvions plus líentendre:
´Elle níavait quí‡ ne pas faire ce quíil faut pour Áa! Áa lui a fait
plaisir! quíelle ne fasse pas de maniËres maintenant. Faut-il tout de
mÍme quíun garÁon ait ÈtÈ abandonnÈ du bon Dieu pour aller avec Áa.
Ah! cíest bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mËre:
´Qui du cul díun chien síamourose
page 170 / 601
´Il lui paraÓt une rose.ª
Si, quand son petit-fils Ètait un peu enrhumÈ du cerveau, elle partait
la nuit, mÍme malade, au lieu de se coucher, pour voir síil níavait
besoin de rien, faisant quatre lieues ‡ pied avant le jour afin díÍtre
rentrÈe pour son travail, en revanche ce mÍme amour des siens et son
dÈsir díassurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa
politique ‡ líÈgard des autres domestiques par une maxime constante
qui fut de níen jamais laisser un seul síimplanter chez ma tante,
quíelle mettait díailleurs une sorte díorgueil ‡ ne laisser approcher
par personne, prÈfÈrant, quand elle-mÍme Ètait malade, se relever pour
lui donner son eau de Vichy plutÙt que de permettre líaccËs de la
chambre de sa maÓtresse ‡ la fille de cuisine. Et comme cet
hymÈnoptËre observÈ par Fabre, la guÍpe fouisseuse, qui pour que ses
petits aprËs sa mort aient de la viande fraÓche ‡ manger, appelle
líanatomie au secours de sa cruautÈ et, ayant capturÈ des charanÁons
et des araignÈes, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux
le centre nerveux dío? dÈpend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de faÁon que líinsecte paralysÈ prËs
duquel elle dÈpose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles
Ècloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
rÈsistance, mais nullement faisandÈ, FranÁoise trouvait pour servir sa
volontÈ permanente de rendre la maison intenable ‡ tout domestique,
des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des annÈes plus
tard, nous apprÓmes que si cet ÈtÈ-l‡ nous avions mangÈ presque tous
les jours des asperges, cíÈtait parce que leur odeur donnait ‡ la
page 171 / 601
pauvre fille de cuisine chargÈe de les Èplucher des crises díasthme
díune telle violence quíelle fut obligÈe de finir par síen aller.
HÈlas! nous devions dÈfinitivement changer díopinion sur Legrandin. Un
des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux aprËs laquelle
mon pËre avait d? confesser son erreur, comme la messe finissait et
quíavec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacrÈ
entrait dans líÈglise que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les
personnes qui tout ‡ líheure, ‡ mon arrivÈe un peu en retard, Ètaient
restÈes les yeux absorbÈs dans leur priËre et que jíaurais mÍme pu
croire ne míavoir pas vu entrer si, en mÍme temps, leurs pieds
níavaient repoussÈ lÈgËrement le petit banc qui míempÍchait de gagner
ma chaise) commenÁaient ‡ síentretenir avec nous ‡ haute voix de
sujets tout temporels comme si nous Ètions dÈj‡ sur la place, nous
vÓmes sur le seuil br?lant du porche, dominant le tumulte bariolÈ du
marchÈ, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous líavions
derniËrement rencontrÈ, Ètait en train de prÈsenter ‡ la femme díun
autre gros propriÈtaire terrien des environs. La figure de Legrandin
exprimait une animation, un zËle extraordinaires; il fit un profond
salut avec un renversement secondaire en arriËre, qui ramena
brusquement son dos au del‡ de la position de dÈpart et quíavait d?
lui apprendre le mari de sa súur, Mme De Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte díonde fougueuse et musclÈe la croupe
de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais
pourquoi cette ondulation de pure matiËre, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualitÈ et quíun empressement plein de bassesse
fouettait en tempÍte, ÈveillËrent tout díun coup dans mon esprit la
page 172 / 601
possibilitÈ díun Legrandin tout diffÈrent de celui que nous
connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose ‡ son cocher,
et tandis quíil allait jusquí‡ la voiture, líempreinte de joie timide
et dÈvouÈe que la prÈsentation avait marquÈe sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rÍve, il souriait, puis il
revint vers la dame en se h‚tant et, comme il marchait plus vite quíil
níen avait líhabitude, ses deux Èpaules oscillaient de droite et de
gauche ridiculement, et il avait líair tant il síy abandonnait
entiËrement en níayant plus souci du reste, díÍtre le jouet inerte et
mÈcanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions
passer ‡ cÙtÈ de lui, il Ètait trop bien ÈlevÈ pour dÈtourner la tÍte,
mais il fixa de son regard soudain chargÈ díune rÍverie profonde un
point si ÈloignÈ de líhorizon quíil ne put nous voir et níeut pas ‡
nous saluer. Son visage restait ingÈnu au-dessus díun veston souple et
droit qui avait líair de se sentir fourvoyÈ malgrÈ lui au milieu díun
luxe dÈtestÈ. Et une lavalliËre ‡ pois quíagitait le vent de la Place
continuait ‡ flotter sur Legrandin comme líÈtendard de son fier
isolement et de sa noble indÈpendance. Au moment o? nous arrivions ‡
la maison, maman síaperÁut quíon avait oubliÈ le Saint-HonorÈ et
demanda ‡ mon pËre de retourner avec moi sur nos pas dire quíon
líapport‚t tout de suite. Nous crois‚mes prËs de líÈglise Legrandin
qui venait en sens inverse conduisant la mÍme dame ‡ sa voiture. Il
passa contre nous, ne síinterrompit pas de parler ‡ sa voisine et nous
fit du coin de son úil bleu un petit signe en quelque sorte intÈrieur
aux paupiËres et qui, níintÈressant pas les muscles de son visage, put
passer parfaitement inaperÁu de son interlocutrice; mais, cherchant ‡
compenser par líintensitÈ du sentiment le champ un peu Ètroit o? il en
circonscrivait líexpression, dans ce coin díazur qui nous Ètait
page 173 / 601
affectÈ il fit pÈtiller tout líentrain de la bonne gr‚ce qui dÈpassa
líenjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de
líamabilitÈ jusquíaux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystËres de la complicitÈ; et finalement exalta les
assurances díamitiÈ jusquíaux protestations de tendresse, jusquí‡ la
dÈclaration díamour, illuminant alors pour nous seuls díune langueur
secrËte et invisible ‡ la ch‚telaine, une prunelle ÈnamourÈe dans un
visage de glace.
Il avait prÈcisÈment demandÈ la veille ‡ mes parents de míenvoyer
dÓner ce soir-l‡ avec lui: ´Venez tenir compagnie ‡ votre vieil ami,
míavait-il dit. Comme le bouquet quíun voyageur nous envoie díun pays
o? nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre
adolescence ces fleurs des printemps que jíai traversÈs moi aussi il y
a bien des annÈes. Venez avec la primevËre, la barbe de chanoine, le
bassin díor, venez avec le sÈdum dont est fait le bouquet de dilection
de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la RÈsurrection, la
p‚querette et la boule de neige des jardins qui commence ‡ embaumer
dans les allÈes de votre grandítante quand ne sont pas encore fondues
les derniËres boules de neige des giboulÈes de P‚ques. Venez avec la
glorieuse vÍture de soie du lis digne de Salomon, et líÈmail
polychrome des pensÈes, mais venez surtout avec la brise fraÓche
encore des derniËres gelÈes et qui va entríouvrir, pour les deux
papillons qui depuis ce matin attendent ‡ la porte, la premiËre rose
de JÈrusalem.ª
On se demandait ‡ la maison si on devait míenvoyer tout de mÍme dÓner
page 174 / 601
avec M. Legrandin. Mais ma grandímËre refusa de croire quíil e?t ÈtÈ
impoli. ´Vous reconnaissez vous-mÍme quíil vient l‡ avec sa tenue
toute simple qui níest guËre celle díun mondain.ª Elle dÈclarait quíen
tous cas, et ‡ tout mettre au pis, síil líavait ÈtÈ, mieux valait ne
pas avoir líair de síen Ítre aperÁu. A vrai dire mon pËre lui-mÍme,
qui Ètait pourtant le plus irritÈ contre líattitude quíavait eue
Legrandin, gardait peut-Ítre un dernier doute sur le sens quíelle
comportait. Elle Ètait comme toute attitude ou action o? se rÈvËle le
caractËre profond et cachÈ de quelquíun: elle ne se relie pas ‡ ses
paroles antÈrieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le
tÈmoignage du coupable qui níavouera pas; nous en sommes rÈduits ‡
celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolÈ
et incohÈrent, síils níont pas ÈtÈ le jouet díune illusion; de sorte
que de telles attitudes, les seules qui aient de líimportance, nous
laissent souvent quelques doutes.
Je dÓnai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: ´Il
y a une jolie qualitÈ de silence, níest-ce pas, me dit-il; aux cúurs
blessÈs comme líest le mien, un romancier que vous lirez plus tard,
prÈtend que conviennent seulement líombre et le silence. Et
voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous Ítes
bien loin encore o? les yeux las ne tolËrent plus quíune lumiËre,
celle quíune belle nuit comme celle-ci prÈpare et distille avec
líobscuritÈ, o? les oreilles ne peuvent plus Ècouter de musique que
celle que joue le clair de lune sur la fl?te du silence.ª JíÈcoutais
les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agrÈables;
mais troublÈ par le souvenir díune femme que jíavais aperÁue
page 175 / 601
derniËrement pour la premiËre fois, et pensant, maintenant que je
savais que Legrandin Ètait liÈ avec plusieurs personnalitÈs
aristocratiques des environs, que peut-Ítre il connaissait celle-ci,
prenant mon courage, je lui dis: ´Est-ce que vous connaissez,
monsieur, la... les ch‚telaines de Guermantesª, heureux aussi en
prononÁant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul
fait de le tirer de mon rÍve et de lui donner une existence objective
et sonore.
Mais ‡ ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre
ami se ficher une petite encoche brune comme síils venaient díÍtre
percÈs par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle
rÈagissait en sÈcrÈtant des flots díazur. Le cerne de sa paupiËre
noircit, síabaissa. Et sa bouche marquÈe díun pli amer se ressaissant
plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui
díun beau martyr dont le corps est hÈrissÈ de flËches: ´Non, je ne les
connais pasª, dit-il, mais au lieu de donner ‡ un renseignement aussi
simple, ‡ une rÈponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant
qui convenait, il le dÈbita en appuyant sur les mots, en síinclinant,
en saluant de la tÍte, ‡ la fois avec líinsistance quíon apporte, pour
Ítre cru, ‡ une affirmation invraisemblable,ócomme si ce fait quíil ne
conn?t pas les Guermantes ne pouvait Ítre líeffet que díun hasard
singulieróet aussi avec líemphase de quelquíun qui, ne pouvant pas
taire une situation qui lui est pÈnible, prÈfËre la proclamer pour
donner aux autres líidÈe que líaveu quíil fait ne lui cause aucun
embarras, est facile, agrÈable, spontanÈ, que la situation
elle-mÍmeólíabsence de relations avec les Guermantes,ópourrait bien
page 176 / 601
avoir ÈtÈ non pas subie, mais voulue par lui, rÈsulter de quelque
tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique lui
interdisant nommÈment la frÈquentation des Guermantes. ´Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne
les connais pas, je níai jamais voulu, jíai toujours tenu ‡
sauvegarder ma pleine indÈpendance; au fond je suis une tÍte jacobine,
vous le savez. Beaucoup de gens sont venus ‡ la rescousse, on me
disait que jíavais tort de ne pas aller ‡ Guermantes, que je me
donnais líair díun malotru, díun vieil ours. Mais voil‡ une rÈputation
qui níest pas pour míeffrayer, elle est si vraie! Au fond, je níaime
plus au monde que quelques Èglises, deux ou trois livres, ‡ peine
davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusquí‡ moi líodeur des parterres que mes vieilles
prunelles ne distinguent plus.ª Je ne comprenais pas bien que pour ne
pas aller chez des gens quíon ne connaÓt pas, il f?t nÈcessaire de
tenir ‡ son indÈpendance, et en quoi cela pouvait vous donner líair
díun sauvage ou díun ours. Mais ce que je comprenais cíest que
Legrandin níÈtait pas tout ‡ fait vÈridique quand il disait níaimer
que les Èglises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup
les gens des ch‚teaux et se trouvait pris devant eux díune si grande
peur de leur dÈplaire quíil níosait pas leur laisser voir quíil avait
pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou díagents de change,
prÈfÈrant, si la vÈritÈ devait se dÈcouvrir, que ce f?t en son
absence, loin de lui et ´par dÈfautª; il Ètait snob. Sans doute il ne
disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et
moi-mÍme nous aimions tant. Et si je demandais: ´Connaissez-vous les
Guermantes?ª, Legrandin le causeur rÈpondait: ´Non, je níai jamais
voulu les connaÓtre.ª Malheureusement il ne le rÈpondait quíen second,
page 177 / 601
car un autre Legrandin quíil cachait soigneusement au fond de lui,
quíil ne montrait pas, parce que ce Legrandin-l‡ savait sur le nÙtre,
sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait dÈj‡ rÈpondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravitÈ excessive du ton de la rÈponse, par les mille
flËches dont notre Legrandin síÈtait trouvÈ en un instant lardÈ et
alangui, comme un saint SÈbastien du snobisme: ´HÈlas! que vous me
faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne rÈveillez pas la
grande douleur de ma vie.ª Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce
Legrandin maÓtre chanteur, síil níavait pas le joli langage de
líautre, avait le verbe infiniment plus prompt, composÈ de ce quíon
appelle ´rÈflexesª, quand Legrandin le causeur voulait lui imposer
silence, líautre avait dÈj‡ parlÈ et notre ami avait beau se dÈsoler
de la mauvaise impression que les rÈvÈlations de son alter ego avaient
d? produire, il ne pouvait quíentreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne f?t pas sincËre
quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins
par lui-mÍme, quíil le f?t, puisque nous ne connaissons jamais que les
passions des autres, et que ce que nous arrivons ‡ savoir des nÙtres,
ce níest que díeux que nous avons pu líapprendre. Sur nous, elles
níagissent que díune faÁon seconde, par líimagination qui substitue
aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus dÈcents.
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait díaller voir
souvent une duchesse. Il chargeait líimagination de Legrandin de lui
faire apparaÓtre cette duchesse comme parÈe de toutes les gr‚ces.
Legrandin se rapprochait de la duchesse, síestimant de cÈder ‡ cet
page 178 / 601
attrait de líesprit et de la vertu quíignorent les inf‚mes snobs.
Seuls les autres savaient quíil en Ètait un; car, gr‚ce ‡ líincapacitÈ
o? ils Ètaient de comprendre le travail intermÈdiaire de son
imagination, ils voyaient en face líune de líautre líactivitÈ mondaine
de Legrandin et sa cause premiËre.
Maintenant, ‡ la maison, on níavait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui síÈtaient fort espacÈes. Maman
síamusait infiniment chaque fois quíelle prenait Legrandin en flagrant
dÈlit du pÈchÈ quíil níavouait pas, quíil continuait ‡ appeler le
pÈchÈ sans rÈmission, le snobisme. Mon pËre, lui, avait de la peine ‡
prendre les dÈdains de Legrandin avec tant de dÈtachement et de gaÓtÈ;
et quand on pensa une annÈe ‡ míenvoyer passer les grandes vacances ‡
Balbec avec ma grandímËre, il dit: ´Il faut absolument que jíannonce ‡
Legrandin que vous irez ‡ Balbec, pour voir síil vous offrira de vous
mettre en rapport avec sa súur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir
dit quíelle demeurait ‡ deux kilomËtres de l‡.ª Ma grandímËre qui
trouvait quíaux bains de mer il faut Ítre du matin au soir sur la
plage ‡ humer le sel et quíon níy doit connaÓtre personne, parce que
les visites, les promenades sont autant de pris sur líair marin,
demandait au contraire quíon ne parl‚t pas de nos projets ‡ Legrandin,
voyant dÈj‡ sa súur, Mme de Cambremer, dÈbarquant ‡ líhÙtel au moment
o? nous serions sur le point díaller ‡ la pÍche et nous forÁant ‡
rester enfermÈs pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes,
pensant ‡ part elle que le danger níÈtait pas si menaÁant, que
Legrandin ne serait pas si pressÈ de nous mettre en relations avec sa
súur. Or, sans quíon e?t besoin de lui parler de Balbec, ce fut
page 179 / 601
lui-mÍme, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais
líintention díaller de ce cÙtÈ, vint se mettre dans le piËge un soir
o? nous le rencontr‚mes au bord de la Vivonne.
ó´Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,
níest-ce pas, mon compagnon, dit-il ‡ mon pËre, un bleu surtout plus
floral quíaÈrien, un bleu de cinÈraire, qui surprend dans le ciel. Et
ce petit nuage rose nía-t-il pas aussi un teint de fleur, díúillet ou
díhydrangÈa? Il níy a guËre que dans la Manche, entre Normandie et
Bretagne, que jíai pu faire de plus riches observations sur cette
sorte de rËgne vÈgÈtal de líatmosphËre. L‡-bas, prËs de Balbec, prËs
de ces lieux sauvages, il y a une petite baie díune douceur charmante
o? le coucher de soleil du pays díAuge, le coucher de soleil rouge et
or que je suis loin de dÈdaigner, díailleurs, est sans caractËre,
insignifiant; mais dans cette atmosphËre humide et douce
síÈpanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets cÈlestes,
bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des
heures ‡ se faner. Díautres síeffeuillent tout de suite et cíest alors
plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion
díinnombrables pÈtales soufrÈs ou roses. Dans cette baie, dite
díopale, les plages díor semblent plus douces encore pour Ítre
attachÈes comme de blondes AndromËdes ‡ ces terribles rochers des
cÙtes voisines, ‡ ce rivage funËbre, fameux par tant de naufrages, o?
tous les hivers bien des barques trÈpassent au pÈril de la mer.
Balbec! la plus antique ossature gÈologique de notre sol, vraiment
Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la rÈgion maudite quíAnatole
France,óun enchanteur que devrait lire notre petit amióa si bien
page 180 / 601
peinte, sous ses brouillards Èternels, comme le vÈritable pays des
CimmÈriens, dans líOdyssÈe. De Balbec surtout, o? dÈj‡ des hÙtels se
construisent, superposÈs au sol antique et charmant quíils níaltËrent
pas, quel dÈlice díexcursionner ‡ deux pas dans ces rÈgions primitives
et si belles.ª
ó´Ah! est-ce que vous connaissez quelquíun ‡ Balbec? dit mon pËre.
Justement ce petit-l‡ doit y aller passer deux mois avec sa grandímËre
et peut-Ítre avec ma femme.ª
Legrandin pris au dÈpourvu par cette question ‡ un moment o? ses yeux
Ètaient fixÈs sur mon pËre, ne put les dÈtourner, mais les attachant
de seconde en seconde avec plus díintensitÈóet tout en souriant
tristementósur les yeux de son interlocuteur, avec un air díamitiÈ et
de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla
lui avoir traversÈ la figure comme si elle f?t devenue transparente,
et voir en ce moment bien au del‡ derriËre elle un nuage vivement
colorÈ qui lui crÈait un alibi mental et qui lui permettrait díÈtablir
quíau moment o? on lui avait demandÈ síil connaissait quelquíun ‡
Balbec, il pensait ‡ autre chose et níavait pas entendu la question.
Habituellement de tels regards font dire ‡ líinterlocuteur: ´A quoi
pensez-vous donc?ª Mais mon pËre curieux, irritÈ et cruel, reprit:
ó´Est-ce que vous avez des amis de ce cÙtÈ-l‡, que vous connaissez si
bien Balbec?ª
page 181 / 601
Dans un dernier effort dÈsespÈrÈ, le regard souriant de Legrandin
atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincÈritÈ et de
distraction, mais, pensant sans doute quíil níy avait plus quí‡
rÈpondre, il nous dit:
ó´Jíai des amis partout o? il y a des groupes díarbres blessÈs, mais
non vaincus, qui se sont rapprochÈs pour implorer ensemble avec une
obstination pathÈtique un ciel inclÈment qui nía pas pitiÈ díeux.
ó´Ce níest pas cela que je voulais dire, interrompit mon pËre, aussi
obstinÈ que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais
pour le cas o? il arriverait níimporte quoi ‡ ma belle-mËre et o? elle
aurait besoin de ne pas se sentir l‡-bas en pays perdu, si vous y
connaissez du monde?ª
ó´L‡ comme partout, je connais tout le monde et je ne connais
personne, rÈpondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup
les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mÍmes y
semblent des personnes, des personnes rares, díune essence dÈlicate et
que la vie aurait dÈÁues. Parfois cíest un castel que vous rencontrez
sur la falaise, au bord du chemin o? il síest arrÍtÈ pour confronter
son chagrin au soir encore rose o? monte la lune díor et dont les
barques qui rentrent en striant líeau diaprÈe hissent ‡ leurs m‚ts la
flamme et portent les couleurs; parfois cíest une simple maison
solitaire, plutÙt laide, líair timide mais romanesque, qui cache ‡
tous les yeux quelque secret impÈrissable de bonheur et de
page 182 / 601
dÈsenchantement. Ce pays sans vÈritÈ, ajouta-t-il avec une dÈlicatesse
machiavÈlique, ce pays de pure fiction est díune mauvaise lecture pour
un enfant, et ce níest certes pas lui que je choisirais et
recommanderais pour mon petit ami dÈj‡ si enclin ‡ la tristesse, pour
son cúur prÈdisposÈ. Les climats de confidence amoureuse et de regret
inutile peuvent convenir au vieux dÈsabusÈ que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempÈrament qui níest pas formÈ. Croyez-moi,
reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, dÈj‡ ‡ moitiÈ
bretonne, peuvent exercer une action sÈdative, díailleurs discutable,
sur un cúur qui níest plus intact comme le mien, sur un cúur dont la
lÈsion níest plus compensÈe. Elles sont contre-indiquÈes ‡votre ‚ge,
petit garÁon. Bonne nuit, voisinsª, ajouta-t-il en nous quittant avec
cette brusquerie Èvasive dont il avait líhabitude et, se retournant
vers nous avec un doigt levÈ de docteur, il rÈsuma sa consultation:
´Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dÈpend de líÈtat du
cúurª, nous cria-t-il.
Mon pËre lui en reparla dans nos rencontres ultÈrieures, le tortura de
questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc Èrudit qui employait
‡ fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la
centiËme partie e?t suffi ‡ lui assurer une situation plus lucrative,
mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insistÈ encore, aurait
fini par Èdifier toute une Èthique de paysage et une gÈographie
cÈleste de la basse Normandie, plutÙt que de nous avouer quí‡ deux
kilomËtres de Balbec habitait sa propre súur, et díÍtre obligÈ ‡ nous
offrir une lettre díintroduction qui níe?t pas ÈtÈ pour lui un tel
sujet díeffroi síil avait ÈtÈ absolument certain,ócomme il aurait d?
page 183 / 601
líÍtre en effet avec líexpÈrience quíil avait du caractËre de ma
grandímËreóque nous níen aurions pas profitÈ.
...
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir
faire une visite ‡ ma tante LÈonie avant le dÓner. Au commencement de
la saison o? le jour finit tÙt, quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres
de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui
se reflÈtait plus loin dans líÈtang, rougeur qui, accompagnÈe souvent
díun froid assez vif, síassociait, dans mon esprit, ‡ la rougeur du
feu au-dessus duquel rÙtissait le poulet qui ferait succÈder pour moi
au plaisir poÈtique donnÈ par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans líÈtÈ, au contraire,
quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant
la visite que nous faisions chez ma tante LÈonie, sa lumiËre qui
síabaissait et touchait la fenÍtre Ètait arrÍtÈe entre les grands
rideaux et les embrasses, divisÈe, ramifiÈe, filtrÈe, et incrustant de
petits morceaux díor le bois de citronnier de la commode, illuminait
obliquement la chambre avec la dÈlicatesse quíelle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y
avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanÈes, il níy avait plus quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit nul reflet de couchant Ètendu sur les vitres et líÈtang
au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il Ètait dÈj‡
couleur díopale et un long rayon de lune qui allait en síÈlargissant
page 184 / 601
et se fendillait de toutes les rides de líeau le traversait tout
entier. Alors, en arrivant prËs de la maison, nous apercevions une
forme sur le pas de la porte et maman me disait:
ó´Mon dieu! voil‡ FranÁoise qui nous guette, ta tante est inquiËte;
aussi nous rentrons trop tard.ª
Et sans avoir pris le temps díenlever nos affaires, nous montions vite
chez ma tante LÈonie pour la rassurer et lui montrer que,
contrairement ‡ ce quíelle imaginait dÈj‡, il ne nous Ètait rien
arrivÈ, mais que nous Ètions allÈs ´du cÙtÈ de Guermantesª et, dame,
quand on faisait cette promenade-l‡, ma tante savait pourtant bien
quíon ne pouvait jamais Ítre s?r de líheure ‡ laquelle on serait
rentrÈ.
ó´L‡, FranÁoise, disait ma tante, quand je vous le disais, quíils
seraient allÈs du cÙtÈ de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une
faim! et votre gigot qui doit Ítre tout dessÈchÈ aprËs ce quíil a
attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous Ítes allÈs
du cÙtÈ de Guermantes!ª
ó´Mais je croyais que vous le saviez, LÈonie, disait maman. Je pensais
que FranÁoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.ª
Car il y avait autour de Combray deux ´cÙtÈsª pour les promenades, et
page 185 / 601
si opposÈs quíon ne sortait pas en effet de chez nous par la mÍme
porte, quand on voulait aller díun cÙtÈ ou de líautre: le cÙtÈ de
MÈsÈglise-la-Vineuse, quíon appelait aussi le cÙtÈ de chez Swann parce
quíon passait devant la propriÈtÈ de M. Swann pour aller par l‡, et le
cÙtÈ de Guermantes. De MÈsÈglise-la-Vineuse, ‡ vrai dire, je níai
jamais connu que le ´cÙtȪ et des gens Ètrangers qui venaient le
dimanche se promener ‡ Combray, des gens que, cette fois, ma tante
elle-mÍme et nous tous ne ´connaissions pointª et quí‡ ce signe on
tenait pour ´des gens qui seront venus de MÈsÈgliseª. Quant ‡
Guermantes je devais un jour en connaÓtre davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si MÈsÈglise Ètait
pour moi quelque chose díinaccessible comme líhorizon, dÈrobÈ ‡ la
vue, si loin quíon all‚t, par les plis díun terrain qui ne ressemblait
dÈj‡ plus ‡ celui de Combray, Guermantes lui ne míest apparu que comme
le terme plutÙt idÈal que rÈel de son propre ´cÙtȪ, une sorte
díexpression gÈographique abstraite comme la ligne de líÈquateur,
comme le pÙle, comme líorient. Alors, ´prendre par Guermantesª pour
aller ‡ MÈsÈglise, ou le contraire, míe?t semblÈ une expression aussi
dÈnuÈe de sens que prendre par líest pour aller ‡ líouest. Comme mon
pËre parlait toujours du cÙtÈ de MÈsÈglise comme de la plus belle vue
de plaine quíil conn?t et du cÙtÈ de Guermantes comme du type de
paysage de riviËre, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux
entitÈs, cette cohÈsion, cette unitÈ qui níappartiennent quíaux
crÈations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun díeux me
semblait prÈcieuse et manifester leur excellence particuliËre, tandis
quí‡ cÙtÈ díeux, avant quíon f?t arrivÈ sur le sol sacrÈ de líun ou de
líautre, les chemins purement matÈriels au milieu desquels ils Ètaient
posÈs comme líidÈal de la vue de plaine et líidÈal du paysage de
page 186 / 601
riviËre, ne valaient pas plus la peine díÍtre regardÈs que par le
spectateur Èpris díart dramatique, les petites rues qui avoisinent un
thȂtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs
distances kilomÈtriques la distance quíil y avait entre les deux
parties de mon cerveau o? je pensais ‡ eux, une de ces distances dans
líesprit qui ne font pas quíÈloigner, qui sÈparent et mettent dans un
autre plan. Et cette dÈmarcation Ètait rendue plus absolue encore
parce que cette habitude que nous avions de níaller jamais vers les
deux cÙtÈs un mÍme jour, dans une seule promenade, mais une fois du
cÙtÈ de MÈsÈglise, une fois du cÙtÈ de Guermantes, les enfermait pour
ainsi dire loin líun de líautre, inconnaissables líun ‡ líautre, dans
les vases clos et sans communication entre eux, díaprËs-midi
diffÈrents.
Quand on voulait aller du cÙtÈ de MÈsÈglise, on sortait (pas trop tÙt
et mÍme si le ciel Ètait couvert, parce que la promenade níÈtait pas
bien longue et níentraÓnait pas trop) comme pour aller níimporte o?,
par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du
Saint-Esprit. On Ètait saluÈ par líarmurier, on jetait ses lettres ‡
la boÓte, on disait en passant ‡ ThÈodore, de la part de FranÁoise,
quíelle níavait plus díhuile ou de cafÈ, et líon sortait de la ville
par le chemin qui passait le long de la barriËre blanche du parc de M.
Swann. Avant díy arriver, nous rencontrions, venue au-devant des
Ètrangers, líodeur de ses lilas. Eux-mÍmes, díentre les petits cúurs
verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de
la barriËre du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que
lustrait, mÍme ‡ líombre, le soleil o? elles avaient baignÈ.
page 187 / 601
Quelques-uns, ‡ demi cachÈs par la petite maison en tuiles appelÈe
maison des Archers, o? logeait le gardien, dÈpassaient son pignon
gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblÈ
vulgaires, auprËs de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
franÁais les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. MalgrÈ mon
dÈsir díenlacer leur taille souple et díattirer ‡ moi les boucles
ÈtoilÈes de leur tÍte odorante, nous passions sans nous arrÍter, mes
parents níallant plus ‡ Tansonville depuis le mariage de Swann, et,
pour ne pas avoir líair de regarder dans le parc, au lieu de prendre
le chemin qui longe sa clÙture et qui monte directement aux champs,
nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et
nous faisait dÈboucher trop loin. Un jour, mon grand-pËre dit ‡ mon
pËre:
ó´Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer
vingt-quatre heures ‡ Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque
ces dames ne sont pas l‡, cela nous abrÈgerait díautant.ª
Nous nous arrÍt‚mes un moment devant la barriËre. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres
mauves les bulles dÈlicates de leurs fleurs, mais dans bien des
parties du feuillage o? dÈferlait, il y avait seulement une semaine,
leur mousse embaumÈe, se flÈtrissait, diminuÈe et noircie, une Ècume
creuse, sËche et sans parfum. Mon grand-pËre montrait ‡ mon pËre en
quoi líaspect des lieux Ètait restÈ le mÍme, et en quoi il avait
changÈ, depuis la promenade quíil avait faite avec M. Swann le jour de
page 188 / 601
la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.
Devant nous, une allÈe bordÈe de capucines montait en plein soleil
vers le ch‚teau. A droite, au contraire, le parc síÈtendait en terrain
plat. Obscurcie par líombre des grands arbres qui líentouraient, une
piËce díeau avait ÈtÈ creusÈe par les parents de Swann; mais dans ses
crÈations les plus factices, cíest sur la nature que líhomme
travaille; certains lieux font toujours rÈgner autour díeux leur
empire particulier, arborent leurs insignes immÈmoriaux au milieu díun
parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans
une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nÈcessitÈs
de leur exposition et superposÈe ‡ líúuvre humaine. Cíest ainsi quíau
pied de líallÈe qui dominait líÈtang artificiel, síÈtait composÈe sur
deux rangs, tressÈs de fleurs de myosotis et de pervenches, la
couronne naturelle, dÈlicate et bleue qui ceint le front clair-obscur
des eaux, et que le glaÔeul, laissant flÈchir ses glaives avec un
abandon royal, Ètendait sur líeupatoire et la grenouillette au pied
mouillÈ, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son
sceptre lacustre.
Le dÈpart de Mlle Swann qui,óen míÙtant la chance terrible de la voir
apparaÓtre dans une allÈe, díÍtre connu et mÈprisÈ par la petite fille
privilÈgiÈe qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des
cathÈdralesó, me rendait la contemplation de Tansonville indiffÈrente
la premiËre fois o? elle míÈtait permise, semblait au contraire
ajouter ‡ cette propriÈtÈ, aux yeux de mon grand-pËre et de mon pËre,
page 189 / 601
des commoditÈs, un agrÈment passager, et, comme fait pour une
excursion en pays de montagnes, líabsence de tout nuage, rendre cette
journÈe exceptionnellement propice ‡ une promenade de ce cÙtÈ;
jíaurais voulu que leurs calculs fussent dÈjouÈs, quíun miracle fÓt
apparaÓtre Mlle Swann avec son pËre, si prËs de nous, que nous
níaurions pas le temps de líÈviter et serions obligÈs de faire sa
connaissance. Aussi, quand tout díun coup, jíaperÁus sur líherbe,
comme un signe de sa prÈsence possible, un koufin oubliÈ ‡ cÙtÈ díune
ligne dont le bouchon flottait sur líeau, je míempressai de dÈtourner
díun autre cÙtÈ, les regards de mon pËre et de mon grand-pËre.
Díailleurs Swann nous ayant dit que cíÈtait mal ‡ lui de síabsenter,
car il avait pour le moment de la famille ‡ demeure, la ligne pouvait
appartenir ‡ quelque invitÈ. On níentendait aucun bruit de pas dans
les allÈes. Divisant la hauteur díun arbre incertain, un invisible
oiseau síingÈniait ‡ faire trouver la journÈe courte, explorait díune
note prolongÈe, la solitude environnante, mais il recevait díelle une
rÈplique si unanime, un choc en retour si redoublÈ de silence et
díimmobilitÈ quíon aurait dit quíil venait díarrÍter pour toujours
líinstant quíil avait cherchÈ ‡ faire passer plus vite. La lumiËre
tombait si implacable du ciel devenu fixe que líon aurait voulu se
soustraire ‡ son attention, et líeau dormante elle-mÍme, dont des
insectes irritaient perpÈtuellement le sommeil, rÍvant sans doute de
quelque MaelstrÙm imaginaire, augmentait le trouble o? míavait jetÈ la
vue du flotteur de liËge en semblant líentraÓner ‡ toute vitesse sur
les Ètendues silencieuses du ciel reflÈtÈ; presque vertical il
paraissait prÍt ‡ plonger et dÈj‡ je me demandais, si, sans tenir
compte du dÈsir et de la crainte que jíavais de la connaÓtre, je
níavais pas le devoir de faire prÈvenir Mlle Swann que le poisson
page 190 / 601
mordait,óquand il me fallut rejoindre en courant mon pËre et mon
grand-pËre qui míappelaient, ÈtonnÈs que je ne les eusse pas suivis
dans le petit chemin qui monte vers les champs et o? ils síÈtaient
engagÈs. Je le trouvai tout bourdonnant de líodeur des aubÈpines. La
haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la
jonchÈe de leurs fleurs amoncelÈes en reposoir; au-dessous díelles, le
soleil posait ‡ terre un quadrillage de clartÈ, comme síil venait de
traverser une verriËre; leur parfum síÈtendait aussi onctueux, aussi
dÈlimitÈ en sa forme que si jíeusse ÈtÈ devant líautel de la Vierge,
et les fleurs, aussi parÈes, tenaient chacune díun air distrait son
Ètincelant bouquet díÈtamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui ‡ líÈglise ajouraient la rampe du jubÈ ou
les meneaux du vitrail et qui síÈpanouissaient en blanche chair de
fleur de fraisier. Combien naÔves et paysannes en comparaison
sembleraient les Èglantines qui, dans quelques semaines, monteraient
elles aussi en plein soleil le mÍme chemin rustique, en la soie unie
de leur corsage rougissant quíun souffle dÈfait.
Mais jíavais beau rester devant les aubÈpines ‡ respirer, ‡ porter
devant ma pensÈe qui ne savait ce quíelle devait en faire, ‡ perdre, ‡
retrouver leur invisible et fixe odeur, ‡ míunir au rythme qui jetait
leurs fleurs, ici et l‡, avec une allÈgresse juvÈnile et ‡ des
intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles
míoffraient indÈfiniment le mÍme charme avec une profusion
inÈpuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces
mÈlodies quíon rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret. Je me dÈtournais díelles un moment, pour les aborder
page 191 / 601
ensuite avec des forces plus fraÓches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derriËre la haie, montait en pente raide vers les champs,
quelque coquelicot perdu, quelques bluets restÈs paresseusement en
arriËre, qui le dÈcoraient Á‡ et l‡ de leurs fleurs comme la bordure
díune tapisserie o? apparaÓt clairsemÈ le motif agreste qui triomphera
sur le panneau; rares encore, espacÈs comme les maisons isolÈes qui
annoncent dÈj‡ líapproche díun village, ils míannonÁaient líimmense
Ètendue o? dÈferlent les blÈs, o? moutonnent les nuages, et la vue
díun seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler
au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouÈe graisseuse et noire, me
faisait battre le cúur, comme au voyageur qui aperÁoit sur une terre
basse une premiËre barque ÈchouÈe que rÈpare un calfat, et síÈcrie,
avant de líavoir encore vue: ´La Mer!ª
Puis je revenais devant les aubÈpines comme devant ces chefs-díúuvre
dont on croit quíon saura mieux les voir quand on a cessÈ un moment de
les regarder, mais jíavais beau me faire un Ècran de mes mains pour
níavoir quíelles sous les yeux, le sentiment quíelles Èveillaient en
moi restait obscur et vague, cherchant en vain ‡ se dÈgager, ‡ venir
adhÈrer ‡ leurs fleurs. Elles ne míaidaient pas ‡ líÈclaircir, et je
ne pouvais demander ‡ díautres fleurs de le satisfaire. Alors, me
donnant cette joie que nous Èprouvons quand nous voyons de notre
peintre prÈfÈrÈ une úuvre qui diffËre de celles que nous connaissions,
ou bien si líon nous mËne devant un tableau dont nous níavions vu
jusque-l‡ quíune esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement
au piano nous apparaÓt ensuite revÍtu des couleurs de líorchestre, mon
grand-pËre míappelant et me dÈsignant la haie de Tansonville, me dit:
page 192 / 601
´Toi qui aimes les aubÈpines, regarde un peu cette Èpine rose;
est-elle jolie!ª En effet cíÈtait une Èpine, mais rose, plus belle
encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fÍte,óde ces
seules vraies fÍtes que sont les fÍtes religieuses, puisquíun caprice
contingent ne les applique pas comme les fÍtes mondaines ‡ un jour
quelconque qui ne leur est pas spÈcialement destinÈ, qui nía rien
díessentiellement fÈriÈ,ómais une parure plus riche encore, car les
fleurs attachÈes sur la branche, les unes au-dessus des autres, de
maniËre ‡ ne laisser aucune place qui ne f?t dÈcorÈe, comme des
pompons qui enguirlandent une houlette rococo, Ètaient ´en couleurª,
par consÈquent díune qualitÈ supÈrieure selon líesthÈtique de Combray
si líon en jugeait par líÈchelle des prix dans le ´magasinª de la
Place ou chez Camus o? Ètaient plus chers ceux des biscuits qui
Ètaient roses. Moi-mÍme jíapprÈciais plus le fromage ‡ la crËme rose,
celui o? líon míavait permis díÈcraser des fraises. Et justement ces
fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de
tendre embellissement ‡ une toilette pour une grande fÍte, qui, parce
quíelles leur prÈsentent la raison de leur supÈrioritÈ, sont celles
qui semblent belles avec le plus díÈvidence aux yeux des enfants, et ‡
cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et
de plus naturel que les autres teintes, mÍme lorsquíils ont compris
quíelles ne promettaient rien ‡ leur gourmandise et níavaient pas ÈtÈ
choisies par la couturiËre. Et certes, je líavais tout de suite senti,
comme devant les Èpines blanches mais avec plus díÈmerveillement, que
ce níÈtait pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,
quíÈtait traduite líintention de festivitÈ dans les fleurs, mais que
cíÈtait la nature qui, spontanÈment, líavait exprimÈe avec la naÔvetÈ
díune commerÁante de village travaillant pour un reposoir, en
page 193 / 601
surchargeant líarbuste de ces rosettes díun ton trop tendre et díun
pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits
rosiers aux pots cachÈs dans des papiers en dentelles, dont aux
grandes fÍtes on faisait rayonner sur líautel les minces fusÈes,
pullulaient mille petits boutons díune teinte plus p‚le qui, en
síentríouvrant, laissaient voir, comme au fond díune coupe de marbre
rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs,
líessence particuliËre, irrÈsistible, de líÈpine, qui, partout o? elle
bourgeonnait, o? elle allait fleurir, ne le pouvait quíen rose.
IntercalÈ dans la haie, mais aussi diffÈrent díelle quíune jeune fille
en robe de fÍte au milieu de personnes en nÈgligÈ qui resteront ‡ la
maison, tout prÍt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie
dÈj‡, tel brillait en souriant dans sa fraÓche toilette rose,
líarbuste catholique et dÈlicieux.
La haie laissait voir ‡ líintÈrieur du parc une allÈe bordÈe de
jasmins, de pensÈes et de verveines entre lesquelles des giroflÈes
ouvraient leur bourse fraÓche, du rose odorant et passÈ díun cuir
ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau díarrosage
peint en vert, dÈroulant ses circuits, dressait aux points o? il Ètait
percÈ au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, líÈventail
vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout ‡ coup,
je míarrÍtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision
ne síadresse pas seulement ‡ nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre Ítre tout entier. Une
fillette díun blond roux qui avait líair de rentrer de promenade et
tenait ‡ la main une bÍche de jardinage, nous regardait, levant son
page 194 / 601
visage semÈ de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne
savais pas alors, ni ne líai appris depuis, rÈduire en ses ÈlÈments
objectifs une impression forte, comme je níavais pas, ainsi quíon dit,
assez ´díesprit díobservationª pour dÈgager la notion de leur couleur,
pendant longtemps, chaque fois que je repensai ‡ elle, le souvenir de
leur Èclat se prÈsentait aussitÙt ‡ moi comme celui díun vif azur,
puisquíelle Ètait blonde: de sorte que, peut-Ítre si elle níavait pas
eu des yeux aussi noirs,óce qui frappait tant la premiËre fois quíon
la voyaitóje níaurais pas ÈtÈ, comme je le fus, plus particuliËrement
amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, díabord de ce regard qui níest pas que le
porte-parole des yeux, mais ‡ la fenÍtre duquel se penchent tous les
sens, anxieux et pÈtrifiÈs, le regard qui voudrait toucher, capturer,
emmener le corps quíil regarde et lí‚me avec lui; puis, tant jíavais
peur que díune seconde ‡ líautre mon grand-pËre et mon pËre,
apercevant cette jeune fille, me fissent Èloigner en me disant de
courir un peu devant eux, díun second regard, inconsciemment
supplicateur, qui t‚chait de la forcer ‡ faire attention ‡ moi, ‡ me
connaÓtre! Elle jeta en avant et de cÙtÈ ses pupilles pour prendre
connaissance de mon grandípËre et de mon pËre, et sans doute líidÈe
quíelle en rapporta fut celle que nous Ètions ridicules, car elle se
dÈtourna et díun air indiffÈrent et dÈdaigneux, se plaÁa de cÙtÈ pour
Èpargner ‡ son visage díÍtre dans leur champ visuel; et tandis que
continuant ‡ marcher et ne líayant pas aperÁue, ils míavaient dÈpassÈ,
elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma
direction, sans expression particuliËre, sans avoir líair de me voir,
page 195 / 601
mais avec une fixitÈ et un sourire dissimulÈ, que je ne pouvais
interprÈter díaprËs les notions que líon míavait donnÈes sur la bonne
Èducation, que comme une preuve díoutrageant mÈpris; et sa main
esquissait en mÍme temps un geste indÈcent, auquel quand il Ètait
adressÈ en public ‡ une personne quíon ne connaissait pas, le petit
dictionnaire de civilitÈ que je portais en moi ne donnait quíun seul
sens, celui díune intention insolente.
ó´Allons, Gilberte, viens; quíest-ce que tu fais, cria díune voix
perÁante et autoritaire une dame en blanc que je níavais pas vue, et ‡
quelque distance de laquelle un Monsieur habillÈ de coutil et que je
ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la
tÍte; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bÍche
et síÈloigna sans se retourner de mon cÙtÈ, díun air docile,
impÈnÈtrable et sournois.
Ainsi passa prËs de moi ce nom de Gilberte, donnÈ comme un talisman
qui me permettait peut-Ítre de retrouver un jour celle dont il venait
de faire une personne et qui, líinstant díavant, níÈtait quíune image
incertaine. Ainsi passa-t-il, profÈrÈ au-dessus des jasmins et des
giroflÈes, aigre et frais comme les gouttes de líarrosoir vert;
imprÈgnant, irisant la zone díair pur quíil avait traversÈeóet quíil
isolait,ódu mystËre de la vie de celle quíil dÈsignait pour les Ítres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; dÈployant sous
líÈpinier rose, ‡ hauteur de mon Èpaule, la quintessence de leur
familiaritÈ, pour moi si douloureuse, avec elle, avec líinconnu de sa
vie o? je níentrerais pas.
page 196 / 601
Un instant (tandis que nous nous Èloignions et que mon grand-pËre
murmurait: ´Ce pauvre Swann, quel rÙle ils lui font jouer: on le fait
partir pour quíelle reste seule avec son Charlus, car cíest lui, je
líai reconnu! Et cette petite, mÍlÈe ‡ toute cette infamie!ª)
líimpression laissÈe en moi par le ton despotique avec lequel la mËre
de Gilberte lui avait parlÈ sans quíelle rÈpliqu‚t, en me la montrant
comme forcÈe díobÈir ‡ quelquíun, comme níÈtant pas supÈrieure ‡ tout,
calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon
amour. Mais bien vite cet amour síÈleva de nouveau en moi comme une
rÈaction par quoi mon cúur humiliÈ voulait se mettre de niveau avec
Gilberte ou líabaisser jusquí‡ lui. Je líaimais, je regrettais de ne
pas avoir eu le temps et líinspiration de líoffenser, de lui faire
mal, et de la forcer ‡ se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que
jíaurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant
les Èpaules: ´Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me
rÈpugnez!ª Cependant je míÈloignais, emportant pour toujours, comme
premier type díun bonheur inaccessible aux enfants de mon espËce de
par des lois naturelles impossibles ‡ transgresser, líimage díune
petite fille rousse, ‡ la peau semÈe de taches roses, qui tenait une
bÍche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois
et inexpressifs. Et dÈj‡ le charme dont son nom avait encensÈ cette
place sous les Èpines roses o? il avait ÈtÈ entendu ensemble par elle
et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui
líapprochait, ses grands-parents que les miens avaient eu líineffable
bonheur de connaÓtre, la sublime profession díagent de change, le
douloureux quartier des Champs-…lysÈes quíelle habitait ‡ Paris.
page 197 / 601
´LÈonie, dit mon grand-pËre en rentrant, jíaurais voulu tíavoir avec
nous tantÙt. Tu ne reconnaÓtrais pas Tansonville. Si jíavais osÈ, je
tíaurais coupÈ une branche de ces Èpines roses que tu aimais tant.ª
Mon grand-pËre racontait ainsi notre promenade ‡ ma tante LÈonie, soit
pour la distraire, soit quíon níe?t pas perdu tout espoir díarriver ‡
la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriÈtÈ, et
díailleurs les visites de Swann avaient ÈtÈ les derniËres quíelle
avait reÁues, alors quíelle fermait dÈj‡ sa porte ‡ tout le monde. Et
de mÍme que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle
Ètait la seule personne de chez nous quíil demand‚t encore ‡ voir),
elle lui faisait rÈpondre quíelle Ètait fatiguÈe, mais quíelle le
laisserait entrer la prochaine fois, de mÍme elle dit ce soir-l‡:
´Oui, un jour quíil fera beau, jíirai en voiture jusquí‡ la porte du
parc.ª Cíest sincËrement quíelle le disait. Elle e?t aimÈ revoir Swann
et Tansonville; mais le dÈsir quíelle en avait suffisait ‡ ce qui lui
restait de forces; sa rÈalisation les e?t excÈdÈes. Quelquefois le
beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, síhabillait;
la fatigue commenÁait avant quíelle f?t passÈe dans líautre chambre et
elle rÈclamait son lit. Ce qui avait commencÈ pour elleóplus tÙt
seulement que cela níarrive díhabitude,ócíest ce grand renoncement de
la vieillesse qui se prÈpare ‡ la mort, síenveloppe dans sa
chrysalide, et quíon peut observer, ‡ la fin des vies qui se
prolongent tard, mÍme entre les anciens amants qui se sont le plus
aimÈs, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui ‡
partir díune certaine annÈe cessent de faire le voyage ou la sortie
nÈcessaire pour se voir, cessent de síÈcrire et savent quíils ne
page 198 / 601
communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir
quíelle ne reverrait pas Swann, quíelle ne quitterait plus jamais la
maison, mais cette rÈclusion dÈfinitive devait lui Ítre rendue assez
aisÈe pour la raison mÍme qui selon nous aurait d? la lui rendre plus
douloureuse: cíest que cette rÈclusion lui Ètait imposÈe par la
diminution quíelle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et
qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue,
sinon une souffrance, donnait pour elle ‡ líinaction, ‡ líisolement,
au silence, la douceur rÈparatrice et bÈnie du repos.
Ma tante níalla pas voir la haie díÈpines roses, mais ‡ tous moments
je demandais ‡ mes parents si elle níirait pas, si autrefois elle
allait souvent ‡ Tansonville, t‚chant de les faire parler des parents
et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des
Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand
je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur
entendre dire, je níosais pas le prononcer moi-mÍme, mais je les
entraÓnais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui
la concernaient, o? je ne me sentais pas exilÈ trop loin díelle; et je
contraignais tout díun coup mon pËre, en feignant de croire par
exemple que la charge de mon grand-pËre avait ÈtÈ dÈj‡ avant lui dans
notre famille, ou que la haie díÈpines roses que voulait voir ma tante
LÈonie se trouvait en terrain communal, ‡ rectifier mon assertion, ‡
me dire, comme malgrÈ moi, comme de lui-mÍme: ´Mais non, cette
charge-l‡ Ètait au pËre de Swann, cette haie fait partie du parc de
Swann.ª Alors jíÈtais obligÈ de reprendre ma respiration, tant, en se
posant sur la place o? il Ètait toujours Ècrit en moi, pesait ‡
page 199 / 601
míÈtouffer ce nom qui, au moment o? je líentendais, me paraissait plus
plein que tout autre, parce quíil Ètait lourd de toutes les fois o?,
díavance, je líavais mentalement profÈrÈ. Il me causait un plaisir que
jíÈtais confus díavoir osÈ rÈclamer ‡ mes parents, car ce plaisir
Ètait si grand quíil avait d? exiger díeux pour quíils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisquíil
níÈtait pas un plaisir pour eux. Aussi je dÈtournais la conversation
par discrÈtion. Par scrupule aussi. Toutes les sÈductions singuliËres
que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dËs
quíils le prononÁaient. Il me semblait alors tout díun coup que mes
parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, quíils se trouvaient
placÈs ‡ mon point de vue, quíils apercevaient ‡ leur tour,
absolvaient, Èpousaient mes rÍves, et jíÈtais malheureux comme si je
les avais vaincus et dÈpravÈs.
Cette annÈe-l‡, quand, un peu plus tÙt que díhabitude, mes parents
eurent fixÈ le jour de rentrer ‡ Paris, le matin du dÈpart, comme on
míavait fait friser pour Ítre photographiÈ, coiffer avec prÈcaution un
chapeau que je níavais encore jamais mis et revÍtir une douillette de
velours, aprËs míavoir cherchÈ partout, ma mËre me trouva en larmes
dans le petit raidillon, contigu ‡ Tansonville, en train de dire adieu
aux aubÈpines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme
une princesse de tragÈdie ‡ qui pËseraient ces vains ornements, ingrat
envers líimportune main qui en formant tous ces núuds avait pris soin
sur mon front díassembler mes cheveux, foulant aux pieds mes
papillotes arrachÈes et mon chapeau neuf. Ma mËre ne fut pas touchÈe
par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri ‡ la vue de la coiffe
page 200 / 601
dÈfoncÈe et de la douillette perdue. Je ne líentendis pas: ´O mes
pauvres petites aubÈpines, disais-je en pleurant, ce níest pas vous
qui voudriez me faire du chagrin, me forcer ‡ partir. Vous, vous ne
míavez jamais fait de peine! Aussi je vous aimerai toujours.ª Et,
essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne
pas imiter la vie insensÈe des autres hommes et, mÍme ‡ Paris, les
jours de printemps, au lieu díaller faire des visites et Ècouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premiËres aubÈpines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le
reste de la promenade quíon faisait du cÙtÈ de MÈsÈglise. Ils Ètaient
perpÈtuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le
vent qui Ètait pour moi le gÈnie particulier de Combray. Chaque annÈe,
le jour de notre arrivÈe, pour sentir que jíÈtais bien ‡ Combray, je
montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir
‡ sa suite. On avait toujours le vent ‡ cÙtÈ de soi du cÙtÈ de
MÈsÈglise, sur cette plaine bombÈe o? pendant des lieues il ne
rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait
souvent ‡ Laon passer quelques jours et, bien que ce f?t ‡ plusieurs
lieues, la distance se trouvant compensÈe par líabsence de tout
obstacle, quand, par les chauds aprËs-midi, je voyais un mÍme souffle,
venu de líextrÍme horizon, abaisser les blÈs les plus ÈloignÈs, se
propager comme un flot sur toute líimmense Ètendue et venir se
coucher, murmurant et tiËde, parmi les sainfoins et les trËfles, ‡ mes
pieds, cette plaine qui nous Ètait commune ‡ tous deux semblait nous
rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passÈ auprËs
díelle, que cíÈtait quelque message díelle quíil me chuchotait sans
page 201 / 601
que je pusse le comprendre, et je líembrassais au passage. A gauche
Ètait un village qui síappelait Champieu (Campus Pagani, selon le
curÈ). Sur la droite, on apercevait par del‡ les blÈs, les deux
clochers ciselÈs et rustiques de Saint-AndrÈ-des-Champs, eux-mÍmes
effilÈs, Ècailleux, imbriquÈs díalvÈoles, guillochÈs, jaunissants et
grumeleux, comme deux Èpis.
A intervalles symÈtriques, au milieu de líinimitable ornementation de
leurs feuilles quíon ne peut confondre avec la feuille díaucun autre
arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pÈtales de satin
blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants
boutons. Cíest du cÙtÈ de MÈsÈglise que jíai remarquÈ pour la premiËre
fois líombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillÈe, et
aussi ces soies díor impalpable que le couchant tisse obliquement sous
les feuilles, et que je voyais mon pËre interrompre de sa canne sans
les faire jamais dÈvier.
Parfois dans le ciel de líaprËs-midi passait la lune blanche comme une
nuÈe, furtive, sans Èclat, comme une actrice dont ce níest pas líheure
de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment
ses camarades, síeffaÁant, ne voulant pas quíon fasse attention ‡
elle. Jíaimais ‡ retrouver son image dans des tableaux et dans des
livres, mais ces úuvres díart Ètaient bien diffÈrentesódu moins
pendant les premiËres annÈes, avant que Bloch e?t accoutumÈ mes yeux
et ma pensÈe ‡ des harmonies plus subtilesóde celles o? la lune me
paraÓtrait belle aujourdíhui et o? je ne líeusse pas reconnue alors.
CíÈtait, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre
page 202 / 601
o? elle dÈcoupe nettement sur le ciel une faucille díargent, de ces
úuvres naÔvement incomplËtes comme Ètaient mes propres impressions et
que les súurs de ma grandímËre síindignaient de me voir aimer. Elles
pensaient quíon doit mettre devant les enfants, et quíils font preuve
de go?t en aimant díabord, les úuvres que, parvenu ‡ la maturitÈ, on
admire dÈfinitivement. Cíest sans doute quíelles se figuraient les
mÈrites esthÈtiques comme des objets matÈriels quíun úil ouvert ne
peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin díen m?rir
lentement des Èquivalents dans son propre cúur.
Cíest du cÙtÈ de MÈsÈglise, ‡ Montjouvain, maison situÈe au bord díune
grande mare et adossÈe ‡ un talus buissonneux que demeurait M.
Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant
un buggy ‡ toute allure. A partir díune certaine annÈe on ne la
rencontra plus seule, mais avec une amie plus ‚gÈe, qui avait mauvaise
rÈputation dans le pays et qui un jour síinstalla dÈfinitivement ‡
Montjouvain. On disait: ´Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit
aveuglÈ par la tendresse pour ne pas síapercevoir de ce quíon raconte,
et permettre ‡ sa fille, lui qui se scandalise díune parole dÈplacÈe,
de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que cíest une
femme supÈrieure, un grand cúur et quíelle aurait eu des dispositions
extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivÈes. Il peut
Ítre s?r que ce níest pas de musique quíelle síoccupe avec sa fille.ª
M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une
personne excite toujours díadmiration pour ses qualitÈs morales chez
les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations
charnelles. Líamour physique, si injustement dÈcriÈ, force tellement
page 203 / 601
tout Ítre ‡ manifester jusquíaux moindres parcelles quíil possËde de
bontÈ, díabandon de soi, quíelles resplendissent jusquíaux yeux de
líentourage immÈdiat. Le docteur Percepied ‡ qui sa grosse voix et ses
gros sourcils permettaient de tenir tant quíil voulait le rÙle de
perfide dont il níavait pas le physique, sans compromettre en rien sa
rÈputation inÈbranlable et immÈritÈe de bourru bienfaisant, savait
faire rire aux larmes le curÈ et tout le monde en disant díun ton
rude: ´HÈ bien! il paraÓt quíelle fait de la musique avec son amie,
Mlle Vinteuil. «a a líair de vous Ètonner. Moi je sais pas. Cíest le
pËre Vinteuil qui mía encore dit Áa hier. AprËs tout, elle a bien le
droit díaimer la musique, cíte fille. Moi je ne suis pas pour
contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus ‡
ce quíil paraÓt. Et puis lui aussi il fait de la musique avec líamie
de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans cíte boÓte-l‡.
Mais quíest-ce que vous avez ‡ rire; mais ils font trop de musique ces
gens. Líautre jour jíai rencontrÈ le pËre Vinteuil prËs du cimetiËre.
Il ne tenait pas sur ses jambes.ª
Pour ceux qui comme nous virent ‡ cette Èpoque M. Vinteuil Èviter les
personnes quíil connaissait, se dÈtourner quand il les apercevait,
vieillir en quelques mois, síabsorber dans son chagrin, devenir
incapable de tout effort qui níavait pas directement le bonheur de sa
fille pour but, passer des journÈes entiËres devant la tombe de sa
femme,óil e?t ÈtÈ difficile de ne pas comprendre quíil Ètait en train
de mourir de chagrin, et de supposer quíil ne se rendait pas compte
des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-Ítre mÍme y
ajoutait-il foi. Il níest peut-Ítre pas une personne, si grande que
page 204 / 601
soit sa vertu, que la complexitÈ des circonstances ne puisse amener ‡
vivre un jour dans la familiaritÈ du vice quíelle condamne le plus
formellement,ósans quíelle le reconnaisse díailleurs tout ‡ fait sous
le dÈguisement de faits particuliers quíil revÍt pour entrer en
contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude
inexplicable, un certain soir, de tel Ítre quíelle a par ailleurs tant
de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait
entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la rÈsignation ‡
une de ces situations quíon croit ‡ tort Ítre líapanage exclusif du
monde de la bohËme: elles se produisent chaque fois quía besoin de se
rÈserver la place et la sÈcuritÈ qui lui sont nÈcessaires, un vice que
la nature elle-mÍme fait Èpanouir chez un enfant, parfois rien quíen
mÍlant les vertus de son pËre et de sa mËre, comme la couleur de ses
yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-Ítre la conduite de
sa fille, il ne síensuit pas que son culte pour elle en e?t ÈtÈ
diminuÈ. Les faits ne pÈnËtrent pas dans le monde o? vivent nos
croyances, ils níont pas fait naÓtre celles-ci, ils ne les dÈtruisent
pas; ils peuvent leur infliger les plus constants dÈmentis sans les
affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succÈdant
sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bontÈ
de son Dieu ou du talent de son mÈdecin. Mais quand M. Vinteuil
songeait ‡ sa fille et ‡ lui-mÍme du point de vue du monde, du point
de vue de leur rÈputation, quand il cherchait ‡ se situer avec elle au
rang quíils occupaient dans líestime gÈnÈrale, alors ce jugement
díordre social, il le portait exactement comme líe?t fait líhabitant
de Combray qui lui e?t ÈtÈ le plus hostile, il se voyait avec sa fille
dans le dernier bas-fond, et ses maniËres en avaient reÁu depuis peu
cette humilitÈ, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de
page 205 / 601
lui et quíil voyait díen bas (eussent-ils ÈtÈ fort au-dessous de lui
jusque-l‡), cette tendance ‡ chercher ‡ remonter jusquí‡ eux, qui est
une rÈsultante presque mÈcanique de toutes les dÈchÈances. Un jour que
nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui
dÈbouchait díune autre, síÈtait trouvÈ trop brusquement en face de
nous pour avoir le temps de nous Èviter; et Swann avec cette
orgueilleuse charitÈ de líhomme du monde qui, au milieu de la
dissolution de tous ses prÈjugÈs moraux, ne trouve dans líinfamie
díautrui quíune raison díexercer envers lui une bienveillance dont les
tÈmoignages chatouillent díautant plus líamour-propre de celui qui les
donne, quíil les sent plus prÈcieux ‡ celui qui les reÁoit, avait
longuement causÈ avec M. Vinteuil, ‡ qui, jusque-l‡ il níadressait pas
la parole, et lui avait demandÈ avant de nous quitter síil níenverrait
pas un jour sa fille jouer ‡ Tansonville. CíÈtait une invitation qui,
il y a deux ans, e?t indignÈ M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants quíil se croyait obligÈ
par eux, ‡ ne pas avoir líindiscrÈtion de líaccepter. LíamabilitÈ de
Swann envers sa fille lui semblait Ítre en soi-mÍme un appui si
honorable et si dÈlicieux quíil pensait quíil valait peut-Ítre mieux
ne pas síen servir, pour avoir la douceur toute platonique de le
conserver.
ó´Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittÈs, avec
la mÍme enthousiaste vÈnÈration qui tient de spirituelles et jolies
bourgeoises en respect et sous le charme díune duchesse, f?t-elle
laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur quíil ait fait un
mariage tout ‡ fait dÈplacÈ.ª
page 206 / 601
Et alors, tant les gens les plus sincËres sont mÍlÈs díhypocrisie et
dÈpouillent en causant avec une personne líopinion quíils ont díelle
et expriment dËs quíelle níest plus l‡, mes parents dÈplorËrent avec
M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances
auxquels (par cela mÍme quíils les invoquaient en commun avec lui, en
braves gens de mÍme acabit) ils avaient líair de sous-entendre quíil
níÈtait pas contrevenu ‡ Montjouvain. M. Vinteuil níenvoya pas sa
fille chez Swann. Et celui-ci f?t le premier ‡ le regretter. Car
chaque fois quíil venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait quíil
avait depuis quelque temps un renseignement ‡ lui demander sur
quelquíun qui portait le mÍme nom que lui, un de ses parents,
croyait-il. Et cette fois-l‡ il síÈtait bien promis de ne pas oublier
ce quíil avait ‡ lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille ‡
Tansonville.
Comme la promenade du cÙtÈ de MÈsÈglise Ètait la moins longue des deux
que nous faisions autour de Combray et quí‡ cause de cela on la
rÈservait pour les temps incertains, le climat du cÙtÈ de MÈsÈglise
Ètait assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisiËre des
bois de Roussainville dans líÈpaisseur desquels nous pourrions nous
mettre ‡ couvert.
Souvent le soleil se cachait derriËre une nuÈe qui dÈformait son ovale
et dont il jaunissait la bordure. LíÈclat, mais non la clartÈ, Ètait
enlevÈ ‡ la campagne o? toute vie semblait suspendue, tandis que le
page 207 / 601
petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses
arÍtes blanches avec une prÈcision et un fini accablants. Un peu de
vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et,
contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus
bleu, comme peint dans ces camaÔeux qui dÈcorent les trumeaux des
anciennes demeures.
Mais díautres fois se mettait ‡ tomber la pluie dont nous avait
menacÈs le capucin que líopticien avait ‡ sa devanture; les gouttes
díeau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous
ensemble, descendaient ‡ rangs pressÈs du ciel. Elles ne se sÈparent
point, elles ne vont pas ‡ líaventure pendant la rapide traversÈe,
mais chacune tenant sa place, attire ‡ elle celle qui la suit et le
ciel en est plus obscurci quíau dÈpart des hirondelles. Nous nous
rÈfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini,
quelques-unes, plus dÈbiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous
ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages,
et la terre Ètait dÈj‡ presque sÈchÈe que plus díune síattardait ‡
jouer sur les nervures díune feuille, et suspendue ‡ la pointe,
reposÈe, brillant au soleil, tout díun coup se laissait glisser de
toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pÍle-mÍle avec les Saints et
les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-AndrÈ-des-Champs.
Que cette Èglise Ètait franÁaise! Au-dessus de la porte, les Saints,
les rois-chevaliers une fleur de lys ‡ la main, des scËnes de noces et
de funÈrailles, Ètaient reprÈsentÈs comme ils pouvaient líÍtre dans
page 208 / 601
lí‚me de FranÁoise. Le sculpteur avait aussi narrÈ certaines anecdotes
relatives ‡ Aristote et ‡ Virgile de la mÍme faÁon que FranÁoise ‡ la
cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle líavait
personnellement connu, et gÈnÈralement pour faire honte par la
comparaison ‡ mes grands-parents moins ´justesª. On sentait que les
notions que líartiste mÈdiÈval et la paysanne mÈdiÈvale (survivant au
XlXe siËcle) avaient de líhistoire ancienne ou chrÈtienne, et qui se
distinguaient par autant díinexactitude que de bonhomie, ils les
tenaient non des livres, mais díune tradition ‡ la fois antique et
directe, ininterrompue, orale, dÈformÈe, mÈconnaissable et vivante.
Une autre personnalitÈ de Combray que je reconnaissais aussi,
virtuelle et prophÈtisÈe, dans la sculpture gothique de
Saint-AndrÈ-des-Champs cíÈtait le jeune ThÈodore, le garÁon de chez
Camus. FranÁoise sentait díailleurs si bien en lui un pays et un
contemporain que, quand ma tante LÈonie Ètait trop malade pour que
FranÁoise p?t suffire ‡ la retourner dans son lit, ‡ la porter dans
son fauteuil, plutÙt que de laisser la fille de cuisine monter se
faire ´bien voirª de ma tante, elle appelait ThÈodore. Or, ce garÁon
qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, Ètait tellement
rempli de lí‚me qui avait dÈcorÈ Saint-AndrÈ-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que FranÁoise trouvait dus aux ´pauvres
maladesª, ‡ ´sa pauvre maÓtresseª, quíil avait pour soulever la tÍte
de ma tante sur son oreiller la mine naÔve et zÈlÈe des petits anges
des bas-reliefs, síempressant, un cierge ‡ la main, autour de la
Vierge dÈfaillante, comme si les visages de pierre sculptÈe, gris‚tres
et nus, ainsi que sont les bois en hiver, níÈtaient quíun
ensommeillement, quíune rÈserve, prÍte ‡ refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, rÈvÈrends et futÈs comme celui de
page 209 / 601
ThÈodore, enluminÈs de la rougeur díune pomme m?re. Non plus appliquÈe
‡ la pierre comme ces petits anges, mais dÈtachÈe du porche, díune
stature plus quíhumaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui
lui Èvit‚t de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les
joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une
grappe m?re dans un sac de crin, le front Ètroit, le nez court et
mutin, les prunelles enfoncÈes, líair valide, insensible et courageux
des paysannes de la contrÈe. Cette ressemblance qui insinuait dans la
statue une douceur que je níy avais pas cherchÈe, Ètait souvent
certifiÈe par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre ‡
couvert et dont la prÈsence, pareille ‡ celle de ces feuillages
pariÈtaires qui ont poussÈ ‡ cÙtÈ des feuillages sculptÈs, semblait
destinÈe ‡ permettre, par une confrontation avec la nature, de juger
de la vÈritÈ de líúuvre díart. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je níai jamais
pÈnÈtrÈ, Roussainville, tantÙt, quand la pluie avait dÈj‡ cessÈ pour
nous, continuait ‡ Ítre ch‚tiÈ comme un village de la Bible par toutes
les lances de líorage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien Ètait dÈj‡ pardonnÈ par Dieu le PËre qui faisait
descendre vers lui, inÈgalement longues, comme les rayons díun
ostensoir díautel, les tiges díor effrangÈes de son soleil reparu.
Quelquefois le temps Ètait tout ‡ fait g‚tÈ, il fallait rentrer et
rester enfermÈ dans la maison. «‡ et l‡ au loin dans la campagne que
líobscuritÈ et líhumiditÈ faisaient ressembler ‡ la mer, des maisons
isolÈes, accrochÈes au flanc díune colline plongÈe dans la nuit et
dans líeau, brillaient comme des petits bateaux qui ont repliÈ leurs
page 210 / 601
voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais
quíimportait la pluie, quíimportait líorage! LíÈtÈ, le mauvais temps
níest quíune humeur passagËre, superficielle, du beau temps
sous-jacent et fixe, bien diffÈrent du beau temps instable et fluide
de líhiver et qui, au contraire, installÈ sur la terre o? il síest
solidifiÈ en denses feuillages sur lesquels la pluie peut síÈgoutter
sans compromettre la rÈsistance de leur permanente joie, a hissÈ pour
toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons
et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans
le petit salon, o? jíattendais líheure du dÓner en lisant, jíentendais
líeau dÈgoutter de nos marronniers, mais je savais que líaverse ne
faisait que vernir leurs feuilles et quíils promettaient de demeurer
l‡, comme des gages de líÈtÈ, toute la nuit pluvieuse, ‡ assurer la
continuitÈ du beau temps; quíil avait beau pleuvoir, demain, au-dessus
de la barriËre blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses,
de petites feuilles en forme de cúur; et cíest sans tristesse que
jíapercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser ‡ líorage
des supplications et des salutations dÈsespÈrÈes; cíest sans tristesse
que jíentendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre
roucouler dans les lilas.
Si le temps Ètait mauvais dËs le matin, mes parents renonÁaient ‡ la
promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite líhabitude
díaller, ces jours-l‡, marcher seul du cÙtÈ de MÈsÈglise-la-Vineuse,
dans líautomne o? nous d?mes venir ‡ Combray pour la succession de ma
tante LÈonie, car elle Ètait enfin morte, faisant triompher ‡ la fois
ceux qui prÈtendaient que son rÈgime affaiblissant finirait par la
page 211 / 601
tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu quíelle
souffrait díune maladie non pas imaginaire mais organique, ‡
líÈvidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligÈs de se
rendre quand elle y aurait succombÈ; et ne causant par sa mort de
grande douleur quí‡ un seul Ítre, mais ‡ celui-l‡, sauvage. Pendant
les quinze jours que dura la derniËre maladie de ma tante, FranÁoise
ne la quitta pas un instant, ne se dÈshabilla pas, ne laissa personne
lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut
enterrÈ. Alors nous comprÓmes que cette sorte de crainte o? FranÁoise
avait vÈcu des mauvaises paroles, des soupÁons, des colËres de ma
tante avait dÈveloppÈ chez elle un sentiment que nous avions pris pour
de la haine et qui Ètait de la vÈnÈration et de líamour. Sa vÈritable
maÓtresse, aux dÈcisions impossibles ‡ prÈvoir, aux ruses difficiles ‡
dÈjouer, au bon cúur facile ‡ flÈchir, sa souveraine, son mystÈrieux
et tout-puissant monarque níÈtait plus. A cÙtÈ díelle nous comptions
pour bien peu de chose. Il Ètait loin le temps o? quand nous avions
commencÈ ‡ venir passer nos vacances ‡ Combray, nous possÈdions autant
de prestige que ma tante aux yeux de FranÁoise. Cet automne-l‡ tout
occupÈs des formalitÈs ‡ remplir, des entretiens avec les notaires et
avec les fermiers, mes parents níayant guËre de loisir pour faire des
sorties que le temps díailleurs contrariait, prirent líhabitude de me
laisser aller me promener sans eux du cÙtÈ de MÈsÈglise, enveloppÈ
dans un grand plaid qui me protÈgeait contre la pluie et que je jetais
díautant plus volontiers sur mes Èpaules que je sentais que ses
rayures Ècossaises scandalisaient FranÁoise, dans líesprit de qui on
níaurait pu faire entrer líidÈe que la couleur des vÍtements nía rien
‡ faire avec le deuil et ‡ qui díailleurs le chagrin que nous avions
de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous níavions pas donnÈ
page 212 / 601
de grand repas funËbre, que nous ne prenions pas un son de voix
spÈcial pour parler díelle, que mÍme parfois je chantonnais. Je suis
s?r que dans un livreóet en cela jíÈtais bien moi-mÍme comme
FranÁoiseócette conception du deuil díaprËs la Chanson de Roland et le
portail de Saint-AndrÈ-des-Champs míe?t ÈtÈ sympathique. Mais dËs que
FranÁoise Ètait auprËs de moi, un dÈmon me poussait ‡ souhaiter
quíelle f?t en colËre, je saisissais le moindre prÈtexte pour lui dire
que je regrettais ma tante parce que cíÈtait une bonne femme, malgrÈ
ses ridicules, mais nullement parce que cíÈtait ma tante, quíelle e?t
pu Ítre ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune
peine, propos qui míeussent semblÈ ineptes dans un livre.
Si alors FranÁoise remplie comme un poËte díun flot de pensÈes
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, síexcusait de
ne pas savoir rÈpondre ‡ mes thÈories et disait: ´Je ne sais pas
míesprimerª, je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: ´Elle Ètait
tout de mÍme de la parentËse, il reste toujours le respect quíon doit
‡ la parentËseª, je haussais les Èpaules et je me disais: ´Je suis
bien bon de discuter avec une illettrÈe qui fait des cuirs pareilsª,
adoptant ainsi pour juger FranÁoise le point de vue mesquin díhommes
dont ceux qui les mÈprisent le plus dans líimpartialitÈ de la
mÈditation, sont fort capables de tenir le rÙle quand ils jouent une
des scËnes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-l‡ furent díautant plus agrÈables que je
les faisais aprËs de longues heures passÈes sur un livre. Quand
page 213 / 601
jíÈtais fatiguÈ díavoir lu toute la matinÈe dans la salle, jetant mon
plaid sur mes Èpaules, je sortais: mon corps obligÈ depuis longtemps
de garder líimmobilitÈ, mais qui síÈtait chargÈ sur place díanimation
et de vitesse accumulÈes, avait besoin ensuite, comme une toupie quíon
l‚che, de les dÈpenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,
les buissons auxquels síadosse Montjouvain, recevaient des coups de
parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui níÈtaient, les
uns et les autres, que des idÈes confuses qui míexaltaient et qui
níont pas atteint le repos dans la lumiËre, pour avoir prÈfÈrÈ ‡ un
lent et difficile Èclaircissement, le plaisir díune dÈrivation plus
aisÈe vers une issue immÈdiate. La plupart des prÈtendues traductions
de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en dÈbarrasser en
le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous
apprend pas ‡ le connaÓtre. Quand jíessaye de faire le compte de ce
que je dois au cÙtÈ de MÈsÈglise, des humbles dÈcouvertes dont il f?t
le cadre fortuit ou le nÈcessaire inspirateur, je me rappelle que
cíest, cet automne-l‡, dans une de ces promenades, prËs du talus
broussailleux qui protËge Montjouvain, que je fus frappÈ pour la
premiËre fois de ce dÈsaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. AprËs une heure de pluie et de vent contre lesquels
jíavais luttÈ avec allÈgresse, comme jíarrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles o? le
jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaÓtre, et ses dorures lavÈes par líaverse
reluisaient ‡ neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la
cahute, sur son toit de tuile encore mouillÈ, ‡ la crÍte duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les
page 214 / 601
herbes folles qui avaient poussÈ dans la paroi du mur, et les plumes
de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer
au grÈ de son souffle jusquí‡ líextrÈmitÈ de leur longueur, avec
líabandon de choses inertes et lÈgËres. Le toit de tuile faisait dans
la mare, que le soleil rendait de nouveau rÈflÈchissante, une marbrure
rose, ‡ laquelle je níavais encore jamais fait attention. Et voyant
sur líeau et ‡ la face du mur un p‚le sourire rÈpondre au sourire du
ciel, je míÈcriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie
refermÈ: ´Zut, zut, zut, zut.ª Mais en mÍme temps je sentis que mon
devoir e?t ÈtÈ de ne pas míen tenir ‡ ces mots opaques et de t‚cher de
voir plus clair dans mon ravissement.
Et cíest ‡ ce moment-l‡ encore,ógr‚ce ‡ un paysan qui passait, líair
dÈj‡ díÍtre díassez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il
faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui rÈpondit sans
chaleur ‡ mes ´beau temps, níest-ce pas, il fait bon marcherª,óque
jíappris que les mÍmes Èmotions ne se produisent pas simultanÈment,
dans un ordre prÈÈtabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois
quíune lecture un peu longue míavait mis en humeur de causer, le
camarade ‡ qui je br?lais díadresser la parole venait justement de se
livrer au plaisir de la conversation et dÈsirait maintenant quíon le
laiss‚t lire tranquille. Si je venais de penser ‡ mes parents avec
tendresse et de prendre les dÈcisions les plus sages et les plus
propres ‡ leur faire plaisir, ils avaient employÈ le mÍme temps ‡
apprendre une peccadille que jíavais oubliÈe et quíils me reprochaient
sÈvËrement au moment o? je míÈlanÁais vers eux pour les embrasser.
page 215 / 601
Parfois ‡ líexaltation que me donnait la solitude, síen ajoutait une
autre que je ne savais pas en dÈpartager nettement, causÈe par le
dÈsir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer
dans mes bras. NÈ brusquement, et sans que jíeusse eu le temps de le
rapporter exactement ‡ sa cause, au milieu de pensÈes trËs
diffÈrentes, le plaisir dont il Ètait accompagnÈ ne me semblait quíun
degrÈ supÈrieur de celui quíelles me donnaient. Je faisais un mÈrite
de plus ‡ tout ce qui Ètait ‡ ce moment-l‡ dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville
o? je dÈsirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son Èglise, de cet Èmoi nouveau qui me les faisait
seulement paraÓtre plus dÈsirables parce que je croyais que cíÈtait
eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers
eux plus rapidement quand il enflait ma voile díune brise puissante,
inconnue et propice. Mais si ce dÈsir quíune femme appar?t ajoutait
pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les
charmes de la nature, en retour, Èlargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beautÈ des
arbres cíÈtait encore la sienne et que lí‚me de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette annÈe-l‡, son
baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au
contact de ma sensualitÈ, ma sensualitÈ se rÈpandant dans tous les
domaines de mon imagination, mon dÈsir níavait plus de limites. Cíest
quíaussi,ócomme il arrive dans ces moments de rÍverie au milieu de la
nature o? líaction de líhabitude Ètant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de cÙtÈ, nous croyons díune foi profonde,
‡ líoriginalitÈ, ‡ la vie individuelle du lieu o? nous nous
page 216 / 601
trouvonsóla passante quíappelait mon dÈsir me semblait Ítre non un
exemplaire quelconque de ce type gÈnÈral: la femme, mais un produit
nÈcessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-l‡ tout ce qui
níÈtait pas moi, la terre et les Ítres, me paraissait plus prÈcieux,
plus important, douÈ díune existence plus rÈelle que cela ne paraÓt
aux hommes faits. Et la terre et les Ítres je ne les sÈparais pas.
Jíavais le dÈsir díune paysanne de MÈsÈglise ou de Roussainville,
díune pÍcheuse de Balbec, comme jíavais le dÈsir de MÈsÈglise et de
Balbec. Le plaisir quíelles pouvaient me donner míaurait paru moins
vrai, je níaurais plus cru en lui, si jíen avais modifiÈ ‡ ma guise
les conditions. ConnaÓtre ‡ Paris une pÍcheuse de Balbec ou une
paysanne de MÈsÈglise cíe?t ÈtÈ recevoir des coquillages que je
níaurais pas vus sur la plage, une fougËre que je níaurais pas trouvÈe
dans les bois, cíe?t ÈtÈ retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels líavait enveloppÈe mon
imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une
paysanne ‡ embrasser, cíÈtait ne pas connaÓtre de ces bois le trÈsor
cachÈ, la beautÈ profonde. Cette fille que je ne voyais que criblÈe de
feuillages, elle Ètait elle-mÍme pour moi comme une plante locale
díune espËce plus ÈlevÈe seulement que les autres et dont la structure
permet díapprocher de plus prËs quíen elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais díautant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle míy ferait parvenir, seraient aussi díune
sorte particuliËre et dont je níaurais pas pu connaÓtre le plaisir par
une autre quíelle), que jíÈtais pour longtemps encore ‡ lí‚ge o? on ne
lía pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes
diffÈrentes avec lesquelles on lía go?tÈ, o? on ne lía pas rÈduit ‡
une notion gÈnÈrale qui les fait considÈrer dËs lors comme les
page 217 / 601
instruments interchangeables díun plaisir toujours identique. Il
níexiste mÍme pas, isolÈ, sÈparÈ et formulÈ dans líesprit, comme le
but quíon poursuit en síapprochant díune femme, comme la cause du
trouble prÈalable quíon ressent. A peine y songe-t-on comme ‡ un
plaisir quíon aura; plutÙt, on líappelle son charme ‡ elle; car on ne
pense pas ‡ soi, on ne pense quí‡ sortir de soi. ObscurÈment attendu,
immanent et cachÈ, il porte seulement ‡ un tel paroxysme au moment o?
il síaccomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,
les baisers de celle qui est auprËs de nous, quíil nous apparaÓt
surtout ‡ nous-mÍme comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bontÈ de cúur de notre compagne et pour sa
touchante prÈdilection ‡ notre Ègard que nous mesurons aux bienfaits,
au bonheur dont elle nous comble.
HÈlas, cíÈtait en vain que jíimplorais le donjon de Roussainville, que
je lui demandais de faire venir auprËs de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que jíavais eu de mes premiers
dÈsirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant líiris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau
de la fenÍtre entríouverte, pendant quíavec les hÈsitations hÈroÔques
du voyageur qui entreprend une exploration ou du dÈsespÈrÈ qui se
suicide, dÈfaillant, je me frayais en moi-mÍme une route inconnue et
que je croyais mortelle, jusquíau moment o? une trace naturelle comme
celle díun colimaÁon síajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusquí‡ moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,
tenant líÈtendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes
regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
page 218 / 601
jusquíau porche de Saint-AndrÈ-des-Champs; jamais ne síy trouvait la
paysanne que je níeusse pas manquÈ díy rencontrer si jíavais ÈtÈ avec
mon grand-pËre et dans líimpossibilitÈ de lier conversation avec elle.
Je fixais indÈfiniment le tronc díun arbre lointain, de derriËre
lequel elle allait surgir et venir ‡ moi; líhorizon scrutÈ restait
dÈsert, la nuit tombait, cíÈtait sans espoir que mon attention
síattachait, comme pour aspirer les crÈatures quíils pouvaient
recÈler, ‡ ce sol stÈrile, ‡ cette terre ÈpuisÈe; et ce níÈtait plus
díallÈgresse, cíÈtait de rage que je frappais les arbres du bois de
Roussainville díentre lesquels ne sortait pas plus díÍtres vivants que
síils eussent ÈtÈ des arbres peints sur la toile díun panorama, quand,
ne pouvant me rÈsigner ‡ rentrer ‡ la maison avant díavoir serrÈ dans
mes bras la femme que jíavais tant dÈsirÈe, jíÈtais pourtant obligÈ de
reprendre le chemin de Combray en míavouant ‡ moi-mÍme quíÈtait de
moins en moins probable le hasard qui líe?t mise sur mon chemin. Et
síy f?t-elle trouvÈe, díailleurs, eussÈ-je osÈ lui parler? Il me
semblait quíelle míe?t considÈrÈ comme un fou; je cessais de croire
partagÈs par díautres Ítres, de croire vrais en dehors de moi les
dÈsirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se rÈalisaient
pas. Ils ne míapparaissaient plus que comme les crÈations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempÈrament. Ils
níavaient plus de lien avec la nature, avec la rÈalitÈ qui dËs lors
perdait tout charme et toute signification et níÈtait plus ‡ ma vie
quíun cadre conventionnel comme líest ‡ la fiction díun roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
Cíest peut-Ítre díune impression ressentie aussi auprËs de
page 219 / 601
Montjouvain, quelques annÈes plus tard, impression restÈe obscure
alors, quíest sortie, bien aprËs, líidÈe que je me suis faite du
sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le
souvenir de cette impression devait jouer un rÙle important dans ma
vie. CíÈtait par un temps trËs chaud; mes parents qui avaient d?
síabsenter pour toute la journÈe, míavaient dit de rentrer aussi tard
que je voudrais; et Ètant allÈ jusquí‡ la mare de Montjouvain o?
jíaimais revoir les reflets du toit de tuile, je míÈtais Ètendu ‡
líombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, l‡
o? jíavais attendu mon pËre autrefois, un jour quíil Ètait allÈ voir
M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je míÈveillai, je voulus me
lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaÓtre,
car je ne líavais pas vue souvent ‡ Combray, et seulement quand elle
Ètait encore une enfant, tandis quíelle commenÁait díÍtre une jeune
fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, ‡ quelques
centimËtres de moi, dans cette chambre o? son pËre avait reÁu le mien
et dont elle avait fait son petit salon ‡ elle. La fenÍtre Ètait
entríouverte, la lampe Ètait allumÈe, je voyais tous ses mouvements
sans quíelle me vÓt, mais en míen allant jíaurais fait craquer les
buissons, elle míaurait entendu et elle aurait pu croire que je
míÈtais cachÈ l‡ pour líÈpier.
Elle Ètait en grand deuil, car son pËre Ètait mort depuis peu. Nous
níÈtions pas allÈs la voir, ma mËre ne líavait pas voulu ‡ cause díune
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bontÈ: la pudeur;
mais elle la plaignait profondÈment. Ma mËre se rappelant la triste
fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbÈe díabord par les soins de mËre
page 220 / 601
et de bonne díenfant quíil donnait ‡ sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causÈes; elle revoyait le visage
torturÈ quíavait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait
quíil avait renoncÈ ‡ jamais ‡ achever de transcrire au net toute son
úuvre des derniËres annÈes, pauvres morceaux díun vieux professeur de
piano, díun ancien organiste de village dont nous imaginions bien
quíils níavaient guËre de valeur en eux-mÍmes, mais que nous ne
mÈprisions pas parce quíils en avaient tant pour lui dont ils avaient
ÈtÈ la raison de vivre avant quíil les sacrifi‚t ‡ sa fille, et qui
pour la plupart pas mÍme notÈs, conservÈs seulement dans sa mÈmoire,
quelques-uns inscrits sur des feuillets Èpars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mËre pensait ‡ cet autre renoncement plus cruel encore
auquel M. Vinteuil avait ÈtÈ contraint, le renoncement ‡ un avenir de
bonheur honnÍte et respectÈ pour sa fille; quand elle Èvoquait toute
cette dÈtresse suprÍme de líancien maÓtre de piano de mes tantes, elle
Èprouvait un vÈritable chagrin et songeait avec effroi ‡ celui
autrement amer que devait Èprouver Mlle Vinteuil tout mÍlÈ du remords
díavoir ‡ peu prËs tuÈ son pËre. ´Pauvre M. Vinteuil, disait ma mËre,
il a vÈcu et il est mort pour sa fille, sans avoir reÁu son salaire.
Le recevra-t-il aprËs sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui
venir que díelle.ª
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminÈe Ètait posÈ un petit
portrait de son pËre que vivement elle alla chercher au moment o?
retentit le roulement díune voiture qui venait de la route, puis elle
se jeta sur un canapÈ, et tira prËs díelle une petite table sur
laquelle elle plaÁa le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
page 221 / 601
‡ cÙtÈ de lui le morceau quíil avait le dÈsir de jouer ‡ mes parents.
BientÙt son amie entra. Mlle Vinteuil líaccueillit sans se lever, ses
deux mains derriËre la tÍte et se recula sur le bord opposÈ du sofa
comme pour lui faire une place. Mais aussitÙt elle sentit quíelle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui Ètait peut-Ítre
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-Ítre mieux Ítre loin
díelle sur une chaise, elle se trouva indiscrËte, la dÈlicatesse de
son cúur síen alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma
les yeux et se mit ‡ b‚iller pour indiquer que líenvie de dormir Ètait
la seule raison pour laquelle elle síÈtait ainsi Ètendue. MalgrÈ la
familiaritÈ rude et dominatrice quíelle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obsÈquieux et rÈticents, les brusques
scrupules de son pËre. BientÙt elle se leva, feignit de vouloir fermer
les volets et de níy pas rÈussir.
ó´Laisse donc tout ouvert, jíai chaud,ª dit son amie.
ó´Mais cíest assommant, on nous verraª, rÈpondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait quíelle níavait dit
ces mots que pour la provoquer ‡ lui rÈpondre par certains autres
quíelle avait en effet le dÈsir díentendre, mais que par discrÈtion
elle voulait lui laisser líinitiative de prononcer. Aussi son regard
que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre líexpression qui plaisait
tant ‡ ma grandímËre, quand elle ajouta vivement:
page 222 / 601
ó´Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, cíest
assommant, quelque chose insignifiante quíon fasse, de penser que des
yeux vous voient.ª
Par une gÈnÈrositÈ instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prÈmÈditÈs quíelle avait jugÈs indispensables ‡ la
pleine rÈalisation de son dÈsir. Et ‡ tous moments au fond díelle-mÍme
une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un
soudard fruste et vainqueur.
ó´Oui, cíest probable quíon nous regarde ‡ cette heure-ci, dans cette
campagne frÈquentÈe, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner díun clignement díyeux
malicieux et tendre, ces mots quíelle rÈcita par bontÈ, comme un
texte, quíelle savait Ítre agrÈable ‡ Mlle Vinteuil, díun ton quíelle
síefforÁait de rendre cynique), quand mÍme on nous verrait ce níen est
que meilleur.ª
Mlle Vinteuil frÈmit et se leva. Son cúur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanÈment venir síadapter ‡ la
scËne que ses sens rÈclamaient. Elle cherchait le plus loin quíelle
pouvait de sa vraie nature morale, ‡ trouver le langage propre ‡ la
fille vicieuse quíelle dÈsirait díÍtre, mais les mots quíelle pensait
que celle-ci e?t prononcÈs sincËrement lui paraissaient faux dans sa
bouche. Et le peu quíelle síen permettait Ètait dit sur un ton guindÈ
o? ses habitudes de timiditÈ paralysaient ses vellÈitÈs díaudace, et
page 223 / 601
síentremÍlait de: ´tu nías pas froid, tu nías pas trop chaud, tu nías
pas envie díÍtre seule et de lire?ª
ó´Mademoiselle me semble avoir des pensÈes bien lubriques, ce soirª,
finit-elle par dire, rÈpÈtant sans doute une phrase quíelle avait
entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans líÈchancrure de son corsage de crÍpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, síÈchappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapÈ, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos ‡ la petite table sur
laquelle Ètait placÈ le portrait de líancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle níattirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:
ó´Oh! ce portrait de mon pËre qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre l‡, jíai pourtant dit vingt fois que ce níÈtait pas sa
place.ª
Je me souvins que cíÈtaient les mots que M. Vinteuil avait dits ‡ mon
pËre ‡ propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
rÈpondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses rÈponses
page 224 / 601
liturgiques:
ó´Mais laisse-le donc o? il est, il níest plus l‡ pour nous embÍter.
Crois-tu quíil pleurnicherait, quíil voudrait te mettre ton manteau,
síil te voyait l‡, la fenÍtre ouverte, le vilain singe.ª
Mlle Vinteuil rÈpondit par des paroles de doux reproche: ´Voyons,
voyonsª, qui prouvaient la bontÈ de sa nature, non quíelles fussent
dictÈes par líindignation que cette faÁon de parler de son pËre e?t pu
lui causer (Èvidemment cíÈtait l‡ un sentiment quíelle síÈtait
habituÈe, ‡ líaide de quels sophismes? ‡ faire taire en elle dans ces
minutes-l‡), mais parce quíelles Ètaient comme un frein que pour ne
pas se montrer ÈgoÔste elle mettait elle-mÍme au plaisir que son amie
cherchait ‡ lui procurer. Et puis cette modÈration souriante en
rÈpondant ‡ ces blasphËmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-Ítre ‡ sa nature franche et bonne, une forme
particuliËrement inf‚me, une forme doucereuse de cette scÈlÈratesse
quíelle cherchait ‡ síassimiler. Mais elle ne put rÈsister ‡ líattrait
du plaisir quíelle Èprouverait ‡ Ítre traitÈe avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans dÈfense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front ‡ baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait ÈtÈ sa fille, sentant avec dÈlices
quíelles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruautÈ en ravissant
‡ M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternitÈ. Son amie lui prit
la tÍte entre ses mains et lui dÈposa un baiser sur le front avec
cette docilitÈ que lui rendait facile la grande affection quíelle
avait pour Mlle Vinteuil et le dÈsir de mettre quelque distraction
page 225 / 601
dans la vie si triste maintenant de líorpheline.
ó´Sais-tu ce que jíai envie de lui faire ‡ cette vieille horreur?ª
dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura ‡ líoreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.
ó´Oh! tu níoserais pas.ª
ó´Je níoserais pas cracher dessus? sur Áa?ª dit líamie avec une
brutalitÈ voulue.
Je níen entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, díun air las,
gauche, affairÈ, honnÍte et triste, vint fermer les volets et la
fenÍtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportÈes ‡ cause de sa fille, ce
quíaprËs la mort il avait reÁu díelle en salaire.
Et pourtant jíai pensÈ depuis que si M. Vinteuil avait pu assister ‡
cette scËne, il níe?t peut-Ítre pas encore perdu sa foi dans le bon
cúur de sa fille, et peut-Ítre mÍme níe?t-il pas eu en cela tout ‡
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil líapparence du
mal Ètait si entiËre quíon aurait eu de la peine ‡ la rencontrer
rÈalisÈe ‡ ce degrÈ de perfection ailleurs que chez une sadique; cíest
page 226 / 601
‡ la lumiËre de la rampe des thÈ‚tres du boulevard plutÙt que sous la
lampe díune maison de campagne vÈritable quíon peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait díun pËre qui nía vÈcu que pour
elle; et il níy a guËre que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie ‡ líesthÈtique du mÈlodrame. Dans la rÈalitÈ, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-Ítre des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mÈmoire et les volontÈs de son pËre
mort, mais elle ne les rÈsumerait pas expressÈment en un acte díun
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naÔf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilÈ aux yeux des autres et mÍme ‡ ses yeux ‡
elle qui ferait le mal sans se líavouer. Mais, au-del‡ de líapparence,
dans le cúur de Mlle Vinteuil, le mal, au dÈbut du moins, ne fut sans
doute pas sans mÈlange. Une sadique comme elle est líartiste du mal,
ce quíune crÈature entiËrement mauvaise ne pourrait Ítre car le mal ne
lui serait pas extÈrieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait mÍme pas díelle; et la vertu, la mÈmoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle níen aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilËge ‡ les profaner. Les sadiques de
líespËce de Mlle Vinteuil sont des Ítre si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que mÍme le plaisir sensuel leur paraÓt quelque
chose de mauvais, le privilËge des mÈchants. Et quand ils se concËdent
‡ eux-mÍmes de síy livrer un moment, cíest dans la peau des mÈchants
quíils t‚chent díentrer et de faire entrer leur complice, de faÁon ‡
avoir eu un moment líillusion de síÍtre ÈvadÈs de leur ‚me scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle líe?t dÈsirÈ en voyant combien il lui Ètait impossible díy
rÈussir. Au moment o? elle se voulait si diffÈrente de son pËre, ce
quíelle me rappelait cíÈtait les faÁons de penser, de dire, du vieux
page 227 / 601
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce quíelle
profanait, ce quíelle faisait servir ‡ ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et líempÍchait de les go?ter directement, cíÈtait la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mËre ‡ lui quíil lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes díamabilitÈ qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phrasÈologie,
une mentalitÈ qui níÈtait pas faite pour lui et líempÍchait de le
connaÓtre comme quelque chose de trËs diffÈrent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait díhabitude. Ce níest pas le
mal qui lui donnait líidÈe du plaisir, qui lui semblait agrÈable;
cíest le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois quíelle
síy adonnait il síaccompagnait pour elle de ces pensÈes mauvaises qui
le reste du temps Ètaient absentes de son ‚me vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
líidentifier au Mal. Peut-Ítre Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
níÈtait pas fonciËrement mauvaise, et quíelle níÈtait pas sincËre au
moment o? elle lui tenait ces propos blasphÈmatoires. Du moins
avait-elle le plaisir díembrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-Ítre, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse ‡ ceux quíaurait eus non un Ítre de bontÈ et de
souffrance, mais un Ítre de cruautÈ et de plaisir. Elle pouvait
síimaginer un instant quíelle jouait vraiment les jeux quíe?t jouÈs
avec une complice aussi dÈnaturÈe, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares ‡ líÈgard de la mÈmoire de son pËre.
Peut-Ítre níe?t-elle pas pensÈ que le mal f?t un Ètat si rare, si
extraordinaire, si dÈpaysant, o? il Ètait si reposant díÈmigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indiffÈrence aux souffrances quíon cause et qui, quelques autres noms
page 228 / 601
quíon lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruautÈ.
Síil Ètait assez simple díaller du cÙtÈ de MÈsÈglise, cíÈtait une
autre affaire díaller du cÙtÈ de Guermantes, car la promenade Ètait
longue et líon voulait Ítre s?r du temps quíil ferait. Quand on
semblait entrer dans une sÈrie de beaux jours; quand FranÁoise
dÈsespÈrÈe quíil ne tomb‚t pas une goutte díeau pour les ´pauvres
rÈcoltesª, et ne voyant que de rares nuages blancs nageant ‡ la
surface calme et bleue du ciel síÈcriait en gÈmissant: ´Ne dirait-on
pas quíon voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant l‡-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien ‡ faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blÈs seront poussÈs,
alors la pluie se mettra ‡ tomber tout ‡ petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si cíÈtait sur
la merª; quand mon pËre avait reÁu invariablement les mÍmes rÈponses
favorables du jardinier et du baromËtre, alors on disait au dÓner:
´Demain síil fait le mÍme temps, nous irons du cÙtÈ de Guermantes.ª On
partait tout de suite aprËs dÈjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, Ètroite et formant un angle
aigu, remplie de graminÈes au milieu desquelles deux ou trois guÍpes
passaient la journÈe ‡ herboriser, aussi bizarre que son nom dío? me
semblaient dÈriver ses particularitÈs curieuses et sa personnalitÈ
revÍche, et quíon chercherait en vain dans le Combray díaujourdíhui o?
sur son tracÈ ancien síÈlËve líÈcole. Mais ma rÍverie (semblable ‡ ces
architectes ÈlËves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubÈ Renaissance et un autel du XVIIe siËcle les traces díun chúur
roman, remettent tout líÈdifice dans líÈtat o? il devait Ítre au XIIe
page 229 / 601
siËcle) ne laisse pas une pierre du b‚timent nouveau, reperce et
´restitueª la rue des Perchamps. Elle a díailleurs pour ces
reconstitutions, des donnÈes plus prÈcises que níen ont gÈnÈralement
les restaurateurs: quelques images conservÈes par ma mÈmoire, les
derniËres peut-Ítre qui existent encore actuellement, et destinÈes ‡
Ítre bientÙt anÈanties, de ce quíÈtait le Combray du temps de mon
enfance; et parce que cíest lui-mÍme qui les a tracÈes en moi avant de
disparaÓtre, Èmouvantes,ósi on peut comparer un obscur portrait ‡ ces
effigies glorieuses dont ma grandímËre aimait ‡ me donner des
reproductionsócomme ces gravures anciennes de la CËne ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels líon voit en un Ètat qui níexiste plus
aujourdíhui le chef-díúuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de líOiseau, devant la vieille hÙtellerie de líOiseau
fleschÈ dans la grande cour de laquelle entrËrent quelquefois au XVIIe
siËcle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient ‡ venir ‡ Combray pour quelque
contestation avec leurs fermiers, pour une question díhommage. On
gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de
Saint-Hilaire. Et jíaurais voulu pouvoir míasseoir l‡ et rester toute
la journÈe ‡ lire en Ècoutant les cloches; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait líheure, on aurait dit non quíelle
rompait le calme du jour mais quíelle le dÈbarrassait de ce quíil
contenait et que le clocher avec líexactitude indolente et soigneuse
díune personne qui nía rien díautre ‡ faire, venait seulementópour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes díor que la chaleur y
avait lentement et naturellement amassÈesóde presser, au moment voulu,
page 230 / 601
la plÈnitude du silence.
Le plus grand charme du cÙtÈ de Guermantes, cíest quíon y avait
presque tout le temps ‡ cÙtÈ de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une premiËre fois, dix minutes aprËs avoir quittÈ la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. DËs le lendemain de
notre arrivÈe, le jour de P‚ques, aprËs le sermon síil faisait beau
temps, je courais jusque-l‡, voir dans ce dÈsordre díun matin de
grande fÍte o? quelques prÈparatifs somptueux font paraÓtre plus
sordides les ustensiles de mÈnage qui traÓnent encore, la riviËre qui
se promenait dÈj‡ en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,
accompagnÈe seulement díune bande de coucous arrivÈs trop tÙt et de
primevËres en avance, cependant que Á‡ et l‡ une violette au bec bleu
laissait flÈchir sa tige sous le poids de la goutte díodeur quíelle
tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux dÈbouchait dans un sentier de
halage qui ‡ cet endroit se tapissait líÈtÈ du feuillage bleu díun
noisetier sous lequel un pÍcheur en chapeau de paille avait pris
racine. A Combray o? je savais quelle individualitÈ de marÈchal
ferrant ou de garÁon Èpicier Ètait dissimulÈe sous líuniforme du
suisse ou le surplis de líenfant de chúur, ce pÍcheur est la seule
personne dont je níaie jamais dÈcouvert líidentitÈ. Il devait
connaÓtre mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous
passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe
de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans
le sentier de halage qui dominait le courant díun talus de plusieurs
pieds; de líautre cÙtÈ la rive Ètait basse, Ètendue en vastes prÈs
jusquíau village et jusquí‡ la gare qui en Ètait distante. Ils Ètaient
page 231 / 601
semÈs des restes, ‡ demi enfouis dans líherbe, du ch‚teau des anciens
comtes de Combray qui au Moyen ‚ge avait de ce cÙtÈ le cours de la
Vivonne comme dÈfense contre les attaques des sires de Guermantes et
des abbÈs de Martinville. Ce níÈtaient plus que quelques fragments de
tours bossuant la prairie, ‡ peine apparents, quelques crÈneaux dío?
jadis líarbalÈtrier lanÁait des pierres, dío? le guetteur surveillait
Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-líExempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray Ètait
enclavÈ, aujourdíhui au ras de líherbe, dominÈs par les enfants de
líÈcole des frËres qui venaient l‡ apprendre leurs leÁons ou jouer aux
rÈcrÈations;ópassÈ presque descendu dans la terre, couchÈ au bord de
líeau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort ‡
songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray ‡ la petite ville
díaujourdíhui une citÈ trËs diffÈrente, retenant mes pensÈes par son
visage incomprÈhensible et díautrefois quíil cachait ‡ demi sous les
boutons díor. Ils Ètaient fort nombreux ‡ cet endroit quíils avaient
choisi pour leurs jeux sur líherbe, isolÈs, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune díoeuf, brillants díautant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dÈriver vers aucune vellÈitÈ de dÈgustation le plaisir
que leur vue me causait, je líaccumulais dans leur surface dorÈe,
jusquí‡ ce quíil devÓnt assez puissant pour produire de líinutile
beautÈ; et cela dËs ma plus petite enfance, quand du sentier de halage
je tendais les bras vers eux sans pouvoir Èpeler complËtement leur
joli nom de Princes de contes de fÈes franÁais, venus peut-Ítre il y a
bien des siËcles díAsie mais apatriÈs pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de líeau,
fidËles ‡ la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicitÈ
page 232 / 601
populaire, un poÈtique Èclat díorient.
Je míamusais ‡ regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
riviËre, o? elles sont ‡ leur tour encloses, ‡ la fois ´contenantª aux
flancs transparents comme une eau durcie, et ´contenuª plongÈ dans un
plus grand contenant de cristal liquide et courant, Èvoquaient líimage
de la fraÓcheur díune faÁon plus dÈlicieuse et plus irritante quíelles
níeussent fait sur une table servie, en ne la montrant quíen fuite
dans cette allitÈration perpÈtuelle entre líeau sans consistance o?
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluiditÈ o? le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir l‡ plus tard
avec des lignes; jíobtenais quíon tir‚t un peu de pain des provisions
du go?ter; jíen jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient
suffire pour y provoquer un phÈnomËne de sursaturation, car líeau se
solidifiait aussitÙt autour díelles en grappes ovoÔdes de tÍtards
inanitiÈs quíelle tenait sans doute jusque-l‡ en dissolution,
invisibles, tout prËs díÍtre en voie de cristallisation.
BientÙt le cours de la Vivonne síobstrue de plantes díeau. Il y en a
díabord díisolÈes comme tel nÈnufar ‡ qui le courant au travers duquel
il Ètait placÈ díune faÁon malheureuse laissait si peu de repos que
comme un bac actionnÈ mÈcaniquement il níabordait une rive que pour
retourner ‡ celle dío? il Ètait venu, refaisant Èternellement la
double traversÈe. PoussÈ vers la rive, son pÈdoncule se dÈpliait,
síallongeait, filait, atteignait líextrÍme limite de sa tension
jusquíau bord o? le courant le reprenait, le vert cordage se repliait
page 233 / 601
sur lui-mÍme et ramenait la pauvre plante ‡ ce quíon peut díautant
mieux appeler son point de dÈpart quíelle níy restait pas une seconde
sans en repartir par une rÈpÈtition de la mÍme manúuvre. Je la
retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la mÍme situation,
faisant penser ‡ certains neurasthÈniques au nombre desquels mon
grand-pËre comptait ma tante LÈonie, qui nous offrent sans changement
au cours des annÈes le spectacle des habitudes bizarres quíils se
croient chaque fois ‡ la veille de secouer et quíils gardent toujours;
pris dans líengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se dÈbattent inutilement pour en sortir ne
font quíassurer le fonctionnement et faire jouer le dÈclic de leur
diÈtÈtique Ètrange, inÈluctable et funeste. Tel Ètait ce nÈnufar,
pareil aussi ‡ quelquíun de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se rÈpËte indÈfiniment durant líÈternitÈ, excitait la curiositÈ de
Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularitÈs et la cause par le suppliciÈ lui-mÍme, si Virgile,
síÈloignant ‡ grands pas, ne líavait forcÈ ‡ le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriÈtÈ dont
líaccËs Ètait ouvert au public par celui ‡ qui elle appartenait et qui
síy Ètait complu ‡ des travaux díhorticulture aquatique, faisant
fleurir, dans les petits Ètangs que forme la Vivonne, de vÈritables
jardins de nymphÈas. Comme les rives Ètaient ‡ cet endroit trËs
boisÈes, les grandes ombres des arbres donnaient ‡ líeau un fond qui
Ètait habituellement díun vert sombre mais que parfois, quand nous
rentrions par certains soirs rassÈrÈnÈs díaprËs-midi orageux, jíai vu
page 234 / 601
díun bleu clair et cru, tirant sur le violet, díapparence cloisonnÈe
et de go?t japonais. «‡ et l‡, ‡ la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphÈa au cúur Ècarlate, blanc sur les bords.
Plus loin, les fleurs plus nombreuses Ètaient plus p‚les, moins
lisses, plus grenues, plus plissÈes, et disposÈes par le hasard en
enroulements si gracieux quíon croyait voir flotter ‡ la dÈrive, comme
aprËs líeffeuillement mÈlancolique díune fÍte galante, des roses
mousseuses en guirlandes dÈnouÈes. Ailleurs un coin semblait rÈservÈ
aux espËces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la
julienne, lavÈs comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis
quíun peu plus loin, pressÈes les unes contre les autres en une
vÈritable plate-bande flottante, on e?t dit des pensÈes des jardins
qui Ètaient venues poser comme des papillons leur ailes bleu‚tres et
glacÈes, sur líobliquitÈ transparente de ce parterre díeau; de ce
parterre cÈleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol díune couleur
plus prÈcieuse, plus Èmouvante que la couleur des fleurs elles-mÍmes;
et, soit que pendant líaprËs-midi il fÓt Ètinceler sous les nymphÈas
le kalÈidoscope díun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quíil
síemplÓt vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rÍverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quíil y a
de plus profond, de plus fugitif, de plus mystÈrieux,óavec ce quíil y
a díinfini,ódans líheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein
ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jíai
vu, jíai dÈsirÈ imiter quand je serais libre de vivre ‡ ma guise, un
page 235 / 601
rameur, qui, ayant l‚chÈ líaviron, síÈtait couchÈ ‡ plat sur le dos,
la tÍte en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter ‡ la
dÈrive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de
lui, portait sur son visage líavant-go?t du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de líeau. Dans le ciel
fÈriÈ, fl‚nait longuement un nuage oisif. Par moments oppressÈe par
líennui, une carpe se dressait hors de líeau dans une aspiration
anxieuse. CíÈtait líheure du go?ter. Avant de repartir nous restions
longtemps ‡ manger des fruits, du pain et du chocolat, sur líherbe o?
parvenaient jusquí‡ nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et
mÈtalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
síÈtaient pas mÈlangÈs ‡ líair quíils traversaient depuis si
longtemps, et cÙtelÈs par la palpitation successive de toutes leurs
lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, ‡ nos pieds.
Parfois, au bord de líeau entourÈe de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolÈe, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la riviËre qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le
visage pensif et les voiles ÈlÈgants níÈtaient pas de ce pays et qui
sans doute Ètait venue, selon líexpression populaire ´síenterrerª l‡,
go?ter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui
dont elle níavait pu garder le cúur, y Ètait inconnu, síencadrait dans
la fenÍtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque
amarrÈe prËs de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derriËre les arbres de la rive la voix des passants dont
avant quíelle e?t aperÁu leur visage, elle pouvait Ítre certaine que
page 236 / 601
jamais ils níavaient connu, ni ne connaÓtraient líinfidËle, que rien
dans leur passÈ ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir
níaurait líoccasion de la recevoir. On sentait que, dans son
renoncement, elle avait volontairement quittÈ des lieux o? elle aurait
pu du moins apercevoir celui quíelle aimait, pour ceux-ci qui ne
líavaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin o? elle savait quíil ne passerait pas, Ùter de ses mains
rÈsignÈes de longs gants díune gr‚ce inutile.
Jamais dans la promenade du cÙtÈ de Guermantes nous ne p?mes remonter
jusquíaux sources de la Vivonne, auxquelles jíavais souvent pensÈ et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idÈale, que
jíavais ÈtÈ aussi surpris quand on míavait dit quíelles se trouvaient
dans le dÈpartement, ‡ une certaine distance kilomÈtrique de Combray,
que le jour o? jíavais appris quíil y avait un autre point prÈcis de
la terre o? síouvrait, dans líantiquitÈ, líentrÈe des Enfers. Jamais
non plus nous ne p?mes pousser jusquíau terme que jíeusse tant
souhaitÈ díatteindre, jusquí‡ Guermantes. Je savais que l‡ rÈsidaient
des ch‚telains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais quíils
Ètaient des personnages rÈels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais ‡ eux, je me les reprÈsentais tantÙt en
tapisserie, comme Ètait la comtesse de Guermantes, dans le
´Couronnement díEstherª de notre Èglise, tantÙt de nuances changeantes
comme Ètait Gilbert le Mauvais dans le vitrail o? il passait du vert
chou au bleu prune selon que jíÈtais encore ‡ prendre de líeau bÈnite
ou que jíarrivais ‡ nos chaises, tantÙt tout ‡ fait impalpables comme
líimage de GeneviËve de Brabant, ancÍtre de la famille de Guermantes,
page 237 / 601
que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond,óenfin toujours enveloppÈs du mystËre des
temps mÈrovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la
lumiËre orangÈe qui Èmane de cette syllabe: ´antesª. Mais si malgrÈ
cela ils Ètaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des Ítres
rÈels, bien quíÈtranges, en revanche leur personne ducale se
distendait dÈmesurÈment, síimmatÈrialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils Ètaient duc et duchesse, tout ce ´cÙtÈ de
Guermantesª ensoleillÈ, le cours de la Vivonne, ses nymphÈas et ses
grands arbres, et tant de beaux aprËs-midi. Et je savais quíils ne
portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes,
mais que depuis le XIVe siËcle o?, aprËs avoir inutilement essayÈ de
vaincre leurs anciens seigneurs ils síÈtaient alliÈs ‡ eux par des
mariages, ils Ètaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par consÈquent et pourtant les seuls qui níy habitassent pas.
Comtes de Combray, possÈdant Combray au milieu de leur nom, de leur
personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette Ètrange et
pieuse tristesse qui Ètait spÈciale ‡ Combray; propriÈtaires de la
ville, mais non díune maison particuliËre, demeurant sans doute
dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de
Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de líabside de Saint-Hilaire
que líenvers de laque noire, si je levais la tÍte quand jíallais
chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le cÙtÈ de Guermantes je passai parfois devant
de petits enclos humides o? montaient des grappes de fleurs sombres.
Je míarrÍtais, croyant acquÈrir une notion prÈcieuse, car il me
page 238 / 601
semblait avoir sous les yeux un fragment de cette rÈgion fluviatile,
que je dÈsirais tant connaÓtre depuis que je líavais vue dÈcrite par
un de mes Ècrivains prÈfÈrÈs. Et ce fut avec elle, avec son sol
imaginaire traversÈ de cours díeau bouillonnants, que Guermantes,
changeant díaspect dans ma pensÈe, síidentifia, quand jíeus entendu le
docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives
quíil y avait dans le parc du ch‚teau. Je rÍvais que Mme de Guermantes
míy faisait venir, Èprise pour moi díun soudain caprice; tout le jour
elle y pÍchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main,
en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait
le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et míapprenait leurs noms. Elle me faisait lui
dire le sujet des poËmes que jíavais líintention de composer. Et ces
rÍves míavertissaient que puisque je voulais un jour Ítre un Ècrivain,
il Ètait temps de savoir ce que je comptais Ècrire. Mais dËs que je me
le demandais, t‚chant de trouver un sujet o? je pusse faire tenir une
signification philosophique infinie, mon esprit síarrÍtait de
fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention,
je sentais que je níavais pas de gÈnie ou peut-Ítre une maladie
cÈrÈbrale líempÍchait de naÓtre. Parfois je comptais sur mon pËre pour
arranger cela. Il Ètait si puissant, si en faveur auprËs des gens en
place quíil arrivait ‡ nous faire transgresser les lois que FranÁoise
míavait appris ‡ considÈrer comme plus inÈluctables que celles de la
vie et de la mort, ‡ faire retarder díun an pour notre maison, seule
de tout le quartier, les travaux de ´ravalementª, ‡ obtenir du
ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
líautorisation quíil pass‚t le baccalaurÈat deux mois díavance, dans
la sÈrie des candidats dont le nom commenÁait par un A au lieu
page 239 / 601
díattendre le tour des S. Si jíÈtais tombÈ gravement malade, si
jíavais ÈtÈ capturÈ par des brigands, persuadÈ que mon pËre avait trop
díintelligences avec les puissances suprÍmes, de trop irrÈsistibles
lettres de recommandation auprËs du bon Dieu, pour que ma maladie ou
ma captivitÈ pussent Ítre autre chose que de vains simulacres sans
danger pour moi, jíaurais attendu avec calme líheure inÈvitable du
retour ‡ la bonne rÈalitÈ, líheure de la dÈlivrance ou de la guÈrison;
peut-Ítre cette absence de gÈnie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes Ècrits futurs,
níÈtait-il aussi quíune illusion sans consistance, et cesserait-elle
par líintervention de mon pËre qui avait d? convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier Ècrivain
de líÈpoque. Mais díautres fois tandis que mes parents
síimpatientaient de me voir rester en arriËre et ne pas les suivre, ma
vie actuelle au lieu de me sembler une crÈation artificielle de mon
pËre et quíil pouvait modifier ‡ son grÈ, míapparaissait au contraire
comme comprise dans une rÈalitÈ qui níÈtait pas faite pour moi, contre
laquelle il níy avait pas de recours, au cúur de laquelle je níavais
pas díalliÈ, qui ne cachait rien au del‡ díelle-mÍme. Il me semblait
alors que jíexistais de la mÍme faÁon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux jíÈtais
seulement du nombre de ceux qui níont pas de dispositions pour Ècrire.
Aussi, dÈcouragÈ, je renonÁais ‡ jamais ‡ la littÈrature, malgrÈ les
encouragements que míavait donnÈs Bloch. Ce sentiment intime,
immÈdiat, que jíavais du nÈant de ma pensÈe, prÈvalait contre toutes
les paroles flatteuses quíon pouvait me prodiguer, comme chez un
mÈchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.
page 240 / 601
Un jour ma mËre me dit: ´Puisque tu parles toujours de Mme de
Guermantes, comme le docteur Percepied lía trËs bien soignÈe il y a
quatre ans, elle doit venir ‡ Combray pour assister au mariage de sa
fille. Tu pourras líapercevoir ‡ la cÈrÈmonie.ª CíÈtait du reste par
le docteur Percepied que jíavais le plus entendu parler de Mme de
Guermantes, et il nous avait mÍme montrÈ le numÈro díune revue
illustrÈe o? elle Ètait reprÈsentÈe dans le costume quíelle portait ‡
un bal travesti chez la princesse de LÈon.
Tout díun coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le
suisse en se dÈplaÁant me permit de voir assise dans une chapelle une
dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perÁants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton
au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,
comme si elle e?t eu trËs chaud, je distinguais, diluÈes et ‡ peine
perceptibles, des parcelles díanalogie avec le portrait quíon míavait
montrÈ, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en
elle, si jíessayais de les Ènoncer, se formulaient prÈcisÈment dans
les mÍmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont síÈtait servi le
docteur Percepied quand il avait dÈcrit devant moi la duchesse de
Guermantes, je me dis: cette dame ressemble ‡ Mme de Guermantes; or la
chapelle o? elle suivait la messe Ètait celle de Gilbert le Mauvais,
sous les plates tombes de laquelle, dorÈes et distendues comme des
alvÈoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je
me rappelais Ítre ‡ ce quíon míavait dit rÈservÈe ‡ la famille de
Guermantes quand quelquíun de ses membres venait pour une cÈrÈmonie ‡
page 241 / 601
Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir quíune seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui f?t ce jour-l‡, jour
o? elle devait justement venir, dans cette chapelle: cíÈtait elle! Ma
dÈception Ètait grande. Elle provenait de ce que je níavais jamais
pris garde quand je pensais ‡ Mme de Guermantes, que je me la
reprÈsentais avec les couleurs díune tapisserie ou díun vitrail, dans
un autre siËcle, díune autre matiËre que le reste des personnes
vivantes. Jamais je ne míÈtais avisÈ quíelle pouvait avoir une figure
rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et líovale de ses joues me
fit tellement souvenir de personnes que jíavais vues ‡ la maison que
le soupÁon míeffleura, pour se dissiper díailleurs aussitÙt aprËs, que
cette dame en son principe gÈnÈrateur, en toutes ses molÈcules,
níÈtait peut-Ítre pas substantiellement la duchesse de Guermantes,
mais que son corps, ignorant du nom quíon lui appliquait, appartenait
‡ un certain type fÈminin, qui comprenait aussi des femmes de mÈdecins
et de commerÁants. ´Cíest cela, ce níest que cela, Mme de Guermantes!ª
disait la mine attentive et ÈtonnÈe avec laquelle je contemplais cette
image qui naturellement níavait aucun rapport avec celles qui sous le
mÍme nom de Mme de Guermantes Ètaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle níavait pas ÈtÈ comme les autres
arbitrairement formÈe par moi, mais quíelle míavait sautÈ aux yeux
pour la premiËre fois il y a un moment seulement, dans líÈglise; qui
níÈtait pas de la mÍme nature, níÈtait pas colorable ‡ volontÈ comme
elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangÈe díune syllabe,
mais Ètait si rÈelle que tout, jusquí‡ ce petit bouton qui
síenflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois
de la vie, comme dans une apothÈose de thÈ‚tre, un plissement de la
robe de la fÈe, un tremblement de son petit doigt, dÈnoncent la
page 242 / 601
prÈsence matÈrielle díune actrice vivante, l‡ o? nous Ètions
incertains si nous níavions pas devant les yeux une simple projection
lumineuse.
Mais en mÍme temps, sur cette image que le nez proÈminent, les yeux
perÁants, Èpinglaient dans ma vision (peut-Ítre parce que cíÈtait eux
qui líavaient díabord atteinte, qui y avaient fait la premiËre
encoche, au moment o? je níavais pas encore le temps de songer que la
femme qui apparaissait devant moi pouvait Ítre Mme de Guermantes), sur
cette image toute rÈcente, inchangeable, jíessayais díappliquer
líidÈe: ´Cíest Mme de Guermantesª sans parvenir quí‡ la faire
manúuvrer en face de líimage, comme deux disques sÈparÈs par un
intervalle. Mais cette Mme de Guermantes ‡ laquelle jíavais si souvent
rÍvÈ, maintenant que je voyais quíelle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysÈe au contact díune rÈalitÈ si diffÈrente de ce
quíelle attendait, se mit ‡ rÈagir et ‡ me dire: ´Glorieux dËs avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de GeneviËve de
Brabant. Elle ne connaÓt, ni ne consentirait ‡ connaÓtre aucune des
personnes qui sont ici.ª
EtóÙ merveilleuse indÈpendance des regards humains, retenus au visage
par une corde si l‚che, si longue, si extensible quíils peuvent se
promener seuls loin de luiópendant que Mme de Guermantes Ètait assise
dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards
fl‚naient Á‡ et l‡, montaient je long des piliers, síarrÍtaient mÍme
page 243 / 601
sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de
soleil qui, au moment o? je reÁus sa caresse, me sembla conscient.
Quant ‡ Mme de Guermantes elle-mÍme, comme elle restait immobile,
assise comme une mËre qui semble ne pas voir les audaces espiËgles et
les entreprises indiscrËtes de ses enfants qui jouent et interpellent
des personnes quíelle ne connaÓt pas, il me f?t impossible de savoir
si elle approuvait ou bl‚mait dans le dÈsúuvrement de son ‚me, le
vagabondage de ses regards.
Je trouvais important quíelle ne partÓt pas avant que jíeusse pu la
regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des annÈes je
considÈrais sa vue comme Èminemment dÈsirable, et je ne dÈtachais pas
mes yeux díelle, comme si chacun de mes regards e?t pu matÈriellement
emporter et mettre en rÈserve en moi le souvenir du nez proÈminent,
des joues rouges, de toutes ces particularitÈs qui me semblaient
autant de renseignements prÈcieux, authentiques et singuliers sur son
visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensÈes
que jíy rapportaisóet peut-Ítre surtout, forme de líinstinct de
conservation des meilleures parties de nous-mÍmes, ce dÈsir quíon a
toujours de ne pas avoir ÈtÈ dÈÁu,óla replaÁant (puisque cíÈtait une
seule personne quíelle et cette duchesse de Guermantes que jíavais
ÈvoquÈe jusque-l‡) hors du reste de líhumanitÈ dans laquelle la vue
pure et simple de son corps me líavait fait un instant confondre, je
míirritais en entendant dire autour de moi: ´Elle est mieux que Mme
Sazerat, que Mlle Vinteuilª, comme si elle leur e?t ÈtÈ comparable. Et
mes regards síarrÍtant ‡ ses cheveux blonds, ‡ ses yeux bleus, ‡
líattache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler
page 244 / 601
díautres visages, je míÈcriais devant ce croquis volontairement
incomplet: ´Quíelle est belle! Quelle noblesse! Comme cíest bien une
fiËre Guermantes, la descendante de GeneviËve de Brabant, que jíai
devant moi!ª Et líattention avec laquelle jíÈclairais son visage
líisolait tellement, quíaujourdíhui si je repense ‡ cette cÈrÈmonie,
il míest impossible de revoir une seule des personnes qui y
assistaient sauf elle et le suisse qui rÈpondit affirmativement quand
je lui demandai si cette dame Ètait bien Mme de Guermantes. Mais elle,
je la revois, surtout au moment du dÈfilÈ dans la sacristie
quíÈclairait le soleil intermittent et chaud díun jour de vent et
díorage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de
tous ces gens de Combray dont elle ne savait mÍme pas les noms, mais
dont líinfÈrioritÈ proclamait trop sa suprÈmatie pour quíelle ne
ressentÓt pas pour eux une sincËre bienveillance et auxquels du reste
elle espÈrait imposer davantage encore ‡ force de bonne gr‚ce et de
simplicitÈ. Aussi, ne pouvant Èmettre ces regards volontaires, chargÈs
díune signification prÈcise, quíon adresse ‡ quelquíun quíon connaÓt,
mais seulement laisser ses pensÈes distraites síÈchapper incessamment
devant elle en un flot de lumiËre bleue quíelle ne pouvait contenir,
elle ne voulait pas quíil p?t gÍner, paraÓtre dÈdaigner ces petites
gens quíil rencontrait au passage, quíil atteignait ‡ tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflÈe, le
doux Ètonnement de ses yeux auxquels elle avait ajoutÈ sans oser le
destiner ‡ personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un
sourire un peu timide de suzeraine qui a líair de síexcuser auprËs de
ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la
quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard quíelle avait
laissÈ síarrÍter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de
page 245 / 601
soleil qui aurait traversÈ le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me
dis: ´Mais sans doute elle fait attention ‡ moi.ª Je crus que je lui
plaisais, quíelle penserait encore ‡ moi quand elle aurait quittÈ
líÈglise, quí‡ cause de moi elle serait peut-Ítre triste le soir ‡
Guermantes. Et aussitÙt je líaimai, car síil peut quelquefois suffire
pour que nous aimions une femme quíelle nous regarde avec mÈpris comme
jíavais cru quíavait fait Mlle Swann et que nous pensions quíelle ne
pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire
quíelle nous regarde avec bontÈ comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions quíelle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient
comme une pervenche impossible ‡ cueillir et que pourtant elle míe?t
dÈdiÈe; et le soleil menacÈ par un nuage, mais dardant encore de toute
sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de
gÈranium aux tapis rouges quíon y avait Ètendus par terre pour la
solennitÈ et sur lesquels síavanÁait en souriant Mme de Guermantes, et
ajoutait ‡ leur lainage un veloutÈ rose, un Èpiderme de lumiËre, cette
sorte de tendresse, de sÈrieuse douceur dans la pompe et dans la joie
qui caractÈrisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de
Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au
son de la trompette líÈpithËte de dÈlicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du cÙtÈ de Guermantes, il
me parut plus affligeant encore quíauparavant de níavoir pas de
dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer ‡ Ítre jamais un
Ècrivain cÈlËbre. Les regrets que jíen Èprouvais, tandis que je
restais seul ‡ rÍver un peu ‡ líÈcart, me faisaient tant souffrir, que
pour ne plus les ressentir, de lui-mÍme par une sorte díinhibition
page 246 / 601
devant la douleur, mon esprit síarrÍtait entiËrement de penser aux
vers, aux romans, ‡ un avenir poÈtique sur lequel mon manque de talent
míinterdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
prÈoccupations littÈraires et ne síy rattachant en rien, tout díun
coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, líodeur díun chemin
me faisaient arrÍter par un plaisir particulier quíils me donnaient,
et aussi parce quíils avaient líair de cacher au del‡ de ce que je
voyais, quelque chose quíils invitaient ‡ venir prendre et que malgrÈ
mes efforts je níarrivais pas ‡ dÈcouvrir. Comme je sentais que cela
se trouvait en eux, je restais l‡, immobile, ‡ regarder, ‡ respirer, ‡
t‚cher díaller avec ma pensÈe au del‡ de líimage ou de líodeur. Et
síil me fallait rattraper mon grand-pËre, poursuivre ma route, je
cherchais ‡ les retrouver, en fermant les yeux; je míattachais ‡ me
rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans
que je pusse comprendre pourquoi, míavaient semblÈ pleines, prÍtes ‡
síentríouvrir, ‡ me livrer ce dont elles níÈtaient quíun couvercle.
Certes ce níÈtait pas des impressions de ce genre qui pouvaient me
rendre líespÈrance que jíavais perdue de pouvoir Ítre un jour Ècrivain
et poËte, car elles Ètaient toujours liÈes ‡ un objet particulier
dÈpourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant ‡ aucune vÈritÈ
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonnÈ,
líillusion díune sorte de fÈconditÈ et par l‡ me distrayaient de
líennui, du sentiment de mon impuissance que jíavais ÈprouvÈs chaque
fois que jíavais cherchÈ un sujet philosophique pour une grande úuvre
littÈraire. Mais le devoir de conscience Ètait si ardu que
míimposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleuróde
t‚cher díapercevoir ce qui se cachait derriËre elles, que je ne
tardais pas ‡ me chercher ‡ moi-mÍme des excuses qui me permissent de
page 247 / 601
me dÈrober ‡ ces efforts et de míÈpargner cette fatigue. Par bonheur
mes parents míappelaient, je sentais que je níavais pas prÈsentement
la tranquillitÈ nÈcessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et
quíil valait mieux níy plus penser jusquí‡ ce que je fusse rentrÈ, et
ne pas me fatiguer díavance sans rÈsultat. Alors je ne míoccupais plus
de cette chose inconnue qui síenveloppait díune forme ou díun parfum,
bien tranquille puisque je la ramenais ‡ la maison, protÈgÈe par le
revÍtement díimages sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours o? on míavait laissÈ aller ‡ la pÍche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche díherbe qui
prÈservait leur fraÓcheur. Une fois ‡ la maison je songeais ‡ autre
chose et ainsi síentassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre
les fleurs que jíavais cueillies dans mes promenades ou les objets
quíon míavait donnÈs), une pierre o? jouait un reflet, un toit, un son
de cloche, une odeur de feuilles, bien des images diffÈrentes sous
lesquelles il y a longtemps quíest morte la rÈalitÈ pressentie que je
níai pas eu assez de volontÈ pour arriver ‡ dÈcouvrir. Une fois
pourtant,óo? notre promenade síÈtant prolongÈe fort au del‡ de sa
durÈe habituelle, nous avions ÈtÈ bien heureux de rencontrer ‡
mi-chemin du retour, comme líaprËs-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture ‡ bride abattue, nous avait reconnus
et fait monter avec lui,ójíeus une impression de ce genre et ne
líabandonnai pas sans un peu líapprofondir. On míavait fait monter
prËs du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait
encore avant de rentrer ‡ Combray ‡ síarrÍter ‡ Martinville-le-Sec
chez un malade ‡ la porte duquel il avait ÈtÈ convenu que nous
líattendrions. Au tournant díun chemin jíÈprouvai tout ‡ coup ce
plaisir spÈcial qui ne ressemblait ‡ aucun autre, ‡ apercevoir les
page 248 / 601
deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant
et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
líair de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, sÈparÈ
díeux par une colline et une vallÈe, et situÈ sur un plateau plus
ÈlevÈ dans le lointain, semblait pourtant tout voisin díeux.
En constatant, en notant la forme de leur flËche, le dÈplacement de
leurs lignes, líensoleillement de leur surface, je sentais que je
níallais pas au bout de mon impression, que quelque chose Ètait
derriËre ce mouvement, derriËre cette clartÈ, quelque chose quíils
semblaient contenir et dÈrober ‡ la fois.
Les clochers paraissaient si ÈloignÈs et nous avions líair de si peu
nous rapprocher díeux, que je fus ÈtonnÈ quand, quelques instants
aprËs, nous nous arrÍt‚mes devant líÈglise de Martinville. Je ne
savais pas la raison du plaisir que jíavais eu ‡ les apercevoir ‡
líhorizon et líobligation de chercher ‡ dÈcouvrir cette raison me
semblait bien pÈnible; jíavais envie de garder en rÈserve dans ma tÍte
ces lignes remuantes au soleil et de níy plus penser maintenant. Et il
est probable que si je líavais fait, les deux clochers seraient allÈs
‡ jamais rejoindre tant díarbres, de toits, de parfums, de sons, que
jíavais distinguÈs des autres ‡ cause de ce plaisir obscur quíils
míavaient procurÈ et que je níai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartÓmes,
je repris ma place sur le siËge, je tournai la tÍte pour voir encore
les clochers quíun peu plus tard, jíaperÁus une derniËre fois au
tournant díun chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposÈ ‡ causer,
page 249 / 601
ayant ‡ peine rÈpondu ‡ mes propos, force me fut, faute díautre
compagnie, de me rabattre sur celle de moi-mÍme et díessayer de me
rappeler mes clochers. BientÙt leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillÈes, comme si elles avaient ÈtÈ une sorte díÈcorce, se
dÈchirËrent, un peu de ce qui míÈtait cachÈ en elles míapparut, jíeus
une pensÈe qui níexistait pas pour moi líinstant avant, qui se formula
en mots dans ma tÍte, et le plaisir que míavait fait tout ‡ líheure
Èprouver leur vue síen trouva tellement accru que, pris díune sorte
díivresse, je ne pus plus penser ‡ autre chose. A ce moment et comme
nous Ètions dÈj‡ loin de Martinville en tournant la tÍte je les
aperÁus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil Ètait dÈj‡
couchÈ. Par moments les tournants du chemin me les dÈrobaient, puis
ils se montrËrent une derniËre fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui Ètait cachÈ derriËre les clochers de
Martinville devait Ítre quelque chose díanalogue ‡ une jolie phrase,
puisque cíÈtait sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que
cela míÈtait apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgrÈ les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience
et obÈir ‡ mon enthousiasme, le petit morceau suivant que jíai
retrouvÈ depuis et auquel je níai eu ‡ faire subir que peu de
changements:
´Seuls, síÈlevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.
BientÙt nous en vÓmes trois: venant se placer en face díeux par une
volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
page 250 / 601
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les
trois clochers Ètaient toujours au loin devant nous, comme trois
oiseaux posÈs sur la plaine, immobiles et quíon distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq síÈcarta, prit ses distances, et les
clochers de Martinville restËrent seuls, ÈclairÈs par la lumiËre du
couchant que mÍme ‡ cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer
et sourire. Nous avions ÈtÈ si longs ‡ nous rapprocher díeux, que je
pensais au temps quíil faudrait encore pour les atteindre quand, tout
díun coup, la voiture ayant tournÈ, elle nous dÈposa ‡ leurs pieds; et
ils síÈtaient jetÈs si rudement au-devant díelle, quíon níeut que le
temps díarrÍter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivÓmes
notre route; nous avions dÈj‡ quittÈ Martinville depuis un peu de
temps et le village aprËs nous avoir accompagnÈs quelques secondes
avait disparu, que restÈs seuls ‡ líhorizon ‡ nous regarder fuir, ses
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe díadieu leurs
cimes ensoleillÈes. Parfois líun síeffaÁait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virËrent dans la lumiËre comme trois pivots díor et
disparurent ‡ mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous Ètions dÈj‡
prËs de Combray, le soleil Ètant maintenant couchÈ, je les aperÁus une
derniËre fois de trËs loin qui níÈtaient plus que comme trois fleurs
peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles díune lÈgende,
abandonnÈes dans une solitude o? tombait dÈj‡ líobscuritÈ; et tandis
que nous nous Èloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et aprËs quelques gauches trÈbuchements de leurs nobles
silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser líun
derriËre líautre, ne plus faire sur le ciel encore rose quíune seule
page 251 / 601
forme noire, charmante et rÈsignÈe, et síeffacer dans la nuit.ª Je ne
repensai jamais ‡ cette page, mais ‡ ce moment-l‡, quand, au coin du
siËge o? le cocher du docteur plaÁait habituellement dans un panier
les volailles quíil avait achetÈes au marchÈ de Martinville, jíeus
fini de líÈcrire, je me trouvai si heureux, je sentais quíelle míavait
si parfaitement dÈbarrassÈ de ces clochers et de ce quíils cachaient
derriËre eux, que, comme si jíavais ÈtÈ moi-mÍme une poule et si je
venais de pondre un oeuf, je me mis ‡ chanter ‡ tue-tÍte.
Pendant toute la journÈe, dans ces promenades, jíavais pu rÍver au
plaisir que ce serait díÍtre líami de la duchesse de Guermantes, de
pÍcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
de bonheur, ne demander en ces moments-l‡ rien díautre ‡ la vie que de
se composer toujours díune suite díheureux aprËs-midi. Mais quand sur
le chemin du retour jíavais aperÁu sur la gauche une ferme, assez
distante de deux autres qui Ètaient au contraire trËs rapprochÈes, et
‡ partir de laquelle pour entrer dans Combray il níy avait plus quí‡
prendre une allÈe de chÍnes bordÈe díun cÙtÈ de prÈs appartenant
chacun ‡ un petit clos et plantÈs ‡ intervalles Ègaux de pommiers qui
y portaient, quand ils Ètaient ÈclairÈs par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cúur se mettait ‡
battre, je savais quíavant une demi-heure nous serions rentrÈs, et
que, comme cíÈtait de rËgle les jours o? nous Ètions allÈs du cÙtÈ de
Guermantes et o? le dÓner Ètait servi plus tard, on míenverrait me
coucher sitÙt ma soupe prise, de sorte que ma mËre, retenue ‡ table
comme síil y avait du monde ‡ dÓner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse o? je venais díentrer Ètait aussi
page 252 / 601
distincte de la zone, o? je míÈlanÁais avec joie il y avait un moment
encore que dans certains ciels une bande rose est sÈparÈe comme par
une ligne díune bande verte ou díune bande noire. On voit un oiseau
voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
noir, puis il y est entrÈ. Les dÈsirs qui tout ‡ líheure
míentouraient, díaller ‡ Guermantes, de voyager, díÍtre heureux,
jíÈtais maintenant tellement en dehors díeux que leur accomplissement
ne míe?t fait aucun plaisir. Comme jíaurais donnÈ tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,
je ne dÈtachais pas mes yeux angoissÈs du visage de ma mËre, qui
níapparaÓtrait pas ce soir dans la chambre o? je me voyais dÈj‡ par la
pensÈe, jíaurais voulu mourir. Et cet Ètat durerait jusquíau
lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revÍtu de capucines qui grimpaient jusquí‡ ma
fenÍtre, je sauterais ‡ bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
plus me rappeler que le soir ramËnerait jamais líheure de quitter ma
mËre. Et de la sorte cíest du cÙtÈ de Guermantes que jíai appris ‡
distinguer ces Ètats qui se succËdent en moi, pendant certaines
pÈriodes, et vont jusquí‡ se partager chaque journÈe, líun revenant
chasser líautre, avec la ponctualitÈ de la fiËvre; contigus, mais si
extÈrieurs líun ‡ líautre, si dÈpourvus de moyens de communication
entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus mÍme me reprÈsenter
dans líun, ce que jíai dÈsirÈ, ou redoutÈ, ou accompli dans líautre.
Aussi le cÙtÈ de MÈsÈglise et le cÙtÈ de Guermantes restent-ils pour
moi liÈs ‡ bien des petits ÈvÈnements de celle de toutes les diverses
vies que nous menons parallËlement, qui est la plus pleine de
page 253 / 601
pÈripÈties, la plus riche en Èpisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
les vÈritÈs qui en ont changÈ pour nous le sens et líaspect, qui nous
ont ouvert de nouveaux chemins, nous en prÈparions depuis longtemps la
dÈcouverte; mais cíÈtait sans le savoir; et elles ne datent pour nous
que du jour, de la minute o? elles nous sont devenues visibles. Les
fleurs qui jouaient alors sur líherbe, líeau qui passait au soleil,
tout le paysage qui environna leur apparition continue ‡ accompagner
leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand
ils Ètaient longuement contemplÈs par cet humble passant, par cet
enfant qui rÍvait,ócomme líest un roi, par un mÈmorialiste perdu dans
la foule,óce coin de nature, ce bout de jardin níeussent pu penser que
ce serait gr‚ce ‡ lui quíils seraient appelÈs ‡ survivre en leurs
particularitÈs les plus ÈphÈmËres; et pourtant ce parfum díaubÈpine
qui butine le long de la haie o? les Èglantiers le remplaceront
bientÙt, un bruit de pas sans Ècho sur le gravier díune allÈe, une
bulle formÈe contre une plante aquatique par líeau de la riviËre et
qui crËve aussitÙt, mon exaltation les a portÈs et a rÈussi ‡ leur
faire traverser tant díannÈes successives, tandis quíalentour les
chemins se sont effacÈs et que sont morts ceux qui les foulËrent et le
souvenir de ceux qui les foulËrent. Parfois ce morceau de paysage
amenÈ ainsi jusquí‡ aujourdíhui se dÈtache si isolÈ de tout, quíil
flotte incertain dans ma pensÈe comme une DÈlos fleurie, sans que je
puisse dire de quel pays, de quel tempsópeut-Ítre tout simplement de
quel rÍveóil vient. Mais cíest surtout comme ‡ des gisements profonds
de mon sol mental, comme aux terrains rÈsistants sur lesquels je
míappuie encore, que je dois penser au cÙtÈ de MÈsÈglise et au cÙtÈ de
Guermantes. Cíest parce que je croyais aux choses, aux Ítres, tandis
page 254 / 601
que je les parcourais, que les choses, les Ítres quíils míont fait
connaÓtre, sont les seuls que je prenne encore au sÈrieux et qui me
donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crÈe soit tarie en moi,
soit que la rÈalitÈ ne se forme que dans la mÈmoire, les fleurs quíon
me montre aujourdíhui pour la premiËre fois ne me semblent pas de
vraies fleurs. Le cÙtÈ de MÈsÈglise avec ses lilas, ses aubÈpines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le cÙtÈ de Guermantes avec sa
riviËre ‡ tÍtards, ses nymphÈas et ses boutons díor, ont constituÈ ‡
tout jamais pour moi la figure des pays o? jíaimerais vivre, o?
jíexige avant tout quíon puisse aller ‡ la pÍche, se promener en
canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
milieu des blÈs, ainsi quíÈtait Saint-AndrÈ-des-Champs, une Èglise
monumentale, rustique et dorÈe comme une meule; et les bluets, les
aubÈpines, les pommiers quíil míarrive quand je voyage de rencontrer
encore dans les champs, parce quíils sont situÈs ‡ la mÍme profondeur,
au niveau de mon passÈ, sont immÈdiatement en communication avec mon
cúur. Et pourtant, parce quíil y a quelque chose díindividuel dans les
lieux, quand me saisit le dÈsir de revoir le cÙtÈ de Guermantes, on ne
le satisferait pas en me menant au bord díune riviËre o? il y aurait
díaussi beaux, de plus beaux nymphÈas que dans la Vivonne, pas plus
que le soir en rentrant,ó‡ líheure o? síÈveillait en moi cette
angoisse qui plus tard Èmigre dans líamour, et peut devenir ‡ jamais
insÈparable de luió, je níaurais souhaitÈ que vÓnt me dire bonsoir une
mËre plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de mÍme que
ce quíil me fallait pour que je pusse míendormir heureux, avec cette
paix sans trouble quíaucune maÓtresse nía pu me donner depuis
puisquíon doute díelles encore au moment o? on croit en elles, et
quíon ne possËde jamais leur cúur comme je recevais dans un baiser
page 255 / 601
celui de ma mËre, tout entier, sans la rÈserve díune arrËre-pensÈe,
sans le reliquat díune intention qui ne fut pas pour moi,ócíest que ce
f?t elle, cíest quíelle inclin‚t vers moi ce visage o? il y avait
au-dessous de líúil quelque chose qui Ètait, paraÓt-il, un dÈfaut, et
que jíaimais ‡ líÈgal du reste, de mÍme ce que je veux revoir, cíest
le cÙtÈ de Guermantes que jíai connu, avec la ferme qui est peu
ÈloignÈe des deux suivantes serrÈes líune contre líautre, ‡ líentrÈe
de líallÈe des chÍnes; ce sont ces prairies o?, quand le soleil les
rend rÈflÈchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des
pommiers, cíest ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rÍves,
líindividualitÈ míÈtreint avec une puissance presque fantastique et
que je ne peux plus retrouver au rÈveil. Sans doute pour avoir ‡
jamais indissolublement uni en moi des impressions diffÈrentes rien
que parce quíils me les avaient fait Èprouver en mÍme temps, le cÙtÈ
de MÈsÈglise ou le cÙtÈ de Guermantes míont exposÈ, pour líavenir, ‡
bien des dÈceptions et mÍme ‡ bien des fautes. Car souvent jíai voulu
revoir une personne sans discerner que cíÈtait simplement parce
quíelle me rappelait une haie díaubÈpines, et jíai ÈtÈ induit ‡
croire, ‡ faire croire ‡ un regain díaffection, par un simple dÈsir de
voyage. Mais par l‡ mÍme aussi, et en restant prÈsents en celles de
mes impressions díaujourdíhui auxquelles ils peuvent se relier, ils
leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus
quíaux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification
qui níest que pour moi. Quand par les soirs díÈtÈ le ciel harmonieux
gronde comme une bÍte fauve et que chacun boude líorage, cíest au cÙtÈ
de MÈsÈglise que je dois de rester seul en extase ‡ respirer, ‡
travers le bruit de la pluie qui tombe, líodeur díinvisibles et
persistants lilas.
page 256 / 601
...
Cíest ainsi que je restais souvent jusquíau matin ‡ songer au temps de
Combray, ‡ mes tristes soirÈes sans sommeil, ‡ tant de jours aussi
dont líimage míavait ÈtÈ plus rÈcemment rendue par la saveuróce quíon
aurait appelÈ ‡ Combray le ´parfumªódíune tasse de thÈ, et par
association de souvenirs ‡ ce que, bien des annÈes aprËs avoir quittÈ
cette petite ville, jíavais appris, au sujet díun amour que Swann
avait eu avant ma naissance, avec cette prÈcision dans les dÈtails
plus facile ‡ obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
a des siËcles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
impossible comme semblait impossible de causer díune ville ‡ une
autreótant quíon ignore le biais par lequel cette impossibilitÈ a ÈtÈ
tournÈe. Tous ces souvenirs ajoutÈs les uns aux autres ne formaient
plus quíune masse, mais non sans quíon ne p?t distinguer entre
eux,óentre les plus anciens, et ceux plus rÈcents, nÈs díun parfum,
puis ceux qui níÈtaient que les souvenirs díune autre personne de qui
je les avais apprisó sinon des fissures, des failles vÈritables, du
moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines
roches, dans certains marbres, rÈvËlent des diffÈrences díorigine,
dí‚ge, de ´formationª.
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps quíÈtait
dissipÈe la brËve incertitude de mon rÈveil. Je savais dans quelle
chambre je me trouvais effectivement, je líavais reconstruite autour
page 257 / 601
de moi dans líobscuritÈ, et,ósoit en míorientant par la seule mÈmoire,
soit en míaidant, comme indication, díune faible lueur aperÁue, au
pied de laquelle je plaÁais les rideaux de la croisÈeó, je líavais
reconstruite tout entiËre et meublÈe comme un architecte et un
tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenÍtres et aux
portes, jíavais reposÈ les glaces et remis la commode ‡ sa place
habituelle. Mais ‡ peine le jouróet non plus le reflet díune derniËre
braise sur une tringle de cuivre que jíavais pris pour luiótraÁait-il
dans líobscuritÈ, et comme ‡ la craie, sa premiËre raie blanche et
rectificative, que la fenÍtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte o? je líavais situÈe par erreur, tandis que pour lui faire
place, le bureau que ma mÈmoire avait maladroitement installÈ l‡ se
sauvait ‡ toute vitesse, poussant devant lui la cheminÈe et Ècartant
le mur mitoyen du couloir; une courette rÈgnait ‡ líendroit o? il y a
un instant encore síÈtendait le cabinet de toilette, et la demeure que
jíavais reb‚tie dans les tÈnËbres Ètait allÈe rejoindre les demeures
entrevues dans le tourbillon du rÈveil, mise en fuite par ce p‚le
signe quíavait tracÈ au-dessus des rideaux le doigt levÈ du jour.
DEUXI»ME PARTIE
UN AMOUR DE SWANN
Pour faire partie du ´petit noyauª, du ´petit groupeª, du ´petit clanª
des Verdurin, une condition Ètait suffisante mais elle Ètait
nÈcessaire: il fallait adhÈrer tacitement ‡ un Credo dont un des
page 258 / 601
articles Ètait que le jeune pianiste, protÈgÈ par Mme Verdurin cette
annÈe-l‡ et dont elle disait: ´«a ne devrait pas Ítre permis de savoir
jouer Wagner comme Áa!ª, ´enfonÁaitª ‡ la fois PlantÈ et Rubinstein et
que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
´nouvelle recrueª ‡ qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que
les soirÈes des gens qui níallaient pas chez eux Ètaient ennuyeuses
comme la pluie, se voyait immÈdiatement exclue. Les femmes Ètant ‡ cet
Ègard plus rebelles que les hommes ‡ dÈposer toute curiositÈ mondaine
et líenvie de se renseigner par soi-mÍme sur líagrÈment des autres
salons, et les Verdurin sentant díautre part que cet esprit díexamen
et ce dÈmon de frivolitÈ pouvaient par contagion devenir fatal ‡
líorthodoxie de la petite Èglise, ils avaient ÈtÈ amenÈs ‡ rejeter
successivement tous les ´fidËlesª du sexe fÈminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils Ètaient rÈduits presque
uniquement cette annÈe-l‡ (bien que Mme Verdurin f?t elle-mÍme
vertueuse et díune respectable famille bourgeoise excessivement riche
et entiËrement obscure avec laquelle elle avait peu ‡ peu cessÈ
volontairement toute relation) ‡ une personne presque du demi-monde,
Mme de CrÈcy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
dÈclarait Ítre ´un amourª et ‡ la tante du pianiste, laquelle devait
avoir tirÈ le cordon; personnes ignorantes du monde et ‡ la naÔvetÈ de
qui il avait ÈtÈ si facile de faire accroire que la princesse de Sagan
et la duchesse de Guermantes Ètaient obligÈes de payer des malheureux
pour avoir du monde ‡ leurs dÓners, que si on leur avait offert de les
faire inviter chez ces deux grandes dames, líancienne concierge et la
cocotte eussent dÈdaigneusement refusÈ.
page 259 / 601
Les Verdurin níinvitaient pas ‡ dÓner: on avait chez eux ´son couvert
misª. Pour la soirÈe, il níy avait pas de programme. Le jeune pianiste
jouait, mais seulement si ´Áa lui chantaitª, car on ne forÁait
personne et comme disait M. Verdurin: ´Tout pour les amis, vivent les
camarades!ª Si le pianiste voulait jouer la chevauchÈe de la Walkyrie
ou le prÈlude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui dÈpl?t, mais au contraire parce quíelle lui causait trop
díimpression. ´Alors vous tenez ‡ ce que jíaie ma migraine? Vous savez
bien que cíest la mÍme chose chaque fois quíil joue Áa. Je sais ce qui
míattend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!ª
Síil ne jouait pas, on causait, et líun des amis, le plus souvent leur
peintre favori díalors, ´l‚chaitª, comme disait M. Verdurin, ´une
grosse faribole qui faisait síesclaffer tout le mondeª, Mme Verdurin
surtout, ‡ qui,ótant elle avait líhabitude de prendre au propre les
expressions figurÈes des Èmotions quíelle Èprouvait,óle docteur
Cottard (un jeune dÈbutant ‡ cette Èpoque) dut un jour remettre sa
m‚choire quíelle avait dÈcrochÈe pour avoir trop ri.
Líhabit noir Ètait dÈfendu parce quíon Ètait entre ´copainsª et pour
ne pas ressembler aux ´ennuyeuxª dont on se garait comme de la peste
et quíon níinvitait quíaux grandes soirÈes, donnÈes le plus rarement
possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire
connaÓtre le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des
charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mÍlant aucun
Ètranger au petit ´noyauª.
page 260 / 601
Mais au fur et ‡ mesure que les ´camaradesª avaient pris plus de place
dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les rÈprouvÈs, ce fut tout
ce qui retenait les amis loin díelle, ce qui les empÍchait quelquefois
díÍtre libres, ce fut la mËre de líun, la profession de líautre, la
maison de campagne ou la mauvaise santÈ díun troisiËme. Si le docteur
Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner
auprËs díun malade en danger: ´Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela
lui fera peut-Ítre beaucoup plus de bien que vous níalliez pas le
dÈranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin
vous irez de bonne heure et vous le trouverez guÈri.ª DËs le
commencement de dÈcembre elle Ètait malade ‡ la pensÈe que les fidËles
´l‚cheraientª pour le jour de NoÎl et le 1er janvier. La tante du
pianiste exigeait quíil vÓnt dÓner ce jour-l‡ en famille chez sa mËre
‡ elle:
ó´Vous croyez quíelle en mourrait, votre mËre, síÈcria durement Mme
Verdurin, si vous ne dÓniez pas avec elle le jour de lían, comme en
province!ª
Ses inquiÈtudes renaissaient ‡ la semaine sainte:
ó´Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement
le vendredi saint comme un autre jour?ª dit-elle ‡ Cottard la premiËre
annÈe, díun ton assurÈ comme si elle ne pouvait douter de la rÈponse.
Mais elle tremblait en attendant quíil líe?t prononcÈe, car síil
page 261 / 601
níÈtait pas venu, elle risquait de se trouver seule.
ó´Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous
allons passer les fÍtes de P‚ques en Auvergne.ª
ó´En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,
grand bien vous fasse!ª
Et aprËs un silence:
ó´Si vous nous líaviez dit au moins, nous aurions t‚chÈ díorganiser
cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.ª
De mÍme si un ´fidËleª avait un ami, ou une ´habituÈeª un flirt qui
serait capable de faire ´l‚cherª quelquefois, les Verdurin qui ne
síeffrayaient pas quíune femme e?t un amant pourvu quíelle líe?t chez
eux, líaim‚t en eux, et ne le leur prÈfÈr‚t pas, disaient: ´Eh bien!
amenez-le votre ami.ª Et on líengageait ‡ líessai, pour voir síil
Ètait capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, síil Ètait
susceptible díÍtre agrÈgÈ au ´petit clanª. Síil ne líÈtait pas on
prenait ‡ part le fidËle qui líavait prÈsentÈ et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maÓtresse. Dans le cas
contraire, le ´nouveauª devenait ‡ son tour un fidËle. Aussi quand
cette annÈe-l‡, la demi-mondaine raconta ‡ M. Verdurin quíelle avait
fait la connaissance díun homme charmant, M. Swann, et insinua quíil
page 262 / 601
serait trËs heureux díÍtre reÁu chez eux, M. Verdurin transmit-il
sÈance tenante la requÍte ‡ sa femme. (Il níavait jamais díavis
quíaprËs sa femme, dont son rÙle particulier Ètait de mettre ‡
exÈcution les dÈsirs, ainsi que les dÈsirs des fidËles, avec de
grandes ressources díingÈniositÈ.)
óVoici Mme de CrÈcy qui a quelque chose ‡ te demander. Elle dÈsirerait
te prÈsenter un de ses amis, M. Swann. Quíen dis-tu?
ó´Mais voyons, est-ce quíon peut refuser quelque chose ‡ une petite
perfection comme Áa. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,
je vous dis que vous Ítes une perfection.ª
ó´Puisque vous le voulez, rÈpondit Odette sur un ton de marivaudage,
et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas ´fishing for
complimentsª.
ó´Eh bien! amenez-le votre ami, síil est agrÈable.ª
Certes le ´petit noyauª níavait aucun rapport avec la sociÈtÈ o?
frÈquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvÈ que ce níÈtait
pas la peine díy occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
se faire prÈsenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les
femmes, quí‡ partir du jour o? il avait connu ‡ peu prËs toutes celles
de líaristocratie et o? elles níavaient plus rien eu ‡ lui apprendre,
page 263 / 601
il níavait plus tenu ‡ ces lettres de naturalisation, presque des
titres de noblesse, que lui avait octroyÈes le faubourg Saint-Germain,
que comme ‡ une sorte de valeur díÈchange, de lettre de crÈdit dÈnuÈe
de prix en elle-mÍme, mais lui permettant de síimproviser une
situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de
Paris, o? la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblÈ jolie.
Car le dÈsir ou líamour lui rendait alors un sentiment de vanitÈ dont
il Ètait maintenant exempt dans líhabitude de la vie (bien que ce f?t
lui sans doute qui autrefois líavait dirigÈ vers cette carriËre
mondaine o? il avait gaspillÈ dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son Èrudition en matiËre díart ‡ conseiller
les dames de la sociÈtÈ dans leurs achats de tableaux et pour
líameublement de leurs hÙtels), et qui lui faisait dÈsirer de briller,
aux yeux díune inconnue dont il síÈtait Èpris, díune ÈlÈgance que le
nom de Swann ‡ lui tout seul níimpliquait pas. Il le dÈsirait surtout
si líinconnue Ètait díhumble condition. De mÍme que ce níest pas ‡ un
autre homme intelligent quíun homme intelligent aura peur de paraÓtre
bÍte, ce níest pas par un grand seigneur, cíest par un rustre quíun
homme ÈlÈgant craindra de voir son ÈlÈgance mÈconnue. Les trois quarts
des frais díesprit et des mensonges de vanitÈ qui ont ÈtÈ prodiguÈs
depuis que le monde existe par des gens quíils ne faisaient que
diminuer, líont ÈtÈ pour des infÈrieurs. Et Swann qui Ètait simple et
nÈgligent avec une duchesse, tremblait díÍtre mÈprisÈ, posait, quand
il Ètait devant une femme de chambre.
Il níÈtait pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment
rÈsignÈ de líobligation que crÈe la grandeur sociale de rester attachÈ
page 264 / 601
‡ un certain rivage, síabstiennent des plaisirs que la rÈalitÈ leur
prÈsente en dehors de la position mondaine o? ils vivent cantonnÈs
jusquí‡ leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute
de mieux, une fois quíils sont parvenus ‡ síy habituer, les
divertissements mÈdiocres ou les supportables ennuis quíelle renferme.
Swann, lui, ne cherchait pas ‡ trouver jolies les femmes avec qui il
passait son temps, mais ‡ passer son temps avec les femmes quíil avait
díabord trouvÈes jolies. Et cíÈtait souvent des femmes de beautÈ assez
vulgaire, car les qualitÈs physiques quíil recherchait sans síen
rendre compte Ètaient en complËte opposition avec celles qui lui
rendaient admirables les femmes sculptÈes ou peintes par les maÓtres
quíil prÈfÈrait. La profondeur, la mÈlancolie de líexpression,
glaÁaient ses sens que suffisait au contraire ‡ Èveiller une chair
saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille quíil e?t ÈtÈ plus ÈlÈgant de
ne pas chercher ‡ connaÓtre, mais dans laquelle une femme se
prÈsentait ‡ ses yeux parÈe díun charme quíil níavait pas encore
connu, rester dans son ´quant ‡ soiª et tromper le dÈsir quíelle avait
fait naÓtre, substituer un plaisir diffÈrent au plaisir quíil e?t pu
connaÓtre avec elle, en Ècrivant ‡ une ancienne maÓtresse de venir le
rejoindre, lui e?t semblÈ une aussi l‚che abdication devant la vie, un
aussi stupide renoncement ‡ un bonheur nouveau, que si au lieu de
visiter le pays, il síÈtait confinÈ dans sa chambre en regardant des
vues de Paris. Il ne síenfermait pas dans líÈdifice de ses relations,
mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire ‡ pied díúuvre sur de
nouveaux frais partout o? une femme lui avait plu, une de ces tentes
page 265 / 601
dÈmontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui
níen Ètait pas transportable ou Èchangeable contre un plaisir nouveau,
il líe?t donnÈ pour rien, si enviable que cela par?t ‡ díautres. Que
de fois son crÈdit auprËs díune duchesse, fait du dÈsir accumulÈ
depuis des annÈes que celle-ci avait eu de lui Ítre agrÈable sans en
avoir trouvÈ líoccasion, il síen Ètait dÈfait díun seul coup en
rÈclamant díelle par une indiscrËte dÈpÍche une recommandation
tÈlÈgraphique qui le mÓt en relation sur líheure avec un de ses
intendants dont il avait remarquÈ la fille ‡ la campagne, comme ferait
un affamÈ qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. MÍme,
aprËs coup, il síen amusait, car il y avait en lui, rachetÈe par de
rares dÈlicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait ‡
cette catÈgorie díhommes intelligents qui ont vÈcu dans líoisivetÈ et
qui cherchent une consolation et peut-Ítre une excuse dans líidÈe que
cette oisivetÈ offre ‡ leur intelligence des objets aussi dignes
díintÈrÍt que pourrait faire líart ou líÈtude, que la ´Vieª contient
des situations plus intÈressantes, plus romanesques que tous les
romans. Il líassurait du moins et le persuadait aisÈment aux plus
affinÈs de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, quíil
síamusait ‡ Ègayer par le rÈcit des aventures piquantes qui lui
arrivaient, soit quíayant rencontrÈ en chemin de fer une femme quíil
avait ensuite ramenÈe chez lui il e?t dÈcouvert quíelle Ètait la súur
díun souverain entre les mains de qui se mÍlaient en ce moment tous
les fils de la politique europÈenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu díune faÁon trËs agrÈable, soit que par le jeu
complexe des circonstances, il dÈpendÓt du choix quíallait faire le
conclave, síil pourrait ou non devenir líamant díune cuisiniËre.
page 266 / 601
Ce níÈtait pas seulement díailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairiËres, de gÈnÈraux, díacadÈmiciens, avec lesquels il
Ètait particuliËrement liÈ, que Swann forÁait avec tant de cynisme ‡
lui servir díentremetteurs. Tous ses amis avaient líhabitude de
recevoir de temps en temps des lettres de lui o? un mot de
recommandation ou díintroduction leur Ètait demandÈ avec une habiletÈ
diplomatique qui, persistant ‡ travers les amours successives et les
prÈtextes diffÈrents, accusait, plus que níeussent fait les
maladresses, un caractËre permanent et des buts identiques. Je me suis
souvent fait raconter bien des annÈes plus tard, quand je commenÁai ‡
míintÈresser ‡ son caractËre ‡ cause des ressemblances quíen de tout
autres parties il offrait avec le mien, que quand il Ècrivait ‡ mon
grand-pËre (qui ne líÈtait pas encore, car cíest vers líÈpoque de ma
naissance que commenÁa la grande liaison de Swann et elle interrompit
longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur líenveloppe
líÈcriture de son ami, síÈcriait: ´Voil‡ Swann qui va demander quelque
chose: ‡ la garde!ª Et soit mÈfiance, soit par le sentiment
inconsciemment diabolique qui nous pousse ‡ níoffrir une chose quíaux
gens qui níen ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux priËres les plus faciles ‡ satisfaire quíil
leur adressait, comme de le prÈsenter ‡ une jeune fille qui dÓnait
tous les dimanches ‡ la maison, et quíils Ètaient obligÈs, chaque fois
que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors
que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien
inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de
faire signe ‡ celui qui en e?t ÈtÈ si heureux.
page 267 / 601
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-l‡
síÈtait plaint de ne jamais voir Swann, leur annonÁait avec
satisfaction et peut-Ítre un peu le dÈsir díexciter líenvie, quíil
Ètait devenu tout ce quíil y a de plus charmant pour eux, quíil ne les
quittait plus. Mon grand-pËre ne voulait pas troubler leur plaisir
mais regardait ma grandímËre en fredonnant:
´Quel est donc ce mystËre
Je ne puis rien comprendre.ª
ou:
´Vision fugitive...ª
ou:
´Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.ª
Quelques mois aprËs, si mon grand-pËre demandait au nouvel ami de
Swann: ´Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?ª la figure de
page 268 / 601
líinterlocuteur síallongeait: ´Ne prononcez jamais son nom devant
moi!ªó´Mais je croyais que vous Ètiez si liÈs...ª Il avait ÈtÈ ainsi
pendant quelques mois le familier de cousins de ma grandímËre, dÓnant
presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans
avoir prÈvenu. On le crut malade, et la cousine de ma grandímËre
allait envoyer demander de ses nouvelles quand ‡ líoffice elle trouva
une lettre de lui qui traÓnait par mÈgarde dans le livre de comptes de
la cuisiniËre. Il y annonÁait ‡ cette femme quíil allait quitter
Paris, quíil ne pourrait plus venir. Elle Ètait sa maÓtresse, et au
moment de rompre, cíÈtait elle seule quíil avait jugÈ utile díavertir.
Quand sa maÓtresse du moment Ètait au contraire une personne mondaine
ou du moins une personne quíune extraction trop humble ou une
situation trop irrÈguliËre níempÍchait pas quíil fÓt recevoir dans le
monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans líorbite
particulier o? elle se mouvait ou bien o? il líavait entraÓnÈe.
´Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que
cíest le jour díOpÈra de son AmÈricaine.ª Il la faisait inviter dans
les salons particuliËrement fermÈs o? il avait ses habitudes, ses
dÓners hebdomadaires, son poker; chaque soir, aprËs quíun lÈger
crÈpelage ajoutÈ ‡ la brosse de ses cheveux roux avait tempÈrÈ de
quelque douceur la vivacitÈ de ses yeux verts, il choisissait une
fleur pour sa boutonniËre et partait pour retrouver sa maÓtresse ‡
dÓner chez líune ou líautre des femmes de sa coterie; et alors,
pensant ‡ líadmiration et ‡ líamitiÈ que les gens ‡ la mode pour qui
il faisait la pluie et le beau temps et quíil allait retrouver l‡, lui
prodigueraient devant la femme quíil aimait, il retrouvait du charme ‡
page 269 / 601
cette vie mondaine sur laquelle il síÈtait blasÈ, mais dont la
matiËre, pÈnÈtrÈe et colorÈe chaudement díune flamme insinuÈe qui síy
jouait, lui semblait prÈcieuse et belle depuis quíil y avait incorporÈ
un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts,
avait ÈtÈ la rÈalisation plus ou moins complËte díun rÍve nÈ de la vue
díun visage ou díun corps que Swann avait, spontanÈment, sans síy
efforcer, trouvÈs charmants, en revanche quand un jour au thÈ‚tre il
fut prÈsentÈ ‡ Odette de CrÈcy par un de ses amis díautrefois, qui lui
avait parlÈ díelle comme díune femme ravissante avec qui il pourrait
peut-Ítre arriver ‡ quelque chose, mais en la lui donnant pour plus
difficile quíelle níÈtait en rÈalitÈ afin de paraÓtre lui-mÍme avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaÓtre, elle
Ètait apparue ‡ Swann non pas certes sans beautÈ, mais díun genre de
beautÈ qui lui Ètait indiffÈrent, qui ne lui inspirait aucun dÈsir,
lui causait mÍme une sorte de rÈpulsion physique, de ces femmes comme
tout le monde a les siennes, diffÈrentes pour chacun, et qui sont
líopposÈ du type que nos sens rÈclament. Pour lui plaire elle avait un
profil trop accusÈ, la peau trop fragile, les pommettes trop
saillantes, les traits trop tirÈs. Ses yeux Ètaient beaux mais si
grands quíils flÈchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le
reste de son visage et lui donnaient toujours líair díavoir mauvaise
mine ou díÍtre de mauvaise humeur. Quelque temps aprËs cette
prÈsentation au thÈ‚tre, elle lui avait Ècrit pour lui demander ‡ voir
ses collections qui líintÈressaient tant, ´elle, ignorante qui avait
le go?t des jolies chosesª, disant quíil lui semblait quíelle le
page 270 / 601
connaÓtrait mieux, quand elle líaurait vu dans ´son homeª o? elle
líimaginait ´si confortable avec son thÈ et ses livresª, quoiquíelle
ne lui e?t pas cachÈ sa surprise quíil habit‚t ce quartier qui devait
Ítre si triste et ´qui Ètait si peu smart pour lui qui líÈtait tantª.
Et aprËs quíil líeut laissÈe venir, en le quittant elle lui avait dit
son regret díÍtre restÈe si peu dans cette demeure o? elle avait ÈtÈ
heureuse de pÈnÈtrer, parlant de lui comme síil avait ÈtÈ pour elle
quelque chose de plus que les autres Ítres quíelle connaissait et
semblant Ètablir entre leurs deux personnes une sorte de trait díunion
romanesque qui líavait fait sourire. Mais ‡ lí‚ge dÈj‡ un peu dÈsabusÈ
dont approchait Swann et o? líon sait se contenter díÍtre amoureux
pour le plaisir de líÍtre sans trop exiger de rÈciprocitÈ, ce
rapprochement des cúurs, síil níest plus comme dans la premiËre
jeunesse le but vers lequel tend nÈcessairement líamour, lui reste uni
en revanche par une association díidÈes si forte, quíil peut en
devenir la cause, síil se prÈsente avant lui. Autrefois on rÍvait de
possÈder le cúur de la femme dont on Ètait amoureux; plus tard sentir
quíon possËde le cúur díune femme peut suffire ‡ vous en rendre
amoureux. Ainsi, ‡ lí‚ge o? il semblerait, comme on cherche surtout
dans líamour un plaisir subjectif, que la part du go?t pour la beautÈ
díune femme devait y Ítre la plus grande, líamour peut naÓtreólíamour
le plus physiqueósans quíil y ait eu, ‡ sa base, un dÈsir prÈalable. A
cette Èpoque de la vie, on a dÈj‡ ÈtÈ atteint plusieurs fois par
líamour; il níÈvolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et
fatales, devant notre cúur ÈtonnÈ et passif. Nous venons ‡ son aide,
nous le faussons par la mÈmoire, par la suggestion. En reconnaissant
un de ses symptÙmes, nous nous rappelons, nous faisons renaÓtre les
autres. Comme nous possÈdons sa chanson, gravÈe en nous tout entiËre,
page 271 / 601
nous níavons pas besoin quíune femme nous en dise le dÈbutórempli par
líadmiration quíinspire la beautÈó, pour en trouver la suite. Et si
elle commence au milieu,ól‡ o? les cúurs se rapprochent, o? líon parle
de níexister plus que líun pour líautreó, nous avons assez líhabitude
de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au
passage o? elle nous attend.
Odette de CrÈcy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et
sans doute chacune díelles renouvelait pour lui la dÈception quíil
Èprouvait ‡ se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oubliÈ
les particularitÈs dans líintervalle, et quíil ne síÈtait rappelÈ ni
si expressif ni, malgrÈ sa jeunesse, si fanÈ; il regrettait, pendant
quíelle causait avec lui, que la grande beautÈ quíelle avait ne f?t
pas du genre de celles quíil aurait spontanÈment prÈfÈrÈes. Il faut
díailleurs dire que le visage díOdette paraissait plus maigre et plus
proÈminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie
et plus plane Ètait recouverte par la masse de cheveux quíon portait,
alors, prolongÈs en ´devantsª, soulevÈs en ´crÍpÈsª, rÈpandus en
mËches folles le long des oreilles; et quant ‡ son corps qui Ètait
admirablement fait, il Ètait difficile díen apercevoir la continuitÈ
(‡ cause des modes de líÈpoque et quoiquíelle f?t une des femmes de
Paris qui síhabillaient le mieux), tant le corsage, síavanÁant en
saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en
pointe pendant que par en dessous commenÁait ‡ síenfler le ballon des
doubles jupes, donnait ‡ la femme líair díÍtre composÈe de piËces
diffÈrentes mal emmanchÈes les unes dans les autres; tant les ruchÈs,
les volants, le gilet suivaient en toute indÈpendance, selon la
page 272 / 601
fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur Ètoffe, la ligne
qui les conduisait aux núuds, aux bouillons de dentelle, aux effilÈs
de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais
ne síattachaient nullement ‡ líÍtre vivant, qui selon que
líarchitecture de ces fanfreluches se rapprochait ou síÈcartait trop
de la sienne, síy trouvait engoncÈ ou perdu.
Mais, quand Odette Ètait partie, Swann souriait en pensant quíelle lui
avait dit combien le temps lui durerait jusquí‡ ce quíil lui permÓt de
revenir; il se rappelait líair inquiet, timide avec lequel elle
líavait une fois priÈ que ce ne f?t pas dans trop longtemps, et les
regards quíelle avait eus ‡ ce moment-l‡, fixÈs sur lui en une
imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet
de fleurs de pensÈes artificielles fixÈ devant son chapeau rond de
paille blanche, ‡ brides de velours noir. ´Et vous, avait-elle dit,
vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thÈ?ª Il avait
allÈguÈ des travaux en train, une Ètudeóen rÈalitÈ abandonnÈe depuis
des annÈesósur Ver Meer de Delft. ´Je comprends que je ne peux rien
faire, moi chÈtive, ‡ cÙtÈ de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle rÈpondu. Je serais comme la grenouille devant líarÈopage.
Et pourtant jíaimerais tant míinstruire, savoir, Ítre initiÈe. Comme
cela doit Ítre amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux
papiers, avait-elle ajoutÈ avec líair de contentement de soi-mÍme que
prend une femme ÈlÈgante pour affirmer que sa joie est de se livrer
sans crainte de se salir ‡ une besogne malpropre, comme de faire la
cuisine en ´mettant elle-mÍme les mains ‡ la p‚teª. ´Vous allez vous
moquer de moi, ce peintre qui vous empÍche de me voir (elle voulait
page 273 / 601
parler de Ver Meer), je níavais jamais entendu parler de lui; vit-il
encore? Est-ce quíon peut voir de ses úuvres ‡ Paris, pour que je
puisse me reprÈsenter ce que vous aimez, deviner un peu ce quíil y a
sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tÍte quíon sent
toujours en train de rÈflÈchir, me dire: voil‡, cíest ‡ cela quíil est
en train de penser. Quel rÍve ce serait díÍtre mÍlÈe ‡ vos travaux!ª
Il síÈtait excusÈ sur sa peur des amitiÈs nouvelles, ce quíil avait
appelÈ, par galanterie, sa peur díÍtre malheureux. ´Vous avez peur
díune affection? comme cíest drÙle, moi qui ne cherche que cela, qui
donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit díune voix si
naturelle, si convaincue, quíil en avait ÈtÈ remuÈ. Vous avez d?
souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle.
Elle nía pas su vous comprendre; vous Ítes un Ítre si ‡ part. Cíest
cela que jíai aimÈ díabord en vous, jíai bien senti que vous níÈtiez
pas comme tout le monde.ªó´Et puis díailleurs vous aussi, lui avait-il
dit, je sais bien ce que cíest que les femmes, vous devez avoir des
tas díoccupations, Ítre peu libre.ªó´Moi, je níai jamais rien ‡ faire!
Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A níimporte
quelle heure du jour ou de la nuit o? il pourrait vous Ítre commode de
me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse díaccourir. Le
ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire
prÈsenter ‡ Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous!
si on síy retrouvait et si je pensais que cíest un peu pour moi que
vous y Ítes!ª
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant
ainsi ‡ elle quand il Ètait seul, il faisait seulement jouer son image
page 274 / 601
entre beaucoup díautres images de femmes dans des rÍveries
romanesques; mais si, gr‚ce ‡ une circonstance quelconque (ou mÍme
peut-Ítre sans que ce f?t gr‚ce ‡ elle, la circonstance qui se
prÈsente au moment o? un Ètat, latent jusque-l‡, se dÈclare, pouvant
níavoir influÈ en rien sur lui) líimage díOdette de CrÈcy venait ‡
absorber toutes ces rÍveries, si celles-ci níÈtaient plus sÈparables
de son souvenir, alors líimperfection de son corps ne garderait plus
aucune importance, ni quíil e?t ÈtÈ, plus ou moins quíun autre corps,
selon le go?t de Swann, puisque devenu le corps de celle quíil aimait,
il serait dÈsormais le seul qui f?t capable de lui causer des joies et
des tourments.
Mon grand-pËre avait prÈcisÈment connu, ce quíon níaurait pu dire
díaucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il
avait perdu toute relation avec celui quíil appelait le ´jeune
Verdurinª et quíil considÈrait, un peu en gros, comme tombÈótout en
gardant de nombreux millionsódans la bohËme et la racaille. Un jour il
reÁut une lettre de Swann lui demandant síil ne pourrait pas le mettre
en rapport avec les Verdurin: ´A la garde! ‡ la garde! síÈtait ÈcriÈ
mon grand-pËre, Áa ne míÈtonne pas du tout, cíest bien par l‡ que
devait finir Swann. Joli milieu! Díabord je ne peux pas faire ce quíil
me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis Áa doit
cacher une histoire de femme, je ne me mÍle pas de ces affaires-l‡. Ah
bien! nous allons avoir de líagrÈment si Swann síaffuble des petits
Verdurin.ª
Et sur la rÈponse nÈgative de mon grand-pËre, cíest Odette qui avait
page 275 / 601
amenÈ elle-mÍme Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu ‡ dÓner, le jour o? Swann y fit ses dÈbuts, le
docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre
qui avait alors leur faveur, auxquels síÈtaient joints dans la soirÈe
quelques autres fidËles.
Le docteur Cottard ne savait jamais díune faÁon certaine de quel ton
il devait rÈpondre ‡ quelquíun, si son interlocuteur voulait rire ou
Ètait sÈrieux. Et ‡ tout hasard il ajoutait ‡ toutes ses expressions
de physionomie líoffre díun sourire conditionnel et provisoire dont la
finesse expectante le disculperait du reproche de naÔvetÈ, si le
propos quíon lui avait tenu se trouvait avoir ÈtÈ facÈtieux. Mais
comme pour faire face ‡ líhypothËse opposÈe il níosait pas laisser ce
sourire síaffirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter
perpÈtuellement une incertitude o? se lisait la question quíil níosait
pas poser: ´Dites-vous cela pour de bon?ª Il níÈtait pas plus assurÈ
de la faÁon dont il devait se comporter dans la rue, et mÍme en
gÈnÈral dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux
passants, aux voitures, aux ÈvÈnements un malicieux sourire qui Ùtait
díavance ‡ son attitude toute impropriÈtÈ puisquíil prouvait, si elle
níÈtait pas de mise, quíil le savait bien et que síil avait adoptÈ
celle-l‡, cíÈtait par plaisanterie.
Sur tous les points cependant o? une franche question lui semblait
permise, le docteur ne se faisait pas faute de síefforcer de
page 276 / 601
restreindre le champ de ses doutes et de complÈter son instruction.
Cíest ainsi que, sur les conseils quíune mËre prÈvoyante lui avait
donnÈs quand il avait quittÈ sa province, il ne laissait jamais passer
soit une locution ou un nom propre qui lui Ètaient inconnus, sans
t‚cher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il Ètait insatiable de renseignements, car, leur
supposant parfois un sens plus prÈcis quíelles níont, il e?t dÈsirÈ
savoir ce quíon voulait dire exactement par celles quíil entendait le
plus souvent employer: la beautÈ du diable, du sang bleu, une vie de
b‚tons de chaise, le quart díheure de Rabelais, Ítre le prince des
ÈlÈgances, donner carte blanche, Ítre rÈduit ‡ quia, etc., et dans
quels cas dÈterminÈs il pouvait ‡ son tour les faire figurer dans ses
propos. A leur dÈfaut il plaÁait des jeux de mots quíil avait appris.
Quant aux noms de personnes nouveaux quíon prononÁait devant lui il se
contentait seulement de les rÈpÈter sur un ton interrogatif quíil
pensait suffisant pour lui valoir des explications quíil níaurait pas
líair de demander.
Comme le sens critique quíil croyait exercer sur tout lui faisait
complËtement dÈfaut, le raffinement de politesse qui consiste ‡
affirmer, ‡ quelquíun quíon oblige, sans souhaiter díen Ítre cru, que
cíest ‡ lui quíon a obligation, Ètait peine perdue avec lui, il
prenait tout au pied de la lettre. Quel que f?t líaveuglement de Mme
Verdurin ‡ son Ègard, elle avait fini, tout en continuant ‡ le trouver
page 277 / 601
trËs fin, par Ítre agacÈe de voir que quand elle líinvitait dans une
avant-scËne ‡ entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de
gr‚ce: ´Vous Ítes trop aimable díÍtre venu, docteur, díautant plus que
je suis s?re que vous avez dÈj‡ souvent entendu Sarah Bernhardt, et
puis nous sommes peut-Ítre trop prËs de la scËneª, le docteur Cottard
qui Ètait entrÈ dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
prÈciser ou pour disparaÓtre que quelquíun díautorisÈ le renseign‚t
sur la valeur du spectacle, lui rÈpondait: ´En effet on est beaucoup
trop prËs et on commence ‡ Ítre fatiguÈ de Sarah Bernhardt. Mais vous
míavez exprimÈ le dÈsir que je vienne. Pour moi vos dÈsirs sont des
ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne
ferait-on pas pour vous Ítre agrÈable, vous Ítes si bonne!ª Et il
ajoutait: ´Sarah Bernhardt cíest bien la Voix díOr, níest-ce pas? On
Ècrit souvent aussi quíelle br?le les planches. Cíest une expression
bizarre, níest-ce pas?ª dans líespoir de commentaires qui ne venaient
point.
´Tu sais, avait dit Mme Verdurin ‡ son mari, je crois que nous faisons
fausse route quand par modestie nous dÈprÈcions ce que nous offrons au
docteur. Cíest un savant qui vit en dehors de líexistence pratique, il
ne connaÓt pas par lui-mÍme la valeur des choses et il síen rapporte ‡
ce que nous lui en disons.ªó´Je níavais pas osÈ te le dire, mais je
líavais remarquȪ, rÈpondit M. Verdurin. Et au jour de lían suivant,
au lieu díenvoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en
lui disant que cíÈtait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour
trois cents francs une pierre reconstituÈe en laissant entendre quíon
pouvait difficilement en voir díaussi belle.
page 278 / 601
Quand Mme Verdurin avait annoncÈ quíon aurait, dans la soirÈe, M.
Swann: ´Swann?ª síÈtait ÈcriÈ le docteur díun accent rendu brutal par
la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dÈpourvu
que quiconque cet homme qui se croyait perpÈtuellement prÈparÈ ‡ tout.
Et voyant quíon ne lui rÈpondait pas: ´Swann? Qui Áa, Swann!ª
hurla-t-il au comble díune anxiÈtÈ qui se dÈtendit soudain quand Mme
Verdurin eut dit: ´Mais líami dont Odette nous avait parlÈ.ªó´Ah! bon,
bon, Áa va bienª, rÈpondit le docteur apaisÈ. Quant au peintre il se
rÈjouissait de líintroduction de Swann chez Mme Verdurin, parce quíil
le supposait amoureux díOdette et quíil aimait ‡ favoriser les
liaisons. ´Rien ne míamuse comme de faire des mariages, confia-t-il,
dans líoreille, au docteur Cottard, jíen ai dÈj‡ rÈussi beaucoup, mÍme
entre femmes!ª
En disant aux Verdurin que Swann Ètait trËs ´smartª, Odette leur avait
fait craindre un ´ennuyeuxª. Il leur fit au contraire une excellente
impression dont ‡ leur insu sa frÈquentation dans la sociÈtÈ ÈlÈgante
Ètait une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes mÍme
intelligents qui ne sont jamais allÈs dans le monde, une des
supÈrioritÈs de ceux qui y ont un peu vÈcu, qui est de ne plus le
transfigurer par le dÈsir ou par líhorreur quíil inspire ‡
líimagination, de le considÈrer comme sans aucune importance. Leur
amabilitÈ, sÈparÈe de tout snobisme et de la peur de paraÓtre trop
aimable, devenue indÈpendante, a cette aisance, cette gr‚ce des
mouvements de ceux dont les membres assouplis exÈcutent exactement ce
quíils veulent, sans participation indiscrËte et maladroite du reste
page 279 / 601
du corps. La simple gymnastique ÈlÈmentaire de líhomme du monde
tendant la main avec bonne gr‚ce au jeune homme inconnu quíon lui
prÈsente et síinclinant avec rÈserve devant líambassadeur ‡ qui on le
prÈsente, avait fini par passer sans quíil en f?t conscient dans toute
líattitude sociale de Swann, qui vis-‡-vis de gens díun milieu
infÈrieur au sien comme Ètaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre díun empressement, se livra ‡ des avances,
dont, selon eux, un ennuyeux se f?t abstenu. Il níeut un moment de
froideur quíavec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de líúil
et lui sourire díun air ambigu avant quíils se fussent encore parlÈ
(mimique que Cottard appelait ´laisser venirª), Swann crut que le
docteur le connaissait sans doute pour síÍtre trouvÈ avec lui en
quelque lieu de plaisir, bien que lui-mÍme y all‚t pourtant fort peu,
níayant jamais vÈcu dans le monde de la noce. Trouvant líallusion de
mauvais go?t, surtout en prÈsence díOdette qui pourrait en prendre une
mauvaise idÈe de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit
quíune dame qui se trouvait prËs de lui Ètait Mme Cottard, il pensa
quíun mari aussi jeune níaurait pas cherchÈ ‡ faire allusion devant sa
femme ‡ des divertissements de ce genre; et il cessa de donner ‡ líair
entendu du docteur la signification quíil redoutait. Le peintre invita
tout de suite Swann ‡ venir avec Odette ‡ son atelier, Swann le trouva
gentil. ´Peut-Ítre quíon vous favorisera plus que moi, dit Mme
Verdurin, sur un ton qui feignait díÍtre piquÈ, et quíon vous montrera
le portrait de Cottard (elle líavait commandÈ au peintre). Pensez
bien, ´monsieurª Biche, rappela-t-elle au peintre, ‡ qui cíÈtait une
plaisanterie consacrÈe de dire monsieur, ‡ rendre le joli regard, le
petit cÙtÈ fin, amusant, de líúil. Vous savez que ce que je veux
surtout avoir, cíest son sourire, ce que je vous ai demandÈ cíest le
page 280 / 601
portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la rÈpÈta trËs haut pour Ítre s?re que plusieurs
invitÈs líeussent entendue, et mÍme, sous un prÈtexte vague, en fit
díabord rapprocher quelques-uns. Swann demanda ‡ faire la connaissance
de tout le monde, mÍme díun vieil ami des Verdurin, Saniette, ‡ qui sa
timiditÈ, sa simplicitÈ et son bon cúur avaient fait perdre partout la
considÈration que lui avaient value sa science díarchiviste, sa grosse
fortune, et la famille distinguÈe dont il sortait. Il avait dans la
bouche, en parlant, une bouillie qui Ètait adorable parce quíon
sentait quíelle trahissait moins un dÈfaut de la langue quíune qualitÈ
de lí‚me, comme un reste de líinnocence du premier ‚ge quíil níavait
jamais perdue. Toutes les consonnes quíil ne pouvait prononcer
figuraient comme autant de duretÈs dont il Ètait incapable. En
demandant ‡ Ítre prÈsentÈ ‡ M. Saniette, Swann fit ‡ Mme Verdurin
líeffet de renverser les rÙles (au point quíen rÈponse, elle dit en
insistant sur la diffÈrence: ´Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la
bontÈ de me permettre de vous prÈsenter notre ami Sanietteª), mais
excita chez Saniette une sympathie ardente que díailleurs les Verdurin
ne rÈvÈlËrent jamais ‡ Swann, car Saniette les agaÁait un peu et ils
ne tenaient pas ‡ lui faire des amis. Mais en revanche Swann les
toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite ‡ faire la
connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours,
parce quíelle croyait quíen noir on est toujours bien et que cíest ce
quíil y a de plus distinguÈ, elle avait le visage excessivement rouge
comme chaque fois quíelle venait de manger. Elle síinclina devant
Swann avec respect, mais se redressa avec majestÈ. Comme elle níavait
aucune instruction et avait peur de faire des fautes de franÁais, elle
prononÁait exprËs díune maniËre confuse, pensant que si elle l‚chait
page 281 / 601
un cuir il serait estompÈ díun tel vague quíon ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation níÈtait quíun
graillonnement indistinct duquel Èmergeaient de temps ‡ autre les
rares vocables dont elle se sentait s?re. Swann crut pouvoir se moquer
lÈgËrement díelle en parlant ‡ M. Verdurin lequel au contraire fut
piquÈ.
ó´Cíest une si excellente femme, rÈpondit-il. Je vous accorde quíelle
níest pas Ètourdissante; mais je vous assure quíelle est agrÈable
quand on cause seul avec elle. ´Je níen doute pas, síempressa de
concÈder Swann. Je voulais dire quíelle ne me semblait pas ´Èminenteª
ajouta-t-il en dÈtachant cet adjectif, et en somme cíest plutÙt un
compliment!ª ´Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous Ètonner, elle Ècrit
díune maniËre charmante. Vous níavez jamais entendu son neveu? cíest
admirable, níest-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de
jouer quelque chose, Monsieur Swann?ª
ó´Mais ce sera un bonheur..., commenÁait ‡ rÈpondre Swann, quand le
docteur líinterrompit díun air moqueur. En effet ayant retenu que dans
la conversation líemphase, líemploi de formes solennelles, Ètait
surannÈ, dËs quíil entendait un mot grave dit sÈrieusement comme
venait de líÍtre le mot ´bonheurª, il croyait que celui qui líavait
prononcÈ venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se
trouvait figurer par hasard dans ce quíil appelait un vieux clichÈ, si
courant que ce mot f?t díailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencÈe Ètait ridicule et la terminait ironiquement par le lieu
commun quíil semblait accuser son interlocuteur díavoir voulu placer,
page 282 / 601
alors que celui-ci níy avait jamais pensÈ.
ó´Un bonheur pour la France!ª síÈcria-t-il malicieusement en levant
les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put síempÍcher de rire.
ó´Quíest-ce quíils ont ‡ rire toutes ces bonnes gens-l‡, on a líair de
ne pas engendrer la mÈlancolie dans votre petit coin l‡-bas, síÈcria
Mme Verdurin. Si vous croyez que je míamuse, moi, ‡ rester toute seule
en pÈnitenceª, ajouta-t-elle sur un ton dÈpitÈ, en faisant líenfant.
Mme Verdurin Ètait assise sur un haut siËge suÈdois en sapin cirÈ,
quíun violoniste de ce pays lui avait donnÈ et quíelle conservait
quoiquíil rappel‚t la forme díun escabeau et jur‚t avec les beaux
meubles anciens quíelle avait, mais elle tenait ‡ garder en Èvidence
les cadeaux que les fidËles avaient líhabitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaÓtre
quand ils venaient. Aussi t‚chait-elle de persuader quíon síen tÓnt
aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se dÈtruisent; mais elle níy
rÈussissait pas et cíÈtait chez elle une collection de chauffe-pieds,
de coussins, de pendules, de paravents, de baromËtres, de potiches,
dans une accumulation de redites et un disparate díÈtrennes.
De ce poste ÈlevÈ elle participait avec entrain ‡ la conversation des
page 283 / 601
fidËles et síÈgayait de leurs ´fumisteriesª, mais depuis líaccident
qui Ètait arrivÈ ‡ sa m‚choire, elle avait renoncÈ ‡ prendre la peine
de pouffer effectivement et se livrait ‡ la place ‡ une mimique
conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle,
quíelle riait aux larmes. Au moindre mot que l‚chait un habituÈ contre
un ennuyeux ou contre un ancien habituÈ rejetÈ au camp des
ennuyeux,óet pour le plus grand dÈsespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prÈtention díÍtre aussi aimable que sa femme, mais qui
riant pour de bon síessoufflait vite et avait ÈtÈ distancÈ et vaincu
par cette ruse díune incessante et fictive hilaritÈó, elle poussait un
petit cri, fermait entiËrement ses yeux díoiseau quíune taie
commenÁait ‡ voiler, et brusquement, comme si elle níe?t eu que le
temps de cacher un spectacle indÈcent ou de parer ‡ un accËs mortel,
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et níen
laissaient plus rien voir, elle avait líair de síefforcer de rÈprimer,
díanÈantir un rire qui, si elle síy f?t abandonnÈe, líe?t conduite ‡
líÈvanouissement. Telle, Ètourdie par la gaietÈ des fidËles, ivre de
camaraderie, de mÈdisance et díassentiment, Mme Verdurin, juchÈe sur
son perchoir, pareille ‡ un oiseau dont on e?t trempÈ le colifichet
dans du vin chaud, sanglotait díamabilitÈ.
Cependant, M. Verdurin, aprËs avoir demandÈ ‡ Swann la permission
díallumer sa pipe (´ici on ne se gÍne pas, on est entre camaradesª),
priait le jeune artiste de se mettre au piano.
ó´Allons, voyons, ne líennuie pas, il níest pas ici pour Ítre
tourmentÈ, síÈcria Mme Verdurin, je ne veux pas quíon le tourmente
page 284 / 601
moi!ª
ó´Mais pourquoi veux-tu que Áa líennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne
connaÓt peut-Ítre pas la sonate en fa diËse que nous avons dÈcouverte,
il va nous jouer líarrangement pour piano.ª
ó´Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je níai pas envie ‡
force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec nÈvralgies
faciales, comme la derniËre fois; merci du cadeau, je ne tiens pas ‡
recommencer; vous Ítes bons vous autres, on voit bien que ce níest pas
vous qui garderez le lit huit jours!ª
Cette petite scËne qui se renouvelait chaque fois que le pianiste
allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait ÈtÈ
nouvelle, comme une preuve de la sÈduisante originalitÈ de la
´Patronneª et de sa sensibilitÈ musicale. Ceux qui Ètaient prËs díelle
faisaient signe ‡ ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes,
de se rapprocher, quíil se passait quelque chose, leur disant, comme
on fait au Reichstag dans les moments intÈressants: ´…coutez,
Ècoutez.ª Et le lendemain on donnait des regrets ‡ ceux qui níavaient
pas pu venir en leur disant que la scËne avait ÈtÈ encore plus
amusante que díhabitude.
óEh bien! voyons, cíest entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que
líandante.
page 285 / 601
ó´Que líandante, comme tu y vasª síÈcria Mme Verdurin. ´Cíest
justement líandante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment
superbe le Patron! Cíest comme si dans la ´NeuviËmeª il disait: nous
níentendrons que le finale, ou dans ´les MaÓtresª que líouverture.ª
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin ‡ laisser jouer le
pianiste, non pas quíil cr?t feints les troubles que la musique lui
donnaitóil y reconnaissait certains Ètats neurasthÈniquesómais par
cette habitude quíont beaucoup de mÈdecins, de faire flÈchir
immÈdiatement la sÈvÈritÈ de leurs prescriptions dËs quíest en jeu,
chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque rÈunion
mondaine dont ils font partie et dont la personne ‡ qui ils
conseillent díoublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un
des facteurs essentiels.
óVous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en
cherchant ‡ la suggestionner du regard. Et si vous Ítes malade nous
vous soignerons.
óBien vrai? rÈpondit Mme Verdurin, comme si devant líespÈrance díune
telle faveur il níy avait plus quí‡ capituler. Peut-Ítre aussi ‡ force
de dire quíelle serait malade, y avait-il des moments o? elle ne se
rappelait plus que cíÈtait un mensonge et prenait une ‚me de malade.
Or ceux-ci, fatiguÈs díÍtre toujours obligÈs de faire dÈpendre de leur
sagesse la raretÈ de leurs accËs, aiment se laisser aller ‡ croire
page 286 / 601
quíils pourront faire impunÈment tout ce qui leur plaÓt et leur fait
mal díhabitude, ‡ condition de se remettre en les mains díun Ítre
puissant, qui, sans quíils aient aucune peine ‡ prendre, díun mot ou
díune pilule, les remettra sur pied.
Odette Ètait allÈe síasseoir sur un canapÈ de tapisserie qui Ètait
prËs du piano:
óVous savez, jíai ma petite place, dit-elle ‡ Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
ó´Vous níÍtes pas bien l‡, allez donc vous mettre ‡ cÙtÈ díOdette,
níest-ce pas Odette, vous ferez bien une place ‡ M. Swann?ª
ó´Quel joli beauvais, dit avant de síasseoir Swann qui cherchait ‡
Ítre aimable.ª
ó´Ah! je suis contente que vous apprÈciiez mon canapÈ, rÈpondit Mme
Verdurin. Et je vous prÈviens que si vous voulez en voir díaussi beau,
vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils níont rien fait de
pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout ‡ líheure
vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit
sujet du siËge; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
page 287 / 601
petites frises des bordures, tenez l‡, la petite vigne sur fond rouge
de líOurs et les Raisins. Est-ce dessinÈ? Quíest-ce que vous en dites,
je crois quíils le savaient plutÙt, dessiner! Est-elle assez
appÈtissante cette vigne? Mon mari prÈtend que je níaime pas les
fruits parce que jíen mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je níai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Quíest ce que vous avez tous
‡ rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-l‡ me
purgent. Díautres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touchÈ les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, ‡ pleines mains, touchez-les bien.
óAh! si madame Verdurin commence ‡ peloter les bronzes, nous
níentendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
ó´Taisez-vous, vous Ítes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous dÈfend ‡ nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il níy a pas une chair comparable ‡ cela!
Quand M. Verdurin me faisait líhonneur díÍtre jaloux de moióallons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne lías jamais ÈtÈ...óª
ó´Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends ‡
tÈmoin: est-ce que jíai dit quelque chose?ª
Swann palpait les bronzes par politesse et níosait pas cesser tout de
page 288 / 601
suite.
óAllons, vous les caresserez plus tard; maintenant cíest vous quíon va
caresser, quíon va caresser dans líoreille; vous aimez cela, je pense;
voil‡ un petit jeune homme qui va síen charger.
Or quand le pianiste eut jouÈ, Swann fut plus aimable encore avec lui
quíavec les autres personnes qui se trouvaient l‡. Voici pourquoi:
LíannÈe prÈcÈdente, dans une soirÈe, il avait entendu une úuvre
musicale exÈcutÈe au piano et au violon. Díabord, il níavait go?tÈ que
la qualitÈ matÈrielle des sons sÈcrÈtÈs par les instruments. Et
Áíavait dÈj‡ ÈtÈ un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, rÈsistante, dense et directrice, il avait vu tout
díun coup chercher ‡ síÈlever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquÈe comme
la mauve agitation des flots que charme et bÈmolise le clair de lune.
Mais ‡ un moment donnÈ, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom ‡ ce qui lui plaisait, charmÈ tout díun coup, il avait
cherchÈ ‡ recueillir la phrase ou líharmonieóil ne savait lui-mÍmeóqui
passait et qui lui avait ouvert plus largement lí‚me, comme certaines
odeurs de roses circulant dans líair humide du soir ont la propriÈtÈ
de dilater nos narines. Peut-Ítre est-ce parce quíil ne savait pas la
musique quíil avait pu Èprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-Ítre pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entiËrement originales, irrÈductibles ‡ tout
page 289 / 601
autre ordre díimpressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent dÈj‡, selon leur hauteur et leur
quantitÈ, ‡ couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variÈes, ‡ tracer des arabesques, ‡ nous donner des sensations de
largeur, de tÈnuitÈ, de stabilitÈ, de caprice. Mais les notes sont
Èvanouies avant que ces sensations soient assez formÈes en nous pour
ne pas Ítre submergÈes par celles quíÈveillent dÈj‡ les notes
suivantes ou mÍme simultanÈes. Et cette impression continuerait ‡
envelopper de sa liquiditÈ et de son ´fonduª les motifs qui par
instants en Èmergent, ‡ peine discernables, pour plonger aussitÙt et
disparaÓtre, connus seulement par le plaisir particulier quíils
donnent, impossibles ‡ dÈcrire, ‡ se rappeler, ‡ nommer,
ineffables,ósi la mÈmoire, comme un ouvrier qui travaille ‡ Ètablir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similÈs de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer ‡ celles qui leur succËdent et de les diffÈrencier. Ainsi ‡
peine la sensation dÈlicieuse que Swann avait ressentie Ètait-elle
expirÈe, que sa mÈmoire lui en avait fourni sÈance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jetÈ
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la mÍme
impression Ètait tout díun coup revenue, elle níÈtait dÈj‡ plus
insaisissable. Il síen reprÈsentait líÈtendue, les groupements
symÈtriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui níest plus de la musique pure, qui est du dessin, de
líarchitecture, de la pensÈe, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distinguÈ nettement une phrase síÈlevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposÈ
page 290 / 601
aussitÙt des voluptÈs particuliËres, dont il níavait jamais eu líidÈe
avant de líentendre, dont il sentait que rien autre quíelle ne
pourrait les lui faire connaÓtre, et il avait ÈprouvÈ pour elle comme
un amour inconnu.
Díun rythme lent elle le dirigeait ici díabord, puis l‡, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et prÈcis. Et tout
díun coup au point o? elle Ètait arrivÈe et dío? il se prÈparait ‡ la
suivre, aprËs une pause díun instant, brusquement elle changeait de
direction et díun mouvement nouveau, plus rapide, menu, mÈlancolique,
incessant et doux, elle líentraÓnait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnÈment la revoir une
troisiËme fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant mÍme une voluptÈ moins profonde. Mais
rentrÈ chez lui il eut besoin díelle, il Ètait comme un homme dans la
vie de qui une passante quíil a aperÁue un moment vient de faire
entrer líimage díune beautÈ nouvelle qui donne ‡ sa propre sensibilitÈ
une valeur plus grande, sans quíil sache seulement síil pourra revoir
jamais celle quíil aime dÈj‡ et dont il ignore jusquíau nom.
MÍme cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilitÈ díune sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncÈ ‡ appliquer sa vie ‡ un but idÈal
et la bornait ‡ la poursuite de satisfactions quotidiennes, quíil
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusquí‡ sa mort; bien plus, ne se sentant plus díidÈes ÈlevÈes
dans líesprit, il avait cessÈ de croire ‡ leur rÈalitÈ, sans pouvoir
page 291 / 601
non plus la nier tout ‡ fait. Aussi avait-il pris líhabitude de se
rÈfugier dans des pensÈes sans importance qui lui permettaient de
laisser de cÙtÈ le fond des choses. De mÍme quíil ne se demandait pas
síil níe?t pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que síil avait acceptÈ une invitation
il devait síy rendre et que síil ne faisait pas de visite aprËs il lui
fallait laisser des cartes, de mÍme dans sa conversation il
síefforÁait de ne jamais exprimer avec cúur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des dÈtails matÈriels qui valaient en quelque
sorte par eux-mÍmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
Ètait extrÍmement prÈcis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort díun peintre, pour la nomenclature de ses
úuvres. Parfois, malgrÈ tout, il se laissait aller ‡ Èmettre un
jugement sur une úuvre, sur une maniËre de comprendre la vie, mais il
donnait alors ‡ ses paroles un ton ironique comme síil níadhÈrait pas
tout entier ‡ ce quíil disait. Or, comme certains valÈtudinaires chez
qui tout díun coup, un pays o? ils sont arrivÈs, un rÈgime diffÈrent,
quelquefois une Èvolution organique, spontanÈe et mystÈrieuse,
semblent amener une telle rÈgression de leur mal quíils commencent ‡
envisager la possibilitÈ inespÈrÈe de commencer sur le tard une vie
toute diffÈrente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
quíil avait entendue, dans certaines sonates quíil síÈtait fait jouer,
pour voir síil ne líy dÈcouvrirait pas, la prÈsence díune de ces
rÈalitÈs invisibles auxquelles il avait cessÈ de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sÈcheresse morale dont il
souffrait une sorte díinfluence Èlective, il se sentait de nouveau le
dÈsir et presque la force de consacrer sa vie. Mais níÈtant pas arrivÈ
‡ savoir de qui Ètait líúuvre quíil avait entendue, il níavait pu se
page 292 / 601
la procurer et avait fini par líoublier. Il avait bien rencontrÈ dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui ‡ cette
soirÈe et les avait interrogÈes; mais plusieurs Ètaient arrivÈes aprËs
la musique ou parties avant; certaines pourtant Ètaient l‡ pendant
quíon líexÈcutait mais Ètaient allÈes causer dans un autre salon, et
díautres restÈes ‡ Ècouter níavaient pas entendu plus que les
premiËres. Quant aux maÓtres de maison ils savaient que cíÈtait une
úuvre nouvelle que les artistes quíils avaient engagÈs avaient demandÈ
‡ jouer; ceux-ci Ètant partis en tournÈe, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spÈcial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes quíelle dessinait, il Ètait pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa díy penser.
Or, quelques minutes ‡ peine aprËs que le petit pianiste avait
commencÈ de jouer chez Mme Verdurin, tout díun coup aprËs une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
síÈchappant de sous cette sonoritÈ prolongÈe et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystËre de son incubation, il reconnut, secrËte,
bruissante et divisÈe, la phrase aÈrienne et odorante quíil aimait. Et
elle Ètait si particuliËre, elle avait un charme si individuel et
quíaucun autre níaurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme síil
e?t rencontrÈ dans un salon ami une personne quíil avait admirÈe dans
la rue et dÈsespÈrait de jamais retrouver. A la fin, elle síÈloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
page 293 / 601
cíÈtait líandante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait líavoir chez lui aussi souvent quíil voudrait,
essayer díapprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann síapprocha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacitÈ plut beaucoup ‡ Mme
Verdurin.
óQuel charmeur, níest-ce pas, dit-elle ‡ Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misÈrable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre ‡ Áa. Cíest tout exceptÈ du piano, ma parole! Chaque fois
jíy suis reprise, je crois entendre un orchestre. Cíest mÍme plus beau
que líorchestre, plus complet.
Le jeune pianiste síinclina, et, souriant, soulignant les mots comme
síil avait fait un trait díesprit:
ó´Vous Ítes trËs indulgente pour moiª, dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait ‡ son mari: ´Allons, donne-lui de
líorangeade, il lía bien mÈritÈeª, Swann racontait ‡ Odette comment il
avait ÈtÈ amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit díun peu loin: ´Eh bien! il me semble quíon est en train de vous
dire de belles choses, Odetteª, elle rÈpondit: ´Oui, de trËs bellesª
et Swann trouva dÈlicieuse sa simplicitÈ. Cependant il demandait des
page 294 / 601
renseignements sur Vinteuil, sur son úuvre, sur líÈpoque de sa vie o?
il avait composÈ cette sonate, sur ce quíavait pu signifier pour lui
la petite phrase, cíest cela surtout quíil aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession díadmirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate Ètait vraiment belle, Mme
Verdurin síÈtait ÈcriÈe: ´Je vous crois un peu quíelle est belle! Mais
on níavoue pas quíon ne connaÓt pas la sonate de Vinteuil, on nía pas
le droit de ne pas la connaÓtreª, et le peintre avait ajoutÈ: ´Ah!
cíest tout ‡ fait une trËs grande machine, níest-ce pas. Ce níest pas
si vous voulez la chose ´cherª et ´publicª, níest-ce pas, mais cíest
la trËs grosse impression pour les artistesª), ces gens semblaient ne
síÍtre jamais posÈ ces questions car ils furent incapables díy
rÈpondre.
MÍme ‡ une ou deux remarques particuliËres que fit Swann sur sa phrase
prÈfÈrÈe:
ó´Tiens, cíest amusant, je níavais jamais fait attention; je vous
dirai que je níaime pas beaucoup chercher la petite bÍte et míÈgarer
dans des pointes díaiguille; on ne perd pas son temps ‡ couper les
cheveux en quatre ici, ce níest pas le genre de la maisonª, rÈpondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
bÈate et un zËle studieux se jouer au milieu de ce flot díexpressions
toutes faites. Díailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
page 295 / 601
donner une opinion ou de feindre líadmiration pour une musique quíils
síavouaient líun ‡ líautre, une fois rentrÈs chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de ´M. Bicheª. Comme le public ne connaÓt
du charme, de la gr‚ce, des formes de la nature que ce quíil en a
puisÈ dans les poncifs díun art lentement assimilÈ, et quíun artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux líharmonie de la
musique et la beautÈ de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate quíil accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils Ètaient
habituÈs, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaÓtre une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisÈe (cíest-‡-dire dÈpourvue de
líÈlÈgance de líÈcole de peinture ‡ travers laquelle ils voyaient dans
la rue mÍme, les Ítres vivants), et sans vÈritÈ, comme si M. Biche
níe?t pas su comment Ètait construite une Èpaule et que les femmes
níont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidËles síÈtant dispersÈs, le docteur sentit quíil y
avait l‡ une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur dÈbutant qui se
jette ‡ líeau pour apprendre, mais choisit un moment o? il níy a pas
trop de monde pour le voir:
óAlors, cíest ce quíon appelle un musicien di primo cartello!
síÈcria-t-il avec une brusque rÈsolution.
page 296 / 601
Swann apprit seulement que líapparition rÈcente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une Ècole de
tendances trËs avancÈes mais Ètait entiËrement inconnue du grand
public.
óJe connais bien quelquíun qui síappelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des súurs de ma grandímËre.
óCíest peut-Ítre lui, síÈcria Mme Verdurin.
óOh! non, rÈpondit Swann en riant. Si vous líaviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.
óAlors poser la question cíest la rÈsoudre? dit le docteur.
óMais ce pourrait Ítre un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de gÈnie peut Ítre le cousin díune vieille
bÍte. Si cela Ètait, jíavoue quíil níy a pas de supplice que je ne
míimposerais pour que la vieille bÍte me prÈsent‚t ‡ líauteur de la
sonate: díabord le supplice de frÈquenter la vieille bÍte, et qui doit
Ítre affreux.
Le peintre savait que Vinteuil Ètait ‡ ce moment trËs malade et que le
page 297 / 601
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
óComment, síÈcria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!
óAh! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez díun de mes confËres, je devrais dire un de
mes maÓtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil Ètait menacÈ díaliÈnation
mentale. Et il assurait quíon pouvait síen apercevoir ‡ certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une úuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont líaltÈration dans le langage dÈnonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
díaussi mystÈrieux que la folie díune chienne, la folie díun cheval,
qui pourtant síobservent en effet.
óLaissez-moi donc tranquille avec vos maÓtres, vous en savez dix fois
autant que lui, rÈpondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton díune
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tÍte ‡
ceux qui ne sont pas du mÍme avis quíelle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!
óMais, Madame, il est de líAcadÈmie, rÈpliqua le docteur díun ton air
page 298 / 601
ironique. Si un malade prÈfËre mourir de la main díun des princes de
la science... Cíest beaucoup plus chic de pouvoir dire: ´Cíest Potain
qui me soigne.ª
óAh! cíest plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas Áa... Ce que vous míamusez,
síÈcria-t-elle tout ‡ coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bÍte qui discutais sÈrieusement sans míapercevoir que vous
me faisiez monter ‡ líarbre.
Quant ‡ M. Verdurin, trouvant que cíÈtait un peu fatigant de se mettre
‡ rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffÈe de sa pipe en
songeant avec tristesse quíil ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de líamabilitÈ.
óVous savez que votre ami nous plaÓt beaucoup, dit Mme Verdurin ‡
Odette au moment o? celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous níavez jamais ‡ nous prÈsenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann níavait pas apprÈciÈ la
tante du pianiste.
óIl síest senti un peu dÈpaysÈ, cet homme, rÈpondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la premiËre fois, il ait dÈj‡ le ton de
page 299 / 601
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs annÈes. La premiËre fois ne compte pas, cíÈtait utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu quíil viendra nous retrouver
demain au Ch‚telet. Si vous alliez le prendre?
óMais non, il ne veut pas.
óAh! enfin, comme vous voudrez. Pourvu quíil níaille pas l‚cher au
dernier moment!
A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne l‚cha jamais. Il allait
les rejoindre níimporte o?, quelquefois dans les restaurants de
banlieue o? on allait peu encore, car ce níÈtait pas la saison, plus
souvent au thȂtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premiËres,
de galas, un coupe-file leur e?t ÈtÈ fort utile, que cela les avait
beaucoup gÍnÈs de ne pas en avoir le jour de líenterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotÈes quíil e?t jugÈ peu dÈlicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain líhabitude de ranger les relations avec le monde
officiel, rÈpondit:
óJe vous promets de míen occuper, vous líaurez ‡ temps pour la reprise
des Danicheff, je dÈjeune justement demain avec le PrÈfet de police ‡
líElysÈe.
page 300 / 601
óComment Áa, ‡ líElysÈe? cria le docteur Cottard díune voix tonnante.
óOui, chez M. GrÈvy, rÈpondit Swann, un peu gÍnÈ de líeffet que sa
phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en maniËre de plaisanterie:
ó«a vous prend souvent?
GÈnÈralement, une fois líexplication donnÈe, Cottard disait: ´Ah! bon,
bon, Áa va bienª et ne montrait plus trace díÈmotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer líapaisement habituel, portËrent au comble son Ètonnement
quíun homme avec qui il dÓnait, qui níavait ni fonctions officielles,
ni illustration díaucune sorte, fray‚t avec le Chef de lí…tat.
óComment Áa, M. GrÈvy? vous connaissez M. GrÈvy? dit-il ‡ Swann de
líair stupide et incrÈdule díun municipal ‡ qui un inconnu demande ‡
voir le PrÈsident de la RÈpublique et qui, comprenant par ces mots ´‡
qui il a affaireª, comme disent les journaux, assure au pauvre dÈment
quíil va Ítre reÁu ‡ líinstant et le dirige sur líinfirmerie spÈciale
du dÈpÙt.
page 301 / 601
óJe le connais un peu, nous avons des amis communs (il níosa pas dire
que cíÈtait le prince de Galles), du reste il invite trËs facilement
et je vous assure que ces dÈjeuners níont rien díamusant, ils sont
díailleurs trËs simples, on níest jamais plus de huit ‡ table,
rÈpondit Swann qui t‚chait díeffacer ce que semblaient avoir de trop
Èclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
PrÈsident de la RÈpublique.
AussitÙt Cottard, síen rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur díune invitation chez M. GrÈvy, que
cíÈtait chose fort peu recherchÈe et qui courait les rues. DËs lors il
ne síÈtonna plus que Swann, aussi bien quíun autre, frÈquent‚t
líElysÈe, et mÍme il le plaignait un peu díaller ‡ des dÈjeuners que
líinvitÈ avouait lui-mÍme Ítre ennuyeux.
ó´Ah! bien, bien, Áa va bienª, dit-il sur le ton díun douanier,
mÈfiant tout ‡ líheure, mais qui, aprËs vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
ó´Ah! je vous crois quíils ne doivent pas Ítre amusants ces dÈjeuners,
vous avez de la vertu díy aller, dit Mme Verdurin, ‡ qui le PrÈsident
de la RÈpublique apparaissait comme un ennuyeux particuliËrement
redoutable parce quíil disposait de moyens de sÈduction et de
contrainte qui, employÈs ‡ líÈgard des fidËles, eussent ÈtÈ capables
de les faire l‚cher. Il paraÓt quíil est sourd comme un pot et quíil
page 302 / 601
mange avec ses doigts.ª
ó´En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser díy allerª,
dit le docteur avec une nuance de commisÈration; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: ´Sont-ce des dÈjeuners intimes?ª
demanda-t-il vivement avec un zËle de linguiste plus encore quíune
curiositÈ de badaud.
Mais le prestige quíavait ‡ ses yeux le PrÈsident de la RÈpublique
finit pourtant par triompher et de líhumilitÈ de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et ‡ chaque dÓner, Cottard demandait
avec intÈrÍt: ´Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. GrÈvy. Cíest bien ce quíon appelle un gentleman?ª
Il alla mÍme jusquí‡ lui offrir une carte díinvitation pour
líexposition dentaire.
ó´Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que jíai eu des amis qui ne le savaient pas et qui síen sont mordu les
doigts.ª
Quant ‡ M. Verdurin il remarqua le mauvais effet quíavait produit sur
sa femme cette dÈcouverte que Swann avait des amitiÈs puissantes dont
il níavait jamais parlÈ.
page 303 / 601
Si líon níavait pas arrangÈ une partie au dehors, cíest chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et níacceptait presque jamais ‡ dÓner malgrÈ les instances
díOdette.
ó´Je pourrais mÍme dÓner seule avec vous, si vous aimiez mieux celaª,
lui disait-elle.
ó´Et Mme Verdurin?ª
ó´Oh! ce serait bien simple. Je níaurais quí‡ dire que ma robe nía pas
ÈtÈ prÍte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
síarranger.
ó´Vous Ítes gentille.ª
Mais Swann se disait que síil montrait ‡ Odette (en consentant
seulement ‡ la retrouver aprËs dÓner), quíil y avait des plaisirs
quíil prÈfÈrait ‡ celui díÍtre avec elle, le go?t quíelle ressentait
pour lui ne connaÓtrait pas de longtemps la satiÈtÈ. Et, díautre part,
prÈfÈrant infiniment ‡ celle díOdette, la beautÈ díune petite ouvriËre
fraÓche et bouffie comme une rose et dont il Ètait Èpris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirÈe avec elle, Ètant s?r de voir
Odette ensuite. Cíest pour les mÍmes raisons quíil níacceptait jamais
quíOdette vÓnt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
page 304 / 601
ouvriËre líattendait prËs de chez lui ‡ un coin de rue que son cocher
RÈmi connaissait, elle montait ‡ cÙtÈ de Swann et restait dans ses
bras jusquíau moment o? la voiture líarrÍtait devant chez les
Verdurin. A son entrÈe, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
quíil avait envoyÈes le matin lui disait: ´Je vous grondeª et lui
indiquait une place ‡ cÙtÈ díOdette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui Ètait comme líair national de leur
amour. Il commenÁait par la tenue des trÈmolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout díun coup ils semblaient síÈcarter et comme dans ces tableaux de
Pieter De Hooch, quíapprofondit le cadre Ètroit díune porte
entríouverte, tout au loin, díune couleur autre, dans le veloutÈ díune
lumiËre interposÈe, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalÈe, Èpisodique, appartenant ‡ un autre monde. Elle
passait ‡ plis simples et immortels, distribuant Á‡ et l‡ les dons de
sa gr‚ce, avec le mÍme ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du dÈsenchantement. Elle semblait connaÓtre la
vanitÈ de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa gr‚ce lÈgËre,
elle avait quelque chose díaccompli, comme le dÈtachement qui succËde
au regret. Mais peu lui importait, il la considÈrait moins en
elle-mÍme,óen ce quíelle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait líexistence et de lui et díOdette quand il líavait composÈe,
et pour tous ceux qui líentendraient dans des siËclesó, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, mÍme pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser ‡ Odette en mÍme temps quí‡ lui, les
unissait; cíÈtait au point que, comme Odette, par caprice, líen avait
priÈ, il avait renoncÈ ‡ son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entiËre, dont il continua ‡ ne connaÓtre que ce passage.
page 305 / 601
´Quíavez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. Cíest Áa notre
morceau.ª Et mÍme, souffrant de songer, au moment o? elle passait si
proche et pourtant ‡ líinfini, que tandis quíelle síadressait ‡ eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque quíelle e?t une
signification, une beautÈ intrinsËque et fixe, ÈtrangËre ‡ eux, comme
en des bijoux donnÈs, ou mÍme en des lettres Ècrites par une femme
aimÈe, nous en voulons ‡ líeau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas Ítre faits uniquement de líessence díune liaison passagËre et
díun Ítre particulier.
Souvent il se trouvait quíil síÈtait tant attardÈ avec la jeune
ouvriËre avant díaller chez les Verdurin, quíune fois la petite phrase
jouÈe par le pianiste, Swann síapercevait quíil Ètait bientÙt líheure
quíOdette rentr‚t. Il la reconduisait jusquí‡ la porte de son petit
hÙtel, rue La PÈrouse, derriËre líArc de Triomphe. Et cíÈtait
peut-Ítre ‡ cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, quíil sacrifiait le plaisir moins nÈcessaire pour lui de la
voir plus tÙt, díarriver chez les Verdurin avec elle, ‡ líexercice de
ce droit quíelle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, gr‚ce ‡ cela, il avait líimpression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne líempÍchait
díÍtre encore avec lui, aprËs quíil líavait quittÈe.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait díen descendre et quíil lui disait ‡ demain, elle cueillit
prÈcipitamment dans le petit jardin qui prÈcÈdait la maison un dernier
chrysanthËme et le lui donna avant quíil f?t reparti. Il le tint serrÈ
page 306 / 601
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanÈe, il líenferma prÈcieusement dans son secrÈtaire.
Mais il níentrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
líaprËs-midi, il Ètait allÈ participer ‡ cette opÈration capitale pour
elle ´prendre le thȪ. Líisolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hÙtels contigus, dont tout ‡ coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre Èchoppe, tÈmoignage
historique et reste sordide du temps o? ces quartiers Ètaient encore
mal famÈs), la neige qui Ètait restÈe dans le jardin et aux arbres, le
nÈgligÈ de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystÈrieux ‡ la chaleur, aux fleurs quíil avait trouvÈes
en entrant.
Laissant ‡ gauche, au rez-de-chaussÈe surÈlevÈ, la chambre ‡ coucher
díOdette qui donnait derriËre sur une petite rue parallËle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et dío?
tombaient des Ètoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue ‡ une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale síÈclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils Ètaient prÈcÈdÈs díun Ètroit vestibule dont le mur
quadrillÈ díun treillage de jardin, mais dorÈ, Ètait bordÈ dans toute
sa longueur díune caisse rectangulaire o? fleurissaient comme dans une
serre une rangÈe de ces gros chrysanthËmes encore rares ‡ cette
Èpoque, mais bien ÈloignÈs cependant de ceux que les horticulteurs
rÈussirent plus tard ‡ obtenir. Swann Ètait agacÈ par la mode qui
page 307 / 601
depuis líannÈe derniËre se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, ‡ voir la pÈnombre de la piËce zÈbrÈe de rose, díorangÈr
et de blanc par les rayons odorants de ces astres ÈphÈmËres qui
síallument dans les jours gris. Odette líavait reÁu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle líavait fait asseoir prËs
díelle dans un des nombreux retraits mystÈrieux qui Ètaient mÈnagÈs
dans les enfoncements du salon, protÈgÈs par díimmenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
Ètaient fixÈs des photographies, des núuds de rubans et des Èventails.
Elle lui avait dit: ´Vous níÍtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arrangerª, et avec le petit rire vaniteux
quíelle aurait eu pour quelque invention particuliËre ‡ elle, avait
installÈ derriËre la tÍte de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise quíelle pÈtrissait comme si elle avait ÈtÈ prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre Ètait venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermÈes dans des potiches chinoises, br?laient
isolÈes ou par couples, toutes sur des meubles diffÈrents comme sur
des autels et qui dans le crÈpuscule dÈj‡ presque nocturne de cette
fin díaprËs-midi díhiver avaient fait reparaÓtre un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,ófaisant peut-Ítre rÍver dans
la rue quelque amoureux arrÍtÈ devant le mystËre de la prÈsence que
dÈcelaient et cachaient ‡ la fois les vitres rallumÈesó, elle avait
surveillÈ sÈvËrement du coin de líúil le domestique pour voir síil les
posait bien ‡ leur place consacrÈe. Elle pensait quíen en mettant une
seule l‡ o? il ne fallait pas, líeffet díensemble de son salon e?t ÈtÈ
dÈtruit, et son portrait, placÈ sur un chevalet oblique drapÈ de
peluche, mal ÈclairÈ. Aussi suivait-elle avec fiËvre les mouvements de
page 308 / 601
cet homme grossier et le rÈprimanda-t-elle vivement parce quíil avait
passÈ trop prËs de deux jardiniËres quíelle se rÈservait de nettoyer
elle-mÍme dans sa peur quíon ne les abÓm‚t et quíelle alla regarder de
prËs pour voir síil ne les avait pas ÈcornÈes. Elle trouvait ‡ tous
ses bibelots chinois des formes ´amusantesª, et aussi aux orchidÈes,
aux catleyas surtout, qui Ètaient, avec les chrysanthËmes, ses fleurs
prÈfÈrÈes, parce quíils avaient le grand mÈrite de ne pas ressembler ‡
des fleurs, mais díÍtre en soie, en satin. ´Celle-l‡ a líair díÍtre
dÈcoupÈe dans la doublure de mon manteauª, dit-elle ‡ Swann en lui
montrant une orchidÈe, avec une nuance díestime pour cette fleur si
´chicª, pour cette súur ÈlÈgante et imprÈvue que la nature lui
donnait, si loin díelle dans líÈchelle des Ítres et pourtant raffinÈe,
plus digne que bien des femmes quíelle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour ‡ tour des chimËres ‡ langues de feu
dÈcorant une potiche ou brodÈes sur un Ècran, les corolles díun
bouquet díorchidÈes, un dromadaire díargent niellÈ aux yeux incrustÈs
de rubis qui voisinait sur la cheminÈe avec un crapaud de jade, elle
affectait tour ‡ tour díavoir peur de la mÈchancetÈ, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de líindÈcence des fleurs et
díÈprouver un irrÈsistible dÈsir díaller embrasser le dromadaire et le
crapaud quíelle appelait: ´chÈrisª. Et ces affectations contrastaient
avec la sincÈritÈ de certaines de ses dÈvotions, notamment ‡
Notre-Dame du Laghet qui líavait jadis, quand elle habitait Nice,
guÈrie díune maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une mÈdaille díor ‡ laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit ‡ Swann ´sonª thÈ, lui demanda: ´Citron ou crËme?ª et comme
il rÈpondit ´crËmeª, lui dit en riant: ´Un nuage!ª Et comme il le
trouvait bon: ´Vous voyez que je sais ce que vous aimez.ª Ce thÈ en
page 309 / 601
effet avait paru ‡ Swann quelque chose de prÈcieux comme ‡ elle-mÍme
et líamour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durÈe, dans des plaisirs qui au contraire sans lui níen
seraient pas et finissent avec lui, que quand il líavait quittÈe ‡
sept heures pour rentrer chez lui síhabiller, pendant tout le trajet
quíil fit dans son coupÈ, ne pouvant contenir la joie que cet
aprËs-midi lui avait causÈe, il se rÈpÈtait: ´Ce serait bien agrÈable
díavoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thÈ.ª Une heure aprËs, il reÁut un mot díOdette,
et reconnut tout de suite cette grande Ècriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline ‡ des caractËres informes qui eussent signifiÈ peut-Ítre
pour des yeux moins prÈvenus le dÈsordre de la pensÈe, líinsuffisance
de líÈducation, le manque de franchise et de volontÈ. Swann avait
oubliÈ son Ètui ‡ cigarettes chez Odette. ´Que níy avez-vous oubliÈ
aussi votre cúur, je ne vous aurais pas laissÈ le reprendre.ª
Une seconde visite quíil lui fit eut plus díimportance peut-Ítre. En
se rendant chez elle ce jour-l‡ comme chaque fois quíil devait la voir
díavance, il se la reprÈsentait; et la nÈcessitÈ o? il Ètait pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraÓches, les joues quíelle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquÈes de petits points rouges, líaffligeait comme une preuve
que líidÈal est inaccessible et le bonheur mÈdiocre. Il lui apportait
une gravure quíelle dÈsirait voir. Elle Ètait un peu souffrante; elle
le reÁut en peignoir de crÍpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une Ètoffe richement brodÈe. Debout ‡ cÙtÈ
page 310 / 601
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux quíelle avait
dÈnouÈs, flÈchissant une jambe dans une attitude lÈgËrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure quíelle
regardait, en inclinant la tÍte, de ses grands yeux, si fatiguÈs et
maussades quand elle ne síanimait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de ZÈphora, la fille de JÈthro, quíon
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce go?t particulier díaimer ‡ retrouver dans la peinture des maÓtres
non pas seulement les caractËres gÈnÈraux de la rÈalitÈ qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
gÈnÈralitÈ, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matiËre díun buste du doge Loredan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, líobliquitÈ des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher RÈmi; sous les couleurs díun
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
líenvahissement du gras de la joue par líimplantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pÈnÈtration du regard, la
congestion des paupiËres du docteur du Boulbon. Peut-Ítre ayant
toujours gardÈ un remords díavoir bornÈ sa vie aux relations
mondaines, ‡ la conversation, croyait-il trouver une sorte díindulgent
pardon ‡ lui accordÈ par les grands artistes, dans ce fait quíils
avaient eux aussi considÈrÈ avec plaisir, fait entrer dans leur úuvre,
de tels visages qui donnent ‡ celle-ci un singulier certificat de
rÈalitÈ et de vie, une saveur moderne; peut-Ítre aussi síÈtait-il
tellement laissÈ gagner par la frivolitÈ des gens du monde quíil
Èprouvait le besoin de trouver dans une úuvre ancienne ces allusions
anticipÈes et rajeunissantes ‡ des noms propres díaujourdíhui.
Peut-Ítre au contraire avait-il gardÈ suffisamment une nature
page 311 / 601
díartiste pour que ces caractÈristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus gÈnÈrale, dËs quíil les
apercevait dÈracinÈes, dÈlivrÈes, dans la ressemblance díun portrait
plus ancien avec un original quíil ne reprÈsentait pas. Quoi quíil en
soit et peut-Ítre parce que la plÈnitude díimpressions quíil avait
depuis quelque temps et bien quíelle lui f?t venue plutÙt avec líamour
de la musique, avait enrichi mÍme son go?t pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, quíil trouva ‡ ce moment-l‡ dans la ressemblance díOdette
avec la ZÈphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
Èvoque au lieu de líúuvre vÈritable du peintre líidÈe banale et fausse
qui síen est vulgarisÈe. Il níestima plus le visage díOdette selon la
plus ou moins bonne qualitÈ de ses joues et díaprËs la douceur
purement carnÈe quíil supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lËvres si jamais il osait líembrasser, mais comme un Ècheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dÈvidËrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque ‡
líeffusion des cheveux et ‡ la flexion des paupiËres, comme en un
portrait díelle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dËs lors il chercha toujours ‡ y
retrouver soit quíil f?t auprËs díOdette, soit quíil pens‚t seulement
‡ elle, et bien quíil ne tÓnt sans doute au chef-díúuvre florentin que
parce quíil le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
confÈrait ‡ elle aussi une beautÈ, la rendait plus prÈcieuse. Swann se
page 312 / 601
reprocha díavoir mÈconnu le prix díun Ítre qui e?t paru adorable au
grand Sandro, et il se fÈlicita que le plaisir quíil avait ‡ voir
Odette trouv‚t une justification dans sa propre culture esthÈtique. Il
se dit quíen associant la pensÈe díOdette ‡ ses rÍves de bonheur il ne
síÈtait pas rÈsignÈ ‡ un pis-aller aussi imparfait quíil líavait cru
jusquíici, puisquíelle contentait en lui ses go?ts díart les plus
raffinÈs. Il oubliait quíOdette níÈtait pas plus pour cela une femme
selon son dÈsir, puisque prÈcisÈment son dÈsir avait toujours ÈtÈ
orientÈ dans un sens opposÈ ‡ ses go?ts esthÈtiques. Le mot dí´úuvre
florentineª rendit un grand service ‡ Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pÈnÈtrer líimage díOdette dans un monde de rÍves, o?
elle níavait pas eu accËs jusquíici et o? elle síimprÈgna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle quíil avait eue de cette
femme, en renouvelant perpÈtuellement ses doutes sur la qualitÈ de son
visage, de son corps, de toute sa beautÈ, affaiblissait son amour, ces
doutes furent dÈtruits, cet amour assurÈ quand il eut ‡ la place pour
base les donnÈes díune esthÈtique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et mÈdiocres síils lui
Ètaient accordÈs par une chair abÓmÈe, venant couronner líadoration
díune piËce de musÈe, lui parurent devoir Ítre surnaturels et
dÈlicieux.
Et quand il Ètait tentÈ de regretter que depuis des mois il ne fÓt
plus que voir Odette, il se disait quíil Ètait raisonnable de donner
beaucoup de son temps ‡ un chef-díúuvre inestimable, coulÈ pour une
fois dans une matiËre diffÈrente et particuliËrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime quíil contemplait tantÙt avec líhumilitÈ, la
page 313 / 601
spiritualitÈ et le dÈsintÈressement díun artiste, tantÙt avec
líorgueil, líÈgoÔsme et la sensualitÈ díun collectionneur.
Il plaÁa sur sa table de travail, comme une photographie díOdette, une
reproduction de la fille de JÈthro. Il admirait les grands yeux, le
dÈlicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguÈes, et adaptant ce
quíil trouvait beau jusque-l‡ díune faÁon esthÈtique ‡ líidÈe díune
femme vivante, il le transformait en mÈrites physiques quíil se
fÈlicitait de trouver rÈunis dans un Ítre quíil pourrait possÈder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-díúuvre que nous
regardons, maintenant quíil connaissait líoriginal charnel de la fille
de JÈthro, elle devenait un dÈsir qui supplÈa dÈsormais ‡ celui que le
corps díOdette ne lui avait pas díabord inspirÈ. Quand il avait
regardÈ longtemps ce Botticelli, il pensait ‡ son Botticelli ‡ lui
quíil trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de ZÈphora, il croyait serrer Odette contre son cúur.
Et cependant ce níÈtait pas seulement la lassitude díOdette quíil
síingÈniait ‡ prÈvenir, cíÈtait quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis quíOdette avait toutes facilitÈs pour le voir, elle
semblait níavoir pas grandíchose ‡ lui dire, il craignait que les
faÁons un peu insignifiantes, monotones, et comme dÈfinitivement
fixÈes, qui Ètaient maintenant les siennes quand ils Ètaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque díun jour o? elle
voudrait dÈclarer sa passion, qui seul líavait rendu et gardÈ
amoureux. Et pour renouveler un peu líaspect moral, trop figÈ,
page 314 / 601
díOdette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui Ècrivait tout
díun coup une lettre pleine de dÈceptions feintes et de colËres
simulÈes quíil lui faisait porter avant le dÓner. Il savait quíelle
allait Ítre effrayÈe, lui rÈpondre et il espÈrait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir ‡ son ‚me,
jailliraient des mots quíelle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet cíest de cette faÁon quíil avait obtenu les lettres les plus
tendres quíelle lui e?t encore Ècrites dont líune, quíelle lui avait
fait porter ‡ midi de la ´Maison DorÈeª (cíÈtait le jour de la fÍte de
Paris-Murcie donnÈe pour les inondÈs de Murcie), commenÁait par ces
mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort que je peux ‡ peine Ècrireª,
et quíil avait gardÈe dans le mÍme tiroir que la fleur sÈchÈe du
chrysanthËme. Ou bien si elle níavait pas eu le temps de lui Ècrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement ‡ lui et
lui dirait: ´Jíai ‡ vous parlerª, et il contemplerait avec curiositÈ
sur son visage et dans ses paroles ce quíelle lui avait cachÈ
jusque-l‡ de son cúur.
Rien quíen approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
ÈclairÈes par des lampes, les grandes fenÍtres dont on ne fermait
jamais les volets, il síattendrissait en pensant ‡ líÍtre charmant
quíil allait voir Èpanoui dans leur lumiËre díor. Parfois les ombres
des invitÈs se dÈtachaient minces et noires, en Ècran, devant les
lampes, comme ces petites gravures quíon intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clartÈ. Il cherchait ‡ distinguer la silhouette díOdette. Puis, dËs
quíil Ètait arrivÈ, sans quíil síen rendit compte, ses yeux brillaient
page 315 / 601
díune telle joie que M. Verdurin disait au peintre: ´Je crois que Áa
chauffe.ª Et la prÈsence díOdette ajoutait en effet pour Swann ‡ cette
maison ce dont níÈtait pourvue aucune de celles o? il Ètait reÁu: une
sorte díappareil sensitif, de rÈseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les piËces et apportait des excitations constantes ‡ son cúur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social quíÈtait le
petit ´clanª prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indiffÈrence ‡
la voir, ou mÍme un dÈsir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi quíil lui e?t Ècrit dans la
journÈe, il la verrait forcÈment le soir et la ramËnerait chez elle.
Mais une fois quíayant songÈ avec maussaderie ‡ cet inÈvitable retour
ensemble, il avait emmenÈ jusquíau bois sa jeune ouvriËre pour
retarder le moment díaller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard quíOdette, croyant quíil ne viendrait plus, Ètait partie. En
voyant quíelle níÈtait plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cúur; il tremblait díÍtre privÈ díun plaisir quíil
mesurait pour la premiËre fois, ayant eu jusque-l‡ cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou mÍme nous empÍche díapercevoir aucunement leur grandeur.
ó´As-tu vu la tÍte quíil a fait quand il síest aperÁu quíelle níÈtait
pas l‡? dit M. Verdurin ‡ sa femme, je crois quíon peut dire quíil est
pincÈ!ª
page 316 / 601
ó´La tÍte quíil a fait?ª demanda avec violence le docteur Cottard qui,
Ètant allÈ un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.
ó´Comment vous níavez pas rencontrÈ devant la porte le plus beau des
Swannª?
ó´Non. M. Swann est venuª?
óOh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann trËs agitÈ, trËs
nerveux. Vous comprenez, Odette Ètait partie.
ó´Vous voulez dire quíelle est du dernier bien avec lui, quíelle lui a
fait voir líheure du bergerª, dit le docteur, expÈrimentant avec
prudence le sens de ces expressions.
ó´Mais non, il níy a absolument rien, et entre nous, je trouve quíelle
a bien tort et quíelle se conduit comme une fameuse cruche, quíelle
est du reste.ª
ó´Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, quíest-ce que tu en sais quíil níy a
rien, nous níavons pas ÈtÈ y voir, níest-ce pas.ª
page 317 / 601
ó´A moi, elle me líaurait dit, rÈpliqua fiËrement Mme Verdurin. Je
vous dis quíelle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
nía plus personne en ce moment, je lui ai dit quíelle devrait coucher
avec lui. Elle prÈtend quíelle ne peut pas, quíelle a bien eu un fort
bÈguin pour lui mais quíil est timide avec elle, que cela líintimide ‡
son tour, et puis quíelle ne líaime pas de cette maniËre-l‡, que cíest
un Ítre idÈal, quíelle a peur de dÈflorer le sentiment quíelle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce quíil
lui faut.ª
ó´Tu me permettras de ne pas Ítre de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient quí‡ demi ce monsieur; je le trouve poseur.ª
Mme Verdurin síimmobilisa, prit une expression inerte comme si elle
Ètait devenue une statue, fiction qui lui permit díÍtre censÈe ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait líair
díimpliquer quíon pouvait ´poserª avec eux, donc quíon Ètait ´plus
quíeuxª.
ó´Enfin, síil níy a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et aprËs tout, on ne
peut rien dire, puisquíil a líair de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce quíil lui dÈbitait líautre soir sur la sonate
de Vinteuil; jíaime Odette de tout mon cúur, mais pour lui faire des
thÈories díesthÈtique, il faut tout de mÍme Ítre un fameux jobard!ª
page 318 / 601
ó´Voyons, ne dites pas du mal díOdette, dit Mme Verdurin en faisant
líenfant. Elle est charmante.ª
ó´Mais cela ne líempÍche pas díÍtre charmante; nous ne disons pas du
mal díelle, nous disons que ce níest pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que Áa ‡ ce
quíelle soit vertueuse? Elle serait peut-Ítre beaucoup moins
charmante, qui sait?ª
Sur le palier, Swann avait ÈtÈ rejoint par le maÓtre díhÙtel qui ne se
trouvait pas l‡ au moment o? il Ètait arrivÈ et avait ÈtÈ chargÈ par
Odette de lui dire,ómais il y avait bien une heure dÈj‡,óau cas o? il
viendrait encore, quíelle irait probablement prendre du chocolat chez
PrÈvost avant de rentrer. Swann partit chez PrÈvost, mais ‡ chaque pas
sa voiture Ètait arrÍtÈe par díautres ou par des gens qui
traversaient, odieux obstacles quíil e?t ÈtÈ heureux de renverser si
le procËs-verbal de líagent ne líe?t retardÈ plus encore que le
passage du piÈton. Il comptait le temps quíil mettait, ajoutait
quelques secondes ‡ toutes les minutes pour Ítre s?r de ne pas les
avoir faites trop courtes, ce qui lui e?t laissÈ croire plus grande
quíelle níÈtait en rÈalitÈ sa chance díarriver assez tÙt et de trouver
encore Odette. Et ‡ un moment, comme un fiÈvreux qui vient de dormir
et qui prend conscience de líabsurditÈ des rÍvasseries quíil ruminait
sans se distinguer nettement díelles, Swann tout díun coup aperÁut en
lui líÈtrangetÈ des pensÈes quíil roulait depuis le moment o? on lui
avait dit chez les Verdurin quíOdette Ètait dÈj‡ partie, la nouveautÈ
page 319 / 601
de la douleur au cúur dont il souffrait, mais quíil constata seulement
comme síil venait de síÈveiller. Quoi? toute cette agitation parce
quíil ne verrait Odette que demain, ce que prÈcisÈment il avait
souhaitÈ, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut
bien obligÈ de constater que dans cette mÍme voiture qui líemmenait
chez PrÈvost, il níÈtait plus le mÍme, et quíil níÈtait plus seul,
quíun Ítre nouveau Ètait l‡ avec lui, adhÈrent, amalgamÈ ‡ lui, duquel
il ne pourrait peut-Ítre pas se dÈbarrasser, avec qui il allait Ítre
obligÈ díuser de mÈnagements comme avec un maÓtre ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment quíil sentait quíune nouvelle personne
síÈtait ainsi ajoutÈe ‡ lui, sa vie lui paraissait plus intÈressante.
Cíest ‡ peine síil se disait que cette rencontre possible chez PrÈvost
(de laquelle líattente saccageait, dÈnudait ‡ ce point les moments qui
la prÈcÈdaient quíil ne trouvait plus une seule idÈe, un seul souvenir
derriËre lequel il p?t faire reposer son esprit), il Ètait probable
pourtant, si elle avait lieu, quíelle serait comme les autres, fort
peu de chose. Comme chaque soir, dËs quíil serait avec Odette, jetant
furtivement sur son changeant visage un regard aussitÙt dÈtournÈ de
peur quíelle níy vÓt líavance díun dÈsir et ne cr?t plus ‡ son
dÈsintÈressement, il cesserait de pouvoir penser ‡ elle, trop occupÈ ‡
trouver des prÈtextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de
suite et de síassurer, sans avoir líair díy tenir, quíil la
retrouverait le lendemain chez les Verdurin: cíest-‡-dire de prolonger
pour líinstant et de renouveler un jour de plus la dÈception et la
torture que lui apportait la vaine prÈsence de cette femme quíil
approchait sans oser líÈtreindre.
page 320 / 601
Elle níÈtait pas chez PrÈvost; il voulut chercher dans tous les
restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant quíil
visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher RÈmi (le doge
Loredan de Rizzo) quíil alla attendre ensuiteóníayant rien trouvÈ
lui-mÍmeó‡ líendroit quíil lui avait dÈsignÈ. La voiture ne revenait
pas et Swann se reprÈsentait le moment qui approchait, ‡ la fois comme
celui o? RÈmi lui dirait: ´Cette dame est l‡ª, et comme celui o? RÈmi
lui dirait, ´cette dame níÈtait dans aucun des cafÈs.ª Et ainsi il
voyait la fin de la soirÈe devant lui, une et pourtant alternative,
prÈcÈdÈe soit par la rencontre díOdette qui abolirait son angoisse,
soit, par le renoncement forcÈ ‡ la trouver ce soir, par líacceptation
de rentrer chez lui sans líavoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment o? il síarrÍta devant Swann,
celui-ci ne lui dit pas: ´Avez-vous trouvÈ cette dame?ª mais:
´Faites-moi donc penser demain ‡ commander du bois, je crois que la
provision doit commencer ‡ síÈpuiser.ª Peut-Ítre se disait-il que si
RÈmi avait trouvÈ Odette dans un cafÈ o? elle líattendait, la fin de
la soirÈe nÈfaste Ètait dÈj‡ anÈantie par la rÈalisation commencÈe de
la fin de soirÈe bienheureuse et quíil níavait pas besoin de se
presser díatteindre un bonheur capturÈ et en lieu s?r, qui ne
síÈchapperait plus. Mais aussi cíÈtait par force díinertie; il avait
dans lí‚me le manque de souplesse que certains Ítres ont dans le
corps, ceux-l‡ qui au moment díÈviter un choc, díÈloigner une flamme
de leur habit, díaccomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,
commencent par rester une seconde dans la situation o? ils Ètaient
auparavant comme pour y trouver leur point díappui, leur Èlan. Et sans
page 321 / 601
doute si le cocher líavait interrompu en lui disant: ´Cette dame est
l‡ª, il eut rÈpondu: ´Ah! oui, cíest vrai, la course que je vous avais
donnÈe, tiens je níaurais pas cruª, et aurait continuÈ ‡ lui parler
provision de bois pour lui cacher líÈmotion quíil avait eue et se
laisser ‡ lui-mÍme le temps de rompre avec líinquiÈtude et de se
donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire quíil ne líavait trouvÈe nulle part, et
ajouta son avis, en vieux serviteur:
óJe crois que Monsieur nía plus quí‡ rentrer.
Mais líindiffÈrence que Swann jouait facilement quand RÈmi ne pouvait
plus rien changer ‡ la rÈponse quíil apportait tomba, quand il le vit
essayer de le faire renoncer ‡ son espoir et ‡ sa recherche:
ó´Mais pas du tout, síÈcria-t-il, il faut que nous trouvions cette
dame; cíest de la plus haute importance. Elle serait extrÍmement
ennuyÈe, pour une affaire, et froissÈe, si elle ne míavait pas vu.ª
ó´Je ne vois pas comment cette dame pourrait Ítre froissÈe, rÈpondit
RÈmi, puisque cíest elle qui est partie sans attendre Monsieur,
quíelle a dit quíelle allait chez PrÈvost et quíelle níy Ètait pas,ª
Díailleurs on commenÁait ‡ Èteindre partout. Sous les arbres des
page 322 / 601
boulevards, dans une obscuritÈ mystÈrieuse, les passants plus rares
erraient, ‡ peine reconnaissables. Parfois líombre díune femme qui
síapprochait de lui, lui murmurant un mot ‡ líoreille, lui demandant
de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frÙlait anxieusement tous ces
corps obscurs comme si parmi les fantÙmes des morts, dans le royaume
sombre, il e?t cherchÈ Eurydice.
De tous les modes de production de líamour, de tous les agents de
dissÈmination du mal sacrÈ, il est bien líun des plus efficaces, ce
grand souffle díagitation qui parfois passe sur nous. Alors líÍtre
avec qui nous nous plaisons ‡ ce moment-l‡, le sort en est jetÈ, cíest
lui que nous aimerons. Il níest mÍme pas besoin quíil nous pl?t
jusque-l‡ plus ou mÍme autant que díautres. Ce quíil fallait, cíest
que notre go?t pour lui devint exclusif. Et cette condition-l‡ est
rÈalisÈe quandó‡ ce moment o? il nous fait dÈfautó‡ la recherche des
plaisirs que son agrÈment nous donnait, síest brusquement substituÈ en
nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet Ítre mÍme, un besoin
absurde, que les lois de ce monde rendent impossible ‡ satisfaire et
difficile ‡ guÈriróle besoin insensÈ et douloureux de le possÈder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; cíest la seule
hypothËse du bonheur quíil avait envisagÈe avec calme; il ne cachait
plus maintenant son agitation, le prix quíil attachait ‡ cette
rencontre et il promit en cas de succËs une rÈcompense ‡ son cocher,
comme si en lui inspirant le dÈsir de rÈussir qui viendrait síajouter
‡ celui quíil en avait lui-mÍme, il pouvait faire quíOdette, au cas o?
elle f?t dÈj‡ rentrÈe se coucher, se trouv‚t pourtant dans un
page 323 / 601
restaurant du boulevard. Il poussa jusquí‡ la Maison DorÈe, entra deux
fois chez Tortoni et, sans líavoir vue davantage, venait de ressortir
du CafÈ Anglais, marchant ‡ grands pas, líair hagard, pour rejoindre
sa voiture qui líattendait au coin du boulevard des Italiens, quand il
heurta une personne qui venait en sens contraire: cíÈtait Odette; elle
lui expliqua plus tard que níayant pas trouvÈ de place chez PrÈvost,
elle Ètait allÈe souper ‡ la Maison DorÈe dans un enfoncement o? il ne
líavait pas dÈcouverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle síattendait si peu ‡ le voir quíelle eut un mouvement díeffroi.
Quant ‡ lui, il avait couru Paris non parce quíil croyait possible de
la rejoindre, mais parce quíil lui Ètait trop cruel díy renoncer. Mais
cette joie que sa raison níavait cessÈ díestimer, pour ce soir,
irrÈalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus rÈelle; car, il
níy avait pas collaborÈ par la prÈvision des vraisemblances, elle lui
restait extÈrieure; il níavait pas besoin de tirer de son esprit pour
la lui fournir,ócíest díelle-mÍme quíÈmanait, cíest elle-mÍme qui
projetait vers luiócette vÈritÈ qui rayonnait au point de dissiper
comme un songe líisolement quíil avait redoutÈ, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rÍverie heureuse. Ainsi un
voyageur arrivÈ par un beau temps au bord de la MÈditerranÈe,
incertain de líexistence des pays quíil vient de quitter, laisse
Èblouir sa vue, plutÙt quíil ne leur jette des regards, par les rayons
quíÈmet vers lui líazur lumineux et rÈsistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture quíelle avait et dit ‡ la sienne de
suivre.
page 324 / 601
Elle tenait ‡ la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa
fanchon de dentelle, quíelle avait dans les cheveux des fleurs de
cette mÍme orchidÈe attachÈes ‡ une aigrette en plumes de cygnes. Elle
Ètait habillÈe sous sa mantille, díun flot de velours noir qui, par un
rattrapÈ oblique, dÈcouvrait en un large triangle le bas díune jupe de
faille blanche et laissait voir un empiËcement, Ègalement de faille
blanche, ‡ líouverture du corsage dÈcolletÈ, o? Ètaient enfoncÈes
díautres fleurs de catleyas. Elle Ètait ‡ peine remise de la frayeur
que Swann lui avait causÈe quand un obstacle fit faire un Ècart au
cheval. Ils furent vivement dÈplacÈs, elle avait jetÈ un cri et
restait toute palpitante, sans respiration.
ó´Ce níest rien, lui dit-il, níayez pas peur.ª
Et il la tenait par líÈpaule, líappuyant contre lui pour la maintenir;
puis il lui dit:
óSurtout, ne me parlez pas, ne me rÈpondez que par signes pour ne pas
vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gÍne pas que je remette
droites les fleurs de votre corsage qui ont ÈtÈ dÈplacÈes par le choc.
Jíai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui níavait pas ÈtÈ habituÈe ‡ voir les hommes faire tant de
faÁons avec elle, dit en souriant:
page 325 / 601
ó´Non, pas du tout, Áa ne me gÍne pas.ª
Mais lui, intimidÈ par sa rÈponse, peut-Ítre aussi pour avoir líair
díavoir ÈtÈ sincËre quand il avait pris ce prÈtexte, ou mÍme,
commenÁant dÈj‡ ‡ croire quíil líavait ÈtÈ, síÈcria:
ó´Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,
vous pouvez bien me rÈpondre par gestes, je vous comprendrai bien.
SincËrement je ne vous gÍne pas? Voyez, il y a un peu... je pense que
cíest du pollen qui síest rÈpandu sur vous, vous permettez que je
líessuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop
brutal? Je vous chatouille peut-Ítre un peu? mais cíest que je ne
voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.
Mais, voyez-vous, il Ètait vraiment nÈcessaire de les fixer ils
seraient tombÈs; et comme cela, en les enfonÁant un peu moi-mÍme...
SÈrieusement, je ne vous suis pas dÈsagrÈable? Et en les respirant
pour voir síils níont vraiment pas díodeur non plus? Je níen ai jamais
senti, je peux? dites la vÈritÈ.ª?
Souriant, elle haussa lÈgËrement les Èpaules, comme pour dire ´vous
Ítes fou, vous voyez bien que Áa me plaÓtª.
Il Èlevait son autre main le long de la joue díOdette; elle le regarda
fixement, de líair languissant et grave quíont les femmes du maÓtre
page 326 / 601
florentin avec lesquelles il lui avait trouvÈ de la ressemblance;
amenÈs au bord des paupiËres, ses yeux brillants, larges et minces,
comme les leurs, semblaient prÍts ‡ se dÈtacher ainsi que deux larmes.
Elle flÈchissait le cou comme on leur voit faire ‡ toutes, dans les
scËnes paÔennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui Ètait habituelle, quíelle savait convenable ‡ ces
moments-l‡ et quíelle faisait attention ‡ ne pas oublier de prendre,
elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,
comme si une force invisible líe?t attirÈ vers Swann. Et ce fut Swann,
qui, avant quíelle le laiss‚t tomber, comme malgrÈ elle, sur ses
lËvres, le retint un instant, ‡ quelque distance, entre ses deux
mains. Il avait voulu laisser ‡ sa pensÈe le temps díaccourir, de
reconnaÓtre le rÍve quíelle avait si longtemps caressÈ et díassister ‡
sa rÈalisation, comme une parente quíon appelle pour prendre sa part
du succËs díun enfant quíelle a beaucoup aimÈ. Peut-Ítre aussi Swann
attachait-il sur ce visage díOdette non encore possÈdÈe, ni mÍme
encore embrassÈe par lui, quíil voyait pour la derniËre fois, ce
regard avec lequel, un jour de dÈpart, on voudrait emporter un paysage
quíon va quitter pour toujours.
Mais il Ètait si timide avec elle, quíayant fini par la possÈder ce
soir-l‡, en commenÁant par arranger ses catleyas, soit crainte de la
froisser, soit peur de paraÓtre rÈtrospectivement avoir menti, soit
manque díaudace pour formuler une exigence plus grande que celle-l‡
(quíil pouvait renouveler puisquíelle níavait pas fichÈ Odette la
premiËre fois), les jours suivants il usa du mÍme prÈtexte. Si elle
avait des catleyas ‡ son corsage, il disait: ´Cíest malheureux, ce
page 327 / 601
soir, les catleyas níont pas besoin díÍtre arrangÈs, ils níont pas ÈtÈ
dÈplacÈs comme líautre soir; il me semble pourtant que celui-ci níest
pas trËs droit. Je peux voir síils ne sentent pas plus que les
autres?ª Ou bien, si elle níen avait pas: ´Oh! pas de catleyas ce
soir, pas moyen de me livrer ‡ mes petits arrangements.ª De sorte que,
pendant quelque temps, ne fut pas changÈ líordre quíil avait suivi le
premier soir, en dÈbutant par des attouchements de doigts et de lËvres
sur la gorge díOdette et que ce fut par eux encore que commenÁaient
chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand líarrangement (ou
le simulacre díarrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombÈ
en dÈsuÈtude, la mÈtaphore ´faire catleyaª, devenue un simple vocable
quíils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier líacte
de la possession physiqueóo? díailleurs líon ne possËde rien,ósurvÈcut
dans leur langage, o? elle le commÈmorait, ‡ cet usage oubliÈ. Et
peut-Ítre cette maniËre particuliËre de dire ´faire líamourª ne
signifiait-elle pas exactement la mÍme chose que ses synonymes. On a
beau Ítre blasÈ sur les femmes, considÈrer la possession des plus
diffÈrentes comme toujours la mÍme et connue díavance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau síil síagit de femmes assez difficilesóou
crues telles par nousópour que nous soyons obligÈs de la faire naÓtre
de quelque Èpisode imprÈvu de nos relations avec elles, comme avait
ÈtÈ la premiËre fois pour Swann líarrangement des catleyas. Il
espÈrait en tremblant, ce soir-l‡ (mais Odette, se disait-il, si elle
Ètait dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que cíÈtait la
possession de cette femme qui allait sortir díentre leurs larges
pÈtales mauves; et le plaisir quíil Èprouvait dÈj‡ et quíOdette ne
tolÈrait peut-Ítre, pensait-il, que parce quíelle ne líavait pas
reconnu, lui semblait, ‡ cause de celaócomme il put paraÓtre au
page 328 / 601
premier homme qui le go?ta parmi les fleurs du paradis terrestreóun
plaisir qui níavait pas existÈ jusque-l‡, quíil cherchait ‡ crÈer, un
plaisiróainsi que le nom spÈcial quíil lui donna en garda la
traceóentiËrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il líavait ramenÈe chez elle, il
fallait quíil entr‚t et souvent elle ressortait en robe de chambre et
le conduisait jusquí‡ sa voiture, líembrassait aux yeux du cocher,
disant: ´Quíest-ce que cela peut me faire, que me font les autres?ª
Les soirs o? il níallait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait
parfois depuis quíil pouvait la voir autrement), les soirs de plus en
plus rares o? il allait dans le monde, elle lui demandait de venir
chez elle avant de rentrer, quelque heure quíil f?t. CíÈtait le
printemps, un printemps pur et glacÈ. En sortant de soirÈe, il montait
dans sa victoria, Ètendait une couverture sur ses jambes, rÈpondait
aux amis qui síen allaient en mÍme temps que lui et lui demandaient de
revenir avec eux quíil ne pouvait pas, quíil níallait pas du mÍme
cÙtÈ, et le cocher partait au grand trot sachant o? on allait. Eux
síÈtonnaient, et de fait, Swann níÈtait plus le mÍme. On ne recevait
plus jamais de lettre de lui o? il demand‚t ‡ connaÓtre une femme. Il
ne faisait plus attention ‡ aucune, síabstenait díaller dans les
endroits o? on en rencontre. Dans un restaurant, ‡ la campagne, il
avait líattitude inversÈe de celle ‡ quoi, hier encore, on líe?t
reconnu et qui avait semblÈ devoir toujours Ítre la sienne. Tant une
passion est en nous comme un caractËre momentanÈ et diffÈrent qui se
substitue ‡ líautre et abolit les signes jusque-l‡ invariables par
lesquels il síexprimait! En revanche ce qui Ètait invariable
page 329 / 601
maintenant, cíÈtait que o? que Swann se trouv‚t, il ne manqu‚t pas
díaller rejoindre Odette. Le trajet qui le sÈparait díelle Ètait celui
quíil parcourait inÈvitablement et comme la pente mÍme irrÈsistible et
rapide de sa vie. A vrai dire, souvent restÈ tard dans le monde, il
aurait mieux aimÈ rentrer directement chez lui sans faire cette longue
course et ne la voir que le lendemain; mais le fait mÍme de se
dÈranger ‡ une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les
amis qui le quittaient se disaient: ´Il est trËs tenu, il y a
certainement une femme qui le force ‡ aller chez elle ‡ níimporte
quelle heureª, lui faisait sentir quíil menait la vie des hommes qui
ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice
quíils font de leur repos et de leurs intÈrÍts ‡ une rÍverie
voluptueuse fait naÓtre un charme intÈrieur. Puis sans quíil síen
rendÓt compte, cette certitude quíelle líattendait, quíelle níÈtait
pas ailleurs avec díautres, quíil ne reviendrait pas sans líavoir vue,
neutralisait cette angoisse oubliÈe mais toujours prÍte ‡ renaÓtre
quíil avait ÈprouvÈe le soir o? Odette níÈtait plus chez les Verdurin
et dont líapaisement actuel Ètait si doux que cela pouvait síappeler
du bonheur. Peut-Ítre Ètait-ce ‡ cette angoisse quíil Ètait redevable
de líimportance quíOdette avait prise pour lui. Les Ítres nous sont
díhabitude si indiffÈrents, que quand nous avons mis dans líun díeux
de telles possibilitÈs de souffrance et de joie, pour nous il nous
semble appartenir ‡ un autre univers, il síentoure de poÈsie, il fait
de notre vie comme une Ètendue Èmouvante o? il sera plus ou moins
rapprochÈ de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce
quíOdette deviendrait pour lui dans les annÈes qui allaient venir.
Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la
lune brillante qui rÈpandait sa clartÈ entre ses yeux et les rues
page 330 / 601
dÈsertes, il pensait ‡ cette autre figure claire et lÈgËrement rosÈe
comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensÈe et,
depuis projetait sur le monde la lumiËre mystÈrieuse dans laquelle il
le voyait. Síil arrivait aprËs líheure o? Odette envoyait ses
domestiques se coucher, avant de sonner ‡ la porte du petit jardin, il
allait díabord dans la rue, o? donnait au rez-de-chaussÈe, entre les
fenÍtres toutes pareilles, mais obscures, des hÙtels contigus, la
fenÍtre, seule ÈclairÈe, de sa chambre. Il frappait au carreau, et
elle, avertie, rÈpondait et allait líattendre de líautre cÙtÈ, ‡ la
porte díentrÈe. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des
morceaux quíelle prÈfÈrait: la Valse des Roses ou Pauvre fou de
Tagliafico (quíon devait, selon sa volontÈ Ècrite, faire exÈcuter ‡
son enterrement), il lui demandait de jouer ‡ la place la petite
phrase de la sonate de Vinteuil, bien quíOdette jou‚t fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste díune úuvre est souvent celle
qui síÈleva au-dessus des sons faux tirÈs par des doigts malhabiles,
díun piano dÈsaccordÈ. La petite phrase continuait ‡ síassocier pour
Swann ‡ líamour quíil avait pour Odette. Il sentait bien que cet
amour, cíÈtait quelque chose qui ne correspondait ‡ rien díextÈrieur,
de constatable par díautres que lui; il se rendait compte que les
qualitÈs díOdette ne justifiaient pas quíil attach‚t tant de prix aux
moments passÈs auprËs díelle. Et souvent, quand cíÈtait líintelligence
positive qui rÈgnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier
tant díintÈrÍts intellectuels et sociaux ‡ ce plaisir imaginaire. Mais
la petite phrase, dËs quíil líentendait, savait rendre libre en lui
líespace qui pour elle Ètait nÈcessaire, les proportions de lí‚me de
Swann síen trouvaient changÈes; une marge y Ètait rÈservÈe ‡ une
jouissance qui elle non plus ne correspondait ‡ aucun objet extÈrieur
page 331 / 601
et qui pourtant au lieu díÍtre purement individuelle comme celle de
líamour, síimposait ‡ Swann comme une rÈalitÈ supÈrieure aux choses
concrËtes. Cette soif díun charme inconnu, la petite phrase
líÈveillait en lui, mais ne lui apportait rien de prÈcis pour
líassouvir. De sorte que ces parties de lí‚me de Swann o? la petite
phrase avait effacÈ le souci des intÈrÍts matÈriels, les
considÈrations humaines et valables pour tous, elle les avait laissÈes
vacantes et en blanc, et il Ètait libre díy inscrire le nom díOdette.
Puis ‡ ce que líaffection díOdette pouvait avoir díun peu court et
dÈcevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence
mystÈrieuse. A voir le visage de Swann pendant quíil Ècoutait la
phrase, on aurait dit quíil Ètait en train díabsorber un anesthÈsique
qui donnait plus díamplitude ‡ sa respiration. Et le plaisir que lui
donnait la musique et qui allait bientÙt crÈer chez lui un vÈritable
besoin, ressemblait en effet, ‡ ces moments-l‡, au plaisir quíil
aurait eu ‡ expÈrimenter des parfums, ‡ entrer en contact avec un
monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme
parce que nos yeux ne le perÁoivent pas, sans signification parce
quíil Èchappe ‡ notre intelligence, que nous níatteignons que par un
seul sens. Grand repos, mystÈrieuse rÈnovation pour Swann,ópour lui
dont les yeux quoique dÈlicats amateurs de peinture, dont líesprit
quoique fin observateur de múurs, portaient ‡ jamais la trace
indÈlÈbile de la sÈcheresse de sa vieóde se sentir transformÈ en une
crÈature ÈtrangËre ‡ líhumanitÈ, aveugle, dÈpourvue de facultÈs
logiques, presque une fantastique licorne, une crÈature chimÈrique ne
percevant le monde que par líouÔe. Et comme dans la petite phrase il
cherchait cependant un sens o? son intelligence ne pouvait descendre,
quelle Ètrange ivresse il avait ‡ dÈpouiller son ‚me la plus
page 332 / 601
intÈrieure de tous les secours du raisonnement et ‡ la faire passer
seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commenÁait ‡
se rendre compte de tout ce quíil y avait de douloureux, peut-Ítre
mÍme de secrËtement inapaisÈ au fond de la douceur de cette phrase,
mais il ne pouvait pas en souffrir. Quíimportait quíelle lui dÓt que
líamour est fragile, le sien Ètait si fort! Il jouait avec la
tristesse quíelle rÈpandait, il la sentait passer sur lui, mais comme
une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment quíil
avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois ‡
Odette, exigeant quíen mÍme temps elle ne cess‚t pas de líembrasser.
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps o?
líon aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnent si
pressÈs les uns contre les autres; et líon aurait autant de peine ‡
compter les baisers quíon síest donnÈs pendant une heure que les
fleurs díun champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de
síarrÍter, disant: ´Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me
tiens, je ne peux tout faire ‡ la fois, sache au moins ce que tu veux,
est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caressesª, lui
se f‚chait et elle Èclatait díun rire qui se changeait et retombait
sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait díun air
maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de MoÔse
de Botticelli, il líy situait, il donnait au cou díOdette
líinclinaison nÈcessaire; et quand il líavait bien peinte ‡ la
dÈtrempe, au XVe siËcle, sur la muraille de la Sixtine, líidÈe quíelle
Ètait cependant restÈe l‡, prËs du piano, dans le moment actuel, prÍte
‡ Ítre embrassÈe et possÈdÈe, líidÈe de sa matÈrialitÈ et de sa vie
venait líenivrer avec une telle force que, líúil ÈgarÈ, les m‚choires
tendues comme pour dÈvorer, il se prÈcipitait sur cette vierge de
page 333 / 601
Botticelli et se mettait ‡ lui pincer les joues. Puis, une fois quíil
líavait quittÈe, non sans Ítre rentrÈ pour líembrasser encore parce
quíil avait oubliÈ díemporter dans son souvenir quelque particularitÈ
de son odeur ou de ses traits, tandis quíil revenait dans sa victoria,
bÈnissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il
sentait quíelles ne devaient pas lui causer ‡ elle une bien grande
joie, mais qui en le preservant de devenir jaloux,óen lui Ùtant
líoccasion de souffrir de nouveau du mal qui síÈtait dÈclarÈ en lui le
soir o? il ne líavait pas trouvÈe chez les Verdurinólíaideraient ‡
arriver, sans avoir plus díautres de ces crises dont la premiËre avait
ÈtÈ si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures
singuliËres de sa vie, heures presque enchantÈes, ‡ la faÁon de celles
o? il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce
retour, que líastre Ètait maintenant dÈplacÈ par rapport ‡ lui, et
presque au bout de líhorizon, sentant que son amour obÈissait, lui
aussi, ‡ des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette
pÈriode o? il Ètait entrÈ durerait encore longtemps, si bientÙt sa
pensÈe ne verrait plus le cher visage quíoccupant une position
lointaine et diminuÈe, et prËs de cesser de rÈpandre du charme. Car
Swann en trouvait aux choses, depuis quíil Ètait amoureux, comme au
temps o?, adolescent, il se croyait artiste; mais ce níÈtait plus le
mÍme charme, celui-ci cíest Odette seule qui le leur confÈrait. Il
sentait renaÓtre en lui les inspirations de sa jeunesse quíune vie
frivole avait dissipÈes, mais elles portaient toutes le reflet, la
marque díun Ítre particulier; et, dans les longues heures quíil
prenait maintenant un plaisir dÈlicat ‡ passer chez lui, seul avec son
‚me en convalescence, il redevenait peu ‡ peu lui-mÍme, mais ‡ une
autre.
page 334 / 601
Il níallait chez elle que le soir, et il ne savait rien de líemploi de
son temps pendant le jour, pas plus que de son passÈ, au point quíil
lui manquait mÍme ce petit renseignement initial qui, en nous
permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne
envie de le connaÓtre. Aussi ne se demandait-il pas ce quíelle pouvait
faire, ni quelle avait ÈtÈ sa vie. Il souriait seulement quelquefois
en pensant quíil y a quelques annÈes, quand il ne la connaissait pas,
on lui avait parlÈ díune femme, qui, síil se rappelait bien, devait
certainement Ítre elle, comme díune fille, díune femme entretenue, une
de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vÈcu
dans leur sociÈtÈ, le caractËre entier, fonciËrement pervers, dont les
dota longtemps líimagination de certains romanciers. Il se disait
quíil níy a souvent quí‡ prendre le contre-pied des rÈputations que
fait le monde pour juger exactement une personne, quand, ‡ un tel
caractËre, il opposait celui díOdette, bonne, naÔve, Èprise díidÈal,
presque si incapable de ne pas dire la vÈritÈ, que, líayant un jour
priÈe, pour pouvoir dÓner seul avec elle, díÈcrire aux Verdurin
quíelle Ètait souffrante, le lendemain, il líavait vue, devant Mme
Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et
reflÈter malgrÈ elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela
lui Ètait de mentir, et, tandis quíelle multipliait dans sa rÈponse
les dÈtails inventÈs sur sa prÈtendue indisposition de la veille,
avoir líair de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa
voix dÈsolÈe de la faussetÈ de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans
page 335 / 601
líaprËs-midi, interrompre sa rÍverie ou cette Ètude sur Ver Meer ‡
laquelle il síÈtait remis derniËrement. On venait lui dire que Mme de
CrÈcy Ètait dans son petit salon. Il allait líy retrouver, et quand il
ouvrait la porte, au visage rosÈ díOdette, dËs quíelle avait aperÁu
Swann, venaitó, changeant la forme de sa bouche, le regard de ses
yeux, le modelÈ de ses jouesóse mÈlanger un sourire. Une fois seul, il
revoyait ce sourire, celui quíelle avait eu la veille, un autre dont
elle líavait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait ÈtÈ sa
rÈponse, en voiture, quand il lui avait demandÈ síil lui Ètait
dÈsagrÈable en redressant les catleyas; et la vie díOdette pendant le
reste du temps, comme il níen connaissait rien, lui apparaissait avec
son fond neutre et sans couleur, semblable ‡ ces feuilles díÈtudes de
Watteau, o? on voit Á‡ et l‡, ‡ toutes les places, dans tous les sens,
dessinÈs aux trois crayons sur le papier chamois, díinnombrables
sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait
toute vide, si mÍme son esprit lui disait quíelle ne líÈtait pas,
parce quíil ne pouvait pas líimaginer, quelque ami, qui, se doutant
quíils síaimaient, ne se f?t pas risquÈ ‡ lui rien dire díelle que
díinsignifiant, lui dÈcrivait la silhouette díOdette, quíil avait
aperÁue, le matin mÍme, montant ‡ pied la rue Abbatucci dans une
´visiteª garnie de skunks, sous un chapeau ´‡ la Rembrandtª et un
bouquet de violettes ‡ son corsage. Ce simple croquis bouleversait
Swann parce quíil lui faisait tout díun coup apercevoir quíOdette
avait une vie qui níÈtait pas tout entiËre ‡ lui; il voulait savoir ‡
qui elle avait cherchÈ ‡ plaire par cette toilette quíil ne lui
connaissait pas; il se promettait de lui demander o? elle allait, ‡ ce
moment-l‡, comme si dans toute la vie incolore,ópresque inexistante,
parce quíelle lui Ètait invisibleó, de sa maÓtresse, il níy avait
page 336 / 601
quíune seule chose en dehors de tous ces sourires adressÈs ‡ lui: sa
dÈmarche sous un chapeau ‡ la Rembrandt, avec un bouquet de violettes
au corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse
des Roses, Swann ne cherchait pas ‡ lui faire jouer plutÙt des choses
quíil aim‚t, et pas plus en musique quíen littÈrature, ‡ corriger son
mauvais go?t. Il se rendait bien compte quíelle níÈtait pas
intelligente. En lui disant quíelle aimerait tant quíil lui parl‚t des
grands poËtes, elle síÈtait imaginÈ quíelle allait connaÓtre tout de
suite des couplets hÈroÔques et romanesques dans le genre de ceux du
vicomte de Borelli, en plus Èmouvant encore. Pour Ver Meer de Delft,
elle lui demanda síil avait souffert par une femme, si cíÈtait une
femme qui líavait inspirÈ, et Swann lui ayant avouÈ quíon níen savait
rien, elle síÈtait dÈsintÈressÈe de ce peintre. Elle disait souvent:
´Je crois bien, la poÈsie, naturellement, il níy aurait rien de plus
beau si cíÈtait vrai, si les poËtes pensaient tout ce quíils disent.
Mais bien souvent, il níy a pas plus intÈressÈ que ces gens-l‡. Jíen
sais quelque chose, jíavais une amie qui a aimÈ une espËce de poËte.
Dans ses vers il ne parlait que de líamour, du ciel, des Ètoiles. Ah!
ce quíelle a ÈtÈ refaite! Il lui a croquÈ plus de trois cent mille
francs.ª Si alors Swann cherchait ‡ lui apprendre en quoi consistait
la beautÈ artistique, comment il fallait admirer les vers ou les
tableaux, au bout díun instant, elle cessait díÈcouter, disant:
´Oui... je ne me figurais pas que cíÈtait comme cela.ª Et il sentait
quíelle Èprouvait une telle dÈception quíil prÈfÈrait mentir en lui
disant que tout cela níÈtait rien, que ce níÈtait encore que des
page 337 / 601
bagatelles, quíil níavait pas le temps díaborder le fond, quíil y
avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: ´Autre chose?
quoi?... Dis-le alorsª, mais il ne le disait pas, sachant combien cela
lui paraÓtrait mince et diffÈrent de ce quíelle espÈrait, moins
sensationnel et moins touchant, et craignant que, dÈsillusionnÈe de
líart, elle ne le f?t en mÍme temps de líamour.
Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, infÈrieur ‡ ce
quíelle aurait cru. ´Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te
dÈfinir.ª Elle síÈmerveillait davantage de son indiffÈrence ‡
líargent, de sa gentillesse pour chacun, de sa dÈlicatesse. Et il
arrive en effet souvent pour de plus grands que níÈtait Swann, pour un
savant, pour un artiste, quand il níest pas mÈconnu par ceux qui
líentourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la
supÈrioritÈ de son intelligence síest imposÈe ‡ eux, ce níest pas leur
admiration pour ses idÈes, car elles leur Èchappent, mais leur respect
pour sa bontÈ. Cíest aussi du respect quíinspirait ‡ Odette la
situation quíavait Swann dans le monde, mais elle ne dÈsirait pas
quíil cherch‚t ‡ líy faire recevoir. Peut-Ítre sentait-elle quíil ne
pourrait pas y rÈussir, et mÍme craignait-elle, que rien quíen parlant
díelle, il ne provoqu‚t des rÈvÈlations quíelle redoutait. Toujours
est-il quíelle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son
nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde,
lui avait-elle dit, Ètait une brouille quíelle avait eue autrefois
avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal díelle.
Swann objectait: ´Mais tout le monde nía pas connu ton amie.ªó´Mais
si, Áa fait la tache díhuile, le monde est si mÈchant.ª Díune part
page 338 / 601
Swann ne comprit pas cette histoire, mais díautre part il savait que
ces propositions: ´Le monde est si mÈchantª, ´un propos calomnieux
fait la tache díhuileª, sont gÈnÈralement tenues pour vraies; il
devait y avoir des cas auxquels elles síappliquaient. Celui díOdette
Ètait-il líun de ceux-l‡? Il se le demandait, mais pas longtemps, car
il Ètait sujet, lui aussi, ‡ cette lourdeur díesprit qui
síappesantissait sur son pËre, quand il se posait un problËme
difficile. Díailleurs, ce monde qui faisait si peur ‡ Odette, ne lui
inspirait peut-Ítre pas de grands dÈsirs, car pour quíelle se le
reprÈsent‚t bien nettement, il Ètait trop ÈloignÈ de celui quíelle
connaissait. Pourtant, tout en Ètant restÈe ‡ certains Ègards vraiment
simple (elle avait par exemple gardÈ pour amie une petite couturiËre
retirÈe dont elle grimpait presque chaque jour líescalier raide,
obscur et fÈtide), elle avait soif de chic, mais ne síen faisait pas
la mÍme idÈe que les gens du monde. Pour eux, le chic est une
Èmanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent
jusquí‡ un degrÈ assez ÈloignÈ
óet plus ou moins affaibli dans la mesure o? líon est distant du
centre de leur intimitÈó, dans le cercle de leurs amis ou des amis de
leurs amis dont les noms forment une sorte de rÈpertoire. Les gens du
monde le possËdent dans leur mÈmoire, ils ont sur ces matiËres une
Èrudition dío? ils ont extrait une sorte de go?t, de tact, si bien que
Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel ‡ son savoir
mondain, síil lisait dans un journal les noms des personnes qui se
trouvaient ‡ un dÓner pouvait dire immÈdiatement la nuance du chic de
ce dÓner, comme un lettrÈ, ‡ la simple lecture díune phrase, apprÈcie
page 339 / 601
exactement la qualitÈ littÈraire de son auteur. Mais Odette faisait
partie des personnes (extrÍmement nombreuses quoi quíen pensent les
gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la
sociÈtÈ), qui ne possËdent pas ces notions, imaginent un chic tout
autre, qui revÍt divers aspects selon le milieu auquel elles
appartiennent, mais a pour caractËre particulier,óque ce soit celui
dont rÍvait Odette, ou celui devant lequel síinclinait Mme
Cottard,ódíÍtre directement accessible ‡ tous. Líautre, celui des gens
du monde, líest ‡ vrai dire aussi, mais il y faut quelque dÈlai.
Odette disait de quelquíun:
ó´Il ne va jamais que dans les endroits chics.ª
Et si Swann lui demandait ce quíelle entendait par l‡, elle lui
rÈpondait avec un peu de mÈpris:
ó´Mais les endroits chics, parbleu! Si, ‡ ton ‚ge, il faut tíapprendre
ce que cíest que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi,
par exemple, le dimanche matin, líavenue de líImpÈratrice, ‡ cinq
heures le tour du Lac, le jeudi lí…den ThÈ‚tre, le vendredi
líHippodrome, les bals...ª
óMais quels bals?
ó´Mais les bals quíon donne ‡ Paris, les bals chics, je veux dire.
page 340 / 601
Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si,
tu dois savoir, cíest un des hommes les plus lancÈs de Paris, ce grand
jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur ‡ la
boutonniËre, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce
vieux tableau quíil promËne ‡ toutes les premiËres. Eh bien! il a
donnÈ un bal, líautre soir, il y avait tout ce quíil y a de chic ‡
Paris. Ce que jíaurais aimÈ y aller! mais il fallait prÈsenter sa
carte díinvitation ‡ la porte et je níavais pas pu en avoir. Au fond
jíaime autant ne pas y Ítre allÈe, cíÈtait une tuerie, je níaurais
rien vu. Cíest plutÙt pour pouvoir dire quíon Ètait chez Herbinger. Et
tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent
qui racontent quíelles y Ètaient, il y a bien la moitiÈ dont Áa níest
pas vrai... Mais Áa míÈtonne que toi, un homme si ´pschuttª, tu níy
Ètais pas.ª
Mais Swann ne cherchait nullement ‡ lui faire modifier cette
conception du chic; pensant que la sienne níÈtait pas plus vraie,
Ètait aussi sotte, dÈnuÈe díimportance, il ne trouvait aucun intÈrÍt ‡
en instruire sa maÓtresse, si bien quíaprËs des mois elle ne
síintÈressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de
pesage, de concours hippique, les billets de premiËre quíil pouvait
avoir par elles. Elle souhaitait quíil cultiv‚t des relations si
utiles mais elle Ètait par ailleurs, portÈe ‡ les croire peu chic,
depuis quíelle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis
en robe de laine noire, avec un bonnet ‡ brides.
óMais elle a líair díune ouvreuse, díune vieille concierge, darling!
page 341 / 601
«a, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer
bien cher pour me faire sortir nippÈe comme Áa!
Elle ne comprenait pas que Swann habit‚t líhÙtel du quai díOrlÈans
que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prÈtention díaimer les ´antiquitÈsª et prenait
un air ravi et fin pour dire quíelle adorait passer toute une journÈe
‡ ´bibeloterª, ‡ chercher ´du bric-‡-bracª, des choses ´du tempsª.
Bien quíelle síentÍt‚t dans une sorte de point díhonneur (et sembl‚t
pratiquer quelque prÈcepte familial) en ne rÈpondant jamais aux
questions et en ne ´rendant pas de comptesª sur líemploi de ses
journÈes, elle parla une fois ‡ Swann díune amie qui líavait invitÈe
et chez qui tout Ètait ´de líÈpoqueª. Mais Swann ne put arriver ‡ lui
faire dire quelle Ètait cette Èpoque. Pourtant, aprËs avoir rÈflÈchi,
elle rÈpondit que cíÈtait ´moyen‚geuxª. Elle entendait par l‡ quíil y
avait des boiseries. Quelque temps aprËs, elle lui reparla de son amie
et ajouta, sur le ton hÈsitant et de líair entendu dont on cite
quelquíun avec qui on a dÓnÈ la veille et dont on níavait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient líair de considÈrer
comme quelquíun de si cÈlËbre quíon espËre que líinterlocuteur saura
bien de qui vous voulez parler: ´Elle a une salle ‡ manger... du...
dix-huitiËme!ª Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la
maison níÈtait pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la
mode níen prendrait jamais. Enfin, une troisiËme fois, elle en reparla
et montra ‡ Swann líadresse de líhomme qui avait fait cette salle ‡
manger et quíelle avait envie de faire venir, quand elle aurait de
page 342 / 601
líargent pour voir síil ne pourrait pas lui en faire, non pas certes
une pareille, mais celle quíelle rÍvait et que, malheureusement, les
dimensions de son petit hÙtel ne comportaient pas, avec de hauts
dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminÈes comme au ch‚teau
de Blois. Ce jour-l‡, elle laissa Èchapper devant Swann ce quíelle
pensait de son habitation du quai díOrlÈans; comme il avait critiquÈ
que líamie díOdette donn‚t non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,
bien que cela ne se fasse pas, cela peut Ítre charmant, mais dans le
faux ancien: ´Tu ne voudrais pas quíelle vÈc?t comme toi au milieu de
meubles cassÈs et de tapis usÈsª, lui dit-elle, le respect humain de
la bourgeoise líemportant encore chez elle sur le dilettantisme de la
cocotte.
De ceux qui aimaient ‡ bibeloter, qui aimaient les vers, mÈprisaient
les bas calculs, rÍvaient díhonneur et díamour, elle faisait une Èlite
supÈrieure au reste de líhumanitÈ. Il níy avait pas besoin quíon e?t
rÈellement ces go?ts pourvu quíon les proclam‚t; díun homme qui lui
avait avouÈ ‡ dÓner quíil aimait ‡ fl‚ner, ‡ se salir les doigts dans
les vieilles boutiques, quíil ne serait jamais apprÈciÈ par ce siËcle
commercial, car il ne se souciait pas de ses intÈrÍts et quíil Ètait
pour cela díun autre temps, elle revenait en disant: ´Mais cíest une
‚me adorable, un sensible, je ne míen Ètais jamais doutÈe!ª et elle se
sentait pour lui une immense et soudaine amitiÈ. Mais, en revanche
ceux, qui comme Swann, avaient ces go?ts, mais níen parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle Ètait obligÈe díavouer que Swann ne
tenait pas ‡ líargent, mais elle ajoutait díun air boudeur: ´Mais lui,
Áa níest pas la mÍme choseª; et en effet, ce qui parlait ‡ son
page 343 / 601
imagination, ce níÈtait pas la pratique du dÈsintÈressement, cíen
Ètait le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas rÈaliser ce quíelle rÍvait, il
cherchait du moins ‡ ce quíelle se pl?t avec lui, ‡ ne pas
contrecarrer ces idÈes vulgaires, ce mauvais go?t quíelle avait en
toutes choses, et quíil aimait díailleurs comme tout ce qui venait
díelle, qui líenchantaient mÍme, car cíÈtait autant de traits
particuliers gr‚ce auxquels líessence de cette femme lui apparaissait,
devenait visible. Aussi, quand elle avait líair heureux parce quíelle
devait aller ‡ la Reine Topaze, ou que son regard devenait sÈrieux,
inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des
fleurs ou simplement líheure du thÈ, avec muffins et toasts, au ´ThÈ
de la Rue Royaleª o? elle croyait que líassiduitÈ Ètait indispensable
pour consacrer la rÈputation díÈlÈgance díune femme, Swann, transportÈ
comme nous le sommes par le naturel díun enfant ou par la vÈritÈ díun
portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien lí‚me de
sa maÓtresse affleurer ‡ son visage quíil ne pouvait rÈsister ‡ venir
líy toucher avec ses lËvres. ´Ah! elle veut quíon la mËne ‡ la fÍte
des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on
líy mËnera, nous níavons quí‡ nous incliner.ª Comme la vue de Swann
Ètait un peu basse, il dut se rÈsigner ‡ se servir de lunettes pour
travailler chez lui, et ‡ adopter, pour aller dans le monde, le
monocle qui le dÈfigurait moins. La premiËre fois quíelle lui en vit
un dans líúil, elle ne put contenir sa joie: ´Je trouve que pour un
homme, il níy a pas ‡ dire, Áa a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! tu as líair díun vrai gentleman. Il ne te manque quíun titre!ª
page 344 / 601
ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait quíOdette f?t
ainsi, de mÍme que, síil avait ÈtÈ Èpris díune Bretonne, il aurait ÈtÈ
heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire quíelle croyait
aux revenants. Jusque-l‡, comme beaucoup díhommes chez qui leur go?t
pour les arts se dÈveloppe indÈpendamment de la sensualitÈ, une
disparate bizarre avait existÈ entre les satisfactions quíil accordait
‡ líun et ‡ líautre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en
plus grossiËres, des sÈductions díúuvres de plus en plus raffinÈes,
emmenant une petite bonne dans une baignoire grillÈe ‡ la
reprÈsentation díune piËce dÈcadente quíil avait envie díentendre ou ‡
une exposition de peinture impressionniste, et persuadÈ díailleurs
quíune femme du monde cultivÈe níy eut pas compris davantage, mais
níaurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis
quíil aimait Odette, sympathiser avec elle, t‚cher de níavoir quíune
‚me ‡ eux deux lui Ètait si doux, quíil cherchait ‡ se plaire aux
choses quíelle aimait, et il trouvait un plaisir díautant plus profond
non seulement ‡ imiter ses habitudes, mais ‡ adopter ses opinions,
que, comme elles níavaient aucune racine dans sa propre intelligence,
elles lui rappelaient seulement son amour, ‡ cause duquel il les avait
prÈfÈrÈes. Síil retournait ‡ Serge Panine, síil recherchait les
occasions díaller voir conduire Olivier MÈtra, cíÈtait pour la douceur
díÍtre initiÈ dans toutes les conceptions díOdette, de se sentir de
moitiÈ dans tous ses go?ts. Ce charme de le rapprocher díelle,
quíavaient les ouvrages ou les lieux quíelle aimait, lui semblait plus
mystÈrieux que celui qui est intrinsËque ‡ de plus beaux, mais qui ne
la lui rappelaient pas. Díailleurs, ayant laissÈ síaffaiblir les
croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme díhomme
du monde ayant ‡ son insu pÈnÈtrÈ jusquí‡ elles, il pensait (ou du
page 345 / 601
moins il avait si longtemps pensÈ cela quíil le disait encore) que les
objets de nos go?ts níont pas en eux une valeur absolue, mais que tout
est affaire díÈpoque, de classe, consiste en modes, dont les plus
vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguÈes. Et
comme il jugeait que líimportance attachÈe par Odette ‡ avoir des
cartes pour le vernissage níÈtait pas en soi quelque chose de plus
ridicule que le plaisir quíil avait autrefois ‡ dÈjeuner chez le
prince de Galles, de mÍme, il ne pensait pas que líadmiration quíelle
professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi f?t plus dÈraisonnable
que le go?t quíil avait, lui, pour la Hollande quíelle se figurait
laide et pour Versailles quíelle trouvait triste. Aussi, se privait-il
díy aller, ayant plaisir ‡ se dire que cíÈtait pour elle, quíil
voulait ne sentir, níaimer quíavec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et níÈtait en quelque sorte que
le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait
la sociÈtÈ des Verdurin. L‡, comme au fond de tous les
divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumÈs, parties de
campagne, parties de thÈ‚tre, mÍme les rares ´grandes soirÈesª donnÈes
pour les ´ennuyeuxª, il y avait la prÈsence díOdette, la vue díOdette,
la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient ‡ Swann, en
líinvitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout
ailleurs dans le ´petit noyauª, et cherchait ‡ lui attribuer des
mÈrites rÈels, car il síimaginait ainsi que par go?t il le
frÈquenterait toute sa vie. Or, níosant pas se dire, par peur de ne
pas le croire, quíil aimerait toujours Odette, du moins en cherchant ·
supposer quíil frÈquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a
page 346 / 601
priori, soulevait moins díobjections de principe de la part de son
intelligence), il se voyait dans líavenir continuant ‡ rencontrer
chaque soir Odette; cela ne revenait peut-Ítre pas tout ‡ fait au mÍme
que líaimer toujours, mais, pour le moment, pendant quíil líaimait,
croire quíil ne cesserait pas un jour de la voir, cíest tout ce quíil
demandait. ´Quel charmant milieu, se disait-il. Comme cíest au fond la
vraie vie quíon mËne l‡! Comme on y est plus intelligent, plus artiste
que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgrÈ de petites exagÈrations
un peu risibles, a un amour sincËre de la peinture, de la musique!
quelle passion pour les úuvres, quel dÈsir de faire plaisir aux
artistes! Elle se fait une idÈe inexacte des gens du monde; mais avec
cela que le monde níen a pas une plus fausse encore des milieux
artistes! Peut-Ítre níai-je pas de grands besoins intellectuels ‡
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec
Cottard, quoiquíil fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre,
si sa prÈtention est dÈplaisante quand il cherche ‡ Ètonner, en
revanche cíest une des plus belles intelligences que jíaie connues. Et
puis surtout, l‡, on se sent libre, on fait ce quíon veut sans
contrainte, sans cÈrÈmonie. Quelle dÈpense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-l‡! DÈcidÈment, sauf quelques rares exceptions,
je níirai plus jamais que dans ce milieu. Cíest l‡ que jíaurai de plus
en plus mes habitudes et ma vie.ª
Et comme les qualitÈs quíil croyait intrinsËques aux Verdurin
níÈtaient que le reflet sur eux de plaisirs quíavait go?tÈs chez eux
son amour pour Odette, ces qualitÈs devenaient plus sÈrieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs líÈtaient aussi. Comme Mme
page 347 / 601
Verdurin donnait parfois ‡ Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir o? il se sentait anxieux parce
quíOdette avait causÈ avec un invitÈ plus quíavec un autre, et o?,
irritÈ contre elle, il ne voulait pas prendre líinitiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanÈment: ´Odette, vous allez ramener M.
Swann, níest-ce pasª? comme cet ÈtÈ qui venait et o? il síÈtait
díabord demandÈ avec inquiÈtude si Odette ne síabsenterait pas sans
lui, síil pourrait continuer ‡ la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter ‡ le passer tous deux chez elle ‡ la
campagne,óSwann laissant ‡ son insu la reconnaissance et líintÈrÍt
síinfiltrer dans son intelligence et influer sur ses idÈes, allait
jusquí‡ proclamer que Mme Verdurin Ètait une grande ‚me. De quelques
gens exquis ou Èminents que tel de ses anciens camarades de líÈcole du
Louvre lui parl‚t: ´Je prÈfËre cent fois les Verdurin, lui
rÈpondait-il.ª Et, avec une solennitÈ qui Ètait nouvelle chez lui: ´Ce
sont des Ítres magnanimes, et la magnanimitÈ est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il níy a que deux
classes díÍtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivÈ ‡ un
‚ge o? il faut prendre parti, dÈcider une fois pour toutes qui on veut
aimer et qui on veut dÈdaigner, se tenir ‡ ceux quíon aime et, pour
rÈparer le temps quíon a g‚chÈ avec les autres, ne plus les quitter
jusquí‡ sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette lÈgËre Èmotion quíon
Èprouve quand mÍme sans bien síen rendre compte, on dit une chose non
parce quíelle est vraie, mais parce quíon a plaisir ‡ la dire et quíon
líÈcoute dans sa propre voix comme si elle venait díailleurs que de
nous-mÍmes, le sort en est jetÈ, jíai choisi díaimer les seuls cúurs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimitÈ. Tu me demandes
page 348 / 601
si Mme Verdurin est vÈritablement intelligente. Je tíassure quíelle
mía donnÈ les preuves díune noblesse de cúur, díune hauteur dí‚me o?,
que veux-tu, on níatteint pas sans une hauteur Ègale de pensÈe. Certes
elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce níest peut-Ítre pas
l‡ quíelle est le plus admirable; et telle petite action
ingÈnieusement, exquisement bonne, quíelle a accomplie pour moi, telle
gÈniale attention, tel geste familiËrement sublime, rÈvËlent une
comprÈhension plus profonde de líexistence que tous les traitÈs de
philosophie.ª
Il aurait pourtant pu se dire quíil y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi Èpris díart, quíil connaissait díautres Ítres díun grand cúur,
et que, pourtant, depuis quíil avait optÈ pour la simplicitÈ, les arts
et la magnanimitÈ, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-l‡ ne
connaissaient pas Odette, et, síils líavaient connue, ne se seraient
pas souciÈs de la rapprocher de lui.
Ainsi il níy avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un
seul fidËle qui les aim‚t ou cr?t les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,
non seulement il avait exprimÈ sa propre pensÈe, mais il avait devinÈ
celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection
trop particuliËre et dont il avait nÈgligÈ de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne: sans doute la discrÈtion mÍme avec laquelle il
usait de líhospitalitÈ des Verdurin, síabstenant souvent de venir
dÓner pour une raison quíils ne soupÁonnaient pas et ‡ la place de
page 349 / 601
laquelle ils voyaient le dÈsir de ne pas manquer une invitation chez
des ´ennuyeuxª, sans doute aussi, et malgrÈ toutes les prÈcautions
quíil avait prises pour la leur cacher, la dÈcouverte progressive
quíils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait ‡ leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en
Ètait autre. Cíest quíils avaient trËs vite senti en lui un espace
rÈservÈ, impÈnÈtrable, o? il continuait ‡ professer silencieusement
pour lui-mÍme que la princesse de Sagan níÈtait pas grotesque et que
les plaisanteries de Cottard níÈtaient pas drÙles, enfin et bien que
jamais il ne se dÈpartÓt de son amabilitÈ et ne se rÈvolt‚t contre
leurs dogmes, une impossibilitÈ de les lui imposer, de líy convertir
entiËrement, comme ils níen avaient jamais rencontrÈ une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonnÈ de frÈquenter des ennuyeux
(auxquels díailleurs, dans le fond de son cúur, il prÈfÈrait mille
fois les Verdurin et tout le petit noyau) síil avait consenti, pour le
bon exemple, ‡ les renier en prÈsence des fidËles. Mais cíest une
abjuration quíils comprirent quíon ne pourrait pas lui arracher.
Quelle diffÈrence avec un ´nouveauª quíOdette leur avait demandÈ
díinviter, quoiquíelle ne líe?t rencontrÈ que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup díespoir, le comte de Forcheville! (Il
se trouva quíil Ètait justement le beau-frËre de Saniette, ce qui
remplit díÈtonnement les fidËles: le vieil archiviste avait des
maniËres si humbles quíils líavaient toujours cru díun rang social
infÈrieur au leur et ne síattendaient pas ‡ apprendre quíil
appartenait ‡ un monde riche et relativement aristocratique.) Sans
doute Forcheville Ètait grossiËrement snob, alors que Swann ne líÈtait
page 350 / 601
pas; sans doute il Ètait bien loin de placer, comme lui, le milieu des
Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il níavait pas cette
dÈlicatesse de nature qui empÍchait Swann de síassocier aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens
quíil connaissait. Quant aux tirades prÈtentieuses et vulgaires que le
peintre lanÁait ‡ certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur
que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait líun et
líautre, trouvait facilement des excuses mais níavait pas le courage
et líhypocrisie díapplaudir, Forcheville Ètait au contraire díun
niveau intellectuel qui lui permettait díÍtre abasourdi, ÈmerveillÈ
par les unes, sans díailleurs les comprendre, et de se dÈlecter aux
autres. Et justement le premier dÓner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumiËre toutes ces diffÈrences, fit ressortir ses
qualitÈs et prÈcipita la disgr‚ce de Swann.
Il y avait, ‡ ce dÓner, en dehors des habituÈs, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontrÈ M. et Mme Verdurin aux eaux et
si ses fonctions universitaires et ses travaux díÈrudition níavaient
pas rendu trËs rares ses moments de libertÈ, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiositÈ, cette superstition de
la vie, qui unie ‡ un certain scepticisme relatif ‡ líobjet de leurs
Ètudes, donne dans níimporte quelle profession, ‡ certains hommes
intelligents, mÈdecins qui ne croient pas ‡ la mÈdecine, professeurs
de lycÈe qui ne croient pas au thËme latin, la rÈputation díesprits
larges, brillants, et mÍme supÈrieurs. Il affectait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce quíil y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et díhistoire, díabord parce
page 351 / 601
quíil croyait quíelles ne sont quíune prÈparation ‡ la vie et quíil
síimaginait trouver en action dans le petit clan ce quíil níavait
connu jusquíici que dans les livres, puis peut-Ítre aussi parce que,
síÈtant vu inculquer autrefois, et ayant gardÈ ‡ son insu, le respect
de certains sujets, il croyait dÈpouiller líuniversitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,
que parce quíil líÈtait restÈ.
DËs le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placÈ ‡ la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le ´nouveauª de grands
frais de toilette, lui disait: ´Cíest original, cette robe blancheª,
le docteur qui níavait cessÈ de líobserver, tant il Ètait curieux de
savoir comment Ètait fait ce quíil appelait un ´deª, et qui cherchait
une occasion díattirer son attention et díentrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot ´blancheª et, sans lever le nez de son
assiette, dit: ´blanche? Blanche de Castille?ª, puis sans bouger la
tÍte lanÁa furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par líeffort douloureux et vain quíil
fit pour sourire, tÈmoigna quíil jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montrÈ ‡ la fois quíil en go?tait la finesse et
quíil savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaietÈ
dont la franchise avait charmÈ Mme Verdurin.
óQuíest-ce que vous dites díun savant comme cela? avait-elle demandÈ ‡
Forcheville. Il níy a pas moyen de causer sÈrieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, ‡ votre hÙpital?
avait-elle ajoutÈ en se tournant vers le docteur, Áa ne doit pas Ítre
page 352 / 601
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois quíil va falloir que je
demande ‡ míy faire admettre.
óJe crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si jíose míexprimer ainsi. Níest-il pas vrai,
madame? demanda Brichot ‡ Mme Verdurin qui, p‚mant, les yeux fermÈs,
prÈcipita sa figure dans ses mains dío? síÈchappËrent des cris
ÈtouffÈs.
´Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les ‚mes respectueuses
síil y en a autour de cette table, sub rosa... Je reconnais díailleurs
que notre ineffable rÈpublique athÈnienneóÙ combien!ópourrait honorer
en cette capÈtienne obscurantiste le premier des prÈfets de police ‡
poigne. Si fait, mon cher hÙte, si fait, reprit-il de sa voix bien
timbrÈe qui dÈtachait chaque syllabe, en rÈponse ‡ une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester
la s?retÈ díinformation ne laisse aucun doute ‡ cet Ègard. Nulle ne
pourrait Ítre mieux choisie comme patronne par un prolÈtariat
laÔcisateur que cette mËre díun saint ‡ qui elle en fit díailleurs
voir de saum‚tres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.
óQuel est ce monsieur? demanda Forcheville ‡ Mme Verdurin, il a líair
díÍtre de premiËre force.
óComment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est cÈlËbre
page 353 / 601
dans toute líEurope.
óAh! cíest BrÈchot, síÈcria Forcheville qui níavait pas bien entendu,
vous míen direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur líhomme
cÈlËbre des yeux ÈcarquillÈs. Cíest toujours intÈressant de dÓner avec
un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-l‡ avec des
convives de choix. On ne síennuie pas chez vous.
óOh! vous savez ce quíil y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
cíest quíils se sentent en confiance. Ils parlent de ce quíils
veulent, et la conversation rejaillit en fusÈes. Ainsi Brichot, ce
soir, ce níest rien: je líai vu, vous savez, chez moi, Èblouissant, ‡
se mettre ‡ genoux devant; eh bien! chez les autres, ce níest plus le
mÍme homme, il nía plus díesprit, il faut lui arracher les mots, il
est mÍme ennuyeux.
óCíest curieux! dit Forcheville ÈtonnÈ.
Un genre díesprit comme celui de Brichot aurait ÈtÈ tenu pour
stupiditÈ pure dans la coterie o? Swann avait passÈ sa jeunesse, bien
quíil soit compatible avec une intelligence rÈelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu Ítre
enviÈe par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs go?ts et leurs
rÈpugnances, au moins en tout ce qui touche ‡ la vie mondaine et mÍme
en celle de ses parties annexes qui devrait plutÙt relever du domaine
page 354 / 601
de líintelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pÈdantesques, vulgaires et grasses ‡
Ècúurer. Puis il Ètait choquÈ, dans líhabitude quíil avait des bonnes
maniËres, par le ton rude et militaire quíaffectait, en síadressant ‡
chacun, líuniversitaire cocardier. Enfin, peut-Ítre avait-il surtout
perdu, ce soir-l‡, de son indulgence en voyant líamabilitÈ que Mme
Verdurin dÈployait pour ce Forcheville quíOdette avait eu la
singuliËre idÈe díamener. Un peu gÍnÈe vis-‡-vis de Swann, elle lui
avait demandÈ en arrivant:
óComment trouvez-vous mon invitÈ?
Et lui, síapercevant pour la premiËre fois que Forcheville quíil
connaissait depuis longtemps pouvait plaire ‡ une femme et Ètait assez
bel homme, avait rÈpondu: ´Immonde!ª Certes, il níavait pas líidÈe
díÍtre jaloux díOdette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
díhabitude et quand Brichot, ayant commencÈ ‡ raconter líhistoire de
la mËre de Blanche de Castille qui ´avait ÈtÈ avec Henri Plantagenet
des annÈes avant de líÈpouserª, voulut síen faire demander la suite
par Swann en lui disant: ´níest-ce pas, monsieur Swann?ª sur le ton
martial quíon prend pour se mettre ‡ la portÈe díun paysan ou pour
donner du cúur ‡ un troupier, Swann coupa líeffet de Brichot ‡ la
grande fureur de la maÓtresse de la maison, en rÈpondant quíon voul?t
bien líexcuser de síintÈresser si peu ‡ Blanche de Castille, mais
quíil avait quelque chose ‡ demander au peintre. Celui-ci, en effet,
Ètait allÈ dans líaprËs-midi visiter líexposition díun artiste, ami de
Mme Verdurin qui Ètait mort rÈcemment, et Swann aurait voulu savoir
page 355 / 601
par lui (car il apprÈciait son go?t) si vraiment il y avait dans ces
derniËres úuvres plus que la virtuositÈ qui stupÈfiait dÈj‡ dans les
prÈcÈdentes.
óA ce point de vue-l‡, cíÈtait extraordinaire, mais cela ne semblait
pas díun art, comme on dit, trËs ´ÈlevȪ, dit Swann en souriant.
ó…levÈ... ‡ la hauteur díune institution, interrompit Cottard en
levant les bras avec une gravitÈ simulÈe.
Toute la table Èclata de rire.
óQuand je vous disais quíon ne peut pas garder son sÈrieux avec lui,
dit Mme Verdurin ‡ Forcheville. Au moment o? on síy attend le moins,
il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne síÈtait pas dÈridÈ. Du reste il
níÈtait pas trËs content que Cottard fÓt rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de rÈpondre díune faÁon
intÈressante ‡ Swann, ce quíil e?t probablement fait síil e?t ÈtÈ seul
avec lui, prÈfÈra se faire admirer des convives en plaÁant un morceau
sur líhabiletÈ du maÓtre disparu.
óJe me suis approchÈ, dit-il, pour voir comment cíÈtait fait, jíai mis
le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si cíest fait
page 356 / 601
avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec
du soleil, avec du caca!
óEt un font douze, síÈcria trop tard le docteur dont personne ne
comprit líinterruption.
ó´«a a líair fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
dÈcouvrir le truc que dans la Ronde ou les RÈgentes et cíest encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure.ª
Et comme les chanteurs parvenus ‡ la note la plus haute quíils
puissent donner continuent en voix de tÍte, piano, il se contenta de
murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture e?t ÈtÈ
dÈrisoire ‡ force de beautÈ:
ó´«a sent bon, Áa vous prend ‡ la tÍte, Áa vous coupe la respiration,
Áa vous fait des chatouilles, et pas mËche de savoir avec quoi cíest
fait, cíen est sorcier, cíest de la rouerie, cíest du miracle
(Èclatant tout ‡ fait de rire): cíen est malhonnÍte!ª En síarrÍtant,
redressant gravement la tÍte, prenant une note de basse profonde quíil
t‚cha de rendre harmonieuse, il ajouta: ´et cíest si loyal!ª
Sauf au moment o? il avait dit: ´plus fort que la Rondeª, blasphËme
qui avait provoquÈ une protestation de Mme Verdurin qui tenait ´la
page 357 / 601
Rondeª pour le plus grand chef-díúuvre de líunivers avec ´la NeuviËmeª
et ´la Samothraceª, et ‡: ´fait avec du cacaª qui avait fait jeter ‡
Forcheville un coup díúil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amenÈ sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, exceptÈ Swann, avaient attachÈ sur le
peintre des regards fascinÈs par líadmiration.
ó´Ce quíil míamuse quand il síemballe comme Áa, síÈcria, quand il eut
terminÈ, Mme Verdurin, ravie que la table f?t justement si
intÈressante le jour o? M. de Forcheville venait pour la premiËre
fois. Et toi, quíest-ce que tu as ‡ rester comme cela, bouche bÈe
comme une grande bÍte? dit-elle ‡ son mari. Tu sais pourtant quíil
parle bien; on dirait que cíest la premiËre fois quíil vous entend. Si
vous líaviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous rÈcitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.ª
óMais non, cíest pas de la blague, dit le peintre, enchantÈ de son
succËs, vous avez líair de croire que je fais le boniment, que cíest
du chiquÈ; je vous y mËnerai voir, vous direz si jíai exagÈrÈ, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballÈe que moi!
óMais nous ne croyons pas que vous exagÈrez, nous voulons seulement
que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande ‡ Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressÈs, vous servez comme síil y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.
page 358 / 601
Mme Cottard qui Ètait modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer díassurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait quíil aurait du succËs, cela la
mettait en confiance, et ce quíelle en faisait Ètait moins pour
briller que pour Ítre utile ‡ la carriËre de son mari. Aussi ne
laissa-t-elle pas Èchapper le mot de salade que venait de prononcer
Mme Verdurin.
óCe níest pas de la salade japonaise? dit-elle ‡ mi-voix en se
tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de lí‡-propos et de la hardiesse quíil y avait ‡
faire ainsi une allusion discrËte, mais claire, ‡ la nouvelle et
retentissante piËce de Dumas, elle Èclata díun rire charmant
díingÈnue, peu bruyant, mais si irrÈsistible quíelle resta quelques
instants sans pouvoir le maÓtriser. ´Qui est cette dame? elle a de
líespritª, dit Forcheville.
ó´Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dÓner vendredi.ª
óJe vais vous paraÓtre bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard ‡
Swann, mais je níai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout
le monde parle. Le docteur y est allÈ (je me rappelle mÍme quíil mía
dit avoir eu le trËs grand plaisir de passer la soirÈe avec vous) et
page 359 / 601
jíavoue que je níai pas trouvÈ raisonnable quíil lou‚t des places pour
y retourner avec moi. …videmment, au ThÈ‚tre-FranÁais, on ne regrette
jamais sa soirÈe, cíest toujours si bien jouÈ, mais comme nous avons
des amis trËs aimables (Mme Cottard prononÁait rarement un nom propre
et se contentait de dire ´des amis ‡ nousª, ´une de mes amiesª, par
´distinctionª, sur un ton factice, et avec líair díimportance díune
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idÈe de nous emmener ‡ toutes les nouveautÈs qui en
valent la peine, je suis toujours s?re de voir Francillon un peu plus
tÙt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois
pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les
salons o? je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette
malheureuse salade japonaise. On commence mÍme ‡ en Ítre un peu
fatiguÈ, ajouta-t-elle en voyant que Swann níavait pas líair aussi
intÈressÈ quíelle aurait cru par une si br?lante actualitÈ. Il faut
avouer pourtant que cela donne quelquefois prÈtexte ‡ des idÈes assez
amusantes. Ainsi jíai une de mes amies qui est trËs originale, quoique
trËs jolie femme, trËs entourÈe, trËs lancÈe, et qui prÈtend quíelle a
fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre
tout ce quíAlexandre Dumas fils dit dans la piËce. Elle avait invitÈ
quelques amies ‡ venir en manger. Malheureusement je níÈtais pas des
Èlues. Mais elle nous lía racontÈ tantÙt, ‡ son jour; il paraÓt que
cíÈtait dÈtestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,
tout est dans la maniËre de raconter, dit-elle en voyant que Swann
gardait un air grave.
Et supposant que cíÈtait peut-Ítre parce quíil níaimait pas
page 360 / 601
Francillon:
óDu reste, je crois que jíaurai une dÈception. Je ne crois pas que
cela vaille Serge Panine, líidole de Mme de CrÈcy. Voil‡ au moins des
sujets qui ont du fond, qui font rÈflÈchir; mais donner une recette de
salade sur la scËne du ThÈ‚tre-FranÁais! Tandis que Serge Panine! Du
reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, cíest
toujours si bien Ècrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le MaÓtre de
Forges que je prÈfÈrerais encore ‡ Serge Panine.
ó´Pardonnez-moi, lui dit Swann díun air ironique, mais jíavoue que mon
manque díadmiration est ‡ peu prËs Ègal pour ces deux chefs-díúuvre.ª
ó´Vraiment, quíest-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-Ítre que cíest un peu triste? Díailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
piËces de thÈ‚tre. Chacun a sa maniËre de voir et vous pouvez trouver
dÈtestable ce que jíaime le mieux.ª
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait
exprimÈ ‡ Mme Verdurin son admiration pour ce quíil avait appelÈ le
petit ´speechª du peintre.
óMonsieur a une facilitÈ de parole, une mÈmoire! avait-il dit ‡ Mme
page 361 / 601
Verdurin quand le peintre eut terminÈ, comme jíen ai rarement
rencontrÈ. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prÈdicateur. On peut dire quíavec M. BrÈchot, vous avez l‡
deux numÈros qui se valent, je ne sais mÍme pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. «a vient plus
naturellement, cíest moins recherchÈ. Quoiquíil ait chemin faisant
quelques mots un peu rÈalistes, mais cíest le go?t du jour, je níai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextÈritÈ, comme
nous disions au rÈgiment, o? pourtant jíavais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. A propos de níimporte quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dÈgoiser
pendant des heures, non, pas ‡ propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais ‡ propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
níauriez jamais pensÈ. Du reste Swann Ètait dans le mÍme rÈgiment; il
a d? le connaÓtre.ª
óVous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
óMais non, rÈpondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus
aisÈment díOdette, il dÈsirait Ítre agrÈable ‡ Swann, voulant saisir
cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations,
mais díen parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et
níavoir pas líair de líen fÈliciter comme díun succËs inespÈrÈ:
´Níest-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. Díailleurs, comment
faire pour le voir? Cet animal-l‡ est tout le temps fourrÈ chez les La
TrÈmoÔlle, chez les Laumes, chez tout Áa!...ª Imputation díautant plus
page 362 / 601
fausse díailleurs que depuis un an Swann níallait plus guËre que chez
les Verdurin. Mais le seul nom de personnes quíils ne connaissaient
pas Ètait accueilli chez eux par un silence rÈprobateur. M. Verdurin,
craignant la pÈnible impression que ces noms dí´ennuyeuxª, surtout
lancÈs ainsi sans tact ‡ la face de tous les fidËles, avaient d?
produire sur sa femme, jeta sur elle ‡ la dÈrobÈe un regard plein
díinquiËte sollicitude. Il vit alors que dans sa rÈsolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir ÈtÈ touchÈe par la nouvelle qui venait
de lui Ítre notifiÈe, de ne pas seulement rester muette, mais díavoir
ÈtÈ sourde comme nous líaffectons, quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir líair
díadmettre que de líavoir ÈcoutÈe sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom dÈfendu díun ingrat, Mme Verdurin, pour que son
silence níe?t pas líair díun consentement, mais du silence ignorant
des choses inanimÈes, avait soudain dÈpouillÈ son visage de toute vie,
de toute motilitÈ; son front bombÈ níÈtait plus quíune belle Ètude de
ronde bosse o? le nom de ces La TrÈmoÔlle chez qui Ètait toujours
fourrÈ Swann, níavait pu pÈnÈtrer; son nez lÈgËrement froncÈ laissait
voir une Èchancrure qui semblait calquÈe sur la vie. On e?t dit que sa
bouche entríouverte allait parler. Ce níÈtait plus quíune cire perdue,
quíun masque de pl‚tre, quíune maquette pour un monument, quíun buste
pour le Palais de líIndustrie devant lequel le public síarrÍterait
certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant
líimprescriptible dignitÈ des Verdurin opposÈe ‡ celle des La
TrÈmoÔlle et des Laumes quíils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, Ètait arrivÈ ‡ donner une majestÈ presque papale
‡ la blancheur et ‡ la rigiditÈ de la pierre. Mais le marbre finit par
síanimer et fit entendre quíil fallait ne pas Ítre dÈgo?tÈ pour aller
page 363 / 601
chez ces gens-l‡, car la femme Ètait toujours ivre et le mari si
ignorant quíil disait collidor pour corridor.
ó´On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer Áa chez
moiª, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann díun air impÈrieux.
Sans doute elle níespÈrait pas quíil se soumettrait jusquí‡ imiter la
sainte simplicitÈ de la tante du pianiste qui venait de síÈcrier:
óVoyez-vous Áa? Ce qui míÈtonne, cíest quíils trouvent encore des
personnes qui consentent ‡ leur causer; il me semble que jíaurais
peur: un mauvais coup est si vite reÁu! Comment y a-t-il encore du
peuple assez brute pour leur courir aprËs.
Que ne rÈpondait-il du moins comme Forcheville: ´Dame, cíest une
duchesse; il y a des gens que Áa impressionne encoreª, ce qui avait
permis au moins ‡ Mme Verdurin de rÈpliquer: ´Grand bien leur fasse!ª
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire díun air qui signifiait
quíil ne pouvait mÍme pas prendre au sÈrieux une pareille
extravagance. M. Verdurin, continuant ‡ jeter sur sa femme des regards
furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien quíelle
Èprouvait la colËre díun grand inquisiteur qui ne parvient pas ‡
extirper líhÈrÈsie, et pour t‚cher díamener Swann ‡ une rÈtractation,
comme le courage de ses opinions paraÓt toujours un calcul et une
l‚chetÈ aux yeux de ceux ‡ líencontre de qui il síexerce, M. Verdurin
líinterpella:
page 364 / 601
óDites donc franchement votre pensÈe, nous níirons pas le leur
rÈpÈter.
A quoi Swann rÈpondit:
óMais ce níest pas du tout par peur de la duchesse (si cíest des La
TrÈmoÔlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas quíelle soit ´profondeª (il
prononÁa profonde, comme si Áíavait ÈtÈ un mot ridicule, car son
langage gardait la trace díhabitudes díesprit quíune certaine
rÈnovation, marquÈe par líamour de la musique, lui avait momentanÈment
fait perdreóil exprimait parfois ses opinions avec chaleuró) mais,
trËs sincËrement, elle est intelligente et son mari est un vÈritable
lettrÈ. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidËle, elle
serait empÍchÈe de rÈaliser líunitÈ morale du petit noyau, ne put pas
síempÍcher dans sa rage contre cet obstinÈ qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cúur:
óTrouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
óTout dÈpend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui
voulait briller ‡ son tour. Voyons, Swann, quíentendez-vous par
page 365 / 601
intelligence?
óVoil‡! síÈcria Odette, voil‡ les grandes choses dont je lui demande
de me parler, mais il ne veut jamais.
óMais si... protesta Swann.
óCette blague! dit Odette.
óBlague ‡ tabac? demanda le docteur.
óPour vous, reprit Forcheville, líintelligence, est-ce le bagout du
monde, les personnes qui savent síinsinuer?
óFinissez votre entremets quíon puisse enlever votre assiette, dit Mme
Verdurin díun ton aigre en síadressant ‡ Saniette, lequel absorbÈ dans
des rÈflexions, avait cessÈ de manger. Et peut-Ítre un peu honteuse du
ton quíelle avait pris: ´Cela ne fait rien, vous avez votre temps,
mais, si je vous le dis, cíest pour les autres, parce que cela empÍche
de servir.ª
óIl y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une dÈfinition bien
curieuse de líintelligence dans ce doux anarchiste de FÈnelon...
page 366 / 601
óEcoutez! dit ‡ Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous
dire la dÈfinition de líintelligence par FÈnelon, cíest intÈressant,
on nía pas toujours líoccasion díapprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann e?t donnÈ la sienne. Celui-ci ne
rÈpondit pas et en se dÈrobant fit manquer la brillante joute que Mme
Verdurin se rÈjouissait díoffrir ‡ Forcheville.
óNaturellement, cíest comme avec moi, dit Odette díun ton boudeur, je
ne suis pas f‚chÈe de voir que je ne suis pas la seule quíil ne trouve
pas ‡ la hauteur.
óCes de La TrÈmouaille que Mme Verdurin nous a montrÈs comme si peu
recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force,
descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de SÈvignÈ avouait
Ítre heureuse de connaÓtre parce que cela faisait bien pour ses
paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui
pour elle devait primer celle-l‡, car gendelettre dans lí‚me, elle
faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal quíelle
envoyait rÈguliËrement ‡ sa fille, cíest Mme de la TrÈmouaille, bien
documentÈe par ses grandes alliances, qui faisait la politique
ÈtrangËre.
óMais non, je ne crois pas que ce soit la mÍme famille, dit ‡ tout
hasard Mme Verdurin.
page 367 / 601
Saniette qui, depuis quíil avait rendu prÈcipitamment au maÓtre
díhÙtel son assiette encore pleine, síÈtait replongÈ dans un silence
mÈditatif, en sortit enfin pour raconter en riant líhistoire díun
dÓner quíil avait fait avec le duc de La TrÈmoÔlle et dío? il
rÈsultait que celui-ci ne savait pas que George Sand Ètait le
pseudonyme díune femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette
crut devoir lui donner sur la culture du duc des dÈtails montrant
quíune telle ignorance de la part de celui-ci Ètait matÈriellement
impossible; mais tout díun coup il síarrÍta, il venait de comprendre
que Saniette níavait pas besoin de ces preuves et savait que
líhistoire Ètait fausse pour la raison quíil venait de líinventer il y
avait un moment. Cet excellent homme souffrait díÍtre trouvÈ si
ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience díavoir ÈtÈ plus terne
encore ‡ ce dÓner que díhabitude, il níavait voulu le laisser finir
sans avoir rÈussi ‡ amuser. Il capitula si vite, eut líair si
malheureux de voir manquÈ líeffet sur lequel il avait comptÈ et
rÈpondit díun ton si l‚che ‡ Swann pour que celui-ci ne síacharn‚t pas
‡ une rÈfutation dÈsormais inutile: ´Cíest bon, cíest bon; en tous
cas, mÍme si je me trompe, ce níest pas un crime, je penseª que Swann
aurait voulu pouvoir dire que líhistoire Ètait vraie et dÈlicieuse. Le
docteur qui les avait ÈcoutÈs eut líidÈe que cíÈtait le cas de dire:
´Se non e veroª, mais il níÈtait pas assez s?r des mots et craignit de
síembrouiller.
AprËs le dÓner Forcheville alla de lui-mÍme vers le docteur.
page 368 / 601
ó´Elle nía pas d? Ítre mal, Mme Verdurin, et puis cíest une femme avec
qui on peut causer, pour moi tout est l‡. …videmment elle commence ‡
avoir un peu de bouteille. Mais Mme de CrÈcy voil‡ une petite femme
qui a líair intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite
quíelle a líúil amÈricain, celle-l‡! Nous parlons de Mme de CrÈcy,
dit-il ‡ M. Verdurin qui síapprochait, la pipe ‡ la bouche. Je me
figure que comme corps de femme...ª
ó´Jíaimerais mieux líavoir dans mon lit que le tonnerreª, dit
prÈcipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain
que Forcheville reprÓt haleine pour placer cette vieille plaisanterie
dont il craignait que ne revÓnt pas lí‡-propos si la conversation
changeait de cours, et quíil dÈbita avec cet excËs de spontanÈitÈ et
díassurance qui cherche ‡ masquer la froideur et líÈmoi insÈparables
díune rÈcitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et síen
amusa. Quant ‡ M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaietÈ, car il
avait trouvÈ depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui
dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine
avait-il commencÈ ‡ faire le mouvement de tÍte et díÈpaules de
quelquíun qui síesclaffle quíaussitÙt il se mettait ‡ tousser comme
si, en riant trop fort, il avait avalÈ la fumÈe de sa pipe. Et la
gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indÈfiniment le
simulacre de suffocation et díhilaritÈ. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui
en face, Ècoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait
les yeux avant de prÈcipiter son visage dans ses mains, avaient líair
de deux masques de thÈ‚tre qui figuraient diffÈremment la gaietÈ.
page 369 / 601
M. Verdurin avait díailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe
de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de síÈloigner un instant
fit ‡ mi-voix une plaisanterie quíil avait apprise depuis peu et quíil
renouvelait chaque fois quíil avait ‡ aller au mÍme endroit: ´Il faut
que jíaille entretenir un instant le duc díAumaleª, de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommenÁa.
óVoyons, enlËve donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas
tíÈtouffer ‡ te retenir de rire comme Áa, lui dit Mme Verdurin qui
venait offrir des liqueurs.
ó´Quel homme charmant que votre mari, il a de líesprit comme quatre,
dÈclara Forcheville ‡ Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier
comme moi, Áa ne refuse jamais la goutte.ª
ó´M. de Forcheville trouve Odette charmanteª, dit M. Verdurin ‡ sa
femme.
óMais justement elle voudrait dÈjeuner une fois avec vous. Nous allons
combiner Áa, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il
met un peu de froid. «a ne vous empÍchera pas de venir dÓner,
naturellement, nous espÈrons vous avoir trËs souvent. Avec la belle
saison qui vient, nous allons souvent dÓner en plein air. Cela ne vous
ennuie pas les petits dÓners au Bois? bien, bien, ce sera trËs gentil.
page 370 / 601
Est-ce que vous níallez pas travailler de votre mÈtier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau
de líimportance de Forcheville, ‡ la fois de son esprit et de son
pouvoir tyrannique sur les fidËles.
óM. de Forcheville Ètait en train de me dire du mal de toi, dit Mme
Cottard ‡ son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant líidÈe de la noblesse de Forcheville qui
líoccupait depuis le commencement du dÓner, lui dit:
ó´Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus
Ètaient aux Croisades, níest-ce pas? Ils ont, en PomÈranie, un lac qui
est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
líarthrite sËche, cíest une femme charmante. Elle connaÓt du reste Mme
Verdurin, je crois.
Ce qui permit ‡ Forcheville, quand il se retrouva, un moment aprËs,
seul avec Mme Cottard, de complÈter le jugement favorable quíil avait
portÈ sur son mari:
óEt puis il est intÈressant, on voit quíil connaÓt du monde. Dame, Áa
sait tant de choses, les mÈdecins.
óJe vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
page 371 / 601
óAh! bigre! ce níest pas au moins le ´Serpent ‡ Sonatesª? demanda M.
de Forcheville pour faire de líeffet.
Mais le docteur Cottard, qui níavait jamais entendu ce calembour, ne
le comprit pas et crut ‡ une erreur de M. de Forcheville. Il
síapprocha vivement pour la rectifier:
ó´Mais non, ce níest pas serpent ‡ sonates quíon dit, cíest serpent ‡
sonnettesª, dit-il díun ton zÈlÈ, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
óAvouez quíil est drÙle, docteur?
óOh! je le connais depuis si longtemps, rÈpondit Cottard.
Mais ils se turent; sous líagitation des trÈmolos de violon qui la
protÈgeaient de leur tenue frÈmissante ‡ deux octaves de l‡óet comme
dans un pays de montagne, derriËre líimmobilitÈ apparente et
vertigineuse díune cascade, on aperÁoit, deux cents pieds plus bas, la
forme minuscule díune promeneuseóla petite phrase venait díapparaÓtre,
lointaine, gracieuse, protÈgÈe par le long dÈferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cúur, síadressa ‡
elle comme ‡ une confidente de son amour, comme ‡ une amie díOdette
page 372 / 601
qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention ‡ ce Forcheville.
óAh! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin ‡ un fidËle quíelle níavait
invitÈ quíen ´cure-dentsª, ´nous avons eu ´unª Brichot incomparable,
díune Èloquence! Mais il est parti. Níest-ce pas, monsieur Swann? Je
crois que cíest la premiËre fois que vous vous rencontriez avec lui,
dit-elle pour lui faire remarquer que cíÈtait ‡ elle quíil devait de
le connaÓtre. ´Níest-ce pas, il a ÈtÈ dÈlicieux, notre Brichot?ª
Swann síinclina poliment.
óNon? il ne vous a pas intÈressÈ? lui demanda sËchement Mme Verdurin.
ó´Mais si, madame, beaucoup, jíai ÈtÈ ravi. Il est peut-Ítre un peu
pÈremptoire et un peu jovial pour mon go?t. Je lui voudrais parfois un
peu díhÈsitations et de douceur, mais on sent quíil sait tant de
choses et il a líair díun bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard ‡ sa
femme furent:
óJíai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
óQuíest-ce que cíest exactement que cette Mme Verdurin, un
page 373 / 601
demi-castor? dit Forcheville au peintre ‡ qui il proposa de revenir
avec lui.
Odette le vit síÈloigner avec regret, elle níosa pas ne pas revenir
avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda síil devait entrer chez elle, elle lui dit: ´Bien entenduª en
haussant les Èpaules avec impatience. Quand tous les invitÈs furent
partis, Mme Verdurin dit ‡ son mari:
óAs-tu remarquÈ comme Swann a ri díun rire niais quand nous avons
parlÈ de Mme La TrÈmoÔlle?ª
Elle avait remarquÈ que devant ce nom Swann et Forcheville avaient
plusieurs fois supprimÈ la particule. Ne doutant pas que ce f?t pour
montrer quíils níÈtaient pas intimidÈs par les titres, elle souhaitait
díimiter leur fiertÈ, mais níavait pas bien saisi par quelle forme
grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse faÁon de parler
líemportant sur son intransigeance rÈpublicaine, elle disait encore
les de La TrÈmoÔlle ou plutÙt par une abrÈviation en usage dans les
paroles des chansons de cafÈ-concert et les lÈgendes des
caricaturistes et qui dissimulait le de, les díLa TrÈmoÔlle, mais elle
se rattrapait en disant: ´Madame La TrÈmoÔlle.ª ´La Duchesse, comme
dit Swannª, ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait
quíelle ne faisait que citer et ne prenait pas ‡ son compte une
dÈnomination aussi naÔve et ridicule.
page 374 / 601
óJe te dirai que je líai trouvÈ extrÍmement bÍte.
Et M. Verdurin lui rÈpondit:
óIl níest pas franc, cíest un monsieur cauteleux, toujours entre le
zist et le zest. Il veut toujours mÈnager la chËvre et le chou. Quelle
diffÈrence avec Forcheville. Voil‡ au moins un homme qui vous dit
carrÈment sa faÁon de penser. «a vous plaÓt ou Áa ne vous plaÓt pas.
Ce níest pas comme líautre qui níest jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a líair de prÈfÈrer joliment le Forcheville, et je lui
donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire ‡ líhomme
du monde, au champion des duchesses, au moins líautre a son titre; il
est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il díun air dÈlicat, comme
si, au courant de líhistoire de ce comtÈ, il en soupesait
minutieusement la valeur particuliËre.
óJe te dirai, dit Mme Verdurin, quíil a cru devoir lancer contre
Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules.
Naturellement, comme il a vu que Brichot Ètait aimÈ dans la maison,
cíÈtait une maniËre de nous atteindre, de bÍcher notre dÓner. On sent
le bon petit camarade qui vous dÈbinera en sortant.
óMais je te líai dit, rÈpondit M. Verdurin, cíest le ratÈ, le petit
individu envieux de tout ce qui est un peu grand.
page 375 / 601
En rÈalitÈ il níy avait pas un fidËle qui ne f?t plus malveillant que
Swann; mais tous ils avaient la prÈcaution díassaisonner leurs
mÈdisances de plaisanteries connues, díune petite pointe díÈmotion et
de cordialitÈ; tandis que la moindre rÈserve que se permettait Swann,
dÈpouillÈe des formules de convention telles que: ´Ce níest pas du mal
que nous disonsª et auxquelles il dÈdaignait de síabaisser, paraissait
une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse
rÈvolte parce quíils níont pas díabord flattÈ les go?ts du public et
ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habituÈ; cíest
de la mÍme maniËre que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme
pour eux, cíÈtait la nouveautÈ de son langage qui faisait croire ‡ l‡
noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgr‚ce dont il Ètait menacÈ chez les
Verdurin et continuait ‡ voir leurs ridicules en beau, au travers de
son amour.
Il níavait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que
le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez
elle, il aurait aimÈ du moins ne pas cesser díoccuper sa pensÈe, et ‡
tous moments il cherchait ‡ trouver une occasion díy intervenir, mais
díune faÁon agrÈable pour elle. Si, ‡ la devanture díun fleuriste ou
díun joaillier, la vue díun arbuste ou díun bijou le charmait,
aussitÙt il pensait ‡ les envoyer ‡ Odette, imaginant le plaisir
quíils lui avaient procurÈ, ressenti par elle, venant accroÓtre la
tendresse quíelle avait pour lui, et les faisait porter immÈdiatement
page 376 / 601
rue La PÈrouse, pour ne pas retarder líinstant o?, comme elle
recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte prËs
díelle. Il voulait surtout quíelle les reÁ?t avant de sortir pour que
la reconnaissance quíelle Èprouverait lui val?t un accueil plus tendre
quand elle le verrait chez les Verdurin, ou mÍme, qui sait, si le
fournisseur faisait assez diligence, peut-Ítre une lettre quíelle lui
enverrait avant le dÓner, ou sa venue ‡ elle en personne chez lui, en
une visite supplÈmentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il
expÈrimentait sur la nature díOdette les rÈactions du dÈpit, il
cherchait par celles de la gratitude ‡ tirer díelle des parcelles
intimes de sentiment quíelle ne lui avait pas rÈvÈlÈes encore.
Souvent elle avait des embarras díargent et, pressÈe par une dette, le
priait de lui venir en aide. Il en Ètait heureux comme de tout ce qui
pouvait donner ‡ Odette une grande idÈe de líamour quíil avait pour
elle, ou simplement une grande idÈe de son influence, de líutilitÈ
dont il pouvait lui Ítre. Sans doute si on lui avait dit au dÈbut:
´cíest ta situation qui lui plaÓtª, et maintenant: ´cíest pour ta
fortune quíelle tíaimeª, il ne líaurait pas cru, et níaurait pas ÈtÈ
díailleurs trËs mÈcontent quíon se la figur‚t tenant ‡ lui,óquíon les
sentÓt unis líun ‡ líautreópar quelque chose díaussi fort que le
snobisme ou líargent. Mais, mÍme síil avait pensÈ que cíÈtait vrai,
peut-Ítre níe?t-il pas souffert de dÈcouvrir ‡ líamour díOdette pour
lui cet Ètat plus durable que líagrÈment ou les qualitÈs quíelle
pouvait lui trouver: líintÈrÍt, líintÈrÍt qui empÍcherait de venir
jamais le jour o? elle aurait pu Ítre tentÈe de cesser de le voir.
Pour líinstant, en la comblant de prÈsents, en lui rendant des
page 377 / 601
services, il pouvait se reposer sur des avantages extÈrieurs ‡ sa
personne, ‡ son intelligence, du soin Èpuisant de lui plaire par
lui-mÍme. Et cette voluptÈ díÍtre amoureux, de ne vivre que díamour,
de la rÈalitÈ de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il
la payait, en dilettante de sensations immatÈrielles, lui en
augmentait la valeur,ócomme on voit des gens incertains si le
spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont dÈlicieux, síen
convaincre ainsi que de la rare qualitÈ de leurs go?ts dÈsintÈressÈs,
en louant cent francs par jour la chambre díhÙtel qui leur permet de
les go?ter.
Un jour que des rÈflexions de ce genre le ramenaient encore au
souvenir du temps o? on lui avait parlÈ díOdette comme díune femme
entretenue, et o? une fois de plus il síamusait ‡ opposer cette
personnification Ètrange: la femme entretenue,óchatoyant amalgame
díÈlÈments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de
Gustave Moreau, de fleurs vÈnÈneuses entrelacÈes ‡ des joyaux
prÈcieux,óet cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les
mÍmes sentiments de pitiÈ pour un malheureux, de rÈvolte contre une
injustice, de gratitude pour un bienfait, quíil avait vu Èprouver
autrefois par sa propre mËre, par ses amis, cette Odette dont les
propos avaient si souvent trait aux choses quíil connaissait le mieux
lui-mÍme, ‡ ses collections, ‡ sa chambre, ‡ son vieux domestique, au
banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette derniËre
image du banquier lui rappela quíil aurait ‡ y prendre de líargent. En
effet, si ce mois-ci il venait moins largement ‡ líaide díOdette dans
ses difficultÈs matÈrielles quíil níavait fait le mois dernier o? il
page 378 / 601
lui avait donnÈ cinq mille francs, et síil ne lui offrait pas une
riviËre de diamants quíelle dÈsirait, il ne renouvellerait pas en elle
cette admiration quíelle avait pour sa gÈnÈrositÈ, cette
reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et mÍme il risquerait de
lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les
manifestations devenir moins grandes, avait diminuÈ. Alors, tout díun
coup, il se demanda si cela, ce níÈtait pas prÈcisÈment lí´entretenirª
(comme si, en effet, cette notion díentretenir pouvait Ítre extraite
díÈlÈments non pas mystÈrieux ni pervers, mais appartenant au fond
quotidien et privÈ de sa vie, tels que ce billet de mille francs,
domestique et familier, dÈchirÈ et recollÈ, que son valet de chambre,
aprËs lui avoir payÈ les comptes du mois et le terme, avait serrÈ dans
le tiroir du vieux bureau o? Swann líavait repris pour líenvoyer avec
quatre autres ‡ Odette) et si on ne pouvait pas appliquer ‡ Odette,
depuis quíil la connaissait (car il ne soupÁonna pas un instant
quíelle e?t jamais pu recevoir díargent de personne avant lui), ce mot
quíil avait cru si inconciliable avec elle, de ´femme entretenueª. Il
ne put approfondir cette idÈe, car un accËs díune paresse díesprit,
qui Ètait chez lui congÈnitale, intermittente et providentielle, vint
‡ ce moment Èteindre toute lumiËre dans son intelligence, aussi
brusquement que, plus tard, quand on eut installÈ partout líÈclairage
Èlectrique, on put couper líÈlectricitÈ dans une maison. Sa pensÈe
t‚tonna un instant dans líobscuritÈ, il retira ses lunettes, en essuya
les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumiËre que
quand il se retrouva en prÈsence díune idÈe toute diffÈrente, ‡ savoir
quíil faudrait t‚cher díenvoyer le mois prochain six ou sept mille
francs ‡ Odette au lieu de cinq, ‡ cause de la surprise et de la joie
que cela lui causerait.
page 379 / 601
Le soir, quand il ne restait pas chez lui ‡ attendre líheure de
retrouver Odette chez les Verdurin ou plutÙt dans un des restaurants
díÈtÈ quíils affectionnaient au Bois et surtout ‡ Saint-Cloud, il
allait dÓner dans quelquíune de ces maisons ÈlÈgantes dont il Ètait
jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des
gens quiósavait-on? pourraient peut-Ítre un jour Ítre utiles ‡ Odette,
et gr‚ce auxquels en attendant il rÈussissait souvent ‡ lui Ítre
agrÈable. Puis líhabitude quíil avait eue longtemps du monde, du luxe,
lui en avait donnÈ, en mÍme temps que le dÈdain, le besoin, de sorte
quí‡ partir du moment o? les rÈduits les plus modestes lui Ètaient
apparus exactement sur le mÍme pied que les plus princiËres demeures,
ses sens Ètaient tellement accoutumÈs aux secondes quíil e?t ÈprouvÈ
quelque malaise ‡ se trouver dans les premiers. Il avait la mÍme
considÈrationó‡ un degrÈ díidentitÈ quíils níauraient pu croireópour
des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquiËme Ètage díun
escalier D, palier ‡ gauche, que pour la princesse de Parme qui
donnait les plus belles fÍtes de Paris; mais il níavait pas la
sensation díÍtre au bal en se tenant avec les pËres dans la chambre ‡
coucher de la maÓtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts
de serviettes, des lits transformÈs en vestiaires, sur le couvre-pied
desquels síentassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la
mÍme sensation díÈtouffement que peut causer aujourdíhui ‡ des gens
habituÈs ‡ vingt ans díÈlectricitÈ líodeur díune lampe qui charbonne
ou díune veilleuse qui file.
Le jour o? il dÓnait en ville, il faisait atteler pour sept heures et
page 380 / 601
demie; il síhabillait tout en songeant ‡ Odette et ainsi il ne se
trouvait pas seul, car la pensÈe constante díOdette donnait aux
moments o? il Ètait loin díelle le mÍme charme particulier quí‡ ceux
o? elle Ètait l‡. Il montait en voiture, mais il sentait que cette
pensÈe y avait sautÈ en mÍme temps et síinstallait sur ses genoux
comme une bÍte aimÈe quíon emmËne partout et quíil garderait avec lui
‡ table, ‡ líinsu des convives. Il la caressait, se rÈchauffait ‡
elle, et Èprouvant une sorte de langueur, se laissait aller ‡ un lÈger
frÈmissement qui crispait son cou et son nez, et Ètait nouveau chez
lui, tout en fixant ‡ sa boutonniËre le bouquet díancolies. Se sentant
souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis quíOdette
avait prÈsentÈ Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimÈ aller se
reposer un peu ‡ la campagne. Mais il níaurait pas eu le courage de
quitter Paris un seul jour pendant quíOdette y Ètait. Líair Ètait
chaud; cíÈtaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau
traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hÙtel clos, ce
qui Ètait sans cesse devant ses yeux, cíÈtait un parc quíil possÈdait
prËs de Combray, o?, dËs quatre heures, avant díarriver au plant
díasperges, gr‚ce au vent qui vient des champs de MÈsÈglise, on
pouvait go?ter sous une charmille autant de fraÓcheur quíau bord de
líÈtang cernÈ de myosotis et de glaÔeuls, et o?, quand il dÓnait,
enlacÈes par son jardinier, couraient autour de la table les
groseilles et les roses.
AprËs dÓner, si le rendez-vous au bois ou ‡ Saint-Cloud Ètait de bonne
heure, il partait si vite en sortant de table,ósurtout si la pluie
menaÁait de tomber et de faire rentrer plus tÙt les ´fidËlesª,óquíune
page 381 / 601
fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dÓnÈ tard et que Swann
avait quittÈe avant quíon servÓt le cafÈ pour rejoindre les Verdurin
dans líÓle du Bois) dit:
ó´Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la
vessie, on líexcuserait de filer ainsi. Mais tout de mÍme il se moque
du monde.ª
Il se disait que le charme du printemps quíil ne pouvait pas aller
go?ter ‡ Combray, il le trouverait du moins dans líÓle des Cygnes ou ‡
Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser quí‡ Odette, il ne savait
mÍme pas, síil avait senti líodeur des feuilles, síil y avait eu du
clair de lune. Il Ètait accueilli par la petite phrase de la Sonate
jouÈe dans le jardin sur le piano du restaurant. Síil níy en avait pas
l‡, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un
díune chambre ou díune salle ‡ manger: ce níest pas que Swann f?t
rentrÈ en faveur auprËs díeux, au contraire. Mais líidÈe díorganiser
un plaisir ingÈnieux pour quelquíun, mÍme pour quelquíun quíils
níaimaient pas, dÈveloppait chez eux, pendant les moments nÈcessaires
‡ ces prÈparatifs, des sentiments ÈphÈmËres et occasionnels de
sympathie et de cordialitÈ. Parfois il se disait que cíÈtait un
nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait ‡
faire attention aux arbres, au ciel. Mais líagitation o? le mettait la
prÈsence díOdette, et aussi un lÈger malaise fÈbrile qui ne le
quittait guËre depuis quelque temps, le privait du calme et du
bien-Ítre qui sont le fond indispensable aux impressions que peut
donner la nature.
page 382 / 601
Un soir o? Swann avait acceptÈ de dÓner avec les Verdurin, comme
pendant le dÓner il venait de dire que le lendemain il avait un
banquet díanciens camarades, Odette lui avait rÈpondu en pleine table,
devant Forcheville, qui Ètait maintenant un des fidËles, devant le
peintre, devant Cottard:
ó´Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que
chez moi, mais ne venez pas trop tard.ª
Bien que Swann níe?t encore jamais pris bien sÈrieusement ombrage de
líamitiÈ díOdette pour tel ou tel fidËle, il Èprouvait une douceur
profonde ‡ líentendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille
impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation
privilÈgiÈe quíil avait chez elle et la prÈfÈrence pour lui qui y
Ètait impliquÈe. Certes Swann avait souvent pensÈ quíOdette níÈtait ‡
aucun degrÈ une femme remarquable; et la suprÈmatie quíil exerÁait sur
un Ítre qui lui Ètait si infÈrieur níavait rien qui d?t lui paraÓtre
si flatteur ‡ voir proclamer ‡ la face des ´fidËlesª, mais depuis
quíil síÈtait aperÁu quí‡ beaucoup díhommes Odette semblait une femme
ravissante et dÈsirable, le charme quíavait pour eux son corps avait
ÈveillÈ en lui un besoin douloureux de la maÓtriser entiËrement dans
les moindres parties de son cúur. Et il avait commencÈ díattacher un
prix inestimable ‡ ces moments passÈs chez elle le soir, o? il
líasseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce quíelle pensait díune
chose, díune autre, o? il recensait les seuls biens ‡ la possession
page 383 / 601
desquels il tÓnt maintenant sur terre. Aussi, aprËs ce dÓner, la
prenant ‡ part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion,
cherchant ‡ lui enseigner selon les degrÈs de la reconnaissance quíil
lui tÈmoignait, líÈchelle des plaisirs quíelle pouvait lui causer, et
dont le suprÍme Ètait de le garantir, pendant le temps que son amour
durerait et líy rendrait vulnÈrable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait ‡ verse, il
níavait ‡ sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le
reconduire chez lui en coupÈ, et comme Odette, par le fait quíelle lui
avait demandÈ de venir, lui avait donnÈ la certitude quíelle
níattendait personne, cíest líesprit tranquille et le cúur content
que, plutÙt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentrÈ chez
lui se coucher. Mais peut-Ítre, si elle voyait quíil níavait pas líair
de tenir ‡ passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de
la soirÈe, nÈgligerait-elle de la lui rÈserver, justement une fois o?
il líaurait particuliËrement dÈsirÈ.
Il arriva chez elle aprËs onze heures, et, comme il síexcusait de
níavoir pu venir plus tÙt, elle se plaignit que ce f?t en effet bien
tard, líorage líavait rendue souffrante, elle se sentait mal ‡ la tÍte
et le prÈvint quíelle ne le garderait pas plus díune demi-heure, quí‡
minuit, elle le renverrait; et, peu aprËs, elle se sentit fatiguÈe et
dÈsira síendormir.
óAlors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espÈrais un bon
page 384 / 601
petit catleya.
Et díun air un peu boudeur et nerveux, elle lui rÈpondit:
ó´Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je
suis souffrante!ª
ó´Cela tíaurait peut-Ítre fait du bien, mais enfin je níinsiste pas.ª
Elle le pria díÈteindre la lumiËre avant de síen aller, il referma
lui-mÍme les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentrÈ chez
lui, líidÈe lui vint brusquement que peut-Ítre Odette attendait
quelquíun ce soir, quíelle avait seulement simulÈ la fatigue et
quíelle ne lui avait demandÈ díÈteindre que pour quíil cr?t quíelle
allait síendormir, quíaussitÙt quíil avait ÈtÈ parti, elle líavait
rallumÈe, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprËs
díelle. Il regarda líheure. Il y avait ‡ peu prËs une heure et demie
quíil líavait quittÈe, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrÍter
tout prËs de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire ‡ celle
sur laquelle donnait derriËre son hÙtel et o? il allait quelquefois
frapper ‡ la fenÍtre de sa chambre ‡ coucher pour quíelle vÓnt lui
ouvrir; il descendit de voiture, tout Ètait dÈsert et noir dans ce
quartier, il níeut que quelques pas ‡ faire ‡ pied et dÈboucha presque
devant chez elle. Parmi líobscuritÈ de toutes les fenÍtres Èteintes
depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule dío?
dÈbordait,óentre les volets qui en pressaient la pulpe mystÈrieuse et
page 385 / 601
dorÈe,óla lumiËre qui remplissait la chambre et qui, tant díautres
soirs, du plus loin quíil líapercevait, en arrivant dans la rue le
rÈjouissait et lui annonÁait: ´elle est l‡ qui tíattendª et qui
maintenant, le torturait en lui disant: ´elle est l‡ avec celui
quíelle attendaitª. Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur
jusquí‡ la fenÍtre, mais entre les lames obliques des volets il ne
pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit
le murmure díune conversation. Certes, il souffrait de voir cette
lumiËre dans líatmosphËre díor de laquelle se mouvait derriËre le
ch‚ssis le couple invisible et dÈtestÈ, díentendre ce murmure qui
rÈvÈlait la prÈsence de celui qui Ètait venu aprËs son dÈpart, la
faussetÈ díOdette, le bonheur quíelle Ètait en train de go?ter avec
lui.
Et pourtant il Ètait content díÍtre venu: le tourment qui líavait
forcÈ de sortir de chez lui avait perdu de son acuitÈ en perdant de
son vague, maintenant que líautre vie díOdette, dont il avait eu, ‡ ce
moment-l‡, le brusque et impuissant soupÁon, il la tenait l‡, ÈclairÈe
en plein par la lampe, prisonniËre sans le savoir dans cette chambre
o?, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer;
ou plutÙt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand
il venait trËs tard; ainsi du moins, Odette apprendrait quíil avait
su, quíil avait vu la lumiËre et entendu la causerie, et lui, qui,
tout ‡ líheure, se la reprÈsentait comme se riant avec líautre de ses
illusions, maintenant, cíÈtait eux quíil voyait, confiants dans leur
erreur, trompÈs en somme par lui quíils croyaient bien loin díici et
qui, lui, savait dÈj‡ quíil allait frapper aux volets. Et peut-Ítre,
page 386 / 601
ce quíil ressentait en ce moment de presque agrÈable, cíÈtait autre
chose aussi que líapaisement díun doute et díune douleur: un plaisir
de líintelligence. Si, depuis quíil Ètait amoureux, les choses avaient
repris pour lui un peu de líintÈrÍt dÈlicieux quíil leur trouvait
autrefois, mais seulement l‡ o? elles Ètaient ÈclairÈes par le
souvenir díOdette, maintenant, cíÈtait une autre facultÈ de sa
studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vÈritÈ,
mais díune vÈritÈ, elle aussi, interposÈe entre lui et sa maÓtresse,
ne recevant sa lumiËre que díelle, vÈritÈ tout individuelle qui avait
pour objet unique, díun prix infini et presque díune beautÈ
dÈsintÈressÈe, les actions díOdette, ses relations, ses projets, son
passÈ. A toute autre Èpoque de sa vie, les petits faits et gestes
quotidiens díune personne avaient toujours paru sans valeur ‡ Swann:
si on lui en faisait le commÈrage, il le trouvait insignifiant, et,
tandis quíil líÈcoutait, ce níÈtait que sa plus vulgaire attention qui
y Ètait intÈressÈe; cíÈtait pour lui un des moments o? il se sentait
le plus mÈdiocre. Mais dans cette Ètrange pÈriode de líamour,
líindividuel prend quelque chose de si profond, que cette curiositÈ
quíil sentait síÈveiller en lui ‡ líÈgard des moindres occupations
díune femme, cíÈtait celle quíil avait eue autrefois pour líHistoire.
Et tout ce dont il aurait eu honte jusquíici, espionner devant une
fenÍtre, qui sait, demain, peut-Ítre faire parler habilement les
indiffÈrents, soudoyer les domestiques, Ècouter aux portes, ne lui
semblait plus, aussi bien que le dÈchiffrement des textes, la
comparaison des tÈmoignages et líinterprÈtation des monuments, que des
mÈthodes díinvestigation scientifique díune vÈritable valeur
intellectuelle et appropriÈes ‡ la recherche de la vÈritÈ.
page 387 / 601
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte
en pensant quíOdette allait savoir quíil avait eu des soupÁons, quíil
Ètait revenu, quíil síÈtait postÈ dans la rue. Elle lui avait dit
souvent líhorreur quíelle avait des jaloux, des amants qui espionnent.
Ce quíil allait faire Ètait bien maladroit, et elle allait le dÈtester
dÈsormais, tandis quíen ce moment encore, tant quíil níavait pas
frappÈ, peut-Ítre, mÍme en le trompant, líaimait-elle. Que de bonheurs
possibles dont on sacrifie ainsi la rÈalisation ‡ líimpatience díun
plaisir immÈdiat. Mais le dÈsir de connaÓtre la vÈritÈ Ètait plus fort
et lui sembla plus noble. Il savait que la rÈalitÈ de circonstances
quíil e?t donnÈ sa vie pour restituer exactement, Ètait lisible
derriËre cette fenÍtre striÈe de lumiËre, comme sous la couverture
enluminÈe díor díun de ces manuscrits prÈcieux ‡ la richesse
artistique elle-mÍme desquels le savant qui les consulte ne peut
rester indiffÈrent. Il Èprouvait une voluptÈ ‡ connaÓtre la vÈritÈ qui
le passionnait dans cet exemplaire unique, ÈphÈmËre et prÈcieux, díune
matiËre translucide, si chaude et si belle. Et puis líavantage quíil
se sentait,óquíil avait tant besoin de se sentir,ósur eux, Ètait
peut-Ítre moins de savoir, que de pouvoir leur montrer quíil savait.
Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On níavait pas
entendu, il refrappa plus fort, la conversation síarrÍta. Une voix
díhomme dont il chercha ‡ distinguer auquel de ceux des amis díOdette
quíil connaissait elle pouvait appartenir, demanda:
ó´Qui est l‡?ª
page 388 / 601
Il níÈtait pas s?r de la reconnaÓtre. Il frappa encore une fois. On
ouvrit la fenÍtre, puis les volets. Maintenant, il níy avait plus
moyen de reculer, et, puisquíelle allait tout savoir, pour ne pas
avoir líair trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de
crier díun air nÈgligent et gai:
ó´Ne vous dÈrangez pas, je passais par l‡, jíai vu de la lumiËre, jíai
voulu savoir si vous níÈtiez plus souffrante.ª
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs Ètaient ‡ la fenÍtre,
líun tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre
inconnue. Ayant líhabitude, quand il venait chez Odette trËs tard, de
reconnaÓtre sa fenÍtre ‡ ce que cíÈtait la seule ÈclairÈe entre les
fenÍtres toutes pareilles, il síÈtait trompÈ et avait frappÈ ‡ la
fenÍtre suivante qui appartenait ‡ la maison voisine. Il síÈloigna en
síexcusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa
curiositÈ e?t laissÈ leur amour intact et quíaprËs avoir simulÈ depuis
si longtemps vis-‡-vis díOdette une sorte díindiffÈrence, il ne lui
e?t pas donnÈ, par sa jalousie, cette preuve quíil líaimait trop, qui,
entre deux amants, dispense, ‡ tout jamais, díaimer assez, celui qui
la reÁoit. Il ne lui parla pas de cette mÈsaventure, lui-mÍme níy
songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensÈe venait en
rencontrer le souvenir quíelle níavait pas aperÁu, le heurtait,
líenfonÁait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et
profonde. Comme si Áíavait ÈtÈ une douleur physique, les pensÈes de
Swann ne pouvaient pas líamoindrir; mais du moins la douleur physique,
page 389 / 601
parce quíelle est indÈpendante de la pensÈe, la pensÈe peut síarrÍter
sur elle, constater quíelle a diminuÈ, quíelle a momentanÈment cessÈ!
Mais cette douleur-l‡, la pensÈe, rien quíen se la rappelant, la
recrÈait. Vouloir níy pas penser, cíÈtait y penser encore, en souffrir
encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout
díun coup un mot quíon lui disait le faisait changer de visage, comme
un blessÈ dont un maladroit vient de toucher sans prÈcaution le membre
douloureux. Quand il quittait Odette, il Ètait heureux, il se sentait
calme, il se rappelait les sourires quíelle avait eus, railleurs, en
parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa
tÍte quíelle avait dÈtachÈe de son axe pour líincliner, la laisser
tomber, presque malgrÈ elle, sur ses lËvres, comme elle avait fait la
premiËre fois en voiture, les regards mourants quíelle lui avait jetÈs
pendant quíelle Ètait dans ses bras, tout en contractant frileusement
contre líÈpaule sa tÍte inclinÈe.
Mais aussitÙt sa jalousie, comme si elle Ètait líombre de son amour,
se complÈtait du double de ce nouveau sourire quíelle lui avait
adressÈ le soir mÍmeóet qui, inverse maintenant, raillait Swann et se
chargeait díamour pour un autreó, de cette inclinaison de sa tÍte mais
renversÈe vers díautres lËvres, et, donnÈes ‡ un autre, de toutes les
marques de tendresse quíelle avait eues pour lui. Et tous les
souvenirs voluptueux quíil emportait de chez elle, Ètaient comme
autant díesquisses, de ´projetsª pareils ‡ ceux que vous soumet un
dÈcorateur, et qui permettaient ‡ Swann de se faire une idÈe des
attitudes ardentes ou p‚mÈes quíelle pouvait avoir avec díautres. De
sorte quíil en arrivait ‡ regretter chaque plaisir quíil go?tait prËs
page 390 / 601
díelle, chaque caresse inventÈe et dont il avait eu líimprudence de
lui signaler la douceur, chaque gr‚ce quíil lui dÈcouvrait, car il
savait quíun instant aprËs, elles allaient enrichir díinstruments
nouveaux son supplice.
Celui-ci Ètait rendu plus cruel encore quand revenait ‡ Swann le
souvenir díun bref regard quíil avait surpris, il y avait quelques
jours, et pour la premiËre fois, dans les yeux díOdette. CíÈtait aprËs
dÓner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette,
son beau-frËre, níÈtait pas en faveur chez eux, e?t voulu le prendre
comme tÍte de Turc et briller devant eux ‡ ses dÈpens, soit quíil e?t
ÈtÈ irritÈ par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et
qui, díailleurs, passa inaperÁu pour les assistants qui ne savaient
pas quelle allusion dÈsobligeante il pouvait renfermer, bien contre le
grÈ de celui qui le prononÁait sans malice aucune, soit enfin quíil
cherch‚t depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la
maison quelquíun qui le connaissait trop bien et quíil savait trop
dÈlicat pour quíil ne se sentÓt pas gÍnÈ ‡ certains moments rien que
de sa prÈsence, Forcheville rÈpondit ‡ ce propos maladroit de Saniette
avec une telle grossiËretÈ, se mettant ‡ líinsulter, síenhardissant,
au fur et ‡ mesure quíil vocifÈrait, de líeffroi, de la douleur, des
supplications de líautre, que le malheureux, aprËs avoir demandÈ ‡ Mme
Verdurin síil devait rester, et níayant pas reÁu de rÈponse, síÈtait
retirÈ en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assistÈ
impassible ‡ cette scËne, mais quand la porte se fut refermÈe sur
Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans
líexpression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la
page 391 / 601
bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillantÈ ses
prunelles díun sourire sournois de fÈlicitations pour líaudace quíil
avait eue, díironie pour celui qui en avait ÈtÈ victime; elle lui
avait jetÈ un regard de complicitÈ dans le mal, qui voulait si bien
dire: ´voil‡ une exÈcution, ou je ne míy connais pas. Avez-vous vu son
air penaud, il en pleuraitª, que Forcheville, quand ses yeux
rencontrËrent ce regard, dÈgrisÈ soudain de la colËre ou de la
simulation de colËre dont il Ètait encore chaud, sourit et rÈpondit:
ó´Il níavait quí‡ Ítre aimable, il serait encore ici, une bonne
correction peut Ítre utile ‡ tout ‚ge.ª
Un jour que Swann Ètait sorti au milieu de líaprËs-midi pour faire une
visite, níayant pas trouvÈ la personne quíil voulait rencontrer, il
eut líidÈe díentrer chez Odette ‡ cette heure o? il níallait jamais
chez elle, mais o? il savait quíelle Ètait toujours ‡ la maison ‡
faire sa sieste ou ‡ Ècrire des lettres avant líheure du thÈ, et o? il
aurait plaisir ‡ la voir un peu sans la dÈranger. Le concierge lui dit
quíil croyait quíelle Ètait l‡; il sonna, crut entendre du bruit,
entendre marcher, mais on níouvrit pas. Anxieux, irritÈ, il alla dans
la petite rue o? donnait líautre face de líhÙtel, se mit devant la
fenÍtre de la chambre díOdette; les rideaux líempÍchaient de rien
voir, il frappa avec force aux carreaux, appela; personne níouvrit. Il
vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant quíaprËs tout,
il síÈtait peut-Ítre trompÈ en croyant entendre des pas; mais il en
resta si prÈoccupÈ quíil ne pouvait penser ‡ autre chose. Une heure
aprËs, il revint. Il la trouva; elle lui dit quíelle Ètait chez elle
page 392 / 601
tantÙt quand il avait sonnÈ, mais dormait; la sonnette líavait
ÈveillÈe, elle avait devinÈ que cíÈtait Swann, elle avait couru aprËs
lui, mais il Ètait dÈj‡ parti. Elle avait bien entendu frapper aux
carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces
fragments díun fait exact que les menteurs pris de court se consolent
de faire entrer dans la composition du fait faux quíils inventent,
croyant y faire sa part et y dÈrober sa ressemblance ‡ la VÈritÈ.
Certes quand Odette venait de faire quelque chose quíelle ne voulait
pas rÈvÈler, elle le cachait bien au fond díelle-mÍme. Mais dËs
quíelle se trouvait en prÈsence de celui ‡ qui elle voulait mentir, un
trouble la prenait, toutes ses idÈes síeffondraient, ses facultÈs
díinvention et de raisonnement Ètaient paralysÈes, elle ne trouvait
plus dans sa tÍte que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose
et elle rencontrait ‡ sa portÈe prÈcisÈment la chose quíelle avait
voulu dissimuler et qui Ètant vraie, Ètait restÈe l‡. Elle en
dÈtachait un petit morceau, sans importance par lui-mÍme, se disant
quíaprËs tout cíÈtait mieux ainsi puisque cíÈtait un dÈtail vÈritable
qui níoffrait pas les mÍmes dangers quíun dÈtail faux. ´«a du moins,
cíest vrai, se disait-elle, cíest toujours autant de gagnÈ, il peut
síinformer, il reconnaÓtra que cíest vrai, ce níest toujours pas Áa
qui me trahira.ª Elle se trompait, cíÈtait cela qui la trahissait,
elle ne se rendait pas compte que ce dÈtail vrai avait des angles qui
ne pouvaient síemboÓter que dans les dÈtails contigus du fait vrai
dont elle líavait arbitrairement dÈtachÈ et qui, quels que fussent les
dÈtails inventÈs entre lesquels elle le placerait, rÈvÈleraient
toujours par la matiËre excÈdante et les vides non remplis, que ce
níÈtait pas díentre ceux-l‡ quíil venait. ´Elle avoue quíelle míavait
entendu sonner, puis frapper, et quíelle avait cru que cíÈtait moi,
page 393 / 601
quíelle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne
síarrange pas avec le fait quíelle níait pas fait ouvrir.ª
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait
que, livrÈe ‡ elle-mÍme, Odette produirait peut-Ítre quelque mensonge
qui serait un faible indice de la vÈritÈ; elle parlait; il ne
líinterrompait pas, il recueillait avec une piÈtÈ avide et douloureuse
ces mots quíelle lui disait et quíil sentait (justement, parce quíelle
la cachait derriËre eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme
le voile sacrÈ, líempreinte, dessiner líincertain modelÈ, de cette
rÈalitÈ infiniment prÈcieuse et hÈlas introuvable:óce quíelle faisait
tantÙt ‡ trois heures, quand il Ètait venu,óde laquelle il ne
possÈderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges,
et qui níexistait plus que dans le souvenir receleur de cet Ítre qui
la contemplait sans savoir líapprÈcier, mais ne la lui livrerait pas.
Certes il se doutait bien par moments quíen elles-mÍmes les actions
quotidiennes díOdette níÈtaient pas passionnÈment intÈressantes, et
que les relations quíelle pouvait avoir avec díautres hommes
níexhalaient pas naturellement díune faÁon universelle et pour tout
Ítre pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fiËvre du
suicide. Il se rendait compte alors que cet intÈrÍt, cette tristesse
níexistaient quíen lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait
guÈrie, les actes díOdette, les baisers quíelle aurait pu donner
redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant díautres femmes. Mais
que la curiositÈ douloureuse que Swann y portait maintenant níe?t sa
cause quíen lui, níÈtait pas pour lui faire trouver dÈraisonnable de
considÈrer cette curiositÈ comme importante et de mettre tout en úuvre
page 394 / 601
pour lui donner satisfaction. Cíest que Swann arrivait ‡ un ‚ge dont
la philosophieófavorisÈe par celle de líÈpoque, par celle aussi du
milieu o? Swann avait beaucoup vÈcu, de cette coterie de la princesse
des Laumes o? il Ètait convenu quíon est intelligent dans la mesure o?
on doute de tout et o? on ne trouvait de rÈel et díincontestable que
les go?ts de chacunóníest dÈj‡ plus celle de la jeunesse, mais une
philosophie positive, presque mÈdicale, díhommes qui au lieu
díextÈrioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dÈgager de
leurs annÈes dÈj‡ ÈcoulÈes un rÈsidu fixe díhabitudes, de passions
quíils puissent considÈrer en eux comme caractÈristiques et
permanentes et auxquelles, dÈlibÈrÈment, ils veilleront díabord que le
genre díexistence quíils adoptent puisse donner satisfaction. Swann
trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance quíil
Èprouvait ‡ ignorer ce quíavait fait Odette, aussi bien que la part de
la recrudescence quíun climat humide causait ‡ son eczÈma; de prÈvoir
dans son budget une disponibilitÈ importante pour obtenir sur líemploi
des journÈes díOdette des renseignements sans lesquels il se sentirait
malheureux, aussi bien quíil en rÈservait pour díautres go?ts dont il
savait quíil pouvait attendre du plaisir, au moins avant quíil f?t
amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu ‡ Odette pour rentrer, elle lui demanda de
rester encore et le retint mÍme vivement, en lui prenant le bras, au
moment o? il allait ouvrir l‡ porte pour sortir. Mais il níy prit pas
garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits
incidents qui remplissent une conversation, il est inÈvitable que nous
passions, sans y rien remarquer qui Èveille notre attention, prËs de
page 395 / 601
ceux qui cachent une vÈritÈ que nos soupÁons cherchent au hasard, et
que nous nous arrÍtions au contraire ‡ ceux sous lesquels il níy a
rien. Elle lui redisait tout le temps: ´Quel malheur que toi, qui ne
viens jamais líaprËs-midi, pour une fois que cela tíarrive, je ne
tíaie pas vu.ª Il savait bien quíelle níÈtait pas assez amoureuse de
lui pour avoir un regret si vif díavoir manquÈ sa visite, mais comme
elle Ètait bonne, dÈsireuse de lui faire plaisir, et souvent triste
quand elle líavait contrariÈ, il trouva tout naturel quíelle le f?t
cette fois de líavoir privÈ de ce plaisir de passer une heure ensemble
qui Ètait trËs grand, non pour elle, mais pour lui. CíÈtait pourtant
une chose assez peu importante pour que líair douloureux quíelle
continuait díavoir finÓt par líÈtonner. Elle rappelait ainsi plus
encore quíil ne le trouvait díhabitude, les figures de femmes du
peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et
navrÈ qui semble succomber sous le poids díune douleur trop lourde
pour elles, simplement quand elles laissent líenfant JÈsus jouer avec
une grenade ou regardent MoÔse verser de líeau dans une auge. Il lui
avait dÈj‡ vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand.
Et tout díun coup, il se rappela: cíÈtait quand Odette avait menti en
parlant ‡ Mme Verdurin le lendemain de ce dÓner o? elle níÈtait pas
venue sous prÈtexte quíelle Ètait malade et en rÈalitÈ pour rester
avec Swann. Certes, e?t-elle ÈtÈ la plus scrupuleuse des femmes
quíelle níaurait pu avoir de remords díun mensonge aussi innocent.
Mais ceux que faisait couramment Odette líÈtaient moins et servaient ‡
empÍcher des dÈcouvertes qui auraient pu lui crÈer avec les uns ou
avec les autres, de terribles difficultÈs. Aussi quand elle mentait,
prise de peur, se sentant peu armÈe pour se dÈfendre, incertaine du
succËs, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains
page 396 / 601
enfants qui níont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lÈsait
díordinaire gravement líhomme ‡ qui elle le faisait, et ‡ la merci
duquel elle allait peut-Ítre tomber si elle mentait mal. Alors elle se
sentait ‡ la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait ‡
faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de
sensations et de souvenirs, elle Èprouvait le malaise díun surmenage
et le regret díune mÈchancetÈ.
Quel mensonge dÈprimant Ètait-elle en train de faire ‡ Swann pour
quíelle e?t ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient
flÈchir sous líeffort quíelle síimposait, et demander gr‚ce? Il eut
líidÈe que ce níÈtait pas seulement la vÈritÈ sur líincident de
líaprËs-midi quíelle síefforÁait de lui cacher, mais quelque chose de
plus actuel, peut-Ítre de non encore survenu et de tout prochain, et
qui pourrait líÈclairer sur cette vÈritÈ. A ce moment, il entendit un
coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles
níÈtaient quíun gÈmissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans
líaprËs-midi, de ne pas lui avoir ouvert, Ètait devenu un vÈritable
dÈsespoir.
On entendit la porte díentrÈe se refermer et le bruit díune voiture,
comme si repartait une personneócelle probablement que Swann ne devait
pas rencontreró‡ qui on avait dit quíOdette Ètait sortie. Alors en
songeant que rien quíen venant ‡ une heure o? il níen avait pas
líhabitude, il síÈtait trouvÈ dÈranger tant de choses quíelle ne
voulait pas quíil s?t, il Èprouva un sentiment de dÈcouragement,
presque de dÈtresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait
page 397 / 601
líhabitude de tourner vers elle toutes ses pensÈes, la pitiÈ quíil e?t
pu síinspirer ‡ lui-mÍme ce fut pour elle quíil la ressentit, et il
murmura: ´Pauvre chÈrie!ª Quand il la quitta, elle prit plusieurs
lettres quíelle avait sur sa table et lui demanda síil ne pourrait pas
les mettre ‡ la poste. Il les emporta et, une fois rentrÈ, síaperÁut
quíil avait gardÈ les lettres sur lui. Il retourna jusquí‡ la poste,
les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boÓte regarda les
adresses. Elles Ètaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour
Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: ´Si je voyais ce
quíil y a dedans, je saurais comment elle líappelle, comment elle lui
parle, síil y a quelque chose entre eux. Peut-Ítre mÍme quíen ne la
regardant pas, je commets une indÈlicatesse ‡ líÈgard díOdette, car
cíest la seule maniËre de me dÈlivrer díun soupÁon peut-Ítre
calomnieux pour elle, destinÈ en tous cas ‡ la faire souffrir et que
rien ne pourrait plus dÈtruire, une fois la lettre partie.ª
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardÈ sur lui
cette derniËre lettre. Il alluma une bougie et en approcha líenveloppe
quíil níavait pas osÈ ouvrir. Díabord il ne put rien lire, mais
líenveloppe Ètait mince, et en la faisant adhÈrer ‡ la carte dure qui
y Ètait incluse, il put ‡ travers sa transparence, lire les derniers
mots. CíÈtait une formule finale trËs froide. Si, au lieu que ce f?t
lui qui regard‚t une lettre adressÈe ‡ Forcheville, cíe?t ÈtÈ
Forcheville qui e?t lu une lettre adressÈe ‡ Swann, il aurait pu voir
des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait
dans líenveloppe plus grande quíelle, puis, la faisant glisser avec le
pouce, en amena successivement les diffÈrentes lignes sous la partie
page 398 / 601
de líenveloppe qui níÈtait pas doublÈe, la seule ‡ travers laquelle on
pouvait lire.
MalgrÈ cela il ne distinguait pas bien. Díailleurs cela ne faisait
rien car il en avait assez vu pour se rendre compte quíil síagissait
díun petit ÈvÈnement sans importance et qui ne touchait nullement ‡
des relations amoureuses, cíÈtait quelque chose qui se rapportait ‡ un
oncle díOdette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: ´Jíai
eu raisonª, mais ne comprenait pas ce quíOdette avait eu raison de
faire, quand soudain, un mot quíil níavait pas pu dÈchiffrer díabord,
apparut et Èclaira le sens de la phrase tout entiËre: ´Jíai eu raison
díouvrir, cíÈtait mon oncle.ª Díouvrir! alors Forcheville Ètait l‡
tantÙt quand Swann avait sonnÈ et elle líavait fait partir, dío? le
bruit quíil avait entendu.
Alors il lut toute la lettre; ‡ la fin elle síexcusait díavoir agi
aussi sans faÁon avec lui et lui disait quíil avait oubliÈ ses
cigarettes chez elle, la mÍme phrase quíelle avait Ècrite ‡ Swann une
des premiËres fois quíil Ètait venu. Mais pour Swann elle avait
ajoutÈ: puissiez-vous y avoir laissÈ votre cúur, je ne vous aurais pas
laissÈ le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui
p?t faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire díailleurs,
Forcheville Ètait en tout ceci plus trompÈ que lui puisque Odette lui
Ècrivait pour lui faire croire que le visiteur Ètait son oncle. En
somme, cíÈtait lui, Swann, líhomme ‡ qui elle attachait de
líimportance et pour qui elle avait congÈdiÈ líautre. Et pourtant,
síil níy avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi níavoir pas
page 399 / 601
ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: ´Jíai bien fait díouvrir,
cíÈtait mon oncleª; si elle ne faisait rien de mal ‡ ce moment-l‡,
comment Forcheville pourrait-il mÍme síexpliquer quíelle e?t pu ne pas
ouvrir? Swann restait l‡, dÈsolÈ, confus et pourtant heureux, devant
cette enveloppe quíOdette lui avait remise sans crainte, tant Ètait
absolue la confiance quíelle avait en sa dÈlicatesse, mais ‡ travers
le vitrage transparent de laquelle se dÈvoilait ‡ lui, avec le secret
díun incident quíil níaurait jamais cru possible de connaÓtre, un peu
de la vie díOdette, comme dans une Ètroite section lumineuse pratiquÈe
‡ mÍme líinconnu. Puis sa jalousie síen rÈjouissait, comme si cette
jalousie e?t eu une vitalitÈ indÈpendante, ÈgoÔste, vorace de tout ce
qui la nourrirait, f?t-ce aux dÈpens de lui-mÍme. Maintenant elle
avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer ‡ síinquiÈter
chaque jour des visites quíOdette avait reÁues vers cinq heures, ‡
chercher ‡ apprendre o? se trouvait Forcheville ‡ cette heure-l‡. Car
la tendresse de Swann continuait ‡ garder le mÍme caractËre que lui
avait imprimÈ dËs le dÈbut ‡ la fois líignorance o? il Ètait de
líemploi des journÈes díOdette et la paresse cÈrÈbrale qui líempÍchait
de supplÈer ‡ líignorance par líimagination. Il ne fut pas jaloux
díabord de toute la vie díOdette, mais des seuls moments o? une
circonstance, peut-Ítre mal interprÈtÈe, líavait amenÈ ‡ supposer
quíOdette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui
jette une premiËre, puis une seconde, puis une troisiËme amarre,
síattacha solidement ‡ ce moment de cinq heures du soir, puis ‡ un
autre, puis ‡ un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses
souffrances. Elles níÈtaient que le souvenir, la perpÈtuation díune
souffrance qui lui Ètait venue du dehors.
page 400 / 601
Mais l‡ tout lui en apportait. Il voulut Èloigner Odette de
Forcheville, líemmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait
quíelle Ètait dÈsirÈe par tous les hommes qui se trouvaient dans
líhÙtel et quíelle-mÍme les dÈsirait. Aussi lui qui jadis en voyage
recherchait les gens nouveaux, les assemblÈes nombreuses, on le voyait
sauvage, fuyant la sociÈtÈ des hommes comme si elle líe?t cruellement
blessÈ. Et comment níaurait-il pas ÈtÈ misanthrope quand dans tout
homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie
plus encore que níavait fait le go?t voluptueux et riant quíil avait
díabord pour Odette, altÈrait le caractËre de Swann et changeait du
tout au tout, aux yeux des autres, líaspect mÍme des signes extÈrieurs
par lesquels ce caractËre se manifestait.
Un mois aprËs le jour o? il avait lu la lettre adressÈe par Odette ‡
Forcheville, Swann alla ‡ un dÓner que les Verdurin donnaient au Bois.
Au moment o? on se prÈparait ‡ partir, il remarqua des conciliabules
entre Mme Verdurin et plusieurs des invitÈs et crut comprendre quíon
rappelait au pianiste de venir le lendemain ‡ une partie ‡ Chatou; or,
lui, Swann, níy Ètait pas invitÈ.
Les Verdurin níavaient parlÈ quí‡ demi-voix et en termes vagues, mais
le peintre, distrait sans doute, síÈcria:
ó´Il ne faudra aucune lumiËre et quíil joue la sonate Clair de lune
dans líobscuritÈ pour mieux voir síÈclairer les choses.ª
page 401 / 601
Mme Verdurin, voyant que Swann Ètait ‡ deux pas, prit cette expression
o? le dÈsir de faire taire celui qui parle et de garder un air
innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullitÈ
intense du regard, o? líimmobile signe díintelligence du complice se
dissimule sous les sourires de líingÈnu et qui enfin, commune ‡ tous
ceux qui síaperÁoivent díune gaffe, la rÈvËle instantanÈment sinon ‡
ceux qui la font, du moins ‡ celui qui en est líobjet. Odette eut
soudain líair díune dÈsespÈrÈe qui renonce ‡ lutter contre les
difficultÈs Ècrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les
minutes qui le sÈparaient du moment o?, aprËs avoir quittÈ ce
restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui
demander des explications, obtenir quíelle níall‚t pas le lendemain ‡
Chatou ou quíelle líy fit inviter et apaiser dans ses bras líangoisse
quíil ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit ‡
Swann:
óAlors, adieu, ‡ bientÙt, níest-ce pas? t‚chant par líamabilitÈ du
regard et la contrainte du sourire de líempÍcher de penser quíelle ne
lui disait pas, comme elle e?t toujours fait jusquíici:
´A demain ‡ Chatou, ‡ aprËs-demain chez moi.ª
M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de
Swann síÈtait rangÈe derriËre la leur dont il attendait le dÈpart pour
faire monter Odette dans la sienne.
page 402 / 601
ó´Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite
place pour vous ‡ cÙtÈ de M. de Forcheville.
ó´Oui, Madameª, rÈpondit Odette.
ó´Comment, mais je croyais que je vous reconduisaisª, síÈcria Swann,
disant sans dissimulation, les mots nÈcessaires, car la portiËre Ètait
ouverte, les secondes Ètaient comptÈes, et il ne pouvait rentrer sans
elle dans líÈtat o? il Ètait.
ó´Mais Mme Verdurin mía demandÈ...ª
ó´Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous líavons laissÈe
assez de fois, dit Mme Verdurin.ª
óMais cíest que jíavais une chose importante ‡ dire ‡ Madame.
óEh bien! vous la lui Ècrirez...
óAdieu, lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait líair atterrÈ.
page 403 / 601
óAs-tu vu les faÁons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme
Verdurin ‡ son mari quand ils furent rentrÈs. Jíai cru quíil allait me
manger, parce que nous ramenions Odette. Cíest díune inconvenance,
vraiment! Alors, quíil dise tout de suite que nous tenons une maison
de rendez-vous! Je ne comprends pas quíOdette supporte des maniËres
pareilles. Il a absolument líair de dire: vous míappartenez. Je dirai
ma maniËre de penser ‡ Odette, jíespËre quíelle comprendra.ª
Et elle ajouta encore un instant aprËs, avec colËre:
óNon, mais voyez-vous, cette sale bÍte! employant sans síen rendre
compte, et peut-Ítre en obÈissant au mÍme besoin obscur de se
justifierócomme FranÁoise ‡ Combray quand le poulet ne voulait pas
mouriróles mots quíarrachent les derniers sursauts díun animal
inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de líÈcraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann
síavanÁa, son cocher le regardant lui demanda síil níÈtait pas malade
ou síil níÈtait pas arrivÈ de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut ‡ pied, par le Bois,
quíil rentra. Il parlait seul, ‡ haute voix, et sur le mÍme ton un peu
factice quíil avait pris jusquíici quand il dÈtaillait les charmes du
petit noyau et exaltait la magnanimitÈ des Verdurin. Mais de mÍme que
page 404 / 601
les propos, les sourires, les baisers díOdette lui devenaient aussi
odieux quíil les avait trouvÈs doux, síils Ètaient adressÈs ‡ díautres
que lui, de mÍme, le salon des Verdurin, qui tout ‡ líheure encore lui
semblait amusant, respirant un go?t vrai pour líart et mÍme une sorte
de noblesse morale, maintenant que cíÈtait un autre que lui quíOdette
allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa
sottise, son ignominie.
Il se reprÈsentait avec dÈgo?t la soirÈe du lendemain ‡ Chatou.
´Díabord cette idÈe díaller ‡ Chatou! Comme des merciers qui viennent
de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de
bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister rÈellement, ils doivent
sortir du thÈ‚tre de Labiche!ª
Il y aurait l‡ les Cottard, peut-Ítre Brichot. ´Est-ce assez grotesque
cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se
croiraient perdus, ma parole, síils ne se retrouvaient pas tous demain
‡ Chatou!ª HÈlas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait
‡ ´faire des mariagesª, qui inviterait Forcheville ‡ venir avec Odette
‡ son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillÈe pour
cette partie de campagne, ´car elle est si vulgaire et surtout, la
pauvre petite, elle est tellement bÍte!!!ª
Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin aprËs dÓner, les
plaisanteries qui, quel que f?t líennuyeux quíelles eussent pour
cible, líavaient toujours amusÈ parce quíil voyait Odette en rire, en
page 405 / 601
rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que cíÈtait
peut-Ítre de lui quíon allait faire rire Odette. ´Quelle gaietÈ
fÈtide! disait-il en donnant ‡ sa bouche une expression de dÈgo?t si
forte quíil avait lui-mÍme la sensation musculaire de sa grimace
jusque dans son cou rÈvulsÈ contre le col de sa chemise. Et comment
une crÈature dont le visage est fait ‡ líimage de Dieu peut-elle
trouver matiËre ‡ rire dans ces plaisanteries nausÈabondes? Toute
narine un peu dÈlicate se dÈtournerait avec horreur pour ne pas se
laisser offusquer par de tels relents. Cíest vraiment incroyable de
penser quíun Ítre humain peut ne pas comprendre quíen se permettant un
sourire ‡ líÈgard díun semblable qui lui a tendu loyalement la main,
il se dÈgrade jusquí‡ une fange dío? il ne sera plus possible ‡ la
meilleure volontÈ du monde de jamais le relever. Jíhabite ‡ trop de
milliers de mËtres díaltitude au-dessus des bas-fonds o? clapotent et
clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse Ítre ÈclaboussÈ
par les plaisanteries díune Verdurin, síÈcria-t-il, en relevant la
tÍte, en redressant fiËrement son corps en arriËre. Dieu míest tÈmoin
que jíai sincËrement voulu tirer Odette de l‡, et líÈlever dans une
atmosphËre plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des
bornes, et la mienne est ‡ bout, se dit-il, comme si cette mission
díarracher Odette ‡ une atmosphËre de sarcasmes datait de plus
longtemps que de quelques minutes, et comme síil ne se líÈtait pas
donnÈe seulement depuis quíil pensait que ces sarcasmes líavaient
peut-Ítre lui-mÍme pour objet et tentaient de dÈtacher Odette de lui.
Il voyait le pianiste prÍt ‡ jouer la sonate Clair de lune et les
mines de Mme Verdurin síeffrayant du mal que la musique de Beethoven
page 406 / 601
allait faire ‡ ses nerfs: ´Idiote, menteuse! síÈcria-t-il, et Áa croit
aimer líArt!ª. Elle dirait ‡ Odette, aprËs lui avoir insinuÈ
adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle
avait fait si souvent pour lui: ´Vous allez faire une petite place ‡
cÙtÈ de vous ‡ M. de Forcheville.ª ´Dans líobscuritÈ! maquerelle,
entremetteuse!ª. ´Entremetteuseª, cíÈtait le nom quíil donnait aussi ‡
la musique qui les convierait ‡ se taire, ‡ rÍver ensemble, ‡ se
regarder, ‡ se prendre la main. Il trouvait du bon ‡ la sÈvÈritÈ
contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille Èducation
franÁaise.
En somme la vie quíon menait chez les Verdurin et quíil avait appelÈe
si souvent ´la vraie vieª, lui semblait la pire de toutes, et leur
petit noyau le dernier des milieux. ´Cíest vraiment, disait-il, ce
quíil y a de plus bas dans líÈchelle sociale, le dernier cercle de
Dante. Nul doute que le texte auguste ne se rÈfËre aux Verdurin! Au
fond, comme les gens du monde dont on peut mÈdire, mais qui tout de
mÍme sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde
sagesse en refusant de les connaÓtre, díy salir mÍme le bout de leurs
doigts. Quelle divination dans ce ´Noli me tangereª du faubourg
Saint-Germain.ª Il avait quittÈ depuis bien longtemps les allÈes du
Bois, il Ètait presque arrivÈ chez lui, que, pas encore dÈgrisÈ de sa
douleur et de la verve díinsincÈritÈ dont les intonations menteuses,
la sonoritÈ artificielle de sa propre voix lui versaient díinstant en
instant plus abondamment líivresse, il continuait encore ‡ pÈrorer
tout haut dans le silence de la nuit: ´Les gens du monde ont leurs
dÈfauts que personne ne reconnaÓt mieux que moi, mais enfin ce sont
page 407 / 601
tout de mÍme des gens avec qui certaines choses sont impossibles.
Telle femme ÈlÈgante que jíai connue Ètait loin díÍtre parfaite, mais
enfin il y avait tout de mÍme chez elle un fond de dÈlicatesse, une
loyautÈ dans les procÈdÈs qui líauraient rendue, quoi quíil arriv‚t,
incapable díune fÈlonie et qui suffisent ‡ mettre des abÓmes entre
elle et une mÈgËre comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut
dire quíils sont complets, quíils sont beaux dans leur genre! Dieu
merci, il níÈtait que temps de ne plus condescendre ‡ la promiscuitÈ
avec cette infamie, avec ces ordures.ª
Mais, comme les vertus quíil attribuait tantÙt encore aux Verdurin,
níauraient pas suffi, mÍme síils les avaient vraiment possÈdÈes, mais
síils níavaient pas favorisÈ et protÈgÈ son amour, ‡ provoquer chez
Swann cette ivresse o? il síattendrissait sur leur magnanimitÈ et qui,
mÍme propagÈe ‡ travers díautres personnes, ne pouvait lui venir que
díOdette,óde mÍme, líimmoralitÈ, e?t-elle ÈtÈ rÈelle, quíil trouvait
aujourdíhui aux Verdurin aurait ÈtÈ impuissante, síils níavaient pas
invitÈ Odette avec Forcheville et sans lui, ‡ dÈchaÓner son
indignation et ‡ lui faire flÈtrir ´leur infamieª. Et sans doute la
voix de Swann Ètait plus clairvoyante que lui-mÍme, quand elle se
refusait ‡ prononcer ces mots pleins de dÈgo?t pour le milieu Verdurin
et de la joie díen avoir fini avec lui, autrement que sur un ton
factice et comme síils Ètaient choisis plutÙt pour assouvir sa colËre
que pour exprimer sa pensÈe. Celle-ci, en effet, pendant quíil se
livrait ‡ ces invectives, Ètait probablement, sans quíil síen aperÁ?t,
occupÈe díun objet tout ‡ fait diffÈrent, car une fois arrivÈ chez
lui, ‡ peine eut-il refermÈ la porte cochËre, que brusquement il se
page 408 / 601
frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en síÈcriant díune
voix naturelle cette fois: ´Je crois que jíai trouvÈ le moyen de me
faire inviter demain au dÓner de Chatou!ª Mais le moyen devait Ítre
mauvais, car Swann ne fut pas invitÈ: le docteur Cottard qui, appelÈ
en province pour un cas grave, níavait pas vu les Verdurin depuis
plusieurs jours et níavait pu aller ‡ Chatou, dit, le lendemain de ce
dÓner, en se mettant ‡ table chez eux:
ó´Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien
ce quíon appelle un ami personnel du...ª
ó´Mais jíespËre bien que non! síÈcria Mme Verdurin, Dieu nous en
prÈserve, il est assommant, bÍte et mal ÈlevÈ.ª
Cottard ‡ ces mots manifesta en mÍme temps son Ètonnement et sa
soumission, comme devant une vÈritÈ contraire ‡ tout ce quíil avait
cru jusque-l‡, mais díune Èvidence irrÈsistible; et, baissant díun air
Èmu et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de rÈpondre:
´Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!ª en traversant ‡ reculons, dans sa retraite
repliÈe en bon ordre jusquíau fond de lui-mÍme, le long díune gamme
descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question
de Swann chez les Verdurin.
Alors ce salon qui avait rÈuni Swann et Odette devint un obstacle ‡
leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de
leur amour: ´Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un
page 409 / 601
souper chez les Verdurin.ª Mais: ´Nous ne pourrons pas nous voir
demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Ou bien les Verdurin
devaient líemmener ‡ líOpÈra-Comique voir ´Une nuit de ClÈop‚treª et
Swann lisait dans les yeux díOdette cet effroi quíil lui demand‚t de
níy pas aller, que naguËre il níaurait pu se retenir de baiser au
passage sur le visage de sa maÓtresse, et qui maintenant líexaspÈrait.
´Ce níest pas de la colËre, pourtant, se disait-il ‡ lui-mÍme, que
jíÈprouve en voyant líenvie quíelle a díaller picorer dans cette
musique stercoraire. Cíest du chagrin, non pas certes pour moi, mais
pour elle; du chagrin de voir quíaprËs avoir vÈcu plus de six mois en
contact quotidien avec moi, elle nía pas su devenir assez une autre
pour Èliminer spontanÈment Victor MassÈ! Surtout pour ne pas Ítre
arrivÈe ‡ comprendre quíil y a des soirs o? un Ítre díune essence un
peu dÈlicate doit savoir renoncer ‡ un plaisir, quand on le lui
demande. Elle devrait savoir dire ´je níirai pasª, ne f?t-ce que par
intelligence, puisque cíest sur sa rÈponse quíon classera une fois
pour toutes sa qualitÈ dí‚me. ´Et síÈtant persuadÈ ‡ lui-mÍme que
cíÈtait seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus
favorable sur la valeur spirituelle díOdette quíil dÈsirait que ce
soir-l‡ elle rest‚t avec lui au lieu díaller ‡ líOpÈra-Comique, il lui
tenait le mÍme raisonnement, au mÍme degrÈ díinsincÈritÈ quí‡
soi-mÍme, et mÍme, ‡ un degrÈ de plus, car alors il obÈissait aussi au
dÈsir de la prendre par líamour-propre.
óJe te jure, lui disait-il, quelques instants avant quíelle partÓt
pour le thÈ‚tre, quíen te demandant de ne pas sortir, tous mes
souhaits, si jíÈtais ÈgoÔste, seraient pour que tu me refuses, car
page 410 / 601
jíai mille choses ‡ faire ce soir et je me trouverai moi-mÍme pris au
piËge et bien ennuyÈ si contre toute attente tu me rÈponds que tu
níiras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je
dois penser ‡ toi. Il peut venir un jour o? me voyant ‡ jamais dÈtachÈ
de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas tíavoir avertie
dans les minutes dÈcisives o? je sentais que jíallais porter sur toi
un de ces jugements sÈvËres auxquels líamour ne rÈsiste pas longtemps.
Vois-tu, ´Une nuit de ClÈop‚treª (quel titre!) níest rien dans la
circonstance. Ce quíil faut savoir cíest si vraiment tu es cet Ítre
qui est au dernier rang de líesprit, et mÍme du charme, líÍtre
mÈprisable qui níest pas capable de renoncer ‡ un plaisir. Alors, si
tu es cela, comment pourrait-on tíaimer, car tu níes mÍme pas une
personne, une crÈature dÈfinie, imparfaite, mais du moins perfectible?
Tu es une eau informe qui coule selon la pente quíon lui offre, un
poisson sans mÈmoire et sans rÈflexion qui tant quíil vivra dans son
aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage quíil
continuera ‡ prendre pour de líeau. Comprends-tu que ta rÈponse, je ne
dis pas aura pour effet que je cesserai de tíaimer immÈdiatement, bien
entendu, mais te rendra moins sÈduisante ‡ mes yeux quand je
comprendrai que tu níes pas une personne, que tu es au-dessous de
toutes les choses et ne sais te placer au-dessus díaucune? …videmment
jíaurais mieux aimÈ te demander comme une chose sans importance, de
renoncer ‡ ´Une nuit de ClÈop‚treª (puisque tu míobliges ‡ me souiller
les lËvres de ce nom abject) dans líespoir que tu irais cependant.
Mais, dÈcidÈ ‡ tenir un tel compte, ‡ tirer de telles consÈquences de
ta rÈponse, jíai trouvÈ plus loyal de tíen prÈvenir.ª
page 411 / 601
Odette depuis un moment donnait des signes díÈmotion et díincertitude.
A dÈfaut du sens de ce discours, elle comprenait quíil pouvait rentrer
dans le genre commun des ´laÔusª, et scËnes de reproches ou de
supplications dont líhabitude quíelle avait des hommes lui permettait
sans síattacher aux dÈtails des mots, de conclure quíils ne les
prononceraient pas síils níÈtaient pas amoureux, que du moment quíils
Ètaient amoureux, il Ètait inutile de leur obÈir, quíils ne le
seraient que plus aprËs. Aussi aurait-elle ÈcoutÈ Swann avec le plus
grand calme si elle níavait vu que líheure passait et que pour peu
quíil parl‚t encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit
avec un sourire tendre, obstinÈ et confus, ´finir par manquer
líOuverture!ª
Díautres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait quíil
cesserait de líaimer, cíest quíelle ne voul?t pas renoncer ‡ mentir.
´MÍme au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne
comprends-tu donc pas combien tu perds de ta sÈduction en tíabaissant
‡ mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter!
Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!ª Mais cíest
en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons quíelle avait
de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un systËme
gÈnÈral du mensonge; mais Odette níen possÈdait pas; elle se
contentait seulement, dans chaque cas o? elle voulait que Swann
ignor‚t quelque chose quíelle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi
le mensonge Ètait pour elle un expÈdient díordre particulier; et ce
qui seul pouvait dÈcider si elle devait síen servir ou avouer la
vÈritÈ, cíÈtait une raison díordre particulier aussi, la chance plus
page 412 / 601
ou moins grande quíil y avait pour que Swann p?t dÈcouvrir quíelle
níavait pas dit la vÈritÈ.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle Èpaississait;
et le charme expressif et dolent, les regards ÈtonnÈs et rÍveurs
quíelle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa premiËre
jeunesse. De sorte quíelle Ètait devenue si chËre ‡ Swann au moment
pour ainsi dire o? il la trouvait prÈcisÈment bien moins jolie. Il la
regardait longuement pour t‚cher de ressaisir le charme quíil lui
avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette
chrysalide nouvelle, cíÈtait toujours Odette qui vivait, toujours la
mÍme volontÈ fugace, insaisissable et sournoise, suffisait ‡ Swann
pour quíil continu‚t de mettre la mÍme passion ‡ chercher ‡ la capter.
Puis il regardait des photographies díil y avait deux ans, il se
rappelait comme elle avait ÈtÈ dÈlicieuse. Et cela le consolait un peu
de se donner tant de mal pour elle.
Quand les Verdurin líemmenaient ‡ Saint-Germain, ‡ Chatou, ‡ Meulan,
souvent, si cíÈtait dans la belle saison, ils proposaient, sur place,
de rester ‡ coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin
cherchait ‡ apaiser les scrupules du pianiste dont la tante Ètait
restÈe ‡ Paris.
óElle sera enchantÈe díÍtre dÈbarrassÈe de vous pour un jour. Et
comment síinquiÈterait-elle, elle vous sait avec nous? díailleurs je
prends tout sous mon bonnet.
page 413 / 601
Mais si elle níy rÈussissait pas, M. Verdurin partait en campagne,
trouvait un bureau de tÈlÈgraphe ou un messager et síinformait de ceux
des fidËles qui avaient quelquíun ‡ faire prÈvenir. Mais Odette le
remerciait et disait quíelle níavait de dÈpÍche ‡ faire pour personne,
car elle avait dit ‡ Swann une fois pour toutes quíen lui en envoyant
une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois cíÈtait pour
plusieurs jours quíelle síabsentait, les Verdurin líemmenaient voir
les tombeaux de Dreux, ou ‡ CompiËgne admirer, sur le conseil du
peintre, des couchers de soleil en forÍt et on poussait jusquíau
ch‚teau de Pierrefonds.
ó´Penser quíelle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai
ÈtudiÈ líarchitecture pendant dix ans et qui suis tout le temps
suppliÈ de mener ‡ Beauvais ou ‡ Saint-Loup-de-Naud des gens de la
plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et quí‡ la place elle
va avec les derniËres des brutes síextasier successivement devant les
dÈjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me
semble quíil níy a pas besoin díÍtre artiste pour cela et que, mÍme
sans flair particuliËrement fin, on ne choisit pas díaller
villÈgiaturer dans des latrines pour Ítre plus ‡ portÈe de respirer
des excrÈments.ª
Mais quand elle Ètait partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,óhÈlas,
sans lui permettre díy aller, comme par hasard, de son cÙtÈ, car ´cela
ferait un effet dÈplorableª, disait-elle,óil se plongeait dans le plus
page 414 / 601
enivrant des romans díamour, líindicateur des chemins de fer, qui lui
apprenait les moyens de la rejoindre, líaprËs-midi, le soir, ce matin
mÍme! Le moyen? presque davantage: líautorisation. Car enfin
líindicateur et les trains eux-mÍmes níÈtaient pas faits pour des
chiens. Si on faisait savoir au public, par voie díimprimÈs, quí‡ huit
heures du matin partait un train qui arrivait ‡ Pierrefonds ‡ dix
heures, cíest donc quíaller ‡ Pierrefonds Ètait un acte licite, pour
lequel la permission díOdette Ètait superflue; et cíÈtait aussi un
acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le dÈsir de rencontrer
Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas líaccomplissaient
chaque jour, en assez grand nombre pour que cela val?t la peine de
faire chauffer des locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de mÍme pas líempÍcher díaller ‡
Pierrefonds síil en avait envie! Or, justement, il sentait quíil en
avait envie, et que síil níavait pas connu Odette, certainement il y
serait allÈ. Il y avait longtemps quíil voulait se faire une idÈe plus
prÈcise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps
quíil faisait, il Èprouvait líimpÈrieux dÈsir díune promenade dans la
forÍt de CompiËgne.
Ce níÈtait vraiment pas de chance quíelle lui dÈfendÓt le seul endroit
qui le tentait aujourdíhui. Aujourdíhui! Síil y allait, malgrÈ son
interdiction, il pourrait la voir aujourdíhui mÍme! Mais, alors que,
si elle e?t retrouvÈ ‡ Pierrefonds quelque indiffÈrent, elle lui e?t
dit joyeusement: ´Tiens, vous ici!ª, et lui aurait demandÈ díaller la
voir ‡ líhÙtel o? elle Ètait descendue avec les Verdurin, au contraire
page 415 / 601
si elle líy rencontrait, lui, Swann, elle serait froissÈe, elle se
dirait quíelle Ètait suivie, elle líaimerait moins, peut-Ítre se
dÈtournerait-elle avec colËre en líapercevant. ´Alors, je níai plus le
droit de voyager!ª, lui dirait-elle au retour, tandis quíen somme
cíÈtait lui quiníavait plus le droit de voyager!
Il avait eu un moment líidÈe, pour pouvoir aller ‡ CompiËgne et ‡
Pierrefonds sans avoir líair que ce f?t pour rencontrer Odette, de síy
faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait
un ch‚teau dans le voisinage. Celui-ci, ‡ qui il avait fait part de
son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et
síÈmerveillait que Swann, pour la premiËre fois depuis quinze ans,
consentÓt enfin ‡ venir voir sa propriÈtÈ et, quoiquíil ne voulait pas
síy arrÍter, lui avait-il dit, lui promÓt du moins de faire ensemble
des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann
síimaginait dÈj‡ l‡-bas avec M. de Forestelle. MÍme avant díy voir
Odette, mÍme síil ne rÈussissait pas ‡ líy voir, quel bonheur il
aurait ‡ mettre le pied sur cette terre o? ne sachant pas líendroit
exact, ‡ tel moment, de sa prÈsence, il sentirait palpiter partout la
possibilitÈ de sa brusque apparition: dans la cour du ch‚teau, devenu
beau pour lui parce que cíÈtait ‡ cause díelle quíil Ètait allÈ le
voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque;
sur chaque route de la forÍt, rosÈe par un couchant profond et
tendre;óasiles innombrables et alternatifs, o? venait simultanÈment se
rÈfugier, dans líincertaine ubiquitÈ de ses espÈrances, son cúur
heureux, vagabond et multipliÈ. ´Surtout, dirait-il ‡ M. de
Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin;
page 416 / 601
je viens díapprendre quíils sont justement aujourdíhui ‡ Pierrefonds.
On a assez le temps de se voir ‡ Paris, ce ne serait pas la peine de
le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.ª
Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois l‡-bas il changerait
vingt fois de projets, inspecterait les salles ‡ manger de tous les
hÙtels de CompiËgne sans se dÈcider ‡ síasseoir dans aucune de celles
o? pourtant on níavait pas vu trace de Verdurin, ayant líair de
rechercher ce quíil disait vouloir fuir et du reste le fuyant dËs
quíil líaurait trouvÈ, car síil avait rencontrÈ le petit groupe, il
síen serait ÈcartÈ avec affectation, content díavoir vu Odette et
quíelle líe?t vu, surtout quíelle líe?t vu ne se souciant pas díelle.
Mais non, elle devinerait bien que cíÈtait pour elle quíil Ètait l‡.
Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui
disait: ´HÈlas! non, je ne peux pas aller aujourdíhui ‡ Pierrefonds,
Odette y est justement.ª Et Swann Ètait heureux malgrÈ tout de sentir
que, si seul de tous les mortels il níavait pas le droit en ce jour
díaller ‡ Pierrefonds, cíÈtait parce quíil Ètait en effet pour Odette
quelquíun de diffÈrent des autres, son amant, et que cette restriction
apportÈe pour lui au droit universel de libre circulation, níÈtait
quíune des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui Ètait si
cher. DÈcidÈment il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec
elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journÈes penchÈ
sur une carte de la forÍt de CompiËgne comme si Áíavait ÈtÈ la carte
du Tendre, síentourait de photographies du ch‚teau de Pierrefonds. DÈs
que venait le jour o? il Ètait possible quíelle revÓnt, il rouvrait
líindicateur, calculait quel train elle avait d? prendre, et si elle
síÈtait attardÈe, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de
peur de manquer une dÈpÍche, ne se couchait pas, pour le cas o?,
page 417 / 601
revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise
de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner ‡
la porte cochËre, il lui semblait quíon tardait ‡ ouvrir, il voulait
Èveiller le concierge, se mettait ‡ la fenÍtre pour appeler Odette si
cíÈtait elle, car malgrÈ les recommandations quíil Ètait descendu
faire plus de dix fois lui-mÍme, on Ètait capable de lui dire quíil
níÈtait pas l‡. CíÈtait un domestique qui rentrait. Il remarquait le
vol incessant des voitures qui passaient, auquel il níavait jamais
fait attention autrefois. Il Ècoutait chacune venir au loin,
síapprocher, dÈpasser sa porte sans síÍtre arrÍtÈe et porter plus loin
un message qui níÈtait pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien
inutilement, car les Verdurin ayant avancÈ leur retour, Odette Ètait ‡
Paris depuis midi; elle níavait pas eu líidÈe de líen prÈvenir; ne
sachant que faire elle avait ÈtÈ passer sa soirÈe seule au thÈ‚tre et
il y avait longtemps quíelle Ètait rentrÈe se coucher et dormait.
Cíest quíelle níavait mÍme pas pensÈ ‡ lui. Et de tels moments o? elle
oubliait jusquí‡ líexistence de Swann Ètaient plus utiles ‡ Odette,
servaient mieux ‡ lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car
ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait dÈj‡ ÈtÈ
assez puissante pour faire Èclore son amour le soir o? il níavait pas
trouvÈ Odette chez les Verdurin et líavait cherchÈe toute la soirÈe.
Et il níavait pas, comme jíeus ‡ Combray dans mon enfance, des
journÈes heureuses pendant lesquelles síoublient les souffrances qui
renaÓtront le soir. Les journÈes, Swann les passait sans Odette; et
par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir
ainsi seule dans Paris Ètait aussi imprudent que de poser un Ècrin
page 418 / 601
plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il síindignait contre tous
les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage
collectif et informe Èchappant ‡ son imagination ne nourrissait pas sa
jalousie. Il fatiguait la pensÈe de Swann, lequel, se passant la main
sur les yeux, síÈcriait: ´A la gr‚ce de Dieuª, comme ceux qui aprËs
síÍtre acharnÈs ‡ Ètreindre le problËme de la rÈalitÈ du monde
extÈrieur ou de líimmortalitÈ de lí‚me accordent la dÈtente díun acte
de foi ‡ leur cerveau lassÈ. Mais toujours la pensÈe de líabsente
Ètait indissolublement mÍlÈe aux actes les plus simples de la vie de
Swann,ódÈjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher,ópar la
tristesse mÍme quíil avait ‡ les accomplir sans elle, comme ces
initiales de Philibert le Beau que dans líÈglise de Brou, ‡ cause du
regret quíelle avait de lui, Marguerite díAutriche entrelaÁa partout
aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait
prendre son dÈjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait
apprÈciÈ autrefois la bonne cuisine et o? maintenant il níallait plus
que pour une de ces raisons, ‡ la fois mystiques et saugrenues, quíon
appelle romanesques; cíest que ce restaurant (lequel existe encore)
portait le mÍme nom que la rue habitÈe par Odette: LapÈrouse.
Quelquefois, quand elle avait fait un court dÈplacement ce níest
quíaprËs plusieurs jours quíelle songeait ‡ lui faire savoir quíelle
Ètait revenue ‡ Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus
prendre comme autrefois la prÈcaution de se couvrir ‡ tout hasard díun
petit morceau empruntÈ ‡ la vÈritÈ, quíelle venait díy rentrer ‡
líinstant mÍme par le train du matin. Ces paroles Ètaient mensongËres;
du moins pour Odette elles Ètaient mensongËres, inconsistantes,
níayant pas, comme si elles avaient ÈtÈ vraies, un point díappui dans
le souvenir de son arrivÈe ‡ la gare; mÍme elle Ètait empÍchÈe de se
page 419 / 601
les reprÈsenter au moment o? elle les prononÁait, par líimage
contradictoire de ce quíelle avait fait de tout diffÈrent au moment o?
elle prÈtendait Ítre descendue du train. Mais dans líesprit de Swann
au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient
síincruster et prendre líinamovibilitÈ díune vÈritÈ si indubitable que
si un ami lui disait Ítre venu par ce train et ne pas avoir vu Odette
il Ètait persuadÈ que cíÈtait líami qui se trompait de jour ou díheure
puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles díOdette.
Celles-ci ne lui eussent paru mensongËres que síil síÈtait díabord
dÈfiÈ quíelles le fussent. Pour quíil cr?t quíelle mentait, un soupÁon
prÈalable Ètait une condition nÈcessaire. CíÈtait díailleurs aussi une
condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait
suspect. Líentendait-il citer un nom, cíÈtait certainement celui díun
de ses amants; une fois cette supposition forgÈe, il passait des
semaines ‡ se dÈsoler; il síaboucha mÍme une fois avec une agence de
renseignements pour savoir líadresse, líemploi du temps de líinconnu
qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et
dont il finit par apprendre que cíÈtait un oncle díOdette mort depuis
vingt ans.
Bien quíelle ne lui permÓt pas en gÈnÈral de la rejoindre dans des
lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une
soirÈe o? il Ètait invitÈ comme elle,óchez Forcheville, chez le
peintre, ou ‡ un bal de charitÈ dans un ministËre,óil se trouv‚t en
mÍme temps quíelle. Il la voyait mais níosait pas rester de peur de
líirriter en ayant líair díÈpier les plaisirs quíelle prenait avec
díautres et quiótandis quíil rentrait solitaire, quíil allait se
page 420 / 601
coucher anxieux comme je devais líÍtre moi-mÍme quelques annÈes plus
tard les soirs o? il viendrait dÓner ‡ la maison, ‡ Combrayólui
semblaient illimitÈs parce quíil níen avait pas vu la fin. Et une fois
ou deux il connut par de tels soirs de ces joies quíon serait tentÈ,
si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de
líinquiÈtude brusquement arrÍtÈe, díappeler des joies calmes, parce
quíelles consistent en un apaisement: il Ètait allÈ passer un instant
‡ un raout chez le peintre et síapprÍtait ‡ le quitter; il y laissait
Odette muÈe en une brillante ÈtrangËre, au milieu díhommes ‡ qui ses
regards et sa gaietÈ qui níÈtaient pas pour lui, semblaient parler de
quelque voluptÈ, qui serait go?tÈe l‡ ou ailleurs (peut-Ítre au ´Bal
des IncohÈrentsª o? il tremblait quíelle níall‚t ensuite) et qui
causait ‡ Swann plus de jalousie que líunion charnelle mÍme parce
quíil líimaginait plus difficilement; il Ètait dÈj‡ prÍt ‡ passer la
porte de líatelier quand il síentendait rappeler par ces mots (qui en
retranchant de la fÍte cette fin qui líÈpouvantait, la lui rendaient
rÈtrospectivement innocente, faisaient du retour díOdette une chose
non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui
tiendrait ‡ cÙtÈ de lui, pareille ‡ un peu de sa vie de tous les
jours, dans sa voiture, et dÈpouillait Odette elle-mÍme de son
apparence trop brillante et gaie, montraient que ce níÈtait quíun
dÈguisement quíelle avait revÍtu un moment, pour lui-mÍme, non en vue
de mystÈrieux plaisirs, et duquel elle Ètait dÈj‡ lasse), par ces mots
quíOdette lui jetait, comme il Ètait dÈj‡ sur le seuil: ´Vous ne
voudriez pas míattendre cinq minutes, je vais partir, nous
reviendrions ensemble, vous me ramËneriez chez moi.ª
page 421 / 601
Il est vrai quíun jour Forcheville avait demandÈ ‡ Ítre ramenÈ en mÍme
temps, mais comme, arrivÈ devant la porte díOdette il avait sollicitÈ
la permission díentrer aussi, Odette lui avait rÈpondu en montrant
Swann: ´Ah! cela dÈpend de ce monsieur-l‡, demandez-lui. Enfin, entrez
un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous
prÈviens quíil aime causer tranquillement avec moi, et quíil níaime
pas beaucoup quíil y ait des visites quand il vient. Ah! si vous
connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais; níest-ce pas, my
love, il níy a que moi qui vous connaisse bien?ª
Et Swann Ètait peut-Ítre encore plus touchÈ de la voir ainsi lui
adresser en prÈsence de Forcheville, non seulement ces paroles de
tendresse, de prÈdilection, mais encore certaines critiques comme: ´Je
suis s?re que vous níavez pas encore rÈpondu ‡ vos amis pour votre
dÓner de dimanche. Níy allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au
moins poliª, ou: ´Avez-vous laissÈ seulement ici votre essai sur Ver
Meer pour pouvoir líavancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous
ferai travailler, moi!ª qui prouvaient quíOdette se tenait au courant
de ses invitations dans le monde et de ses Ètudes díart, quíils
avaient bien une vie ‡ eux deux. Et en disant cela elle lui adressait
un sourire au fond duquel il la sentait toute ‡ lui.
Alors ‡ ces moments-l‡, pendant quíelle leur faisait de líorangeade,
tout díun coup, comme quand un rÈflecteur mal rÈglÈ díabord promËne
autour díun objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui
viennent ensuite se replier et síanÈantir en lui, toutes les idÈes
terribles et mouvantes quíil se faisait díOdette síÈvanouissaient,
page 422 / 601
rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le
brusque soupÁon que cette heure passÈe chez Odette, sous la lampe,
níÈtait peut-Ítre pas une heure factice, ‡ son usage ‡ lui (destinÈe ‡
masquer cette chose effrayante et dÈlicieuse ‡ laquelle il pensait
sans cesse sans pouvoir bien se la reprÈsenter, une heure de la vraie
vie díOdette, de la vie díOdette quand lui níÈtait pas l‡), avec des
accessoires de thÈ‚tre et des fruits de carton, mais Ètait peut-Ítre
une heure pour de bon de la vie díOdette, que síil níavait pas ÈtÈ l‡
elle e?t avancÈ ‡ Forcheville le mÍme fauteuil et lui e?t versÈ non un
breuvage inconnu, mais prÈcisÈment cette orangeade; que le monde
habitÈ par Odette níÈtait pas cet autre monde effroyable et surnaturel
o? il passait son temps ‡ la situer et qui níexistait peut-Ítre que
dans son imagination, mais líunivers rÈel, ne dÈgageant aucune
tristesse spÈciale, comprenant cette table o? il allait pouvoir Ècrire
et cette boisson ‡ laquelle il lui serait permis de go?ter, tous ces
objets quíil contemplait avec autant de curiositÈ et díadmiration que
de gratitude, car si en absorbant ses rÍves ils líen avaient dÈlivrÈ,
eux en revanche, síen Ètaient enrichis, ils lui en montraient la
rÈalisation palpable, et ils intÈressaient son esprit, ils prenaient
du relief devant ses regards, en mÍme temps quíils tranquillisaient
son cúur. Ah! si le destin avait permis quíil p?t níavoir quíune seule
demeure avec Odette et que chez elle il f?t chez lui, si en demandant
au domestique ce quíil y avait ‡ dÈjeuner cíe?t ÈtÈ le menu díOdette
quíil avait appris en rÈponse, si quand Odette voulait aller le matin
se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari líavait
obligÈ, níe?t-il pas envie de sortir, ‡ líaccompagner, portant son
manteau quand elle avait trop chaud, et le soir aprËs le dÓner si elle
avait envie de rester chez elle en dÈshabillÈ, síil avait ÈtÈ forcÈ de
page 423 / 601
rester l‡ prËs díelle, ‡ faire ce quíelle voudrait; alors combien tous
les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au
contraire parce quíils auraient en mÍme temps fait partie de la vie
díOdette auraient pris, mÍme les plus familiers,óet comme cette lampe,
cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rÍve, qui
matÈrialisaient tant de dÈsiróune sorte de douceur surabondante et de
densitÈ mystÈrieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce quíil regrettait ainsi cíÈtait un
calme, une paix qui níauraient pas ÈtÈ pour son amour une atmosphËre
favorable. Quand Odette cesserait díÍtre pour lui une crÈature
toujours absente, regrettÈe, imaginaire, quand le sentiment quíil
aurait pour elle ne serait plus ce mÍme trouble mystÈrieux que lui
causait la phrase de la sonate, mais de líaffection, de la
reconnaissance quand síÈtabliraient entre eux des rapports normaux qui
mettraient fin ‡ sa folie et ‡ sa tristesse, alors sans doute les
actes de la vie díOdette lui paraÓtraient peu intÈressants en
eux-mÍmesócomme il avait dÈj‡ eu plusieurs fois le soupÁon quíils
Ètaient, par exemple le jour o? il avait lu ‡ travers líenveloppe la
lettre adressÈe ‡ Forcheville. ConsidÈrant son mal avec autant de
sagacitÈ que síil se líÈtait inoculÈ pour en faire líÈtude, il se
disait que, quand il serait guÈri, ce que pourrait faire Odette lui
serait indiffÈrent. Mais du sein de son Ètat morbide, ‡ vrai dire, il
redoutait ‡ líÈgal de la mort une telle guÈrison, qui e?t ÈtÈ en effet
la mort de tout ce quíil Ètait actuellement.
AprËs ces tranquilles soirÈes, les soupÁons de Swann Ètaient calmÈs;
page 424 / 601
il bÈnissait Odette et le lendemain, dËs le matin, il faisait envoyer
chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontÈs de la veille
avaient excitÈ ou sa gratitude, ou le dÈsir de les voir se renouveler,
ou un paroxysme díamour qui avait besoin de se dÈpenser.
Mais, ‡ díautres moments, sa douleur le reprenait, il síimaginait
quíOdette Ètait la maÓtresse de Forcheville et que quand tous deux
líavaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la
fÍte de Chatou o? il níavait pas ÈtÈ invitÈ, la prier vainement, avec
cet air de dÈsespoir quíavait remarquÈ jusquí‡ son cocher, de revenir
avec lui, puis síen retourner de son cÙtÈ, seul et vaincu, elle avait
d? avoir pour le dÈsigner ‡ Forcheville et lui dire: ´Hein! ce quíil
rage!ª les mÍmes regards, brillants, malicieux, abaissÈs et sournois,
que le jour o? celui-ci avait chassÈ Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la dÈtestait. ´Mais aussi, je suis trop bÍte, se
disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera
tout de mÍme bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la
corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas,
renonÁons provisoirement aux gentillesses supplÈmentaires! Penser que
pas plus tard quíhier, comme elle disait avoir envie díassister ‡ la
saison de Bayreuth, jíai eu la bÍtise de lui proposer de louer un des
jolis ch‚teaux du roi de BaviËre pour nous deux dans les environs. Et
díailleurs elle nía pas paru plus ravie que cela, elle nía encore dit
ni oui ni non; espÈrons quíelle refusera, grand Dieu! Entendre du
Wagner pendant quinze jours avec elle qui síen soucie comme un poisson
díune pomme, ce serait gai!ª Et sa haine, tout comme son amour, ayant
page 425 / 601
besoin de se manifester et díagir, il se plaisait ‡ pousser de plus en
plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, gr‚ce aux perfidies
quíil prÍtait ‡ Odette, il la dÈtestait davantage et pourrait sióce
quíil cherchait ‡ se figureróelles se trouvaient Ítre vraies, avoir
une occasion de la punir et díassouvir sur elle sa rage grandissante.
Il alla ainsi jusquí‡ supposer quíil allait recevoir une lettre díelle
o? elle lui demanderait de líargent pour louer ce ch‚teau prËs de
Bayreuth, mais en le prÈvenant quíil níy pourrait pas venir, parce
quíelle avait promis ‡ Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah!
comme il e?t aimÈ quíelle p?t avoir cette audace. Quelle joie il
aurait ‡ refuser, ‡ rÈdiger la rÈponse vengeresse dont il se
complaisait ‡ choisir, ‡ Ènoncer tout haut les termes, comme síil
avait reÁu la lettre en rÈalitÈ.
Or, cíest ce qui arriva le lendemain mÍme. Elle lui Ècrivit que les
Verdurin et leurs amis avaient manifestÈ le dÈsir díassister ‡ ces
reprÈsentations de Wagner et que, síil voulait bien lui envoyer cet
argent, elle aurait enfin, aprËs avoir ÈtÈ si souvent reÁue chez eux,
le plaisir de les inviter ‡ son tour. De lui, elle ne disait pas un
mot, il Ètait sous-entendu que leur prÈsence excluait la sienne.
Alors cette terrible rÈponse dont il avait arrÍtÈ chaque mot la veille
sans oser espÈrer quíelle pourrait servir jamais il avait la joie de
la lui faire porter. HÈlas! il sentait bien quíavec líargent quíelle
avait, ou quíelle trouverait facilement, elle pourrait tout de mÍme
louer ‡ Bayreuth puisquíelle en avait envie, elle qui níÈtait pas
capable de faire de diffÈrence entre Bach et Clapisson. Mais elle y
page 426 / 601
vivrait malgrÈ tout plus chichement. Pas moyen comme síil lui e?t
envoyÈ cette fois quelques billets de mille francs, díorganiser chaque
soir, dans un ch‚teau, de ces soupers fins aprËs lesquels elle se
serait peut-Ítre passÈ la fantaisie,óquíil Ètait possible quíelle
níe?t jamais eue encoreó, de tomber dans les bras de Forcheville. Et
puis du moins, ce voyage dÈtestÈ, ce níÈtait pas lui, Swann, qui le
paierait!óAh! síil avait pu líempÍcher, si elle avait pu se fouler le
pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui líemmËnerait ‡ la
gare avait consenti, ‡ níimporte quel prix, ‡ la conduire dans un lieu
o? elle f?t restÈe quelque temps sÈquestrÈe, cette femme perfide, aux
yeux ÈmaillÈs par un sourire de complicitÈ adressÈ ‡ Forcheville,
quíOdette Ètait pour Swann depuis quarante-huit heures.
Mais elle ne líÈtait jamais pour trËs longtemps; au bout de quelques
jours le regard luisant et fourbe perdait de son Èclat et de sa
duplicitÈ, cette image díune Odette exÈcrÈe disant ‡ Forcheville: ´Ce
quíil rage!ª commenÁait ‡ p‚lir, ‡ síeffacer. Alors, progressivement
reparaissait et síÈlevait en brillant doucement, le visage de líautre
Odette, de celle qui adressait aussi un sourire ‡ Forcheville, mais un
sourire o? il níy avait pour Swann que de la tendresse, quand elle
disait: ´Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-l‡ níaime pas
beaucoup que jíaie des visites quand il a envie díÍtre auprËs de moi.
Ah! si vous connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais!ª, ce
mÍme sourire quíelle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa
dÈlicatesse quíelle prisait si fort, de quelque conseil quíelle lui
avait demandÈ dans une de ces circonstances graves o? elle níavait
confiance quíen lui.
page 427 / 601
Alors, ‡ cette Odette-l‡, il se demandait comment il avait pu Ècrire
cette lettre outrageante dont sans doute jusquíici elle ne líe?t pas
cru capable, et qui avait d? le faire descendre du rang ÈlevÈ, unique,
que par sa bontÈ, sa loyautÈ, il avait conquis dans son estime. Il
allait lui devenir moins cher, car cíÈtait pour ces qualitÈs-l‡,
quíelle ne trouvait ni ‡ Forcheville ni ‡ aucun autre, quíelle
líaimait. CíÈtait ‡ cause díelles quíOdette lui tÈmoignait si souvent
une gentillesse quíil comptait pour rien au moment o? il Ètait jaloux,
parce quíelle níÈtait pas une marque de dÈsir, et prouvait mÍme plutÙt
de líaffection que de líamour, mais dont il recommenÁait ‡ sentir
líimportance au fur et ‡ mesure que la dÈtente spontanÈe de ses
soupÁons, souvent accentuÈe par la distraction que lui apportait une
lecture díart ou la conversation díun ami, rendait sa passion moins
exigeante de rÈciprocitÈs.
Maintenant quíaprËs cette oscillation, Odette Ètait naturellement
revenue ‡ la place dío? la jalousie de Swann líavait un moment
ÈcartÈe, dans líangle o? il la trouvait charmante, il se la figurait
pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi,
quíil ne pouvait síempÍcher díavancer les lËvres vers elle comme si
elle avait ÈtÈ l‡ et quíil e?t pu líembrasser; et il lui gardait de ce
regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait
de líavoir rÈellement et si cela níe?t pas ÈtÈ seulement son
imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction ‡ son
dÈsir.
page 428 / 601
Comme il avait d? lui faire de la peine! Certes il trouvait des
raisons valables ‡ son ressentiment contre elle, mais elles níauraient
pas suffi ‡ le lui faire Èprouver síil ne líavait pas autant aimÈe.
Níavait-il pas eu des griefs aussi graves contre díautres femmes,
auxquelles il e?t nÈanmoins volontiers rendu service aujourdíhui,
Ètant contre elles sans colËre parce quíil ne les aimait plus. Síil
devait jamais un jour se trouver dans le mÍme Ètat díindiffÈrence
vis-‡-vis díOdette, il comprendrait que cíÈtait sa jalousie seule qui
lui avait fait trouver quelque chose díatroce, díimpardonnable, ‡ ce
dÈsir, au fond si naturel, provenant díun peu díenfantillage et aussi
díune certaine dÈlicatesse dí‚me, de pouvoir ‡ son tour, puisquíune
occasion síen prÈsentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer ‡
la maÓtresse de maison.
Il revenait ‡ ce point de vueóopposÈ ‡ celui de son amour et de sa
jalousie et auquel il se plaÁait quelquefois par une sorte díÈquitÈ
intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilitÈsódío? il
essayait de juger Odette comme síil ne líavait pas aimÈe, comme si
elle Ètait pour lui une femme comme les autres, comme si la vie
díOdette níavait pas ÈtÈ, dËs quíil níÈtait plus l‡, diffÈrente,
tramÈe en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire quíelle go?terait l‡-bas avec Forcheville ou avec
díautres des plaisirs enivrants quíelle níavait pas connus auprËs de
lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes piËces? A Bayreuth
comme ‡ Paris, síil arrivait que Forcheville pens‚t ‡ lui ce níe?t pu
page 429 / 601
Ítre que comme ‡ quelquíun qui comptait beaucoup dans la vie díOdette,
‡ qui il Ètait obligÈ de cÈder la place, quand ils se rencontraient
chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient díÍtre l‡-bas malgrÈ
lui, cíest lui qui líaurait voulu en cherchant inutilement ‡
líempÍcher díy aller, tandis que síil avait approuvÈ son projet,
díailleurs dÈfendable, elle aurait eu líair díÍtre l‡-bas díaprËs son
avis, elle síy serait sentie envoyÈe, logÈe par lui, et le plaisir
quíelle aurait ÈprouvÈ ‡ recevoir ces gens qui líavaient tant reÁue,
cíest ‡ Swann quíelle en aurait su grÈ.
Et,óau lieu quíelle allait partir brouillÈe avec lui, sans líavoir
revuó, síil lui envoyait cet argent, síil líencourageait ‡ ce voyage
et síoccupait de le lui rendre agrÈable, elle allait accourir,
heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir quíil
níavait pas go?tÈe depuis prËs díune semaine et que rien ne pouvait
lui remplacer. Car sitÙt que Swann pouvait se la reprÈsenter sans
horreur, quíil revoyait de la bontÈ dans son sourire, et que le dÈsir
de líenlever ‡ tout autre, níÈtait plus ajoutÈ par la jalousie ‡ son
amour, cet amour redevenait surtout un go?t pour les sensations que
lui donnait la personne díOdette, pour le plaisir quíil avait ‡
admirer comme un spectacle ou ‡ interroger comme un phÈnomËne, le
lever díun de ses regards, la formation díun de ses sourires,
líÈmission díune intonation de sa voix. Et ce plaisir diffÈrent de
tous les autres, avait fini par crÈer en lui un besoin díelle et
quíelle seule pouvait assouvir par sa prÈsence ou ses lettres, presque
aussi dÈsintÈressÈ, presque aussi artistique, aussi pervers, quíun
autre besoin qui caractÈrisait cette pÈriode nouvelle de la vie de
page 430 / 601
Swann o? ‡ la sÈcheresse, ‡ la dÈpression des annÈes antÈrieures avait
succÈdÈ une sorte de trop-plein spirituel, sans quíil s?t davantage ‡
quoi il devait cet enrichissement inespÈrÈ de sa vie intÈrieure quíune
personne de santÈ dÈlicate qui ‡ partir díun certain moment se
fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps síacheminer vers
une complËte guÈrisonócet autre besoin qui se dÈveloppait aussi en
dehors du monde rÈel, cíÈtait celui díentendre, de connaÓtre de la
musique.
Ainsi, par le chimisme mÍme de son mal, aprËs quíil avait fait de la
jalousie avec son amour, il recommenÁait ‡ fabriquer de la tendresse,
de la pitiÈ pour Odette. Elle Ètait redevenue líOdette charmante et
bonne. Il avait des remords díavoir ÈtÈ dur pour elle. Il voulait
quíelle vÓnt prËs de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procurÈ
quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pÈtrir son visage et
modeler son sourire.
Aussi Odette, s?re de le voir venir aprËs quelques jours, aussi tendre
et soumis quíavant, lui demander une rÈconciliation, prenait-elle
líhabitude de ne plus craindre de lui dÈplaire et mÍme de líirriter et
lui refusait-elle, quand cela lui Ètait commode, les faveurs
auxquelles il tenait le plus.
Peut-Ítre ne savait-elle pas combien il avait ÈtÈ sincËre vis-‡-vis
díelle pendant la brouille, quand il lui avait dit quíil ne lui
enverrait pas díargent et chercherait ‡ lui faire du mal. Peut-Ítre ne
page 431 / 601
savait-elle pas davantage combien il líÈtait, vis-‡-vis sinon díelle,
du moins de lui-mÍme, en díautres cas o? dans líintÈrÍt de líavenir de
leur liaison, pour montrer ‡ Odette quíil Ètait capable de se passer
díelle, quíune rupture restait toujours possible, il dÈcidait de
rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois cíÈtait aprËs quelques jours o? elle ne lui avait pas causÈ de
souci nouveau; et comme, des visites prochaines quíil lui ferait, il
savait quíil ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus
probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme o? il se
trouvait, il lui Ècrivait quíÈtant trËs occupÈ il ne pourrait la voir
aucun des jours quíil lui avait dit. Or une lettre díelle, se croisant
avec la sienne, le priait prÈcisÈment de dÈplacer un rendez-vous. Il
se demandait pourquoi; ses soupÁons, sa douleur le reprenaient. Il ne
pouvait plus tenir, dans líÈtat nouveau díagitation o? il se trouvait,
líengagement quíil avait pris dans líÈtat antÈrieur de calme relatif,
il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants.
Et mÍme si elle ne lui avait pas Ècrit la premiËre, si elle rÈpondait
seulement, cela suffisait pour quíil ne p?t plus rester sans la voir.
Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement díOdette avait
tout changÈ en lui. Comme tous ceux qui possËdent une chose, pour
savoir ce qui arriverait síil cessait un moment de la possÈder, il
avait ÙtÈ cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans
le mÍme Ètat que quand elle Ètait l‡. Or líabsence díune chose, ce
níest pas que cela, ce níest pas un simple manque partiel, cíest un
bouleversement de tout le reste, cíest un Ètat nouveau quíon ne peut
prÈvoir dans líancien.
page 432 / 601
Mais díautres fois au contraire,óOdette Ètait sur le point de partir
en voyage,ócíÈtait aprËs quelque petite querelle dont il choisissait
le prÈtexte, quíil se rÈsolvait ‡ ne pas lui Ècrire et ‡ ne pas la
revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le
bÈnÈfice díune grande brouille, quíelle croirait peut-Ítre dÈfinitive,
‡ une sÈparation dont la plus longue part Ètait inÈvitable du fait du
voyage et quíil faisait commencer seulement un peu plus tÙt. DÈj‡ il
se figurait Odette inquiËte, affligÈe, de níavoir reÁu ni visite ni
lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de
se dÈshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de
son esprit o? sa rÈsolution la refoulait gr‚ce ‡ toute la longueur
interposÈe des trois semaines de sÈparation acceptÈe, cíÈtait avec
plaisir quíil considÈrait líidÈe quíil reverrait Odette ‡ son retour:
mais cíÈtait aussi avec si peu díimpatience quíil commenÁait ‡ se
demander síil ne doublerait pas volontierement la durÈe díune
abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps
beaucoup moins long que celui quíil avait souvent passÈ en ne voyant
pas Odette, et sans líavoir comme maintenant prÈmÈditÈ. Et pourtant
voici quíune lÈgËre contrariÈtÈ ou un malaise physique,óen líincitant
‡ considÈrer le moment prÈsent comme un moment exceptionnel, en dehors
de la rËgle, o? la sagesse mÍme admettrait díaccueillir líapaisement
quíapporte un plaisir et de donner congÈ, jusquí‡ la reprise utile de
líeffort, ‡ la volontÈósuspendait líaction de celle-ci qui cessait
díexercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir díun
renseignement quíil avait oubliÈ de demander ‡ Odette, si elle avait
dÈcidÈ la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou
page 433 / 601
pour une certaine valeur de bourse, si cíÈtait des actions ordinaires
ou privilÈgiÈes quíelle dÈsirait acquÈrir (cíÈtait trËs joli de lui
montrer quíil pouvait rester sans la voir, mais si aprËs Áa la
peinture Ètait ‡ refaire ou si les actions ne donnaient pas de
dividende, il serait bien avancÈ), voici que comme un caoutchouc tendu
quíon l‚che ou comme líair dans une machine pneumatique quíon
entríouvre, líidÈe de la revoir, des lointains o? elle Ètait
maintenue, revenait díun bond dans le champ du prÈsent et des
possibilitÈs immÈdiates.
Elle y revenait sans plus trouver de rÈsistance, et díailleurs si
irrÈsistible que Swann avait eu bien moins de peine ‡ sentir
síapprocher un ‡ un les quinze jours quíil devait rester sÈparÈ
díOdette, quíil níen avait ‡ attendre les dix minutes que son cocher
mettait pour atteler la voiture qui allait líemmener chez elle et
quíil passait dans des transports díimpatience et de joie o? il
ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idÈe de
la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment o? il la croyait
si loin, Ètait de nouveau prËs de lui dans sa plus proche conscience.
Cíest quíelle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le dÈsir de
chercher sans plus tarder ‡ lui rÈsister qui níexistait plus chez
Swann depuis que síÈtant prouvÈ ‡ lui-mÍme,óil le croyait du
moins,óquíil en Ètait si aisÈment capable, il ne voyait plus aucun
inconvÈnient ‡ ajourner un essai de sÈparation quíil Ètait certain
maintenant de mettre ‡ exÈcution dËs quíil le voudrait. Cíest aussi
que cette idÈe de la revoir revenait parÈe pour lui díune nouveautÈ,
díune sÈduction, douÈe díune virulence que líhabitude avait ÈmoussÈes,
page 434 / 601
mais qui síÈtaient retrempÈes dans cette privation non de trois jours
mais de quinze (car la durÈe díun renoncement doit se calculer, par
anticipation, sur le terme assignÈ), et de ce qui jusque-l‡ e?t ÈtÈ un
plaisir attendu quíon sacrifie aisÈment, avait fait un bonheur
inespÈrÈ contre lequel on est sans force. Cíest enfin quíelle y
revenait embellie par líignorance o? Ètait Swann de ce quíOdette avait
pu penser, faire peut-Ítre en voyant quíil ne lui avait pas donnÈ
signe de vie, si bien que ce quíil allait trouver cíÈtait la
rÈvÈlation passionnante díune Odette presque inconnue.
Mais elle, de mÍme quíelle avait cru que son refus díargent níÈtait
quíune feinte, ne voyait quíun prÈtexte dans le renseignement que
Swann venait lui demander, sur la voiture ‡ repeindre, ou la valeur ‡
acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces
crises quíil traversait et dans líidÈe quíelle síen faisait, elle
omettait díen comprendre le mÈcanisme, ne croyant quí‡ ce quíelle
connaissait díavance, ‡ la nÈcessaire, ‡ líinfaillible et toujours
identique terminaison. IdÈe incomplËte,ódíautant plus profonde
peut-Ítreósi on la jugeait du point de vue de Swann qui e?t sans doute
trouvÈ quíil Ètait incompris díOdette, comme un morphinomane ou un
tuberculeux, persuadÈs quíils ont ÈtÈ arrÍtÈs, líun par un ÈvÈnement
extÈrieur au moment o? il allait se dÈlivrer de son habitude
invÈtÈrÈe, líautre par une indisposition accidentelle au moment o? il
allait Ítre enfin rÈtabli, se sentent incompris du mÈdecin qui
níattache pas la mÍme importance quíeux ‡ ces prÈtendues contingences,
simples dÈguisements, selon lui, revÍtus, pour redevenir sensibles ‡
ses malades, par le vice et líÈtat morbide qui, en rÈalitÈ, níont pas
page 435 / 601
cessÈ de peser incurablement sur eux tandis quíils berÁaient des rÍves
de sagesse ou de guÈrison. Et de fait, líamour de Swann en Ètait
arrivÈ ‡ ce degrÈ o? le mÈdecin et, dans certaines affections, le
chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son
vice ou lui Ùter son mal, est encore raisonnable ou mÍme possible.
Certes líÈtendue de cet amour, Swann níen avait pas une conscience
directe. Quand il cherchait ‡ le mesurer, il lui arrivait parfois
quíil sembl‚t diminuÈ, presque rÈduit ‡ rien; par exemple, le peu de
go?t, presque le dÈgo?t que lui avaient inspirÈ, avant quíil aim‚t
Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraÓcheur, lui revenait
‡ certains jours. ´Vraiment il y a progrËs sensible, se disait-il le
lendemain; ‡ voir exactement les choses, je níavais presque aucun
plaisir hier ‡ Ítre dans son lit, cíest curieux je la trouvais mÍme
laide.ª Et certes, il Ètait sincËre, mais son amour síÈtendait bien
au-del‡ des rÈgions du dÈsir physique. La personne mÍme díOdette níy
tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa
table la photographie díOdette, ou quand elle venait le voir, il avait
peine ‡ identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble
douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec
Ètonnement: ´Cíest elleª comme si tout díun coup on nous montrait
extÈriorisÈe devant nous une de nos maladies et que nous ne la
trouvions pas ressemblante ‡ ce que nous souffrons. ´Elleª, il
essayait de se demander ce que cíÈtait; car cíest une ressemblance de
líamour et de la mort, plutÙt que celles si vagues, que líon redit
toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa
rÈalitÈ se dÈrobe, le mystËre de la personnalitÈ. Et cette maladie
page 436 / 601
quíÈtait líamour de Swann avait tellement multipliÈ, il Ètait si
Ètroitement mÍlÈ ‡ toutes les habitudes de Swann, ‡ tous ses actes, ‡
sa pensÈe, ‡ sa santÈ, ‡ son sommeil, ‡ sa vie, mÍme ‡ ce quíil
dÈsirait pour aprËs sa mort, il ne faisait tellement plus quíun avec
lui, quíon níaurait pas pu líarracher de lui sans le dÈtruire lui-mÍme
‡ peu prËs tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour níÈtait
plus opÈrable.
Par cet amour Swann avait ÈtÈ tellement dÈtachÈ de tous les intÈrÍts,
que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses
relations comme une monture ÈlÈgante quíelle níaurait pas díailleurs
su estimer trËs exactement, pouvaient lui rendre ‡ lui-mÍme un peu de
prix aux yeux díOdette (et Áíaurait peut-Ítre ÈtÈ vrai en effet si
elles níavaient ÈtÈ avilies par cet amour mÍme, qui pour Odette
dÈprÈciait toutes les choses quíil touchait par le fait quíil semblait
les proclamer moins prÈcieuses), il y Èprouvait, ‡ cÙtÈ de la dÈtresse
díÍtre dans des lieux, au milieu de gens quíelle ne connaissait pas,
le plaisir dÈsintÈressÈ quíil aurait pris ‡ un roman ou ‡ un tableau
o? sont peints les divertissements díune classe oisive, comme, chez
lui, il se complaisait ‡ considÈrer le fonctionnement de sa vie
domestique, líÈlÈgance de sa garde-robe et de sa livrÈe, le bon
placement de ses valeurs, de la mÍme faÁon quí‡ lire dans Saint-Simon,
qui Ètait un de ses auteurs favoris, la mÈcanique des journÈes, le
menu des repas de Mme de Maintenon, ou líavarice avisÈe et le grand
train de Lulli. Et dans la faible mesure o? ce dÈtachement níÈtait pas
absolu, la raison de ce plaisir nouveau que go?tait Swann, cíÈtait de
pouvoir Èmigrer un moment dans les rares parties de lui-mÍme restÈes
page 437 / 601
presque ÈtrangËres ‡ son amour, ‡ son chagrin. A cet Ègard cette
personnalitÈ, que lui attribuait ma grandítante, de ´fils Swannª,
distincte de sa personnalitÈ plus individuelle de Charles Swann, Ètait
celle o? il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour
líanniversaire de la princesse de Parme (et parce quíelle pouvait
souvent Ítre indirectement agrÈable ‡ Odette en lui faisant avoir des
places pour des galas, des jubilÈs), il avait voulu lui envoyer des
fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargÈ
une cousine de sa mËre qui, ravie de faire une commission pour lui,
lui avait Ècrit, en lui rendant compte quíelle níavait pas pris tous
les fruits au mÍme endroit, mais les raisins chez Crapote dont cíest
la spÈcialitÈ, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet o?
elles Ètaient plus belles, etc., ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un
par un par moiª. Et en effet, par les remerciements de la princesse,
il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires.
Mais surtout le ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un par un par moiª
avait ÈtÈ un apaisement ‡ sa souffrance, en emmenant sa conscience
dans une rÈgion o? il se rendait rarement, bien quíelle lui appartÓnt
comme hÈritier díune famille de riche et bonne bourgeoisie o?
síÈtaient conservÈs hÈrÈditairement, tout prÍts ‡ Ítre mis ‡ son
service dËs quíil le souhaitait, la connaissance des ´bonnes adressesª
et líart de savoir bien faire une commande.
Certes, il avait trop longtemps oubliÈ quíil Ètait le ´fils Swannª
pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir
plus vif que ceux quíil e?t pu Èprouver le reste du temps et sur
lesquels il Ètait blasÈ; et si líamabilitÈ des bourgeois, pour
page 438 / 601
lesquels il restait surtout cela, Ètait moins vive que celle de
líaristocratie (mais plus flatteuse díailleurs, car chez eux du moins
elle ne se sÈpare jamais de la considÈration), une lettre díaltesse,
quelques divertissements princiers quíelle lui propos‚t, ne pouvait
lui Ítre aussi agrÈable que celle qui lui demandait díÍtre tÈmoin, ou
seulement díassister ‡ un mariage dans la famille de vieux amis de ses
parents dont les uns avaient continuÈ ‡ le voirócomme mon grand-pËre
qui, líannÈe prÈcÈdente, líavait invitÈ au mariage de ma mËreóet dont
certains autres le connaissaient personnellement ‡ peine mais se
croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne
successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimitÈs dÈj‡ anciennes quíil avait parmi eux, les gens
du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa
maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, ‡
considÈrer ses brillantes amitiÈs, le mÍme appui hors de lui-mÍme, le
mÍme confort, quí‡ regarder les belles terres, la belle argenterie, le
beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensÈe que síil
tombait chez lui frappÈ díune attaque ce serait tout naturellement le
duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron
de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait
la mÍme consolation quí‡ notre vieille FranÁoise de savoir quíelle
serait ensevelie dans des draps fins ‡ elle, marquÈs, non reprisÈs (ou
si finement que cela ne donnait quíune plus haute idÈe du soin de
líouvriËre), linceul de líimage frÈquente duquel elle tirait une
certaine satisfaction, sinon de bien-Ítre, au moins díamour-propre.
Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses
page 439 / 601
pensÈes qui se rapportaient ‡ Odette, Swann Ètait constamment dominÈ
et dirigÈ par le sentiment inavouÈ quíil lui Ètait peut-Ítre pas moins
cher, mais moins agrÈable ‡ voir que quiconque, que le plus ennuyeux
fidËle des Verdurin, quand il se reportait ‡ un monde pour qui il
Ètait líhomme exquis par excellence, quíon faisait tout pour attirer,
quíon se dÈsolait de ne pas voir, il recommenÁait ‡ croire ‡
líexistence díune vie plus heureuse, presque ‡ en Èprouver líappÈtit,
comme il arrive ‡ un malade alitÈ depuis des mois, ‡ la diËte, et qui
aperÁoit dans un journal le menu díun dÈjeuner officiel ou líannonce
díune croisiËre en Sicile.
Síil Ètait obligÈ de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas
leur faire de visites, cíÈtait de lui en faire quíil cherchait ‡
síexcuser auprËs díOdette. Encore les payait-il (se demandant ‡ la fin
du mois, pour peu quíil e?t un peu abusÈ de sa patience et f?t allÈ
souvent la voir, si cíÈtait assez de lui envoyer quatre mille francs),
et pour chacune trouvait un prÈtexte, un prÈsent ‡ lui apporter, un
renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus quíelle avait
rencontrÈ allant chez elle, et qui avait exigÈ quíil líaccompagn‚t. Et
‡ dÈfaut díaucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui
dire comme spontanÈment, au cours de la conversation, quíil se
rappelait avoir ‡ parler ‡ Swann, quíelle voul?t bien lui faire
demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann
attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen
níavait pas rÈussi. De sorte que si elle faisait maintenant de
frÈquentes absences, mÍme ‡ Paris, quand elle y restait, elle le
voyait peu, et elle qui, quand elle líaimait, lui disait: ´Je suis
page 440 / 601
toujours libreª et ´Quíest-ce que líopinion des autres peut me
faire?ª, maintenant, chaque fois quíil voulait la voir, elle invoquait
les convenances ou prÈtextait des occupations. Quand il parlait
díaller ‡ une fÍte de charitÈ, ‡ un vernissage, ‡ une premiËre, o?
elle serait, elle lui disait quíil voulait afficher leur liaison,
quíil la traitait comme une fille. Cíest au point que pour t‚cher de
níÍtre pas partout privÈ de la rencontrer, Swann qui savait quíelle
connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il
avait ÈtÈ lui-mÍme líami, alla le voir un jour dans son petit
appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander díuser de
son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle
parlait ‡ Swann, de mon oncle, des airs poÈtiques, disant: ´Ah! lui,
ce níest pas comme toi, cíest une si belle chose, si grande, si jolie,
que son amitiÈ pour moi. Ce níest pas lui qui me considÈrerait assez
peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publicsª,
Swann fut embarrassÈ et ne savait pas ‡ quel ton il devait se hausser
pour parler díelle ‡ mon oncle. Il posa díabord líexcellence a priori
díOdette, líaxiome de sa supra-humanitÈ sÈraphique, la rÈvÈlation de
ses vertus indÈmontrables et dont la notion ne pouvait dÈriver de
líexpÈrience. ´Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme
au-dessus de toutes les femmes, quel Ítre adorable, quel ange est
Odette. Mais vous savez ce que cíest que la vie de Paris. Tout le
monde ne connaÓt pas Odette sous le jour o? nous la connaissons vous
et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rÙle un peu
ridicule; elle ne peut mÍme pas admettre que je la rencontre dehors,
au thȂtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous
lui dire quelques mots pour moi, lui assurer quíelle síexagËre le tort
quíun salut de moi lui cause?ª
page 441 / 601
Mon oncle conseilla ‡ Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne
líen aimerait que plus, et ‡ Odette de laisser Swann la retrouver
partout o? cela lui plairait. Quelques jours aprËs, Odette disait ‡
Swann quíelle venait díavoir une dÈception en voyant que mon oncle
Ètait pareil ‡ tous les hommes: il venait díessayer de la prendre de
force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer
mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.
Il regretta díautant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe quíil
avait espÈrÈ, síil líavait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, t‚cher de tirer au clair certains bruits
relatifs ‡ la vie quíOdette avait menÈe autrefois ‡ Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait líhiver. Et Swann pensait que cíÈtait mÍme peut-Ítre
l‡ quíil avait connu Odette. Le peu qui avait ÈchappÈ ‡ quelquíun
devant lui, relativement ‡ un homme qui aurait ÈtÈ líamant díOdette
avait bouleversÈ Swann. Mais les choses quíil aurait avant de les
connaÓtre, trouvÈ le plus affreux díapprendre et le plus impossible de
croire, une fois quíil les savait, elles Ètaient incorporÈes ‡ tout
jamais ‡ sa tristesse, il les admettait, il níaurait plus pu
comprendre quíelles níeussent pas ÈtÈ. Seulement chacune opÈrait sur
líidÈe quíil se faisait de sa maÓtresse une retouche ineffaÁable. Il
crut mÍme comprendre, une fois, que cette lÈgËretÈ des múurs díOdette
quíil níe?t pas soupÁonnÈe, Ètait assez connue, et quí‡ Bade et ‡
Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une
sorte de notoriÈtÈ galante. Il chercha, pour les interroger, ‡ se
rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient quíil
connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de
page 442 / 601
nouveau ‡ elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui ‡ qui jusque-l‡
rien níaurait pu paraÓtre aussi fastidieux que tout ce qui se
rapportait ‡ la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant
quíOdette avait peut-Ítre fait autrefois la fÍte dans ces villes de
plaisir, sans quíil d?t jamais arriver ‡ savoir si cíÈtait seulement
pour satisfaire ‡ des besoins díargent que gr‚ce ‡ lui elle níavait
plus, ou ‡ des caprices qui pouvaient renaÓtre, maintenant il se
penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers
líabÓme sans fond o? Ètaient allÈes síengloutir ces annÈes du dÈbut du
Septennat pendant lesquelles on passait líhiver sur la promenade des
Anglais, líÈtÈ sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une
profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur e?t prÍtÈe
un poËte; et il e?t mis ‡ reconstituer les petits faits de la
chronique de la CÙte díAzur díalors, si elle avait pu líaider ‡
comprendre quelque chose du sourire ou des regardsópourtant si
honnÍtes et si simplesódíOdette, plus de passion que líesthÈticien qui
interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siËcle pour
t‚cher díentrer plus avant dans lí‚me de la Primavera, de la bella
Vanna, ou de la VÈnus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la
regardait, il songeait; elle lui disait: ´Comme tu as líair triste!ª
Il níy avait pas bien longtemps encore, de líidÈe quíelle Ètait une
crÈature bonne, analogue aux meilleures quíil e?t connues, il avait
passÈ ‡ líidÈe quíelle Ètait une femme entretenue; inversement il lui
Ètait arrivÈ depuis de revenir de líOdette de CrÈcy, peut-Ítre trop
connue des fÍtards, des hommes ‡ femmes, ‡ ce visage díune expression
parfois si douce, ‡ cette nature si humaine. Il se disait: ´Quíest-ce
que cela veut dire quí‡ Nice tout le monde sache qui est Odette de
CrÈcy? Ces rÈputations-l‡, mÍme vraies, sont faites avec les idÈes des
page 443 / 601
autresª; il pensait que cette lÈgendeóf?t-elle authentiqueóÈtait
extÈrieure ‡ Odette, níÈtait pas en elle comme une personnalitÈ
irrÈductible et malfaisante; que la crÈature qui avait pu Ítre amenÈe
‡ mal faire, cíÈtait une femme aux bons yeux, au cúur plein de pitiÈ
pour la souffrance, au corps docile quíil avait tenu, quíil avait
serrÈ dans ses bras et maniÈ, une femme quíil pourrait arriver un jour
‡ possÈder toute, síil rÈussissait ‡ se rendre indispensable ‡ elle.
Elle Ètait l‡, souvent fatiguÈe, le visage vidÈ pour un instant de la
prÈoccupation fÈbrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient
souffrir Swann; elle Ècartait ses cheveux avec ses mains; son front,
sa figure paraissaient plus larges; alors, tout díun coup, quelque
pensÈe simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe
dans toutes les crÈatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrÈes ‡ elles-mÍmes, jaillissait dans ses yeux
comme un rayon jaune. Et aussitÙt tout son visage síÈclairait comme
une campagne grise, couverte de nuages qui soudain síÈcartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui Ètait en
Odette ‡ ce moment-l‡, líavenir mÍme quíelle semblait rÍveusement
regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation
mauvaise ne semblait y avoir laissÈ de rÈsidu. Si rares quíils
devinssent, ces moments-l‡ ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme
en or une Odette de bontÈ et de calme pour laquelle il fit plus tard
(comme on le verra dans la deuxiËme partie de cet ouvrage) des
sacrifices que líautre Odette níe?t pas obtenus. Mais que ces moments
Ètaient rares, et que maintenant il la voyait peu! MÍme pour leur
rendez-vous du soir, elle ne lui disait quí‡ la derniËre minute si
elle pourrait le lui accorder car, comptant quíelle le trouverait
page 444 / 601
toujours libre, elle voulait díabord Ítre certaine que personne
díautre ne lui proposerait de venir. Elle allÈguait quíelle Ètait
obligÈe díattendre une rÈponse de la plus haute importance pour elle,
et mÍme si aprËs quíelle avait fait venir Swann des amis demandaient ‡
Odette, quand la soirÈe Ètait dÈj‡ commencÈe, de les rejoindre au
thÈ‚tre ou ‡ souper, elle faisait un bond joyeux et síhabillait ‡ la
h‚te. Au fur et ‡ mesure quíelle avanÁait dans sa toilette, chaque
mouvement quíelle faisait rapprochait Swann du moment o? il faudrait
la quitter, o? elle síenfuirait díun Èlan irrÈsistible; et quand,
enfin prÍte, plongeant une derniËre fois dans son miroir ses regards
tendus et ÈclairÈs par líattention, elle remettait un peu de rouge ‡
ses lËvres, fixait une mËche sur son front et demandait son manteau de
soirÈe bleu ciel avec des glands díor, Swann avait líair si triste
quíelle ne pouvait rÈprimer un geste díimpatience et disait: ´Voil‡
comme tu me remercies de tíavoir gardÈ jusquí‡ la derniËre minute. Moi
qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. Cíest bon ‡ savoir
pour une autre fois!ª Parfois, au risque de la f‚cher, il se
promettait de chercher ‡ savoir o? elle Ètait allÈe, il rÍvait díune
alliance avec Forcheville qui peut-Ítre aurait pu le renseigner.
Díailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirÈe, il Ètait
bien rare quíil ne p?t pas dÈcouvrir dans toutes ses relations ‡ lui
quelquíun qui connaissait f?t-ce indirectement líhomme avec qui elle
Ètait sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel
renseignement. Et tandis quíil Ècrivait ‡ un de ses amis pour lui
demander de chercher ‡ Èclaircir tel ou tel point, il Èprouvait le
repos de cesser de se poser ses questions sans rÈponses et de
transfÈrer ‡ un autre la fatigue díinterroger. Il est vrai que Swann
níÈtait guËre plus avancÈ quand il avait certains renseignements.
page 445 / 601
Savoir ne permet pas toujours díempÍcher, mais du moins les choses que
nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans
notre pensÈe o? nous les disposons ‡ notre grÈ, ce qui nous donne
líillusion díune sorte de pouvoir sur elles. Il Ètait heureux toutes
les fois o? M. de Charlus Ètait avec Odette. Entre M. de Charlus et
elle, Swann savait quíil ne pouvait rien se passer, que quand M. de
Charlus sortait avec elle cíÈtait par amitiÈ pour lui et quíil ne
ferait pas difficultÈ ‡ lui raconter ce quíelle avait fait.
Quelquefois elle avait dÈclarÈ si catÈgoriquement ‡ Swann quíil lui
Ètait impossible de le voir un certain soir, elle avait líair de tenir
tant ‡ une sortie, que Swann attachait une vÈritable importance ‡ ce
que M. de Charlus f?t libre de líaccompagner. Le lendemain, sans oser
poser beaucoup de questions ‡ M. de Charlus, il le contraignait, en
ayant líair de ne pas bien comprendre ses premiËres rÈponses, ‡ lui en
donner de nouvelles, aprËs chacune desquelles il se sentait plus
soulagÈ, car il apprenait bien vite quíOdette avait occupÈ sa soirÈe
aux plaisirs les plus innocents. ´Mais comment, mon petit MÈmÈ, je ne
comprends pas bien..., ce níest pas en sortant de chez elle que vous
Ítes allÈs au musÈe GrÈvin? Vous Ètiez allÈs ailleurs díabord. Non?
Oh! que cíest drÙle! Vous ne savez pas comme vous míamusez, mon petit
MÈmÈ. Mais quelle drÙle díidÈe elle a eue díaller ensuite au Chat
Noir, cíest bien une idÈe díelle... Non? cíest vous. Cíest curieux.
AprËs tout ce níest pas une mauvaise idÈe, elle devait y connaÓtre
beaucoup de monde? Non? elle nía parlÈ ‡ personne? Cíest
extraordinaire. Alors vous Ítes restÈs l‡ comme cela tous les deux
tous seuls? Je vois díici cette scËne. Vous Ítes gentil, mon petit
MÈmÈ, je vous aime bien.ª Swann se sentait soulagÈ. Pour lui, ‡ qui il
Ètait arrivÈ en causant avec des indiffÈrents quíil Ècoutait ‡ peine,
page 446 / 601
díentendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: ´Jíai
vu hier Mme de CrÈcy, elle Ètait avec un monsieur que je ne connais
pasª), phrases qui aussitÙt dans le cúur de Swann passaient ‡ líÈtat
solide, síy durcissaient comme une incrustation, le dÈchiraient, níen
bougeaient plus, quíils Ètaient doux au contraire ces mots: ´Elle ne
connaissait personne, elle nía parlÈ ‡ personneª, comme ils
circulaient aisÈment en lui, quíils Ètaient fluides, faciles,
respirables! Et pourtant au bout díun instant il se disait quíOdette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent l‡ les plaisirs
quíelle prÈfÈrait ‡ sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le
rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
MÍme quand il ne pouvait savoir o? elle Ètait allÈe, il lui aurait
suffi pour calmer líangoisse quíil Èprouvait alors, et contre laquelle
la prÈsence díOdette, la douceur díÍtre auprËs díelle Ètait le seul
spÈcifique (un spÈcifique qui ‡ la longue aggravait le mal avec bien
des remËdes, mais du moins calmait momentanÈment la souffrance), il
lui aurait suffi, si Odette líavait seulement permis, de rester chez
elle tant quíelle ne serait pas l‡, de líattendre jusquí‡ cette heure
du retour dans líapaisement de laquelle seraient venues se confondre
les heures quíun prestige, un malÈfice lui avaient fait croire
diffÈrentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez
lui; il se forÁait en chemin ‡ former divers projets, il cessait de
songer ‡ Odette; mÍme il arrivait, tout en se dÈshabillant, ‡ rouler
en lui des pensÈes assez joyeuses; cíest le cúur plein de líespoir
díaller le lendemain voir quelque chef-díúuvre quíil se mettait au lit
et Èteignait sa lumiËre; mais, dËs que, pour se prÈparer ‡ dormir, il
page 447 / 601
cessait díexercer sur lui-mÍme une contrainte dont il níavait mÍme pas
conscience tant elle Ètait devenue habituelle, au mÍme instant un
frisson glacÈ refluait en lui et il se mettait ‡ sangloter. Il ne
voulait mÍme pas savoir pourquoi, síessuyait les yeux, se disait en
riant: ´Cíest charmant, je deviens nÈvropathe.ª Puis il ne pouvait
penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait
recommencer de chercher ‡ savoir ce quíOdette avait fait, ‡ mettre en
jeu des influences pour t‚cher de la voir. Cette nÈcessitÈ díune
activitÈ sans trÍve, sans variÈtÈ, sans rÈsultats, lui Ètait si
cruelle quíun jour apercevant une grosseur sur son ventre, il
ressentit une vÈritable joie ‡ la pensÈe quíil avait peut-Ítre une
tumeur mortelle, quíil níallait plus avoir ‡ síoccuper de rien, que
cíÈtait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet,
jusquí‡ la fin prochaine. Et en effet si, ‡ cette Èpoque, il lui
arriva souvent sans se líavouer de dÈsirer la mort, cíÈtait pour
Èchapper moins ‡ líacuitÈ de ses souffrances quí‡ la monotonie de son
effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusquí‡ líÈpoque o? il ne líaimerait
plus, o? elle níaurait aucune raison de lui mentir et o? il pourrait
enfin apprendre díelle si le jour o? il Ètait allÈ la voir dans
líaprËs-midi, elle Ètait ou non couchÈe avec Forcheville. Souvent
pendant quelques jours, le soupÁon quíelle aimait quelquíun díautre le
dÈtournait de se poser cette question relative ‡ Forcheville, la lui
rendait presque indiffÈrente, comme ces formes nouvelles díun mÍme
Ètat maladif qui semblent momentanÈment nous avoir dÈlivrÈs des
prÈcÈdentes. MÍme il y avait des jours o? il níÈtait tourmentÈ par
page 448 / 601
aucun soupÁon. Il se croyait guÈri. Mais le lendemain matin, au
rÈveil, il sentait ‡ la mÍme place la mÍme douleur dont, la veille
pendant la journÈe, il avait comme diluÈ la sensation dans le torrent
des impressions diffÈrentes. Mais elle níavait pas bougÈ de place. Et
mÍme, cíÈtait líacuitÈ de cette douleur qui avait rÈveillÈ Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si
importantes qui líoccupaient tant chaque jour (bien quíil e?t assez
vÈcu pour savoir quíil níy en a jamais díautres que les plaisirs), il
ne pouvait pas chercher longtemps de suite ‡ les imaginer, son cerveau
fonctionnait ‡ vide; alors il passait son doigt sur ses paupiËres
fatiguÈes comme il aurait essuyÈ le verre de son lorgnon, et cessait
entiËrement de penser. Il surnageait pourtant ‡ cet inconnu certaines
occupations qui rÈapparaissaient de temps en temps, vaguement
rattachÈes par elle ‡ quelque obligation envers des parents ÈloignÈs
ou des amis díautrefois, qui, parce quíils Ètaient les seuls quíelle
lui citait souvent comme líempÍchant de le voir, paraissaient ‡ Swann
former le cadre fixe, nÈcessaire, de la vie díOdette. A cause du ton
dont elle lui disait de temps ‡ autre ´le jour o? je vais avec mon
amie ‡ líHippodromeª, si, síÈtant senti malade et ayant pensÈ:
´peut-Ítre Odette voudrait bien passer chez moiª, il se rappelait
brusquement que cíÈtait justement ce jour-l‡, il se disait: ´Ah! non,
ce níest pas la peine de lui demander de venir, jíaurais d? y penser
plus tÙt, cíest le jour o? elle va avec son amie ‡ líHippodrome.
RÈservons-nous pour ce qui est possible; cíest inutile de síuser ‡
proposer des choses inacceptables et refusÈes díavance.ª Et ce devoir
qui incombait ‡ Odette díaller ‡ líHippodrome et devant lequel Swann
page 449 / 601
síinclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inÈluctable; mais ce
caractËre de nÈcessitÈ dont il Ètait empreint semblait rendre
plausible et lÈgitime tout ce qui de prËs ou de loin se rapportait ‡
lui. Si Odette dans la rue ayant reÁu díun passant un salut qui avait
ÈveillÈ la jalousie de Swann, elle rÈpondait aux questions de celui-ci
en rattachant líexistence de líinconnu ‡ un des deux ou trois grands
devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: ´Cíest un
monsieur qui Ètait dans la loge de mon amie avec qui je vais ‡
líHippodromeª, cette explication calmait les soupÁons de Swann, qui en
effet trouvait inÈvitable que líamie e?t díautre invitÈs quíOdette
dans sa loge ‡ líHippodrome, mais níavait jamais cherchÈ ou rÈussi ‡
se les figurer. Ah! comme il e?t aimÈ la connaÓtre, líamie qui allait
‡ líHippodrome, et quíelle líy emmen‚t avec Odette! Comme il aurait
donnÈ toutes ses relations pour níimporte quelle personne quíavait
líhabitude de voir Odette, f?t-ce une manucure ou une demoiselle de
magasin. Il e?t fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne
lui auraient-elles pas fourni, dans ce quíelles contenaient de la vie
díOdette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il
aurait couru avec joie passer les journÈes chez telle de ces petites
gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intÈrÍt,
soit par simplicitÈ vÈritable. Comme il e?t volontiers Èlu domicile ‡
jamais au cinquiËme Ètage de telle maison sordide et enviÈe o? Odette
ne líemmenait pas, et o?, síil y avait habitÈ avec la petite
couturiËre retirÈe dont il e?t volontiers fait semblant díÍtre
líamant, il aurait presque chaque jour reÁu sa visite. Dans ces
quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais
douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il e?t acceptÈ de vivre
indÈfiniment.
page 450 / 601
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontrÈ Swann, elle voyait
síapprocher díelle quelquíun quíil ne connaissait pas, quíil p?t
remarquer sur le visage díOdette cette tristesse quíelle avait eue le
jour o? il Ètait venu pour la voir pendant que Forcheville Ètait l‡.
Mais cíÈtait rare; car les jours o? malgrÈ tout ce quíelle avait ‡
faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait ‡ voir
Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude Ètait líassurance:
grand contraste, peut-Ítre revanche inconsciente ou rÈaction naturelle
de líÈmotion craintive quíaux premiers temps o? elle líavait connu,
elle Èprouvait auprËs de lui, et mÍme loin de lui, quand elle
commenÁait une lettre par ces mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort
que je peux ‡ peine Ècrireª (elle le prÈtendait du moins et un peu de
cet Èmoi devait Ítre sincËre pour quíelle dÈsir‚t díen feindre
davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour
soi, que pour ceux quíon aime. Quand notre bonheur níest plus dans
leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on
jouit auprËs díeux! En lui parlant, en lui Ècrivant, elle níavait plus
de ces mots par lesquels elle cherchait ‡ se donner líillusion quíil
lui appartenait, faisant naÓtre les occasions de dire ´monª, ´mienª,
quand il síagissait de lui: ´Vous Ítes mon bien, cíest le parfum de
notre amitiÈ, je le gardeª, de lui parler de líavenir, de la mort
mÍme, comme díune seule chose pour eux deux. Dans ce temps-l‡, ‡ tout
de quíil disait, elle rÈpondait avec admiration: ´Vous, vous ne serez
jamais comme tout le mondeª; elle regardait sa longue tÍte un peu
chauve, dont les gens qui connaissaient les succËs de Swann pensaient:
´Il níest pas rÈguliËrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce
page 451 / 601
toupet, ce monocle, ce sourire!ª, et, plus curieuse peut-Ítre de
connaÓtre ce quíil Ètait que dÈsireuse díÍtre sa maÓtresse, elle
disait:
ó´Si je pouvais savoir ce quíil y a dans cette tÍte l‡!ª
Maintenant, ‡ toutes les paroles de Swann elle rÈpondait díun ton
parfois irritÈ, parfois indulgent:
ó´Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!ª
Elle regardait cette tÍte qui níÈtait quíun peu plus vieillie par le
souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette mÍme
aptitude qui permet de dÈcouvrir les intentions díun morceau
symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances díun
enfant quand on connaÓt sa parentÈ: ´Il níest pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce
sourire!ª, rÈalisant dans leur imagination suggestionnÈe la
dÈmarcation immatÈrielle qui sÈpare ‡ quelques mois de distance une
tÍte díamant de cúur et une tÍte de cocu), elle disait:
ó´Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce quíil y a dans
cette tÍte-l‡.ª
Toujours prÍt ‡ croire ce quíil souhaitait si seulement les maniËres
page 452 / 601
díÍtre díOdette avec lui laissaient place au doute, il se jetait
avidement sur cette parole:
ó´Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.ª
Et il t‚chait de lui montrer que líapaiser, le diriger, le faire
travailler, serait une noble t‚che ‡ laquelle ne demandaient quí‡ se
vouer díautres femmes quíelle, entre les mains desquelles il est vrai
díajouter que la noble t‚che ne lui e?t paru plus quíune indiscrËte et
insupportable usurpation de sa libertÈ. ´Si elle ne míaimait pas un
peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me
transformer, il faudra quíelle me voie davantage.ª Ainsi trouvait-il
dans ce reproche quíelle lui faisait, comme une preuve díintÈrÍt,
díamour peut-Ítre; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu
quíil Ètait obligÈ de considÈrer comme telles les dÈfenses quíelle lui
faisait díune chose ou díune autre. Un jour, elle lui dÈclara quíelle
níaimait pas son cocher, quíil lui montait peut-Ítre la tÍte contre
elle, quíen tous cas il níÈtait pas avec lui de líexactitude et de la
dÈfÈrence quíelle voulait. Elle sentait quíil dÈsirait lui entendre
dire: ´Ne le prends plus pour venir chez moiª, comme il aurait dÈsirÈ
un baiser. Comme elle Ètait de bonne humeur, elle le lui dit; il fut
attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la
douceur de pouvoir parler díelle ouvertement (car les moindres propos
quíil tenait, mÍme aux personnes qui ne la connaissaient pas, se
rapportaient en quelque maniËre ‡ elle), il lui dit:
page 453 / 601
óJe crois pourtant quíelle míaime; elle est si gentille pour moi, ce
que je fais ne lui est certainement pas indiffÈrent.
Et si, au moment díaller chez elle, montant dans sa voiture avec un
ami quíil devait laisser en route, líautre lui disait:
ó´Tiens, ce níest pas LorÈdan qui est sur le siËge?ª, avec quelle joie
mÈlancolique Swann lui rÈpondait:
ó´Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre LorÈdan quand
je vais rue La PÈrouse. Odette níaime pas que je prenne LorÈdan, elle
ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu
sais! je sais que Áa lui dÈplairait beaucoup. Ah bien oui! je níaurais
eu quí‡ prendre RÈmi! jíen aurais eu une histoire!ª
Ces nouvelles faÁons indiffÈrentes, distraites, irritables, qui
Ètaient maintenant celles díOdette avec lui, certes Swann en
souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme cíÈtait
progressivement, jour par jour, quíOdette síÈtait refroidie ‡ son
Ègard, ce níest quíen mettant en regard de ce quíelle Ètait
aujourdíhui ce quíelle avait ÈtÈ au dÈbut, quíil aurait pu sonder la
profondeur du changement qui síÈtait accompli. Or ce changement
cíÈtait sa profonde, sa secrËte blessure, qui lui faisait mal jour et
nuit, et dËs quíil sentait que ses pensÈes allaient un peu trop prËs
díelle, vivement il les dirigeait díun autre cÙtÈ de peur de trop
souffrir. Il se disait bien díune faÁon abstraite: ´Il fut un temps o?
page 454 / 601
Odette míaimait davantageª, mais jamais il ne revoyait ce temps. De
mÍme quíil y avait dans son cabinet une commode quíil síarrangeait ‡
ne pas regarder, quíil faisait un crochet pour Èviter en entrant et en
sortant, parce que dans un tiroir Ètaient serrÈs le chrysanthËme
quíelle lui avait donnÈ le premier soir o? il líavait reconduite, les
lettres o? elle disait: ´Que níy avez-vous oubliÈ aussi votre cúur, je
ne vous aurais pas laissÈ le reprendreª et: ´A quelque heure du jour
et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et
disposez de ma vieª, de mÍme il y avait en lui une place dont il ne
laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire síil le
fallait le dÈtour díun long raisonnement pour quíil níe?t pas ‡ passer
devant elle: cíÈtait celle o? vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si prÈcautionneuse prudence fut dÈjouÈe un soir quíil Ètait
allÈ dans le monde.
CíÈtait chez la marquise de Saint-Euverte, ‡ la derniËre, pour cette
annÈe-l‡, des soirÈes o? elle faisait entendre des artistes qui lui
servaient ensuite pour ses concerts de charitÈ. Swann, qui avait voulu
successivement aller ‡ toutes les prÈcÈdentes et níavait pu síy
rÈsoudre, avait reÁu, tandis quíil síhabillait pour se rendre ‡
celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de
retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait líaider ‡
síy ennuyer un peu moins, ‡ síy trouver moins triste. Mais Swann lui
avait rÈpondu:
page 455 / 601
ó´Vous ne doutez pas du plaisir que jíaurais ‡ Ítre avec vous. Mais le
plus grand plaisir que vous puissiez me faire cíest díaller plutÙt
voir Odette. Vous savez líexcellente influence que vous avez sur elle.
Je crois quíelle ne sort pas ce soir avant díaller chez son ancienne
couturiËre o? du reste elle sera s?rement contente que vous
líaccompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. T‚chez
de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez
arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous
pourrions faire tous les trois ensemble. T‚chez aussi de poser des
jalons pour cet ÈtÈ, si elle avait envie de quelque chose, díune
croisiËre que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant ‡ ce
soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le dÈsirait ou si
vous trouviez un joint, vous níavez quí‡ míenvoyer un mot chez Mme de
Saint-Euverte jusquí‡ minuit, et aprËs chez moi. Merci de tout ce que
vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime.ª
Le baron lui promit díaller faire la visite quíil dÈsirait aprËs quíil
líaurait conduit jusquí‡ la porte de líhÙtel Saint-Euverte, o? Swann
arriva tranquillisÈ par la pensÈe que M. de Charlus passerait la
soirÈe rue La PÈrouse, mais dans un Ètat de mÈlancolique indiffÈrence
‡ toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier
aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, níÈtant
plus un but pour notre volontÈ, nous apparaÓt en soi-mÍme. DËs sa
descente de voiture, au premier plan de ce rÈsumÈ fictif de leur vie
domestique que les maÓtresses de maison prÈtendent offrir ‡ leurs
invitÈs les jours de cÈrÈmonie et o? elles cherchent ‡ respecter la
vÈritÈ du costume et celle du dÈcor, Swann prit plaisir ‡ voir les
page 456 / 601
hÈritiers des ´tigresª de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de
la promenade, qui, chapeautÈs et bottÈs, restaient dehors devant
líhÙtel sur le sol de líavenue, ou devant les Ècuries, comme des
jardiniers auraient ÈtÈ rangÈs ‡ líentrÈe de leurs parterres. La
disposition particuliËre quíil avait toujours eue ‡ chercher des
analogies entre les Ítres vivants et les portraits des musÈes
síexerÁait encore mais díune faÁon plus constante et plus gÈnÈrale;
cíest la vie mondaine tout entiËre, maintenant quíil en Ètait dÈtachÈ,
qui se prÈsentait ‡ lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule
o?, autrefois, quand il Ètait un mondain, il entrait enveloppÈ dans
son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui síy
Ètait passÈ, Ètant par la pensÈe, pendant les quelques instants quíil
y sÈjournait, ou bien encore dans la fÍte quíil venait de quitter, ou
bien dÈj‡ dans la fÍte o? on allait líintroduire, pour la premiËre
fois il remarqua, rÈveillÈe par líarrivÈe inopinÈe díun invitÈ aussi
tardif, la meute Èparse, magnifique et dÈsúuvrÈe de grands valets de
pied qui dormaient Á‡ et l‡ sur des banquettes et des coffres et qui,
soulevant leurs nobles profils aigus de lÈvriers, se dressËrent et,
rassemblÈs, formËrent le cercle autour de lui.
Líun díeux, díaspect particuliËrement fÈroce et assez semblable ‡
líexÈcuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des
supplices, síavanÁa vers lui díun air implacable pour lui prendre ses
affaires. Mais la duretÈ de son regard díacier Ètait compensÈe par la
douceur de ses gants de fil, si bien quíen approchant de Swann il
semblait tÈmoigner du mÈpris pour sa personne et des Ègards pour son
chapeau. Il le prit avec un soin auquel líexactitude de sa pointure
page 457 / 601
donnait quelque chose de mÈticuleux et une dÈlicatesse que rendait
presque touchante líappareil de sa force. Puis il le passa ‡ un de ses
aides, nouveau, et timide, qui exprimait líeffroi quíil ressentait en
roulant en tous sens des regards furieux et montrait líagitation díune
bÍte captive dans les premiËres heures de sa domesticitÈ.
A quelques pas, un grand gaillard en livrÈe rÍvait, immobile,
sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dÈcoratif quíon voit
dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyÈ sur
son bouclier, tandis quíon se prÈcipite et quíon síÈgorge ‡ cÙtÈ de
lui; dÈtachÈ du groupe de ses camarades qui síempressaient autour de
Swann, il semblait aussi rÈsolu ‡ se dÈsintÈresser de cette scËne,
quíil suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si Áíe?t
ÈtÈ le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il
semblait prÈcisÈment appartenir ‡ cette race disparueóou qui peut-Ítre
níexista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des
Eremitani o? Swann líavait approchÈe et o? elle rÍve encoreóissue de
la fÈcondation díune statue antique par quelque modËle padouan du
MaÓtre ou quelque saxon díAlbert D¸rer. Et les mËches de ses cheveux
roux crespelÈs par la nature, mais collÈs par la brillantine, Ètaient
largement traitÈes comme elles sont dans la sculpture grecque
quíÈtudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
crÈation elle ne figure que líhomme, sait du moins tirer de ses
simples formes des richesses si variÈes et comme empruntÈes ‡ toute la
nature vivante, quíune chevelure, par líenroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et
fleurissant diadËme de ses tresses, a líair ‡ la fois díun paquet
page 458 / 601
díalgues, díune nichÈe de colombes, díun bandeau de jacinthes et díune
torsade de serpent.
Díautres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrÈs díun
escalier monumental que leur prÈsence dÈcorative et leur immobilitÈ
marmorÈenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:
´líEscalier des GÈantsª et dans lequel Swann síengagea avec la
tristesse de penser quíOdette ne líavait jamais gravi. Ah! avec quelle
joie au contraire il e?t grimpÈ les Ètages noirs, mal odorants et
casse-cou de la petite couturiËre retirÈe, dans le ´cinquiËmeª de
laquelle il aurait ÈtÈ si heureux de payer plus cher quíune
avant-scËne hebdomadaire ‡ líOpÈra le droit de passer la soirÈe quand
Odette y venait et mÍme les autres jours pour pouvoir parler díelle,
vivre avec les gens quíelle avait líhabitude de voir quand il níÈtait
pas l‡ et qui ‡ cause de cela lui paraissaient recÈler, de la vie de
sa maÓtresse, quelque chose de plus rÈel, de plus inaccessible et de
plus mystÈrieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et dÈsirÈ
de líancienne couturiËre, comme il níy en avait pas un second pour le
service, on voyait le soir devant chaque porte une boÓte au lait vide
et sale prÈparÈe sur le paillasson, dans líescalier magnifique et
dÈdaignÈ que Swann montait ‡ ce moment, díun cÙtÈ et de líautre, ‡ des
hauteurs diffÈrentes, devant chaque anfractuositÈ que faisait dans le
mur la fenÍtre de la loge, ou la porte díun appartement, reprÈsentant
le service intÈrieur quíils dirigeaient et en faisant hommage aux
invitÈs, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui
vivaient le reste de la semaine un peu indÈpendants dans leur domaine,
y dÓnaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-Ítre
page 459 / 601
demain au service bourgeois díun mÈdecin ou díun industriel) attentifs
‡ ne pas manquer aux recommandations quíon leur avait faites avant de
leur laisser endosser la livrÈe Èclatante quíils ne revÍtaient quí‡ de
rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas trËs ‡ leur
aise, se tenaient sous líarcature de leur portail avec un Èclat
pompeux tempÈrÈ de bonhomie populaire, comme des saints dans leur
niche; et un Ènorme suisse, habillÈ comme ‡ líÈglise, frappait les
dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de
líescalier le long duquel líavait suivi un domestique ‡ face blÍme,
avec une petite queue de cheveux, nouÈs díun catogan, derriËre la
tÍte, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du rÈpertoire, Swann
passa devant un bureau o? des valets, assis comme des notaires devant
de grands registres, se levËrent et inscrivirent son nom. Il traversa
alors un petit vestibule qui,ótel que certaines piËces amÈnagÈes par
leur propriÈtaire pour servir de cadre ‡ une seule úuvre díart, dont
elles tirent leur nom, et díune nuditÈ voulue, ne contiennent rien
díautreó, exhibait ‡ son entrÈe, comme quelque prÈcieuse effigie de
Benvenuto Cellini reprÈsentant un homme de guet, un jeune valet de
pied, le corps lÈgËrement flÈchi en avant, dressant sur son hausse-col
rouge une figure plus rouge encore dío? síÈchappaient des torrents de
feu, de timiditÈ et de zËle, et qui, perÁant les tapisseries
díAubusson tendues devant le salon o? on Ècoutait la musique, de son
regard impÈtueux, vigilant, Èperdu, avait líair, avec une
impassibilitÈ militaire ou une foi surnaturelle,óallÈgorie de
líalarme, incarnation de líattente, commÈmoration du
branle-bas,ódíÈpier, ange ou vigie, díune tour de donjon ou de
cathÈdrale, líapparition de líennemi ou líheure du Jugement. Il ne
restait plus ‡ Swann quí‡ pÈnÈtrer dans la salle du concert dont un
page 460 / 601
huissier chargÈ de chaÓnes lui ouvrit les portes, en síinclinant,
comme il lui aurait remis les clefs díune ville. Mais il pensait ‡ la
maison o? il aurait pu se trouver en ce moment mÍme, si Odette líavait
permis, et le souvenir entrevu díune boÓte au lait vide sur un
paillasson lui serra le cúur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,
au del‡ de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques
succÈda celui des invitÈs. Mais cette laideur mÍme de visages quíil
connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs
traits,óau lieu díÍtre pour lui des signes pratiquement utilisables ‡
líidentification de telle personne qui lui avait reprÈsentÈ jusque-l‡
un faisceau de plaisirs ‡ poursuivre, díennuis ‡ Èviter, ou de
politesses ‡ rendre,óreposaient, coordonnÈs seulement par des rapports
esthÈtiques, dans líautonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au
milieu desquels Swann se trouva enserrÈ, il níÈtait pas jusquíaux
monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au
plus permis ‡ Swann de dire quíils portaient un monocle), qui, dÈliÈs
maintenant de signifier une habitude, la mÍme pour tous, ne lui
apparussent chacun avec une sorte díindividualitÈ. Peut-Ítre parce
quíil ne regarda le gÈnÈral de Froberville et le marquis de BrÈautÈ
qui causaient dans líentrÈe que comme deux personnages dans un
tableau, alors quíils avaient ÈtÈ longtemps pour lui les amis utiles
qui líavaient prÈsentÈ au Jockey et assistÈ dans des duels, le monocle
du gÈnÈral, restÈ entre ses paupiËres comme un Èclat díobus dans sa
figure vulgaire, balafrÈe et triomphale, au milieu du front quíil
Èborgnait comme líúil unique du cyclope, apparut ‡ Swann comme une
page 461 / 601
blessure monstrueuse quíil pouvait Ítre glorieux díavoir reÁue, mais
quíil Ètait indÈcent díexhiber; tandis que celui que M. de BrÈautÈ
ajoutait, en signe de festivitÈ, aux gants gris perle, au ´gibusª, ‡
la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait
Swann lui-mÍme) pour aller dans le monde, portait collÈ ‡ son revers,
comme une prÈparation díhistoire naturelle sous un microscope, un
regard infinitÈsimal et grouillant díamabilitÈ, qui ne cessait de
sourire ‡ la hauteur des plafonds, ‡ la beautÈ des fÍtes, ‡ líintÈrÍt
des programmes et ‡ la qualitÈ des rafraÓchissements.
óTiens, vous voil‡, mais il y a des ÈternitÈs quíon ne vous a vu, dit
‡ Swann le gÈnÈral qui, remarquant ses traits tirÈs et en concluant
que cíÈtait peut-Ítre une maladie grave qui líÈloignait du monde,
ajouta: ´Vous avez bonne mine, vous savez!ª pendant que M. de BrÈautÈ
demandait:
ó´Comment, vous, mon cher, quíest-ce que vous pouvez bien faire ici?ª
‡ un romancier mondain qui venait díinstaller au coin de son úil un
monocle, son seul organe díinvestigation psychologique et
díimpitoyable analyse, et rÈpondit díun air important et mystÈrieux,
en roulant lír:
ó´Jíobserve.ª
Le monocle du marquis de Forestelle Ètait minuscule, níavait aucune
bordure et obligeant ‡ une crispation incessante et douloureuse líúil
page 462 / 601
o? il síincrustait comme un cartilage superflu dont la prÈsence est
inexplicable et la matiËre recherchÈe, il donnait au visage du marquis
une dÈlicatesse mÈlancolique, et le faisait juger par les femmes comme
capable de grands chagrins díamour. Mais celui de M. de Saint-CandÈ,
entourÈ díun gigantesque anneau, comme Saturne, Ètait le centre de
gravitÈ díune figure qui síordonnait ‡ tout moment par rapport ‡ lui,
dont le nez frÈmissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique
t‚chaient par leurs grimaces díÍtre ‡ la hauteur des feux roulants
díesprit dont Ètincelait le disque de verre, et se voyait prÈfÈrer aux
plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dÈpravÈes
quíil faisait rÍver de charmes artificiels et díun raffinement de
voluptÈ; et cependant, derriËre le sien, M. de Palancy qui avec sa
grosse tÍte de carpe aux yeux ronds, se dÈplaÁait lentement au milieu
des fÍtes, en desserrant díinstant en instant ses mandibules comme
pour chercher son orientation, avait líair de transporter seulement
avec lui un fragment accidentel, et peut-Ítre purement symbolique, du
vitrage de son aquarium, partie destinÈe ‡ figurer le tout qui rappela
‡ Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto ‡ Padoue,
cet Injuste ‡ cÙtÈ duquel un rameau feuillu Èvoque les forÍts o? se
cache son repaire.
Swann síÈtait avancÈ, sur líinsistance de Mme de Saint-Euverte et pour
entendre un air díOrphÈe quíexÈcutait un fl?tiste, síÈtait mis dans un
coin o? il avait malheureusement comme seule perspective deux dames
dÈj‡ m?res assises líune ‡ cÙtÈ de líautre, la marquise de Cambremer
et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce quíelles Ètaient
cousines, passaient leur temps dans les soirÈes, portant leurs sacs et
page 463 / 601
suivies de leurs filles, ‡ se chercher comme dans une gare et
níÈtaient tranquilles que quand elles avaient marquÈ, par leur
Èventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer,
comme elle avait trËs peu de relations, Ètant díautant plus heureuse
díavoir une compagne, Mme de Franquetot, qui Ètait au contraire trËs
lancÈe, trouvait quelque chose díÈlÈgant, díoriginal, ‡ montrer ‡
toutes ses belles connaissances quíelle leur prÈfÈrait une dame
obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein
díune mÈlancolique ironie, Swann les regardait Ècouter líintermËde de
piano (´Saint FranÁois parlant aux oiseauxª, de Liszt) qui avait
succÈdÈ ‡ líair de fl?te, et suivre le jeu vertigineux du virtuose.
Mme de Franquetot anxieusement, les yeux Èperdus comme si les touches
sur lesquelles il courait avec agilitÈ avaient ÈtÈ une suite de
trapËzes dío? il pouvait tomber díune hauteur de quatre-vingts mËtres,
et non sans lancer ‡ sa voisine des regards díÈtonnement, de
dÈnÈgation qui signifiaient: ´Ce níest pas croyable, je níaurais
jamais pensÈ quíun homme p?t faire celaª, Mme de Cambremer, en femme
qui a reÁu une forte Èducation musicale, battant la mesure avec sa
tÍte transformÈe en balancier de mÈtronome dont líamplitude et la
rapiditÈ díoscillations díune Èpaule ‡ líautre Ètaient devenues telles
(avec cette espËce díÈgarement et díabandon du regard quíont les
douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent ‡ se maÓtriser et
disent: ´Que voulez-vous!ª) quí‡ tout moment elle accrochait avec ses
solitaires les pattes de son corsage et Ètait obligÈe de redresser les
raisins noirs quíelle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela
díaccÈlÈrer le mouvement. De líautre cÙtÈ de Mme de Franquetot, mais
un peu en avant, Ètait la marquise de Gallardon, occupÈe ‡ sa pensÈe
favorite, líalliance quíelle avait avec les Guermantes et dío? elle
page 464 / 601
tirait pour le monde et pour elle-mÍme beaucoup de gloire avec quelque
honte, les plus brillants díentre eux la tenant un peu ‡ líÈcart,
peut-Ítre parce quíelle Ètait ennuyeuse, ou parce quíelle Ètait
mÈchante, ou parce quíelle Ètait díune branche infÈrieure, ou
peut-Ítre sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprËs de
quelquíun quíelle ne connaissait pas, comme en ce moment auprËs de Mme
de Franquetot, elle souffrait que la conscience quíelle avait de sa
parentÈ avec les Guermantes ne p?t se manifester extÈrieurement en
caractËres visibles comme ceux qui, dans les mosaÔques des Èglises
byzantines, placÈs les uns au-dessous des autres, inscrivent en une
colonne verticale, ‡ cÙtÈ díun Saint Personnage les mots quíil est
censÈ prononcer. Elle songeait en ce moment quíelle níavait jamais
reÁu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des
Laumes, depuis six ans que celle-ci Ètait mariÈe. Cette pensÈe la
remplissait de colËre, mais aussi de fiertÈ; car ‡ force de dire aux
personnes qui síÈtonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que
cíest parce quíelle aurait ÈtÈ exposÈe ‡ y rencontrer la princesse
Mathildeóce que sa famille ultra-lÈgitimiste ne lui aurait jamais
pardonnÈ, elle avait fini par croire que cíÈtait en effet la raison
pour laquelle elle níallait pas chez sa jeune cousine. Elle se
rappelait pourtant quíelle avait demandÈ plusieurs fois ‡ Mme des
Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le
rappelait que confusÈment et díailleurs neutralisait et au del‡ ce
souvenir un peu humiliant en murmurant: ´Ce níest tout de mÍme pas ‡
moi ‡ faire les premiers pas, jíai vingt ans de plus quíelle.ª Gr‚ce ‡
la vertu de ces paroles intÈrieures, elle rejetait fiËrement en
arriËre ses Èpaules dÈtachÈes de son buste et sur lesquelles sa tÍte
posÈe presque horizontalement faisait penser ‡ la tÍte ´rapportÈeª
page 465 / 601
díun orgueilleux faisan quíon sert sur une table avec toutes ses
plumes. Ce níest pas quíelle ne f?t par nature courtaude, hommasse et
boulotte; mais les camouflets líavaient redressÈe comme ces arbres
qui, nÈs dans une mauvaise position au bord díun prÈcipice, sont
forcÈs de croÓtre en arriËre pour garder leur Èquilibre. ObligÈe, pour
se consoler de ne pas Ítre tout ‡ fait líÈgale des autres Guermantes,
de se dire sans cesse que cíÈtait par intransigeance de principes et
fiertÈ quíelle les voyait peu, cette pensÈe avait fini par modeler son
corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux
des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois díun
dÈsir fugitif le regard fatiguÈ des hommes de cercle. Si on avait fait
subir ‡ la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en
relevant la frÈquence plus ou moins grande de chaque terme permettent
de dÈcouvrir la clef díun langage chiffrÈ, on se f?t rendu compte
quíaucune expression, mÍme la plus usuelle, níy revenait aussi souvent
que ´chez mes cousins de Guermantesª, ´chez ma tante de Guermantesª,
´la santÈ díElzÈar de Guermantesª, ´la baignoire de ma cousine de
Guermantesª. Quand on lui parlait díun personnage illustre, elle
rÈpondait que, sans le connaÓtre personnellement, elle líavait
rencontrÈ mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle rÈpondait
cela díun ton si glacial et díune voix si sourde quíil Ètait clair que
si elle ne le connaissait pas personnellement cíÈtait en vertu de tous
les principes indÈracinables et entÍtÈs auxquels ses Èpaules
touchaient en arriËre, comme ‡ ces Èchelles sur lesquelles les
professeurs de gymnastique vous font Ètendre pour vous dÈvelopper le
thorax.
page 466 / 601
Or, la princesse des Laumes quíon ne se serait pas attendu ‡ voir chez
Mme de Saint-Euverte, venait prÈcisÈment díarriver. Pour montrer
quíelle ne cherchait pas ‡ faire sentir dans un salon o? elle ne
venait que par condescendance, la supÈrioritÈ de son rang, elle Ètait
entrÈe en effaÁant les Èpaules l‡ mÍme o? il níy avait aucune foule ‡
fendre et personne ‡ laisser passer, restant exprËs dans le fond, de
líair díy Ítre ‡ sa place, comme un roi qui fait la queue ‡ la porte
díun thÈ‚tre tant que les autoritÈs níont pas ÈtÈ prÈvenues quíil est
l‡; et, bornant simplement son regardópour ne pas avoir líair de
signaler sa prÈsence et de rÈclamer des Ègardsó‡ la considÈration díun
dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout ‡
líendroit qui lui avait paru le plus modeste (et dío? elle savait bien
quíune exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dËs
que celle-ci líaurait aperÁue), ‡ cÙtÈ de Mme de Cambremer qui lui
Ètait inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mÈlomane, mais
ne líimitait pas. Ce níest pas que, pour une fois quíelle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes
níe?t souhaitÈ, pour que la politesse quíelle lui faisait compt‚t
double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle
avait horreur de ce quíelle appelait ´les exagÈrationsª et tenait ‡
montrer quíelle ´níavait pas ‡ª se livrer ‡ des manifestations qui
níallaient pas avec le ´genreª de la coterie o? elle vivait, mais qui
pourtant díautre part ne laissaient pas de líimpressionner, ‡ la
faveur de cet esprit díimitation voisin de la timiditÈ que dÈveloppe
chez les gens les plus s?rs díeux-mÍmes líambiance díun milieu
nouveau, f?t-il infÈrieur. Elle commenÁait ‡ se demander si cette
gesticulation níÈtait pas rendue nÈcessaire par le morceau quíon
jouait et qui ne rentrait peut-Ítre pas dans le cadre de la musique
page 467 / 601
quíelle avait entendue jusquí‡ ce jour, si síabstenir níÈtait pas
faire preuve díincomprÈhension ‡ líÈgard de líúuvre et díinconvenance
vis-‡-vis de la maÓtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par
une ´cote mal taillÈeª ses sentiments contradictoires, tantÙt elle se
contentait de remonter la bride de ses Èpaulettes ou díassurer dans
ses cheveux blonds les petites boules de corail ou díÈmail rose,
givrÈes de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et
charmante, en examinant avec une froide curiositÈ sa fougueuse
voisine, tantÙt de son Èventail elle battait pendant un instant la
mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indÈpendance, ‡ contretemps. Le
pianiste ayant terminÈ le morceau de Liszt et ayant commencÈ un
prÈlude de Chopin, Mme de Cambremer lanÁa ‡ Mme de Franquetot un
sourire attendri de satisfaction compÈtente et díallusion au passÈ.
Elle avait appris dans sa jeunesse ‡ caresser les phrases, au long col
sinueux et dÈmesurÈ, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles,
qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien
loin de la direction de leur dÈpart, bien loin du point o? on avait pu
espÈrer quíatteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet
Ècart de fantaisie que pour revenir plus dÈlibÈrÈment,ódíun retour
plus prÈmÈditÈ, avec plus de prÈcision, comme sur un cristal qui
rÈsonnerait jusquí‡ faire crier,óvous frapper au cúur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations,
níallant guËre au bal, elle síÈtait grisÈe dans la solitude de son
manoir, ‡ ralentir, ‡ prÈcipiter la danse de tous ces couples
imaginaires, ‡ les Ègrener comme des fleurs, ‡ quitter un moment le
bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et
page 468 / 601
‡ y voir tout díun coup síavancer, plus diffÈrent de tout ce quíon a
jamais rÍvÈ que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme ‡
la voix un peu chantante, ÈtrangËre et fausse, en gants blancs. Mais
aujourdíhui la beautÈ dÈmodÈe de cette musique semblait dÈfraÓchie.
PrivÈe depuis quelques annÈes de líestime des connaisseurs, elle avait
perdu son honneur et son charme et ceux mÍmes dont le go?t est mauvais
níy trouvaient plus quíun plaisir inavouÈ et mÈdiocre. Mme de
Cambremer jeta un regard furtif derriËre elle. Elle savait que sa
jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui
touchait les choses de líesprit sur lesquelles, sachant jusquí‡
líharmonie et jusquíau grec, elle avait des lumiËres spÈciales)
mÈprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin
de la surveillance de cette wagnÈrienne qui Ètait plus loin avec un
groupe de personnes de son ‚ge, Mme de Cambremer se laissait aller ‡
des impressions dÈlicieuses. La princesse des Laumes les Èprouvait
aussi. Sans Ítre par nature douÈe pour la musique, elle avait reÁu il
y a quinze ans les leÁons quíun professeur de piano du faubourg
Saint-Germain, femme de gÈnie qui avait ÈtÈ ‡ la fin de sa vie rÈduite
‡ la misËre, avait recommencÈ, ‡ lí‚ge de soixante-dix ans, ‡ donner
aux filles et aux petites-filles de ses anciennes ÈlËves. Elle Ètait
morte aujourdíhui. Mais sa mÈthode, son beau son, renaissaient parfois
sous les doigts de ses ÈlËves, mÍme de celles qui Ètaient devenues
pour le reste des personnes mÈdiocres, avaient abandonnÈ la musique et
níouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes
put-elle secouer la tÍte, en pleine connaissance de cause, avec une
apprÈciation juste de la faÁon dont le pianiste jouait ce prÈlude
quíelle savait par cúur. La fin de la phrase commencÈe chanta
díelle-mÍme sur ses lËvres. Et elle murmura ´Cíest toujours charmantª,
page 469 / 601
avec un double ch au commencement du mot qui Ètait une marque de
dÈlicatesse et dont elle sentait ses lËvres si romanesquement
froissÈes comme une belle fleur, quíelle harmonisa instinctivement son
regard avec elles en lui donnant ‡ ce moment-l‡ une sorte de
sentimentalitÈ et de vague. Cependant Mme de Gallardon Ètait en train
de se dire quíil Ètait f‚cheux quíelle níe?t que bien rarement
líoccasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait
lui donner une leÁon en ne rÈpondant pas ‡ son salut. Elle ne savait
pas que sa cousine f?t l‡. Un mouvement de tÍte de Mme de Franquetot
la lui dÈcouvrit. AussitÙt elle se prÈcipita vers elle en dÈrangeant
tout le monde; mais dÈsireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappel‚t ‡ tous quíelle ne dÈsirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez ‡ nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle níavait pas ‡ aller car elle
níÈtait pas ´sa contemporaineª, elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de rÈserve par quelque propos qui justifi‚t sa dÈmarche
et forÁ‚t la princesse ‡ engager la conversation; aussi une fois
arrivÈe prËs de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcÈe, lui dit: ´Comment va ton mari?ª de
la mÍme voix soucieuse que si le prince avait ÈtÈ gravement malade. La
princesse Èclatant díun rire qui lui Ètait particulier et qui Ètait
destinÈ ‡ la fois ‡ montrer aux autres quíelle se moquait de quelquíun
et aussi ‡ se faire paraÓtre plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animÈe et de son regard brillant, lui
rÈpondit:
óMais le mieux du monde!
page 470 / 601
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiËte encore pourtant de líÈtat du prince,
Mme de Gallardon dit ‡ sa cousine:
óOriane (ici Mme des Laumes regarda díun air ÈtonnÈ et rieur un tiers
invisible vis-‡-vis duquel elle semblait tenir ‡ attester quíelle
níavait jamais autorisÈ Mme de Gallardon ‡ líappeler par son prÈnom),
je tiendrais beaucoup ‡ ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton apprÈciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de líavis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si Áíavait ÈtÈ un plat de la composition díune nouvelle
cuisiniËre sur les talents de laquelle il lui e?t ÈtÈ prÈcieux de
recueillir líopinion díun gourmet.
óMais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je
líaime!
óTu sais, mon mari níest pas bien, son foie..., cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant ‡ la
princesse une obligation de charitÈ de paraÓtre ‡ sa soirÈe.
page 471 / 601
La princesse níaimait pas ‡ dire aux gens quíelle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle Ècrivait son regret díavoir ÈtÈ
privÈeópar une visite inopinÈe de sa belle-mËre, par une invitation de
son beau-frËre, par líOpÈra, par une partie de campagneódíune soirÈe ‡
laquelle elle níaurait jamais songÈ ‡ se rendre. Elle donnait ainsi ‡
beaucoup de gens la joie de croire quíelle Ètait de leurs relations,
quíelle e?t ÈtÈ volontiers chez eux, quíelle níavait ÈtÈ empÍchÈe de
le faire que par les contretemps princiers quíils Ètaient flattÈs de
voir entrer en concurrence avec leur soirÈe. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes o? survivait quelque chose de
líesprit alerte, dÈpouillÈ de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de MÈrimÈe,óet a trouvÈ sa derniËre expression dans le
thÈ‚tre de Meilhac et HalÈvy,óelle líadaptait mÍme aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui síefforÁait
díÍtre positive, prÈcise, de se rapprocher de líhumble vÈritÈ. Elle ne
dÈveloppait pas longuement ‡ une maÓtresse de maison líexpression du
dÈsir quíelle avait díaller ‡ sa soirÈe; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits dío? dÈpendrait quíil lui f?t ou non
possible de síy rendre.
óEcoute, je vais te dire, dit-elle ‡ Mme de Gallardon, il faut demain
soir que jíaille chez une amie qui mía demandÈ mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmËne au thÈ‚tre, il níy aura pas, avec la
meilleure volontÈ, possibilitÈ que jíaille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
page 472 / 601
óTiens, tu as vu ton ami M. Swann?
óMais non, cet amour de Charles, je ne savais pas quíil f?t l‡, je
vais t‚cher quíil me voie.
óCíest drÙle quíil aille mÍme chez la mËre Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais quíil est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par l‡ intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la súur et
la belle-súur de deux archevÍques!
óJíavoue ‡ ma honte que je níen suis pas choquÈe, dit la princesse des
Laumes.
óJe sais quíil est converti, et mÍme dÈj‡ ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachÈs ‡
leur religion que les autres, que cíest une frime, est-ce vrai?
óJe suis sans lumiËres ‡ ce sujet.
Le pianiste qui avait ‡ jouer deux morceaux de Chopin, aprËs avoir
terminÈ le prÈlude avait attaquÈ aussitÙt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalÈ ‡ sa cousine la prÈsence de Swann,
Chopin ressuscitÈ aurait pu venir jouer lui-mÍme toutes ses úuvres
sans que Mme des Laumes p?t y faire attention. Elle faisait partie
page 473 / 601
díune de ces deux moitiÈs de líhumanitÈ chez qui la curiositÈ quía
líautre moitiÈ pour les Ítres quíelle ne connaÓt pas est remplacÈe par
líintÈrÍt pour les Ítres quíelle connaÓt. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la prÈsence dans un endroit o? elle se trouvait
de quelquíun de sa coterie, et auquel díailleurs elle níavait rien de
particulier ‡ dire, accaparait exclusivement son attention aux dÈpens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans líespoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisÈe ‡ qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dÈnuÈs de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction o? Ètait Swann et si celui-ci changeait de place, elle
dÈplaÁait parallËlement son sourire aimantÈ.
óOriane, ne te f‚che pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais síempÍcher de sacrifier ses plus grandes espÈrances sociales et
díÈblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immÈdiat et privÈ, de
dire quelque chose de dÈsagrÈable, il y a des gens qui prÈtendent que
ce M. Swann, cíest quelquíun quíon ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?
óMais... tu dois bien savoir que cíest vrai, rÈpondit la princesse des
Laumes, puisque tu lías invitÈ cinquante fois et quíil níest jamais
venu.
Et quittant sa cousine mortifiÈe, elle Èclata de nouveau díun rire qui
page 474 / 601
scandalisa les personnes qui Ècoutaient la musique, mais attira
líattention de Mme de Saint-Euverte, restÈe par politesse prËs du
piano et qui aperÁut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte Ètait díautant plus ravie de voir Mme des Laumes quíelle
la croyait encore ‡ Guermantes en train de soigner son beau-pËre
malade.
óMais comment, princesse, vous Ètiez l‡?
óOui, je míÈtais mise dans un petit coin, jíai entendu de belles
choses.
óComment, vous Ítes l‡ depuis dÈj‡ un long moment!
óMais oui, un trËs long moment qui mía semblÈ trËs court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil ‡ la princesse qui
rÈpondit:
óMais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien níimporte o?!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicitÈ de
grande dame, un petit siËge sans dossier:
page 475 / 601
óTenez, ce pouf, cíest tout ce quíil me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, líÈmotion musicale Ètait
‡ son comble, un domestique passait des rafraÓchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans quíil la vÓt, des signes de síen
aller. Une nouvelle mariÈe, ‡ qui on avait appris quíune jeune femme
ne doit pas avoir líair blasÈ, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maÓtresse de maison pour lui tÈmoigner par son regard sa
reconnaissance díavoir ´pensÈ ‡ elleª pour un pareil rÈgal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce níest pas sans
inquiÈtude quíelle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
‡ chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu ‡ líabat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle níy
tint plus et, escaladant les deux marches de líestrade, sur laquelle
Ètait placÈ le piano, se prÈcipita pour enlever la bobËche. Mais ‡
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. NÈanmoins líinitiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuitÈ qui en rÈsulta entre elle
et líinstrumentiste, produisirent une impression gÈnÈralement
favorable.
page 476 / 601
óVous avez remarquÈ ce quía fait cette personne, princesse, dit le
gÈnÈral de Froberville ‡ la princesse des Laumes quíil Ètait venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. Cíest curieux.
Est-ce donc une artiste?
óNon, cíest une petite Mme de Cambremer, rÈpondit Ètourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous rÈpËte ce que jíai entendu
dire, je níai aucune espËce de notion de qui cíest, on a dit derriËre
moi que cíÈtaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. «a doit Ítre des
´gens de la campagneª! Du reste, je ne sais pas si vous Ítes trËs
rÈpandu dans la brillante sociÈtÈ qui se trouve ici, mais je níai pas
idÈe du nom de toutes ces Ètonnantes personnes. A quoi pensez-vous
quíils passent leur vie en dehors des soirÈes de Mme de Saint-Euverte?
Elle a d? les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraÓchissements. Avouez que ces ´invitÈs de chez Belloirª sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce níest pas possible!
óAh! Mais Cambremer, cíest un nom authentique et ancien, dit le
gÈnÈral.
óJe ne vois aucun mal ‡ ce que ce soit ancien, rÈpondit sËchement la
princesse, mais en tous cas ce níest-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en dÈtachant le mot euphonique comme síil Ètait entre guillemets,
petite affectation de dÈpit qui Ètait particuliËre ‡ la coterie
page 477 / 601
Guermantes.
óVous trouvez? Elle est jolie ‡ croquer, dit le gÈnÈral qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce níest pas votre avis, princesse?
óElle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
níest pas agrÈable, car je ne crois pas quíelle soit ma contemporaine,
rÈpondit Mme des Laumes (cette expression Ètant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait ‡ regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitiÈ par mÈchancetÈ pour celle-ci, moitiÈ
par amabilitÈ pour le gÈnÈral: ´Pas agrÈable... pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaÓtre puisquíelle vous tient ‡ cúur, je vous
aurais prÈsentÈ,ª dit la princesse qui probablement níen aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. ´Je vais Ítre obligÈe de vous
dire bonsoir, parce que cíest la fÍte díune amie ‡ qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle díun ton modeste et vrai, rÈduisant la rÈunion
mondaine ‡ laquelle elle se rendait ‡ la simplicitÈ díune cÈrÈmonie
ennuyeuse mais o? il Ètait obligatoire et touchant díaller. Díailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que jíÈtais ici, est allÈ voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
IÈna.ª
ó´«ía ÈtÈ díabord un nom de victoire, princesse, dit le gÈnÈral.
Quíest-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
page 478 / 601
ajouta-t-il en Ùtant son monocle pour líessuyer, comme il aurait
changÈ un pansement, tandis que la princesse dÈtournait
instinctivement les yeux, cette noblesse díEmpire, cíest autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que cíest, cíest trËs beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en hÈros.ª
óMais je suis pleine de respect pour les hÈros, dit la princesse, sur
un ton lÈgËrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse díIÈna, ce níest pas du tout pour Áa, cíest tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaÓt, les chÈrit. Oh!
non, ce níest pas ce que vous pouvez penser, ce níest pas un flirt, je
níai pas ‡ míy opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
míy opposer! ajouta-t-elle díune voix mÈlancolique, car tout le monde
savait que dËs le lendemain du jour o? le prince des Laumes avait
ÈpousÈ sa ravissante cousine, il níavait pas cessÈ de la tromper. Mais
enfin ce níest pas le cas, ce sont des gens quíil a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela trËs bien. Díabord je vous
dirai que rien que ce quíil mía dit de leur maison... Pensez que tous
leurs meubles sont ´Empire!ª
óMais, princesse, naturellement, cíest parce que cíest le mobilier de
leurs grands-parents.
óMais je ne vous dis pas, mais Áa níest pas moins laid pour Áa. Je
comprends trËs bien quíon ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins quíon níait pas de choses ridicules. Quíest-ce que vous
page 479 / 601
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des tÍtes de cygnes comme des
baignoires.
óMais je crois mÍme quíils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaÔque sur laquelle a ÈtÈ signÈ le traitÈ de...
óAh! Mais quíils aient des choses intÈressantes au point de vue de
líhistoire, je ne vous dis pas. Mais Áa ne peut pas Ítre beau...
puisque cíest horrible! Moi jíai aussi des choses comme Áa que Basin a
hÈritÈes des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes o? personne ne les voit. Enfin, du reste, ce níest pas la
question, je me prÈcipiterais chez eux avec Basin, jíirais les voir
mÍme au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais... je ne les connais pas! Moi, on mía toujours dit
quand jíÈtais petite que ce níÈtait pas poli díaller chez les gens
quíon ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puÈril. Alors, je
fais ce quíon mía appris. Voyez-vous ces braves gens síils voyaient
entrer une personne quíils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-Ítre trËs mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant ‡ son regard fixÈ sur le gÈnÈral une expression
rÍveuse et douce.
ó´Ah! princesse, vous savez bien quíils ne se tiendraient pas de
page 480 / 601
joie...ª
ó´Mais non, pourquoi?ª lui demanda-t-elle avec une extrÍme vivacitÈ,
soit pour ne pas avoir líair de savoir que cíest parce quíelle Ètait
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
líentendre dire au gÈnÈral. ´Pourquoi? Quíen savez-vous? Cela leur
serait peut-Ítre tout ce quíil y a de plus dÈsagrÈable. Moi je ne sais
pas, mais si jíen juge par moi, cela míennuie dÈj‡ tant de voir les
personnes que je connais, je crois que síil fallait voir des gens que
je ne connais pas, ´mÍme hÈroÔquesª, je deviendrais folle. Díailleurs,
voyons, sauf lorsquíil síagit de vieux amis comme vous quíon connaÓt
sans cela, je ne sais pas si líhÈroÔsme serait díun format trËs
portatif dans le monde. «a míennuie dÈj‡ souvent de donner des dÓners,
mais síil fallait offrir le bras ‡ Spartacus pour aller ‡ table... Non
vraiment, ce ne serait jamais ‡ VercingÈtorix que je ferais signe
comme quatorziËme. Je sens que je le rÈserverais pour les grandes
soirÈes. Et comme je níen donne pas...ª
óAh! princesse, vous níÍtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possÈdez-vous assez, líesprit des Guermantes!
óMais on dit toujours líesprit des Guermantes, je níai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc díautres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un Èclat de rire Ècumant et joyeux, les traits de
son visage concentrÈs, accouplÈs dans le rÈseau de son animation, les
yeux Ètincelants, enflammÈs díun ensoleillement radieux de gaÓtÈ que
page 481 / 601
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-mÍme, qui Ètaient une louange
de son esprit ou de sa beautÈ. Tenez, voil‡ Swann qui a líair de
saluer votre Cambremer; l‡... il est ‡ cÙtÈ de la mËre Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous prÈsenter. Mais dÈpÍchez-vous,
il cherche ‡ síen aller!
óAvez-vous remarquÈ quelle affreuse mine il a? dit le gÈnÈral.
óMon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commenÁais ‡ supposer quíil
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays quíil
aimait tant et o? il ne retournait plus pour ne pas síÈloigner
díOdette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire ‡ la princesse et quíil retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,óet voulant
díautre part pour lui-mÍme exprimer la nostalgie quíil avait de la
campagne:
óAh! dit-il ‡ la cantonade, pour Ítre entendu ‡ la fois de Mme de
Saint-Euverte ‡ qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprËs de Guermantes pour entendre le Saint-FranÁois díAssise de Liszt
et elle nía eu le temps, comme une jolie mÈsange, que díaller piquer
page 482 / 601
pour les mettre sur sa tÍte quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et díaubÈpine; il y a mÍme encore de petites gouttes de rosÈe,
un peu de la gelÈe blanche qui doit faire gÈmir la duchesse. Cíest
trËs joli, ma chËre princesse.
óComment la princesse est venue exprËs de Guermantes? Mais cíest trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, síÈcrie naÔvement Mme de
Saint-Euverte qui Ètait peu habituÈe au tour díesprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais cíest vrai, cela imite...
comment dirais-je, pas les ch‚taignes, non, oh! cíest une idÈe
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaÓtre mon
programme. Les musiciens ne me líont mÍme pas communiquÈ ‡ moi.
Swann, habituÈ quand il Ètait auprËs díune femme avec qui il avait
gardÈ des habitudes galantes de langage, de dire des choses dÈlicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer ‡ Mme de Saint-Euverte quíil níavait parlÈ que par
mÈtaphore. Quant ‡ la princesse, elle se mit ‡ rire aux Èclats, parce
que líesprit de Swann Ètait extrÍmement apprÈciÈ dans sa coterie et
aussi parce quíelle ne pouvait entendre un compliment síadressant ‡
elle sans lui trouver les gr‚ces les plus fines et une irrÈsistible
drÙlerie.
óHÈ bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits díaubÈpine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous Ítes aussi son voisin de campagne?
page 483 / 601
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait líair content de
causer avec Swann síÈtait ÈloignÈe.
óMais vous líÍtes vous-mÍme, princesse.
óMoi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
jíaimerais Ítre ‡ leur place!
óCe ne sont pas les Cambremer, cíÈtaient ses parents ‡ elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait ‡ Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous Ítes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.
óJe ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapÈe de cent francs tous les ans par le curÈ, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien Ètonnant. Il finit
juste ‡ temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
óIl ne commence pas mieux, rÈpondit Swann.
óEn effet cette double abrÈviation!...
óCíest quelquíun de trËs en colËre et de trËs convenable qui nía pas
page 484 / 601
osÈ aller jusquíau bout du premier mot.
óMais puisquíil ne devait pas pouvoir síempÍcher de commencer le
second, il aurait mieux fait díachever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries díun go?t
charmant, mon petit Charles, mais comme cíest ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle díun ton c‚lin, jíaime tant causer avec vous.
Pensez que je níaurais mÍme pas pu faire comprendre ‡ cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer Ètait Ètonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il níy a que quand je vous vois que je cesse
de míennuyer.
Et sans doute cela níÈtait pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une mÍme maniËre de juger les petites choses qui avait pour
effetó‡ moins que ce ne f?t pour causeóune grande analogie dans la
faÁon de síexprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien níÈtait plus diffÈrent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensÈe ‡ Ùter aux propos
de Swann la sonoritÈ qui les enveloppait, les moustaches díentre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que cíÈtaient les mÍmes
phrases, les mÍmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse níavaient les mÍmes
idÈes sur rien. Mais depuis que Swann Ètait si triste, ressentant
toujours cette espËce de frisson qui prÈcËde le moment o? líon va
pleurer, il avait le mÍme besoin de parler du chagrin quíun assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
Ètait une chose affreuse, il Èprouva la mÍme douceur que si elle lui
page 485 / 601
avait parlÈ díOdette.
óOh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chËre amie. Ce quíil y a de gentil avec vous, cíest que
vous níÍtes pas gaie. On pourrait passer une soirÈe ensemble.
óMais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas ‡ Guermantes, ma
belle-mËre serait folle de joie. Cela passe pour trËs laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me dÈplaÓt pas, jíai horreur des pays
´pittoresquesª.
óJe crois bien, cíest admirable, rÈpondit Swann, cíest presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; cíest un pays pour Ítre
heureux. Cíest peut-Ítre parce que jíy ai vÈcu, mais les choses míy
parlent tellement. DËs quíil se lËve un souffle díair, que les blÈs
commencent ‡ remuer, il me semble quíil y a quelquíun qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
líeau... je serais bien malheureux!
óOh! mon petit Charles, prenez garde, voil‡ líaffreuse Rampillon qui
mía vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivÈ, je
confonds, elle a mariÈ sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-Ítre les deux... et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a
ÈtÈ rÈpudiÈe par son prince... ayez líair de me parler pour que cette
BÈrÈnice ne vienne pas míinviter ‡ dÓner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
page 486 / 601
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmËne chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit míy rejoindre. Si on níavait pas de vos nouvelles par MÈmÈ...
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prÈvenu M. de Charlus quíen quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
quíil avait tout le temps espÈrÈ se voir remettre par un domestique
pendant la soirÈe, et que peut-Ítre il allait trouver chez son
concierge. ´Ce pauvre Swann, dit ce soir-l‡ Mme des Laumes ‡ son mari,
il est toujours gentil, mais il a líair bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dÓner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond quíun homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui níest mÍme pas intÈressante, car on la dit
idioteª, ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent quíun homme díesprit ne devrait Ítre malheureux que pour une
personne qui en val?t la peine; cíest ‡ peu prËs comme síÈtonner quíon
daigne souffrir du cholÈra par le fait díun Ítre aussi petit que le
bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment o? il allait enfin síÈchapper, le
gÈnÈral de Froberville lui demanda ‡ connaÓtre Mme de Cambremer et il
fut obligÈ de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
óDites donc, Swann, jíaimerais mieux Ítre le mari de cette femme-l‡
page 487 / 601
que díÍtre massacrÈ par les sauvages, quíen dites-vous?
Ces mots ´massacrÈ par les sauvagesª percËrent douloureusement le cúur
de Swann; aussitÙt il Èprouva le besoin de continuer la conversation
avec le gÈnÈral:
ó´Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
faÁon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont díUrville
ramena les cendres, La PÈrouse...(et Swann Ètait dÈj‡ heureux comme
síil avait parlÈ díOdette.) ´Cíest un beau caractËre et qui
míintÈresse beaucoup que celui de La PÈrouse, ajouta-t-il díun air
mÈlancolique.ª
óAh! parfaitement, La PÈrouse, dit le gÈnÈral. Cíest un nom connu. Il
a sa rue.
óVous connaissez quelquíun rue La PÈrouse? demanda Swann díun air
agitÈ.
óJe ne connais que Mme de Chanlivault, la súur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donnÈ une jolie soirÈe de comÈdie líautre
jour. Cíest un salon qui sera un jour trËs ÈlÈgant, vous verrez!
óAh! elle demeure rue La PÈrouse. Cíest sympathique, cíest une jolie
rue, si triste.
page 488 / 601
óMais non; cíest que vous níy Ítes pas allÈ depuis quelque temps; ce
níest plus triste, cela commence ‡ se construire, tout ce quartier-l‡.
Quand enfin Swann prÈsenta M. de Froberville ‡ la jeune Mme de
Cambremer, comme cíÈtait la premiËre fois quíelle entendait le nom du
gÈnÈral, elle esquissa le sourire de joie et de surprise quíelle
aurait eu si on níen avait jamais prononcÈ devant elle díautre que
celui-l‡, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, ‡
chaque personne quíon lui amenait, elle croyait que cíÈtait líun
díeux, et pensant quíelle faisait preuve de tact en ayant líair díen
avoir tant entendu parler depuis quíelle Ètait mariÈe, elle tendait la
main díun air hÈsitant destinÈ ‡ prouver la rÈserve apprise quíelle
avait ‡ vaincre et la sympathie spontanÈe qui rÈussissait ‡ en
triompher. Aussi ses beaux-parents, quíelle croyait encore les gens
les plus brillants de France, dÈclaraient-ils quíelle Ètait un ange;
díautant plus quíils prÈfÈraient paraÓtre, en la faisant Èpouser ‡
leur fils, avoir cÈdÈ ‡ líattrait plutÙt de ses qualitÈs que de sa
grande fortune.
óOn voit que vous Ítes musicienne dans lí‚me, madame, lui dit le
gÈnÈral en faisant inconsciemment allusion ‡ líincident de la bobËche.
Mais le concert recommenÁa et Swann comprit quíil ne pourrait pas síen
aller avant la fin de ce nouveau numÈro du programme. Il souffrait de
rester enfermÈ au milieu de ces gens dont la bÍtise et les ridicules
page 489 / 601
le frappaient díautant plus douloureusement quíignorant son amour,
incapables, síils líavaient connu, de síy intÈresser et de faire autre
chose que díen sourire comme díun enfantillage ou de le dÈplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaÓtre sous líaspect díun Ètat
subjectif qui níexistait que pour lui, dont rien díextÈrieur ne lui
affirmait la rÈalitÈ; il souffrait surtout, et au point que mÍme le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu o? Odette ne viendrait jamais, o? personne, o? rien ne la
connaissait, dío? elle Ètait entiËrement absente.
Mais tout ‡ coup ce fut comme si elle Ètait entrÈe, et cette
apparition lui fut une si dÈchirante souffrance quíil dut porter la
main ‡ son cúur. Cíest que le violon Ètait montÈ ‡ des notes hautes o?
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
quíil cess‚t de les tenir, dans líexaltation o? il Ètait díapercevoir
dÈj‡ líobjet de son attente qui síapprochait, et avec un effort
dÈsespÈrÈ pour t‚cher de durer jusquí‡ son arrivÈe, de líaccueillir
avant díexpirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
derniËres forces le chemin ouvert pour quíil p?t passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann e?t
eu le temps de comprendre, et de se dire: ´Cíest la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, níÈcoutons pas!ª tous ses souvenirs du temps o?
Odette Ètait Èprise de lui, et quíil avait rÈussi jusquí‡ ce jour ‡
maintenir invisibles dans les profondeurs de son Ítre, trompÈs par ce
brusque rayon du temps díamour quíils crurent revenu, síÈtaient
rÈveillÈs, et ‡ tire díaile, Ètaient remontÈs lui chanter Èperdument,
sans pitiÈ pour son infortune prÈsente, les refrains oubliÈs du
page 490 / 601
bonheur.
Au lieu des expressions abstraites ´temps o? jíÈtais heureuxª, ´temps
o? jíÈtais aimȪ, quíil avait souvent prononcÈes jusque-l‡ et sans
trop souffrir, car son intelligence níy avait enfermÈ du passÈ que de
prÈtendus extraits qui níen conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixÈ ‡ jamais la spÈcifique et volatile
essence; il revit tout, les pÈtales neigeux et frisÈs du chrysanthËme
quíelle lui avait jetÈ dans sa voiture, quíil avait gardÈ contre ses
lËvresólíadresse en relief de la ´Maison DorÈeª sur la lettre o? il
avait lu: ´Ma main tremble si fort en vous Ècrivantªóle rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit díun air suppliant: ´Ce níest
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?ª, il sentit líodeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa ´brosseª
pendant que LorÈdan allait chercher la petite ouvriËre, les pluies
díorage qui tombËrent si souvent ce printemps-l‡, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles díhabitudes
mentales, díimpressions saisonniËres, de crÈations cutanÈes, qui
avaient Ètendu sur une suite de semaines un rÈseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-l‡, il satisfaisait
une curiositÈ voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par líamour. Il avait cru quíil pourrait síen tenir l‡, quíil
ne serait pas obligÈ díen apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme díOdette lui Ètait peu de chose auprËs de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir ‡ tous moments ce quíelle avait fait, de ne
pas la possÈder partout et toujours! HÈlas, il se rappela líaccent
page 491 / 601
dont elle síÈtait ÈcriÈe: ´Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre!ª elle qui ne líÈtait plus jamais! líintÈrÍt, la
curiositÈ quíelle avait eus pour sa vie ‡ lui, le dÈsir passionnÈ
quíil lui fit la faveur,óredoutÈe au contraire par lui en ce temps-l‡
comme une cause díennuyeux dÈrangementsóde líy laisser pÈnÈtrer; comme
elle avait ÈtÈ obligÈe de le prier pour quíil se laiss‚t mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant quíil se laiss‚t flÈchir, quíelle
lui rÈpÈt‚t le dÈlice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rÍvait alors quíelle ne lui semblait ‡ lui quíun
fastidieux tracas, puis quíelle avait prise en dÈgo?t et
dÈfinitivement rompue, pendant quíelle Ètait devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, ‡ la troisiËme fois quíil líavait vue, comme elle lui rÈpÈtait:
´Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souventª, il lui
avait dit en riant, avec galanterie: ´par peur de souffrirª.
Maintenant, hÈlas! il arrivait encore parfois quíelle lui ÈcrivÓt díun
restaurant ou díun hÙtel sur du papier qui en portait le nom imprimÈ;
mais cíÈtait comme des lettres de feu qui le br?laient. ´Cíest Ècrit
de líhÙtel Vouillemont? Quíy peut-elle Ítre allÈe faire! avec qui? que
síy est-il passÈ?ª Il se rappela les becs de gaz quíon Èteignait
boulevard des Italiens quand il líavait rencontrÈe contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblÈ presque
surnaturelle et qui en effetónuit díun temps o? il níavait mÍme pas ‡
se demander síil ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il Ètait s?r quíelle níavait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,óappartenait bien ‡ un monde
mystÈrieux o? on ne peut jamais revenir quand les portes síen sont
page 492 / 601
refermÈes, Et Swann aperÁut, immobile en face de ce bonheur revÈcu, un
malheureux qui lui fit pitiÈ parce quíil ne le reconnut pas tout de
suite, si bien quíil dut baisser les yeux pour quíon ne vÓt pas quíils
Ètaient pleins de larmes. CíÈtait lui-mÍme.
Quand il líeut compris, sa pitiÈ cessa, mais il fut jaloux de líautre
lui-mÍme quíelle avait aimÈ, il fut jaloux de ceux dont il síÈtait dit
souvent sans trop souffrir, ´elle les aime peut-Ítreª, maintenant
quíil avait ÈchangÈ líidÈe vague díaimer, dans laquelle il níy a pas
díamour, contre les pÈtales du chrysanthËme et lí´en tÍteª de la
Maison díOr, qui, eux en Ètaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute síil síÈtait vu ‡ ce moment-l‡, il
eut ajoutÈ ‡ la collection de ceux quíil avait distinguÈs le monocle
quíil dÈplaÁait comme une pensÈe importune et sur la face embuÈe
duquel, avec un mouchoir, il cherchait ‡ effacer des soucis.
Il y a dans le violon,ósi ne voyant pas líinstrument, on ne peut pas
rapporter ce quíon entend ‡ son image laquelle modifie la sonoritÈódes
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
quíon a líillusion quíune chanteuse síest ajoutÈe au concert. On lËve
les yeux, on ne voit que les Ètuis, prÈcieux comme des boÓtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompÈ par líappel dÈcevant
de la sirËne; parfois aussi on croit entendre un gÈnie captif qui se
dÈbat au fond de la docte boÓte, ensorcelÈe et frÈmissante, comme un
diable dans un bÈnitier; parfois enfin, cíest, dans líair, comme un
Ítre surnaturel et pur qui passe en dÈroulant son message invisible.
page 493 / 601
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
quíils níexÈcutaient les rites exigÈs díelle pour quíelle appar?t, et
procÈdaient aux incantations nÈcessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son Èvocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu ‡ un monde ultra-violet,
et qui go?tait comme le rafraÓchissement díune mÈtamorphose dans la
cÈcitÈ momentanÈe dont il Ètait frappÈ en approchant díelle, Swann la
sentait prÈsente, comme une dÈesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusquí‡ lui devant la foule et
líemmener ‡ líÈcart pour lui parler, avait revÍtu le dÈguisement de
cette apparence sonore. Et tandis quíelle passait, lÈgËre, apaisante
et murmurÈe comme un parfum, lui disant ce quíelle avait ‡ lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir síenvoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lËvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilÈ et seul puisque, elle, qui síadressait ‡ lui, lui parlait ‡
mi-voix díOdette. Car il níavait plus comme autrefois líimpression
quíOdette et lui níÈtaient pas connus de la petite phrase. Cíest que
si souvent elle avait ÈtÈ tÈmoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle líavait averti de leur fragilitÈ. Et mÍme, alors
que dans ce temps-l‡ il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et dÈsenchantÈe, aujourdíhui il y trouvait
plutÙt la gr‚ce díune rÈsignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et quíil la voyait, sans quíil f?t atteint
par eux, entraÓner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant Ètaient devenus les siens sans quíil e?t
page 494 / 601
líespÈrance díen Ítre jamais dÈlivrÈ, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: ´Quíest-ce, cela? tout cela níest rien.ª Et la
pensÈe de Swann se porta pour la premiËre fois dans un Èlan de pitiÈ
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frËre inconnu et sublime qui
lui aussi avait d? tant souffrir; quíavait pu Ítre sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisÈ cette force de dieu, cette puissance
illimitÈe de crÈer? Quand cíÈtait la petite phrase qui lui parlait de
la vanitÈ de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur ‡ cette
mÍme sagesse qui tout ‡ líheure pourtant lui avait paru intolÈrable,
quand il croyait la lire dans les visages des indiffÈrents qui
considÈraient son amour comme une divagation sans importance. Cíest
que la petite phrase au contraire, quelque opinion quíelle p?t avoir
sur la brËve durÈe de ces Ètats de lí‚me, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sÈrieux que la vie
positive, mais au contraire de si supÈrieur ‡ elle que seul il valait
la peine díÍtre exprimÈ. Ces charmes díune tristesse intime, cíÈtait
eux quíelle essayait díimiter, de recrÈer, et jusquí‡ leur essence qui
est pourtant díÍtre incommunicables et de sembler frivoles ‡ tout
autre quí‡ celui qui les Èprouve, la petite phrase líavait captÈe,
rendue visible. Si bien quíelle faisait confesser leur prix et go?ter
leur douceur divine, par tous ces mÍmes assistantsósi seulement ils
Ètaient un peu musiciensóqui ensuite les mÈconnaÓtraient dans la vie,
en chaque amour particulier quíils verraient naÓtre prËs díeux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiÈs ne pouvait pas se
rÈsoudre en raisonnements. Mais depuis plus díune annÈe que lui
rÈvÈlant ‡ lui-mÍme bien des richesses de son ‚me, líamour de la
musique Ètait pour quelque temps au moins nÈ en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de vÈritables idÈes, díun autre monde, díun autre
page 495 / 601
ordre, idÈes voilÈes de tÈnËbres, inconnues, impÈnÈtrables ‡
líintelligence, mais qui níen sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inÈgales entre elles de valeur et de
signification. Quand aprËs la soirÈe Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherchÈ ‡ dÈmÍler comment ‡ la faÁon díun
parfum, díune caresse, elle le circonvenait, elle líenveloppait, il
síÈtait rendu compte que cíÈtait au faible Ècart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux díentre elles
quíÈtait due cette impression de douceur rÈtractÈe et frileuse; mais
en rÈalitÈ il savait quíil raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-mÍme mais sur de simples valeurs, substituÈes pour la commoditÈ
de son intelligence ‡ la mystÈrieuse entitÈ quíil avait perÁue, avant
de connaÓtre les Verdurin, ‡ cette soirÈe o? il avait entendu pour la
premiËre fois la sonate. Il savait que le souvenir mÍme du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien níest pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, o? seulement Á‡ et l‡, sÈparÈes par díÈpaisses
tÈnËbres inexplorÈes, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sÈrÈnitÈ, qui le composent,
chacune aussi diffÈrente des autres quíun univers díun autre univers,
ont ÈtÈ dÈcouvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en Èveillant en nous le correspondant du thËme quíils ont
trouvÈ, de nous montrer quelle richesse, quelle variÈtÈ, cache ‡ notre
insu cette grande nuit impÈnÈtrÈe et dÈcourageante de notre ‚me que
nous prenons pour du vide et pour du nÈant. Vinteuil avait ÈtÈ líun de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiquíelle prÈsent‚t ‡ la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
page 496 / 601
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui líavaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idÈes de líintelligence. Swann síy reportait comme ‡ une
conception de líamour et du bonheur dont immÈdiatement il savait aussi
bien en quoi elle Ètait particuliËre, quíil le savait pour la
´Princesse de ClËvesª, ou pour ´RenȪ, quand leur nom se prÈsentait ‡
sa mÈmoire. MÍme quand il ne pensait pas ‡ la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au mÍme titre que certaines autres
notions sans Èquivalent, comme les notions de la lumiËre, du son, du
relief, de la voluptÈ physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intÈrieur. Peut-Ítre les
perdrons-nous, peut-Ítre síeffaceront-elles, si nous retournons au
nÈant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
rÈel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumiËre de la
lampe quíon allume devant les objets mÈtamorphosÈs de notre chambre
dío? síest ÈchappÈ jusquíau souvenir de líobscuritÈ. Par l‡, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thËme de Tristan par exemple, qui nous
reprÈsente aussi une certaine acquisition sentimentale, ÈpousÈ notre
condition mortelle, pris quelque chose díhumain qui Ètait assez
touchant. Son sort Ètait liÈ ‡ líavenir, ‡ la rÈalitÈ de notre ‚me
dont elle Ètait un des ornements les plus particuliers, les mieux
diffÈrenciÈs. Peut-Ítre est-ce le nÈant qui est le vrai et tout notre
rÍve est-il inexistant, mais alors nous sentons quíil faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport ‡ lui, ne
soient rien non plus. Nous pÈrirons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-Ítre de moins
page 497 / 601
probable.
Swann níavait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
exist‚t rÈellement. Certes, humaine ‡ ce point de vue, elle
appartenait pourtant ‡ un ordre de crÈatures surnaturelles et que nous
níavons jamais vues, mais que malgrÈ cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de líinvisible arrive ‡ en
capter une, ‡ líamener, du monde divin o? il a accËs, briller quelques
instants au-dessus du nÙtre. Cíest ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur síÈtait contentÈ, avec
ses instruments de musique, de la dÈvoiler, de la rendre visible, díen
suivre et díen respecter le dessin díune main si tendre, si prudente,
si dÈlicate et si s?re que le son síaltÈrait ‡ tout moment,
síestompant pour indiquer une ombre, revivifiÈ quand il lui fallait
suivre ‡ la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait ‡ líexistence rÈelle de cette phrase,
cíest que tout amateur un peu fin se f?t tout de suite aperÁu de
líimposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherchÈ ‡ dissimuler, en ajoutant Á‡ et l‡
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les dÈfaillances de
sa main.
Elle avait disparu. Swann savait quíelle reparaÓtrait ‡ la fin du
dernier mouvement, aprËs tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait l‡ díadmirables idÈes que Swann
níavait pas distinguÈes ‡ la premiËre audition et quíil percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
page 498 / 601
mÈmoire, dÈbarrassÈes du dÈguisement uniforme de la nouveautÈ. Swann
Ècoutait tous les thËmes Èpars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prÈmisses dans la conclusion nÈcessaire, il
assistait ‡ sa genËse. ´O audace aussi gÈniale peut-Ítre, se
disait-il, que celle díun Lavoisier, díun AmpËre, líaudace díun
Vinteuil expÈrimentant, dÈcouvrant les lois secrËtes díune force
inconnue, menant ‡ travers líinexplorÈ, vers le seul but possible,
líattelage invisible auquel il se fie et quíil níapercevra jamais.ª Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
díy laisser rÈgner la fantaisie, comme on aurait pu croire, líen avait
ÈliminÈe; jamais le langage parlÈ ne fut si inflexiblement nÈcessitÈ,
ne connut ‡ ce point la pertinence des questions, líÈvidence des
rÈponses. Díabord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonnÈ de sa compagne; le violon líentendit, lui rÈpondit comme
díun arbre voisin. CíÈtait comme au commencement du monde, comme síil
níy avait encore eu quíeux deux sur la terre, ou plutÙt dans ce monde
fermÈ ‡ tout le reste, construit par la logique díun crÈateur et o?
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce lí‚me incomplËte encore de la petite phrase, est-ce une
fÈe, invisible et gÈmissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris Ètaient si soudains que le violoniste devait se
prÈcipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, líapprivoiser, le capter. DÈj‡
il avait passÈ dans son ‚me, dÈj‡ la petite phrase ÈvoquÈe agitait
comme celui díun mÈdium le corps vraiment possÈdÈ du violoniste. Swann
savait quíelle allait parler encore une fois. Et il síÈtait si bien
dÈdoublÈ que líattente de líinstant imminent o? il allait se retrouver
page 499 / 601
en face díelle le secoua díun de ces sanglots quíun beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons ‡ des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont líÈmotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans líair et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer aprËs. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court o? elle se prorogeait. Elle Ètait
encore l‡ comme une bulle irisÈe qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont líÈclat faiblit, síabaisse, puis se relËve et avant de
síÈteindre, síexalte un moment comme il níavait pas encore fait: aux
deux couleurs quíelle avait jusque-l‡ laissÈ paraÓtre, elle ajouta
díautres cordes diaprÈes, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann níosait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, dÈlicieux et fragile qui Ètait si
prËs de síÈvanouir. Personne, ‡ dire vrai, ne songeait ‡ parler. La
parole ineffable díun seul absent, peut-Ítre díun mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) síexhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait ‡ tenir en Èchec líattention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade o? une ‚me Ètait ainsi
ÈvoquÈe un des plus nobles autels o? p?t síaccomplir une cÈrÈmonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin dÈfaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui dÈj‡ avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irritÈ de voir la comtesse de
Monteriender, cÈlËbre par ses naÔvetÈs, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant mÍme que la sonate f?t finie, il ne put
síempÍcher de sourire, et peut-Ítre de trouver aussi un sens profond
quíelle níy voyait pas, dans les mots dont elle se servit. …merveillÈe
page 500 / 601
par la virtuositÈ des exÈcutants, la comtesse síÈcria en síadressant ‡
Swann: ´Cíest prodigieux, je níai jamais rien vu díaussi fort...ª Mais
un scrupule díexactitude lui faisant corriger cette premiËre
assertion, elle ajouta cette rÈserve: ´rien díaussi fort... depuis les
tables tournantes!ª
A partir de cette soirÈe, Swann comprit que le sentiment quíOdette
avait eu pour lui ne renaÓtrait jamais, que ses espÈrances de bonheur
ne se rÈaliseraient plus. Et les jours o? par hasard elle avait encore
ÈtÈ gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs díun lÈger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie dÈsespÈrÈe
de ceux qui, soignant un ami arrivÈ aux derniers jours díune maladie
incurable, relatent comme des faits prÈcieux ´hier, il a fait ses
comptes lui-mÍme et cíest lui qui a relevÈ une erreur díaddition que
nous avions faite; il a mangÈ un úuf avec plaisir, síil le digËre bien
on essaiera demain díune cÙteletteª, quoiquíils les sachent dÈnuÈs de
signification ‡ la veille díune mort inÈvitable. Sans doute Swann
Ètait certain que síil avait vÈcu maintenant loin díOdette, elle
aurait fini par lui devenir indiffÈrente, de sorte quíil aurait ÈtÈ
content quíelle quitt‚t Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il níavait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensÈe. Maintenant quíil síÈtait remis ‡ son
Ètude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours ‡ la Haye, ‡ Dresde, ‡ Brunswick. Il Ètait persuadÈ quíune
´Toilette de Dianeª qui avait ÈtÈ achetÈe par le Mauritshuis ‡ la
page 501 / 601
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes Ètait en rÈalitÈ de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir Ètudier le tableau sur place pour Ètayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant quíOdette y Ètait et mÍme quand
elle Ètait absenteócar dans des lieux nouveaux o? les sensations ne
sont pas amorties par líhabitude, on retrempe, on ranime une
douleurócíÈtait pour lui un projet si cruel, quíil ne se sentait
capable díy penser sans cesse que parce quíil se savait rÈsolu ‡ ne
líexÈcuter jamais. Mais il arrivait quíen dormant, líintention du
voyage renaissait en lui,ósans quíil se rappel‚t que ce voyage Ètait
impossibleóet elle síy rÈalisait. Un jour il rÍva quíil partait pour
un an; penchÈ ‡ la portiËre du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait ‡ le convaincre de
partir avec lui. Le train síÈbranlant, líanxiÈtÈ le rÈveilla, il se
rappela quíil ne partait pas, quíil verrait Odette ce soir-l‡, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout Èmu de son rÍve,
il bÈnit les circonstances particuliËres qui le rendaient indÈpendant,
gr‚ce auxquelles il pouvait rester prËs díOdette, et aussi rÈussir ‡
ce quíelle lui permÓt de la voir quelquefois; et, rÈcapitulant tous
ces avantages: sa situation,ósa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant mÍme, disait-on,
une arriËre-pensÈe de se faire Èpouser par lui),ócette amitiÈ de M. de
Charlus, qui ‡ vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grandíchose
díOdette, mais lui donnait la douceur de sentir quíelle entendait
parler de lui díune maniËre flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estimeóet jusquí‡ son intelligence enfin, quíil
employait tout entiËre ‡ combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendÓt sa prÈsence sinon agrÈable, du moins nÈcessaire ‡ Odetteóil
songea ‡ ce quíil serait devenu si tout cela lui avait manquÈ, il
page 502 / 601
songea que síil avait ÈtÈ, comme tant díautres, pauvre, humble, dÈnuÈ,
obligÈ díaccepter toute besogne, ou liÈ ‡ des parents, ‡ une Èpouse,
il aurait pu Ítre obligÈ de quitter Odette, que ce rÍve dont líeffroi
Ètait encore si proche aurait pu Ítre vrai, et il se dit: ´On ne
connaÓt pas son bonheur. On níest jamais aussi malheureux quíon
croit.ª Mais il compta que cette existence durait dÈj‡ depuis
plusieurs annÈes, que tout ce quíil pouvait espÈrer cíest quíelle
dur‚t toujours, quíil sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie ‡ líattente quotidienne díun rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter díheureux, et il se demanda síil ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisÈ sa liaison et en avait
empÍchÈ la rupture níavait pas desservi sa destinÈe, si líÈvÈnement
dÈsirable, ce níaurait pas ÈtÈ celui dont il se rÈjouissait tant quíil
níe?t eu lieu quíen rÍve: son dÈpart; il se dit quíon ne connaÓt pas
son malheur, quíon níest jamais si heureux quíon croit.
Quelquefois il espÈrait quíelle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui Ètait dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain f?t si souple et si fort, quíil p?t continuellement
tenir en Èchec, dÈjouer tous les pÈrils qui líenvironnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret dÈsir les avait
supputÈs), et permÓt ainsi aux Ítres de se livrer chaque jour et ‡ peu
prËs impunÈment ‡ leur úuvre de mensonge, ‡ la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien prËs de son cúur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti quíil Ètait devenu amoureux
fou díune de ses femmes la poignarda afin, dit naÔvement son biographe
page 503 / 601
vÈnitien, de retrouver sa libertÈ díesprit. Puis il síindignait de ne
penser ainsi quí‡ soi, et les souffrances quíil avait ÈprouvÈes lui
semblaient ne mÈriter aucune pitiÈ puisque lui-mÍme faisait si bon
marchÈ de la vie díOdette.
Ne pouvant se sÈparer díelle sans retour, du moins, síil líavait vue
sans sÈparations, sa douleur aurait fini par síapaiser et peut-Ítre
son amour par síÈteindre. Et du moment quíelle ne voulait pas quitter
Paris ‡ jamais, il e?t souhaitÈ quíelle ne le quitt‚t jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence quíelle faisait Ètait tous
les ans celle díao?t et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
díavance díen dissoudre líidÈe amËre dans tout le Temps ‡ venir quíil
portait en lui par anticipation et qui, composÈ de jours homogËnes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit o? il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intÈrieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici quíune seule parole díOdette venait líatteindre jusquíen Swann
et, comme un morceau de glace, líimmobilisait, durcissait sa fluiditÈ,
le faisait geler tout entier; et Swann síÈtait senti soudain rempli
díune masse Ènorme et infrangible qui pesait sur les parois
intÈrieures de son Ítre jusquí‡ le faire Èclater: cíest quíOdette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui líobservait:
´Forcheville va faire un beau voyage, ‡ la PentecÙte. Il va en
…gypteª, et Swann avait aussitÙt compris que cela signifiait: ´Je vais
aller en …gypte ‡ la PentecÙte avec Forcheville.ª Et en effet, si
quelques jours aprËs, Swann lui disait: ´Voyons, ‡ propos de ce voyage
que tu mías dit que tu ferais avec Forchevilleª, elle rÈpondait
page 504 / 601
Ètourdiment: ´Oui, mon petit, nous partons le 19, on tíenverra une vue
des Pyramides.ª Alors il voulait apprendre si elle Ètait la maÓtresse
de Forcheville, le lui demander ‡ elle-mÍme. Il savait que,
superstitieuse comme elle Ètait, il y avait certains parjures quíelle
ne ferait pas et puis la crainte, qui líavait retenu jusquíici,
díirriter Odette en líinterrogeant, de se faire dÈtester díelle,
níexistait plus maintenant quíil avait perdu tout espoir díen Ítre
jamais aimÈ.
Un jour il reÁut une lettre anonyme, qui lui disait quíOdette avait
ÈtÈ la maÓtresse díinnombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de BrÈautÈ et le peintre),
de femmes, et quíelle frÈquentait les maisons de passe. Il fut
tourmentÈ de penser quíil y avait parmi ses amis un Ítre capable de
lui avoir adressÈ cette lettre (car par certains dÈtails elle rÈvÈlait
chez celui qui líavait Ècrite une connaissance familiËre de la vie de
Swann). Il chercha qui cela pouvait Ítre. Mais il níavait jamais eu
aucun soupÁon des actions inconnues des Ítres, de celles qui sont sans
liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si cíÈtait
plutÙt sous le caractËre apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,
de M. díOrsan, quíil devait situer la rÈgion inconnue o? cet acte
ignoble avait d? naÓtre, comme aucun de ces hommes níavait jamais
approuvÈ devant lui les lettres anonymes et que tout ce quíils lui
avaient dit impliquait quíils les rÈprouvaient, il ne vit pas de
raisons pour relier cette infamie plutÙt ‡ la nature de líun que de
líautre. Celle de M. de Charlus Ètait un peu díun dÈtraquÈ mais
fonciËrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sËche mais
page 505 / 601
saine et droite. Quant ‡ M. díOrsan, Swann, níavait jamais rencontrÈ
personne qui dans les circonstances mÍme les plus tristes vÓnt ‡ lui
avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
CíÈtait au point quíil ne pouvait comprendre le rÙle peu dÈlicat quíon
prÍtait ‡ M. díOrsan dans la liaison quíil avait avec une femme riche,
et que chaque fois que Swann pensait ‡ lui il Ètait obligÈ de laisser
de cÙtÈ cette mauvaise rÈputation inconciliable avec tant de
tÈmoignages certains de dÈlicatesse. Un instant Swann sentit que son
esprit síobscurcissait et il pensa ‡ autre chose pour retrouver un peu
de lumiËre. Puis il eut le courage de revenir vers ces rÈflexions.
Mais alors aprËs níavoir pu soupÁonner personne, il lui fallut
soupÁonner tout le monde. AprËs tout M. de Charlus líaimait, avait bon
cúur. Mais cíÈtait un nÈvropathe, peut-Ítre demain pleurerait-il de le
savoir malade, et aujourdíhui par jalousie, par colËre, sur quelque
idÈe subite qui síÈtait emparÈe de lui, avait-il dÈsirÈ lui faire du
mal. Au fond, cette race díhommes est la pire de toutes. Certes, le
prince des Laumes Ètait bien loin díaimer Swann autant que M. de
Charlus. Mais ‡ cause de cela mÍme il níavait pas avec lui les mÍmes
susceptibilitÈs; et puis cíÈtait une nature froide sans doute, mais
aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
de ne síÍtre pas attachÈ, dans la vie, quí‡ de tels Ítres. Puis il
songeait que ce qui empÍche les hommes de faire du mal ‡ leur
prochain, cíest la bontÈ, quíil ne pouvait au fond rÈpondre que de
natures analogues ‡ la sienne, comme Ètait, ‡ líÈgard du cúur, celle
de M. de Charlus. La seule pensÈe de faire cette peine ‡ Swann e?t
rÈvoltÈ celui-ci. Mais avec un homme insensible, díune autre humanitÈ,
comme Ètait le prince des Laumes, comment prÈvoir ‡ quels actes
pouvaient le conduire des mobiles díune essence diffÈrente. Avoir du
page 506 / 601
cúur cíest tout, et M. de Charlus en avait. M. díOrsan níen manquait
pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
nÈes de líagrÈment que, pensant de mÍme sur tout, ils avaient ‡ causer
ensemble, Ètaient de plus de repos que líaffection exaltÈe de M. de
Charlus, capable de se porter ‡ des actes de passion, bons ou mauvais.
Síil y avait quelquíun par qui Swann síÈtait toujours senti compris et
dÈlicatement aimÈ, cíÈtait par M. díOrsan. Oui, mais cette vie peu
honorable quíil menait? Swann regrettait de níen avoir pas tenu
compte, díavoir souvent avouÈ en plaisantant quíil níavait jamais
ÈprouvÈ si vivement des sentiments de sympathie et díestime que dans
la sociÈtÈ díune canaille. Ce níest pas pour rien, se disait-il
maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, cíest sur
ses actes. Il níy a que cela qui signifie quelque chose, et nullement
ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent
avoir tels ou tels dÈfauts, ce sont díhonnÍtes gens. Orsan níen a
peut-Ítre pas, mais ce níest pas un honnÍte homme. Il a pu mal agir
une fois de plus. Puis Swann soupÁonna RÈmi, qui il est vrai níaurait
pu quíinspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la
bonne. Díabord LorÈdan avait des raisons díen vouloir ‡ Odette. Et
puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation infÈrieure ‡ la nÙtre, ajoutant ‡ notre fortune et ‡ nos
dÈfauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous
envient et nous mÈprisent, se trouveront fatalement amenÈs ‡ agir
autrement que des gens de notre monde. Il soupÁonna aussi mon
grand-pËre. Chaque fois que Swann lui avait demandÈ un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusÈ? puis avec ses idÈes bourgeoises il
avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupÁonna encore
Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage
page 507 / 601
la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux
artistes o? de telles choses sont possibles, peut-Ítre mÍme avouÈes
sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohËmes, et les rapprocha de la vie díexpÈdients,
presque díescroqueries, o? le manque díargent, le besoin de luxe, la
corruption des plaisirs conduisent souvent líaristocratie. Bref cette
lettre anonyme prouvait quíil connaissait un Ítre capable de
scÈlÈratesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette
scÈlÈratesse f?t cachÈe dans le tufóinexplorÈ díautruiódu caractËre de
líhomme tendre que de líhomme froid, de líartiste que du bourgeois, du
grand seigneur que du valet. Quel critÈrium adopter pour juger les
hommes? au fond il níy avait pas une seule des personnes quíil
connaissait qui ne p?t Ítre capable díune infamie. Fallait-il cesser
de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois
ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son
mouchoir, et, songeant quíaprËs tout, des gens qui le valaient
frÈquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il
se dit que cela signifiait sinon quíils fussent incapables díinfamie,
du moins, que cíest une nÈcessitÈ de la vie ‡ laquelle chacun se
soumet de frÈquenter des gens qui níen sont peut-Ítre pas incapables.
Et il continua ‡ serrer la main ‡ tous ces amis quíil avait
soupÁonnÈs, avec cette rÈserve de pur style quíils avaient peut-Ítre
cherchÈ ‡ le dÈsespÈrer. Quant au fond mÍme de la lettre, il ne síen
inquiÈta pas, car pas une des accusations formulÈes contre Odette
níavait líombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait
líesprit paresseux et manquait díinvention. Il savait bien comme une
vÈritÈ gÈnÈrale que la vie des Ítres est pleine de contrastes, mais
pour chaque Ítre en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
page 508 / 601
quíil ne connaissait pas comme identique ‡ la partie quíil
connaissait. Il imaginait ce quíon lui taisait ‡ líaide de ce quíon
lui disait. Dans les moments o? Odette Ètait auprËs de lui, síils
parlaient ensemble díune action indÈlicate commise, ou díun sentiment
indÈlicat ÈprouvÈ, par un autre, elle les flÈtrissait en vertu des
mÍmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il Ètait restÈ fidËle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thÈ, elle síinquiÈtait des travaux de
Swann. Donc Swann Ètendait ces habitudes au reste de la vie díOdette,
il rÈpÈtait ces gestes quand il voulait se reprÈsenter les moments o?
elle Ètait loin de lui. Si on la lui avait dÈpeinte telle quíelle
Ètait, ou plutÙt quíelle avait ÈtÈ si longtemps avec lui, mais auprËs
díun autre homme, il e?t souffert, car cette image lui e?t paru
vraisemblable. Mais quíelle all‚t chez des maquerelles, se livr‚t ‡
des orgies avec des femmes, quíelle men‚t la vie crapuleuse de
crÈatures abjectes, quelle divagation insensÈe ‡ la rÈalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthËmes imaginÈs, les thÈs successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps ‡ autre, il laissait entendre ‡ Odette que par mÈchancetÈ, on
lui racontait tout ce quíelle faisait; et, se servant ‡ propos, díun
dÈtail insignifiant mais vrai, quíil avait appris par hasard, comme
síil Ètait le seul petit bout quíil laiss‚t passer malgrÈ lui, entre
tant díautres, díune reconstitution complËte de la vie díOdette quíil
tenait cachÈe en lui, il líamenait ‡ supposer quíil Ètait renseignÈ
sur des choses quíen rÈalitÈ il ne savait ni mÍme ne soupÁonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altÈrer la vÈritÈ,
cíÈtait seulement, quíil síen rendÓt compte ou non, pour quíOdette lui
dÓt tout ce quíelle faisait. Sans doute, comme il le disait ‡ Odette,
page 509 / 601
il aimait la sincÈritÈ, mais il líaimait comme une proxÈnËte pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maÓtresse. Aussi son amour de la
sincÈritÈ níÈtant pas dÈsintÈressÈ, ne líavait pas rendu meilleur. La
vÈritÈ quíil chÈrissait cíÈtait celle que lui dirait Odette; mais
lui-mÍme, pour obtenir cette vÈritÈ, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge quíil ne cessait de peindre ‡ Odette comme
conduisant ‡ la dÈgradation toute crÈature humaine. En somme il
mentait autant quíOdette parce que plus malheureux quíelle, il níÈtait
pas moins ÈgoÔste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi ‡
elle-mÍme des choses quíelle avait faites, le regardait díun air
mÈfiant, et, ‡ toute aventure, f‚chÈ, pour ne pas avoir líair de
síhumilier et de rougir de ses actes.
Un jour, Ètant dans la pÈriode de calme la plus longue quíil e?t
encore pu traverser sans Ítre repris díaccËs de jalousie, il avait
acceptÈ díaller le soir au thÈ‚tre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce quíon jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de ThÈodore BarriËre le frappa si cruellement quíil
eut un mouvement de recul et dÈtourna la tÍte. …clairÈ comme par la
lumiËre de la rampe, ‡ la place nouvelle o? il figurait, ce mot de
´marbreª quíil avait perdu la facultÈ de distinguer tant il avait
líhabitude de líavoir souvent sous les yeux, lui Ètait soudain
redevenu visible et líavait aussitÙt fait souvenir de cette histoire
quíOdette lui avait racontÈe autrefois, díune visite quíelle avait
faite au Salon du Palais de líIndustrie avec Mme Verdurin et o?
celle-ci lui avait dit: ´Prends garde, je saurai bien te dÈgeler, tu
níes pas de marbre.ª Odette lui avait affirmÈ que ce níÈtait quíune
page 510 / 601
plaisanterie, et il níy avait attachÈ aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle quíaujourdíhui. Et justement la lettre
anonyme parlait díamour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le dÈplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
´Les Filles de Marbreª et commenÁa ‡ lire machinalement les nouvelles
des dÈpartements. Il y avait eu une tempÍte dans la Manche, on
signalait des dÈg‚ts ‡ Dieppe, ‡ Cabourg, ‡ Beuzeval. AussitÙt il fit
un nouveau mouvement en arriËre.
Le nom de Beuzeval líavait fait penser ‡ celui díune autre localitÈ de
cette rÈgion, Beuzeville, qui porte uni ‡ celui-l‡ par un trait
díunion, un autre nom, celui de BrÈautÈ, quíil avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la premiËre fois il remarquait que cíÈtait
le mÍme que celui de son ami M. de BrÈautÈ dont la lettre anonyme
disait quíil avait ÈtÈ líamant díOdette. AprËs tout, pour M. de
BrÈautÈ, líaccusation níÈtait pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilitÈ. De ce quíOdette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure quíelle ne disait jamais
la vÈritÈ et dans ces propos quíelle avait ÈchangÈs avec Mme Verdurin
et quíelle avait racontÈs elle-mÍme ‡ Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpÈrience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils rÈvËlent
líinnocence, et quiócomme par exemple Odetteósont plus ÈloignÈes
quíaucune díÈprouver une tendresse exaltÈe pour une autre femme.
Tandis quíau contraire, líindignation avec laquelle elle avait
repoussÈ les soupÁons quíelle avait involontairement fait naÓtre un
instant en lui par son rÈcit, cadrait avec tout ce quíil savait des
page 511 / 601
go?ts, du tempÈrament de sa maÓtresse. Mais ‡ ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues ‡ celle qui apporte au poËte ou
au savant, qui nía encore quíune rime ou quíune observation, líidÈe ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
premiËre fois une phrase quíOdette lui avait dite il y avait dÈj‡ deux
ans: ´Oh! Mme Verdurin, en ce moment il níy en a que pour moi, je suis
un amour, elle míembrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie.ª Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinÈs ‡
simuler le vice que lui avait racontÈs Odette, il líavait accueillie
comme la preuve díune chaleureuse amitiÈ. Maintenant voil‡ que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin Ètait venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais go?t. Il ne
pouvait plus les sÈparer dans son esprit, et les vit mÍlÈes aussi dans
la rÈalitÈ, la tendresse donnant quelque chose de sÈrieux et
díimportant ‡ ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il síassit loin díelle. Il níosait
líembrasser, ne sachant si en elle, si en lui, cíÈtait líaffection ou
la colËre quíun baiser rÈveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout ‡ coup il prit une rÈsolution.
óOdette, lui dit-il, mon chÈri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de líidÈe que
jíavais eue ‡ propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si cíÈtait
vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tÍte en fronÁant la bouche, signe frÈquemment employÈ
page 512 / 601
par les gens pour rÈpondre quíils níiront pas, que cela les ennuie a
quelquíun qui leur a demandÈ: ´Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous ‡ la Revue?ª Mais ce hochement de tÍte affectÈ ainsi
díhabitude ‡ un ÈvÈnement ‡ venir mÍle ‡ cause de cela de quelque
incertitude la dÈnÈgation díun ÈvÈnement passÈ. De plus il níÈvoque
que des raisons de convenance personnelle plutÙt que la rÈprobation,
quíune impossibilitÈ morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que cíÈtait faux, Swann comprit que cíÈtait peut-Ítre vrai.
óJe te líai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle díun air irritÈ et
malheureux.
óOui, je sais, mais en es-tu s?re? Ne me dis pas: ´Tu le sais bienª,
dis-moi: ´Je níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.ª
Elle rÈpÈta comme une leÁon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se dÈbarrasser de lui:
óJe níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
óPeux-tu me le jurer sur ta mÈdaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait quíOdette ne se parjurerait pas sur cette mÈdaille-l‡.
page 513 / 601
ó´Oh! que tu me rends malheureuse, síÈcria-t-elle en se dÈrobant par
un sursaut ‡ líÈtreinte de sa question. Mais as-tu bientÙt fini?
Quíest-ce que tu as aujourdíhui? Tu as donc dÈcidÈ quíil fallait que
je te dÈteste, que je tíexËcre? Voil‡, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voil‡ ton remerciement!ª
Mais, ne la l‚chant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne líy fait pas renoncer:
óTu as bien tort de te figurer que je tíen voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et jíen sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haÔr tant que cela ne mía ÈtÈ dÈnoncÈ que par díautres. Ma
colËre contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je tíaime, mais de ta faussetÈ, de ta faussetÈ absurde qui te
fait persÈvÈrer ‡ nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer ‡ tíaimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours dÈlivrÈe. Dis-moi sur ta
mÈdaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
óMais je níen sais rien, moi, síÈcria-t-elle avec colËre, peut-Ítre il
y a trËs longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-Ítre deux ou trois fois.
page 514 / 601
Swann avait envisagÈ toutes les possibilitÈs. La rÈalitÈ est donc
quelque chose qui nía aucun rapport avec les possibilitÈs, pas plus
quíun coup de couteau que nous recevons avec les lÈgers mouvements des
nuages au-dessus de notre tÍte, puisque ces mots: ´deux ou trois foisª
marquËrent ‡ vif une sorte de croix dans son cúur. Chose Ètrange que
ces mots ´deux ou trois foisª, rien que des mots, des mots prononcÈs
dans líair, ‡ distance, puissent ainsi dÈchirer le cúur comme síils le
touchaient vÈritablement, puissent rendre malade, comme un poison
quíon absorberait. Involontairement Swann pensa ‡ ce mot quíil avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: ´Cíest ce que jíai vu de plus fort
depuis les tables tournantes.ª Cette souffrance quíil ressentait ne
ressemblait ‡ rien de ce quíil avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entiËre mÈfiance il avait rarement imaginÈ si
loin dans le mal, mais parce que mÍme quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dÈnuÈe de cette horreur particuliËre
qui síÈtait ÈchappÈe des mots ´peut-Ítre deux ou trois foisª,
dÈpourvue de cette cruautÈ spÈcifique aussi diffÈrente de tout ce
quíil avait connu quíune maladie dont on est atteint pour la premiËre
fois. Et pourtant cette Odette dío? lui venait tout ce mal, ne lui
Ètait pas moins chËre, bien au contraire plus prÈcieuse, comme si au
fur et ‡ mesure que grandissait la souffrance, grandissait en mÍme
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possÈdait. Il voulait lui donner plus de soins comme ‡ une maladie
quíon dÈcouvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
quíelle lui avait dit avoir faite ´deux ou trois foisª ne p?t pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
page 515 / 601
souvent quíen dÈnonÁant ‡ un ami les fautes de sa maÓtresse, on ne
rÈussit quí‡ le rapprocher díelle parce quíil ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage síil leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment rÈussir ‡ la protÈger? Il pouvait peut-Ítre la prÈserver díune
certaine femme mais il y en avait des centaines díautres et il comprit
quelle folie avait passÈ sur lui quand il avait le soir o? il níavait
pas trouvÈ Odette chez les Verdurin, commencÈ de dÈsirer la
possession, toujours impossible, díun autre Ítre. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient díentrer dans son
‚me comme des hordes díenvahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules díun organe blessÈ qui se mettent aussitÙt en mesure de
refaire les tissus lÈsÈs, comme les muscles díun membre paralysÈ qui
tendent ‡ reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son ‚me, employËrent un instant toutes les
forces de Swann ‡ ce travail obscurÈment rÈparateur qui donne
líillusion du repos ‡ un convalescent, ‡ un opÈrÈ. Cette fois-ci ce
fut moins comme díhabitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette dÈtente par Èpuisement, ce fut plutÙt dans son cúur. Mais toutes
les choses de la vie qui ont existÈ une fois tendent ‡ se rÈcrÈer, et
comme un animal expirant quíagite de nouveau le sursaut díune
convulsion qui semblait finie, sur le cúur, un instant ÈpargnÈ, de
Swann, díelle-mÍme la mÍme souffrance vint retracer la mÍme croix. Il
se rappela ces soirs de clair de lune, o? allongÈ dans sa victoria qui
le menait rue La PÈrouse, il cultivait voluptueusement en lui les
Èmotions de líhomme amoureux, sans savoir le fruit empoisonnÈ quíelles
produiraient nÈcessairement. Mais toutes ces pensÈes ne durËrent que
líespace díune seconde, le temps quíil port‚t la main ‡ son cúur,
page 516 / 601
reprit sa respiration et parvint ‡ sourire pour dissimuler sa torture.
DÈj‡ il recommenÁait ‡ poser ses questions. Car sa jalousie qui avait
pris une peine quíun ennemi ne se serait pas donnÈe pour arriver ‡ lui
faire assÈner ce coup, ‡ lui faire faire la connaissance de la douleur
la plus cruelle quíil e?t encore jamais connue, sa jalousie ne
trouvait pas quíil eut assez souffert et cherchait ‡ lui faire
recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinitÈ
mÈchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait ‡ sa perte. Ce ne
fut pas sa faute, mais celle díOdette seulement si díabord son
supplice ne síaggrava pas.
óMa chÈrie, lui dit-il, cíest fini, Ètait-ce avec une personne que je
connais?
óMais non je te jure, díailleurs je crois que jíai exagÈrÈ, que je
níai pas ÈtÈ jusque-l‡.
Il sourit et reprit:
óQue veux-tu? cela ne fait rien, mais cíest malheureux que tu ne
puisses pas me dire le nom. De pouvoir me reprÈsenter la personne,
cela míempÍcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce
que je ne tíennuierais plus. Cíest si calmant de se reprÈsenter les
choses. Ce qui est affreux cíest ce quíon ne peut pas imaginer. Mais
tu as dÈj‡ ÈtÈ si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie
de tout mon cúur de tout le bien que tu mías fait. Cíest fini.
page 517 / 601
Seulement ce mot: ´Il y a combien de temps?ª
óOh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, cíest tout ce quíil
y a de plus ancien. Je níy avais jamais repensÈ, on dirait que tu veux
absolument me redonner ces idÈes-l‡. Tu seras bien avancÈ, dit-elle,
avec une sottise inconsciente et une mÈchancetÈ voulue.
óOh! je voulais seulement savoir si cíest depuis que je te connais.
Mais ce serait si naturel, est-ce que Áa se passait ici; tu ne peux
pas me dire un certain soir, que je me reprÈsente ce que je faisais ce
soir-l‡; tu comprends bien quíil níest pas possible que tu ne te
rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
óMais je ne sais pas, moi, je crois que cíÈtait au Bois un soir o? tu
es venu nous retrouver dans líÓle. Tu avais dÓnÈ chez la princesse des
Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un dÈtail prÈcis qui attestait
sa vÈracitÈ. A une table voisine il y avait une femme que je níavais
pas vue depuis trËs longtemps. Elle mía dit: ´Venez donc derriËre le
petit rocher voir líeffet du clair de lune sur líeau.ª Díabord jíai
b‚illÈ et jíai rÈpondu: ´Non, je suis fatiguÈe et je suis bien ici.ª
Elle a assurÈ quíil níy avait jamais eu un clair de lune pareil. Je
lui ai dit ´cette blague!ª je savais bien o? elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui par?t tout
naturel, ou parce quíelle croyait en attÈnuer ainsi líimportance, ou
pour ne pas avoir líair humiliÈ. En voyant le visage de Swann, elle
page 518 / 601
changea de ton:
óTu es un misÈrable, tu te plais ‡ me torturer, ‡ me faire faire des
mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce second coup portÈ ‡ Swann Ètait plus atroce encore que le premier.
Jamais il níavait supposÈ que ce f?t une chose aussi rÈcente, cachÈe ‡
ses yeux qui níavaient pas su la dÈcouvrir, non dans un passÈ quíil
níavait pas connu, mais dans des soirs quíil se rappelait si bien,
quíil avait vÈcus avec Odette, quíil avait cru connus si bien par lui
et qui maintenant prenaient rÈtrospectivement quelque chose de fourbe
et díatroce; au milieu díeux tout díun coup se creusait cette
ouverture bÈante, ce moment dans líIle du Bois. Odette sans Ítre
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait racontÈ, elle
avait mimÈ cette scËne avec tant de simplicitÈ que Swann haletant
voyait tout; le b‚illement díOdette, le petit rocher. Il líentendait
rÈpondreógaiement, hÈlas!: ´Cette blagueª!!! Il sentait quíelle ne
dirait rien de plus ce soir, quíil níy avait aucune rÈvÈlation
nouvelle ‡ attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:
óMon pauvre chÈri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,
cíest fini, je níy pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixÈs sur les choses quíil ne
savait pas et sur ce passÈ de leur amour, monotone et doux dans sa
mÈmoire parce quíil Ètait vague, et que dÈchirait maintenant comme une
page 519 / 601
blessure cette minute dans líÓle du Bois, au clair de lune, aprËs le
dÓner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris
líhabitude de trouver la vie intÈressanteódíadmirer les curieuses
dÈcouvertes quíon peut y faireóque tout en souffrant au point de
croire quíil ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,
il se disait: ´La vie est vraiment Ètonnante et rÈserve de belles
surprises; en somme le vice est quelque chose de plus rÈpandu quíon ne
croit. Voil‡ une femme en qui jíavais confiance, qui a líair si
simple, si honnÍte, en tous cas, si mÍme elle Ètait lÈgËre, qui
semblait bien normale et saine dans ses go?ts: sur une dÈnonciation
invraisemblable, je líinterroge et le peu quíelle míavoue rÈvËle bien
plus que ce quíon e?t pu soupÁonner.ª Mais il ne pouvait pas se borner
‡ ces remarques dÈsintÈressÈes. Il cherchait ‡ apprÈcier exactement la
valeur de ce quíelle lui avait racontÈ, afin de savoir síil devait
conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, quíelles se
renouvelleraient. Il se rÈpÈtait ces mots quíelle avait dits: ´Je
voyais bien o? elle voulait en venirª, ´Deux ou trois foisª, ´Cette
blague!ª mais ils ne reparaissaient pas dÈsarmÈs dans la mÈmoire de
Swann, chacun díeux tenait son couteau et lui en portait un nouveau
coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut síempÍcher
díessayer ‡ toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux,
il se redisait ces mots: ´Je suis bien iciª, ´Cette blague!ª, mais la
souffrance Ètait si forte quíil Ètait obligÈ de síarrÍter. Il
síÈmerveillait que des actes que toujours il avait jugÈs si
lÈgËrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves
comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes
‡ qui il e?t pu demander de surveiller Odette. Mais comment espÈrer
quíelles se placeraient au mÍme point de vue que lui et ne resteraient
page 520 / 601
pas ‡ celui qui avait ÈtÈ si longtemps le sien, qui avait toujours
guidÈ sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: ´Vilain jaloux
qui veut priver les autres díun plaisir.ª Par quelle trappe
soudainement abaissÈe (lui qui níavait eu autrefois de son amour pour
Odette que des plaisirs dÈlicats) avait-il ÈtÈ brusquement prÈcipitÈ
dans ce nouveau cercle de líenfer dío? il níapercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle
níÈtait quí‡ demi coupable. Ne disait-on pas que cíÈtait par sa propre
mËre quíelle avait ÈtÈ livrÈe, presque enfant, ‡ Nice, ‡ un riche
Anglais. Mais quelle vÈritÈ douloureuse prenait pour lui ces lignes du
Journal díun PoËte díAlfred de Vigny quíil avait lues avec
indiffÈrence autrefois: ´Quand on se sent pris díamour pour une femme,
on devrait se dire: Comment est-elle entourÈe? Quelle a ÈtÈ sa vie?
Tout le bonheur de la vie est appuyÈ l‡-dessus.ª Swann síÈtonnait que
de simples phrases ÈpelÈes par sa pensÈe, comme ´Cette blague!ª, ´Je
voyais bien o? elle voulait en venirª pussent lui faire si mal. Mais
il comprenait que ce quíil croyait de simples phrases níÈtait que les
piËces de líarmature entre lesquelles tenait, pouvait lui Ítre rendue,
la souffrance quíil avait ÈprouvÈe pendant le rÈcit díOdette. Car
cíÈtait bien cette souffrance-l‡ quíil Èprouvait de nouveau. Il avait
beau savoir maintenant,ómÍme, il eut beau, le temps passant, avoir un
peu oubliÈ, avoir pardonnÈó, au moment o? il se redisait ses mots, la
souffrance ancienne le refaisait tel quíil Ètait avant quíOdette ne
parl‚t: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaÁait pour le
faire frapper par líaveu díOdette dans la position de quelquíun qui ne
sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire
le bouleversait toujours comme une rÈvÈlation. Il admirait la terrible
puissance recrÈatrice de sa mÈmoire. Ce níest que de líaffaiblissement
page 521 / 601
de cette gÈnÈratrice dont la fÈconditÈ diminue avec lí‚ge quíil
pouvait espÈrer un apaisement ‡ sa torture. Mais quand paraissait un
peu ÈpuisÈ le pouvoir quíavait de le faire souffrir un des mots
prononcÈs par Odette, alors un de ceux sur lesquels líesprit de Swann
síÈtait moins arrÍtÈ jusque-l‡, un mot presque nouveau venait relayer
les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mÈmoire du soir
o? il avait dÓnÈ chez la princesse des Laumes lui Ètait douloureuse,
mais ce níÈtait que le centre de son mal. Celui-ci irradiait
confusÈment ‡ líentour dans tous les jours avoisinants. Et ‡ quelque
point díelle quíil voul?t toucher dans ses souvenirs, cíest la saison
tout entiËre o? les Verdurin avaient si souvent dÓnÈ dans líÓle du
Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu ‡ peu les curiositÈs
quíexcitait en lui sa jalousie furent neutralisÈes par la peur des
tortures nouvelles quíil síinfligerait en les satisfaisant. Il se
rendait compte que toute la pÈriode de la vie díOdette ÈcoulÈe avant
quíelle ne le rencontr‚t, pÈriode quíil níavait jamais cherchÈ ‡ se
reprÈsenter, níÈtait pas líÈtendue abstraite quíil voyait vaguement,
mais avait ÈtÈ faite díannÈes particuliËres, remplie díincidents
concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passÈ incolore,
fluide et supportable, ne prÓt un corps tangible et immonde, un visage
individuel et diabolique. Et il continuait ‡ ne pas chercher ‡ le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir.
Il espÈrait quíun jour il finirait par pouvoir entendre le nom de
líÓle du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le
dÈchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette ‡ lui
fournir de nouvelles paroles, le nom díendroits, de circonstances
diffÈrentes qui, son mal ‡ peine calmÈ, le feraient renaÓtre sous une
autre forme.
page 522 / 601
Mais souvent les choses quíil ne connaissait pas, quíil redoutait
maintenant de connaÓtre, cíest Odette elle-mÍme qui les lui rÈvÈlait
spontanÈment, et sans síen rendre compte; en effet líÈcart que le vice
mettait entre la vie rÈelle díOdette et la vie relativement innocente
que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa
maÓtresse, cet Ècart Odette en ignorait líÈtendue: un Ítre vicieux,
affectant toujours la mÍme vertu devant les Ítres de qui il ne veut
pas que soient soupÁonnÈs ses vices, nía pas de contrÙle pour se
rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est
insensible pour lui-mÍme líentraÓnent peu ‡ peu loin des faÁons de
vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de líesprit díOdette,
avec le souvenir des actions quíelle cachait ‡ Swann, díautres peu ‡
peu en recevaient le reflet, Ètaient contagionnÈes par elles, sans
quíelle p?t leur trouver rien díÈtrange, sans quíelles dÈtonassent
dans le milieu particulier o? elle les faisait vivre en elle; mais si
elle les racontait ‡ Swann, il Ètait ÈpouvantÈ par la rÈvÈlation de
líambiance quíelles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser
Odette, ‡ lui demander si elle níavait jamais ÈtÈ chez des
entremetteuses. A vrai dire il Ètait convaincu que non; la lecture de
la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son
intelligence, mais díune faÁon mÈcanique; elle níy avait rencontrÈ
aucune crÈance, mais en fait y Ètait restÈe, et Swann, pour Ítre
dÈbarrassÈ de la prÈsence purement matÈrielle mais pourtant gÍnante du
soupÁon, souhaitait quíOdette líextirp‚t. ´Oh! non! Ce níest pas que
je ne sois pas persÈcutÈe pour cela, ajouta-t-elle, en dÈvoilant dans
un sourire une satisfaction de vanitÈ quíelle ne síapercevait plus ne
page 523 / 601
pas pouvoir paraÓtre lÈgitime ‡ Swann. Il y en a une qui est encore
restÈe plus de deux heures hier ‡ míattendre, elle me proposait
níimporte quel prix. Il paraÓt quíil y a un ambassadeur qui lui a dit:
´Je me tue si vous ne me líamenez pas.ª On lui a dit que jíÈtais
sortie, jíai fini par aller moi-mÍme lui parler pour quíelle síen
aille. Jíaurais voulu que tu voies comme je líai reÁue, ma femme de
chambre qui míentendait de la piËce voisine mía dit que je criais ‡
tue-tÍte: ´Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! Cíest une idÈe
comme Áa, Áa ne me plaÓt pas. Je pense que je suis libre de faire ce
que je veux tout de mÍme! Si jíavais besoin díargent, je comprends...ª
Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis
‡ la campagne. Ah! jíaurais voulu que tu sois cachÈ quelque part. Je
crois que tu aurais ÈtÈ content, mon chÈri. Elle a du bon, tout de
mÍme, tu vois, ta petite Odette, quoiquíon la trouve si dÈtestable.ª
Díailleurs ses aveux mÍme, quand elle lui en faisait, de fautes
quíelle le supposait avoir dÈcouvertes, servaient plutÙt pour Swann de
point de dÈpart ‡ de nouveaux doutes quíils ne mettaient un terme aux
anciens. Car ils níÈtaient jamais exactement proportionnÈs ‡ ceux-ci.
Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout líessentiel, il
restait dans líaccessoire quelque chose que Swann níavait jamais
imaginÈ, qui líaccablait de sa nouveautÈ et allait lui permettre de
changer les termes du problËme de sa jalousie. Et ces aveux il ne
pouvait plus les oublier. Son ‚me les charriait, les rejetait, les
berÁait, comme des cadavres. Et elle en Ètait empoisonnÈe.
Une fois elle lui parla díune visite que Forcheville lui avait faite
page 524 / 601
le jour de la FÍte de Paris-Murcie. ´Comment, tu le connaissais dÈj‡?
Ah! oui, cíest vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraÓtre
líavoir ignorÈ.ª Et tout díun coup il se mit ‡ trembler ‡ la pensÈe
que le jour de cette fÍte de Paris-Murcie o? il avait reÁu díelle la
lettre quíil avait si prÈcieusement gardÈe, elle dÈjeunait peut-Ítre
avec Forcheville ‡ la Maison díOr. Elle lui jura que non. ´Pourtant la
Maison díOr me rappelle je ne sais quoi que jíai su ne pas Ítre vrai,
lui dit-il pour líeffrayer.ªó´Oui, que je níy Ètais pas allÈe le soir
o? je tíai dit que jíen sortais quand tu míavais cherchÈe chez
PrÈvostª, lui rÈpondit-elle (croyant ‡ son air quíil le savait), avec
une dÈcision o? il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la
timiditÈ, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle
voulait cacher, puis le dÈsir de lui montrer quíelle pouvait Ítre
franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettetÈ et une vigueur de
bourreau et qui Ètaient exemptes de cruautÈ car Odette níavait pas
conscience du mal quíelle faisait ‡ Swann; et mÍme elle se mit ‡ rire,
peut-Ítre il est vrai, surtout pour ne pas avoir líair humiliÈ,
confus. ´Cíest vrai que je níavais pas ÈtÈ ‡ la Maison DorÈe, que je
sortais de chez Forcheville. Jíavais vraiment ÈtÈ chez PrÈvost, Áa
cíÈtait pas de la blague, il míy avait rencontrÈe et míavait demandÈ
díentrer regarder ses gravures. Mais il Ètait venu quelquíun pour le
voir. Je tíai dit que je venais de la Maison díOr parce que jíavais
peur que cela ne tíennuie. Tu vois, cíÈtait plutÙt gentil de ma part.
Mettons que jíaie eu tort, au moins je te le dis carrÈment. Quel
intÈrÍt aurais-je ‡ ne pas te dire aussi bien que jíavais dÈjeunÈ avec
lui le jour de la FÍte Paris-Murcie, si cíÈtait vrai? Díautant plus
quí‡ ce moment-l‡ on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les
deux, dis, chÈri.ª Il lui sourit avec la l‚chetÈ soudaine de líÍtre
page 525 / 601
sans forces quíavaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,
mÍme dans les mois auxquels il níavait jamais plus osÈ repenser parce
quíils avaient ÈtÈ trop heureux, dans ces mois o? elle líavait aimÈ,
elle lui mentait dÈj‡! Aussi bien que ce moment (le premier soir
quíils avaient ´fait catleyaª) o? elle lui avait dit sortir de la
Maison DorÈe, combien devait-il y en avoir eu díautres, recÈleurs eux
aussi díun mensonge que Swann níavait pas soupÁonnÈ. Il se rappela
quíelle lui avait dit un jour: ´Je níaurais quí‡ dire ‡ Mme Verdurin
que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de síarranger.ª A lui aussi probablement, bien des fois
o? elle lui avait glissÈ de ces mots qui expliquent un retard,
justifient un changement díheure dans un rendezvous, ils avaient d?
cacher sans quíil síen f?t doutÈ alors, quelque chose quíelle avait ‡
faire avec un autre ‡ qui elle avait dit: ´Je níaurai quí‡ dire ‡
Swann que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est arrivÈ en retard,
il y a toujours moyen de síarranger.ª Et sous tous les souvenirs les
plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait
dites autrefois Odette, quíil avait crues comme paroles díÈvangile,
sous les actions quotidiennes quíelle lui avait racontÈes, sous les
lieux les plus accoutumÈs, la maison de sa couturiËre, líavenue du
Bois, líHippodrome, il sentait (dissimulÈe ‡ la faveur de cet excÈdent
de temps qui dans les journÈes les plus dÈtaillÈes laisse encore du
jeu, de la place, et peut servir de cachette ‡ certaines actions), il
sentait síinsinuer la prÈsence possible et souterraine de mensonges
qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui Ètait restÈ le plus cher,
ses meilleurs soirs, la rue La PÈrouse elle-mÍme, quíOdette avait
toujours d? quitter ‡ díautres heures que celles quíelle lui avait
dites, faisant circuler partout un peu de la tÈnÈbreuse horreur quíil
page 526 / 601
avait ressentie en entendant líaveu relatif ‡ la Maison DorÈe, et,
comme les bÍtes immondes dans la DÈsolation de Ninive, Èbranlant
pierre ‡ pierre tout son passÈ. Si maintenant il se dÈtournait chaque
fois que sa mÈmoire lui disait le nom cruel de la Maison DorÈe, ce
níÈtait plus comme tout rÈcemment encore ‡ la soirÈe de Mme de
Saint-Euverte, parce quíil lui rappelait un bonheur quíil avait perdu
depuis longtemps, mais un malheur quíil venait seulement díapprendre.
Puis il en fut du nom de la Maison DorÈe comme de celui de líIle du
Bois, il cessa peu ‡ peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous
croyons notre amour, notre jalousie, níest pas une mÍme passion
continue, indivisible. Ils se composent díune infinitÈ díamours
successifs, de jalousies diffÈrentes et qui sont ÈphÈmËres, mais par
leur multitude ininterrompue donnent líimpression de la continuitÈ,
líillusion de líunitÈ. La vie de líamour de Swann, la fidÈlitÈ de sa
jalousie, Ètaient faites de la mort, de líinfidÈlitÈ, díinnombrables
dÈsirs, díinnombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet.
Síil Ètait restÈ longtemps sans la voir, ceux qui mouraient níauraient
pas ÈtÈ remplacÈs par díautres. Mais la prÈsence díOdette continuait
díensemencer le cúur de Swann de tendresse et de soupÁons alternÈs.
Certains soirs elle redevenait tout díun coup avec lui díune
gentillesse dont elle líavertissait durement quíil devait profiter
tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des
annÈes; il fallait rentrer immÈdiatement chez elle ´faire catleyaª et
ce dÈsir quíelle prÈtendait avoir de lui Ètait si soudain, si
inexplicable, si impÈrieux, les caresses quíelle lui prodiguait
ensuite si dÈmonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale
page 527 / 601
et sans vraisemblance faisait autant de chagrin ‡ Swann quíun mensonge
et quíune mÈchancetÈ. Un soir quíil Ètait ainsi, sur líordre quíelle
lui en avait donnÈ, rentrÈ avec elle, et quíelle entremÍlait ses
baisers de paroles passionnÈes qui contrastaient avec sa sÈcheresse
ordinaire, il crut tout díun coup entendre du bruit; il se leva,
chercha partout, ne trouva personne, mais níeut pas le courage de
reprendre sa place auprËs díelle qui alors, au comble de la rage,
brisa un vase et dit ‡ Swann: ´On ne peut jamais rien faire avec toi!ª
Et il resta incertain si elle níavait pas cachÈ quelquíun dont elle
avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espÈrant
apprendre quelque chose díelle, sans oser la nommer cependant. ´Jíai
une petite qui va vous plaireª, disait líentremetteuse.ª Et il restait
une heure ‡ causer tristement avec quelque pauvre fille ÈtonnÈe quíil
ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour:
´Ce que je voudrais, cíest trouver un ami, alors il pourrait Ítre s?r,
je níirais plus jamais avec personne.ªó´Vraiment, crois-tu que ce soit
possible quíune femme soit touchÈe quíon líaime, ne vous trompe
jamais?ª lui demanda Swann anxieusement. ´Pour s?r! Áa dÈpend des
caractËres!ª Swann ne pouvait síempÍcher de dire ‡ ces filles les
mÍmes choses qui auraient plu ‡ la princesse des Laumes. A celle qui
cherchait un ami, il dit en souriant: ´Cíest gentil, tu as mis des
yeux bleus de la couleur de ta ceinture.ªó´Vous aussi, vous avez des
manchettes bleues.ªó´Comme nous avons une belle conversation, pour un
endroit de ce genre! Je ne tíennuie pas, tu as peut-Ítre ‡
faire?ªó´Non, jíai tout mon temps. Si vous míaviez ennuyÈe, je vous
page 528 / 601
líaurais dit. Au contraire jíaime bien vous entendre causer.ªó´Je suis
trËs flattÈ. Níest-ce pas que nous causons gentiment?ª dit-il ‡
líentremetteuse qui venait díentrer.ó´Mais oui, cíest justement ce que
je me disais. Comme ils sont sages! Voil‡! on vient maintenant pour
causer chez moi. Le Prince le disait, líautre jour, cíest bien mieux
ici que chez sa femme. Il paraÓt que maintenant dans le monde elles
ont toutes un genre, cíest un vrai scandale! Je vous quitte, je suis
discrËte.ª Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux
bleus. Mais bientÙt il se leva et lui dit adieu, elle lui Ètait
indiffÈrente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant ÈtÈ malade, le docteur Cottard lui conseilla un
voyage en mer; plusieurs fidËles parlËrent de partir avec lui; les
Verdurin ne purent se rÈsoudre ‡ rester seuls, louËrent un yacht, puis
síen rendirent acquÈreurs et ainsi Odette fit de frÈquentes
croisiËres. Chaque fois quíelle Ètait partie depuis un peu de temps,
Swann sentait quíil commenÁait ‡ se dÈtacher díelle, mais comme si
cette distance morale Ètait proportionnÈe ‡ la distance matÈrielle,
dËs quíil savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la
voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit
quíils eussent ÈtÈ tentÈs en route, soit que M. Verdurin e?t
sournoisement arrangÈ les choses díavance pour faire plaisir ‡ sa
femme et níe?t averti les fidËles quíau fur et ‡ mesure, díAlger ils
allËrent ‡ Tunis, puis en Italie, puis en GrËce, ‡ Constantinople, en
Asie Mineure. Le voyage durait depuis prËs díun an. Swann se sentait
absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin e?t
cherchÈ ‡ persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de
page 529 / 601
líun et les malades de líautre níavaient aucun besoin díeux, et, quíen
tous cas, il Ètait imprudent de laisser Mme Cottard rentrer ‡ Paris
que Mme Verdurin assurait Ítre en rÈvolution, il fut obligÈ de leur
rendre leur libertÈ ‡ Constantinople. Et le peintre partit avec eux.
Un jour, peu aprËs le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant
passer un omnibus pour le Luxembourg o? il avait ‡ faire, avait sautÈ
dedans, et síy Ètait trouvÈ assis en face de Mme Cottard qui faisait
sa tournÈe de visites ´de joursª en grande tenue, plumet au chapeau,
robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs
nettoyÈs. RevÍtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait ‡
pied díune maison ‡ líautre, dans un mÍme quartier, mais pour passer
ensuite dans un quartier diffÈrent usait de líomnibus avec
correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme e?t pu percer líempesÈ de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop díailleurs si elle devait parler des
Verdurin ‡ Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,
gauche et douce que par moments líomnibus couvrait complËtement de son
tonnerre, des propos choisis parmi ceux quíelle entendait et rÈpÈtait
dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les Ètages dans une
journÈe:
ó´Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement
comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait
courir tout Paris. Eh bien! quíen dites-vous? Etes-vous dans le camp
de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui bl‚ment? Dans tous
les salons on ne parle que du portrait de Machard, on níest pas chic,
on níest pas pur, on níest pas dans le train, si on ne donne pas son
page 530 / 601
opinion sur le portrait de Machard.ª
Swann ayant rÈpondu quíil níavait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut
peur de líavoir blessÈ en líobligeant ‡ le confesser.
ó´Ah! cíest trËs bien, au moins vous líavouez franchement, vous ne
vous croyez pas dÈshonorÈ parce que vous níavez pas vu le portrait de
Machard. Je trouve cela trËs beau de votre part. HÈ bien, moi je líai
vu, les avis sont partagÈs, il y en a qui trouvent que cíest un peu
lÈchÈ, un peu crËme fouettÈe, moi, je le trouve idÈal. …videmment elle
ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais
je dois vous líavouer franchement, vous ne me trouverez pas trËs fin
de siËcle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon
Dieu je reconnais les qualitÈs quíil y a dans le portrait de mon mari,
cíest moins Ètrange que ce quíil fait díhabitude mais il a fallu quíil
lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement
le mari de líamie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le
trËs grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis síil est
nommÈ ‡ líAcadÈmie (cíest un des collËgues du docteur) de lui faire
faire son portrait par Machard. …videmment cíest un beau rÍve! jíai
une autre amie qui prÈtend quíelle aime mieux Leloir. Je ne suis
quíune pauvre profane et Leloir est peut-Ítre encore supÈrieur comme
science. Mais je trouve que la premiËre qualitÈ díun portrait, surtout
quand il co?te 10.000 francs, est díÍtre ressemblant et díune
ressemblance agrÈable.ª
page 531 / 601
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,
le chiffre de son porte-cartes, le petit numÈro tracÈ ‡ líencre dans
ses gants par le teinturier, et líembarras de parler ‡ Swann des
Verdurin, Mme Cottard, voyant quíon Ètait encore loin du coin de la
rue Bonaparte o? le conducteur devait líarrÍter, Ècouta son cúur qui
lui conseillait díautres paroles.
óLes oreilles ont d? vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le
voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de
vous.
Swann fut bien ÈtonnÈ, il supposait que son nom níÈtait jamais profÈrÈ
devant les Verdurin.
óDíailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de CrÈcy Ètait l‡ et cíest tout
dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien
longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce níest pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de
Swann?
Et emportÈe par la sincÈritÈ de sa conviction, ne mettant díailleurs
aucune mauvaise pensÈe sous ce mot quíelle prenait seulement dans le
sens o? on líemploie pour parler de líaffection qui unit des amis:
óMais elle vous adore! Ah! je crois quíil ne faudrait pas dire Áa de
page 532 / 601
vous devant elle! On serait bien arrangÈ! A propos de tout, si on
voyait un tableau par exemple elle disait: ´Ah! síil Ètait l‡, cíest
lui qui saurait vous dire si cíest authentique ou non. Il níy a
personne comme lui pour Áa.ª Et ‡ tout moment elle demandait:
´Quíest-ce quíil peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! Cíest malheureux, un garÁon si douÈ, quíil soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, níest-ce pas?)ª En ce moment je le vois, il pense
‡ nous, il se demande o? nous sommes.ª Elle a mÍme eu un mot que jíai
trouvÈ bien joli; M. Verdurin lui disait: ´Mais comment pouvez-vous
voir ce quíil fait en ce moment puisque vous Ítes ‡ huit cents lieues
de lui?ª Alors Odette lui a rÈpondu: ´Rien níest impossible ‡ líúil
díune amie.ª Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous
flatter, vous avez l‡ une vraie amie comme on níen a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous Ítes le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de dÈpart on cause mieux): ´Je ne dis pas quíOdette ne nous
aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pËserait pas lourd
auprËs de ce que lui dirait M. Swann.ª Oh! mon Dieu, voil‡ que le
conducteur míarrÍte, en bavardant avec vous jíallais laisser passer la
rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire si mon
aigrette est droite?ª
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre ‡ Swann sa main
gantÈe de blanc dío? síÈchappa, avec une correspondance, une vision de
haute vie qui remplit líomnibus, mÍlÈe ‡ líodeur du teinturier. Et
Swann se sentit dÈborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme
Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment quíil
page 533 / 601
Èprouvait pour cette derniËre níÈtant plus mÍlÈ de douleur, níÈtait
plus guËre de líamour), tandis que de la plate-forme il la suivait de
ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
líaigrette haute, díune main relevant sa jupe, de líautre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,
laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour
Odette, Mme Cottard, meilleur thÈrapeute que níe?t ÈtÈ son mari, avait
greffÈ ‡ cÙtÈ díeux díautres sentiments, normaux ceux-l‡, de
gratitude, díamitiÈ, des sentiments qui dans líesprit de Swann
rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,
parce que díautres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
h‚teraient sa transformation dÈfinitive en cette Odette aimÈe
díaffection paisible, qui líavait ramenÈ un soir aprËs une fÍte chez
le peintre boire un verre díorangeade avec Forcheville et prËs de qui
Swann avait entrevu quíil pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensÈ avec terreur quíun jour il cesserait díÍtre
Èpris díOdette, il síÈtait promis díÍtre vigilant, et dËs quíil
sentirait que son amour commencerait ‡ le quitter, de síaccrocher ‡
lui, de le retenir. Mais voici quí‡ líaffaiblissement de son amour
correspondait simultanÈment un affaiblissement du dÈsir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, cíest-‡-dire devenir une autre
personne, tout en continuant ‡ obÈir aux sentiments de celle quíon
níest plus. Parfois le nom aperÁu dans un journal, díun des hommes
quíil supposait avoir pu Ítre les amants díOdette, lui redonnait de la
page 534 / 601
jalousie. Mais elle Ètait bien lÈgËre et comme elle lui prouvait quíil
níÈtait pas encore complËtement sorti de ce temps o? il avait tant
souffertómais aussi o? il avait connu une maniËre de sentir si
voluptueuse,óet que les hasards de la route lui permettraient
peut-Ítre díen apercevoir encore furtivement et de loin les beautÈs,
cette jalousie lui procurait plutÙt une excitation agrÈable comme au
morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que líItalie et líÈtÈ ne sont pas encore bien loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie dío? il
sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en
avoir une vision claire pendant quíil le pouvait encore, il
síapercevait quíil ne le pouvait dÈj‡ plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaÓtre cet amour quíil venait de
quitter; mais il est si difficile díÍtre double et de se donner le
spectacle vÈridique díun sentiment quíon a cessÈ de possÈder, que
bientÙt líobscuritÈ se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus
rien, renonÁait ‡ regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les
verres; et il se disait quíil valait mieux se reposer un peu, quíil
serait encore temps tout ‡ líheure, et se rencognait, avec
líincuriositÈ, dans líengourdissement, du voyageur ensommeillÈ qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon quíil sent
líentraÓner de plus en plus vite, loin du pays, o? il a si longtemps
vÈcu et quíil síÈtait promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un
dernier adieu. MÍme, comme ce voyageur síil se rÈveille seulement en
France, quand Swann ramassa par hasard prËs de lui la preuve que
Forcheville avait ÈtÈ líamant díOdette, il síaperÁut quíil níen
ressentait aucune douleur, que líamour Ètait loin maintenant et
regretta de níavoir pas ÈtÈ averti du moment o? il le quittait pour
page 535 / 601
toujours. Et de mÍme quíavant díembrasser Odette pour la premiËre fois
il avait cherchÈ ‡ imprimer dans sa mÈmoire le visage quíelle avait eu
si longtemps pour lui et quíallait transformer le souvenir de ce
baiser, de mÍme il e?t voulu, en pensÈe au moins, avoir pu faire ses
adieux, pendant quíelle existait encore, ‡ cette Odette lui inspirant
de líamour, de la jalousie, ‡ cette Odette lui causant des souffrances
et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la
revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crÈpuscule díun rÍve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez quíil ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, NapolÈon III et mon grand-pËre, sur un
chemin qui suivait la mer et la surplombait ‡ pic tantÙt de trËs haut,
tantÙt de quelques mËtres seulement, de sorte quíon montait et
redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient dÈj‡
níÈtaient plus visibles ‡ ceux qui montaient encore, le peu de jour
qui rest‚t faiblissait et il semblait alors quíune nuit noire allait
síÈtendre immÈdiatement. Par moment les vagues sautaient jusquíau bord
et Swann sentait sur sa joue des Èclaboussures glacÈes. Odette lui
disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en Ètait confus vis-‡-vis
díelle, ainsi que díÍtre en chemise de nuit. Il espÈrait quí‡ cause de
líobscuritÈ on ne síen rendait pas comptÈ, mais cependant Mme Verdurin
le fixa díun regard ÈtonnÈ durant un long moment pendant lequel il vit
sa figure se dÈformer, son nez síallonger et quíelle avait de grandes
moustaches. Il se dÈtourna pour regarder Odette, ses joues Ètaient
p‚les, avec des petits points rouges, ses traits tirÈs, cernÈs, mais
elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prÍts ‡ se
dÈtacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait líaimer
tellement quíil aurait voulu líemmener tout de suite. Tout díun coup
page 536 / 601
Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: ´Il faut
que je míen ailleª, elle prenait congÈ de tout le monde, de la mÍme
faÁon, sans prendre ‡ part ‡ Swann, sans lui dire o? elle le reverrait
le soir ou un autre jour. Il níosa pas le lui demander, il aurait
voulu la suivre et Ètait obligÈ, sans se retourner vers elle, de
rÈpondre en souriant ‡ une question de Mme Verdurin, mais son cúur
battait horriblement, il Èprouvait de la haine pour Odette, il aurait
voulu crever ses yeux quíil aimait tant tout ‡ líheure, Ècraser ses
joues sans fraÓcheur. Il continuait ‡ monter avec Mme Verdurin,
cíest-‡-dire ‡ síÈloigner ‡ chaque pas díOdette, qui descendait en
sens inverse. Au bout díune seconde il y eut beaucoup díheures quíelle
Ètait partie. Le peintre fit remarquer ‡ Swann que NapolÈon III
síÈtait ÈclipsÈ un instant aprËs elle. ´CíÈtait certainement entendu
entre eux, ajouta-t-il, ils ont d? se rejoindre en bas de la cÙte mais
níont pas voulu dire adieu ensemble ‡ cause des convenances. Elle est
sa maÓtresse.ª Le jeune homme inconnu se mit ‡ pleurer. Swann essaya
de le consoler. ´AprËs tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant
les yeux et en lui Ùtant son fez pour quíil f?t plus ‡ son aise. Je le
lui ai conseillÈ dix fois. Pourquoi en Ítre triste? CíÈtait bien
líhomme qui pouvait la comprendre.ª Ainsi Swann se parlait-il ‡
lui-mÍme, car le jeune homme quíil níavait pu identifier díabord Ètait
aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribuÈ sa
personnalitÈ ‡ deux personnages, celui qui faisait le rÍve, et un
quíil voyait devant lui coiffÈ díun fez.
Quant ‡ NapolÈon III, cíest ‡ Forcheville que quelque vague
association díidÈes, puis une certaine modification dans la
page 537 / 601
physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la LÈgion
díhonneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en rÈalitÈ,
et pour tout ce que le personnage prÈsent dans le rÍve lui
reprÈsentait et lui rappelait, cíÈtait bien Forcheville. Car, díimages
incomplËtes et changeantes Swann endormi tirait des dÈductions
fausses, ayant díailleurs momentanÈment un tel pouvoir crÈateur quíil
se reproduisait par simple division comme certains organismes
infÈrieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le
creux díune main ÈtrangËre quíil croyait serrer et, de sentiments et
díimpressions dont il níavait pas conscience encore faisait naÓtre
comme des pÈripÈties qui, par leur enchaÓnement logique amËneraient ‡
point nommÈ dans le sommeil de Swann le personnage nÈcessaire pour
recevoir son amour ou provoquer son rÈveil. Une nuit noire se fit tout
díun coup, un tocsin sonna, des habitants passËrent en courant, se
sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues
qui sautaient et son cúur qui, avec la mÍme violence, battait
díanxiÈtÈ dans sa poitrine. Tout díun coup ses palpitations de cúur
redoublËrent de vitesse, il Èprouva une souffrance, une nausÈe
inexplicables; un paysan couvert de br?lures lui jetait en passant:
´Venez demander ‡ Charlus o? Odette est allÈe finir la soirÈe avec son
camarade, il a ÈtÈ avec elle autrefois et elle lui dit tout. Cíest eux
qui ont mis le feu.ª CíÈtait son valet de chambre qui venait
líÈveiller et lui disait:
óMonsieur, il est huit heures et le coiffeur est l‡, je lui ai dit de
repasser dans une heure.
page 538 / 601
Mais ces paroles en pÈnÈtrant dans les ondes du sommeil o? Swann Ètait
plongÈ, níÈtaient arrivÈes jusquí‡ sa conscience quíen subissant cette
dÈviation qui fait quíau fond de líeau un rayon paraÓt un soleil, de
mÍme quíun moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond
de ces abÓmes une sonoritÈ de tocsin avait enfantÈ líÈpisode de
líincendie. Cependant le dÈcor quíil avait sous les yeux vola en
poussiËre, il ouvrit les yeux, entendit une derniËre fois le bruit
díune des vagues de la mer qui síÈloignait. Il toucha sa joue. Elle
Ètait sËche. Et pourtant il se rappelait la sensation de líeau froide
et le go?t du sel. Il se leva, síhabilla. Il avait fait venir le
coiffeur de bonne heure parce quíil avait Ècrit la veille ‡ mon
grand-pËre quíil irait dans líaprËs-midi ‡ Combray, ayant appris que
Mme de CambremeróMlle Legrandinódevait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui díune
campagne o? il níÈtait pas allÈ depuis si longtemps, ils lui offraient
ensemble un attrait qui líavait dÈcidÈ ‡ quitter enfin Paris pour
quelques jours. Comme les diffÈrents hasards qui nous mettent en
prÈsence de certaines personnes ne coÔncident pas avec le temps o?
nous les aimons, mais, le dÈpassant, peuvent se produire avant quíil
commence et se rÈpÈter aprËs quíil a fini, les premiËres apparitions
que fait dans notre vie un Ítre destinÈ plus tard ‡ nous plaire,
prennent rÈtrospectivement ‡ nos yeux une valeur díavertissement, de
prÈsage. Cíest de cette faÁon que Swann síÈtait souvent reportÈ ‡
líimage díOdette rencontrÈe au thÈ‚tre, ce premier soir o? il ne
songeait pas ‡ la revoir jamais,óet quíil se rappelait maintenant la
soirÈe de Mme de Saint-Euverte o? il avait prÈsentÈ le gÈnÈral de
Froberville ‡ Mme de Cambremer. Les intÈrÍts de notre vie sont si
page 539 / 601
multiples quíil níest pas rare que dans une mÍme circonstance les
jalons díun bonheur qui níexiste pas encore soient posÈs ‡ cÙtÈ de
líaggravation díun chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela
aurait pu arriver ‡ Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui
sait mÍme, dans le cas o?, ce soir-l‡, il se f?t trouvÈ ailleurs, si
díautres bonheurs, díautres chagrins ne lui seraient pas arrivÈs, et
qui ensuite lui eussent paru avoir ÈtÈ inÈvitables? Mais ce qui lui
semblait líavoir ÈtÈ, cíÈtait ce qui avait eu lieu, et il níÈtait pas
loin de voir quelque chose de providentiel dans ce quíil se f?t dÈcidÈ
‡ aller ‡ la soirÈe de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit
dÈsireux díadmirer la richesse díinvention de la vie et incapable de
se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui e?t
ÈtÈ le plus ‡ souhaiter, considÈrait dans les souffrances quíil avait
ÈprouvÈes ce soir-l‡ et les plaisirs encore insoupÁonnÈs qui germaient
dÈj‡,óet entre lesquels la balance Ètait trop difficile ‡ Ètabliró,
une sorte díenchaÓnement nÈcessaire.
Mais tandis que, une heure aprËs son rÈveil, il donnait des
indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dÈrange‚t pas en
wagon, il repensa ‡ son rÍve, il revit comme il les avait sentis tout
prËs de lui, le teint p‚le díOdette, les joues trop maigres, les
traits tirÈs, les yeux battus, tout ce queóau cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long
oubli de líimage premiËre quíil avait reÁue díelleóil avait cessÈ de
remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans
doute, pendant quíil dormait, sa mÈmoire en avait ÈtÈ chercher la
sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui
page 540 / 601
reparaissait chez lui dËs quíil níÈtait plus malheureux et que
baissait du mÍme coup le niveau de sa moralitÈ, il síÈcria en
lui-mÍme: ´Dire que jíai g‚chÈ des annÈes de ma vie, que jíai voulu
mourir, que jíai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui níÈtait pas mon genre!ª
TROISI»ME PARTIE
NOMS DE PAYS: LE NOM
Parmi les chambres dont jíÈvoquais le plus souvent líimage dans mes
nuits díinsomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,
saupoudrÈes díune atmosphËre grenue, pollinisÈe, comestible et dÈvote,
que celle du Grand-HÙtel de la Plage, ‡ Balbec, dont les murs passÈs
au ripolin contenaient comme les parois polies díune piscine o? líeau
bleuit, un air pur, azurÈ et salin. Le tapissier bavarois qui avait
ÈtÈ chargÈ de líamÈnagement de cet hÙtel avait variÈ la dÈcoration des
piËces et sur trois cÙtÈs, fait courir le long des murs, dans celle
que je me trouvai habiter, des bibliothËques basses, ‡ vitrines en
glace, dans lesquelles selon la place quíelles occupaient, et par un
effet quíil níavait pas prÈvu, telle ou telle partie du tableau
changeant de la mer se reflÈtait, dÈroulant une frise de claires
marines, quíinterrompaient seuls les pleins de líacajou. Si bien que
toute la piËce avait líair díun de ces dortoirs modËles quíon prÈsente
dans les expositions ´modern styleª du mobilier o? ils sont ornÈs
díúuvres díart quíon a supposÈes capables de rÈjouir les yeux de celui
page 541 / 601
qui couchera l‡ et auxquelles on a donnÈ des sujets en rapport avec le
genre de site o? líhabitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus ‡ ce Balbec rÈel que celui
dont jíavais souvent rÍvÈ, les jours de tempÍte, quand le vent Ètait
si fort que FranÁoise en me menant aux Champs-…lysÈes me recommandait
de ne pas marcher trop prËs des murs pour ne pas recevoir de tuiles
sur la tÍte et parlait en gÈmissant des grands sinistres et naufrages
annoncÈs par les journaux. Je níavais pas de plus grand dÈsir que de
voir une tempÍte sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme
un moment dÈvoilÈ de la vie rÈelle de la nature; ou plutÙt il níy
avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui
níÈtaient pas artificiellement combinÈs pour mon plaisir, mais Ètaient
nÈcessaires, inchangeables,óles beautÈs des paysages ou du grand art.
Je níÈtais curieux, je níÈtais avide de connaÓtre que ce que je
croyais plus vrai que moi-mÍme, ce qui avait pour moi le prix de me
montrer un peu de la pensÈe díun grand gÈnie, ou de la force ou de la
gr‚ce de la nature telle quíelle se manifeste livrÈe ‡ elle-mÍme, sans
líintervention des hommes. De mÍme que le beau son de sa voix,
isolÈment reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas
díavoir perdu notre mËre, de mÍme une tempÍte mÈcaniquement imitÈe
míaurait laissÈ aussi indiffÈrent que les fontaines lumineuses de
líExposition. Je voulais aussi pour que la tempÍte f?t absolument
vraie, que le rivage lui-mÍme f?t un rivage naturel, non une digue
rÈcemment crÈÈe par une municipalitÈ. Díailleurs la nature par tous
les sentiments quíelle Èveillait en moi, me semblait ce quíil y avait
de plus opposÈ aux productions mÈcaniques des hommes. Moins elle
page 542 / 601
portait leur empreinte et plus elle offrait díespace ‡ líexpansion de
mon cúur. Or jíavais retenu le nom de Balbec que nous avait citÈ
Legrandin, comme díune plage toute proche de ´ces cÙtes funËbres,
fameuses par tant de naufrages quíenveloppent six mois de líannÈe le
linceul des brumes et líÈcume des vaguesª.
´On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus quíau FinistËre
lui-mÍme (et quand bien mÍme des hÙtels síy superposeraient maintenant
sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y
sent la vÈritable fin de la terre franÁaise, europÈenne, de la Terre
antique. Et cíest le dernier campement de pÍcheurs, pareils ‡ tous les
pÍcheurs qui ont vÈcu depuis le commencement du monde, en face du
royaume Èternel des brouillards de la mer et des ombres.ª Un jour quí‡
Combray jíavais parlÈ de cette plage de Balbec devant M. Swann afin
díapprendre de lui si cíÈtait le point le mieux choisi pour voir les
plus fortes tempÍtes, il míavait rÈpondu: ´Je crois bien que je
connais Balbec! LíÈglise de Balbec, du XIIe et XIIIe siËcle, encore ‡
moitiÈ romane, est peut-Ítre le plus curieux Èchantillon du gothique
normand, et si singuliËre, on dirait de líart persan.ª Et ces lieux
qui jusque-l‡ ne míavaient semblÈ que de la nature immÈmoriale, restÈe
contemporaine des grands phÈnomËnes gÈologiques,óet tout aussi en
dehors de líhistoire humaine que líOcÈan ou la grande Ourse, avec ces
sauvages pÍcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il níy eut
de moyen ‚geó, Áíavait ÈtÈ un grand charme pour moi de les voir tout
díun coup entrÈs dans la sÈrie des siËcles, ayant connu líÈpoque
romane, et de savoir que le trËfle gothique Ètait venu nervurer aussi
ces rochers sauvages ‡ líheure voulue, comme ces plantes frÍles mais
page 543 / 601
vivaces qui, quand cíest le printemps, Ètoilent Á‡ et l‡ la neige des
pÙles. Et si le gothique apportait ‡ ces lieux et ‡ ces hommes une
dÈtermination qui leur manquait, eux aussi lui en confÈraient une en
retour. Jíessayais de me reprÈsenter comment ces pÍcheurs avaient
vÈcu, le timide et insoupÁonnÈ essai de rapports sociaux quíils
avaient tentÈ l‡, pendant le moyen ‚ge, ramassÈs sur un point des
cÙtes díEnfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me
semblait plus vivant maintenant que, sÈparÈ des villes o? je líavais
toujours imaginÈ jusque-l‡, je pouvais voir comment, dans un cas
particulier, sur des rochers sauvages, il avait germÈ et fleuri en un
fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus cÈlËbres
statues de Balbecóles apÙtres moutonnants et camus, la Vierge du
porche, et de joie ma respiration síarrÍtait dans ma poitrine quand je
pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le
brouillard Èternel et salÈ. Alors, par les soirs orageux et doux de
fÈvrier, le vent,ósoufflant dans mon cúur, quíil ne faisait pas
trembler moins fort que la cheminÈe de ma chambre, le projet díun
voyage ‡ BalbecómÍlait en moi le dÈsir de líarchitecture gothique avec
celui díune tempÍte sur la mer.
Jíaurais voulu prendre dËs le lendemain le beau train gÈnÈreux díune
heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cúur palpit‚t
lire, dans les rÈclames des Compagnies de chemin de fer, dans les
annonces de voyages circulaires, líheure de dÈpart: elle me semblait
inciser ‡ un point prÈcis de líaprËs-midi une savoureuse entaille, une
marque mystÈrieuse ‡ partir de laquelle les heures dÈviÈes
conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais quíon
page 544 / 601
verrait, au lieu de Paris, dans líune de ces villes par o? le train
passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il
síarrÍtait ‡ Bayeux, ‡ Coutances, ‡ VitrÈ, ‡ Questambert, ‡ Pontorson,
‡ Balbec, ‡ Lannion, ‡ Lamballe, ‡ Benodet, ‡ Pont-Aven, ‡ QuimperlÈ,
et síavanÁait magnifiquement surchargÈ de noms quíil míoffrait et
entre lesquels je ne savais lequel jíaurais prÈfÈrÈ, par impossibilitÈ
díen sacrifier aucun. Mais sans mÍme líattendre, jíaurais pu en
míhabillant ‡ la h‚te partir le soir mÍme, si mes parents me líavaient
permis, et arriver ‡ Balbec quand le petit jour se lËverait sur la mer
furieuse, contre les Ècumes envolÈes de laquelle jíirais me rÈfugier
dans líÈglise de style persan. Mais ‡ líapproche des vacances de
P‚ques, quand mes parents míeurent promis de me les faire passer une
fois dans le nord de líItalie, voil‡ quí‡ ces rÍves de tempÍte dont
jíavais ÈtÈ rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues
accourant de partout, toujours plus haut, sur la cÙte la plus sauvage,
prËs díÈglises escarpÈes et rugueuses comme des falaises et dans les
tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voil‡ que tout ‡ coup
les effaÁant, leur Ùtant tout charme, les excluant parce quíils lui
Ètaient opposÈs et níauraient pu que líaffaiblir, se substituaient en
moi le rÍve contraire du printemps le plus diaprÈ, non pas le
printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les
aiguilles du givre, mais celui qui couvrait dÈj‡ de lys et díanÈmones
les champs de FiÈsole et Èblouissait Florence de fonds díor pareils ‡
ceux de líAngelico. DËs lors, seuls les rayons, les parfums, les
couleurs me semblaient avoir du prix; car líalternance des images
avait amenÈ en moi un changement de front du dÈsir, et,óaussi brusque
que ceux quíil y a parfois en musique, un complet changement de ton
dans ma sensibilitÈ. Puis il arriva quíune simple variation
page 545 / 601
atmosphÈrique suffit ‡ provoquer en moi cette modulation sans quíil y
e?t besoin díattendre le retour díune saison. Car souvent dans líune,
on trouve ÈgarÈ un jour díune autre, qui nous y fait vivre, en Èvoque
aussitÙt, en fait dÈsirer les plaisirs particuliers et interrompt les
rÍves que nous Ètions en train de faire, en plaÁant, plus tÙt ou plus
tard quí‡ son tour, ce feuillet dÈtachÈ díun autre chapitre, dans le
calendrier interpolÈ du Bonheur. Mais bientÙt comme ces phÈnomËnes
naturels dont notre confort ou notre santÈ ne peuvent tirer quíun
bÈnÈfice accidentel et assez mince jusquíau jour o? la science
síempare díeux, et les produisant ‡ volontÈ, remet en nos mains la
possibilitÈ de leur apparition, soustraite ‡ la tutelle et dispensÈe
de líagrÈment du hasard, de mÍme la production de ces rÍves
díAtlantique et díItalie cessa díÍtre soumise uniquement aux
changements des saisons et du temps. Je níeus besoin pour les faire
renaÓtre que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans
líintÈrieur desquels avait fini par síaccumuler le dÈsir que míavaient
inspirÈ les lieux quíils dÈsignaient. MÍme au printemps, trouver dans
un livre le nom de Balbec suffisait ‡ rÈveiller en moi le dÈsir des
tempÍtes et du gothique normand; mÍme par un jour de tempÍte le nom de
Florence ou de Venise me donnait le dÈsir du soleil, des lys, du
palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbËrent ‡ tout jamais líimage que jíavais de ces
villes, ce ne fut quíen la transformant, quíen soumettant sa
rÈapparition en moi ‡ leurs lois propres; ils eurent ainsi pour
consÈquence de la rendre plus belle, mais aussi plus diffÈrente de ce
que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient Ítre en rÈalitÈ,
page 546 / 601
et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination,
díaggraver la dÈception future de mes voyages. Ils exaltËrent líidÈe
que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus
particuliers, par consÈquent plus rÈels. Je ne me reprÈsentais pas
alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus
ou moins agrÈables, dÈcoupÈs Á‡ et l‡ dans une mÍme matiËre, mais
chacun díeux comme un inconnu, essentiellement diffÈrent des autres,
dont mon ‚me avait soif et quíelle aurait profit ‡ connaÓtre. Combien
ils prirent quelque chose de plus individuel encore, díÍtre dÈsignÈs
par des noms, des noms qui níÈtaient que pour eux, des noms comme en
ont les personnes. Les mots nous prÈsentent des choses une petite
image claire et usuelle comme celles que líon suspend aux murs des
Ècoles pour donner aux enfants líexemple de ce quíest un Ètabli, un
oiseau, une fourmiliËre, choses conÁues comme pareilles ‡ toutes
celles de mÍme sorte. Mais les noms prÈsentent des personnesóet des
villes quíils nous habituent ‡ croire individuelles, uniques comme des
personnesóune image confuse qui tire díeux, de leur sonoritÈ Èclatante
ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformÈment comme une de
ces affiches, entiËrement bleues ou entiËrement rouges, dans
lesquelles, ‡ cause des limites du procÈdÈ employÈ ou par un caprice
du dÈcorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer,
mais les barques, líÈglise, les passants. Le nom de Parme, une des
villes o? je dÈsirais le plus aller, depuis que jíavais lu la
Chartreuse, míapparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me
parlait díune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reÁu,
on me causait le plaisir de penser que jíhabiterais une demeure lisse,
compacte, mauve et douce, qui níavait de rapport avec les demeures
díaucune ville díItalie puisque je líimaginais seulement ‡ líaide de
page 547 / 601
cette syllabe lourde du nom de Parme, o? ne circule aucun air, et de
tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes. Et quand je pensais ‡ Florence, cíÈtait comme ‡
une ville miraculeusement embaumÈe et semblable ‡ une corolle, parce
quíelle síappelait la citÈ des lys et sa cathÈdrale,
Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant ‡ Balbec, cíÈtait un de ces noms o?
comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la
terre dío? elle fut tirÈe, on voit se peindre encore la reprÈsentation
de quelque usage aboli, de quelque droit fÈodal, díun Ètat ancien de
lieux, díune maniËre dÈsuËte de prononcer qui en avait formÈ les
syllabes hÈtÈroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque
chez líaubergiste qui me servirait du cafÈ au lait ‡ mon arrivÈe, me
menant voir la mer dÈchaÓnÈe devant líÈglise et auquel je prÍtais
líaspect disputeur, solennel et mÈdiÈval díun personnage de fabliau.
Si ma santÈ síaffermissait et que mes parents me permissent, sinon
díaller sÈjourner ‡ Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire
connaissance avec líarchitecture et les paysages de la Normandie ou de
la Bretagne, ce train díune heure vingt-deux dans lequel jíÈtais montÈ
tant de fois en imagination, jíaurais voulu míarrÍter de prÈfÈrence
dans les villes les plus belles; mais jíavais beau les comparer,
comment choisir plus quíentre des Ítres individuels, qui ne sont pas
interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle
rouge‚tre et dont le faÓte Ètait illuminÈ par le vieil or de sa
derniËre syllabe; VitrÈ dont líaccent aigu losangeait de bois noir le
vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune
coquille díúuf au gris perle; Coutances, cathÈdrale normande, que sa
page 548 / 601
diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de
beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche
suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naÔfs, plumes
blanches et becs jaunes ÈparpillÈs sur la route de ces lieux
fluviatiles et poÈtiques; Benodet, nom ‡ peine amarrÈ que semble
vouloir entraÓner la riviËre au milieu de ses algues, Pont-Aven,
envolÈe blanche et rose de líaile díune coiffe lÈgËre qui se reflËte
en tremblant dans une eau verdie de canal; QuimperlÈ, lui, mieux
attachÈ et, depuis le moyen ‚ge, entre les ruisseaux dont il gazouille
et síemperle en une grisaille pareille ‡ celle que dessinent, ‡
travers les toiles díaraignÈes díune verriËre, les rayons de soleil
changÈs en pointes ÈmoussÈes díargent bruni?
Ces images Ètaient fausses pour une autre raison encore; cíest
quíelles Ètaient forcÈment trËs simplifiÈes; sans doute ce ‡ quoi
aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient
quíincomplËtement et sans plaisir dans le prÈsent, je líavais enfermÈ
dans le refuge des noms; sans doute, parce que jíy avais accumulÈ du
rÍve, ils aimantaient maintenant mes dÈsirs; mais les noms ne sont pas
trËs vastes; cíest tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou
trois des ´curiositÈsª principales de la ville et elles síy
juxtaposaient sans intermÈdiaires; dans le nom de Balbec, comme dans
le verre grossissant de ces porte-plume quíon achËte aux bains de mer,
jíapercevais des vagues soulevÈes autour díune Èglise de style persan.
Peut-Ítre mÍme la simplification de ces images fut-elle une des causes
de líempire quíelles prirent sur moi. Quand mon pËre eut dÈcidÈ, une
annÈe, que nous irions passer les vacances de P‚ques ‡ Florence et ‡
page 549 / 601
Venise, níayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence
les ÈlÈments qui composent díhabitude les villes, je fus contraint ‡
faire sortir une citÈ surnaturelle de la fÈcondation, par certains
parfums printaniers, de ce que je croyais Ítre, en son essence, le
gÈnie de Giotto. Tout au plusóet parce quíon ne peut pas faire tenir
dans un nom beaucoup plus de durÈe que díespaceócomme certains
tableaux de Giotto eux-mÍmes qui montrent ‡ deux moments diffÈrents de
líaction un mÍme personnage, ici couchÈ dans son lit, l‡ síapprÍtant ‡
monter ‡ cheval, le nom de Florence Ètait-il divisÈ en deux
compartiments. Dans líun, sous un dais architectural, je contemplais
une fresque ‡ laquelle Ètait partiellement superposÈ un rideau de
soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans líautre (car ne
pensant pas aux noms comme ‡ un idÈal inaccessible mais comme ‡ une
ambiance rÈelle dans laquelle jíirais me plonger, la vie non vÈcue
encore, la vie intacte et pure que jíy enfermais donnait aux plaisirs
les plus matÈriels, aux scËnes les plus simples, cet attrait quíils
ont dans les úuvres des primitifs), je traversais rapidement,ópour
trouver plus vite le dÈjeuner qui míattendait avec des fruits et du
vin de Chiantióle Ponte-Vecchio encombrÈ de jonquilles, de narcisses
et díanÈmones. Voil‡ (bien que je fusse ‡ Paris) ce que je voyais et
non ce qui Ètait autour de moi. MÍme ‡ un simple point de vue
rÈaliste, les pays que nous dÈsirons tiennent ‡ chaque moment beaucoup
plus de place dans notre vie vÈritable, que le pays o? nous nous
trouvons effectivement. Sans doute si alors jíavais fait moi-mÍme plus
attention ‡ ce quíil y avait dans ma pensÈe quand je prononÁais les
mots ´aller ‡ Florence, ‡ Parme, ‡ Pise, ‡ Veniseª, je me serais rendu
compte que ce que je voyais níÈtait nullement une ville, mais quelque
chose díaussi diffÈrent de tout ce que je connaissais, díaussi
page 550 / 601
dÈlicieux, que pourrait Ítre pour une humanitÈ dont la vie se serait
toujours ÈcoulÈe dans des fins díaprËs-midi díhiver, cette merveille
inconnue: une matinÈe de printemps. Ces images irrÈelles, fixes,
toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,
diffÈrenciËrent cette Èpoque de ma vie de celles qui líavaient
prÈcÈdÈe (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux díun
observateur qui ne voit les choses que du dehors, cíest-‡-dire qui ne
voit rien), comme dans un opÈra un motif mÈlodique introduit une
nouveautÈ quíon ne pourrait pas soupÁonner si on ne faisait que lire
le livret, moins encore si on restait en dehors du thÈ‚tre ‡ compter
seulement les quarts díheure qui síÈcoulent. Et encore, mÍme ‡ ce
point de vue de simple quantitÈ, dans notre vie les jours ne sont pas
Ègaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme
Ètait la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de
´vitessesª diffÈrentes. Il y a des jours montueux et malaisÈs quíon
met un temps infini ‡ gravir et des jours en pente qui se laissent
descendre ‡ fond de train en chantant. Pendant ce moisóo? je ressassai
comme une mÈlodie, sans pouvoir míen rassasier, ces images de
Florence, de Venise et de Pise desquelles le dÈsir quíelles excitaient
en moi gardait quelque chose díaussi profondÈment individuel que si
Áíavait ÈtÈ un amour, un amour pour une personneóje ne cessai pas de
croire quíelles correspondaient ‡ une rÈalitÈ indÈpendante de moi, et
elles me firent connaÓtre une aussi belle espÈrance que pouvait en
nourrir un chrÈtien des premiers ‚ges ‡ la veille díentrer dans le
paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction quíil y
avait ‡ vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui
avait ÈtÈ ÈlaborÈ par la rÍverie et non perÁu par euxóet díautant plus
tentant pour eux, plus diffÈrent de ce quíils connaissaientócíest ce
page 551 / 601
qui me rappelait la rÈalitÈ de ces images, qui enflammait le plus mon
dÈsir, parce que cíÈtait comme une promesse quíil serait contentÈ. Et,
bien que mon exaltation e?t pour motif un dÈsir de jouissances
artistiques, les guides líentretenaient encore plus que les livres
díesthÈtiques et, plus que les guides, líindicateur des chemins de
fer. Ce qui míÈmouvait cíÈtait de penser que cette Florence que je
voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui
la sÈparait de moi, en moi-mÍme, níÈtait pas viable, je pourrais
líatteindre par un biais, par un dÈtour, en prenant la ´voie de
terreª. Certes, quand je me rÈpÈtais, donnant ainsi tant de valeur ‡
ce que jíallais voir, que Venise Ètait ´líÈcole de Giorgione, la
demeure du Titien, le plus complet musÈe de líarchitecture domestique
au moyen ‚geª, je me sentais heureux. Je líÈtais pourtant davantage
quand, sorti pour une course, marchant vite ‡ cause du temps qui,
aprËs quelques jours de printemps prÈcoce Ètait redevenu un temps
díhiver (comme celui que nous trouvions díhabitude ‡ Combray, la
Semaine Sainte),óvoyant sur les boulevards les marronniers qui,
plongÈs dans un air glacial et liquide comme de líeau, níen
commenÁaient pas moins, invitÈs exacts, dÈj‡ en tenue, et qui ne se
sont pas laissÈ dÈcourager, ‡ arrondir et ‡ ciseler en leurs blocs
congelÈs, líirrÈsistible verdure dont la puissance abortive du froid
contrariait mais ne parvenait pas ‡ rÈfrÈner la progressive poussÈeó,
je pensais que dÈj‡ le Ponte-Vecchio Ètait jonchÈ ‡ foison de
jacinthes et díanÈmones et que le soleil du printemps teignait dÈj‡
les flots du Grand Canal díun si sombre azur et de si nobles Èmeraudes
quíen venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils
pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus
contenir ma joie quand mon pËre, tout en consultant le baromËtre et en
page 552 / 601
dÈplorant le froid, commenÁa ‡ chercher quels seraient les meilleurs
trains, et quand je compris quíen pÈnÈtrant aprËs le dÈjeuner dans le
laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait
díopÈrer la transmutation tout autour díelle, on pouvait síÈveiller le
lendemain dans la citÈ de marbre et díor ´rehaussÈe de jaspe et pavÈe
díÈmeraudesª. Ainsi elle et la CitÈ des lys níÈtaient pas seulement
des tableaux fictifs quíon mettait ‡ volontÈ devant son imagination,
mais existaient ‡ une certaine distance de Paris quíil fallait
absolument franchir si líon voulait les voir, ‡ une certaine place
dÈterminÈe de la terre, et ‡ aucune autre, en un mot Ètaient bien
rÈelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon pËre en
disant: ´En somme, vous pourriez rester ‡ Venise du 20 avril au 29 et
arriver ‡ Florence dËs le matin de P‚quesª, les fit sortir toutes deux
non plus seulement de líEspace abstrait, mais de ce Temps imaginaire
o? nous situons non pas un seul voyage ‡ la fois, mais díautres,
simultanÈs et sans trop díÈmotion puisquíils ne sont que possibles,óce
Temps qui se refabrique si bien quíon peut encore le passer dans une
ville aprËs quíon lía passÈ dans une autreóet leur consacra de ces
jours particuliers qui sont le certificat díauthenticitÈ des objets
auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par
líusage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on
les a vÈcus l‡; je sentis que cíÈtait vers la semaine qui commenÁait
le lundi o? la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que
jíavais couvert díencre, que se dirigeaient pour síy absorber au
sortir du temps idÈal o? elles níexistaient pas encore, les deux CitÈs
Reines dont jíallais avoir, par la plus Èmouvante des gÈomÈtries, ‡
inscrire les dÙmes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je
níÈtais encore quíen chemin vers le dernier degrÈ de líallÈgresse; je
page 553 / 601
líatteignis enfin (ayant seulement alors la rÈvÈlation que sur les
rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce
níÈtait pas, comme jíavais, malgrÈ tant díavertissements, continuÈ ‡
líimaginer, les hommes ´majestueux et terribles comme la mer, portant
leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau
sanglantª qui se promËneraient dans Venise la semaine prochaine, la
veille de P‚ques, mais que ce pourrait Ítre moi le personnage
minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc quíon
míavait prÍtÈe, líillustrateur avait reprÈsentÈ, en chapeau melon,
devant les proches), quand jíentendis mon pËre me dire: ´Il doit faire
encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre ‡ tout
hasard dans ta malle ton pardessus díhiver et ton gros veston.ª A ces
mots je míÈlevai ‡ une sorte díextase; ce que jíavais cru jusque-l‡
impossible, je me sentis vraiment pÈnÈtrer entre ces ´rochers
díamÈthyste pareils ‡ un rÈcif de la mer des Indesª; par une
gymnastique suprÍme et au-dessus de mes forces, me dÈvÍtant comme
díune carapace sans objet de líair de ma chambre qui míentourait, je
le remplaÁai par des parties Ègales díair vÈnitien, cette atmosphËre
marine, indicible et particuliËre comme celle des rÍves que mon
imagination avait enfermÈe dans le nom de Venise, je sentis síopÈrer
en moi une miraculeuse dÈsincarnation; elle se doubla aussitÙt de la
vague envie de vomir quíon Èprouve quand on vient de prendre un gros
mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fiËvre si tenace,
que le docteur dÈclara quíil fallait renoncer non seulement ‡ me
laisser partir maintenant ‡ Florence et ‡ Venise mais, mÍme quand je
serais entiËrement rÈtabli, míÈviter díici au moins un an, tout projet
de voyage et toute cause díagitation.
page 554 / 601
Et hÈlas, il dÈfendit aussi díune faÁon absolue quíon me laiss‚t aller
au thÈ‚tre entendre la Berma; líartiste sublime, ‡ laquelle Bergotte
trouvait du gÈnie, míaurait en me faisant connaÓtre quelque chose qui
Ètait peut-Ítre aussi important et aussi beau, consolÈ de níavoir pas
ÈtÈ ‡ Florence et ‡ Venise, de níaller pas ‡ Balbec. On devait se
contenter de míenvoyer chaque jour aux Champs-ElysÈes, sous la
surveillance díune personne qui míempÍcherait de me fatiguer et qui
fut FranÁoise, entrÈe ‡ notre service aprËs la mort de ma tante
LÈonie. Aller aux Champs-…lysÈes me fut insupportable. Si seulement
Bergotte les e?t dÈcrits dans un de ses livres, sans doute jíaurais
dÈsirÈ de les connaÓtre, comme toutes les choses dont on avait
commencÈ par mettre le ´doubleª dans mon imagination. Elle les
rÈchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalitÈ, et je
voulais les retrouver dans la rÈalitÈ; mais dans ce jardin public rien
ne se rattachait ‡ mes rÍves.
Un jour, comme je míennuyais ‡ notre place familiËre, ‡ cÙtÈ des
chevaux de bois, FranÁoise míavait emmenÈ en excursionóau del‡ de la
frontiËre que gardent ‡ intervalles Ègaux les petits bastions des
marchandes de sucre díorgeó, dans ces rÈgions voisines mais ÈtrangËres
o? les visages sont inconnus, o? passe la voiture aux chËvres; puis
elle Ètait revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossÈe ‡ un
massif de lauriers; en líattendant je foulais la grande pelouse
chÈtive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin
est dominÈ par une statue quand, de líallÈe, síadressant ‡ une
fillette ‡ cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une
page 555 / 601
autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui
cria, díune voix brËve: ´Adieu, Gilberte, je rentre, níoublie pas que
nous venons ce soir chez toi aprËs dÓner.ª Ce nom de Gilberte passa
prËs de moi, Èvoquant díautant plus líexistence de celle quíil
dÈsignait quíil ne la nommait pas seulement comme un absent dont on
parle, mais líinterpellait; il passa ainsi prËs de moi, en action pour
ainsi dire, avec une puissance quíaccroissait la courbe de son jet et
líapproche de son but;ótransportant ‡ son bord, je le sentais, la
connaissance, les notions quíavait de celle ‡ qui il Ètait adressÈ,
non pas moi, mais líamie qui líappelait, tout ce que, tandis quíelle
le prononÁait, elle revoyait ou du moins, possÈdait en sa mÈmoire, de
leur intimitÈ quotidienne, des visites quíelles se faisaient líune
chez líautre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus
douloureux pour moi díÍtre au contraire si familier et si maniable
pour cette fille heureuse qui míen frÙlait sans que jíy puisse
pÈnÈtrer et le jetait en plein air dans un cri;ólaissant dÈj‡ flotter
dans líair líÈmanation dÈlicieuse quíil avait fait se dÈgager, en les
touchant avec prÈcision, de quelques points invisibles de la vie de
Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel quíil serait, aprËs dÓner,
chez elle,óformant, passager cÈleste au milieu des enfants et des
bonnes, un petit nuage díune couleur prÈcieuse, pareil ‡ celui qui,
bombÈ au-dessus díun beau jardin du Poussin, reflËte minutieusement
comme un nuage díopÈra, plein de chevaux et de chars, quelque
apparition de la vie des dieux;ójetant enfin, sur cette herbe pelÈe, ‡
líendroit o? elle Ètait un morceau ‡ la fois de pelouse flÈtrie et un
moment de líaprËs-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne síarrÍta
de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice ‡ plumet
bleu líeut appelÈe), une petite bande merveilleuse et couleur
page 556 / 601
díhÈliotrope impalpable comme un reflet et superposÈe comme un tapis
sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardÈs,
nostalgiques et profanateurs, tandis que FranÁoise me criait: ´Allons,
aboutonnez voir votre paletot et filonsª et que je remarquais pour la
premiËre fois avec irritation quíelle avait un langage vulgaire, et
hÈlas, pas de plumet bleu ‡ son chapeau.
Retournerait-elle seulement aux Champs-…lysÈes? Le lendemain elle níy
Ètait pas; mais je líy vis les jours suivants; je tournais tout le
temps autour de líendroit o? elle jouait avec ses amies, si bien
quíune fois o? elles ne se trouvËrent pas en nombre pour leur partie
de barres, elle me fit demander si je voulais complÈter leur camp, et
je jouai dÈsormais avec elle chaque fois quíelle Ètait l‡. Mais ce
níÈtait pas tous les jours; il y en avait o? elle Ètait empÍchÈe de
venir par ses cours, le catÈchisme, un go?ter, toute cette vie sÈparÈe
de la mienne que par deux fois, condensÈe dans le nom de Gilberte,
jíavais senti passer si douloureusement prËs de moi, dans le raidillon
de Combray et sur la pelouse des Champs-…lysÈes. Ces jours-l‡, elle
annonÁait díavance quíon ne la verrait pas; si cíÈtait ‡ cause de ses
Ètudes, elle disait: ´Cíest rasant, je ne pourrai pas venir demain;
vous allez tous vous amuser sans moiª, díun air chagrin qui me
consolait un peu; mais en revanche quand elle Ètait invitÈe ‡ une
matinÈe, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait
jouer, elle me rÈpondait: ´JíespËre bien que non! JíespËre bien que
maman me laissera aller chez mon amie.ª Du moins ces jours-l‡, je
savais que je ne la verrais pas, tandis que díautres fois, cíÈtait ‡
líimproviste que sa mËre líemmenait faire des courses avec elle, et le
page 557 / 601
lendemain elle disait: ´Ah! oui, je suis sortie avec mamanª, comme une
chose naturelle, et qui níe?t pas ÈtÈ pour quelquíun le plus grand
malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps o? son
institutrice, qui pour elle-mÍme craignait la pluie, ne voulait pas
líemmener aux Champs-…lysÈes.
Aussi si le ciel Ètait douteux, dËs le matin je ne cessais de
líinterroger et je tenais compte de tous les prÈsages. Si je voyais la
dame díen face qui, prËs de la fenÍtre, mettait son chapeau, je me
disais: ´Cette dame va sortir; donc il fait un temps o? líon peut
sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame?ª Mais
le temps síassombrissait, ma mËre disait quíil pouvait se lever
encore, quíil suffirait pour cela díun rayon de soleil, mais que plus
probablement il pleuvrait; et síil pleuvait ‡ quoi bon aller aux
Champs …lysÈes? Aussi depuis le dÈjeuner mes regards anxieux ne
quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.
Devant la fenÍtre, le balcon Ètait gris. Tout díun coup, sur sa pierre
maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais
comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation díun rayon
hÈsitant qui voudrait libÈrer sa lumiËre. Un instant aprËs, le balcon
Ètait p‚le et rÈflÈchissant comme une eau matinale, et mille reflets
de la ferronnerie de son treillage Ètaient venus síy poser. Un souffle
de vent les dispersait, la pierre síÈtait de nouveau assombrie, mais,
comme apprivoisÈs, ils revenaient; elle recommenÁait imperceptiblement
‡ blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en
musique, ‡ la fin díune Ouverture, mËnent une seule note jusquíau
fortissimo suprÍme en la faisant passer rapidement par tous les degrÈs
page 558 / 601
intermÈdiaires, je la voyais atteindre ‡ cet or inaltÈrable et fixe
des beaux jours, sur lequel líombre dÈcoupÈe de líappui ouvragÈ de la
balustrade se dÈtachait en noir comme une vÈgÈtation capricieuse, avec
une tÈnuitÈ dans la dÈlinÈation des moindres dÈtails qui semblait
trahir une conscience appliquÈe, une satisfaction díartiste, et avec
un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et
heureuses quíen vÈritÈ ces reflets larges et feuillus qui reposaient
sur ce lac de soleil semblaient savoir quíils Ètaient des gages de
calme et de bonheur.
Lierre instantanÈ, flore pariÈtaire et fugitive! la plus incolore, la
plus triste, au grÈ de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le
mur ou dÈcorer la croisÈe; pour moi, de toutes la plus chËre depuis le
jour o? elle Ètait apparue sur notre balcon, comme líombre mÍme de la
prÈsence de Gilberte qui Ètait peut-Ítre dÈj‡ aux Champs-ElysÈes, et
dËs que jíy arriverais, me dirait: ´CommenÁons tout de suite ‡ jouer
aux barres, vous Ítes dans mon campª; fragile, emportÈe par un
souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
líheure; promesse du bonheur immÈdiat que la journÈe refuse ou
accomplira, et par l‡ du bonheur immÈdiat par excellence, le bonheur
de líamour; plus douce, plus chaude sur la pierre que níest la mousse
mÍme; vivace, ‡ qui il suffit díun rayon pour naÓtre et faire Èclore
de la joie, mÍme au cúur de líhiver.
Et jusque dans ces jours o? toute autre vÈgÈtation a disparu, o? le
beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est cachÈ sous
la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait
page 559 / 601
trop couvert pour espÈrer que Gilberte sortÓt, alors tout díun coup,
faisant dire ‡ ma mËre: ´Tiens voil‡ justement quíil fait beau, vous
pourriez peut-Ítre essayer tout de mÍme díaller aux Champs-…lysÈesª,
sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaÁait des fils díor et brodait des reflets noirs. Ce jour-l‡
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prÍte ‡ partir qui
míassurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises dÈsertÈes par
líassemblÈe imposante mais frileuse des institutrices Ètaient vides.
Seule, prËs de la pelouse, Ètait assise une dame díun certain ‚ge qui
venait par tous les temps, toujours hanarchÈe díune toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de
laquelle jíaurais ‡ cette Èpoque sacrifiÈ, si líÈchange míavait ÈtÈ
permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait ‡ Gilberte des
nouvelles de ´son amour de mËreª; et il me semblait que si je líavais
connue, jíavais ÈtÈ pour Gilberte quelquíun de tout autre, quelquíun
qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses
petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les DÈbats
quíelle appelait ´mes vieux DÈbatsª et, par genre aristocratique,
disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
´Mon vieil ami le sergent de villeª, ´la loueuse de chaises et moi qui
sommes de vieux amisª.
FranÁoise avait trop froid pour rester immobile, nous all‚mes jusquíau
pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et mÍme les
enfants síapprochaient sans peur comme díune immense baleine ÈchouÈe,
sans dÈfense, et quíon allait dÈpecer. Nous revenions aux
page 560 / 601
Champs-…lysÈes; je languissais de douleur entre les chevaux de bois
immobiles et la pelouse blanche prise dans le rÈseau noir des allÈes
dont on avait enlevÈ la neige et sur laquelle la statue avait ‡ la
main un jet de glace ajoutÈ qui semblait líexplication de son geste.
La vieille dame elle-mÍme ayant pliÈ ses DÈbats, demanda líheure ‡ une
bonne díenfants qui passait et quíelle remercia en lui disant: ´Comme
vous Ítes aimable!ª puis, priant le cantonnier de dire ‡ ses petits
enfants de revenir, quíelle avait froid, ajouta: ´Vous serez mille
fois bon. Vous savez que je suis confuse!ª Tout ‡ coup líair se
dÈchira: entre le guignol et le cirque, ‡ líhorizon embelli, sur le
ciel entríouvert, je venais díapercevoir, comme un signe fabuleux, le
plumet bleu de Mademoiselle. Et dÈj‡ Gilberte courait ‡ toute vitesse
dans ma direction, Ètincelante et rouge sous un bonnet carrÈ de
fourrure, animÈe par le froid, le retard et le dÈsir du jeu; un peu
avant díarriver ‡ moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit
pour mieux garder son Èquilibre, soit parce quíelle trouvait cela plus
gracieux, ou par affectation du maintien díune patineuse, cíest les
bras grands ouverts quíelle avanÁait en souriant, comme si elle avait
voulu míy recevoir. ´Brava! Brava! Áa cíest trËs bien, je dirais comme
vous que cíest chic, que cíest cr‚ne, si je níÈtais pas díun autre
temps, du temps de líancien rÈgime, síÈcria la vieille dame prenant la
parole au nom des Champs-…lysÈes silencieux pour remercier Gilberte
díÍtre venue sans se laisser intimider par le temps. Vous Ítes comme
moi, fidËle quand mÍme ‡ nos vieux Champs-…lysÈes; nous sommes deux
intrÈpides. Si je vous disais que je les aime, mÍme ainsi. Cette
neige, vous allez rire de moi, Áa me fait penser ‡ de líhermine!ª Et
la vieille dame se mit ‡ rire.
page 561 / 601
Le premier de ces joursóauxquels la neige, image des puissances qui
pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse díun jour
de sÈparation et jusquí‡ líaspect díun jour de dÈpart parce quíil
changeait la figure et empÍchait presque líusage du lieu habituel de
nos seules entrevues maintenant changÈ, tout enveloppÈ de houssesó, ce
jour fit pourtant faire un progrËs ‡ mon amour, car il fut comme un
premier chagrin quíelle e?t partagÈ avec moi. Il níy avait que nous
deux de notre bande, et Ítre ainsi le seul qui f?t avec elle, cíÈtait
non seulement comme un commencement díintimitÈ, mais aussi de sa
part,ócomme si elle ne f?t venue rien que pour moi par un temps
pareilócela me semblait aussi touchant que si un de ces jours o? elle
Ètait invitÈe ‡ une matinÈe, elle y avait renoncÈ pour venir me
retrouver aux Champs-…lysÈes; je prenais plus de confiance en la
vitalitÈ et en líavenir de notre amitiÈ qui restait vivace au milieu
de líengourdissement, de la solitude et de la ruine des choses
environnantes; et tandis quíelle me mettait des boules de neige dans
le cou, je souriais avec attendrissement ‡ ce qui me semblait ‡ la
fois une prÈdilection quíelle me marquait en me tolÈrant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de
fidÈlitÈ quíelle me gardait au milieu du malheur. BientÙt líune aprËs
líautre, comme des moineaux hÈsitants, ses amies arrivËrent toutes
noires sur la neige. Nous commenÁ‚mes ‡ jouer et comme ce jour si
tristement commencÈ devait finir dans la joie, comme je míapprochais,
avant de jouer aux barres, de líamie ‡ la voix brËve que jíavais
entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: ´Non,
non, on sait bien que vous aimez mieux Ítre dans le camp de Gilberte,
díailleurs vous voyez elle vous fait signe.ª Elle míappelait en effet
page 562 / 601
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le
soleil en lui donnant les reflets roses, líusure mÈtallique des
brocarts anciens, faisait un camp du drap díor.
Ce jour que jíavais tant redoutÈ fut au contraire un des seuls o? je
ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus quí‡ ne jamais rester un jour sans voir
Gilberte (au point quíune fois ma grandímËre níÈtant pas rentrÈe pour
líheure du dÓner, je ne pus míempÍcher de me dire tout de suite que si
elle avait ÈtÈ ÈcrasÈe par une voiture, je ne pourrais pas aller de
quelque temps aux Champs-…lysÈes; on níaime plus personne dËs quíon
aime) pourtant ces moments o? jíÈtais auprËs díelle et que depuis la
veille jíavais si impatiemment attendus, pour lesquels jíavais
tremblÈ, auxquels jíaurais sacrifiÈ tout le reste, níÈtaient nullement
des moments heureux; et je le savais bien car cíÈtait les seuls
moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention
mÈticuleuse, acharnÈe, et elle ne dÈcouvrait pas en eux un atome de
plaisir.
Tout le temps que jíÈtais loin de Gilberte, jíavais besoin de la voir,
parce que cherchant sans cesse ‡ me reprÈsenter son image, je
finissais par ne plus y rÈussir, et par ne plus savoir exactement ‡
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne míavait encore jamais dit
quíelle míaimait. Bien au contraire, elle avait souvent prÈtendu
quíelle avait des amis quíelle me prÈfÈrait, que jíÈtais un bon
page 563 / 601
camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas
assez au jeu; enfin elle míavait donnÈ souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu Èbranler ma croyance que jíÈtais pour elle
un Ítre diffÈrent des autres, si cette croyance avait pris sa source
dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela
Ètait, dans líamour que jíavais pour elle, ce qui la rendait autrement
rÈsistante, puisque cela la faisait dÈpendre de la maniËre mÍme dont
jíÈtais obligÈ, par une nÈcessitÈ intÈrieure, de penser ‡ Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-mÍme je ne les
lui avais pas encore dÈclarÈs. Certes, ‡ toutes les pages de mes
cahiers, jíÈcrivais indÈfiniment son nom et son adresse, mais ‡ la vue
de ces vagues lignes que je traÁais sans quíelle pens‚t pour cela ‡
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente
sans quíelle f?t mÍlÈe davantage ‡ ma vie, je me sentais dÈcouragÈ
parce quíelles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait mÍme
pas, mais de mon propre dÈsir quíelles semblaient me montrer comme
quelque chose de purement personnel, díirrÈel, de fastidieux et
díimpuissant. Le plus pressÈ Ètait que nous nous vissions Gilberte et
moi, et que nous puissions nous faire líaveu rÈciproque de notre
amour, qui jusque-l‡ níaurait pour ainsi dire pas commencÈ. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient
ÈtÈ moins impÈrieuses pour un homme m?r. Plus tard, il arrive que
devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions
de celui que nous avons ‡ penser ‡ une femme comme je pensais ‡
Gilberte, sans Ítre inquiets de savoir si cette image correspond ‡ la
rÈalitÈ, et aussi de celui de líaimer sans avoir besoin díÍtre certain
quíelle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui
avouer notre inclination pour elle, afin díentretenir plus vivace
page 564 / 601
líinclination quíelle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.
Mais ‡ líÈpoque o? jíaimais Gilberte, je croyais encore que líAmour
existait rÈellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus
que nous Ècartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un
ordre auquel on níÈtait pas libre de rien changer; il me semblait que
si jíavais, de mon chef, substituÈ ‡ la douceur de líaveu la
simulation de líindiffÈrence, je ne me serais pas seulement privÈ
díune des joies dont jíavais le plus rÍvÈ mais que je me serais
fabriquÈ ‡ ma guise un amour factice et sans valeur, sans
communication avec le vrai, dont jíaurais renoncÈ ‡ suivre les chemins
mystÈrieux et prÈexistants.
Mais quand jíarrivais aux Champs-…lysÈes,óet que díabord jíallais
pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications
nÈcessaires ‡ sa cause vivante, indÈpendante de moió, dËs que jíÈtais
en prÈsence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle jíavais
comptÈ pour rafraÓchir les images que ma mÈmoire fatiguÈe ne
retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui jíavais jouÈ hier,
et que venait de me faire saluer et reconnaÓtre un instinct aveugle
comme celui qui dans la marche nous met un pied devant líautre avant
que nous ayons eu le temps de penser, aussitÙt tout se passait comme
si elle et la fillette qui Ètait líobjet de mes rÍves avaient ÈtÈ deux
Ítres diffÈrents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma
mÈmoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la
figure de Gilberte míoffrait maintenant avec insistance quelque chose
que prÈcisÈment je ne míÈtais pas rappelÈ, un certain effilement aigu
page 565 / 601
du nez qui, síassociant instantanÈment ‡ díautres traits, prenait
líimportance de ces caractËres qui en histoire naturelle dÈfinissent
une espËce, et la transmuait en une fillette du genre de celles ‡
museau pointu. Tandis que je míapprÍtais ‡ profiter de cet instant
dÈsirÈ pour me livrer, sur líimage de Gilberte que jíavais prÈparÈe
avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tÍte, ‡ la mise au
point qui me permettrait dans les longues heures o? jíÈtais seul
díÍtre s?r que cíÈtait bien elle que je me rappelais, que cíÈtait bien
mon amour pour elle que jíaccroissais peu ‡ peu comme un ouvrage quíon
compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idÈaliste
dont le corps tient compte du monde extÈrieur ‡ la rÈalitÈ duquel son
intelligence ne croit pas, le mÍme moi qui míavait fait la saluer
avant que je líeusse identifiÈe, síempressait de me faire saisir la
balle quíelle me tendait (comme si elle Ètait une camarade avec qui
jíÈtais venu jouer, et non une ‚me súur que jíÈtais venu rejoindre),
me faisait lui tenir par biensÈance jusquí‡ líheure o? elle síen
allait, mille propos aimables et insignifiants et míempÍchait ainsi,
ou de garder le silence pendant lequel jíaurais pu enfin remettre la
main sur líimage urgente et ÈgarÈe, ou de lui dire les paroles qui
pouvaient faire faire ‡ notre amour les progrËs dÈcisifs sur lesquels
jíÈtais chaque fois obligÈ de ne plus compter que pour líaprËs-midi
suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous Ètions
allÈs avec Gilberte jusquí‡ la baraque de notre marchande qui Ètait
particuliËrement aimable pour nous,ócar cíÈtait chez elle que M. Swann
faisait acheter son pain díÈpices, et par hygiËne, il en consommait
beaucoup, souffrant díun eczÈma ethnique et de la constipation des
ProphËtes,óGilberte me montrait en riant deux petits garÁons qui
Ètaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres
page 566 / 601
díenfants. Car líun ne voulait pas díun sucre díorge rouge parce quíil
prÈfÈrait le violet et líautre, les larmes aux yeux, refusait une
prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire
díune voix passionnÈe: ´Jíaime mieux líautre prune, parce quíelle a un
ver!ª Jíachetai deux billes díun sou. Je regardais avec admiration,
lumineuses et captives dans une sÈbile isolÈe, les billes díagate qui
me semblaient prÈcieuses parce quíelles Ètaient souriantes et blondes
comme des jeunes filles et parce quíelles co?taient cinquante centimes
piËce. Gilberte ‡ qui on donnait beaucoup plus díargent quí‡ moi me
demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la
transparence et le fondu de la vie. Je níaurais voulu lui en faire
sacrifier aucune. Jíaurais aimÈ quíelle p?t les acheter, les dÈlivrer
toutes. Pourtant je lui en dÈsignai une qui avait la couleur de ses
yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon dorÈ, la caressa, paya sa
ranÁon, mais aussitÙt me remit sa captive en me disant: ´Tenez, elle
est ‡ vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir.ª
Une autre fois, toujours prÈoccupÈ du dÈsir díentendre la Berma dans
une piËce classique, je lui avais demandÈ si elle ne possÈdait pas une
brochure o? Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus
dans le commerce. Elle míavait priÈ de lui en rappeler le titre exact,
et le soir je lui avais adressÈ un petit tÈlÈgramme en Ècrivant sur
líenveloppe ce nom de Gilberte Swann que jíavais tant de fois tracÈ
sur mes cahiers. Le lendemain elle míapporta dans un paquet nouÈ de
faveurs mauves et scellÈ de cire blanche, la brochure quíelle avait
fait chercher. ´Vous voyez que cíest bien ce que vous míavez demandÈ,
me dit-elle, tirant de son manchon le tÈlÈgramme que je lui avais
page 567 / 601
envoyÈ.ª Mais dans líadresse de ce pneumatique,óqui, hier encore
níÈtait rien, níÈtait quíun petit bleu que jíavais Ècrit, et qui
depuis quíun tÈlÈgraphiste líavait remis au concierge de Gilberte et
quíun domestique líavait portÈ jusquí‡ sa chambre, Ètait devenu cette
chose sans prix, un des petits bleus quíelle avait reÁus ce
jour-l‡,ójíeus peine ‡ reconnaÓtre les lignes vaines et solitaires de
mon Ècriture sous les cercles imprimÈs quíy avait apposÈs la poste,
sous les inscriptions quíy avait ajoutÈes au crayon un des facteurs,
signes de rÈalisation effective, cachets du monde extÈrieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la premiËre fois venaient
Èpouser, maintenir, relever, rÈjouir mon rÍve.
Et il y eut un jour aussi o? elle me dit: ´Vous savez, vous pouvez
míappeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom
de baptÍme. Cíest trop gÍnant.ª Pourtant elle continua encore un
moment ‡ se contenter de me dire ´vousª et comme je le lui faisais
remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme
celles qui dans les grammaires ÈtrangËres níont díautre but que de
nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom.
Et me souvenant plus tard de ce que jíavais senti alors, jíy ai dÈmÍlÈ
líimpression díavoir ÈtÈ tenu un instant dans sa bouche, moi-mÍme, nu,
sans plus aucune des modalitÈs sociales qui appartenaient aussi, soit
‡ ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, ‡
mes parents, et dont ses lËvresóen líeffort quíelle faisait, un peu
comme son pËre, pour articuler les mots quíelle voulait mettre en
valeuróeurent líair de me dÈpouiller, de me dÈvÍtir, comme de sa peau
un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard,
page 568 / 601
se mettant au mÍme degrÈ nouveau díintimitÈ que prenait sa parole,
míatteignait aussi plus directement, non sans tÈmoigner la conscience,
le plaisir et jusque la gratitude quíil en avait, en se faisant
accompagner díun sourire.
Mais au moment mÍme, je ne pouvais apprÈcier la valeur de ces plaisirs
nouveaux. Ils níÈtaient pas donnÈs par la fillette que jíaimais, au
moi qui líaimait, mais par líautre, par celle avec qui je jouais, ‡
cet autre moi qui ne possÈdait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni
le cúur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix díun bonheur,
parce que seul il líavait dÈsirÈ. MÍme aprËs Ítre rentrÈ ‡ la maison
je ne les go?tais pas, car, chaque jour, la nÈcessitÈ qui me faisait
espÈrer que le lendemain jíaurais la contemplation exacte, calme,
heureuse de Gilberte, quíelle míavouerait enfin son amour, en
míexpliquant pour quelles raisons elle avait d? me le cacher
jusquíici, cette mÍme nÈcessitÈ me forÁait ‡ tenir le passÈ pour rien,
‡ ne jamais regarder que devant moi, ‡ considÈrer les petits avantages
quíelle míavait donnÈs non pas en eux-mÍmes et comme síils se
suffisaient, mais comme des Èchelons nouveaux o? poser le pied, qui
allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et díatteindre
enfin le bonheur que je níavais pas encore rencontrÈ.
Si elle me donnait parfois de ces marques díamitiÈ, elle me faisait
aussi de la peine en ayant líair de ne pas avoir de plaisir ‡ me voir,
et cela arrivait souvent les jours mÍmes sur lesquels jíavais le plus
comptÈ pour rÈaliser mes espÈrances. JíÈtais s?r que Gilberte
viendrait aux Champs-…lysÈes et jíÈprouvais une allÈgresse qui me
page 569 / 601
paraissait seulement la vague anticipation díun grand bonheur
quand,óentrant dËs le matin au salon pour embrasser maman dÈj‡ toute
prÍte, la tour de ses cheveux noirs entiËrement construite, et ses
belles mains blanches et potelÈes sentant encore le savon,ójíavais
appris, en voyant une colonne de poussiËre se tenir debout toute seule
au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la
fenÍtre: ´En revenant de la revueª, que líhiver recevait jusquíau soir
la visite inopinÈe et radieuse díune journÈe de printemps. Pendant que
nous dÈjeunions, en ouvrant sa croisÈe, la dame díen face avait fait
dÈcamper en un clin díúil, dí‡ cÙtÈ de ma chaise,órayant díun seul
bond toute la largeur de notre salle ‡ mangeróun rayon qui y avait
commencÈ sa sieste et Ètait dÈj‡ revenu la continuer líinstant
díaprËs. Au collËge, ‡ la classe díune heure, le soleil me faisait
languir díimpatience et díennui en laissant traÓner une lueur dorÈe
jusque sur mon pupitre, comme une invitation ‡ la fÍte o? je ne
pourrais arriver avant trois heures, jusquíau moment o? FranÁoise
venait me chercher ‡ la sortie, et o? nous nous acheminions vers les
Champs-…lysÈes par les rues dÈcorÈes de lumiËre, encombrÈes par la
foule, et o? les balcons, descellÈs par le soleil et vaporeux,
flottaient devant les maisons comme des nuages díor. HÈlas! aux
Champs-…lysÈes je ne trouvais pas Gilberte, elle níÈtait pas encore
arrivÈe. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui
Á‡ et l‡ faisait flamboyer la pointe díun brin díherbe, et sur
laquelle les pigeons qui síy Ètaient posÈs avaient líair de sculptures
antiques que la pioche du jardinier a ramenÈes ‡ la surface díun sol
auguste, je restais les yeux fixÈs sur líhorizon, je míattendais ‡
tout moment ‡ voir apparaÓtre líimage de Gilberte suivant son
institutrice, derriËre la statue qui semblait tendre líenfant quíelle
page 570 / 601
portait et qui ruisselait de rayons, ‡ la bÈnÈdiction du soleil. La
vieille lectrice des DÈbats Ètait assise sur son fauteuil, toujours ‡
la mÍme place, elle interpellait un gardien ‡ qui elle faisait un
geste amical de la main en lui criant: ´Quel joli temps!ª Et la
prÈposÈe síÈtant approchÈe díelle pour percevoir le prix du fauteuil,
elle faisait mille minauderies en mettant dans líouverture de son gant
le ticket de dix centimes comme si Áíavait ÈtÈ un bouquet, pour qui
elle cherchait, par amabilitÈ pour le donateur, la place la plus
flatteuse possible. Quand elle líavait trouvÈe, elle faisait exÈcuter
une Èvolution circulaire ‡ son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisiËre, en lui montrant le bout de papier jaune qui
dÈpassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en
indiquant son corsage ‡ un jeune homme, lui dit: ´Vous reconnaissez
vos roses!ª
Jíemmenais FranÁoise au-devant de Gilberte jusquí‡ líArc-de-Triomphe,
nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadÈ
quíelle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la
fillette ‡ la voix brËve se jetait sur moi: ´Vite, vite, il y a dÈj‡
un quart díheure que Gilberte est arrivÈe. Elle va repartir bientÙt.
On vous attend pour faire une partie de barres.ª Pendant que je
montais líavenue des Champs-…lysÈes, Gilberte Ètait venue par la rue
Boissy-díAnglas, Mademoiselle ayant profitÈ du beau temps pour faire
des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.
Aussi cíÈtait ma faute; je níaurais pas d? míÈloigner de la pelouse;
car on ne savait jamais s?rement par quel cÙtÈ Gilberte viendrait, si
ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre
page 571 / 601
plus Èmouvants, non seulement les Champs-…lysÈes entiers et toute la
durÈe de líaprËs-midi, comme une immense Ètendue díespace et de temps
sur chacun des points et ‡ chacun des moments de laquelle il Ètait
possible quíappar?t líimage de Gilberte, mais encore cette image,
elle-mÍme, parce que derriËre cette image je sentais se cacher la
raison pour laquelle elle míÈtait dÈcochÈe en plein cúur, ‡ quatre
heures au lieu de deux heures et demie, surmontÈe díun chapeau de
visite ‡ la place díun bÈret de jeu, devant les ´Ambassadeursª et non
entre les deux guignols, je devinais quelquíune de ces occupations o?
je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forÁaient ‡ sortir ou ‡ rester
‡ la maison, jíÈtais en contact avec le mystËre de sa vie inconnue.
CíÈtait ce mystËre aussi qui me troublait quand, courant sur líordre
de la fillette ‡ la voix brËve pour commencer tout de suite notre
partie de barres, jíapercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,
faisant une rÈvÈrence ‡ la dame aux DÈbats (qui lui disait: ´Quel beau
soleil, on dirait du feuª), lui parlant avec un sourire timide, díun
air compassÈ qui míÈvoquait la jeune fille diffÈrente que Gilberte
devait Ítre chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,
dans toute son autre existence qui míÈchappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait líimpression comme M. Swann qui
venait un peu aprËs pour retrouver sa fille. Cíest que lui et Mme
Swann,óparce que leur fille habitait chez eux, parce que ses Ètudes,
ses jeux, ses amitiÈs dÈpendaient díeuxócontenaient pour moi, comme
Gilberte, peut-Ítre mÍme plus que Gilberte, comme il convenait ‡ des
lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un
inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
Ètait de ma part líobjet díune prÈoccupation si constante que les
jours o?, comme ceux-l‡, M. Swann (que jíavais vu si souvent autrefois
page 572 / 601
sans quíil excit‚t ma curiositÈ, quand il Ètait liÈ avec mes parents)
venait chercher Gilberte aux Champs-…lysÈes, une fois calmÈs les
battements de cúur quíavait excitÈs en moi líapparition de son chapeau
gris et de son manteau ‡ pËlerine, son aspect míimpressionnait encore
comme celui díun personnage historique sur lequel nous venons de lire
une sÈrie díouvrages et dont les moindres particularitÈs nous
passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand jíen
entendais parler ‡ Combray, me semblaient indiffÈrentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
díautre níe?t jamais connu les OrlÈans; elles le faisaient se dÈtacher
vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de diffÈrentes classes
qui encombraient cette allÈe des Champs-ElysÈes, et au milieu desquels
jíadmirais quíil consentÓt ‡ figurer sans rÈclamer díeux díÈgards
spÈciaux, quíaucun díailleurs ne songeait ‡ lui rendre, tant Ètait
profond líincognito dont il Ètait enveloppÈ.
Il rÈpondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, mÍme au
mien quoiquíil f?t brouillÈ avec ma famille, mais sans avoir líair de
me connaÓtre. (Cela me rappela quíil míavait pourtant vu bien souvent
‡ la campagne; souvenir que jíavais gardÈ mais dans líombre, parce que
depuis que jíavais revu Gilberte, pour moi Swann Ètait surtout son
pËre, et non plus le Swann de Combray; comme les idÈes sur lesquelles
jíembranchais maintenant son nom Ètaient diffÈrentes des idÈes dans le
rÈseau desquelles il Ètait autrefois compris et que je níutilisais
plus jamais quand jíavais ‡ penser ‡ lui, il Ètait devenu un
personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale ‡ notre invitÈ díautrefois; et
page 573 / 601
comme rien níavait plus pour moi de prix que dans la mesure o? mon
amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le
regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les annÈes o?, aux
yeux de ce mÍme Swann qui Ètait en ce moment devant moi aux
Champs-ElysÈes et ‡ qui heureusement Gilberte níavait peut-Ítre pas
dit mon nom, je míÈtais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant
demander ‡ maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
quíelle prenait le cafÈ avec lui, mon pËre et mes grands-parents ‡ la
table du jardin.) Il disait ‡ Gilberte quíil lui permettait de faire
une partie, quíil pouvait attendre un quart díheure, et síasseyant
comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette
main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis
que nous commencions ‡ jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisÈs qui ont la forme díun cúur et sont
comme les lilas du rËgne des oiseaux, venaient se rÈfugier comme en
des lieux díasile, tel sur le grand vase de pierre ‡ qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination
díoffrir en abondance les fruits ou les graines quíil avait líair díy
picorer, tel autre sur le front de la statue, quíil semblait surmonter
díun de ces objets en Èmail desquels la polychromie varie dans
certaines úuvres antiques la monotonie de la pierre et díun attribut
qui, quand la dÈesse le porte, lui vaut une ÈpithËte particuliËre et
en fait, comme pour une mortelle un prÈnom diffÈrent, une divinitÈ
nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui níavait pas rÈalisÈ mes espÈrances, je
níeus pas le courage de cacher ma dÈception ‡ Gilberte.
page 574 / 601
óJíavais justement beaucoup de choses ‡ vous demander, lui dis-je. Je
croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitiÈ. Et aussitÙt
arrivÈe, vous allez partir! T‚chez de venir demain de bonne heure, que
je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie quíelle me rÈpondit:
óDemain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! jíai un
grand go?ter; aprËs-demain non plus, je vais chez une amie pour voir
de ses fenÍtres líarrivÈe du roi ThÈodose, ce sera superbe, et le
lendemain encore ‡ Michel Strogoff et puis aprËs, cela va Ítre bientÙt
NoÎl et les vacances du jour de líAn. Peut-Ítre on va míemmener dans
le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre
de NoÎl; en tous cas si je reste ‡ Paris, je ne viendrai pas ici car
jíirai faire des visites avec maman. Adieu, voil‡ papa qui míappelle.
Je revins avec FranÁoise par les rues qui Ètaient encore pavoisÈes de
soleil, comme au soir díune fÍte qui est finie. Je ne pouvais pas
traÓner mes jambes.
ó«a níest pas Ètonnant, dit FranÁoise, ce níest pas un temps de
saison, il fait trop chaud. HÈlas! mon Dieu, de partout il doit y
avoir bien des pauvres malades, cíest ‡ croire que l‡-haut aussi tout
se dÈtraque.
page 575 / 601
Je me redisais en Ètouffant mes sanglots les mots o? Gilberte avait
laissÈ Èclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux
Champs-…lysÈes. Mais dÈj‡ le charme dont, par son simple
fonctionnement, se remplissait mon esprit dËs quíil songeait ‡ elle,
la position particuliËre, unique,óf?t elle affligeante,óo? me plaÁait
inÈvitablement par rapport ‡ Gilberte, la contrainte interne díun pli
mental, avaient commencÈ ‡ ajouter, mÍme ‡ cette marque
díindiffÈrence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes
larmes se formait un sourire qui níÈtait que líÈbauche timide díun
baiser. Et quand vint líheure du courrier, je me dis ce soir-l‡ comme
tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me
dire enfin quíelle nía jamais cessÈ de míaimer, et míexpliquera la
raison mystÈrieuse pour laquelle elle a ÈtÈ forcÈe de me le cacher
jusquíici, de faire semblant de pouvoir Ítre heureuse sans me voir, la
raison pour laquelle elle a pris líapparence de la Gilberte simple
camarade.
Tous les soirs je me plaisais ‡ imaginer cette lettre, je croyais la
lire, je míen rÈcitais chaque phrase. Tout díun coup je míarrÍtais
effrayÈ. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de
Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas Ítre celle-l‡ puisque cíÈtait
moi qui venais de la composer. Et dËs lors, je míefforÁais de
dÈtourner ma pensÈe des mots que jíaurais aimÈ quíelle míÈcrivÓt, par
peur en les ÈnonÁant, díexclure justement ceux-l‡,óles plus chers, les
plus dÈsirÈsó, du champ des rÈalisations possibles. MÍme si par une
invraisemblable coÔncidence, cíe?t ÈtÈ justement la lettre que jíavais
page 576 / 601
inventÈe que de son cÙtÈ míe?t adressÈe Gilberte, y reconnaissant mon
úuvre je níeusse pas eu líimpression de recevoir quelque chose qui ne
vÓnt pas de moi, quelque chose de rÈel, de nouveau, un bonheur
extÈrieur ‡ mon esprit, indÈpendant de ma volontÈ, vraiment donnÈ par
líamour.
En attendant je relisais une page que ne míavait pas Ècrite Gilberte,
mais qui du moins me venait díelle, cette page de Bergotte sur la
beautÈ des vieux mythes dont síest inspirÈ Racine, et que, ‡ cÙtÈ de
la bille díagathe, je gardais toujours auprËs de moi. JíÈtais attendri
par la bontÈ de mon amie qui me líavait fait rechercher; et comme
chacun a besoin de trouver des raisons ‡ sa passion, jusquí‡ Ítre
heureux de reconnaÓtre dans líÍtre quíil aime des qualitÈs que la
littÈrature ou la conversation lui ont appris Ítre de celles qui sont
dignes díexciter líamour, jusquí‡ les assimiler par imitation et en
faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualitÈs fussent-elles
les plus oppressÈes ‡ celles que cet amour e?t recherchÈes tant quíil
Ètait spontanÈócomme Swann autrefois le caractËre esthÈtique de la
beautÈ díOdette,ómoi, qui avais díabord aimÈ Gilberte, dËs Combray, ‡
cause de tout líinconnu de sa vie, dans lequel jíaurais voulu me
prÈcipiter, míincarner, en dÈlaissant la mienne qui ne míÈtait plus
rien, je pensais maintenant comme ‡ un inestimable avantage, que de
cette mienne vie trop connue, dÈdaignÈe, Gilberte pourrait devenir un
jour líhumble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui
le soir míaidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des
brochures. Quant ‡ Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque
divin ‡ cause de qui jíavais díabord aimÈ Gilberte, avant mÍme de
page 577 / 601
líavoir vue, maintenant cíÈtait surtout ‡ cause de Gilberte que je
líaimais. Avec autant de plaisir que les pages quíil avait Ècrites sur
Racine, je regardais le papier fermÈ de grands cachets de cire blancs
et nouÈ díun flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait
apportÈes. Je baisais la bille díagate qui Ètait la meilleure part du
cúur de mon amie, la part qui níÈtait pas frivole, mais fidËle, et qui
bien que parÈe du charme mystÈrieux de la vie de Gilberte demeurait
prËs de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la
beautÈ de cette pierre, et la beautÈ aussi de ces pages de Bergotte,
que jíÈtais heureux díassocier ‡ líidÈe de mon amour pour Gilberte
comme si dans les moments o? celui-ci ne míapparaissait plus que comme
un nÈant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je
míapercevais quíelles Ètaient antÈrieures ‡ cet amour, quíelles ne lui
ressemblaient pas, que leurs ÈlÈments avaient ÈtÈ fixÈs par le talent
ou par les lois minÈralogiques avant que Gilberte ne me conn?t, que
rien dans le livre ni dans la pierre níe?t ÈtÈ autre si Gilberte ne
míavait pas aimÈ et que rien par consÈquent ne míautorisait ‡ lire en
eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans
cesse du lendemain líaveu de celui de Gilberte, annulait, dÈfaisait
chaque soir le travail mal fait de la journÈe, dans líombre de
moi-mÍme une ouvriËre inconnue ne laissait pas au rebut les fils
arrachÈs et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler ‡
mon bonheur, dans un ordre diffÈrent quíelle donnait ‡ tous ses
ouvrages. Ne portant aucun intÈrÍt particulier ‡ mon amour, ne
commenÁant pas par dÈcider que jíÈtais aimÈ, elle recueillait les
actions de Gilberte qui míavaient semblÈ inexplicables et ses fautes
que jíavais excusÈes. Alors les unes et les autres prenaient un sens.
Il semblait dire, cet ordre nouveau, quíen voyant Gilberte, au lieu
page 578 / 601
quíelle vÓnt aux Champs-…lysÈes, aller ‡ une matinÈe, faire des
courses avec son institutrice et se prÈparer ‡ une absence pour les
vacances du jour de lían, jíavais tort de penser, me dire: ´cíest
quíelle est frivole ou docile.ª Car elle e?t cessÈ díÍtre líun ou
líautre si elle míavait aimÈ, et si elle avait ÈtÈ forcÈe díobÈir
cíe?t ÈtÈ avec le mÍme dÈsespoir que jíavais les jours o? je ne la
voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais
pourtant savoir ce que cíÈtait quíaimer puisque jíaimais Gilberte; il
me faisait remarquer le souci perpÈtuel que jíavais de me faire valoir
‡ ses yeux, ‡ cause duquel jíessayais de persuader ‡ ma mËre díacheter
‡ FranÁoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutÙt
de ne plus míenvoyer aux Champs-…lysÈes avec cette bonne dont je
rougissais (‡ quoi ma mËre rÈpondait que jíÈtais injuste pour
FranÁoise, que cíÈtait une brave femme qui nous Ètait dÈvouÈe), et
aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois
díavance je ne pensais quí‡ t‚cher díapprendre ‡ quelle Èpoque elle
quitterait Paris et o? elle irait, trouvant le pays le plus agrÈable
un lieu díexil si elle ne devait pas y Ítre, et ne dÈsirant que rester
toujours ‡ Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-…lysÈes; et
il níavait pas de peine ‡ me montrer que ce souci-l‡, ni ce besoin, je
ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire
apprÈciait son institutrice, sans síinquiÈter de ce que jíen pensais.
Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-…lysÈes, si cíÈtait
pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agrÈable si cíÈtait
pour sortir avec sa mËre. Et ‡ supposer mÍme quíelle míe?t permis
díaller passer les vacances au mÍme endroit quíelle, du moins pour
choisir cet endroit elle síoccupait du dÈsir de ses parents, de mille
amusements dont on lui avait parlÈ et nullement que ce f?t celui o? ma
page 579 / 601
famille avait líintention de míenvoyer. Quand elle míassurait parfois
quíelle míaimait moins quíun de ses amis, moins quíelle ne míaimait la
veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une
nÈgligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce quíil fallait
faire pour quíelle recommenÁ‚t ‡ míaimer autant, pour quíelle míaim‚t
plus que les autres; je voulais quíelle me dÓt que cíÈtait dÈj‡ fait,
je líen suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour
moi ‡ son grÈ, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots
quíelle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je
donc pas que ce que jíÈprouvais, moi, pour elle, ne dÈpendait ni de
ses actions, ni de ma volontÈ?
Il disait enfin, líordre nouveau dessinÈ par líouvriËre invisible, que
si nous pouvons dÈsirer que les actions díune personne qui nous a
peinÈs jusquíici níaient pas ÈtÈ sincËres, il y a dans leur suite une
clartÈ contre quoi notre dÈsir ne peut rien et ‡ laquelle, plutÙt quí‡
lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient
que le lendemain ne serait pas diffÈrent de ce quíavaient ÈtÈ tous les
autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien dÈj‡
pour pouvoir changer, cíÈtait líindiffÈrence; que dans mon amitiÈ avec
Gilberte, cíest moi seul qui aimais. ´Cíest vrai, rÈpondait mon amour,
il níy a plus rien ‡ faire de cette amitiÈ-l‡, elle ne changera pas.ª
Alors dËs le lendemain (ou attendant une fÍte síil y en avait une
prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-Ítre, un de ces jours
qui ne sont pas pareils aux autres, o? le temps recommence sur de
page 580 / 601
nouveaux frais en rejetant líhÈritage du passÈ, en níacceptant pas le
legs de ses tristesses) je demandais ‡ Gilberte de renoncer ‡ notre
amitiÈ ancienne et de jeter les bases díune nouvelle amitiÈ.
Jíavais toujours ‡ portÈe de ma main un plan de Paris qui, parce quíon
pouvait y distinguer la rue o? habitaient M. et Mme Swann, me semblait
contenir un trÈsor. Et par plaisir, par une sorte de fidÈlitÈ
chevaleresque aussi, ‡ propos de níimporte quoi, je disais le nom de
cette rue, si bien que mon pËre me demandait, níÈtant pas comme ma
mËre et ma grandímËre au courant de mon amour:
óMais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle nía rien
díextraordinaire, elle est trËs agrÈable ‡ habiter parce quíelle est ‡
deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le mÍme cas.
Je míarrangeais ‡ tout propos ‡ faire prononcer ‡ mes parents le nom
de Swann: certes je me le rÈpÈtais mentalement sans cesse: mais
jíavais besoin aussi díentendre sa sonoritÈ dÈlicieuse et de me faire
jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom
de Swann díailleurs que je connaissais depuis si longtemps, Ètait
maintenant pour moi, ainsi quíil arrive ‡ certains aphasiques ‡
líÈgard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il Ètait toujours
prÈsent ‡ ma pensÈe et pourtant elle ne pouvait pas síhabituer ‡ lui.
Je le dÈcomposais, je líÈpelais, son orthographe Ètait pour moi une
surprise. Et en mÍme temps que díÍtre familier, il avait cessÈ de me
paraÓtre innocent. Les joies que je prenais ‡ líentendre, je les
page 581 / 601
croyais si coupables, quíil me semblait quíon devinait ma pensÈe et
quíon changeait la conversation si je cherchais ‡ líy amener. Je me
rabattais sur les sujets qui touchaient encore ‡ Gilberte, je
rab‚chais sans fin les mÍmes paroles, et jíavais beau savoir que ce
níÈtait que des paroles,ódes paroles prononcÈes loin díelle, quíelle
níentendait pas, des paroles sans vertu qui rÈpÈtaient ce qui Ètait,
mais ne le pouvaient modifier,ópourtant il me semblait quí‡ force de
manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte jíen ferais
peut-Ítre sortir quelque chose díheureux. Je redisais ‡ mes parents
que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition
ÈnoncÈe pour la centiËme fois allait avoir enfin pour effet de faire
brusquement entrer Gilberte venant ‡ tout jamais vivre avec nous. Je
reprenais líÈloge de la vieille dame qui lisait les DÈbats (jíavais
insinuÈ ‡ mes parents que cíÈtait une ambassadrice ou peut-Ítre une
altesse) et je continuais ‡ cÈlÈbrer sa beautÈ, sa magnificence, sa
noblesse, jusquíau jour o? je dis que díaprËs le nom quíavait prononcÈ
Gilberte elle devait síappeler Mme Blatin.
óOh! mais je vois ce que cíest, síÈcria ma mËre tandis que je me
sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton
pauvre grand-pËre. Et cíest elle que tu trouves belle! Mais elle est
horrible et elle lía toujours ÈtÈ. Cíest la veuve díun huissier. Tu ne
te rappelles pas quand tu Ètais enfant les manËges que je faisais pour
líÈviter ‡ la leÁon de gymnastique o?, sans me connaÓtre, elle voulait
venir me parler sous prÈtexte de me dire que tu Ètais ´trop beau pour
un garÁonª. Elle a toujours eu la rage de connaÓtre du monde et il
faut bien quíelle soit une espËce de folle comme jíai toujours pensÈ,
page 582 / 601
si elle connaÓt vraiment Mme Swann. Car si elle Ètait díun milieu fort
commun, au moins il níy a jamais rien eu que je sache ‡ dire sur elle.
Mais il fallait toujours quíelle se fasse des relations. Elle est
horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse díembarras.ª
Quant ‡ Swann, pour t‚cher de lui ressembler, je passais tout mon
temps ‡ table, ‡ me tirer sur le nez et ‡ me frotter les yeux. Mon
pËre disait: ´cet enfant est idiot, il deviendra affreux.ª Jíaurais
surtout voulu Ítre aussi chauve que Swann. Il me semblait un Ítre si
extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je
frÈquentais le connussent aussi et que dans les hasards díune journÈe
quelconque on p?t Ítre amenÈ ‡ le rencontrer. Et une fois, ma mËre, en
train de nous raconter comme chaque soir ‡ dÓner, les courses quíelle
avait faites dans líaprËs-midi, rien quíen disant: ´A ce propos,
devinez qui jíai rencontrÈ aux Trois Quartiers, au rayon des
parapluies: Swannª, fit Èclore au milieu de son rÈcit, fort aride pour
moi, une fleur mystÈrieuse. Quelle mÈlancolique voluptÈ, díapprendre
que cet aprËs-midi-l‡, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,
Swann avait ÈtÈ acheter un parapluie. Au milieu des ÈvÈnements grands
et minimes, Ègalement indiffÈrents, celui-l‡ Èveillait en moi ces
vibrations particuliËres dont Ètait perpÈtuellement Èmu mon amour pour
Gilberte. Mon pËre disait que je ne míintÈressais ‡ rien parce que je
níÈcoutais pas quand on parlait des consÈquences politiques que
pouvait avoir la visite du roi ThÈodose, en ce moment líhÙte de la
France et, prÈtendait-on, son alliÈ. Mais combien en revanche, jíavais
envie de savoir si Swann avait son manteau ‡ pËlerine!
page 583 / 601
óEst-ce que vous vous Ítes dit bonjour? demandai-je.
óMais naturellement, rÈpondit ma mËre qui avait toujours líair de
craindre que si elle e?t avouÈ que nous Ètions en froid avec Swann, on
e?t cherchÈ ‡ les rÈconcilier plus quíelle ne souhaitait, ‡ cause de
Mme Swann quíelle ne voulait pas connaÓtre. ´Cíest lui qui est venu me
saluer, je ne le voyais pas.
óMais alors, vous níÍtes pas brouillÈs?
óBrouillÈs? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillÈsª,
rÈpondit-elle vivement comme si jíavais attentÈ ‡ la fiction de ses
bons rapports avec Swann et essayÈ de travailler ‡ un ´rapprochementª.
óIl pourrait tíen vouloir de ne plus líinviter.
óOn níest pas obligÈ díinviter tout le monde; est-ce quíil míinvite?
Je ne connais pas sa femme.
óMais il venait bien ‡ Combray.
óEh bien oui! il venait ‡ Combray, et puis ‡ Paris il a autre chose ‡
faire et moi aussi. Mais je tíassure que nous níavions pas du tout
líair de deux personnes brouillÈes. Nous sommes restÈs un moment
page 584 / 601
ensemble parce quíon ne lui apportait pas son paquet. Il mía demandÈ
de tes nouvelles, il mía dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma
mËre, míÈmerveillant du prodige que jíexistasse dans líesprit de
Swann, bien plus, que ce f?t díune faÁon assez complËte, pour que,
quand je tremblais díamour devant lui aux Champs-…lysÈes, il s?t mon
nom, qui Ètait ma mËre, et p?t amalgamer autour de ma qualitÈ de
camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents,
leur famille, líendroit que nous habitions, certaines particularitÈs
de notre vie díautrefois, peut-Ítre mÍme inconnues de moi. Mais ma
mËre ne paraissait pas avoir trouvÈ un charme particulier ‡ ce rayon
des Trois Quartiers o? elle avait reprÈsentÈ pour Swann, au moment o?
il líavait vue, une personne dÈfinie avec qui il avait des souvenirs
communs qui avaient motivÈ chez lui le mouvement de síapprocher
díelle, le geste de la saluer.
Ni elle díailleurs ni mon pËre ne semblaient non plus trouver ‡ parler
des grands-parents de Swann, du titre díagent de change honoraire, un
plaisir qui pass‚t tous les autres. Mon imagination avait isolÈ et
consacrÈ dans le Paris social une certaine famille comme elle avait
fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait
sculptÈ la porte cochËre et rendu prÈcieuses les fenÍtres. Mais ces
ornements, jíÈtais seul ‡ les voir. De mÍme que mon pËre et ma mËre
trouvaient la maison quíhabitait Swann pareille aux autres maisons
construites en mÍme temps dans le quartier du Bois, de mÍme la famille
de Swann leur semblait du mÍme genre que beaucoup díautres familles
díagents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon
le degrÈ o? elle avait participÈ ‡ des mÈrites communs au reste de
page 585 / 601
líunivers et ne lui trouvaient rien díunique. Ce quíau contraire ils y
apprÈciaient, ils le rencontraient ‡ un degrÈ Ègal, ou plus ÈlevÈ,
ailleurs. Aussi aprËs avoir trouvÈ la maison bien situÈe, ils
parlaient díune autre qui líÈtait mieux, mais qui níavait rien ‡ voir
avec Gilberte, ou de financiers díun cran supÈrieur ‡ son grand-pËre;
et síils avaient eu líair un moment díÍtre du mÍme avis que moi,
cíÈtait par un malentendu qui ne tardait pas ‡ se dissiper. Cíest que,
pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualitÈ
inconnue analogue dans le monde des Èmotions ‡ ce que peut Ítre dans
celui des couleurs líinfra-rouge, mes parents Ètaient dÈpourvus de ce
sens supplÈmentaire et momentanÈ dont míavait dotÈ líamour.
Les jours o? Gilberte míavait annoncÈ quíelle ne devait pas venir aux
Champs-ElysÈes, je t‚chais de faire des promenades qui me
rapprochassent un peu díelle. Parfois jíemmenais FranÁoise en
pËlerinage devant la maison quíhabitaient les Swann. Je lui faisais
rÈpÈter sans fin ce que, par líinstitutrice, elle avait appris
relativement ‡ Mme Swann. ´Il paraÓt quíelle a bien confiance ‡ des
mÈdailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la
chouette, ou bien comme un tic-tac díhorloge dans le mur, ou si elle a
vu un chat ‡ minuit, ou si le bois díun meuble, il a craquÈ. Ah! cíest
une personne trËs croyante!ª JíÈtais si amoureux de Gilberte que si
sur le chemin jíapercevais leur vieux maÓtre díhÙtel promenant un
chien, líÈmotion míobligeait ‡ míarrÍter, jíattachais sur ses favoris
blancs des regards pleins de passion. FranÁoise me disait:
óQuíest-ce que vous avez?
page 586 / 601
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochËre
o? un concierge diffÈrent de tout concierge, et pÈnÈtrÈ jusque dans
les galons de sa livrÈe du mÍme charme douloureux que jíavais ressenti
dans le nom de Gilberte, avait líair de savoir que jíÈtais de ceux ‡
qui une indignitÈ originelle interdirait toujours de pÈnÈtrer dans la
vie mystÈrieuse quíil Ètait chargÈ de garder et sur laquelle les
fenÍtres de líentre-sol paraissaient conscientes díÍtre refermÈes,
ressemblant beaucoup moins entre la noble retombÈe de leurs rideaux de
mousseline ‡ níimporte quelles autres fenÍtres, quíaux regards de
Gilberte. Díautres fois nous allions sur les boulevards et je me
postais ‡ líentrÈe de la rue Duphot; on míavait dit quíon pouvait
souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon
imagination diffÈrenciait tellement le pËre de Gilberte du reste de
líhumanitÈ, sa prÈsence au milieu du monde rÈel y introduisait tant de
merveilleux, que, avant mÍme díarriver ‡ la Madeleine, jíÈtais Èmu ‡
la pensÈe díapprocher díune rue o? pouvait se produire inopinÈment
líapparition surnaturelle.
Mais le plus souvent,óquand je ne devais pas voir Gilberteócomme
jíavais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans
líallÈe ´des Acaciasª, autour du grand Lac, et dans líallÈe de la
´Reine Margueriteª, je dirigeais FranÁoise du cÙtÈ du bois de
Boulogne. Il Ètait pour moi comme ces jardins zoologiques o? líon voit
rassemblÈs des flores diverses et des paysages opposÈs; o?, aprËs une
colline on trouve une grotte, un prÈ, des rochers, une riviËre, une
fosse, une colline, un marais, mais o? líon sait quíils ne sont l‡ que
page 587 / 601
pour fournir aux Èbats de líhippopotame, des zËbres, des crocodiles,
des lapins russes, des ours et du hÈron, un milieu appropriÈ ou un
cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, rÈunissant des petits
mondes divers et clos,ófaisant succÈder quelque ferme plantÈe díarbres
rouges, de chÍnes díAmÈrique, comme une exploitation agricole dans la
Virginie, ‡ une sapiniËre au bord du lac, ou ‡ une futaie dío? surgit
tout ‡ coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux díune bÍte,
quelque promeneuse rapide,óil Ètait le Jardin des femmes; et,ócomme
líallÈe de Myrtes de líEnÈide,óplantÈe pour elles díarbres díune seule
essence, líallÈe des Acacias Ètait frÈquentÈe par les BeautÈs
cÈlËbres. Comme, de loin, la culmination du rocher dío? elle se jette
dans líeau, transporte de joie les enfants qui savent quíils vont voir
líotarie, bien avant díarriver ‡ líallÈe des Acacias, leur parfum qui,
irradiant alentour, faisait sentir de loin líapproche et la
singularitÈ díune puissante et molle individualitÈ vÈgÈtale; puis,
quand je me rapprochais, le faÓte aperÁu de leur frondaison lÈgËre et
miËvre, díune ÈlÈgance facile, díune coupe coquette et díun mince
tissu, sur laquelle des centaines de fleurs síÈtaient abattues comme
des colonies ailÈes et vibratiles de parasites prÈcieux; enfin jusquí‡
leur nom fÈminin, dÈsúuvrÈ et doux, me faisaient battre le cúur mais
díun dÈsir mondain, comme ces valses qui ne nous Èvoquent plus que le
nom des belles invitÈes que líhuissier annonce ‡ líentrÈe díun bal. On
míavait dit que je verrais dans líallÈe certaines ÈlÈgantes que, bien
quíelles níeussent pas toutes ÈtÈ ÈpousÈes, líon citait habituellement
‡ cÙtÈ de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre;
leur nouveau nom, quand il y en avait un, níÈtait quíune sorte
díincognito que ceux qui voulaient parler díelles avaient soin de
lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beauódans líordre des
page 588 / 601
ÈlÈgances fÈmininesóÈtait rÈgi par des lois occultes ‡ la connaissance
desquelles elles avaient ÈtÈ initiÈes, et quíelles avaient le pouvoir
de le rÈaliser, jíacceptais díavance comme une rÈvÈlation líapparition
de leur toilette, de leur attelage, de mille dÈtails au sein desquels
je mettais ma croyance comme une ‚me intÈrieure qui donnait la
cohÈsion díun chef-díúuvre ‡ cet ensemble ÈphÈmËre et mouvant. Mais
cíest Mme Swann que je voulais voir, et jíattendais quíelle pass‚t,
Èmu comme si Áíavait ÈtÈ Gilberte, dont les parents, imprÈgnÈs comme
tout ce qui líentourait, de son charme, excitaient en moi autant
díamour quíelle, mÍme un trouble plus douloureux (parce que leur point
de contact avec elle Ètait cette partie intestine de sa vie qui
míÈtait interdite), et enfin (car je sus bientÙt, comme on le verra,
quíils níaimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de
vÈnÈration que nous vouons toujours ‡ ceux qui exercent sans frein la
puissance de nous faire du mal.
Jíassignais la premiËre place ‡ la simplicitÈ, dans líordre des
mÈrites esthÈtiques et des grandeurs mondaines quand jíapercevais Mme
Swann ‡ pied, dans une polonaise de drap, sur la tÍte un petit toquet
agrÈmentÈ díune aile de lophophore, un bouquet de violettes au
corsage, pressÈe, traversant líallÈe des Acacias comme si Áíavait ÈtÈ
seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et rÈpondant
díun clin díoeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin
sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne níavait autant
de chic. Mais au lieu de la simplicitÈ, cíest le faste que je mettais
au plus haut rang, si, aprËs que jíavais forcÈ FranÁoise, qui níen
pouvait plus et disait que les jambes ´lui rentraientª, ‡ faire les
page 589 / 601
cent pas pendant une heure, je voyais enfin, dÈbouchant de líallÈe qui
vient de la Porte Dauphineóimage pour moi díun prestige royal, díune
arrivÈe souveraine telle quíaucune reine vÈritable nía pu míen donner
líimpression dans la suite, parce que jíavais de leur pouvoir une
notion moins vague et plus expÈrimentale,óemportÈe par le vol de deux
chevaux ardents, minces et contournÈs comme on en voit dans les
dessins de Constantin Guys, portant Ètabli sur son siËge un Ènorme
cocher fourrÈ comme un cosaque, ‡ cÙtÈ díun petit groom rappelant le
´tigreª de ´feu Baudenordª, je voyaisóou plutÙt je sentais imprimer sa
forme dans mon cúur par une nette et Èpuisante blessureóune
incomparable victoria, ‡ dessein un peu haute et laissant passer ‡
travers son luxe ´dernier criª des allusions aux formes anciennes, au
fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux
maintenant blonds avec une seule mËche grise ceints díun mince bandeau
de fleurs, le plus souvent des violettes, dío? descendaient de longs
voiles, ‡ la main une ombrelle mauve, aux lËvres un sourire ambigu o?
je ne voyais que la bienveillance díune MajestÈ et o? il y avait
surtout la provocation de la cocotte, et quíelle inclinait avec
douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en rÈalitÈ
disait aux uns: ´Je me rappelle trËs bien, cíÈtait exquis!ª; ‡
díautres: ´Comme jíaurais aimÈ! Áía ÈtÈ la mauvaise chance!ª; ‡
díautres: ´Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la
file et dËs que je pourrai, je couperai.ª Quand passaient des
inconnus, elle laissait cependant autour de ses lËvres un sourire
oisif, comme tournÈ vers líattente ou le souvenir díun ami et qui
faisait dire: ´Comme elle est belle!ª Et pour certains hommes
seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et
qui signifiait: ´Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de
page 590 / 601
vipËre, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je
míoccupe de vous, moi!ª Coquelin passait en discourant au milieu
díamis qui líÈcoutaient et faisait avec la main ‡ des personnes en
voiture, un large bonjour de thÈ‚tre. Mais je ne pensais quí‡ Mme
Swann et je faisais semblant de ne pas líavoir vue, car je savais
quíarrivÈe ‡ la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait ‡ son cocher de
couper la file et de líarrÍter pour quíelle p?t descendre líallÈe ‡
pied. Et les jours o? je me sentais le courage de passer ‡ cÙtÈ
díelle, jíentraÓnais FranÁoise dans cette direction. A un moment en
effet, cíest dans líallÈe des piÈtons, marchant vers nous que
jíapercevais Mme Swann laissant síÈtaler derriËre elle la longue
traÓne de sa robe mauve, vÍtue, comme le peuple imagine les reines,
díÈtoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,
abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant
peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire
et son but avaient ÈtÈ de prendre de líexercice, sans penser quíelle
Ètait vue et que toutes les tÍtes Ètaient tournÈes vers elle. Parfois
pourtant quand elle síÈtait retournÈe pour appeler son lÈvrier, elle
jetait imperceptiblement un regard circulaire autour díelle.
Ceux mÍme qui ne la connaissaient pas Ètaient avertis par quelque
chose de singulier et díexcessifóou peut-Ítre par une radiation
tÈlÈpathique comme celles qui dÈchaÓnaient des applaudissements dans
la foule ignorante aux moments o? la Berma Ètait sublime,óque ce
devait Ítre quelque personne connue. Ils se demandaient: ´Qui
est-ce?ª, interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de
se rappeler la toilette comme un point de repËre pour des amis plus
page 591 / 601
instruits qui les renseigneraient aussitÙt. Díautres promeneurs,
síarrÍtant ‡ demi, disaient:
ó´Vous savez qui cíest? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de
CrÈcy?ª
ó´Odette de CrÈcy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais
savez-vous quíelle ne doit plus Ítre de la premiËre jeunesse! Je me
rappelle que jíai couchÈ avec elle le jour de la dÈmission de
Mac-Mahon.ª
ó´Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est
maintenant Mme Swann, la femme díun monsieur du Jockey, ami du prince
de Galles. Elle est du reste encore superbe.ª
ó´Oui, mais si vous líaviez connue ‡ ce moment-l‡, ce quíelle Ètait
jolie! Elle habitait un petit hÙtel trËs Ètrange avec des
chinoiseries. Je me rappelle que nous Ètions embÍtÈs par le bruit des
crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.ª
Sans entendre les rÈflexions, je percevais autour díelle le murmure
indistinct de la cÈlÈbritÈ. Mon cúur battait díimpatience quand je
pensais quíil allait se passer un instant encore avant que tous ces
gens, au milieu desquels je remarquais avec dÈsolation que níÈtait pas
un banquier mul‚tre par lequel je me sentais mÈprisÈ, vissent le jeune
page 592 / 601
homme inconnu auquel ils ne prÍtaient aucune attention, saluer (sans
la connaÓtre, ‡ vrai dire, mais je míy croyais autorisÈ parce que mes
parents connaissaient son mari et que jíÈtais le camarade de sa
fille), cette femme dont la rÈputation de beautÈ, díinconduite et
díÈlÈgance Ètait universelle. Mais dÈj‡ jíÈtais tout prËs de Mme
Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si Ètendu, si
prolongÈ, quíelle ne pouvait síempÍcher de sourire. Des gens riaient.
Quant ‡ elle, elle ne míavait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait
pas mon nom, mais jíÈtais pour elleócomme un des gardes du Bois, ou le
batelier ou les canards du lac ‡ qui elle jetait du painóun des
personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dÈnuÈs de
caractËres individuels quíun ´emploi de thÈ‚treª, de ses promenades au
bois. Certains jours o? je ne líavais pas vue allÈe des Acacias, il
míarrivait de la rencontrer dans líallÈe de la Reine-Marguerite o?
vont les femmes qui cherchent ‡ Ítre seules, ou ‡ avoir líair de
chercher ‡ líÍtre; elle ne le restait pas longtemps, bientÙt rejointe
par quelque ami, souvent coiffÈ díun ´tubeª gris, que je ne
connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs
deux voitures suivaient.
Cette complexitÈ du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et,
dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je líai
retrouvÈe cette annÈe comme je le traversais pour aller ‡ Trianon, un
des premiers matins de ce mois de novembre o?, ‡ Paris, dans les
maisons, la proximitÈ et la privation du spectacle de líautomne qui
síachËve si vite sans quíon y assiste, donnent une nostalgie, une
vÈritable fiËvre des feuilles mortes qui peut aller jusquí‡ empÍcher
page 593 / 601
de dormir. Dans ma chambre fermÈe, elles síinterposaient depuis un
mois, ÈvoquÈes par mon dÈsir de les voir, entre ma pensÈe et níimporte
quel objet auquel je míappliquais, et tourbillonnaient comme ces
taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant
nos yeux. Et ce matin-l‡, níentendant plus la pluie tomber comme les
jours prÈcÈdents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux
fermÈs comme aux coins díune bouche close qui laisse Èchapper le
secret de son bonheur, jíavais senti que ces feuilles jaunes, je
pourrais les regarder traversÈes par la lumiËre, dans leur suprÍme
beautÈ; et ne pouvant pas davantage me tenir díaller voir des arbres
quíautrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminÈe, de
partir pour le bord de la mer, jíÈtais sorti pour aller ‡ Trianon, en
passant par le bois de Boulogne. CíÈtait líheure et cíÈtait la saison
o? le Bois semble peut-Ítre le plus multiple, non seulement parce
quíil est plus subdivisÈ, mais encore parce quíil líest autrement.
MÍme dans les parties dÈcouvertes o? líon embrasse un grand espace, Á‡
et l‡, en face des sombres masses lointaines des arbres qui níavaient
pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de líÈtÈ, un
double rang de marronniers orangÈs semblait, comme dans un tableau ‡
peine commencÈ, avoir seul encore ÈtÈ peint par le dÈcorateur qui
níaurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allÈe en
pleine lumiËre pour la promenade Èpisodique de personnages qui ne
seraient ajoutÈs que plus tard.
Plus loin, l‡ o? toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres,
un seul, petit, trapu, ÈtÍtÈ et tÍtu, secouait au vent une vilaine
chevelure rouge. Ailleurs encore cíÈtait le premier Èveil de ce mois
page 594 / 601
de mai des feuilles, et celles díun empelopsis merveilleux et
souriant, comme une Èpine rose de líhiver, depuis le matin mÍme
Ètaient tout en fleur. Et le Bois avait líaspect provisoire et factice
díune pÈpiniËre ou díun parc, o? soit dans un intÈrÍt botanique, soit
pour la prÈparation díune fÍte, on vient díinstaller, au milieu des
arbres de sorte commune qui níont pas encore ÈtÈ dÈplantÈs, deux ou
trois espËces prÈcieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent
autour díeux rÈserver du vide, donner de líair, faire de la clartÈ.
Ainsi cíÈtait la saison o? le Bois de Boulogne trahit le plus
díessences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un
assemblage composite. Et cíÈtait aussi líheure. Dans les endroits o?
les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une
altÈration de leur matiËre ‡ partir du point o? ils Ètaient touchÈs
par la lumiËre du soleil, presque horizontale le matin comme elle le
redeviendrait quelques heures plus tard au moment o? dans le
crÈpuscule commenÁant, elle síallume comme une lampe, projette ‡
distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait
flamber les suprÍmes feuilles díun arbre qui reste le candÈlabre
incombustible et terne de son faÓte incendiÈ. Ici, elle Èpaississait
comme des briques, et, comme une jaune maÁonnerie persane ‡ dessins
bleus, cimentait grossiËrement contre le ciel les feuilles des
marronniers, l‡ au contraire les dÈtachait de lui, vers qui elles
crispaient leurs doigts díor. A mi-hauteur díun arbre habillÈ de vigne
vierge, elle greffait et faisait Èpanouir, impossible ‡ discerner
nettement dans líÈblouissement, un immense bouquet comme de fleurs
rouges, peut-Ítre une variÈtÈ díúillet. Les diffÈrentes parties du
Bois, mieux confondues líÈtÈ dans líÈpaisseur et la monotonie des
verdures se trouvaient dÈgagÈes. Des espaces plus Èclaircis laissaient
page 595 / 601
voir líentrÈe de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la
dÈsignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en
couleur, Armenonville, le PrÈ Catelan, Madrid, le Champ de courses,
les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction
inutile, une fausse grotte, un moulin ‡ qui les arbres en síÈcartant
faisaient place ou quíune pelouse portait en avant sur sa moelleuse
plateforme. On sentait que le Bois níÈtait pas quíun bois, quíil
rÈpondait ‡ une destination ÈtrangËre ‡ la vie de ses arbres,
líexaltation que jíÈprouvais níÈtait pas causÈe que par líadmiration
de líautomne, mais par un dÈsir. Grande source díune joie que lí‚me
ressent díabord sans en reconnaÓtre la cause, sans comprendre que rien
au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une
tendresse insatisfaite qui les dÈpassait et se portait ‡ mon insu vers
ce chef-díúuvre des belles promeneuses quíils enferment chaque jour
pendant quelques heures. Jíallais vers líallÈe des Acacias. Je
traversais des futaies o? la lumiËre du matin qui leur imposait des
divisions nouvelles, Èmondait les arbres, mariait ensemble les tiges
diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement ‡ elle
deux arbres; síaidant du ciseau puissant du rayon et de líombre, elle
retranchait ‡ chacun une moitiÈ de son tronc et de ses branches, et,
tressant ensemble les deux moitiÈs qui restaient, en faisait soit un
seul pilier díombre, que dÈlimitait líensoleillement díalentour, soit
un seul fantÙme de clartÈ dont un rÈseau díombre noire cernait le
factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus
hautes branches, elles semblaient, trempÈes díune humiditÈ
Ètincelante, Èmerger seules de líatmosphËre liquide et couleur
díÈmeraude o? la futaie tout entiËre Ètait plongÈe comme sous la mer.
Car les arbres continuaient ‡ vivre de leur vie propre et quand ils
page 596 / 601
níavaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de
velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans líÈmail blanc des
sphËres de gui qui Ètaient semÈes au faÓte des peupliers, rondes comme
le soleil et la lune dans la CrÈation de Michel-Ange. Mais forcÈs
depuis tant díannÈes par une sorte de greffe ‡ vivre en commun avec la
femme, ils míÈvoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorÈe
quíau passage ils couvrent de leurs branches et obligent ‡ ressentir
comme eux la puissance de la saison; ils me rappelaient le temps
heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux
o? des chefs-díúuvre díÈlÈgance fÈminine se rÈaliseraient pour
quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais
la beautÈ que faisaient dÈsirer les sapins et les acacias du bois de
Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de
Trianon que jíallais voir, níÈtait pas fixÈe en dehors de moi dans les
souvenirs díune Èpoque historique, dans des úuvres díart, dans un
petit temple ‡ líamour au pied duquel síamoncellent les feuilles
palmÈes díor. Je rejoignis les bords du Lac, jíallai jusquíau Tir aux
pigeons. LíidÈe de perfection que je portais en moi, je líavais prÍtÈe
alors ‡ la hauteur díune victoria, ‡ la maigreur de ces chevaux
furieux et lÈgers comme des guÍpes, les yeux injectÈs de sang comme
les cruels chevaux de DiomËde, et que maintenant, pris díun dÈsir de
revoir ce que jíavais aimÈ, aussi ardent que celui qui me poussait
bien des annÈes auparavant dans ces mÍmes chemins, je voulais avoir de
nouveau sous les yeux au moment o? líÈnorme cocher de Mme Swann,
surveillÈ par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que
saint Georges, essayait de maÓtriser leurs ailes díacier qui se
dÈbattaient effarouchÈes et palpitantes. HÈlas! il níy avait plus que
des automobiles conduites par des mÈcaniciens moustachus
page 597 / 601
quíaccompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les
yeux de mon corps pour savoir síils Ètaient aussi charmants que les
voyaient les yeux de ma mÈmoire, de petits chapeaux de femmes si bas
quíils semblaient une simple couronne. Tous maintenant Ètaient
immenses, couverts de fruits et de fleurs et díoiseaux variÈs. Au lieu
des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait líair díune reine,
des tuniques grÈco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et
quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons liberty semÈs
de fleurs comme un papier peint. Sur la tÍte des messieurs qui
auraient pu se promener avec Mme Swann dans líallÈe de la
Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris díautrefois, ni
mÍme un autre. Ils sortaient nu-tÍte. Et toutes ces parties nouvelles
du spectacle, je níavais plus de croyance ‡ y introduire pour leur
donner la consistance, líunitÈ, líexistence; elles passaient Èparses
devant moi, au hasard, sans vÈritÈ, ne contenant en elles aucune
beautÈ que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer.
CíÈtaient des femmes quelconques, en líÈlÈgance desquelles je níavais
aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais
quand disparaÓt une croyance, il lui survitóet de plus en plus vivace
pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner
de la rÈalitÈ ‡ des choses nouvellesóun attachement fÈtichiste aux
anciennes quíelle avait animÈes, comme si cíÈtait en elles et non en
nous que le divin rÈsidait et si notre incrÈdulitÈ actuelle avait une
cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles
ÈlÈgantes comme Ètaient les anciens attelages? je suis sans doute dÈj‡
page 598 / 601
trop vieuxómais je ne suis pas fait pour un monde o? les femmes
síentravent dans des robes qui ne sont pas mÍme en Ètoffe. A quoi bon
venir sous ces arbres, si rien níest plus de ce qui síassemblait sous
ces dÈlicats feuillages rougissants, si la vulgaritÈ et la folie ont
remplacÈ ce quíils encadraient díexquis. Quelle horreur! Ma
consolation cíest de penser aux femmes que jíai connues, aujourdíhui
quíil níy a plus díÈlÈgance. Mais comment des gens qui contemplent ces
horribles crÈatures sous leurs chapeaux couverts díune voliËre ou díun
potager, pourraient-ils mÍme sentir ce quíil y avait de charmant ‡
voir Mme Swann coiffÈe díune simple capote mauve ou díun petit chapeau
que dÈpassait une seule fleur díiris toute droite. Aurais-je mÍme pu
leur faire comprendre líÈmotion que jíÈprouvais par les matins díhiver
‡ rencontrer Mme Swann ‡ pied, en paletot de loutre, coiffÈe díun
simple bÈret que dÈpassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais
autour de laquelle la tiÈdeur factice de son appartement Ètait
ÈvoquÈe, rien que par le bouquet de violettes qui síÈcrasait ‡ son
corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris,
de líair glacÈ, des arbres aux branches nues, avait le mÍme charme de
ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans
une atmosphËre humaine, dans líatmosphËre de cette femme, quíavaient
dans les vases et les jardiniËres de son salon, prËs du feu allumÈ,
devant le canapÈ de soie, les fleurs qui regardaient par la fenÍtre
close la neige tomber? Díailleurs il ne míe?t pas suffi que les
toilettes fussent les mÍmes quíen ces annÈes-l‡. A cause de la
solidaritÈ quíont entre elles les diffÈrentes parties díun souvenir et
que notre mÈmoire maintient ÈquilibrÈes dans un assemblage o? il ne
nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, jíaurais voulu
pouvoir aller finir la journÈe chez une de ces femmes, devant une
page 599 / 601
tasse de thÈ, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres,
comme Ètait encore celui de Mme Swann (líannÈe díaprËs celle o? se
termine la premiËre partie de ce rÈcit) et o? luiraient les feux
orangÈs, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des
chrysanthËmes dans le crÈpuscule de novembre pendant des instants
pareils ‡ ceux o? (comme on le verra plus tard) je níavais pas su
dÈcouvrir les plaisirs que je dÈsirais. Mais maintenant, mÍme ne me
conduisant ‡ rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mÍmes assez
de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais.
HÈlas! il níy avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,
ÈmaillÈs díhortensias bleus. Díailleurs, on ne revenait plus ‡ Paris
que trËs tard. Mme Swann míe?t rÈpondu díun ch‚teau quíelle ne
rentrerait quíen fÈvrier, bien aprËs le temps des chrysanthËmes, si je
lui avais demandÈ de reconstituer pour moi les ÈlÈments de ce souvenir
que je sentais attachÈ ‡ une annÈe lointaine, ‡ un millÈsime vers
lequel il ne míÈtait pas permis de remonter, les ÈlÈments de ce dÈsir
devenu lui-mÍme inaccessible comme le plaisir quíil avait jadis
vainement poursuivi. Et il míe?t fallu aussi que ce fussent les mÍmes
femmes, celles dont la toilette míintÈressait parce que, au temps o?
je croyais encore, mon imagination les avait individualisÈes et les
avait pourvues díune lÈgende. HÈlas! dans líavenue des AcaciasólíallÈe
de Myrtesójíen revis quelques-unes, vieilles, et qui níÈtaient plus
que les ombres terribles de ce quíelles avaient ÈtÈ, errant, cherchant
dÈsespÈrÈment on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles
avaient fui depuis longtemps que jíÈtais encore ‡ interroger vainement
les chemins dÈsertÈs. Le soleil síÈtait cachÈ. La nature recommenÁait
‡ rÈgner sur le Bois dío? síÈtait envolÈe líidÈe quíil Ètait le Jardin
ÈlysÈen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel Ètait
page 600 / 601
gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un
lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois,
et poussant des cris aigus se posaient líun aprËs líautre sur les
grands chÍnes qui sous leur couronne druidique et avec une majestÈ
dodonÈenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forÍt
dÈsaffectÈe, et míaidaient ‡ mieux comprendre la contradiction que
cíest de chercher dans la rÈalitÈ les tableaux de la mÈmoire, auxquels
manquerait toujours le charme qui leur vient de la mÈmoire mÍme et de
níÍtre pas perÁus par les sens. La rÈalitÈ que jíavais connue
níexistait plus. Il suffisait que Mme Swann níarriv‚t pas toute
pareille au mÍme moment, pour que líAvenue f?t autre. Les lieux que
nous avons connus níappartiennent pas quíau monde de líespace o? nous
les situons pour plus de facilitÈ. Ils níÈtaient quíune mince tranche
au milieu díimpressions contiguÎs qui formaient notre vie díalors; le
souvenir díune certaine image níest que le regret díun certain
instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives,hÈlas, comme les annÈes.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
page 601 / 601