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Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.) by Marcel Proust Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.) by Marcel Proust MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU TOME I DU COT… DE CHEZ SWANN A Monsieur Gaston Calmette Comme un tÈmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance, Marcel Proust. PREMI»RE PARTIE page 1 / 601

Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

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Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu,Tome I.) by Marcel Proust

Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.) by Marcel Proust

MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME I

DU COT… DE CHEZ SWANN

A Monsieur Gaston Calmette

Comme un tÈmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance,

Marcel Proust.

PREMI»RE PARTIE

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COMBRAY

1.

Longtemps, je me suis couchÈ de bonne heure. Parfois, ‡ peine ma

bougie Èteinte, mes yeux se fermaient si vite que je níavais pas le

temps de me dire: ´Je míendors.ª Et, une demi-heure aprËs, la pensÈe

quíil Ètait temps de chercher le sommeil míÈveillait; je voulais poser

le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma

lumiËre; je níavais pas cessÈ en dormant de faire des rÈflexions sur

ce que je venais de lire, mais ces rÈflexions avaient pris un tour un

peu particulier; il me semblait que jíÈtais moi-mÍme ce dont parlait

líouvrage: une Èglise, un quatuor, la rivalitÈ de FranÁois Ier et de

Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes ‡

mon rÈveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des

Ècailles sur mes yeux et les empÍchait de se rendre compte que le

bougeoir níÈtait plus allumÈ. Puis elle commenÁait ‡ me devenir

inintelligible, comme aprËs la mÈtempsycose les pensÈes díune

existence antÈrieure; le sujet du livre se dÈtachait de moi, jíÈtais

libre de míy appliquer ou non; aussitÙt je recouvrais la vue et

jíÈtais bien ÈtonnÈ de trouver autour de moi une obscuritÈ, douce et

reposante pour mes yeux, mais peut-Ítre plus encore pour mon esprit, ‡

qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incomprÈhensible,

comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il

pouvait Ítre; jíentendais le sifflement des trains qui, plus ou moins

ÈloignÈ, comme le chant díun oiseau dans une forÍt, relevant les

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distances, me dÈcrivait líÈtendue de la campagne dÈserte o? le

voyageur se h‚te vers la station prochaine; et le petit chemin quíil

suit va Ítre gravÈ dans son souvenir par líexcitation quíil doit ‡ des

lieux nouveaux, ‡ des actes inaccoutumÈs, ‡ la causerie rÈcente et aux

adieux sous la lampe ÈtrangËre qui le suivent encore dans le silence

de la nuit, ‡ la douceur prochaine du retour.

Jíappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de líoreiller

qui, pleines et fraÓches, sont comme les joues de notre enfance. Je

frottais une allumette pour regarder ma montre. BientÙt minuit. Cíest

líinstant o? le malade, qui a ÈtÈ obligÈ de partir en voyage et a d?

coucher dans un hÙtel inconnu, rÈveillÈ par une crise, se rÈjouit en

apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur cíest dÈj‡ le

matin! Dans un moment les domestiques seront levÈs, il pourra sonner,

on viendra lui porter secours. LíespÈrance díÍtre soulagÈ lui donne du

courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se

rapprochent, puis síÈloignent. Et la raie de jour qui Ètait sous sa

porte a disparu. Cíest minuit; on vient díÈteindre le gaz; le dernier

domestique est parti et il faudra rester toute la nuit ‡ souffrir sans

remËde.

Je me rendormais, et parfois je níavais plus que de courts rÈveils

díun instant, le temps díentendre les craquements organiques des

boiseries, díouvrir les yeux pour fixer le kalÈidoscope de

líobscuritÈ, de go?ter gr‚ce ‡ une lueur momentanÈe de conscience le

sommeil o? Ètaient plongÈs les meubles, la chambre, le tout dont je

níÈtais quíune petite partie et ‡ líinsensibilitÈ duquel je retournais

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vite míunir. Ou bien en dormant jíavais rejoint sans effort un ‚ge ‡

jamais rÈvolu de ma vie primitive, retrouvÈ telle de mes terreurs

enfantines comme celle que mon grand-oncle me tir‚t par mes boucles et

quíavait dissipÈe le jour,ódate pour moi díune Ëre nouvelle,óo? on les

avait coupÈes. Jíavais oubliÈ cet ÈvÈnement pendant mon sommeil, jíen

retrouvais le souvenir aussitÙt que jíavais rÈussi ‡ míÈveiller pour

Èchapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de prÈcaution

jíentourais complËtement ma tÍte de mon oreiller avant de retourner

dans le monde des rÍves.

Quelquefois, comme Eve naquit díune cÙte díAdam, une femme naissait

pendant mon sommeil díune fausse position de ma cuisse. FormÈe du

plaisir que jíÈtais sur le point de go?ter, je míimaginais que cíÈtait

elle qui me líoffrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre

chaleur voulait síy rejoindre, je míÈveillais. Le reste des humains

míapparaissait comme bien lointain auprËs de cette femme que jíavais

quittÈe il y avait quelques moments ‡ peine; ma joue Ètait chaude

encore de son baiser, mon corps courbaturÈ par le poids de sa taille.

Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits díune femme

que jíavais connue dans la vie, jíallais me donner tout entier ‡ ce

but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs

yeux une citÈ dÈsirÈe et síimaginent quíon peut go?ter dans une

rÈalitÈ le charme du songe. Peu ‡ peu son souvenir síÈvanouissait,

jíavais oubliÈ la fille de mon rÍve.

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures,

líordre des annÈes et des mondes. Il les consulte díinstinct en

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síÈveillant et y lit en une seconde le point de la terre quíil occupe,

le temps qui síest ÈcoulÈ jusquí‡ son rÈveil; mais leurs rangs peuvent

se mÍler, se rompre. Que vers le matin aprËs quelque insomnie, le

sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop diffÈrente

de celle o? il dort habituellement, il suffit de son bras soulevÈ pour

arrÍter et faire reculer le soleil, et ‡ la premiËre minute de son

rÈveil, il ne saura plus líheure, il estimera quíil vient ‡ peine de

se coucher. Que síil síassoupit dans une position encore plus dÈplacÈe

et divergente, par exemple aprËs dÓner assis dans un fauteuil, alors

le bouleversement sera complet dans les mondes dÈsorbitÈs, le fauteuil

magique le fera voyager ‡ toute vitesse dans le temps et dans

líespace, et au moment díouvrir les paupiËres, il se croira couchÈ

quelques mois plus tÙt dans une autre contrÈe. Mais il suffisait que,

dans mon lit mÍme, mon sommeil f?t profond et dÈtendÓt entiËrement mon

esprit; alors celui-ci l‚chait le plan du lieu o? je míÈtais endormi,

et quand je míÈveillais au milieu de la nuit, comme jíignorais o? je

me trouvais, je ne savais mÍme pas au premier instant qui jíÈtais;

jíavais seulement dans sa simplicitÈ premiËre, le sentiment de

líexistence comme il peut frÈmir au fond díun animal: jíÈtais plus

dÈnuÈ que líhomme des cavernes; mais alors le souvenirónon encore du

lieu o? jíÈtais, mais de quelques-uns de ceux que jíavais habitÈs et

o? jíaurais pu Ítreóvenait ‡ moi comme un secours díen haut pour me

tirer du nÈant dío? je níaurais pu sortir tout seul; je passais en une

seconde par-dessus des siËcles de civilisation, et líimage confusÈment

entrevue de lampes ‡ pÈtrole, puis de chemises ‡ col rabattu,

recomposaient peu ‡ peu les traits originaux de mon moi.

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Peut-Ítre líimmobilitÈ des choses autour de nous leur est-elle imposÈe

par notre certitude que ce sont elles et non pas díautres, par

líimmobilitÈ de notre pensÈe en face díelles. Toujours est-il que,

quand je me rÈveillais ainsi, mon esprit síagitant pour chercher, sans

y rÈussir, ‡ savoir o? jíÈtais, tout tournait autour de moi dans

líobscuritÈ, les choses, les pays, les annÈes. Mon corps, trop

engourdi pour remuer, cherchait, díaprËs la forme de sa fatigue, ‡

repÈrer la position de ses membres pour en induire la direction du

mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure

o? il se trouvait. Sa mÈmoire, la mÈmoire de ses cÙtes, de ses genoux,

de ses Èpaules, lui prÈsentait successivement plusieurs des chambres

o? il avait dormi, tandis quíautour de lui les murs invisibles,

changeant de place selon la forme de la piËce imaginÈe,

tourbillonnaient dans les tÈnËbres. Et avant mÍme que ma pensÈe, qui

hÈsitait au seuil des temps et des formes, e?t identifiÈ le logis en

rapprochant les circonstances, lui,ómon corps,óse rappelait pour

chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des

fenÍtres, líexistence díun couloir, avec la pensÈe que jíavais en míy

endormant et que je retrouvais au rÈveil. Mon cÙtÈ ankylosÈ, cherchant

‡ deviner son orientation, síimaginait, par exemple, allongÈ face au

mur dans un grand lit ‡ baldaquin et aussitÙt je me disais: ´Tiens,

jíai fini par míendormir quoique maman ne soit pas venue me dire

bonsoirª, jíÈtais ‡ la campagne chez mon grand-pËre, mort depuis bien

des annÈes; et mon corps, le cÙtÈ sur lequel je reposais, gardiens

fidËles díun passÈ que mon esprit níaurait jamais d? oublier, me

rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de BohÍme, en forme

díurne, suspendue au plafond par des chaÓnettes, al cheminÈe en marbre

de Sienne, dans ma chambre ‡ coucher de Combray, chez mes

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grands-parents, en des jours lointains quíen ce moment je me figurais

actuels sans me les reprÈsenter exactement et que je reverrais mieux

tout ‡ líheure quand je serais tout ‡ fait ÈveillÈ.

Puis renaissait le souvenir díune nouvelle attitude; le mur filait

dans une autre direction: jíÈtais dans ma chambre chez Mme de

Saint-Loup, ‡ la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on

doit avoir fini de dÓner! Jíaurai trop prolongÈ la sieste que je fais

tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup,

avant díendosser mon habit. Car bien des annÈes ont passÈ depuis

Combray, o?, dans nos retours les plus tardifs, cíÈtait les reflets

rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenÍtre. Cíest

un autre genre de vie quíon mËne ‡ Tansonville, chez Mme de

Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve ‡ ne sortir quí‡

la nuit, ‡ suivre au clair de lune ces chemins o? je jouais jadis au

soleil; et la chambre o? je me serai endormi au lieu de míhabiller

pour le dÓner, de loin je líaperÁois, quand nous rentrons, traversÈe

par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

Ces Èvocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que

quelques secondes; souvent, ma brËve incertitude du lieu o? je me

trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses

suppositions dont elle Ètait faite, que nous níisolons, en voyant un

cheval courir, les positions successives que nous montre le

kinÈtoscope. Mais jíavais revu tantÙt líune, tantÙt líautre, des

chambres que jíavais habitÈes dans ma vie, et je finissais par me les

rappeler toutes dans les longues rÍveries qui suivaient mon rÈveil;

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chambres díhiver o? quand on est couchÈ, on se blottit la tÍte dans un

nid quíon se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de

líoreiller, le haut des couvertures, un bout de ch‚le, le bord du lit,

et un numÈro des DÈbats roses, quíon finit par cimenter ensemble selon

la technique des oiseaux en síy appuyant indÈfiniment; o?, par un

temps glacial le plaisir quíon go?te est de se sentir sÈparÈ du dehors

(comme líhirondelle de mer qui a son nid au fond díun souterrain dans

la chaleur de la terre), et o?, le feu Ètant entretenu toute la nuit

dans la cheminÈe, on dort dans un grand manteau díair chaud et fumeux,

traversÈ des lueurs des tisons qui se rallument, sorte díimpalpable

alcÙve, de chaude caverne creusÈe au sein de la chambre mÍme, zone

ardente et mobile en ses contours thermiques, aÈrÈe de souffles qui

nous rafraÓchissent la figure et viennent des angles, des parties

voisines de la fenÍtre ou ÈloignÈes du foyer et qui se sont

refroidies;óchambres díÈtÈ o? líon aime Ítre uni ‡ la nuit tiËde, o?

le clair de lune appuyÈ aux volets entríouverts, jette jusquíau pied

du lit son Èchelle enchantÈe, o? le clair de lune appuyÈ aux volets

entríouverts, jette jusquíau pied du lit son Èchelle enchantÈe, o? on

dort presque en plein air, comme la mÈsange balancÈe par la brise ‡ la

pointe díun rayonó; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que mÍme le

premier soir je níy avais pas ÈtÈ trop malheureux et o? les

colonnettes qui soutenaient lÈgËrement le plafond síÈcartaient avec

tant de gr‚ce pour montrer et rÈserver la place du lit; parfois au

contraire celle, petite et si ÈlevÈe de plafond, creusÈe en forme de

pyramide dans la hauteur de deux Ètages et partiellement revÍtue

díacajou, o? dËs la premiËre seconde jíavais ÈtÈ intoxiquÈ moralement

par líodeur inconnue du vÈtiver, convaincu de líhostilitÈ des rideaux

violets et de líinsolente indiffÈrence de la pendule que jacassait

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tout haut comme si je níeusse pas ÈtÈ l‡;óo? une Ètrange et

impitoyable glace ‡ pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des

angles de la piËce, se creusait ‡ vif dans la douce plÈnitude de mon

champ visuel accoutumÈ un emplacement qui níy Ètait pas prÈvu;óo? ma

pensÈe, síefforÁant pendant des heures de se disloquer, de síÈtirer en

hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver ‡

remplir jusquíen haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien

de dures nuits, tandis que jíÈtais Ètendu dans mon lit, les yeux

levÈs, líoreille anxieuse, la narine rÈtive, le cúur battant: jusquí‡

ce que líhabitude e?t changÈ la couleur des rideaux, fait taire la

pendule, enseignÈ la pitiÈ ‡ la glace oblique et cruelle, dissimulÈ,

sinon chassÈ complËtement, líodeur du vÈtiver et notablement diminuÈ

la hauteur apparente du plafond. Líhabitude! amÈnageuse habile mais

bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant

des semaines dans une installation provisoire; mais que malgrÈ tout il

est bien heureux de trouver, car sans líhabitude et rÈduit ‡ ses seuls

moyens il serait impuissant ‡ nous rendre un logis habitable.

Certes, jíÈtais bien ÈveillÈ maintenant, mon corps avait virÈ une

derniËre fois et le bon ange de la certitude avait tout arrÍtÈ autour

de moi, míavait couchÈ sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait

mis approximativement ‡ leur place dans líobscuritÈ ma commode, mon

bureau, ma cheminÈe, la fenÍtre sur la rue et les deux portes. Mais

jíavais beau savoir que je níÈtais pas dans les demeures dont

líignorance du rÈveil míavait en un instant sinon prÈsentÈ líimage

distincte, du moins fait croire la prÈsence possible, le branle Ètait

donnÈ ‡ ma mÈmoire; gÈnÈralement je ne cherchais pas ‡ me rendormir

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tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit ‡ me

rappeler notre vie díautrefois, ‡ Combray chez ma grandítante, ‡

Balbec, ‡ Paris, ‡ DonciËres, ‡ Venise, ailleurs encore, ‡ me rappeler

les lieux, les personnes que jíy avais connues, ce que jíavais vu

díelles, ce quíon míen avait racontÈ.

A Combray, tous les jours dËs la fin de líaprËs-midi, longtemps avant

le moment o? il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin

de ma mËre et de ma grandímËre, ma chambre ‡ coucher redevenait le

point fixe et douloureux de mes prÈoccupations. On avait bien inventÈ,

pour me distraire les soirs o? on me trouvait líair trop malheureux,

de me donner une lanterne magique, dont, en attendant líheure du

dÓner, on coiffait ma lampe; et, ‡ líinstar des premiers architectes

et maÓtres verriers de lí‚ge gothique, elle substituait ‡ líopacitÈ

des murs díimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions

multicolores, o? des lÈgendes Ètaient dÈpeintes comme dans un vitrail

vacillant et momentanÈ. Mais ma tristesse níen Ètait quíaccrue, parce

que rien que le changement díÈclairage dÈtruisait líhabitude que

jíavais de ma chambre et gr‚ce ‡ quoi, sauf le supplice du coucher,

elle míÈtait devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais

plus et jíy Ètais inquiet, comme dans une chambre díhÙtel ou de

´chaletª, o? je fusse arrivÈ pour la premiËre fois en descendant de

chemin de fer.

Au pas saccadÈ de son cheval, Golo, plein díun affreux dessein,

sortait de la petite forÍt triangulaire qui veloutait díun vert sombre

la pente díune colline, et síavanÁait en tressautant vers le ch‚teau

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de la pauvre GeneviËve de Brabant. Ce ch‚teau Ètait coupÈ selon une

ligne courbe qui níÈtait autre que la limite díun des ovales de verre

mÈnagÈs dans le ch‚ssis quíon glissait entre les coulisses de la

lanterne. Ce níÈtait quíun pan de ch‚teau et il avait devant lui une

lande o? rÍvait GeneviËve qui portait une ceinture bleue. Le ch‚teau

et la lande Ètaient jaunes et je níavais pas attendu de les voir pour

connaÓtre leur couleur car, avant les verres du ch‚ssis, la sonoritÈ

mordorÈe du nom de Brabant me líavait montrÈe avec Èvidence. Golo

síarrÍtait un instant pour Ècouter avec tristesse le boniment lu ‡

haute voix par ma grandítante et quíil avait líair de comprendre

parfaitement, conformant son attitude avec une docilitÈ qui níexcluait

pas une certaine majestÈ, aux indications du texte; puis il

síÈloignant du mÍme pas saccadÈ. Et rien ne pouvait arrÍter sa lente

chevauchÈe. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de

Golo qui continuait ‡ síavancer sur les rideaux de la fenÍtre, se

bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo

lui-mÍme, díune essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,

síarrangeait de tout obstacle matÈriel, de tout objet gÍnant quíil

rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant

intÈrieur, f?t-ce le bouton de la porte sur lequel síadaptait aussitÙt

et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure p‚le toujours

aussi noble et aussi mÈlancolique, mais qui ne laissait paraÓtre aucun

trouble de cette transvertÈbration.

Certes je leur trouvais du charme ‡ ces brillantes projections qui

semblaient Èmaner díun passÈ mÈrovingien et promenaient autour de moi

des reflets díhistoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise

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me causait pourtant cette intrusion du mystËre et de la beautÈ dans

une chambre que jíavais fini par remplir de mon moi au point de ne pas

faire plus attention ‡ elle quí‡ lui-mÍme. Líinfluence anesthÈsiante

de líhabitude ayant cessÈ, je me mettais ‡ penser, ‡ sentir, choses si

tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diffÈrait pour moi

de tous les autres boutons de porte du monde en ceci quíil semblait

ouvrir tout seul, sans que jíeusse besoin de le tourner, tant le

maniement míen Ètait devenu inconscient, le voil‡ qui servait

maintenant de corps astral ‡ Golo. Et dËs quíon sonnait le dÓner,

jíavais h‚te de courir ‡ la salle ‡ manger, o? la grosse lampe de la

suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait

mes parents et le búuf ‡ la casserole, donnait sa lumiËre de tous les

soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de

GeneviËve de Brabant me rendaient plus chËre, tandis que les crimes de

Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de

scrupules.

AprËs le dÓner, hÈlas, jíÈtais bientÙt obligÈ de quitter maman qui

restait ‡ causer avec les autres, au jardin síil faisait beau, dans le

petit salon o? tout le monde se retirait síil faisait mauvais. Tout le

monde, sauf ma grandímËre qui trouvait que ´cíest une pitiÈ de rester

enfermÈ ‡ la campagneª et qui avait díincessantes discussions avec mon

pËre, les jours de trop grande pluie, parce quíil míenvoyait lire dans

ma chambre au lieu de rester dehors. ´Ce níest pas comme cela que vous

le rendrez robuste et Ènergique, disait-elle tristement, surtout ce

petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volontÈ.ª Mon

pËre haussait les Èpaules et il examinait le baromËtre, car il aimait

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la mÈtÈorologie, pendant que ma mËre, Èvitant de faire du bruit pour

ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas

trop fixement pour ne pas chercher ‡ percer le mystËre de ses

supÈrioritÈs. Mais ma grandímËre, elle, par tous les temps, mÍme quand

la pluie faisait rage et que FranÁoise avait prÈcipitamment rentrÈ les

prÈcieux fauteuils díosier de peur quíils ne fussent mouillÈs, on la

voyait dans le jardin vide et fouettÈ par líaverse, relevant ses

mËches dÈsordonnÈes et grises pour que son front síimbib‚t mieux de la

salubritÈ du vent et de la pluie. Elle disait: ´Enfin, on respire!ª et

parcourait les allÈes dÈtrempÈes,ótrop symÈtriquement alignÈes ‡ son

grÈ par le nouveau jardinier dÈpourvu du sentiment de la nature et

auquel mon pËre avait demandÈ depuis le matin si le temps

síarrangerait,óde son petit pas enthousiaste et saccadÈ, rÈglÈ sur les

mouvements divers quíexcitaient dans son ‚me líivresse de líorage, la

puissance de líhygiËne, la stupiditÈ de mon Èducation et la symÈtrie

des jardins, plutÙt que sur le dÈsir inconnu díelle díÈviter ‡ sa jupe

prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusquí‡

une hauteur qui Ètait toujours pour sa femme de chambre un dÈsespoir

et un problËme.

Quand ces tours de jardin de ma grandímËre avaient lieu aprËs dÓner,

une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: cíÈtait, ‡ un des

moments o? la rÈvolution de sa promenade la ramenait pÈriodiquement,

comme un insecte, en face des lumiËres du petit salon o? les liqueurs

Ètaient servies sur la table ‡ jeu,ósi ma grandítante lui criait:

´Bathilde! viens donc empÍcher ton mari de boire du cognac!ª Pour la

taquiner, en effet (elle avait apportÈ dans la famille de mon pËre un

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esprit si diffÈrent que tout le monde la plaisantait et la

tourmentait), comme les liqueurs Ètaient dÈfendues ‡ mon grand-pËre,

ma grandítante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre

grandímËre entrait, priait ardemment son mari de ne pas go?ter au

cognac; il se f‚chait, buvait tout de mÍme sa gorgÈe, et ma grandímËre

repartait, triste, dÈcouragÈe, souriante pourtant, car elle Ètait si

humble de cúur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu

de cas quíelle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se

conciliaient dans son regard en un sourire o?, contrairement ‡ ce

quíon voit dans le visage de beaucoup díhumains, il níy a avait

díironie que pour elle-mÍme, et pour nous tous comme un baiser de ses

yeux qui ne pouvaient voir ceux quíelle chÈrissait sans les caresser

passionnÈment du regard. Ce supplice que lui infligeait ma

grandítante, le spectacle des vaines priËres de ma grandímËre et de sa

faiblesse, vaincue díavance, essayant inutilement díÙter ‡ mon

grand-pËre le verre ‡ liqueur, cíÈtait de ces choses ‡ la vue

desquelles on síhabitue plus tard jusquí‡ les considÈrer en riant et ‡

prendre le parti du persÈcuteur assez rÈsolument et gaiement pour se

persuader ‡ soi-mÍme quíil ne síagit pas de persÈcution; elles me

causaient alors une telle horreur, que jíaurais aimÈ battre ma

grandítante. Mais dËs que jíentendais: ´Bathilde, viens donc empÍcher

ton mari de boire du cognac!ª dÈj‡ homme par la l‚chetÈ, je faisais ce

que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a

devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les

voir; je montais sangloter tout en haut de la maison ‡ cÙtÈ de la

salle díÈtudes, sous les toits, dans une petite piËce sentant líiris,

et que parfumait aussi un cassis sauvage poussÈ au dehors entre les

pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la

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fenÍtre entríouverte. DestinÈe ‡ un usage plus spÈcial et plus

vulgaire, cette piËce, dío? líon voyait pendant le jour jusquíau

donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,

sans doute parce quíelle Ètait la seule quíil me f?t permis de fermer

‡ clef, ‡ toutes celles de mes occupations qui rÈclamaient une

inviolable solitude: la lecture, la rÍverie, les larmes et la voluptÈ.

HÈlas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits

Ècarts de rÈgime de son mari, mon manque de volontÈ, ma santÈ

dÈlicate, líincertitude quíils projetaient sur mon avenir,

prÈoccupaient ma grandímËre, au cours de ces dÈambulations

incessantes, de líaprËs-midi et du soir, o? on voyait passer et

repasser, obliquement levÈ vers le ciel, son beau visage aux joues

brunes et sillonnÈes, devenues au retour de lí‚ge presque mauves comme

les labours ‡ líautomne, barrÈes, si elle sortait, par une voilette ‡

demi relevÈe, et sur lesquelles, amenÈ l‡ par le froid ou quelque

triste pensÈe, Ètait toujours en train de sÈcher un pleur

involontaire.

Ma seule consolation, quand je montais me coucher, Ètait que maman

viendrait míembrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir

durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o? je

líentendais monter, puis o? passait dans le couloir ‡ double porte le

bruit lÈger de sa robe de jardin en mousseline bleue, ‡ laquelle

pendaient de petits cordons de paille tressÈe, Ètait pour moi un

moment douloureux. Il annonÁait celui qui allait le suivre, o? elle

míaurait quittÈ, o? elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir

que jíaimais tant, jíen arrivais ‡ souhaiter quíil vÓnt le plus tard

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possible, ‡ ce que se prolonge‚t le temps de rÈpit o? maman níÈtait

pas encore venue. Quelquefois quand, aprËs míavoir embrassÈ, elle

ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire

´embrasse-moi une fois encoreª, mais je savais quíaussitÙt elle aurait

son visage f‚chÈ, car la concession quíelle faisait ‡ ma tristesse et

‡ mon agitation en montant míembrasser, en míapportant ce baiser de

paix, agaÁait mon pËre qui trouvait ces rites absurdes, et elle e?t

voulu t‚cher de míen faire perdre le besoin, líhabitude, bien loin de

me laisser prendre celle de lui demander, quand elle Ètait dÈj‡ sur le

pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir f‚chÈe dÈtruisait tout

le calme quíelle míavait apportÈ un instant avant, quand elle avait

penchÈ vers mon lit sa figure aimante, et me líavait tendue comme une

hostie pour une communion de paix o? mes lËvres puiseraient sa

prÈsence rÈelle et le pouvoir de míendormir. Mais ces soirs-l‡, o?

maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, Ètaient doux

encore en comparaison de ceux o? il y avait du monde ‡ dÓner et o?, ‡

cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se

bornait habituellement ‡ M. Swann, qui, en dehors de quelques

Ètrangers de passage, Ètait ‡ peu prËs la seule personne qui vÓnt chez

nous ‡ Combray, quelquefois pour dÓner en voisin (plus rarement depuis

quíil avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne

voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois aprËs le dÓner, ‡

líimproviste. Les soirs o?, assis devant la maison sous le grand

marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du

jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui

Ètourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et

glacÈ, toute personne de la maison qui le dÈclenchait en entrant ´sans

sonnerª, mais le double tintement timide, ovale et dorÈ de la

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clochette pour les Ètrangers, tout le monde aussitÙt se demandait:

´Une visite, qui cela peut-il Ítre?ª mais on savait bien que cela ne

pouvait Ítre que M. Swann; ma grandítante parlant ‡ haute voix, pour

prÍcher díexemple, sur un ton quíelle síefforÁait de rendre naturel,

disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien níest plus dÈsobligeant

pour une personne qui arrive et ‡ qui cela fait croire quíon est en

train de dire des choses quíelle ne doit pas entendre; et on envoyait

en Èclaireur ma grandímËre, toujours heureuse díavoir un prÈtexte pour

faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher

subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre

aux roses un peu de naturel, comme une mËre qui, pour les faire

bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a

trop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grandímËre allait

nous apporter de líennemi, comme si on e?t pu hÈsiter entre un grand

nombre possible díassaillants, et bientÙt aprËs mon grand-pËre disait:

´Je reconnais la voix de Swann.ª On ne le reconnaissait en effet quí‡

la voix, on distinguait mal son visage au nez busquÈ, aux yeux verts,

sous un haut front entourÈ de cheveux blonds presque roux, coiffÈs ‡

la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumiËre possible au

jardin pour ne pas attirer les moustiques et jíallais, sans en avoir

líair, dire quíon apport‚t les sirops; ma grandímËre attachait

beaucoup díimportance, trouvant cela plus aimable, ‡ ce quíils

níeussent pas líair de figurer díune faÁon exceptionnelle, et pour les

visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui,

Ètait trËs liÈ avec mon grand-pËre qui avait ÈtÈ un des meilleurs amis

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de son pËre, homme excellent mais singulier, chez qui, paraÓt-il, un

rien suffisait parfois pour interrompre les Èlans du cúur, changer le

cours de la pensÈe. Jíentendais plusieurs fois par an mon grand-pËre

raconter ‡ table des anecdotes toujours les mÍmes sur líattitude

quíavait eue M. Swann le pËre, ‡ la mort de sa femme quíil avait

veillÈe jour et nuit. Mon grand-pËre qui ne líavait pas vu depuis

longtemps Ètait accouru auprËs de lui dans la propriÈtÈ que les Swann

possÈdaient aux environs de Combray, et avait rÈussi, pour quíil

níassist‚t pas ‡ la mise en biËre, ‡ lui faire quitter un moment, tout

en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc

o? il y avait un peu de soleil. Tout díun coup, M. Swann prenant mon

grand-pËre par le bras, síÈtait ÈcriÈ: ´Ah! mon vieil ami, quel

bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas

Áa joli tous ces arbres, ces aubÈpines et mon Ètang dont vous ne

míavez jamais fÈlicitÈ? Vous avez líair comme un bonnet de nuit.

Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de

mÍme, mon cher AmÈdÈe!ª Brusquement le souvenir de sa femme morte lui

revint, et trouvant sans doute trop compliquÈ de chercher comment il

avait pu ‡ un pareil moment se laisser aller ‡ un mouvement de joie,

il se contenta, par un geste qui lui Ètait familier chaque fois quíune

question ardue se prÈsentait ‡ son esprit, de passer la main sur son

front, díessuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put

pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux

annÈes quíil lui survÈcut, il disait ‡ mon grand-pËre: ´Cíest drÙle,

je pense trËs souvent ‡ ma pauvre femme, mais je ne peux y penser

beaucoup ‡ la fois.ª ´Souvent, mais peu ‡ la fois, comme le pauvre

pËre Swannª, Ètait devenu une des phrases favorites de mon grand-pËre

qui la prononÁait ‡ propos des choses les plus diffÈrentes. Il

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míaurait paru que ce pËre de Swann Ètait un monstre, si mon grand-pËre

que je considÈrais comme meilleur juge et dont la sentence faisant

jurisprudence pour moi, mía souvent servi dans la suite ‡ absoudre des

fautes que jíaurais ÈtÈ enclin ‡ condamner, ne síÈtait rÈcriÈ: ´Mais

comment? cíÈtait un cúur díor!ª

Pendant bien des annÈes, o? pourtant, surtout avant mon mariage, M.

Swann, le fils, vint souvent les voir ‡ Combray, ma grandítante et mes

grands-parents ne soupÁonnËrent pas quíil ne vivait plus du tout dans

la sociÈtÈ quíavait frÈquentÈe sa famille et que sous líespËce

díincognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils

hÈbergeaient,óavec la parfaite innocence díhonnÍtes hÙteliers qui ont

chez eux, sans le savoir, un cÈlËbre brigand,óun des membres les plus

ÈlÈgants du Jockey-Club, ami prÈfÈrÈ du comte de Paris et du prince de

Galles, un des hommes les plus choyÈs de la haute sociÈtÈ du faubourg

Saint-Germain.

Líignorance o? nous Ètions de cette brillante vie mondaine que menait

Swann tenait Èvidemment en partie ‡ la rÈserve et ‡ la discrÈtion de

son caractËre, mais aussi ‡ ce que les bourgeois díalors se faisaient

de la sociÈtÈ une idÈe un peu hindoue et la considÈraient comme

composÈe de castes fermÈes o? chacun, dËs sa naissance, se trouvait

placÈ dans le rang quíoccupaient ses parents, et dío? rien, ‡ moins

des hasards díune carriËre exceptionnelle ou díun mariage inespÈrÈ, ne

pouvait vous tirer pour vous faire pÈnÈtrer dans une caste supÈrieure.

M. Swann, le pËre, Ètait agent de change; le ´fils Swannª se trouvait

faire partie pour toute sa vie díune caste o? les fortunes, comme dans

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une catÈgorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On

savait quelles avaient ÈtÈ les frÈquentations de son pËre, on savait

donc quelles Ètaient les siennes, avec quelles personnes il Ètait ´en

situationª de frayer. Síil en connaissait díautres, cíÈtaient

relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa

famille, comme Ètaient mes parents, fermaient díautant plus

bienveillamment les yeux quíil continuait, depuis quíil Ètait

orphelin, ‡ venir trËs fidËlement nous voir; mais il y avait fort ‡

parier que ces gens inconnus de nous quíil voyait, Ètaient de ceux

quíil níaurait pas osÈ saluer si, Ètant avec nous, il les avait

rencontrÈs. Si líon avait voulu ‡ toute force appliquer ‡ Swann un

coefficient social qui lui f?t personnel, entre les autres fils

díagents de situation Ègale ‡ celle de ses parents, ce coefficient e?t

ÈtÈ pour lui un peu infÈrieur parce que, trËs simple de faÁon et ayant

toujours eu une ´toquadeª díobjets anciens et de peinture, il

demeurait maintenant dans un vieil hÙtel o? il entassait ses

collections et que ma grandímËre rÍvait de visiter, mais qui Ètait

situÈ quai díOrlÈans, quartier que ma grandítante trouvait infamant

díhabiter. ´Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans

votre intÈrÍt, parce que vous devez vous faire repasser des cro?tes

par les marchandsª, lui disait ma grandítante; elle ne lui supposait

en effet aucune compÈtence et níavait pas haute idÈe mÍme au point de

vue intellectuel díun homme qui dans la conversation Èvitait les

sujets sÈrieux et montrait une prÈcision fort prosaÔque non seulement

quand il nous donnait, en entrant dans les moindres dÈtails, des

recettes de cuisine, mais mÍme quand les súurs de ma grandímËre

parlaient de sujets artistiques. ProvoquÈ par elles ‡ donner son avis,

‡ exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence

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presque dÈsobligeant et se rattrapait en revanche síil pouvait fournir

sur le musÈe o? il se trouvait, sur la date o? il avait ÈtÈ peint, un

renseignement matÈriel. Mais díhabitude il se contentait de chercher ‡

nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait

de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,

avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisiniËre, avec notre

cocher. Certes ces rÈcits faisaient rire ma grandítante, mais sans

quíelle distingu‚t bien si cíÈtait ‡ cause du rÙle ridicule que síy

donnait toujours Swann ou de líesprit quíil mettait ‡ les conter: ´On

peut dire que vous Ítes un vrai type, monsieur Swann!ª Comme elle

Ètait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait

soin de faire remarquer aux Ètrangers, quand on parlait de Swann,

quíil aurait pu, síil avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou

avenue de líOpÈra, quíil Ètait le fils de M. Swann qui avait d? lui

laisser quatre ou cinq millions, mais que cíÈtait sa fantaisie.

Fantaisie quíelle jugeait du reste devoir Ítre si divertissante pour

les autres, quí‡ Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui

apporter son sac de marrons glacÈs, elle ne manquait pas, síil y avait

du monde, de lui dire: ´Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours prËs

de líEntrepÙt des vins, pour Ítre s?r de ne pas manquer le train quand

vous prenez le chemin de Lyon?ª Et elle regardait du coin de líúil,

par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.

Mais si líon avait dit ‡ ma grandímËre que ce Swann qui, en tant que

fils Swann Ètait parfaitement ´qualifiȪ pour Ítre reÁu par toute la

´belle bourgeoisieª, par les notaires ou les avouÈs les plus estimÈs

de Paris (privilËge quíil semblait laisser tomber en peu en

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quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute diffÈrente; quíen

sortant de chez nous, ‡ Paris, aprËs nous avoir dit quíil rentrait se

coucher, il rebroussait chemin ‡ peine la rue tournÈe et se rendait

dans tel salon que jamais líúil díaucun agent ou associÈ díagent ne

contempla, cela e?t paru aussi extraordinaire ‡ ma tante quíaurait pu

líÍtre pour une dame plus lettrÈe la pensÈe díÍtre personnellement

liÈe avec AristÈe dont elle aurait compris quíil allait, aprËs avoir

causÈ avec elle, plonger au sein des royaumes de ThÈtis, dans un

empire soustrait aux yeux des mortels et o? Virgile nous le montre

reÁu ‡ bras ouverts; ou, pour síen tenir ‡ une image qui avait plus de

chance de lui venir ‡ líesprit, car elle líavait vue peinte sur nos

assiettes ‡ petits fours de Combrayódíavoir eu ‡ dÓner Ali-Baba,

lequel quand il se saura seul, pÈnÈtrera dans la caverne, Èblouissante

de trÈsors insoupÁonnÈs.

Un jour quíil Ètait venu nous voir ‡ Paris aprËs dÓner en síexcusant

díÍtre en habit, FranÁoise ayant, aprËs son dÈpart, dit tenir du

cocher quíil avait dÓnÈ ´chez une princesseª,ó´Oui, chez une princesse

du demi-monde!ª avait rÈpondu ma tante en haussant les Èpaules sans

lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.

Aussi, ma grandítante en usait-elle cavaliËrement avec lui. Comme elle

croyait quíil devait Ítre flattÈ par nos invitations, elle trouvait

tout naturel quíil ne vÓnt pas nous voir líÈtÈ sans avoir ‡ la main un

panier de pÍches ou de framboises de son jardin et que de chacun de

ses voyages díItalie il míe?t rapportÈ des photographies de

chefs-díúuvre.

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On ne se gÍnait guËre pour líenvoyer quÈrir dËs quíon avait besoin

díune recette de sauce gribiche ou de salade ‡ líananas pour des

grands dÓners o? on ne líinvitait pas, ne lui trouvant pas un prestige

suffisant pour quíon p?t le servir ‡ des Ètrangers qui venaient pour

la premiËre fois. Si la conversation tombait sur les princes de la

Maison de France: ´des gens que nous ne connaÓtrons jamais ni vous ni

moi et nous nous en passons, níest-ce pasª, disait ma grandítante ‡

Swann qui avait peut-Ítre dans sa poche une lettre de Twickenham; elle

lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs o? la súur

de ma grandímËre chantait, ayant pour manier cet Ítre ailleurs si

recherchÈ, la naÔve brusquerie díun enfant qui joue avec un bibelot de

collection sans plus de prÈcautions quíavec un objet bon marchÈ. Sans

doute le Swann que connurent ‡ la mÍme Èpoque tant de clubmen Ètait

bien diffÈrent de celui que crÈait ma grandítante, quand le soir, dans

le petit jardin de Combray, aprËs quíavaient retenti les deux coups

hÈsitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce

quíelle savait sur la famille Swann, líobscur et incertain personnage

qui se dÈtachait, suivi de ma grandímËre, sur un fond de tÈnËbres, et

quíon reconnaissait ‡ la voix. Mais mÍme au point de vue des plus

insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout

matÈriellement constituÈ, identique pour tout le monde et dont chacun

nía quí‡ aller prendre connaissance comme díun cahier des charges ou

díun testament; notre personnalitÈ sociale est une crÈation de la

pensÈe des autres. MÍme líacte si simple que nous appelons ´voir une

personne que nous connaissonsª est en partie un acte intellectuel.

Nous remplissons líapparence physique de líÍtre que nous voyons, de

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toutes les notions que nous avons sur lui et dans líaspect total que

nous nous reprÈsentons, ces notions ont certainement la plus grande

part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par

suivre en une adhÈrence si exacte la ligne du nez, elles se mÍlent si

bien de nuancer la sonoritÈ de la voix comme si celle-ci níÈtait

quíune transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce

visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous

retrouvons, que nous Ècoutons. Sans doute, dans le Swann quíils

síÈtaient constituÈ, mes parents avaient omis par ignorance de faire

entrer une foule de particularitÈs de sa vie mondaine que Ètaient

cause que díautres personnes, quand elles Ètaient en sa prÈsence,

voyaient les ÈlÈgances rÈgner dans son visage et síarrÍter ‡ son nez

busquÈ comme ‡ leur frontiËre naturelle; mais aussi ils avaient pu

entasser dans ce visage dÈsaffectÈ de son prestige, vacant et

spacieux, au fond de ces yeux dÈprÈciÈs, le vague et doux

rÈsidu,ómi-mÈmoire, mi-oubli,ódes heures oisives passÈes ensemble

aprËs nos dÓners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au

jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. Líenveloppe

corporelle de notre ami en avait ÈtÈ si bien bourrÈe, ainsi que de

quelques souvenirs relatifs ‡ ses parents, que ce Swann-l‡ Ètait

devenu un Ítre complet et vivant, et que jíai líimpression de quitter

une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,

dans ma mÈmoire, du Swann que jíai connu plus tard avec exactitude je

passe ‡ ce premier Swann,ó‡ ce premier Swann dans lequel je retrouve

les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui díailleurs ressemble

moins ‡ líautre quíaux personnes que jíai connues ‡ la mÍme Èpoque,

comme síil en Ètait de notre vie ainsi que díun musÈe o? tous les

portraits díun mÍme temps ont un air de famille, une mÍme tonalitÈó‡

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ce premier Swann rempli de loisir, parfumÈ par líodeur du grand

marronnier, des paniers de framboises et díun brin díestragon.

Pourtant un jour que ma grandímËre Ètait allÈe demander un service ‡

une dame quíelle avait connue au SacrÈ-Cúur (et avec laquelle, ‡ cause

de notre conception des castes elle níavait pas voulu rester en

relations malgrÈ une sympathie rÈciproque), la marquise de

Villeparisis, de la cÈlËbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait

dit: ´Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand

ami de mes neveux des Laumesª. Ma grandímËre Ètait revenue de sa

visite enthousiasmÈe par la maison qui donnait sur des jardins et o?

Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier

et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle

Ètait entrÈe demander quíon fÓt un point ‡ sa jupe quíelle avait

dÈchirÈe dans líescalier. Ma grandímËre avait trouvÈ ces gens

parfaits, elle dÈclarait que la petite Ètait une perle et que le

giletier Ètait líhomme le plus distinguÈ, le mieux quíelle e?t jamais

vu. Car pour elle, la distinction Ètait quelque chose díabsolument

indÈpendant du rang social. Elle síextasiait sur une rÈponse que le

giletier lui avait faite, disant ‡ maman: ´SÈvignÈ níaurait pas mieux

dit!ª et en revanche, díun neveu de Mme de Villeparisis quíelle avait

rencontrÈ chez elle: ´Ah! ma fille, comme il est commun!ª

Or le propos relatif ‡ Swann avait eu pour effet non pas de relever

celui-ci dans líesprit de ma grandítante, mais díy abaisser Mme de

Villeparisis. Il semblait que la considÈration que, sur la foi de ma

grandímËre, nous accordions ‡ Mme de Villeparisis, lui crÈ‚t un devoir

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de ne rien faire qui líen rendÓt moins digne et auquel elle avait

manquÈ en apprenant líexistence de Swann, en permettant ‡ des parents

‡ elle de le frÈquenter. ´Comment elle connaÓt Swann? Pour une

personne que tu prÈtendais parente du marÈchal de Mac-Mahon!ª Cette

opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite

confirmÈe par son mariage avec une femme de la pire sociÈtÈ, presque

une cocotte que, díailleurs, il ne chercha jamais ‡ prÈsenter,

continuant ‡ venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais

díaprËs laquelle ils crurent pouvoir jugerósupposant que cíÈtait l‡

quíil líavait priseóle milieu, inconnu díeux, quíil frÈquentait

habituellement.

Mais une fois, mon grand-pËre lut dans un journal que M. Swann Ètait

un des plus fidËles habituÈs des dÈjeuners du dimanche chez le duc de

X..., dont le pËre et líoncle avaient ÈtÈ les hommes dí…tat les plus

en vue du rËgne de Louis-Philippe. Or mon grand-pËre Ètait curieux de

tous les petits faits qui pouvaient líaider ‡ entrer par la pensÈe

dans la vie privÈe díhommes comme MolÈ, comme le duc Pasquier, comme

le duc de Broglie. Il fut enchantÈ díapprendre que Swann frÈquentait

des gens qui les avaient connus. Ma grandítante au contraire

interprÈta cette nouvelle dans un sens dÈfavorable ‡ Swann: quelquíun

qui choisissait ses frÈquentations en dehors de la caste o? il Ètait

nÈ, en dehors de sa ´classeª sociale, subissait ‡ ses yeux un f‚cheux

dÈclassement. Il lui semblait quíon renonÁ‚t díun coup au fruit de

toutes les belles relations avec des gens bien posÈs, quíavaient

honorablement entretenues et engrangÈes pour leurs enfants les

familles prÈvoyantes; (ma grandítante avait mÍme cessÈ de voir le fils

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díun notaire de nos amis parce quíil avait ÈpousÈ une altesse et Ètait

par l‡ descendu pour elle du rang respectÈ de fils de notaire ‡ celui

díun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garÁons

díÈcurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des

bontÈs). Elle bl‚ma le projet quíavait mon grand-pËre díinterroger

Swann, le soir prochain o? il devait venir dÓner, sur ces amis que

nous lui dÈcouvrions. Díautre part les deux súurs de ma grandímËre,

vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,

dÈclarËrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frËre pouvait

trouver ‡ parler de niaiseries pareilles. CíÈtaient des personnes

díaspirations ÈlevÈes et qui ‡ cause de cela mÍme Ètaient incapables

de síintÈresser ‡ ce quíon appelle un potin, e?t-il mÍme un intÈrÍt

historique, et díune faÁon gÈnÈrale ‡ tout ce qui ne se rattachait pas

directement ‡ un objet esthÈtique ou vertueux. Le dÈsintÈressement de

leur pensÈe Ètait tel, ‡ líÈgard de tout ce qui, de prËs ou de loin

semblait se rattacher ‡ la vie mondaine, que leur sens auditif,óayant

fini par comprendre son inutilitÈ momentanÈe dËs quí‡ dÓner la

conversation prenait un ton frivole ou seulement terre ‡ terre sans

que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui

leur Ètaient chers,ómettait alors au repos ses organes rÈcepteurs et

leur laissait subir un vÈritable commencement díatrophie. Si alors mon

grand-pËre avait besoin díattirer líattention des deux súurs, il

fallait quíil e?t recours ‡ ces avertissements physiques dont usent

les mÈdecins aliÈnistes ‡ líÈgard de certains maniaques de la

distraction: coups frappÈs ‡ plusieurs reprises sur un verre avec la

lame díun couteau, coÔncidant avec une brusque interpellation de la

voix et du regard, moyens violents que ces psychi‚tres transportent

souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit

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par habitude professionnelle, soit quíils croient tout le monde un peu

fou.

Elles furent plus intÈressÈes quand la veille du jour o? Swann devait

venir dÓner, et leur avait personnellement envoyÈ une caisse de vin

díAsti, ma tante, tenant un numÈro du Figaro o? ‡ cÙtÈ du nom díun

tableau qui Ètait ‡ une Exposition de Corot, il y avait ces mots: ´de

la collection de M. Charles Swannª, nous dit: ´Vous avez vu que Swann

a ´les honneursª du Figaro?ªó´Mais je vous ai toujours dit quíil avait

beaucoup de go?tª, dit ma grandímËre. ´Naturellement toi, du moment

quíil síagit díÍtre díun autre avis que nousª, rÈpondit ma grandítante

qui, sachant que ma grandímËre níÈtait jamais du mÍme avis quíelle, et

níÈtant bien s?re que ce f?t ‡ elle-mÍme que nous donnions toujours

raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de

ma grandímËre contre lesquelles elle t‚chait de nous solidariser de

force avec les siennes. Mais nous rest‚mes silencieux. Les súurs de ma

grandímËre ayant manifestÈ líintention de parler ‡ Swann de ce mot du

Figaro, ma grandítante le leur dÈconseilla. Chaque fois quíelle voyait

aux autres un avantage si petit f?t-il quíelle níavait pas, elle se

persuadait que cíÈtait non un avantage mais un mal et elle les

plaignait pour ne pas avoir ‡ les envier. ´Je crois que vous ne lui

feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait trËs

dÈsagrÈable de voir mon nom imprimÈ tout vif comme cela dans le

journal, et je ne serais pas flattÈe du tout quíon míen parl‚t.ª Elle

ne síentÍta pas díailleurs ‡ persuader les súurs de ma grandímËre; car

celles-ci par horreur de la vulgaritÈ poussaient si loin líart de

dissimuler sous des pÈriphrases ingÈnieuses une allusion personnelle

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quíelle passait souvent inapperÁue de celui mÍme ‡ qui elle

síadressait. Quant ‡ ma mËre elle ne pensait quí‡ t‚cher díobtenir de

mon pËre quíil consentÓt ‡ parler ‡ Swann non de sa femme mais de sa

fille quíil adorait et ‡ cause de laquelle disait-on il avait fini par

faire ce mariage. ´Tu pourrais ne lui dire quíun mot, lui demander

comment elle va. Cela doit Ítre si cruel pour lui.ª Mais mon pËre se

f‚chait: ´Mais non! tu as des idÈes absurdes. Ce serait ridicule.ª

Mais le seul díentre nous pour qui la venue de Swann devint líobjet

díune prÈoccupation douloureuse, ce fut moi. Cíest que les soirs o?

des Ètrangers, ou seulement M. Swann, Ètaient l‡, maman ne montait pas

dans ma chambre. Je ne dÓnais pas ‡ table, je venais aprËs dÓner au

jardin, et ‡ neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je

dÓnais avant tout le monde et je venais ensuite míasseoir ‡ table,

jusquí‡ huit heures o? il Ètait convenu que je devais monter; ce

baiser prÈcieux et fragile que maman me confiait díhabitude dans mon

lit au moment de míendormir il me fallait le transporter de la salle ‡

manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me

dÈshabillais, sans que se bris‚t sa douceur, sans que se rÈpandÓt et

síÈvapor‚t sa vertu volatile et, justement ces soirs-l‡ o? jíaurais eu

besoin de le recevoir avec plus de prÈcaution, il fallait que je le

prisse, que je le dÈrobasse brusquement, publiquement, sans mÍme avoir

le temps et la libertÈ díesprit nÈcessaires pour porter ‡ ce que je

faisais cette attention des maniaques qui síefforcent de ne pas penser

‡ autre chose pendant quíils ferment une porte, pour pouvoir, quand

líincertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le

souvenir du moment o? ils líont fermÈe. Nous Ètions tous au jardin

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quand retentirent les deux coups hÈsitants de la clochette. On savait

que cíÈtait Swann; nÈanmoins tout le monde se regarda díun air

interrogateur et on envoya ma grandímËre en reconnaissance. ´Pensez ‡

le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quíil est

dÈlicieux et la caisse est Ènorme, recommanda mon grandí-pËre ‡ ses

deux belles-súurs.ª ´Ne commencez pas ‡ chuchoter, dit ma grandítante.

Comme cíest confortable díarriver dans une maison o? tout le monde

parle bas.ª ´Ah! voil‡ M. Swann. Nous allons lui demander síil croit

quíil fera beau demainª, dit mon pËre. Ma mËre pensait quíun mot

díelle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu

faire ‡ Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de líemmener un

peu ‡ líÈcart. Mais je la suivis; je ne pouvais me dÈcider ‡ la

quitter díun pas en pensant que tout ‡ líheure il faudrait que je la

laisse dans la salle ‡ manger et que je remonte dans ma chambre sans

avoir comme les autres soirs la consolation quíelle vÓnt míembrasser.

´Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre

fille; je suis s?re quíelle a dÈj‡ le go?t des belles úuvres comme son

papa.ª ´Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la vÈrandaª,

dit mon grand-pËre en síapprochant. Ma mËre fut obligÈe de

síinterrompre, mais elle tira de cette contrainte mÍme une pensÈe

dÈlicate de plus, comme les bons poËtes que la tyrannie de la rime

force ‡ trouver leurs plus grandes beautÈs: ´Nous reparlerons díelle

quand nous serons tous les deux, dit-elle ‡ mi-voix ‡ Swann. Il níy a

quíune maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis s?re que la

sienne serait de mon avis.ª Nous nous assÓmes tous autour de la table

de fer. Jíaurais voulu ne pas penser aux heures díangoisse que je

passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir míendormir; je

t‚chais de me persuader quíelles níavaient aucune importance, puisque

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je les aurais oubliÈes demain matin, de míattacher ‡ des idÈes

díavenir qui auraient d? me conduire comme sur un pont au del‡ de

líabÓme prochain qui míeffrayait. Mais mon esprit tendu par ma

prÈoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma

mËre, ne se laissait pÈnÈtrer par aucune impression ÈtrangËre. Les

pensÈes entraient bien en lui, mais ‡ condition de laisser dehors tout

ÈlÈment de beautÈ ou simplement de drÙlerie qui míe?t touchÈ ou

distrait. Comme un malade, gr‚ce ‡ un anesthÈsique, assiste avec une

pleine luciditÈ ‡ líopÈration quíon pratique sur lui, mais sans rien

sentir, je pouvais me rÈciter des vers que jíaimais ou observer les

efforts que mon grand-pËre faisait pour parler ‡ Swann du duc

díAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent Èprouver aucune

Èmotion, les seconds aucune gaÓtÈ. Ces efforts furent infructueux. A

peine mon grand-pËre eut-il posÈ ‡ Swann une question relative ‡ cet

orateur quíune des súurs de ma grandímËre aux oreilles de qui cette

question rÈsonna comme un silence profond mais intempestif et quíil

Ètait poli de rompre, interpella líautre: ´Imagine-toi, CÈline, que

jíai fait la connaissance díune jeune institutrice suÈdoise qui mía

donnÈ sur les coopÈratives dans les pays scandinaves des dÈtails tout

ce quíil y a de plus intÈressants. Il faudra quíelle vienne dÓner ici

un soir.ª ´Je crois bien! rÈpondit sa súur Flora, mais je níai pas

perdu mon temps non plus. Jíai rencontrÈ chez M. Vinteuil un vieux

savant qui connaÓt beaucoup Maubant, et ‡ qui Maubant a expliquÈ dans

le plus grand dÈtail comment il síy prend pour composer un rÙle. Cíest

tout ce quíil y a de plus intÈressant. Cíest un voisin de M. Vinteuil,

je níen savais rien; et il est trËs aimable.ª ´Il níy a pas que M.

Vinteuil qui ait des voisins aimablesª, síÈcria ma tante CÈline díune

voix que la timiditÈ rendait forte et la prÈmÈditation, factice, tout

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en jetant sur Swann ce quíelle appelait un regard significatif. En

mÍme temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase Ètait le

remerciement de CÈline pour le vin díAsti, regardait Ègalement Swann

avec un air mÍlÈ de congratulation et díironie, soit simplement pour

souligner le trait díesprit da sa súur, soit quíelle envi‚t Swann de

líavoir inspirÈ, soit quíelle ne p?t síempÍcher de se moquer de lui

parce quíelle le croyait sur la sellette. ´Je crois quíon pourra

rÈussir ‡ avoir ce monsieur ‡ dÓner, continua Flora; quand on le met

sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans síarrÍter.ª

´Ce doit Ítre dÈlicieuxª, soupira mon grand-pËre dans líesprit de qui

la nature avait malheureusement aussi complËtement omis díinclure la

possibilitÈ de síintÈresser passionnÈment aux coopÈratives suÈdoises

ou ‡ la composition des rÙles de Maubant, quíelle avait oubliÈ de

fournir celui des súurs de ma grandímËre du petit grain de sel quíil

faut ajouter soi-mÍme pour y trouver quelque saveur, ‡ un rÈcit sur la

vie intime de MolÈ ou du comte de Paris. ´Tenez, dit Swann ‡ mon

grand-pËre, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela níen

a líair avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les

choses níont pas ÈnormÈment changÈ. Je relisais ce matin dans

Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusÈ. Cíest dans le volume

sur son ambassade díEspagne; ce níest pas un des meilleurs, ce níest

guËre quíun journal, mais du moins un journal merveilleusement Ècrit,

ce qui fait dÈj‡ une premiËre diffÈrence avec les assommants journaux

que nous nous croyons obligÈs de lire matin et soir.ª ´Je ne suis pas

de votre avis, il y a des jours o? la lecture des journaux me semble

fort agrÈable...ª, interrompit ma tante Flora, pour montrer quíelle

avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. ´Quand ils

parlent de choses ou de gens qui nous intÈressent!ª enchÈrit ma tante

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CÈline. ´Je ne dis pas non, rÈpondit Swann ÈtonnÈ. Ce que je reproche

aux journaux cíest de nous faire faire attention tous les jours ‡ des

choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans

notre vie les livres o? il y a des choses essentielles. Du moment que

nous dÈchirons fiÈvreusement chaque matin la bande du journal, alors

on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne

sais pas, les...PensÈes de Pascal! (il dÈtacha ce mot díun ton

díemphase ironique pour ne pas avoir líair pÈdant). Et cíest dans le

volume dorÈ sur tranches que nous níouvrons quíune fois tous les dix

ans, ajouta-t-il en tÈmoignant pour les choses mondaines ce dÈdain

quíaffectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine

de GrËce est allÈe ‡ Cannes ou que la princesse de LÈon a donnÈ un bal

costumÈ. Comme cela la juste proportion serait rÈtablie.ª Mais

regrettant de síÍtre laissÈ aller ‡ parler mÍme lÈgËrement de choses

sÈrieuses: ´Nous avons une bien belle conversation, dit-il

ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces ´sommetsª, et

se tournant vers mon grand-pËre: ´Donc Saint-Simon raconte que

Maulevrier avait eu líaudace de tendre la main ‡ ses fils. Vous savez,

cíest ce Maulevrier dont il dit: ´Jamais je ne vis dans cette Èpaisse

bouteille que de líhumeur, de la grossiËretÈ et des sottises.ª

´…paisses ou non, je connais des bouteilles o? il y a tout autre

choseª, dit vivement Flora, qui tenait ‡ avoir remerciÈ Swann elle

aussi, car le prÈsent de vin díAsti síadressait aux deux. CÈline se

mit ‡ rire. Swann interloquÈ reprit: ´Je ne sais si ce fut ignorance

ou panneau, Ècrit Saint-Simon, il voulut donner la main ‡ mes enfants.

Je míen aperÁus assez tÙt pour líen empÍcher.ª Mon grand-pËre

síextasiait dÈj‡ sur ´ignorance ou panneauª, mais Mlle CÈline, chez

qui le nom de Saint-Simon,óun littÈrateur,óavait empÍchÈ líanesthÈsie

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complËte des facultÈs auditives, síindignait dÈj‡: ´Comment? vous

admirez cela? Eh bien! cíest du joli! Mais quíest-ce que cela peut

vouloir dire; est-ce quíun homme níest pas autant quíun autre?

Quíest-ce que cela peut faire quíil soit duc ou cocher síil a de

líintelligence et du cúur? Il avait une belle maniËre díÈlever ses

enfants, votre Saint-Simon, síil ne leur disait pas de donner la main

‡ tous les honnÍtes gens. Mais cíest abominable, tout simplement. Et

vous osez citer cela?ª Et mon grand-pËre navrÈ, sentant

líimpossibilitÈ, devant cette obstruction, de chercher ‡ faire

raconter ‡ Swann, les histoires qui líeussent amusÈ disait ‡ voix

basse ‡ maman: ´Rappelle-moi donc le vers que tu mías appris et qui me

soulage tant dans ces moments-l‡. Ah! oui: ´Seigneur, que de vertus

vous nous faites haÔr!" Ah! comme cíest bien!ª

Je ne quittais pas ma mËre des yeux, je savais que quand on serait ‡

table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durÈe du

dÓner et que pour ne pas contrarier mon pËre, maman ne me laisserait

pas líembrasser ‡ plusieurs reprises devant le monde, comme si Áíavait

ÈtÈ dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle ‡ manger,

pendant quíon commencerait ‡ dÓner et que je sentirais approcher

líheure, de faire díavance de ce baiser qui serait si court et furtif,

tout ce que jíen pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la

place de la joue que jíembrasserais, de prÈparer ma pensÈe pour

pouvoir gr‚ce ‡ ce commencement mental de baiser consacrer toute la

minute que míaccorderait maman ‡ sentir sa joue contre mes lËvres,

comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes sÈances de pose,

prÈpare sa palette, et a fait díavance de souvenir, díaprËs ses notes,

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tout ce pour quoi il pouvait ‡ la rigueur se passer de la prÈsence du

modËle. Mais voici quíavant que le dÓner f?t sonnÈ mon grand-pËre eut

la fÈrocitÈ inconsciente de dire: ´Le petit a líair fatiguÈ, il

devrait monter se coucher. On dÓne tard du reste ce soir.ª Et mon

pËre, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grandímËre et

que ma mËre la foi des traitÈs, dit: ´Oui, allons, vas te coucher.ª Je

voulus embrasser maman, ‡ cet instant on entendit la cloche du dÓner.

´Mais non, voyons, laisse ta mËre, vous vous Ítes assez dit bonsoir

comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!ª Et il

me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de

líescalier, comme dit líexpression populaire, ‡ ´contre-cúurª, montant

contre mon cúur qui voulait retourner prËs de ma mËre parce quíelle ne

lui avait pas, en míembrassant, donnÈ licence de me suivre. Cet

escalier dÈtestÈ o? je míengageais toujours si tristement, exhalait

une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbÈ, fixÈ, cette

sorte particuliËre de chagrin que je ressentais chaque soir et la

rendait peut-Ítre plus cruelle encore pour ma sensibilitÈ parce que

sous cette forme olfactive mon intelligence níen pouvait plus prendre

sa part. Quand nous dormons et quíune rage de dents níest encore

perÁue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforÁons deux

cents fois de suite de tirer de líeau ou que comme un vers de MoliËre

que nous nous rÈpÈtons sans arrÍter, cíest un grand soulagement de

nous rÈveiller et que notre intelligence puisse dÈbarrasser líidÈe de

rage de dents, de tout dÈguisement hÈroÔque ou cadencÈ. Cíest

líinverse de ce soulagement que jíÈprouvais quand mon chagrin de

monter dans ma chambre entrait en moi díune faÁon infiniment plus

rapide, presque instantanÈe, ‡ la fois insidieuse et brusque, par

líinhalation,óbeaucoup plus toxique que la pÈnÈtration morale,óde

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líodeur de vernis particuliËre ‡ cet escalier. Une fois dans ma

chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets,

creuser mon propre tombeau, en dÈfaisant mes couvertures, revÍtir le

suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de míensevelir dans le lit de

fer quíon avait ajoutÈ dans la chambre parce que jíavais trop chaud

líÈtÈ sous les courtines de reps du grand lit, jíeus un mouvement de

rÈvolte, je voulus essayer díune ruse de condamnÈ. JíÈcrivis ‡ ma mËre

en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui

dire dans ma lettre. Mon effroi Ètait que FranÁoise, la cuisiniËre de

ma tante qui Ètait chargÈe de síoccuper de moi quand jíÈtais ‡

Combray, refus‚t de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire

une commission ‡ ma mËre quand il y avait du monde lui paraÓtrait

aussi impossible que pour le portier díun thÈ‚tre de remettre une

lettre ‡ un acteur pendant quíil est en scËne. Elle possÈdait ‡

líÈgard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code

impÈrieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions

insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait líapparence de ces lois

antiques qui, ‡ cÙtÈ de prescriptions fÈroces comme de massacrer les

enfants ‡ la mamelle, dÈfendent avec une dÈlicatesse exagÈrÈe de faire

bouillir le chevreau dans le lait de sa mËre, ou de manger dans un

animal le nerf de la cuisse). Ce code, si líon en jugeait par

líentÍtement soudain quíelle mettait ‡ ne pas vouloir faire certaines

commissions que nous lui donnions, semblait avoir prÈvu des

complexitÈs sociales et des raffinements mondains tels que rien dans

líentourage de FranÁoise et dans sa vie de domestique de village

níavait pu les lui suggÈrer; et líon Ètait obligÈ de se dire quíil y

avait en elle un passÈ franÁais trËs ancien, noble et mal compris,

comme dans ces citÈs manufacturiËres o? de vieux hÙtels tÈmoignent

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quíil y eut jadis une vie de cour, et o? les ouvriers díune usine de

produits chimiques travaillent au milieu de dÈlicates sculptures qui

reprÈsentent le miracle de saint ThÈophile ou les quatre fils Aymon.

Dans le cas particulier, líarticle du code ‡ cause duquel il Ètait peu

probable que sauf le cas díincendie FranÁoise all‚t dÈranger maman en

prÈsence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait

simplement le respect quíelle professait non seulement pour les

parents,ócomme pour les morts, les prÍtres et les rois,ómais encore

pour líÈtranger ‡ qui on donne líhospitalitÈ, respect qui míaurait

peut-Ítre touchÈ dans un livre mais qui míirritait toujours dans sa

bouche, ‡ cause du ton grave et attendri quíelle prenait pour en

parler, et davantage ce soir o? le caractËre sacrÈ quíelle confÈrait

au dÓner avait pour effet quíelle refuserait díen troubler la

cÈrÈmonie. Mais pour mettre une chance de mon cÙtÈ, je níhÈsitai pas ‡

mentir et ‡ lui dire que ce níÈtait pas du tout moi qui avais voulu

Ècrire ‡ maman, mais que cíÈtait maman qui, en me quittant, míavait

recommandÈ de ne pas oublier de lui envoyer une rÈponse relativement ‡

un objet quíelle míavait priÈ de chercher; et elle serait certainement

trËs f‚chÈe si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que FranÁoise

ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens Ètaient

plus puissants que les nÙtres, elle discernait immÈdiatement, ‡ des

signes insaisissables pour nous, toute vÈritÈ que nous voulions lui

cacher; elle regarda pendant cinq minutes líenveloppe comme si

líexamen du papier et líaspect de líÈcriture allaient la renseigner

sur la nature du contenu ou lui apprendre ‡ quel article de son code

elle devait se rÈfÈrer. Puis elle sortit díun air rÈsignÈ qui semblait

signifier: ´Cíest-il pas malheureux pour des parents díavoir un enfant

pareil!ª Elle revint au bout díun moment me dire quíon níen Ètait

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encore quí‡ la glace, quíil Ètait impossible au maÓtre díhÙtel de

remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand

on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer

‡ maman. AussitÙt mon anxiÈtÈ tomba; maintenant ce níÈtait plus comme

tout ‡ líheure pour jusquí‡ demain que jíavais quittÈ ma mËre, puisque

mon petit mot allait, la f‚chant sans doute (et doublement parce que

ce manËge me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins

entrer invisible et ravi dans la mÍme piËce quíelle, allait lui parler

de moi ‡ líoreille; puisque cette salle ‡ manger interdite, hostile,

o?, il y avait un instant encore, la glace elle-mÍmeóle ´granitȪóet

les rince-bouche me semblaient recÈler des plaisirs malfaisants et

mortellement tristes parce que maman les go?tait loin de moi,

síouvrait ‡ moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son

enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusquí‡ mon cúur enivrÈ

líattention de maman tandis quíelle lirait mes lignes. Maintenant je

níÈtais plus sÈparÈ díelle; les barriËres Ètaient tombÈes, un fil

dÈlicieux nous rÈunissait. Et puis, ce níÈtait pas tout: maman allait

sans doute venir!

Líangoisse que je venais díÈprouver, je pensais que Swann síen serait

bien moquÈ síil avait lu ma lettre et en avait devinÈ le but; or, au

contraire, comme je líai appris plus tard, une angoisse semblable fut

le tourment de longues annÈes de sa vie et personne, aussi bien que

lui peut-Ítre, níaurait pu me comprendre; lui, cette angoisse quíil y

a ‡ sentir líÍtre quíon aime dans un lieu de plaisir o? líon níest

pas, o? líon ne peut pas le rejoindre, cíest líamour qui la lui a fait

connaÓtre, líamour auquel elle est en quelque sorte prÈdestinÈe, par

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lequel elle sera accaparÈe, spÈcialisÈe; mais quand, comme pour moi,

elle est entrÈe en nous avant quíil ait encore fait son apparition

dans notre vie, elle flotte en líattendant, vague et libre, sans

affectation dÈterminÈe, au service un jour díun sentiment, le

lendemain díun autre, tantÙt de la tendresse filiale ou de líamitiÈ

pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier

apprentissage quand FranÁoise revint me dire que ma lettre serait

remise, Swann líavait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous

donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand

arrivant ‡ líhÙtel ou au thÈ‚tre o? elle se trouve, pour quelque bal,

redoute, ou premiËre o? il va la retrouver, cet ami nous aperÁoit

errant dehors, attendant dÈsespÈrÈment quelque occasion de communiquer

avec elle. Il nous reconnaÓt, nous aborde familiËrement, nous demande

ce que nous faisons l‡. Et comme nous inventons que nous avons quelque

chose díurgent ‡ dire ‡ sa parente ou amie, il nous assure que rien

níest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet

de nous líenvoyer avant cinq minutes. Que nous líaimonsócomme en ce

moment jíaimais FranÁoiseó, líintermÈdiaire bien intentionnÈ qui díun

mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la

fÍte inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que

des tourbillons ennemis, pervers et dÈlicieux entraÓnaient loin de

nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en

jugeons par lui, le parent qui nous a accostÈ et qui est lui aussi un

des initiÈs des cruels mystËres, les autres invitÈs de la fÍte ne

doivent rien avoir de bien dÈmoniaque. Ces heures inaccessibles et

suppliciantes o? elle allait go?ter des plaisirs inconnus, voici que

par une brËche inespÈrÈe nous y pÈnÈtrons; voici quíun des moments

dont la succession les aurait composÈes, un moment aussi rÈel que les

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autres, mÍme peut-Ítre plus important pour nous, parce que notre

maÓtresse y est plus mÍlÈe, nous nous le reprÈsentons, nous le

possÈdons, nous y intervenons, nous líavons crÈÈ presque: le moment o?

on va lui dire que nous sommes l‡, en bas. Et sans doute les autres

moments de la fÍte ne devaient pas Ítre díune essence bien diffÈrente

de celui-l‡, ne devaient rien avoir de plus dÈlicieux et qui d?t tant

nous faire souffrir puisque líami bienveillant nous a dit: ´Mais elle

sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de

causer avec vous que pe síennuyer l‡-haut.ª HÈlas! Swann en avait fait

líexpÈrience, les bonnes intentions díun tiers sont sans pouvoir sur

une femme qui síirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fÍte

par quelquíun quíelle níaime pas. Souvent, líami redescend seul.

Ma mËre ne vint pas, et sans mÈnagements pour mon amour-propre (engagÈ

‡ ce que la fable de la recherche dont elle Ètait censÈe míavoir priÈ

de lui dire le rÈsultat ne f?t pas dÈmentie) me fit dire par FranÁoise

ces mots: ´Il níy a pas de rÈponseª que depuis jíai si souvent entendu

des concierges de ´palacesª ou des valets de pied de tripots,

rapporter ‡ quelque pauvre fille qui síÈtonne: ´Comment, il nía rien

dit, mais cíest impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre.

Cíest bien, je vais attendre encore.ª Etóde mÍme quíelle assure

invariablement níavoir pas besoin du bec supplÈmentaire que le

concierge veut allumer pour elle, et reste l‡, níentendant plus que

les rares propos sur le temps quíil fait Èchanger entre le concierge

et un chasseur quíil envoie tout díun coup en síapercevant de líheure,

faire rafraÓchir dans la glace la boisson díun client,óayant dÈclinÈ

líoffre de FranÁoise de me faire de la tisane ou de rester auprËs de

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moi, je la laissai retourner ‡ líoffice, je me couchai et je fermai

les yeux en t‚chant de ne pas entendre la voix de mes parents qui

prenaient le cafÈ au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je

sentis quíen Ècrivant ce mot ‡ maman, en míapprochant, au risque de la

f‚cher, si prËs díelle que jíavais cru toucher le moment de la revoir,

je míÈtais barrÈ la possibilitÈ de míendormir sans líavoir revue, et

les battements de mon cúur, de minute en minute devenaient plus

douloureux parce que jíaugmentais mon agitation en me prÍchant un

calme qui Ètait líacceptation de mon infortune. Tout ‡ coup mon

anxiÈtÈ tomba, une fÈlicitÈ míenvahit comme quand un mÈdicament

puissant commence ‡ agir et nous enlËve une douleur: je venais de

prendre la rÈsolution de ne plus essayer de míendormir sans avoir revu

maman, de líembrasser co?te que co?te, bien que ce f?t avec la

certitude díÍtre ensuite f‚chÈ pour longtemps avec elle, quand elle

remonterait se coucher. Le calme qui rÈsultait de mes angoisses finies

me mettait dans un allÈgresse extraordinaire, non moins que líattente,

la soif et la peur du danger. Jíouvris la fenÍtre sans bruit et

míassis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin

quíon ne míentendÓt pas díen bas. Dehors, les choses semblaient, elles

aussi, figÈes en une muette attention ‡ ne pas troubler le clair de

lune, qui doublant et reculant chaque chose par líextension devant

elle de son reflet, plus dense et concret quíelle-mÍme, avait ‡ la

fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repliÈ jusque-l‡,

quíon dÈveloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de

marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exÈcutÈ

jusque dans ses moindres nuances et ses derniËres dÈlicatesses, ne

bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait

circonscrit. ExposÈs sur ce silence qui níen absorbait rien, les

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bruits les plus ÈloignÈs, ceux qui devaient venir de jardins situÈs ‡

líautre bout de la ville, se percevaient dÈtaillÈs avec un tel ´finiª

quíils semblaient ne devoir cet effet de lointain quí‡ leur

pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exÈcutÈs par

líorchestre du Conservatoire que quoiquíon níen perde pas une note on

croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous

les vieux abonnÈs,óles súurs de ma grandímËre aussi quand Swann leur

avait donnÈ ses places,ótendaient líoreille comme síils avaient ÈcoutÈ

les progrËs lointains díune armÈe en marche qui níaurait pas encore

tournÈ la rue de TrÈvise.

Je savais que le cas dans lequel je me mettais Ètait de tous celui qui

pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les consÈquences

les plus graves, bien plus graves en vÈritÈ quíun Ètranger níaurait pu

le supposer, de celles quíil aurait cru que pouvaient produire seules

des fautes vraiment honteuses. Mais dans líÈducation quíon me donnait,

líordre des fautes níÈtait pas le mÍme que dans líÈducation des autres

enfants et on míavait habituÈ ‡ placer avant toutes les autres (parce

que sans doute il níy en avait pas contre lesquelles jíeusse besoin

díÍtre plus soigneusement gardÈ) celles dont je comprends maintenant

que leur caractËre commun est quíon y tombe en cÈdant ‡ une impulsion

nerveuse. Mais alors on ne prononÁait pas ce mot, on ne dÈclarait pas

cette origine qui aurait pu me faire croire que jíÈtais excusable díy

succomber ou mÍme peut-Ítre incapable díy rÈsister. Mais je les

reconnaissais bien ‡ líangoisse qui les prÈcÈdait comme ‡ la rigueur

du ch‚timent qui les suivait; et je savais que celle que je venais de

commettre Ètait de la mÍme famille que díautres pour lesquelles

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jíavais ÈtÈ sÈvËrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand

jíirais me mettre sur le chemin de ma mËre au moment o? elle monterait

se coucher, et quíelle verrait que jíÈtais restÈ levÈ pour lui redire

bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester ‡ la maison,

on me mettrait au collËge le lendemain, cíÈtait certain. Eh bien!

dussÈ-je me jeter par la fenÍtre cinq minutes aprËs, jíaimais encore

mieux cela. Ce que je voulais maintenant cíÈtait maman, cíÈtait lui

dire bonsoir, jíÈtais allÈ trop loin dans la voie qui menait ‡ la

rÈalisation de ce dÈsir pour pouvoir rebrousser chemin.

Jíentendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand

le grelot de la porte míeut averti quíil venait de partir, jíallai ‡

la fenÍtre. Maman demandait ‡ mon pËre síil avait trouvÈ la langouste

bonne et si M. Swann avait repris de la glace au cafÈ et ‡ la

pistache. ´Je líai trouvÈe bien quelconque, dit ma mËre; je crois que

la prochaine fois il faudra essayer díun autre parfum.ª ´Je ne peux

pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grandítante, il est

díun vieux!ª Ma grandítante avait tellement líhabitude de voir

toujours en Swann un mÍme adolescent, quíelle síÈtonnait de le trouver

tout ‡ coup moins jeune que lí‚ge quíelle continuait ‡ lui donner. Et

mes parents du reste commenÁaient ‡ lui trouver cette vieillesse

anormale, excessive, honteuse et mÈritÈe des cÈlibataires, de tous

ceux pour qui il semble que le grand jour qui nía pas de lendemain

soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et

que les moments síy additionnent depuis le matin sans se diviser

ensuite entre des enfants. ´Je crois quíil a beaucoup de soucis avec

sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain

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monsieur de Charlus. Cíest la fable de la ville.ª Ma mËre fit

remarquer quíil avait pourtant líair bien moins triste depuis quelque

temps. ´Il fait aussi moins souvent ce geste quíil a tout ‡ fait comme

son pËre de síessuyer les yeux et de se passer la main sur le front.

Moi je crois quíau fond il níaime plus cette femme.ª ´Mais

naturellement il ne líaime plus, rÈpondit mon grand-pËre. Jíai reÁu de

lui il y a dÈj‡ longtemps une lettre ‡ ce sujet, ‡ laquelle je me suis

empressÈ de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses

sentiments au moins díamour, pour sa femme. HÈ bien! vous voyez, vous

ne líavez pas remerciÈ pour líAstiª, ajouta mon grand-pËre en se

tournant vers ses deux belles-súurs. ´Comment, nous ne líavons pas

remerciÈ? je crois, entre nous, que je lui ai mÍme tournÈ cela assez

dÈlicatementª, repondit ma tante Flora. ´Oui, tu as trËs bien arrangÈ

cela: je tíai admirÈeª, dit ma tante CÈline. ´Mais toi tu as ÈtÈ trËs

bien aussi.ª ´Oui jíÈtais assez fiËre de ma phrase sur les voisins

aimables.ª ´Comment, cíest cela que vous appelez remercier! síÈcria

mon grand-pËre. Jíai bien entendu cela, mais du diable si jíai cru que

cíÈtait pour Swann. Vous pouvez Ítre s?res quíil nía rien compris.ª

´Mais voyons, Swann níest pas bÍte, je suis certaine quíil a apprÈciÈ.

Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le

prix du vin!ª Mon pËre et ma mËre restËrent seuls, et síassirent un

instant; puis mon pËre dit: ´HÈ bien! si tu veux, nous allons monter

nous coucher.ª ´Si tu veux, mon ami, bien que je níaie pas líombre de

sommeil; ce níest pas cette glace au cafÈ si anodine qui a pu pourtant

me tenir si ÈveillÈe; mais jíaperÁois de la lumiËre dans líoffice et

puisque la pauvre FranÁoise mía attendue, je vais lui demander de

dÈgrafer mon corsage pendant que tu vas te dÈshabiller.ª Et ma mËre

ouvrit la porte treillagÈe du vestibule qui donnait sur líescalier.

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BientÙt, je líentendis qui montait fermer sa fenÍtre. Jíallai sans

bruit dans le couloir; mon cúur battait si fort que jíavais de la

peine ‡ avancer, mais du moins il ne battait plus díanxiÈtÈ, mais

díÈpouvante et de joie. Je vis dans la cage de líescalier la lumiËre

projetÈe par la bougie de maman. Puis je la vis elle-mÍme; je

míÈlanÁai. A la premiËre seconde, elle me regarda avec Ètonnement, ne

comprenant pas ce qui Ètait arrivÈ. Puis sa figure prit une expression

de colËre, elle ne me disait mÍme pas un mot, et en effet pour bien

moins que cela on ne míadressait plus la parole pendant plusieurs

jours. Si maman míavait dit un mot, Áíaurait ÈtÈ admettre quíon

pouvait me reparler et díailleurs cela peut-Ítre míe?t paru plus

terrible encore, comme un signe que devant la gravitÈ du ch‚timent qui

allait se prÈparer, le silence, la brouille, eussent ÈtÈ puÈrils. Une

parole cíe?t ÈtÈ le calme avec lequel on rÈpond ‡ un domestique quand

on vient de dÈcider de le renvoyer; le baiser quíon donne ‡ un fils

quíon envoie síengager alors quíon le lui aurait refusÈ si on devait

se contenter díÍtre f‚chÈ deux jours avec lui. Mais elle entendit mon

pËre qui montait du cabinet de toilette o? il Ètait allÈ se

dÈshabiller et pour Èviter la scËne quíil me ferait, elle me dit díune

voix entrecoupÈe par la colËre: ´Sauve-toi, sauve-toi, quíau moins ton

pËre ne tíait vu ainsi attendant comme un fou!ª Mais je lui rÈpÈtais:

´Viens me dire bonsoirª, terrifiÈ en voyant que le reflet de la bougie

de mon pËre síÈlevait dÈj‡ sur le mur, mais aussi usant de son

approche comme díun moyen de chantage et espÈrant que maman, pour

Èviter que mon pËre me trouv‚t encore l‡ si elle continuait ‡ refuser,

allait me dire: ´Rentre dans ta chambre, je vais venir.ª Il Ètait trop

tard, mon pËre Ètait devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces

mots que personne níentendit: ´Je suis perdu!ª

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Il níen fut pas ainsi. Mon pËre me refusait constamment des

permissions qui míavaient ÈtÈ consenties dans les pactes plus larges

octroyÈs par ma mÈre et ma grandímËre parce quíil ne se souciait pas

des ´principesª et quíil níy avait pas avec lui de ´Droit des gensª.

Pour une raison toute contingente, ou mÍme sans raison, il me

supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si

consacrÈe, quíon ne pouvait míen priver sans parjure, ou bien, comme

il avait encore fait ce soir, longtemps avant líheure rituelle, il me

disait: ´Allons, monte te coucher, pas díexplication!ª Mais aussi,

parce quíil níavait pas de principes (dans le sens de ma grandímËre),

il níavait pas ‡ proprement parler díintransigeance. Il me regarda un

instant díun air ÈtonnÈ et f‚chÈ, puis dËs que maman lui eut expliquÈ

en quelques mots embarrassÈs ce qui Ètait arrivÈ, il lui dit: ´Mais va

donc avec lui, puisque tu disais justement que tu nías pas envie de

dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je níai besoin de rien.ª

´Mais, mon ami, rÈpondit timidement ma mËre, que jíaie envie ou non de

dormir, ne change rien ‡ la chose, on ne peut pas habituer cet

enfant...ª ´Mais il ne síagit pas díhabituer, dit mon pËre en haussant

les Èpaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a líair

dÈsolÈ, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu

líauras rendu malade, tu seras bien avancÈe! Puisquíil y a deux lits

dans sa chambre, dis donc ‡ FranÁoise de te prÈparer le grand lit et

couche pour cette nuit auprËs de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis

pas si nerveux que vous, je vais me coucher.ª

On ne pouvait pas remercier mon pËre; on líe?t agacÈ par ce quíil

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appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il

Ètait encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le

cachemire de líInde violet et rose quíil nouait autour de sa tÍte

depuis quíil avait des nÈvralgies, avec le geste díAbraham dans la

gravure díaprËs Benozzo Gozzoli que míavait donnÈe M. Swann, disant ‡

Sarah quíelle a ‡ se dÈpartir du cÙtÈ díœsaac. Il y a bien des annÈes

de cela. La muraille de líescalier, o? je vis monter le reflet de sa

bougie níexiste plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses

ont ÈtÈ dÈtruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles

se sont ÈdifiÈes donnant naissance ‡ des peines et ‡ des joies

nouvelles que je níaurais pu prÈvoir alors, de mÍme que les anciennes

me sont devenues difficiles ‡ comprendre. Il y a bien longtemps aussi

que mon pËre a cessÈ de pouvoir dire ‡ maman: ´Va avec le petit.ª La

possibilitÈ de telles heures ne renaÓtra jamais pour moi. Mais depuis

peu de temps, je recommence ‡ trËs bien percevoir si je prÍte

líoreille, les sanglots que jíeus la force de contenir devant mon pËre

et qui níÈclatËrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En

rÈalitÈ ils níont jamais cessÈ; et cíest seulement parce que la vie se

tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau,

comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la

ville pendant le jour quíon les croirait arrÍtÈes mais qui se

remettent ‡ sonner dans le silence du soir.

Maman passa cette nuit-l‡ dans ma chambre; au moment o? je venais de

commettre une faute telle que je míattendais ‡ Ítre obligÈ de quitter

la maison, mes parents míaccordaient plus que je níeusse jamais obtenu

díeux comme rÈcompense díune belle action. MÍme ‡ líheure o? elle se

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manifestait par cette gr‚ce, la conduite de mon pËre ‡ mon Ègard

gardait ce quelque chose díarbitraire et díimmÈritÈ qui la

caractÈrisait et qui tenait ‚ ce que gÈnÈralement elle rÈsultait

plutÙt de convenances fortuites que díun plan prÈmÈditÈ. Peut-Ítre

mÍme que ce que jíappelais sa sÈvÈritÈ, quand il míenvoyait me

coucher, mÈritait moins ce nom que celle de ma mËre ou ma grandímËre,

car sa nature, plus diffÈrente en certains points de la mienne que

níÈtait la leur, níavait probablement pas devinÈ jusquíici combien

jíÈtais malheureux tous les soirs, ce que ma mËre et ma grandímËre

savaient bien; mais elles míaimaient assez pour ne pas consentir ‡

míÈpargner de la souffrance, elles voulaient míapprendre ‡ la dominer

afin de diminuer ma sensibilitÈ nerveuse et fortifier ma volontÈ. Pour

mon pËre, dont líaffection pour moi Ètait díune autre sorte, je ne

sais pas síil aurait eu ce courage: pour une fois o? il venait de

comprendre que jíavais du chagrin, il avait dit ‡ ma mËre: ´Va donc le

consoler.ª Maman resta cette nuit-l‡ dans ma chambre et, comme pour ne

g‚ter díaucun remords ces heures si diffÈrentes de ce que jíavais eu

le droit díespÈrer, quand FranÁoise, comprenant quíil se passait

quelque chose díextraordinaire en voyant maman assise prËs de moi, qui

me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda:

´Mais Madame, quía donc Monsieur ‡ pleurer ainsi?ª maman lui rÈpondit:

´Mais il ne sait pas lui-mÍme, FranÁoise, il est ÈnervÈ; prÈparez-moi

vite le grand lit et montez vous coucher.ª Ainsi, pour la premiËre

fois, ma tristesse níÈtait plus considÈrÈe comme une faute punissable

mais comme un mal involontaire quíon venait de reconnaÓtre

officiellement, comme un Ètat nerveux dont je níÈtais pas responsable;

jíavais le soulagement de níavoir plus ‡ mÍler de scrupules ‡

líamertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans pÈchÈ. Je níÈtais

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pas non plus mÈdiocrement fier vis-‡-vis de FranÁoise de ce retour des

choses humaines, qui, une heure aprËs que maman avait refusÈ de monter

dans ma chambre et míavait fait dÈdaigneusement rÈpondre que je

devrais dormir, míÈlevait ‡ la dignitÈ de grande personne et míavait

fait atteindre tout díun coup ‡ une sorte de pubertÈ du chagrin,

díÈmancipation des larmes. Jíaurais d? Ítre heureux: je ne líÈtais

pas. Il me semblait que ma mËre venait de me faire une premiËre

concession qui devait lui Ítre douloureuse, que cíÈtait une premiËre

abdication de sa part devant líidÈal quíelle avait conÁu pour moi, et

que pour la premiËre fois, elle, si courageuse, síavouait vaincue. Il

me semblait que si je venais de remporter une victoire cíÈtait contre

elle, que jíavais rÈussi comme auraient pu faire la maladie, des

chagrins, ou lí‚ge, ‡ dÈtendre sa volontÈ, ‡ faire flÈchir sa raison

et que cette soirÈe commenÁait une Ëre, resterait comme une triste

date. Si jíavais osÈ maintenant, jíaurais dit ‡ maman: ´Non je ne veux

pas, ne couche pas ici.ª Mais je connaissais la sagesse pratique,

rÈaliste comme on dirait aujourdíhui, qui tempÈrait en elle la nature

ardemment idÈaliste de ma grandímËre, et je savais que, maintenant que

le mal Ètait fait, elle aimerait mieux míen laisser du moins go?ter le

plaisir calmant et ne pas dÈranger mon pËre. Certes, le beau visage de

ma mËre brillait encore de jeunesse ce soir-l‡ o? elle me tenait si

doucement les mains et cherchait ‡ arrÍter mes larmes; mais justement

il me semblait que cela níaurait pas d? Ítre, sa colËre e?t moins

triste pour moi que cette douceur nouvelle que níavait pas connue mon

enfance; il me semblait que je venais díune main impie et secrËte de

tracer dans son ‚me une premiÈre ride et díy faire apparaÓtre un

premier cheveu blanc. Cette pensÈe redoubla mes sanglots et alors je

vis maman, qui jamais ne se laissait aller ‡ aucun attendrissement

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avec moi, Ítre tout díun coup gagnÈe par le mien et essayer de retenir

une envie de pleurer. Comme elle sentit que je míen Ètais aperÁu, elle

me dit en riant: ´Voil‡ mon petit jaunet, mon petit serin, qui va

rendre sa maman aussi bÍtasse que lui, pour peu que cela continue.

Voyons, puisque tu nías pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons

pas ‡ nous Ènerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.ª

Mais je níen avais pas l‡. ´Est-ce que tu aurais moins de plaisir si

je sortais dÈj‡ les livres que ta grandímËre doit te donner pour ta

fÍte? Pense bien: tu ne seras pas dÈÁu de ne rien avoir aprËs-demain?ª

JíÈtais au contraire enchantÈ et maman alla chercher un paquet de

livres dont je ne pus deviner, ‡ travers le papier qui les

enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier

aspect, pourtant sommaire et voilÈ, Èclipsaient dÈj‡ la boÓte ‡

couleurs du Jour de líAn et les vers ‡ soie de lían dernier. CíÈtait

la Mare au Diable, FranÁois le Champi, la Petite Fadette et les

MaÓtres Sonneurs. Ma grandímËre, ai-je su depuis, avait díabord choisi

les poÈsies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle

jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les

p‚tisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du gÈnie

eussent sur líesprit mÍme díun enfant une influence plus dangereuse et

moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large.

Mais mon pËre líayant presque traitÈe de folle en apprenant les livres

quíelle voulait me donner, elle Ètait retournÈe elle-mÍme ‡

Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne

pas avoir mon cadeau (cíÈtait un jour br?lant et elle Ètait rentrÈe si

souffrante que le mÈdecin avait averti ma mËre de ne pas la laisser se

fatiguer ainsi) et elle síÈtait rabattue sur les quatre romans

champÍtres de George Sand. ´Ma fille, disait-elle ‡ maman, je ne

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pourrais me dÈcider ‡ donner ‡ cet enfant quelque chose de mal Ècrit.ª

En rÈalitÈ, elle ne se rÈsignait jamais ‡ rien acheter dont on ne p?t

tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les

belles choses en nous apprenant ‡ chercher notre plaisir ailleurs que

dans les satisfactions du bien-Ítre et de la vanitÈ. MÍme quand elle

avait ‡ faire ‡ quelquíun un cadeau dit utile, quand elle avait ‡

donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait

´anciensª, comme si leur longue dÈsuÈtude ayant effacÈ leur caractËre

díutilitÈ, ils paraissaient plutÙt disposÈs pour nous raconter la vie

des hommes díautrefois que pour servir aux besoins de la nÙtre. Elle

e?t aimÈ que jíeusse dans ma chambre des photographies des monuments

ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment díen faire líemplette,

et bien que la chose reprÈsentÈe e?t une valeur esthÈtique, elle

trouvait que la vulgaritÈ, líutilitÈ reprenaient trop vite leur place

dans le mode mÈcanique de reprÈsentation, la photographie. Elle

essayait de ruser et sinon díÈliminer entiËrement la banalitÈ

commerciale, du moins de la rÈduire, díy substituer pour la plus

grande partie de líart encore, díy introduire comme plusieures

´Èpaisseursª díart: au lieu de photographies de la CathÈdrale de

Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du VÈsuve, elle se

renseignait auprËs de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas

reprÈsentÈs, et prÈfÈrait me donner des photographies de la CathÈdrale

de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert

Robert, du VÈsuve par Turner, ce qui faisait un degrÈ díart de plus.

Mais si le photographe avait ÈtÈ ÈcartÈ de la reprÈsentation du

chef-díúuvre ou de la nature et remplacÈ par un grand artiste, il

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reprenait ses droits pour reproduire cette interprÈtation mÍme.

ArrivÈe ‡ líÈchÈance de la vulgaritÈ, ma grandímËre t‚chait de la

reculer encore. Elle demandait ‡ Swann si líúuvre níavait pas ÈtÈ

gravÈe, prÈfÈrant, quand cíÈtait possible, des gravures anciennes et

ayant encore un intÈrÍt au del‡ díelles-mÍmes, par exemple celles qui

reprÈsentent un chef-díúuvre dans un Ètat o? nous ne pouvons plus le

voir aujourdíhui (comme la gravure de la CËne de LÈonard avant sa

dÈgradation, par Morgan). Il faut dire que les rÈsultats de cette

maniËre de comprendre líart de faire un cadeau ne furent pas toujours

trËs brillants. LíidÈe que je pris de Venise díaprËs un dessin du

Titien qui est censÈ avoir pour fond la lagune, Ètait certainement

beaucoup moins exacte que celle que míeussent donnÈe de simples

photographies. On ne pouvait plus faire le compte ‡ la maison, quand

ma grandítante voulait dresser un rÈquisitoire contre ma grandímËre,

des fauteuils offerts par elle ‡ de jeunes fiancÈs ou ‡ de vieux

Èpoux, qui, ‡ la premiËre tentative quíon avait faite pour síen

servir, síÈtaient immÈdiatement effondrÈs sous le poids díun des

destinataires. Mais ma grandímËre aurait cru mesquin de trop síoccuper

de la soliditÈ díune boiserie o? se distinguaient encore une

fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passÈ.

MÍme ce qui dans ces meubles rÈpondait ‡ un besoin, comme cíÈtait

díune faÁon ‡ laquelle nous ne sommes plus habituÈs, la charmait comme

les vieilles maniËres de dire o? nous voyons une mÈtaphore, effacÈe,

dans notre moderne langage, par líusure de líhabitude. Or, justement,

les romans champÍtres de George Sand quíelle me donnait pour ma fÍte,

Ètaient pleins ainsi quíun mobilier ancien, díexpressions tombÈes en

dÈsuÈtude et redevenues imagÈes, comme on níen trouve plus quí‡ la

campagne. Et ma grandímËre les avait achetÈs de prÈfÈrence ‡ díautres

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comme elle e?t louÈ plus volontiers une propriÈtÈ o? il y aurait eu un

pigeonnier gothique ou quelquíune de ces vieilles choses qui exercent

sur líesprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie

díimpossibles voyages dans le temps.

Maman síassit ‡ cÙtÈ de mon lit; elle avait pris FranÁois le Champi ‡

qui sa couverture rouge‚tre et son titre incomprÈhensible, donnaient

pour moi une personnalitÈ distincte et un attrait mystÈrieux. Je

níavais jamais lu encore de vrais romans. Jíavais entendu dire que

George Sand Ètait le type du romancier. Cela me disposait dÈj‡ ‡

imaginer dans FranÁois le Champi quelque chose díindÈfinissable et de

dÈlicieux. Les procÈdÈs de narration destinÈs ‡ exciter la curiositÈ

ou líattendrissement, certaines faÁons de dire qui Èveillent

líinquiÈtude et la mÈlancolie, et quíun lecteur un peu instruit

reconnaÓt pour communs ‡ beaucoup de romans, me paraissaient simplesó‡

moi qui considÈrais un livre nouveau non comme une chose ayant

beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, níayant de

raison díexister quíen soi,óune Èmanation troublante de líessence

particuliËre ‡ FranÁois le Champi. Sous ces ÈvÈnements si journaliers,

ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une

intonation, une accentuation Ètrange. Líaction síengagea; elle me

parut díautant plus obscure que dans ce temps-l‡, quand je lisais, je

rÍvassais souvent, pendant des pages entiËres, ‡ tout autre chose. Et

aux lacunes que cette distraction laissait dans le rÈcit, síajoutait,

quand cíÈtait maman qui me lisait ‡ haute voix, quíelle passait toutes

les scËnes díamour. Aussi tous les changements bizarres qui se

produisent dans líattitude respective de la meuniËre et de líenfant et

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qui ne trouvent leur explication que dans les progrËs díun amour

naissant me paraissaient empreints díun profond mystËre dont je me

figurais volontiers que la source devait Ítre dans ce nom inconnu et

si doux de ´Champiª qui mettait sur líenfant, qui le portait sans que

je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprÈe et charmante. Si ma

mËre Ètait une lectrice infidËle cíÈtait aussi, pour les ouvrages o?

elle trouvait líaccent díun sentiment vrai, une lectrice admirable par

le respect et la simplicitÈ de líinterprÈtation, par la beautÈ et la

douceur du son. MÍme dans la vie, quand cíÈtaient des Ítres et non des

úuvres díart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son

admiration, cíÈtait touchant de voir avec quelle dÈfÈrence elle

Ècartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel Èclat de gaÓtÈ

qui e?t pu faire mal ‡ cette mËre qui avait autrefois perdu un enfant,

tel rappel de fÍte, díanniversaire, qui aurait pu faire penser ce

vieillard ‡ son grand ‚ge, tel propos de mÈnage qui aurait paru

fastidieux ‡ ce jeune savant. De mÍme, quand elle lisait la prose de

George Sand, qui respire toujours cette bontÈ, cette distinction

morale que maman avait appris de ma grandímËre ‡ tenir pour

supÈrieures ‡ tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que

bien plus tard ‡ ne pas tenir Ègalement pour supÈrieures ‡ tout dans

les livres, attentive ‡ bannir de sa voix toute petitesse, toute

affectation qui e?t pu empÍcher le flot puissant díy Ítre reÁu, elle

fournsissait toute la tendresse naturelle, toute líample douceur

quíelles rÈclamaient ‡ ces phrases qui semblaient Ècrites pour sa voix

et qui pour ainsi dire tenaient tout entiËres dans le registre de sa

sensibilitÈ. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quíil faut,

líaccent cordial qui leur prÈexiste et les dicta, mais que les mots

níindiquent pas; gr‚ce ‡ lui elle amortissait au passage toute cruditÈ

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dans les temps des verbes, donnait ‡ líimparfait et au passÈ dÈfini la

douceur quíil y a dans la bontÈ, la mÈlancolie quíil y a dans la

tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait

commencer, tantÙt pressant, tantÙt ralentissant la marche des syllabes

pour les faire entrer, quoique leurs quantitÈs fussent diffÈrentes,

dans un rythme uniforme, elle insufflait ‡ cette prose si commune une

sorte de vie sentimentale et continue.

Mes remords Ètaient calmÈs, je me laissais aller ‡ la douceur de cette

nuit o? jíavais ma mËre auprËs de moi. Je savais quíune telle nuit ne

pourrait se renouveler; que le plus grand dÈsir que jíeusse au monde,

garder ma mËre dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes,

Ètait trop en opposition avec les nÈcessitÈs de la vie et le vúu de

tous, pour que líaccomplissement quíon lui avait accordÈ ce soir p?t

Ítre autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses

reprendraient et maman ne resterait pas l‡. Mais quand mes angoisses

Ètaient calmÈes, je ne les comprenais plus; puis demain soir Ètait

encore lointain; je me disais que jíaurais le temps díaviser, bien que

ce temps-l‡ ne p?t míapporter aucun pouvoir de plus, quíil síagissait

de choses qui ne dÈpendaient pas de ma volontÈ et que seul me faisait

paraÓtre plus Èvitables líintervalle qui les sÈparait encore de moi.

...

Cíest ainsi que, pendant longtemps, quand, rÈveillÈ la nuit, je me

ressouvenais de Combray, je níen revis jamais que cette sorte de pan

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lumineux, dÈcoupÈ au milieu díindistinctes tÈnËbres, pareil ‡ ceux que

líembrasement díun feu de bengale ou quelque projection Èlectrique

Èclairent et sectionnent dans un Èdifice dont les autres parties

restent plongÈes dans la nuit: ‡ la base assez large, le petit salon,

la salle ‡ manger, líamorce de líallÈe obscure par o? arriverait M.

Swann, líauteur inconscient de mes tristesses, le vestibule o? je

míacheminais vers la premiËre marche de líescalier, si cruel ‡ monter,

qui constituait ‡ lui seul le tronc fort Ètroit de cette pyramide

irrÈguliËre; et, au faÓte, ma chambre ‡ coucher avec le petit couloir

‡ porte vitrÈe pour líentrÈe de maman; en un mot, toujours vu ‡ la

mÍme heure, isolÈ de tout ce quíil pouvait y avoir autour, se

dÈtachant seul sur líobscuritÈ, le dÈcor strictement nÈcessaire (comme

celui quíon voit indiquÈ en tÍte des vieilles piËces pour les

reprÈsentations en province), au drame de mon dÈshabillage; comme si

Combray níavait consistÈ quíen deux Ètages reliÈs par un mince

escalier, et comme síil níy avait jamais ÈtÈ que sept heures du soir.

A vrai dire, jíaurais pu rÈpondre ‡ qui míe?t interrogÈ que Combray

comprenait encore autre chose et existait ‡ díautres heures. Mais

comme ce que je míen serais rappelÈ míe?t ÈtÈ fourni seulement par la

mÈmoire volontaire, la mÈmoire de líintelligence, et comme les

renseignements quíelle donne sur le passÈ ne conservent rien de lui,

je níaurais jamais eu envie de songer ‡ ce reste de Combray. Tout cela

Ètait en rÈalitÈ mort pour moi.

Mort ‡ jamais? CíÈtait possible.

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de

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notre mort, souvent ne nous permet pas díattendre longtemps les

faveurs du premier.

Je trouve trËs raisonnable la croyance celtique que les ‚mes de ceux

que nous avons perdus sont captives dans quelque Ítre infÈrieur, dans

une bÍte, un vÈgÈtal, une chose inanimÈe, perdues en effet pour nous

jusquíau jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, o? nous nous

trouvons passer prËs de líarbre, entrer en possession de líobjet qui

est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitÙt

que nous les avons reconnues, líenchantement est brisÈ. DÈlivrÈes par

nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passÈ. Cíest peine perdue que nous cherchions

‡ líÈvoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il

est cachÈ hors de son domaine et de sa portÈe, en quelque objet

matÈriel (en la sensation que nous donnerait cet objet matÈriel), que

nous ne soupÁonnons pas. Cet objet, il dÈpend du hasard que nous le

rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait dÈj‡ bien des annÈes que, de Combray, tout ce qui níÈtait

pas le thÈ‚tre et la drame de mon coucher, níexistait plus pour moi,

quand un jour díhiver, comme je rentrais ‡ la maison, ma mËre, voyant

que jíavais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon

habitude, un peu de thÈ. Je refusai díabord et, je ne sais pourquoi,

me ravisai. Elle envoya chercher un de ces g‚teaux courts et dodus

appelÈs Petites Madeleines qui semblaent avoir ÈtÈ moulÈs dans la

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valve rainurÈe díune coquille de Saint-Jacques. Et bientÙt,

machinalement, accablÈ par la morne journÈe et la perspective díun

triste lendemain, je portai ‡ mes lËvres une cuillerÈe du thÈ o?

jíavais laissÈ síamollir un morceau de madeleine. Mais ‡ líinstant

mÍme o? la gorgÈe mÍlÈe des miettes du g‚teau toucha mon palais, je

tressaillis, attentif ‡ ce qui se passait díextraordinaire en moi. Un

plaisir dÈlicieux míavait envahi, isolÈ, sans la notion de sa cause.

Il míavait aussitÙt rendu les vicissitudes de la vie indiffÈrentes,

ses dÈsastres inoffensifs, sa briËvetÈ illusoire, de la mÍme faÁon

quíopËre líamour, en me remplissant díune essence prÈcieuse: ou plutÙt

cette essence níÈtait pas en moi, elle Ètait moi. Jíavais cessÈ de me

sentire mÈdiocre, contingent, mortel. Dío? avait pu me venir cette

puissante joie? Je sentais qíelle Ètait liÈe au go?t du thÈ et du

g‚teau, mais quíelle le dÈpassait infiniment, ne devait pas Ítre de

mÍme nature. Dío? venait-elle? Que signifiait-elle? O? líapprÈhender?

Je bois une seconde gorgÈe o? je ne trouve rien de plus que dans la

premiËre, une troisiËme qui míapporte un peu moins que la seconde. Il

est temps que je míarrÍte, la vertu du breuvage semble diminuer. Il

est clair que la vÈritÈ que je cherche níest pas en lui, mais en moi.

Il líy a ÈveillÈe, mais ne la connaÓt pas, et ne peut que rÈpÈter

indÈfiniment, avec de moins en moins de force, ce mÍme tÈmoignage que

je ne sais pas interprÈter et que je veux au moins pouvoir lui

redemander et retrouver intact, ‡ ma disposition, tout ‡ líheure, pour

un Èclaircissement dÈcisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon

esprit. Cíest ‡ lui de trouver la vÈritÈ. Mais comment? Grave

incertitude, toutes les fois que líesprit se sent dÈpassÈ par

lui-mÍme; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur o?

il doit chercher et o? tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher?

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pas seulement: crÈer. Il est en face de quelque chose qui níest pas

encore et que seul il peut rÈaliser, puis faire entrer dans sa

lumiËre.

Et je recommence ‡ me demander quel pouvait Ítre cet Ètat inconnu, qui

níapportait aucune preuve logique, mais líevidence de sa fÈlicitÈ, de

sa rÈalitÈ devant laquelle les autres síÈvanouissaient. Je veux

essayer de le faire rÈapparaÓtre. Je rÈtrograde par la pensÈe au

moment o? je pris la premiËre cuillerÈe de thÈ. Je retrouve le mÍme

Ètat, sans une clartÈ nouvelle. Je demande ‡ mon esprit un effort de

plus, de ramener encore une fois la sensation qui síenfuit. Et pour

que rien ne brise líÈlan dont il va t‚cher de la ressaisir, jíÈcarte

tout obstacle, toute idÈe ÈtrangËre, jíabrite mes oreilles et mon

attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon

esprit qui se fatigue sans rÈussir, je le force au contraire ‡ prendre

cette distraction que je lui refusais, ‡ penser ‡ autre chose, ‡ se

refaire avant une tentative suprÍme. Puis une deuxiËme fois, je fais

le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore rÈcente

de cette premiËre gorgÈe et je sens tressaillir en moi quelque chose

qui se dÈplace, voudrait síÈlever, quelque chose quíon aurait

dÈsancrÈ, ‡ une grande profondeur; je ne sais ce que cíest, mais cela

monte lentement; jíÈprouve la rÈsistance et jíentends la rumeur des

distances traversÈes.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit Ítre líimage, le

souvenir visuel, qui, liÈ ‡ cette saveur, tente de la suivre jusquí‡

moi. Mais il se dÈbat trop loin, trop confusÈment; ‡ peine si je

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perÁois le reflet neutre o? se confond líinsaisissable tourbillon des

couleurs remuÈes; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander

comme au seul interprËte possible, de me traduire le tÈmoignage de sa

contemporaine, de son insÈparable compagne, la saveur, lui demander de

míapprendre de quelle circonstance particuliËre, de quelle Èpoque du

passÈ il síagit.

Arrivera-t-il jusquí‡ la surface de ma claire conscience, ce souvenir,

líinstant ancien que líattraction díun instant identique est venue de

si loin solliciter, Èmouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne

sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrÍtÈ, redescendu

peut-Ítre; qui sait síil remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me

faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la l‚chetÈ qui

nous dÈtourne de toute t‚che difficile, de toute úuvre important, mía

conseillÈ de laisser cela, de boire mon thÈ en pensant simplement ‡

mes ennuis díaujourdíhui, ‡ mes dÈsirs de demain qui se laissent

rem‚cher sans peine.

Et tout díun coup le souvenir míest apparu. Ce go?t celui du petit

morceau de madeleine que le dimanche matin ‡ Combray (parce que ce

jour-l‡ je ne sortais pas avant líheure de la messe), quand jíallais

lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante LÈonie míoffrait aprËs

líavoir trempÈ dans son infusion de thÈ ou de tilleul. La vue de la

petite madeleine ne míavait rien rappelÈ avant que je níy eusse go?tÈ;

peut-Ítre parce que, en ayant souvent aperÁu depuis, sans en manger,

sur les tablettes des p‚tissiers, leu image avait quittÈ ces jours de

Combray pour se lier ‡ díautres plus rÈcents; peut-Ítre parce que de

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ces souvenirs abandonnÈs si longtemps hors de la mÈmoire, rien ne

survivait, tout síÈtait dÈsagrÈgÈ; les formes,óet celle aussi du petit

coquillage de p‚tisserie, si grassement sensuel, sous son plissage

sÈvËre et dÈvotósíÈtaient abolies, ou, ensommeillÈes, avaient perdu la

force díexpansion qui leur e?t permis de rejoindre la conscience.

Mais, quand díun passÈ ancien rien ne subsiste, aprËs la mort des

Ítres, aprËs la destruction des choses, seules, plus frÍles mais plus

vivaces, plus immatÈrielles, plus persistantes, plus fidËles, líodeur

et la saveur restent encore longtemps, comme des ‚mes, ‡ se rappeler,

‡ attendre, ‡ espÈrer, sur la ruine de tout le reste, ‡ porter sans

flÈchir, sur leur gouttelette presque impalpable, líÈdifice immense du

souvenir.

Et dËs que jíeus reconnu le go?t du morceau de madeleine trempÈ dans

le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et

dusse remettre ‡ bien plus tard de dÈcouvrir pourquoi ce souvenir me

rendait si heureux), aussitÙt la vieille maison grise sur la rue, o?

Ètait sa chambre, vint comme un dÈcor de thÈ‚tre síappliquer au petit

pavillon, donnant sur le jardin, quíon avait construit pour mes

parents sur ses derriËres (ce pan tronquÈ que seul jíavais revu

jusque-l‡); et avec la maison, la ville, la Place o? on míenvoyait

avant dÈjeuner, les rues o? jíallais faire des courses depuis le matin

jusquíau soir et par tous les temps, les chemins quíon prenait si le

temps Ètait beau. Et comme dans ce jeu o? les Japonais síamusent ‡

tremper dans un bol de porcelaine rempli díeau, de petits morceaux de

papier jusque-l‡ indistincts qui, ‡ peine y sont-ils plongÈs

síÈtirent, se contournent, se colorent, se diffÈrencient, deviennent

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des fleurs, des maisons, des personnages consistants et

reconnaissables, de mÍme maintenant toutes les fleurs de notre jardin

et celles du parc de M. Swann, et les nymphÈas de la Vivonne, et les

bonnes gens du village et leurs petits logis et líÈglise et tout

Combray et ses environs, tout cela que prend forme et soliditÈ, est

sorti, ville et jardins, de ma tasse de thÈ.

II.

Combray de loin, ‡ dix lieues ‡ la ronde, vu du chemin de fer quand

nous y arrivions la derniËre semaine avant P‚ques, ce níÈtait quíune

Èglise rÈsumant la ville, la reprÈsentant, parlant díelle et pour elle

aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrÈs autour de sa

haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure

ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblÈes quíun

reste de remparts du moyen ‚ge cernait Á‡ et l‡ díun trait aussi

parfaitement circulaire quíune petite ville dans un tableau de

primitif. A líhabiter, Combray Ètait un peu triste, comme ses rues

dont les maisons construites en pierres noir‚tres du pays, prÈcÈdÈes

de degrÈs extÈrieurs, coiffÈes de pignons qui rabattaient líombre

devant elles, Ètaient assez obscures pour quíil fall?t dËs que le jour

commenÁait ‡ tomber relever les rideaux dans les ´salles´; des rues

aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs de Combray):

rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques o? Ètait la maison de ma tante,

rue Sainte-Hildegarde, o? donnait la grille, et rue du Saint-Esprit

sur laquelle síouvrait la petite porte latÈrale de son jardin; et ces

rues de Combray existent dans une partie de ma mÈmoire si reculÈe,

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peinte de couleurs si diffÈrentes de celles qui maintenant revÍtent

pour moi le monde, quíen vÈritÈ elles me paraissent toutes, et

líÈglise qui les dominait sur la Place, plus irrÈelles encore que les

projections de la lanterne magique; et quí‡ certains moments, il me

semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir

louer une chambre rue de líOiseauó‡ la vieille hÙtellerie de líOiseau

fleschÈ, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que

síÈlËve encore par moments en moi aussi intermittente et aussi

chaude,óserait une entrÈe en contact avec líAu-del‡ plus

merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et

de causer avec GeneviËve de Brabant.

La cousine de mon grand-pËre,óma grandítante,óchez qui nous habitions,

Ètait la mËre de cette tante LËonie qui, depuis la mort de son mari,

mon oncle Octave, níavait plus voulu quitter, díabord Combray, puis ‡

Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne ´descendaitª

plus, toujours couchÈe dans un Ètat incertain de chagrin, de dÈbilitÈ

physique, de maladie, díidÈe fixe et de dÈvotion. Son appartement

particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup

plus loin au Grand-PrÈ (par opposition au Petit-PrÈ, verdoyant au

milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, gris‚tre, avec

les trois hautes marches de grËs presque devant chaque porte, semblait

comme un dÈfilÈ pratiquÈ par un tailleur díimages gothiques ‡ mÍme la

pierre o? il e?t sculptÈ une crËche ou un calvaire. Ma tante

níhabitait plus effectivement que deux chambres contiguÎs, restant

líaprËs-midi dans líune pendant quíon aÈrait líautre. CíÈtaient de ces

chambres de province qui,óde mÍme quíen certains pays des parties

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entiËres de líair ou de la mer sont illuminÈes ou parfumÈes par des

myriades de protozoaires que nous ne voyons pas,ónous enchantent des

mille odeurs quíy dÈgagent les vertus, la sagesse, les habitudes,

toute une vie secrËte, invisible, surabondante et morale que

líatmosphËre y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et

couleur du temps comme celles de la campagne voisine, me dÈj‡

casaniËres, humaines et renfermÈes, gelÈe exquise industrieuse et

limpide de tous les fruits de líannÈe qui ont quittÈ le verger pour

líarmoire; saisonniËres, mais mobiliËres et domestiques, corrigeant le

piquant de la gelÈe blanche par la douceur du pain chaud, oisives et

ponctuelles comme une horloge de village, fl‚neuses et rangÈes,

insoucieuses et prÈvoyantes, lingËres, matinales, dÈvotes, heureuses

díune paix qui níapporte quíun surcroÓt díanxiÈtÈ et díun prosaÔsme

que set de grand rÈservoir de poÈsie ‡ celui qui la traverse sans y

avoir vÈcu. Líair y Ètait saturÈ de la fine fleur díun silence si

nourricier, si succulent que je ne míy avanÁais quíavec une sorte de

gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la

semaine de P‚ques o? je le go?tais mieux parce que je venais seulement

díarriver ‡ Combray: avant que jíentrasse souhaiter le bonjour ‡ ma

tante on me faisait attendre un instant, dans la premiËre piËce o? le

soleil, díhiver encore, Ètait venu se mettre au chaud devant le feu,

dÈj‡ allumÈ entre les deux briques et qui badigeonnait toute la

chambre díune odeur de suie, en faisait comme un de ces grands

´devants de fourª de campagne, ou de ces manteaux de cheminÈe de

ch‚teaux, sous lesquels on souhaite que se dÈclarent dehors la pluie,

la neige, mÍme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort

de la rÈclusion la poÈsie de líhivernage; je faisais quelques pas de

prie-Dieu aux fauteuils en velours frappÈ, toujours revÍtus díun

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appui-tÍte au crochet; et le feu cuisant comme une p‚te les

appÈtissantes odeurs dont líair de la chambre Ètait tout grumeleux et

quíavait dÈj‡ fait travailler et ´leverª la fraÓcheur humide et

ensoleillÈe du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les

boursouflait, en faisant un invisible et palpable g‚teau provincial,

un immense ´chaussonª o?, ‡ peine go?tÈs les aromes plus

croustillants, plus fins, plus rÈputÈs, mais plus secs aussi du

placard, de la commode, du papier ‡ ramages, je revenais toujours avec

une convoitise inavouÈe míengluer dans líodeur mÈdiane, poisseuse,

fade, indigeste et fruitÈe de couvre-lit ‡ fleurs.

Dans la chambre voisine, jíentendais ma tante qui causait toute seule

‡ mi-voix. Elle ne parlait jamais quíassez bas parce quíelle croyait

avoir dans la tÍte quelque chose de cassÈ et de flottant quíelle e?t

dÈplacÈ en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps,

mÍme seule, sans dire quelque chose, parce quíelle croyait que cíÈtait

salutaire pour sa gorge et quíen empÍchant le sang de síy arrÍter,

cela rendrait moins frÈquents les Ètouffements et les angoisses dont

elle souffrait; puis, dans líinertie absolu o? elle vivait, elle

prÍtait ‡ ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle

les douait díune motilitÈ qui lui rendait difficile de les garder pour

elle, et ‡ dÈfaut de confident ‡ qui les communiquer, elle se les

annonÁait ‡ elle-mÍme, en un perpÈtuel monologue qui Ètait sa seule

forme díactivitÈ. Malheureusement, ayant pris líhabitude de penser

tout haut, elle ne faisait pas toujours attention ‡ ce quíil níy e?t

personne dans la chambre voisine, et je líentendais souvent se dire ‡

elle-mÍme: ´Il faut que je me rappelle bien que je níai pas dormiª

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(car ne jamais dormir Ètait sa grande prÈtention dont notre langage ‡

tous gardait le respect et la trace: le matin FranÁoise ne venait pas

´líÈveillerª, mais ´entraitª chez elle; quand ma tante voulait faire

un somme dans la journÈe, on disait quíelle voulait ´rÈflÈchirª ou

´reposerª; et quand il lui arrivait de síoublier en causant jusquí‡

dire: ´Ce qui mía rÈveillÈeª ou ´jíai rÍvÈ queª, elle rougissait et se

reprenait au plus vite).

Au bout díun moment, jíentrais líembrasser; FranÁoise faisait infuser

son thÈ; ou, si ma tante se sentait agitÈe, elle demandait ‡ la place

sa tisane et cíÈtais moi qui Ètais chargÈ de faire tomber du sac de

pharmacie dans une assiette la quantitÈ de tilleul quíil fallait

mettre ensuite dans líeau bouillante. Le dessÈchement des tiges les

avait incurvÈes en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel

síouvraient les fleurs p‚les, comme si un peintre les e?t arrangÈes,

les e?t fait poser de la faÁon la plus ornementale. Les feuilles,

ayant perdu ou changÈ leur aspect, avaient líair des choses les

impossible disparates, díune aile transparente de mouche, de líenvers

blanc díune Ètiquette, díun pÈtale de rose, mais qui eussent ÈtÈ

empilÈes, concassÈes ou tressÈes comme dans la confection díun nid.

Mille petits dÈtails inutiles,ócharmante prodigalitÈ du

pharmacien,óquíon e?t supprimÈs dans une prÈparation factice, me

donnaient, comme un livre o? on síÈmerveille de rencontrer le nom

díune personne de connaissance, le plaisir de comprendre que cíÈtait

bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de

la Gare, modifiÈes, justement parce que cíÈtaient non des doubles,

mais elles-mÍme et quíelles avaient vieilli. Et chaque caractËre

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nouveau níy Ètant que la mÈtamorphose díun caractËre ancien, dans de

petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont

pas venus ‡ terme; mais surtout líÈclat rose, lunaire et doux qui

faisait se dÈtacher les fleurs dans la forÍt fragile des tiges o?

elles Ètaient suspendues comme de petites roses díor,ósigne, comme la

lueur qui rÈvËle encore sur une muraille la place díune fresque

effacÈe, de la diffÈrence entre les parties de líarbre qui avaient ÈtÈ

´en couleurª et celles qui ne líavaient pas ÈtÈóme montrait que ces

pÈtales Ètaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie

avaient embaumÈ les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge,

cíÈtait leur couleur encore, mais ‡ demi Èteinte et assoupie dans

cette vie diminuÈe quíÈtait la leur maintenant et qui est comme le

crÈpuscule des fleurs. BientÙt ma tante pouvait tremper dan líinfusion

bouillante dont elle savourait le go?t de feuille morte ou de fleur

fanÈe une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il

Ètait suffisamment amolli.

Díun cÙtÈ de son lit Ètait une grande commode jaune en bois de

citronnier et une table qui tenait ‡ la fois de líofficine et du

maÓtre-autel, o?, au-dessus díune statuette de la Vierge et díune

bouteille de Vichy-CÈlestins, on trouvait des livres de messe et des

ordonnances de mÈdicaments, tous ce quíil fallait pour suivre de son

lit les offices et son rÈgime, pour ne manquer líheure ni de la

pepsine, ni des VÍpres. De líautre cÙtÈ, son lit longeait la fenÍtre,

elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se

dÈsennuyer, ‡ la faÁon des princes persans, la chronique quotidienne

mais immÈmoriale de Combray, quíelle commentait en-suite avec

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FranÁoise.

Je níÈtais pas avec ma tante depuis cinq minutes, quíelle me renvoyait

par peur que je la fatigue. Elle tendait ‡ mes lËvres son triste front

p‚le et fade sur lequel, ‡ cette heure matinale, elle níavait pas

encore arrangÈ ses faux cheveux, et o? les vertËbres transparaissaient

comme les pointes díune couronne díÈpines ou les grains díun rosaire,

et elle me disait: ´Allons, mon pauvre enfant, va-tíen, va te prÈparer

pour la messe; et si en bas tu rencontres FranÁoise, dis-lui de ne pas

síamuser trop longtemps avec vous, quíelle monte bientÙt voir si je

níai besoin de rien.ª

FranÁoise, en effet, qui Ètait depuis des annÈes a son service et ne

se doutait pas alors quíelle entrerait un jour tout ‡ fait au nÙtre

dÈlaissait un peu ma tante pendant les mois o? nous Ètions l‡. Il y

avait eu dans mon enfance, avant que nous allions ‡ Combray, quand ma

tante LÈonie passait encore líhiver ‡ Paris chez sa mËre, un temps o?

je connaissais si peu FranÁoise que, le 1er janvier, avant díentrer

chez ma grandítante, ma mËre me mettait dans la main une piËce de cinq

francs et me disait: ´Surtout ne te trompe pas de personne. Attends

pour donner que tu míentendes dire: ´Bonjour FranÁoiseª; en mÍme temps

je te toucherai lÈgËrement le bras. A peine arrivions-nous dans

líobscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans líombre,

sous les tuyaux díun bonnet Èblouissant, raide et fragile comme síil

avait ÈtÈ de sucre filÈ, les remous concentriques díun sourire de

reconnaissance anticipÈ. CíÈtait FranÁoise, immobile et debout dans

líencadrement de la petite porte du corridor comme une statue de

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sainte dans sa niche. Quand on Ètait un peu habituÈ ‡ ces tÈnËbres de

chapelle, on distinguait sur son visage líamour dÈsintÈressÈ de

líhumanitÈ, le respect attendri pour les hautes classes quíexaltait

dans les meilleures rÈgions de son cúur líespoir des Ètrennes. Maman

me pinÁait le bras avec violence et disait díune voix forte: ´Bonjour

FranÁoise.ª A ce signal mes doigts síouvraient et je l‚chais la piËce

qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais

depuis que nous allions ‡ Combray je ne connaissais personne mieux que

FranÁoise; nous Ètions ses prÈfÈrÈs, elle avait pour nous, au moins

pendant les premiËres annÈes, avec autant de considÈration que pour ma

tante, un go?t plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de

faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que

noue entre les membres díune famille la circulation díun mÍme sang,

autant de respect quíun tragique grec), le charme de níÍtre pas ses

maÓtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous

plaignant de níavoir pas encore plus beau temps, le jour de notre

arrivÈe, la veille de P‚ques, o? souvent il faisait un vent glacial,

quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux,

si son petit-fils Ètait gentil, ce quíon comptait faire de lui, síil

ressemblerait ‡ sa grandímËre.

Et quand il níy avait plus de monde l‡, maman qui savait que FranÁoise

pleurait encore ses parents morts depuis des annÈes, lui parlait díeux

avec douceur, lui demandait mille dÈtails sur ce quíavait ÈtÈ leur

vie.

Elle avait devinÈ que FranÁoise níaimait pas son gendre et quíil lui

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g‚tait le plaisir quíelle avait ‡ Ítre avec sa fille, avec qui elle ne

causait pas aussi librement quand il Ètait l‡. Aussi, quand FranÁoise

allait les voir, ‡ quelques lieues de Combray, maman lui disait en

souriant: ´Níest-ce pas FranÁoise, si Julien a ÈtÈ obligÈ de

síabsenter et si vous avez Margeurite ‡ vous toute seule pour toute la

journÈe, vous serez dÈsolÈe, mais vous vous ferez une raison?ª Et

FranÁoise disait en riant: ´Madame sait tout; madame est pire que les

rayons X (elle disait x avec une difficultÈ affectÈe et un sourire

pour se railler elle-mÍme, ignorante, díemployer ce terme savant),

quíon a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans

le cúurª, et disparaissait, confuse quíon síoccup‚t díelle, peut-Ítre

pour quíon ne la vÓt pas pleurer; maman Ètait la premiËre personne qui

lui donn‚t cette douce Èmotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses

chagrins de paysanne pouvaient prÈsenter de líintÈrÍt, Ítre un motif

de joie ou de tristesse pour une autre quíelle-mÍme. Ma tante se

rÈsignait ‡ se priver un peu díelle pendant notre sÈjour, sachant

combien ma mËre apprÈciait le service de cette bonne si intelligente

et active, qui Ètait aussi belle dËs cinq heures du matin dans sa

cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage Èclatant et fixe avait

líair díÍtre en biscuit, que pour aller ‡ la grandímesse; qui faisait

tout bien, travaillant comme un cheval, quíelle f?t bien portante ou

non, mais sans bruit, sans avoir líair de rien faire, la seule des

bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de líeau chaude ou du

cafÈ noir, les apportait vraiment bouillants; elle Ètait un de ces

serviteurs qui, dans une maison, sont ‡ la fois ceux qui dÈplaisent le

plus au premier abord ‡ un Ètranger, peut-Ítre parce quíils ne

prennent pas la peine de faire sa conquÍte et níont pas pour lui de

prÈvenance, sachant trËs bien quíils níont aucun besoin de lui, quíon

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cesserait de le recevoir plutÙt que de les renvoyer; et qui sont en

revanche ceux ‡ qui tiennent le plus les maÓtres qui ont ÈprouvÈ leur

capacitÈs rÈelles, et ne se soucient pas de cet agrÈment superficiel,

de ce bavardage servile qui fait favorablement impression ‡ un

visiteur, mais qui recouvre souvent une inÈducable nullitÈ.

Quand FranÁoise, aprËs avoir veillÈ ‡ ce que mes parents eussent tout

ce quíil leur fallait, remontait une premiËre fois chez ma tante pour

lui donner sa pepsine et lui demander ce quíelle prendrait pour

dÈjeuner, il Ètait bien rare quíil ne fall?t pas donner dÈj‡ son avis

ou fournir des explications sur quelque ÈvÈnement díimportance:

ó´FranÁoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passÈe plus díun quart

díheure en retard pour aller chercher sa súur; pour peu quíelle

síattarde sur son chemin cela ne me surprendrait point quíelle arrive

aprËs líÈlÈvation.ª

ó´HÈ! il níy aurait rien díÈtonnantª, rÈpondait FranÁoise.

ó´FranÁoise, vous seriez venue cing minutes plus tÙt, vous auriez vu

passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme

celles de la mËre Callot; t‚chez donc de savoir par sa bonne o? elle

les a eues. Vous qui, cette annÈe, nous mettez des asperges ‡ toutes

les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos

voyageurs.ª

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ó´Il níy aurait rien díÈtonnant quíelles viennent de chez M. le CurȪ,

disait FranÁoise.

ó´Ah! je vous crois bien, ma pauvre FranÁoise, rÈpondait ma tante en

haussant les Èpaules, chez M. le CurÈ! Vous savez bien quíil ne fait

pousser que de petites mÈchantes asperges de rien. Je vous dis que

celles-l‡ Ètaient grosses comme le bras. Pas comme le vÙtre, bien s?r,

mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette annÈe.ª

ó´FranÁoise, vous níavez pas entendu ce carillon qui mía cassÈ la

tÍte?ª

ó´Non, madame Octave.ª

ó´Ah! ma pauvre fille, il faut que vous líayez solide votre tÍte, vous

pouvez remercier le Bon Dieu. CíÈtait la Maguelone qui Ètait venue

chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle

et ils ont tournÈ par la rue de líOiseau. Il faut quíil y ait quelque

enfant de malade.ª

ó´Eh! l‡, mon Dieuª, soupirait FranÁoise, qui ne pouvait pas entendre

parler díun malheur arrivÈ ‡ un inconnu, mÍme dans une partie du monde

ÈloignÈe, sans commencer ‡ gÈmir.

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ó´FranÁoise, mais pour qui donc a-t-on sonnÈ la cloche des morts? Ah!

mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voil‡-t-il pas que jíavais oubliÈ

quíelle a passÈ líautre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me

rappelle, je ne sais plus ce que jíai fait de ma tÍte depuis la mort

de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.ª

ó´Mais non, madame Octave, mon temps níest pas si cher; celui qui lía

fait ne nous lía pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne

síÈteint pas.ª

Ainsi FranÁoise et ma tante apprÈciaient-elles ensemble au cours de

cette sÈance matinale, les premiers ÈvÈnements du jour. Mais

quelquefois ces ÈvÈnements revÍtaient un caractËre si mystÈrieux et si

grave que ma tante sentait quíelle ne pourrait pas attendre le moment

o? FranÁoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables

retentissaient dans la maison.

ó´Mais, madame Octave, ce níest pas encore líheure de la pepsine,

disait FranÁoise. Est-ce que vous vous Ítes senti une faiblesse?ª

ó´Mais non, FranÁoise, disait ma tante, cíest-‡-dire si, vous savez

bien que maintenant les moments o? je níai pas de faiblesse sont bien

rares; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps

de me reconnaÓtre; mais ce níest pas pour cela que je sonne.

Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil

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avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux

sous de sel chez Camus. Cíest bien rare si ThÈodore ne peut pas vous

dire qui cíest.ª

ó´Mais Áa sera la fille ‡ M. Pupinª, disait FranÁoise qui prÈfÈrait

síen tenir ‡ une explication immÈdiate, ayant ÈtÈ dÈj‡ deux fois

depuis le matin chez Camus.

ó´La fille ‡ M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre FranÁoise!

Avec cela que je ne líaurais pas reconnue?ª

ó´Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la

gamine, celle qui est en pension ‡ Jouy. Il me ressemble de líavoir

dÈj‡ vue ce matin.ª

ó´Ah! ‡ moins de Áa, disait ma tante. Il faudrait quíelle soit venue

pour les fÍtes. Cíest cela! Il níy a pas besoin de chercher, elle sera

venue pour les fÍtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout ‡

líheure Mme Sazerat venir sonner chez sa súur pour le dÈjeuner. Ce

sera Áa! Jíai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte!

Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.ª

ó´DËs líinstant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous

níallez pas tarder ‡ voir tout son monde rentrer pour le dÈjeuner, car

il commence ‡ ne plus Ítre de bonne heureª, disait FranÁoise qui,

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pressÈ de redescendre síoccuper du dÈjeuner, níÈtait pas f‚chÈe de

laisser ‡ ma tante cette distraction en perspective.

ó´Oh! pas avant midi, rÈpondait ma tante díun ton rÈsignÈ, tout en

jetant sur la pendule un coup díúil inquiet, mais furtif pour ne pas

laisser voir qíelle, qui avait renoncÈ ‡ tout, trouvait pourtant, ‡

apprendre que Mme Goupil avait ‡ dÈjeuner, un plaisir aussi vif, et

qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus díune heure.

Et encore cela tombera pendant mon dÈjeuner!ª ajouta-t-elle ‡ mi-voix

pour elle-mÍme. Son dÈjeuner lui Ètait une distraction suffisante pour

quíelle níen souhait‚t pas une autre en mÍme temps. ´Vous níoublierez

pas au moins de me donner mes úufs ‡ la crËme dans une assiette

plate?ª CíÈtaient les seules qui fussent ornÈes de sujets, et ma tante

síamusait ‡ chaque repas ‡ lire la lÈgende de celle quíon lui servait

ce jour-l‡. Elle mettait ses lunettes, dÈchiffrait: Alibaba et

quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en

souriant: TrËs bien, trËs bien.

ó´Je serais bien allÈe chez Camus...ª disait FranÁoise en voyant que

ma tante ne líy enverrait plus.

ó´Mais non, ce níest plus la peine, cíest s?rement Mlle Pupin. Ma

pauvre FranÁoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.ª

Mais ma tante savait bien que ce níÈtait pas pour rien quíelle avait

sonnÈ FranÁoise, car, ‡ Combray, une personne ´quíon ne connaissait

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pointª Ètait un Ítre aussi peu croyable quíun dieu de la mythologie,

et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que síÈtait

produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces

apparitions stupÈfiantes, des recherches bien conduites níeussent pas

fini par rÈduire le personnage fabuleux aux proportions díune

´personne quíon connaissaitª, soit personnellement, soit

abstraitement, dans son Ètat civil, en tant quíayant tel degrÈ de

parentÈ avec des gens de Combray. CíÈtait le fils de Mme Sauton qui

rentrait du service, la niËce de líabbÈ Perdreau qui sortait de

couvent, le frËre du curÈ, percepteur ‡ Ch‚teaudun qui venait de

prendre sa retraite ou qui Ètait venu passer les fÍtes. On avait eu en

les apercevant líÈmotion de croire quíil y avait ‡ Combray des gens

quíon ne connaissait point simplement parce quíon ne les avait pas

reconnus ou identifiÈs tout de suite. Et pourtant, longtemps ‡

líavance, Mme Sauton et le curÈ avaient prÈvenu quíils attendaient

leurs ´voyageursª. Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter

notre promenade ‡ ma tante, si jíavais líimprudence de lui dire que

nous avions rencontrÈ prËs du Pont-Vieux, un homme que mon grand-pËre

ne connaissait pas: ´Un homme que grand-pËre ne connaissait point,

síÈcriait elle. Ah! je te crois bien!ª NÈanmoins un peu Èmue de cette

nouvelle, elle voulait en avoir le cúur net, mon grand-pËre Ètait

mandÈ. ´Qui donc est-ce que vous avez rencontrÈ prËs du Pont-Vieux,

mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?ªó´Mais si,

rÈpondait mon grand-pËre, cíÈtait Prosper le frËre du jardinier de Mme

Bouillebúuf.ªó´Ah! bienª, disait ma tante, tranquillisÈe et un peu

rouge; haussant les Èpaules avec un sourire ironique, elle ajoutait:

´Aussi il me disait que vous aviez rencontrÈ un homme que vous ne

connaissiez point!ª Et on me recommandait díÍtre plus circonspect une

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autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles

irrÈflÈchies. On connaissait tellement bien tout le monde, ‡ Combray,

bÍtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien

´quíelle ne connaissait pointª, elle ne cessait díy penser et de

consacrer ‡ ce fait incomprÈhensible ses talents díinduction et ses

heures de libertÈ.

ó´Ce sera le chien de Mme Sazeratª, disait FranÁoise, sans grande

conviction, mais dans un but díapaisement et pour que ma tante ne se

´fende pas la tÍte.ª

ó´Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!ª rÈpondait

ma tante donc líesprit critique níadmettait pas se facilement un fait.

ó´Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapportÈ de Lisieux.ª

ó´Ah! ‡ moins de Áa.ª

ó´Il paraÓt que cíest une bÍte bien affableª, ajoutait FranÁoise qui

tenait le renseignement de ThÈodore, ´spirituelle comme une personne,

toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de

gracieux. Cíest rare quíune bÍte qui nía que cet ‚ge-l‡ soit dÈj‡ si

galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je níai pas

le temps de míamuser, voil‡ bientÙt dix heures, mon fourneau níest

seulement pas ÈclairÈ, et jíai encore ‡ plumer mes asperges.ª

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ó´Comment, FranÁoise, encore des asperges! mais cíest une vraie

maladie díasperges que vous avez cette annÈe, vous allez en fatiguer

nos Parisiens!ª

ó´Mais non, madame Octave, ils aiment bien Áa. Ils rentreront de

líÈglise avec de líappÈtit et vous verrez quíils ne les mangeront pas

avec le dos de la cuiller.ª

ó´Mais ‡ líÈglise, ils doivent y Ítre dÈj‡; vous ferez bien de ne pas

perdre de temps. Allez surveiller votre dÈjeuner.ª

Pendant que ma tante devisait ainsi avec FranÁoise, jíaccompagnais mes

parents ‡ la messe. Que je líaimais, que je la revois bien, notre

…glise! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grÍlÈ comme

une Ècumoire, Ètait dÈviÈ et profondÈment creusÈ aux angles (de mÍme

que le bÈnitier o? il nous conduisait) comme si le doux effleurement

des mantes des paysannes entrant ‡ líÈglise et de leurs doigts timides

prenant de líeau bÈnite, pouvait, rÈpÈtÈ pendant des siËcles, acquÈrir

une force destructive, inflÈchir la pierre et líentailler de sillons

comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle

elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la

noble poussiËre des abbÈs de Combray, enterrÈs l‡, faisait au chúur

comme un pavage spirituel, níÈtaient plus elles-mÍmes de la matiËre

inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler

comme du miel hors des limites de leur propre Èquarrissure quíici

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elles avaient dÈpassÈes díun flot blond, entraÓnant ‡ la dÈrive une

majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre;

et en deÁ‡ desquelles, ailleurs, elles síÈtaient rÈsorbÈes,

contractant encore líelliptique inscription latine, introduisant un

caprice de plus dans la disposition de ces caractËres abrÈgÈs,

rapprochant deux lettres díun mot dont les autres avaient ÈtÈ

dÈmesurÈment distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que

les jours o? le soleil se montrait peu, de sorte que fÓt-il gris

dehors, on Ètait s?r quíil ferait beau dans líÈglise; líun Ètait

rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil ‡ un Roi

de jeu de cartes, qui vivait l‡-haut, sous un dais architectural,

entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel,

parfois les jours de semaine, ‡ midi, quand il níy a pas díoffice,ó‡

líun de ces rares moments o? líÈglise aÈrÈe, vacante, plus humaine,

luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait líair presque

habitable comme le hall de pierre sculptÈe et de verre peint, díun

hÙtel de style moyen ‚ge,óon voyait síagenouiller un instant Mme

Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelÈ de

petits fours quíelle venait de prendre chez le p‚tissier díen face et

quíelle allait rapporter pour le dÈjeuner); dans un autre une montagne

de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait

avoir givrÈ ‡ mÍme la verriËre quíelle boursouflait de son trouble

grÈsil comme une vitre ‡ laquelle il serait restÈ des flocons, mais

des flocons ÈclairÈs par quelque aurore (par la mÍme sans doute qui

empourprait le rÈtable de líautel de tons si frais quíils semblaient

plutÙt posÈs l‡ momentanÈment par une lueur du dehors prÍte ‡

síÈvanouir que par des couleurs attachÈes ‡ jamais ‡ la pierre); et

tous Ètaient si anciens quíon voyait Á‡ et l‡ leur vieillesse argentÈe

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Ètinceler de la poussiËre des siËcles et monter brillante et usÈe

jusquí‡ la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en

avait un qui Ètait un haut compartiment divisÈ en une centaine de

petits vitraux rectangulaires o? dominait le bleu, comme un grand jeu

de cartes pareil ‡ ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais

soit quíun rayon e?t brillÈ, soit que mon regard en bougeant e?t

promenÈ ‡ travers la verriËre tour ‡ tour Èteinte et rallumÈe, un

mouvant et prÈcieux incendie, líinstant díaprËs elle avait pris

líÈclat changeant díune traÓne de paon, puis elle tremblait et

ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dÈgouttait du

haut de la vo?te sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme

si cíÈtait dans la nef de quelque grotte irisÈe de sinueux stalactites

que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant

aprËs les petits vitraux en losange avaient pris la transparence

profonde, líinfrangible duretÈ de saphirs qui eussent ÈtÈ juxtaposÈs

sur quelque immense pectoral, mais derriËre lesquels on sentait, plus

aimÈ que toutes ces richesses, un sourire momentanÈ de soleil; il

Ètait aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait

les pierreries que sur le pavÈ de la place ou la paille du marchÈ; et,

mÍme ‡ nos premiers dimanches quand nous Ètions arrivÈs avant P‚ques,

il me consolait que la terre f?t encore nue et noire, en faisant

Èpanouir, comme en un printemps historique et qui datait des

successeurs de saint Louis, ce tapis Èblouissant et dorÈ de myosotis

en verre.

Deux tapisseries de haute lice reprÈsentaient le couronnement díEsther

(le tradition voulait quíon e?t donnÈ ‡ AssuÈrus les traits díun roi

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de France et ‡ Esther ceux díune dame de Guermantes dont il Ètait

amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajoutÈ une

expression, un relief, un Èclairage: un peu de rose flottait aux

lËvres díEsther au del‡ du dessin de leur contour, le jaune de sa robe

síÈtalait si onctueusement, si grassement, quíelle en prenait une

sorte de consistance et síenlevait vivement sur líatmosphËre refoulÈe;

et la verdure des arbres restÈe vive dans les parties basses du

panneau de soie et de laine, mais ayant ´passȪ dans le haut, faisait

se dÈtacher en plus p‚le, au-dessus des troncs foncÈs, les hautes

branches jaunissantes, dorÈes et comme ‡ demi effacÈes par la brusque

et oblique illumination díun soleil invisible. Tout cela et plus

encore les objets prÈcieux venus ‡ líÈglise de personnages qui Ètaient

pour moi presque des personnages de lÈgende (la croix díor travaillÈe

disait-on par saint …loi et donnÈe par Dagobert, le tombeau des fils

de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre ÈmaillÈ) ‡ cause de

quoi je míavanÁais dans líÈglise, quand nous gagnions nos chaises,

comme dans une vallÈe visitÈe des fÈes, o? le paysan síÈmerveille de

voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable

de leur passage surnaturel, tout cela faisait díelle pour moi quelque

chose díentiËrement diffÈrent du reste de la ville: un Èdifice

occupant, si líon peut dire, un espace ‡ quatre dimensionsóla

quatriËme Ètant celle du Temps,ódÈployant ‡ travers les siËcles son

vaisseau qui, de travÈe en travÈe, de chapelle en chapelle, semblait

vaincre et franchir non pas seulement quelques mËtres, mais des

Èpoques successives dío? il sortait victorieux; dÈrobant le rude et

farouche XIe siËcle dans líÈpaisseur de ses murs, dío? il

níapparaissait avec ses lourds cintres bouchÈs et aveuglÈs de

grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait prËs du

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porche líescalier du clocher, et, mÍme l‡, dissimulÈ par les

gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui

comme de plus grandes súurs, pour le cacher aux Ètrangers, se placent

en souriant devant un jeune frËre rustre, grognon et mal vÍtu; Èlevant

dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplÈ saint

Louis et semblait le voir encore; et síenfonÁant avec sa crypte dans

une nuit mÈrovingienne o?, nous guidant ‡ t‚tons sous la vo?te obscure

et puissamment nervurÈe comme la membrane díune immense chauve-souris

de pierre, ThÈodore et sa súur nous Èclairaient díune bougie le

tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde

valve,ócomme la trace díun fossile,óavait ÈtÈ creusÈe, disait-on, ´par

une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque,

síÈtait dÈtachÈe díelle-mÍme des chaÓnes díor o? elle Ètait suspendue

‡ la place de líactuelle abside, et, sans que le cristal se bris‚t,

sans que la flamme síÈteignÓt, síÈtait enfoncÈe dans la pierre et

líavait fait mollement cÈder sous elle.ª

Líabside de líÈglise de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle

Ètait si grossiËre, si dÈnuÈe de beautÈ artistique et mÍme díÈlan

religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle

donnait Ètait en contre-bas, sa grossiËre muraille síexhaussait díun

soubassement en moellons nullement polis, hÈrissÈs de cailloux, et qui

níavait rien de particuliËrement ecclÈsiastique, les verriËres

semblaient percÈes ‡ une hauteur excessive, et le tout avait plus

líair díun mur de prison que díÈglise. Et certes, plus tard, quand je

me rappelais toutes les glorieuses absides que jíai vues, il ne me

serait jamais venu ‡ la pensÈe de rapprocher díelles líabside de

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Combray. Seulement, un jour, au dÈtour díune petite rue provinciale,

jíaperÁus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste

et surÈlevÈe, avec des verriËres percÈes en haut et offrant le mÍme

aspect asymÈtrique que líabside de Combray. Alors je ne me suis pas

demandÈ comme ‡ Chartres ou ‡ Reims avec quelle puissance y Ètait

exprimÈ le sentiment religieux, mais je me suis involontairement

ÈcriÈ: ´Lí…glise!ª

LíÈglise! FamiliËre; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, o? Ètait sa porte

nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de

Mme Loiseau, quíelle touchait sans aucune sÈparation; simple citoyenne

de Combray qui aurait pu avoir son numÈro dans la rue si les rues de

Combray avaient eu des numÈros, et o? il semble que le facteur aurait

d? síarrÍter le matin quand il faisait sa distribution, avant díentrer

chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant

entre elle et tout ce qui níÈtait pas elle une dÈmarcation que mon

esprit nía jamais pu arriver ‡ franchir. Mme Loiseau avait beau avoir

‡ sa fenÍtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de

laisser leurs branches courir toujours partout tÍte baissÈe, et dont

les fleurs níavaient rien de plus pressÈ, quand elles Ètaient assez

grandes, que díaller rafraÓchir leurs joues violettes et

congestionnÈes contre la sombre faÁade de líÈglise, les fuchsias ne

devenaient pas sacrÈs pour cela pour moi; entre les fleurs et la

pierre noircie sur laquelle elles síappuyaient, si mes yeux ne

percevaient pas díintervalle, mon esprit rÈservait un abÓme.

On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant

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sa figure inoubliable ‡ líhorizon o? Combray níapparaissait pas

encore; quand du train qui, la semaine de P‚ques, nous amenait de

Paris, mon pËre líapercevait qui filait tour ‡ tour sur tous les

sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il

nous disait: ´Allons, prenez les couvertures, on est arrivÈ.ª Et dans

une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y

avait un endroit o? la route resserrÈe dÈbouchait tout ‡ coup sur un

immense plateau fermÈ ‡ líhorizon par des forÍts dÈchiquetÈes que

dÈpassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si

mince, si rose, quíelle semblait seulement rayÈe sur le ciel par un

ongle qui aurait voulu donner ‡ se paysage, ‡ ce tableau rien que de

nature, cette petite marque díart, cette unique indication humaine.

Quand on se rapprochait et quíon pouvait apercevoir le reste de la

tour carrÈe et ‡ demi dÈtruite qui, moins haute, subsistait ‡ cÙtÈ de

lui, on Ètait frappÈ surtout de ton rouge‚tre et sombre des pierres;

et, par un matin brumeux díautomne, on aurait dit, síÈlevant au-dessus

du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la

couleur de la vigne vierge.

Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grandímËre me faisait

arrÍter pour le regarder. Des fenÍtres de sa tour, placÈes deux par

deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale

proportion dans les distances qui ne donne pas de la beautÈ et de la

dignitÈ quíaux visages humains, il l‚chait, laissait tomber ‡

intervalles rÈguliers des volÈes de corbeaux qui, pendant un moment,

tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les

laissaient síÈbattre sans paraÓtre les voir, devenues tout díun coup

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inhabitables et dÈgageant un principe díagitation infinie, les avait

frappÈs et repoussÈs. Puis, aprËs avoir rayÈ en tous sens le velours

violet de líair du soir, brusquement calmÈs ils revenaient síabsorber

dans la tour, de nÈfaste redevenue propice, quelques-uns posÈs Á‡ et

l‡, ne semblant pas bouger, mais happant peut-Ítre quelque insecte,

sur la pointe díun clocheton, comme une mouette arrÍtÈe avec

líimmobilitÈ díun pÍcheur ‡ la crÍte díune vague. Sans trop savoir

pourquoi, ma grandímËre trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette

absence de vulgaritÈ, de prÈtention, de mesquinerie, qui lui faisait

aimer et croire riches díune influence bienfaisante, la nature, quand

la main de líhomme ne líavait ps, comme faisait le jardinier de ma

grandítante, rapetissÈe, et les úuvres de gÈnie. Et sans doute, toute

partie de líÈglise quíon apercevait la distinguait de tout autre

Èdifice par une sorte de pensÈe qui lui Ètait infuse, mais cíÈtait

dans son clocher quíelle semblait prendre conscience díelle-mÍme,

affirmer une existence individuelle et responsable. CíÈtait lui qui

parlait pour elle. Je crois surtout que, confusÈment, ma grandímËre

trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix

au monde, líair naturel et líair distinguÈ. Ignorante en architecture,

elle disait: ´Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il níest

peut-Ítre pas beau dans les rËgles, mais sa vieille figure bizarre me

plaÓt. Je suis s?re que síil jouait du piano, il ne jouerait pas sec.ª

Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension,

líinclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en

síÈlevant comme des mains jointes qui prient, elle síunissait si bien

‡ líeffusion de la flËche, que son regard semblait síÈlancer avec

elle; et en mÍme temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres

usÈes dont le couchant níÈclairait plus que le faÓte et qui, ‡ partir

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du moment o? elles entraient dans cette zone ensoleillÈe, adoucies par

la lumiËre, paraissaient tout díun coup montÈes bien plus haut,

lointaines, comme un chant repris ´en voix de tÍteª une octave

au-dessus.

CíÈtait le clocher de Saint-Hilaire qui donnait ‡ toutes les

occupations, ‡ toutes les heures, ‡ tous les points de vue de la

ville, leur figure, leur couronnement, leur consÈcration. De ma

chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait ÈtÈ recouverte

díardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude

matinÈe díÈtÈ, flamboyer comme un soleil noir, je me disais:

´Mon-Dieu! neuf heures! il faut se prÈparer pour aller ‡ la

grandímesse si je veux avoir le temps díaller embrasser tante LÈonie

avantª, et je savais exactement la couleur quíavait le soleil sur la

place, la chaleur et la poussiËre du marchÈ, líombre que faisait le

store du magasin o? maman entrerait peut-Ítre avant la messe dans une

odeur de toile Ècrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui

ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se

prÈparant ‡ fermer, venait díaller dans líarriËre-boutique passer sa

veste du dimanche et se savonner les mains quíil avait líhabitude,

toutes les cinq minutes, mÍme dans les circonstances les plus

mÈlancoliques, de frotter líune contre líautre díun air díentreprise,

de partie fine et de rÈussite.

Quand aprËs la messe, on entrait dire ‡ ThÈodore díapporter une

brioche plus grosse que díhabitude parce que nos cousins avaient

profitÈ du beau temps pour venir de Thiberzy dÈjeuner avec nous, on

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avait devant soi le clocher qui, dorÈ et cuit lui-mÍme comme une plus

grande brioche bÈnie, avec des Ècailles et des Ègouttements gommeux de

soleil, piquait sa pointe aiguÎ dans le ciel bleu. Et le soir, quand

je rentrais de promenade et pensais au moment o? il faudrait tout ‡

líheure dire bonsoir ‡ ma mËre et ne plus la voir, il Ètait au

contraire si doux, dans la journÈe finissante, quíil avait líair

díÍtre posÈ et enfoncÈ comme un coussin de velours brun sur le ciel

p‚li qui avait cÈdÈ sous sa pression, síÈtait creusÈ lÈgËrement pour

lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux

qui tournaient autour de lui semblaient accroÓtre son silence, Èlancer

encore sa flËche et lui donner quelque chose díineffable.

MÍme dans les courses quíon avait ‡ faire derriËre líÈglise, l‡ o? on

ne la voyait pas, tout semblait ordonnÈ par rapport au clocher surgi

ici ou l‡ entre les maisons, peut-Ítre plus Èmouvant encore quand il

apparaissait ainsi sans líÈglise. Et certes, il y en a bien díautres

qui sont plus beaux vus de cette faÁon, et jíai dans mon souvenir des

vignettes de clochers dÈpassant les toits, qui ont un autre caractËre

díart que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je

níoublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de

Balbec, deux charmants hÙtels du XVIIIe siËcle, qui me sont ‡ beaucoup

díÈgards chers et vÈnÈrables et entre lesquels, quand on la regarde du

beau jardin qui descend des perrons vers la riviËre, la flËche

gothique díune Èglise quíils cachent síÈlance, ayant líair de

terminer, de surmonter leurs faÁades, mais díune matiËre si

diffÈrente, si prÈcieuse, si annelÈe, si rose, si vernie, quíon voit

bien quíelle níen fait pas plus partie que de deux beaux galets unis,

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entre lesquels elle est prise sur la plage, la flËche purpurine et

crÈnelÈe de quelque coquillage fuselÈ en tourelle et glacÈ díÈmail.

MÍme ‡ Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je

sais un fenÍtre o? on voit aprËs un premier, un second et mÍme un

troisiËme plan fait des toits amoncelÈs de plusieurs rues, une cloche

violette, parfois rouge‚tre, parfois aussi, dans les plus nobles

´Èpreuvesª quíen tire líatmosphËre, díun noir dÈcantÈ de cendres,

laquelle níest autre que le dÙme Saint-Augustin et qui donne ‡ cette

vue de Paris le caractËre de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais

comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque go?t que ma

mÈmoire ait pu les exÈcuter elle ne put mettre ce que jíavais perdu

depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considÈrer une

chose comme un spectacle, mais y croire comme en un Ítre sans

Èquivalent, aucune díelles ne tient sous sa dÈpendance toute une

partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du

clocher de Combray dans les rues qui sont derriËre líÈglise. Quíon le

vÓt ‡ cinq heures, quand on allait chercher les lettres ‡ la poste, ‡

quelques maisons de soi, ‡ gauche, surÈlevant brusquement díune cime

isolÈe la ligne de faÓte des toits; que si, au contraire, on voulait

entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivÓt des yeux cette

ligne redevenue basse aprËs la descente de son autre versant en

sachant quíil faudrait tourner ‡ la deuxiËme rue aprËs le clocher;

soit quíencore, poussant plus loin, si on allait ‡ la gare, on le vÓt

obliquement, montrant de profil des arÍtes et des surfaces nouvelles

comme un solide surpris ‡ un moment inconnu de sa rÈvolution; ou que,

des bords de la Vivonne, líabside musculeusement ramassÈe et remontÈe

par la perspective sembl‚t jaillir de líeffort que le clocher faisait

pour lancer sa flËche au cúur du ciel: cíÈtait toujours ‡ lui quíil

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fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons

díun pinacle inattendu, levÈ avant moi comme le doigt de Dieu dont le

corps e?t ÈtÈ cachÈ dans la foule des humains sans que je le

confondisse pour cela avec elle. Et aujourdíhui encore si, dans une

grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais

mal, un passant qui mía ´mis dans mon cheminª me montre au loin, comme

un point de repËre, tel beffroi díhÙpital, tel clocher de couvent

levant la pointe de son bonnet ecclÈsiastique au coin díune rue que je

dois prendre, pour peu que ma mÈmoire puisse obscurÈment lui trouver

quelque trait de ressemblance avec la figure chËre et disparue, le

passant, síil se retourne pour síassurer que je ne míÈgare pas, peut,

‡ son Ètonnement, míapercevoir qui, oublieux de la promenade

entreprise ou de la course obligÈe, reste l‡, devant le clocher,

pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond

de moi des terres reconquises sur líoubli qui síassËchent et se

reb‚tissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout ‡

líheure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon

chemin, je tourne une rue...mais...cíest dans mon cúur...

En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui,

retenu ‡ Paris par sa profession díingÈnieur, ne pouvait, en dehors

des grandes vacances, venir ‡ sa propriÈtÈ de Combray que du samedi

soir au lundi matin. CíÈtait un de ces hommes qui, en dehors díune

carriËre scientifique o? ils ont díailleurs brillamment rÈussi,

possËdent une culture toute diffÈrente, littÈraire, artistique, que

leur spÈcialisation professionelle níutilise pas et dont profite leur

conversation. Plus lettrÈs que bien des littÈrateurs (nous ne savions

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pas ‡ cette Èpoque que M. Legrandin e?t une certaine rÈputation comme

Ècrivain et nous f?mes trËs ÈtonnÈs de voir quíun musicien cÈlËbre

avait composÈ une mÈlodie sur des vers de lui), douÈs de plus de

´facilitȪ que bien des peintres, ils síimaginent que la vie quíils

mËnent níest pas celle qui leur aurait convenu et apportent ‡ leurs

occupations positives soit une insouciance mÍlÈe de fantaisie, soit

une application soutenue et hautaine, mÈprisante, amËre et

consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et

fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et dÈsenchantÈ,

díune politesse raffinÈe, causeur comme nous níen avions jamais

entendu, il Ètait aux yeux de ma famille qui le citait toujours en

exemple, le type de líhomme díÈlite, prenant la vie de la faÁon la

plus noble et la plus dÈlicate. Ma grandímËre lui reprochait seulement

de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas

avoir dans son langage le naturel quíil y avait dans ses cravates

lavalliËre toujours flottantes, dans son veston droit presque

díÈcolier. Elle síÈtonnait aussi des tirades enflammÈes quíil entamait

souvent contre líaristocratie, la vie mondaine, le snobisme,

´certainement le pÈchÈ auquel pense saint Paul quand il parle du pÈchÈ

pour lequel il níy a pas de rÈmission.ª

Líambition mondaine Ètait un sentiment que ma grandímËre Ètait si

incapable de ressentir et presque de comprendre quíil lui paraissait

bien inutile de mettre tant díardeur ‡ la flÈtrir. De plus elle ne

trouvait pas de trËs bon go?t que M. Legrandin dont la súur Ètait

mariÈe prËs de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livr‚t ‡ des

attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusquí‡ reprocher ‡

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la RÈvolution de ne les avoir pas tous guillotinÈs.

óSalut, amis! nous disait-il en venant ‡ notre rencontre. Vous Ítes

heureux díhabiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre ‡

Paris, dans ma niche.

ó´Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et dÈÁu, un peu

distrait, qui lui Ètait particulier, certes il y a dans ma maison

toutes les choses inutiles. Il níy manque que le nÈcessaire, un grand

morceau de ciel comme ici. T‚chez de garder toujours un morceau de

ciel au-dessus de votre vie, petit garÁon, ajoutait-il en se tournant

vers moi. Vous avez une jolie ‚me, díune qualitÈ rare, une nature

díartiste, ne la laissez pas manquer de ce quíil lui faut.ª

Quand, ‡ notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil

Ètait arrivÈe en retard ‡ la messe, nous Ètions incapables de la

renseigner. En revanche nous ajoutions ‡ son trouble en lui disant

quíun peintre travaillait dans líÈglise ‡ copier le vitrail de Gilbert

le Mauvais. FranÁoise, envoyÈe aussitÙt chez líÈpicier, Ètait revenue

bredouille par la faute de líabsence de ThÈodore ‡ qui sa double

profession de chantre ayant une part de líentretien de líÈglise, et de

garÁon Èpicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un

savoir universel.

ó´Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit dÈj‡ líheure

díEulalie. Il níy a vraiment quíelle qui pourra me dire cela.ª

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Eulalie Ètait une fille boiteuse, active et sourde qui síÈtait

´retirÈeª aprËs la mort de Mme de la Bretonnerie o? elle avait ÈtÈ en

place depuis son enfance et qui avait pris ‡ cÙtÈ de líÈglise une

chambre, dío? elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en

dehors des offices, dire une petite priËre ou donner un coup de main ‡

ThÈodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades

comme ma tante LÈonie ‡ qui elle racontait ce qui síÈtait passÈ ‡ la

messe ou aux vÍpres. Elle ne dÈdaignait pas díajouter quelque casuel ‡

la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maÓtres en

allant de temps en temps visiter le linge du curÈ ou de quelque autre

personnalitÈ marquante du monde clÈrical de Combray. Elle portait

au-dessus díune mante de drap noir un petit bÈguin blanc, presque de

religieuse, et une maladie de peau donnait ‡ une partie de ses joues

et ‡ son nez recourbÈ, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites

Ètaient la grande distraction de ma tante LÈonie qui ne recevait plus

guËre personne díautre, en dehors de M. le CurÈ. Ma tante avait peu ‡

peu ÈvincÈ tous les autres visiteurs parce quíils avaient le tort ‡

ses yeux de rentrer tous dans líune ou líautre des deux catÈgories de

gens quíelle dÈtestait. Les uns, les pires et dont elle síÈtait

dÈbarrassÈe les premiers, Ètaient ceux qui lui conseillaient de ne pas

´síÈcouterª et professaient, f?t-ce nÈgativement et en ne la

manifestant que par certains silences de dÈsapprobation ou par

certains sourires de doute, la doctrine subversive quíune petite

promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait

quatorze heures sur líestomac deux mÈchantes gorgÈes díeau de Vichy!)

lui feraient plus de bien que son lit et ses mÈdecines. Líautre

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catÈgorie se composait des personnes qui avaient líair de croire

quíelle Ètait plus gravement malade quíelle ne pensait, Ètait aussi

gravement malade quíelle le disait. Aussi, ceux quíelle avait laissÈ

monter aprËs quelques hÈsitations et sur les officieuses instances de

FranÁoise et qui, au cours de leur visite, avaient montrÈ combien ils

Ètaient indignes de la faveur quíon leur faisait en risquant

timidement un: ´Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu

par un beau tempsª, ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit:

´Je suis bien bas, bien bas, cíest la fin, mes pauvres amisª, lui

avaient rÈpondu: ´Ah! quand on nía pas la santÈ! Mais vous pouvez

durer encore comme Áaª, ceux-l‡, les uns comme les autres, Ètaient

s?rs de ne plus jamais Ítre reÁus. Et si FranÁoise síamusait de líair

ÈpouvantÈ de ma tante quand de son lit elle avait aperÁu dans la rue

du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait líair de venir chez

elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait

encore bien plus, et comme díun bon tour, des ruses toujours

victorieuses de ma tante pour arriver ‡ les faire congÈdier et de leur

mine dÈconfite en síen retournant sans líavoir vue, et, au fond

admirait sa maÓtresse quíelle jugeait supÈrieure ‡ tous ces gens

puisqueíelle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait

‡ la fois quíon líapprouv‚t dans son rÈgime, quíon la plaignÓt pour

ses souffrances et quíon la rassur‚t sur son avenir.

Cíest ‡ quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois

en une minute: ´Cíest la fin, ma pauvre Eulalieª, vingt fois Eulalie

rÈpondait: ´Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame

Octave, vous irez ‡ cent ans, comme me disait hier encore Mme

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Sazerin.ª (Une des plus fermes croyances díEulalie et que le nombre

imposant des dÈmentis apportÈs par líexpÈrience níavait pas suffi ‡

entamer, Ètait que Mme Sazerat síappelait Mme Sazerin.)

óJe ne demande pas ‡ aller ‡ cent ans, rÈpondait ma tante qui

prÈfÈrait ne pas voir assigner ‡ ses jours un terme prÈcis.

Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante

sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu rÈguliËrement tous les

dimanches sauf empÍchement inopinÈ, Ètaient pour ma tante un plaisir

dont la perspective líentretenait ces jours-l‡ dans un Ètat agrÈable

díabord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu

quíEulalie f?t en retard. Trop prolongÈe, cette voluptÈ díattendre

Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder líheure,

b‚illait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette díEulalie,

síil arrivait tout ‡ la fin de la journÈe, quand elle ne líespÈrait

plus, la faisait presque se trouver mal. En rÈalitÈ, le dimanche, elle

ne pensait quí‡ cette visite et sitÙt le dÈjeuner fini, FranÁoise

avait h‚te que nous quittions la salle ‡ manger pour quíelle p?t

monter ´occuperª ma tante. Mais (surtout ‡ partir du moment o? les

beaux jours síinstallaient ‡ Combray) il y avait bien longtemps que

líheure altiËre de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire quíelle

armoriait des douze fleurons momentanÈs de sa couronne sonore avait

retenti autour de notre table, auprËs du pain bÈnit venu lui aussi

familiËrement en sortant de líÈglise, quand nous Ètions encore assis

devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur

et surtout par le repas. Car, au fond permanent díúufs, de cÙtelettes,

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de pommes de terre, de confitures, de biscuits, quíelle ne nous

annonÁait mÍme plus, FranÁoise ajoutaitóselon les travaux des champs

et des vergers, le fruit de la marÈe, les hasards du commerce, les

politesses des voisins et son propre gÈnie, et si bien que notre menu,

comme ces quatre-feuilles quíon sculptait au XIIIe siËcle au portail

des cathÈdrales, reflÈtait un peu le rythme des saisons et les

Èpisodes de la vieó: une barbue parce que la marchande lui en avait

garanti la fraÓcheur, une dinde parce quíelle en avait vu une belle au

marchÈ de Roussainville-le-Pin, des cardons ‡ la moelle parce quíelle

ne nous en avait pas encore fait de cette maniËre-l‡, un gigot rÙti

parce que le grand air creuse et quíil avait bien le temps de

descendre díici sept heures, des Èpinards pour changer, des abricots

parce que cíÈtait encore une raretÈ, des groseilles parce que dans

quinze jours il níy en aurait plus, des framboises que M. Swann avait

apportÈes exprËs, des cerises, les premiËres qui vinssent du cerisier

du jardin aprËs deux ans quíil níen donnait plus, du fromage ‡ la

crËme que jíaimais bien autrefois, un g‚teau aux amandes parce

queíelle líavait commandÈ la veille, une brioche parce que cíÈtait

notre tour de líoffrir. Quand tout cela Ètait fini, composÈe

expressÈment pour nous, mais dÈdiÈe plus spÈcialement ‡ mon pËre qui

Ètait amateur, une crËme au chocolat, inspiration, attention

personnelle de FranÁoise, nous Ètait offerte, fugitive et lÈgËre comme

une úuvre de circonstance o? elle avait mis tout son talent. Celui qui

e?t refusÈ díen go?ter en disant: ´Jíai fini, je níai plus faimª, se

serait immÈdiatement ravalÈ au rang de ces goujats qui, mÍme dans le

prÈsent quíun artiste leur fait díune de ses úuvres, regardent au

poids et ‡ la matiËre alors que níy valent que líintention et la

signature. MÍme en laisser une seule goutte dans le plat e?t tÈmoignÈ

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de la mÍme impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du

compositeur.

Enfin ma mËre me disait: ´Voyons, ne reste pas ici indÈfiniment, monte

dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va díabord prendre

líair un instant pour ne pas lier en sortant de table.ª Jíallais

míasseoir prËs de la pompe et de son auge, souvent ornÈe, comme un

fond gothique, díune salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le

relief mobile de son corps allÈgorique et fuselÈ, sur le banc sans

dossier ombragÈ díun lilas, dans ce petit coin du jardin qui síouvrait

par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu

soignÈe duquel síÈlevait par deux degrÈs, en saillie de la maison, et

comme une construction indÈpendante, líarriËre-cuisine. On apercevait

son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins líair

de líantre de FranÁoise que díun petit temple ‡ VÈnus. Elle regorgeait

des offrandes du crÈmier, du fruitier, de la marchande de lÈgumes,

venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dÈdier les prÈmices

de leurs champs. Et son faÓte Ètait toujours couronnÈ du rcououlement

díune colombe.

Autrefois, je ne míattardais pas dans le bois consacrÈ qui

líentourait, car, avant de monter lire, jíentrais dans le petit

cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frËre de mon grand-pËre,

ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait

au rez-de-chaussÈe, et qui, mÍme quand les fenÍtres ouvertes

laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui

atteignaient rarement jusque-l‡, dÈgageait inÈpuisablement cette odeur

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obscure et fraÓche, ‡ la fois forestiËre et ancien rÈgime, qui fait

rÍver longuement les narines, quand on pÈnËtre dans certains pavillons

de chasse abandonnÈs. Mais depuis nombre díannÈes je níentrais plus

dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus ‡

Combray ‡ cause díune brouille qui Ètait survenue entre lui et ma

famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:

Une ou deux fois par mois, ‡ Paris, on míenvoyait lui faire une

visite, comme il finissait de dÈjeuner, en simple vareuse, servi par

son domestique en veste de travail de coutil rayÈ violet et blanc. Il

se plaignait en ronchonnant que je níÈtais pas venu depuis longtemps,

quíon líabandonnait; il míoffrait un massepain ou une mandarine, nous

traversions un salon dans lequel on ne síarrÍtait jamais, o? on ne

faisait jamais de feu, dont les murs Ètaient ornÈs de moulures doreÈs,

les plafonds peints díun bleu qui prÈtendait imiter le ciel et les

meubles capitonnÈs en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune;

puis nous passions dans ce quíil appelait son cabinet de ´travailª aux

murs duquel Ètaient accrochÈes de ces gravures reprÈsentant sur fond

noir une dÈesse charnue et rose conduisant un char, montÈe sur un

globe, ou une Ètoile au front, quíon aimait sous le second Empire

parce quíon leur trouvait un air pompÈien, puis quíon dÈtesta, et

quíon recommence ‡ aimer pour une seul et mÍme raison, malgrÈ les

autres quíon donne et qui est quíelles ont líair second Empire. Et je

restais avec mon oncle jusquí‡ ce que son valet de chambre vÓnt lui

demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait

atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une mÈditation quíaurait

craint de troubler díun seul mouvement son valet de chambre

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ÈmerveillÈ, et dont il attendait avec curiositÈ le rÈsultat, toujours

identique. Enfin, aprËs une hÈsitation suprÍme, mon oncle prononÁait

infailliblement ces mots: ´Deux heures et quartª, que le valet de

chambre rÈpÈtait avec Ètonnement, mais sans discuter: ´Deux heures et

quart? bien...je vais le dire...ª

A cette Èpoque jíavais líamour du thÈ‚tre, amour platonique, car mes

parents ne míavaient encore jamais permis díy aller, et je me

reprÈsentais díune faÁon si peu exacte les plaisirs quíon y go?tait

que je níÈtais pas ÈloignÈ de croire que chaque spectateur regardait

comme dans un stÈrÈoscope un dÈcor qui níÈtait que pour lui, quoique

semblable au millier díautres que regardait, chacun pour soi, le reste

des spectateurs.

Tous les matins je courais jusquí‡ la colonne Moriss pour voir les

spectacles quíelle annonÁait. Rien níÈtait plus dÈsintÈressÈ et plus

heureux que les rÍves offerts ‡ mon imagination par chaque piËce

annoncÈe et qui Ètaient conditionnÈs ‡ la fois par les images

insÈparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la

couleur des affiches encore humides et boursouflÈes de colle sur

lesquelles il se dÈtachait. Si ce níest une de ces úuvres Ètranges

comme le Testament de CÈsar Girodot et ådipe-Roi lesquelles

síinscrivaient, non sur líaffiche verte de líOpÈra-Comique, mais sur

líaffiche lie de vin de la ComÈdie-FranÁaise, rien ne me paraissait

plus diffÈrent de líaigrette Ètincelante et blanche des Diamants de la

Couronne que le satin lisse et mystÈrieux du Domino Noir, et, mes

parents míayant dit que quand jíirais pour la premiËre fois au thÈ‚tre

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jíaurais ‡ choisir entre ces deux piËces, cherchant ‡ approfondir

successivement le titre de líune et le titre de líautre, puisque

cíÈtait tout ce que je connaissais díelles, pour t‚cher de saisir en

chacun le plaisir quíil me promettait et de le comparer ‡ celui que

recÈlait líautre, jíarrivais ‡ me reprÈsenter avec tant de force,

díune part une piËce Èblouissante et fiËre, de líautre une piËce douce

et veloutÈe, que jíÈtais aussi incapable de dÈcider laquelle aurait ma

prÈfÈrence, que si, pour le dessert, on míavait donnÈ ‡ opter encore

du riz ‡ líImpÈratrice et de la crËme au chocolat.

Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs

dont líart, bien quíil me f?t encore inconnu, Ètait la premiËre forme,

entre toutes celles quíil revÍt, sous laquelle se laissait pressentir

par moi, líArt. Entre la maniËre que líun ou líautre avait de dÈbiter,

de nuancer une tirade, les diffÈrences les plus minimes me semblaient

avoir une importance incalculable. Et, díaprËs ce que líon míavait dit

díeux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me

rÈcitais toute la journÈe: et qui avaient fini par durcir dans mon

cerveau et par le gÍner de leur inamovibilitÈ.

Plus tard, quand je fus au collËge, chaque fois que pendant les

classes, je correspondais, aussitÙt que le professeur avait la tÍte

tournÈe, avec un nouvel ami, ma premiËre question Ètait toujours pour

lui demander síil Ètait dÈj‡ allÈ au thÈ‚tre et síil trouvait que le

plus grand acteur Ètait bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, ‡

son avis, Febvre ne venait quíaprËs Thiron, ou Delaunay quíaprËs

Coquelin, la soudaine motilitÈ que Coquelin, perdant la rigiditÈ de la

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pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxiËme rang, et

líagilitÈ miraculeuse, la fÈconde animation dont se voyait douÈ

Delaunay pour reculer au quatriËme, rendait la sensation du

fleurissement et de la vie ‡ mon cerveau assoupli et fertilisÈ.

Mais si les acteurs me prÈoccupaient ainsi, si la vue de Maubant

sortant un aprËs-midi du ThÈ‚tre-FranÁais míavait causÈ le

saisissement et les souffrances de líamour, combien le nom díune

Ètoile flamboyant ‡ la porte díun thÈ‚tre, combien, ‡ la glace díun

coupÈ qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au

frontail, la vue du visage díune femme que je pensais Ítre peut-Ítre

une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongÈ, un effort

impuissant et douloureux pour me reprÈsenter sa vie! Je classais par

ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,

Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes míintÈressaient. Or mon

oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne

distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et

si nous níallions le voir quí‡ certains jours cíest que, les autres

jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille níaurait pas pu

se rencontrer, du moins ‡ son avis ‡ elle, car, pour mon oncle, au

contraire, sa trop grande facilitÈ ‡ faire ‡ de jolies veuves qui

níavaient peut-Ítre jamais ÈtÈ mariÈes, ‡ des comtesses de nom

ronflant, qui níÈtait sans doute quíun nom de guerre, la politesse de

les prÈsenter ‡ ma grandímËre ou mÍme ‡ leur donner des bijoux de

famille, líavait dÈj‡ brouillÈ plus díune fois avec mon grand-pËre.

Souvent, ‡ un nom díactrice qui venait dans la conversation,

jíentendais mon pËre dire ‡ ma mËre, en souriant: ´Une amie de ton

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oncleª; et je pensais que le stage que peut-Ítre pendant des annÈes

des hommes importants faisaient inutilement ‡ la porte de telle femme

qui ne rÈpondait pas ‡ leurs lettres et les faisait chasser par le

concierge de son hÙtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin

comme moi en le prÈsentant chez lui ‡ líactrice, inapprochable ‡ tant

díautres, qui Ètait pour lui une intime amie.

Aussi,ósous le prÈtexte quíune leÁon qui avait ÈtÈ dÈplacÈe tombait

maintenant si mal quíelle míavait empÍchÈ plusieurs fois et

míempÍcherait encore de voir mon oncleóun jour, autre que celui qui

Ètait rÈservÈ aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que

mes parents avaient dÈjeunÈ de bonne heure, je sortis et au lieu

díaller regarder la colonne díaffiches, pour quoi on me laissait aller

seul, je courus jusquí‡ lui. Je remarquai devant sa porte une voiture

attelÈe de deux chevaux qui avaient aux úillËres un úillet rouge comme

avait le cocher ‡ sa boutonniËre. De líescalier jíentendis un rire et

une voix de femme, et dËs que jíeus sonnÈ, un silence, puis le bruit

de portes quíon fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me

voyant parut embarrassÈ, me dit que mon oncle Ètait trËs occupÈ, ne

pourrait sans doute pas me recevoir et tandis quíil allait pourtant le

prÈvenir la mÍme voix que jíavais entendue disait: ´Oh, si! laisse-le

entrer; rien quíune minute, cela míamuserait tant. Sur la photographie

qui est sur ton bureau, il ressemble tant ‡ sa maman, ta niËce, dont

la photographie est ‡ cÙtÈ de la sienne, níest-ce pas? Je voudrais le

voir rien quíun instant, ce gosse.ª

Jíentendis mon oncle grommeler, se f‚cher; finalement le valet de

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chambre me fit entrer.

Sur la table, il y avait la mÍme assiette de massepains que

díhabitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face

de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou,

Ètait assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine.

Líincertitude o? jíÈtais síil fallait dire madame ou mademoiselle me

fit rougir et níosant pas trop tourner les yeux de son cÙtÈ de peur

díavoir ‡ lui parler, jíallai embrasser mon oncle. Elle me regardait

en souriant, mon oncle lui dit: ´Mon neveuª, sans lui dire mon nom, ni

me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultÈs quíil

avait eues avec mon grand-pËre, il t‚chait autant que possible

díÈviter tout trait díunion entre sa famille et ce genre de relations.

ó´Comme il ressemble ‡ sa mËre,ª dit-elle.

ó´Mais vous níavez jamais vu ma niËce quíen photographie, dit vivement

mon oncle díun ton bourru.ª 

ó´Je vous demande pardon, mon cher ami, je líai croisÈe dans

líescalier líannÈe derniËre quand vous avez ÈtÈ si malade. Il est vrai

que je ne líai vue que le temps díun Èclair et que votre escalier est

bien noir, mais cela mía suffi pour líadmirer. Ce petit jeune homme a

ses beaux yeux et aussi Áa, dit-elle, en traÁant avec son doigt une

ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre niËce porte le

mÍme nom que vous, ami? demanda-t-elle ‡ mon oncle.ª

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ó´Il ressemble surtout ‡ son pËre, grogna mon oncle qui ne se souciait

pas plus de faire des prÈsentations ‡ distance en disant le nom de

maman que díen faire de prËs. Cíest tout ‡ fait son pËre et aussi ma

pauvre mËre.ª

ó´Je ne connais pas son pËre, dit la dame en rose avec une lÈgËre

inclinaison de la tÍte, et je níai jamais connu votre pauvre mËre, mon

ami. Vous vous souvenez, cíest peu aprËs votre grand chagrin que nous

nous sommes connus.ª

JíÈprouvais une petite dÈception, car cette jeune dame ne diffÈrait

pas des autres jolies femmes que jíavais vues quelquefois dans ma

famille notamment de la fille díun de nos cousins chez lequel jíallais

tous les ans le premier janvier. Mieux habillÈe seulement, líamie de

mon oncle avait le mÍme regard vif et bon, elle avait líair aussi

franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de líaspect thÈ‚tral que

jíadmirais dans les photographies díactrices, ni de líexpression

diabolique qui e?t ÈtÈ en rapport avec la vie quíelle devait mener.

Jíavais peine ‡ croire que ce f?t une cocotte et surtout je níaurais

pas cru que ce f?t une cocotte chic si je níavais pas vu la voiture ‡

deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je níavais pas su

que mon oncle níen connaissait que de la plus haute volÈe. Mais je me

demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son

hÙtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir ‡ manger sa fortune pour

une personne qui avait líair si simple et comme il faut. Et pourtant

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en pensant ‡ ce que devait Ítre sa vie, líimmoralitÈ míen troublait

peut-Ítre plus que si elle avait ÈtÈ concrÈtisÈe devant moi en une

apparence spÈciale,ódíÍtre ainsi invisible comme le secret de quelque

roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents

bourgeois et vouÈ ‡ tout le monde, qui avait fait Èpanouir en beautÈ

et haussÈ jusquíau demi-monde et ‡ la notoriÈtÈ celle que ses jeux de

physionomie, ses intonations de voix, pareils ‡ tant díautres que je

connaissais dÈj‡, me faisaient malgrÈ moi considÈrer comme une jeune

fille de bonne famille, qui níÈtait plus díaucune famille.

On Ètait passÈ dans le ´cabinet de travailª, et mon oncle, díun air un

peu gÍnÈ par ma prÈsence, lui offrit des cigarettes.

ó´Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituÈe ‡ celles que le

grand-duc míenvoie. Je lui ai dit que vous en Ètiez jaloux.ª Et elle

tira díun Ètui des cigarettes couvertes díinscriptions ÈtrangËres et

dorÈes. ´Mais si, reprit-elle tout díun coup, je dois avoir rencontrÈ

chez vous le pËre de ce jeune homme. Níest-ce pas votre neveu? Comment

ai-je pu líoublier? Il a ÈtÈ tellement bon, tellement exquis pour moi,

dit-elle díun air modeste et sensible.ª Mais en pensant ‡ ce quíavait

pu Ítre líaccueil rude quíelle disait avoir trouvÈ exquis, de mon

pËre, moi qui connaissais sa rÈserve et sa froideur, jíÈtais gÍnÈ,

comme par une indÈlicatesse quíil aurait commise, de cette inÈgalitÈ

entre la reconnaissance excessive qui lui Ètait accordÈe et son

amabilitÈ insuffisante. Il mía semblÈ plus tard que cíÈtait un des

cÙtÈs touchants du rÙle de ces femmes oisives et studieuses quíelles

consacrent leur gÈnÈrositÈ, leur talent, un rÍve disponible de beautÈ

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sentimentaleócar, comme les artistes, elles ne le rÈalisent pas, ne le

font pas entrer dans les cadres de líexistence commune,óet un or qui

leur co?te peu, ‡ enrichir díun sertissage prÈcieux et fin la vie

fruste et mal dÈgrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir o?

mon oncle Ètait en vareuse pour la recevoir, rÈpandait son corps si

doux, sa robe de soie rose, ses perles, líÈlÈgance qui Èmane de

líamitiÈ díun grand-duc, de mÍme elle avait pris quelque propos

insignifiant de mon pËre, elle líavait travaillÈ avec dÈlicatesse, lui

avait donnÈ un tour, une appellation prÈcieuse et y ench‚ssant un de

ses regards díune si belle eau, nuancÈ díhumilitÈ et de gratitude,

elle le rendait changÈ en un bijou artiste, en quelque chose de ´tout

‡ fait exquisª.

ó´Allons, voyons, il est líheure que tu tíen aillesª, me dit mon

oncle.

Je me levai, jíavais une envie irrÈsistible de baiser la main de la

dame en rose, mais il me semblait que cíe?t ÈtÈ quelque chose

díaudacieux comme un enlËvement. Mon cúur battait tandis que je me

disais: ´Faut-il le faire, faut-il ne pas le faireª, puis je cessai de

me demander ce quíil fallait faire pour pouvoir faire quelque chose.

Et díun geste aveugle et insensÈ, dÈpouillÈ de toutes les raisons que

je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai ‡ mes lËvres

la main quíelle me tendait.

ó´Comme il est gentil! il est dÈja galant, il a un petit úil pour les

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femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentlemanª,

ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner ‡ la phrase un accent

lÈgËrement britannique. ´Est-ce quíil ne pourrait pas venir une fois

prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il

níaurait quí‡ míenvoyer un ´bleuª le matin.

Je ne savais pas ce que cíÈtait quíun ´bleuª. Je ne comprenais pas la

moitiÈ des mots que disait la dame, mais la crainte que níy fut cachÈe

quelque question ‡ laquelle il e?t ÈtÈ impoli de ne pas rÈpondre,

míempÍchait de cesser de les Ècouter avec attention, et jíen Èprouvais

une grande fatigue.

ó´Mais non, cíest impossible, dit mon oncle, en haussant les Èpaules,

il est trËs tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix ‡ son

cours, ajouta-t-il, ‡ voix basse pour que je níentende pas ce mensonge

et que je níy contredise pas. Qui sait, ce sera peut-Ítre un petit

Victor Hugo, une espËce de Vaulabelle, vous savez.ª

ó´Jíadore les artistes, rÈpondit la dame en rose, il níy a quíeux qui

comprennent les femmes... Quíeux et les Ítres díÈlite comme vous.

Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes

dorÈs quíil y a dans la petite bibliothËque vitrÈe de votre boudoir?

Vous savez que vous míavez promis de me les prÍter, jíen aurai grand

soin.ª

Mon oncle qui dÈtestait prÍter ses livres ne rÈpondit rien et me

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conduisit jusquí‡ líantichambre. …perdu díamour pour la dame en rose,

je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil

oncle, et tandis quíavec assez díembarras il me laissait entendre sans

oser me le dire ouvertement quíil aimerait autant que je ne parlasse

pas de cette visite ‡ mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux,

que le souvenir de sa bontÈ Ètait en moi si fort que je trouverais

bien un jour le moyen de lui tÈmoigner ma reconnaissance. Il Ètait si

fort en effet que deux heures plus tard, aprËs quelques phrases

mystÈrieuses et qui ne me parurent pas donner ‡ mes parents une idÈe

assez nette de la nouvelle importance dont jíÈtais douÈ, je trouvai

plus explicite de leur raconter dans les moindres dÈtails la visite

que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer díennuis ‡ mon

oncle. Comment líaurais-je cru, puisque je ne le dÈsirais pas. Et je

ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une

visite o? je níen trouvais pas. Níarrive-t-il pas tous les jours quíun

ami nous demande de ne pas manquer de líexcuser auprËs díune femme ‡

qui il a ÈtÈ empÍchÈ díÈcrire, et que nous nÈgligions de le faire

jugeant que cette personne ne peut pas attacher díimportance ‡ un

silence qui níen a pas pour nous? Je míimaginais, comme tout le monde,

que le cerveau des autres Ètait un rÈceptacle inerte et docile, sans

pouvoir de rÈaction spÈcifique sur ce quíon y introduisait; et je ne

doutais pas quíen dÈposant dans celui de mes parents la nouvelle de la

connaissance que mon oncle míavait fait faire, je ne leur transmisse

en mÍme temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je

portais sur cette prÈsentation. Mes parents malheureusement síen

remirent ‡ des principes entiËrement diffÈrents de ceux que je leur

suggÈrais díadopter, quand ils voulurent apprÈcier líaction de mon

oncle. Mon pËre et mon grand-pËre eurent avec lui des explications

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violentes; jíen fus indirectement informÈ. Quelques jours aprËs,

croisant dehors mon oncle qui passait en voiture dÈcouverte, je

ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que jíaurais voulu

lui exprimer. A cÙtÈ de leur immensitÈ, je trouvai quíun coup de

chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer ‡ mon oncle que je

ne me croyais pas tenu envers lui ‡ plus quí‡ une banale politesse. Je

rÈsolus de míabstenir de ce geste insuffisant et je dÈtournai la tÍte.

Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il

ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des annÈes aprËs sans

quíaucun de nous líait jamais revu.

Aussi je níentrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermÈ, de

mon oncle Adolphe, et aprËs míÍtre attardÈ aux abords de

líarriËre-cuisine, quand FranÁoise, apparaissant sur le parvis, me

disait: ´Je vais laisser ma fille de cuisine servir le cafÈ et monter

líeau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octaveª, je me dÈcidais

‡ rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine

Ètait une personne morale, une institution permanente ‡ qui des

attributions invariables assuraient une sorte de continuitÈ et

díidentitÈ, ‡ travers la succession des formes passagËres en

lesquelles elle síincarnait: car nous níe?mes jamais la mÍme deux ans

de suite. LíannÈe o? nous mange‚mes tant díasperges, la fille de

cuisine habituellement chargÈe de les ´plumerª Ètait une pauvre

crÈature maladive, dans un Ètat de grossesse dÈj‡ assez avancÈ quand

nous arriv‚mes ‡ P‚ques, et on síÈtonnait mÍme que FranÁoise lui

laiss‚t faire tant de courses et de besogne, car elle commenÁait ‡

porter difficilement devant elle la mystÈrieuse corbeille, chaque jour

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plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme

magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revÍtent

certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann míavait

donnÈ des photographies. Cíest lui-mÍme qui nous líavait fait

remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de

cuisine, il nous disait: ´Comment va la CharitÈ de Giotto?ª Díailleurs

elle-mÍme, la pauvre fille, engraissÈe par sa grossesse, jusquí‡ la

figure, jusquíaux joues qui tombaient droites et carrÈes, ressemblait

en effet assez ‡ ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutÙt,

dans lesquelles les vertus sont personnifiÈes ‡ líArena. Et je me

rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui

ressemblaient encore díune autre maniËre. De mÍme que líimage de cette

fille Ètait accrue par le symbole ajoutÈ quíelle portait devant son

ventre, sans avoir líair díen comprendre le sens, sans que rien dans

son visage en traduisÓt la beautÈ et líesprit, comme un simple et

pesant fardeau, de mÍme cíest sans paraÓtre síen douter que la

puissante mÈnagËre qui est reprÈsentÈe ‡ líArena au-dessous du nom

´Caritasª et dont la reproduction Ètait accrochÈe au mur de ma salle

díÈtudes, ‡ Combray, incarne cette vertu, cíest sans quíaucune pensÈe

de charitÈ semble avoir jamais pu Ítre exprimÈe par son visage

Ènergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule

aux pieds les trÈsors de la terre, mais absolument comme si elle

piÈtinait des raisins pour en extraire le jus ou plutÙt comme elle

aurait montÈ sur des sacs pour se hausser; et elle tend ‡ Dieu son

cúur enflammÈ, disons mieux, elle le lui ´passeª, comme une cuisiniËre

passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol ‡ quelquíun qui

le lui demande ‡ la fenÍtre du rez-de-chaussÈe. LíEnvie, elle, aurait

eu davantage une certaine expression díenvie. Mais dans cette

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fresque-l‡ encore, le symbole tient tant de place et est reprÈsentÈ

comme si rÈel, le serpent qui siffle aux lËvres de líEnvie est si

gros, il lui remplit si complËtement sa bouche grande ouverte, que les

muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme

ceux díun enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que

líattention de líEnvieóet la nÙtre du mÍme coupótout entiËre

concentrÈe sur líaction de ses lËvres, nía guËre de temps ‡ donner ‡

díenvieuses pensÈes.

MalgrÈ toute líadmiration que M. Swann professait pour ces figures de

Giotto, je níeus longtemps aucun plaisir ‡ considÈrer dans notre salle

díÈtudes, o? on avait accrochÈ les copies quíil míen avait rapportÈes,

cette CharitÈ sans charitÈ, cette Envie qui avait líair díune planche

illustrant seulement dans un livre de mÈdecine la compression de la

glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par

líintroduction de líinstrument de líopÈrateur, une Justice, dont le

visage gris‚tre et mesquinement rÈgulier Ètait celui-l‡ mÍme qui, ‡

Combray, caractÈrisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sËches

que je voyais ‡ la messe et dont plusieurs Ètaient enrÙlÈes díavance

dans les milices de rÈserve de líInjustice. Mais plus tard jíai

compris que líÈtrangetÈ saisissante, la beautÈ spÈciale de ces

fresques tenait ‡ la grande place que le symbole y occupait, et que le

fait quíil f?t reprÈsentÈ non comme un symbole puisque la pensÈe

symbolisÈe níÈtait pas exprimÈe, mais comme rÈel, comme effectivement

subi ou matÈriellement maniÈ, donnait ‡ la signification de líúuvre

quelque chose de plus littÈral et de plus prÈcis, ‡ son enseignement

quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre

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fille de cuisine, elle aussi, líattention níÈtait-elle pas sans cesse

ramenÈe ‡ son ventre par le poids qui le tirait; et de mÍme encore,

bien souvent la pensÈe des agonisants est tournÈe vers le cÙtÈ

effectif, douloureux, obscur, viscÈral, vers cet envers de la mort qui

est prÈcisÈment le cÙtÈ quíelle leur prÈsente, quíelle leur fait

rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus ‡ un fardeau qui les

Ècrase, ‡ une difficultÈ de respirer, ‡ un besoin de boire, quí‡ ce

que nous appelons líidÈe de la mort.

Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien

de la rÈalitÈ puisquíils míapparaissaient comme aussi vivants que la

servante enceinte, et quíelle-mÍme ne me semblait pas beaucoup moins

allÈgorique. Et peut-Ítre cette non-participation (du moins apparente)

de lí‚me díun Ítre ‡ la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de

sa valeur esthÈtique une rÈalitÈ sinon psychologique, au moins, comme

on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, jíai eu líoccasion de

rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des

incarnations vraiment saintes de la charitÈ active, elles avaient

gÈnÈralement un air allËgre, positif, indiffÈrent et brusque de

chirurgien pressÈ, ce visage o? ne se lit aucune commisÈration, aucun

attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la

heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et

sublime de la vraie bontÈ.

Pendant que la fille de cuisine,ófaisant briller involontairement la

supÈrioritÈ de FranÁoise, comme líErreur, par le contraste, rend plus

Èclatant le triomphe de la VÈritÈóservait du cafÈ qui, selon maman

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níÈtait que de líeau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de

líeau chaude qui Ètait ‡ peine tiËde, je míÈtais Ètendu sur mon lit,

un livre ‡ la main, dans ma chambre qui protÈgeait en tremblant sa

fraÓcheur transparente et fragile contre le soleil de líaprËs-midi

derriËre ses volets presque clos o? un reflet de jour avait pourtant

trouvÈ moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile

entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posÈ. Il

faisait ‡ peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur

de la lumiËre ne míÈtait donnÈe que par les coups frappÈs dans la rue

de la Cure par Camus (averti par FranÁoise que ma tante ne ´reposait

pasª et quíon pouvait faire du bruit) contre des caisses

poussiÈreuses, mais qui, retentissant dans líatmosphËre sonore,

spÈciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres

Ècarlates; et aussi par les mouches qui exÈcutaient devant moi, dans

leur petit concert, comme la musique de chambre de líÈtÈ: elle ne

líÈvoque pas ‡ la faÁon díun air de musique humaine, qui, entendu par

hasard ‡ la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie ‡

líÈtÈ par un lien plus nÈcessaire: nÈe des beaux jours, ne renaissant

quíavec eux, contenant un peu de leur essence, elle níen rÈveille pas

seulement líimage dans notre mÈmoire, elle en certifie le retour, la

prÈsence effective, ambiante, immÈdiatement accessible.

Cette obscure fraÓcheur de ma chambre Ètait au plein soleil de la rue,

ce que líombre est au rayon, cíest-‡-dire aussi lumineuse que lui, et

offrait ‡ mon imagination le spectacle total de líÈtÈ dont mes sens si

jíavais ÈtÈ en promenade, níauraient pu jouir que par morceaux; et

ainsi elle síaccordait bien ‡ mon repos qui (gr‚ce aux aventures

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racontÈes par mes livres et qui venaient líÈmouvoir) supportait pareil

au repos díune main immobile au milieu díune eau courante, le choc et

líanimation díun torrent díactivitÈ.

Mais ma grandímËre, mÍme si le temps trop chaud síÈtait g‚tÈ, si un

orage ou seulement un grain Ètait survenu, venait me supplier de

sortir. Et ne voulant pas renoncer ‡ ma lecture, jíallais du moins la

continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guÈrite en

sparterie et en toile au fond de laquelle jíÈtais assis et me croyais

cachÈ aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite ‡ mes

parents.

Et ma pensÈe níÈtait-elle pas aussi comme une autre crËche au fond de

laquelle je sentais que je restais enfoncÈ, mÍme pour regarder ce qui

se passait au dehors? Quand je voyais un objet extÈrieur, la

conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait díun

mince liserÈ spirituel qui míempÍchait de jamais toucher directement

sa matiËre; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse

contact avec elle, comme un corps incandescent quíon approche díun

objet mouillÈ ne touche pas son humiditÈ parce quíil se fait toujours

prÈcÈder díune zone díÈvaporation. Dans líespËce díÈcran diaprÈ

díÈtats diffÈrents que, tandis que je lisais, dÈployait simultanÈment

ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondÈment

cachÈes en moi-mÍme jusquí‡ la vision tout extÈrieure de líhorizon que

jíavais, au bout du jardin, sous les yeux, ce quíil y avait díabord en

moi, de plus intime, la poignÈe sans cesse en mouvement qui gouvernait

le reste, cíÈtait ma croyance en la richesse philosophique, en la

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beautÈ du livre que je lisais, et mon dÈsir de me les approprier, quel

que f?t ce livre. Car, mÍme si je líavais achetÈ ‡ Combray, en

líapercevant devant líÈpicerie Borange, trop distante de la maison

pour que FranÁoise p?t síy fournir comme chez Camus, mais mieux

achalandÈe comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans

la mosaÔque des brochures et des livraisons qui revÍtaient les deux

vantaux de sa porte plus mystÈrieuse, plus semÈe de pensÈes quíune

porte de cathÈdrale, cíest que je líavais reconnu pour míavoir ÈtÈ

citÈ comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui

me paraissait ‡ cette Èpoque dÈtenir le secret de la vÈritÈ et de la

beautÈ ‡ demi pressenties, ‡ demi incomprÈhensibles, dont la

connaissance Ètait le but vague mais permanent de ma pensÈe.

AprËs cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exÈcutait

díincessants mouvements du dedans au dehors, vers la dÈcouverte de la

vÈritÈ, venaient les Èmotions que me donnait líaction ‡ laquelle je

prenais part, car ces aprËs-midi-l‡ Ètaient plus remplis díÈvÈnements

dramatiques que ne líest souvent toute une vie. CíÈtait les ÈvÈnements

qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les

personnages quíils affectaient níÈtaient pas ´RÈelsª, comme disait

FranÁoise. Mais tous les sentiments que nous font Èprouver la joie ou

líinfortune díun personnage rÈel ne se produisent en nous que par

líintermÈdiaire díune image de cette joie ou de cette infortune;

líingÈniositÈ du premier romancier consista ‡ comprendre que dans

líappareil de nos Èmotions, líimage Ètant le seul ÈlÈment essentiel,

la simplification qui consisterait ‡ supprimer purement et simplement

les personnages rÈels serait un perfectionnement dÈcisif. Un Ítre

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rÈel, si profondÈment que nous sympathisions avec lui, pour une grande

part est perÁu par nos sens, cíest-‡-dire nous reste opaque, offre un

poids mort que notre sensibilitÈ ne peut soulever. Quíun malheur le

frappe, ce níest quíen une petite partie de la notion totale que nous

avons de lui, que nous pourrons en Ítre Èmus; bien plus, ce níest

quíen une partie de la notion totale quíil a de soi quíil pourra

líÍtre lui-mÍme. La trouvaille du romancier a ÈtÈ díavoir líidÈe de

remplacer ces parties impÈnÈtrables ‡ lí‚me par une quantitÈ Ègale de

parties immatÈrielles, cíest-‡-dire que notre ‚me peut síassimiler.

Quíimporte dËs lors que les actions, les Èmotions de ces Ítres díun

nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons

faites nÙtres, puisque cíest en nous quíelles se produisent, quíelles

tiennent sous leur dÈpendance, tandis que nous tournons fiÈvreusement

les pages du livre, la rapiditÈ de notre respiration et líintensitÈ de

notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet Ètat,

o? comme dans tous les Ètats purement intÈrieurs, toute Èmotion est

dÈcuplÈe, o? son livre va nous troubler ‡ la faÁon díun rÍve mais díun

rÍve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir

durera davantage, alors, voici quíil dÈchaÓne en nous pendant une

heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous

mettrions dans la vie des annÈes ‡ connaÓtre quelques-uns, et dont les

plus intenses ne nous seraient jamais rÈvÈlÈs parce que la lenteur

avec laquelle ils se produisent nous en Ùte la perception; (ainsi

notre cúur change, dans la vie, et cíest la pire douleur; mais nous ne

la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la rÈalitÈ il

change, comme certains phÈnomËnes de la nature se produisent, assez

lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de

ses Ètats diffÈrents, en revanche la sensation mÍme du changement nous

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soit ÈpargnÈe).

DÈj‡ moins intÈrieur ‡ mon corps que cette vie des personnages, venait

ensuite, ‡ demi projetÈ devant moi, le paysage o? se dÈroulait

líaction et qui exerÁait sur ma pensÈe une bien plus grande influence

que líautre, que celui que jíavais sous les yeux quand je les levais

du livre. Cíest ainsi que pendant deux ÈtÈs, dans la chaleur du jardin

de Combray, jíai eu, ‡ cause du livre que je lisais alors, la

nostalgie díun pays montueux et fluviatile, o? je verrais beaucoup de

scieries et o?, au fond de líeau claire, des morceaux de bois

pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long

de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rouge‚tres. Et comme

le rÍve díune femme qui míaurait aimÈ Ètait toujours prÈsent ‡ ma

pensÈe, ces ÈtÈs-l‡ ce rÍve fut imprÈgnÈ de la fraÓcheur des eaux

courantes; et quelle que f?t la femme que jíÈvoquais, des grappes de

fleurs violettes et rouge‚tres síÈlevaient aussitÙt de chaque cÙtÈ

díelle comme des couleurs complÈmentaires.

Ce níÈtait pas seulement parce quíune image dont nous rÍvons reste

toujours marquÈe, síembellit et bÈnÈficie du reflet des couleurs

ÈtrangËres qui par hasard líentourent dans notre rÍverie; car ces

paysages des livres que je lisais níÈtaient pas pour moi que des

paysages plus vivement reprÈsentÈs ‡ mon imagination que ceux que

Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent ÈtÈ analogues. Par le

choix quíen avait fait líauteur, par la foi avec laquelle ma pensÈe

allait au-devant de sa parole comme díune rÈvÈlation, ils me

semblaient Ítreóimpression que ne me donnait guËre le pays o? je me

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trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la

correcte fantaisie du jardinier que mÈprisait ma grandímËreóune part

vÈritable de la Nature elle-mÍme, digne díÍtre ÈtudiÈe et approfondie.

Si mes parents míavaient permis, quand je lisais un livre, díaller

visiter la rÈgion quíil dÈcrivait, jíaurais cru faire un pas

inestimable dans la conquÍte de la vÈritÈ. Car si on a la sensation

díÍtre toujours entourÈ de son ‚me, ce níest pas comme díune prison

immobile: plutÙt on est comme emportÈ avec elle dans un perpÈtuel Èlan

pour la dÈpasser, pour atteindre ‡ líextÈrieur, avec une sorte de

dÈcouragement, entendant toujours autour de soi cette sonoritÈ

identique qui níest pas Ècho du dehors mais retentissement díune

vibration interne. On cherche ‡ retrouver dans les choses, devenues

par l‡ prÈcieuses, le reflet que notre ‚me a projetÈ sur elles; on est

dÈÁu en constatant quíelles semblent dÈpourvues dans la nature, du

charme quíelles devaient, dans notre pensÈe, au voisinage de certaines

idÈes; parfois on convertit toutes les forces de cette ‚me en

habiletÈ, en splendeur pour agir sur des Ítres dont nous sentons bien

quíils sont situÈs en dehors de nous et que nous ne les atteindrons

jamais. Aussi, si jíimaginais toujours autour de la femme que

jíaimais, les lieux que je dÈsirais le plus alors, si jíeusse voulu

que ce f?t elle qui me les fÓt visiter, qui míouvrÓt líaccËs díun

monde inconnu, ce níÈtait pas par le hasard díune simple association

de pensÈe; non, cíest que mes rÍves de voyage et díamour níÈtaient que

des momentsóque je sÈpare artificiellement aujourdíhui comme si je

pratiquais des sections ‡ des hauteurs diffÈrentes díun jet díeau

irisÈ et en apparence immobileódans un mÍme et inflÈchissable

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jaillissement de toutes les forces de ma vie.

Enfin, en continuant ‡ suivre du dedans au dehors les Ètats

simultanÈment juxtaposÈs dans ma conscience, et avant díarriver

jusquí‡ líhorizon rÈel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs

díun autre genre, celui díÍtre bien assis, de sentir la bonne odeur de

líair, de ne pas Ítre dÈrangÈ par une visite; et, quand une heure

sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par

morceau ce qui de líaprËs-midi Ètait dÈj‡ consommÈ, jusquí‡ ce que

jíentendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et

aprËs lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire

commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui míÈtait encore

concÈdÈe pour lire jusquíau bon dÓner quíapprÍtait FranÁoise et qui me

rÈconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, ‡ la

suite de son hÈros. Et ‡ chaque heure il me semblait que cíÈtait

quelques instants seulement auparavant que la prÈcÈdente avait sonnÈ;

la plus rÈcente venait síinscrire tout prËs de líautre dans le ciel et

je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit

arc bleu qui Ètait compris entre leurs deux marques díor. Quelquefois

mÍme cette heure prÈmaturÈe sonnait deux coups de plus que la

derniËre; il y en avait donc une que je níavais pas entendue, quelque

chose qui avait eu lieu níavait pas eu lieu pour moi; líintÈrÍt de la

lecture, magique comme un profond sommeil, avait donnÈ le change ‡ mes

oreilles hallucinÈes et effacÈ la cloche díor sur la surface azurÈe du

silence. Beaux aprËs-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de

Combray, soigneusement vidÈs par moi des incidents mÈdiocres de mon

existence personnelle que jíy avais remplacÈs par une vie díaventures

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et díaspirations Ètranges au sein díun pays arrosÈ díeaux vives, vous

míÈvoquez encore cette vie quand je pense ‡ vous et vous la contenez

en effet pour líavoir peu ‡ peu contournÈe et encloseótandis que je

progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jouródans le

cristal successif, lentement changeant et traversÈ de feuillages, de

vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Quelquefois jíÈtais tirÈ de ma lecture, dËs le milieu de líaprËs-midi

par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur

son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et

criant: ´Les voil‡, les voil‡!ª pour que FranÁoise et moi nous

accourions et ne manquions rien du spectacle. CíÈtait les jours o?,

pour des manúuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant

gÈnÈralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques,

assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les

promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir díeux, la fille

du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons

lointaines de líavenue de la Gare, avait aperÁu líÈclat des casques.

Les domestiques avaient rentrÈ prÈcipitamment leurs chaises, car quand

les cuirassiers dÈfilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient

toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant

les trottoirs submergÈs comme des berges qui offrent un lit trop

Ètroit ‡ un torrent dÈchaÓnÈ.

ó´Pauvres enfants, disait FranÁoise ‡ peine arrivÈe ‡ la grille et

dÈj‡ en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchÈe comme un prÈ; rien

que díy penser jíen suis choquÈeª, ajoutait-elle en mettant la main

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sur son cúur, l‡ o? elle avait reÁu ce choc.

ó´Cíest beau, níest-ce pas, madame FranÁoise, de voir des jeunes gens

qui ne tiennent pas ‡ la vie? disait le jardinier pour la faire

´monterª.

Il níavait pas parlÈ en vain:

ó´De ne pas tenir ‡ la vie? Mais ‡ quoi donc quíil faut tenir, si ce

níest pas ‡ la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais

deux fois. HÈlas! mon Dieu! Cíest pourtant vrai quíils níy tiennent

pas! Je les ai vus en 70; ils níont plus peur de la mort, dans ces

misÈrables guerres; cíest ni plus ni moins des fous; et puis ils ne

valent plus la corde pour les pendre, ce níest pas des hommes, cíest

des lions.ª (Pour FranÁoise la comparaison díun homme ‡ un lion,

quíelle prononÁait li-on, níavait rien de flatteur.)

La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour quíon p?t voir venir

de loin, et cíÈtait par cette fente entre les deux maisons de líavenue

de la gare quíon apercevait toujours de nouveaux casques courant et

brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir síil y en avait

encore beaucoup ‡ passer, et il avait soif, car le soleil tapait.

Alors tout díun coup, sa fille síÈlanÁant comme díune place assiÈgÈe,

faisait une sortie, atteignait líangle de la rue, et aprËs avoir bravÈ

cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la

nouvelle quíils Ètaient bien un mille qui venaient sans arrÍter, du

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cÙtÈ de Thiberzy et de MÈsÈglise. FranÁoise et le jardinier,

rÈconciliÈs, discutaient sur la conduite ‡ tenir en cas de guerre:

ó´Voyez-vous, FranÁoise, disait le jardinier, la rÈvolution vaudrait

mieux, parce que quand on la dÈclare il níy a que ceux qui veulent

partir qui y vont.ª

ó´Ah! oui, au moins je comprends cela, cíest plus franc.ª

Le jardinier croyait quí‡ la dÈclaration de guerre on arrÍtait tous

les chemins de fer.

ó´Pardi, pour pas quíon se sauveª, disait FranÁoise.

Et le jardinier: ´Ah! ils sont malinsª, car il níadmettait pas que la

guerre ne f?t pas une espËce de mauvais tour que lí…tat essayait de

jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il níest

pas une seule personne qui níe?t filÈ.

Mais FranÁoise se h‚tait de rejoindre ma tante, je retournais ‡ mon

livre, les domestiques se rÈinstallaient devant la porte ‡ regarder

tomber la poussiËre et líÈmotion quíavaient soulevÈes les soldats.

Longtemps aprËs que líaccalmie Ètait venue, un flot inaccoutumÈ de

promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque

maison, mÍme celles o? ce níÈtait pas líhabitude, les domestiques ou

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mÍme les maÓtres, assis et regardant, festonnaient le seuil díun

lisÈrÈ capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles

dont une forte marÈe laisse le crÍpe et la broderie au rivage, aprËs

quíelle síest ÈloignÈe.

Sauf ces jours-l‡, je pouvais díhabitude, au contraire, lire

tranquille. Mais líinterruption et le commentaire qui furent apportÈs

une fois par une visite de Swann ‡ la lecture que jíÈtais en train de

faire du livre díun auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette

consÈquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur dÈcorÈ de

fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le

portail díune cathÈdrale gothique, que se dÈtacha dÈsormais líimage

díune des femmes dont je rÍvais.

Jíavais entendu parler de Bergotte pour la premiËre fois par un de mes

camarades plus ‚gÈ que moi et pour qui jíavais une grande admiration,

Bloch. En míentendant lui avouer mon admiration pour la Nuit

díOctobre, il avait fait Èclater un rire bruyant comme une trompette

et míavait dit: ´DÈfie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur

de Musset. Cíest un coco des plus malfaisants et une assez sinistre

brute. Je dois confesser, díailleurs, que lui et mÍme le nommÈ Racine,

ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmÈ, et qui a pour

lui, ce qui est selon moi le mÈrite suprÍme, de ne signifier

absolument rien. Cíest: ´La blanche Oloossone et la blanche Camireª et

´La fille de Minos et de PasiphaΪ. Ils míont ÈtÈ signalÈs ‡ la

dÈcharge de ces deux malandrins par un article de mon trËs cher

maÓtre, le pËre Leconte, agrÈable aux Dieux Immortels. A propos voici

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un livre que je níai pas le temps de lire en ce moment qui est

recommandÈ, paraÓt-il, par cet immense bonhomme. Il tient, mía-t-on

dit, líauteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et

bien quíil fasse preuve, des fois, de mansuÈtudes assez mal

explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces

proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a

Ècrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par ApollÙn, tu

go?teras, cher maÓtre, les joies nectarÈennes de líOlympos.ª Cíest sur

un ton sarcastique quíil míavait demandÈ de líappeler ´cher maÓtreª et

quíil míappelait lui-mÍme ainsi. Mais en rÈalitÈ nous prenions un

certain plaisir ‡ ce jeu, Ètant encore rapprochÈs de lí‚ge o? on croit

quíon crÈe ce quíon nomme.

Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui

demandant des explications, le trouble o? il míavait jetÈ quand il

míavait dit que les beaux vers (‡ moi qui níattendais díeux rien moins

que la rÈvÈlation de la vÈritÈ) Ètaient díautant plus beaux quíils ne

signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas rÈinvitÈ ‡ la

maison. Il y avait díabord ÈtÈ bien accueilli. Mon grand-pËre, il est

vrai, prÈtendait que chaque fois que je me liais avec un de mes

camarades plus quíavec les autres et que je líamenais chez nous,

cíÈtait toujours un juif, ce qui ne lui e?t pas dÈplu en principeómÍme

son ami Swann Ètait díorigine juiveósíil níavait trouvÈ que ce níÈtait

pas díhabitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand

jíamenais un nouvel ami il Ètait bien rare quíil ne fredonn‚t pas: ´O

Dieu de nos PËresª de la Juive ou bien ´IsraÎl romps ta chaÓneª, ne

chantant que líair naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais

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jíavais peur que mon camarade ne le conn?t et ne rÈtablÓt les paroles.

Avant de les avoir vus, rien quíen entendant leur nom qui, bien

souvent, níavait rien de particuliËrement israÈlite, il devinait non

seulement líorigine juive de ceux de mes amis qui líÈtaient en effet,

mais mÍme ce quíil y avait quelquefois de f‚cheux dans leur famille.

ó´Et comment síappelle-t-il ton ami qui vient ce soir?ª 

ó´Dumont, grand-pËre.ª

ó´Dumont! Oh! je me mÈfie.ª

Et il chantait:

´Archers, faites bonne garde!

Veillez sans trÍve et sans bruitª;

 

Et aprËs nous avoir posÈ adroitement quelques questions plus prÈcises,

il síÈcriait: ´A la garde! A la garde!ª ou, si cíÈtait le patient

lui-mÍme dÈj‡ arrivÈ quíil avait forcÈ ‡ son insu, par un

interrogatoire dissimulÈ, ‡ confesser ses origines, alors pour nous

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montrer quíil níavait plus aucun doute, il se contentait de nous

regarder en fredonnant imperceptiblement:

´De ce timide IsraÎlite

Quoi! vous guidez ici les pas!ª

 

ou:

´Champs paternels, HÈbron, douce vallÈe.ª

ou encore:

´Oui, je suis de la race Èlue.ª

Ces petites manies de mon grand-pËre níimpliquaient aucun sentiment

malveillant ‡ líendroit de mes camarades. Mais Bloch avait dÈplu ‡ mes

parents pour díautres raisons. Il avait commencÈ par agacer mon pËre

qui, le voyant mouillÈ, lui avait dit avec intÈrÍt:

ó´Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce quíil a plu?

Je níy comprends rien, le baromËtre Ètait excellent.ª

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Il níen avait tirÈ que cette rÈponse:

ó´Monsieur, je ne puis absolument vous dire síil a plu. Je vis si

rÈsolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne

prennent pas la peine de me les notifier.ª

ó´Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, míavait dit mon pËre

quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut mÍme pas me dire le temps

quíil fait! Mais il níy a rien de plus intÈressant! Cíest un imbÈcile.

Puis Bloch avait dÈplu ‡ ma grandímËre parce que, aprËs le dÈjeuner

comme elle disait quíelle Ètait un peu souffrante, il avait ÈtouffÈ un

sanglot et essuyÈ des larmes.

ó´Comment veux-tu que Áa soit sincËre, me dit-elle, puisquíil ne me

connaÓt pas; ou bien alors il est fou.ª

Et enfin il avait mÈcontentÈ tout le monde parce que, Ètant venu

dÈjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de

síexcuser, il avait dit:

ó´Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de

líatmosphËre ni par les divisions conventionnelles du temps. Je

rÈhabiliterais volontiers líusage de la pipe díopium et du kriss

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malais, mais jíignore celui de ces instruments infiniment plus

pernicieux et díailleurs platement bourgeois, la montre et le

parapluie.ª

Il serait malgrÈ tout revenu ‡ Combray. Il níÈtait pas pourtant líami

que mes parents eussent souhaitÈ pour moi; ils avaient fini par penser

que les larmes que lui avait fait verser líindisposition de ma

grandímËre níÈtaient pas feintes; mais ils savaient díinstinct ou par

expÈrience que les Èlans de notre sensibilitÈ ont peu díempire sur la

suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des

obligations morales, la fidÈlitÈ aux amis, líexÈcution díune úuvre,

líobservance díun rÈgime, ont un fondement plus s?r dans des habitudes

aveugles que dans ces transports momentanÈs, ardents et stÈriles. Ils

auraient prÈfÈrÈ pour moi ‡ Bloch des compagnons qui ne me donneraient

pas plus quíil níest convenu díaccorder ‡ ses amis, selon les rËgles

de la morale bourgeoise; qui ne míenverraient pas inopinÈment une

corbeille de fruits parce quíils auraient ce jour-l‡ pensÈ ‡ moi avec

tendresse, mais qui, níÈtant pas capables de faire pencher en ma

faveur la juste balance des devoirs et des exigences de líamitiÈ sur

un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilitÈ, ne la

fausseraient pas davantage ‡ mon prÈjudice. Nos torts mÍme font

difficilement dÈpartir de ce quíelles nous doivent ces natures dont ma

grandítante Ètait le modËle, elle qui brouillÈe depuis des annÈes avec

une niËce ‡ qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le

testament o? elle lui laissait toute sa fortune, parce que cíÈtait sa

plus proche parente et que cela ´se devaitª.

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Mais jíaimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les

problËmes insolubles que je me posais ‡ propos de la beautÈ dÈnuÈe de

signification de la fille de Minos et de PasiphaÈ me fatiguaient

davantage et me rendaient plus souffrant que níauraient fait de

nouvelles conversations avec lui, bien que ma mËre les juge‚t

pernicieuses. Et on líaurait encore reÁu ‡ Combray si, aprËs ce dÓner,

comme il venait de míapprendreónouvelle qui plus tard eut beaucoup

díinfluence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus

malheureuseóque toutes les femmes ne pensaient quí‡ líamour et quíil

níy en a pas dont on ne p?t vaincre les rÈsistances, il ne míavait

assurÈ avoir entendu dire de la faÁon la plus certaine que ma

grandítante avait eu une jeunesse orageuse et avait ÈtÈ publiquement

entretenue. Je ne pus me tenir de rÈpÈter ces propos ‡ mes parents, on

le mit ‡ la porte quand il revint, et quand je líabordai ensuite dans

la rue, il fut extrÍmement froid pour moi.

Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.

Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais

quíon ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son

style ne míapparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je

lisais de lui, mais me croyais seulement intÈressÈ par le sujet, comme

dans ces premiers moments de líamour o? on va tous les jours retrouver

une femme ‡ quelque rÈunion, ‡ quelque divertissement par les

agrÈments desquels on se croit attirÈ. Puis je remarquai les

expressions rares, presque archaÔques quíil aimait employer ‡ certains

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moments o? un flot cachÈ díharmonie, un prÈlude intÈrieur, soulevait

son style; et cíÈtait aussi ‡ ces moments-l‡ quíil se mettait ‡ parler

du ´vain songe de la vieª, de ´líinÈpuisable torrent des belles

apparencesª, du ´tourment stÈrile et dÈlicieux de comprendre et

díaimerª, des ´Èmouvantes effigies qui anoblissent ‡ jamais la faÁade

vÈnÈrable et charmante des cathÈdralesª, quíil exprimait toute une

philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on

aurait dit que cíÈtait elles qui avaient ÈveillÈ ce chant de harpes

qui síÈlevait alors et ‡ líaccompagnement duquel elles donnaient

quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisiËme

ou le quatriËme que jíeusse isolÈ du reste, me donna une joie

incomparable ‡ celle que jíavais trouvÈe au premier, une joie que je

me sentis Èprouver en une rÈgion plus profonde de moi-mÍme, plus unie,

plus vaste, dío? les obstacles et les sÈparations semblaient avoir ÈtÈ

enlevÈs. Cíest que, reconnaissant alors ce mÍme go?t pour les

expressions rares, cette mÍme effusion musicale, cette mÍme

philosophie idÈaliste qui avait dÈj‡ ÈtÈ les autres fois, sans que je

míen rendisse compte, la cause de mon plaisir, je níeus plus

líimpression díÍtre en prÈsence díun morceau particulier díun certain

livre de Bergotte, traÁant ‡ la surface de ma pensÈe une figure

purement linÈaire, mais plutÙt du ´morceau idÈalª de Bergotte, commun

‡ tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient

se confondre avec lui, auraient donnÈ une sorte díÈpaisseur, de

volume, dont mon esprit semblait agrandi.

Je níÈtais pas tout ‡ fait le seul admirateur de Bergotte; il Ètait

aussi líÈcrivain prÈfÈrÈ díune amie de ma mËre qui Ètait trËs lettrÈe;

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enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait

attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et

díun parc voisin de Combray, que síenvolËrent quelques-unes des

premiËres graines de cette prÈdilection pour Bergotte, espËce si rare

alors, aujourdíhui universellement rÈpandue, et dont on trouve partout

en Europe, en AmÈrique, jusque dans le moindre village, la fleur

idÈale et commune. Ce que líamie de ma mËre et, paraÓt-il, le docteur

du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte cíÈtait comme

moi, ce mÍme flux mÈlodique, ces expressions anciennes, quelques

autres trËs simples et connues, mais pour lesquelles la place o? il

les mettait en lumiËre semblait rÈvÈler de sa part un go?t

particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine

brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-mÍme devait

sentir que l‡ Ètaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui

suivirent, síil avait rencontrÈ quelque grande vÈritÈ, ou le nom díune

cÈlËbre cathÈdrale, il interrompait son rÈcit et dans une invocation,

une apostrophe, une longue priËre, il donnait un libre cours ‡ ces

effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intÈrieurs ‡ sa

prose, dÈcelÈs seulement alors par les ondulations de la surface, plus

douces peut-Ítre encore, plus harmonieuses quand elles Ètaient ainsi

voilÈes et quíon níaurait pu indiquer díune maniËre prÈcise o?

naissait, o? expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se

complaisait Ètaient nos morceaux prÈfÈrÈs. Pour moi, je les savais par

cúur. JíÈtais dÈÁu quand il reprenait le fil de son rÈcit. Chaque fois

quíil parlait de quelque chose dont la beautÈ míÈtait restÈe jusque-l‡

cachÈe, des forÍts de pins, de la grÍle, de Notre-Dame de Paris,

díAthalie ou de PhËdre, il faisait dans une image exploser cette

beautÈ jusquí‡ moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de

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líunivers que ma perception infirme ne distinguerait pas síil ne les

rapprochait de moi, jíaurais voulu possÈder une opinion de lui, une

mÈtaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que jíaurais

líoccasion de voir moi-mÍme, et entre celles-l‡, particuliËrement sur

díanciens monuments franÁais et certains paysages maritimes, parce que

líinsistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait

quíil les tenait pour riches de signification et de beautÈ.

Malheureusement sur presque toutes choses jíignorais son opinion. Je

ne doutais pas quíelle ne f?t entiËrement diffÈrente des miennes,

puisquíelle descendait díun monde inconnu vers lequel je cherchais ‡

míÈlever: persuadÈ que mes pensÈes eussent paru pure ineptie ‡ cet

esprit parfait, jíavais tellement fait table rase de toutes, que quand

par hasard il míarriva díen rencontrer, dans tel de ses livres, une

que jíavais dÈj‡ eue moi-mÍme, mon cúur se gonflait comme si un Dieu

dans sa bontÈ me líavait rendue, líavait dÈclarÈe lÈgitime et belle.

Il arrivait parfois quíune page de lui disait les mÍmes choses que

jíÈcrivais souvent la nuit ‡ ma grandímËre et ‡ ma mËre quand je ne

pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait líair

díun recueil díÈpigraphes pour Ítre placÈes en tÍte de mes lettres.

MÍme plus tard, quand je commenÁai de composer un livre, certaines

phrases dont la qualitÈ ne suffit pas pour me dÈcider ‡ le continuer,

jíen retrouvai líÈquivalent dans Bergotte. Mais ce níÈtait quíalors,

quand je les lisais dans son úuvre, que je pouvais en jouir; quand

cíÈtait moi qui les composais, prÈoccupÈ quíelles reflÈtassent

exactement ce que jíapercevais dans ma pensÈe, craignant de ne pas

´faire ressemblantª, jíavais bien le temps de me demander si ce que

jíÈcrivais Ètait agrÈable! Mais en rÈalitÈ il níy avait que ce genre

de phrases, ce genre díidÈes que jíaimais vraiment. Mes efforts

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inquiets et mÈcontents Ètaient eux-mÍmes une marque díamour, díamour

sans plaisir mais profond. Aussi quand tout díun coup je trouvais de

telles phrases dans líúuvre díun autre, cíest-‡-dire sans plus avoir

de scrupules, de sÈvÈritÈ, sans avoir ‡ me tourmenter, je me laissais

enfin aller avec dÈlices au go?t que jíavais pour elles, comme un

cuisinier qui pour une fois o? il nía pas ‡ faire la cuisine trouve

enfin le temps díÍtre gourmand. Un jour, ayant rencontrÈ dans un livre

de Bergotte, ‡ propos díune vieille servante, une plaisanterie que le

magnifique et solennel langage de líÈcrivain rendait encore plus

ironique mais qui Ètait la mÍme que jíavais souvent faite ‡ ma

grandímËre en parlant de FranÁoise, une autre fois o? je vis quíil ne

jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vÈritÈ

quíÈtaient ses ouvrages, une remarque analogue ‡ celle que jíavais eu

líoccasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur

FranÁoise et M. Legrandin qui Ètaient certes de celles que jíeusse le

plus dÈlibÈrÈment sacrifiÈes ‡ Bergotte, persuadÈ quíil les trouverait

sans intÈrÍt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes

du vrai níÈtaient pas aussi sÈparÈs que jíavais cru, quíils

coÔncidaient mÍme sur certains points, et de confiance et de joie je

pleurai sur les pages de líÈcrivain comme dans les bras díun pËre

retrouvÈ.

DíaprËs ses livres jíimaginais Bergotte comme un vieillard faible et

dÈÁu qui avait perdu des enfants et ne síÈtait jamais consolÈ. Aussi

je lisais, je chantais intÈrieurement sa prose, plus ´dolceª, plus

´lentoª peut-Ítre quíelle níÈtait Ècrite, et la phrase la plus simple

síadressait ‡ moi avec une intonation attendrie. Plus que tout

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jíaimais sa philosophie, je míÈtais donnÈ ‡ elle pour toujours. Elle

me rendait impatient díarriver ‡ lí‚ge o? jíentrerais au collËge, dans

la classe appelÈe Philosophie. Mais je ne voulais pas quíon y fÓt

autre chose que vivre uniquement par la pensÈe de Bergotte, et si líon

míavait dit que les mÈtaphysiciens auxquels je míattacherais alors ne

lui ressembleraient en rien, jíaurais ressenti le dÈsespoir díun

amoureux qui veut aimer pour la vie et ‡ qui on parle des autres

maÓtresses quíil aura plus tard.

Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dÈrangÈ par Swann

qui venait voir mes parents.

ó´Quíest-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui

donc vous a indiquÈ ses ouvrages?ª Je lui dis que cíÈtait Bloch.

ó´Ah! oui, ce garÁon que jíai vu une fois ici, qui ressemble tellement

au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! cíest frappant, il a les

mÍmes sourcils circonflexes, le mÍme nez recourbÈ, les mÍmes pommettes

saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la mÍme personne. En

tout cas il a du go?t, car Bergotte est un charmant esprit.ª Et voyant

combien jíavais líair díadmirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais

des gens quíil connaissait fit, par bontÈ, une exception et me dit:

ó´Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir quíil

Ècrive un mot en tÍte de votre volume, je pourrais le lui demander.ª

Je níosai pas accepter mais posai ‡ Swann des questions sur Bergotte.

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´Est-ce que vous pourriez me dire quel est líacteur quíil prÈfËre?ª

ó´Líacteur, je ne sais pas. Mais je sais quíil níÈgale aucun artiste

homme ‡ la Berma quíil met au-dessus de tout. Líavez-vous entendue?ª 

ó´Non monsieur, mes parents ne me permettent pas díaller au thÈ‚tre.ª

ó´Cíest malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans PhËdre,

dans le Cid, ce níest quíune actrice si vous voulez, mais vous savez

je ne crois pas beaucoup ‡ la ´hiÈrarchie!ª des arts; (et je

remarquai, comme cela míavait souvent frappÈ dans ses conversations

avec les súurs de ma grandímËre que quand il parlait de choses

sÈrieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer

une opinion sur un sujet important, il avait soin de líisoler dans une

intonation spÈciale, machinale et ironique, comme síil líavait mise

entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre ‡ son compte, et

dire: ´la hiÈrarchie, vous savez, comme disent les gens ridiculesª?

Mais alors, si cíÈtait ridicule, pourquoi disait-il la hiÈrarchie?).

Un instant aprËs il ajouta: ´Cela vous donnera une vision aussi noble

que níimporte quel chef-díúuvre, je ne sais pas moi... queªóet il se

mit ‡ rireó´les Reines de Chartres!ª Jusque-l‡ cette horreur

díexprimer sÈrieusement son opinion míavait paru quelque chose qui

devait Ítre ÈlÈgant et parisien et qui síopposait au dogmatisme

provincial des súurs de ma grandímËre; et je soupÁonnais aussi que

cíÈtait une des formes de líesprit dans la coterie o? vivait Swann et

o? par rÈaction sur le lyrisme des gÈnÈrations antÈrieures on

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rÈhabilitait ‡ líexcËs les petits faits prÈcis, rÈputÈs vulgaires

autrefois, et on proscrivait les ´phrasesª. Mais maintenant je

trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en

face des choses. Il avait líair de ne pas oser avoir une opinion et de

níÍtre tranquille que quand il pouvait donner mÈticuleusement des

renseignements prÈcis. Mais il ne se rendait donc pas compte que

cíÈtait professer líopinion, postuler, que líexactitude de ces dÈtails

avait de líimportance. Je repensai alors ‡ ce dÓner o? jíÈtais si

triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et o? il

avait dit que les bals chez la princesse de LÈon níavaient aucune

importance. Mais cíÈtait pourtant ‡ ce genre de plaisirs quíil

employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle

autre vie rÈservait-il de dire enfin sÈrieusement ce quíil pensait des

choses, de formuler des jugements quíil p?t ne pas mettre entre

guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse ‡

des occupations dont il professait en mÍme temps quíelles sont

ridicules? Je remarquai aussi dans la faÁon dont Swann me parla de

Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui Ètait pas particulier

mais au contraire Ètait dans ce temps-l‡ commun ‡ tous les admirateurs

de líÈcrivain, ‡ líamie de ma mËre, au docteur du Boulbon. Comme

Swann, ils disaient de Bergotte: ´Cíest un charmant esprit, si

particulier, il a une faÁon ‡ lui de dire les choses un peu cherchÈe,

mais si agrÈable. On nía pas besoin de voir la signature, on reconnaÓt

tout de suite que cíest de lui.ª Mais aucun níaurait ÈtÈ jusquí‡ dire:

´Cíest un grand Ècrivain, il a un grand talent.ª Ils ne disaient mÍme

pas quíil avait du talent. Ils ne le disaient pas parce quíils ne le

savaient pas. Nous sommes trËs longs ‡ reconnaÓtre dans la physionomie

particuliËre díun nouvel Ècrivain le modËle qui porte le nom de ´grand

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talentª dans notre musÈe des idÈes gÈnÈrales. Justement parce que

cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout ‡ fait

ressemblante ‡ ce que nous appelons talent. Nous disons plutÙt

originalitÈ, charme, dÈlicatesse, force; et puis un jour nous nous

rendons compte que cíest justement tout cela le talent.

ó´Est-ce quíil y a des ouvrages de Bergotte o? il ait parlÈ de la

Berma?ª demandai-je ‡ M. Swann.

óJe crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit Ítre

ÈpuisÈe. Il y a peut-Ítre eu cependant une rÈimpression. Je

míinformerai. Je peux díailleurs demander ‡ Bergotte tout ce que vous

voulez, il níy a pas de semaine dans líannÈe o? il ne dÓne ‡ la

maison. Cíest le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les

vieilles villes, les cathÈdrales, les ch‚teaux.

Comme je níavais aucune notion sur la hiÈrarchie sociale, depuis

longtemps líimpossibilitÈ que mon pËre trouvait ‡ ce que nous

frÈquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutÙt pour effet, en me

faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur

donner ‡ mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mËre ne se teignÓt

pas les cheveux et ne se mÓt pas de rouge aux lËvres comme jíavais

entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait

pour plaire, non ‡ son mari, mais ‡ M. de Charlus, et je pensais que

nous devions Ítre pour elle un objet de mÈpris, ce qui me peinait

surtout ‡ cause de Mlle Swann quíon míavait dit Ítre une si jolie

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Page 137: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

petite fille et ‡ laquelle je rÍvais souvent en lui prÍtant chaque

fois un mÍme visage arbitraire et charmant. Mais quand jíeus appris ce

jour-l‡ que Mlle Swann Ètait un Ítre díune condition si rare, baignant

comme dans son ÈlÈment naturel au milieu de tant de privilËges, que

quand elle demandait ‡ ses parents síil y avait quelquíun ‡ dÓner, on

lui rÈpondait par ces syllabes remplies de lumiËre, par le nom de ce

convive díor qui níÈtait pour elle quíun vieil ami de sa famille:

Bergotte; que, pour elle, la causerie intime ‡ table, ce qui

correspondait ‡ ce quíÈtait pour moi la conversation de ma

grandítante, cíÈtaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets

quíil níavait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels jíaurais

voulu líÈcouter rendre ses oracles, et quíenfin, quand elle allait

visiter des villes, il cheminait ‡ cÙtÈ díelle, inconnu et glorieux,

comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je

sentis en mÍme temps que le prix díun Ítre comme Mlle Swann, combien

je lui paraÓtrais grossier et ignorant, et jíÈprouvai si vivement la

douceur et líimpossibilitÈ quíil y aurait pour moi ‡ Ítre son ami, que

je fus rempli ‡ la fois de dÈsir et de dÈsespoir. Le plus souvent

maintenant quand je pensais ‡ elle, je la voyais devant le porche

díune cathÈdrale, míexpliquant la signification des statues, et, avec

un sourire qui disait du bien de moi, me prÈsentant comme son ami, ‡

Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idÈes que faisaient

naÓtre en moi les cathÈdrales, le charme des coteaux de

líIle-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses

reflets sur líimage que je me formais de Mlle Swann: cíÈtait Ítre tout

prÍt ‡ líaimer. Que nous croyions quíun Ítre participe ‡ une vie

inconnue o? son amour nous ferait pÈnÈtrer, cíest, de tout ce quíexige

líamour pour naÓtre, ce ‡ quoi il tient le plus, et qui lui fait faire

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bon marchÈ du reste. MÍme les femmes qui prÈtendent ne juger un homme

que sur son physique, voient en ce physique líÈmanation díune vie

spÈciale. Cíest pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;

líuniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient

baiser sous la cuirasse un cúur diffÈrent, aventureux et doux; et un

jeune souverain, un prince hÈritier, pour faire les plus flatteuses

conquÍtes, dans les pays Ètrangers quíil visite, nía pas besoin du

profil rÈgulier qui serait peut-Ítre indispensable ‡ un coulissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grandítante níaurait pas

compris que je fisse en dehors du dimanche, jour o? il est dÈfendu de

síoccuper ‡ rien de sÈrieux et o? elle ne cousait pas (un jour de

semaine, elle míaurait dit ´Comment tu tíamuses encore ‡ lire, ce

níest pourtant pas dimancheª en donnant au mot amusement le sens

díenfantillage et de perte de temps), ma tante LÈonie devisait avec

FranÁoise en attendant líheure díEulalie. Elle lui annonÁait quíelle

venait de voir passer Mme Goupil ´sans parapluie, avec la robe de soie

quíelle síest fait faire ‡ Ch‚teaudun. Si elle a loin ‡ aller avant

vÍpres elle pourrait bien la faire saucerª.

ó´Peut-Ítre, peut-Ítre (ce qui signifiait peut-Ítre non)ª disait

FranÁoise pour ne pas Ècarter dÈfinitivement la possibilitÈ díune

alternative plus favorable.

ó´Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser

que je níai point su si elle Ètait arrivÈe ‡ líÈglise aprËs

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líÈlÈvation. Il faudra que je pense ‡ le demander ‡ Eulalie...

FranÁoise, regardez-moi ce nuage noir derriËre le clocher et ce

mauvais soleil sur les ardoises, bien s?r que la journÈe ne se passera

pas sans pluie. Ce níÈtait pas possible que Áa reste comme Áa, il

faisait trop chaud. Et le plus tÙt sera le mieux, car tant que líorage

níaura pas ÈclatÈ, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma

tante dans líesprit de qui le dÈsir de h‚ter la descente de líeau de

Vichy líemportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil g‚ter

sa robe.ª

ó´Peut-Ítre, peut-Ítre.ª

ó´Et cíest que, quand il pleut sur la place, il níy a pas grand abri.ª

ó´Comment, trois heures? síÈcriait tout ‡ coup ma tante en p‚lissant,

mais alors les vÍpres sont commencÈes, jíai oubliÈ ma pepsine! Je

comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur

líestomac.ª

Et se prÈcipitant sur un livre de messe reliÈ en velours violet, montÈ

díor, et dío?, dans sa h‚te, elle laissait síÈchapper de ces images,

bordÈes díun bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent

les pages des fÍtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commenÁait

‡ lire au plus vite les textes sacrÈs dont líintelligence lui Ètait

lÈgËrement obscurcie par líincertitude de savoir si, prise aussi

longtemps aprËs líeau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la

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rattraper et de la faire descendre. ´Trois heures, cíest incroyable ce

que le temps passe!ª

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose líavait heurtÈ, suivi

díune ample chute lÈgËre comme de grains de sable quíon e?t laissÈ

tomber díune fenÍtre au-dessus, puis la chute síÈtendant, se rÈglant,

adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,

universelle: cíÈtait la pluie.

ó´Eh bien! FranÁoise, quíest-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais

je crois que jíai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc

voir qui est-ce qui peut Ítre dehors par un temps pareil.ª

FranÁoise revenait:

ó´Cíest Mme AmÈdÈe (ma grandímËre) qui a dit quíelle allait faire un

tour. «a pleut pourtant fort.ª

óCela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au

ciel. Jíai toujours dit quíelle níavait point líesprit fait comme tout

le monde. Jíaime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce

moment.

óMme AmÈdÈe, cíest toujours tout líextrÍme des autres, disait

FranÁoise avec douceur, rÈservant pour le moment o? elle serait seule

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avec les autres domestiques, de dire quíelle croyait ma grandímËre un

peu ´piquÈeª.

óVoil‡ le salut passÈ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce

sera le temps qui lui aura fait peur.ª

ó´Mais il níest pas cinq heures, madame Octave, il níest que quatre

heures et demie.ª

óQue quatre heures et demie? et jíai ÈtÈ obligÈe de relever les petits

rideaux pour avoir un mÈchant rayon de jour. A quatre heures et demie!

Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre FranÁoise, il faut que

le bon Dieu soit bien en colËre aprËs nous. Aussi, le monde

díaujourdíhui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop

oubliÈ le bon Dieu et il se venge.

Une vive rougeur animait les joues de ma tante, cíÈtait Eulalie.

Malheureusement, ‡ peine venait-elle díÍtre introduite que FranÁoise

rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-mÍme

‡ líunisson de la joie quíelle ne doutait pas que ses paroles allaient

causer ‡ ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgrÈ

líemploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les

paroles mÍmes dont avait daignÈ se servir le visiteur:

ó´M. le CurÈ serait enchantÈ, ravi, si Madame Octave ne repose pas et

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pouvait le recevoir. M. le CurÈ ne veut pas dÈranger. M. le CurÈ est

en bas, jíy ai dit díentrer dans la salle.ª

En rÈalitÈ, les visites du curÈ ne faisaient pas ‡ ma tante un aussi

grand plaisir que le supposait FranÁoise et líair de jubilation dont

celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois quíelle avait

‡ líannoncer ne rÈpondait pas entiËrement au sentiment de la malade.

Le curÈ (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causÈ

davantage, car síil níentendait rien aux arts, il connaissait beaucoup

díÈtymologies), habituÈ ‡ donner aux visiteurs de marque des

renseignements sur líÈglise (il avait mÍme líintention díÈcrire un

livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications

infinies et díailleurs toujours les mÍmes. Mais quand elle arrivait

ainsi juste en mÍme temps que celle díEulalie, sa visite devenait

franchement dÈsagrÈable ‡ ma tante. Elle e?t mieux aimÈ bien profiter

díEulalie et ne pas avoir tout le monde ‡ la fois. Mais elle níosait

pas ne pas recevoir le curÈ et faisait seulement signe ‡ Eulalie de ne

pas síen aller en mÍme temps que lui, quíelle la garderait un peu

seule quand il serait parti.

ó´Monsieur le CurÈ, quíest-ce que líon me disait, quíil y a un artiste

qui a installÈ son chevalet dans votre Èglise pour copier un vitrail.

Je peux dire que je suis arrivÈe ‡ mon ‚ge sans avoir jamais entendu

parler díune chose pareille! Quíest-ce que le monde aujourdíhui va

donc chercher! Et ce quíil y a de plus vilain dans líÈglise!ª

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ó´Je níirai pas jusquí‡ dire que cíest ce quíil y a de plus vilain,

car síil y a ‡ Saint-Hilaire des parties qui mÈritent díÍtre visitÈes,

il y en a díautres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique,

la seule de tout le diocËse quíon níait mÍme pas restaurÈe! Mon dieu,

le porche est sale et antique, mais enfin díun caractËre majestueux;

passe mÍme pour les tapisseries díEsther dont personnellement je ne

donnerais pas deux sous, mais qui sont placÈes par les connaisseurs

tout de suite aprËs celles de Sens. Je reconnais díailleurs, quí‡ cÙtÈ

de certains dÈtails un peu rÈalistes, elles en prÈsentent díautres qui

tÈmoignent díun vÈritable esprit díobservation. Mais quíon ne vienne

pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des

fenÍtres qui ne donnent pas de jour et trompent mÍme la vue par ces

reflets díune couleur que je ne saurais dÈfinir, dans une Èglise o? il

níy a pas deux dalles qui soient au mÍme niveau et quíon se refuse ‡

me remplacer sous prÈtexte que ce sont les tombes des abbÈs de Combray

et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les

ancÍtres directs du duc de Guermantes díaujourdíhui et aussi de la

Duchesse puisquíelle est une demoiselle de Guermantes qui a ÈpousÈ son

cousin.ª (Ma grandímËre qui ‡ force de se dÈsintÈresser des personnes

finissait par confondre tous les noms, chaque fois quíon prononÁait

celui de la Duchesse de Guermantes prÈtendait que ce devait Ítre une

parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde Èclatait de rire; elle

t‚chait de se dÈfendre en allÈguant une certaine lettre de faire part:

´Il me semblait me rappeler quíil y avait du Guermantes l‡-dedans.ª Et

pour une fois jíÈtais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre

quíil y e?t un lien entre son amie de pension et la descendante de

GeneviËve de Brabant.)ó´Voyez Roussainville, ce níest plus aujourdíhui

quíune paroisse de fermiers, quoique dans líantiquitÈ cette localitÈ

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ait d? un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des

pendules. (Je ne suis pas certain de líÈtymologie de Roussainville. Je

croirais volontiers que le nom primitif Ètait Rouville (Radulfi villa)

comme Ch‚teauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une

autre fois. HÈ bien! líÈglise a des vitraux superbes, presque tous

modernes, et cette imposante EntrÈe de Louis-Philippe ‡ Combray qui

serait mieux ‡ sa place ‡ Combray mÍme, et qui vaut, dit-on, la

fameuse verriËre de Chartres. Je voyais mÍme hier le frËre du docteur

Percepied qui est amateur et qui la regarde comme díun plus beau

travail.

´Mais, comme je le lui disais, ‡ cet artiste qui semble du reste trËs

poli, qui est paraÓt-il, un vÈritable virtuose du pinceau, que lui

trouvez-vous donc díextraordinaire ‡ ce vitrail, qui est encore un peu

plus sombre que les autres?ª

ó´Je suis s?re que si vous le demandiez ‡ Monseigneur, disait

mollement ma tante qui commenÁait ‡ penser quíelle allait Ítre

fatiguÈe, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.ª

ó´Comptez-y, madame Octave, rÈpondait le curÈ. Mais cíest justement

Monseigneur qui a attachÈ le grelot ‡ cette malheureuse verriËre en

prouvant quíelle reprÈsente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le

descendant direct de GeneviËve de Brabant qui Ètait une demoiselle de

Guermantes, recevant líabsolution de Saint-Hilaire.ª

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ó´Mais je ne vois pas o? est Saint-Hilaire?

ó´Mais si, dans le coin du vitrail vous níavez jamais remarquÈ une

dame en robe jaune? HÈ bien! cíest Saint-Hilaire quíon appelle aussi,

vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-HÈlier,

et mÍme, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus

Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont

produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma

bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce quíelle est devenue en

Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.

Voyez-vous, Eulalie, quíaprËs votre mort on fasse de vous un

homme?ªó´Monsieur le CurÈ a toujours le mot pour rigoler.ªó´Le frËre

de Gilbert, Charles le BËgue, prince pieux mais qui, ayant perdu de

bonne heure son pËre, PÈpin líInsensÈ, mort des suites de sa maladie

mentale, exerÁait le pouvoir suprÍme avec toute la prÈsomption díune

jeunesse ‡ qui la discipline a manquÈ; dËs que la figure díun

particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer

jusquíau dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit

br?ler líÈglise de Combray, la primitive Èglise alors, celle que

ThÈodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne quíil avait

prËs díici, ‡ Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les

Burgondes, avait promis de b‚tir au-dessus du tombeau de

Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il níen

reste que la crypte o? ThÈodore a d? vous faire descendre, puisque

Gilbert br?la le reste. Ensuite il dÈfit líinfortunÈ Charles avec

líaide de Guillaume Le ConquÈrant (le curÈ prononÁait GuilÙme), ce qui

fait que beaucoup díAnglais viennent pour visiter. Mais il ne semble

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pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car

ceux-ci se ruËrent sur lui ‡ la sortie de la messe et lui tranchËrent

la tÍte. Du reste ThÈodore prÍte un petit livre qui donne les

explications.

´Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre Èglise,

cíest le point de vue quíon a du clocher et qui est grandiose.

Certainement, pour vous qui níÍtes pas trËs forte, je ne vous

conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste

la moitiÈ du cÈlËbre dÙme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une

personne bien portante, díautant plus quíon monte pliÈ en deux si on

ne veut pas se casser la tÍte, et on ramasse avec ses effets toutes

les toiles díaraignÈes de líescalier. En tous cas il faudrait bien

vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir líindignation que causait ‡

ma tante líidÈe quíelle f?t capable de monter dans le clocher), car il

fait un de ces courants díair une fois arrivÈ l‡-haut! Certaines

personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. Níimporte,

le dimanche il y a toujours des sociÈtÈs qui viennent mÍme de trËs

loin pour admirer la beautÈ du panorama et qui síen retournent

enchantÈes. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous

trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut

avouer du reste quíon jouit de l‡ díun coup díúil fÈerique, avec des

sortes díÈchappÈes sur la plaine qui ont un cachet tout particulier.

Quand le temps est clair on peut distinguer jusquí‡ Verneuil. Surtout

on embrasse ‡ la fois des choses quíon ne peut voir habituellement que

líune sans líautre, comme le cours de la Vivonne et les fossÈs de

Saint-Assise-lËs-Combray, dont elle est sÈparÈe par un rideau de

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grands arbres, ou encore comme les diffÈrents canaux de

Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois

que je suis allÈ ‡ Jouy-le-Vicomte, jíai bien vu un bout du canal,

puis quand jíavais tournÈ une rue jíen voyais un autre, mais alors je

ne voyais plus le prÈcÈdent. Jíavais beau les mettre ensemble par la

pensÈe, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de

Saint-Hilaire cíest autre chose, cíest tout un rÈseau o? la localitÈ

est prise. Seulement on ne distingue pas díeau, on dirait de grandes

fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, quíelle est comme

une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont dÈj‡

dÈcoupÈs. Il faudrait pour bien faire Ítre ‡ la fois dans le clocher

de Saint-Hilaire et ‡ Jouy-le-Vicomte.ª

Le curÈ avait tellement fatiguÈ ma tante quí‡ peine Ètait-il parti,

elle Ètait obligÈe de renvoyer Eulalie.

ó´Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle díune voix faible, en tirant

une piËce díune petite bourse quíelle avait ‡ portÈe de sa main, voil‡

pour que vous ne míoubliiez pas dans vos priËres.ª

ó´Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien

que ce níest pas pour cela que je viens!ª disait Eulalie avec la mÍme

hÈsitation et le mÍme embarras, chaque fois, que si cíÈtait la

premiËre, et avec une apparence de mÈcontentement qui Ègayait ma tante

mais ne lui dÈplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la

piËce, avait un air un peu moins contrariÈ que de coutume, ma tante

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disait:

ó´Je ne sais pas ce quíavait Eulalie; je lui ai pourtant donnÈ la mÍme

chose que díhabitude, elle níavait pas líair contente.ª

óJe crois quíelle nía pourtant pas ‡ se plaindre, soupirait FranÁoise,

qui avait une tendance ‡ considÈrer comme de la menue monnaie tout ce

que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des

trÈsors follement gaspillÈs pour une ingrate les piÈcettes mises

chaque dimanche dans la main díEulalie, mais si discrËtement que

FranÁoise níarrivait jamais ‡ les voir. Ce níest pas que líargent que

ma tante donnait ‡ Eulalie, FranÁoise líe?t voulu pour elle. Elle

jouissait suffisamment de ce que ma tante possÈdait, sachant que les

richesses de la maÓtresse du mÍme coup ÈlËvent et embellissent aux

yeux de tous sa servante; et quíelle, FranÁoise, Ètait insigne et

glorifiÈe dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les

nombreuses fermes de ma tante, les visites frÈquentes et prolongÈes du

curÈ, le nombre singulier des bouteilles díeau de Vichy consommÈes.

Elle níÈtait avare que pour ma tante; si elle avait gÈrÈ sa fortune,

ce qui e?t ÈtÈ son rÍve, elle líaurait prÈservÈe des entreprises

díautrui avec une fÈrocitÈ maternelle. Elle níaurait pourtant pas

trouvÈ grand mal ‡ ce que ma tante, quíelle savait incurablement

gÈnÈreuse, se f?t laissÈe aller ‡ donner, si au moins Áíavait ÈtÈ ‡

des riches. Peut-Ítre pensait-elle que ceux-l‡, níayant pas besoin des

cadeaux de ma tante, ne pouvaient Ítre soupÁonnÈs de líaimer ‡ cause

díeux. Díailleurs offerts ‡ des personnes díune grande position de

fortune, ‡ Mme Sazerat, ‡ M. Swann, ‡ M. Legrandin, ‡ Mme Goupil, ‡

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des personnes ´de mÍme rangª que ma tante et qui ´allaient bien

ensembleª, ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de

cette vie Ètrange et brillante des gens riches qui chassent, se

donnent des bals, se font des visites et quíelle admirait en souriant.

Mais il níen allait plus de mÍme si les bÈnÈficiaires de la gÈnÈrositÈ

de ma tante Ètaient de ceux que FranÁoise appelait ´des gens comme

moi, des gens qui ne sont pas plus que moiª et qui Ètaient ceux

quíelle mÈprisait le plus ‡ moins quíils ne líappelassent ´Madame

FranÁoiseª et ne se considÈrassent comme Ètant ´moins quíelleª. Et

quand elle vit que, malgrÈ ses conseils, ma tante níen faisait quí‡ sa

tÍte et jetait líargentóFranÁoise le croyait du moinsópour des

crÈatures indignes, elle commenÁa ‡ trouver bien petits les dons que

ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguÈes

‡ Eulalie. Il níy avait pas dans les environs de Combray de ferme si

consÈquente que FranÁoise ne suppos‚t quíEulalie e?t pu facilement

líacheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est

vrai quíEulalie faisait la mÍme estimation des richesses immenses et

cachÈes de FranÁoise. Habituellement, quand Eulalie Ètait partie,

FranÁoise prophÈtisait sans bienveillance sur son compte. Elle la

haÔssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle Ètait

l‡, ‡ lui faire ´bon visageª. Elle se rattrapait aprËs son dÈpart,

sans la nommer jamais ‡ vrai dire, mais en profÈrant des oracles

sibyllins, des sentences díun caractËre gÈnÈral telles que celles de

líEcclÈsiaste, mais dont líapplication ne pouvait Èchapper ‡ ma tante.

AprËs avoir regardÈ par le coin du rideau si Eulalie avait refermÈ la

porte: ´Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et

ramasser les pÈpettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par

un beau jourª, disait-elle, avec le regard latÈral et líinsinuation de

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Joas pensant exclusivement ‡ Athalie quand il dit:

Le bonheur des mÈchants comme un torrent síÈcoule.

Mais quand le curÈ Ètait venu aussi et que sa visite interminable

avait ÈpuisÈ les forces de ma tante, FranÁoise sortait de la chambre

derriËre Eulalie et disait:

ó´Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez líair beaucoup

fatiguÈe.ª

Et ma tante ne rÈpondait mÍme pas, exhalant un soupir qui semblait

devoir Ítre le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais ‡ peine

FranÁoise Ètait-elle descendue que quatre coups donnÈs avec la plus

grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressÈe sur

son lit, criait:

ó´Est-ce quíEulalie est dÈj‡ partie? Croyez-vous que jíai oubliÈ de

lui demander si Mme Goupil Ètait arrivÈe ‡ la messe avant líÈlÈvation!

Courez vite aprËs elle!ª

Mais FranÁoise revenait níayant pu rattraper Eulalie.

ó´Cíest contrariant, disait ma tante en hochant la tÍte. La seule

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chose importante que jíavais ‡ lui demander!ª

Ainsi passait la vie pour ma tante LÈonie, toujours identique, dans la

douce uniformitÈ de ce quíelle appelait avec un dÈdain affectÈ et une

tendresse profonde, son ´petit traintrainª. PrÈservÈ par tout le

monde, non seulement ‡ la maison, o? chacun ayant ÈprouvÈ líinutilitÈ

de lui conseiller une meilleure hygiËne, síÈtait peu ‡ peu rÈsignÈ ‡

le respecter, mais mÍme dans le village o?, ‡ trois rues de nous,

líemballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander ‡ FranÁoise

si ma tante ne ´reposait pasª,óce traintrain fut pourtant troublÈ une

fois cette annÈe-l‡. Comme un fruit cachÈ qui serait parvenu ‡

maturitÈ sans quíon síen aperÁ?t et se dÈtacherait spontanÈment,

survint une nuit la dÈlivrance de la fille de cuisine. Mais ses

douleurs Ètaient intolÈrables, et comme il níy avait pas de sage-femme

‡ Combray, FranÁoise dut partir avant le jour en chercher une ‡

Thiberzy. Ma tante, ‡ cause des cris de la fille de cuisine, ne put

reposer, et FranÁoise, malgrÈ la courte distance, níÈtant revenue que

trËs tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mËre me dit-elle dans la

matinÈe: ´Monte donc voir si ta tante nía besoin de rien.ª Jíentrai

dans la premiËre piËce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchÈe

sur le cÙtÈ, qui dormait; je líentendis ronfler lÈgËrement. Jíallais

míen aller doucement mais sans doute le bruit que jíavais fait Ètait

intervenu dans son sommeil et en avait ´changÈ la vitesseª, comme on

dit pour les automobiles, car la musique du ronflement síinterrompit

une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle síÈveilla et tourna ‡

demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de

terreur; elle venait Èvidemment díavoir un rÍve affreux; elle ne

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pouvait me voir de la faÁon dont elle Ètait placÈe, et je restais l‡

ne sachant si je devais míavancer ou me retirer; mais dÈj‡ elle

semblait revenue au sentiment de la rÈalitÈ et avait reconnu le

mensonge des visions qui líavaient effrayÈe; un sourire de joie, de

pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins

cruelle que les rÍves, Èclaira faiblement son visage, et avec cette

habitude quíelle avait prise de se parler ‡ mi-voix ‡ elle-mÍme quand

elle se croyait seule, elle murmura: ´Dieu soit louÈ! nous níavons

comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voil‡-t-il pas que

je rÍvais que mon pauvre Octave Ètait ressuscitÈ et quíil voulait me

faire faire une promenade tous les jours!ª Sa main se tendit vers son

chapelet qui Ètait sur la petite table, mais le sommeil recommenÁant

ne lui laissa pas la force de líatteindre: elle se rendormit,

tranquillisÈe, et je sortis ‡ pas de loup de la chambre sans quíelle

ni personne e?t jamais appris ce que jíavais entendu.

Quand je dis quíen dehors díÈvÈnements trËs rares, comme cet

accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune

variation, je ne parle pas de celles qui, se rÈpÈtant toujours

identiques ‡ des intervalles rÈguliers, níintroduisaient au sein de

líuniformitÈ quíune sorte díuniformitÈ secondaire. Cíest ainsi que

tous les samedis, comme FranÁoise allait dans líaprËs-midi au marchÈ

de Roussainville-le-Pin, le dÈjeuner Ètait, pour tout le monde, une

heure plus tÙt. Et ma tante avait si bien pris líhabitude de cette

dÈrogation hebdomadaire ‡ ses habitudes, quíelle tenait ‡ cette

habitude-l‡ autant quíaux autres. Elle y Ètait si bien ´routinÈeª,

comme disait FranÁoise, que síil lui avait fallu un samedi, attendre

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pour dÈjeuner líheure habituelle, cela líe?t autant ´dÈrangÈeª que si

elle avait d?, un autre jour, avancer son dÈjeuner ‡ líheure du

samedi. Cette avance du dÈjeuner donnait díailleurs au samedi, pour

nous tous, une figure particuliËre, indulgente, et assez sympathique.

Au moment o? díhabitude on a encore une heure ‡ vivre avant la dÈtente

du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir

arriver des endives prÈcoces, une omelette de faveur, un bifteck

immÈritÈ. Le retour de ce samedi asymÈtrique Ètait un de ces petits

ÈvÈnements intÈrieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies

tranquilles et les sociÈtÈs fermÈes, crÈent une sorte de lien national

et deviennent le thËme favori des conversations, des plaisanteries,

des rÈcits exagÈrÈs ‡ plaisir: il e?t ÈtÈ le noyau tout prÍt pour un

cycle lÈgendaire si líun de nous avait eu la tÍte Èpique. DËs le

matin, avant díÍtre habillÈs, sans raison, pour le plaisir díÈprouver

la force de la solidaritÈ, on se disait les uns aux autres avec bonne

humeur, avec cordialitÈ, avec patriotisme: ´Il níy a pas de temps ‡

perdre, níoublions pas que cíest samedi!ª cependant que ma tante,

confÈrant avec FranÁoise et songeant que la journÈe serait plus longue

que díhabitude, disait: ´Si vous leur faisiez un beau morceau de veau,

comme cíest samedi.ª Si ‡ dix heures et demie un distrait tirait sa

montre en disant: ´Allons, encore une heure et demie avant le

dÈjeunerª, chacun Ètait enchantÈ díavoir ‡ lui dire: ´Mais voyons, ‡

quoi pensez-vous, vous oubliez que cíest samedi!ª; on en riait encore

un quart díheure aprËs et on se promettait de monter raconter cet

oubli ‡ ma tante pour líamuser. Le visage du ciel mÍme semblait

changÈ. AprËs le dÈjeuner, le soleil, conscient que cíÈtait samedi,

fl‚nait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelquíun, pensant

quíon Ètait en retard pour la promenade, disait: ´Comment, seulement

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deux heures?ª en voyant passer les deux coups du clocher de

Saint-Hilaire (qui ont líhabitude de ne rencontrer encore personne

dans les chemins dÈsertÈs ‡ cause du repas de midi ou de la sieste, le

long de la riviËre vive et blanche que le pÍcheur mÍme a abandonnÈe,

et passent solitaires dans le ciel vacant o? ne restent que quelques

nuages paresseux), tout le monde en chúur lui rÈpondait: ´Mais ce qui

vous trompe, cíest quíon a dÈjeunÈ une heure plus tÙt, vous savez bien

que cíest samedi!ª La surprise díun barbare (nous appelions ainsi tous

les gens qui ne savaient pas ce quíavait de particulier le samedi)

qui, Ètant venu ‡ onze heures pour parler ‡ mon pËre, nous avait

trouvÈs ‡ table, Ètait une des choses qui, dans sa vie, avaient le

plus ÈgayÈ FranÁoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur

interloquÈ ne s?t pas que nous dÈjeunions plus tÙt le samedi, elle

trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cúur

avec ce chauvinisme Ètroit) que mon pËre, lui, níe?t pas eu líidÈe que

ce barbare pouvait líignorer et e?t rÈpondu sans autre explication ‡

son Ètonnement de nous voir dÈj‡ dans la salle ‡ manger: ´Mais voyons,

cíest samedi!ª Parvenue ‡ ce point de son rÈcit, elle essuyait des

larmes díhilaritÈ et pour accroÓtre le plaisir quíelle Èprouvait, elle

prolongeait le dialogue, inventait ce quíavait rÈpondu le visiteur ‡

qui ce ´samediª níexpliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de

ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions:

´Mais il me semblait quíil avait dit aussi autre chose. CíÈtait plus

long la premiËre fois quand vous líavez racontÈ.ª Ma grandítante

elle-mÍme laissait son ouvrage, levait la tÍte et regardait par-dessus

son lorgnon.

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Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-l‡, pendant le

mois de mai, nous sortions aprËs le dÓner pour aller au ´mois de

Marieª.

Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, trËs sÈvËre pour ´le

genre dÈplorable des jeunes gens nÈgligÈs, dans les idÈes de líÈpoque

actuelleª, ma mËre prenait garde que rien ne cloch‚t dans ma tenue,

puis on partait pour líÈglise. Cíest au mois de Marie que je me

souviens díavoir commencÈ ‡ aimer les aubÈpines. NíÈtant pas seulement

dans líÈglise, si sainte, mais o? nous avions le droit díentrer,

posÈes sur líautel mÍme, insÈparables des mystËres ‡ la cÈlÈbration

desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des

flambeaux et des vases sacrÈs leurs branches attachÈes horizontalement

les unes aux autres en un apprÍt de fÍte, et quíenjolivaient encore

les festons de leur feuillage sur lequel Ètaient semÈs ‡ profusion,

comme sur une traÓne de mariÈe, de petits bouquets de boutons díune

blancheur Èclatante. Mais, sans oser les regarder quí‡ la dÈrobÈe, je

sentais que ces apprÍts pompeux Ètaient vivants et que cíÈtait la

nature elle-mÍme qui, en creusant ces dÈcoupures dans les feuilles, en

ajoutant líornement suprÍme de ces blancs boutons, avait rendu cette

dÈcoration digne de ce qui Ètait ‡ la fois une rÈjouissance populaire

et une solennitÈ mystique. Plus haut síouvraient leurs corolles Á‡ et

l‡ avec une gr‚ce insouciante, retenant si nÈgligemment comme un

dernier et vaporeux atour le bouquet díÈtamines, fines comme des fils

de la Vierge, qui les embrumait tout entiËres, quíen suivant, quíen

essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je

líimaginais comme si Áíavait ÈtÈ le mouvement de tÍte Ètourdi et

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rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuÈes, díune blanche jeune

fille, distraite et vive. M. Vinteuil Ètait venu avec sa fille se

placer ‡ cÙtÈ de nous. Díune bonne famille, il avait ÈtÈ le professeur

de piano des súurs de ma grandímËre et quand, aprËs la mort de sa

femme et un hÈritage quíil avait fait, il síÈtait retirÈ auprËs de

Combray, on le recevait souvent ‡ la maison. Mais díune pudibonderie

excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait

fait ce quíil appelait ´un mariage dÈplacÈ, dans le go?t du jourª. Ma

mËre, ayant appris quíil composait, lui avait dit par amabilitÈ que,

quand elle irait le voir, il faudrait quíil lui fÓt entendre quelque

chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il

poussait la politesse et la bontÈ jusquí‡ de tels scrupules que, se

mettant toujours ‡ la place des autres, il craignait de les ennuyer et

de leur paraÓtre ÈgoÔste síil suivait ou seulement laissait deviner

son dÈsir. Le jour o? mes parents Ètaient allÈs chez lui en visite, je

les avais accompagnÈs, mais ils míavaient permis de rester dehors et,

comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, Ètait en contre-bas díun

monticule buissonneux, o? je míÈtais cachÈ, je míÈtais trouvÈ de

plain-pied avec le salon du second Ètage, ‡ cinquante centimËtres de

la fenÍtre. Quand on Ètait venu lui annoncer mes parents, jíavais vu

M. Vinteuil se h‚ter de mettre en Èvidence sur le piano un morceau de

musique. Mais une fois mes parents entrÈs, il líavait retirÈ et mis

dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer

quíil níÈtait heureux de les voir que pour leur jouer de ses

compositions. Et chaque fois que ma mËre Ètait revenue ‡ la charge au

cours de la visite, il avait rÈpÈtÈ plusieurs fois ´Mais je ne sais

qui a mis cela sur le piano, ce níest pas sa placeª, et avait dÈtournÈ

la conversation sur díautres sujets, justement parce que ceux-l‡

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líintÈressaient moins. Sa seule passion Ètait pour sa fille et

celle-ci qui avait líair díun garÁon paraissait si robuste quíon ne

pouvait síempÍcher de sourire en voyant les prÈcautions que son pËre

prenait pour elle, ayant toujours des ch‚les supplÈmentaires ‡ lui

jeter sur les Èpaules. Ma grandímËre faisait remarquer quelle

expression douce dÈlicate, presque timide passait souvent dans les

regards de cette enfant si rude, dont le visage Ètait semÈ de taches

de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle líentendait

avec líesprit de ceux ‡ qui elle líavait dite, síalarmait des

malentendus possibles et on voyait síÈclairer, se dÈcouper comme par

transparence, sous la figure hommasse du ´bon diableª, les traits plus

fins díune jeune fille ÈplorÈe.

Quand, au moment de quitter líÈglise, je míagenouillai devant líautel,

je sentis tout díun coup, en me relevant, síÈchapper des aubÈpines une

odeur amËre et douce díamandes, et je remarquai alors sur les fleurs

de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que

devait Ítre cachÈe cette odeur comme sous les parties gratinÈes le

go?t díune frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues

de Mlle Vinteuil. MalgrÈ la silencieuse immobilitÈ des aubÈpines,

cette intermittente ardeur Ètait comme le murmure de leur vie intense

dont líautel vibrait ainsi quíune haie agreste visitÈe par de vivantes

antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines Ètamines presque

rousses qui semblaient avoir gardÈ la virulence printaniËre, le

pouvoir irritant, díinsectes aujourdíhui mÈtamorphosÈs en fleurs.

Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant

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de líÈglise. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur

la place, prenait la dÈfense des petits, faisait des sermons aux

grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait

ÈtÈ contente de nous voir, aussitÙt il semblait quíen elle-mÍme une

súur plus sensible rougissait de ce propos de bon garÁon Ètourdi qui

avait pu nous faire croire quíelle sollicitait díÍtre invitÈe chez

nous. Son pËre lui jetait un manteau sur les Èpaules, ils montaient

dans un petit buggy quíelle conduisait elle-mÍme et tous deux

retournaient ‡ Montjouvain. Quant ‡ nous, comme cíÈtait le lendemain

dimanche et quíon ne se lËverait que pour la grandímesse, síil faisait

clair de lune et que líair f?t chaud, au lieu de nous faire rentrer

directement, mon pËre, par amour de la gloire, nous faisait faire par

le calvaire une longue promenade, que le peu díaptitude de ma mËre ‡

síorienter et ‡ se reconnaÓtre dans son chemin, lui faisait considÈrer

comme la prouesse díun gÈnie stratÈgique. Parfois nous allions

jusquíau viaduc, dont les enjambÈes de pierre commenÁaient ‡ la gare

et me reprÈsentaient líexil et la dÈtresse hors du monde civilisÈ

parce que chaque annÈe en venant de Paris, on nous recommandait de

faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser

passer la station, díÍtre prÍts díavance car le train repartait au

bout de deux minutes et síengageait sur le viaduc au del‡ des pays

chrÈtiens dont Combray marquait pour moi líextrÍme limite. Nous

revenions par le boulevard de la gare, o? Ètaient les plus agrÈables

villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme

Hubert Robert, semait ses degrÈs rompus de marbre blanc, ses jets

díeau, ses grilles entríouvertes. Sa lumiËre avait dÈtruit le bureau

du tÈlÈgraphe. Il níen subsistait plus quíune colonne ‡ demi brisÈe,

mais qui gardait la beautÈ díune ruine immortelle. Je traÓnais la

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jambe, je tombais de sommeil, líodeur des tilleuls qui embaumait

míapparaissait comme une rÈcompense quíon ne pouvait obtenir quíau

prix des plus grandes fatigues et qui níen valait pas la peine. De

grilles fort ÈloignÈes les unes des autres, des chiens rÈveillÈs par

nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il míarrive

encore quelquefois díen entendre le soir, et entre lesquels dut venir

(quand sur son emplacement on crÈa le jardin public de Combray) se

rÈfugier le boulevard de la gare, car, o? que je me trouve, dËs quíils

commencent ‡ retentir et ‡ se rÈpondre, je líaperÁois, avec ses

tilleuls et son trottoir ÈclairÈ par la lune.

Tout díun coup mon pËre nous arrÍtait et demandait ‡ ma mËre: ´O?

sommes-nous?ª EpuisÈe par la marche, mais fiËre de lui, elle lui

avouait tendrement quíelle níen savait absolument rien. Il haussait

les Èpaules et riait. Alors, comme síil líavait sortie de la poche de

son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite

porte de derriËre de notre jardin qui Ètait venue avec le coin de la

rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma

mËre lui disait avec admiration: ´Tu es extraordinaire!ª Et ‡ partir

de cet instant, je níavais plus un seul pas ‡ faire, le sol marchait

pour moi dans ce jardin o? depuis si longtemps mes actes avaient cessÈ

díÍtre accompagnÈs díattention volontaire: líHabitude venait de me

prendre dans ses bras et me portait jusquí‡ mon lit comme un petit

enfant.

Si la journÈe du samedi, qui commenÁait une heure plus tÙt, et o? elle

Ètait privÈe de FranÁoise, passait plus lentement quíune autre pour ma

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tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le

commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveautÈ et la

distraction que f?t encore capable de supporter son corps affaibli et

maniaque. Et ce níest pas cependant quíelle níaspir‚t parfois ‡

quelque plus grand changement, quíelle níe?t de ces heures díexception

o? líon a soif de quelque chose díautre que ce qui est, et o? ceux que

le manque díÈnergie ou díimagination empÍche de tirer díeux-mÍmes un

principe de rÈnovation, demandent ‡ la minute qui vient, au facteur

qui sonne, de leur apporter du nouveau, f?t-ce du pire, une Èmotion,

une douleur; o? la sensibilitÈ, que le bonheur a fait taire comme une

harpe oisive, veut rÈsonner sous une main, mÍme brutale, et d?t-elle

en Ítre brisÈe; o? la volontÈ, qui a si difficilement conquis le droit

díÍtre livrÈe sans obstacle ‡ ses dÈsirs, ‡ ses peines, voudrait jeter

les rÍnes entre les mains díÈvÈnements impÈrieux, fussent-ils cruels.

Sans doute, comme les forces de ma tante, taries ‡ la moindre fatigue,

ne lui revenaient que goutte ‡ goutte au sein de son repos, le

rÈservoir Ètait trËs long ‡ remplir, et il se passait des mois avant

quíelle e?t ce lÈger trop-plein que díautres dÈrivent dans líactivitÈ

et dont elle Ètait incapable de savoir et de dÈcider comment user. Je

ne doute pas quíalorsócomme le dÈsir de la remplacer par des pommes de

terre bÈchamel finissait au bout de quelque temps par naÓtre du

plaisir mÍme que lui causait le retour quotidien de la purÈe dont elle

ne se ´fatiguaitª pas,óelle ne tir‚t de líaccumulation de ces jours

monotones auxquels elle tenait tant, líattente díun cataclysme

domestique limitÈ ‡ la durÈe díun moment mais qui la forcerait

díaccomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle

reconnaissait quíils lui seraient salutaires et auxquels elle ne

pouvait díelle-mÍme se dÈcider. Elle nous aimait vÈritablement, elle

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aurait eu plaisir ‡ nous pleurer; survenant ‡ un moment o? elle se

sentait bien et níÈtait pas en sueur, la nouvelle que la maison Ètait

la proie díun incendie o? nous avions dÈj‡ tous pÈri et qui níallait

plus bientÙt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel

elle aurait eu tout le temps díÈchapper sans se presser, ‡ condition

de se lever tout de suite, a d? souvent hanter ses espÈrances comme

unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long

regret toute sa tendresse pour nous, et díÍtre la stupÈfaction du

village en conduisant notre deuil, courageuse et accablÈe, moribonde

debout, celui bien plus prÈcieux de la forcer au bon moment, sans

temps ‡ perdre, sans possibilitÈ díhÈsitation Ènervante, ‡ aller

passer líÈtÈ dans sa jolie ferme de Mirougrain, o? il y avait une

chute díeau. Comme níÈtait jamais survenu aucun ÈvÈnement de ce genre,

dont elle mÈditait certainement la rÈussite quand elle Ètait seule

absorbÈe dans ses innombrables jeux de patience (et qui líe?t

dÈsespÈrÈe au premier commencement de rÈalisation, au premier de ces

petits faits imprÈvus, de cette parole annonÁant une mauvaise nouvelle

et dont on ne peut plus jamais oublier líaccent, de tout ce qui porte

líempreinte de la mort rÈelle, bien diffÈrente de sa possibilitÈ

logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps

sa vie plus intÈressante, ‡ y introduire des pÈripÈties imaginaires

quíelle suivait avec passion. Elle se plaisait ‡ supposer tout díun

coup que FranÁoise la volait, quíelle recourait ‡ la ruse pour síen

assurer, la prenait sur le fait; habituÈe, quand elle faisait seule

des parties de cartes, ‡ jouer ‡ la fois son jeu et le jeu de son

adversaire, elle se prononÁait ‡ elle-mÍme les excuses embarrassÈes de

FranÁoise et y rÈpondait avec tant de feu et díindignation que líun de

nous, entrant ‡ ces moments-l‡, la trouvait en nage, les yeux

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Ètincelants, ses faux cheveux dÈplacÈs laissant voir son front chauve.

FranÁoise entendit peut-Ítre parfois dans la chambre voisine de

mordants sarcasmes qui síadressaient ‡ elle et dont líinvention níe?t

pas soulagÈ suffisamment ma tante, síils Ètaient restÈs ‡ líÈtat

purement immatÈriel, et si en les murmurant ‡ mi-voix elle ne leur e?t

donnÈ plus de rÈalitÈ. Quelquefois, ce ´spectacle dans un litª ne

suffisait mÍme pas ‡ ma tante, elle voulait faire jouer ses piËces.

Alors, un dimanche, toutes portes mystÈrieusement fermÈes, elle

confiait ‡ Eulalie ses doutes sur la probitÈ de FranÁoise, son

intention de se dÈfaire díelle, et une autre fois, ‡ FranÁoise ses

soupÁons de líinfidÈlitÈ díEulalie, ‡ qui la porte serait bientÙt

fermÈe; quelques jours aprËs elle Ètait dÈgo?tÈe de sa confidente de

la veille et racoquinÈe avec le traÓtre, lesquels díailleurs, pour la

prochaine reprÈsentation, Èchangeraient leurs emplois. Mais les

soupÁons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, níÈtaient quíun feu

de paille et tombaient vite, faute díaliment, Eulalie níhabitant pas

la maison. Il níen Ètait pas de mÍme de ceux qui concernaient

FranÁoise, que ma tante sentait perpÈtuellement sous le mÍme toit

quíelle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son

lit, elle os‚t descendre ‡ la cuisine se rendre compte síils Ètaient

fondÈs. Peu ‡ peu son esprit níeut plus díautre occupation que de

chercher ‡ deviner ce quí‡ chaque moment pouvait faire, et chercher ‡

lui cacher, FranÁoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de

physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un dÈsir

quíelle semblait dissimuler. Et elle lui montrait quíelle líavait

dÈmasquÈe, díun seul mot qui faisait p‚lir FranÁoise et que ma tante

semblait trouver, ‡ enfoncer au cúur de la malheureuse, un

divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une rÈvÈlation

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díEulalie,ócomme ces dÈcouvertes qui ouvrent tout díun coup un champ

insoupÁonnÈ ‡ une science naissante et qui se traÓnait dans

líorniËre,óprouvait ‡ ma tante quíelle Ètait dans ses suppositions

bien au-dessous de la vÈritÈ. ´Mais FranÁoise doit le savoir

maintenant que vous y avez donnÈ une voitureª.ó´Que je lui ai donnÈ

une voiture!ª síÈcriait ma tante.ó´Ah! mais je ne sais pas, moi, je

croyais, je líavais vue qui passait maintenant en calËche, fiËre comme

Artaban, pour aller au marchÈ de Roussainville. Jíavais cru que

cíÈtait Mme Octave qui lui avait donnÈ.ª Peu ‡ peu FranÁoise et ma

tante, comme la bÍte et le chasseur, ne cessaient plus de t‚cher de

prÈvenir les ruses líune de líautre. Ma mËre craignait quíil ne se

dÈvelopp‚t chez FranÁoise une vÈritable haine pour ma tante qui

líoffensait le plus durement quíelle le pouvait. En tous cas FranÁoise

attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de

ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose

‡ lui demander, elle hÈsitait longtemps sur la maniËre dont elle

devait síy prendre. Et quand elle avait profÈrÈ sa requÍte, elle

observait ma tante ‡ la dÈrobÈe, t‚chant de deviner dans líaspect de

sa figure ce que celle-ci avait pensÈ et dÈciderait. Et ainsiótandis

que quelque artiste lisant les MÈmoires du XVIIe siËcle, et dÈsirant

de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se

fabriquant une gÈnÈalogie qui le fait descendre díune famille

historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains

actuels de líEurope, tourne prÈcisÈment le dos ‡ ce quíil a le tort de

chercher sous des formes identiques et par consÈquent mortes,óune

vieille dame de province qui ne faisait quíobÈir sincËrement ‡

díirrÈsistibles manies et ‡ une mÈchancetÈ nÈe de líoisivetÈ, voyait

sans avoir jamais pensÈ ‡ Louis XIV les occupations les plus

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insignifiantes de sa journÈe, concernant son lever, son dÈjeuner, son

repos, prendre par leur singularitÈ despotique un peu de líintÈrÍt de

ce que Saint-Simon appelait la ´mÈcaniqueª de la vie ‡ Versailles, et

pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou

de hauteur dans sa physionomie, Ètaient de la part de FranÁoise

líobjet díun commentaire aussi passionnÈ, aussi craintif que líÈtaient

le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou

mÍme les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au

dÈtour díune allÈe, ‡ Versailles.

Un dimanche, o? ma tante avait eu la visite simultanÈe du curÈ et

díEulalie, et síÈtait ensuite reposÈe, nous Ètions tous montÈs lui

dire bonsoir, et maman lui adressait ses condolÈances sur la mauvaise

chance qui amenait toujours ses visiteurs ‡ la mÍme heure:

ó´Je sais que les choses se sont encore mal arrangÈes tantÙt, LÈonie,

lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde ‡ la fois.ª

Ce que ma grandítante interrompit par: ´Abondance de biens...ª car

depuis que sa fille Ètait malade elle croyait devoir la remonter en

lui prÈsentant toujours tout par le bon cÙtÈ. Mais mon pËre prenant la

parole:

ó´Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est rÈunie pour

vous faire un rÈcit sans avoir besoin de le recommencer ‡ chacun. Jíai

peur que nous ne soyons f‚chÈs avec Legrandin: il mía ‡ peine dit

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bonjour ce matin.ª

Je ne restai pas pour entendre le rÈcit de mon pËre, car jíÈtais

justement avec lui aprËs la messe quand nous avions rencontrÈ M.

Legrandin, et je descendis ‡ la cuisine demander le menu du dÓner qui

tous les jours me distrayait comme les nouvelles quíon lit dans un

journal et míexcitait ‡ la faÁon díun programme de fÍte. Comme M.

Legrandin avait passÈ prËs de nous en sortant de líÈglise, marchant ‡

cÙtÈ díune ch‚telaine du voisinage que nous ne connaissions que de

vue, mon pËre avait fait un salut ‡ la fois amical et rÈservÈ, sans

que nous nous arrÍtions; M. Legrandin avait ‡ peine rÈpondu, díun air

ÈtonnÈ, comme síil ne nous reconnaissait pas, et avec cette

perspective du regard particuliËre aux personnes qui ne veulent pas

Ítre aimables et qui, du fond subitement prolongÈ de leurs yeux, ont

líair de vous apercevoir comme au bout díune route interminable et ‡

une si grande distance quíelles se contentent de vous adresser un

signe de tÍte minuscule pour le proportionner ‡ vos dimensions de

marionnette.

Or, la dame quíaccompagnait Legrandin Ètait une personne vertueuse et

considÈrÈe; il ne pouvait Ítre question quíil f?t en bonne fortune et

gÍnÈ díÍtre surpris, et mon pËre se demandait comment il avait pu

mÈcontenter Legrandin. ´Je regretterais díautant plus de le savoir

f‚chÈ, dit mon pËre, quíau milieu de tous ces gens endimanchÈs il a,

avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu

apprÍtÈ, de si vraiment simple, et un air presque ingÈnu qui est tout

‡ fait sympathique.ª Mais le conseil de famille fut unanimement díavis

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que mon pËre síÈtait fait une idÈe, ou que Legrandin, ‡ ce moment-l‡,

Ètait absorbÈ par quelque pensÈe. Díailleurs la crainte de mon pËre

fut dissipÈe dËs le lendemain soir. Comme nous revenions díune grande

promenade, nous aperÁ?mes prËs du Pont-Vieux Legrandin, qui ‡ cause

des fÍtes, restait plusieurs jours ‡ Combray. Il vint ‡ nous la main

tendue: ´Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers

de Paul Desjardins:

Les bois sont dÈj‡ noirs, le ciel est encor bleu.

Níest-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous níavez peut-Ítre

jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourdíhui il se

mue, me dit-on, en frËre prÍcheur, mais ce fut longtemps un

aquarelliste limpide...

Les bois sont dÈj‡ noirs, le ciel est encor bleu...

Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et mÍme ‡

líheure, qui vient pour moi maintenant, o? les bois sont dÈj‡ noirs,

o? la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant

du cÙtÈ du ciel.ª Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps

les yeux ‡ líhorizon, ´Adieu, les camaradesª, nous dit-il tout ‡ coup,

et il nous quitta.

A cette heure o? je descendais apprendre le menu, le dÓner Ètait dÈj‡

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commencÈ, et FranÁoise, commandant aux forces de la nature devenues

ses aides, comme dans les fÈeries o? les gÈants se font engager comme

cuisiniers, frappait la houille, donnait ‡ la vapeur des pommes de

terre ‡ Ètuver et faisait finir ‡ point par le feu les chefs-díúuvre

culinaires díabord prÈparÈs dans des rÈcipients de cÈramiste qui

allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonniËres, aux

terrines pour le gibier, moules ‡ p‚tisserie, et petits pots de crËme

en passant par une collection complËte de casserole de toutes

dimensions. Je míarrÍtais ‡ voir sur la table, o? la fille de cuisine

venait de les Ècosser, les petits pois alignÈs et nombrÈs comme des

billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement Ètait devant les

asperges, trempÈes díoutremer et de rose et dont líÈpi, finement

pignochÈ de mauve et díazur, se dÈgrade insensiblement jusquíau

pied,óencore souillÈ pourtant du sol de leur plant,ópar des irisations

qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances cÈlestes

trahissaient les dÈlicieuses crÈatures qui síÈtaient amusÈes ‡ se

mÈtamorphoser en lÈgumes et qui, ‡ travers le dÈguisement de leur

chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs

naissantes díaurore, en ces Èbauches díarc-en-ciel, en cette

extinction de soirs bleus, cette essence prÈcieuse que je

reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dÓner o? jíen

avais mangÈ, elles jouaient, dans leurs farces poÈtiques et grossiËres

comme une fÈerie de Shakespeare, ‡ changer mon pot de chambre en un

vase de parfum.

La pauvre CharitÈ de Giotto, comme líappelait Swann, chargÈe par

FranÁoise de les ´plumerª, les avait prËs díelle dans une corbeille,

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son air Ètait douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs

de la terre; et les lÈgËres couronnes díazur qui ceignaient les

asperges au-dessus de leurs tuniques de rose Ètaient finement

dessinÈes, Ètoile par Ètoile, comme le sont dans la fresque les fleurs

bandÈes autour du front ou piquÈes dans la corbeille de la Vertu de

Padoue. Et cependant, FranÁoise tournait ‡ la broche un de ces

poulets, comme elle seule savait en rÙtir, qui avaient portÈ loin dans

Combray líodeur de ses mÈrites, et qui, pendant quíelle nous les

servait ‡ table, faisaient prÈdominer la douceur dans ma conception

spÈciale de son caractËre, líarÙme de cette chair quíelle savait

rendre si onctueuse et si tendre níÈtant pour moi que le propre parfum

díune de ses vertus.

Mais le jour o?, pendant que mon pËre consultait le conseil de famille

sur la rencontre de Legrandin, je descendis ‡ la cuisine, Ètait un de

ceux o? la CharitÈ de Giotto, trËs malade de son accouchement rÈcent,

ne pouvait se lever; FranÁoise, níÈtant plus aidÈe, Ètait en retard.

Quand je fus en bas, elle Ètait en train, dans líarriËre-cuisine qui

donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa rÈsistance

dÈsespÈrÈe et bien naturelle, mais accompagnÈe par FranÁoise hors

díelle, tandis quíelle cherchait ‡ lui fendre le cou sous líoreille,

des cris de ´sale bÍte! sale bÍte!ª, mettait la sainte douceur et

líonction de notre servante un peu moins en lumiËre quíil níe?t fait,

au dÓner du lendemain, par sa peau brodÈe díor comme une chasuble et

son jus prÈcieux ÈgouttÈ díun ciboire. Quand il fut mort, FranÁoise

recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un

sursaut de colËre, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une

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derniËre fois: ´Sale bÍte!ª Je remontai tout tremblant; jíaurais voulu

quíon mÓt FranÁoise tout de suite ‡ la porte. Mais qui míe?t fait des

boules aussi chaudes, du cafÈ aussi parfumÈ, et mÍme... ces

poulets?... Et en rÈalitÈ, ce l‚che calcul, tout le monde avait eu ‡

le faire comme moi. Car ma tante LÈonie savait,óce que jíignorais

encore,óque FranÁoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait

donnÈ sa vie sans une plainte, Ètait pour díautres Ítres díune duretÈ

singuliËre. MalgrÈ cela ma tante líavait gardÈe, car si elle

connaissait sa cruautÈ, elle apprÈciait son service. Je míaperÁus peu

‡ peu que la douceur, la componction, les vertus de FranÁoise

cachaient des tragÈdies díarriËre-cuisine, comme líhistoire dÈcouvre

que les rËgnes des Rois et des Reines, qui sont reprÈsentÈs les mains

jointes dans les vitraux des Èglises, furent marquÈs díincidents

sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parentÈ,

les humains excitaient díautant plus sa pitiÈ par leurs malheurs,

quíils vivaient plus ÈloignÈs díelle. Les torrents de larmes quíelle

versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se

tarissaient vite si elle pouvait se reprÈsenter la personne qui en

Ètait líobjet díune faÁon un peu prÈcise. Une de ces nuits qui

suivirent líaccouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise

díatroces coliques; maman líentendit se plaindre, se leva et rÈveilla

FranÁoise qui, insensible, dÈclara que tous ces cris Ètaient une

comÈdie, quíelle voulait ´faire la maÓtresseª. Le mÈdecin, qui

craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de mÈdecine

que nous avions, ‡ la page o? elles sont dÈcrites et o? il nous avait

dit de nous reporter pour trouver líindication des premiers soins ‡

donner. Ma mËre envoya FranÁoise chercher le livre en lui recommandant

de ne pas laisser tomber le signet. Au bout díune heure, FranÁoise

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níÈtait pas revenue; ma mËre indignÈe crut quíelle síÈtait recouchÈe

et me dit díaller voir moi-mÍme dans la bibliothËque. Jíy trouvai

FranÁoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait

la description clinique de la crise et poussait des sanglots

maintenant quíil síagissait díune malade-type quíelle ne connaissait

pas. A chaque symptÙme douloureux mentionnÈ par líauteur du traitÈ,

elle síÈcriait: ´HÈ l‡! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu

veuille faire souffrir ainsi une malheureuse crÈature humaine? HÈ! la

pauvre!ª

Mais dËs que je líeus appelÈe et quíelle fut revenue prËs du lit de la

CharitÈ de Giotto, ses larmes cessËrent aussitÙt de couler; elle ne

put reconnaÓtre ni cette agrÈable sensation de pitiÈ et

díattendrissement quíelle connaissait bien et que la lecture des

journaux lui avait souvent donnÈe, ni aucun plaisir de mÍme famille,

dans líennui et dans líirritation de síÍtre levÈe au milieu de la nuit

pour la fille de cuisine; et ‡ la vue des mÍmes souffrances dont la

description líavait fait pleurer, elle níeut plus que des

ronchonnements de mauvaise humeur, mÍme díaffreux sarcasmes, disant,

quand elle crut que nous Ètions partis et ne pouvions plus líentendre:

´Elle níavait quí‡ ne pas faire ce quíil faut pour Áa! Áa lui a fait

plaisir! quíelle ne fasse pas de maniËres maintenant. Faut-il tout de

mÍme quíun garÁon ait ÈtÈ abandonnÈ du bon Dieu pour aller avec Áa.

Ah! cíest bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mËre:

´Qui du cul díun chien síamourose

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´Il lui paraÓt une rose.ª

Si, quand son petit-fils Ètait un peu enrhumÈ du cerveau, elle partait

la nuit, mÍme malade, au lieu de se coucher, pour voir síil níavait

besoin de rien, faisant quatre lieues ‡ pied avant le jour afin díÍtre

rentrÈe pour son travail, en revanche ce mÍme amour des siens et son

dÈsir díassurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa

politique ‡ líÈgard des autres domestiques par une maxime constante

qui fut de níen jamais laisser un seul síimplanter chez ma tante,

quíelle mettait díailleurs une sorte díorgueil ‡ ne laisser approcher

par personne, prÈfÈrant, quand elle-mÍme Ètait malade, se relever pour

lui donner son eau de Vichy plutÙt que de permettre líaccËs de la

chambre de sa maÓtresse ‡ la fille de cuisine. Et comme cet

hymÈnoptËre observÈ par Fabre, la guÍpe fouisseuse, qui pour que ses

petits aprËs sa mort aient de la viande fraÓche ‡ manger, appelle

líanatomie au secours de sa cruautÈ et, ayant capturÈ des charanÁons

et des araignÈes, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux

le centre nerveux dío? dÈpend le mouvement des pattes, mais non les

autres fonctions de la vie, de faÁon que líinsecte paralysÈ prËs

duquel elle dÈpose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles

Ècloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de

rÈsistance, mais nullement faisandÈ, FranÁoise trouvait pour servir sa

volontÈ permanente de rendre la maison intenable ‡ tout domestique,

des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des annÈes plus

tard, nous apprÓmes que si cet ÈtÈ-l‡ nous avions mangÈ presque tous

les jours des asperges, cíÈtait parce que leur odeur donnait ‡ la

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pauvre fille de cuisine chargÈe de les Èplucher des crises díasthme

díune telle violence quíelle fut obligÈe de finir par síen aller.

HÈlas! nous devions dÈfinitivement changer díopinion sur Legrandin. Un

des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux aprËs laquelle

mon pËre avait d? confesser son erreur, comme la messe finissait et

quíavec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacrÈ

entrait dans líÈglise que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les

personnes qui tout ‡ líheure, ‡ mon arrivÈe un peu en retard, Ètaient

restÈes les yeux absorbÈs dans leur priËre et que jíaurais mÍme pu

croire ne míavoir pas vu entrer si, en mÍme temps, leurs pieds

níavaient repoussÈ lÈgËrement le petit banc qui míempÍchait de gagner

ma chaise) commenÁaient ‡ síentretenir avec nous ‡ haute voix de

sujets tout temporels comme si nous Ètions dÈj‡ sur la place, nous

vÓmes sur le seuil br?lant du porche, dominant le tumulte bariolÈ du

marchÈ, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous líavions

derniËrement rencontrÈ, Ètait en train de prÈsenter ‡ la femme díun

autre gros propriÈtaire terrien des environs. La figure de Legrandin

exprimait une animation, un zËle extraordinaires; il fit un profond

salut avec un renversement secondaire en arriËre, qui ramena

brusquement son dos au del‡ de la position de dÈpart et quíavait d?

lui apprendre le mari de sa súur, Mme De Cambremer. Ce redressement

rapide fit refluer en une sorte díonde fougueuse et musclÈe la croupe

de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais

pourquoi cette ondulation de pure matiËre, ce flot tout charnel, sans

expression de spiritualitÈ et quíun empressement plein de bassesse

fouettait en tempÍte, ÈveillËrent tout díun coup dans mon esprit la

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possibilitÈ díun Legrandin tout diffÈrent de celui que nous

connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose ‡ son cocher,

et tandis quíil allait jusquí‡ la voiture, líempreinte de joie timide

et dÈvouÈe que la prÈsentation avait marquÈe sur son visage y

persistait encore. Ravi dans une sorte de rÍve, il souriait, puis il

revint vers la dame en se h‚tant et, comme il marchait plus vite quíil

níen avait líhabitude, ses deux Èpaules oscillaient de droite et de

gauche ridiculement, et il avait líair tant il síy abandonnait

entiËrement en níayant plus souci du reste, díÍtre le jouet inerte et

mÈcanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions

passer ‡ cÙtÈ de lui, il Ètait trop bien ÈlevÈ pour dÈtourner la tÍte,

mais il fixa de son regard soudain chargÈ díune rÍverie profonde un

point si ÈloignÈ de líhorizon quíil ne put nous voir et níeut pas ‡

nous saluer. Son visage restait ingÈnu au-dessus díun veston souple et

droit qui avait líair de se sentir fourvoyÈ malgrÈ lui au milieu díun

luxe dÈtestÈ. Et une lavalliËre ‡ pois quíagitait le vent de la Place

continuait ‡ flotter sur Legrandin comme líÈtendard de son fier

isolement et de sa noble indÈpendance. Au moment o? nous arrivions ‡

la maison, maman síaperÁut quíon avait oubliÈ le Saint-HonorÈ et

demanda ‡ mon pËre de retourner avec moi sur nos pas dire quíon

líapport‚t tout de suite. Nous crois‚mes prËs de líÈglise Legrandin

qui venait en sens inverse conduisant la mÍme dame ‡ sa voiture. Il

passa contre nous, ne síinterrompit pas de parler ‡ sa voisine et nous

fit du coin de son úil bleu un petit signe en quelque sorte intÈrieur

aux paupiËres et qui, níintÈressant pas les muscles de son visage, put

passer parfaitement inaperÁu de son interlocutrice; mais, cherchant ‡

compenser par líintensitÈ du sentiment le champ un peu Ètroit o? il en

circonscrivait líexpression, dans ce coin díazur qui nous Ètait

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affectÈ il fit pÈtiller tout líentrain de la bonne gr‚ce qui dÈpassa

líenjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de

líamabilitÈ jusquíaux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux

sous-entendus, aux mystËres de la complicitÈ; et finalement exalta les

assurances díamitiÈ jusquíaux protestations de tendresse, jusquí‡ la

dÈclaration díamour, illuminant alors pour nous seuls díune langueur

secrËte et invisible ‡ la ch‚telaine, une prunelle ÈnamourÈe dans un

visage de glace.

Il avait prÈcisÈment demandÈ la veille ‡ mes parents de míenvoyer

dÓner ce soir-l‡ avec lui: ´Venez tenir compagnie ‡ votre vieil ami,

míavait-il dit. Comme le bouquet quíun voyageur nous envoie díun pays

o? nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre

adolescence ces fleurs des printemps que jíai traversÈs moi aussi il y

a bien des annÈes. Venez avec la primevËre, la barbe de chanoine, le

bassin díor, venez avec le sÈdum dont est fait le bouquet de dilection

de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la RÈsurrection, la

p‚querette et la boule de neige des jardins qui commence ‡ embaumer

dans les allÈes de votre grandítante quand ne sont pas encore fondues

les derniËres boules de neige des giboulÈes de P‚ques. Venez avec la

glorieuse vÍture de soie du lis digne de Salomon, et líÈmail

polychrome des pensÈes, mais venez surtout avec la brise fraÓche

encore des derniËres gelÈes et qui va entríouvrir, pour les deux

papillons qui depuis ce matin attendent ‡ la porte, la premiËre rose

de JÈrusalem.ª

On se demandait ‡ la maison si on devait míenvoyer tout de mÍme dÓner

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avec M. Legrandin. Mais ma grandímËre refusa de croire quíil e?t ÈtÈ

impoli. ´Vous reconnaissez vous-mÍme quíil vient l‡ avec sa tenue

toute simple qui níest guËre celle díun mondain.ª Elle dÈclarait quíen

tous cas, et ‡ tout mettre au pis, síil líavait ÈtÈ, mieux valait ne

pas avoir líair de síen Ítre aperÁu. A vrai dire mon pËre lui-mÍme,

qui Ètait pourtant le plus irritÈ contre líattitude quíavait eue

Legrandin, gardait peut-Ítre un dernier doute sur le sens quíelle

comportait. Elle Ètait comme toute attitude ou action o? se rÈvËle le

caractËre profond et cachÈ de quelquíun: elle ne se relie pas ‡ ses

paroles antÈrieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le

tÈmoignage du coupable qui níavouera pas; nous en sommes rÈduits ‡

celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolÈ

et incohÈrent, síils níont pas ÈtÈ le jouet díune illusion; de sorte

que de telles attitudes, les seules qui aient de líimportance, nous

laissent souvent quelques doutes.

Je dÓnai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: ´Il

y a une jolie qualitÈ de silence, níest-ce pas, me dit-il; aux cúurs

blessÈs comme líest le mien, un romancier que vous lirez plus tard,

prÈtend que conviennent seulement líombre et le silence. Et

voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous Ítes

bien loin encore o? les yeux las ne tolËrent plus quíune lumiËre,

celle quíune belle nuit comme celle-ci prÈpare et distille avec

líobscuritÈ, o? les oreilles ne peuvent plus Ècouter de musique que

celle que joue le clair de lune sur la fl?te du silence.ª JíÈcoutais

les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agrÈables;

mais troublÈ par le souvenir díune femme que jíavais aperÁue

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derniËrement pour la premiËre fois, et pensant, maintenant que je

savais que Legrandin Ètait liÈ avec plusieurs personnalitÈs

aristocratiques des environs, que peut-Ítre il connaissait celle-ci,

prenant mon courage, je lui dis: ´Est-ce que vous connaissez,

monsieur, la... les ch‚telaines de Guermantesª, heureux aussi en

prononÁant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul

fait de le tirer de mon rÍve et de lui donner une existence objective

et sonore.

Mais ‡ ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre

ami se ficher une petite encoche brune comme síils venaient díÍtre

percÈs par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle

rÈagissait en sÈcrÈtant des flots díazur. Le cerne de sa paupiËre

noircit, síabaissa. Et sa bouche marquÈe díun pli amer se ressaissant

plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui

díun beau martyr dont le corps est hÈrissÈ de flËches: ´Non, je ne les

connais pasª, dit-il, mais au lieu de donner ‡ un renseignement aussi

simple, ‡ une rÈponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant

qui convenait, il le dÈbita en appuyant sur les mots, en síinclinant,

en saluant de la tÍte, ‡ la fois avec líinsistance quíon apporte, pour

Ítre cru, ‡ une affirmation invraisemblable,ócomme si ce fait quíil ne

conn?t pas les Guermantes ne pouvait Ítre líeffet que díun hasard

singulieróet aussi avec líemphase de quelquíun qui, ne pouvant pas

taire une situation qui lui est pÈnible, prÈfËre la proclamer pour

donner aux autres líidÈe que líaveu quíil fait ne lui cause aucun

embarras, est facile, agrÈable, spontanÈ, que la situation

elle-mÍmeólíabsence de relations avec les Guermantes,ópourrait bien

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avoir ÈtÈ non pas subie, mais voulue par lui, rÈsulter de quelque

tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique lui

interdisant nommÈment la frÈquentation des Guermantes. ´Non,

reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne

les connais pas, je níai jamais voulu, jíai toujours tenu ‡

sauvegarder ma pleine indÈpendance; au fond je suis une tÍte jacobine,

vous le savez. Beaucoup de gens sont venus ‡ la rescousse, on me

disait que jíavais tort de ne pas aller ‡ Guermantes, que je me

donnais líair díun malotru, díun vieil ours. Mais voil‡ une rÈputation

qui níest pas pour míeffrayer, elle est si vraie! Au fond, je níaime

plus au monde que quelques Èglises, deux ou trois livres, ‡ peine

davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre

jeunesse apporte jusquí‡ moi líodeur des parterres que mes vieilles

prunelles ne distinguent plus.ª Je ne comprenais pas bien que pour ne

pas aller chez des gens quíon ne connaÓt pas, il f?t nÈcessaire de

tenir ‡ son indÈpendance, et en quoi cela pouvait vous donner líair

díun sauvage ou díun ours. Mais ce que je comprenais cíest que

Legrandin níÈtait pas tout ‡ fait vÈridique quand il disait níaimer

que les Èglises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup

les gens des ch‚teaux et se trouvait pris devant eux díune si grande

peur de leur dÈplaire quíil níosait pas leur laisser voir quíil avait

pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou díagents de change,

prÈfÈrant, si la vÈritÈ devait se dÈcouvrir, que ce f?t en son

absence, loin de lui et ´par dÈfautª; il Ètait snob. Sans doute il ne

disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et

moi-mÍme nous aimions tant. Et si je demandais: ´Connaissez-vous les

Guermantes?ª, Legrandin le causeur rÈpondait: ´Non, je níai jamais

voulu les connaÓtre.ª Malheureusement il ne le rÈpondait quíen second,

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car un autre Legrandin quíil cachait soigneusement au fond de lui,

quíil ne montrait pas, parce que ce Legrandin-l‡ savait sur le nÙtre,

sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin

avait dÈj‡ rÈpondu par la blessure du regard, par le rictus de la

bouche, par la gravitÈ excessive du ton de la rÈponse, par les mille

flËches dont notre Legrandin síÈtait trouvÈ en un instant lardÈ et

alangui, comme un saint SÈbastien du snobisme: ´HÈlas! que vous me

faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne rÈveillez pas la

grande douleur de ma vie.ª Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce

Legrandin maÓtre chanteur, síil níavait pas le joli langage de

líautre, avait le verbe infiniment plus prompt, composÈ de ce quíon

appelle ´rÈflexesª, quand Legrandin le causeur voulait lui imposer

silence, líautre avait dÈj‡ parlÈ et notre ami avait beau se dÈsoler

de la mauvaise impression que les rÈvÈlations de son alter ego avaient

d? produire, il ne pouvait quíentreprendre de la pallier.

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne f?t pas sincËre

quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins

par lui-mÍme, quíil le f?t, puisque nous ne connaissons jamais que les

passions des autres, et que ce que nous arrivons ‡ savoir des nÙtres,

ce níest que díeux que nous avons pu líapprendre. Sur nous, elles

níagissent que díune faÁon seconde, par líimagination qui substitue

aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus dÈcents.

Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait díaller voir

souvent une duchesse. Il chargeait líimagination de Legrandin de lui

faire apparaÓtre cette duchesse comme parÈe de toutes les gr‚ces.

Legrandin se rapprochait de la duchesse, síestimant de cÈder ‡ cet

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attrait de líesprit et de la vertu quíignorent les inf‚mes snobs.

Seuls les autres savaient quíil en Ètait un; car, gr‚ce ‡ líincapacitÈ

o? ils Ètaient de comprendre le travail intermÈdiaire de son

imagination, ils voyaient en face líune de líautre líactivitÈ mondaine

de Legrandin et sa cause premiËre.

Maintenant, ‡ la maison, on níavait plus aucune illusion sur M.

Legrandin, et nos relations avec lui síÈtaient fort espacÈes. Maman

síamusait infiniment chaque fois quíelle prenait Legrandin en flagrant

dÈlit du pÈchÈ quíil níavouait pas, quíil continuait ‡ appeler le

pÈchÈ sans rÈmission, le snobisme. Mon pËre, lui, avait de la peine ‡

prendre les dÈdains de Legrandin avec tant de dÈtachement et de gaÓtÈ;

et quand on pensa une annÈe ‡ míenvoyer passer les grandes vacances ‡

Balbec avec ma grandímËre, il dit: ´Il faut absolument que jíannonce ‡

Legrandin que vous irez ‡ Balbec, pour voir síil vous offrira de vous

mettre en rapport avec sa súur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir

dit quíelle demeurait ‡ deux kilomËtres de l‡.ª Ma grandímËre qui

trouvait quíaux bains de mer il faut Ítre du matin au soir sur la

plage ‡ humer le sel et quíon níy doit connaÓtre personne, parce que

les visites, les promenades sont autant de pris sur líair marin,

demandait au contraire quíon ne parl‚t pas de nos projets ‡ Legrandin,

voyant dÈj‡ sa súur, Mme de Cambremer, dÈbarquant ‡ líhÙtel au moment

o? nous serions sur le point díaller ‡ la pÍche et nous forÁant ‡

rester enfermÈs pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes,

pensant ‡ part elle que le danger níÈtait pas si menaÁant, que

Legrandin ne serait pas si pressÈ de nous mettre en relations avec sa

súur. Or, sans quíon e?t besoin de lui parler de Balbec, ce fut

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lui-mÍme, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais

líintention díaller de ce cÙtÈ, vint se mettre dans le piËge un soir

o? nous le rencontr‚mes au bord de la Vivonne.

ó´Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,

níest-ce pas, mon compagnon, dit-il ‡ mon pËre, un bleu surtout plus

floral quíaÈrien, un bleu de cinÈraire, qui surprend dans le ciel. Et

ce petit nuage rose nía-t-il pas aussi un teint de fleur, díúillet ou

díhydrangÈa? Il níy a guËre que dans la Manche, entre Normandie et

Bretagne, que jíai pu faire de plus riches observations sur cette

sorte de rËgne vÈgÈtal de líatmosphËre. L‡-bas, prËs de Balbec, prËs

de ces lieux sauvages, il y a une petite baie díune douceur charmante

o? le coucher de soleil du pays díAuge, le coucher de soleil rouge et

or que je suis loin de dÈdaigner, díailleurs, est sans caractËre,

insignifiant; mais dans cette atmosphËre humide et douce

síÈpanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets cÈlestes,

bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des

heures ‡ se faner. Díautres síeffeuillent tout de suite et cíest alors

plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion

díinnombrables pÈtales soufrÈs ou roses. Dans cette baie, dite

díopale, les plages díor semblent plus douces encore pour Ítre

attachÈes comme de blondes AndromËdes ‡ ces terribles rochers des

cÙtes voisines, ‡ ce rivage funËbre, fameux par tant de naufrages, o?

tous les hivers bien des barques trÈpassent au pÈril de la mer.

Balbec! la plus antique ossature gÈologique de notre sol, vraiment

Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la rÈgion maudite quíAnatole

France,óun enchanteur que devrait lire notre petit amióa si bien

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peinte, sous ses brouillards Èternels, comme le vÈritable pays des

CimmÈriens, dans líOdyssÈe. De Balbec surtout, o? dÈj‡ des hÙtels se

construisent, superposÈs au sol antique et charmant quíils níaltËrent

pas, quel dÈlice díexcursionner ‡ deux pas dans ces rÈgions primitives

et si belles.ª

ó´Ah! est-ce que vous connaissez quelquíun ‡ Balbec? dit mon pËre.

Justement ce petit-l‡ doit y aller passer deux mois avec sa grandímËre

et peut-Ítre avec ma femme.ª

Legrandin pris au dÈpourvu par cette question ‡ un moment o? ses yeux

Ètaient fixÈs sur mon pËre, ne put les dÈtourner, mais les attachant

de seconde en seconde avec plus díintensitÈóet tout en souriant

tristementósur les yeux de son interlocuteur, avec un air díamitiÈ et

de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla

lui avoir traversÈ la figure comme si elle f?t devenue transparente,

et voir en ce moment bien au del‡ derriËre elle un nuage vivement

colorÈ qui lui crÈait un alibi mental et qui lui permettrait díÈtablir

quíau moment o? on lui avait demandÈ síil connaissait quelquíun ‡

Balbec, il pensait ‡ autre chose et níavait pas entendu la question.

Habituellement de tels regards font dire ‡ líinterlocuteur: ´A quoi

pensez-vous donc?ª Mais mon pËre curieux, irritÈ et cruel, reprit:

ó´Est-ce que vous avez des amis de ce cÙtÈ-l‡, que vous connaissez si

bien Balbec?ª

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Dans un dernier effort dÈsespÈrÈ, le regard souriant de Legrandin

atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincÈritÈ et de

distraction, mais, pensant sans doute quíil níy avait plus quí‡

rÈpondre, il nous dit:

ó´Jíai des amis partout o? il y a des groupes díarbres blessÈs, mais

non vaincus, qui se sont rapprochÈs pour implorer ensemble avec une

obstination pathÈtique un ciel inclÈment qui nía pas pitiÈ díeux.

ó´Ce níest pas cela que je voulais dire, interrompit mon pËre, aussi

obstinÈ que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais

pour le cas o? il arriverait níimporte quoi ‡ ma belle-mËre et o? elle

aurait besoin de ne pas se sentir l‡-bas en pays perdu, si vous y

connaissez du monde?ª

ó´L‡ comme partout, je connais tout le monde et je ne connais

personne, rÈpondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup

les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mÍmes y

semblent des personnes, des personnes rares, díune essence dÈlicate et

que la vie aurait dÈÁues. Parfois cíest un castel que vous rencontrez

sur la falaise, au bord du chemin o? il síest arrÍtÈ pour confronter

son chagrin au soir encore rose o? monte la lune díor et dont les

barques qui rentrent en striant líeau diaprÈe hissent ‡ leurs m‚ts la

flamme et portent les couleurs; parfois cíest une simple maison

solitaire, plutÙt laide, líair timide mais romanesque, qui cache ‡

tous les yeux quelque secret impÈrissable de bonheur et de

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dÈsenchantement. Ce pays sans vÈritÈ, ajouta-t-il avec une dÈlicatesse

machiavÈlique, ce pays de pure fiction est díune mauvaise lecture pour

un enfant, et ce níest certes pas lui que je choisirais et

recommanderais pour mon petit ami dÈj‡ si enclin ‡ la tristesse, pour

son cúur prÈdisposÈ. Les climats de confidence amoureuse et de regret

inutile peuvent convenir au vieux dÈsabusÈ que je suis, ils sont

toujours malsains pour un tempÈrament qui níest pas formÈ. Croyez-moi,

reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, dÈj‡ ‡ moitiÈ

bretonne, peuvent exercer une action sÈdative, díailleurs discutable,

sur un cúur qui níest plus intact comme le mien, sur un cúur dont la

lÈsion níest plus compensÈe. Elles sont contre-indiquÈes ‡votre ‚ge,

petit garÁon. Bonne nuit, voisinsª, ajouta-t-il en nous quittant avec

cette brusquerie Èvasive dont il avait líhabitude et, se retournant

vers nous avec un doigt levÈ de docteur, il rÈsuma sa consultation:

´Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dÈpend de líÈtat du

cúurª, nous cria-t-il.

Mon pËre lui en reparla dans nos rencontres ultÈrieures, le tortura de

questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc Èrudit qui employait

‡ fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la

centiËme partie e?t suffi ‡ lui assurer une situation plus lucrative,

mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insistÈ encore, aurait

fini par Èdifier toute une Èthique de paysage et une gÈographie

cÈleste de la basse Normandie, plutÙt que de nous avouer quí‡ deux

kilomËtres de Balbec habitait sa propre súur, et díÍtre obligÈ ‡ nous

offrir une lettre díintroduction qui níe?t pas ÈtÈ pour lui un tel

sujet díeffroi síil avait ÈtÈ absolument certain,ócomme il aurait d?

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líÍtre en effet avec líexpÈrience quíil avait du caractËre de ma

grandímËreóque nous níen aurions pas profitÈ.

...

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir

faire une visite ‡ ma tante LÈonie avant le dÓner. Au commencement de

la saison o? le jour finit tÙt, quand nous arrivions rue du

Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres

de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui

se reflÈtait plus loin dans líÈtang, rougeur qui, accompagnÈe souvent

díun froid assez vif, síassociait, dans mon esprit, ‡ la rougeur du

feu au-dessus duquel rÙtissait le poulet qui ferait succÈder pour moi

au plaisir poÈtique donnÈ par la promenade, le plaisir de la

gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans líÈtÈ, au contraire,

quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant

la visite que nous faisions chez ma tante LÈonie, sa lumiËre qui

síabaissait et touchait la fenÍtre Ètait arrÍtÈe entre les grands

rideaux et les embrasses, divisÈe, ramifiÈe, filtrÈe, et incrustant de

petits morceaux díor le bois de citronnier de la commode, illuminait

obliquement la chambre avec la dÈlicatesse quíelle prend dans les

sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y

avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations

momentanÈes, il níy avait plus quand nous arrivions rue du

Saint-Esprit nul reflet de couchant Ètendu sur les vitres et líÈtang

au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il Ètait dÈj‡

couleur díopale et un long rayon de lune qui allait en síÈlargissant

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et se fendillait de toutes les rides de líeau le traversait tout

entier. Alors, en arrivant prËs de la maison, nous apercevions une

forme sur le pas de la porte et maman me disait:

ó´Mon dieu! voil‡ FranÁoise qui nous guette, ta tante est inquiËte;

aussi nous rentrons trop tard.ª

Et sans avoir pris le temps díenlever nos affaires, nous montions vite

chez ma tante LÈonie pour la rassurer et lui montrer que,

contrairement ‡ ce quíelle imaginait dÈj‡, il ne nous Ètait rien

arrivÈ, mais que nous Ètions allÈs ´du cÙtÈ de Guermantesª et, dame,

quand on faisait cette promenade-l‡, ma tante savait pourtant bien

quíon ne pouvait jamais Ítre s?r de líheure ‡ laquelle on serait

rentrÈ.

ó´L‡, FranÁoise, disait ma tante, quand je vous le disais, quíils

seraient allÈs du cÙtÈ de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une

faim! et votre gigot qui doit Ítre tout dessÈchÈ aprËs ce quíil a

attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous Ítes allÈs

du cÙtÈ de Guermantes!ª

ó´Mais je croyais que vous le saviez, LÈonie, disait maman. Je pensais

que FranÁoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.ª

Car il y avait autour de Combray deux ´cÙtÈsª pour les promenades, et

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si opposÈs quíon ne sortait pas en effet de chez nous par la mÍme

porte, quand on voulait aller díun cÙtÈ ou de líautre: le cÙtÈ de

MÈsÈglise-la-Vineuse, quíon appelait aussi le cÙtÈ de chez Swann parce

quíon passait devant la propriÈtÈ de M. Swann pour aller par l‡, et le

cÙtÈ de Guermantes. De MÈsÈglise-la-Vineuse, ‡ vrai dire, je níai

jamais connu que le ´cÙtȪ et des gens Ètrangers qui venaient le

dimanche se promener ‡ Combray, des gens que, cette fois, ma tante

elle-mÍme et nous tous ne ´connaissions pointª et quí‡ ce signe on

tenait pour ´des gens qui seront venus de MÈsÈgliseª. Quant ‡

Guermantes je devais un jour en connaÓtre davantage, mais bien plus

tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si MÈsÈglise Ètait

pour moi quelque chose díinaccessible comme líhorizon, dÈrobÈ ‡ la

vue, si loin quíon all‚t, par les plis díun terrain qui ne ressemblait

dÈj‡ plus ‡ celui de Combray, Guermantes lui ne míest apparu que comme

le terme plutÙt idÈal que rÈel de son propre ´cÙtȪ, une sorte

díexpression gÈographique abstraite comme la ligne de líÈquateur,

comme le pÙle, comme líorient. Alors, ´prendre par Guermantesª pour

aller ‡ MÈsÈglise, ou le contraire, míe?t semblÈ une expression aussi

dÈnuÈe de sens que prendre par líest pour aller ‡ líouest. Comme mon

pËre parlait toujours du cÙtÈ de MÈsÈglise comme de la plus belle vue

de plaine quíil conn?t et du cÙtÈ de Guermantes comme du type de

paysage de riviËre, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux

entitÈs, cette cohÈsion, cette unitÈ qui níappartiennent quíaux

crÈations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun díeux me

semblait prÈcieuse et manifester leur excellence particuliËre, tandis

quí‡ cÙtÈ díeux, avant quíon f?t arrivÈ sur le sol sacrÈ de líun ou de

líautre, les chemins purement matÈriels au milieu desquels ils Ètaient

posÈs comme líidÈal de la vue de plaine et líidÈal du paysage de

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riviËre, ne valaient pas plus la peine díÍtre regardÈs que par le

spectateur Èpris díart dramatique, les petites rues qui avoisinent un

thȂtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs

distances kilomÈtriques la distance quíil y avait entre les deux

parties de mon cerveau o? je pensais ‡ eux, une de ces distances dans

líesprit qui ne font pas quíÈloigner, qui sÈparent et mettent dans un

autre plan. Et cette dÈmarcation Ètait rendue plus absolue encore

parce que cette habitude que nous avions de níaller jamais vers les

deux cÙtÈs un mÍme jour, dans une seule promenade, mais une fois du

cÙtÈ de MÈsÈglise, une fois du cÙtÈ de Guermantes, les enfermait pour

ainsi dire loin líun de líautre, inconnaissables líun ‡ líautre, dans

les vases clos et sans communication entre eux, díaprËs-midi

diffÈrents.

Quand on voulait aller du cÙtÈ de MÈsÈglise, on sortait (pas trop tÙt

et mÍme si le ciel Ètait couvert, parce que la promenade níÈtait pas

bien longue et níentraÓnait pas trop) comme pour aller níimporte o?,

par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du

Saint-Esprit. On Ètait saluÈ par líarmurier, on jetait ses lettres ‡

la boÓte, on disait en passant ‡ ThÈodore, de la part de FranÁoise,

quíelle níavait plus díhuile ou de cafÈ, et líon sortait de la ville

par le chemin qui passait le long de la barriËre blanche du parc de M.

Swann. Avant díy arriver, nous rencontrions, venue au-devant des

Ètrangers, líodeur de ses lilas. Eux-mÍmes, díentre les petits cúurs

verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de

la barriËre du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que

lustrait, mÍme ‡ líombre, le soleil o? elles avaient baignÈ.

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Quelques-uns, ‡ demi cachÈs par la petite maison en tuiles appelÈe

maison des Archers, o? logeait le gardien, dÈpassaient son pignon

gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblÈ

vulgaires, auprËs de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin

franÁais les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. MalgrÈ mon

dÈsir díenlacer leur taille souple et díattirer ‡ moi les boucles

ÈtoilÈes de leur tÍte odorante, nous passions sans nous arrÍter, mes

parents níallant plus ‡ Tansonville depuis le mariage de Swann, et,

pour ne pas avoir líair de regarder dans le parc, au lieu de prendre

le chemin qui longe sa clÙture et qui monte directement aux champs,

nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et

nous faisait dÈboucher trop loin. Un jour, mon grand-pËre dit ‡ mon

pËre:

ó´Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa

fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer

vingt-quatre heures ‡ Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque

ces dames ne sont pas l‡, cela nous abrÈgerait díautant.ª

Nous nous arrÍt‚mes un moment devant la barriËre. Le temps des lilas

approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres

mauves les bulles dÈlicates de leurs fleurs, mais dans bien des

parties du feuillage o? dÈferlait, il y avait seulement une semaine,

leur mousse embaumÈe, se flÈtrissait, diminuÈe et noircie, une Ècume

creuse, sËche et sans parfum. Mon grand-pËre montrait ‡ mon pËre en

quoi líaspect des lieux Ètait restÈ le mÍme, et en quoi il avait

changÈ, depuis la promenade quíil avait faite avec M. Swann le jour de

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la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette

promenade une fois de plus.

Devant nous, une allÈe bordÈe de capucines montait en plein soleil

vers le ch‚teau. A droite, au contraire, le parc síÈtendait en terrain

plat. Obscurcie par líombre des grands arbres qui líentouraient, une

piËce díeau avait ÈtÈ creusÈe par les parents de Swann; mais dans ses

crÈations les plus factices, cíest sur la nature que líhomme

travaille; certains lieux font toujours rÈgner autour díeux leur

empire particulier, arborent leurs insignes immÈmoriaux au milieu díun

parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans

une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nÈcessitÈs

de leur exposition et superposÈe ‡ líúuvre humaine. Cíest ainsi quíau

pied de líallÈe qui dominait líÈtang artificiel, síÈtait composÈe sur

deux rangs, tressÈs de fleurs de myosotis et de pervenches, la

couronne naturelle, dÈlicate et bleue qui ceint le front clair-obscur

des eaux, et que le glaÔeul, laissant flÈchir ses glaives avec un

abandon royal, Ètendait sur líeupatoire et la grenouillette au pied

mouillÈ, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son

sceptre lacustre.

Le dÈpart de Mlle Swann qui,óen míÙtant la chance terrible de la voir

apparaÓtre dans une allÈe, díÍtre connu et mÈprisÈ par la petite fille

privilÈgiÈe qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des

cathÈdralesó, me rendait la contemplation de Tansonville indiffÈrente

la premiËre fois o? elle míÈtait permise, semblait au contraire

ajouter ‡ cette propriÈtÈ, aux yeux de mon grand-pËre et de mon pËre,

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des commoditÈs, un agrÈment passager, et, comme fait pour une

excursion en pays de montagnes, líabsence de tout nuage, rendre cette

journÈe exceptionnellement propice ‡ une promenade de ce cÙtÈ;

jíaurais voulu que leurs calculs fussent dÈjouÈs, quíun miracle fÓt

apparaÓtre Mlle Swann avec son pËre, si prËs de nous, que nous

níaurions pas le temps de líÈviter et serions obligÈs de faire sa

connaissance. Aussi, quand tout díun coup, jíaperÁus sur líherbe,

comme un signe de sa prÈsence possible, un koufin oubliÈ ‡ cÙtÈ díune

ligne dont le bouchon flottait sur líeau, je míempressai de dÈtourner

díun autre cÙtÈ, les regards de mon pËre et de mon grand-pËre.

Díailleurs Swann nous ayant dit que cíÈtait mal ‡ lui de síabsenter,

car il avait pour le moment de la famille ‡ demeure, la ligne pouvait

appartenir ‡ quelque invitÈ. On níentendait aucun bruit de pas dans

les allÈes. Divisant la hauteur díun arbre incertain, un invisible

oiseau síingÈniait ‡ faire trouver la journÈe courte, explorait díune

note prolongÈe, la solitude environnante, mais il recevait díelle une

rÈplique si unanime, un choc en retour si redoublÈ de silence et

díimmobilitÈ quíon aurait dit quíil venait díarrÍter pour toujours

líinstant quíil avait cherchÈ ‡ faire passer plus vite. La lumiËre

tombait si implacable du ciel devenu fixe que líon aurait voulu se

soustraire ‡ son attention, et líeau dormante elle-mÍme, dont des

insectes irritaient perpÈtuellement le sommeil, rÍvant sans doute de

quelque MaelstrÙm imaginaire, augmentait le trouble o? míavait jetÈ la

vue du flotteur de liËge en semblant líentraÓner ‡ toute vitesse sur

les Ètendues silencieuses du ciel reflÈtÈ; presque vertical il

paraissait prÍt ‡ plonger et dÈj‡ je me demandais, si, sans tenir

compte du dÈsir et de la crainte que jíavais de la connaÓtre, je

níavais pas le devoir de faire prÈvenir Mlle Swann que le poisson

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mordait,óquand il me fallut rejoindre en courant mon pËre et mon

grand-pËre qui míappelaient, ÈtonnÈs que je ne les eusse pas suivis

dans le petit chemin qui monte vers les champs et o? ils síÈtaient

engagÈs. Je le trouvai tout bourdonnant de líodeur des aubÈpines. La

haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la

jonchÈe de leurs fleurs amoncelÈes en reposoir; au-dessous díelles, le

soleil posait ‡ terre un quadrillage de clartÈ, comme síil venait de

traverser une verriËre; leur parfum síÈtendait aussi onctueux, aussi

dÈlimitÈ en sa forme que si jíeusse ÈtÈ devant líautel de la Vierge,

et les fleurs, aussi parÈes, tenaient chacune díun air distrait son

Ètincelant bouquet díÈtamines, fines et rayonnantes nervures de style

flamboyant comme celles qui ‡ líÈglise ajouraient la rampe du jubÈ ou

les meneaux du vitrail et qui síÈpanouissaient en blanche chair de

fleur de fraisier. Combien naÔves et paysannes en comparaison

sembleraient les Èglantines qui, dans quelques semaines, monteraient

elles aussi en plein soleil le mÍme chemin rustique, en la soie unie

de leur corsage rougissant quíun souffle dÈfait.

Mais jíavais beau rester devant les aubÈpines ‡ respirer, ‡ porter

devant ma pensÈe qui ne savait ce quíelle devait en faire, ‡ perdre, ‡

retrouver leur invisible et fixe odeur, ‡ míunir au rythme qui jetait

leurs fleurs, ici et l‡, avec une allÈgresse juvÈnile et ‡ des

intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles

míoffraient indÈfiniment le mÍme charme avec une profusion

inÈpuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces

mÈlodies quíon rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant

dans leur secret. Je me dÈtournais díelles un moment, pour les aborder

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ensuite avec des forces plus fraÓches. Je poursuivais jusque sur le

talus qui, derriËre la haie, montait en pente raide vers les champs,

quelque coquelicot perdu, quelques bluets restÈs paresseusement en

arriËre, qui le dÈcoraient Á‡ et l‡ de leurs fleurs comme la bordure

díune tapisserie o? apparaÓt clairsemÈ le motif agreste qui triomphera

sur le panneau; rares encore, espacÈs comme les maisons isolÈes qui

annoncent dÈj‡ líapproche díun village, ils míannonÁaient líimmense

Ètendue o? dÈferlent les blÈs, o? moutonnent les nuages, et la vue

díun seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler

au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouÈe graisseuse et noire, me

faisait battre le cúur, comme au voyageur qui aperÁoit sur une terre

basse une premiËre barque ÈchouÈe que rÈpare un calfat, et síÈcrie,

avant de líavoir encore vue: ´La Mer!ª

Puis je revenais devant les aubÈpines comme devant ces chefs-díúuvre

dont on croit quíon saura mieux les voir quand on a cessÈ un moment de

les regarder, mais jíavais beau me faire un Ècran de mes mains pour

níavoir quíelles sous les yeux, le sentiment quíelles Èveillaient en

moi restait obscur et vague, cherchant en vain ‡ se dÈgager, ‡ venir

adhÈrer ‡ leurs fleurs. Elles ne míaidaient pas ‡ líÈclaircir, et je

ne pouvais demander ‡ díautres fleurs de le satisfaire. Alors, me

donnant cette joie que nous Èprouvons quand nous voyons de notre

peintre prÈfÈrÈ une úuvre qui diffËre de celles que nous connaissions,

ou bien si líon nous mËne devant un tableau dont nous níavions vu

jusque-l‡ quíune esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement

au piano nous apparaÓt ensuite revÍtu des couleurs de líorchestre, mon

grand-pËre míappelant et me dÈsignant la haie de Tansonville, me dit:

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´Toi qui aimes les aubÈpines, regarde un peu cette Èpine rose;

est-elle jolie!ª En effet cíÈtait une Èpine, mais rose, plus belle

encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fÍte,óde ces

seules vraies fÍtes que sont les fÍtes religieuses, puisquíun caprice

contingent ne les applique pas comme les fÍtes mondaines ‡ un jour

quelconque qui ne leur est pas spÈcialement destinÈ, qui nía rien

díessentiellement fÈriÈ,ómais une parure plus riche encore, car les

fleurs attachÈes sur la branche, les unes au-dessus des autres, de

maniËre ‡ ne laisser aucune place qui ne f?t dÈcorÈe, comme des

pompons qui enguirlandent une houlette rococo, Ètaient ´en couleurª,

par consÈquent díune qualitÈ supÈrieure selon líesthÈtique de Combray

si líon en jugeait par líÈchelle des prix dans le ´magasinª de la

Place ou chez Camus o? Ètaient plus chers ceux des biscuits qui

Ètaient roses. Moi-mÍme jíapprÈciais plus le fromage ‡ la crËme rose,

celui o? líon míavait permis díÈcraser des fraises. Et justement ces

fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de

tendre embellissement ‡ une toilette pour une grande fÍte, qui, parce

quíelles leur prÈsentent la raison de leur supÈrioritÈ, sont celles

qui semblent belles avec le plus díÈvidence aux yeux des enfants, et ‡

cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et

de plus naturel que les autres teintes, mÍme lorsquíils ont compris

quíelles ne promettaient rien ‡ leur gourmandise et níavaient pas ÈtÈ

choisies par la couturiËre. Et certes, je líavais tout de suite senti,

comme devant les Èpines blanches mais avec plus díÈmerveillement, que

ce níÈtait pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,

quíÈtait traduite líintention de festivitÈ dans les fleurs, mais que

cíÈtait la nature qui, spontanÈment, líavait exprimÈe avec la naÔvetÈ

díune commerÁante de village travaillant pour un reposoir, en

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surchargeant líarbuste de ces rosettes díun ton trop tendre et díun

pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits

rosiers aux pots cachÈs dans des papiers en dentelles, dont aux

grandes fÍtes on faisait rayonner sur líautel les minces fusÈes,

pullulaient mille petits boutons díune teinte plus p‚le qui, en

síentríouvrant, laissaient voir, comme au fond díune coupe de marbre

rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs,

líessence particuliËre, irrÈsistible, de líÈpine, qui, partout o? elle

bourgeonnait, o? elle allait fleurir, ne le pouvait quíen rose.

IntercalÈ dans la haie, mais aussi diffÈrent díelle quíune jeune fille

en robe de fÍte au milieu de personnes en nÈgligÈ qui resteront ‡ la

maison, tout prÍt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie

dÈj‡, tel brillait en souriant dans sa fraÓche toilette rose,

líarbuste catholique et dÈlicieux.

La haie laissait voir ‡ líintÈrieur du parc une allÈe bordÈe de

jasmins, de pensÈes et de verveines entre lesquelles des giroflÈes

ouvraient leur bourse fraÓche, du rose odorant et passÈ díun cuir

ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau díarrosage

peint en vert, dÈroulant ses circuits, dressait aux points o? il Ètait

percÈ au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, líÈventail

vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout ‡ coup,

je míarrÍtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision

ne síadresse pas seulement ‡ nos regards, mais requiert des

perceptions plus profondes et dispose de notre Ítre tout entier. Une

fillette díun blond roux qui avait líair de rentrer de promenade et

tenait ‡ la main une bÍche de jardinage, nous regardait, levant son

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visage semÈ de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne

savais pas alors, ni ne líai appris depuis, rÈduire en ses ÈlÈments

objectifs une impression forte, comme je níavais pas, ainsi quíon dit,

assez ´díesprit díobservationª pour dÈgager la notion de leur couleur,

pendant longtemps, chaque fois que je repensai ‡ elle, le souvenir de

leur Èclat se prÈsentait aussitÙt ‡ moi comme celui díun vif azur,

puisquíelle Ètait blonde: de sorte que, peut-Ítre si elle níavait pas

eu des yeux aussi noirs,óce qui frappait tant la premiËre fois quíon

la voyaitóje níaurais pas ÈtÈ, comme je le fus, plus particuliËrement

amoureux, en elle, de ses yeux bleus.

Je la regardais, díabord de ce regard qui níest pas que le

porte-parole des yeux, mais ‡ la fenÍtre duquel se penchent tous les

sens, anxieux et pÈtrifiÈs, le regard qui voudrait toucher, capturer,

emmener le corps quíil regarde et lí‚me avec lui; puis, tant jíavais

peur que díune seconde ‡ líautre mon grand-pËre et mon pËre,

apercevant cette jeune fille, me fissent Èloigner en me disant de

courir un peu devant eux, díun second regard, inconsciemment

supplicateur, qui t‚chait de la forcer ‡ faire attention ‡ moi, ‡ me

connaÓtre! Elle jeta en avant et de cÙtÈ ses pupilles pour prendre

connaissance de mon grandípËre et de mon pËre, et sans doute líidÈe

quíelle en rapporta fut celle que nous Ètions ridicules, car elle se

dÈtourna et díun air indiffÈrent et dÈdaigneux, se plaÁa de cÙtÈ pour

Èpargner ‡ son visage díÍtre dans leur champ visuel; et tandis que

continuant ‡ marcher et ne líayant pas aperÁue, ils míavaient dÈpassÈ,

elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma

direction, sans expression particuliËre, sans avoir líair de me voir,

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mais avec une fixitÈ et un sourire dissimulÈ, que je ne pouvais

interprÈter díaprËs les notions que líon míavait donnÈes sur la bonne

Èducation, que comme une preuve díoutrageant mÈpris; et sa main

esquissait en mÍme temps un geste indÈcent, auquel quand il Ètait

adressÈ en public ‡ une personne quíon ne connaissait pas, le petit

dictionnaire de civilitÈ que je portais en moi ne donnait quíun seul

sens, celui díune intention insolente.

ó´Allons, Gilberte, viens; quíest-ce que tu fais, cria díune voix

perÁante et autoritaire une dame en blanc que je níavais pas vue, et ‡

quelque distance de laquelle un Monsieur habillÈ de coutil et que je

ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la

tÍte; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bÍche

et síÈloigna sans se retourner de mon cÙtÈ, díun air docile,

impÈnÈtrable et sournois.

Ainsi passa prËs de moi ce nom de Gilberte, donnÈ comme un talisman

qui me permettait peut-Ítre de retrouver un jour celle dont il venait

de faire une personne et qui, líinstant díavant, níÈtait quíune image

incertaine. Ainsi passa-t-il, profÈrÈ au-dessus des jasmins et des

giroflÈes, aigre et frais comme les gouttes de líarrosoir vert;

imprÈgnant, irisant la zone díair pur quíil avait traversÈeóet quíil

isolait,ódu mystËre de la vie de celle quíil dÈsignait pour les Ítres

heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; dÈployant sous

líÈpinier rose, ‡ hauteur de mon Èpaule, la quintessence de leur

familiaritÈ, pour moi si douloureuse, avec elle, avec líinconnu de sa

vie o? je níentrerais pas.

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Un instant (tandis que nous nous Èloignions et que mon grand-pËre

murmurait: ´Ce pauvre Swann, quel rÙle ils lui font jouer: on le fait

partir pour quíelle reste seule avec son Charlus, car cíest lui, je

líai reconnu! Et cette petite, mÍlÈe ‡ toute cette infamie!ª)

líimpression laissÈe en moi par le ton despotique avec lequel la mËre

de Gilberte lui avait parlÈ sans quíelle rÈpliqu‚t, en me la montrant

comme forcÈe díobÈir ‡ quelquíun, comme níÈtant pas supÈrieure ‡ tout,

calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon

amour. Mais bien vite cet amour síÈleva de nouveau en moi comme une

rÈaction par quoi mon cúur humiliÈ voulait se mettre de niveau avec

Gilberte ou líabaisser jusquí‡ lui. Je líaimais, je regrettais de ne

pas avoir eu le temps et líinspiration de líoffenser, de lui faire

mal, et de la forcer ‡ se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que

jíaurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant

les Èpaules: ´Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me

rÈpugnez!ª Cependant je míÈloignais, emportant pour toujours, comme

premier type díun bonheur inaccessible aux enfants de mon espËce de

par des lois naturelles impossibles ‡ transgresser, líimage díune

petite fille rousse, ‡ la peau semÈe de taches roses, qui tenait une

bÍche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois

et inexpressifs. Et dÈj‡ le charme dont son nom avait encensÈ cette

place sous les Èpines roses o? il avait ÈtÈ entendu ensemble par elle

et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui

líapprochait, ses grands-parents que les miens avaient eu líineffable

bonheur de connaÓtre, la sublime profession díagent de change, le

douloureux quartier des Champs-…lysÈes quíelle habitait ‡ Paris.

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´LÈonie, dit mon grand-pËre en rentrant, jíaurais voulu tíavoir avec

nous tantÙt. Tu ne reconnaÓtrais pas Tansonville. Si jíavais osÈ, je

tíaurais coupÈ une branche de ces Èpines roses que tu aimais tant.ª

Mon grand-pËre racontait ainsi notre promenade ‡ ma tante LÈonie, soit

pour la distraire, soit quíon níe?t pas perdu tout espoir díarriver ‡

la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriÈtÈ, et

díailleurs les visites de Swann avaient ÈtÈ les derniËres quíelle

avait reÁues, alors quíelle fermait dÈj‡ sa porte ‡ tout le monde. Et

de mÍme que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle

Ètait la seule personne de chez nous quíil demand‚t encore ‡ voir),

elle lui faisait rÈpondre quíelle Ètait fatiguÈe, mais quíelle le

laisserait entrer la prochaine fois, de mÍme elle dit ce soir-l‡:

´Oui, un jour quíil fera beau, jíirai en voiture jusquí‡ la porte du

parc.ª Cíest sincËrement quíelle le disait. Elle e?t aimÈ revoir Swann

et Tansonville; mais le dÈsir quíelle en avait suffisait ‡ ce qui lui

restait de forces; sa rÈalisation les e?t excÈdÈes. Quelquefois le

beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, síhabillait;

la fatigue commenÁait avant quíelle f?t passÈe dans líautre chambre et

elle rÈclamait son lit. Ce qui avait commencÈ pour elleóplus tÙt

seulement que cela níarrive díhabitude,ócíest ce grand renoncement de

la vieillesse qui se prÈpare ‡ la mort, síenveloppe dans sa

chrysalide, et quíon peut observer, ‡ la fin des vies qui se

prolongent tard, mÍme entre les anciens amants qui se sont le plus

aimÈs, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui ‡

partir díune certaine annÈe cessent de faire le voyage ou la sortie

nÈcessaire pour se voir, cessent de síÈcrire et savent quíils ne

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communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir

quíelle ne reverrait pas Swann, quíelle ne quitterait plus jamais la

maison, mais cette rÈclusion dÈfinitive devait lui Ítre rendue assez

aisÈe pour la raison mÍme qui selon nous aurait d? la lui rendre plus

douloureuse: cíest que cette rÈclusion lui Ètait imposÈe par la

diminution quíelle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et

qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue,

sinon une souffrance, donnait pour elle ‡ líinaction, ‡ líisolement,

au silence, la douceur rÈparatrice et bÈnie du repos.

Ma tante níalla pas voir la haie díÈpines roses, mais ‡ tous moments

je demandais ‡ mes parents si elle níirait pas, si autrefois elle

allait souvent ‡ Tansonville, t‚chant de les faire parler des parents

et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des

Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand

je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur

entendre dire, je níosais pas le prononcer moi-mÍme, mais je les

entraÓnais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui

la concernaient, o? je ne me sentais pas exilÈ trop loin díelle; et je

contraignais tout díun coup mon pËre, en feignant de croire par

exemple que la charge de mon grand-pËre avait ÈtÈ dÈj‡ avant lui dans

notre famille, ou que la haie díÈpines roses que voulait voir ma tante

LÈonie se trouvait en terrain communal, ‡ rectifier mon assertion, ‡

me dire, comme malgrÈ moi, comme de lui-mÍme: ´Mais non, cette

charge-l‡ Ètait au pËre de Swann, cette haie fait partie du parc de

Swann.ª Alors jíÈtais obligÈ de reprendre ma respiration, tant, en se

posant sur la place o? il Ètait toujours Ècrit en moi, pesait ‡

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míÈtouffer ce nom qui, au moment o? je líentendais, me paraissait plus

plein que tout autre, parce quíil Ètait lourd de toutes les fois o?,

díavance, je líavais mentalement profÈrÈ. Il me causait un plaisir que

jíÈtais confus díavoir osÈ rÈclamer ‡ mes parents, car ce plaisir

Ètait si grand quíil avait d? exiger díeux pour quíils me le

procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisquíil

níÈtait pas un plaisir pour eux. Aussi je dÈtournais la conversation

par discrÈtion. Par scrupule aussi. Toutes les sÈductions singuliËres

que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dËs

quíils le prononÁaient. Il me semblait alors tout díun coup que mes

parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, quíils se trouvaient

placÈs ‡ mon point de vue, quíils apercevaient ‡ leur tour,

absolvaient, Èpousaient mes rÍves, et jíÈtais malheureux comme si je

les avais vaincus et dÈpravÈs.

Cette annÈe-l‡, quand, un peu plus tÙt que díhabitude, mes parents

eurent fixÈ le jour de rentrer ‡ Paris, le matin du dÈpart, comme on

míavait fait friser pour Ítre photographiÈ, coiffer avec prÈcaution un

chapeau que je níavais encore jamais mis et revÍtir une douillette de

velours, aprËs míavoir cherchÈ partout, ma mËre me trouva en larmes

dans le petit raidillon, contigu ‡ Tansonville, en train de dire adieu

aux aubÈpines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme

une princesse de tragÈdie ‡ qui pËseraient ces vains ornements, ingrat

envers líimportune main qui en formant tous ces núuds avait pris soin

sur mon front díassembler mes cheveux, foulant aux pieds mes

papillotes arrachÈes et mon chapeau neuf. Ma mËre ne fut pas touchÈe

par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri ‡ la vue de la coiffe

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dÈfoncÈe et de la douillette perdue. Je ne líentendis pas: ´O mes

pauvres petites aubÈpines, disais-je en pleurant, ce níest pas vous

qui voudriez me faire du chagrin, me forcer ‡ partir. Vous, vous ne

míavez jamais fait de peine! Aussi je vous aimerai toujours.ª Et,

essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne

pas imiter la vie insensÈe des autres hommes et, mÍme ‡ Paris, les

jours de printemps, au lieu díaller faire des visites et Ècouter des

niaiseries, de partir dans la campagne voir les premiËres aubÈpines.

Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le

reste de la promenade quíon faisait du cÙtÈ de MÈsÈglise. Ils Ètaient

perpÈtuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le

vent qui Ètait pour moi le gÈnie particulier de Combray. Chaque annÈe,

le jour de notre arrivÈe, pour sentir que jíÈtais bien ‡ Combray, je

montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir

‡ sa suite. On avait toujours le vent ‡ cÙtÈ de soi du cÙtÈ de

MÈsÈglise, sur cette plaine bombÈe o? pendant des lieues il ne

rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait

souvent ‡ Laon passer quelques jours et, bien que ce f?t ‡ plusieurs

lieues, la distance se trouvant compensÈe par líabsence de tout

obstacle, quand, par les chauds aprËs-midi, je voyais un mÍme souffle,

venu de líextrÍme horizon, abaisser les blÈs les plus ÈloignÈs, se

propager comme un flot sur toute líimmense Ètendue et venir se

coucher, murmurant et tiËde, parmi les sainfoins et les trËfles, ‡ mes

pieds, cette plaine qui nous Ètait commune ‡ tous deux semblait nous

rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passÈ auprËs

díelle, que cíÈtait quelque message díelle quíil me chuchotait sans

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que je pusse le comprendre, et je líembrassais au passage. A gauche

Ètait un village qui síappelait Champieu (Campus Pagani, selon le

curÈ). Sur la droite, on apercevait par del‡ les blÈs, les deux

clochers ciselÈs et rustiques de Saint-AndrÈ-des-Champs, eux-mÍmes

effilÈs, Ècailleux, imbriquÈs díalvÈoles, guillochÈs, jaunissants et

grumeleux, comme deux Èpis.

A intervalles symÈtriques, au milieu de líinimitable ornementation de

leurs feuilles quíon ne peut confondre avec la feuille díaucun autre

arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pÈtales de satin

blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants

boutons. Cíest du cÙtÈ de MÈsÈglise que jíai remarquÈ pour la premiËre

fois líombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillÈe, et

aussi ces soies díor impalpable que le couchant tisse obliquement sous

les feuilles, et que je voyais mon pËre interrompre de sa canne sans

les faire jamais dÈvier.

Parfois dans le ciel de líaprËs-midi passait la lune blanche comme une

nuÈe, furtive, sans Èclat, comme une actrice dont ce níest pas líheure

de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment

ses camarades, síeffaÁant, ne voulant pas quíon fasse attention ‡

elle. Jíaimais ‡ retrouver son image dans des tableaux et dans des

livres, mais ces úuvres díart Ètaient bien diffÈrentesódu moins

pendant les premiËres annÈes, avant que Bloch e?t accoutumÈ mes yeux

et ma pensÈe ‡ des harmonies plus subtilesóde celles o? la lune me

paraÓtrait belle aujourdíhui et o? je ne líeusse pas reconnue alors.

CíÈtait, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre

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o? elle dÈcoupe nettement sur le ciel une faucille díargent, de ces

úuvres naÔvement incomplËtes comme Ètaient mes propres impressions et

que les súurs de ma grandímËre síindignaient de me voir aimer. Elles

pensaient quíon doit mettre devant les enfants, et quíils font preuve

de go?t en aimant díabord, les úuvres que, parvenu ‡ la maturitÈ, on

admire dÈfinitivement. Cíest sans doute quíelles se figuraient les

mÈrites esthÈtiques comme des objets matÈriels quíun úil ouvert ne

peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin díen m?rir

lentement des Èquivalents dans son propre cúur.

Cíest du cÙtÈ de MÈsÈglise, ‡ Montjouvain, maison situÈe au bord díune

grande mare et adossÈe ‡ un talus buissonneux que demeurait M.

Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant

un buggy ‡ toute allure. A partir díune certaine annÈe on ne la

rencontra plus seule, mais avec une amie plus ‚gÈe, qui avait mauvaise

rÈputation dans le pays et qui un jour síinstalla dÈfinitivement ‡

Montjouvain. On disait: ´Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit

aveuglÈ par la tendresse pour ne pas síapercevoir de ce quíon raconte,

et permettre ‡ sa fille, lui qui se scandalise díune parole dÈplacÈe,

de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que cíest une

femme supÈrieure, un grand cúur et quíelle aurait eu des dispositions

extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivÈes. Il peut

Ítre s?r que ce níest pas de musique quíelle síoccupe avec sa fille.ª

M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une

personne excite toujours díadmiration pour ses qualitÈs morales chez

les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations

charnelles. Líamour physique, si injustement dÈcriÈ, force tellement

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tout Ítre ‡ manifester jusquíaux moindres parcelles quíil possËde de

bontÈ, díabandon de soi, quíelles resplendissent jusquíaux yeux de

líentourage immÈdiat. Le docteur Percepied ‡ qui sa grosse voix et ses

gros sourcils permettaient de tenir tant quíil voulait le rÙle de

perfide dont il níavait pas le physique, sans compromettre en rien sa

rÈputation inÈbranlable et immÈritÈe de bourru bienfaisant, savait

faire rire aux larmes le curÈ et tout le monde en disant díun ton

rude: ´HÈ bien! il paraÓt quíelle fait de la musique avec son amie,

Mlle Vinteuil. «a a líair de vous Ètonner. Moi je sais pas. Cíest le

pËre Vinteuil qui mía encore dit Áa hier. AprËs tout, elle a bien le

droit díaimer la musique, cíte fille. Moi je ne suis pas pour

contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus ‡

ce quíil paraÓt. Et puis lui aussi il fait de la musique avec líamie

de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans cíte boÓte-l‡.

Mais quíest-ce que vous avez ‡ rire; mais ils font trop de musique ces

gens. Líautre jour jíai rencontrÈ le pËre Vinteuil prËs du cimetiËre.

Il ne tenait pas sur ses jambes.ª

Pour ceux qui comme nous virent ‡ cette Èpoque M. Vinteuil Èviter les

personnes quíil connaissait, se dÈtourner quand il les apercevait,

vieillir en quelques mois, síabsorber dans son chagrin, devenir

incapable de tout effort qui níavait pas directement le bonheur de sa

fille pour but, passer des journÈes entiËres devant la tombe de sa

femme,óil e?t ÈtÈ difficile de ne pas comprendre quíil Ètait en train

de mourir de chagrin, et de supposer quíil ne se rendait pas compte

des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-Ítre mÍme y

ajoutait-il foi. Il níest peut-Ítre pas une personne, si grande que

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soit sa vertu, que la complexitÈ des circonstances ne puisse amener ‡

vivre un jour dans la familiaritÈ du vice quíelle condamne le plus

formellement,ósans quíelle le reconnaisse díailleurs tout ‡ fait sous

le dÈguisement de faits particuliers quíil revÍt pour entrer en

contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude

inexplicable, un certain soir, de tel Ítre quíelle a par ailleurs tant

de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait

entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la rÈsignation ‡

une de ces situations quíon croit ‡ tort Ítre líapanage exclusif du

monde de la bohËme: elles se produisent chaque fois quía besoin de se

rÈserver la place et la sÈcuritÈ qui lui sont nÈcessaires, un vice que

la nature elle-mÍme fait Èpanouir chez un enfant, parfois rien quíen

mÍlant les vertus de son pËre et de sa mËre, comme la couleur de ses

yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-Ítre la conduite de

sa fille, il ne síensuit pas que son culte pour elle en e?t ÈtÈ

diminuÈ. Les faits ne pÈnËtrent pas dans le monde o? vivent nos

croyances, ils níont pas fait naÓtre celles-ci, ils ne les dÈtruisent

pas; ils peuvent leur infliger les plus constants dÈmentis sans les

affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succÈdant

sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bontÈ

de son Dieu ou du talent de son mÈdecin. Mais quand M. Vinteuil

songeait ‡ sa fille et ‡ lui-mÍme du point de vue du monde, du point

de vue de leur rÈputation, quand il cherchait ‡ se situer avec elle au

rang quíils occupaient dans líestime gÈnÈrale, alors ce jugement

díordre social, il le portait exactement comme líe?t fait líhabitant

de Combray qui lui e?t ÈtÈ le plus hostile, il se voyait avec sa fille

dans le dernier bas-fond, et ses maniËres en avaient reÁu depuis peu

cette humilitÈ, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de

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lui et quíil voyait díen bas (eussent-ils ÈtÈ fort au-dessous de lui

jusque-l‡), cette tendance ‡ chercher ‡ remonter jusquí‡ eux, qui est

une rÈsultante presque mÈcanique de toutes les dÈchÈances. Un jour que

nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui

dÈbouchait díune autre, síÈtait trouvÈ trop brusquement en face de

nous pour avoir le temps de nous Èviter; et Swann avec cette

orgueilleuse charitÈ de líhomme du monde qui, au milieu de la

dissolution de tous ses prÈjugÈs moraux, ne trouve dans líinfamie

díautrui quíune raison díexercer envers lui une bienveillance dont les

tÈmoignages chatouillent díautant plus líamour-propre de celui qui les

donne, quíil les sent plus prÈcieux ‡ celui qui les reÁoit, avait

longuement causÈ avec M. Vinteuil, ‡ qui, jusque-l‡ il níadressait pas

la parole, et lui avait demandÈ avant de nous quitter síil níenverrait

pas un jour sa fille jouer ‡ Tansonville. CíÈtait une invitation qui,

il y a deux ans, e?t indignÈ M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le

remplissait de sentiments si reconnaissants quíil se croyait obligÈ

par eux, ‡ ne pas avoir líindiscrÈtion de líaccepter. LíamabilitÈ de

Swann envers sa fille lui semblait Ítre en soi-mÍme un appui si

honorable et si dÈlicieux quíil pensait quíil valait peut-Ítre mieux

ne pas síen servir, pour avoir la douceur toute platonique de le

conserver.

ó´Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittÈs, avec

la mÍme enthousiaste vÈnÈration qui tient de spirituelles et jolies

bourgeoises en respect et sous le charme díune duchesse, f?t-elle

laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur quíil ait fait un

mariage tout ‡ fait dÈplacÈ.ª

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Et alors, tant les gens les plus sincËres sont mÍlÈs díhypocrisie et

dÈpouillent en causant avec une personne líopinion quíils ont díelle

et expriment dËs quíelle níest plus l‡, mes parents dÈplorËrent avec

M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances

auxquels (par cela mÍme quíils les invoquaient en commun avec lui, en

braves gens de mÍme acabit) ils avaient líair de sous-entendre quíil

níÈtait pas contrevenu ‡ Montjouvain. M. Vinteuil níenvoya pas sa

fille chez Swann. Et celui-ci f?t le premier ‡ le regretter. Car

chaque fois quíil venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait quíil

avait depuis quelque temps un renseignement ‡ lui demander sur

quelquíun qui portait le mÍme nom que lui, un de ses parents,

croyait-il. Et cette fois-l‡ il síÈtait bien promis de ne pas oublier

ce quíil avait ‡ lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille ‡

Tansonville.

Comme la promenade du cÙtÈ de MÈsÈglise Ètait la moins longue des deux

que nous faisions autour de Combray et quí‡ cause de cela on la

rÈservait pour les temps incertains, le climat du cÙtÈ de MÈsÈglise

Ètait assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisiËre des

bois de Roussainville dans líÈpaisseur desquels nous pourrions nous

mettre ‡ couvert.

Souvent le soleil se cachait derriËre une nuÈe qui dÈformait son ovale

et dont il jaunissait la bordure. LíÈclat, mais non la clartÈ, Ètait

enlevÈ ‡ la campagne o? toute vie semblait suspendue, tandis que le

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petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses

arÍtes blanches avec une prÈcision et un fini accablants. Un peu de

vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et,

contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus

bleu, comme peint dans ces camaÔeux qui dÈcorent les trumeaux des

anciennes demeures.

Mais díautres fois se mettait ‡ tomber la pluie dont nous avait

menacÈs le capucin que líopticien avait ‡ sa devanture; les gouttes

díeau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous

ensemble, descendaient ‡ rangs pressÈs du ciel. Elles ne se sÈparent

point, elles ne vont pas ‡ líaventure pendant la rapide traversÈe,

mais chacune tenant sa place, attire ‡ elle celle qui la suit et le

ciel en est plus obscurci quíau dÈpart des hirondelles. Nous nous

rÈfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini,

quelques-unes, plus dÈbiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous

ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages,

et la terre Ètait dÈj‡ presque sÈchÈe que plus díune síattardait ‡

jouer sur les nervures díune feuille, et suspendue ‡ la pointe,

reposÈe, brillant au soleil, tout díun coup se laissait glisser de

toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pÍle-mÍle avec les Saints et

les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-AndrÈ-des-Champs.

Que cette Èglise Ètait franÁaise! Au-dessus de la porte, les Saints,

les rois-chevaliers une fleur de lys ‡ la main, des scËnes de noces et

de funÈrailles, Ètaient reprÈsentÈs comme ils pouvaient líÍtre dans

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lí‚me de FranÁoise. Le sculpteur avait aussi narrÈ certaines anecdotes

relatives ‡ Aristote et ‡ Virgile de la mÍme faÁon que FranÁoise ‡ la

cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle líavait

personnellement connu, et gÈnÈralement pour faire honte par la

comparaison ‡ mes grands-parents moins ´justesª. On sentait que les

notions que líartiste mÈdiÈval et la paysanne mÈdiÈvale (survivant au

XlXe siËcle) avaient de líhistoire ancienne ou chrÈtienne, et qui se

distinguaient par autant díinexactitude que de bonhomie, ils les

tenaient non des livres, mais díune tradition ‡ la fois antique et

directe, ininterrompue, orale, dÈformÈe, mÈconnaissable et vivante.

Une autre personnalitÈ de Combray que je reconnaissais aussi,

virtuelle et prophÈtisÈe, dans la sculpture gothique de

Saint-AndrÈ-des-Champs cíÈtait le jeune ThÈodore, le garÁon de chez

Camus. FranÁoise sentait díailleurs si bien en lui un pays et un

contemporain que, quand ma tante LÈonie Ètait trop malade pour que

FranÁoise p?t suffire ‡ la retourner dans son lit, ‡ la porter dans

son fauteuil, plutÙt que de laisser la fille de cuisine monter se

faire ´bien voirª de ma tante, elle appelait ThÈodore. Or, ce garÁon

qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, Ètait tellement

rempli de lí‚me qui avait dÈcorÈ Saint-AndrÈ-des-Champs et notamment

des sentiments de respect que FranÁoise trouvait dus aux ´pauvres

maladesª, ‡ ´sa pauvre maÓtresseª, quíil avait pour soulever la tÍte

de ma tante sur son oreiller la mine naÔve et zÈlÈe des petits anges

des bas-reliefs, síempressant, un cierge ‡ la main, autour de la

Vierge dÈfaillante, comme si les visages de pierre sculptÈe, gris‚tres

et nus, ainsi que sont les bois en hiver, níÈtaient quíun

ensommeillement, quíune rÈserve, prÍte ‡ refleurir dans la vie en

innombrables visages populaires, rÈvÈrends et futÈs comme celui de

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ThÈodore, enluminÈs de la rougeur díune pomme m?re. Non plus appliquÈe

‡ la pierre comme ces petits anges, mais dÈtachÈe du porche, díune

stature plus quíhumaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui

lui Èvit‚t de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les

joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une

grappe m?re dans un sac de crin, le front Ètroit, le nez court et

mutin, les prunelles enfoncÈes, líair valide, insensible et courageux

des paysannes de la contrÈe. Cette ressemblance qui insinuait dans la

statue une douceur que je níy avais pas cherchÈe, Ètait souvent

certifiÈe par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre ‡

couvert et dont la prÈsence, pareille ‡ celle de ces feuillages

pariÈtaires qui ont poussÈ ‡ cÙtÈ des feuillages sculptÈs, semblait

destinÈe ‡ permettre, par une confrontation avec la nature, de juger

de la vÈritÈ de líúuvre díart. Devant nous, dans le lointain, terre

promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je níai jamais

pÈnÈtrÈ, Roussainville, tantÙt, quand la pluie avait dÈj‡ cessÈ pour

nous, continuait ‡ Ítre ch‚tiÈ comme un village de la Bible par toutes

les lances de líorage qui flagellaient obliquement les demeures de ses

habitants, ou bien Ètait dÈj‡ pardonnÈ par Dieu le PËre qui faisait

descendre vers lui, inÈgalement longues, comme les rayons díun

ostensoir díautel, les tiges díor effrangÈes de son soleil reparu.

Quelquefois le temps Ètait tout ‡ fait g‚tÈ, il fallait rentrer et

rester enfermÈ dans la maison. «‡ et l‡ au loin dans la campagne que

líobscuritÈ et líhumiditÈ faisaient ressembler ‡ la mer, des maisons

isolÈes, accrochÈes au flanc díune colline plongÈe dans la nuit et

dans líeau, brillaient comme des petits bateaux qui ont repliÈ leurs

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voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais

quíimportait la pluie, quíimportait líorage! LíÈtÈ, le mauvais temps

níest quíune humeur passagËre, superficielle, du beau temps

sous-jacent et fixe, bien diffÈrent du beau temps instable et fluide

de líhiver et qui, au contraire, installÈ sur la terre o? il síest

solidifiÈ en denses feuillages sur lesquels la pluie peut síÈgoutter

sans compromettre la rÈsistance de leur permanente joie, a hissÈ pour

toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons

et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans

le petit salon, o? jíattendais líheure du dÓner en lisant, jíentendais

líeau dÈgoutter de nos marronniers, mais je savais que líaverse ne

faisait que vernir leurs feuilles et quíils promettaient de demeurer

l‡, comme des gages de líÈtÈ, toute la nuit pluvieuse, ‡ assurer la

continuitÈ du beau temps; quíil avait beau pleuvoir, demain, au-dessus

de la barriËre blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses,

de petites feuilles en forme de cúur; et cíest sans tristesse que

jíapercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser ‡ líorage

des supplications et des salutations dÈsespÈrÈes; cíest sans tristesse

que jíentendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre

roucouler dans les lilas.

Si le temps Ètait mauvais dËs le matin, mes parents renonÁaient ‡ la

promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite líhabitude

díaller, ces jours-l‡, marcher seul du cÙtÈ de MÈsÈglise-la-Vineuse,

dans líautomne o? nous d?mes venir ‡ Combray pour la succession de ma

tante LÈonie, car elle Ètait enfin morte, faisant triompher ‡ la fois

ceux qui prÈtendaient que son rÈgime affaiblissant finirait par la

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tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu quíelle

souffrait díune maladie non pas imaginaire mais organique, ‡

líÈvidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligÈs de se

rendre quand elle y aurait succombÈ; et ne causant par sa mort de

grande douleur quí‡ un seul Ítre, mais ‡ celui-l‡, sauvage. Pendant

les quinze jours que dura la derniËre maladie de ma tante, FranÁoise

ne la quitta pas un instant, ne se dÈshabilla pas, ne laissa personne

lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut

enterrÈ. Alors nous comprÓmes que cette sorte de crainte o? FranÁoise

avait vÈcu des mauvaises paroles, des soupÁons, des colËres de ma

tante avait dÈveloppÈ chez elle un sentiment que nous avions pris pour

de la haine et qui Ètait de la vÈnÈration et de líamour. Sa vÈritable

maÓtresse, aux dÈcisions impossibles ‡ prÈvoir, aux ruses difficiles ‡

dÈjouer, au bon cúur facile ‡ flÈchir, sa souveraine, son mystÈrieux

et tout-puissant monarque níÈtait plus. A cÙtÈ díelle nous comptions

pour bien peu de chose. Il Ètait loin le temps o? quand nous avions

commencÈ ‡ venir passer nos vacances ‡ Combray, nous possÈdions autant

de prestige que ma tante aux yeux de FranÁoise. Cet automne-l‡ tout

occupÈs des formalitÈs ‡ remplir, des entretiens avec les notaires et

avec les fermiers, mes parents níayant guËre de loisir pour faire des

sorties que le temps díailleurs contrariait, prirent líhabitude de me

laisser aller me promener sans eux du cÙtÈ de MÈsÈglise, enveloppÈ

dans un grand plaid qui me protÈgeait contre la pluie et que je jetais

díautant plus volontiers sur mes Èpaules que je sentais que ses

rayures Ècossaises scandalisaient FranÁoise, dans líesprit de qui on

níaurait pu faire entrer líidÈe que la couleur des vÍtements nía rien

‡ faire avec le deuil et ‡ qui díailleurs le chagrin que nous avions

de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous níavions pas donnÈ

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de grand repas funËbre, que nous ne prenions pas un son de voix

spÈcial pour parler díelle, que mÍme parfois je chantonnais. Je suis

s?r que dans un livreóet en cela jíÈtais bien moi-mÍme comme

FranÁoiseócette conception du deuil díaprËs la Chanson de Roland et le

portail de Saint-AndrÈ-des-Champs míe?t ÈtÈ sympathique. Mais dËs que

FranÁoise Ètait auprËs de moi, un dÈmon me poussait ‡ souhaiter

quíelle f?t en colËre, je saisissais le moindre prÈtexte pour lui dire

que je regrettais ma tante parce que cíÈtait une bonne femme, malgrÈ

ses ridicules, mais nullement parce que cíÈtait ma tante, quíelle e?t

pu Ítre ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune

peine, propos qui míeussent semblÈ ineptes dans un livre.

Si alors FranÁoise remplie comme un poËte díun flot de pensÈes

confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, síexcusait de

ne pas savoir rÈpondre ‡ mes thÈories et disait: ´Je ne sais pas

míesprimerª, je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et

brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: ´Elle Ètait

tout de mÍme de la parentËse, il reste toujours le respect quíon doit

‡ la parentËseª, je haussais les Èpaules et je me disais: ´Je suis

bien bon de discuter avec une illettrÈe qui fait des cuirs pareilsª,

adoptant ainsi pour juger FranÁoise le point de vue mesquin díhommes

dont ceux qui les mÈprisent le plus dans líimpartialitÈ de la

mÈditation, sont fort capables de tenir le rÙle quand ils jouent une

des scËnes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-l‡ furent díautant plus agrÈables que je

les faisais aprËs de longues heures passÈes sur un livre. Quand

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jíÈtais fatiguÈ díavoir lu toute la matinÈe dans la salle, jetant mon

plaid sur mes Èpaules, je sortais: mon corps obligÈ depuis longtemps

de garder líimmobilitÈ, mais qui síÈtait chargÈ sur place díanimation

et de vitesse accumulÈes, avait besoin ensuite, comme une toupie quíon

l‚che, de les dÈpenser dans toutes les directions. Les murs des

maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,

les buissons auxquels síadosse Montjouvain, recevaient des coups de

parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui níÈtaient, les

uns et les autres, que des idÈes confuses qui míexaltaient et qui

níont pas atteint le repos dans la lumiËre, pour avoir prÈfÈrÈ ‡ un

lent et difficile Èclaircissement, le plaisir díune dÈrivation plus

aisÈe vers une issue immÈdiate. La plupart des prÈtendues traductions

de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en dÈbarrasser en

le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous

apprend pas ‡ le connaÓtre. Quand jíessaye de faire le compte de ce

que je dois au cÙtÈ de MÈsÈglise, des humbles dÈcouvertes dont il f?t

le cadre fortuit ou le nÈcessaire inspirateur, je me rappelle que

cíest, cet automne-l‡, dans une de ces promenades, prËs du talus

broussailleux qui protËge Montjouvain, que je fus frappÈ pour la

premiËre fois de ce dÈsaccord entre nos impressions et leur expression

habituelle. AprËs une heure de pluie et de vent contre lesquels

jíavais luttÈ avec allÈgresse, comme jíarrivais au bord de la mare de

Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles o? le

jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le

soleil venait de reparaÓtre, et ses dorures lavÈes par líaverse

reluisaient ‡ neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la

cahute, sur son toit de tuile encore mouillÈ, ‡ la crÍte duquel se

promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les

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herbes folles qui avaient poussÈ dans la paroi du mur, et les plumes

de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer

au grÈ de son souffle jusquí‡ líextrÈmitÈ de leur longueur, avec

líabandon de choses inertes et lÈgËres. Le toit de tuile faisait dans

la mare, que le soleil rendait de nouveau rÈflÈchissante, une marbrure

rose, ‡ laquelle je níavais encore jamais fait attention. Et voyant

sur líeau et ‡ la face du mur un p‚le sourire rÈpondre au sourire du

ciel, je míÈcriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie

refermÈ: ´Zut, zut, zut, zut.ª Mais en mÍme temps je sentis que mon

devoir e?t ÈtÈ de ne pas míen tenir ‡ ces mots opaques et de t‚cher de

voir plus clair dans mon ravissement.

Et cíest ‡ ce moment-l‡ encore,ógr‚ce ‡ un paysan qui passait, líair

dÈj‡ díÍtre díassez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il

faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui rÈpondit sans

chaleur ‡ mes ´beau temps, níest-ce pas, il fait bon marcherª,óque

jíappris que les mÍmes Èmotions ne se produisent pas simultanÈment,

dans un ordre prÈÈtabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois

quíune lecture un peu longue míavait mis en humeur de causer, le

camarade ‡ qui je br?lais díadresser la parole venait justement de se

livrer au plaisir de la conversation et dÈsirait maintenant quíon le

laiss‚t lire tranquille. Si je venais de penser ‡ mes parents avec

tendresse et de prendre les dÈcisions les plus sages et les plus

propres ‡ leur faire plaisir, ils avaient employÈ le mÍme temps ‡

apprendre une peccadille que jíavais oubliÈe et quíils me reprochaient

sÈvËrement au moment o? je míÈlanÁais vers eux pour les embrasser.

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Parfois ‡ líexaltation que me donnait la solitude, síen ajoutait une

autre que je ne savais pas en dÈpartager nettement, causÈe par le

dÈsir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer

dans mes bras. NÈ brusquement, et sans que jíeusse eu le temps de le

rapporter exactement ‡ sa cause, au milieu de pensÈes trËs

diffÈrentes, le plaisir dont il Ètait accompagnÈ ne me semblait quíun

degrÈ supÈrieur de celui quíelles me donnaient. Je faisais un mÈrite

de plus ‡ tout ce qui Ètait ‡ ce moment-l‡ dans mon esprit, au reflet

rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville

o? je dÈsirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au

clocher de son Èglise, de cet Èmoi nouveau qui me les faisait

seulement paraÓtre plus dÈsirables parce que je croyais que cíÈtait

eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers

eux plus rapidement quand il enflait ma voile díune brise puissante,

inconnue et propice. Mais si ce dÈsir quíune femme appar?t ajoutait

pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les

charmes de la nature, en retour, Èlargissaient ce que celui de la

femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beautÈ des

arbres cíÈtait encore la sienne et que lí‚me de ces horizons, du

village de Roussainville, des livres que je lisais cette annÈe-l‡, son

baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au

contact de ma sensualitÈ, ma sensualitÈ se rÈpandant dans tous les

domaines de mon imagination, mon dÈsir níavait plus de limites. Cíest

quíaussi,ócomme il arrive dans ces moments de rÍverie au milieu de la

nature o? líaction de líhabitude Ètant suspendue, nos notions

abstraites des choses mises de cÙtÈ, nous croyons díune foi profonde,

‡ líoriginalitÈ, ‡ la vie individuelle du lieu o? nous nous

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trouvonsóla passante quíappelait mon dÈsir me semblait Ítre non un

exemplaire quelconque de ce type gÈnÈral: la femme, mais un produit

nÈcessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-l‡ tout ce qui

níÈtait pas moi, la terre et les Ítres, me paraissait plus prÈcieux,

plus important, douÈ díune existence plus rÈelle que cela ne paraÓt

aux hommes faits. Et la terre et les Ítres je ne les sÈparais pas.

Jíavais le dÈsir díune paysanne de MÈsÈglise ou de Roussainville,

díune pÍcheuse de Balbec, comme jíavais le dÈsir de MÈsÈglise et de

Balbec. Le plaisir quíelles pouvaient me donner míaurait paru moins

vrai, je níaurais plus cru en lui, si jíen avais modifiÈ ‡ ma guise

les conditions. ConnaÓtre ‡ Paris une pÍcheuse de Balbec ou une

paysanne de MÈsÈglise cíe?t ÈtÈ recevoir des coquillages que je

níaurais pas vus sur la plage, une fougËre que je níaurais pas trouvÈe

dans les bois, cíe?t ÈtÈ retrancher au plaisir que la femme me

donnerait tous ceux au milieu desquels líavait enveloppÈe mon

imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une

paysanne ‡ embrasser, cíÈtait ne pas connaÓtre de ces bois le trÈsor

cachÈ, la beautÈ profonde. Cette fille que je ne voyais que criblÈe de

feuillages, elle Ètait elle-mÍme pour moi comme une plante locale

díune espËce plus ÈlevÈe seulement que les autres et dont la structure

permet díapprocher de plus prËs quíen elles, la saveur profonde du

pays. Je pouvais díautant plus facilement le croire (et que les

caresses par lesquelles elle míy ferait parvenir, seraient aussi díune

sorte particuliËre et dont je níaurais pas pu connaÓtre le plaisir par

une autre quíelle), que jíÈtais pour longtemps encore ‡ lí‚ge o? on ne

lía pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes

diffÈrentes avec lesquelles on lía go?tÈ, o? on ne lía pas rÈduit ‡

une notion gÈnÈrale qui les fait considÈrer dËs lors comme les

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instruments interchangeables díun plaisir toujours identique. Il

níexiste mÍme pas, isolÈ, sÈparÈ et formulÈ dans líesprit, comme le

but quíon poursuit en síapprochant díune femme, comme la cause du

trouble prÈalable quíon ressent. A peine y songe-t-on comme ‡ un

plaisir quíon aura; plutÙt, on líappelle son charme ‡ elle; car on ne

pense pas ‡ soi, on ne pense quí‡ sortir de soi. ObscurÈment attendu,

immanent et cachÈ, il porte seulement ‡ un tel paroxysme au moment o?

il síaccomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,

les baisers de celle qui est auprËs de nous, quíil nous apparaÓt

surtout ‡ nous-mÍme comme une sorte de transport de notre

reconnaissance pour la bontÈ de cúur de notre compagne et pour sa

touchante prÈdilection ‡ notre Ègard que nous mesurons aux bienfaits,

au bonheur dont elle nous comble.

HÈlas, cíÈtait en vain que jíimplorais le donjon de Roussainville, que

je lui demandais de faire venir auprËs de moi quelque enfant de son

village, comme au seul confident que jíavais eu de mes premiers

dÈsirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit

cabinet sentant líiris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau

de la fenÍtre entríouverte, pendant quíavec les hÈsitations hÈroÔques

du voyageur qui entreprend une exploration ou du dÈsespÈrÈ qui se

suicide, dÈfaillant, je me frayais en moi-mÍme une route inconnue et

que je croyais mortelle, jusquíau moment o? une trace naturelle comme

celle díun colimaÁon síajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se

penchaient jusquí‡ moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,

tenant líÈtendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes

regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller

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jusquíau porche de Saint-AndrÈ-des-Champs; jamais ne síy trouvait la

paysanne que je níeusse pas manquÈ díy rencontrer si jíavais ÈtÈ avec

mon grand-pËre et dans líimpossibilitÈ de lier conversation avec elle.

Je fixais indÈfiniment le tronc díun arbre lointain, de derriËre

lequel elle allait surgir et venir ‡ moi; líhorizon scrutÈ restait

dÈsert, la nuit tombait, cíÈtait sans espoir que mon attention

síattachait, comme pour aspirer les crÈatures quíils pouvaient

recÈler, ‡ ce sol stÈrile, ‡ cette terre ÈpuisÈe; et ce níÈtait plus

díallÈgresse, cíÈtait de rage que je frappais les arbres du bois de

Roussainville díentre lesquels ne sortait pas plus díÍtres vivants que

síils eussent ÈtÈ des arbres peints sur la toile díun panorama, quand,

ne pouvant me rÈsigner ‡ rentrer ‡ la maison avant díavoir serrÈ dans

mes bras la femme que jíavais tant dÈsirÈe, jíÈtais pourtant obligÈ de

reprendre le chemin de Combray en míavouant ‡ moi-mÍme quíÈtait de

moins en moins probable le hasard qui líe?t mise sur mon chemin. Et

síy f?t-elle trouvÈe, díailleurs, eussÈ-je osÈ lui parler? Il me

semblait quíelle míe?t considÈrÈ comme un fou; je cessais de croire

partagÈs par díautres Ítres, de croire vrais en dehors de moi les

dÈsirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se rÈalisaient

pas. Ils ne míapparaissaient plus que comme les crÈations purement

subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempÈrament. Ils

níavaient plus de lien avec la nature, avec la rÈalitÈ qui dËs lors

perdait tout charme et toute signification et níÈtait plus ‡ ma vie

quíun cadre conventionnel comme líest ‡ la fiction díun roman le wagon

sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.

Cíest peut-Ítre díune impression ressentie aussi auprËs de

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Montjouvain, quelques annÈes plus tard, impression restÈe obscure

alors, quíest sortie, bien aprËs, líidÈe que je me suis faite du

sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le

souvenir de cette impression devait jouer un rÙle important dans ma

vie. CíÈtait par un temps trËs chaud; mes parents qui avaient d?

síabsenter pour toute la journÈe, míavaient dit de rentrer aussi tard

que je voudrais; et Ètant allÈ jusquí‡ la mare de Montjouvain o?

jíaimais revoir les reflets du toit de tuile, je míÈtais Ètendu ‡

líombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, l‡

o? jíavais attendu mon pËre autrefois, un jour quíil Ètait allÈ voir

M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je míÈveillai, je voulus me

lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaÓtre,

car je ne líavais pas vue souvent ‡ Combray, et seulement quand elle

Ètait encore une enfant, tandis quíelle commenÁait díÍtre une jeune

fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, ‡ quelques

centimËtres de moi, dans cette chambre o? son pËre avait reÁu le mien

et dont elle avait fait son petit salon ‡ elle. La fenÍtre Ètait

entríouverte, la lampe Ètait allumÈe, je voyais tous ses mouvements

sans quíelle me vÓt, mais en míen allant jíaurais fait craquer les

buissons, elle míaurait entendu et elle aurait pu croire que je

míÈtais cachÈ l‡ pour líÈpier.

Elle Ètait en grand deuil, car son pËre Ètait mort depuis peu. Nous

níÈtions pas allÈs la voir, ma mËre ne líavait pas voulu ‡ cause díune

vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bontÈ: la pudeur;

mais elle la plaignait profondÈment. Ma mËre se rappelant la triste

fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbÈe díabord par les soins de mËre

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et de bonne díenfant quíil donnait ‡ sa fille, puis par les

souffrances que celle-ci lui avait causÈes; elle revoyait le visage

torturÈ quíavait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait

quíil avait renoncÈ ‡ jamais ‡ achever de transcrire au net toute son

úuvre des derniËres annÈes, pauvres morceaux díun vieux professeur de

piano, díun ancien organiste de village dont nous imaginions bien

quíils níavaient guËre de valeur en eux-mÍmes, mais que nous ne

mÈprisions pas parce quíils en avaient tant pour lui dont ils avaient

ÈtÈ la raison de vivre avant quíil les sacrifi‚t ‡ sa fille, et qui

pour la plupart pas mÍme notÈs, conservÈs seulement dans sa mÈmoire,

quelques-uns inscrits sur des feuillets Èpars, illisibles, resteraient

inconnus; ma mËre pensait ‡ cet autre renoncement plus cruel encore

auquel M. Vinteuil avait ÈtÈ contraint, le renoncement ‡ un avenir de

bonheur honnÍte et respectÈ pour sa fille; quand elle Èvoquait toute

cette dÈtresse suprÍme de líancien maÓtre de piano de mes tantes, elle

Èprouvait un vÈritable chagrin et songeait avec effroi ‡ celui

autrement amer que devait Èprouver Mlle Vinteuil tout mÍlÈ du remords

díavoir ‡ peu prËs tuÈ son pËre. ´Pauvre M. Vinteuil, disait ma mËre,

il a vÈcu et il est mort pour sa fille, sans avoir reÁu son salaire.

Le recevra-t-il aprËs sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui

venir que díelle.ª

Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminÈe Ètait posÈ un petit

portrait de son pËre que vivement elle alla chercher au moment o?

retentit le roulement díune voiture qui venait de la route, puis elle

se jeta sur un canapÈ, et tira prËs díelle une petite table sur

laquelle elle plaÁa le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis

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‡ cÙtÈ de lui le morceau quíil avait le dÈsir de jouer ‡ mes parents.

BientÙt son amie entra. Mlle Vinteuil líaccueillit sans se lever, ses

deux mains derriËre la tÍte et se recula sur le bord opposÈ du sofa

comme pour lui faire une place. Mais aussitÙt elle sentit quíelle

semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui Ètait peut-Ítre

importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-Ítre mieux Ítre loin

díelle sur une chaise, elle se trouva indiscrËte, la dÈlicatesse de

son cúur síen alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma

les yeux et se mit ‡ b‚iller pour indiquer que líenvie de dormir Ètait

la seule raison pour laquelle elle síÈtait ainsi Ètendue. MalgrÈ la

familiaritÈ rude et dominatrice quíelle avait avec sa camarade, je

reconnaissais les gestes obsÈquieux et rÈticents, les brusques

scrupules de son pËre. BientÙt elle se leva, feignit de vouloir fermer

les volets et de níy pas rÈussir.

ó´Laisse donc tout ouvert, jíai chaud,ª dit son amie.

ó´Mais cíest assommant, on nous verraª, rÈpondit Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait quíelle níavait dit

ces mots que pour la provoquer ‡ lui rÈpondre par certains autres

quíelle avait en effet le dÈsir díentendre, mais que par discrÈtion

elle voulait lui laisser líinitiative de prononcer. Aussi son regard

que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre líexpression qui plaisait

tant ‡ ma grandímËre, quand elle ajouta vivement:

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ó´Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, cíest

assommant, quelque chose insignifiante quíon fasse, de penser que des

yeux vous voient.ª

Par une gÈnÈrositÈ instinctive et une politesse involontaire elle

taisait les mots prÈmÈditÈs quíelle avait jugÈs indispensables ‡ la

pleine rÈalisation de son dÈsir. Et ‡ tous moments au fond díelle-mÍme

une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un

soudard fruste et vainqueur.

ó´Oui, cíest probable quíon nous regarde ‡ cette heure-ci, dans cette

campagne frÈquentÈe, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?

Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner díun clignement díyeux

malicieux et tendre, ces mots quíelle rÈcita par bontÈ, comme un

texte, quíelle savait Ítre agrÈable ‡ Mlle Vinteuil, díun ton quíelle

síefforÁait de rendre cynique), quand mÍme on nous verrait ce níen est

que meilleur.ª 

Mlle Vinteuil frÈmit et se leva. Son cúur scrupuleux et sensible

ignorait quelles paroles devaient spontanÈment venir síadapter ‡ la

scËne que ses sens rÈclamaient. Elle cherchait le plus loin quíelle

pouvait de sa vraie nature morale, ‡ trouver le langage propre ‡ la

fille vicieuse quíelle dÈsirait díÍtre, mais les mots quíelle pensait

que celle-ci e?t prononcÈs sincËrement lui paraissaient faux dans sa

bouche. Et le peu quíelle síen permettait Ètait dit sur un ton guindÈ

o? ses habitudes de timiditÈ paralysaient ses vellÈitÈs díaudace, et

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síentremÍlait de: ´tu nías pas froid, tu nías pas trop chaud, tu nías

pas envie díÍtre seule et de lire?ª

ó´Mademoiselle me semble avoir des pensÈes bien lubriques, ce soirª,

finit-elle par dire, rÈpÈtant sans doute une phrase quíelle avait

entendue autrefois dans la bouche de son amie.

Dans líÈchancrure de son corsage de crÍpe Mlle Vinteuil sentit que son

amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, síÈchappa, et elles

se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches

comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.

Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapÈ, recouverte par le

corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos ‡ la petite table sur

laquelle Ètait placÈ le portrait de líancien professeur de piano. Mlle

Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle níattirait pas

sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement

de le remarquer:

ó´Oh! ce portrait de mon pËre qui nous regarde, je ne sais pas qui a

pu le mettre l‡, jíai pourtant dit vingt fois que ce níÈtait pas sa

place.ª

Je me souvins que cíÈtaient les mots que M. Vinteuil avait dits ‡ mon

pËre ‡ propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans

doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui

rÈpondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses rÈponses

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liturgiques:

ó´Mais laisse-le donc o? il est, il níest plus l‡ pour nous embÍter.

Crois-tu quíil pleurnicherait, quíil voudrait te mettre ton manteau,

síil te voyait l‡, la fenÍtre ouverte, le vilain singe.ª

Mlle Vinteuil rÈpondit par des paroles de doux reproche: ´Voyons,

voyonsª, qui prouvaient la bontÈ de sa nature, non quíelles fussent

dictÈes par líindignation que cette faÁon de parler de son pËre e?t pu

lui causer (Èvidemment cíÈtait l‡ un sentiment quíelle síÈtait

habituÈe, ‡ líaide de quels sophismes? ‡ faire taire en elle dans ces

minutes-l‡), mais parce quíelles Ètaient comme un frein que pour ne

pas se montrer ÈgoÔste elle mettait elle-mÍme au plaisir que son amie

cherchait ‡ lui procurer. Et puis cette modÈration souriante en

rÈpondant ‡ ces blasphËmes, ce reproche hypocrite et tendre,

paraissaient peut-Ítre ‡ sa nature franche et bonne, une forme

particuliËrement inf‚me, une forme doucereuse de cette scÈlÈratesse

quíelle cherchait ‡ síassimiler. Mais elle ne put rÈsister ‡ líattrait

du plaisir quíelle Èprouverait ‡ Ítre traitÈe avec douceur par une

personne si implacable envers un mort sans dÈfense; elle sauta sur les

genoux de son amie, et lui tendit chastement son front ‡ baiser comme

elle aurait pu faire si elle avait ÈtÈ sa fille, sentant avec dÈlices

quíelles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruautÈ en ravissant

‡ M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternitÈ. Son amie lui prit

la tÍte entre ses mains et lui dÈposa un baiser sur le front avec

cette docilitÈ que lui rendait facile la grande affection quíelle

avait pour Mlle Vinteuil et le dÈsir de mettre quelque distraction

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dans la vie si triste maintenant de líorpheline.

ó´Sais-tu ce que jíai envie de lui faire ‡ cette vieille horreur?ª

dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura ‡ líoreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne

pus entendre.

ó´Oh! tu níoserais pas.ª

ó´Je níoserais pas cracher dessus? sur Áa?ª dit líamie avec une

brutalitÈ voulue.

Je níen entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, díun air las,

gauche, affairÈ, honnÍte et triste, vint fermer les volets et la

fenÍtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que

pendant sa vie M. Vinteuil avait supportÈes ‡ cause de sa fille, ce

quíaprËs la mort il avait reÁu díelle en salaire.

Et pourtant jíai pensÈ depuis que si M. Vinteuil avait pu assister ‡

cette scËne, il níe?t peut-Ítre pas encore perdu sa foi dans le bon

cúur de sa fille, et peut-Ítre mÍme níe?t-il pas eu en cela tout ‡

fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil líapparence du

mal Ètait si entiËre quíon aurait eu de la peine ‡ la rencontrer

rÈalisÈe ‡ ce degrÈ de perfection ailleurs que chez une sadique; cíest

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‡ la lumiËre de la rampe des thÈ‚tres du boulevard plutÙt que sous la

lampe díune maison de campagne vÈritable quíon peut voir une fille

faire cracher une amie sur le portrait díun pËre qui nía vÈcu que pour

elle; et il níy a guËre que le sadisme qui donne un fondement dans la

vie ‡ líesthÈtique du mÈlodrame. Dans la rÈalitÈ, en dehors des cas de

sadisme, une fille aurait peut-Ítre des manquements aussi cruels que

ceux de Mlle Vinteuil envers la mÈmoire et les volontÈs de son pËre

mort, mais elle ne les rÈsumerait pas expressÈment en un acte díun

symbolisme aussi rudimentaire et aussi naÔf; ce que sa conduite aurait

de criminel serait plus voilÈ aux yeux des autres et mÍme ‡ ses yeux ‡

elle qui ferait le mal sans se líavouer. Mais, au-del‡ de líapparence,

dans le cúur de Mlle Vinteuil, le mal, au dÈbut du moins, ne fut sans

doute pas sans mÈlange. Une sadique comme elle est líartiste du mal,

ce quíune crÈature entiËrement mauvaise ne pourrait Ítre car le mal ne

lui serait pas extÈrieur, il lui semblerait tout naturel, ne se

distinguerait mÍme pas díelle; et la vertu, la mÈmoire des morts, la

tendresse filiale, comme elle níen aurait pas le culte, elle ne

trouverait pas un plaisir sacrilËge ‡ les profaner. Les sadiques de

líespËce de Mlle Vinteuil sont des Ítre si purement sentimentaux, si

naturellement vertueux que mÍme le plaisir sensuel leur paraÓt quelque

chose de mauvais, le privilËge des mÈchants. Et quand ils se concËdent

‡ eux-mÍmes de síy livrer un moment, cíest dans la peau des mÈchants

quíils t‚chent díentrer et de faire entrer leur complice, de faÁon ‡

avoir eu un moment líillusion de síÍtre ÈvadÈs de leur ‚me scrupuleuse

et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien

elle líe?t dÈsirÈ en voyant combien il lui Ètait impossible díy

rÈussir. Au moment o? elle se voulait si diffÈrente de son pËre, ce

quíelle me rappelait cíÈtait les faÁons de penser, de dire, du vieux

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professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce quíelle

profanait, ce quíelle faisait servir ‡ ses plaisirs mais qui restait

entre eux et elle et líempÍchait de les go?ter directement, cíÈtait la

ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mËre ‡ lui quíil lui

avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes díamabilitÈ qui

interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phrasÈologie,

une mentalitÈ qui níÈtait pas faite pour lui et líempÍchait de le

connaÓtre comme quelque chose de trËs diffÈrent des nombreux devoirs

de politesse auxquels elle se consacrait díhabitude. Ce níest pas le

mal qui lui donnait líidÈe du plaisir, qui lui semblait agrÈable;

cíest le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois quíelle

síy adonnait il síaccompagnait pour elle de ces pensÈes mauvaises qui

le reste du temps Ètaient absentes de son ‚me vertueuse, elle

finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par

líidentifier au Mal. Peut-Ítre Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie

níÈtait pas fonciËrement mauvaise, et quíelle níÈtait pas sincËre au

moment o? elle lui tenait ces propos blasphÈmatoires. Du moins

avait-elle le plaisir díembrasser sur son visage, des sourires, des

regards, feints peut-Ítre, mais analogues dans leur expression

vicieuse et basse ‡ ceux quíaurait eus non un Ítre de bontÈ et de

souffrance, mais un Ítre de cruautÈ et de plaisir. Elle pouvait

síimaginer un instant quíelle jouait vraiment les jeux quíe?t jouÈs

avec une complice aussi dÈnaturÈe, une fille qui aurait ressenti en

effet ces sentiments barbares ‡ líÈgard de la mÈmoire de son pËre.

Peut-Ítre níe?t-elle pas pensÈ que le mal f?t un Ètat si rare, si

extraordinaire, si dÈpaysant, o? il Ètait si reposant díÈmigrer, si

elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette

indiffÈrence aux souffrances quíon cause et qui, quelques autres noms

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quíon lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruautÈ.

Síil Ètait assez simple díaller du cÙtÈ de MÈsÈglise, cíÈtait une

autre affaire díaller du cÙtÈ de Guermantes, car la promenade Ètait

longue et líon voulait Ítre s?r du temps quíil ferait. Quand on

semblait entrer dans une sÈrie de beaux jours; quand FranÁoise

dÈsespÈrÈe quíil ne tomb‚t pas une goutte díeau pour les ´pauvres

rÈcoltesª, et ne voyant que de rares nuages blancs nageant ‡ la

surface calme et bleue du ciel síÈcriait en gÈmissant: ´Ne dirait-on

pas quíon voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en

montrant l‡-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien ‡ faire pleuvoir

pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blÈs seront poussÈs,

alors la pluie se mettra ‡ tomber tout ‡ petit patapon, sans

discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si cíÈtait sur

la merª; quand mon pËre avait reÁu invariablement les mÍmes rÈponses

favorables du jardinier et du baromËtre, alors on disait au dÓner:

´Demain síil fait le mÍme temps, nous irons du cÙtÈ de Guermantes.ª On

partait tout de suite aprËs dÈjeuner par la petite porte du jardin et

on tombait dans la rue des Perchamps, Ètroite et formant un angle

aigu, remplie de graminÈes au milieu desquelles deux ou trois guÍpes

passaient la journÈe ‡ herboriser, aussi bizarre que son nom dío? me

semblaient dÈriver ses particularitÈs curieuses et sa personnalitÈ

revÍche, et quíon chercherait en vain dans le Combray díaujourdíhui o?

sur son tracÈ ancien síÈlËve líÈcole. Mais ma rÍverie (semblable ‡ ces

architectes ÈlËves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un

jubÈ Renaissance et un autel du XVIIe siËcle les traces díun chúur

roman, remettent tout líÈdifice dans líÈtat o? il devait Ítre au XIIe

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siËcle) ne laisse pas une pierre du b‚timent nouveau, reperce et

´restitueª la rue des Perchamps. Elle a díailleurs pour ces

reconstitutions, des donnÈes plus prÈcises que níen ont gÈnÈralement

les restaurateurs: quelques images conservÈes par ma mÈmoire, les

derniËres peut-Ítre qui existent encore actuellement, et destinÈes ‡

Ítre bientÙt anÈanties, de ce quíÈtait le Combray du temps de mon

enfance; et parce que cíest lui-mÍme qui les a tracÈes en moi avant de

disparaÓtre, Èmouvantes,ósi on peut comparer un obscur portrait ‡ ces

effigies glorieuses dont ma grandímËre aimait ‡ me donner des

reproductionsócomme ces gravures anciennes de la CËne ou ce tableau de

Gentile Bellini dans lesquels líon voit en un Ètat qui níexiste plus

aujourdíhui le chef-díúuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.

On passait, rue de líOiseau, devant la vieille hÙtellerie de líOiseau

fleschÈ dans la grande cour de laquelle entrËrent quelquefois au XVIIe

siËcle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de

Montmorency quand elles avaient ‡ venir ‡ Combray pour quelque

contestation avec leurs fermiers, pour une question díhommage. On

gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de

Saint-Hilaire. Et jíaurais voulu pouvoir míasseoir l‡ et rester toute

la journÈe ‡ lire en Ècoutant les cloches; car il faisait si beau et

si tranquille que, quand sonnait líheure, on aurait dit non quíelle

rompait le calme du jour mais quíelle le dÈbarrassait de ce quíil

contenait et que le clocher avec líexactitude indolente et soigneuse

díune personne qui nía rien díautre ‡ faire, venait seulementópour

exprimer et laisser tomber les quelques gouttes díor que la chaleur y

avait lentement et naturellement amassÈesóde presser, au moment voulu,

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la plÈnitude du silence.

Le plus grand charme du cÙtÈ de Guermantes, cíest quíon y avait

presque tout le temps ‡ cÙtÈ de soi le cours de la Vivonne. On la

traversait une premiËre fois, dix minutes aprËs avoir quittÈ la

maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. DËs le lendemain de

notre arrivÈe, le jour de P‚ques, aprËs le sermon síil faisait beau

temps, je courais jusque-l‡, voir dans ce dÈsordre díun matin de

grande fÍte o? quelques prÈparatifs somptueux font paraÓtre plus

sordides les ustensiles de mÈnage qui traÓnent encore, la riviËre qui

se promenait dÈj‡ en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,

accompagnÈe seulement díune bande de coucous arrivÈs trop tÙt et de

primevËres en avance, cependant que Á‡ et l‡ une violette au bec bleu

laissait flÈchir sa tige sous le poids de la goutte díodeur quíelle

tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux dÈbouchait dans un sentier de

halage qui ‡ cet endroit se tapissait líÈtÈ du feuillage bleu díun

noisetier sous lequel un pÍcheur en chapeau de paille avait pris

racine. A Combray o? je savais quelle individualitÈ de marÈchal

ferrant ou de garÁon Èpicier Ètait dissimulÈe sous líuniforme du

suisse ou le surplis de líenfant de chúur, ce pÍcheur est la seule

personne dont je níaie jamais dÈcouvert líidentitÈ. Il devait

connaÓtre mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous

passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe

de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans

le sentier de halage qui dominait le courant díun talus de plusieurs

pieds; de líautre cÙtÈ la rive Ètait basse, Ètendue en vastes prÈs

jusquíau village et jusquí‡ la gare qui en Ètait distante. Ils Ètaient

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semÈs des restes, ‡ demi enfouis dans líherbe, du ch‚teau des anciens

comtes de Combray qui au Moyen ‚ge avait de ce cÙtÈ le cours de la

Vivonne comme dÈfense contre les attaques des sires de Guermantes et

des abbÈs de Martinville. Ce níÈtaient plus que quelques fragments de

tours bossuant la prairie, ‡ peine apparents, quelques crÈneaux dío?

jadis líarbalÈtrier lanÁait des pierres, dío? le guetteur surveillait

Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-líExempt,

toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray Ètait

enclavÈ, aujourdíhui au ras de líherbe, dominÈs par les enfants de

líÈcole des frËres qui venaient l‡ apprendre leurs leÁons ou jouer aux

rÈcrÈations;ópassÈ presque descendu dans la terre, couchÈ au bord de

líeau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort ‡

songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray ‡ la petite ville

díaujourdíhui une citÈ trËs diffÈrente, retenant mes pensÈes par son

visage incomprÈhensible et díautrefois quíil cachait ‡ demi sous les

boutons díor. Ils Ètaient fort nombreux ‡ cet endroit quíils avaient

choisi pour leurs jeux sur líherbe, isolÈs, par couples, par troupes,

jaunes comme un jaune díoeuf, brillants díautant plus, me semblait-il,

que ne pouvant dÈriver vers aucune vellÈitÈ de dÈgustation le plaisir

que leur vue me causait, je líaccumulais dans leur surface dorÈe,

jusquí‡ ce quíil devÓnt assez puissant pour produire de líinutile

beautÈ; et cela dËs ma plus petite enfance, quand du sentier de halage

je tendais les bras vers eux sans pouvoir Èpeler complËtement leur

joli nom de Princes de contes de fÈes franÁais, venus peut-Ítre il y a

bien des siËcles díAsie mais apatriÈs pour toujours au village,

contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de líeau,

fidËles ‡ la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme

certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicitÈ

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populaire, un poÈtique Èclat díorient.

Je míamusais ‡ regarder les carafes que les gamins mettaient dans la

Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la

riviËre, o? elles sont ‡ leur tour encloses, ‡ la fois ´contenantª aux

flancs transparents comme une eau durcie, et ´contenuª plongÈ dans un

plus grand contenant de cristal liquide et courant, Èvoquaient líimage

de la fraÓcheur díune faÁon plus dÈlicieuse et plus irritante quíelles

níeussent fait sur une table servie, en ne la montrant quíen fuite

dans cette allitÈration perpÈtuelle entre líeau sans consistance o?

les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluiditÈ o? le

palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir l‡ plus tard

avec des lignes; jíobtenais quíon tir‚t un peu de pain des provisions

du go?ter; jíen jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient

suffire pour y provoquer un phÈnomËne de sursaturation, car líeau se

solidifiait aussitÙt autour díelles en grappes ovoÔdes de tÍtards

inanitiÈs quíelle tenait sans doute jusque-l‡ en dissolution,

invisibles, tout prËs díÍtre en voie de cristallisation.

BientÙt le cours de la Vivonne síobstrue de plantes díeau. Il y en a

díabord díisolÈes comme tel nÈnufar ‡ qui le courant au travers duquel

il Ètait placÈ díune faÁon malheureuse laissait si peu de repos que

comme un bac actionnÈ mÈcaniquement il níabordait une rive que pour

retourner ‡ celle dío? il Ètait venu, refaisant Èternellement la

double traversÈe. PoussÈ vers la rive, son pÈdoncule se dÈpliait,

síallongeait, filait, atteignait líextrÍme limite de sa tension

jusquíau bord o? le courant le reprenait, le vert cordage se repliait

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sur lui-mÍme et ramenait la pauvre plante ‡ ce quíon peut díautant

mieux appeler son point de dÈpart quíelle níy restait pas une seconde

sans en repartir par une rÈpÈtition de la mÍme manúuvre. Je la

retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la mÍme situation,

faisant penser ‡ certains neurasthÈniques au nombre desquels mon

grand-pËre comptait ma tante LÈonie, qui nous offrent sans changement

au cours des annÈes le spectacle des habitudes bizarres quíils se

croient chaque fois ‡ la veille de secouer et quíils gardent toujours;

pris dans líengrenage de leurs malaises et de leurs manies, les

efforts dans lesquels ils se dÈbattent inutilement pour en sortir ne

font quíassurer le fonctionnement et faire jouer le dÈclic de leur

diÈtÈtique Ètrange, inÈluctable et funeste. Tel Ètait ce nÈnufar,

pareil aussi ‡ quelquíun de ces malheureux dont le tourment singulier,

qui se rÈpËte indÈfiniment durant líÈternitÈ, excitait la curiositÈ de

Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les

particularitÈs et la cause par le suppliciÈ lui-mÍme, si Virgile,

síÈloignant ‡ grands pas, ne líavait forcÈ ‡ le rattraper au plus

vite, comme moi mes parents.

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriÈtÈ dont

líaccËs Ètait ouvert au public par celui ‡ qui elle appartenait et qui

síy Ètait complu ‡ des travaux díhorticulture aquatique, faisant

fleurir, dans les petits Ètangs que forme la Vivonne, de vÈritables

jardins de nymphÈas. Comme les rives Ètaient ‡ cet endroit trËs

boisÈes, les grandes ombres des arbres donnaient ‡ líeau un fond qui

Ètait habituellement díun vert sombre mais que parfois, quand nous

rentrions par certains soirs rassÈrÈnÈs díaprËs-midi orageux, jíai vu

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díun bleu clair et cru, tirant sur le violet, díapparence cloisonnÈe

et de go?t japonais. «‡ et l‡, ‡ la surface, rougissait comme une

fraise une fleur de nymphÈa au cúur Ècarlate, blanc sur les bords.

Plus loin, les fleurs plus nombreuses Ètaient plus p‚les, moins

lisses, plus grenues, plus plissÈes, et disposÈes par le hasard en

enroulements si gracieux quíon croyait voir flotter ‡ la dÈrive, comme

aprËs líeffeuillement mÈlancolique díune fÍte galante, des roses

mousseuses en guirlandes dÈnouÈes. Ailleurs un coin semblait rÈservÈ

aux espËces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la

julienne, lavÈs comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis

quíun peu plus loin, pressÈes les unes contre les autres en une

vÈritable plate-bande flottante, on e?t dit des pensÈes des jardins

qui Ètaient venues poser comme des papillons leur ailes bleu‚tres et

glacÈes, sur líobliquitÈ transparente de ce parterre díeau; de ce

parterre cÈleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol díune couleur

plus prÈcieuse, plus Èmouvante que la couleur des fleurs elles-mÍmes;

et, soit que pendant líaprËs-midi il fÓt Ètinceler sous les nymphÈas

le kalÈidoscope díun bonheur attentif, silencieux et mobile, ou quíil

síemplÓt vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la

rÍverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en

accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce quíil y a

de plus profond, de plus fugitif, de plus mystÈrieux,óavec ce quíil y

a díinfini,ódans líheure, il semblait les avoir fait fleurir en plein

ciel.

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois jíai

vu, jíai dÈsirÈ imiter quand je serais libre de vivre ‡ ma guise, un

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rameur, qui, ayant l‚chÈ líaviron, síÈtait couchÈ ‡ plat sur le dos,

la tÍte en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter ‡ la

dÈrive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de

lui, portait sur son visage líavant-go?t du bonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de líeau. Dans le ciel

fÈriÈ, fl‚nait longuement un nuage oisif. Par moments oppressÈe par

líennui, une carpe se dressait hors de líeau dans une aspiration

anxieuse. CíÈtait líheure du go?ter. Avant de repartir nous restions

longtemps ‡ manger des fruits, du pain et du chocolat, sur líherbe o?

parvenaient jusquí‡ nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et

mÈtalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne

síÈtaient pas mÈlangÈs ‡ líair quíils traversaient depuis si

longtemps, et cÙtelÈs par la palpitation successive de toutes leurs

lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, ‡ nos pieds.

Parfois, au bord de líeau entourÈe de bois, nous rencontrions une

maison dite de plaisance, isolÈe, perdue, qui ne voyait rien, du

monde, que la riviËre qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le

visage pensif et les voiles ÈlÈgants níÈtaient pas de ce pays et qui

sans doute Ètait venue, selon líexpression populaire ´síenterrerª l‡,

go?ter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui

dont elle níavait pu garder le cúur, y Ètait inconnu, síencadrait dans

la fenÍtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque

amarrÈe prËs de la porte. Elle levait distraitement les yeux en

entendant derriËre les arbres de la rive la voix des passants dont

avant quíelle e?t aperÁu leur visage, elle pouvait Ítre certaine que

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jamais ils níavaient connu, ni ne connaÓtraient líinfidËle, que rien

dans leur passÈ ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir

níaurait líoccasion de la recevoir. On sentait que, dans son

renoncement, elle avait volontairement quittÈ des lieux o? elle aurait

pu du moins apercevoir celui quíelle aimait, pour ceux-ci qui ne

líavaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade

sur un chemin o? elle savait quíil ne passerait pas, Ùter de ses mains

rÈsignÈes de longs gants díune gr‚ce inutile.

Jamais dans la promenade du cÙtÈ de Guermantes nous ne p?mes remonter

jusquíaux sources de la Vivonne, auxquelles jíavais souvent pensÈ et

qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idÈale, que

jíavais ÈtÈ aussi surpris quand on míavait dit quíelles se trouvaient

dans le dÈpartement, ‡ une certaine distance kilomÈtrique de Combray,

que le jour o? jíavais appris quíil y avait un autre point prÈcis de

la terre o? síouvrait, dans líantiquitÈ, líentrÈe des Enfers. Jamais

non plus nous ne p?mes pousser jusquíau terme que jíeusse tant

souhaitÈ díatteindre, jusquí‡ Guermantes. Je savais que l‡ rÈsidaient

des ch‚telains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais quíils

Ètaient des personnages rÈels et actuellement existants, mais chaque

fois que je pensais ‡ eux, je me les reprÈsentais tantÙt en

tapisserie, comme Ètait la comtesse de Guermantes, dans le

´Couronnement díEstherª de notre Èglise, tantÙt de nuances changeantes

comme Ètait Gilbert le Mauvais dans le vitrail o? il passait du vert

chou au bleu prune selon que jíÈtais encore ‡ prendre de líeau bÈnite

ou que jíarrivais ‡ nos chaises, tantÙt tout ‡ fait impalpables comme

líimage de GeneviËve de Brabant, ancÍtre de la famille de Guermantes,

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que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou

faisait monter au plafond,óenfin toujours enveloppÈs du mystËre des

temps mÈrovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la

lumiËre orangÈe qui Èmane de cette syllabe: ´antesª. Mais si malgrÈ

cela ils Ètaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des Ítres

rÈels, bien quíÈtranges, en revanche leur personne ducale se

distendait dÈmesurÈment, síimmatÈrialisait, pour pouvoir contenir en

elle ce Guermantes dont ils Ètaient duc et duchesse, tout ce ´cÙtÈ de

Guermantesª ensoleillÈ, le cours de la Vivonne, ses nymphÈas et ses

grands arbres, et tant de beaux aprËs-midi. Et je savais quíils ne

portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes,

mais que depuis le XIVe siËcle o?, aprËs avoir inutilement essayÈ de

vaincre leurs anciens seigneurs ils síÈtaient alliÈs ‡ eux par des

mariages, ils Ètaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de

Combray par consÈquent et pourtant les seuls qui níy habitassent pas.

Comtes de Combray, possÈdant Combray au milieu de leur nom, de leur

personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette Ètrange et

pieuse tristesse qui Ètait spÈciale ‡ Combray; propriÈtaires de la

ville, mais non díune maison particuliËre, demeurant sans doute

dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de

Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de líabside de Saint-Hilaire

que líenvers de laque noire, si je levais la tÍte quand jíallais

chercher du sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le cÙtÈ de Guermantes je passai parfois devant

de petits enclos humides o? montaient des grappes de fleurs sombres.

Je míarrÍtais, croyant acquÈrir une notion prÈcieuse, car il me

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semblait avoir sous les yeux un fragment de cette rÈgion fluviatile,

que je dÈsirais tant connaÓtre depuis que je líavais vue dÈcrite par

un de mes Ècrivains prÈfÈrÈs. Et ce fut avec elle, avec son sol

imaginaire traversÈ de cours díeau bouillonnants, que Guermantes,

changeant díaspect dans ma pensÈe, síidentifia, quand jíeus entendu le

docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives

quíil y avait dans le parc du ch‚teau. Je rÍvais que Mme de Guermantes

míy faisait venir, Èprise pour moi díun soudain caprice; tout le jour

elle y pÍchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main,

en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait

le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles

violettes et rouges et míapprenait leurs noms. Elle me faisait lui

dire le sujet des poËmes que jíavais líintention de composer. Et ces

rÍves míavertissaient que puisque je voulais un jour Ítre un Ècrivain,

il Ètait temps de savoir ce que je comptais Ècrire. Mais dËs que je me

le demandais, t‚chant de trouver un sujet o? je pusse faire tenir une

signification philosophique infinie, mon esprit síarrÍtait de

fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention,

je sentais que je níavais pas de gÈnie ou peut-Ítre une maladie

cÈrÈbrale líempÍchait de naÓtre. Parfois je comptais sur mon pËre pour

arranger cela. Il Ètait si puissant, si en faveur auprËs des gens en

place quíil arrivait ‡ nous faire transgresser les lois que FranÁoise

míavait appris ‡ considÈrer comme plus inÈluctables que celles de la

vie et de la mort, ‡ faire retarder díun an pour notre maison, seule

de tout le quartier, les travaux de ´ravalementª, ‡ obtenir du

ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,

líautorisation quíil pass‚t le baccalaurÈat deux mois díavance, dans

la sÈrie des candidats dont le nom commenÁait par un A au lieu

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díattendre le tour des S. Si jíÈtais tombÈ gravement malade, si

jíavais ÈtÈ capturÈ par des brigands, persuadÈ que mon pËre avait trop

díintelligences avec les puissances suprÍmes, de trop irrÈsistibles

lettres de recommandation auprËs du bon Dieu, pour que ma maladie ou

ma captivitÈ pussent Ítre autre chose que de vains simulacres sans

danger pour moi, jíaurais attendu avec calme líheure inÈvitable du

retour ‡ la bonne rÈalitÈ, líheure de la dÈlivrance ou de la guÈrison;

peut-Ítre cette absence de gÈnie, ce trou noir qui se creusait dans

mon esprit quand je cherchais le sujet de mes Ècrits futurs,

níÈtait-il aussi quíune illusion sans consistance, et cesserait-elle

par líintervention de mon pËre qui avait d? convenir avec le

Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier Ècrivain

de líÈpoque. Mais díautres fois tandis que mes parents

síimpatientaient de me voir rester en arriËre et ne pas les suivre, ma

vie actuelle au lieu de me sembler une crÈation artificielle de mon

pËre et quíil pouvait modifier ‡ son grÈ, míapparaissait au contraire

comme comprise dans une rÈalitÈ qui níÈtait pas faite pour moi, contre

laquelle il níy avait pas de recours, au cúur de laquelle je níavais

pas díalliÈ, qui ne cachait rien au del‡ díelle-mÍme. Il me semblait

alors que jíexistais de la mÍme faÁon que les autres hommes, que je

vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux jíÈtais

seulement du nombre de ceux qui níont pas de dispositions pour Ècrire.

Aussi, dÈcouragÈ, je renonÁais ‡ jamais ‡ la littÈrature, malgrÈ les

encouragements que míavait donnÈs Bloch. Ce sentiment intime,

immÈdiat, que jíavais du nÈant de ma pensÈe, prÈvalait contre toutes

les paroles flatteuses quíon pouvait me prodiguer, comme chez un

mÈchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa

conscience.

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Un jour ma mËre me dit: ´Puisque tu parles toujours de Mme de

Guermantes, comme le docteur Percepied lía trËs bien soignÈe il y a

quatre ans, elle doit venir ‡ Combray pour assister au mariage de sa

fille. Tu pourras líapercevoir ‡ la cÈrÈmonie.ª CíÈtait du reste par

le docteur Percepied que jíavais le plus entendu parler de Mme de

Guermantes, et il nous avait mÍme montrÈ le numÈro díune revue

illustrÈe o? elle Ètait reprÈsentÈe dans le costume quíelle portait ‡

un bal travesti chez la princesse de LÈon.

Tout díun coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le

suisse en se dÈplaÁant me permit de voir assise dans une chapelle une

dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perÁants, une cravate

bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton

au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,

comme si elle e?t eu trËs chaud, je distinguais, diluÈes et ‡ peine

perceptibles, des parcelles díanalogie avec le portrait quíon míavait

montrÈ, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en

elle, si jíessayais de les Ènoncer, se formulaient prÈcisÈment dans

les mÍmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont síÈtait servi le

docteur Percepied quand il avait dÈcrit devant moi la duchesse de

Guermantes, je me dis: cette dame ressemble ‡ Mme de Guermantes; or la

chapelle o? elle suivait la messe Ètait celle de Gilbert le Mauvais,

sous les plates tombes de laquelle, dorÈes et distendues comme des

alvÈoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je

me rappelais Ítre ‡ ce quíon míavait dit rÈservÈe ‡ la famille de

Guermantes quand quelquíun de ses membres venait pour une cÈrÈmonie ‡

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Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir quíune seule femme

ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui f?t ce jour-l‡, jour

o? elle devait justement venir, dans cette chapelle: cíÈtait elle! Ma

dÈception Ètait grande. Elle provenait de ce que je níavais jamais

pris garde quand je pensais ‡ Mme de Guermantes, que je me la

reprÈsentais avec les couleurs díune tapisserie ou díun vitrail, dans

un autre siËcle, díune autre matiËre que le reste des personnes

vivantes. Jamais je ne míÈtais avisÈ quíelle pouvait avoir une figure

rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et líovale de ses joues me

fit tellement souvenir de personnes que jíavais vues ‡ la maison que

le soupÁon míeffleura, pour se dissiper díailleurs aussitÙt aprËs, que

cette dame en son principe gÈnÈrateur, en toutes ses molÈcules,

níÈtait peut-Ítre pas substantiellement la duchesse de Guermantes,

mais que son corps, ignorant du nom quíon lui appliquait, appartenait

‡ un certain type fÈminin, qui comprenait aussi des femmes de mÈdecins

et de commerÁants. ´Cíest cela, ce níest que cela, Mme de Guermantes!ª

disait la mine attentive et ÈtonnÈe avec laquelle je contemplais cette

image qui naturellement níavait aucun rapport avec celles qui sous le

mÍme nom de Mme de Guermantes Ètaient apparues tant de fois dans mes

songes, puisque, elle, elle níavait pas ÈtÈ comme les autres

arbitrairement formÈe par moi, mais quíelle míavait sautÈ aux yeux

pour la premiËre fois il y a un moment seulement, dans líÈglise; qui

níÈtait pas de la mÍme nature, níÈtait pas colorable ‡ volontÈ comme

elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangÈe díune syllabe,

mais Ètait si rÈelle que tout, jusquí‡ ce petit bouton qui

síenflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois

de la vie, comme dans une apothÈose de thÈ‚tre, un plissement de la

robe de la fÈe, un tremblement de son petit doigt, dÈnoncent la

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prÈsence matÈrielle díune actrice vivante, l‡ o? nous Ètions

incertains si nous níavions pas devant les yeux une simple projection

lumineuse.

Mais en mÍme temps, sur cette image que le nez proÈminent, les yeux

perÁants, Èpinglaient dans ma vision (peut-Ítre parce que cíÈtait eux

qui líavaient díabord atteinte, qui y avaient fait la premiËre

encoche, au moment o? je níavais pas encore le temps de songer que la

femme qui apparaissait devant moi pouvait Ítre Mme de Guermantes), sur

cette image toute rÈcente, inchangeable, jíessayais díappliquer

líidÈe: ´Cíest Mme de Guermantesª sans parvenir quí‡ la faire

manúuvrer en face de líimage, comme deux disques sÈparÈs par un

intervalle. Mais cette Mme de Guermantes ‡ laquelle jíavais si souvent

rÍvÈ, maintenant que je voyais quíelle existait effectivement en

dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination

qui, un moment paralysÈe au contact díune rÈalitÈ si diffÈrente de ce

quíelle attendait, se mit ‡ rÈagir et ‡ me dire: ´Glorieux dËs avant

Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur

leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de GeneviËve de

Brabant. Elle ne connaÓt, ni ne consentirait ‡ connaÓtre aucune des

personnes qui sont ici.ª

EtóÙ merveilleuse indÈpendance des regards humains, retenus au visage

par une corde si l‚che, si longue, si extensible quíils peuvent se

promener seuls loin de luiópendant que Mme de Guermantes Ètait assise

dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards

fl‚naient Á‡ et l‡, montaient je long des piliers, síarrÍtaient mÍme

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sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de

soleil qui, au moment o? je reÁus sa caresse, me sembla conscient.

Quant ‡ Mme de Guermantes elle-mÍme, comme elle restait immobile,

assise comme une mËre qui semble ne pas voir les audaces espiËgles et

les entreprises indiscrËtes de ses enfants qui jouent et interpellent

des personnes quíelle ne connaÓt pas, il me f?t impossible de savoir

si elle approuvait ou bl‚mait dans le dÈsúuvrement de son ‚me, le

vagabondage de ses regards.

Je trouvais important quíelle ne partÓt pas avant que jíeusse pu la

regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des annÈes je

considÈrais sa vue comme Èminemment dÈsirable, et je ne dÈtachais pas

mes yeux díelle, comme si chacun de mes regards e?t pu matÈriellement

emporter et mettre en rÈserve en moi le souvenir du nez proÈminent,

des joues rouges, de toutes ces particularitÈs qui me semblaient

autant de renseignements prÈcieux, authentiques et singuliers sur son

visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensÈes

que jíy rapportaisóet peut-Ítre surtout, forme de líinstinct de

conservation des meilleures parties de nous-mÍmes, ce dÈsir quíon a

toujours de ne pas avoir ÈtÈ dÈÁu,óla replaÁant (puisque cíÈtait une

seule personne quíelle et cette duchesse de Guermantes que jíavais

ÈvoquÈe jusque-l‡) hors du reste de líhumanitÈ dans laquelle la vue

pure et simple de son corps me líavait fait un instant confondre, je

míirritais en entendant dire autour de moi: ´Elle est mieux que Mme

Sazerat, que Mlle Vinteuilª, comme si elle leur e?t ÈtÈ comparable. Et

mes regards síarrÍtant ‡ ses cheveux blonds, ‡ ses yeux bleus, ‡

líattache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler

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díautres visages, je míÈcriais devant ce croquis volontairement

incomplet: ´Quíelle est belle! Quelle noblesse! Comme cíest bien une

fiËre Guermantes, la descendante de GeneviËve de Brabant, que jíai

devant moi!ª Et líattention avec laquelle jíÈclairais son visage

líisolait tellement, quíaujourdíhui si je repense ‡ cette cÈrÈmonie,

il míest impossible de revoir une seule des personnes qui y

assistaient sauf elle et le suisse qui rÈpondit affirmativement quand

je lui demandai si cette dame Ètait bien Mme de Guermantes. Mais elle,

je la revois, surtout au moment du dÈfilÈ dans la sacristie

quíÈclairait le soleil intermittent et chaud díun jour de vent et

díorage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de

tous ces gens de Combray dont elle ne savait mÍme pas les noms, mais

dont líinfÈrioritÈ proclamait trop sa suprÈmatie pour quíelle ne

ressentÓt pas pour eux une sincËre bienveillance et auxquels du reste

elle espÈrait imposer davantage encore ‡ force de bonne gr‚ce et de

simplicitÈ. Aussi, ne pouvant Èmettre ces regards volontaires, chargÈs

díune signification prÈcise, quíon adresse ‡ quelquíun quíon connaÓt,

mais seulement laisser ses pensÈes distraites síÈchapper incessamment

devant elle en un flot de lumiËre bleue quíelle ne pouvait contenir,

elle ne voulait pas quíil p?t gÍner, paraÓtre dÈdaigner ces petites

gens quíil rencontrait au passage, quíil atteignait ‡ tous moments. Je

revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflÈe, le

doux Ètonnement de ses yeux auxquels elle avait ajoutÈ sans oser le

destiner ‡ personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un

sourire un peu timide de suzeraine qui a líair de síexcuser auprËs de

ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la

quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard quíelle avait

laissÈ síarrÍter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de

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soleil qui aurait traversÈ le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me

dis: ´Mais sans doute elle fait attention ‡ moi.ª Je crus que je lui

plaisais, quíelle penserait encore ‡ moi quand elle aurait quittÈ

líÈglise, quí‡ cause de moi elle serait peut-Ítre triste le soir ‡

Guermantes. Et aussitÙt je líaimai, car síil peut quelquefois suffire

pour que nous aimions une femme quíelle nous regarde avec mÈpris comme

jíavais cru quíavait fait Mlle Swann et que nous pensions quíelle ne

pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire

quíelle nous regarde avec bontÈ comme faisait Mme de Guermantes et que

nous pensions quíelle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient

comme une pervenche impossible ‡ cueillir et que pourtant elle míe?t

dÈdiÈe; et le soleil menacÈ par un nuage, mais dardant encore de toute

sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de

gÈranium aux tapis rouges quíon y avait Ètendus par terre pour la

solennitÈ et sur lesquels síavanÁait en souriant Mme de Guermantes, et

ajoutait ‡ leur lainage un veloutÈ rose, un Èpiderme de lumiËre, cette

sorte de tendresse, de sÈrieuse douceur dans la pompe et dans la joie

qui caractÈrisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de

Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au

son de la trompette líÈpithËte de dÈlicieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du cÙtÈ de Guermantes, il

me parut plus affligeant encore quíauparavant de níavoir pas de

dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer ‡ Ítre jamais un

Ècrivain cÈlËbre. Les regrets que jíen Èprouvais, tandis que je

restais seul ‡ rÍver un peu ‡ líÈcart, me faisaient tant souffrir, que

pour ne plus les ressentir, de lui-mÍme par une sorte díinhibition

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devant la douleur, mon esprit síarrÍtait entiËrement de penser aux

vers, aux romans, ‡ un avenir poÈtique sur lequel mon manque de talent

míinterdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces

prÈoccupations littÈraires et ne síy rattachant en rien, tout díun

coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, líodeur díun chemin

me faisaient arrÍter par un plaisir particulier quíils me donnaient,

et aussi parce quíils avaient líair de cacher au del‡ de ce que je

voyais, quelque chose quíils invitaient ‡ venir prendre et que malgrÈ

mes efforts je níarrivais pas ‡ dÈcouvrir. Comme je sentais que cela

se trouvait en eux, je restais l‡, immobile, ‡ regarder, ‡ respirer, ‡

t‚cher díaller avec ma pensÈe au del‡ de líimage ou de líodeur. Et

síil me fallait rattraper mon grand-pËre, poursuivre ma route, je

cherchais ‡ les retrouver, en fermant les yeux; je míattachais ‡ me

rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans

que je pusse comprendre pourquoi, míavaient semblÈ pleines, prÍtes ‡

síentríouvrir, ‡ me livrer ce dont elles níÈtaient quíun couvercle.

Certes ce níÈtait pas des impressions de ce genre qui pouvaient me

rendre líespÈrance que jíavais perdue de pouvoir Ítre un jour Ècrivain

et poËte, car elles Ètaient toujours liÈes ‡ un objet particulier

dÈpourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant ‡ aucune vÈritÈ

abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonnÈ,

líillusion díune sorte de fÈconditÈ et par l‡ me distrayaient de

líennui, du sentiment de mon impuissance que jíavais ÈprouvÈs chaque

fois que jíavais cherchÈ un sujet philosophique pour une grande úuvre

littÈraire. Mais le devoir de conscience Ètait si ardu que

míimposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleuróde

t‚cher díapercevoir ce qui se cachait derriËre elles, que je ne

tardais pas ‡ me chercher ‡ moi-mÍme des excuses qui me permissent de

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me dÈrober ‡ ces efforts et de míÈpargner cette fatigue. Par bonheur

mes parents míappelaient, je sentais que je níavais pas prÈsentement

la tranquillitÈ nÈcessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et

quíil valait mieux níy plus penser jusquí‡ ce que je fusse rentrÈ, et

ne pas me fatiguer díavance sans rÈsultat. Alors je ne míoccupais plus

de cette chose inconnue qui síenveloppait díune forme ou díun parfum,

bien tranquille puisque je la ramenais ‡ la maison, protÈgÈe par le

revÍtement díimages sous lesquelles je la trouverais vivante, comme

les poissons que les jours o? on míavait laissÈ aller ‡ la pÍche, je

rapportais dans mon panier couverts par une couche díherbe qui

prÈservait leur fraÓcheur. Une fois ‡ la maison je songeais ‡ autre

chose et ainsi síentassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre

les fleurs que jíavais cueillies dans mes promenades ou les objets

quíon míavait donnÈs), une pierre o? jouait un reflet, un toit, un son

de cloche, une odeur de feuilles, bien des images diffÈrentes sous

lesquelles il y a longtemps quíest morte la rÈalitÈ pressentie que je

níai pas eu assez de volontÈ pour arriver ‡ dÈcouvrir. Une fois

pourtant,óo? notre promenade síÈtant prolongÈe fort au del‡ de sa

durÈe habituelle, nous avions ÈtÈ bien heureux de rencontrer ‡

mi-chemin du retour, comme líaprËs-midi finissait, le docteur

Percepied qui passait en voiture ‡ bride abattue, nous avait reconnus

et fait monter avec lui,ójíeus une impression de ce genre et ne

líabandonnai pas sans un peu líapprofondir. On míavait fait monter

prËs du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait

encore avant de rentrer ‡ Combray ‡ síarrÍter ‡ Martinville-le-Sec

chez un malade ‡ la porte duquel il avait ÈtÈ convenu que nous

líattendrions. Au tournant díun chemin jíÈprouvai tout ‡ coup ce

plaisir spÈcial qui ne ressemblait ‡ aucun autre, ‡ apercevoir les

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deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant

et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient

líair de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, sÈparÈ

díeux par une colline et une vallÈe, et situÈ sur un plateau plus

ÈlevÈ dans le lointain, semblait pourtant tout voisin díeux.

En constatant, en notant la forme de leur flËche, le dÈplacement de

leurs lignes, líensoleillement de leur surface, je sentais que je

níallais pas au bout de mon impression, que quelque chose Ètait

derriËre ce mouvement, derriËre cette clartÈ, quelque chose quíils

semblaient contenir et dÈrober ‡ la fois.

Les clochers paraissaient si ÈloignÈs et nous avions líair de si peu

nous rapprocher díeux, que je fus ÈtonnÈ quand, quelques instants

aprËs, nous nous arrÍt‚mes devant líÈglise de Martinville. Je ne

savais pas la raison du plaisir que jíavais eu ‡ les apercevoir ‡

líhorizon et líobligation de chercher ‡ dÈcouvrir cette raison me

semblait bien pÈnible; jíavais envie de garder en rÈserve dans ma tÍte

ces lignes remuantes au soleil et de níy plus penser maintenant. Et il

est probable que si je líavais fait, les deux clochers seraient allÈs

‡ jamais rejoindre tant díarbres, de toits, de parfums, de sons, que

jíavais distinguÈs des autres ‡ cause de ce plaisir obscur quíils

míavaient procurÈ et que je níai jamais approfondi. Je descendis

causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartÓmes,

je repris ma place sur le siËge, je tournai la tÍte pour voir encore

les clochers quíun peu plus tard, jíaperÁus une derniËre fois au

tournant díun chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposÈ ‡ causer,

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ayant ‡ peine rÈpondu ‡ mes propos, force me fut, faute díautre

compagnie, de me rabattre sur celle de moi-mÍme et díessayer de me

rappeler mes clochers. BientÙt leurs lignes et leurs surfaces

ensoleillÈes, comme si elles avaient ÈtÈ une sorte díÈcorce, se

dÈchirËrent, un peu de ce qui míÈtait cachÈ en elles míapparut, jíeus

une pensÈe qui níexistait pas pour moi líinstant avant, qui se formula

en mots dans ma tÍte, et le plaisir que míavait fait tout ‡ líheure

Èprouver leur vue síen trouva tellement accru que, pris díune sorte

díivresse, je ne pus plus penser ‡ autre chose. A ce moment et comme

nous Ètions dÈj‡ loin de Martinville en tournant la tÍte je les

aperÁus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil Ètait dÈj‡

couchÈ. Par moments les tournants du chemin me les dÈrobaient, puis

ils se montrËrent une derniËre fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui Ètait cachÈ derriËre les clochers de

Martinville devait Ítre quelque chose díanalogue ‡ une jolie phrase,

puisque cíÈtait sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que

cela míÈtait apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je

composai malgrÈ les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience

et obÈir ‡ mon enthousiasme, le petit morceau suivant que jíai

retrouvÈ depuis et auquel je níai eu ‡ faire subir que peu de

changements:

´Seuls, síÈlevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase

campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.

BientÙt nous en vÓmes trois: venant se placer en face díeux par une

volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait

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rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les

trois clochers Ètaient toujours au loin devant nous, comme trois

oiseaux posÈs sur la plaine, immobiles et quíon distingue au soleil.

Puis le clocher de Vieuxvicq síÈcarta, prit ses distances, et les

clochers de Martinville restËrent seuls, ÈclairÈs par la lumiËre du

couchant que mÍme ‡ cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer

et sourire. Nous avions ÈtÈ si longs ‡ nous rapprocher díeux, que je

pensais au temps quíil faudrait encore pour les atteindre quand, tout

díun coup, la voiture ayant tournÈ, elle nous dÈposa ‡ leurs pieds; et

ils síÈtaient jetÈs si rudement au-devant díelle, quíon níeut que le

temps díarrÍter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivÓmes

notre route; nous avions dÈj‡ quittÈ Martinville depuis un peu de

temps et le village aprËs nous avoir accompagnÈs quelques secondes

avait disparu, que restÈs seuls ‡ líhorizon ‡ nous regarder fuir, ses

clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe díadieu leurs

cimes ensoleillÈes. Parfois líun síeffaÁait pour que les deux autres

pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de

direction, ils virËrent dans la lumiËre comme trois pivots díor et

disparurent ‡ mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous Ètions dÈj‡

prËs de Combray, le soleil Ètant maintenant couchÈ, je les aperÁus une

derniËre fois de trËs loin qui níÈtaient plus que comme trois fleurs

peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me

faisaient penser aussi aux trois jeunes filles díune lÈgende,

abandonnÈes dans une solitude o? tombait dÈj‡ líobscuritÈ; et tandis

que nous nous Èloignions au galop, je les vis timidement chercher leur

chemin et aprËs quelques gauches trÈbuchements de leurs nobles

silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser líun

derriËre líautre, ne plus faire sur le ciel encore rose quíune seule

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forme noire, charmante et rÈsignÈe, et síeffacer dans la nuit.ª Je ne

repensai jamais ‡ cette page, mais ‡ ce moment-l‡, quand, au coin du

siËge o? le cocher du docteur plaÁait habituellement dans un panier

les volailles quíil avait achetÈes au marchÈ de Martinville, jíeus

fini de líÈcrire, je me trouvai si heureux, je sentais quíelle míavait

si parfaitement dÈbarrassÈ de ces clochers et de ce quíils cachaient

derriËre eux, que, comme si jíavais ÈtÈ moi-mÍme une poule et si je

venais de pondre un oeuf, je me mis ‡ chanter ‡ tue-tÍte. 

Pendant toute la journÈe, dans ces promenades, jíavais pu rÍver au

plaisir que ce serait díÍtre líami de la duchesse de Guermantes, de

pÍcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide

de bonheur, ne demander en ces moments-l‡ rien díautre ‡ la vie que de

se composer toujours díune suite díheureux aprËs-midi. Mais quand sur

le chemin du retour jíavais aperÁu sur la gauche une ferme, assez

distante de deux autres qui Ètaient au contraire trËs rapprochÈes, et

‡ partir de laquelle pour entrer dans Combray il níy avait plus quí‡

prendre une allÈe de chÍnes bordÈe díun cÙtÈ de prÈs appartenant

chacun ‡ un petit clos et plantÈs ‡ intervalles Ègaux de pommiers qui

y portaient, quand ils Ètaient ÈclairÈs par le soleil couchant, le

dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cúur se mettait ‡

battre, je savais quíavant une demi-heure nous serions rentrÈs, et

que, comme cíÈtait de rËgle les jours o? nous Ètions allÈs du cÙtÈ de

Guermantes et o? le dÓner Ètait servi plus tard, on míenverrait me

coucher sitÙt ma soupe prise, de sorte que ma mËre, retenue ‡ table

comme síil y avait du monde ‡ dÓner, ne monterait pas me dire bonsoir

dans mon lit. La zone de tristesse o? je venais díentrer Ètait aussi

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distincte de la zone, o? je míÈlanÁais avec joie il y avait un moment

encore que dans certains ciels une bande rose est sÈparÈe comme par

une ligne díune bande verte ou díune bande noire. On voit un oiseau

voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au

noir, puis il y est entrÈ. Les dÈsirs qui tout ‡ líheure

míentouraient, díaller ‡ Guermantes, de voyager, díÍtre heureux,

jíÈtais maintenant tellement en dehors díeux que leur accomplissement

ne míe?t fait aucun plaisir. Comme jíaurais donnÈ tout cela pour

pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,

je ne dÈtachais pas mes yeux angoissÈs du visage de ma mËre, qui

níapparaÓtrait pas ce soir dans la chambre o? je me voyais dÈj‡ par la

pensÈe, jíaurais voulu mourir. Et cet Ètat durerait jusquíau

lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,

leurs barreaux au mur revÍtu de capucines qui grimpaient jusquí‡ ma

fenÍtre, je sauterais ‡ bas du lit pour descendre vite au jardin, sans

plus me rappeler que le soir ramËnerait jamais líheure de quitter ma

mËre. Et de la sorte cíest du cÙtÈ de Guermantes que jíai appris ‡

distinguer ces Ètats qui se succËdent en moi, pendant certaines

pÈriodes, et vont jusquí‡ se partager chaque journÈe, líun revenant

chasser líautre, avec la ponctualitÈ de la fiËvre; contigus, mais si

extÈrieurs líun ‡ líautre, si dÈpourvus de moyens de communication

entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus mÍme me reprÈsenter

dans líun, ce que jíai dÈsirÈ, ou redoutÈ, ou accompli dans líautre.

Aussi le cÙtÈ de MÈsÈglise et le cÙtÈ de Guermantes restent-ils pour

moi liÈs ‡ bien des petits ÈvÈnements de celle de toutes les diverses

vies que nous menons parallËlement, qui est la plus pleine de

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pÈripÈties, la plus riche en Èpisodes, je veux dire la vie

intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et

les vÈritÈs qui en ont changÈ pour nous le sens et líaspect, qui nous

ont ouvert de nouveaux chemins, nous en prÈparions depuis longtemps la

dÈcouverte; mais cíÈtait sans le savoir; et elles ne datent pour nous

que du jour, de la minute o? elles nous sont devenues visibles. Les

fleurs qui jouaient alors sur líherbe, líeau qui passait au soleil,

tout le paysage qui environna leur apparition continue ‡ accompagner

leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand

ils Ètaient longuement contemplÈs par cet humble passant, par cet

enfant qui rÍvait,ócomme líest un roi, par un mÈmorialiste perdu dans

la foule,óce coin de nature, ce bout de jardin níeussent pu penser que

ce serait gr‚ce ‡ lui quíils seraient appelÈs ‡ survivre en leurs

particularitÈs les plus ÈphÈmËres; et pourtant ce parfum díaubÈpine

qui butine le long de la haie o? les Èglantiers le remplaceront

bientÙt, un bruit de pas sans Ècho sur le gravier díune allÈe, une

bulle formÈe contre une plante aquatique par líeau de la riviËre et

qui crËve aussitÙt, mon exaltation les a portÈs et a rÈussi ‡ leur

faire traverser tant díannÈes successives, tandis quíalentour les

chemins se sont effacÈs et que sont morts ceux qui les foulËrent et le

souvenir de ceux qui les foulËrent. Parfois ce morceau de paysage

amenÈ ainsi jusquí‡ aujourdíhui se dÈtache si isolÈ de tout, quíil

flotte incertain dans ma pensÈe comme une DÈlos fleurie, sans que je

puisse dire de quel pays, de quel tempsópeut-Ítre tout simplement de

quel rÍveóil vient. Mais cíest surtout comme ‡ des gisements profonds

de mon sol mental, comme aux terrains rÈsistants sur lesquels je

míappuie encore, que je dois penser au cÙtÈ de MÈsÈglise et au cÙtÈ de

Guermantes. Cíest parce que je croyais aux choses, aux Ítres, tandis

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que je les parcourais, que les choses, les Ítres quíils míont fait

connaÓtre, sont les seuls que je prenne encore au sÈrieux et qui me

donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crÈe soit tarie en moi,

soit que la rÈalitÈ ne se forme que dans la mÈmoire, les fleurs quíon

me montre aujourdíhui pour la premiËre fois ne me semblent pas de

vraies fleurs. Le cÙtÈ de MÈsÈglise avec ses lilas, ses aubÈpines, ses

bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le cÙtÈ de Guermantes avec sa

riviËre ‡ tÍtards, ses nymphÈas et ses boutons díor, ont constituÈ ‡

tout jamais pour moi la figure des pays o? jíaimerais vivre, o?

jíexige avant tout quíon puisse aller ‡ la pÍche, se promener en

canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au

milieu des blÈs, ainsi quíÈtait Saint-AndrÈ-des-Champs, une Èglise

monumentale, rustique et dorÈe comme une meule; et les bluets, les

aubÈpines, les pommiers quíil míarrive quand je voyage de rencontrer

encore dans les champs, parce quíils sont situÈs ‡ la mÍme profondeur,

au niveau de mon passÈ, sont immÈdiatement en communication avec mon

cúur. Et pourtant, parce quíil y a quelque chose díindividuel dans les

lieux, quand me saisit le dÈsir de revoir le cÙtÈ de Guermantes, on ne

le satisferait pas en me menant au bord díune riviËre o? il y aurait

díaussi beaux, de plus beaux nymphÈas que dans la Vivonne, pas plus

que le soir en rentrant,ó‡ líheure o? síÈveillait en moi cette

angoisse qui plus tard Èmigre dans líamour, et peut devenir ‡ jamais

insÈparable de luió, je níaurais souhaitÈ que vÓnt me dire bonsoir une

mËre plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de mÍme que

ce quíil me fallait pour que je pusse míendormir heureux, avec cette

paix sans trouble quíaucune maÓtresse nía pu me donner depuis

puisquíon doute díelles encore au moment o? on croit en elles, et

quíon ne possËde jamais leur cúur comme je recevais dans un baiser

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celui de ma mËre, tout entier, sans la rÈserve díune arrËre-pensÈe,

sans le reliquat díune intention qui ne fut pas pour moi,ócíest que ce

f?t elle, cíest quíelle inclin‚t vers moi ce visage o? il y avait

au-dessous de líúil quelque chose qui Ètait, paraÓt-il, un dÈfaut, et

que jíaimais ‡ líÈgal du reste, de mÍme ce que je veux revoir, cíest

le cÙtÈ de Guermantes que jíai connu, avec la ferme qui est peu

ÈloignÈe des deux suivantes serrÈes líune contre líautre, ‡ líentrÈe

de líallÈe des chÍnes; ce sont ces prairies o?, quand le soleil les

rend rÈflÈchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des

pommiers, cíest ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rÍves,

líindividualitÈ míÈtreint avec une puissance presque fantastique et

que je ne peux plus retrouver au rÈveil. Sans doute pour avoir ‡

jamais indissolublement uni en moi des impressions diffÈrentes rien

que parce quíils me les avaient fait Èprouver en mÍme temps, le cÙtÈ

de MÈsÈglise ou le cÙtÈ de Guermantes míont exposÈ, pour líavenir, ‡

bien des dÈceptions et mÍme ‡ bien des fautes. Car souvent jíai voulu

revoir une personne sans discerner que cíÈtait simplement parce

quíelle me rappelait une haie díaubÈpines, et jíai ÈtÈ induit ‡

croire, ‡ faire croire ‡ un regain díaffection, par un simple dÈsir de

voyage. Mais par l‡ mÍme aussi, et en restant prÈsents en celles de

mes impressions díaujourdíhui auxquelles ils peuvent se relier, ils

leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus

quíaux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification

qui níest que pour moi. Quand par les soirs díÈtÈ le ciel harmonieux

gronde comme une bÍte fauve et que chacun boude líorage, cíest au cÙtÈ

de MÈsÈglise que je dois de rester seul en extase ‡ respirer, ‡

travers le bruit de la pluie qui tombe, líodeur díinvisibles et

persistants lilas.

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Page 257: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

...

Cíest ainsi que je restais souvent jusquíau matin ‡ songer au temps de

Combray, ‡ mes tristes soirÈes sans sommeil, ‡ tant de jours aussi

dont líimage míavait ÈtÈ plus rÈcemment rendue par la saveuróce quíon

aurait appelÈ ‡ Combray le ´parfumªódíune tasse de thÈ, et par

association de souvenirs ‡ ce que, bien des annÈes aprËs avoir quittÈ

cette petite ville, jíavais appris, au sujet díun amour que Swann

avait eu avant ma naissance, avec cette prÈcision dans les dÈtails

plus facile ‡ obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y

a des siËcles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble

impossible comme semblait impossible de causer díune ville ‡ une

autreótant quíon ignore le biais par lequel cette impossibilitÈ a ÈtÈ

tournÈe. Tous ces souvenirs ajoutÈs les uns aux autres ne formaient

plus quíune masse, mais non sans quíon ne p?t distinguer entre

eux,óentre les plus anciens, et ceux plus rÈcents, nÈs díun parfum,

puis ceux qui níÈtaient que les souvenirs díune autre personne de qui

je les avais apprisó sinon des fissures, des failles vÈritables, du

moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines

roches, dans certains marbres, rÈvËlent des diffÈrences díorigine,

dí‚ge, de ´formationª.

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps quíÈtait

dissipÈe la brËve incertitude de mon rÈveil. Je savais dans quelle

chambre je me trouvais effectivement, je líavais reconstruite autour

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de moi dans líobscuritÈ, et,ósoit en míorientant par la seule mÈmoire,

soit en míaidant, comme indication, díune faible lueur aperÁue, au

pied de laquelle je plaÁais les rideaux de la croisÈeó, je líavais

reconstruite tout entiËre et meublÈe comme un architecte et un

tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenÍtres et aux

portes, jíavais reposÈ les glaces et remis la commode ‡ sa place

habituelle. Mais ‡ peine le jouróet non plus le reflet díune derniËre

braise sur une tringle de cuivre que jíavais pris pour luiótraÁait-il

dans líobscuritÈ, et comme ‡ la craie, sa premiËre raie blanche et

rectificative, que la fenÍtre avec ses rideaux, quittait le cadre de

la porte o? je líavais situÈe par erreur, tandis que pour lui faire

place, le bureau que ma mÈmoire avait maladroitement installÈ l‡ se

sauvait ‡ toute vitesse, poussant devant lui la cheminÈe et Ècartant

le mur mitoyen du couloir; une courette rÈgnait ‡ líendroit o? il y a

un instant encore síÈtendait le cabinet de toilette, et la demeure que

jíavais reb‚tie dans les tÈnËbres Ètait allÈe rejoindre les demeures

entrevues dans le tourbillon du rÈveil, mise en fuite par ce p‚le

signe quíavait tracÈ au-dessus des rideaux le doigt levÈ du jour.

DEUXI»ME PARTIE

UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du ´petit noyauª, du ´petit groupeª, du ´petit clanª

des Verdurin, une condition Ètait suffisante mais elle Ètait

nÈcessaire: il fallait adhÈrer tacitement ‡ un Credo dont un des

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articles Ètait que le jeune pianiste, protÈgÈ par Mme Verdurin cette

annÈe-l‡ et dont elle disait: ´«a ne devrait pas Ítre permis de savoir

jouer Wagner comme Áa!ª, ´enfonÁaitª ‡ la fois PlantÈ et Rubinstein et

que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute

´nouvelle recrueª ‡ qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que

les soirÈes des gens qui níallaient pas chez eux Ètaient ennuyeuses

comme la pluie, se voyait immÈdiatement exclue. Les femmes Ètant ‡ cet

Ègard plus rebelles que les hommes ‡ dÈposer toute curiositÈ mondaine

et líenvie de se renseigner par soi-mÍme sur líagrÈment des autres

salons, et les Verdurin sentant díautre part que cet esprit díexamen

et ce dÈmon de frivolitÈ pouvaient par contagion devenir fatal ‡

líorthodoxie de la petite Èglise, ils avaient ÈtÈ amenÈs ‡ rejeter

successivement tous les ´fidËlesª du sexe fÈminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils Ètaient rÈduits presque

uniquement cette annÈe-l‡ (bien que Mme Verdurin f?t elle-mÍme

vertueuse et díune respectable famille bourgeoise excessivement riche

et entiËrement obscure avec laquelle elle avait peu ‡ peu cessÈ

volontairement toute relation) ‡ une personne presque du demi-monde,

Mme de CrÈcy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et

dÈclarait Ítre ´un amourª et ‡ la tante du pianiste, laquelle devait

avoir tirÈ le cordon; personnes ignorantes du monde et ‡ la naÔvetÈ de

qui il avait ÈtÈ si facile de faire accroire que la princesse de Sagan

et la duchesse de Guermantes Ètaient obligÈes de payer des malheureux

pour avoir du monde ‡ leurs dÓners, que si on leur avait offert de les

faire inviter chez ces deux grandes dames, líancienne concierge et la

cocotte eussent dÈdaigneusement refusÈ.

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Les Verdurin níinvitaient pas ‡ dÓner: on avait chez eux ´son couvert

misª. Pour la soirÈe, il níy avait pas de programme. Le jeune pianiste

jouait, mais seulement si ´Áa lui chantaitª, car on ne forÁait

personne et comme disait M. Verdurin: ´Tout pour les amis, vivent les

camarades!ª Si le pianiste voulait jouer la chevauchÈe de la Walkyrie

ou le prÈlude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette

musique lui dÈpl?t, mais au contraire parce quíelle lui causait trop

díimpression. ´Alors vous tenez ‡ ce que jíaie ma migraine? Vous savez

bien que cíest la mÍme chose chaque fois quíil joue Áa. Je sais ce qui

míattend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!ª

Síil ne jouait pas, on causait, et líun des amis, le plus souvent leur

peintre favori díalors, ´l‚chaitª, comme disait M. Verdurin, ´une

grosse faribole qui faisait síesclaffer tout le mondeª, Mme Verdurin

surtout, ‡ qui,ótant elle avait líhabitude de prendre au propre les

expressions figurÈes des Èmotions quíelle Èprouvait,óle docteur

Cottard (un jeune dÈbutant ‡ cette Èpoque) dut un jour remettre sa

m‚choire quíelle avait dÈcrochÈe pour avoir trop ri.

Líhabit noir Ètait dÈfendu parce quíon Ètait entre ´copainsª et pour

ne pas ressembler aux ´ennuyeuxª dont on se garait comme de la peste

et quíon níinvitait quíaux grandes soirÈes, donnÈes le plus rarement

possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire

connaÓtre le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des

charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mÍlant aucun

Ètranger au petit ´noyauª.

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Mais au fur et ‡ mesure que les ´camaradesª avaient pris plus de place

dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les rÈprouvÈs, ce fut tout

ce qui retenait les amis loin díelle, ce qui les empÍchait quelquefois

díÍtre libres, ce fut la mËre de líun, la profession de líautre, la

maison de campagne ou la mauvaise santÈ díun troisiËme. Si le docteur

Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner

auprËs díun malade en danger: ´Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela

lui fera peut-Ítre beaucoup plus de bien que vous níalliez pas le

dÈranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin

vous irez de bonne heure et vous le trouverez guÈri.ª DËs le

commencement de dÈcembre elle Ètait malade ‡ la pensÈe que les fidËles

´l‚cheraientª pour le jour de NoÎl et le 1er janvier. La tante du

pianiste exigeait quíil vÓnt dÓner ce jour-l‡ en famille chez sa mËre

‡ elle:

ó´Vous croyez quíelle en mourrait, votre mËre, síÈcria durement Mme

Verdurin, si vous ne dÓniez pas avec elle le jour de lían, comme en

province!ª

Ses inquiÈtudes renaissaient ‡ la semaine sainte:

ó´Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement

le vendredi saint comme un autre jour?ª dit-elle ‡ Cottard la premiËre

annÈe, díun ton assurÈ comme si elle ne pouvait douter de la rÈponse.

Mais elle tremblait en attendant quíil líe?t prononcÈe, car síil

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níÈtait pas venu, elle risquait de se trouver seule.

ó´Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous

allons passer les fÍtes de P‚ques en Auvergne.ª

ó´En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,

grand bien vous fasse!ª

Et aprËs un silence:

ó´Si vous nous líaviez dit au moins, nous aurions t‚chÈ díorganiser

cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.ª

De mÍme si un ´fidËleª avait un ami, ou une ´habituÈeª un flirt qui

serait capable de faire ´l‚cherª quelquefois, les Verdurin qui ne

síeffrayaient pas quíune femme e?t un amant pourvu quíelle líe?t chez

eux, líaim‚t en eux, et ne le leur prÈfÈr‚t pas, disaient: ´Eh bien!

amenez-le votre ami.ª Et on líengageait ‡ líessai, pour voir síil

Ètait capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, síil Ètait

susceptible díÍtre agrÈgÈ au ´petit clanª. Síil ne líÈtait pas on

prenait ‡ part le fidËle qui líavait prÈsentÈ et on lui rendait le

service de le brouiller avec son ami ou avec sa maÓtresse. Dans le cas

contraire, le ´nouveauª devenait ‡ son tour un fidËle. Aussi quand

cette annÈe-l‡, la demi-mondaine raconta ‡ M. Verdurin quíelle avait

fait la connaissance díun homme charmant, M. Swann, et insinua quíil

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serait trËs heureux díÍtre reÁu chez eux, M. Verdurin transmit-il

sÈance tenante la requÍte ‡ sa femme. (Il níavait jamais díavis

quíaprËs sa femme, dont son rÙle particulier Ètait de mettre ‡

exÈcution les dÈsirs, ainsi que les dÈsirs des fidËles, avec de

grandes ressources díingÈniositÈ.) 

óVoici Mme de CrÈcy qui a quelque chose ‡ te demander. Elle dÈsirerait

te prÈsenter un de ses amis, M. Swann. Quíen dis-tu?

ó´Mais voyons, est-ce quíon peut refuser quelque chose ‡ une petite

perfection comme Áa. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,

je vous dis que vous Ítes une perfection.ª

ó´Puisque vous le voulez, rÈpondit Odette sur un ton de marivaudage,

et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas ´fishing for

complimentsª.

ó´Eh bien! amenez-le votre ami, síil est agrÈable.ª

Certes le ´petit noyauª níavait aucun rapport avec la sociÈtÈ o?

frÈquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvÈ que ce níÈtait

pas la peine díy occuper comme lui une situation exceptionnelle pour

se faire prÈsenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les

femmes, quí‡ partir du jour o? il avait connu ‡ peu prËs toutes celles

de líaristocratie et o? elles níavaient plus rien eu ‡ lui apprendre,

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il níavait plus tenu ‡ ces lettres de naturalisation, presque des

titres de noblesse, que lui avait octroyÈes le faubourg Saint-Germain,

que comme ‡ une sorte de valeur díÈchange, de lettre de crÈdit dÈnuÈe

de prix en elle-mÍme, mais lui permettant de síimproviser une

situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de

Paris, o? la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblÈ jolie.

Car le dÈsir ou líamour lui rendait alors un sentiment de vanitÈ dont

il Ètait maintenant exempt dans líhabitude de la vie (bien que ce f?t

lui sans doute qui autrefois líavait dirigÈ vers cette carriËre

mondaine o? il avait gaspillÈ dans les plaisirs frivoles les dons de

son esprit et fait servir son Èrudition en matiËre díart ‡ conseiller

les dames de la sociÈtÈ dans leurs achats de tableaux et pour

líameublement de leurs hÙtels), et qui lui faisait dÈsirer de briller,

aux yeux díune inconnue dont il síÈtait Èpris, díune ÈlÈgance que le

nom de Swann ‡ lui tout seul níimpliquait pas. Il le dÈsirait surtout

si líinconnue Ètait díhumble condition. De mÍme que ce níest pas ‡ un

autre homme intelligent quíun homme intelligent aura peur de paraÓtre

bÍte, ce níest pas par un grand seigneur, cíest par un rustre quíun

homme ÈlÈgant craindra de voir son ÈlÈgance mÈconnue. Les trois quarts

des frais díesprit et des mensonges de vanitÈ qui ont ÈtÈ prodiguÈs

depuis que le monde existe par des gens quíils ne faisaient que

diminuer, líont ÈtÈ pour des infÈrieurs. Et Swann qui Ètait simple et

nÈgligent avec une duchesse, tremblait díÍtre mÈprisÈ, posait, quand

il Ètait devant une femme de chambre.

Il níÈtait pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment

rÈsignÈ de líobligation que crÈe la grandeur sociale de rester attachÈ

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‡ un certain rivage, síabstiennent des plaisirs que la rÈalitÈ leur

prÈsente en dehors de la position mondaine o? ils vivent cantonnÈs

jusquí‡ leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute

de mieux, une fois quíils sont parvenus ‡ síy habituer, les

divertissements mÈdiocres ou les supportables ennuis quíelle renferme.

Swann, lui, ne cherchait pas ‡ trouver jolies les femmes avec qui il

passait son temps, mais ‡ passer son temps avec les femmes quíil avait

díabord trouvÈes jolies. Et cíÈtait souvent des femmes de beautÈ assez

vulgaire, car les qualitÈs physiques quíil recherchait sans síen

rendre compte Ètaient en complËte opposition avec celles qui lui

rendaient admirables les femmes sculptÈes ou peintes par les maÓtres

quíil prÈfÈrait. La profondeur, la mÈlancolie de líexpression,

glaÁaient ses sens que suffisait au contraire ‡ Èveiller une chair

saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille quíil e?t ÈtÈ plus ÈlÈgant de

ne pas chercher ‡ connaÓtre, mais dans laquelle une femme se

prÈsentait ‡ ses yeux parÈe díun charme quíil níavait pas encore

connu, rester dans son ´quant ‡ soiª et tromper le dÈsir quíelle avait

fait naÓtre, substituer un plaisir diffÈrent au plaisir quíil e?t pu

connaÓtre avec elle, en Ècrivant ‡ une ancienne maÓtresse de venir le

rejoindre, lui e?t semblÈ une aussi l‚che abdication devant la vie, un

aussi stupide renoncement ‡ un bonheur nouveau, que si au lieu de

visiter le pays, il síÈtait confinÈ dans sa chambre en regardant des

vues de Paris. Il ne síenfermait pas dans líÈdifice de ses relations,

mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire ‡ pied díúuvre sur de

nouveaux frais partout o? une femme lui avait plu, une de ces tentes

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dÈmontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui

níen Ètait pas transportable ou Èchangeable contre un plaisir nouveau,

il líe?t donnÈ pour rien, si enviable que cela par?t ‡ díautres. Que

de fois son crÈdit auprËs díune duchesse, fait du dÈsir accumulÈ

depuis des annÈes que celle-ci avait eu de lui Ítre agrÈable sans en

avoir trouvÈ líoccasion, il síen Ètait dÈfait díun seul coup en

rÈclamant díelle par une indiscrËte dÈpÍche une recommandation

tÈlÈgraphique qui le mÓt en relation sur líheure avec un de ses

intendants dont il avait remarquÈ la fille ‡ la campagne, comme ferait

un affamÈ qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. MÍme,

aprËs coup, il síen amusait, car il y avait en lui, rachetÈe par de

rares dÈlicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait ‡

cette catÈgorie díhommes intelligents qui ont vÈcu dans líoisivetÈ et

qui cherchent une consolation et peut-Ítre une excuse dans líidÈe que

cette oisivetÈ offre ‡ leur intelligence des objets aussi dignes

díintÈrÍt que pourrait faire líart ou líÈtude, que la ´Vieª contient

des situations plus intÈressantes, plus romanesques que tous les

romans. Il líassurait du moins et le persuadait aisÈment aux plus

affinÈs de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, quíil

síamusait ‡ Ègayer par le rÈcit des aventures piquantes qui lui

arrivaient, soit quíayant rencontrÈ en chemin de fer une femme quíil

avait ensuite ramenÈe chez lui il e?t dÈcouvert quíelle Ètait la súur

díun souverain entre les mains de qui se mÍlaient en ce moment tous

les fils de la politique europÈenne, au courant de laquelle il se

trouvait ainsi tenu díune faÁon trËs agrÈable, soit que par le jeu

complexe des circonstances, il dÈpendÓt du choix quíallait faire le

conclave, síil pourrait ou non devenir líamant díune cuisiniËre.

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Ce níÈtait pas seulement díailleurs la brillante phalange de

vertueuses douairiËres, de gÈnÈraux, díacadÈmiciens, avec lesquels il

Ètait particuliËrement liÈ, que Swann forÁait avec tant de cynisme ‡

lui servir díentremetteurs. Tous ses amis avaient líhabitude de

recevoir de temps en temps des lettres de lui o? un mot de

recommandation ou díintroduction leur Ètait demandÈ avec une habiletÈ

diplomatique qui, persistant ‡ travers les amours successives et les

prÈtextes diffÈrents, accusait, plus que níeussent fait les

maladresses, un caractËre permanent et des buts identiques. Je me suis

souvent fait raconter bien des annÈes plus tard, quand je commenÁai ‡

míintÈresser ‡ son caractËre ‡ cause des ressemblances quíen de tout

autres parties il offrait avec le mien, que quand il Ècrivait ‡ mon

grand-pËre (qui ne líÈtait pas encore, car cíest vers líÈpoque de ma

naissance que commenÁa la grande liaison de Swann et elle interrompit

longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur líenveloppe

líÈcriture de son ami, síÈcriait: ´Voil‡ Swann qui va demander quelque

chose: ‡ la garde!ª Et soit mÈfiance, soit par le sentiment

inconsciemment diabolique qui nous pousse ‡ níoffrir une chose quíaux

gens qui níen ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de

non-recevoir absolue aux priËres les plus faciles ‡ satisfaire quíil

leur adressait, comme de le prÈsenter ‡ une jeune fille qui dÓnait

tous les dimanches ‡ la maison, et quíils Ètaient obligÈs, chaque fois

que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors

que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien

inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de

faire signe ‡ celui qui en e?t ÈtÈ si heureux.

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Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-l‡

síÈtait plaint de ne jamais voir Swann, leur annonÁait avec

satisfaction et peut-Ítre un peu le dÈsir díexciter líenvie, quíil

Ètait devenu tout ce quíil y a de plus charmant pour eux, quíil ne les

quittait plus. Mon grand-pËre ne voulait pas troubler leur plaisir

mais regardait ma grandímËre en fredonnant:

´Quel est donc ce mystËre

Je ne puis rien comprendre.ª

ou:

´Vision fugitive...ª

ou:

´Dans ces affaires

Le mieux est de ne rien voir.ª

Quelques mois aprËs, si mon grand-pËre demandait au nouvel ami de

Swann: ´Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?ª la figure de

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Page 269: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

líinterlocuteur síallongeait: ´Ne prononcez jamais son nom devant

moi!ªó´Mais je croyais que vous Ètiez si liÈs...ª Il avait ÈtÈ ainsi

pendant quelques mois le familier de cousins de ma grandímËre, dÓnant

presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans

avoir prÈvenu. On le crut malade, et la cousine de ma grandímËre

allait envoyer demander de ses nouvelles quand ‡ líoffice elle trouva

une lettre de lui qui traÓnait par mÈgarde dans le livre de comptes de

la cuisiniËre. Il y annonÁait ‡ cette femme quíil allait quitter

Paris, quíil ne pourrait plus venir. Elle Ètait sa maÓtresse, et au

moment de rompre, cíÈtait elle seule quíil avait jugÈ utile díavertir.

Quand sa maÓtresse du moment Ètait au contraire une personne mondaine

ou du moins une personne quíune extraction trop humble ou une

situation trop irrÈguliËre níempÍchait pas quíil fÓt recevoir dans le

monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans líorbite

particulier o? elle se mouvait ou bien o? il líavait entraÓnÈe.

´Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que

cíest le jour díOpÈra de son AmÈricaine.ª Il la faisait inviter dans

les salons particuliËrement fermÈs o? il avait ses habitudes, ses

dÓners hebdomadaires, son poker; chaque soir, aprËs quíun lÈger

crÈpelage ajoutÈ ‡ la brosse de ses cheveux roux avait tempÈrÈ de

quelque douceur la vivacitÈ de ses yeux verts, il choisissait une

fleur pour sa boutonniËre et partait pour retrouver sa maÓtresse ‡

dÓner chez líune ou líautre des femmes de sa coterie; et alors,

pensant ‡ líadmiration et ‡ líamitiÈ que les gens ‡ la mode pour qui

il faisait la pluie et le beau temps et quíil allait retrouver l‡, lui

prodigueraient devant la femme quíil aimait, il retrouvait du charme ‡

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cette vie mondaine sur laquelle il síÈtait blasÈ, mais dont la

matiËre, pÈnÈtrÈe et colorÈe chaudement díune flamme insinuÈe qui síy

jouait, lui semblait prÈcieuse et belle depuis quíil y avait incorporÈ

un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts,

avait ÈtÈ la rÈalisation plus ou moins complËte díun rÍve nÈ de la vue

díun visage ou díun corps que Swann avait, spontanÈment, sans síy

efforcer, trouvÈs charmants, en revanche quand un jour au thÈ‚tre il

fut prÈsentÈ ‡ Odette de CrÈcy par un de ses amis díautrefois, qui lui

avait parlÈ díelle comme díune femme ravissante avec qui il pourrait

peut-Ítre arriver ‡ quelque chose, mais en la lui donnant pour plus

difficile quíelle níÈtait en rÈalitÈ afin de paraÓtre lui-mÍme avoir

fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaÓtre, elle

Ètait apparue ‡ Swann non pas certes sans beautÈ, mais díun genre de

beautÈ qui lui Ètait indiffÈrent, qui ne lui inspirait aucun dÈsir,

lui causait mÍme une sorte de rÈpulsion physique, de ces femmes comme

tout le monde a les siennes, diffÈrentes pour chacun, et qui sont

líopposÈ du type que nos sens rÈclament. Pour lui plaire elle avait un

profil trop accusÈ, la peau trop fragile, les pommettes trop

saillantes, les traits trop tirÈs. Ses yeux Ètaient beaux mais si

grands quíils flÈchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le

reste de son visage et lui donnaient toujours líair díavoir mauvaise

mine ou díÍtre de mauvaise humeur. Quelque temps aprËs cette

prÈsentation au thÈ‚tre, elle lui avait Ècrit pour lui demander ‡ voir

ses collections qui líintÈressaient tant, ´elle, ignorante qui avait

le go?t des jolies chosesª, disant quíil lui semblait quíelle le

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connaÓtrait mieux, quand elle líaurait vu dans ´son homeª o? elle

líimaginait ´si confortable avec son thÈ et ses livresª, quoiquíelle

ne lui e?t pas cachÈ sa surprise quíil habit‚t ce quartier qui devait

Ítre si triste et ´qui Ètait si peu smart pour lui qui líÈtait tantª.

Et aprËs quíil líeut laissÈe venir, en le quittant elle lui avait dit

son regret díÍtre restÈe si peu dans cette demeure o? elle avait ÈtÈ

heureuse de pÈnÈtrer, parlant de lui comme síil avait ÈtÈ pour elle

quelque chose de plus que les autres Ítres quíelle connaissait et

semblant Ètablir entre leurs deux personnes une sorte de trait díunion

romanesque qui líavait fait sourire. Mais ‡ lí‚ge dÈj‡ un peu dÈsabusÈ

dont approchait Swann et o? líon sait se contenter díÍtre amoureux

pour le plaisir de líÍtre sans trop exiger de rÈciprocitÈ, ce

rapprochement des cúurs, síil níest plus comme dans la premiËre

jeunesse le but vers lequel tend nÈcessairement líamour, lui reste uni

en revanche par une association díidÈes si forte, quíil peut en

devenir la cause, síil se prÈsente avant lui. Autrefois on rÍvait de

possÈder le cúur de la femme dont on Ètait amoureux; plus tard sentir

quíon possËde le cúur díune femme peut suffire ‡ vous en rendre

amoureux. Ainsi, ‡ lí‚ge o? il semblerait, comme on cherche surtout

dans líamour un plaisir subjectif, que la part du go?t pour la beautÈ

díune femme devait y Ítre la plus grande, líamour peut naÓtreólíamour

le plus physiqueósans quíil y ait eu, ‡ sa base, un dÈsir prÈalable. A

cette Èpoque de la vie, on a dÈj‡ ÈtÈ atteint plusieurs fois par

líamour; il níÈvolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et

fatales, devant notre cúur ÈtonnÈ et passif. Nous venons ‡ son aide,

nous le faussons par la mÈmoire, par la suggestion. En reconnaissant

un de ses symptÙmes, nous nous rappelons, nous faisons renaÓtre les

autres. Comme nous possÈdons sa chanson, gravÈe en nous tout entiËre,

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nous níavons pas besoin quíune femme nous en dise le dÈbutórempli par

líadmiration quíinspire la beautÈó, pour en trouver la suite. Et si

elle commence au milieu,ól‡ o? les cúurs se rapprochent, o? líon parle

de níexister plus que líun pour líautreó, nous avons assez líhabitude

de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au

passage o? elle nous attend.

Odette de CrÈcy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et

sans doute chacune díelles renouvelait pour lui la dÈception quíil

Èprouvait ‡ se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oubliÈ

les particularitÈs dans líintervalle, et quíil ne síÈtait rappelÈ ni

si expressif ni, malgrÈ sa jeunesse, si fanÈ; il regrettait, pendant

quíelle causait avec lui, que la grande beautÈ quíelle avait ne f?t

pas du genre de celles quíil aurait spontanÈment prÈfÈrÈes. Il faut

díailleurs dire que le visage díOdette paraissait plus maigre et plus

proÈminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie

et plus plane Ètait recouverte par la masse de cheveux quíon portait,

alors, prolongÈs en ´devantsª, soulevÈs en ´crÍpÈsª, rÈpandus en

mËches folles le long des oreilles; et quant ‡ son corps qui Ètait

admirablement fait, il Ètait difficile díen apercevoir la continuitÈ

(‡ cause des modes de líÈpoque et quoiquíelle f?t une des femmes de

Paris qui síhabillaient le mieux), tant le corsage, síavanÁant en

saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en

pointe pendant que par en dessous commenÁait ‡ síenfler le ballon des

doubles jupes, donnait ‡ la femme líair díÍtre composÈe de piËces

diffÈrentes mal emmanchÈes les unes dans les autres; tant les ruchÈs,

les volants, le gilet suivaient en toute indÈpendance, selon la

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fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur Ètoffe, la ligne

qui les conduisait aux núuds, aux bouillons de dentelle, aux effilÈs

de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais

ne síattachaient nullement ‡ líÍtre vivant, qui selon que

líarchitecture de ces fanfreluches se rapprochait ou síÈcartait trop

de la sienne, síy trouvait engoncÈ ou perdu.

Mais, quand Odette Ètait partie, Swann souriait en pensant quíelle lui

avait dit combien le temps lui durerait jusquí‡ ce quíil lui permÓt de

revenir; il se rappelait líair inquiet, timide avec lequel elle

líavait une fois priÈ que ce ne f?t pas dans trop longtemps, et les

regards quíelle avait eus ‡ ce moment-l‡, fixÈs sur lui en une

imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet

de fleurs de pensÈes artificielles fixÈ devant son chapeau rond de

paille blanche, ‡ brides de velours noir. ´Et vous, avait-elle dit,

vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thÈ?ª Il avait

allÈguÈ des travaux en train, une Ètudeóen rÈalitÈ abandonnÈe depuis

des annÈesósur Ver Meer de Delft. ´Je comprends que je ne peux rien

faire, moi chÈtive, ‡ cÙtÈ de grands savants comme vous autres, lui

avait-elle rÈpondu. Je serais comme la grenouille devant líarÈopage.

Et pourtant jíaimerais tant míinstruire, savoir, Ítre initiÈe. Comme

cela doit Ítre amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux

papiers, avait-elle ajoutÈ avec líair de contentement de soi-mÍme que

prend une femme ÈlÈgante pour affirmer que sa joie est de se livrer

sans crainte de se salir ‡ une besogne malpropre, comme de faire la

cuisine en ´mettant elle-mÍme les mains ‡ la p‚teª. ´Vous allez vous

moquer de moi, ce peintre qui vous empÍche de me voir (elle voulait

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parler de Ver Meer), je níavais jamais entendu parler de lui; vit-il

encore? Est-ce quíon peut voir de ses úuvres ‡ Paris, pour que je

puisse me reprÈsenter ce que vous aimez, deviner un peu ce quíil y a

sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tÍte quíon sent

toujours en train de rÈflÈchir, me dire: voil‡, cíest ‡ cela quíil est

en train de penser. Quel rÍve ce serait díÍtre mÍlÈe ‡ vos travaux!ª

Il síÈtait excusÈ sur sa peur des amitiÈs nouvelles, ce quíil avait

appelÈ, par galanterie, sa peur díÍtre malheureux. ´Vous avez peur

díune affection? comme cíest drÙle, moi qui ne cherche que cela, qui

donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit díune voix si

naturelle, si convaincue, quíil en avait ÈtÈ remuÈ. Vous avez d?

souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle.

Elle nía pas su vous comprendre; vous Ítes un Ítre si ‡ part. Cíest

cela que jíai aimÈ díabord en vous, jíai bien senti que vous níÈtiez

pas comme tout le monde.ªó´Et puis díailleurs vous aussi, lui avait-il

dit, je sais bien ce que cíest que les femmes, vous devez avoir des

tas díoccupations, Ítre peu libre.ªó´Moi, je níai jamais rien ‡ faire!

Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A níimporte

quelle heure du jour ou de la nuit o? il pourrait vous Ítre commode de

me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse díaccourir. Le

ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire

prÈsenter ‡ Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous!

si on síy retrouvait et si je pensais que cíest un peu pour moi que

vous y Ítes!ª

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant

ainsi ‡ elle quand il Ètait seul, il faisait seulement jouer son image

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entre beaucoup díautres images de femmes dans des rÍveries

romanesques; mais si, gr‚ce ‡ une circonstance quelconque (ou mÍme

peut-Ítre sans que ce f?t gr‚ce ‡ elle, la circonstance qui se

prÈsente au moment o? un Ètat, latent jusque-l‡, se dÈclare, pouvant

níavoir influÈ en rien sur lui) líimage díOdette de CrÈcy venait ‡

absorber toutes ces rÍveries, si celles-ci níÈtaient plus sÈparables

de son souvenir, alors líimperfection de son corps ne garderait plus

aucune importance, ni quíil e?t ÈtÈ, plus ou moins quíun autre corps,

selon le go?t de Swann, puisque devenu le corps de celle quíil aimait,

il serait dÈsormais le seul qui f?t capable de lui causer des joies et

des tourments.

Mon grand-pËre avait prÈcisÈment connu, ce quíon níaurait pu dire

díaucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il

avait perdu toute relation avec celui quíil appelait le ´jeune

Verdurinª et quíil considÈrait, un peu en gros, comme tombÈótout en

gardant de nombreux millionsódans la bohËme et la racaille. Un jour il

reÁut une lettre de Swann lui demandant síil ne pourrait pas le mettre

en rapport avec les Verdurin: ´A la garde! ‡ la garde! síÈtait ÈcriÈ

mon grand-pËre, Áa ne míÈtonne pas du tout, cíest bien par l‡ que

devait finir Swann. Joli milieu! Díabord je ne peux pas faire ce quíil

me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis Áa doit

cacher une histoire de femme, je ne me mÍle pas de ces affaires-l‡. Ah

bien! nous allons avoir de líagrÈment si Swann síaffuble des petits

Verdurin.ª

Et sur la rÈponse nÈgative de mon grand-pËre, cíest Odette qui avait

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Page 276: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

amenÈ elle-mÍme Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu ‡ dÓner, le jour o? Swann y fit ses dÈbuts, le

docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre

qui avait alors leur faveur, auxquels síÈtaient joints dans la soirÈe

quelques autres fidËles.

Le docteur Cottard ne savait jamais díune faÁon certaine de quel ton

il devait rÈpondre ‡ quelquíun, si son interlocuteur voulait rire ou

Ètait sÈrieux. Et ‡ tout hasard il ajoutait ‡ toutes ses expressions

de physionomie líoffre díun sourire conditionnel et provisoire dont la

finesse expectante le disculperait du reproche de naÔvetÈ, si le

propos quíon lui avait tenu se trouvait avoir ÈtÈ facÈtieux. Mais

comme pour faire face ‡ líhypothËse opposÈe il níosait pas laisser ce

sourire síaffirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter

perpÈtuellement une incertitude o? se lisait la question quíil níosait

pas poser: ´Dites-vous cela pour de bon?ª Il níÈtait pas plus assurÈ

de la faÁon dont il devait se comporter dans la rue, et mÍme en

gÈnÈral dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux

passants, aux voitures, aux ÈvÈnements un malicieux sourire qui Ùtait

díavance ‡ son attitude toute impropriÈtÈ puisquíil prouvait, si elle

níÈtait pas de mise, quíil le savait bien et que síil avait adoptÈ

celle-l‡, cíÈtait par plaisanterie.

Sur tous les points cependant o? une franche question lui semblait

permise, le docteur ne se faisait pas faute de síefforcer de

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restreindre le champ de ses doutes et de complÈter son instruction.

Cíest ainsi que, sur les conseils quíune mËre prÈvoyante lui avait

donnÈs quand il avait quittÈ sa province, il ne laissait jamais passer

soit une locution ou un nom propre qui lui Ètaient inconnus, sans

t‚cher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il Ètait insatiable de renseignements, car, leur

supposant parfois un sens plus prÈcis quíelles níont, il e?t dÈsirÈ

savoir ce quíon voulait dire exactement par celles quíil entendait le

plus souvent employer: la beautÈ du diable, du sang bleu, une vie de

b‚tons de chaise, le quart díheure de Rabelais, Ítre le prince des

ÈlÈgances, donner carte blanche, Ítre rÈduit ‡ quia, etc., et dans

quels cas dÈterminÈs il pouvait ‡ son tour les faire figurer dans ses

propos. A leur dÈfaut il plaÁait des jeux de mots quíil avait appris.

Quant aux noms de personnes nouveaux quíon prononÁait devant lui il se

contentait seulement de les rÈpÈter sur un ton interrogatif quíil

pensait suffisant pour lui valoir des explications quíil níaurait pas

líair de demander.

Comme le sens critique quíil croyait exercer sur tout lui faisait

complËtement dÈfaut, le raffinement de politesse qui consiste ‡

affirmer, ‡ quelquíun quíon oblige, sans souhaiter díen Ítre cru, que

cíest ‡ lui quíon a obligation, Ètait peine perdue avec lui, il

prenait tout au pied de la lettre. Quel que f?t líaveuglement de Mme

Verdurin ‡ son Ègard, elle avait fini, tout en continuant ‡ le trouver

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trËs fin, par Ítre agacÈe de voir que quand elle líinvitait dans une

avant-scËne ‡ entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de

gr‚ce: ´Vous Ítes trop aimable díÍtre venu, docteur, díautant plus que

je suis s?re que vous avez dÈj‡ souvent entendu Sarah Bernhardt, et

puis nous sommes peut-Ítre trop prËs de la scËneª, le docteur Cottard

qui Ètait entrÈ dans la loge avec un sourire qui attendait pour se

prÈciser ou pour disparaÓtre que quelquíun díautorisÈ le renseign‚t

sur la valeur du spectacle, lui rÈpondait: ´En effet on est beaucoup

trop prËs et on commence ‡ Ítre fatiguÈ de Sarah Bernhardt. Mais vous

míavez exprimÈ le dÈsir que je vienne. Pour moi vos dÈsirs sont des

ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne

ferait-on pas pour vous Ítre agrÈable, vous Ítes si bonne!ª Et il

ajoutait: ´Sarah Bernhardt cíest bien la Voix díOr, níest-ce pas? On

Ècrit souvent aussi quíelle br?le les planches. Cíest une expression

bizarre, níest-ce pas?ª dans líespoir de commentaires qui ne venaient

point.

´Tu sais, avait dit Mme Verdurin ‡ son mari, je crois que nous faisons

fausse route quand par modestie nous dÈprÈcions ce que nous offrons au

docteur. Cíest un savant qui vit en dehors de líexistence pratique, il

ne connaÓt pas par lui-mÍme la valeur des choses et il síen rapporte ‡

ce que nous lui en disons.ªó´Je níavais pas osÈ te le dire, mais je

líavais remarquȪ, rÈpondit M. Verdurin. Et au jour de lían suivant,

au lieu díenvoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en

lui disant que cíÈtait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour

trois cents francs une pierre reconstituÈe en laissant entendre quíon

pouvait difficilement en voir díaussi belle.

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Quand Mme Verdurin avait annoncÈ quíon aurait, dans la soirÈe, M.

Swann: ´Swann?ª síÈtait ÈcriÈ le docteur díun accent rendu brutal par

la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dÈpourvu

que quiconque cet homme qui se croyait perpÈtuellement prÈparÈ ‡ tout.

Et voyant quíon ne lui rÈpondait pas: ´Swann? Qui Áa, Swann!ª

hurla-t-il au comble díune anxiÈtÈ qui se dÈtendit soudain quand Mme

Verdurin eut dit: ´Mais líami dont Odette nous avait parlÈ.ªó´Ah! bon,

bon, Áa va bienª, rÈpondit le docteur apaisÈ. Quant au peintre il se

rÈjouissait de líintroduction de Swann chez Mme Verdurin, parce quíil

le supposait amoureux díOdette et quíil aimait ‡ favoriser les

liaisons. ´Rien ne míamuse comme de faire des mariages, confia-t-il,

dans líoreille, au docteur Cottard, jíen ai dÈj‡ rÈussi beaucoup, mÍme

entre femmes!ª

En disant aux Verdurin que Swann Ètait trËs ´smartª, Odette leur avait

fait craindre un ´ennuyeuxª. Il leur fit au contraire une excellente

impression dont ‡ leur insu sa frÈquentation dans la sociÈtÈ ÈlÈgante

Ètait une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes mÍme

intelligents qui ne sont jamais allÈs dans le monde, une des

supÈrioritÈs de ceux qui y ont un peu vÈcu, qui est de ne plus le

transfigurer par le dÈsir ou par líhorreur quíil inspire ‡

líimagination, de le considÈrer comme sans aucune importance. Leur

amabilitÈ, sÈparÈe de tout snobisme et de la peur de paraÓtre trop

aimable, devenue indÈpendante, a cette aisance, cette gr‚ce des

mouvements de ceux dont les membres assouplis exÈcutent exactement ce

quíils veulent, sans participation indiscrËte et maladroite du reste

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du corps. La simple gymnastique ÈlÈmentaire de líhomme du monde

tendant la main avec bonne gr‚ce au jeune homme inconnu quíon lui

prÈsente et síinclinant avec rÈserve devant líambassadeur ‡ qui on le

prÈsente, avait fini par passer sans quíil en f?t conscient dans toute

líattitude sociale de Swann, qui vis-‡-vis de gens díun milieu

infÈrieur au sien comme Ètaient les Verdurin et leurs amis, fit

instinctivement montre díun empressement, se livra ‡ des avances,

dont, selon eux, un ennuyeux se f?t abstenu. Il níeut un moment de

froideur quíavec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de líúil

et lui sourire díun air ambigu avant quíils se fussent encore parlÈ

(mimique que Cottard appelait ´laisser venirª), Swann crut que le

docteur le connaissait sans doute pour síÍtre trouvÈ avec lui en

quelque lieu de plaisir, bien que lui-mÍme y all‚t pourtant fort peu,

níayant jamais vÈcu dans le monde de la noce. Trouvant líallusion de

mauvais go?t, surtout en prÈsence díOdette qui pourrait en prendre une

mauvaise idÈe de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit

quíune dame qui se trouvait prËs de lui Ètait Mme Cottard, il pensa

quíun mari aussi jeune níaurait pas cherchÈ ‡ faire allusion devant sa

femme ‡ des divertissements de ce genre; et il cessa de donner ‡ líair

entendu du docteur la signification quíil redoutait. Le peintre invita

tout de suite Swann ‡ venir avec Odette ‡ son atelier, Swann le trouva

gentil. ´Peut-Ítre quíon vous favorisera plus que moi, dit Mme

Verdurin, sur un ton qui feignait díÍtre piquÈ, et quíon vous montrera

le portrait de Cottard (elle líavait commandÈ au peintre). Pensez

bien, ´monsieurª Biche, rappela-t-elle au peintre, ‡ qui cíÈtait une

plaisanterie consacrÈe de dire monsieur, ‡ rendre le joli regard, le

petit cÙtÈ fin, amusant, de líúil. Vous savez que ce que je veux

surtout avoir, cíest son sourire, ce que je vous ai demandÈ cíest le

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portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla

remarquable elle la rÈpÈta trËs haut pour Ítre s?re que plusieurs

invitÈs líeussent entendue, et mÍme, sous un prÈtexte vague, en fit

díabord rapprocher quelques-uns. Swann demanda ‡ faire la connaissance

de tout le monde, mÍme díun vieil ami des Verdurin, Saniette, ‡ qui sa

timiditÈ, sa simplicitÈ et son bon cúur avaient fait perdre partout la

considÈration que lui avaient value sa science díarchiviste, sa grosse

fortune, et la famille distinguÈe dont il sortait. Il avait dans la

bouche, en parlant, une bouillie qui Ètait adorable parce quíon

sentait quíelle trahissait moins un dÈfaut de la langue quíune qualitÈ

de lí‚me, comme un reste de líinnocence du premier ‚ge quíil níavait

jamais perdue. Toutes les consonnes quíil ne pouvait prononcer

figuraient comme autant de duretÈs dont il Ètait incapable. En

demandant ‡ Ítre prÈsentÈ ‡ M. Saniette, Swann fit ‡ Mme Verdurin

líeffet de renverser les rÙles (au point quíen rÈponse, elle dit en

insistant sur la diffÈrence: ´Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la

bontÈ de me permettre de vous prÈsenter notre ami Sanietteª), mais

excita chez Saniette une sympathie ardente que díailleurs les Verdurin

ne rÈvÈlËrent jamais ‡ Swann, car Saniette les agaÁait un peu et ils

ne tenaient pas ‡ lui faire des amis. Mais en revanche Swann les

toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite ‡ faire la

connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours,

parce quíelle croyait quíen noir on est toujours bien et que cíest ce

quíil y a de plus distinguÈ, elle avait le visage excessivement rouge

comme chaque fois quíelle venait de manger. Elle síinclina devant

Swann avec respect, mais se redressa avec majestÈ. Comme elle níavait

aucune instruction et avait peur de faire des fautes de franÁais, elle

prononÁait exprËs díune maniËre confuse, pensant que si elle l‚chait

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un cuir il serait estompÈ díun tel vague quíon ne pourrait le

distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation níÈtait quíun

graillonnement indistinct duquel Èmergeaient de temps ‡ autre les

rares vocables dont elle se sentait s?re. Swann crut pouvoir se moquer

lÈgËrement díelle en parlant ‡ M. Verdurin lequel au contraire fut

piquÈ.

ó´Cíest une si excellente femme, rÈpondit-il. Je vous accorde quíelle

níest pas Ètourdissante; mais je vous assure quíelle est agrÈable

quand on cause seul avec elle. ´Je níen doute pas, síempressa de

concÈder Swann. Je voulais dire quíelle ne me semblait pas ´Èminenteª

ajouta-t-il en dÈtachant cet adjectif, et en somme cíest plutÙt un

compliment!ª ´Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous Ètonner, elle Ècrit

díune maniËre charmante. Vous níavez jamais entendu son neveu? cíest

admirable, níest-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de

jouer quelque chose, Monsieur Swann?ª

ó´Mais ce sera un bonheur..., commenÁait ‡ rÈpondre Swann, quand le

docteur líinterrompit díun air moqueur. En effet ayant retenu que dans

la conversation líemphase, líemploi de formes solennelles, Ètait

surannÈ, dËs quíil entendait un mot grave dit sÈrieusement comme

venait de líÍtre le mot ´bonheurª, il croyait que celui qui líavait

prononcÈ venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se

trouvait figurer par hasard dans ce quíil appelait un vieux clichÈ, si

courant que ce mot f?t díailleurs, le docteur supposait que la phrase

commencÈe Ètait ridicule et la terminait ironiquement par le lieu

commun quíil semblait accuser son interlocuteur díavoir voulu placer,

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alors que celui-ci níy avait jamais pensÈ.

ó´Un bonheur pour la France!ª síÈcria-t-il malicieusement en levant

les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put síempÍcher de rire.

ó´Quíest-ce quíils ont ‡ rire toutes ces bonnes gens-l‡, on a líair de

ne pas engendrer la mÈlancolie dans votre petit coin l‡-bas, síÈcria

Mme Verdurin. Si vous croyez que je míamuse, moi, ‡ rester toute seule

en pÈnitenceª, ajouta-t-elle sur un ton dÈpitÈ, en faisant líenfant.

Mme Verdurin Ètait assise sur un haut siËge suÈdois en sapin cirÈ,

quíun violoniste de ce pays lui avait donnÈ et quíelle conservait

quoiquíil rappel‚t la forme díun escabeau et jur‚t avec les beaux

meubles anciens quíelle avait, mais elle tenait ‡ garder en Èvidence

les cadeaux que les fidËles avaient líhabitude de lui faire de temps

en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaÓtre

quand ils venaient. Aussi t‚chait-elle de persuader quíon síen tÓnt

aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se dÈtruisent; mais elle níy

rÈussissait pas et cíÈtait chez elle une collection de chauffe-pieds,

de coussins, de pendules, de paravents, de baromËtres, de potiches,

dans une accumulation de redites et un disparate díÈtrennes.

De ce poste ÈlevÈ elle participait avec entrain ‡ la conversation des

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fidËles et síÈgayait de leurs ´fumisteriesª, mais depuis líaccident

qui Ètait arrivÈ ‡ sa m‚choire, elle avait renoncÈ ‡ prendre la peine

de pouffer effectivement et se livrait ‡ la place ‡ une mimique

conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle,

quíelle riait aux larmes. Au moindre mot que l‚chait un habituÈ contre

un ennuyeux ou contre un ancien habituÈ rejetÈ au camp des

ennuyeux,óet pour le plus grand dÈsespoir de M. Verdurin qui avait eu

longtemps la prÈtention díÍtre aussi aimable que sa femme, mais qui

riant pour de bon síessoufflait vite et avait ÈtÈ distancÈ et vaincu

par cette ruse díune incessante et fictive hilaritÈó, elle poussait un

petit cri, fermait entiËrement ses yeux díoiseau quíune taie

commenÁait ‡ voiler, et brusquement, comme si elle níe?t eu que le

temps de cacher un spectacle indÈcent ou de parer ‡ un accËs mortel,

plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et níen

laissaient plus rien voir, elle avait líair de síefforcer de rÈprimer,

díanÈantir un rire qui, si elle síy f?t abandonnÈe, líe?t conduite ‡

líÈvanouissement. Telle, Ètourdie par la gaietÈ des fidËles, ivre de

camaraderie, de mÈdisance et díassentiment, Mme Verdurin, juchÈe sur

son perchoir, pareille ‡ un oiseau dont on e?t trempÈ le colifichet

dans du vin chaud, sanglotait díamabilitÈ.

Cependant, M. Verdurin, aprËs avoir demandÈ ‡ Swann la permission

díallumer sa pipe (´ici on ne se gÍne pas, on est entre camaradesª),

priait le jeune artiste de se mettre au piano.

ó´Allons, voyons, ne líennuie pas, il níest pas ici pour Ítre

tourmentÈ, síÈcria Mme Verdurin, je ne veux pas quíon le tourmente

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moi!ª 

ó´Mais pourquoi veux-tu que Áa líennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne

connaÓt peut-Ítre pas la sonate en fa diËse que nous avons dÈcouverte,

il va nous jouer líarrangement pour piano.ª

ó´Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je níai pas envie ‡

force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec nÈvralgies

faciales, comme la derniËre fois; merci du cadeau, je ne tiens pas ‡

recommencer; vous Ítes bons vous autres, on voit bien que ce níest pas

vous qui garderez le lit huit jours!ª

Cette petite scËne qui se renouvelait chaque fois que le pianiste

allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait ÈtÈ

nouvelle, comme une preuve de la sÈduisante originalitÈ de la

´Patronneª et de sa sensibilitÈ musicale. Ceux qui Ètaient prËs díelle

faisaient signe ‡ ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes,

de se rapprocher, quíil se passait quelque chose, leur disant, comme

on fait au Reichstag dans les moments intÈressants: ´…coutez,

Ècoutez.ª Et le lendemain on donnait des regrets ‡ ceux qui níavaient

pas pu venir en leur disant que la scËne avait ÈtÈ encore plus

amusante que díhabitude.

óEh bien! voyons, cíest entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que

líandante.

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ó´Que líandante, comme tu y vasª síÈcria Mme Verdurin. ´Cíest

justement líandante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment

superbe le Patron! Cíest comme si dans la ´NeuviËmeª il disait: nous

níentendrons que le finale, ou dans ´les MaÓtresª que líouverture.ª

Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin ‡ laisser jouer le

pianiste, non pas quíil cr?t feints les troubles que la musique lui

donnaitóil y reconnaissait certains Ètats neurasthÈniquesómais par

cette habitude quíont beaucoup de mÈdecins, de faire flÈchir

immÈdiatement la sÈvÈritÈ de leurs prescriptions dËs quíest en jeu,

chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque rÈunion

mondaine dont ils font partie et dont la personne ‡ qui ils

conseillent díoublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un

des facteurs essentiels.

óVous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en

cherchant ‡ la suggestionner du regard. Et si vous Ítes malade nous

vous soignerons.

óBien vrai? rÈpondit Mme Verdurin, comme si devant líespÈrance díune

telle faveur il níy avait plus quí‡ capituler. Peut-Ítre aussi ‡ force

de dire quíelle serait malade, y avait-il des moments o? elle ne se

rappelait plus que cíÈtait un mensonge et prenait une ‚me de malade.

Or ceux-ci, fatiguÈs díÍtre toujours obligÈs de faire dÈpendre de leur

sagesse la raretÈ de leurs accËs, aiment se laisser aller ‡ croire

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quíils pourront faire impunÈment tout ce qui leur plaÓt et leur fait

mal díhabitude, ‡ condition de se remettre en les mains díun Ítre

puissant, qui, sans quíils aient aucune peine ‡ prendre, díun mot ou

díune pilule, les remettra sur pied.

Odette Ètait allÈe síasseoir sur un canapÈ de tapisserie qui Ètait

prËs du piano:

óVous savez, jíai ma petite place, dit-elle ‡ Mme Verdurin.

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:

ó´Vous níÍtes pas bien l‡, allez donc vous mettre ‡ cÙtÈ díOdette,

níest-ce pas Odette, vous ferez bien une place ‡ M. Swann?ª

ó´Quel joli beauvais, dit avant de síasseoir Swann qui cherchait ‡

Ítre aimable.ª

ó´Ah! je suis contente que vous apprÈciiez mon canapÈ, rÈpondit Mme

Verdurin. Et je vous prÈviens que si vous voulez en voir díaussi beau,

vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils níont rien fait de

pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout ‡ líheure

vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit

sujet du siËge; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous

voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les

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petites frises des bordures, tenez l‡, la petite vigne sur fond rouge

de líOurs et les Raisins. Est-ce dessinÈ? Quíest-ce que vous en dites,

je crois quíils le savaient plutÙt, dessiner! Est-elle assez

appÈtissante cette vigne? Mon mari prÈtend que je níaime pas les

fruits parce que jíen mange moins que lui. Mais non, je suis plus

gourmande que vous tous, mais je níai pas besoin de me les mettre dans

la bouche puisque je jouis par les yeux. Quíest ce que vous avez tous

‡ rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-l‡ me

purgent. Díautres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma

petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas

sans avoir touchÈ les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux

comme patine? Mais non, ‡ pleines mains, touchez-les bien.

óAh! si madame Verdurin commence ‡ peloter les bronzes, nous

níentendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

ó´Taisez-vous, vous Ítes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant

vers Swann, on nous dÈfend ‡ nous autres femmes des choses moins

voluptueuses que cela. Mais il níy a pas une chair comparable ‡ cela!

Quand M. Verdurin me faisait líhonneur díÍtre jaloux de moióallons,

sois poli au moins, ne dis pas que tu ne lías jamais ÈtÈ...óª

ó´Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends ‡

tÈmoin: est-ce que jíai dit quelque chose?ª

Swann palpait les bronzes par politesse et níosait pas cesser tout de

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suite.

óAllons, vous les caresserez plus tard; maintenant cíest vous quíon va

caresser, quíon va caresser dans líoreille; vous aimez cela, je pense;

voil‡ un petit jeune homme qui va síen charger.

Or quand le pianiste eut jouÈ, Swann fut plus aimable encore avec lui

quíavec les autres personnes qui se trouvaient l‡. Voici pourquoi:

LíannÈe prÈcÈdente, dans une soirÈe, il avait entendu une úuvre

musicale exÈcutÈe au piano et au violon. Díabord, il níavait go?tÈ que

la qualitÈ matÈrielle des sons sÈcrÈtÈs par les instruments. Et

Áíavait dÈj‡ ÈtÈ un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne

du violon mince, rÈsistante, dense et directrice, il avait vu tout

díun coup chercher ‡ síÈlever en un clapotement liquide, la masse de

la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquÈe comme

la mauve agitation des flots que charme et bÈmolise le clair de lune.

Mais ‡ un moment donnÈ, sans pouvoir nettement distinguer un contour,

donner un nom ‡ ce qui lui plaisait, charmÈ tout díun coup, il avait

cherchÈ ‡ recueillir la phrase ou líharmonieóil ne savait lui-mÍmeóqui

passait et qui lui avait ouvert plus largement lí‚me, comme certaines

odeurs de roses circulant dans líair humide du soir ont la propriÈtÈ

de dilater nos narines. Peut-Ítre est-ce parce quíil ne savait pas la

musique quíil avait pu Èprouver une impression aussi confuse, une de

ces impressions qui sont peut-Ítre pourtant les seules purement

musicales, inattendues, entiËrement originales, irrÈductibles ‡ tout

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autre ordre díimpressions. Une impression de ce genre pendant un

instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que

nous entendons alors, tendent dÈj‡, selon leur hauteur et leur

quantitÈ, ‡ couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions

variÈes, ‡ tracer des arabesques, ‡ nous donner des sensations de

largeur, de tÈnuitÈ, de stabilitÈ, de caprice. Mais les notes sont

Èvanouies avant que ces sensations soient assez formÈes en nous pour

ne pas Ítre submergÈes par celles quíÈveillent dÈj‡ les notes

suivantes ou mÍme simultanÈes. Et cette impression continuerait ‡

envelopper de sa liquiditÈ et de son ´fonduª les motifs qui par

instants en Èmergent, ‡ peine discernables, pour plonger aussitÙt et

disparaÓtre, connus seulement par le plaisir particulier quíils

donnent, impossibles ‡ dÈcrire, ‡ se rappeler, ‡ nommer,

ineffables,ósi la mÈmoire, comme un ouvrier qui travaille ‡ Ètablir

des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous

des fac-similÈs de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les

comparer ‡ celles qui leur succËdent et de les diffÈrencier. Ainsi ‡

peine la sensation dÈlicieuse que Swann avait ressentie Ètait-elle

expirÈe, que sa mÈmoire lui en avait fourni sÈance tenante une

transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jetÈ

les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la mÍme

impression Ètait tout díun coup revenue, elle níÈtait dÈj‡ plus

insaisissable. Il síen reprÈsentait líÈtendue, les groupements

symÈtriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui

cette chose qui níest plus de la musique pure, qui est du dessin, de

líarchitecture, de la pensÈe, et qui permet de se rappeler la musique.

Cette fois il avait distinguÈ nettement une phrase síÈlevant pendant

quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposÈ

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aussitÙt des voluptÈs particuliËres, dont il níavait jamais eu líidÈe

avant de líentendre, dont il sentait que rien autre quíelle ne

pourrait les lui faire connaÓtre, et il avait ÈprouvÈ pour elle comme

un amour inconnu.

Díun rythme lent elle le dirigeait ici díabord, puis l‡, puis

ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et prÈcis. Et tout

díun coup au point o? elle Ètait arrivÈe et dío? il se prÈparait ‡ la

suivre, aprËs une pause díun instant, brusquement elle changeait de

direction et díun mouvement nouveau, plus rapide, menu, mÈlancolique,

incessant et doux, elle líentraÓnait avec elle vers des perspectives

inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnÈment la revoir une

troisiËme fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus

clairement, en lui causant mÍme une voluptÈ moins profonde. Mais

rentrÈ chez lui il eut besoin díelle, il Ètait comme un homme dans la

vie de qui une passante quíil a aperÁue un moment vient de faire

entrer líimage díune beautÈ nouvelle qui donne ‡ sa propre sensibilitÈ

une valeur plus grande, sans quíil sache seulement síil pourra revoir

jamais celle quíil aime dÈj‡ et dont il ignore jusquíau nom.

MÍme cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir

amorcer chez Swann la possibilitÈ díune sorte de rajeunissement.

Depuis si longtemps il avait renoncÈ ‡ appliquer sa vie ‡ un but idÈal

et la bornait ‡ la poursuite de satisfactions quotidiennes, quíil

croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait

plus jusquí‡ sa mort; bien plus, ne se sentant plus díidÈes ÈlevÈes

dans líesprit, il avait cessÈ de croire ‡ leur rÈalitÈ, sans pouvoir

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non plus la nier tout ‡ fait. Aussi avait-il pris líhabitude de se

rÈfugier dans des pensÈes sans importance qui lui permettaient de

laisser de cÙtÈ le fond des choses. De mÍme quíil ne se demandait pas

síil níe?t pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en

revanche savait avec certitude que síil avait acceptÈ une invitation

il devait síy rendre et que síil ne faisait pas de visite aprËs il lui

fallait laisser des cartes, de mÍme dans sa conversation il

síefforÁait de ne jamais exprimer avec cúur une opinion intime sur les

choses, mais de fournir des dÈtails matÈriels qui valaient en quelque

sorte par eux-mÍmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il

Ètait extrÍmement prÈcis pour une recette de cuisine, pour la date de

la naissance ou de la mort díun peintre, pour la nomenclature de ses

úuvres. Parfois, malgrÈ tout, il se laissait aller ‡ Èmettre un

jugement sur une úuvre, sur une maniËre de comprendre la vie, mais il

donnait alors ‡ ses paroles un ton ironique comme síil níadhÈrait pas

tout entier ‡ ce quíil disait. Or, comme certains valÈtudinaires chez

qui tout díun coup, un pays o? ils sont arrivÈs, un rÈgime diffÈrent,

quelquefois une Èvolution organique, spontanÈe et mystÈrieuse,

semblent amener une telle rÈgression de leur mal quíils commencent ‡

envisager la possibilitÈ inespÈrÈe de commencer sur le tard une vie

toute diffÈrente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase

quíil avait entendue, dans certaines sonates quíil síÈtait fait jouer,

pour voir síil ne líy dÈcouvrirait pas, la prÈsence díune de ces

rÈalitÈs invisibles auxquelles il avait cessÈ de croire et auxquelles,

comme si la musique avait eu sur la sÈcheresse morale dont il

souffrait une sorte díinfluence Èlective, il se sentait de nouveau le

dÈsir et presque la force de consacrer sa vie. Mais níÈtant pas arrivÈ

‡ savoir de qui Ètait líúuvre quíil avait entendue, il níavait pu se

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la procurer et avait fini par líoublier. Il avait bien rencontrÈ dans

la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui ‡ cette

soirÈe et les avait interrogÈes; mais plusieurs Ètaient arrivÈes aprËs

la musique ou parties avant; certaines pourtant Ètaient l‡ pendant

quíon líexÈcutait mais Ètaient allÈes causer dans un autre salon, et

díautres restÈes ‡ Ècouter níavaient pas entendu plus que les

premiËres. Quant aux maÓtres de maison ils savaient que cíÈtait une

úuvre nouvelle que les artistes quíils avaient engagÈs avaient demandÈ

‡ jouer; ceux-ci Ètant partis en tournÈe, Swann ne put pas en savoir

davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant

le plaisir spÈcial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en

voyant devant ses yeux les formes quíelle dessinait, il Ètait pourtant

incapable de la leur chanter. Puis il cessa díy penser.

Or, quelques minutes ‡ peine aprËs que le petit pianiste avait

commencÈ de jouer chez Mme Verdurin, tout díun coup aprËs une note

haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,

síÈchappant de sous cette sonoritÈ prolongÈe et tendue comme un rideau

sonore pour cacher le mystËre de son incubation, il reconnut, secrËte,

bruissante et divisÈe, la phrase aÈrienne et odorante quíil aimait. Et

elle Ètait si particuliËre, elle avait un charme si individuel et

quíaucun autre níaurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme síil

e?t rencontrÈ dans un salon ami une personne quíil avait admirÈe dans

la rue et dÈsespÈrait de jamais retrouver. A la fin, elle síÈloigna,

indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,

laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais

maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que

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cíÈtait líandante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il

la tenait, il pourrait líavoir chez lui aussi souvent quíil voudrait,

essayer díapprendre son langage et son secret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann síapprocha-t-il de lui pour

lui exprimer une reconnaissance dont la vivacitÈ plut beaucoup ‡ Mme

Verdurin.

óQuel charmeur, níest-ce pas, dit-elle ‡ Swann; la comprend-il assez,

sa sonate, le petit misÈrable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait

atteindre ‡ Áa. Cíest tout exceptÈ du piano, ma parole! Chaque fois

jíy suis reprise, je crois entendre un orchestre. Cíest mÍme plus beau

que líorchestre, plus complet.

Le jeune pianiste síinclina, et, souriant, soulignant les mots comme

síil avait fait un trait díesprit:

ó´Vous Ítes trËs indulgente pour moiª, dit-il.

Et tandis que Mme Verdurin disait ‡ son mari: ´Allons, donne-lui de

líorangeade, il lía bien mÈritÈeª, Swann racontait ‡ Odette comment il

avait ÈtÈ amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant

dit díun peu loin: ´Eh bien! il me semble quíon est en train de vous

dire de belles choses, Odetteª, elle rÈpondit: ´Oui, de trËs bellesª

et Swann trouva dÈlicieuse sa simplicitÈ. Cependant il demandait des

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renseignements sur Vinteuil, sur son úuvre, sur líÈpoque de sa vie o?

il avait composÈ cette sonate, sur ce quíavait pu signifier pour lui

la petite phrase, cíest cela surtout quíil aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession díadmirer ce musicien

(quand Swann avait dit que sa sonate Ètait vraiment belle, Mme

Verdurin síÈtait ÈcriÈe: ´Je vous crois un peu quíelle est belle! Mais

on níavoue pas quíon ne connaÓt pas la sonate de Vinteuil, on nía pas

le droit de ne pas la connaÓtreª, et le peintre avait ajoutÈ: ´Ah!

cíest tout ‡ fait une trËs grande machine, níest-ce pas. Ce níest pas

si vous voulez la chose ´cherª et ´publicª, níest-ce pas, mais cíest

la trËs grosse impression pour les artistesª), ces gens semblaient ne

síÍtre jamais posÈ ces questions car ils furent incapables díy

rÈpondre.

MÍme ‡ une ou deux remarques particuliËres que fit Swann sur sa phrase

prÈfÈrÈe:

ó´Tiens, cíest amusant, je níavais jamais fait attention; je vous

dirai que je níaime pas beaucoup chercher la petite bÍte et míÈgarer

dans des pointes díaiguille; on ne perd pas son temps ‡ couper les

cheveux en quatre ici, ce níest pas le genre de la maisonª, rÈpondit

Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration

bÈate et un zËle studieux se jouer au milieu de ce flot díexpressions

toutes faites. Díailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon

sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de

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donner une opinion ou de feindre líadmiration pour une musique quíils

síavouaient líun ‡ líautre, une fois rentrÈs chez eux, ne pas plus

comprendre que la peinture de ´M. Bicheª. Comme le public ne connaÓt

du charme, de la gr‚ce, des formes de la nature que ce quíil en a

puisÈ dans les poncifs díun art lentement assimilÈ, et quíun artiste

original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en

cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans

les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux líharmonie de la

musique et la beautÈ de la peinture. Il leur semblait quand le

pianiste jouait la sonate quíil accrochait au hasard sur le piano des

notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils Ètaient

habituÈs, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses

toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaÓtre une forme,

ils la trouvaient alourdie et vulgarisÈe (cíest-‡-dire dÈpourvue de

líÈlÈgance de líÈcole de peinture ‡ travers laquelle ils voyaient dans

la rue mÍme, les Ítres vivants), et sans vÈritÈ, comme si M. Biche

níe?t pas su comment Ètait construite une Èpaule et que les femmes

níont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidËles síÈtant dispersÈs, le docteur sentit quíil y

avait l‡ une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un

dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur dÈbutant qui se

jette ‡ líeau pour apprendre, mais choisit un moment o? il níy a pas

trop de monde pour le voir:

óAlors, cíest ce quíon appelle un musicien di primo cartello!

síÈcria-t-il avec une brusque rÈsolution.

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Swann apprit seulement que líapparition rÈcente de la sonate de

Vinteuil avait produit une grande impression dans une Ècole de

tendances trËs avancÈes mais Ètait entiËrement inconnue du grand

public.

óJe connais bien quelquíun qui síappelle Vinteuil, dit Swann, en

pensant au professeur de piano des súurs de ma grandímËre.

óCíest peut-Ítre lui, síÈcria Mme Verdurin.

óOh! non, rÈpondit Swann en riant. Si vous líaviez vu deux minutes,

vous ne vous poseriez pas la question.

óAlors poser la question cíest la rÈsoudre? dit le docteur.

óMais ce pourrait Ítre un parent, reprit Swann, cela serait assez

triste, mais enfin un homme de gÈnie peut Ítre le cousin díune vieille

bÍte. Si cela Ètait, jíavoue quíil níy a pas de supplice que je ne

míimposerais pour que la vieille bÍte me prÈsent‚t ‡ líauteur de la

sonate: díabord le supplice de frÈquenter la vieille bÍte, et qui doit

Ítre affreux.

Le peintre savait que Vinteuil Ètait ‡ ce moment trËs malade et que le

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docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

óComment, síÈcria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font

soigner par Potain!

óAh! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous

oubliez que vous parlez díun de mes confËres, je devrais dire un de

mes maÓtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil Ètait menacÈ díaliÈnation

mentale. Et il assurait quíon pouvait síen apercevoir ‡ certains

passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,

mais elle le troubla; car une úuvre de musique pure ne contenant aucun

des rapports logiques dont líaltÈration dans le langage dÈnonce la

folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose

díaussi mystÈrieux que la folie díune chienne, la folie díun cheval,

qui pourtant síobservent en effet.

óLaissez-moi donc tranquille avec vos maÓtres, vous en savez dix fois

autant que lui, rÈpondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton díune

personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tÍte ‡

ceux qui ne sont pas du mÍme avis quíelle. Vous ne tuez pas vos

malades, vous, au moins!

óMais, Madame, il est de líAcadÈmie, rÈpliqua le docteur díun ton air

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ironique. Si un malade prÈfËre mourir de la main díun des princes de

la science... Cíest beaucoup plus chic de pouvoir dire: ´Cíest Potain

qui me soigne.ª

óAh! cíest plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les

maladies, maintenant? je ne savais pas Áa... Ce que vous míamusez,

síÈcria-t-elle tout ‡ coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et

moi, bonne bÍte qui discutais sÈrieusement sans míapercevoir que vous

me faisiez monter ‡ líarbre.

Quant ‡ M. Verdurin, trouvant que cíÈtait un peu fatigant de se mettre

‡ rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffÈe de sa pipe en

songeant avec tristesse quíil ne pouvait plus rattraper sa femme sur

le terrain de líamabilitÈ.

óVous savez que votre ami nous plaÓt beaucoup, dit Mme Verdurin ‡

Odette au moment o? celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,

charmant; si vous níavez jamais ‡ nous prÈsenter que des amis comme

cela, vous pouvez les amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann níavait pas apprÈciÈ la

tante du pianiste.

óIl síest senti un peu dÈpaysÈ, cet homme, rÈpondit Mme Verdurin, tu

ne voudrais pourtant pas que, la premiËre fois, il ait dÈj‡ le ton de

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la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis

plusieurs annÈes. La premiËre fois ne compte pas, cíÈtait utile pour

prendre langue. Odette, il est convenu quíil viendra nous retrouver

demain au Ch‚telet. Si vous alliez le prendre?

óMais non, il ne veut pas.

óAh! enfin, comme vous voudrez. Pourvu quíil níaille pas l‚cher au

dernier moment!

A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne l‚cha jamais. Il allait

les rejoindre níimporte o?, quelquefois dans les restaurants de

banlieue o? on allait peu encore, car ce níÈtait pas la saison, plus

souvent au thȂtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un

jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premiËres,

de galas, un coupe-file leur e?t ÈtÈ fort utile, que cela les avait

beaucoup gÍnÈs de ne pas en avoir le jour de líenterrement de

Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,

mais seulement de celles mal cotÈes quíil e?t jugÈ peu dÈlicat de

cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg

Saint-Germain líhabitude de ranger les relations avec le monde

officiel, rÈpondit:

óJe vous promets de míen occuper, vous líaurez ‡ temps pour la reprise

des Danicheff, je dÈjeune justement demain avec le PrÈfet de police ‡

líElysÈe.

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óComment Áa, ‡ líElysÈe? cria le docteur Cottard díune voix tonnante.

óOui, chez M. GrÈvy, rÈpondit Swann, un peu gÍnÈ de líeffet que sa

phrase avait produit.

Et le peintre dit au docteur en maniËre de plaisanterie:

ó«a vous prend souvent?

GÈnÈralement, une fois líexplication donnÈe, Cottard disait: ´Ah! bon,

bon, Áa va bienª et ne montrait plus trace díÈmotion.

Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui

procurer líapaisement habituel, portËrent au comble son Ètonnement

quíun homme avec qui il dÓnait, qui níavait ni fonctions officielles,

ni illustration díaucune sorte, fray‚t avec le Chef de lí…tat.

óComment Áa, M. GrÈvy? vous connaissez M. GrÈvy? dit-il ‡ Swann de

líair stupide et incrÈdule díun municipal ‡ qui un inconnu demande ‡

voir le PrÈsident de la RÈpublique et qui, comprenant par ces mots ´‡

qui il a affaireª, comme disent les journaux, assure au pauvre dÈment

quíil va Ítre reÁu ‡ líinstant et le dirige sur líinfirmerie spÈciale

du dÈpÙt.

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óJe le connais un peu, nous avons des amis communs (il níosa pas dire

que cíÈtait le prince de Galles), du reste il invite trËs facilement

et je vous assure que ces dÈjeuners níont rien díamusant, ils sont

díailleurs trËs simples, on níest jamais plus de huit ‡ table,

rÈpondit Swann qui t‚chait díeffacer ce que semblaient avoir de trop

Èclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le

PrÈsident de la RÈpublique.

AussitÙt Cottard, síen rapportant aux paroles de Swann, adopta cette

opinion, au sujet de la valeur díune invitation chez M. GrÈvy, que

cíÈtait chose fort peu recherchÈe et qui courait les rues. DËs lors il

ne síÈtonna plus que Swann, aussi bien quíun autre, frÈquent‚t

líElysÈe, et mÍme il le plaignait un peu díaller ‡ des dÈjeuners que

líinvitÈ avouait lui-mÍme Ítre ennuyeux.

ó´Ah! bien, bien, Áa va bienª, dit-il sur le ton díun douanier,

mÈfiant tout ‡ líheure, mais qui, aprËs vos explications, vous donne

son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.

ó´Ah! je vous crois quíils ne doivent pas Ítre amusants ces dÈjeuners,

vous avez de la vertu díy aller, dit Mme Verdurin, ‡ qui le PrÈsident

de la RÈpublique apparaissait comme un ennuyeux particuliËrement

redoutable parce quíil disposait de moyens de sÈduction et de

contrainte qui, employÈs ‡ líÈgard des fidËles, eussent ÈtÈ capables

de les faire l‚cher. Il paraÓt quíil est sourd comme un pot et quíil

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mange avec ses doigts.ª

ó´En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser díy allerª,

dit le docteur avec une nuance de commisÈration; et, se rappelant le

chiffre de huit convives: ´Sont-ce des dÈjeuners intimes?ª

demanda-t-il vivement avec un zËle de linguiste plus encore quíune

curiositÈ de badaud.

Mais le prestige quíavait ‡ ses yeux le PrÈsident de la RÈpublique

finit pourtant par triompher et de líhumilitÈ de Swann et de la

malveillance de Mme Verdurin, et ‡ chaque dÓner, Cottard demandait

avec intÈrÍt: ´Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations

personnelles avec M. GrÈvy. Cíest bien ce quíon appelle un gentleman?ª

Il alla mÍme jusquí‡ lui offrir une carte díinvitation pour

líexposition dentaire.

ó´Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne

laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce

que jíai eu des amis qui ne le savaient pas et qui síen sont mordu les

doigts.ª

Quant ‡ M. Verdurin il remarqua le mauvais effet quíavait produit sur

sa femme cette dÈcouverte que Swann avait des amitiÈs puissantes dont

il níavait jamais parlÈ.

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Si líon níavait pas arrangÈ une partie au dehors, cíest chez les

Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le

soir et níacceptait presque jamais ‡ dÓner malgrÈ les instances

díOdette.

ó´Je pourrais mÍme dÓner seule avec vous, si vous aimiez mieux celaª,

lui disait-elle.

ó´Et Mme Verdurin?ª

ó´Oh! ce serait bien simple. Je níaurais quí‡ dire que ma robe nía pas

ÈtÈ prÍte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de

síarranger.

ó´Vous Ítes gentille.ª

Mais Swann se disait que síil montrait ‡ Odette (en consentant

seulement ‡ la retrouver aprËs dÓner), quíil y avait des plaisirs

quíil prÈfÈrait ‡ celui díÍtre avec elle, le go?t quíelle ressentait

pour lui ne connaÓtrait pas de longtemps la satiÈtÈ. Et, díautre part,

prÈfÈrant infiniment ‡ celle díOdette, la beautÈ díune petite ouvriËre

fraÓche et bouffie comme une rose et dont il Ètait Èpris, il aimait

mieux passer le commencement de la soirÈe avec elle, Ètant s?r de voir

Odette ensuite. Cíest pour les mÍmes raisons quíil níacceptait jamais

quíOdette vÓnt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite

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ouvriËre líattendait prËs de chez lui ‡ un coin de rue que son cocher

RÈmi connaissait, elle montait ‡ cÙtÈ de Swann et restait dans ses

bras jusquíau moment o? la voiture líarrÍtait devant chez les

Verdurin. A son entrÈe, tandis que Mme Verdurin montrant des roses

quíil avait envoyÈes le matin lui disait: ´Je vous grondeª et lui

indiquait une place ‡ cÙtÈ díOdette, le pianiste jouait pour eux deux,

la petite phrase de Vinteuil qui Ètait comme líair national de leur

amour. Il commenÁait par la tenue des trÈmolos de violon que pendant

quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis

tout díun coup ils semblaient síÈcarter et comme dans ces tableaux de

Pieter De Hooch, quíapprofondit le cadre Ètroit díune porte

entríouverte, tout au loin, díune couleur autre, dans le veloutÈ díune

lumiËre interposÈe, la petite phrase apparaissait, dansante,

pastorale, intercalÈe, Èpisodique, appartenant ‡ un autre monde. Elle

passait ‡ plis simples et immortels, distribuant Á‡ et l‡ les dons de

sa gr‚ce, avec le mÍme ineffable sourire; mais Swann y croyait

distinguer maintenant du dÈsenchantement. Elle semblait connaÓtre la

vanitÈ de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa gr‚ce lÈgËre,

elle avait quelque chose díaccompli, comme le dÈtachement qui succËde

au regret. Mais peu lui importait, il la considÈrait moins en

elle-mÍme,óen ce quíelle pouvait exprimer pour un musicien qui

ignorait líexistence et de lui et díOdette quand il líavait composÈe,

et pour tous ceux qui líentendraient dans des siËclesó, que comme un

gage, un souvenir de son amour qui, mÍme pour les Verdurin que pour le

petit pianiste, faisait penser ‡ Odette en mÍme temps quí‡ lui, les

unissait; cíÈtait au point que, comme Odette, par caprice, líen avait

priÈ, il avait renoncÈ ‡ son projet de se faire jouer par un artiste

la sonate entiËre, dont il continua ‡ ne connaÓtre que ce passage.

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´Quíavez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. Cíest Áa notre

morceau.ª Et mÍme, souffrant de songer, au moment o? elle passait si

proche et pourtant ‡ líinfini, que tandis quíelle síadressait ‡ eux,

elle ne les connaissait pas, il regrettait presque quíelle e?t une

signification, une beautÈ intrinsËque et fixe, ÈtrangËre ‡ eux, comme

en des bijoux donnÈs, ou mÍme en des lettres Ècrites par une femme

aimÈe, nous en voulons ‡ líeau de la gemme, et aux mots du langage, de

ne pas Ítre faits uniquement de líessence díune liaison passagËre et

díun Ítre particulier.

Souvent il se trouvait quíil síÈtait tant attardÈ avec la jeune

ouvriËre avant díaller chez les Verdurin, quíune fois la petite phrase

jouÈe par le pianiste, Swann síapercevait quíil Ètait bientÙt líheure

quíOdette rentr‚t. Il la reconduisait jusquí‡ la porte de son petit

hÙtel, rue La PÈrouse, derriËre líArc de Triomphe. Et cíÈtait

peut-Ítre ‡ cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les

faveurs, quíil sacrifiait le plaisir moins nÈcessaire pour lui de la

voir plus tÙt, díarriver chez les Verdurin avec elle, ‡ líexercice de

ce droit quíelle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il

attachait plus de prix, parce que, gr‚ce ‡ cela, il avait líimpression

que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne líempÍchait

díÍtre encore avec lui, aprËs quíil líavait quittÈe.

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle

venait díen descendre et quíil lui disait ‡ demain, elle cueillit

prÈcipitamment dans le petit jardin qui prÈcÈdait la maison un dernier

chrysanthËme et le lui donna avant quíil f?t reparti. Il le tint serrÈ

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contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours

la fleur fut fanÈe, il líenferma prÈcieusement dans son secrÈtaire.

Mais il níentrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans

líaprËs-midi, il Ètait allÈ participer ‡ cette opÈration capitale pour

elle ´prendre le thȪ. Líisolement et le vide de ces courtes rues

(faites presque toutes de petits hÙtels contigus, dont tout ‡ coup

venait rompre la monotonie quelque sinistre Èchoppe, tÈmoignage

historique et reste sordide du temps o? ces quartiers Ètaient encore

mal famÈs), la neige qui Ètait restÈe dans le jardin et aux arbres, le

nÈgligÈ de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque

chose de plus mystÈrieux ‡ la chaleur, aux fleurs quíil avait trouvÈes

en entrant.

Laissant ‡ gauche, au rez-de-chaussÈe surÈlevÈ, la chambre ‡ coucher

díOdette qui donnait derriËre sur une petite rue parallËle, un

escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et dío?

tombaient des Ètoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une

grande lanterne japonaise suspendue ‡ une cordelette de soie (mais

qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la

civilisation occidentale síÈclairait au gaz), montait au salon et au

petit salon. Ils Ètaient prÈcÈdÈs díun Ètroit vestibule dont le mur

quadrillÈ díun treillage de jardin, mais dorÈ, Ètait bordÈ dans toute

sa longueur díune caisse rectangulaire o? fleurissaient comme dans une

serre une rangÈe de ces gros chrysanthËmes encore rares ‡ cette

Èpoque, mais bien ÈloignÈs cependant de ceux que les horticulteurs

rÈussirent plus tard ‡ obtenir. Swann Ètait agacÈ par la mode qui

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depuis líannÈe derniËre se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,

cette fois, ‡ voir la pÈnombre de la piËce zÈbrÈe de rose, díorangÈr

et de blanc par les rayons odorants de ces astres ÈphÈmËres qui

síallument dans les jours gris. Odette líavait reÁu en robe de chambre

de soie rose, le cou et les bras nus. Elle líavait fait asseoir prËs

díelle dans un des nombreux retraits mystÈrieux qui Ètaient mÈnagÈs

dans les enfoncements du salon, protÈgÈs par díimmenses palmiers

contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels

Ètaient fixÈs des photographies, des núuds de rubans et des Èventails.

Elle lui avait dit: ´Vous níÍtes pas confortable comme cela, attendez,

moi je vais bien vous arrangerª, et avec le petit rire vaniteux

quíelle aurait eu pour quelque invention particuliËre ‡ elle, avait

installÈ derriËre la tÍte de Swann, sous ses pieds, des coussins de

soie japonaise quíelle pÈtrissait comme si elle avait ÈtÈ prodigue de

ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de

chambre Ètait venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,

presque toutes enfermÈes dans des potiches chinoises, br?laient

isolÈes ou par couples, toutes sur des meubles diffÈrents comme sur

des autels et qui dans le crÈpuscule dÈj‡ presque nocturne de cette

fin díaprËs-midi díhiver avaient fait reparaÓtre un coucher de soleil

plus durable, plus rose et plus humain,ófaisant peut-Ítre rÍver dans

la rue quelque amoureux arrÍtÈ devant le mystËre de la prÈsence que

dÈcelaient et cachaient ‡ la fois les vitres rallumÈesó, elle avait

surveillÈ sÈvËrement du coin de líúil le domestique pour voir síil les

posait bien ‡ leur place consacrÈe. Elle pensait quíen en mettant une

seule l‡ o? il ne fallait pas, líeffet díensemble de son salon e?t ÈtÈ

dÈtruit, et son portrait, placÈ sur un chevalet oblique drapÈ de

peluche, mal ÈclairÈ. Aussi suivait-elle avec fiËvre les mouvements de

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cet homme grossier et le rÈprimanda-t-elle vivement parce quíil avait

passÈ trop prËs de deux jardiniËres quíelle se rÈservait de nettoyer

elle-mÍme dans sa peur quíon ne les abÓm‚t et quíelle alla regarder de

prËs pour voir síil ne les avait pas ÈcornÈes. Elle trouvait ‡ tous

ses bibelots chinois des formes ´amusantesª, et aussi aux orchidÈes,

aux catleyas surtout, qui Ètaient, avec les chrysanthËmes, ses fleurs

prÈfÈrÈes, parce quíils avaient le grand mÈrite de ne pas ressembler ‡

des fleurs, mais díÍtre en soie, en satin. ´Celle-l‡ a líair díÍtre

dÈcoupÈe dans la doublure de mon manteauª, dit-elle ‡ Swann en lui

montrant une orchidÈe, avec une nuance díestime pour cette fleur si

´chicª, pour cette súur ÈlÈgante et imprÈvue que la nature lui

donnait, si loin díelle dans líÈchelle des Ítres et pourtant raffinÈe,

plus digne que bien des femmes quíelle lui fit une place dans son

salon. En lui montrant tour ‡ tour des chimËres ‡ langues de feu

dÈcorant une potiche ou brodÈes sur un Ècran, les corolles díun

bouquet díorchidÈes, un dromadaire díargent niellÈ aux yeux incrustÈs

de rubis qui voisinait sur la cheminÈe avec un crapaud de jade, elle

affectait tour ‡ tour díavoir peur de la mÈchancetÈ, ou de rire de la

cocasserie des monstres, de rougir de líindÈcence des fleurs et

díÈprouver un irrÈsistible dÈsir díaller embrasser le dromadaire et le

crapaud quíelle appelait: ´chÈrisª. Et ces affectations contrastaient

avec la sincÈritÈ de certaines de ses dÈvotions, notamment ‡

Notre-Dame du Laghet qui líavait jadis, quand elle habitait Nice,

guÈrie díune maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle

une mÈdaille díor ‡ laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.

Odette fit ‡ Swann ´sonª thÈ, lui demanda: ´Citron ou crËme?ª et comme

il rÈpondit ´crËmeª, lui dit en riant: ´Un nuage!ª Et comme il le

trouvait bon: ´Vous voyez que je sais ce que vous aimez.ª Ce thÈ en

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effet avait paru ‡ Swann quelque chose de prÈcieux comme ‡ elle-mÍme

et líamour a tellement besoin de se trouver une justification, une

garantie de durÈe, dans des plaisirs qui au contraire sans lui níen

seraient pas et finissent avec lui, que quand il líavait quittÈe ‡

sept heures pour rentrer chez lui síhabiller, pendant tout le trajet

quíil fit dans son coupÈ, ne pouvant contenir la joie que cet

aprËs-midi lui avait causÈe, il se rÈpÈtait: ´Ce serait bien agrÈable

díavoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette

chose si rare, du bon thÈ.ª Une heure aprËs, il reÁut un mot díOdette,

et reconnut tout de suite cette grande Ècriture dans laquelle une

affectation de raideur britannique imposait une apparence de

discipline ‡ des caractËres informes qui eussent signifiÈ peut-Ítre

pour des yeux moins prÈvenus le dÈsordre de la pensÈe, líinsuffisance

de líÈducation, le manque de franchise et de volontÈ. Swann avait

oubliÈ son Ètui ‡ cigarettes chez Odette. ´Que níy avez-vous oubliÈ

aussi votre cúur, je ne vous aurais pas laissÈ le reprendre.ª

Une seconde visite quíil lui fit eut plus díimportance peut-Ítre. En

se rendant chez elle ce jour-l‡ comme chaque fois quíil devait la voir

díavance, il se la reprÈsentait; et la nÈcessitÈ o? il Ètait pour

trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et

fraÓches, les joues quíelle avait si souvent jaunes, languissantes,

parfois piquÈes de petits points rouges, líaffligeait comme une preuve

que líidÈal est inaccessible et le bonheur mÈdiocre. Il lui apportait

une gravure quíelle dÈsirait voir. Elle Ètait un peu souffrante; elle

le reÁut en peignoir de crÍpe de Chine mauve, ramenant sur sa

poitrine, comme un manteau, une Ètoffe richement brodÈe. Debout ‡ cÙtÈ

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de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux quíelle avait

dÈnouÈs, flÈchissant une jambe dans une attitude lÈgËrement dansante

pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure quíelle

regardait, en inclinant la tÍte, de ses grands yeux, si fatiguÈs et

maussades quand elle ne síanimait pas, elle frappa Swann par sa

ressemblance avec cette figure de ZÈphora, la fille de JÈthro, quíon

voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu

ce go?t particulier díaimer ‡ retrouver dans la peinture des maÓtres

non pas seulement les caractËres gÈnÈraux de la rÈalitÈ qui nous

entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de

gÈnÈralitÈ, les traits individuels des visages que nous connaissons:

ainsi, dans la matiËre díun buste du doge Loredan par Antoine Rizzo,

la saillie des pommettes, líobliquitÈ des sourcils, enfin la

ressemblance criante de son cocher RÈmi; sous les couleurs díun

Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,

líenvahissement du gras de la joue par líimplantation des premiers

poils des favoris, la cassure du nez, la pÈnÈtration du regard, la

congestion des paupiËres du docteur du Boulbon. Peut-Ítre ayant

toujours gardÈ un remords díavoir bornÈ sa vie aux relations

mondaines, ‡ la conversation, croyait-il trouver une sorte díindulgent

pardon ‡ lui accordÈ par les grands artistes, dans ce fait quíils

avaient eux aussi considÈrÈ avec plaisir, fait entrer dans leur úuvre,

de tels visages qui donnent ‡ celle-ci un singulier certificat de

rÈalitÈ et de vie, une saveur moderne; peut-Ítre aussi síÈtait-il

tellement laissÈ gagner par la frivolitÈ des gens du monde quíil

Èprouvait le besoin de trouver dans une úuvre ancienne ces allusions

anticipÈes et rajeunissantes ‡ des noms propres díaujourdíhui.

Peut-Ítre au contraire avait-il gardÈ suffisamment une nature

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díartiste pour que ces caractÈristiques individuelles lui causassent

du plaisir en prenant une signification plus gÈnÈrale, dËs quíil les

apercevait dÈracinÈes, dÈlivrÈes, dans la ressemblance díun portrait

plus ancien avec un original quíil ne reprÈsentait pas. Quoi quíil en

soit et peut-Ítre parce que la plÈnitude díimpressions quíil avait

depuis quelque temps et bien quíelle lui f?t venue plutÙt avec líamour

de la musique, avait enrichi mÍme son go?t pour la peinture, le

plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence

durable, quíil trouva ‡ ce moment-l‡ dans la ressemblance díOdette

avec la ZÈphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus

volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci

Èvoque au lieu de líúuvre vÈritable du peintre líidÈe banale et fausse

qui síen est vulgarisÈe. Il níestima plus le visage díOdette selon la

plus ou moins bonne qualitÈ de ses joues et díaprËs la douceur

purement carnÈe quíil supposait devoir leur trouver en les touchant

avec ses lËvres si jamais il osait líembrasser, mais comme un Ècheveau

de lignes subtiles et belles que ses regards dÈvidËrent, poursuivant

la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque ‡

líeffusion des cheveux et ‡ la flexion des paupiËres, comme en un

portrait díelle en lequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son

visage et dans son corps, que dËs lors il chercha toujours ‡ y

retrouver soit quíil f?t auprËs díOdette, soit quíil pens‚t seulement

‡ elle, et bien quíil ne tÓnt sans doute au chef-díúuvre florentin que

parce quíil le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui

confÈrait ‡ elle aussi une beautÈ, la rendait plus prÈcieuse. Swann se

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reprocha díavoir mÈconnu le prix díun Ítre qui e?t paru adorable au

grand Sandro, et il se fÈlicita que le plaisir quíil avait ‡ voir

Odette trouv‚t une justification dans sa propre culture esthÈtique. Il

se dit quíen associant la pensÈe díOdette ‡ ses rÍves de bonheur il ne

síÈtait pas rÈsignÈ ‡ un pis-aller aussi imparfait quíil líavait cru

jusquíici, puisquíelle contentait en lui ses go?ts díart les plus

raffinÈs. Il oubliait quíOdette níÈtait pas plus pour cela une femme

selon son dÈsir, puisque prÈcisÈment son dÈsir avait toujours ÈtÈ

orientÈ dans un sens opposÈ ‡ ses go?ts esthÈtiques. Le mot dí´úuvre

florentineª rendit un grand service ‡ Swann. Il lui permit, comme un

titre, de faire pÈnÈtrer líimage díOdette dans un monde de rÍves, o?

elle níavait pas eu accËs jusquíici et o? elle síimprÈgna de noblesse.

Et tandis que la vue purement charnelle quíil avait eue de cette

femme, en renouvelant perpÈtuellement ses doutes sur la qualitÈ de son

visage, de son corps, de toute sa beautÈ, affaiblissait son amour, ces

doutes furent dÈtruits, cet amour assurÈ quand il eut ‡ la place pour

base les donnÈes díune esthÈtique certaine; sans compter que le baiser

et la possession qui semblaient naturels et mÈdiocres síils lui

Ètaient accordÈs par une chair abÓmÈe, venant couronner líadoration

díune piËce de musÈe, lui parurent devoir Ítre surnaturels et

dÈlicieux.

Et quand il Ètait tentÈ de regretter que depuis des mois il ne fÓt

plus que voir Odette, il se disait quíil Ètait raisonnable de donner

beaucoup de son temps ‡ un chef-díúuvre inestimable, coulÈ pour une

fois dans une matiËre diffÈrente et particuliËrement savoureuse, en un

exemplaire rarissime quíil contemplait tantÙt avec líhumilitÈ, la

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spiritualitÈ et le dÈsintÈressement díun artiste, tantÙt avec

líorgueil, líÈgoÔsme et la sensualitÈ díun collectionneur.

Il plaÁa sur sa table de travail, comme une photographie díOdette, une

reproduction de la fille de JÈthro. Il admirait les grands yeux, le

dÈlicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles

merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguÈes, et adaptant ce

quíil trouvait beau jusque-l‡ díune faÁon esthÈtique ‡ líidÈe díune

femme vivante, il le transformait en mÈrites physiques quíil se

fÈlicitait de trouver rÈunis dans un Ítre quíil pourrait possÈder.

Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-díúuvre que nous

regardons, maintenant quíil connaissait líoriginal charnel de la fille

de JÈthro, elle devenait un dÈsir qui supplÈa dÈsormais ‡ celui que le

corps díOdette ne lui avait pas díabord inspirÈ. Quand il avait

regardÈ longtemps ce Botticelli, il pensait ‡ son Botticelli ‡ lui

quíil trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie

de ZÈphora, il croyait serrer Odette contre son cúur.

Et cependant ce níÈtait pas seulement la lassitude díOdette quíil

síingÈniait ‡ prÈvenir, cíÈtait quelquefois aussi la sienne propre;

sentant que depuis quíOdette avait toutes facilitÈs pour le voir, elle

semblait níavoir pas grandíchose ‡ lui dire, il craignait que les

faÁons un peu insignifiantes, monotones, et comme dÈfinitivement

fixÈes, qui Ètaient maintenant les siennes quand ils Ètaient ensemble,

ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque díun jour o? elle

voudrait dÈclarer sa passion, qui seul líavait rendu et gardÈ

amoureux. Et pour renouveler un peu líaspect moral, trop figÈ,

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díOdette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui Ècrivait tout

díun coup une lettre pleine de dÈceptions feintes et de colËres

simulÈes quíil lui faisait porter avant le dÓner. Il savait quíelle

allait Ítre effrayÈe, lui rÈpondre et il espÈrait que dans la

contraction que la peur de le perdre ferait subir ‡ son ‚me,

jailliraient des mots quíelle ne lui avait encore jamais dits; et en

effet cíest de cette faÁon quíil avait obtenu les lettres les plus

tendres quíelle lui e?t encore Ècrites dont líune, quíelle lui avait

fait porter ‡ midi de la ´Maison DorÈeª (cíÈtait le jour de la fÍte de

Paris-Murcie donnÈe pour les inondÈs de Murcie), commenÁait par ces

mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort que je peux ‡ peine Ècrireª,

et quíil avait gardÈe dans le mÍme tiroir que la fleur sÈchÈe du

chrysanthËme. Ou bien si elle níavait pas eu le temps de lui Ècrire,

quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement ‡ lui et

lui dirait: ´Jíai ‡ vous parlerª, et il contemplerait avec curiositÈ

sur son visage et dans ses paroles ce quíelle lui avait cachÈ

jusque-l‡ de son cúur.

Rien quíen approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,

ÈclairÈes par des lampes, les grandes fenÍtres dont on ne fermait

jamais les volets, il síattendrissait en pensant ‡ líÍtre charmant

quíil allait voir Èpanoui dans leur lumiËre díor. Parfois les ombres

des invitÈs se dÈtachaient minces et noires, en Ècran, devant les

lampes, comme ces petites gravures quíon intercale de place en place

dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que

clartÈ. Il cherchait ‡ distinguer la silhouette díOdette. Puis, dËs

quíil Ètait arrivÈ, sans quíil síen rendit compte, ses yeux brillaient

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díune telle joie que M. Verdurin disait au peintre: ´Je crois que Áa

chauffe.ª Et la prÈsence díOdette ajoutait en effet pour Swann ‡ cette

maison ce dont níÈtait pourvue aucune de celles o? il Ètait reÁu: une

sorte díappareil sensitif, de rÈseau nerveux qui se ramifiait dans

toutes les piËces et apportait des excitations constantes ‡ son cúur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social quíÈtait le

petit ´clanª prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous

quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indiffÈrence ‡

la voir, ou mÍme un dÈsir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas

courir de grands risques, puisque, quoi quíil lui e?t Ècrit dans la

journÈe, il la verrait forcÈment le soir et la ramËnerait chez elle.

Mais une fois quíayant songÈ avec maussaderie ‡ cet inÈvitable retour

ensemble, il avait emmenÈ jusquíau bois sa jeune ouvriËre pour

retarder le moment díaller chez les Verdurin, il arriva chez eux si

tard quíOdette, croyant quíil ne viendrait plus, Ètait partie. En

voyant quíelle níÈtait plus dans le salon, Swann ressentit une

souffrance au cúur; il tremblait díÍtre privÈ díun plaisir quíil

mesurait pour la premiËre fois, ayant eu jusque-l‡ cette certitude de

le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous

diminue ou mÍme nous empÍche díapercevoir aucunement leur grandeur.

ó´As-tu vu la tÍte quíil a fait quand il síest aperÁu quíelle níÈtait

pas l‡? dit M. Verdurin ‡ sa femme, je crois quíon peut dire quíil est

pincÈ!ª

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ó´La tÍte quíil a fait?ª demanda avec violence le docteur Cottard qui,

Ètant allÈ un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne

savait pas de qui on parlait.

ó´Comment vous níavez pas rencontrÈ devant la porte le plus beau des

Swannª?

ó´Non. M. Swann est venuª?

óOh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann trËs agitÈ, trËs

nerveux. Vous comprenez, Odette Ètait partie.

ó´Vous voulez dire quíelle est du dernier bien avec lui, quíelle lui a

fait voir líheure du bergerª, dit le docteur, expÈrimentant avec

prudence le sens de ces expressions.

ó´Mais non, il níy a absolument rien, et entre nous, je trouve quíelle

a bien tort et quíelle se conduit comme une fameuse cruche, quíelle

est du reste.ª

ó´Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, quíest-ce que tu en sais quíil níy a

rien, nous níavons pas ÈtÈ y voir, níest-ce pas.ª

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ó´A moi, elle me líaurait dit, rÈpliqua fiËrement Mme Verdurin. Je

vous dis quíelle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle

nía plus personne en ce moment, je lui ai dit quíelle devrait coucher

avec lui. Elle prÈtend quíelle ne peut pas, quíelle a bien eu un fort

bÈguin pour lui mais quíil est timide avec elle, que cela líintimide ‡

son tour, et puis quíelle ne líaime pas de cette maniËre-l‡, que cíest

un Ítre idÈal, quíelle a peur de dÈflorer le sentiment quíelle a pour

lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce quíil

lui faut.ª

ó´Tu me permettras de ne pas Ítre de ton avis, dit M. Verdurin, il ne

me revient quí‡ demi ce monsieur; je le trouve poseur.ª

Mme Verdurin síimmobilisa, prit une expression inerte comme si elle

Ètait devenue une statue, fiction qui lui permit díÍtre censÈe ne pas

avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait líair

díimpliquer quíon pouvait ´poserª avec eux, donc quíon Ètait ´plus

quíeuxª.

ó´Enfin, síil níy a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur

la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et aprËs tout, on ne

peut rien dire, puisquíil a líair de la croire intelligente. Je ne

sais si tu as entendu ce quíil lui dÈbitait líautre soir sur la sonate

de Vinteuil; jíaime Odette de tout mon cúur, mais pour lui faire des

thÈories díesthÈtique, il faut tout de mÍme Ítre un fameux jobard!ª

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ó´Voyons, ne dites pas du mal díOdette, dit Mme Verdurin en faisant

líenfant. Elle est charmante.ª

ó´Mais cela ne líempÍche pas díÍtre charmante; nous ne disons pas du

mal díelle, nous disons que ce níest pas une vertu ni une

intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que Áa ‡ ce

quíelle soit vertueuse? Elle serait peut-Ítre beaucoup moins

charmante, qui sait?ª

Sur le palier, Swann avait ÈtÈ rejoint par le maÓtre díhÙtel qui ne se

trouvait pas l‡ au moment o? il Ètait arrivÈ et avait ÈtÈ chargÈ par

Odette de lui dire,ómais il y avait bien une heure dÈj‡,óau cas o? il

viendrait encore, quíelle irait probablement prendre du chocolat chez

PrÈvost avant de rentrer. Swann partit chez PrÈvost, mais ‡ chaque pas

sa voiture Ètait arrÍtÈe par díautres ou par des gens qui

traversaient, odieux obstacles quíil e?t ÈtÈ heureux de renverser si

le procËs-verbal de líagent ne líe?t retardÈ plus encore que le

passage du piÈton. Il comptait le temps quíil mettait, ajoutait

quelques secondes ‡ toutes les minutes pour Ítre s?r de ne pas les

avoir faites trop courtes, ce qui lui e?t laissÈ croire plus grande

quíelle níÈtait en rÈalitÈ sa chance díarriver assez tÙt et de trouver

encore Odette. Et ‡ un moment, comme un fiÈvreux qui vient de dormir

et qui prend conscience de líabsurditÈ des rÍvasseries quíil ruminait

sans se distinguer nettement díelles, Swann tout díun coup aperÁut en

lui líÈtrangetÈ des pensÈes quíil roulait depuis le moment o? on lui

avait dit chez les Verdurin quíOdette Ètait dÈj‡ partie, la nouveautÈ

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de la douleur au cúur dont il souffrait, mais quíil constata seulement

comme síil venait de síÈveiller. Quoi? toute cette agitation parce

quíil ne verrait Odette que demain, ce que prÈcisÈment il avait

souhaitÈ, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut

bien obligÈ de constater que dans cette mÍme voiture qui líemmenait

chez PrÈvost, il níÈtait plus le mÍme, et quíil níÈtait plus seul,

quíun Ítre nouveau Ètait l‡ avec lui, adhÈrent, amalgamÈ ‡ lui, duquel

il ne pourrait peut-Ítre pas se dÈbarrasser, avec qui il allait Ítre

obligÈ díuser de mÈnagements comme avec un maÓtre ou avec une maladie.

Et pourtant depuis un moment quíil sentait quíune nouvelle personne

síÈtait ainsi ajoutÈe ‡ lui, sa vie lui paraissait plus intÈressante.

Cíest ‡ peine síil se disait que cette rencontre possible chez PrÈvost

(de laquelle líattente saccageait, dÈnudait ‡ ce point les moments qui

la prÈcÈdaient quíil ne trouvait plus une seule idÈe, un seul souvenir

derriËre lequel il p?t faire reposer son esprit), il Ètait probable

pourtant, si elle avait lieu, quíelle serait comme les autres, fort

peu de chose. Comme chaque soir, dËs quíil serait avec Odette, jetant

furtivement sur son changeant visage un regard aussitÙt dÈtournÈ de

peur quíelle níy vÓt líavance díun dÈsir et ne cr?t plus ‡ son

dÈsintÈressement, il cesserait de pouvoir penser ‡ elle, trop occupÈ ‡

trouver des prÈtextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de

suite et de síassurer, sans avoir líair díy tenir, quíil la

retrouverait le lendemain chez les Verdurin: cíest-‡-dire de prolonger

pour líinstant et de renouveler un jour de plus la dÈception et la

torture que lui apportait la vaine prÈsence de cette femme quíil

approchait sans oser líÈtreindre.

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Elle níÈtait pas chez PrÈvost; il voulut chercher dans tous les

restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant quíil

visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher RÈmi (le doge

Loredan de Rizzo) quíil alla attendre ensuiteóníayant rien trouvÈ

lui-mÍmeó‡ líendroit quíil lui avait dÈsignÈ. La voiture ne revenait

pas et Swann se reprÈsentait le moment qui approchait, ‡ la fois comme

celui o? RÈmi lui dirait: ´Cette dame est l‡ª, et comme celui o? RÈmi

lui dirait, ´cette dame níÈtait dans aucun des cafÈs.ª Et ainsi il

voyait la fin de la soirÈe devant lui, une et pourtant alternative,

prÈcÈdÈe soit par la rencontre díOdette qui abolirait son angoisse,

soit, par le renoncement forcÈ ‡ la trouver ce soir, par líacceptation

de rentrer chez lui sans líavoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment o? il síarrÍta devant Swann,

celui-ci ne lui dit pas: ´Avez-vous trouvÈ cette dame?ª mais:

´Faites-moi donc penser demain ‡ commander du bois, je crois que la

provision doit commencer ‡ síÈpuiser.ª Peut-Ítre se disait-il que si

RÈmi avait trouvÈ Odette dans un cafÈ o? elle líattendait, la fin de

la soirÈe nÈfaste Ètait dÈj‡ anÈantie par la rÈalisation commencÈe de

la fin de soirÈe bienheureuse et quíil níavait pas besoin de se

presser díatteindre un bonheur capturÈ et en lieu s?r, qui ne

síÈchapperait plus. Mais aussi cíÈtait par force díinertie; il avait

dans lí‚me le manque de souplesse que certains Ítres ont dans le

corps, ceux-l‡ qui au moment díÈviter un choc, díÈloigner une flamme

de leur habit, díaccomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,

commencent par rester une seconde dans la situation o? ils Ètaient

auparavant comme pour y trouver leur point díappui, leur Èlan. Et sans

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doute si le cocher líavait interrompu en lui disant: ´Cette dame est

l‡ª, il eut rÈpondu: ´Ah! oui, cíest vrai, la course que je vous avais

donnÈe, tiens je níaurais pas cruª, et aurait continuÈ ‡ lui parler

provision de bois pour lui cacher líÈmotion quíil avait eue et se

laisser ‡ lui-mÍme le temps de rompre avec líinquiÈtude et de se

donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire quíil ne líavait trouvÈe nulle part, et

ajouta son avis, en vieux serviteur:

óJe crois que Monsieur nía plus quí‡ rentrer.

Mais líindiffÈrence que Swann jouait facilement quand RÈmi ne pouvait

plus rien changer ‡ la rÈponse quíil apportait tomba, quand il le vit

essayer de le faire renoncer ‡ son espoir et ‡ sa recherche:

ó´Mais pas du tout, síÈcria-t-il, il faut que nous trouvions cette

dame; cíest de la plus haute importance. Elle serait extrÍmement

ennuyÈe, pour une affaire, et froissÈe, si elle ne míavait pas vu.ª

ó´Je ne vois pas comment cette dame pourrait Ítre froissÈe, rÈpondit

RÈmi, puisque cíest elle qui est partie sans attendre Monsieur,

quíelle a dit quíelle allait chez PrÈvost et quíelle níy Ètait pas,ª

Díailleurs on commenÁait ‡ Èteindre partout. Sous les arbres des

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boulevards, dans une obscuritÈ mystÈrieuse, les passants plus rares

erraient, ‡ peine reconnaissables. Parfois líombre díune femme qui

síapprochait de lui, lui murmurant un mot ‡ líoreille, lui demandant

de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frÙlait anxieusement tous ces

corps obscurs comme si parmi les fantÙmes des morts, dans le royaume

sombre, il e?t cherchÈ Eurydice.

De tous les modes de production de líamour, de tous les agents de

dissÈmination du mal sacrÈ, il est bien líun des plus efficaces, ce

grand souffle díagitation qui parfois passe sur nous. Alors líÍtre

avec qui nous nous plaisons ‡ ce moment-l‡, le sort en est jetÈ, cíest

lui que nous aimerons. Il níest mÍme pas besoin quíil nous pl?t

jusque-l‡ plus ou mÍme autant que díautres. Ce quíil fallait, cíest

que notre go?t pour lui devint exclusif. Et cette condition-l‡ est

rÈalisÈe quandó‡ ce moment o? il nous fait dÈfautó‡ la recherche des

plaisirs que son agrÈment nous donnait, síest brusquement substituÈ en

nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet Ítre mÍme, un besoin

absurde, que les lois de ce monde rendent impossible ‡ satisfaire et

difficile ‡ guÈriróle besoin insensÈ et douloureux de le possÈder.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; cíest la seule

hypothËse du bonheur quíil avait envisagÈe avec calme; il ne cachait

plus maintenant son agitation, le prix quíil attachait ‡ cette

rencontre et il promit en cas de succËs une rÈcompense ‡ son cocher,

comme si en lui inspirant le dÈsir de rÈussir qui viendrait síajouter

‡ celui quíil en avait lui-mÍme, il pouvait faire quíOdette, au cas o?

elle f?t dÈj‡ rentrÈe se coucher, se trouv‚t pourtant dans un

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restaurant du boulevard. Il poussa jusquí‡ la Maison DorÈe, entra deux

fois chez Tortoni et, sans líavoir vue davantage, venait de ressortir

du CafÈ Anglais, marchant ‡ grands pas, líair hagard, pour rejoindre

sa voiture qui líattendait au coin du boulevard des Italiens, quand il

heurta une personne qui venait en sens contraire: cíÈtait Odette; elle

lui expliqua plus tard que níayant pas trouvÈ de place chez PrÈvost,

elle Ètait allÈe souper ‡ la Maison DorÈe dans un enfoncement o? il ne

líavait pas dÈcouverte, et elle regagnait sa voiture.

Elle síattendait si peu ‡ le voir quíelle eut un mouvement díeffroi.

Quant ‡ lui, il avait couru Paris non parce quíil croyait possible de

la rejoindre, mais parce quíil lui Ètait trop cruel díy renoncer. Mais

cette joie que sa raison níavait cessÈ díestimer, pour ce soir,

irrÈalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus rÈelle; car, il

níy avait pas collaborÈ par la prÈvision des vraisemblances, elle lui

restait extÈrieure; il níavait pas besoin de tirer de son esprit pour

la lui fournir,ócíest díelle-mÍme quíÈmanait, cíest elle-mÍme qui

projetait vers luiócette vÈritÈ qui rayonnait au point de dissiper

comme un songe líisolement quíil avait redoutÈ, et sur laquelle il

appuyait, il reposait, sans penser, sa rÍverie heureuse. Ainsi un

voyageur arrivÈ par un beau temps au bord de la MÈditerranÈe,

incertain de líexistence des pays quíil vient de quitter, laisse

Èblouir sa vue, plutÙt quíil ne leur jette des regards, par les rayons

quíÈmet vers lui líazur lumineux et rÈsistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture quíelle avait et dit ‡ la sienne de

suivre.

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Elle tenait ‡ la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa

fanchon de dentelle, quíelle avait dans les cheveux des fleurs de

cette mÍme orchidÈe attachÈes ‡ une aigrette en plumes de cygnes. Elle

Ètait habillÈe sous sa mantille, díun flot de velours noir qui, par un

rattrapÈ oblique, dÈcouvrait en un large triangle le bas díune jupe de

faille blanche et laissait voir un empiËcement, Ègalement de faille

blanche, ‡ líouverture du corsage dÈcolletÈ, o? Ètaient enfoncÈes

díautres fleurs de catleyas. Elle Ètait ‡ peine remise de la frayeur

que Swann lui avait causÈe quand un obstacle fit faire un Ècart au

cheval. Ils furent vivement dÈplacÈs, elle avait jetÈ un cri et

restait toute palpitante, sans respiration.

ó´Ce níest rien, lui dit-il, níayez pas peur.ª

Et il la tenait par líÈpaule, líappuyant contre lui pour la maintenir;

puis il lui dit:

óSurtout, ne me parlez pas, ne me rÈpondez que par signes pour ne pas

vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gÍne pas que je remette

droites les fleurs de votre corsage qui ont ÈtÈ dÈplacÈes par le choc.

Jíai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui níavait pas ÈtÈ habituÈe ‡ voir les hommes faire tant de

faÁons avec elle, dit en souriant:

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ó´Non, pas du tout, Áa ne me gÍne pas.ª

Mais lui, intimidÈ par sa rÈponse, peut-Ítre aussi pour avoir líair

díavoir ÈtÈ sincËre quand il avait pris ce prÈtexte, ou mÍme,

commenÁant dÈj‡ ‡ croire quíil líavait ÈtÈ, síÈcria:

ó´Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,

vous pouvez bien me rÈpondre par gestes, je vous comprendrai bien.

SincËrement je ne vous gÍne pas? Voyez, il y a un peu... je pense que

cíest du pollen qui síest rÈpandu sur vous, vous permettez que je

líessuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop

brutal? Je vous chatouille peut-Ítre un peu? mais cíest que je ne

voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.

Mais, voyez-vous, il Ètait vraiment nÈcessaire de les fixer ils

seraient tombÈs; et comme cela, en les enfonÁant un peu moi-mÍme...

SÈrieusement, je ne vous suis pas dÈsagrÈable? Et en les respirant

pour voir síils níont vraiment pas díodeur non plus? Je níen ai jamais

senti, je peux? dites la vÈritÈ.ª?

Souriant, elle haussa lÈgËrement les Èpaules, comme pour dire ´vous

Ítes fou, vous voyez bien que Áa me plaÓtª.

Il Èlevait son autre main le long de la joue díOdette; elle le regarda

fixement, de líair languissant et grave quíont les femmes du maÓtre

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florentin avec lesquelles il lui avait trouvÈ de la ressemblance;

amenÈs au bord des paupiËres, ses yeux brillants, larges et minces,

comme les leurs, semblaient prÍts ‡ se dÈtacher ainsi que deux larmes.

Elle flÈchissait le cou comme on leur voit faire ‡ toutes, dans les

scËnes paÔennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude

qui sans doute lui Ètait habituelle, quíelle savait convenable ‡ ces

moments-l‡ et quíelle faisait attention ‡ ne pas oublier de prendre,

elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,

comme si une force invisible líe?t attirÈ vers Swann. Et ce fut Swann,

qui, avant quíelle le laiss‚t tomber, comme malgrÈ elle, sur ses

lËvres, le retint un instant, ‡ quelque distance, entre ses deux

mains. Il avait voulu laisser ‡ sa pensÈe le temps díaccourir, de

reconnaÓtre le rÍve quíelle avait si longtemps caressÈ et díassister ‡

sa rÈalisation, comme une parente quíon appelle pour prendre sa part

du succËs díun enfant quíelle a beaucoup aimÈ. Peut-Ítre aussi Swann

attachait-il sur ce visage díOdette non encore possÈdÈe, ni mÍme

encore embrassÈe par lui, quíil voyait pour la derniËre fois, ce

regard avec lequel, un jour de dÈpart, on voudrait emporter un paysage

quíon va quitter pour toujours.

Mais il Ètait si timide avec elle, quíayant fini par la possÈder ce

soir-l‡, en commenÁant par arranger ses catleyas, soit crainte de la

froisser, soit peur de paraÓtre rÈtrospectivement avoir menti, soit

manque díaudace pour formuler une exigence plus grande que celle-l‡

(quíil pouvait renouveler puisquíelle níavait pas fichÈ Odette la

premiËre fois), les jours suivants il usa du mÍme prÈtexte. Si elle

avait des catleyas ‡ son corsage, il disait: ´Cíest malheureux, ce

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soir, les catleyas níont pas besoin díÍtre arrangÈs, ils níont pas ÈtÈ

dÈplacÈs comme líautre soir; il me semble pourtant que celui-ci níest

pas trËs droit. Je peux voir síils ne sentent pas plus que les

autres?ª Ou bien, si elle níen avait pas: ´Oh! pas de catleyas ce

soir, pas moyen de me livrer ‡ mes petits arrangements.ª De sorte que,

pendant quelque temps, ne fut pas changÈ líordre quíil avait suivi le

premier soir, en dÈbutant par des attouchements de doigts et de lËvres

sur la gorge díOdette et que ce fut par eux encore que commenÁaient

chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand líarrangement (ou

le simulacre díarrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombÈ

en dÈsuÈtude, la mÈtaphore ´faire catleyaª, devenue un simple vocable

quíils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier líacte

de la possession physiqueóo? díailleurs líon ne possËde rien,ósurvÈcut

dans leur langage, o? elle le commÈmorait, ‡ cet usage oubliÈ. Et

peut-Ítre cette maniËre particuliËre de dire ´faire líamourª ne

signifiait-elle pas exactement la mÍme chose que ses synonymes. On a

beau Ítre blasÈ sur les femmes, considÈrer la possession des plus

diffÈrentes comme toujours la mÍme et connue díavance, elle devient au

contraire un plaisir nouveau síil síagit de femmes assez difficilesóou

crues telles par nousópour que nous soyons obligÈs de la faire naÓtre

de quelque Èpisode imprÈvu de nos relations avec elles, comme avait

ÈtÈ la premiËre fois pour Swann líarrangement des catleyas. Il

espÈrait en tremblant, ce soir-l‡ (mais Odette, se disait-il, si elle

Ètait dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que cíÈtait la

possession de cette femme qui allait sortir díentre leurs larges

pÈtales mauves; et le plaisir quíil Èprouvait dÈj‡ et quíOdette ne

tolÈrait peut-Ítre, pensait-il, que parce quíelle ne líavait pas

reconnu, lui semblait, ‡ cause de celaócomme il put paraÓtre au

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premier homme qui le go?ta parmi les fleurs du paradis terrestreóun

plaisir qui níavait pas existÈ jusque-l‡, quíil cherchait ‡ crÈer, un

plaisiróainsi que le nom spÈcial quíil lui donna en garda la

traceóentiËrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il líavait ramenÈe chez elle, il

fallait quíil entr‚t et souvent elle ressortait en robe de chambre et

le conduisait jusquí‡ sa voiture, líembrassait aux yeux du cocher,

disant: ´Quíest-ce que cela peut me faire, que me font les autres?ª

Les soirs o? il níallait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait

parfois depuis quíil pouvait la voir autrement), les soirs de plus en

plus rares o? il allait dans le monde, elle lui demandait de venir

chez elle avant de rentrer, quelque heure quíil f?t. CíÈtait le

printemps, un printemps pur et glacÈ. En sortant de soirÈe, il montait

dans sa victoria, Ètendait une couverture sur ses jambes, rÈpondait

aux amis qui síen allaient en mÍme temps que lui et lui demandaient de

revenir avec eux quíil ne pouvait pas, quíil níallait pas du mÍme

cÙtÈ, et le cocher partait au grand trot sachant o? on allait. Eux

síÈtonnaient, et de fait, Swann níÈtait plus le mÍme. On ne recevait

plus jamais de lettre de lui o? il demand‚t ‡ connaÓtre une femme. Il

ne faisait plus attention ‡ aucune, síabstenait díaller dans les

endroits o? on en rencontre. Dans un restaurant, ‡ la campagne, il

avait líattitude inversÈe de celle ‡ quoi, hier encore, on líe?t

reconnu et qui avait semblÈ devoir toujours Ítre la sienne. Tant une

passion est en nous comme un caractËre momentanÈ et diffÈrent qui se

substitue ‡ líautre et abolit les signes jusque-l‡ invariables par

lesquels il síexprimait! En revanche ce qui Ètait invariable

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maintenant, cíÈtait que o? que Swann se trouv‚t, il ne manqu‚t pas

díaller rejoindre Odette. Le trajet qui le sÈparait díelle Ètait celui

quíil parcourait inÈvitablement et comme la pente mÍme irrÈsistible et

rapide de sa vie. A vrai dire, souvent restÈ tard dans le monde, il

aurait mieux aimÈ rentrer directement chez lui sans faire cette longue

course et ne la voir que le lendemain; mais le fait mÍme de se

dÈranger ‡ une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les

amis qui le quittaient se disaient: ´Il est trËs tenu, il y a

certainement une femme qui le force ‡ aller chez elle ‡ níimporte

quelle heureª, lui faisait sentir quíil menait la vie des hommes qui

ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice

quíils font de leur repos et de leurs intÈrÍts ‡ une rÍverie

voluptueuse fait naÓtre un charme intÈrieur. Puis sans quíil síen

rendÓt compte, cette certitude quíelle líattendait, quíelle níÈtait

pas ailleurs avec díautres, quíil ne reviendrait pas sans líavoir vue,

neutralisait cette angoisse oubliÈe mais toujours prÍte ‡ renaÓtre

quíil avait ÈprouvÈe le soir o? Odette níÈtait plus chez les Verdurin

et dont líapaisement actuel Ètait si doux que cela pouvait síappeler

du bonheur. Peut-Ítre Ètait-ce ‡ cette angoisse quíil Ètait redevable

de líimportance quíOdette avait prise pour lui. Les Ítres nous sont

díhabitude si indiffÈrents, que quand nous avons mis dans líun díeux

de telles possibilitÈs de souffrance et de joie, pour nous il nous

semble appartenir ‡ un autre univers, il síentoure de poÈsie, il fait

de notre vie comme une Ètendue Èmouvante o? il sera plus ou moins

rapprochÈ de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce

quíOdette deviendrait pour lui dans les annÈes qui allaient venir.

Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la

lune brillante qui rÈpandait sa clartÈ entre ses yeux et les rues

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dÈsertes, il pensait ‡ cette autre figure claire et lÈgËrement rosÈe

comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensÈe et,

depuis projetait sur le monde la lumiËre mystÈrieuse dans laquelle il

le voyait. Síil arrivait aprËs líheure o? Odette envoyait ses

domestiques se coucher, avant de sonner ‡ la porte du petit jardin, il

allait díabord dans la rue, o? donnait au rez-de-chaussÈe, entre les

fenÍtres toutes pareilles, mais obscures, des hÙtels contigus, la

fenÍtre, seule ÈclairÈe, de sa chambre. Il frappait au carreau, et

elle, avertie, rÈpondait et allait líattendre de líautre cÙtÈ, ‡ la

porte díentrÈe. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des

morceaux quíelle prÈfÈrait: la Valse des Roses ou Pauvre fou de

Tagliafico (quíon devait, selon sa volontÈ Ècrite, faire exÈcuter ‡

son enterrement), il lui demandait de jouer ‡ la place la petite

phrase de la sonate de Vinteuil, bien quíOdette jou‚t fort mal, mais

la vision la plus belle qui nous reste díune úuvre est souvent celle

qui síÈleva au-dessus des sons faux tirÈs par des doigts malhabiles,

díun piano dÈsaccordÈ. La petite phrase continuait ‡ síassocier pour

Swann ‡ líamour quíil avait pour Odette. Il sentait bien que cet

amour, cíÈtait quelque chose qui ne correspondait ‡ rien díextÈrieur,

de constatable par díautres que lui; il se rendait compte que les

qualitÈs díOdette ne justifiaient pas quíil attach‚t tant de prix aux

moments passÈs auprËs díelle. Et souvent, quand cíÈtait líintelligence

positive qui rÈgnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier

tant díintÈrÍts intellectuels et sociaux ‡ ce plaisir imaginaire. Mais

la petite phrase, dËs quíil líentendait, savait rendre libre en lui

líespace qui pour elle Ètait nÈcessaire, les proportions de lí‚me de

Swann síen trouvaient changÈes; une marge y Ètait rÈservÈe ‡ une

jouissance qui elle non plus ne correspondait ‡ aucun objet extÈrieur

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et qui pourtant au lieu díÍtre purement individuelle comme celle de

líamour, síimposait ‡ Swann comme une rÈalitÈ supÈrieure aux choses

concrËtes. Cette soif díun charme inconnu, la petite phrase

líÈveillait en lui, mais ne lui apportait rien de prÈcis pour

líassouvir. De sorte que ces parties de lí‚me de Swann o? la petite

phrase avait effacÈ le souci des intÈrÍts matÈriels, les

considÈrations humaines et valables pour tous, elle les avait laissÈes

vacantes et en blanc, et il Ètait libre díy inscrire le nom díOdette.

Puis ‡ ce que líaffection díOdette pouvait avoir díun peu court et

dÈcevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence

mystÈrieuse. A voir le visage de Swann pendant quíil Ècoutait la

phrase, on aurait dit quíil Ètait en train díabsorber un anesthÈsique

qui donnait plus díamplitude ‡ sa respiration. Et le plaisir que lui

donnait la musique et qui allait bientÙt crÈer chez lui un vÈritable

besoin, ressemblait en effet, ‡ ces moments-l‡, au plaisir quíil

aurait eu ‡ expÈrimenter des parfums, ‡ entrer en contact avec un

monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme

parce que nos yeux ne le perÁoivent pas, sans signification parce

quíil Èchappe ‡ notre intelligence, que nous níatteignons que par un

seul sens. Grand repos, mystÈrieuse rÈnovation pour Swann,ópour lui

dont les yeux quoique dÈlicats amateurs de peinture, dont líesprit

quoique fin observateur de múurs, portaient ‡ jamais la trace

indÈlÈbile de la sÈcheresse de sa vieóde se sentir transformÈ en une

crÈature ÈtrangËre ‡ líhumanitÈ, aveugle, dÈpourvue de facultÈs

logiques, presque une fantastique licorne, une crÈature chimÈrique ne

percevant le monde que par líouÔe. Et comme dans la petite phrase il

cherchait cependant un sens o? son intelligence ne pouvait descendre,

quelle Ètrange ivresse il avait ‡ dÈpouiller son ‚me la plus

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intÈrieure de tous les secours du raisonnement et ‡ la faire passer

seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commenÁait ‡

se rendre compte de tout ce quíil y avait de douloureux, peut-Ítre

mÍme de secrËtement inapaisÈ au fond de la douceur de cette phrase,

mais il ne pouvait pas en souffrir. Quíimportait quíelle lui dÓt que

líamour est fragile, le sien Ètait si fort! Il jouait avec la

tristesse quíelle rÈpandait, il la sentait passer sur lui, mais comme

une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment quíil

avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois ‡

Odette, exigeant quíen mÍme temps elle ne cess‚t pas de líembrasser.

Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps o?

líon aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnent si

pressÈs les uns contre les autres; et líon aurait autant de peine ‡

compter les baisers quíon síest donnÈs pendant une heure que les

fleurs díun champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de

síarrÍter, disant: ´Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me

tiens, je ne peux tout faire ‡ la fois, sache au moins ce que tu veux,

est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caressesª, lui

se f‚chait et elle Èclatait díun rire qui se changeait et retombait

sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait díun air

maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de MoÔse

de Botticelli, il líy situait, il donnait au cou díOdette

líinclinaison nÈcessaire; et quand il líavait bien peinte ‡ la

dÈtrempe, au XVe siËcle, sur la muraille de la Sixtine, líidÈe quíelle

Ètait cependant restÈe l‡, prËs du piano, dans le moment actuel, prÍte

‡ Ítre embrassÈe et possÈdÈe, líidÈe de sa matÈrialitÈ et de sa vie

venait líenivrer avec une telle force que, líúil ÈgarÈ, les m‚choires

tendues comme pour dÈvorer, il se prÈcipitait sur cette vierge de

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Botticelli et se mettait ‡ lui pincer les joues. Puis, une fois quíil

líavait quittÈe, non sans Ítre rentrÈ pour líembrasser encore parce

quíil avait oubliÈ díemporter dans son souvenir quelque particularitÈ

de son odeur ou de ses traits, tandis quíil revenait dans sa victoria,

bÈnissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il

sentait quíelles ne devaient pas lui causer ‡ elle une bien grande

joie, mais qui en le preservant de devenir jaloux,óen lui Ùtant

líoccasion de souffrir de nouveau du mal qui síÈtait dÈclarÈ en lui le

soir o? il ne líavait pas trouvÈe chez les Verdurinólíaideraient ‡

arriver, sans avoir plus díautres de ces crises dont la premiËre avait

ÈtÈ si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures

singuliËres de sa vie, heures presque enchantÈes, ‡ la faÁon de celles

o? il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce

retour, que líastre Ètait maintenant dÈplacÈ par rapport ‡ lui, et

presque au bout de líhorizon, sentant que son amour obÈissait, lui

aussi, ‡ des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette

pÈriode o? il Ètait entrÈ durerait encore longtemps, si bientÙt sa

pensÈe ne verrait plus le cher visage quíoccupant une position

lointaine et diminuÈe, et prËs de cesser de rÈpandre du charme. Car

Swann en trouvait aux choses, depuis quíil Ètait amoureux, comme au

temps o?, adolescent, il se croyait artiste; mais ce níÈtait plus le

mÍme charme, celui-ci cíest Odette seule qui le leur confÈrait. Il

sentait renaÓtre en lui les inspirations de sa jeunesse quíune vie

frivole avait dissipÈes, mais elles portaient toutes le reflet, la

marque díun Ítre particulier; et, dans les longues heures quíil

prenait maintenant un plaisir dÈlicat ‡ passer chez lui, seul avec son

‚me en convalescence, il redevenait peu ‡ peu lui-mÍme, mais ‡ une

autre.

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Il níallait chez elle que le soir, et il ne savait rien de líemploi de

son temps pendant le jour, pas plus que de son passÈ, au point quíil

lui manquait mÍme ce petit renseignement initial qui, en nous

permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne

envie de le connaÓtre. Aussi ne se demandait-il pas ce quíelle pouvait

faire, ni quelle avait ÈtÈ sa vie. Il souriait seulement quelquefois

en pensant quíil y a quelques annÈes, quand il ne la connaissait pas,

on lui avait parlÈ díune femme, qui, síil se rappelait bien, devait

certainement Ítre elle, comme díune fille, díune femme entretenue, une

de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vÈcu

dans leur sociÈtÈ, le caractËre entier, fonciËrement pervers, dont les

dota longtemps líimagination de certains romanciers. Il se disait

quíil níy a souvent quí‡ prendre le contre-pied des rÈputations que

fait le monde pour juger exactement une personne, quand, ‡ un tel

caractËre, il opposait celui díOdette, bonne, naÔve, Èprise díidÈal,

presque si incapable de ne pas dire la vÈritÈ, que, líayant un jour

priÈe, pour pouvoir dÓner seul avec elle, díÈcrire aux Verdurin

quíelle Ètait souffrante, le lendemain, il líavait vue, devant Mme

Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et

reflÈter malgrÈ elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela

lui Ètait de mentir, et, tandis quíelle multipliait dans sa rÈponse

les dÈtails inventÈs sur sa prÈtendue indisposition de la veille,

avoir líair de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa

voix dÈsolÈe de la faussetÈ de ses paroles.

Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans

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líaprËs-midi, interrompre sa rÍverie ou cette Ètude sur Ver Meer ‡

laquelle il síÈtait remis derniËrement. On venait lui dire que Mme de

CrÈcy Ètait dans son petit salon. Il allait líy retrouver, et quand il

ouvrait la porte, au visage rosÈ díOdette, dËs quíelle avait aperÁu

Swann, venaitó, changeant la forme de sa bouche, le regard de ses

yeux, le modelÈ de ses jouesóse mÈlanger un sourire. Une fois seul, il

revoyait ce sourire, celui quíelle avait eu la veille, un autre dont

elle líavait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait ÈtÈ sa

rÈponse, en voiture, quand il lui avait demandÈ síil lui Ètait

dÈsagrÈable en redressant les catleyas; et la vie díOdette pendant le

reste du temps, comme il níen connaissait rien, lui apparaissait avec

son fond neutre et sans couleur, semblable ‡ ces feuilles díÈtudes de

Watteau, o? on voit Á‡ et l‡, ‡ toutes les places, dans tous les sens,

dessinÈs aux trois crayons sur le papier chamois, díinnombrables

sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait

toute vide, si mÍme son esprit lui disait quíelle ne líÈtait pas,

parce quíil ne pouvait pas líimaginer, quelque ami, qui, se doutant

quíils síaimaient, ne se f?t pas risquÈ ‡ lui rien dire díelle que

díinsignifiant, lui dÈcrivait la silhouette díOdette, quíil avait

aperÁue, le matin mÍme, montant ‡ pied la rue Abbatucci dans une

´visiteª garnie de skunks, sous un chapeau ´‡ la Rembrandtª et un

bouquet de violettes ‡ son corsage. Ce simple croquis bouleversait

Swann parce quíil lui faisait tout díun coup apercevoir quíOdette

avait une vie qui níÈtait pas tout entiËre ‡ lui; il voulait savoir ‡

qui elle avait cherchÈ ‡ plaire par cette toilette quíil ne lui

connaissait pas; il se promettait de lui demander o? elle allait, ‡ ce

moment-l‡, comme si dans toute la vie incolore,ópresque inexistante,

parce quíelle lui Ètait invisibleó, de sa maÓtresse, il níy avait

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quíune seule chose en dehors de tous ces sourires adressÈs ‡ lui: sa

dÈmarche sous un chapeau ‡ la Rembrandt, avec un bouquet de violettes

au corsage.

Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse

des Roses, Swann ne cherchait pas ‡ lui faire jouer plutÙt des choses

quíil aim‚t, et pas plus en musique quíen littÈrature, ‡ corriger son

mauvais go?t. Il se rendait bien compte quíelle níÈtait pas

intelligente. En lui disant quíelle aimerait tant quíil lui parl‚t des

grands poËtes, elle síÈtait imaginÈ quíelle allait connaÓtre tout de

suite des couplets hÈroÔques et romanesques dans le genre de ceux du

vicomte de Borelli, en plus Èmouvant encore. Pour Ver Meer de Delft,

elle lui demanda síil avait souffert par une femme, si cíÈtait une

femme qui líavait inspirÈ, et Swann lui ayant avouÈ quíon níen savait

rien, elle síÈtait dÈsintÈressÈe de ce peintre. Elle disait souvent:

´Je crois bien, la poÈsie, naturellement, il níy aurait rien de plus

beau si cíÈtait vrai, si les poËtes pensaient tout ce quíils disent.

Mais bien souvent, il níy a pas plus intÈressÈ que ces gens-l‡. Jíen

sais quelque chose, jíavais une amie qui a aimÈ une espËce de poËte.

Dans ses vers il ne parlait que de líamour, du ciel, des Ètoiles. Ah!

ce quíelle a ÈtÈ refaite! Il lui a croquÈ plus de trois cent mille

francs.ª Si alors Swann cherchait ‡ lui apprendre en quoi consistait

la beautÈ artistique, comment il fallait admirer les vers ou les

tableaux, au bout díun instant, elle cessait díÈcouter, disant:

´Oui... je ne me figurais pas que cíÈtait comme cela.ª Et il sentait

quíelle Èprouvait une telle dÈception quíil prÈfÈrait mentir en lui

disant que tout cela níÈtait rien, que ce níÈtait encore que des

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bagatelles, quíil níavait pas le temps díaborder le fond, quíil y

avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: ´Autre chose?

quoi?... Dis-le alorsª, mais il ne le disait pas, sachant combien cela

lui paraÓtrait mince et diffÈrent de ce quíelle espÈrait, moins

sensationnel et moins touchant, et craignant que, dÈsillusionnÈe de

líart, elle ne le f?t en mÍme temps de líamour.

Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, infÈrieur ‡ ce

quíelle aurait cru. ´Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te

dÈfinir.ª Elle síÈmerveillait davantage de son indiffÈrence ‡

líargent, de sa gentillesse pour chacun, de sa dÈlicatesse. Et il

arrive en effet souvent pour de plus grands que níÈtait Swann, pour un

savant, pour un artiste, quand il níest pas mÈconnu par ceux qui

líentourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la

supÈrioritÈ de son intelligence síest imposÈe ‡ eux, ce níest pas leur

admiration pour ses idÈes, car elles leur Èchappent, mais leur respect

pour sa bontÈ. Cíest aussi du respect quíinspirait ‡ Odette la

situation quíavait Swann dans le monde, mais elle ne dÈsirait pas

quíil cherch‚t ‡ líy faire recevoir. Peut-Ítre sentait-elle quíil ne

pourrait pas y rÈussir, et mÍme craignait-elle, que rien quíen parlant

díelle, il ne provoqu‚t des rÈvÈlations quíelle redoutait. Toujours

est-il quíelle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son

nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde,

lui avait-elle dit, Ètait une brouille quíelle avait eue autrefois

avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal díelle.

Swann objectait: ´Mais tout le monde nía pas connu ton amie.ªó´Mais

si, Áa fait la tache díhuile, le monde est si mÈchant.ª Díune part

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Swann ne comprit pas cette histoire, mais díautre part il savait que

ces propositions: ´Le monde est si mÈchantª, ´un propos calomnieux

fait la tache díhuileª, sont gÈnÈralement tenues pour vraies; il

devait y avoir des cas auxquels elles síappliquaient. Celui díOdette

Ètait-il líun de ceux-l‡? Il se le demandait, mais pas longtemps, car

il Ètait sujet, lui aussi, ‡ cette lourdeur díesprit qui

síappesantissait sur son pËre, quand il se posait un problËme

difficile. Díailleurs, ce monde qui faisait si peur ‡ Odette, ne lui

inspirait peut-Ítre pas de grands dÈsirs, car pour quíelle se le

reprÈsent‚t bien nettement, il Ètait trop ÈloignÈ de celui quíelle

connaissait. Pourtant, tout en Ètant restÈe ‡ certains Ègards vraiment

simple (elle avait par exemple gardÈ pour amie une petite couturiËre

retirÈe dont elle grimpait presque chaque jour líescalier raide,

obscur et fÈtide), elle avait soif de chic, mais ne síen faisait pas

la mÍme idÈe que les gens du monde. Pour eux, le chic est une

Èmanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent

jusquí‡ un degrÈ assez ÈloignÈ 

óet plus ou moins affaibli dans la mesure o? líon est distant du

centre de leur intimitÈó, dans le cercle de leurs amis ou des amis de

leurs amis dont les noms forment une sorte de rÈpertoire. Les gens du

monde le possËdent dans leur mÈmoire, ils ont sur ces matiËres une

Èrudition dío? ils ont extrait une sorte de go?t, de tact, si bien que

Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel ‡ son savoir

mondain, síil lisait dans un journal les noms des personnes qui se

trouvaient ‡ un dÓner pouvait dire immÈdiatement la nuance du chic de

ce dÓner, comme un lettrÈ, ‡ la simple lecture díune phrase, apprÈcie

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exactement la qualitÈ littÈraire de son auteur. Mais Odette faisait

partie des personnes (extrÍmement nombreuses quoi quíen pensent les

gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la

sociÈtÈ), qui ne possËdent pas ces notions, imaginent un chic tout

autre, qui revÍt divers aspects selon le milieu auquel elles

appartiennent, mais a pour caractËre particulier,óque ce soit celui

dont rÍvait Odette, ou celui devant lequel síinclinait Mme

Cottard,ódíÍtre directement accessible ‡ tous. Líautre, celui des gens

du monde, líest ‡ vrai dire aussi, mais il y faut quelque dÈlai.

Odette disait de quelquíun:

ó´Il ne va jamais que dans les endroits chics.ª

Et si Swann lui demandait ce quíelle entendait par l‡, elle lui

rÈpondait avec un peu de mÈpris:

ó´Mais les endroits chics, parbleu! Si, ‡ ton ‚ge, il faut tíapprendre

ce que cíest que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi,

par exemple, le dimanche matin, líavenue de líImpÈratrice, ‡ cinq

heures le tour du Lac, le jeudi lí…den ThÈ‚tre, le vendredi

líHippodrome, les bals...ª

óMais quels bals?

ó´Mais les bals quíon donne ‡ Paris, les bals chics, je veux dire.

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Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si,

tu dois savoir, cíest un des hommes les plus lancÈs de Paris, ce grand

jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur ‡ la

boutonniËre, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce

vieux tableau quíil promËne ‡ toutes les premiËres. Eh bien! il a

donnÈ un bal, líautre soir, il y avait tout ce quíil y a de chic ‡

Paris. Ce que jíaurais aimÈ y aller! mais il fallait prÈsenter sa

carte díinvitation ‡ la porte et je níavais pas pu en avoir. Au fond

jíaime autant ne pas y Ítre allÈe, cíÈtait une tuerie, je níaurais

rien vu. Cíest plutÙt pour pouvoir dire quíon Ètait chez Herbinger. Et

tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent

qui racontent quíelles y Ètaient, il y a bien la moitiÈ dont Áa níest

pas vrai... Mais Áa míÈtonne que toi, un homme si ´pschuttª, tu níy

Ètais pas.ª

Mais Swann ne cherchait nullement ‡ lui faire modifier cette

conception du chic; pensant que la sienne níÈtait pas plus vraie,

Ètait aussi sotte, dÈnuÈe díimportance, il ne trouvait aucun intÈrÍt ‡

en instruire sa maÓtresse, si bien quíaprËs des mois elle ne

síintÈressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de

pesage, de concours hippique, les billets de premiËre quíil pouvait

avoir par elles. Elle souhaitait quíil cultiv‚t des relations si

utiles mais elle Ètait par ailleurs, portÈe ‡ les croire peu chic,

depuis quíelle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis

en robe de laine noire, avec un bonnet ‡ brides.

óMais elle a líair díune ouvreuse, díune vieille concierge, darling!

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«a, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer

bien cher pour me faire sortir nippÈe comme Áa!

Elle ne comprenait pas que Swann habit‚t líhÙtel du quai díOrlÈans

que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.

Certes, elle avait la prÈtention díaimer les ´antiquitÈsª et prenait

un air ravi et fin pour dire quíelle adorait passer toute une journÈe

‡ ´bibeloterª, ‡ chercher ´du bric-‡-bracª, des choses ´du tempsª.

Bien quíelle síentÍt‚t dans une sorte de point díhonneur (et sembl‚t

pratiquer quelque prÈcepte familial) en ne rÈpondant jamais aux

questions et en ne ´rendant pas de comptesª sur líemploi de ses

journÈes, elle parla une fois ‡ Swann díune amie qui líavait invitÈe

et chez qui tout Ètait ´de líÈpoqueª. Mais Swann ne put arriver ‡ lui

faire dire quelle Ètait cette Èpoque. Pourtant, aprËs avoir rÈflÈchi,

elle rÈpondit que cíÈtait ´moyen‚geuxª. Elle entendait par l‡ quíil y

avait des boiseries. Quelque temps aprËs, elle lui reparla de son amie

et ajouta, sur le ton hÈsitant et de líair entendu dont on cite

quelquíun avec qui on a dÓnÈ la veille et dont on níavait jamais

entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient líair de considÈrer

comme quelquíun de si cÈlËbre quíon espËre que líinterlocuteur saura

bien de qui vous voulez parler: ´Elle a une salle ‡ manger... du...

dix-huitiËme!ª Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la

maison níÈtait pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la

mode níen prendrait jamais. Enfin, une troisiËme fois, elle en reparla

et montra ‡ Swann líadresse de líhomme qui avait fait cette salle ‡

manger et quíelle avait envie de faire venir, quand elle aurait de

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líargent pour voir síil ne pourrait pas lui en faire, non pas certes

une pareille, mais celle quíelle rÍvait et que, malheureusement, les

dimensions de son petit hÙtel ne comportaient pas, avec de hauts

dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminÈes comme au ch‚teau

de Blois. Ce jour-l‡, elle laissa Èchapper devant Swann ce quíelle

pensait de son habitation du quai díOrlÈans; comme il avait critiquÈ

que líamie díOdette donn‚t non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,

bien que cela ne se fasse pas, cela peut Ítre charmant, mais dans le

faux ancien: ´Tu ne voudrais pas quíelle vÈc?t comme toi au milieu de

meubles cassÈs et de tapis usÈsª, lui dit-elle, le respect humain de

la bourgeoise líemportant encore chez elle sur le dilettantisme de la

cocotte.

De ceux qui aimaient ‡ bibeloter, qui aimaient les vers, mÈprisaient

les bas calculs, rÍvaient díhonneur et díamour, elle faisait une Èlite

supÈrieure au reste de líhumanitÈ. Il níy avait pas besoin quíon e?t

rÈellement ces go?ts pourvu quíon les proclam‚t; díun homme qui lui

avait avouÈ ‡ dÓner quíil aimait ‡ fl‚ner, ‡ se salir les doigts dans

les vieilles boutiques, quíil ne serait jamais apprÈciÈ par ce siËcle

commercial, car il ne se souciait pas de ses intÈrÍts et quíil Ètait

pour cela díun autre temps, elle revenait en disant: ´Mais cíest une

‚me adorable, un sensible, je ne míen Ètais jamais doutÈe!ª et elle se

sentait pour lui une immense et soudaine amitiÈ. Mais, en revanche

ceux, qui comme Swann, avaient ces go?ts, mais níen parlaient pas, la

laissaient froide. Sans doute elle Ètait obligÈe díavouer que Swann ne

tenait pas ‡ líargent, mais elle ajoutait díun air boudeur: ´Mais lui,

Áa níest pas la mÍme choseª; et en effet, ce qui parlait ‡ son

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imagination, ce níÈtait pas la pratique du dÈsintÈressement, cíen

Ètait le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas rÈaliser ce quíelle rÍvait, il

cherchait du moins ‡ ce quíelle se pl?t avec lui, ‡ ne pas

contrecarrer ces idÈes vulgaires, ce mauvais go?t quíelle avait en

toutes choses, et quíil aimait díailleurs comme tout ce qui venait

díelle, qui líenchantaient mÍme, car cíÈtait autant de traits

particuliers gr‚ce auxquels líessence de cette femme lui apparaissait,

devenait visible. Aussi, quand elle avait líair heureux parce quíelle

devait aller ‡ la Reine Topaze, ou que son regard devenait sÈrieux,

inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des

fleurs ou simplement líheure du thÈ, avec muffins et toasts, au ´ThÈ

de la Rue Royaleª o? elle croyait que líassiduitÈ Ètait indispensable

pour consacrer la rÈputation díÈlÈgance díune femme, Swann, transportÈ

comme nous le sommes par le naturel díun enfant ou par la vÈritÈ díun

portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien lí‚me de

sa maÓtresse affleurer ‡ son visage quíil ne pouvait rÈsister ‡ venir

líy toucher avec ses lËvres. ´Ah! elle veut quíon la mËne ‡ la fÍte

des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on

líy mËnera, nous níavons quí‡ nous incliner.ª Comme la vue de Swann

Ètait un peu basse, il dut se rÈsigner ‡ se servir de lunettes pour

travailler chez lui, et ‡ adopter, pour aller dans le monde, le

monocle qui le dÈfigurait moins. La premiËre fois quíelle lui en vit

un dans líúil, elle ne put contenir sa joie: ´Je trouve que pour un

homme, il níy a pas ‡ dire, Áa a beaucoup de chic! Comme tu es bien

ainsi! tu as líair díun vrai gentleman. Il ne te manque quíun titre!ª

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ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait quíOdette f?t

ainsi, de mÍme que, síil avait ÈtÈ Èpris díune Bretonne, il aurait ÈtÈ

heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire quíelle croyait

aux revenants. Jusque-l‡, comme beaucoup díhommes chez qui leur go?t

pour les arts se dÈveloppe indÈpendamment de la sensualitÈ, une

disparate bizarre avait existÈ entre les satisfactions quíil accordait

‡ líun et ‡ líautre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en

plus grossiËres, des sÈductions díúuvres de plus en plus raffinÈes,

emmenant une petite bonne dans une baignoire grillÈe ‡ la

reprÈsentation díune piËce dÈcadente quíil avait envie díentendre ou ‡

une exposition de peinture impressionniste, et persuadÈ díailleurs

quíune femme du monde cultivÈe níy eut pas compris davantage, mais

níaurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis

quíil aimait Odette, sympathiser avec elle, t‚cher de níavoir quíune

‚me ‡ eux deux lui Ètait si doux, quíil cherchait ‡ se plaire aux

choses quíelle aimait, et il trouvait un plaisir díautant plus profond

non seulement ‡ imiter ses habitudes, mais ‡ adopter ses opinions,

que, comme elles níavaient aucune racine dans sa propre intelligence,

elles lui rappelaient seulement son amour, ‡ cause duquel il les avait

prÈfÈrÈes. Síil retournait ‡ Serge Panine, síil recherchait les

occasions díaller voir conduire Olivier MÈtra, cíÈtait pour la douceur

díÍtre initiÈ dans toutes les conceptions díOdette, de se sentir de

moitiÈ dans tous ses go?ts. Ce charme de le rapprocher díelle,

quíavaient les ouvrages ou les lieux quíelle aimait, lui semblait plus

mystÈrieux que celui qui est intrinsËque ‡ de plus beaux, mais qui ne

la lui rappelaient pas. Díailleurs, ayant laissÈ síaffaiblir les

croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme díhomme

du monde ayant ‡ son insu pÈnÈtrÈ jusquí‡ elles, il pensait (ou du

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moins il avait si longtemps pensÈ cela quíil le disait encore) que les

objets de nos go?ts níont pas en eux une valeur absolue, mais que tout

est affaire díÈpoque, de classe, consiste en modes, dont les plus

vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguÈes. Et

comme il jugeait que líimportance attachÈe par Odette ‡ avoir des

cartes pour le vernissage níÈtait pas en soi quelque chose de plus

ridicule que le plaisir quíil avait autrefois ‡ dÈjeuner chez le

prince de Galles, de mÍme, il ne pensait pas que líadmiration quíelle

professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi f?t plus dÈraisonnable

que le go?t quíil avait, lui, pour la Hollande quíelle se figurait

laide et pour Versailles quíelle trouvait triste. Aussi, se privait-il

díy aller, ayant plaisir ‡ se dire que cíÈtait pour elle, quíil

voulait ne sentir, níaimer quíavec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et níÈtait en quelque sorte que

le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait

la sociÈtÈ des Verdurin. L‡, comme au fond de tous les

divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumÈs, parties de

campagne, parties de thÈ‚tre, mÍme les rares ´grandes soirÈesª donnÈes

pour les ´ennuyeuxª, il y avait la prÈsence díOdette, la vue díOdette,

la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient ‡ Swann, en

líinvitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout

ailleurs dans le ´petit noyauª, et cherchait ‡ lui attribuer des

mÈrites rÈels, car il síimaginait ainsi que par go?t il le

frÈquenterait toute sa vie. Or, níosant pas se dire, par peur de ne

pas le croire, quíil aimerait toujours Odette, du moins en cherchant ·

supposer quíil frÈquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a

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priori, soulevait moins díobjections de principe de la part de son

intelligence), il se voyait dans líavenir continuant ‡ rencontrer

chaque soir Odette; cela ne revenait peut-Ítre pas tout ‡ fait au mÍme

que líaimer toujours, mais, pour le moment, pendant quíil líaimait,

croire quíil ne cesserait pas un jour de la voir, cíest tout ce quíil

demandait. ´Quel charmant milieu, se disait-il. Comme cíest au fond la

vraie vie quíon mËne l‡! Comme on y est plus intelligent, plus artiste

que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgrÈ de petites exagÈrations

un peu risibles, a un amour sincËre de la peinture, de la musique!

quelle passion pour les úuvres, quel dÈsir de faire plaisir aux

artistes! Elle se fait une idÈe inexacte des gens du monde; mais avec

cela que le monde níen a pas une plus fausse encore des milieux

artistes! Peut-Ítre níai-je pas de grands besoins intellectuels ‡

assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec

Cottard, quoiquíil fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre,

si sa prÈtention est dÈplaisante quand il cherche ‡ Ètonner, en

revanche cíest une des plus belles intelligences que jíaie connues. Et

puis surtout, l‡, on se sent libre, on fait ce quíon veut sans

contrainte, sans cÈrÈmonie. Quelle dÈpense de bonne humeur il se fait

par jour dans ce salon-l‡! DÈcidÈment, sauf quelques rares exceptions,

je níirai plus jamais que dans ce milieu. Cíest l‡ que jíaurai de plus

en plus mes habitudes et ma vie.ª

Et comme les qualitÈs quíil croyait intrinsËques aux Verdurin

níÈtaient que le reflet sur eux de plaisirs quíavait go?tÈs chez eux

son amour pour Odette, ces qualitÈs devenaient plus sÈrieuses, plus

profondes, plus vitales, quand ces plaisirs líÈtaient aussi. Comme Mme

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Verdurin donnait parfois ‡ Swann ce qui seul pouvait constituer pour

lui le bonheur; comme, tel soir o? il se sentait anxieux parce

quíOdette avait causÈ avec un invitÈ plus quíavec un autre, et o?,

irritÈ contre elle, il ne voulait pas prendre líinitiative de lui

demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la

paix et la joie en disant spontanÈment: ´Odette, vous allez ramener M.

Swann, níest-ce pasª? comme cet ÈtÈ qui venait et o? il síÈtait

díabord demandÈ avec inquiÈtude si Odette ne síabsenterait pas sans

lui, síil pourrait continuer ‡ la voir tous les jours, Mme Verdurin

allait les inviter ‡ le passer tous deux chez elle ‡ la

campagne,óSwann laissant ‡ son insu la reconnaissance et líintÈrÍt

síinfiltrer dans son intelligence et influer sur ses idÈes, allait

jusquí‡ proclamer que Mme Verdurin Ètait une grande ‚me. De quelques

gens exquis ou Èminents que tel de ses anciens camarades de líÈcole du

Louvre lui parl‚t: ´Je prÈfËre cent fois les Verdurin, lui

rÈpondait-il.ª Et, avec une solennitÈ qui Ètait nouvelle chez lui: ´Ce

sont des Ítres magnanimes, et la magnanimitÈ est, au fond, la seule

chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il níy a que deux

classes díÍtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivÈ ‡ un

‚ge o? il faut prendre parti, dÈcider une fois pour toutes qui on veut

aimer et qui on veut dÈdaigner, se tenir ‡ ceux quíon aime et, pour

rÈparer le temps quíon a g‚chÈ avec les autres, ne plus les quitter

jusquí‡ sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette lÈgËre Èmotion quíon

Èprouve quand mÍme sans bien síen rendre compte, on dit une chose non

parce quíelle est vraie, mais parce quíon a plaisir ‡ la dire et quíon

líÈcoute dans sa propre voix comme si elle venait díailleurs que de

nous-mÍmes, le sort en est jetÈ, jíai choisi díaimer les seuls cúurs

magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimitÈ. Tu me demandes

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si Mme Verdurin est vÈritablement intelligente. Je tíassure quíelle

mía donnÈ les preuves díune noblesse de cúur, díune hauteur dí‚me o?,

que veux-tu, on níatteint pas sans une hauteur Ègale de pensÈe. Certes

elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce níest peut-Ítre pas

l‡ quíelle est le plus admirable; et telle petite action

ingÈnieusement, exquisement bonne, quíelle a accomplie pour moi, telle

gÈniale attention, tel geste familiËrement sublime, rÈvËlent une

comprÈhension plus profonde de líexistence que tous les traitÈs de

philosophie.ª

Il aurait pourtant pu se dire quíil y avait des anciens amis de ses

parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse

aussi Èpris díart, quíil connaissait díautres Ítres díun grand cúur,

et que, pourtant, depuis quíil avait optÈ pour la simplicitÈ, les arts

et la magnanimitÈ, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-l‡ ne

connaissaient pas Odette, et, síils líavaient connue, ne se seraient

pas souciÈs de la rapprocher de lui.

Ainsi il níy avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un

seul fidËle qui les aim‚t ou cr?t les aimer autant que Swann. Et

pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,

non seulement il avait exprimÈ sa propre pensÈe, mais il avait devinÈ

celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection

trop particuliËre et dont il avait nÈgligÈ de faire de Mme Verdurin la

confidente quotidienne: sans doute la discrÈtion mÍme avec laquelle il

usait de líhospitalitÈ des Verdurin, síabstenant souvent de venir

dÓner pour une raison quíils ne soupÁonnaient pas et ‡ la place de

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laquelle ils voyaient le dÈsir de ne pas manquer une invitation chez

des ´ennuyeuxª, sans doute aussi, et malgrÈ toutes les prÈcautions

quíil avait prises pour la leur cacher, la dÈcouverte progressive

quíils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela

contribuait ‡ leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en

Ètait autre. Cíest quíils avaient trËs vite senti en lui un espace

rÈservÈ, impÈnÈtrable, o? il continuait ‡ professer silencieusement

pour lui-mÍme que la princesse de Sagan níÈtait pas grotesque et que

les plaisanteries de Cottard níÈtaient pas drÙles, enfin et bien que

jamais il ne se dÈpartÓt de son amabilitÈ et ne se rÈvolt‚t contre

leurs dogmes, une impossibilitÈ de les lui imposer, de líy convertir

entiËrement, comme ils níen avaient jamais rencontrÈ une pareille chez

personne. Ils lui auraient pardonnÈ de frÈquenter des ennuyeux

(auxquels díailleurs, dans le fond de son cúur, il prÈfÈrait mille

fois les Verdurin et tout le petit noyau) síil avait consenti, pour le

bon exemple, ‡ les renier en prÈsence des fidËles. Mais cíest une

abjuration quíils comprirent quíon ne pourrait pas lui arracher.

Quelle diffÈrence avec un ´nouveauª quíOdette leur avait demandÈ

díinviter, quoiquíelle ne líe?t rencontrÈ que peu de fois, et sur

lequel ils fondaient beaucoup díespoir, le comte de Forcheville! (Il

se trouva quíil Ètait justement le beau-frËre de Saniette, ce qui

remplit díÈtonnement les fidËles: le vieil archiviste avait des

maniËres si humbles quíils líavaient toujours cru díun rang social

infÈrieur au leur et ne síattendaient pas ‡ apprendre quíil

appartenait ‡ un monde riche et relativement aristocratique.) Sans

doute Forcheville Ètait grossiËrement snob, alors que Swann ne líÈtait

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pas; sans doute il Ètait bien loin de placer, comme lui, le milieu des

Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il níavait pas cette

dÈlicatesse de nature qui empÍchait Swann de síassocier aux critiques

trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens

quíil connaissait. Quant aux tirades prÈtentieuses et vulgaires que le

peintre lanÁait ‡ certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur

que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait líun et

líautre, trouvait facilement des excuses mais níavait pas le courage

et líhypocrisie díapplaudir, Forcheville Ètait au contraire díun

niveau intellectuel qui lui permettait díÍtre abasourdi, ÈmerveillÈ

par les unes, sans díailleurs les comprendre, et de se dÈlecter aux

autres. Et justement le premier dÓner chez les Verdurin auquel assista

Forcheville, mit en lumiËre toutes ces diffÈrences, fit ressortir ses

qualitÈs et prÈcipita la disgr‚ce de Swann.

Il y avait, ‡ ce dÓner, en dehors des habituÈs, un professeur de la

Sorbonne, Brichot, qui avait rencontrÈ M. et Mme Verdurin aux eaux et

si ses fonctions universitaires et ses travaux díÈrudition níavaient

pas rendu trËs rares ses moments de libertÈ, serait volontiers venu

souvent chez eux. Car il avait cette curiositÈ, cette superstition de

la vie, qui unie ‡ un certain scepticisme relatif ‡ líobjet de leurs

Ètudes, donne dans níimporte quelle profession, ‡ certains hommes

intelligents, mÈdecins qui ne croient pas ‡ la mÈdecine, professeurs

de lycÈe qui ne croient pas au thËme latin, la rÈputation díesprits

larges, brillants, et mÍme supÈrieurs. Il affectait, chez Mme

Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce quíil y avait de plus

actuel quand il parlait de philosophie et díhistoire, díabord parce

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quíil croyait quíelles ne sont quíune prÈparation ‡ la vie et quíil

síimaginait trouver en action dans le petit clan ce quíil níavait

connu jusquíici que dans les livres, puis peut-Ítre aussi parce que,

síÈtant vu inculquer autrefois, et ayant gardÈ ‡ son insu, le respect

de certains sujets, il croyait dÈpouiller líuniversitaire en prenant

avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,

que parce quíil líÈtait restÈ.

DËs le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placÈ ‡ la

droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le ´nouveauª de grands

frais de toilette, lui disait: ´Cíest original, cette robe blancheª,

le docteur qui níavait cessÈ de líobserver, tant il Ètait curieux de

savoir comment Ètait fait ce quíil appelait un ´deª, et qui cherchait

une occasion díattirer son attention et díentrer plus en contact avec

lui, saisit au vol le mot ´blancheª et, sans lever le nez de son

assiette, dit: ´blanche? Blanche de Castille?ª, puis sans bouger la

tÍte lanÁa furtivement de droite et de gauche des regards incertains

et souriants. Tandis que Swann, par líeffort douloureux et vain quíil

fit pour sourire, tÈmoigna quíil jugeait ce calembour stupide,

Forcheville avait montrÈ ‡ la fois quíil en go?tait la finesse et

quíil savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaietÈ

dont la franchise avait charmÈ Mme Verdurin.

óQuíest-ce que vous dites díun savant comme cela? avait-elle demandÈ ‡

Forcheville. Il níy a pas moyen de causer sÈrieusement deux minutes

avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, ‡ votre hÙpital?

avait-elle ajoutÈ en se tournant vers le docteur, Áa ne doit pas Ítre

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ennuyeux tous les jours, alors. Je vois quíil va falloir que je

demande ‡ míy faire admettre.

óJe crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie

de Blanche de Castille, si jíose míexprimer ainsi. Níest-il pas vrai,

madame? demanda Brichot ‡ Mme Verdurin qui, p‚mant, les yeux fermÈs,

prÈcipita sa figure dans ses mains dío? síÈchappËrent des cris

ÈtouffÈs.

´Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les ‚mes respectueuses

síil y en a autour de cette table, sub rosa... Je reconnais díailleurs

que notre ineffable rÈpublique athÈnienneóÙ combien!ópourrait honorer

en cette capÈtienne obscurantiste le premier des prÈfets de police ‡

poigne. Si fait, mon cher hÙte, si fait, reprit-il de sa voix bien

timbrÈe qui dÈtachait chaque syllabe, en rÈponse ‡ une objection de M.

Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester

la s?retÈ díinformation ne laisse aucun doute ‡ cet Ègard. Nulle ne

pourrait Ítre mieux choisie comme patronne par un prolÈtariat

laÔcisateur que cette mËre díun saint ‡ qui elle en fit díailleurs

voir de saum‚tres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec

elle chacun en prenait pour son grade.

óQuel est ce monsieur? demanda Forcheville ‡ Mme Verdurin, il a líair

díÍtre de premiËre force.

óComment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est cÈlËbre

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dans toute líEurope.

óAh! cíest BrÈchot, síÈcria Forcheville qui níavait pas bien entendu,

vous míen direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur líhomme

cÈlËbre des yeux ÈcarquillÈs. Cíest toujours intÈressant de dÓner avec

un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-l‡ avec des

convives de choix. On ne síennuie pas chez vous.

óOh! vous savez ce quíil y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,

cíest quíils se sentent en confiance. Ils parlent de ce quíils

veulent, et la conversation rejaillit en fusÈes. Ainsi Brichot, ce

soir, ce níest rien: je líai vu, vous savez, chez moi, Èblouissant, ‡

se mettre ‡ genoux devant; eh bien! chez les autres, ce níest plus le

mÍme homme, il nía plus díesprit, il faut lui arracher les mots, il

est mÍme ennuyeux.

óCíest curieux! dit Forcheville ÈtonnÈ.

Un genre díesprit comme celui de Brichot aurait ÈtÈ tenu pour

stupiditÈ pure dans la coterie o? Swann avait passÈ sa jeunesse, bien

quíil soit compatible avec une intelligence rÈelle. Et celle du

professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu Ítre

enviÈe par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais

ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs go?ts et leurs

rÈpugnances, au moins en tout ce qui touche ‡ la vie mondaine et mÍme

en celle de ses parties annexes qui devrait plutÙt relever du domaine

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de líintelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les

plaisanteries de Brichot que pÈdantesques, vulgaires et grasses ‡

Ècúurer. Puis il Ètait choquÈ, dans líhabitude quíil avait des bonnes

maniËres, par le ton rude et militaire quíaffectait, en síadressant ‡

chacun, líuniversitaire cocardier. Enfin, peut-Ítre avait-il surtout

perdu, ce soir-l‡, de son indulgence en voyant líamabilitÈ que Mme

Verdurin dÈployait pour ce Forcheville quíOdette avait eu la

singuliËre idÈe díamener. Un peu gÍnÈe vis-‡-vis de Swann, elle lui

avait demandÈ en arrivant:

óComment trouvez-vous mon invitÈ?

Et lui, síapercevant pour la premiËre fois que Forcheville quíil

connaissait depuis longtemps pouvait plaire ‡ une femme et Ètait assez

bel homme, avait rÈpondu: ´Immonde!ª Certes, il níavait pas líidÈe

díÍtre jaloux díOdette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que

díhabitude et quand Brichot, ayant commencÈ ‡ raconter líhistoire de

la mËre de Blanche de Castille qui ´avait ÈtÈ avec Henri Plantagenet

des annÈes avant de líÈpouserª, voulut síen faire demander la suite

par Swann en lui disant: ´níest-ce pas, monsieur Swann?ª sur le ton

martial quíon prend pour se mettre ‡ la portÈe díun paysan ou pour

donner du cúur ‡ un troupier, Swann coupa líeffet de Brichot ‡ la

grande fureur de la maÓtresse de la maison, en rÈpondant quíon voul?t

bien líexcuser de síintÈresser si peu ‡ Blanche de Castille, mais

quíil avait quelque chose ‡ demander au peintre. Celui-ci, en effet,

Ètait allÈ dans líaprËs-midi visiter líexposition díun artiste, ami de

Mme Verdurin qui Ètait mort rÈcemment, et Swann aurait voulu savoir

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par lui (car il apprÈciait son go?t) si vraiment il y avait dans ces

derniËres úuvres plus que la virtuositÈ qui stupÈfiait dÈj‡ dans les

prÈcÈdentes.

óA ce point de vue-l‡, cíÈtait extraordinaire, mais cela ne semblait

pas díun art, comme on dit, trËs ´ÈlevȪ, dit Swann en souriant.

ó…levÈ... ‡ la hauteur díune institution, interrompit Cottard en

levant les bras avec une gravitÈ simulÈe.

Toute la table Èclata de rire.

óQuand je vous disais quíon ne peut pas garder son sÈrieux avec lui,

dit Mme Verdurin ‡ Forcheville. Au moment o? on síy attend le moins,

il vous sort une calembredaine.

Mais elle remarqua que seul Swann ne síÈtait pas dÈridÈ. Du reste il

níÈtait pas trËs content que Cottard fÓt rire de lui devant

Forcheville. Mais le peintre, au lieu de rÈpondre díune faÁon

intÈressante ‡ Swann, ce quíil e?t probablement fait síil e?t ÈtÈ seul

avec lui, prÈfÈra se faire admirer des convives en plaÁant un morceau

sur líhabiletÈ du maÓtre disparu.

óJe me suis approchÈ, dit-il, pour voir comment cíÈtait fait, jíai mis

le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si cíest fait

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avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec

du soleil, avec du caca!

óEt un font douze, síÈcria trop tard le docteur dont personne ne

comprit líinterruption.

ó´«a a líair fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de

dÈcouvrir le truc que dans la Ronde ou les RÈgentes et cíest encore

plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,

je vous jure.ª

Et comme les chanteurs parvenus ‡ la note la plus haute quíils

puissent donner continuent en voix de tÍte, piano, il se contenta de

murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture e?t ÈtÈ

dÈrisoire ‡ force de beautÈ:

ó´«a sent bon, Áa vous prend ‡ la tÍte, Áa vous coupe la respiration,

Áa vous fait des chatouilles, et pas mËche de savoir avec quoi cíest

fait, cíen est sorcier, cíest de la rouerie, cíest du miracle

(Èclatant tout ‡ fait de rire): cíen est malhonnÍte!ª En síarrÍtant,

redressant gravement la tÍte, prenant une note de basse profonde quíil

t‚cha de rendre harmonieuse, il ajouta: ´et cíest si loyal!ª

Sauf au moment o? il avait dit: ´plus fort que la Rondeª, blasphËme

qui avait provoquÈ une protestation de Mme Verdurin qui tenait ´la

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Rondeª pour le plus grand chef-díúuvre de líunivers avec ´la NeuviËmeª

et ´la Samothraceª, et ‡: ´fait avec du cacaª qui avait fait jeter ‡

Forcheville un coup díúil circulaire sur la table pour voir si le mot

passait et avait ensuite amenÈ sur sa bouche un sourire prude et

conciliant, tous les convives, exceptÈ Swann, avaient attachÈ sur le

peintre des regards fascinÈs par líadmiration.

ó´Ce quíil míamuse quand il síemballe comme Áa, síÈcria, quand il eut

terminÈ, Mme Verdurin, ravie que la table f?t justement si

intÈressante le jour o? M. de Forcheville venait pour la premiËre

fois. Et toi, quíest-ce que tu as ‡ rester comme cela, bouche bÈe

comme une grande bÍte? dit-elle ‡ son mari. Tu sais pourtant quíil

parle bien; on dirait que cíest la premiËre fois quíil vous entend. Si

vous líaviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il

nous rÈcitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.ª

óMais non, cíest pas de la blague, dit le peintre, enchantÈ de son

succËs, vous avez líair de croire que je fais le boniment, que cíest

du chiquÈ; je vous y mËnerai voir, vous direz si jíai exagÈrÈ, je vous

fiche mon billet que vous revenez plus emballÈe que moi!

óMais nous ne croyons pas que vous exagÈrez, nous voulons seulement

que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole

normande ‡ Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne

sommes pas si pressÈs, vous servez comme síil y avait le feu, attendez

donc un peu pour donner la salade.

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Mme Cottard qui Ètait modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas

manquer díassurance quand une heureuse inspiration lui avait fait

trouver un mot juste. Elle sentait quíil aurait du succËs, cela la

mettait en confiance, et ce quíelle en faisait Ètait moins pour

briller que pour Ítre utile ‡ la carriËre de son mari. Aussi ne

laissa-t-elle pas Èchapper le mot de salade que venait de prononcer

Mme Verdurin.

óCe níest pas de la salade japonaise? dit-elle ‡ mi-voix en se

tournant vers Odette.

Et ravie et confuse de lí‡-propos et de la hardiesse quíil y avait ‡

faire ainsi une allusion discrËte, mais claire, ‡ la nouvelle et

retentissante piËce de Dumas, elle Èclata díun rire charmant

díingÈnue, peu bruyant, mais si irrÈsistible quíelle resta quelques

instants sans pouvoir le maÓtriser. ´Qui est cette dame? elle a de

líespritª, dit Forcheville.

ó´Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dÓner vendredi.ª

óJe vais vous paraÓtre bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard ‡

Swann, mais je níai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout

le monde parle. Le docteur y est allÈ (je me rappelle mÍme quíil mía

dit avoir eu le trËs grand plaisir de passer la soirÈe avec vous) et

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jíavoue que je níai pas trouvÈ raisonnable quíil lou‚t des places pour

y retourner avec moi. …videmment, au ThÈ‚tre-FranÁais, on ne regrette

jamais sa soirÈe, cíest toujours si bien jouÈ, mais comme nous avons

des amis trËs aimables (Mme Cottard prononÁait rarement un nom propre

et se contentait de dire ´des amis ‡ nousª, ´une de mes amiesª, par

´distinctionª, sur un ton factice, et avec líair díimportance díune

personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et

ont la bonne idÈe de nous emmener ‡ toutes les nouveautÈs qui en

valent la peine, je suis toujours s?re de voir Francillon un peu plus

tÙt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois

pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les

salons o? je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette

malheureuse salade japonaise. On commence mÍme ‡ en Ítre un peu

fatiguÈ, ajouta-t-elle en voyant que Swann níavait pas líair aussi

intÈressÈ quíelle aurait cru par une si br?lante actualitÈ. Il faut

avouer pourtant que cela donne quelquefois prÈtexte ‡ des idÈes assez

amusantes. Ainsi jíai une de mes amies qui est trËs originale, quoique

trËs jolie femme, trËs entourÈe, trËs lancÈe, et qui prÈtend quíelle a

fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre

tout ce quíAlexandre Dumas fils dit dans la piËce. Elle avait invitÈ

quelques amies ‡ venir en manger. Malheureusement je níÈtais pas des

Èlues. Mais elle nous lía racontÈ tantÙt, ‡ son jour; il paraÓt que

cíÈtait dÈtestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,

tout est dans la maniËre de raconter, dit-elle en voyant que Swann

gardait un air grave.

Et supposant que cíÈtait peut-Ítre parce quíil níaimait pas

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Francillon:

óDu reste, je crois que jíaurai une dÈception. Je ne crois pas que

cela vaille Serge Panine, líidole de Mme de CrÈcy. Voil‡ au moins des

sujets qui ont du fond, qui font rÈflÈchir; mais donner une recette de

salade sur la scËne du ThÈ‚tre-FranÁais! Tandis que Serge Panine! Du

reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, cíest

toujours si bien Ècrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le MaÓtre de

Forges que je prÈfÈrerais encore ‡ Serge Panine.

ó´Pardonnez-moi, lui dit Swann díun air ironique, mais jíavoue que mon

manque díadmiration est ‡ peu prËs Ègal pour ces deux chefs-díúuvre.ª

ó´Vraiment, quíest-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?

Trouvez-vous peut-Ítre que cíest un peu triste? Díailleurs, comme je

dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les

piËces de thÈ‚tre. Chacun a sa maniËre de voir et vous pouvez trouver

dÈtestable ce que jíaime le mieux.ª

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,

tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait

exprimÈ ‡ Mme Verdurin son admiration pour ce quíil avait appelÈ le

petit ´speechª du peintre.

óMonsieur a une facilitÈ de parole, une mÈmoire! avait-il dit ‡ Mme

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Verdurin quand le peintre eut terminÈ, comme jíen ai rarement

rencontrÈ. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un

excellent prÈdicateur. On peut dire quíavec M. BrÈchot, vous avez l‡

deux numÈros qui se valent, je ne sais mÍme pas si comme platine,

celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. «a vient plus

naturellement, cíest moins recherchÈ. Quoiquíil ait chemin faisant

quelques mots un peu rÈalistes, mais cíest le go?t du jour, je níai

pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextÈritÈ, comme

nous disions au rÈgiment, o? pourtant jíavais un camarade que

justement monsieur me rappelait un peu. A propos de níimporte quoi, je

ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dÈgoiser

pendant des heures, non, pas ‡ propos de ce verre, ce que je dis est

stupide; mais ‡ propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous

voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous

níauriez jamais pensÈ. Du reste Swann Ètait dans le mÍme rÈgiment; il

a d? le connaÓtre.ª

óVous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.

óMais non, rÈpondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus

aisÈment díOdette, il dÈsirait Ítre agrÈable ‡ Swann, voulant saisir

cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations,

mais díen parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et

níavoir pas líair de líen fÈliciter comme díun succËs inespÈrÈ:

´Níest-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. Díailleurs, comment

faire pour le voir? Cet animal-l‡ est tout le temps fourrÈ chez les La

TrÈmoÔlle, chez les Laumes, chez tout Áa!...ª Imputation díautant plus

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fausse díailleurs que depuis un an Swann níallait plus guËre que chez

les Verdurin. Mais le seul nom de personnes quíils ne connaissaient

pas Ètait accueilli chez eux par un silence rÈprobateur. M. Verdurin,

craignant la pÈnible impression que ces noms dí´ennuyeuxª, surtout

lancÈs ainsi sans tact ‡ la face de tous les fidËles, avaient d?

produire sur sa femme, jeta sur elle ‡ la dÈrobÈe un regard plein

díinquiËte sollicitude. Il vit alors que dans sa rÈsolution de ne pas

prendre acte, de ne pas avoir ÈtÈ touchÈe par la nouvelle qui venait

de lui Ítre notifiÈe, de ne pas seulement rester muette, mais díavoir

ÈtÈ sourde comme nous líaffectons, quand un ami fautif essaye de

glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir líair

díadmettre que de líavoir ÈcoutÈe sans protester, ou quand on prononce

devant nous le nom dÈfendu díun ingrat, Mme Verdurin, pour que son

silence níe?t pas líair díun consentement, mais du silence ignorant

des choses inanimÈes, avait soudain dÈpouillÈ son visage de toute vie,

de toute motilitÈ; son front bombÈ níÈtait plus quíune belle Ètude de

ronde bosse o? le nom de ces La TrÈmoÔlle chez qui Ètait toujours

fourrÈ Swann, níavait pu pÈnÈtrer; son nez lÈgËrement froncÈ laissait

voir une Èchancrure qui semblait calquÈe sur la vie. On e?t dit que sa

bouche entríouverte allait parler. Ce níÈtait plus quíune cire perdue,

quíun masque de pl‚tre, quíune maquette pour un monument, quíun buste

pour le Palais de líIndustrie devant lequel le public síarrÍterait

certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant

líimprescriptible dignitÈ des Verdurin opposÈe ‡ celle des La

TrÈmoÔlle et des Laumes quíils valent certes ainsi que tous les

ennuyeux de la terre, Ètait arrivÈ ‡ donner une majestÈ presque papale

‡ la blancheur et ‡ la rigiditÈ de la pierre. Mais le marbre finit par

síanimer et fit entendre quíil fallait ne pas Ítre dÈgo?tÈ pour aller

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chez ces gens-l‡, car la femme Ètait toujours ivre et le mari si

ignorant quíil disait collidor pour corridor.

ó´On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer Áa chez

moiª, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann díun air impÈrieux.

Sans doute elle níespÈrait pas quíil se soumettrait jusquí‡ imiter la

sainte simplicitÈ de la tante du pianiste qui venait de síÈcrier:

óVoyez-vous Áa? Ce qui míÈtonne, cíest quíils trouvent encore des

personnes qui consentent ‡ leur causer; il me semble que jíaurais

peur: un mauvais coup est si vite reÁu! Comment y a-t-il encore du

peuple assez brute pour leur courir aprËs.

Que ne rÈpondait-il du moins comme Forcheville: ´Dame, cíest une

duchesse; il y a des gens que Áa impressionne encoreª, ce qui avait

permis au moins ‡ Mme Verdurin de rÈpliquer: ´Grand bien leur fasse!ª

Au lieu de cela, Swann se contenta de rire díun air qui signifiait

quíil ne pouvait mÍme pas prendre au sÈrieux une pareille

extravagance. M. Verdurin, continuant ‡ jeter sur sa femme des regards

furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien quíelle

Èprouvait la colËre díun grand inquisiteur qui ne parvient pas ‡

extirper líhÈrÈsie, et pour t‚cher díamener Swann ‡ une rÈtractation,

comme le courage de ses opinions paraÓt toujours un calcul et une

l‚chetÈ aux yeux de ceux ‡ líencontre de qui il síexerce, M. Verdurin

líinterpella:

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óDites donc franchement votre pensÈe, nous níirons pas le leur

rÈpÈter.

A quoi Swann rÈpondit:

óMais ce níest pas du tout par peur de la duchesse (si cíest des La

TrÈmoÔlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime

aller chez elle. Je ne vous dis pas quíelle soit ´profondeª (il

prononÁa profonde, comme si Áíavait ÈtÈ un mot ridicule, car son

langage gardait la trace díhabitudes díesprit quíune certaine

rÈnovation, marquÈe par líamour de la musique, lui avait momentanÈment

fait perdreóil exprimait parfois ses opinions avec chaleuró) mais,

trËs sincËrement, elle est intelligente et son mari est un vÈritable

lettrÈ. Ce sont des gens charmants.

Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidËle, elle

serait empÍchÈe de rÈaliser líunitÈ morale du petit noyau, ne put pas

síempÍcher dans sa rage contre cet obstinÈ qui ne voyait pas combien

ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cúur:

óTrouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.

óTout dÈpend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui

voulait briller ‡ son tour. Voyons, Swann, quíentendez-vous par

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intelligence?

óVoil‡! síÈcria Odette, voil‡ les grandes choses dont je lui demande

de me parler, mais il ne veut jamais.

óMais si... protesta Swann.

óCette blague! dit Odette.

óBlague ‡ tabac? demanda le docteur.

óPour vous, reprit Forcheville, líintelligence, est-ce le bagout du

monde, les personnes qui savent síinsinuer?

óFinissez votre entremets quíon puisse enlever votre assiette, dit Mme

Verdurin díun ton aigre en síadressant ‡ Saniette, lequel absorbÈ dans

des rÈflexions, avait cessÈ de manger. Et peut-Ítre un peu honteuse du

ton quíelle avait pris: ´Cela ne fait rien, vous avez votre temps,

mais, si je vous le dis, cíest pour les autres, parce que cela empÍche

de servir.ª

óIl y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une dÈfinition bien

curieuse de líintelligence dans ce doux anarchiste de FÈnelon...

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óEcoutez! dit ‡ Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous

dire la dÈfinition de líintelligence par FÈnelon, cíest intÈressant,

on nía pas toujours líoccasion díapprendre cela.

Mais Brichot attendait que Swann e?t donnÈ la sienne. Celui-ci ne

rÈpondit pas et en se dÈrobant fit manquer la brillante joute que Mme

Verdurin se rÈjouissait díoffrir ‡ Forcheville.

óNaturellement, cíest comme avec moi, dit Odette díun ton boudeur, je

ne suis pas f‚chÈe de voir que je ne suis pas la seule quíil ne trouve

pas ‡ la hauteur.

óCes de La TrÈmouaille que Mme Verdurin nous a montrÈs comme si peu

recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force,

descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de SÈvignÈ avouait

Ítre heureuse de connaÓtre parce que cela faisait bien pour ses

paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui

pour elle devait primer celle-l‡, car gendelettre dans lí‚me, elle

faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal quíelle

envoyait rÈguliËrement ‡ sa fille, cíest Mme de la TrÈmouaille, bien

documentÈe par ses grandes alliances, qui faisait la politique

ÈtrangËre.

óMais non, je ne crois pas que ce soit la mÍme famille, dit ‡ tout

hasard Mme Verdurin.

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Saniette qui, depuis quíil avait rendu prÈcipitamment au maÓtre

díhÙtel son assiette encore pleine, síÈtait replongÈ dans un silence

mÈditatif, en sortit enfin pour raconter en riant líhistoire díun

dÓner quíil avait fait avec le duc de La TrÈmoÔlle et dío? il

rÈsultait que celui-ci ne savait pas que George Sand Ètait le

pseudonyme díune femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette

crut devoir lui donner sur la culture du duc des dÈtails montrant

quíune telle ignorance de la part de celui-ci Ètait matÈriellement

impossible; mais tout díun coup il síarrÍta, il venait de comprendre

que Saniette níavait pas besoin de ces preuves et savait que

líhistoire Ètait fausse pour la raison quíil venait de líinventer il y

avait un moment. Cet excellent homme souffrait díÍtre trouvÈ si

ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience díavoir ÈtÈ plus terne

encore ‡ ce dÓner que díhabitude, il níavait voulu le laisser finir

sans avoir rÈussi ‡ amuser. Il capitula si vite, eut líair si

malheureux de voir manquÈ líeffet sur lequel il avait comptÈ et

rÈpondit díun ton si l‚che ‡ Swann pour que celui-ci ne síacharn‚t pas

‡ une rÈfutation dÈsormais inutile: ´Cíest bon, cíest bon; en tous

cas, mÍme si je me trompe, ce níest pas un crime, je penseª que Swann

aurait voulu pouvoir dire que líhistoire Ètait vraie et dÈlicieuse. Le

docteur qui les avait ÈcoutÈs eut líidÈe que cíÈtait le cas de dire:

´Se non e veroª, mais il níÈtait pas assez s?r des mots et craignit de

síembrouiller.

AprËs le dÓner Forcheville alla de lui-mÍme vers le docteur.

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ó´Elle nía pas d? Ítre mal, Mme Verdurin, et puis cíest une femme avec

qui on peut causer, pour moi tout est l‡. …videmment elle commence ‡

avoir un peu de bouteille. Mais Mme de CrÈcy voil‡ une petite femme

qui a líair intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite

quíelle a líúil amÈricain, celle-l‡! Nous parlons de Mme de CrÈcy,

dit-il ‡ M. Verdurin qui síapprochait, la pipe ‡ la bouche. Je me

figure que comme corps de femme...ª

ó´Jíaimerais mieux líavoir dans mon lit que le tonnerreª, dit

prÈcipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain

que Forcheville reprÓt haleine pour placer cette vieille plaisanterie

dont il craignait que ne revÓnt pas lí‡-propos si la conversation

changeait de cours, et quíil dÈbita avec cet excËs de spontanÈitÈ et

díassurance qui cherche ‡ masquer la froideur et líÈmoi insÈparables

díune rÈcitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et síen

amusa. Quant ‡ M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaietÈ, car il

avait trouvÈ depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui

dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine

avait-il commencÈ ‡ faire le mouvement de tÍte et díÈpaules de

quelquíun qui síesclaffle quíaussitÙt il se mettait ‡ tousser comme

si, en riant trop fort, il avait avalÈ la fumÈe de sa pipe. Et la

gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indÈfiniment le

simulacre de suffocation et díhilaritÈ. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui

en face, Ècoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait

les yeux avant de prÈcipiter son visage dans ses mains, avaient líair

de deux masques de thÈ‚tre qui figuraient diffÈremment la gaietÈ.

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M. Verdurin avait díailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe

de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de síÈloigner un instant

fit ‡ mi-voix une plaisanterie quíil avait apprise depuis peu et quíil

renouvelait chaque fois quíil avait ‡ aller au mÍme endroit: ´Il faut

que jíaille entretenir un instant le duc díAumaleª, de sorte que la

quinte de M. Verdurin recommenÁa.

óVoyons, enlËve donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas

tíÈtouffer ‡ te retenir de rire comme Áa, lui dit Mme Verdurin qui

venait offrir des liqueurs.

ó´Quel homme charmant que votre mari, il a de líesprit comme quatre,

dÈclara Forcheville ‡ Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier

comme moi, Áa ne refuse jamais la goutte.ª

ó´M. de Forcheville trouve Odette charmanteª, dit M. Verdurin ‡ sa

femme.

óMais justement elle voudrait dÈjeuner une fois avec vous. Nous allons

combiner Áa, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il

met un peu de froid. «a ne vous empÍchera pas de venir dÓner,

naturellement, nous espÈrons vous avoir trËs souvent. Avec la belle

saison qui vient, nous allons souvent dÓner en plein air. Cela ne vous

ennuie pas les petits dÓners au Bois? bien, bien, ce sera trËs gentil.

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Est-ce que vous níallez pas travailler de votre mÈtier, vous!

cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau

de líimportance de Forcheville, ‡ la fois de son esprit et de son

pouvoir tyrannique sur les fidËles.

óM. de Forcheville Ètait en train de me dire du mal de toi, dit Mme

Cottard ‡ son mari quand il rentra au salon.

Et lui, poursuivant líidÈe de la noblesse de Forcheville qui

líoccupait depuis le commencement du dÓner, lui dit:

ó´Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus

Ètaient aux Croisades, níest-ce pas? Ils ont, en PomÈranie, un lac qui

est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de

líarthrite sËche, cíest une femme charmante. Elle connaÓt du reste Mme

Verdurin, je crois.

Ce qui permit ‡ Forcheville, quand il se retrouva, un moment aprËs,

seul avec Mme Cottard, de complÈter le jugement favorable quíil avait

portÈ sur son mari:

óEt puis il est intÈressant, on voit quíil connaÓt du monde. Dame, Áa

sait tant de choses, les mÈdecins.

óJe vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.

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óAh! bigre! ce níest pas au moins le ´Serpent ‡ Sonatesª? demanda M.

de Forcheville pour faire de líeffet.

Mais le docteur Cottard, qui níavait jamais entendu ce calembour, ne

le comprit pas et crut ‡ une erreur de M. de Forcheville. Il

síapprocha vivement pour la rectifier:

ó´Mais non, ce níest pas serpent ‡ sonates quíon dit, cíest serpent ‡

sonnettesª, dit-il díun ton zÈlÈ, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

óAvouez quíil est drÙle, docteur?

óOh! je le connais depuis si longtemps, rÈpondit Cottard.

Mais ils se turent; sous líagitation des trÈmolos de violon qui la

protÈgeaient de leur tenue frÈmissante ‡ deux octaves de l‡óet comme

dans un pays de montagne, derriËre líimmobilitÈ apparente et

vertigineuse díune cascade, on aperÁoit, deux cents pieds plus bas, la

forme minuscule díune promeneuseóla petite phrase venait díapparaÓtre,

lointaine, gracieuse, protÈgÈe par le long dÈferlement du rideau

transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cúur, síadressa ‡

elle comme ‡ une confidente de son amour, comme ‡ une amie díOdette

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qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention ‡ ce Forcheville.

óAh! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin ‡ un fidËle quíelle níavait

invitÈ quíen ´cure-dentsª, ´nous avons eu ´unª Brichot incomparable,

díune Èloquence! Mais il est parti. Níest-ce pas, monsieur Swann? Je

crois que cíest la premiËre fois que vous vous rencontriez avec lui,

dit-elle pour lui faire remarquer que cíÈtait ‡ elle quíil devait de

le connaÓtre. ´Níest-ce pas, il a ÈtÈ dÈlicieux, notre Brichot?ª

Swann síinclina poliment.

óNon? il ne vous a pas intÈressÈ? lui demanda sËchement Mme Verdurin.

ó´Mais si, madame, beaucoup, jíai ÈtÈ ravi. Il est peut-Ítre un peu

pÈremptoire et un peu jovial pour mon go?t. Je lui voudrais parfois un

peu díhÈsitations et de douceur, mais on sent quíil sait tant de

choses et il a líair díun bien brave homme.

Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard ‡ sa

femme furent:

óJíai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.

óQuíest-ce que cíest exactement que cette Mme Verdurin, un

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demi-castor? dit Forcheville au peintre ‡ qui il proposa de revenir

avec lui.

Odette le vit síÈloigner avec regret, elle níosa pas ne pas revenir

avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui

demanda síil devait entrer chez elle, elle lui dit: ´Bien entenduª en

haussant les Èpaules avec impatience. Quand tous les invitÈs furent

partis, Mme Verdurin dit ‡ son mari:

óAs-tu remarquÈ comme Swann a ri díun rire niais quand nous avons

parlÈ de Mme La TrÈmoÔlle?ª

Elle avait remarquÈ que devant ce nom Swann et Forcheville avaient

plusieurs fois supprimÈ la particule. Ne doutant pas que ce f?t pour

montrer quíils níÈtaient pas intimidÈs par les titres, elle souhaitait

díimiter leur fiertÈ, mais níavait pas bien saisi par quelle forme

grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse faÁon de parler

líemportant sur son intransigeance rÈpublicaine, elle disait encore

les de La TrÈmoÔlle ou plutÙt par une abrÈviation en usage dans les

paroles des chansons de cafÈ-concert et les lÈgendes des

caricaturistes et qui dissimulait le de, les díLa TrÈmoÔlle, mais elle

se rattrapait en disant: ´Madame La TrÈmoÔlle.ª ´La Duchesse, comme

dit Swannª, ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait

quíelle ne faisait que citer et ne prenait pas ‡ son compte une

dÈnomination aussi naÔve et ridicule.

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óJe te dirai que je líai trouvÈ extrÍmement bÍte.

Et M. Verdurin lui rÈpondit:

óIl níest pas franc, cíest un monsieur cauteleux, toujours entre le

zist et le zest. Il veut toujours mÈnager la chËvre et le chou. Quelle

diffÈrence avec Forcheville. Voil‡ au moins un homme qui vous dit

carrÈment sa faÁon de penser. «a vous plaÓt ou Áa ne vous plaÓt pas.

Ce níest pas comme líautre qui níest jamais ni figue ni raisin. Du

reste Odette a líair de prÈfÈrer joliment le Forcheville, et je lui

donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire ‡ líhomme

du monde, au champion des duchesses, au moins líautre a son titre; il

est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il díun air dÈlicat, comme

si, au courant de líhistoire de ce comtÈ, il en soupesait

minutieusement la valeur particuliËre.

óJe te dirai, dit Mme Verdurin, quíil a cru devoir lancer contre

Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules.

Naturellement, comme il a vu que Brichot Ètait aimÈ dans la maison,

cíÈtait une maniËre de nous atteindre, de bÍcher notre dÓner. On sent

le bon petit camarade qui vous dÈbinera en sortant.

óMais je te líai dit, rÈpondit M. Verdurin, cíest le ratÈ, le petit

individu envieux de tout ce qui est un peu grand.

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En rÈalitÈ il níy avait pas un fidËle qui ne f?t plus malveillant que

Swann; mais tous ils avaient la prÈcaution díassaisonner leurs

mÈdisances de plaisanteries connues, díune petite pointe díÈmotion et

de cordialitÈ; tandis que la moindre rÈserve que se permettait Swann,

dÈpouillÈe des formules de convention telles que: ´Ce níest pas du mal

que nous disonsª et auxquelles il dÈdaignait de síabaisser, paraissait

une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse

rÈvolte parce quíils níont pas díabord flattÈ les go?ts du public et

ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habituÈ; cíest

de la mÍme maniËre que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme

pour eux, cíÈtait la nouveautÈ de son langage qui faisait croire ‡ l‡

noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgr‚ce dont il Ètait menacÈ chez les

Verdurin et continuait ‡ voir leurs ridicules en beau, au travers de

son amour.

Il níavait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que

le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez

elle, il aurait aimÈ du moins ne pas cesser díoccuper sa pensÈe, et ‡

tous moments il cherchait ‡ trouver une occasion díy intervenir, mais

díune faÁon agrÈable pour elle. Si, ‡ la devanture díun fleuriste ou

díun joaillier, la vue díun arbuste ou díun bijou le charmait,

aussitÙt il pensait ‡ les envoyer ‡ Odette, imaginant le plaisir

quíils lui avaient procurÈ, ressenti par elle, venant accroÓtre la

tendresse quíelle avait pour lui, et les faisait porter immÈdiatement

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rue La PÈrouse, pour ne pas retarder líinstant o?, comme elle

recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte prËs

díelle. Il voulait surtout quíelle les reÁ?t avant de sortir pour que

la reconnaissance quíelle Èprouverait lui val?t un accueil plus tendre

quand elle le verrait chez les Verdurin, ou mÍme, qui sait, si le

fournisseur faisait assez diligence, peut-Ítre une lettre quíelle lui

enverrait avant le dÓner, ou sa venue ‡ elle en personne chez lui, en

une visite supplÈmentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il

expÈrimentait sur la nature díOdette les rÈactions du dÈpit, il

cherchait par celles de la gratitude ‡ tirer díelle des parcelles

intimes de sentiment quíelle ne lui avait pas rÈvÈlÈes encore.

Souvent elle avait des embarras díargent et, pressÈe par une dette, le

priait de lui venir en aide. Il en Ètait heureux comme de tout ce qui

pouvait donner ‡ Odette une grande idÈe de líamour quíil avait pour

elle, ou simplement une grande idÈe de son influence, de líutilitÈ

dont il pouvait lui Ítre. Sans doute si on lui avait dit au dÈbut:

´cíest ta situation qui lui plaÓtª, et maintenant: ´cíest pour ta

fortune quíelle tíaimeª, il ne líaurait pas cru, et níaurait pas ÈtÈ

díailleurs trËs mÈcontent quíon se la figur‚t tenant ‡ lui,óquíon les

sentÓt unis líun ‡ líautreópar quelque chose díaussi fort que le

snobisme ou líargent. Mais, mÍme síil avait pensÈ que cíÈtait vrai,

peut-Ítre níe?t-il pas souffert de dÈcouvrir ‡ líamour díOdette pour

lui cet Ètat plus durable que líagrÈment ou les qualitÈs quíelle

pouvait lui trouver: líintÈrÍt, líintÈrÍt qui empÍcherait de venir

jamais le jour o? elle aurait pu Ítre tentÈe de cesser de le voir.

Pour líinstant, en la comblant de prÈsents, en lui rendant des

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services, il pouvait se reposer sur des avantages extÈrieurs ‡ sa

personne, ‡ son intelligence, du soin Èpuisant de lui plaire par

lui-mÍme. Et cette voluptÈ díÍtre amoureux, de ne vivre que díamour,

de la rÈalitÈ de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il

la payait, en dilettante de sensations immatÈrielles, lui en

augmentait la valeur,ócomme on voit des gens incertains si le

spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont dÈlicieux, síen

convaincre ainsi que de la rare qualitÈ de leurs go?ts dÈsintÈressÈs,

en louant cent francs par jour la chambre díhÙtel qui leur permet de

les go?ter.

Un jour que des rÈflexions de ce genre le ramenaient encore au

souvenir du temps o? on lui avait parlÈ díOdette comme díune femme

entretenue, et o? une fois de plus il síamusait ‡ opposer cette

personnification Ètrange: la femme entretenue,óchatoyant amalgame

díÈlÈments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de

Gustave Moreau, de fleurs vÈnÈneuses entrelacÈes ‡ des joyaux

prÈcieux,óet cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les

mÍmes sentiments de pitiÈ pour un malheureux, de rÈvolte contre une

injustice, de gratitude pour un bienfait, quíil avait vu Èprouver

autrefois par sa propre mËre, par ses amis, cette Odette dont les

propos avaient si souvent trait aux choses quíil connaissait le mieux

lui-mÍme, ‡ ses collections, ‡ sa chambre, ‡ son vieux domestique, au

banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette derniËre

image du banquier lui rappela quíil aurait ‡ y prendre de líargent. En

effet, si ce mois-ci il venait moins largement ‡ líaide díOdette dans

ses difficultÈs matÈrielles quíil níavait fait le mois dernier o? il

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lui avait donnÈ cinq mille francs, et síil ne lui offrait pas une

riviËre de diamants quíelle dÈsirait, il ne renouvellerait pas en elle

cette admiration quíelle avait pour sa gÈnÈrositÈ, cette

reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et mÍme il risquerait de

lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les

manifestations devenir moins grandes, avait diminuÈ. Alors, tout díun

coup, il se demanda si cela, ce níÈtait pas prÈcisÈment lí´entretenirª

(comme si, en effet, cette notion díentretenir pouvait Ítre extraite

díÈlÈments non pas mystÈrieux ni pervers, mais appartenant au fond

quotidien et privÈ de sa vie, tels que ce billet de mille francs,

domestique et familier, dÈchirÈ et recollÈ, que son valet de chambre,

aprËs lui avoir payÈ les comptes du mois et le terme, avait serrÈ dans

le tiroir du vieux bureau o? Swann líavait repris pour líenvoyer avec

quatre autres ‡ Odette) et si on ne pouvait pas appliquer ‡ Odette,

depuis quíil la connaissait (car il ne soupÁonna pas un instant

quíelle e?t jamais pu recevoir díargent de personne avant lui), ce mot

quíil avait cru si inconciliable avec elle, de ´femme entretenueª. Il

ne put approfondir cette idÈe, car un accËs díune paresse díesprit,

qui Ètait chez lui congÈnitale, intermittente et providentielle, vint

‡ ce moment Èteindre toute lumiËre dans son intelligence, aussi

brusquement que, plus tard, quand on eut installÈ partout líÈclairage

Èlectrique, on put couper líÈlectricitÈ dans une maison. Sa pensÈe

t‚tonna un instant dans líobscuritÈ, il retira ses lunettes, en essuya

les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumiËre que

quand il se retrouva en prÈsence díune idÈe toute diffÈrente, ‡ savoir

quíil faudrait t‚cher díenvoyer le mois prochain six ou sept mille

francs ‡ Odette au lieu de cinq, ‡ cause de la surprise et de la joie

que cela lui causerait.

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Le soir, quand il ne restait pas chez lui ‡ attendre líheure de

retrouver Odette chez les Verdurin ou plutÙt dans un des restaurants

díÈtÈ quíils affectionnaient au Bois et surtout ‡ Saint-Cloud, il

allait dÓner dans quelquíune de ces maisons ÈlÈgantes dont il Ètait

jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des

gens quiósavait-on? pourraient peut-Ítre un jour Ítre utiles ‡ Odette,

et gr‚ce auxquels en attendant il rÈussissait souvent ‡ lui Ítre

agrÈable. Puis líhabitude quíil avait eue longtemps du monde, du luxe,

lui en avait donnÈ, en mÍme temps que le dÈdain, le besoin, de sorte

quí‡ partir du moment o? les rÈduits les plus modestes lui Ètaient

apparus exactement sur le mÍme pied que les plus princiËres demeures,

ses sens Ètaient tellement accoutumÈs aux secondes quíil e?t ÈprouvÈ

quelque malaise ‡ se trouver dans les premiers. Il avait la mÍme

considÈrationó‡ un degrÈ díidentitÈ quíils níauraient pu croireópour

des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquiËme Ètage díun

escalier D, palier ‡ gauche, que pour la princesse de Parme qui

donnait les plus belles fÍtes de Paris; mais il níavait pas la

sensation díÍtre au bal en se tenant avec les pËres dans la chambre ‡

coucher de la maÓtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts

de serviettes, des lits transformÈs en vestiaires, sur le couvre-pied

desquels síentassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la

mÍme sensation díÈtouffement que peut causer aujourdíhui ‡ des gens

habituÈs ‡ vingt ans díÈlectricitÈ líodeur díune lampe qui charbonne

ou díune veilleuse qui file.

Le jour o? il dÓnait en ville, il faisait atteler pour sept heures et

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demie; il síhabillait tout en songeant ‡ Odette et ainsi il ne se

trouvait pas seul, car la pensÈe constante díOdette donnait aux

moments o? il Ètait loin díelle le mÍme charme particulier quí‡ ceux

o? elle Ètait l‡. Il montait en voiture, mais il sentait que cette

pensÈe y avait sautÈ en mÍme temps et síinstallait sur ses genoux

comme une bÍte aimÈe quíon emmËne partout et quíil garderait avec lui

‡ table, ‡ líinsu des convives. Il la caressait, se rÈchauffait ‡

elle, et Èprouvant une sorte de langueur, se laissait aller ‡ un lÈger

frÈmissement qui crispait son cou et son nez, et Ètait nouveau chez

lui, tout en fixant ‡ sa boutonniËre le bouquet díancolies. Se sentant

souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis quíOdette

avait prÈsentÈ Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimÈ aller se

reposer un peu ‡ la campagne. Mais il níaurait pas eu le courage de

quitter Paris un seul jour pendant quíOdette y Ètait. Líair Ètait

chaud; cíÈtaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau

traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hÙtel clos, ce

qui Ètait sans cesse devant ses yeux, cíÈtait un parc quíil possÈdait

prËs de Combray, o?, dËs quatre heures, avant díarriver au plant

díasperges, gr‚ce au vent qui vient des champs de MÈsÈglise, on

pouvait go?ter sous une charmille autant de fraÓcheur quíau bord de

líÈtang cernÈ de myosotis et de glaÔeuls, et o?, quand il dÓnait,

enlacÈes par son jardinier, couraient autour de la table les

groseilles et les roses.

AprËs dÓner, si le rendez-vous au bois ou ‡ Saint-Cloud Ètait de bonne

heure, il partait si vite en sortant de table,ósurtout si la pluie

menaÁait de tomber et de faire rentrer plus tÙt les ´fidËlesª,óquíune

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fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dÓnÈ tard et que Swann

avait quittÈe avant quíon servÓt le cafÈ pour rejoindre les Verdurin

dans líÓle du Bois) dit:

ó´Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la

vessie, on líexcuserait de filer ainsi. Mais tout de mÍme il se moque

du monde.ª

Il se disait que le charme du printemps quíil ne pouvait pas aller

go?ter ‡ Combray, il le trouverait du moins dans líÓle des Cygnes ou ‡

Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser quí‡ Odette, il ne savait

mÍme pas, síil avait senti líodeur des feuilles, síil y avait eu du

clair de lune. Il Ètait accueilli par la petite phrase de la Sonate

jouÈe dans le jardin sur le piano du restaurant. Síil níy en avait pas

l‡, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un

díune chambre ou díune salle ‡ manger: ce níest pas que Swann f?t

rentrÈ en faveur auprËs díeux, au contraire. Mais líidÈe díorganiser

un plaisir ingÈnieux pour quelquíun, mÍme pour quelquíun quíils

níaimaient pas, dÈveloppait chez eux, pendant les moments nÈcessaires

‡ ces prÈparatifs, des sentiments ÈphÈmËres et occasionnels de

sympathie et de cordialitÈ. Parfois il se disait que cíÈtait un

nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait ‡

faire attention aux arbres, au ciel. Mais líagitation o? le mettait la

prÈsence díOdette, et aussi un lÈger malaise fÈbrile qui ne le

quittait guËre depuis quelque temps, le privait du calme et du

bien-Ítre qui sont le fond indispensable aux impressions que peut

donner la nature.

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Un soir o? Swann avait acceptÈ de dÓner avec les Verdurin, comme

pendant le dÓner il venait de dire que le lendemain il avait un

banquet díanciens camarades, Odette lui avait rÈpondu en pleine table,

devant Forcheville, qui Ètait maintenant un des fidËles, devant le

peintre, devant Cottard:

ó´Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que

chez moi, mais ne venez pas trop tard.ª

Bien que Swann níe?t encore jamais pris bien sÈrieusement ombrage de

líamitiÈ díOdette pour tel ou tel fidËle, il Èprouvait une douceur

profonde ‡ líentendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille

impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation

privilÈgiÈe quíil avait chez elle et la prÈfÈrence pour lui qui y

Ètait impliquÈe. Certes Swann avait souvent pensÈ quíOdette níÈtait ‡

aucun degrÈ une femme remarquable; et la suprÈmatie quíil exerÁait sur

un Ítre qui lui Ètait si infÈrieur níavait rien qui d?t lui paraÓtre

si flatteur ‡ voir proclamer ‡ la face des ´fidËlesª, mais depuis

quíil síÈtait aperÁu quí‡ beaucoup díhommes Odette semblait une femme

ravissante et dÈsirable, le charme quíavait pour eux son corps avait

ÈveillÈ en lui un besoin douloureux de la maÓtriser entiËrement dans

les moindres parties de son cúur. Et il avait commencÈ díattacher un

prix inestimable ‡ ces moments passÈs chez elle le soir, o? il

líasseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce quíelle pensait díune

chose, díune autre, o? il recensait les seuls biens ‡ la possession

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desquels il tÓnt maintenant sur terre. Aussi, aprËs ce dÓner, la

prenant ‡ part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion,

cherchant ‡ lui enseigner selon les degrÈs de la reconnaissance quíil

lui tÈmoignait, líÈchelle des plaisirs quíelle pouvait lui causer, et

dont le suprÍme Ètait de le garantir, pendant le temps que son amour

durerait et líy rendrait vulnÈrable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait ‡ verse, il

níavait ‡ sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le

reconduire chez lui en coupÈ, et comme Odette, par le fait quíelle lui

avait demandÈ de venir, lui avait donnÈ la certitude quíelle

níattendait personne, cíest líesprit tranquille et le cúur content

que, plutÙt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentrÈ chez

lui se coucher. Mais peut-Ítre, si elle voyait quíil níavait pas líair

de tenir ‡ passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de

la soirÈe, nÈgligerait-elle de la lui rÈserver, justement une fois o?

il líaurait particuliËrement dÈsirÈ.

Il arriva chez elle aprËs onze heures, et, comme il síexcusait de

níavoir pu venir plus tÙt, elle se plaignit que ce f?t en effet bien

tard, líorage líavait rendue souffrante, elle se sentait mal ‡ la tÍte

et le prÈvint quíelle ne le garderait pas plus díune demi-heure, quí‡

minuit, elle le renverrait; et, peu aprËs, elle se sentit fatiguÈe et

dÈsira síendormir.

óAlors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espÈrais un bon

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petit catleya.

Et díun air un peu boudeur et nerveux, elle lui rÈpondit:

ó´Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je

suis souffrante!ª

ó´Cela tíaurait peut-Ítre fait du bien, mais enfin je níinsiste pas.ª

Elle le pria díÈteindre la lumiËre avant de síen aller, il referma

lui-mÍme les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentrÈ chez

lui, líidÈe lui vint brusquement que peut-Ítre Odette attendait

quelquíun ce soir, quíelle avait seulement simulÈ la fatigue et

quíelle ne lui avait demandÈ díÈteindre que pour quíil cr?t quíelle

allait síendormir, quíaussitÙt quíil avait ÈtÈ parti, elle líavait

rallumÈe, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprËs

díelle. Il regarda líheure. Il y avait ‡ peu prËs une heure et demie

quíil líavait quittÈe, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrÍter

tout prËs de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire ‡ celle

sur laquelle donnait derriËre son hÙtel et o? il allait quelquefois

frapper ‡ la fenÍtre de sa chambre ‡ coucher pour quíelle vÓnt lui

ouvrir; il descendit de voiture, tout Ètait dÈsert et noir dans ce

quartier, il níeut que quelques pas ‡ faire ‡ pied et dÈboucha presque

devant chez elle. Parmi líobscuritÈ de toutes les fenÍtres Èteintes

depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule dío?

dÈbordait,óentre les volets qui en pressaient la pulpe mystÈrieuse et

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dorÈe,óla lumiËre qui remplissait la chambre et qui, tant díautres

soirs, du plus loin quíil líapercevait, en arrivant dans la rue le

rÈjouissait et lui annonÁait: ´elle est l‡ qui tíattendª et qui

maintenant, le torturait en lui disant: ´elle est l‡ avec celui

quíelle attendaitª. Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur

jusquí‡ la fenÍtre, mais entre les lames obliques des volets il ne

pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit

le murmure díune conversation. Certes, il souffrait de voir cette

lumiËre dans líatmosphËre díor de laquelle se mouvait derriËre le

ch‚ssis le couple invisible et dÈtestÈ, díentendre ce murmure qui

rÈvÈlait la prÈsence de celui qui Ètait venu aprËs son dÈpart, la

faussetÈ díOdette, le bonheur quíelle Ètait en train de go?ter avec

lui.

Et pourtant il Ètait content díÍtre venu: le tourment qui líavait

forcÈ de sortir de chez lui avait perdu de son acuitÈ en perdant de

son vague, maintenant que líautre vie díOdette, dont il avait eu, ‡ ce

moment-l‡, le brusque et impuissant soupÁon, il la tenait l‡, ÈclairÈe

en plein par la lampe, prisonniËre sans le savoir dans cette chambre

o?, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer;

ou plutÙt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand

il venait trËs tard; ainsi du moins, Odette apprendrait quíil avait

su, quíil avait vu la lumiËre et entendu la causerie, et lui, qui,

tout ‡ líheure, se la reprÈsentait comme se riant avec líautre de ses

illusions, maintenant, cíÈtait eux quíil voyait, confiants dans leur

erreur, trompÈs en somme par lui quíils croyaient bien loin díici et

qui, lui, savait dÈj‡ quíil allait frapper aux volets. Et peut-Ítre,

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ce quíil ressentait en ce moment de presque agrÈable, cíÈtait autre

chose aussi que líapaisement díun doute et díune douleur: un plaisir

de líintelligence. Si, depuis quíil Ètait amoureux, les choses avaient

repris pour lui un peu de líintÈrÍt dÈlicieux quíil leur trouvait

autrefois, mais seulement l‡ o? elles Ètaient ÈclairÈes par le

souvenir díOdette, maintenant, cíÈtait une autre facultÈ de sa

studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vÈritÈ,

mais díune vÈritÈ, elle aussi, interposÈe entre lui et sa maÓtresse,

ne recevant sa lumiËre que díelle, vÈritÈ tout individuelle qui avait

pour objet unique, díun prix infini et presque díune beautÈ

dÈsintÈressÈe, les actions díOdette, ses relations, ses projets, son

passÈ. A toute autre Èpoque de sa vie, les petits faits et gestes

quotidiens díune personne avaient toujours paru sans valeur ‡ Swann:

si on lui en faisait le commÈrage, il le trouvait insignifiant, et,

tandis quíil líÈcoutait, ce níÈtait que sa plus vulgaire attention qui

y Ètait intÈressÈe; cíÈtait pour lui un des moments o? il se sentait

le plus mÈdiocre. Mais dans cette Ètrange pÈriode de líamour,

líindividuel prend quelque chose de si profond, que cette curiositÈ

quíil sentait síÈveiller en lui ‡ líÈgard des moindres occupations

díune femme, cíÈtait celle quíil avait eue autrefois pour líHistoire.

Et tout ce dont il aurait eu honte jusquíici, espionner devant une

fenÍtre, qui sait, demain, peut-Ítre faire parler habilement les

indiffÈrents, soudoyer les domestiques, Ècouter aux portes, ne lui

semblait plus, aussi bien que le dÈchiffrement des textes, la

comparaison des tÈmoignages et líinterprÈtation des monuments, que des

mÈthodes díinvestigation scientifique díune vÈritable valeur

intellectuelle et appropriÈes ‡ la recherche de la vÈritÈ.

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Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte

en pensant quíOdette allait savoir quíil avait eu des soupÁons, quíil

Ètait revenu, quíil síÈtait postÈ dans la rue. Elle lui avait dit

souvent líhorreur quíelle avait des jaloux, des amants qui espionnent.

Ce quíil allait faire Ètait bien maladroit, et elle allait le dÈtester

dÈsormais, tandis quíen ce moment encore, tant quíil níavait pas

frappÈ, peut-Ítre, mÍme en le trompant, líaimait-elle. Que de bonheurs

possibles dont on sacrifie ainsi la rÈalisation ‡ líimpatience díun

plaisir immÈdiat. Mais le dÈsir de connaÓtre la vÈritÈ Ètait plus fort

et lui sembla plus noble. Il savait que la rÈalitÈ de circonstances

quíil e?t donnÈ sa vie pour restituer exactement, Ètait lisible

derriËre cette fenÍtre striÈe de lumiËre, comme sous la couverture

enluminÈe díor díun de ces manuscrits prÈcieux ‡ la richesse

artistique elle-mÍme desquels le savant qui les consulte ne peut

rester indiffÈrent. Il Èprouvait une voluptÈ ‡ connaÓtre la vÈritÈ qui

le passionnait dans cet exemplaire unique, ÈphÈmËre et prÈcieux, díune

matiËre translucide, si chaude et si belle. Et puis líavantage quíil

se sentait,óquíil avait tant besoin de se sentir,ósur eux, Ètait

peut-Ítre moins de savoir, que de pouvoir leur montrer quíil savait.

Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On níavait pas

entendu, il refrappa plus fort, la conversation síarrÍta. Une voix

díhomme dont il chercha ‡ distinguer auquel de ceux des amis díOdette

quíil connaissait elle pouvait appartenir, demanda:

ó´Qui est l‡?ª

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Il níÈtait pas s?r de la reconnaÓtre. Il frappa encore une fois. On

ouvrit la fenÍtre, puis les volets. Maintenant, il níy avait plus

moyen de reculer, et, puisquíelle allait tout savoir, pour ne pas

avoir líair trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de

crier díun air nÈgligent et gai:

ó´Ne vous dÈrangez pas, je passais par l‡, jíai vu de la lumiËre, jíai

voulu savoir si vous níÈtiez plus souffrante.ª

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs Ètaient ‡ la fenÍtre,

líun tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre

inconnue. Ayant líhabitude, quand il venait chez Odette trËs tard, de

reconnaÓtre sa fenÍtre ‡ ce que cíÈtait la seule ÈclairÈe entre les

fenÍtres toutes pareilles, il síÈtait trompÈ et avait frappÈ ‡ la

fenÍtre suivante qui appartenait ‡ la maison voisine. Il síÈloigna en

síexcusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa

curiositÈ e?t laissÈ leur amour intact et quíaprËs avoir simulÈ depuis

si longtemps vis-‡-vis díOdette une sorte díindiffÈrence, il ne lui

e?t pas donnÈ, par sa jalousie, cette preuve quíil líaimait trop, qui,

entre deux amants, dispense, ‡ tout jamais, díaimer assez, celui qui

la reÁoit. Il ne lui parla pas de cette mÈsaventure, lui-mÍme níy

songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensÈe venait en

rencontrer le souvenir quíelle níavait pas aperÁu, le heurtait,

líenfonÁait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et

profonde. Comme si Áíavait ÈtÈ une douleur physique, les pensÈes de

Swann ne pouvaient pas líamoindrir; mais du moins la douleur physique,

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parce quíelle est indÈpendante de la pensÈe, la pensÈe peut síarrÍter

sur elle, constater quíelle a diminuÈ, quíelle a momentanÈment cessÈ!

Mais cette douleur-l‡, la pensÈe, rien quíen se la rappelant, la

recrÈait. Vouloir níy pas penser, cíÈtait y penser encore, en souffrir

encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout

díun coup un mot quíon lui disait le faisait changer de visage, comme

un blessÈ dont un maladroit vient de toucher sans prÈcaution le membre

douloureux. Quand il quittait Odette, il Ètait heureux, il se sentait

calme, il se rappelait les sourires quíelle avait eus, railleurs, en

parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa

tÍte quíelle avait dÈtachÈe de son axe pour líincliner, la laisser

tomber, presque malgrÈ elle, sur ses lËvres, comme elle avait fait la

premiËre fois en voiture, les regards mourants quíelle lui avait jetÈs

pendant quíelle Ètait dans ses bras, tout en contractant frileusement

contre líÈpaule sa tÍte inclinÈe.

Mais aussitÙt sa jalousie, comme si elle Ètait líombre de son amour,

se complÈtait du double de ce nouveau sourire quíelle lui avait

adressÈ le soir mÍmeóet qui, inverse maintenant, raillait Swann et se

chargeait díamour pour un autreó, de cette inclinaison de sa tÍte mais

renversÈe vers díautres lËvres, et, donnÈes ‡ un autre, de toutes les

marques de tendresse quíelle avait eues pour lui. Et tous les

souvenirs voluptueux quíil emportait de chez elle, Ètaient comme

autant díesquisses, de ´projetsª pareils ‡ ceux que vous soumet un

dÈcorateur, et qui permettaient ‡ Swann de se faire une idÈe des

attitudes ardentes ou p‚mÈes quíelle pouvait avoir avec díautres. De

sorte quíil en arrivait ‡ regretter chaque plaisir quíil go?tait prËs

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díelle, chaque caresse inventÈe et dont il avait eu líimprudence de

lui signaler la douceur, chaque gr‚ce quíil lui dÈcouvrait, car il

savait quíun instant aprËs, elles allaient enrichir díinstruments

nouveaux son supplice.

Celui-ci Ètait rendu plus cruel encore quand revenait ‡ Swann le

souvenir díun bref regard quíil avait surpris, il y avait quelques

jours, et pour la premiËre fois, dans les yeux díOdette. CíÈtait aprËs

dÓner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette,

son beau-frËre, níÈtait pas en faveur chez eux, e?t voulu le prendre

comme tÍte de Turc et briller devant eux ‡ ses dÈpens, soit quíil e?t

ÈtÈ irritÈ par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et

qui, díailleurs, passa inaperÁu pour les assistants qui ne savaient

pas quelle allusion dÈsobligeante il pouvait renfermer, bien contre le

grÈ de celui qui le prononÁait sans malice aucune, soit enfin quíil

cherch‚t depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la

maison quelquíun qui le connaissait trop bien et quíil savait trop

dÈlicat pour quíil ne se sentÓt pas gÍnÈ ‡ certains moments rien que

de sa prÈsence, Forcheville rÈpondit ‡ ce propos maladroit de Saniette

avec une telle grossiËretÈ, se mettant ‡ líinsulter, síenhardissant,

au fur et ‡ mesure quíil vocifÈrait, de líeffroi, de la douleur, des

supplications de líautre, que le malheureux, aprËs avoir demandÈ ‡ Mme

Verdurin síil devait rester, et níayant pas reÁu de rÈponse, síÈtait

retirÈ en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assistÈ

impassible ‡ cette scËne, mais quand la porte se fut refermÈe sur

Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans

líexpression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la

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bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillantÈ ses

prunelles díun sourire sournois de fÈlicitations pour líaudace quíil

avait eue, díironie pour celui qui en avait ÈtÈ victime; elle lui

avait jetÈ un regard de complicitÈ dans le mal, qui voulait si bien

dire: ´voil‡ une exÈcution, ou je ne míy connais pas. Avez-vous vu son

air penaud, il en pleuraitª, que Forcheville, quand ses yeux

rencontrËrent ce regard, dÈgrisÈ soudain de la colËre ou de la

simulation de colËre dont il Ètait encore chaud, sourit et rÈpondit:

ó´Il níavait quí‡ Ítre aimable, il serait encore ici, une bonne

correction peut Ítre utile ‡ tout ‚ge.ª

Un jour que Swann Ètait sorti au milieu de líaprËs-midi pour faire une

visite, níayant pas trouvÈ la personne quíil voulait rencontrer, il

eut líidÈe díentrer chez Odette ‡ cette heure o? il níallait jamais

chez elle, mais o? il savait quíelle Ètait toujours ‡ la maison ‡

faire sa sieste ou ‡ Ècrire des lettres avant líheure du thÈ, et o? il

aurait plaisir ‡ la voir un peu sans la dÈranger. Le concierge lui dit

quíil croyait quíelle Ètait l‡; il sonna, crut entendre du bruit,

entendre marcher, mais on níouvrit pas. Anxieux, irritÈ, il alla dans

la petite rue o? donnait líautre face de líhÙtel, se mit devant la

fenÍtre de la chambre díOdette; les rideaux líempÍchaient de rien

voir, il frappa avec force aux carreaux, appela; personne níouvrit. Il

vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant quíaprËs tout,

il síÈtait peut-Ítre trompÈ en croyant entendre des pas; mais il en

resta si prÈoccupÈ quíil ne pouvait penser ‡ autre chose. Une heure

aprËs, il revint. Il la trouva; elle lui dit quíelle Ètait chez elle

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tantÙt quand il avait sonnÈ, mais dormait; la sonnette líavait

ÈveillÈe, elle avait devinÈ que cíÈtait Swann, elle avait couru aprËs

lui, mais il Ètait dÈj‡ parti. Elle avait bien entendu frapper aux

carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces

fragments díun fait exact que les menteurs pris de court se consolent

de faire entrer dans la composition du fait faux quíils inventent,

croyant y faire sa part et y dÈrober sa ressemblance ‡ la VÈritÈ.

Certes quand Odette venait de faire quelque chose quíelle ne voulait

pas rÈvÈler, elle le cachait bien au fond díelle-mÍme. Mais dËs

quíelle se trouvait en prÈsence de celui ‡ qui elle voulait mentir, un

trouble la prenait, toutes ses idÈes síeffondraient, ses facultÈs

díinvention et de raisonnement Ètaient paralysÈes, elle ne trouvait

plus dans sa tÍte que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose

et elle rencontrait ‡ sa portÈe prÈcisÈment la chose quíelle avait

voulu dissimuler et qui Ètant vraie, Ètait restÈe l‡. Elle en

dÈtachait un petit morceau, sans importance par lui-mÍme, se disant

quíaprËs tout cíÈtait mieux ainsi puisque cíÈtait un dÈtail vÈritable

qui níoffrait pas les mÍmes dangers quíun dÈtail faux. ´«a du moins,

cíest vrai, se disait-elle, cíest toujours autant de gagnÈ, il peut

síinformer, il reconnaÓtra que cíest vrai, ce níest toujours pas Áa

qui me trahira.ª Elle se trompait, cíÈtait cela qui la trahissait,

elle ne se rendait pas compte que ce dÈtail vrai avait des angles qui

ne pouvaient síemboÓter que dans les dÈtails contigus du fait vrai

dont elle líavait arbitrairement dÈtachÈ et qui, quels que fussent les

dÈtails inventÈs entre lesquels elle le placerait, rÈvÈleraient

toujours par la matiËre excÈdante et les vides non remplis, que ce

níÈtait pas díentre ceux-l‡ quíil venait. ´Elle avoue quíelle míavait

entendu sonner, puis frapper, et quíelle avait cru que cíÈtait moi,

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quíelle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne

síarrange pas avec le fait quíelle níait pas fait ouvrir.ª

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait

que, livrÈe ‡ elle-mÍme, Odette produirait peut-Ítre quelque mensonge

qui serait un faible indice de la vÈritÈ; elle parlait; il ne

líinterrompait pas, il recueillait avec une piÈtÈ avide et douloureuse

ces mots quíelle lui disait et quíil sentait (justement, parce quíelle

la cachait derriËre eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme

le voile sacrÈ, líempreinte, dessiner líincertain modelÈ, de cette

rÈalitÈ infiniment prÈcieuse et hÈlas introuvable:óce quíelle faisait

tantÙt ‡ trois heures, quand il Ètait venu,óde laquelle il ne

possÈderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges,

et qui níexistait plus que dans le souvenir receleur de cet Ítre qui

la contemplait sans savoir líapprÈcier, mais ne la lui livrerait pas.

Certes il se doutait bien par moments quíen elles-mÍmes les actions

quotidiennes díOdette níÈtaient pas passionnÈment intÈressantes, et

que les relations quíelle pouvait avoir avec díautres hommes

níexhalaient pas naturellement díune faÁon universelle et pour tout

Ítre pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fiËvre du

suicide. Il se rendait compte alors que cet intÈrÍt, cette tristesse

níexistaient quíen lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait

guÈrie, les actes díOdette, les baisers quíelle aurait pu donner

redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant díautres femmes. Mais

que la curiositÈ douloureuse que Swann y portait maintenant níe?t sa

cause quíen lui, níÈtait pas pour lui faire trouver dÈraisonnable de

considÈrer cette curiositÈ comme importante et de mettre tout en úuvre

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pour lui donner satisfaction. Cíest que Swann arrivait ‡ un ‚ge dont

la philosophieófavorisÈe par celle de líÈpoque, par celle aussi du

milieu o? Swann avait beaucoup vÈcu, de cette coterie de la princesse

des Laumes o? il Ètait convenu quíon est intelligent dans la mesure o?

on doute de tout et o? on ne trouvait de rÈel et díincontestable que

les go?ts de chacunóníest dÈj‡ plus celle de la jeunesse, mais une

philosophie positive, presque mÈdicale, díhommes qui au lieu

díextÈrioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dÈgager de

leurs annÈes dÈj‡ ÈcoulÈes un rÈsidu fixe díhabitudes, de passions

quíils puissent considÈrer en eux comme caractÈristiques et

permanentes et auxquelles, dÈlibÈrÈment, ils veilleront díabord que le

genre díexistence quíils adoptent puisse donner satisfaction. Swann

trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance quíil

Èprouvait ‡ ignorer ce quíavait fait Odette, aussi bien que la part de

la recrudescence quíun climat humide causait ‡ son eczÈma; de prÈvoir

dans son budget une disponibilitÈ importante pour obtenir sur líemploi

des journÈes díOdette des renseignements sans lesquels il se sentirait

malheureux, aussi bien quíil en rÈservait pour díautres go?ts dont il

savait quíil pouvait attendre du plaisir, au moins avant quíil f?t

amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.

Quand il voulut dire adieu ‡ Odette pour rentrer, elle lui demanda de

rester encore et le retint mÍme vivement, en lui prenant le bras, au

moment o? il allait ouvrir l‡ porte pour sortir. Mais il níy prit pas

garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits

incidents qui remplissent une conversation, il est inÈvitable que nous

passions, sans y rien remarquer qui Èveille notre attention, prËs de

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ceux qui cachent une vÈritÈ que nos soupÁons cherchent au hasard, et

que nous nous arrÍtions au contraire ‡ ceux sous lesquels il níy a

rien. Elle lui redisait tout le temps: ´Quel malheur que toi, qui ne

viens jamais líaprËs-midi, pour une fois que cela tíarrive, je ne

tíaie pas vu.ª Il savait bien quíelle níÈtait pas assez amoureuse de

lui pour avoir un regret si vif díavoir manquÈ sa visite, mais comme

elle Ètait bonne, dÈsireuse de lui faire plaisir, et souvent triste

quand elle líavait contrariÈ, il trouva tout naturel quíelle le f?t

cette fois de líavoir privÈ de ce plaisir de passer une heure ensemble

qui Ètait trËs grand, non pour elle, mais pour lui. CíÈtait pourtant

une chose assez peu importante pour que líair douloureux quíelle

continuait díavoir finÓt par líÈtonner. Elle rappelait ainsi plus

encore quíil ne le trouvait díhabitude, les figures de femmes du

peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et

navrÈ qui semble succomber sous le poids díune douleur trop lourde

pour elles, simplement quand elles laissent líenfant JÈsus jouer avec

une grenade ou regardent MoÔse verser de líeau dans une auge. Il lui

avait dÈj‡ vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand.

Et tout díun coup, il se rappela: cíÈtait quand Odette avait menti en

parlant ‡ Mme Verdurin le lendemain de ce dÓner o? elle níÈtait pas

venue sous prÈtexte quíelle Ètait malade et en rÈalitÈ pour rester

avec Swann. Certes, e?t-elle ÈtÈ la plus scrupuleuse des femmes

quíelle níaurait pu avoir de remords díun mensonge aussi innocent.

Mais ceux que faisait couramment Odette líÈtaient moins et servaient ‡

empÍcher des dÈcouvertes qui auraient pu lui crÈer avec les uns ou

avec les autres, de terribles difficultÈs. Aussi quand elle mentait,

prise de peur, se sentant peu armÈe pour se dÈfendre, incertaine du

succËs, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains

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enfants qui níont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lÈsait

díordinaire gravement líhomme ‡ qui elle le faisait, et ‡ la merci

duquel elle allait peut-Ítre tomber si elle mentait mal. Alors elle se

sentait ‡ la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait ‡

faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de

sensations et de souvenirs, elle Èprouvait le malaise díun surmenage

et le regret díune mÈchancetÈ.

Quel mensonge dÈprimant Ètait-elle en train de faire ‡ Swann pour

quíelle e?t ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient

flÈchir sous líeffort quíelle síimposait, et demander gr‚ce? Il eut

líidÈe que ce níÈtait pas seulement la vÈritÈ sur líincident de

líaprËs-midi quíelle síefforÁait de lui cacher, mais quelque chose de

plus actuel, peut-Ítre de non encore survenu et de tout prochain, et

qui pourrait líÈclairer sur cette vÈritÈ. A ce moment, il entendit un

coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles

níÈtaient quíun gÈmissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans

líaprËs-midi, de ne pas lui avoir ouvert, Ètait devenu un vÈritable

dÈsespoir.

On entendit la porte díentrÈe se refermer et le bruit díune voiture,

comme si repartait une personneócelle probablement que Swann ne devait

pas rencontreró‡ qui on avait dit quíOdette Ètait sortie. Alors en

songeant que rien quíen venant ‡ une heure o? il níen avait pas

líhabitude, il síÈtait trouvÈ dÈranger tant de choses quíelle ne

voulait pas quíil s?t, il Èprouva un sentiment de dÈcouragement,

presque de dÈtresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait

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líhabitude de tourner vers elle toutes ses pensÈes, la pitiÈ quíil e?t

pu síinspirer ‡ lui-mÍme ce fut pour elle quíil la ressentit, et il

murmura: ´Pauvre chÈrie!ª Quand il la quitta, elle prit plusieurs

lettres quíelle avait sur sa table et lui demanda síil ne pourrait pas

les mettre ‡ la poste. Il les emporta et, une fois rentrÈ, síaperÁut

quíil avait gardÈ les lettres sur lui. Il retourna jusquí‡ la poste,

les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boÓte regarda les

adresses. Elles Ètaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour

Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: ´Si je voyais ce

quíil y a dedans, je saurais comment elle líappelle, comment elle lui

parle, síil y a quelque chose entre eux. Peut-Ítre mÍme quíen ne la

regardant pas, je commets une indÈlicatesse ‡ líÈgard díOdette, car

cíest la seule maniËre de me dÈlivrer díun soupÁon peut-Ítre

calomnieux pour elle, destinÈ en tous cas ‡ la faire souffrir et que

rien ne pourrait plus dÈtruire, une fois la lettre partie.ª

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardÈ sur lui

cette derniËre lettre. Il alluma une bougie et en approcha líenveloppe

quíil níavait pas osÈ ouvrir. Díabord il ne put rien lire, mais

líenveloppe Ètait mince, et en la faisant adhÈrer ‡ la carte dure qui

y Ètait incluse, il put ‡ travers sa transparence, lire les derniers

mots. CíÈtait une formule finale trËs froide. Si, au lieu que ce f?t

lui qui regard‚t une lettre adressÈe ‡ Forcheville, cíe?t ÈtÈ

Forcheville qui e?t lu une lettre adressÈe ‡ Swann, il aurait pu voir

des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait

dans líenveloppe plus grande quíelle, puis, la faisant glisser avec le

pouce, en amena successivement les diffÈrentes lignes sous la partie

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de líenveloppe qui níÈtait pas doublÈe, la seule ‡ travers laquelle on

pouvait lire.

MalgrÈ cela il ne distinguait pas bien. Díailleurs cela ne faisait

rien car il en avait assez vu pour se rendre compte quíil síagissait

díun petit ÈvÈnement sans importance et qui ne touchait nullement ‡

des relations amoureuses, cíÈtait quelque chose qui se rapportait ‡ un

oncle díOdette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: ´Jíai

eu raisonª, mais ne comprenait pas ce quíOdette avait eu raison de

faire, quand soudain, un mot quíil níavait pas pu dÈchiffrer díabord,

apparut et Èclaira le sens de la phrase tout entiËre: ´Jíai eu raison

díouvrir, cíÈtait mon oncle.ª Díouvrir! alors Forcheville Ètait l‡

tantÙt quand Swann avait sonnÈ et elle líavait fait partir, dío? le

bruit quíil avait entendu.

Alors il lut toute la lettre; ‡ la fin elle síexcusait díavoir agi

aussi sans faÁon avec lui et lui disait quíil avait oubliÈ ses

cigarettes chez elle, la mÍme phrase quíelle avait Ècrite ‡ Swann une

des premiËres fois quíil Ètait venu. Mais pour Swann elle avait

ajoutÈ: puissiez-vous y avoir laissÈ votre cúur, je ne vous aurais pas

laissÈ le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui

p?t faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire díailleurs,

Forcheville Ètait en tout ceci plus trompÈ que lui puisque Odette lui

Ècrivait pour lui faire croire que le visiteur Ètait son oncle. En

somme, cíÈtait lui, Swann, líhomme ‡ qui elle attachait de

líimportance et pour qui elle avait congÈdiÈ líautre. Et pourtant,

síil níy avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi níavoir pas

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ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: ´Jíai bien fait díouvrir,

cíÈtait mon oncleª; si elle ne faisait rien de mal ‡ ce moment-l‡,

comment Forcheville pourrait-il mÍme síexpliquer quíelle e?t pu ne pas

ouvrir? Swann restait l‡, dÈsolÈ, confus et pourtant heureux, devant

cette enveloppe quíOdette lui avait remise sans crainte, tant Ètait

absolue la confiance quíelle avait en sa dÈlicatesse, mais ‡ travers

le vitrage transparent de laquelle se dÈvoilait ‡ lui, avec le secret

díun incident quíil níaurait jamais cru possible de connaÓtre, un peu

de la vie díOdette, comme dans une Ètroite section lumineuse pratiquÈe

‡ mÍme líinconnu. Puis sa jalousie síen rÈjouissait, comme si cette

jalousie e?t eu une vitalitÈ indÈpendante, ÈgoÔste, vorace de tout ce

qui la nourrirait, f?t-ce aux dÈpens de lui-mÍme. Maintenant elle

avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer ‡ síinquiÈter

chaque jour des visites quíOdette avait reÁues vers cinq heures, ‡

chercher ‡ apprendre o? se trouvait Forcheville ‡ cette heure-l‡. Car

la tendresse de Swann continuait ‡ garder le mÍme caractËre que lui

avait imprimÈ dËs le dÈbut ‡ la fois líignorance o? il Ètait de

líemploi des journÈes díOdette et la paresse cÈrÈbrale qui líempÍchait

de supplÈer ‡ líignorance par líimagination. Il ne fut pas jaloux

díabord de toute la vie díOdette, mais des seuls moments o? une

circonstance, peut-Ítre mal interprÈtÈe, líavait amenÈ ‡ supposer

quíOdette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui

jette une premiËre, puis une seconde, puis une troisiËme amarre,

síattacha solidement ‡ ce moment de cinq heures du soir, puis ‡ un

autre, puis ‡ un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses

souffrances. Elles níÈtaient que le souvenir, la perpÈtuation díune

souffrance qui lui Ètait venue du dehors.

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Mais l‡ tout lui en apportait. Il voulut Èloigner Odette de

Forcheville, líemmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait

quíelle Ètait dÈsirÈe par tous les hommes qui se trouvaient dans

líhÙtel et quíelle-mÍme les dÈsirait. Aussi lui qui jadis en voyage

recherchait les gens nouveaux, les assemblÈes nombreuses, on le voyait

sauvage, fuyant la sociÈtÈ des hommes comme si elle líe?t cruellement

blessÈ. Et comment níaurait-il pas ÈtÈ misanthrope quand dans tout

homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie

plus encore que níavait fait le go?t voluptueux et riant quíil avait

díabord pour Odette, altÈrait le caractËre de Swann et changeait du

tout au tout, aux yeux des autres, líaspect mÍme des signes extÈrieurs

par lesquels ce caractËre se manifestait.

Un mois aprËs le jour o? il avait lu la lettre adressÈe par Odette ‡

Forcheville, Swann alla ‡ un dÓner que les Verdurin donnaient au Bois.

Au moment o? on se prÈparait ‡ partir, il remarqua des conciliabules

entre Mme Verdurin et plusieurs des invitÈs et crut comprendre quíon

rappelait au pianiste de venir le lendemain ‡ une partie ‡ Chatou; or,

lui, Swann, níy Ètait pas invitÈ.

Les Verdurin níavaient parlÈ quí‡ demi-voix et en termes vagues, mais

le peintre, distrait sans doute, síÈcria:

ó´Il ne faudra aucune lumiËre et quíil joue la sonate Clair de lune

dans líobscuritÈ pour mieux voir síÈclairer les choses.ª

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Mme Verdurin, voyant que Swann Ètait ‡ deux pas, prit cette expression

o? le dÈsir de faire taire celui qui parle et de garder un air

innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullitÈ

intense du regard, o? líimmobile signe díintelligence du complice se

dissimule sous les sourires de líingÈnu et qui enfin, commune ‡ tous

ceux qui síaperÁoivent díune gaffe, la rÈvËle instantanÈment sinon ‡

ceux qui la font, du moins ‡ celui qui en est líobjet. Odette eut

soudain líair díune dÈsespÈrÈe qui renonce ‡ lutter contre les

difficultÈs Ècrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les

minutes qui le sÈparaient du moment o?, aprËs avoir quittÈ ce

restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui

demander des explications, obtenir quíelle níall‚t pas le lendemain ‡

Chatou ou quíelle líy fit inviter et apaiser dans ses bras líangoisse

quíil ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit ‡

Swann:

óAlors, adieu, ‡ bientÙt, níest-ce pas? t‚chant par líamabilitÈ du

regard et la contrainte du sourire de líempÍcher de penser quíelle ne

lui disait pas, comme elle e?t toujours fait jusquíici:

´A demain ‡ Chatou, ‡ aprËs-demain chez moi.ª

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de

Swann síÈtait rangÈe derriËre la leur dont il attendait le dÈpart pour

faire monter Odette dans la sienne.

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ó´Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite

place pour vous ‡ cÙtÈ de M. de Forcheville.

ó´Oui, Madameª, rÈpondit Odette.

ó´Comment, mais je croyais que je vous reconduisaisª, síÈcria Swann,

disant sans dissimulation, les mots nÈcessaires, car la portiËre Ètait

ouverte, les secondes Ètaient comptÈes, et il ne pouvait rentrer sans

elle dans líÈtat o? il Ètait.

ó´Mais Mme Verdurin mía demandÈ...ª

ó´Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous líavons laissÈe

assez de fois, dit Mme Verdurin.ª

óMais cíest que jíavais une chose importante ‡ dire ‡ Madame.

óEh bien! vous la lui Ècrirez...

óAdieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire mais il avait líair atterrÈ.

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óAs-tu vu les faÁons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme

Verdurin ‡ son mari quand ils furent rentrÈs. Jíai cru quíil allait me

manger, parce que nous ramenions Odette. Cíest díune inconvenance,

vraiment! Alors, quíil dise tout de suite que nous tenons une maison

de rendez-vous! Je ne comprends pas quíOdette supporte des maniËres

pareilles. Il a absolument líair de dire: vous míappartenez. Je dirai

ma maniËre de penser ‡ Odette, jíespËre quíelle comprendra.ª

Et elle ajouta encore un instant aprËs, avec colËre:

óNon, mais voyez-vous, cette sale bÍte! employant sans síen rendre

compte, et peut-Ítre en obÈissant au mÍme besoin obscur de se

justifierócomme FranÁoise ‡ Combray quand le poulet ne voulait pas

mouriróles mots quíarrachent les derniers sursauts díun animal

inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de líÈcraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann

síavanÁa, son cocher le regardant lui demanda síil níÈtait pas malade

ou síil níÈtait pas arrivÈ de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut ‡ pied, par le Bois,

quíil rentra. Il parlait seul, ‡ haute voix, et sur le mÍme ton un peu

factice quíil avait pris jusquíici quand il dÈtaillait les charmes du

petit noyau et exaltait la magnanimitÈ des Verdurin. Mais de mÍme que

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les propos, les sourires, les baisers díOdette lui devenaient aussi

odieux quíil les avait trouvÈs doux, síils Ètaient adressÈs ‡ díautres

que lui, de mÍme, le salon des Verdurin, qui tout ‡ líheure encore lui

semblait amusant, respirant un go?t vrai pour líart et mÍme une sorte

de noblesse morale, maintenant que cíÈtait un autre que lui quíOdette

allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa

sottise, son ignominie.

Il se reprÈsentait avec dÈgo?t la soirÈe du lendemain ‡ Chatou.

´Díabord cette idÈe díaller ‡ Chatou! Comme des merciers qui viennent

de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de

bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister rÈellement, ils doivent

sortir du thÈ‚tre de Labiche!ª

Il y aurait l‡ les Cottard, peut-Ítre Brichot. ´Est-ce assez grotesque

cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se

croiraient perdus, ma parole, síils ne se retrouvaient pas tous demain

‡ Chatou!ª HÈlas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait

‡ ´faire des mariagesª, qui inviterait Forcheville ‡ venir avec Odette

‡ son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillÈe pour

cette partie de campagne, ´car elle est si vulgaire et surtout, la

pauvre petite, elle est tellement bÍte!!!ª 

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin aprËs dÓner, les

plaisanteries qui, quel que f?t líennuyeux quíelles eussent pour

cible, líavaient toujours amusÈ parce quíil voyait Odette en rire, en

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rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que cíÈtait

peut-Ítre de lui quíon allait faire rire Odette. ´Quelle gaietÈ

fÈtide! disait-il en donnant ‡ sa bouche une expression de dÈgo?t si

forte quíil avait lui-mÍme la sensation musculaire de sa grimace

jusque dans son cou rÈvulsÈ contre le col de sa chemise. Et comment

une crÈature dont le visage est fait ‡ líimage de Dieu peut-elle

trouver matiËre ‡ rire dans ces plaisanteries nausÈabondes? Toute

narine un peu dÈlicate se dÈtournerait avec horreur pour ne pas se

laisser offusquer par de tels relents. Cíest vraiment incroyable de

penser quíun Ítre humain peut ne pas comprendre quíen se permettant un

sourire ‡ líÈgard díun semblable qui lui a tendu loyalement la main,

il se dÈgrade jusquí‡ une fange dío? il ne sera plus possible ‡ la

meilleure volontÈ du monde de jamais le relever. Jíhabite ‡ trop de

milliers de mËtres díaltitude au-dessus des bas-fonds o? clapotent et

clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse Ítre ÈclaboussÈ

par les plaisanteries díune Verdurin, síÈcria-t-il, en relevant la

tÍte, en redressant fiËrement son corps en arriËre. Dieu míest tÈmoin

que jíai sincËrement voulu tirer Odette de l‡, et líÈlever dans une

atmosphËre plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des

bornes, et la mienne est ‡ bout, se dit-il, comme si cette mission

díarracher Odette ‡ une atmosphËre de sarcasmes datait de plus

longtemps que de quelques minutes, et comme síil ne se líÈtait pas

donnÈe seulement depuis quíil pensait que ces sarcasmes líavaient

peut-Ítre lui-mÍme pour objet et tentaient de dÈtacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prÍt ‡ jouer la sonate Clair de lune et les

mines de Mme Verdurin síeffrayant du mal que la musique de Beethoven

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allait faire ‡ ses nerfs: ´Idiote, menteuse! síÈcria-t-il, et Áa croit

aimer líArt!ª. Elle dirait ‡ Odette, aprËs lui avoir insinuÈ

adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle

avait fait si souvent pour lui: ´Vous allez faire une petite place ‡

cÙtÈ de vous ‡ M. de Forcheville.ª ´Dans líobscuritÈ! maquerelle,

entremetteuse!ª. ´Entremetteuseª, cíÈtait le nom quíil donnait aussi ‡

la musique qui les convierait ‡ se taire, ‡ rÍver ensemble, ‡ se

regarder, ‡ se prendre la main. Il trouvait du bon ‡ la sÈvÈritÈ

contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille Èducation

franÁaise.

En somme la vie quíon menait chez les Verdurin et quíil avait appelÈe

si souvent ´la vraie vieª, lui semblait la pire de toutes, et leur

petit noyau le dernier des milieux. ´Cíest vraiment, disait-il, ce

quíil y a de plus bas dans líÈchelle sociale, le dernier cercle de

Dante. Nul doute que le texte auguste ne se rÈfËre aux Verdurin! Au

fond, comme les gens du monde dont on peut mÈdire, mais qui tout de

mÍme sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde

sagesse en refusant de les connaÓtre, díy salir mÍme le bout de leurs

doigts. Quelle divination dans ce ´Noli me tangereª du faubourg

Saint-Germain.ª Il avait quittÈ depuis bien longtemps les allÈes du

Bois, il Ètait presque arrivÈ chez lui, que, pas encore dÈgrisÈ de sa

douleur et de la verve díinsincÈritÈ dont les intonations menteuses,

la sonoritÈ artificielle de sa propre voix lui versaient díinstant en

instant plus abondamment líivresse, il continuait encore ‡ pÈrorer

tout haut dans le silence de la nuit: ´Les gens du monde ont leurs

dÈfauts que personne ne reconnaÓt mieux que moi, mais enfin ce sont

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tout de mÍme des gens avec qui certaines choses sont impossibles.

Telle femme ÈlÈgante que jíai connue Ètait loin díÍtre parfaite, mais

enfin il y avait tout de mÍme chez elle un fond de dÈlicatesse, une

loyautÈ dans les procÈdÈs qui líauraient rendue, quoi quíil arriv‚t,

incapable díune fÈlonie et qui suffisent ‡ mettre des abÓmes entre

elle et une mÈgËre comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut

dire quíils sont complets, quíils sont beaux dans leur genre! Dieu

merci, il níÈtait que temps de ne plus condescendre ‡ la promiscuitÈ

avec cette infamie, avec ces ordures.ª

Mais, comme les vertus quíil attribuait tantÙt encore aux Verdurin,

níauraient pas suffi, mÍme síils les avaient vraiment possÈdÈes, mais

síils níavaient pas favorisÈ et protÈgÈ son amour, ‡ provoquer chez

Swann cette ivresse o? il síattendrissait sur leur magnanimitÈ et qui,

mÍme propagÈe ‡ travers díautres personnes, ne pouvait lui venir que

díOdette,óde mÍme, líimmoralitÈ, e?t-elle ÈtÈ rÈelle, quíil trouvait

aujourdíhui aux Verdurin aurait ÈtÈ impuissante, síils níavaient pas

invitÈ Odette avec Forcheville et sans lui, ‡ dÈchaÓner son

indignation et ‡ lui faire flÈtrir ´leur infamieª. Et sans doute la

voix de Swann Ètait plus clairvoyante que lui-mÍme, quand elle se

refusait ‡ prononcer ces mots pleins de dÈgo?t pour le milieu Verdurin

et de la joie díen avoir fini avec lui, autrement que sur un ton

factice et comme síils Ètaient choisis plutÙt pour assouvir sa colËre

que pour exprimer sa pensÈe. Celle-ci, en effet, pendant quíil se

livrait ‡ ces invectives, Ètait probablement, sans quíil síen aperÁ?t,

occupÈe díun objet tout ‡ fait diffÈrent, car une fois arrivÈ chez

lui, ‡ peine eut-il refermÈ la porte cochËre, que brusquement il se

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frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en síÈcriant díune

voix naturelle cette fois: ´Je crois que jíai trouvÈ le moyen de me

faire inviter demain au dÓner de Chatou!ª Mais le moyen devait Ítre

mauvais, car Swann ne fut pas invitÈ: le docteur Cottard qui, appelÈ

en province pour un cas grave, níavait pas vu les Verdurin depuis

plusieurs jours et níavait pu aller ‡ Chatou, dit, le lendemain de ce

dÓner, en se mettant ‡ table chez eux:

ó´Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien

ce quíon appelle un ami personnel du...ª

ó´Mais jíespËre bien que non! síÈcria Mme Verdurin, Dieu nous en

prÈserve, il est assommant, bÍte et mal ÈlevÈ.ª

Cottard ‡ ces mots manifesta en mÍme temps son Ètonnement et sa

soumission, comme devant une vÈritÈ contraire ‡ tout ce quíil avait

cru jusque-l‡, mais díune Èvidence irrÈsistible; et, baissant díun air

Èmu et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de rÈpondre:

´Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!ª en traversant ‡ reculons, dans sa retraite

repliÈe en bon ordre jusquíau fond de lui-mÍme, le long díune gamme

descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question

de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait rÈuni Swann et Odette devint un obstacle ‡

leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de

leur amour: ´Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un

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souper chez les Verdurin.ª Mais: ´Nous ne pourrons pas nous voir

demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.ª Ou bien les Verdurin

devaient líemmener ‡ líOpÈra-Comique voir ´Une nuit de ClÈop‚treª et

Swann lisait dans les yeux díOdette cet effroi quíil lui demand‚t de

níy pas aller, que naguËre il níaurait pu se retenir de baiser au

passage sur le visage de sa maÓtresse, et qui maintenant líexaspÈrait.

´Ce níest pas de la colËre, pourtant, se disait-il ‡ lui-mÍme, que

jíÈprouve en voyant líenvie quíelle a díaller picorer dans cette

musique stercoraire. Cíest du chagrin, non pas certes pour moi, mais

pour elle; du chagrin de voir quíaprËs avoir vÈcu plus de six mois en

contact quotidien avec moi, elle nía pas su devenir assez une autre

pour Èliminer spontanÈment Victor MassÈ! Surtout pour ne pas Ítre

arrivÈe ‡ comprendre quíil y a des soirs o? un Ítre díune essence un

peu dÈlicate doit savoir renoncer ‡ un plaisir, quand on le lui

demande. Elle devrait savoir dire ´je níirai pasª, ne f?t-ce que par

intelligence, puisque cíest sur sa rÈponse quíon classera une fois

pour toutes sa qualitÈ dí‚me. ´Et síÈtant persuadÈ ‡ lui-mÍme que

cíÈtait seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus

favorable sur la valeur spirituelle díOdette quíil dÈsirait que ce

soir-l‡ elle rest‚t avec lui au lieu díaller ‡ líOpÈra-Comique, il lui

tenait le mÍme raisonnement, au mÍme degrÈ díinsincÈritÈ quí‡

soi-mÍme, et mÍme, ‡ un degrÈ de plus, car alors il obÈissait aussi au

dÈsir de la prendre par líamour-propre.

óJe te jure, lui disait-il, quelques instants avant quíelle partÓt

pour le thÈ‚tre, quíen te demandant de ne pas sortir, tous mes

souhaits, si jíÈtais ÈgoÔste, seraient pour que tu me refuses, car

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Page 411: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

jíai mille choses ‡ faire ce soir et je me trouverai moi-mÍme pris au

piËge et bien ennuyÈ si contre toute attente tu me rÈponds que tu

níiras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je

dois penser ‡ toi. Il peut venir un jour o? me voyant ‡ jamais dÈtachÈ

de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas tíavoir avertie

dans les minutes dÈcisives o? je sentais que jíallais porter sur toi

un de ces jugements sÈvËres auxquels líamour ne rÈsiste pas longtemps.

Vois-tu, ´Une nuit de ClÈop‚treª (quel titre!) níest rien dans la

circonstance. Ce quíil faut savoir cíest si vraiment tu es cet Ítre

qui est au dernier rang de líesprit, et mÍme du charme, líÍtre

mÈprisable qui níest pas capable de renoncer ‡ un plaisir. Alors, si

tu es cela, comment pourrait-on tíaimer, car tu níes mÍme pas une

personne, une crÈature dÈfinie, imparfaite, mais du moins perfectible?

Tu es une eau informe qui coule selon la pente quíon lui offre, un

poisson sans mÈmoire et sans rÈflexion qui tant quíil vivra dans son

aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage quíil

continuera ‡ prendre pour de líeau. Comprends-tu que ta rÈponse, je ne

dis pas aura pour effet que je cesserai de tíaimer immÈdiatement, bien

entendu, mais te rendra moins sÈduisante ‡ mes yeux quand je

comprendrai que tu níes pas une personne, que tu es au-dessous de

toutes les choses et ne sais te placer au-dessus díaucune? …videmment

jíaurais mieux aimÈ te demander comme une chose sans importance, de

renoncer ‡ ´Une nuit de ClÈop‚treª (puisque tu míobliges ‡ me souiller

les lËvres de ce nom abject) dans líespoir que tu irais cependant.

Mais, dÈcidÈ ‡ tenir un tel compte, ‡ tirer de telles consÈquences de

ta rÈponse, jíai trouvÈ plus loyal de tíen prÈvenir.ª

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Odette depuis un moment donnait des signes díÈmotion et díincertitude.

A dÈfaut du sens de ce discours, elle comprenait quíil pouvait rentrer

dans le genre commun des ´laÔusª, et scËnes de reproches ou de

supplications dont líhabitude quíelle avait des hommes lui permettait

sans síattacher aux dÈtails des mots, de conclure quíils ne les

prononceraient pas síils níÈtaient pas amoureux, que du moment quíils

Ètaient amoureux, il Ètait inutile de leur obÈir, quíils ne le

seraient que plus aprËs. Aussi aurait-elle ÈcoutÈ Swann avec le plus

grand calme si elle níavait vu que líheure passait et que pour peu

quíil parl‚t encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit

avec un sourire tendre, obstinÈ et confus, ´finir par manquer

líOuverture!ª

Díautres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait quíil

cesserait de líaimer, cíest quíelle ne voul?t pas renoncer ‡ mentir.

´MÍme au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne

comprends-tu donc pas combien tu perds de ta sÈduction en tíabaissant

‡ mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter!

Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!ª Mais cíest

en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons quíelle avait

de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un systËme

gÈnÈral du mensonge; mais Odette níen possÈdait pas; elle se

contentait seulement, dans chaque cas o? elle voulait que Swann

ignor‚t quelque chose quíelle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi

le mensonge Ètait pour elle un expÈdient díordre particulier; et ce

qui seul pouvait dÈcider si elle devait síen servir ou avouer la

vÈritÈ, cíÈtait une raison díordre particulier aussi, la chance plus

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Page 413: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

ou moins grande quíil y avait pour que Swann p?t dÈcouvrir quíelle

níavait pas dit la vÈritÈ.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle Èpaississait;

et le charme expressif et dolent, les regards ÈtonnÈs et rÍveurs

quíelle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa premiËre

jeunesse. De sorte quíelle Ètait devenue si chËre ‡ Swann au moment

pour ainsi dire o? il la trouvait prÈcisÈment bien moins jolie. Il la

regardait longuement pour t‚cher de ressaisir le charme quíil lui

avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette

chrysalide nouvelle, cíÈtait toujours Odette qui vivait, toujours la

mÍme volontÈ fugace, insaisissable et sournoise, suffisait ‡ Swann

pour quíil continu‚t de mettre la mÍme passion ‡ chercher ‡ la capter.

Puis il regardait des photographies díil y avait deux ans, il se

rappelait comme elle avait ÈtÈ dÈlicieuse. Et cela le consolait un peu

de se donner tant de mal pour elle.

Quand les Verdurin líemmenaient ‡ Saint-Germain, ‡ Chatou, ‡ Meulan,

souvent, si cíÈtait dans la belle saison, ils proposaient, sur place,

de rester ‡ coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin

cherchait ‡ apaiser les scrupules du pianiste dont la tante Ètait

restÈe ‡ Paris.

óElle sera enchantÈe díÍtre dÈbarrassÈe de vous pour un jour. Et

comment síinquiÈterait-elle, elle vous sait avec nous? díailleurs je

prends tout sous mon bonnet.

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Mais si elle níy rÈussissait pas, M. Verdurin partait en campagne,

trouvait un bureau de tÈlÈgraphe ou un messager et síinformait de ceux

des fidËles qui avaient quelquíun ‡ faire prÈvenir. Mais Odette le

remerciait et disait quíelle níavait de dÈpÍche ‡ faire pour personne,

car elle avait dit ‡ Swann une fois pour toutes quíen lui en envoyant

une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois cíÈtait pour

plusieurs jours quíelle síabsentait, les Verdurin líemmenaient voir

les tombeaux de Dreux, ou ‡ CompiËgne admirer, sur le conseil du

peintre, des couchers de soleil en forÍt et on poussait jusquíau

ch‚teau de Pierrefonds.

ó´Penser quíelle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai

ÈtudiÈ líarchitecture pendant dix ans et qui suis tout le temps

suppliÈ de mener ‡ Beauvais ou ‡ Saint-Loup-de-Naud des gens de la

plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et quí‡ la place elle

va avec les derniËres des brutes síextasier successivement devant les

dÈjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me

semble quíil níy a pas besoin díÍtre artiste pour cela et que, mÍme

sans flair particuliËrement fin, on ne choisit pas díaller

villÈgiaturer dans des latrines pour Ítre plus ‡ portÈe de respirer

des excrÈments.ª

Mais quand elle Ètait partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,óhÈlas,

sans lui permettre díy aller, comme par hasard, de son cÙtÈ, car ´cela

ferait un effet dÈplorableª, disait-elle,óil se plongeait dans le plus

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enivrant des romans díamour, líindicateur des chemins de fer, qui lui

apprenait les moyens de la rejoindre, líaprËs-midi, le soir, ce matin

mÍme! Le moyen? presque davantage: líautorisation. Car enfin

líindicateur et les trains eux-mÍmes níÈtaient pas faits pour des

chiens. Si on faisait savoir au public, par voie díimprimÈs, quí‡ huit

heures du matin partait un train qui arrivait ‡ Pierrefonds ‡ dix

heures, cíest donc quíaller ‡ Pierrefonds Ètait un acte licite, pour

lequel la permission díOdette Ètait superflue; et cíÈtait aussi un

acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le dÈsir de rencontrer

Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas líaccomplissaient

chaque jour, en assez grand nombre pour que cela val?t la peine de

faire chauffer des locomotives.

En somme elle ne pouvait tout de mÍme pas líempÍcher díaller ‡

Pierrefonds síil en avait envie! Or, justement, il sentait quíil en

avait envie, et que síil níavait pas connu Odette, certainement il y

serait allÈ. Il y avait longtemps quíil voulait se faire une idÈe plus

prÈcise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps

quíil faisait, il Èprouvait líimpÈrieux dÈsir díune promenade dans la

forÍt de CompiËgne.

Ce níÈtait vraiment pas de chance quíelle lui dÈfendÓt le seul endroit

qui le tentait aujourdíhui. Aujourdíhui! Síil y allait, malgrÈ son

interdiction, il pourrait la voir aujourdíhui mÍme! Mais, alors que,

si elle e?t retrouvÈ ‡ Pierrefonds quelque indiffÈrent, elle lui e?t

dit joyeusement: ´Tiens, vous ici!ª, et lui aurait demandÈ díaller la

voir ‡ líhÙtel o? elle Ètait descendue avec les Verdurin, au contraire

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si elle líy rencontrait, lui, Swann, elle serait froissÈe, elle se

dirait quíelle Ètait suivie, elle líaimerait moins, peut-Ítre se

dÈtournerait-elle avec colËre en líapercevant. ´Alors, je níai plus le

droit de voyager!ª, lui dirait-elle au retour, tandis quíen somme

cíÈtait lui quiníavait plus le droit de voyager!

Il avait eu un moment líidÈe, pour pouvoir aller ‡ CompiËgne et ‡

Pierrefonds sans avoir líair que ce f?t pour rencontrer Odette, de síy

faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait

un ch‚teau dans le voisinage. Celui-ci, ‡ qui il avait fait part de

son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et

síÈmerveillait que Swann, pour la premiËre fois depuis quinze ans,

consentÓt enfin ‡ venir voir sa propriÈtÈ et, quoiquíil ne voulait pas

síy arrÍter, lui avait-il dit, lui promÓt du moins de faire ensemble

des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann

síimaginait dÈj‡ l‡-bas avec M. de Forestelle. MÍme avant díy voir

Odette, mÍme síil ne rÈussissait pas ‡ líy voir, quel bonheur il

aurait ‡ mettre le pied sur cette terre o? ne sachant pas líendroit

exact, ‡ tel moment, de sa prÈsence, il sentirait palpiter partout la

possibilitÈ de sa brusque apparition: dans la cour du ch‚teau, devenu

beau pour lui parce que cíÈtait ‡ cause díelle quíil Ètait allÈ le

voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque;

sur chaque route de la forÍt, rosÈe par un couchant profond et

tendre;óasiles innombrables et alternatifs, o? venait simultanÈment se

rÈfugier, dans líincertaine ubiquitÈ de ses espÈrances, son cúur

heureux, vagabond et multipliÈ. ´Surtout, dirait-il ‡ M. de

Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin;

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je viens díapprendre quíils sont justement aujourdíhui ‡ Pierrefonds.

On a assez le temps de se voir ‡ Paris, ce ne serait pas la peine de

le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.ª

Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois l‡-bas il changerait

vingt fois de projets, inspecterait les salles ‡ manger de tous les

hÙtels de CompiËgne sans se dÈcider ‡ síasseoir dans aucune de celles

o? pourtant on níavait pas vu trace de Verdurin, ayant líair de

rechercher ce quíil disait vouloir fuir et du reste le fuyant dËs

quíil líaurait trouvÈ, car síil avait rencontrÈ le petit groupe, il

síen serait ÈcartÈ avec affectation, content díavoir vu Odette et

quíelle líe?t vu, surtout quíelle líe?t vu ne se souciant pas díelle.

Mais non, elle devinerait bien que cíÈtait pour elle quíil Ètait l‡.

Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui

disait: ´HÈlas! non, je ne peux pas aller aujourdíhui ‡ Pierrefonds,

Odette y est justement.ª Et Swann Ètait heureux malgrÈ tout de sentir

que, si seul de tous les mortels il níavait pas le droit en ce jour

díaller ‡ Pierrefonds, cíÈtait parce quíil Ètait en effet pour Odette

quelquíun de diffÈrent des autres, son amant, et que cette restriction

apportÈe pour lui au droit universel de libre circulation, níÈtait

quíune des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui Ètait si

cher. DÈcidÈment il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec

elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journÈes penchÈ

sur une carte de la forÍt de CompiËgne comme si Áíavait ÈtÈ la carte

du Tendre, síentourait de photographies du ch‚teau de Pierrefonds. DÈs

que venait le jour o? il Ètait possible quíelle revÓnt, il rouvrait

líindicateur, calculait quel train elle avait d? prendre, et si elle

síÈtait attardÈe, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de

peur de manquer une dÈpÍche, ne se couchait pas, pour le cas o?,

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Page 418: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise

de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner ‡

la porte cochËre, il lui semblait quíon tardait ‡ ouvrir, il voulait

Èveiller le concierge, se mettait ‡ la fenÍtre pour appeler Odette si

cíÈtait elle, car malgrÈ les recommandations quíil Ètait descendu

faire plus de dix fois lui-mÍme, on Ètait capable de lui dire quíil

níÈtait pas l‡. CíÈtait un domestique qui rentrait. Il remarquait le

vol incessant des voitures qui passaient, auquel il níavait jamais

fait attention autrefois. Il Ècoutait chacune venir au loin,

síapprocher, dÈpasser sa porte sans síÍtre arrÍtÈe et porter plus loin

un message qui níÈtait pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien

inutilement, car les Verdurin ayant avancÈ leur retour, Odette Ètait ‡

Paris depuis midi; elle níavait pas eu líidÈe de líen prÈvenir; ne

sachant que faire elle avait ÈtÈ passer sa soirÈe seule au thÈ‚tre et

il y avait longtemps quíelle Ètait rentrÈe se coucher et dormait.

Cíest quíelle níavait mÍme pas pensÈ ‡ lui. Et de tels moments o? elle

oubliait jusquí‡ líexistence de Swann Ètaient plus utiles ‡ Odette,

servaient mieux ‡ lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car

ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait dÈj‡ ÈtÈ

assez puissante pour faire Èclore son amour le soir o? il níavait pas

trouvÈ Odette chez les Verdurin et líavait cherchÈe toute la soirÈe.

Et il níavait pas, comme jíeus ‡ Combray dans mon enfance, des

journÈes heureuses pendant lesquelles síoublient les souffrances qui

renaÓtront le soir. Les journÈes, Swann les passait sans Odette; et

par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir

ainsi seule dans Paris Ètait aussi imprudent que de poser un Ècrin

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Page 419: Du cÙtÈ de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome

plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il síindignait contre tous

les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage

collectif et informe Èchappant ‡ son imagination ne nourrissait pas sa

jalousie. Il fatiguait la pensÈe de Swann, lequel, se passant la main

sur les yeux, síÈcriait: ´A la gr‚ce de Dieuª, comme ceux qui aprËs

síÍtre acharnÈs ‡ Ètreindre le problËme de la rÈalitÈ du monde

extÈrieur ou de líimmortalitÈ de lí‚me accordent la dÈtente díun acte

de foi ‡ leur cerveau lassÈ. Mais toujours la pensÈe de líabsente

Ètait indissolublement mÍlÈe aux actes les plus simples de la vie de

Swann,ódÈjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher,ópar la

tristesse mÍme quíil avait ‡ les accomplir sans elle, comme ces

initiales de Philibert le Beau que dans líÈglise de Brou, ‡ cause du

regret quíelle avait de lui, Marguerite díAutriche entrelaÁa partout

aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait

prendre son dÈjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait

apprÈciÈ autrefois la bonne cuisine et o? maintenant il níallait plus

que pour une de ces raisons, ‡ la fois mystiques et saugrenues, quíon

appelle romanesques; cíest que ce restaurant (lequel existe encore)

portait le mÍme nom que la rue habitÈe par Odette: LapÈrouse.

Quelquefois, quand elle avait fait un court dÈplacement ce níest

quíaprËs plusieurs jours quíelle songeait ‡ lui faire savoir quíelle

Ètait revenue ‡ Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus

prendre comme autrefois la prÈcaution de se couvrir ‡ tout hasard díun

petit morceau empruntÈ ‡ la vÈritÈ, quíelle venait díy rentrer ‡

líinstant mÍme par le train du matin. Ces paroles Ètaient mensongËres;

du moins pour Odette elles Ètaient mensongËres, inconsistantes,

níayant pas, comme si elles avaient ÈtÈ vraies, un point díappui dans

le souvenir de son arrivÈe ‡ la gare; mÍme elle Ètait empÍchÈe de se

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les reprÈsenter au moment o? elle les prononÁait, par líimage

contradictoire de ce quíelle avait fait de tout diffÈrent au moment o?

elle prÈtendait Ítre descendue du train. Mais dans líesprit de Swann

au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient

síincruster et prendre líinamovibilitÈ díune vÈritÈ si indubitable que

si un ami lui disait Ítre venu par ce train et ne pas avoir vu Odette

il Ètait persuadÈ que cíÈtait líami qui se trompait de jour ou díheure

puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles díOdette.

Celles-ci ne lui eussent paru mensongËres que síil síÈtait díabord

dÈfiÈ quíelles le fussent. Pour quíil cr?t quíelle mentait, un soupÁon

prÈalable Ètait une condition nÈcessaire. CíÈtait díailleurs aussi une

condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait

suspect. Líentendait-il citer un nom, cíÈtait certainement celui díun

de ses amants; une fois cette supposition forgÈe, il passait des

semaines ‡ se dÈsoler; il síaboucha mÍme une fois avec une agence de

renseignements pour savoir líadresse, líemploi du temps de líinconnu

qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et

dont il finit par apprendre que cíÈtait un oncle díOdette mort depuis

vingt ans.

Bien quíelle ne lui permÓt pas en gÈnÈral de la rejoindre dans des

lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une

soirÈe o? il Ètait invitÈ comme elle,óchez Forcheville, chez le

peintre, ou ‡ un bal de charitÈ dans un ministËre,óil se trouv‚t en

mÍme temps quíelle. Il la voyait mais níosait pas rester de peur de

líirriter en ayant líair díÈpier les plaisirs quíelle prenait avec

díautres et quiótandis quíil rentrait solitaire, quíil allait se

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coucher anxieux comme je devais líÍtre moi-mÍme quelques annÈes plus

tard les soirs o? il viendrait dÓner ‡ la maison, ‡ Combrayólui

semblaient illimitÈs parce quíil níen avait pas vu la fin. Et une fois

ou deux il connut par de tels soirs de ces joies quíon serait tentÈ,

si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de

líinquiÈtude brusquement arrÍtÈe, díappeler des joies calmes, parce

quíelles consistent en un apaisement: il Ètait allÈ passer un instant

‡ un raout chez le peintre et síapprÍtait ‡ le quitter; il y laissait

Odette muÈe en une brillante ÈtrangËre, au milieu díhommes ‡ qui ses

regards et sa gaietÈ qui níÈtaient pas pour lui, semblaient parler de

quelque voluptÈ, qui serait go?tÈe l‡ ou ailleurs (peut-Ítre au ´Bal

des IncohÈrentsª o? il tremblait quíelle níall‚t ensuite) et qui

causait ‡ Swann plus de jalousie que líunion charnelle mÍme parce

quíil líimaginait plus difficilement; il Ètait dÈj‡ prÍt ‡ passer la

porte de líatelier quand il síentendait rappeler par ces mots (qui en

retranchant de la fÍte cette fin qui líÈpouvantait, la lui rendaient

rÈtrospectivement innocente, faisaient du retour díOdette une chose

non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui

tiendrait ‡ cÙtÈ de lui, pareille ‡ un peu de sa vie de tous les

jours, dans sa voiture, et dÈpouillait Odette elle-mÍme de son

apparence trop brillante et gaie, montraient que ce níÈtait quíun

dÈguisement quíelle avait revÍtu un moment, pour lui-mÍme, non en vue

de mystÈrieux plaisirs, et duquel elle Ètait dÈj‡ lasse), par ces mots

quíOdette lui jetait, comme il Ètait dÈj‡ sur le seuil: ´Vous ne

voudriez pas míattendre cinq minutes, je vais partir, nous

reviendrions ensemble, vous me ramËneriez chez moi.ª

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Il est vrai quíun jour Forcheville avait demandÈ ‡ Ítre ramenÈ en mÍme

temps, mais comme, arrivÈ devant la porte díOdette il avait sollicitÈ

la permission díentrer aussi, Odette lui avait rÈpondu en montrant

Swann: ´Ah! cela dÈpend de ce monsieur-l‡, demandez-lui. Enfin, entrez

un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous

prÈviens quíil aime causer tranquillement avec moi, et quíil níaime

pas beaucoup quíil y ait des visites quand il vient. Ah! si vous

connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais; níest-ce pas, my

love, il níy a que moi qui vous connaisse bien?ª

Et Swann Ètait peut-Ítre encore plus touchÈ de la voir ainsi lui

adresser en prÈsence de Forcheville, non seulement ces paroles de

tendresse, de prÈdilection, mais encore certaines critiques comme: ´Je

suis s?re que vous níavez pas encore rÈpondu ‡ vos amis pour votre

dÓner de dimanche. Níy allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au

moins poliª, ou: ´Avez-vous laissÈ seulement ici votre essai sur Ver

Meer pour pouvoir líavancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous

ferai travailler, moi!ª qui prouvaient quíOdette se tenait au courant

de ses invitations dans le monde et de ses Ètudes díart, quíils

avaient bien une vie ‡ eux deux. Et en disant cela elle lui adressait

un sourire au fond duquel il la sentait toute ‡ lui.

Alors ‡ ces moments-l‡, pendant quíelle leur faisait de líorangeade,

tout díun coup, comme quand un rÈflecteur mal rÈglÈ díabord promËne

autour díun objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui

viennent ensuite se replier et síanÈantir en lui, toutes les idÈes

terribles et mouvantes quíil se faisait díOdette síÈvanouissaient,

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rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le

brusque soupÁon que cette heure passÈe chez Odette, sous la lampe,

níÈtait peut-Ítre pas une heure factice, ‡ son usage ‡ lui (destinÈe ‡

masquer cette chose effrayante et dÈlicieuse ‡ laquelle il pensait

sans cesse sans pouvoir bien se la reprÈsenter, une heure de la vraie

vie díOdette, de la vie díOdette quand lui níÈtait pas l‡), avec des

accessoires de thÈ‚tre et des fruits de carton, mais Ètait peut-Ítre

une heure pour de bon de la vie díOdette, que síil níavait pas ÈtÈ l‡

elle e?t avancÈ ‡ Forcheville le mÍme fauteuil et lui e?t versÈ non un

breuvage inconnu, mais prÈcisÈment cette orangeade; que le monde

habitÈ par Odette níÈtait pas cet autre monde effroyable et surnaturel

o? il passait son temps ‡ la situer et qui níexistait peut-Ítre que

dans son imagination, mais líunivers rÈel, ne dÈgageant aucune

tristesse spÈciale, comprenant cette table o? il allait pouvoir Ècrire

et cette boisson ‡ laquelle il lui serait permis de go?ter, tous ces

objets quíil contemplait avec autant de curiositÈ et díadmiration que

de gratitude, car si en absorbant ses rÍves ils líen avaient dÈlivrÈ,

eux en revanche, síen Ètaient enrichis, ils lui en montraient la

rÈalisation palpable, et ils intÈressaient son esprit, ils prenaient

du relief devant ses regards, en mÍme temps quíils tranquillisaient

son cúur. Ah! si le destin avait permis quíil p?t níavoir quíune seule

demeure avec Odette et que chez elle il f?t chez lui, si en demandant

au domestique ce quíil y avait ‡ dÈjeuner cíe?t ÈtÈ le menu díOdette

quíil avait appris en rÈponse, si quand Odette voulait aller le matin

se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari líavait

obligÈ, níe?t-il pas envie de sortir, ‡ líaccompagner, portant son

manteau quand elle avait trop chaud, et le soir aprËs le dÓner si elle

avait envie de rester chez elle en dÈshabillÈ, síil avait ÈtÈ forcÈ de

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rester l‡ prËs díelle, ‡ faire ce quíelle voudrait; alors combien tous

les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au

contraire parce quíils auraient en mÍme temps fait partie de la vie

díOdette auraient pris, mÍme les plus familiers,óet comme cette lampe,

cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rÍve, qui

matÈrialisaient tant de dÈsiróune sorte de douceur surabondante et de

densitÈ mystÈrieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce quíil regrettait ainsi cíÈtait un

calme, une paix qui níauraient pas ÈtÈ pour son amour une atmosphËre

favorable. Quand Odette cesserait díÍtre pour lui une crÈature

toujours absente, regrettÈe, imaginaire, quand le sentiment quíil

aurait pour elle ne serait plus ce mÍme trouble mystÈrieux que lui

causait la phrase de la sonate, mais de líaffection, de la

reconnaissance quand síÈtabliraient entre eux des rapports normaux qui

mettraient fin ‡ sa folie et ‡ sa tristesse, alors sans doute les

actes de la vie díOdette lui paraÓtraient peu intÈressants en

eux-mÍmesócomme il avait dÈj‡ eu plusieurs fois le soupÁon quíils

Ètaient, par exemple le jour o? il avait lu ‡ travers líenveloppe la

lettre adressÈe ‡ Forcheville. ConsidÈrant son mal avec autant de

sagacitÈ que síil se líÈtait inoculÈ pour en faire líÈtude, il se

disait que, quand il serait guÈri, ce que pourrait faire Odette lui

serait indiffÈrent. Mais du sein de son Ètat morbide, ‡ vrai dire, il

redoutait ‡ líÈgal de la mort une telle guÈrison, qui e?t ÈtÈ en effet

la mort de tout ce quíil Ètait actuellement.

AprËs ces tranquilles soirÈes, les soupÁons de Swann Ètaient calmÈs;

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il bÈnissait Odette et le lendemain, dËs le matin, il faisait envoyer

chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontÈs de la veille

avaient excitÈ ou sa gratitude, ou le dÈsir de les voir se renouveler,

ou un paroxysme díamour qui avait besoin de se dÈpenser.

Mais, ‡ díautres moments, sa douleur le reprenait, il síimaginait

quíOdette Ètait la maÓtresse de Forcheville et que quand tous deux

líavaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la

fÍte de Chatou o? il níavait pas ÈtÈ invitÈ, la prier vainement, avec

cet air de dÈsespoir quíavait remarquÈ jusquí‡ son cocher, de revenir

avec lui, puis síen retourner de son cÙtÈ, seul et vaincu, elle avait

d? avoir pour le dÈsigner ‡ Forcheville et lui dire: ´Hein! ce quíil

rage!ª les mÍmes regards, brillants, malicieux, abaissÈs et sournois,

que le jour o? celui-ci avait chassÈ Saniette de chez les Verdurin.

Alors Swann la dÈtestait. ´Mais aussi, je suis trop bÍte, se

disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera

tout de mÍme bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la

corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas,

renonÁons provisoirement aux gentillesses supplÈmentaires! Penser que

pas plus tard quíhier, comme elle disait avoir envie díassister ‡ la

saison de Bayreuth, jíai eu la bÍtise de lui proposer de louer un des

jolis ch‚teaux du roi de BaviËre pour nous deux dans les environs. Et

díailleurs elle nía pas paru plus ravie que cela, elle nía encore dit

ni oui ni non; espÈrons quíelle refusera, grand Dieu! Entendre du

Wagner pendant quinze jours avec elle qui síen soucie comme un poisson

díune pomme, ce serait gai!ª Et sa haine, tout comme son amour, ayant

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besoin de se manifester et díagir, il se plaisait ‡ pousser de plus en

plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, gr‚ce aux perfidies

quíil prÍtait ‡ Odette, il la dÈtestait davantage et pourrait sióce

quíil cherchait ‡ se figureróelles se trouvaient Ítre vraies, avoir

une occasion de la punir et díassouvir sur elle sa rage grandissante.

Il alla ainsi jusquí‡ supposer quíil allait recevoir une lettre díelle

o? elle lui demanderait de líargent pour louer ce ch‚teau prËs de

Bayreuth, mais en le prÈvenant quíil níy pourrait pas venir, parce

quíelle avait promis ‡ Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah!

comme il e?t aimÈ quíelle p?t avoir cette audace. Quelle joie il

aurait ‡ refuser, ‡ rÈdiger la rÈponse vengeresse dont il se

complaisait ‡ choisir, ‡ Ènoncer tout haut les termes, comme síil

avait reÁu la lettre en rÈalitÈ.

Or, cíest ce qui arriva le lendemain mÍme. Elle lui Ècrivit que les

Verdurin et leurs amis avaient manifestÈ le dÈsir díassister ‡ ces

reprÈsentations de Wagner et que, síil voulait bien lui envoyer cet

argent, elle aurait enfin, aprËs avoir ÈtÈ si souvent reÁue chez eux,

le plaisir de les inviter ‡ son tour. De lui, elle ne disait pas un

mot, il Ètait sous-entendu que leur prÈsence excluait la sienne.

Alors cette terrible rÈponse dont il avait arrÍtÈ chaque mot la veille

sans oser espÈrer quíelle pourrait servir jamais il avait la joie de

la lui faire porter. HÈlas! il sentait bien quíavec líargent quíelle

avait, ou quíelle trouverait facilement, elle pourrait tout de mÍme

louer ‡ Bayreuth puisquíelle en avait envie, elle qui níÈtait pas

capable de faire de diffÈrence entre Bach et Clapisson. Mais elle y

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vivrait malgrÈ tout plus chichement. Pas moyen comme síil lui e?t

envoyÈ cette fois quelques billets de mille francs, díorganiser chaque

soir, dans un ch‚teau, de ces soupers fins aprËs lesquels elle se

serait peut-Ítre passÈ la fantaisie,óquíil Ètait possible quíelle

níe?t jamais eue encoreó, de tomber dans les bras de Forcheville. Et

puis du moins, ce voyage dÈtestÈ, ce níÈtait pas lui, Swann, qui le

paierait!óAh! síil avait pu líempÍcher, si elle avait pu se fouler le

pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui líemmËnerait ‡ la

gare avait consenti, ‡ níimporte quel prix, ‡ la conduire dans un lieu

o? elle f?t restÈe quelque temps sÈquestrÈe, cette femme perfide, aux

yeux ÈmaillÈs par un sourire de complicitÈ adressÈ ‡ Forcheville,

quíOdette Ètait pour Swann depuis quarante-huit heures.

Mais elle ne líÈtait jamais pour trËs longtemps; au bout de quelques

jours le regard luisant et fourbe perdait de son Èclat et de sa

duplicitÈ, cette image díune Odette exÈcrÈe disant ‡ Forcheville: ´Ce

quíil rage!ª commenÁait ‡ p‚lir, ‡ síeffacer. Alors, progressivement

reparaissait et síÈlevait en brillant doucement, le visage de líautre

Odette, de celle qui adressait aussi un sourire ‡ Forcheville, mais un

sourire o? il níy avait pour Swann que de la tendresse, quand elle

disait: ´Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-l‡ níaime pas

beaucoup que jíaie des visites quand il a envie díÍtre auprËs de moi.

Ah! si vous connaissiez cet Ítre-l‡ autant que je le connais!ª, ce

mÍme sourire quíelle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa

dÈlicatesse quíelle prisait si fort, de quelque conseil quíelle lui

avait demandÈ dans une de ces circonstances graves o? elle níavait

confiance quíen lui.

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Alors, ‡ cette Odette-l‡, il se demandait comment il avait pu Ècrire

cette lettre outrageante dont sans doute jusquíici elle ne líe?t pas

cru capable, et qui avait d? le faire descendre du rang ÈlevÈ, unique,

que par sa bontÈ, sa loyautÈ, il avait conquis dans son estime. Il

allait lui devenir moins cher, car cíÈtait pour ces qualitÈs-l‡,

quíelle ne trouvait ni ‡ Forcheville ni ‡ aucun autre, quíelle

líaimait. CíÈtait ‡ cause díelles quíOdette lui tÈmoignait si souvent

une gentillesse quíil comptait pour rien au moment o? il Ètait jaloux,

parce quíelle níÈtait pas une marque de dÈsir, et prouvait mÍme plutÙt

de líaffection que de líamour, mais dont il recommenÁait ‡ sentir

líimportance au fur et ‡ mesure que la dÈtente spontanÈe de ses

soupÁons, souvent accentuÈe par la distraction que lui apportait une

lecture díart ou la conversation díun ami, rendait sa passion moins

exigeante de rÈciprocitÈs.

Maintenant quíaprËs cette oscillation, Odette Ètait naturellement

revenue ‡ la place dío? la jalousie de Swann líavait un moment

ÈcartÈe, dans líangle o? il la trouvait charmante, il se la figurait

pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi,

quíil ne pouvait síempÍcher díavancer les lËvres vers elle comme si

elle avait ÈtÈ l‡ et quíil e?t pu líembrasser; et il lui gardait de ce

regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait

de líavoir rÈellement et si cela níe?t pas ÈtÈ seulement son

imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction ‡ son

dÈsir.

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Comme il avait d? lui faire de la peine! Certes il trouvait des

raisons valables ‡ son ressentiment contre elle, mais elles níauraient

pas suffi ‡ le lui faire Èprouver síil ne líavait pas autant aimÈe.

Níavait-il pas eu des griefs aussi graves contre díautres femmes,

auxquelles il e?t nÈanmoins volontiers rendu service aujourdíhui,

Ètant contre elles sans colËre parce quíil ne les aimait plus. Síil

devait jamais un jour se trouver dans le mÍme Ètat díindiffÈrence

vis-‡-vis díOdette, il comprendrait que cíÈtait sa jalousie seule qui

lui avait fait trouver quelque chose díatroce, díimpardonnable, ‡ ce

dÈsir, au fond si naturel, provenant díun peu díenfantillage et aussi

díune certaine dÈlicatesse dí‚me, de pouvoir ‡ son tour, puisquíune

occasion síen prÈsentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer ‡

la maÓtresse de maison.

Il revenait ‡ ce point de vueóopposÈ ‡ celui de son amour et de sa

jalousie et auquel il se plaÁait quelquefois par une sorte díÈquitÈ

intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilitÈsódío? il

essayait de juger Odette comme síil ne líavait pas aimÈe, comme si

elle Ètait pour lui une femme comme les autres, comme si la vie

díOdette níavait pas ÈtÈ, dËs quíil níÈtait plus l‡, diffÈrente,

tramÈe en cachette de lui, ourdie contre lui.

Pourquoi croire quíelle go?terait l‡-bas avec Forcheville ou avec

díautres des plaisirs enivrants quíelle níavait pas connus auprËs de

lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes piËces? A Bayreuth

comme ‡ Paris, síil arrivait que Forcheville pens‚t ‡ lui ce níe?t pu

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Ítre que comme ‡ quelquíun qui comptait beaucoup dans la vie díOdette,

‡ qui il Ètait obligÈ de cÈder la place, quand ils se rencontraient

chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient díÍtre l‡-bas malgrÈ

lui, cíest lui qui líaurait voulu en cherchant inutilement ‡

líempÍcher díy aller, tandis que síil avait approuvÈ son projet,

díailleurs dÈfendable, elle aurait eu líair díÍtre l‡-bas díaprËs son

avis, elle síy serait sentie envoyÈe, logÈe par lui, et le plaisir

quíelle aurait ÈprouvÈ ‡ recevoir ces gens qui líavaient tant reÁue,

cíest ‡ Swann quíelle en aurait su grÈ.

Et,óau lieu quíelle allait partir brouillÈe avec lui, sans líavoir

revuó, síil lui envoyait cet argent, síil líencourageait ‡ ce voyage

et síoccupait de le lui rendre agrÈable, elle allait accourir,

heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir quíil

níavait pas go?tÈe depuis prËs díune semaine et que rien ne pouvait

lui remplacer. Car sitÙt que Swann pouvait se la reprÈsenter sans

horreur, quíil revoyait de la bontÈ dans son sourire, et que le dÈsir

de líenlever ‡ tout autre, níÈtait plus ajoutÈ par la jalousie ‡ son

amour, cet amour redevenait surtout un go?t pour les sensations que

lui donnait la personne díOdette, pour le plaisir quíil avait ‡

admirer comme un spectacle ou ‡ interroger comme un phÈnomËne, le

lever díun de ses regards, la formation díun de ses sourires,

líÈmission díune intonation de sa voix. Et ce plaisir diffÈrent de

tous les autres, avait fini par crÈer en lui un besoin díelle et

quíelle seule pouvait assouvir par sa prÈsence ou ses lettres, presque

aussi dÈsintÈressÈ, presque aussi artistique, aussi pervers, quíun

autre besoin qui caractÈrisait cette pÈriode nouvelle de la vie de

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Swann o? ‡ la sÈcheresse, ‡ la dÈpression des annÈes antÈrieures avait

succÈdÈ une sorte de trop-plein spirituel, sans quíil s?t davantage ‡

quoi il devait cet enrichissement inespÈrÈ de sa vie intÈrieure quíune

personne de santÈ dÈlicate qui ‡ partir díun certain moment se

fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps síacheminer vers

une complËte guÈrisonócet autre besoin qui se dÈveloppait aussi en

dehors du monde rÈel, cíÈtait celui díentendre, de connaÓtre de la

musique.

Ainsi, par le chimisme mÍme de son mal, aprËs quíil avait fait de la

jalousie avec son amour, il recommenÁait ‡ fabriquer de la tendresse,

de la pitiÈ pour Odette. Elle Ètait redevenue líOdette charmante et

bonne. Il avait des remords díavoir ÈtÈ dur pour elle. Il voulait

quíelle vÓnt prËs de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procurÈ

quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pÈtrir son visage et

modeler son sourire.

Aussi Odette, s?re de le voir venir aprËs quelques jours, aussi tendre

et soumis quíavant, lui demander une rÈconciliation, prenait-elle

líhabitude de ne plus craindre de lui dÈplaire et mÍme de líirriter et

lui refusait-elle, quand cela lui Ètait commode, les faveurs

auxquelles il tenait le plus.

Peut-Ítre ne savait-elle pas combien il avait ÈtÈ sincËre vis-‡-vis

díelle pendant la brouille, quand il lui avait dit quíil ne lui

enverrait pas díargent et chercherait ‡ lui faire du mal. Peut-Ítre ne

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savait-elle pas davantage combien il líÈtait, vis-‡-vis sinon díelle,

du moins de lui-mÍme, en díautres cas o? dans líintÈrÍt de líavenir de

leur liaison, pour montrer ‡ Odette quíil Ètait capable de se passer

díelle, quíune rupture restait toujours possible, il dÈcidait de

rester quelque temps sans aller chez elle.

Parfois cíÈtait aprËs quelques jours o? elle ne lui avait pas causÈ de

souci nouveau; et comme, des visites prochaines quíil lui ferait, il

savait quíil ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus

probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme o? il se

trouvait, il lui Ècrivait quíÈtant trËs occupÈ il ne pourrait la voir

aucun des jours quíil lui avait dit. Or une lettre díelle, se croisant

avec la sienne, le priait prÈcisÈment de dÈplacer un rendez-vous. Il

se demandait pourquoi; ses soupÁons, sa douleur le reprenaient. Il ne

pouvait plus tenir, dans líÈtat nouveau díagitation o? il se trouvait,

líengagement quíil avait pris dans líÈtat antÈrieur de calme relatif,

il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants.

Et mÍme si elle ne lui avait pas Ècrit la premiËre, si elle rÈpondait

seulement, cela suffisait pour quíil ne p?t plus rester sans la voir.

Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement díOdette avait

tout changÈ en lui. Comme tous ceux qui possËdent une chose, pour

savoir ce qui arriverait síil cessait un moment de la possÈder, il

avait ÙtÈ cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans

le mÍme Ètat que quand elle Ètait l‡. Or líabsence díune chose, ce

níest pas que cela, ce níest pas un simple manque partiel, cíest un

bouleversement de tout le reste, cíest un Ètat nouveau quíon ne peut

prÈvoir dans líancien.

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Mais díautres fois au contraire,óOdette Ètait sur le point de partir

en voyage,ócíÈtait aprËs quelque petite querelle dont il choisissait

le prÈtexte, quíil se rÈsolvait ‡ ne pas lui Ècrire et ‡ ne pas la

revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le

bÈnÈfice díune grande brouille, quíelle croirait peut-Ítre dÈfinitive,

‡ une sÈparation dont la plus longue part Ètait inÈvitable du fait du

voyage et quíil faisait commencer seulement un peu plus tÙt. DÈj‡ il

se figurait Odette inquiËte, affligÈe, de níavoir reÁu ni visite ni

lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de

se dÈshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de

son esprit o? sa rÈsolution la refoulait gr‚ce ‡ toute la longueur

interposÈe des trois semaines de sÈparation acceptÈe, cíÈtait avec

plaisir quíil considÈrait líidÈe quíil reverrait Odette ‡ son retour:

mais cíÈtait aussi avec si peu díimpatience quíil commenÁait ‡ se

demander síil ne doublerait pas volontierement la durÈe díune

abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps

beaucoup moins long que celui quíil avait souvent passÈ en ne voyant

pas Odette, et sans líavoir comme maintenant prÈmÈditÈ. Et pourtant

voici quíune lÈgËre contrariÈtÈ ou un malaise physique,óen líincitant

‡ considÈrer le moment prÈsent comme un moment exceptionnel, en dehors

de la rËgle, o? la sagesse mÍme admettrait díaccueillir líapaisement

quíapporte un plaisir et de donner congÈ, jusquí‡ la reprise utile de

líeffort, ‡ la volontÈósuspendait líaction de celle-ci qui cessait

díexercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir díun

renseignement quíil avait oubliÈ de demander ‡ Odette, si elle avait

dÈcidÈ la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou

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pour une certaine valeur de bourse, si cíÈtait des actions ordinaires

ou privilÈgiÈes quíelle dÈsirait acquÈrir (cíÈtait trËs joli de lui

montrer quíil pouvait rester sans la voir, mais si aprËs Áa la

peinture Ètait ‡ refaire ou si les actions ne donnaient pas de

dividende, il serait bien avancÈ), voici que comme un caoutchouc tendu

quíon l‚che ou comme líair dans une machine pneumatique quíon

entríouvre, líidÈe de la revoir, des lointains o? elle Ètait

maintenue, revenait díun bond dans le champ du prÈsent et des

possibilitÈs immÈdiates.

Elle y revenait sans plus trouver de rÈsistance, et díailleurs si

irrÈsistible que Swann avait eu bien moins de peine ‡ sentir

síapprocher un ‡ un les quinze jours quíil devait rester sÈparÈ

díOdette, quíil níen avait ‡ attendre les dix minutes que son cocher

mettait pour atteler la voiture qui allait líemmener chez elle et

quíil passait dans des transports díimpatience et de joie o? il

ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idÈe de

la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment o? il la croyait

si loin, Ètait de nouveau prËs de lui dans sa plus proche conscience.

Cíest quíelle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le dÈsir de

chercher sans plus tarder ‡ lui rÈsister qui níexistait plus chez

Swann depuis que síÈtant prouvÈ ‡ lui-mÍme,óil le croyait du

moins,óquíil en Ètait si aisÈment capable, il ne voyait plus aucun

inconvÈnient ‡ ajourner un essai de sÈparation quíil Ètait certain

maintenant de mettre ‡ exÈcution dËs quíil le voudrait. Cíest aussi

que cette idÈe de la revoir revenait parÈe pour lui díune nouveautÈ,

díune sÈduction, douÈe díune virulence que líhabitude avait ÈmoussÈes,

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mais qui síÈtaient retrempÈes dans cette privation non de trois jours

mais de quinze (car la durÈe díun renoncement doit se calculer, par

anticipation, sur le terme assignÈ), et de ce qui jusque-l‡ e?t ÈtÈ un

plaisir attendu quíon sacrifie aisÈment, avait fait un bonheur

inespÈrÈ contre lequel on est sans force. Cíest enfin quíelle y

revenait embellie par líignorance o? Ètait Swann de ce quíOdette avait

pu penser, faire peut-Ítre en voyant quíil ne lui avait pas donnÈ

signe de vie, si bien que ce quíil allait trouver cíÈtait la

rÈvÈlation passionnante díune Odette presque inconnue.

Mais elle, de mÍme quíelle avait cru que son refus díargent níÈtait

quíune feinte, ne voyait quíun prÈtexte dans le renseignement que

Swann venait lui demander, sur la voiture ‡ repeindre, ou la valeur ‡

acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces

crises quíil traversait et dans líidÈe quíelle síen faisait, elle

omettait díen comprendre le mÈcanisme, ne croyant quí‡ ce quíelle

connaissait díavance, ‡ la nÈcessaire, ‡ líinfaillible et toujours

identique terminaison. IdÈe incomplËte,ódíautant plus profonde

peut-Ítreósi on la jugeait du point de vue de Swann qui e?t sans doute

trouvÈ quíil Ètait incompris díOdette, comme un morphinomane ou un

tuberculeux, persuadÈs quíils ont ÈtÈ arrÍtÈs, líun par un ÈvÈnement

extÈrieur au moment o? il allait se dÈlivrer de son habitude

invÈtÈrÈe, líautre par une indisposition accidentelle au moment o? il

allait Ítre enfin rÈtabli, se sentent incompris du mÈdecin qui

níattache pas la mÍme importance quíeux ‡ ces prÈtendues contingences,

simples dÈguisements, selon lui, revÍtus, pour redevenir sensibles ‡

ses malades, par le vice et líÈtat morbide qui, en rÈalitÈ, níont pas

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cessÈ de peser incurablement sur eux tandis quíils berÁaient des rÍves

de sagesse ou de guÈrison. Et de fait, líamour de Swann en Ètait

arrivÈ ‡ ce degrÈ o? le mÈdecin et, dans certaines affections, le

chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son

vice ou lui Ùter son mal, est encore raisonnable ou mÍme possible.

Certes líÈtendue de cet amour, Swann níen avait pas une conscience

directe. Quand il cherchait ‡ le mesurer, il lui arrivait parfois

quíil sembl‚t diminuÈ, presque rÈduit ‡ rien; par exemple, le peu de

go?t, presque le dÈgo?t que lui avaient inspirÈ, avant quíil aim‚t

Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraÓcheur, lui revenait

‡ certains jours. ´Vraiment il y a progrËs sensible, se disait-il le

lendemain; ‡ voir exactement les choses, je níavais presque aucun

plaisir hier ‡ Ítre dans son lit, cíest curieux je la trouvais mÍme

laide.ª Et certes, il Ètait sincËre, mais son amour síÈtendait bien

au-del‡ des rÈgions du dÈsir physique. La personne mÍme díOdette níy

tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa

table la photographie díOdette, ou quand elle venait le voir, il avait

peine ‡ identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble

douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec

Ètonnement: ´Cíest elleª comme si tout díun coup on nous montrait

extÈriorisÈe devant nous une de nos maladies et que nous ne la

trouvions pas ressemblante ‡ ce que nous souffrons. ´Elleª, il

essayait de se demander ce que cíÈtait; car cíest une ressemblance de

líamour et de la mort, plutÙt que celles si vagues, que líon redit

toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa

rÈalitÈ se dÈrobe, le mystËre de la personnalitÈ. Et cette maladie

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quíÈtait líamour de Swann avait tellement multipliÈ, il Ètait si

Ètroitement mÍlÈ ‡ toutes les habitudes de Swann, ‡ tous ses actes, ‡

sa pensÈe, ‡ sa santÈ, ‡ son sommeil, ‡ sa vie, mÍme ‡ ce quíil

dÈsirait pour aprËs sa mort, il ne faisait tellement plus quíun avec

lui, quíon níaurait pas pu líarracher de lui sans le dÈtruire lui-mÍme

‡ peu prËs tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour níÈtait

plus opÈrable.

Par cet amour Swann avait ÈtÈ tellement dÈtachÈ de tous les intÈrÍts,

que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses

relations comme une monture ÈlÈgante quíelle níaurait pas díailleurs

su estimer trËs exactement, pouvaient lui rendre ‡ lui-mÍme un peu de

prix aux yeux díOdette (et Áíaurait peut-Ítre ÈtÈ vrai en effet si

elles níavaient ÈtÈ avilies par cet amour mÍme, qui pour Odette

dÈprÈciait toutes les choses quíil touchait par le fait quíil semblait

les proclamer moins prÈcieuses), il y Èprouvait, ‡ cÙtÈ de la dÈtresse

díÍtre dans des lieux, au milieu de gens quíelle ne connaissait pas,

le plaisir dÈsintÈressÈ quíil aurait pris ‡ un roman ou ‡ un tableau

o? sont peints les divertissements díune classe oisive, comme, chez

lui, il se complaisait ‡ considÈrer le fonctionnement de sa vie

domestique, líÈlÈgance de sa garde-robe et de sa livrÈe, le bon

placement de ses valeurs, de la mÍme faÁon quí‡ lire dans Saint-Simon,

qui Ètait un de ses auteurs favoris, la mÈcanique des journÈes, le

menu des repas de Mme de Maintenon, ou líavarice avisÈe et le grand

train de Lulli. Et dans la faible mesure o? ce dÈtachement níÈtait pas

absolu, la raison de ce plaisir nouveau que go?tait Swann, cíÈtait de

pouvoir Èmigrer un moment dans les rares parties de lui-mÍme restÈes

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presque ÈtrangËres ‡ son amour, ‡ son chagrin. A cet Ègard cette

personnalitÈ, que lui attribuait ma grandítante, de ´fils Swannª,

distincte de sa personnalitÈ plus individuelle de Charles Swann, Ètait

celle o? il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour

líanniversaire de la princesse de Parme (et parce quíelle pouvait

souvent Ítre indirectement agrÈable ‡ Odette en lui faisant avoir des

places pour des galas, des jubilÈs), il avait voulu lui envoyer des

fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargÈ

une cousine de sa mËre qui, ravie de faire une commission pour lui,

lui avait Ècrit, en lui rendant compte quíelle níavait pas pris tous

les fruits au mÍme endroit, mais les raisins chez Crapote dont cíest

la spÈcialitÈ, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet o?

elles Ètaient plus belles, etc., ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un

par un par moiª. Et en effet, par les remerciements de la princesse,

il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires.

Mais surtout le ´chaque fruit visitÈ et examinÈ un par un par moiª

avait ÈtÈ un apaisement ‡ sa souffrance, en emmenant sa conscience

dans une rÈgion o? il se rendait rarement, bien quíelle lui appartÓnt

comme hÈritier díune famille de riche et bonne bourgeoisie o?

síÈtaient conservÈs hÈrÈditairement, tout prÍts ‡ Ítre mis ‡ son

service dËs quíil le souhaitait, la connaissance des ´bonnes adressesª

et líart de savoir bien faire une commande.

Certes, il avait trop longtemps oubliÈ quíil Ètait le ´fils Swannª

pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir

plus vif que ceux quíil e?t pu Èprouver le reste du temps et sur

lesquels il Ètait blasÈ; et si líamabilitÈ des bourgeois, pour

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lesquels il restait surtout cela, Ètait moins vive que celle de

líaristocratie (mais plus flatteuse díailleurs, car chez eux du moins

elle ne se sÈpare jamais de la considÈration), une lettre díaltesse,

quelques divertissements princiers quíelle lui propos‚t, ne pouvait

lui Ítre aussi agrÈable que celle qui lui demandait díÍtre tÈmoin, ou

seulement díassister ‡ un mariage dans la famille de vieux amis de ses

parents dont les uns avaient continuÈ ‡ le voirócomme mon grand-pËre

qui, líannÈe prÈcÈdente, líavait invitÈ au mariage de ma mËreóet dont

certains autres le connaissaient personnellement ‡ peine mais se

croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne

successeur de feu M. Swann.

Mais, par les intimitÈs dÈj‡ anciennes quíil avait parmi eux, les gens

du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa

maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, ‡

considÈrer ses brillantes amitiÈs, le mÍme appui hors de lui-mÍme, le

mÍme confort, quí‡ regarder les belles terres, la belle argenterie, le

beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensÈe que síil

tombait chez lui frappÈ díune attaque ce serait tout naturellement le

duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron

de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait

la mÍme consolation quí‡ notre vieille FranÁoise de savoir quíelle

serait ensevelie dans des draps fins ‡ elle, marquÈs, non reprisÈs (ou

si finement que cela ne donnait quíune plus haute idÈe du soin de

líouvriËre), linceul de líimage frÈquente duquel elle tirait une

certaine satisfaction, sinon de bien-Ítre, au moins díamour-propre.

Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses

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pensÈes qui se rapportaient ‡ Odette, Swann Ètait constamment dominÈ

et dirigÈ par le sentiment inavouÈ quíil lui Ètait peut-Ítre pas moins

cher, mais moins agrÈable ‡ voir que quiconque, que le plus ennuyeux

fidËle des Verdurin, quand il se reportait ‡ un monde pour qui il

Ètait líhomme exquis par excellence, quíon faisait tout pour attirer,

quíon se dÈsolait de ne pas voir, il recommenÁait ‡ croire ‡

líexistence díune vie plus heureuse, presque ‡ en Èprouver líappÈtit,

comme il arrive ‡ un malade alitÈ depuis des mois, ‡ la diËte, et qui

aperÁoit dans un journal le menu díun dÈjeuner officiel ou líannonce

díune croisiËre en Sicile.

Síil Ètait obligÈ de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas

leur faire de visites, cíÈtait de lui en faire quíil cherchait ‡

síexcuser auprËs díOdette. Encore les payait-il (se demandant ‡ la fin

du mois, pour peu quíil e?t un peu abusÈ de sa patience et f?t allÈ

souvent la voir, si cíÈtait assez de lui envoyer quatre mille francs),

et pour chacune trouvait un prÈtexte, un prÈsent ‡ lui apporter, un

renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus quíelle avait

rencontrÈ allant chez elle, et qui avait exigÈ quíil líaccompagn‚t. Et

‡ dÈfaut díaucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui

dire comme spontanÈment, au cours de la conversation, quíil se

rappelait avoir ‡ parler ‡ Swann, quíelle voul?t bien lui faire

demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann

attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen

níavait pas rÈussi. De sorte que si elle faisait maintenant de

frÈquentes absences, mÍme ‡ Paris, quand elle y restait, elle le

voyait peu, et elle qui, quand elle líaimait, lui disait: ´Je suis

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toujours libreª et ´Quíest-ce que líopinion des autres peut me

faire?ª, maintenant, chaque fois quíil voulait la voir, elle invoquait

les convenances ou prÈtextait des occupations. Quand il parlait

díaller ‡ une fÍte de charitÈ, ‡ un vernissage, ‡ une premiËre, o?

elle serait, elle lui disait quíil voulait afficher leur liaison,

quíil la traitait comme une fille. Cíest au point que pour t‚cher de

níÍtre pas partout privÈ de la rencontrer, Swann qui savait quíelle

connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il

avait ÈtÈ lui-mÍme líami, alla le voir un jour dans son petit

appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander díuser de

son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle

parlait ‡ Swann, de mon oncle, des airs poÈtiques, disant: ´Ah! lui,

ce níest pas comme toi, cíest une si belle chose, si grande, si jolie,

que son amitiÈ pour moi. Ce níest pas lui qui me considÈrerait assez

peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publicsª,

Swann fut embarrassÈ et ne savait pas ‡ quel ton il devait se hausser

pour parler díelle ‡ mon oncle. Il posa díabord líexcellence a priori

díOdette, líaxiome de sa supra-humanitÈ sÈraphique, la rÈvÈlation de

ses vertus indÈmontrables et dont la notion ne pouvait dÈriver de

líexpÈrience. ´Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme

au-dessus de toutes les femmes, quel Ítre adorable, quel ange est

Odette. Mais vous savez ce que cíest que la vie de Paris. Tout le

monde ne connaÓt pas Odette sous le jour o? nous la connaissons vous

et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rÙle un peu

ridicule; elle ne peut mÍme pas admettre que je la rencontre dehors,

au thȂtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous

lui dire quelques mots pour moi, lui assurer quíelle síexagËre le tort

quíun salut de moi lui cause?ª

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Mon oncle conseilla ‡ Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne

líen aimerait que plus, et ‡ Odette de laisser Swann la retrouver

partout o? cela lui plairait. Quelques jours aprËs, Odette disait ‡

Swann quíelle venait díavoir une dÈception en voyant que mon oncle

Ètait pareil ‡ tous les hommes: il venait díessayer de la prendre de

force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer

mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.

Il regretta díautant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe quíil

avait espÈrÈ, síil líavait revu quelquefois et avait pu causer en

toute confiance avec lui, t‚cher de tirer au clair certains bruits

relatifs ‡ la vie quíOdette avait menÈe autrefois ‡ Nice. Or mon oncle

Adolphe y passait líhiver. Et Swann pensait que cíÈtait mÍme peut-Ítre

l‡ quíil avait connu Odette. Le peu qui avait ÈchappÈ ‡ quelquíun

devant lui, relativement ‡ un homme qui aurait ÈtÈ líamant díOdette

avait bouleversÈ Swann. Mais les choses quíil aurait avant de les

connaÓtre, trouvÈ le plus affreux díapprendre et le plus impossible de

croire, une fois quíil les savait, elles Ètaient incorporÈes ‡ tout

jamais ‡ sa tristesse, il les admettait, il níaurait plus pu

comprendre quíelles níeussent pas ÈtÈ. Seulement chacune opÈrait sur

líidÈe quíil se faisait de sa maÓtresse une retouche ineffaÁable. Il

crut mÍme comprendre, une fois, que cette lÈgËretÈ des múurs díOdette

quíil níe?t pas soupÁonnÈe, Ètait assez connue, et quí‡ Bade et ‡

Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une

sorte de notoriÈtÈ galante. Il chercha, pour les interroger, ‡ se

rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient quíil

connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de

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nouveau ‡ elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui ‡ qui jusque-l‡

rien níaurait pu paraÓtre aussi fastidieux que tout ce qui se

rapportait ‡ la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant

quíOdette avait peut-Ítre fait autrefois la fÍte dans ces villes de

plaisir, sans quíil d?t jamais arriver ‡ savoir si cíÈtait seulement

pour satisfaire ‡ des besoins díargent que gr‚ce ‡ lui elle níavait

plus, ou ‡ des caprices qui pouvaient renaÓtre, maintenant il se

penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers

líabÓme sans fond o? Ètaient allÈes síengloutir ces annÈes du dÈbut du

Septennat pendant lesquelles on passait líhiver sur la promenade des

Anglais, líÈtÈ sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une

profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur e?t prÍtÈe

un poËte; et il e?t mis ‡ reconstituer les petits faits de la

chronique de la CÙte díAzur díalors, si elle avait pu líaider ‡

comprendre quelque chose du sourire ou des regardsópourtant si

honnÍtes et si simplesódíOdette, plus de passion que líesthÈticien qui

interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siËcle pour

t‚cher díentrer plus avant dans lí‚me de la Primavera, de la bella

Vanna, ou de la VÈnus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la

regardait, il songeait; elle lui disait: ´Comme tu as líair triste!ª

Il níy avait pas bien longtemps encore, de líidÈe quíelle Ètait une

crÈature bonne, analogue aux meilleures quíil e?t connues, il avait

passÈ ‡ líidÈe quíelle Ètait une femme entretenue; inversement il lui

Ètait arrivÈ depuis de revenir de líOdette de CrÈcy, peut-Ítre trop

connue des fÍtards, des hommes ‡ femmes, ‡ ce visage díune expression

parfois si douce, ‡ cette nature si humaine. Il se disait: ´Quíest-ce

que cela veut dire quí‡ Nice tout le monde sache qui est Odette de

CrÈcy? Ces rÈputations-l‡, mÍme vraies, sont faites avec les idÈes des

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autresª; il pensait que cette lÈgendeóf?t-elle authentiqueóÈtait

extÈrieure ‡ Odette, níÈtait pas en elle comme une personnalitÈ

irrÈductible et malfaisante; que la crÈature qui avait pu Ítre amenÈe

‡ mal faire, cíÈtait une femme aux bons yeux, au cúur plein de pitiÈ

pour la souffrance, au corps docile quíil avait tenu, quíil avait

serrÈ dans ses bras et maniÈ, une femme quíil pourrait arriver un jour

‡ possÈder toute, síil rÈussissait ‡ se rendre indispensable ‡ elle.

Elle Ètait l‡, souvent fatiguÈe, le visage vidÈ pour un instant de la

prÈoccupation fÈbrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient

souffrir Swann; elle Ècartait ses cheveux avec ses mains; son front,

sa figure paraissaient plus larges; alors, tout díun coup, quelque

pensÈe simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe

dans toutes les crÈatures, quand dans un moment de repos ou de

repliement elles sont livrÈes ‡ elles-mÍmes, jaillissait dans ses yeux

comme un rayon jaune. Et aussitÙt tout son visage síÈclairait comme

une campagne grise, couverte de nuages qui soudain síÈcartent, pour sa

transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui Ètait en

Odette ‡ ce moment-l‡, líavenir mÍme quíelle semblait rÍveusement

regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation

mauvaise ne semblait y avoir laissÈ de rÈsidu. Si rares quíils

devinssent, ces moments-l‡ ne furent pas inutiles. Par le souvenir

Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme

en or une Odette de bontÈ et de calme pour laquelle il fit plus tard

(comme on le verra dans la deuxiËme partie de cet ouvrage) des

sacrifices que líautre Odette níe?t pas obtenus. Mais que ces moments

Ètaient rares, et que maintenant il la voyait peu! MÍme pour leur

rendez-vous du soir, elle ne lui disait quí‡ la derniËre minute si

elle pourrait le lui accorder car, comptant quíelle le trouverait

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toujours libre, elle voulait díabord Ítre certaine que personne

díautre ne lui proposerait de venir. Elle allÈguait quíelle Ètait

obligÈe díattendre une rÈponse de la plus haute importance pour elle,

et mÍme si aprËs quíelle avait fait venir Swann des amis demandaient ‡

Odette, quand la soirÈe Ètait dÈj‡ commencÈe, de les rejoindre au

thÈ‚tre ou ‡ souper, elle faisait un bond joyeux et síhabillait ‡ la

h‚te. Au fur et ‡ mesure quíelle avanÁait dans sa toilette, chaque

mouvement quíelle faisait rapprochait Swann du moment o? il faudrait

la quitter, o? elle síenfuirait díun Èlan irrÈsistible; et quand,

enfin prÍte, plongeant une derniËre fois dans son miroir ses regards

tendus et ÈclairÈs par líattention, elle remettait un peu de rouge ‡

ses lËvres, fixait une mËche sur son front et demandait son manteau de

soirÈe bleu ciel avec des glands díor, Swann avait líair si triste

quíelle ne pouvait rÈprimer un geste díimpatience et disait: ´Voil‡

comme tu me remercies de tíavoir gardÈ jusquí‡ la derniËre minute. Moi

qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. Cíest bon ‡ savoir

pour une autre fois!ª Parfois, au risque de la f‚cher, il se

promettait de chercher ‡ savoir o? elle Ètait allÈe, il rÍvait díune

alliance avec Forcheville qui peut-Ítre aurait pu le renseigner.

Díailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirÈe, il Ètait

bien rare quíil ne p?t pas dÈcouvrir dans toutes ses relations ‡ lui

quelquíun qui connaissait f?t-ce indirectement líhomme avec qui elle

Ètait sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel

renseignement. Et tandis quíil Ècrivait ‡ un de ses amis pour lui

demander de chercher ‡ Èclaircir tel ou tel point, il Èprouvait le

repos de cesser de se poser ses questions sans rÈponses et de

transfÈrer ‡ un autre la fatigue díinterroger. Il est vrai que Swann

níÈtait guËre plus avancÈ quand il avait certains renseignements.

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Savoir ne permet pas toujours díempÍcher, mais du moins les choses que

nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans

notre pensÈe o? nous les disposons ‡ notre grÈ, ce qui nous donne

líillusion díune sorte de pouvoir sur elles. Il Ètait heureux toutes

les fois o? M. de Charlus Ètait avec Odette. Entre M. de Charlus et

elle, Swann savait quíil ne pouvait rien se passer, que quand M. de

Charlus sortait avec elle cíÈtait par amitiÈ pour lui et quíil ne

ferait pas difficultÈ ‡ lui raconter ce quíelle avait fait.

Quelquefois elle avait dÈclarÈ si catÈgoriquement ‡ Swann quíil lui

Ètait impossible de le voir un certain soir, elle avait líair de tenir

tant ‡ une sortie, que Swann attachait une vÈritable importance ‡ ce

que M. de Charlus f?t libre de líaccompagner. Le lendemain, sans oser

poser beaucoup de questions ‡ M. de Charlus, il le contraignait, en

ayant líair de ne pas bien comprendre ses premiËres rÈponses, ‡ lui en

donner de nouvelles, aprËs chacune desquelles il se sentait plus

soulagÈ, car il apprenait bien vite quíOdette avait occupÈ sa soirÈe

aux plaisirs les plus innocents. ´Mais comment, mon petit MÈmÈ, je ne

comprends pas bien..., ce níest pas en sortant de chez elle que vous

Ítes allÈs au musÈe GrÈvin? Vous Ètiez allÈs ailleurs díabord. Non?

Oh! que cíest drÙle! Vous ne savez pas comme vous míamusez, mon petit

MÈmÈ. Mais quelle drÙle díidÈe elle a eue díaller ensuite au Chat

Noir, cíest bien une idÈe díelle... Non? cíest vous. Cíest curieux.

AprËs tout ce níest pas une mauvaise idÈe, elle devait y connaÓtre

beaucoup de monde? Non? elle nía parlÈ ‡ personne? Cíest

extraordinaire. Alors vous Ítes restÈs l‡ comme cela tous les deux

tous seuls? Je vois díici cette scËne. Vous Ítes gentil, mon petit

MÈmÈ, je vous aime bien.ª Swann se sentait soulagÈ. Pour lui, ‡ qui il

Ètait arrivÈ en causant avec des indiffÈrents quíil Ècoutait ‡ peine,

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díentendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: ´Jíai

vu hier Mme de CrÈcy, elle Ètait avec un monsieur que je ne connais

pasª), phrases qui aussitÙt dans le cúur de Swann passaient ‡ líÈtat

solide, síy durcissaient comme une incrustation, le dÈchiraient, níen

bougeaient plus, quíils Ètaient doux au contraire ces mots: ´Elle ne

connaissait personne, elle nía parlÈ ‡ personneª, comme ils

circulaient aisÈment en lui, quíils Ètaient fluides, faciles,

respirables! Et pourtant au bout díun instant il se disait quíOdette

devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent l‡ les plaisirs

quíelle prÈfÈrait ‡ sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le

rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.

MÍme quand il ne pouvait savoir o? elle Ètait allÈe, il lui aurait

suffi pour calmer líangoisse quíil Èprouvait alors, et contre laquelle

la prÈsence díOdette, la douceur díÍtre auprËs díelle Ètait le seul

spÈcifique (un spÈcifique qui ‡ la longue aggravait le mal avec bien

des remËdes, mais du moins calmait momentanÈment la souffrance), il

lui aurait suffi, si Odette líavait seulement permis, de rester chez

elle tant quíelle ne serait pas l‡, de líattendre jusquí‡ cette heure

du retour dans líapaisement de laquelle seraient venues se confondre

les heures quíun prestige, un malÈfice lui avaient fait croire

diffÈrentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez

lui; il se forÁait en chemin ‡ former divers projets, il cessait de

songer ‡ Odette; mÍme il arrivait, tout en se dÈshabillant, ‡ rouler

en lui des pensÈes assez joyeuses; cíest le cúur plein de líespoir

díaller le lendemain voir quelque chef-díúuvre quíil se mettait au lit

et Èteignait sa lumiËre; mais, dËs que, pour se prÈparer ‡ dormir, il

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cessait díexercer sur lui-mÍme une contrainte dont il níavait mÍme pas

conscience tant elle Ètait devenue habituelle, au mÍme instant un

frisson glacÈ refluait en lui et il se mettait ‡ sangloter. Il ne

voulait mÍme pas savoir pourquoi, síessuyait les yeux, se disait en

riant: ´Cíest charmant, je deviens nÈvropathe.ª Puis il ne pouvait

penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait

recommencer de chercher ‡ savoir ce quíOdette avait fait, ‡ mettre en

jeu des influences pour t‚cher de la voir. Cette nÈcessitÈ díune

activitÈ sans trÍve, sans variÈtÈ, sans rÈsultats, lui Ètait si

cruelle quíun jour apercevant une grosseur sur son ventre, il

ressentit une vÈritable joie ‡ la pensÈe quíil avait peut-Ítre une

tumeur mortelle, quíil níallait plus avoir ‡ síoccuper de rien, que

cíÈtait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet,

jusquí‡ la fin prochaine. Et en effet si, ‡ cette Èpoque, il lui

arriva souvent sans se líavouer de dÈsirer la mort, cíÈtait pour

Èchapper moins ‡ líacuitÈ de ses souffrances quí‡ la monotonie de son

effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusquí‡ líÈpoque o? il ne líaimerait

plus, o? elle níaurait aucune raison de lui mentir et o? il pourrait

enfin apprendre díelle si le jour o? il Ètait allÈ la voir dans

líaprËs-midi, elle Ètait ou non couchÈe avec Forcheville. Souvent

pendant quelques jours, le soupÁon quíelle aimait quelquíun díautre le

dÈtournait de se poser cette question relative ‡ Forcheville, la lui

rendait presque indiffÈrente, comme ces formes nouvelles díun mÍme

Ètat maladif qui semblent momentanÈment nous avoir dÈlivrÈs des

prÈcÈdentes. MÍme il y avait des jours o? il níÈtait tourmentÈ par

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aucun soupÁon. Il se croyait guÈri. Mais le lendemain matin, au

rÈveil, il sentait ‡ la mÍme place la mÍme douleur dont, la veille

pendant la journÈe, il avait comme diluÈ la sensation dans le torrent

des impressions diffÈrentes. Mais elle níavait pas bougÈ de place. Et

mÍme, cíÈtait líacuitÈ de cette douleur qui avait rÈveillÈ Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si

importantes qui líoccupaient tant chaque jour (bien quíil e?t assez

vÈcu pour savoir quíil níy en a jamais díautres que les plaisirs), il

ne pouvait pas chercher longtemps de suite ‡ les imaginer, son cerveau

fonctionnait ‡ vide; alors il passait son doigt sur ses paupiËres

fatiguÈes comme il aurait essuyÈ le verre de son lorgnon, et cessait

entiËrement de penser. Il surnageait pourtant ‡ cet inconnu certaines

occupations qui rÈapparaissaient de temps en temps, vaguement

rattachÈes par elle ‡ quelque obligation envers des parents ÈloignÈs

ou des amis díautrefois, qui, parce quíils Ètaient les seuls quíelle

lui citait souvent comme líempÍchant de le voir, paraissaient ‡ Swann

former le cadre fixe, nÈcessaire, de la vie díOdette. A cause du ton

dont elle lui disait de temps ‡ autre ´le jour o? je vais avec mon

amie ‡ líHippodromeª, si, síÈtant senti malade et ayant pensÈ:

´peut-Ítre Odette voudrait bien passer chez moiª, il se rappelait

brusquement que cíÈtait justement ce jour-l‡, il se disait: ´Ah! non,

ce níest pas la peine de lui demander de venir, jíaurais d? y penser

plus tÙt, cíest le jour o? elle va avec son amie ‡ líHippodrome.

RÈservons-nous pour ce qui est possible; cíest inutile de síuser ‡

proposer des choses inacceptables et refusÈes díavance.ª Et ce devoir

qui incombait ‡ Odette díaller ‡ líHippodrome et devant lequel Swann

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síinclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inÈluctable; mais ce

caractËre de nÈcessitÈ dont il Ètait empreint semblait rendre

plausible et lÈgitime tout ce qui de prËs ou de loin se rapportait ‡

lui. Si Odette dans la rue ayant reÁu díun passant un salut qui avait

ÈveillÈ la jalousie de Swann, elle rÈpondait aux questions de celui-ci

en rattachant líexistence de líinconnu ‡ un des deux ou trois grands

devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: ´Cíest un

monsieur qui Ètait dans la loge de mon amie avec qui je vais ‡

líHippodromeª, cette explication calmait les soupÁons de Swann, qui en

effet trouvait inÈvitable que líamie e?t díautre invitÈs quíOdette

dans sa loge ‡ líHippodrome, mais níavait jamais cherchÈ ou rÈussi ‡

se les figurer. Ah! comme il e?t aimÈ la connaÓtre, líamie qui allait

‡ líHippodrome, et quíelle líy emmen‚t avec Odette! Comme il aurait

donnÈ toutes ses relations pour níimporte quelle personne quíavait

líhabitude de voir Odette, f?t-ce une manucure ou une demoiselle de

magasin. Il e?t fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne

lui auraient-elles pas fourni, dans ce quíelles contenaient de la vie

díOdette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il

aurait couru avec joie passer les journÈes chez telle de ces petites

gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intÈrÍt,

soit par simplicitÈ vÈritable. Comme il e?t volontiers Èlu domicile ‡

jamais au cinquiËme Ètage de telle maison sordide et enviÈe o? Odette

ne líemmenait pas, et o?, síil y avait habitÈ avec la petite

couturiËre retirÈe dont il e?t volontiers fait semblant díÍtre

líamant, il aurait presque chaque jour reÁu sa visite. Dans ces

quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais

douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il e?t acceptÈ de vivre

indÈfiniment.

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Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontrÈ Swann, elle voyait

síapprocher díelle quelquíun quíil ne connaissait pas, quíil p?t

remarquer sur le visage díOdette cette tristesse quíelle avait eue le

jour o? il Ètait venu pour la voir pendant que Forcheville Ètait l‡.

Mais cíÈtait rare; car les jours o? malgrÈ tout ce quíelle avait ‡

faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait ‡ voir

Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude Ètait líassurance:

grand contraste, peut-Ítre revanche inconsciente ou rÈaction naturelle

de líÈmotion craintive quíaux premiers temps o? elle líavait connu,

elle Èprouvait auprËs de lui, et mÍme loin de lui, quand elle

commenÁait une lettre par ces mots: ´Mon ami, ma main tremble si fort

que je peux ‡ peine Ècrireª (elle le prÈtendait du moins et un peu de

cet Èmoi devait Ítre sincËre pour quíelle dÈsir‚t díen feindre

davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour

soi, que pour ceux quíon aime. Quand notre bonheur níest plus dans

leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on

jouit auprËs díeux! En lui parlant, en lui Ècrivant, elle níavait plus

de ces mots par lesquels elle cherchait ‡ se donner líillusion quíil

lui appartenait, faisant naÓtre les occasions de dire ´monª, ´mienª,

quand il síagissait de lui: ´Vous Ítes mon bien, cíest le parfum de

notre amitiÈ, je le gardeª, de lui parler de líavenir, de la mort

mÍme, comme díune seule chose pour eux deux. Dans ce temps-l‡, ‡ tout

de quíil disait, elle rÈpondait avec admiration: ´Vous, vous ne serez

jamais comme tout le mondeª; elle regardait sa longue tÍte un peu

chauve, dont les gens qui connaissaient les succËs de Swann pensaient:

´Il níest pas rÈguliËrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce

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toupet, ce monocle, ce sourire!ª, et, plus curieuse peut-Ítre de

connaÓtre ce quíil Ètait que dÈsireuse díÍtre sa maÓtresse, elle

disait:

ó´Si je pouvais savoir ce quíil y a dans cette tÍte l‡!ª

Maintenant, ‡ toutes les paroles de Swann elle rÈpondait díun ton

parfois irritÈ, parfois indulgent:

ó´Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!ª

Elle regardait cette tÍte qui níÈtait quíun peu plus vieillie par le

souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette mÍme

aptitude qui permet de dÈcouvrir les intentions díun morceau

symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances díun

enfant quand on connaÓt sa parentÈ: ´Il níest pas positivement laid si

vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce

sourire!ª, rÈalisant dans leur imagination suggestionnÈe la

dÈmarcation immatÈrielle qui sÈpare ‡ quelques mois de distance une

tÍte díamant de cúur et une tÍte de cocu), elle disait:

ó´Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce quíil y a dans

cette tÍte-l‡.ª

Toujours prÍt ‡ croire ce quíil souhaitait si seulement les maniËres

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díÍtre díOdette avec lui laissaient place au doute, il se jetait

avidement sur cette parole:

ó´Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.ª

Et il t‚chait de lui montrer que líapaiser, le diriger, le faire

travailler, serait une noble t‚che ‡ laquelle ne demandaient quí‡ se

vouer díautres femmes quíelle, entre les mains desquelles il est vrai

díajouter que la noble t‚che ne lui e?t paru plus quíune indiscrËte et

insupportable usurpation de sa libertÈ. ´Si elle ne míaimait pas un

peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me

transformer, il faudra quíelle me voie davantage.ª Ainsi trouvait-il

dans ce reproche quíelle lui faisait, comme une preuve díintÈrÍt,

díamour peut-Ítre; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu

quíil Ètait obligÈ de considÈrer comme telles les dÈfenses quíelle lui

faisait díune chose ou díune autre. Un jour, elle lui dÈclara quíelle

níaimait pas son cocher, quíil lui montait peut-Ítre la tÍte contre

elle, quíen tous cas il níÈtait pas avec lui de líexactitude et de la

dÈfÈrence quíelle voulait. Elle sentait quíil dÈsirait lui entendre

dire: ´Ne le prends plus pour venir chez moiª, comme il aurait dÈsirÈ

un baiser. Comme elle Ètait de bonne humeur, elle le lui dit; il fut

attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la

douceur de pouvoir parler díelle ouvertement (car les moindres propos

quíil tenait, mÍme aux personnes qui ne la connaissaient pas, se

rapportaient en quelque maniËre ‡ elle), il lui dit:

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óJe crois pourtant quíelle míaime; elle est si gentille pour moi, ce

que je fais ne lui est certainement pas indiffÈrent.

Et si, au moment díaller chez elle, montant dans sa voiture avec un

ami quíil devait laisser en route, líautre lui disait:

ó´Tiens, ce níest pas LorÈdan qui est sur le siËge?ª, avec quelle joie

mÈlancolique Swann lui rÈpondait:

ó´Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre LorÈdan quand

je vais rue La PÈrouse. Odette níaime pas que je prenne LorÈdan, elle

ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu

sais! je sais que Áa lui dÈplairait beaucoup. Ah bien oui! je níaurais

eu quí‡ prendre RÈmi! jíen aurais eu une histoire!ª

Ces nouvelles faÁons indiffÈrentes, distraites, irritables, qui

Ètaient maintenant celles díOdette avec lui, certes Swann en

souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme cíÈtait

progressivement, jour par jour, quíOdette síÈtait refroidie ‡ son

Ègard, ce níest quíen mettant en regard de ce quíelle Ètait

aujourdíhui ce quíelle avait ÈtÈ au dÈbut, quíil aurait pu sonder la

profondeur du changement qui síÈtait accompli. Or ce changement

cíÈtait sa profonde, sa secrËte blessure, qui lui faisait mal jour et

nuit, et dËs quíil sentait que ses pensÈes allaient un peu trop prËs

díelle, vivement il les dirigeait díun autre cÙtÈ de peur de trop

souffrir. Il se disait bien díune faÁon abstraite: ´Il fut un temps o?

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Odette míaimait davantageª, mais jamais il ne revoyait ce temps. De

mÍme quíil y avait dans son cabinet une commode quíil síarrangeait ‡

ne pas regarder, quíil faisait un crochet pour Èviter en entrant et en

sortant, parce que dans un tiroir Ètaient serrÈs le chrysanthËme

quíelle lui avait donnÈ le premier soir o? il líavait reconduite, les

lettres o? elle disait: ´Que níy avez-vous oubliÈ aussi votre cúur, je

ne vous aurais pas laissÈ le reprendreª et: ´A quelque heure du jour

et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et

disposez de ma vieª, de mÍme il y avait en lui une place dont il ne

laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire síil le

fallait le dÈtour díun long raisonnement pour quíil níe?t pas ‡ passer

devant elle: cíÈtait celle o? vivait le souvenir des jours heureux.

Mais sa si prÈcautionneuse prudence fut dÈjouÈe un soir quíil Ètait

allÈ dans le monde.

CíÈtait chez la marquise de Saint-Euverte, ‡ la derniËre, pour cette

annÈe-l‡, des soirÈes o? elle faisait entendre des artistes qui lui

servaient ensuite pour ses concerts de charitÈ. Swann, qui avait voulu

successivement aller ‡ toutes les prÈcÈdentes et níavait pu síy

rÈsoudre, avait reÁu, tandis quíil síhabillait pour se rendre ‡

celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de

retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait líaider ‡

síy ennuyer un peu moins, ‡ síy trouver moins triste. Mais Swann lui

avait rÈpondu:

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ó´Vous ne doutez pas du plaisir que jíaurais ‡ Ítre avec vous. Mais le

plus grand plaisir que vous puissiez me faire cíest díaller plutÙt

voir Odette. Vous savez líexcellente influence que vous avez sur elle.

Je crois quíelle ne sort pas ce soir avant díaller chez son ancienne

couturiËre o? du reste elle sera s?rement contente que vous

líaccompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. T‚chez

de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez

arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous

pourrions faire tous les trois ensemble. T‚chez aussi de poser des

jalons pour cet ÈtÈ, si elle avait envie de quelque chose, díune

croisiËre que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant ‡ ce

soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le dÈsirait ou si

vous trouviez un joint, vous níavez quí‡ míenvoyer un mot chez Mme de

Saint-Euverte jusquí‡ minuit, et aprËs chez moi. Merci de tout ce que

vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime.ª

Le baron lui promit díaller faire la visite quíil dÈsirait aprËs quíil

líaurait conduit jusquí‡ la porte de líhÙtel Saint-Euverte, o? Swann

arriva tranquillisÈ par la pensÈe que M. de Charlus passerait la

soirÈe rue La PÈrouse, mais dans un Ètat de mÈlancolique indiffÈrence

‡ toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier

aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, níÈtant

plus un but pour notre volontÈ, nous apparaÓt en soi-mÍme. DËs sa

descente de voiture, au premier plan de ce rÈsumÈ fictif de leur vie

domestique que les maÓtresses de maison prÈtendent offrir ‡ leurs

invitÈs les jours de cÈrÈmonie et o? elles cherchent ‡ respecter la

vÈritÈ du costume et celle du dÈcor, Swann prit plaisir ‡ voir les

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hÈritiers des ´tigresª de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de

la promenade, qui, chapeautÈs et bottÈs, restaient dehors devant

líhÙtel sur le sol de líavenue, ou devant les Ècuries, comme des

jardiniers auraient ÈtÈ rangÈs ‡ líentrÈe de leurs parterres. La

disposition particuliËre quíil avait toujours eue ‡ chercher des

analogies entre les Ítres vivants et les portraits des musÈes

síexerÁait encore mais díune faÁon plus constante et plus gÈnÈrale;

cíest la vie mondaine tout entiËre, maintenant quíil en Ètait dÈtachÈ,

qui se prÈsentait ‡ lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule

o?, autrefois, quand il Ètait un mondain, il entrait enveloppÈ dans

son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui síy

Ètait passÈ, Ètant par la pensÈe, pendant les quelques instants quíil

y sÈjournait, ou bien encore dans la fÍte quíil venait de quitter, ou

bien dÈj‡ dans la fÍte o? on allait líintroduire, pour la premiËre

fois il remarqua, rÈveillÈe par líarrivÈe inopinÈe díun invitÈ aussi

tardif, la meute Èparse, magnifique et dÈsúuvrÈe de grands valets de

pied qui dormaient Á‡ et l‡ sur des banquettes et des coffres et qui,

soulevant leurs nobles profils aigus de lÈvriers, se dressËrent et,

rassemblÈs, formËrent le cercle autour de lui.

Líun díeux, díaspect particuliËrement fÈroce et assez semblable ‡

líexÈcuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des

supplices, síavanÁa vers lui díun air implacable pour lui prendre ses

affaires. Mais la duretÈ de son regard díacier Ètait compensÈe par la

douceur de ses gants de fil, si bien quíen approchant de Swann il

semblait tÈmoigner du mÈpris pour sa personne et des Ègards pour son

chapeau. Il le prit avec un soin auquel líexactitude de sa pointure

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donnait quelque chose de mÈticuleux et une dÈlicatesse que rendait

presque touchante líappareil de sa force. Puis il le passa ‡ un de ses

aides, nouveau, et timide, qui exprimait líeffroi quíil ressentait en

roulant en tous sens des regards furieux et montrait líagitation díune

bÍte captive dans les premiËres heures de sa domesticitÈ.

A quelques pas, un grand gaillard en livrÈe rÍvait, immobile,

sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dÈcoratif quíon voit

dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyÈ sur

son bouclier, tandis quíon se prÈcipite et quíon síÈgorge ‡ cÙtÈ de

lui; dÈtachÈ du groupe de ses camarades qui síempressaient autour de

Swann, il semblait aussi rÈsolu ‡ se dÈsintÈresser de cette scËne,

quíil suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si Áíe?t

ÈtÈ le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il

semblait prÈcisÈment appartenir ‡ cette race disparueóou qui peut-Ítre

níexista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des

Eremitani o? Swann líavait approchÈe et o? elle rÍve encoreóissue de

la fÈcondation díune statue antique par quelque modËle padouan du

MaÓtre ou quelque saxon díAlbert D¸rer. Et les mËches de ses cheveux

roux crespelÈs par la nature, mais collÈs par la brillantine, Ètaient

largement traitÈes comme elles sont dans la sculpture grecque

quíÈtudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la

crÈation elle ne figure que líhomme, sait du moins tirer de ses

simples formes des richesses si variÈes et comme empruntÈes ‡ toute la

nature vivante, quíune chevelure, par líenroulement lisse et les becs

aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et

fleurissant diadËme de ses tresses, a líair ‡ la fois díun paquet

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díalgues, díune nichÈe de colombes, díun bandeau de jacinthes et díune

torsade de serpent.

Díautres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrÈs díun

escalier monumental que leur prÈsence dÈcorative et leur immobilitÈ

marmorÈenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:

´líEscalier des GÈantsª et dans lequel Swann síengagea avec la

tristesse de penser quíOdette ne líavait jamais gravi. Ah! avec quelle

joie au contraire il e?t grimpÈ les Ètages noirs, mal odorants et

casse-cou de la petite couturiËre retirÈe, dans le ´cinquiËmeª de

laquelle il aurait ÈtÈ si heureux de payer plus cher quíune

avant-scËne hebdomadaire ‡ líOpÈra le droit de passer la soirÈe quand

Odette y venait et mÍme les autres jours pour pouvoir parler díelle,

vivre avec les gens quíelle avait líhabitude de voir quand il níÈtait

pas l‡ et qui ‡ cause de cela lui paraissaient recÈler, de la vie de

sa maÓtresse, quelque chose de plus rÈel, de plus inaccessible et de

plus mystÈrieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et dÈsirÈ

de líancienne couturiËre, comme il níy en avait pas un second pour le

service, on voyait le soir devant chaque porte une boÓte au lait vide

et sale prÈparÈe sur le paillasson, dans líescalier magnifique et

dÈdaignÈ que Swann montait ‡ ce moment, díun cÙtÈ et de líautre, ‡ des

hauteurs diffÈrentes, devant chaque anfractuositÈ que faisait dans le

mur la fenÍtre de la loge, ou la porte díun appartement, reprÈsentant

le service intÈrieur quíils dirigeaient et en faisant hommage aux

invitÈs, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui

vivaient le reste de la semaine un peu indÈpendants dans leur domaine,

y dÓnaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-Ítre

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demain au service bourgeois díun mÈdecin ou díun industriel) attentifs

‡ ne pas manquer aux recommandations quíon leur avait faites avant de

leur laisser endosser la livrÈe Èclatante quíils ne revÍtaient quí‡ de

rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas trËs ‡ leur

aise, se tenaient sous líarcature de leur portail avec un Èclat

pompeux tempÈrÈ de bonhomie populaire, comme des saints dans leur

niche; et un Ènorme suisse, habillÈ comme ‡ líÈglise, frappait les

dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de

líescalier le long duquel líavait suivi un domestique ‡ face blÍme,

avec une petite queue de cheveux, nouÈs díun catogan, derriËre la

tÍte, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du rÈpertoire, Swann

passa devant un bureau o? des valets, assis comme des notaires devant

de grands registres, se levËrent et inscrivirent son nom. Il traversa

alors un petit vestibule qui,ótel que certaines piËces amÈnagÈes par

leur propriÈtaire pour servir de cadre ‡ une seule úuvre díart, dont

elles tirent leur nom, et díune nuditÈ voulue, ne contiennent rien

díautreó, exhibait ‡ son entrÈe, comme quelque prÈcieuse effigie de

Benvenuto Cellini reprÈsentant un homme de guet, un jeune valet de

pied, le corps lÈgËrement flÈchi en avant, dressant sur son hausse-col

rouge une figure plus rouge encore dío? síÈchappaient des torrents de

feu, de timiditÈ et de zËle, et qui, perÁant les tapisseries

díAubusson tendues devant le salon o? on Ècoutait la musique, de son

regard impÈtueux, vigilant, Èperdu, avait líair, avec une

impassibilitÈ militaire ou une foi surnaturelle,óallÈgorie de

líalarme, incarnation de líattente, commÈmoration du

branle-bas,ódíÈpier, ange ou vigie, díune tour de donjon ou de

cathÈdrale, líapparition de líennemi ou líheure du Jugement. Il ne

restait plus ‡ Swann quí‡ pÈnÈtrer dans la salle du concert dont un

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huissier chargÈ de chaÓnes lui ouvrit les portes, en síinclinant,

comme il lui aurait remis les clefs díune ville. Mais il pensait ‡ la

maison o? il aurait pu se trouver en ce moment mÍme, si Odette líavait

permis, et le souvenir entrevu díune boÓte au lait vide sur un

paillasson lui serra le cúur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,

au del‡ de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques

succÈda celui des invitÈs. Mais cette laideur mÍme de visages quíil

connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs

traits,óau lieu díÍtre pour lui des signes pratiquement utilisables ‡

líidentification de telle personne qui lui avait reprÈsentÈ jusque-l‡

un faisceau de plaisirs ‡ poursuivre, díennuis ‡ Èviter, ou de

politesses ‡ rendre,óreposaient, coordonnÈs seulement par des rapports

esthÈtiques, dans líautonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au

milieu desquels Swann se trouva enserrÈ, il níÈtait pas jusquíaux

monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au

plus permis ‡ Swann de dire quíils portaient un monocle), qui, dÈliÈs

maintenant de signifier une habitude, la mÍme pour tous, ne lui

apparussent chacun avec une sorte díindividualitÈ. Peut-Ítre parce

quíil ne regarda le gÈnÈral de Froberville et le marquis de BrÈautÈ

qui causaient dans líentrÈe que comme deux personnages dans un

tableau, alors quíils avaient ÈtÈ longtemps pour lui les amis utiles

qui líavaient prÈsentÈ au Jockey et assistÈ dans des duels, le monocle

du gÈnÈral, restÈ entre ses paupiËres comme un Èclat díobus dans sa

figure vulgaire, balafrÈe et triomphale, au milieu du front quíil

Èborgnait comme líúil unique du cyclope, apparut ‡ Swann comme une

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blessure monstrueuse quíil pouvait Ítre glorieux díavoir reÁue, mais

quíil Ètait indÈcent díexhiber; tandis que celui que M. de BrÈautÈ

ajoutait, en signe de festivitÈ, aux gants gris perle, au ´gibusª, ‡

la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait

Swann lui-mÍme) pour aller dans le monde, portait collÈ ‡ son revers,

comme une prÈparation díhistoire naturelle sous un microscope, un

regard infinitÈsimal et grouillant díamabilitÈ, qui ne cessait de

sourire ‡ la hauteur des plafonds, ‡ la beautÈ des fÍtes, ‡ líintÈrÍt

des programmes et ‡ la qualitÈ des rafraÓchissements.

óTiens, vous voil‡, mais il y a des ÈternitÈs quíon ne vous a vu, dit

‡ Swann le gÈnÈral qui, remarquant ses traits tirÈs et en concluant

que cíÈtait peut-Ítre une maladie grave qui líÈloignait du monde,

ajouta: ´Vous avez bonne mine, vous savez!ª pendant que M. de BrÈautÈ

demandait:

ó´Comment, vous, mon cher, quíest-ce que vous pouvez bien faire ici?ª

‡ un romancier mondain qui venait díinstaller au coin de son úil un

monocle, son seul organe díinvestigation psychologique et

díimpitoyable analyse, et rÈpondit díun air important et mystÈrieux,

en roulant lír:

ó´Jíobserve.ª

Le monocle du marquis de Forestelle Ètait minuscule, níavait aucune

bordure et obligeant ‡ une crispation incessante et douloureuse líúil

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o? il síincrustait comme un cartilage superflu dont la prÈsence est

inexplicable et la matiËre recherchÈe, il donnait au visage du marquis

une dÈlicatesse mÈlancolique, et le faisait juger par les femmes comme

capable de grands chagrins díamour. Mais celui de M. de Saint-CandÈ,

entourÈ díun gigantesque anneau, comme Saturne, Ètait le centre de

gravitÈ díune figure qui síordonnait ‡ tout moment par rapport ‡ lui,

dont le nez frÈmissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique

t‚chaient par leurs grimaces díÍtre ‡ la hauteur des feux roulants

díesprit dont Ètincelait le disque de verre, et se voyait prÈfÈrer aux

plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dÈpravÈes

quíil faisait rÍver de charmes artificiels et díun raffinement de

voluptÈ; et cependant, derriËre le sien, M. de Palancy qui avec sa

grosse tÍte de carpe aux yeux ronds, se dÈplaÁait lentement au milieu

des fÍtes, en desserrant díinstant en instant ses mandibules comme

pour chercher son orientation, avait líair de transporter seulement

avec lui un fragment accidentel, et peut-Ítre purement symbolique, du

vitrage de son aquarium, partie destinÈe ‡ figurer le tout qui rappela

‡ Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto ‡ Padoue,

cet Injuste ‡ cÙtÈ duquel un rameau feuillu Èvoque les forÍts o? se

cache son repaire.

Swann síÈtait avancÈ, sur líinsistance de Mme de Saint-Euverte et pour

entendre un air díOrphÈe quíexÈcutait un fl?tiste, síÈtait mis dans un

coin o? il avait malheureusement comme seule perspective deux dames

dÈj‡ m?res assises líune ‡ cÙtÈ de líautre, la marquise de Cambremer

et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce quíelles Ètaient

cousines, passaient leur temps dans les soirÈes, portant leurs sacs et

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suivies de leurs filles, ‡ se chercher comme dans une gare et

níÈtaient tranquilles que quand elles avaient marquÈ, par leur

Èventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer,

comme elle avait trËs peu de relations, Ètant díautant plus heureuse

díavoir une compagne, Mme de Franquetot, qui Ètait au contraire trËs

lancÈe, trouvait quelque chose díÈlÈgant, díoriginal, ‡ montrer ‡

toutes ses belles connaissances quíelle leur prÈfÈrait une dame

obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein

díune mÈlancolique ironie, Swann les regardait Ècouter líintermËde de

piano (´Saint FranÁois parlant aux oiseauxª, de Liszt) qui avait

succÈdÈ ‡ líair de fl?te, et suivre le jeu vertigineux du virtuose.

Mme de Franquetot anxieusement, les yeux Èperdus comme si les touches

sur lesquelles il courait avec agilitÈ avaient ÈtÈ une suite de

trapËzes dío? il pouvait tomber díune hauteur de quatre-vingts mËtres,

et non sans lancer ‡ sa voisine des regards díÈtonnement, de

dÈnÈgation qui signifiaient: ´Ce níest pas croyable, je níaurais

jamais pensÈ quíun homme p?t faire celaª, Mme de Cambremer, en femme

qui a reÁu une forte Èducation musicale, battant la mesure avec sa

tÍte transformÈe en balancier de mÈtronome dont líamplitude et la

rapiditÈ díoscillations díune Èpaule ‡ líautre Ètaient devenues telles

(avec cette espËce díÈgarement et díabandon du regard quíont les

douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent ‡ se maÓtriser et

disent: ´Que voulez-vous!ª) quí‡ tout moment elle accrochait avec ses

solitaires les pattes de son corsage et Ètait obligÈe de redresser les

raisins noirs quíelle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela

díaccÈlÈrer le mouvement. De líautre cÙtÈ de Mme de Franquetot, mais

un peu en avant, Ètait la marquise de Gallardon, occupÈe ‡ sa pensÈe

favorite, líalliance quíelle avait avec les Guermantes et dío? elle

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tirait pour le monde et pour elle-mÍme beaucoup de gloire avec quelque

honte, les plus brillants díentre eux la tenant un peu ‡ líÈcart,

peut-Ítre parce quíelle Ètait ennuyeuse, ou parce quíelle Ètait

mÈchante, ou parce quíelle Ètait díune branche infÈrieure, ou

peut-Ítre sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprËs de

quelquíun quíelle ne connaissait pas, comme en ce moment auprËs de Mme

de Franquetot, elle souffrait que la conscience quíelle avait de sa

parentÈ avec les Guermantes ne p?t se manifester extÈrieurement en

caractËres visibles comme ceux qui, dans les mosaÔques des Èglises

byzantines, placÈs les uns au-dessous des autres, inscrivent en une

colonne verticale, ‡ cÙtÈ díun Saint Personnage les mots quíil est

censÈ prononcer. Elle songeait en ce moment quíelle níavait jamais

reÁu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des

Laumes, depuis six ans que celle-ci Ètait mariÈe. Cette pensÈe la

remplissait de colËre, mais aussi de fiertÈ; car ‡ force de dire aux

personnes qui síÈtonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que

cíest parce quíelle aurait ÈtÈ exposÈe ‡ y rencontrer la princesse

Mathildeóce que sa famille ultra-lÈgitimiste ne lui aurait jamais

pardonnÈ, elle avait fini par croire que cíÈtait en effet la raison

pour laquelle elle níallait pas chez sa jeune cousine. Elle se

rappelait pourtant quíelle avait demandÈ plusieurs fois ‡ Mme des

Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le

rappelait que confusÈment et díailleurs neutralisait et au del‡ ce

souvenir un peu humiliant en murmurant: ´Ce níest tout de mÍme pas ‡

moi ‡ faire les premiers pas, jíai vingt ans de plus quíelle.ª Gr‚ce ‡

la vertu de ces paroles intÈrieures, elle rejetait fiËrement en

arriËre ses Èpaules dÈtachÈes de son buste et sur lesquelles sa tÍte

posÈe presque horizontalement faisait penser ‡ la tÍte ´rapportÈeª

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díun orgueilleux faisan quíon sert sur une table avec toutes ses

plumes. Ce níest pas quíelle ne f?t par nature courtaude, hommasse et

boulotte; mais les camouflets líavaient redressÈe comme ces arbres

qui, nÈs dans une mauvaise position au bord díun prÈcipice, sont

forcÈs de croÓtre en arriËre pour garder leur Èquilibre. ObligÈe, pour

se consoler de ne pas Ítre tout ‡ fait líÈgale des autres Guermantes,

de se dire sans cesse que cíÈtait par intransigeance de principes et

fiertÈ quíelle les voyait peu, cette pensÈe avait fini par modeler son

corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux

des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois díun

dÈsir fugitif le regard fatiguÈ des hommes de cercle. Si on avait fait

subir ‡ la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en

relevant la frÈquence plus ou moins grande de chaque terme permettent

de dÈcouvrir la clef díun langage chiffrÈ, on se f?t rendu compte

quíaucune expression, mÍme la plus usuelle, níy revenait aussi souvent

que ´chez mes cousins de Guermantesª, ´chez ma tante de Guermantesª,

´la santÈ díElzÈar de Guermantesª, ´la baignoire de ma cousine de

Guermantesª. Quand on lui parlait díun personnage illustre, elle

rÈpondait que, sans le connaÓtre personnellement, elle líavait

rencontrÈ mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle rÈpondait

cela díun ton si glacial et díune voix si sourde quíil Ètait clair que

si elle ne le connaissait pas personnellement cíÈtait en vertu de tous

les principes indÈracinables et entÍtÈs auxquels ses Èpaules

touchaient en arriËre, comme ‡ ces Èchelles sur lesquelles les

professeurs de gymnastique vous font Ètendre pour vous dÈvelopper le

thorax.

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Or, la princesse des Laumes quíon ne se serait pas attendu ‡ voir chez

Mme de Saint-Euverte, venait prÈcisÈment díarriver. Pour montrer

quíelle ne cherchait pas ‡ faire sentir dans un salon o? elle ne

venait que par condescendance, la supÈrioritÈ de son rang, elle Ètait

entrÈe en effaÁant les Èpaules l‡ mÍme o? il níy avait aucune foule ‡

fendre et personne ‡ laisser passer, restant exprËs dans le fond, de

líair díy Ítre ‡ sa place, comme un roi qui fait la queue ‡ la porte

díun thÈ‚tre tant que les autoritÈs níont pas ÈtÈ prÈvenues quíil est

l‡; et, bornant simplement son regardópour ne pas avoir líair de

signaler sa prÈsence et de rÈclamer des Ègardsó‡ la considÈration díun

dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout ‡

líendroit qui lui avait paru le plus modeste (et dío? elle savait bien

quíune exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dËs

que celle-ci líaurait aperÁue), ‡ cÙtÈ de Mme de Cambremer qui lui

Ètait inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mÈlomane, mais

ne líimitait pas. Ce níest pas que, pour une fois quíelle venait

passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes

níe?t souhaitÈ, pour que la politesse quíelle lui faisait compt‚t

double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle

avait horreur de ce quíelle appelait ´les exagÈrationsª et tenait ‡

montrer quíelle ´níavait pas ‡ª se livrer ‡ des manifestations qui

níallaient pas avec le ´genreª de la coterie o? elle vivait, mais qui

pourtant díautre part ne laissaient pas de líimpressionner, ‡ la

faveur de cet esprit díimitation voisin de la timiditÈ que dÈveloppe

chez les gens les plus s?rs díeux-mÍmes líambiance díun milieu

nouveau, f?t-il infÈrieur. Elle commenÁait ‡ se demander si cette

gesticulation níÈtait pas rendue nÈcessaire par le morceau quíon

jouait et qui ne rentrait peut-Ítre pas dans le cadre de la musique

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quíelle avait entendue jusquí‡ ce jour, si síabstenir níÈtait pas

faire preuve díincomprÈhension ‡ líÈgard de líúuvre et díinconvenance

vis-‡-vis de la maÓtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par

une ´cote mal taillÈeª ses sentiments contradictoires, tantÙt elle se

contentait de remonter la bride de ses Èpaulettes ou díassurer dans

ses cheveux blonds les petites boules de corail ou díÈmail rose,

givrÈes de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et

charmante, en examinant avec une froide curiositÈ sa fougueuse

voisine, tantÙt de son Èventail elle battait pendant un instant la

mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indÈpendance, ‡ contretemps. Le

pianiste ayant terminÈ le morceau de Liszt et ayant commencÈ un

prÈlude de Chopin, Mme de Cambremer lanÁa ‡ Mme de Franquetot un

sourire attendri de satisfaction compÈtente et díallusion au passÈ.

Elle avait appris dans sa jeunesse ‡ caresser les phrases, au long col

sinueux et dÈmesurÈ, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles,

qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien

loin de la direction de leur dÈpart, bien loin du point o? on avait pu

espÈrer quíatteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet

Ècart de fantaisie que pour revenir plus dÈlibÈrÈment,ódíun retour

plus prÈmÈditÈ, avec plus de prÈcision, comme sur un cristal qui

rÈsonnerait jusquí‡ faire crier,óvous frapper au cúur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations,

níallant guËre au bal, elle síÈtait grisÈe dans la solitude de son

manoir, ‡ ralentir, ‡ prÈcipiter la danse de tous ces couples

imaginaires, ‡ les Ègrener comme des fleurs, ‡ quitter un moment le

bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et

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‡ y voir tout díun coup síavancer, plus diffÈrent de tout ce quíon a

jamais rÍvÈ que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme ‡

la voix un peu chantante, ÈtrangËre et fausse, en gants blancs. Mais

aujourdíhui la beautÈ dÈmodÈe de cette musique semblait dÈfraÓchie.

PrivÈe depuis quelques annÈes de líestime des connaisseurs, elle avait

perdu son honneur et son charme et ceux mÍmes dont le go?t est mauvais

níy trouvaient plus quíun plaisir inavouÈ et mÈdiocre. Mme de

Cambremer jeta un regard furtif derriËre elle. Elle savait que sa

jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui

touchait les choses de líesprit sur lesquelles, sachant jusquí‡

líharmonie et jusquíau grec, elle avait des lumiËres spÈciales)

mÈprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin

de la surveillance de cette wagnÈrienne qui Ètait plus loin avec un

groupe de personnes de son ‚ge, Mme de Cambremer se laissait aller ‡

des impressions dÈlicieuses. La princesse des Laumes les Èprouvait

aussi. Sans Ítre par nature douÈe pour la musique, elle avait reÁu il

y a quinze ans les leÁons quíun professeur de piano du faubourg

Saint-Germain, femme de gÈnie qui avait ÈtÈ ‡ la fin de sa vie rÈduite

‡ la misËre, avait recommencÈ, ‡ lí‚ge de soixante-dix ans, ‡ donner

aux filles et aux petites-filles de ses anciennes ÈlËves. Elle Ètait

morte aujourdíhui. Mais sa mÈthode, son beau son, renaissaient parfois

sous les doigts de ses ÈlËves, mÍme de celles qui Ètaient devenues

pour le reste des personnes mÈdiocres, avaient abandonnÈ la musique et

níouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes

put-elle secouer la tÍte, en pleine connaissance de cause, avec une

apprÈciation juste de la faÁon dont le pianiste jouait ce prÈlude

quíelle savait par cúur. La fin de la phrase commencÈe chanta

díelle-mÍme sur ses lËvres. Et elle murmura ´Cíest toujours charmantª,

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avec un double ch au commencement du mot qui Ètait une marque de

dÈlicatesse et dont elle sentait ses lËvres si romanesquement

froissÈes comme une belle fleur, quíelle harmonisa instinctivement son

regard avec elles en lui donnant ‡ ce moment-l‡ une sorte de

sentimentalitÈ et de vague. Cependant Mme de Gallardon Ètait en train

de se dire quíil Ètait f‚cheux quíelle níe?t que bien rarement

líoccasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait

lui donner une leÁon en ne rÈpondant pas ‡ son salut. Elle ne savait

pas que sa cousine f?t l‡. Un mouvement de tÍte de Mme de Franquetot

la lui dÈcouvrit. AussitÙt elle se prÈcipita vers elle en dÈrangeant

tout le monde; mais dÈsireuse de garder un air hautain et glacial qui

rappel‚t ‡ tous quíelle ne dÈsirait pas avoir de relations avec une

personne chez qui on pouvait se trouver nez ‡ nez avec la princesse

Mathilde, et au-devant de qui elle níavait pas ‡ aller car elle

níÈtait pas ´sa contemporaineª, elle voulut pourtant compenser cet air

de hauteur et de rÈserve par quelque propos qui justifi‚t sa dÈmarche

et forÁ‚t la princesse ‡ engager la conversation; aussi une fois

arrivÈe prËs de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une

main tendue comme une carte forcÈe, lui dit: ´Comment va ton mari?ª de

la mÍme voix soucieuse que si le prince avait ÈtÈ gravement malade. La

princesse Èclatant díun rire qui lui Ètait particulier et qui Ètait

destinÈ ‡ la fois ‡ montrer aux autres quíelle se moquait de quelquíun

et aussi ‡ se faire paraÓtre plus jolie en concentrant les traits de

son visage autour de sa bouche animÈe et de son regard brillant, lui

rÈpondit:

óMais le mieux du monde!

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Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et

refroidissant sa mine, inquiËte encore pourtant de líÈtat du prince,

Mme de Gallardon dit ‡ sa cousine:

óOriane (ici Mme des Laumes regarda díun air ÈtonnÈ et rieur un tiers

invisible vis-‡-vis duquel elle semblait tenir ‡ attester quíelle

níavait jamais autorisÈ Mme de Gallardon ‡ líappeler par son prÈnom),

je tiendrais beaucoup ‡ ce que tu viennes un moment demain soir chez

moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir

ton apprÈciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un

service, et avoir besoin de líavis de la princesse sur le quintette de

Mozart comme si Áíavait ÈtÈ un plat de la composition díune nouvelle

cuisiniËre sur les talents de laquelle il lui e?t ÈtÈ prÈcieux de

recueillir líopinion díun gourmet.

óMais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je

líaime!

óTu sais, mon mari níest pas bien, son foie..., cela lui ferait grand

plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant ‡ la

princesse une obligation de charitÈ de paraÓtre ‡ sa soirÈe.

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La princesse níaimait pas ‡ dire aux gens quíelle ne voulait pas aller

chez eux. Tous les jours elle Ècrivait son regret díavoir ÈtÈ

privÈeópar une visite inopinÈe de sa belle-mËre, par une invitation de

son beau-frËre, par líOpÈra, par une partie de campagneódíune soirÈe ‡

laquelle elle níaurait jamais songÈ ‡ se rendre. Elle donnait ainsi ‡

beaucoup de gens la joie de croire quíelle Ètait de leurs relations,

quíelle e?t ÈtÈ volontiers chez eux, quíelle níavait ÈtÈ empÍchÈe de

le faire que par les contretemps princiers quíils Ètaient flattÈs de

voir entrer en concurrence avec leur soirÈe. Puis, faisant partie de

cette spirituelle coterie des Guermantes o? survivait quelque chose de

líesprit alerte, dÈpouillÈ de lieux communs et de sentiments convenus,

qui descend de MÈrimÈe,óet a trouvÈ sa derniËre expression dans le

thÈ‚tre de Meilhac et HalÈvy,óelle líadaptait mÍme aux rapports

sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui síefforÁait

díÍtre positive, prÈcise, de se rapprocher de líhumble vÈritÈ. Elle ne

dÈveloppait pas longuement ‡ une maÓtresse de maison líexpression du

dÈsir quíelle avait díaller ‡ sa soirÈe; elle trouvait plus aimable de

lui exposer quelques petits faits dío? dÈpendrait quíil lui f?t ou non

possible de síy rendre.

óEcoute, je vais te dire, dit-elle ‡ Mme de Gallardon, il faut demain

soir que jíaille chez une amie qui mía demandÈ mon jour depuis

longtemps. Si elle nous emmËne au thÈ‚tre, il níy aura pas, avec la

meilleure volontÈ, possibilitÈ que jíaille chez toi; mais si nous

restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la

quitter.

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óTiens, tu as vu ton ami M. Swann?

óMais non, cet amour de Charles, je ne savais pas quíil f?t l‡, je

vais t‚cher quíil me voie.

óCíest drÙle quíil aille mÍme chez la mËre Saint-Euverte, dit Mme de

Gallardon. Oh! je sais quíil est intelligent, ajouta-t-elle en voulant

dire par l‡ intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la súur et

la belle-súur de deux archevÍques!

óJíavoue ‡ ma honte que je níen suis pas choquÈe, dit la princesse des

Laumes.

óJe sais quíil est converti, et mÍme dÈj‡ ses parents et ses

grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachÈs ‡

leur religion que les autres, que cíest une frime, est-ce vrai?

óJe suis sans lumiËres ‡ ce sujet.

Le pianiste qui avait ‡ jouer deux morceaux de Chopin, aprËs avoir

terminÈ le prÈlude avait attaquÈ aussitÙt une polonaise. Mais depuis

que Mme de Gallardon avait signalÈ ‡ sa cousine la prÈsence de Swann,

Chopin ressuscitÈ aurait pu venir jouer lui-mÍme toutes ses úuvres

sans que Mme des Laumes p?t y faire attention. Elle faisait partie

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díune de ces deux moitiÈs de líhumanitÈ chez qui la curiositÈ quía

líautre moitiÈ pour les Ítres quíelle ne connaÓt pas est remplacÈe par

líintÈrÍt pour les Ítres quíelle connaÓt. Comme beaucoup de femmes du

faubourg Saint-Germain la prÈsence dans un endroit o? elle se trouvait

de quelquíun de sa coterie, et auquel díailleurs elle níavait rien de

particulier ‡ dire, accaparait exclusivement son attention aux dÈpens

de tout le reste. A partir de ce moment, dans líespoir que Swann la

remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche

apprivoisÈe ‡ qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que

tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dÈnuÈs de

rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la

direction o? Ètait Swann et si celui-ci changeait de place, elle

dÈplaÁait parallËlement son sourire aimantÈ.

óOriane, ne te f‚che pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait

jamais síempÍcher de sacrifier ses plus grandes espÈrances sociales et

díÈblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immÈdiat et privÈ, de

dire quelque chose de dÈsagrÈable, il y a des gens qui prÈtendent que

ce M. Swann, cíest quelquíun quíon ne peut pas recevoir chez soi,

est-ce vrai?

óMais... tu dois bien savoir que cíest vrai, rÈpondit la princesse des

Laumes, puisque tu lías invitÈ cinquante fois et quíil níest jamais

venu.

Et quittant sa cousine mortifiÈe, elle Èclata de nouveau díun rire qui

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scandalisa les personnes qui Ècoutaient la musique, mais attira

líattention de Mme de Saint-Euverte, restÈe par politesse prËs du

piano et qui aperÁut seulement alors la princesse. Mme de

Saint-Euverte Ètait díautant plus ravie de voir Mme des Laumes quíelle

la croyait encore ‡ Guermantes en train de soigner son beau-pËre

malade.

óMais comment, princesse, vous Ètiez l‡?

óOui, je míÈtais mise dans un petit coin, jíai entendu de belles

choses.

óComment, vous Ítes l‡ depuis dÈj‡ un long moment!

óMais oui, un trËs long moment qui mía semblÈ trËs court, long

seulement parce que je ne vous voyais pas.

Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil ‡ la princesse qui

rÈpondit:

óMais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien níimporte o?!

Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicitÈ de

grande dame, un petit siËge sans dossier:

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óTenez, ce pouf, cíest tout ce quíil me faut. Cela me fera tenir

droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire

conspuer.

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, líÈmotion musicale Ètait

‡ son comble, un domestique passait des rafraÓchissements sur un

plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme

de Saint-Euverte lui faisait, sans quíil la vÓt, des signes de síen

aller. Une nouvelle mariÈe, ‡ qui on avait appris quíune jeune femme

ne doit pas avoir líair blasÈ, souriait de plaisir, et cherchait des

yeux la maÓtresse de maison pour lui tÈmoigner par son regard sa

reconnaissance díavoir ´pensÈ ‡ elleª pour un pareil rÈgal. Pourtant,

quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce níest pas sans

inquiÈtude quíelle suivait le morceau; mais la sienne avait pour

objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant

‡ chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu ‡ líabat-jour,

du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle níy

tint plus et, escaladant les deux marches de líestrade, sur laquelle

Ètait placÈ le piano, se prÈcipita pour enlever la bobËche. Mais ‡

peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,

le morceau finit et le pianiste se leva. NÈanmoins líinitiative hardie

de cette jeune femme, la courte promiscuitÈ qui en rÈsulta entre elle

et líinstrumentiste, produisirent une impression gÈnÈralement

favorable.

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óVous avez remarquÈ ce quía fait cette personne, princesse, dit le

gÈnÈral de Froberville ‡ la princesse des Laumes quíil Ètait venu

saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. Cíest curieux.

Est-ce donc une artiste?

óNon, cíest une petite Mme de Cambremer, rÈpondit Ètourdiment la

princesse et elle ajouta vivement: Je vous rÈpËte ce que jíai entendu

dire, je níai aucune espËce de notion de qui cíest, on a dit derriËre

moi que cíÈtaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,

mais je ne crois pas que personne les connaisse. «a doit Ítre des

´gens de la campagneª! Du reste, je ne sais pas si vous Ítes trËs

rÈpandu dans la brillante sociÈtÈ qui se trouve ici, mais je níai pas

idÈe du nom de toutes ces Ètonnantes personnes. A quoi pensez-vous

quíils passent leur vie en dehors des soirÈes de Mme de Saint-Euverte?

Elle a d? les faire venir avec les musiciens, les chaises et les

rafraÓchissements. Avouez que ces ´invitÈs de chez Belloirª sont

magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces

figurants toutes les semaines. Ce níest pas possible!

óAh! Mais Cambremer, cíest un nom authentique et ancien, dit le

gÈnÈral.

óJe ne vois aucun mal ‡ ce que ce soit ancien, rÈpondit sËchement la

princesse, mais en tous cas ce níest-ce pas euphonique, ajouta-t-elle

en dÈtachant le mot euphonique comme síil Ètait entre guillemets,

petite affectation de dÈpit qui Ètait particuliËre ‡ la coterie

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Guermantes.

óVous trouvez? Elle est jolie ‡ croquer, dit le gÈnÈral qui ne perdait

pas Mme de Cambremer de vue. Ce níest pas votre avis, princesse?

óElle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce

níest pas agrÈable, car je ne crois pas quíelle soit ma contemporaine,

rÈpondit Mme des Laumes (cette expression Ètant commune aux Gallardon

et aux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait ‡ regarder

Mme de Cambremer, ajouta moitiÈ par mÈchancetÈ pour celle-ci, moitiÈ

par amabilitÈ pour le gÈnÈral: ´Pas agrÈable... pour son mari! Je

regrette de ne pas la connaÓtre puisquíelle vous tient ‡ cúur, je vous

aurais prÈsentÈ,ª dit la princesse qui probablement níen aurait rien

fait si elle avait connu la jeune femme. ´Je vais Ítre obligÈe de vous

dire bonsoir, parce que cíest la fÍte díune amie ‡ qui je dois aller

la souhaiter, dit-elle díun ton modeste et vrai, rÈduisant la rÈunion

mondaine ‡ laquelle elle se rendait ‡ la simplicitÈ díune cÈrÈmonie

ennuyeuse mais o? il Ètait obligatoire et touchant díaller. Díailleurs

je dois y retrouver Basin qui, pendant que jíÈtais ici, est allÈ voir

ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les

IÈna.ª

ó´«ía ÈtÈ díabord un nom de victoire, princesse, dit le gÈnÈral.

Quíest-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,

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ajouta-t-il en Ùtant son monocle pour líessuyer, comme il aurait

changÈ un pansement, tandis que la princesse dÈtournait

instinctivement les yeux, cette noblesse díEmpire, cíest autre chose

bien entendu, mais enfin, pour ce que cíest, cíest trËs beau dans son

genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en hÈros.ª

óMais je suis pleine de respect pour les hÈros, dit la princesse, sur

un ton lÈgËrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette

princesse díIÈna, ce níest pas du tout pour Áa, cíest tout simplement

parce que je ne les connais pas. Basin les connaÓt, les chÈrit. Oh!

non, ce níest pas ce que vous pouvez penser, ce níest pas un flirt, je

níai pas ‡ míy opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux

míy opposer! ajouta-t-elle díune voix mÈlancolique, car tout le monde

savait que dËs le lendemain du jour o? le prince des Laumes avait

ÈpousÈ sa ravissante cousine, il níavait pas cessÈ de la tromper. Mais

enfin ce níest pas le cas, ce sont des gens quíil a connus autrefois,

il en fait ses choux gras, je trouve cela trËs bien. Díabord je vous

dirai que rien que ce quíil mía dit de leur maison... Pensez que tous

leurs meubles sont ´Empire!ª

óMais, princesse, naturellement, cíest parce que cíest le mobilier de

leurs grands-parents.

óMais je ne vous dis pas, mais Áa níest pas moins laid pour Áa. Je

comprends trËs bien quíon ne puisse pas avoir de jolies choses, mais

au moins quíon níait pas de choses ridicules. Quíest-ce que vous

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voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet

horrible style avec ces commodes qui ont des tÍtes de cygnes comme des

baignoires.

óMais je crois mÍme quíils ont de belles choses, ils doivent avoir la

fameuse table de mosaÔque sur laquelle a ÈtÈ signÈ le traitÈ de...

óAh! Mais quíils aient des choses intÈressantes au point de vue de

líhistoire, je ne vous dis pas. Mais Áa ne peut pas Ítre beau...

puisque cíest horrible! Moi jíai aussi des choses comme Áa que Basin a

hÈritÈes des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de

Guermantes o? personne ne les voit. Enfin, du reste, ce níest pas la

question, je me prÈcipiterais chez eux avec Basin, jíirais les voir

mÍme au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les

connaissais, mais... je ne les connais pas! Moi, on mía toujours dit

quand jíÈtais petite que ce níÈtait pas poli díaller chez les gens

quíon ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puÈril. Alors, je

fais ce quíon mía appris. Voyez-vous ces braves gens síils voyaient

entrer une personne quíils ne connaissent pas? Ils me recevraient

peut-Ítre trËs mal! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui

arrachait, en donnant ‡ son regard fixÈ sur le gÈnÈral une expression

rÍveuse et douce.

ó´Ah! princesse, vous savez bien quíils ne se tiendraient pas de

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joie...ª

ó´Mais non, pourquoi?ª lui demanda-t-elle avec une extrÍme vivacitÈ,

soit pour ne pas avoir líair de savoir que cíest parce quíelle Ètait

une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de

líentendre dire au gÈnÈral. ´Pourquoi? Quíen savez-vous? Cela leur

serait peut-Ítre tout ce quíil y a de plus dÈsagrÈable. Moi je ne sais

pas, mais si jíen juge par moi, cela míennuie dÈj‡ tant de voir les

personnes que je connais, je crois que síil fallait voir des gens que

je ne connais pas, ´mÍme hÈroÔquesª, je deviendrais folle. Díailleurs,

voyons, sauf lorsquíil síagit de vieux amis comme vous quíon connaÓt

sans cela, je ne sais pas si líhÈroÔsme serait díun format trËs

portatif dans le monde. «a míennuie dÈj‡ souvent de donner des dÓners,

mais síil fallait offrir le bras ‡ Spartacus pour aller ‡ table... Non

vraiment, ce ne serait jamais ‡ VercingÈtorix que je ferais signe

comme quatorziËme. Je sens que je le rÈserverais pour les grandes

soirÈes. Et comme je níen donne pas...ª

óAh! princesse, vous níÍtes pas Guermantes pour des prunes. Le

possÈdez-vous assez, líesprit des Guermantes!

óMais on dit toujours líesprit des Guermantes, je níai jamais pu

comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc díautres qui en aient,

ajouta-t-elle dans un Èclat de rire Ècumant et joyeux, les traits de

son visage concentrÈs, accouplÈs dans le rÈseau de son animation, les

yeux Ètincelants, enflammÈs díun ensoleillement radieux de gaÓtÈ que

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seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,

fussent-ils tenus par la princesse elle-mÍme, qui Ètaient une louange

de son esprit ou de sa beautÈ. Tenez, voil‡ Swann qui a líair de

saluer votre Cambremer; l‡... il est ‡ cÙtÈ de la mËre Saint-Euverte,

vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous prÈsenter. Mais dÈpÍchez-vous,

il cherche ‡ síen aller!

óAvez-vous remarquÈ quelle affreuse mine il a? dit le gÈnÈral.

óMon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commenÁais ‡ supposer quíil

ne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui

rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays quíil

aimait tant et o? il ne retournait plus pour ne pas síÈloigner

díOdette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il

savait plaire ‡ la princesse et quíil retrouvait tout naturellement

quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,óet voulant

díautre part pour lui-mÍme exprimer la nostalgie quíil avait de la

campagne:

óAh! dit-il ‡ la cantonade, pour Ítre entendu ‡ la fois de Mme de

Saint-Euverte ‡ qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il

parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout

exprËs de Guermantes pour entendre le Saint-FranÁois díAssise de Liszt

et elle nía eu le temps, comme une jolie mÈsange, que díaller piquer

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pour les mettre sur sa tÍte quelques petits fruits de prunier des

oiseaux et díaubÈpine; il y a mÍme encore de petites gouttes de rosÈe,

un peu de la gelÈe blanche qui doit faire gÈmir la duchesse. Cíest

trËs joli, ma chËre princesse.

óComment la princesse est venue exprËs de Guermantes? Mais cíest trop!

Je ne savais pas, je suis confuse, síÈcrie naÔvement Mme de

Saint-Euverte qui Ètait peu habituÈe au tour díesprit de Swann. Et

examinant la coiffure de la princesse: Mais cíest vrai, cela imite...

comment dirais-je, pas les ch‚taignes, non, oh! cíest une idÈe

ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaÓtre mon

programme. Les musiciens ne me líont mÍme pas communiquÈ ‡ moi.

Swann, habituÈ quand il Ètait auprËs díune femme avec qui il avait

gardÈ des habitudes galantes de langage, de dire des choses dÈlicates

que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas

expliquer ‡ Mme de Saint-Euverte quíil níavait parlÈ que par

mÈtaphore. Quant ‡ la princesse, elle se mit ‡ rire aux Èclats, parce

que líesprit de Swann Ètait extrÍmement apprÈciÈ dans sa coterie et

aussi parce quíelle ne pouvait entendre un compliment síadressant ‡

elle sans lui trouver les gr‚ces les plus fines et une irrÈsistible

drÙlerie.

óHÈ bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits díaubÈpine vous

plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que

vous Ítes aussi son voisin de campagne?

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Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait líair content de

causer avec Swann síÈtait ÈloignÈe.

óMais vous líÍtes vous-mÍme, princesse.

óMoi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme

jíaimerais Ítre ‡ leur place!

óCe ne sont pas les Cambremer, cíÈtaient ses parents ‡ elle; elle est

une demoiselle Legrandin qui venait ‡ Combray. Je ne sais pas si vous

savez que vous Ítes la comtesse de Combray et que le chapitre vous

doit une redevance.

óJe ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis

tapÈe de cent francs tous les ans par le curÈ, ce dont je me

passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien Ètonnant. Il finit

juste ‡ temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

óIl ne commence pas mieux, rÈpondit Swann.

óEn effet cette double abrÈviation!...

óCíest quelquíun de trËs en colËre et de trËs convenable qui nía pas

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osÈ aller jusquíau bout du premier mot.

óMais puisquíil ne devait pas pouvoir síempÍcher de commencer le

second, il aurait mieux fait díachever le premier pour en finir une

bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries díun go?t

charmant, mon petit Charles, mais comme cíest ennuyeux de ne plus vous

voir, ajouta-t-elle díun ton c‚lin, jíaime tant causer avec vous.

Pensez que je níaurais mÍme pas pu faire comprendre ‡ cet idiot de

Froberville que le nom de Cambremer Ètait Ètonnant. Avouez que la vie

est une chose affreuse. Il níy a que quand je vous vois que je cesse

de míennuyer.

Et sans doute cela níÈtait pas vrai. Mais Swann et la princesse

avaient une mÍme maniËre de juger les petites choses qui avait pour

effetó‡ moins que ce ne f?t pour causeóune grande analogie dans la

faÁon de síexprimer et jusque dans la prononciation. Cette

ressemblance ne frappait pas parce que rien níÈtait plus diffÈrent que

leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensÈe ‡ Ùter aux propos

de Swann la sonoritÈ qui les enveloppait, les moustaches díentre

lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que cíÈtaient les mÍmes

phrases, les mÍmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour

les choses importantes, Swann et la princesse níavaient les mÍmes

idÈes sur rien. Mais depuis que Swann Ètait si triste, ressentant

toujours cette espËce de frisson qui prÈcËde le moment o? líon va

pleurer, il avait le mÍme besoin de parler du chagrin quíun assassin a

de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie

Ètait une chose affreuse, il Èprouva la mÍme douceur que si elle lui

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avait parlÈ díOdette.

óOh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous

voyions, ma chËre amie. Ce quíil y a de gentil avec vous, cíest que

vous níÍtes pas gaie. On pourrait passer une soirÈe ensemble.

óMais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas ‡ Guermantes, ma

belle-mËre serait folle de joie. Cela passe pour trËs laid, mais je

vous dirai que ce pays ne me dÈplaÓt pas, jíai horreur des pays

´pittoresquesª.

óJe crois bien, cíest admirable, rÈpondit Swann, cíest presque trop

beau, trop vivant pour moi, en ce moment; cíest un pays pour Ítre

heureux. Cíest peut-Ítre parce que jíy ai vÈcu, mais les choses míy

parlent tellement. DËs quíil se lËve un souffle díair, que les blÈs

commencent ‡ remuer, il me semble quíil y a quelquíun qui va arriver,

que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de

líeau... je serais bien malheureux!

óOh! mon petit Charles, prenez garde, voil‡ líaffreuse Rampillon qui

mía vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivÈ, je

confonds, elle a mariÈ sa fille ou son amant, je ne sais plus;

peut-Ítre les deux... et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a

ÈtÈ rÈpudiÈe par son prince... ayez líair de me parler pour que cette

BÈrÈnice ne vienne pas míinviter ‡ dÓner. Du reste, je me sauve.

Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne

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voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmËne chez la

princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui

doit míy rejoindre. Si on níavait pas de vos nouvelles par MÈmÈ...

Pensez que je ne vous vois plus jamais!

Swann refusa; ayant prÈvenu M. de Charlus quíen quittant de chez Mme

de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait

pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot

quíil avait tout le temps espÈrÈ se voir remettre par un domestique

pendant la soirÈe, et que peut-Ítre il allait trouver chez son

concierge. ´Ce pauvre Swann, dit ce soir-l‡ Mme des Laumes ‡ son mari,

il est toujours gentil, mais il a líair bien malheureux. Vous le

verrez, car il a promis de venir dÓner un de ces jours. Je trouve

ridicule au fond quíun homme de son intelligence souffre pour une

personne de ce genre et qui níest mÍme pas intÈressante, car on la dit

idioteª, ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui

trouvent quíun homme díesprit ne devrait Ítre malheureux que pour une

personne qui en val?t la peine; cíest ‡ peu prËs comme síÈtonner quíon

daigne souffrir du cholÈra par le fait díun Ítre aussi petit que le

bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment o? il allait enfin síÈchapper, le

gÈnÈral de Froberville lui demanda ‡ connaÓtre Mme de Cambremer et il

fut obligÈ de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

óDites donc, Swann, jíaimerais mieux Ítre le mari de cette femme-l‡

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que díÍtre massacrÈ par les sauvages, quíen dites-vous?

Ces mots ´massacrÈ par les sauvagesª percËrent douloureusement le cúur

de Swann; aussitÙt il Èprouva le besoin de continuer la conversation

avec le gÈnÈral:

ó´Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette

faÁon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont díUrville

ramena les cendres, La PÈrouse...(et Swann Ètait dÈj‡ heureux comme

síil avait parlÈ díOdette.) ´Cíest un beau caractËre et qui

míintÈresse beaucoup que celui de La PÈrouse, ajouta-t-il díun air

mÈlancolique.ª

óAh! parfaitement, La PÈrouse, dit le gÈnÈral. Cíest un nom connu. Il

a sa rue.

óVous connaissez quelquíun rue La PÈrouse? demanda Swann díun air

agitÈ.

óJe ne connais que Mme de Chanlivault, la súur de ce brave

Chaussepierre. Elle nous a donnÈ une jolie soirÈe de comÈdie líautre

jour. Cíest un salon qui sera un jour trËs ÈlÈgant, vous verrez!

óAh! elle demeure rue La PÈrouse. Cíest sympathique, cíest une jolie

rue, si triste.

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óMais non; cíest que vous níy Ítes pas allÈ depuis quelque temps; ce

níest plus triste, cela commence ‡ se construire, tout ce quartier-l‡.

Quand enfin Swann prÈsenta M. de Froberville ‡ la jeune Mme de

Cambremer, comme cíÈtait la premiËre fois quíelle entendait le nom du

gÈnÈral, elle esquissa le sourire de joie et de surprise quíelle

aurait eu si on níen avait jamais prononcÈ devant elle díautre que

celui-l‡, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, ‡

chaque personne quíon lui amenait, elle croyait que cíÈtait líun

díeux, et pensant quíelle faisait preuve de tact en ayant líair díen

avoir tant entendu parler depuis quíelle Ètait mariÈe, elle tendait la

main díun air hÈsitant destinÈ ‡ prouver la rÈserve apprise quíelle

avait ‡ vaincre et la sympathie spontanÈe qui rÈussissait ‡ en

triompher. Aussi ses beaux-parents, quíelle croyait encore les gens

les plus brillants de France, dÈclaraient-ils quíelle Ètait un ange;

díautant plus quíils prÈfÈraient paraÓtre, en la faisant Èpouser ‡

leur fils, avoir cÈdÈ ‡ líattrait plutÙt de ses qualitÈs que de sa

grande fortune.

óOn voit que vous Ítes musicienne dans lí‚me, madame, lui dit le

gÈnÈral en faisant inconsciemment allusion ‡ líincident de la bobËche.

Mais le concert recommenÁa et Swann comprit quíil ne pourrait pas síen

aller avant la fin de ce nouveau numÈro du programme. Il souffrait de

rester enfermÈ au milieu de ces gens dont la bÍtise et les ridicules

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le frappaient díautant plus douloureusement quíignorant son amour,

incapables, síils líavaient connu, de síy intÈresser et de faire autre

chose que díen sourire comme díun enfantillage ou de le dÈplorer comme

une folie, ils le lui faisaient apparaÓtre sous líaspect díun Ètat

subjectif qui níexistait que pour lui, dont rien díextÈrieur ne lui

affirmait la rÈalitÈ; il souffrait surtout, et au point que mÍme le

son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil

dans ce lieu o? Odette ne viendrait jamais, o? personne, o? rien ne la

connaissait, dío? elle Ètait entiËrement absente.

Mais tout ‡ coup ce fut comme si elle Ètait entrÈe, et cette

apparition lui fut une si dÈchirante souffrance quíil dut porter la

main ‡ son cúur. Cíest que le violon Ètait montÈ ‡ des notes hautes o?

il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans

quíil cess‚t de les tenir, dans líexaltation o? il Ètait díapercevoir

dÈj‡ líobjet de son attente qui síapprochait, et avec un effort

dÈsespÈrÈ pour t‚cher de durer jusquí‡ son arrivÈe, de líaccueillir

avant díexpirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses

derniËres forces le chemin ouvert pour quíil p?t passer, comme on

soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann e?t

eu le temps de comprendre, et de se dire: ´Cíest la petite phrase de

la sonate de Vinteuil, níÈcoutons pas!ª tous ses souvenirs du temps o?

Odette Ètait Èprise de lui, et quíil avait rÈussi jusquí‡ ce jour ‡

maintenir invisibles dans les profondeurs de son Ítre, trompÈs par ce

brusque rayon du temps díamour quíils crurent revenu, síÈtaient

rÈveillÈs, et ‡ tire díaile, Ètaient remontÈs lui chanter Èperdument,

sans pitiÈ pour son infortune prÈsente, les refrains oubliÈs du

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bonheur.

Au lieu des expressions abstraites ´temps o? jíÈtais heureuxª, ´temps

o? jíÈtais aimȪ, quíil avait souvent prononcÈes jusque-l‡ et sans

trop souffrir, car son intelligence níy avait enfermÈ du passÈ que de

prÈtendus extraits qui níen conservaient rien, il retrouva tout ce qui

de ce bonheur perdu avait fixÈ ‡ jamais la spÈcifique et volatile

essence; il revit tout, les pÈtales neigeux et frisÈs du chrysanthËme

quíelle lui avait jetÈ dans sa voiture, quíil avait gardÈ contre ses

lËvresólíadresse en relief de la ´Maison DorÈeª sur la lettre o? il

avait lu: ´Ma main tremble si fort en vous Ècrivantªóle rapprochement

de ses sourcils quand elle lui avait dit díun air suppliant: ´Ce níest

pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?ª, il sentit líodeur

du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa ´brosseª

pendant que LorÈdan allait chercher la petite ouvriËre, les pluies

díorage qui tombËrent si souvent ce printemps-l‡, le retour glacial

dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles díhabitudes

mentales, díimpressions saisonniËres, de crÈations cutanÈes, qui

avaient Ètendu sur une suite de semaines un rÈseau uniforme dans

lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-l‡, il satisfaisait

une curiositÈ voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui

vivent par líamour. Il avait cru quíil pourrait síen tenir l‡, quíil

ne serait pas obligÈ díen apprendre les douleurs; comme maintenant le

charme díOdette lui Ètait peu de chose auprËs de cette formidable

terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense

angoisse de ne pas savoir ‡ tous moments ce quíelle avait fait, de ne

pas la possÈder partout et toujours! HÈlas, il se rappela líaccent

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dont elle síÈtait ÈcriÈe: ´Mais je pourrai toujours vous voir, je suis

toujours libre!ª elle qui ne líÈtait plus jamais! líintÈrÍt, la

curiositÈ quíelle avait eus pour sa vie ‡ lui, le dÈsir passionnÈ

quíil lui fit la faveur,óredoutÈe au contraire par lui en ce temps-l‡

comme une cause díennuyeux dÈrangementsóde líy laisser pÈnÈtrer; comme

elle avait ÈtÈ obligÈe de le prier pour quíil se laiss‚t mener chez

les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par

mois, comme il avait fallu, avant quíil se laiss‚t flÈchir, quíelle

lui rÈpÈt‚t le dÈlice que serait cette habitude de se voir tous les

jours dont elle rÍvait alors quíelle ne lui semblait ‡ lui quíun

fastidieux tracas, puis quíelle avait prise en dÈgo?t et

dÈfinitivement rompue, pendant quíelle Ètait devenue pour lui un si

invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai

quand, ‡ la troisiËme fois quíil líavait vue, comme elle lui rÈpÈtait:

´Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souventª, il lui

avait dit en riant, avec galanterie: ´par peur de souffrirª.

Maintenant, hÈlas! il arrivait encore parfois quíelle lui ÈcrivÓt díun

restaurant ou díun hÙtel sur du papier qui en portait le nom imprimÈ;

mais cíÈtait comme des lettres de feu qui le br?laient. ´Cíest Ècrit

de líhÙtel Vouillemont? Quíy peut-elle Ítre allÈe faire! avec qui? que

síy est-il passÈ?ª Il se rappela les becs de gaz quíon Èteignait

boulevard des Italiens quand il líavait rencontrÈe contre tout espoir

parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblÈ presque

surnaturelle et qui en effetónuit díun temps o? il níavait mÍme pas ‡

se demander síil ne la contrarierait pas en la cherchant, en la

retrouvant, tant il Ètait s?r quíelle níavait pas de plus grande joie

que de le voir et de rentrer avec lui,óappartenait bien ‡ un monde

mystÈrieux o? on ne peut jamais revenir quand les portes síen sont

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refermÈes, Et Swann aperÁut, immobile en face de ce bonheur revÈcu, un

malheureux qui lui fit pitiÈ parce quíil ne le reconnut pas tout de

suite, si bien quíil dut baisser les yeux pour quíon ne vÓt pas quíils

Ètaient pleins de larmes. CíÈtait lui-mÍme.

Quand il líeut compris, sa pitiÈ cessa, mais il fut jaloux de líautre

lui-mÍme quíelle avait aimÈ, il fut jaloux de ceux dont il síÈtait dit

souvent sans trop souffrir, ´elle les aime peut-Ítreª, maintenant

quíil avait ÈchangÈ líidÈe vague díaimer, dans laquelle il níy a pas

díamour, contre les pÈtales du chrysanthËme et lí´en tÍteª de la

Maison díOr, qui, eux en Ètaient pleins. Puis sa souffrance devenant

trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,

en essuya le verre. Et sans doute síil síÈtait vu ‡ ce moment-l‡, il

eut ajoutÈ ‡ la collection de ceux quíil avait distinguÈs le monocle

quíil dÈplaÁait comme une pensÈe importune et sur la face embuÈe

duquel, avec un mouchoir, il cherchait ‡ effacer des soucis.

Il y a dans le violon,ósi ne voyant pas líinstrument, on ne peut pas

rapporter ce quíon entend ‡ son image laquelle modifie la sonoritÈódes

accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,

quíon a líillusion quíune chanteuse síest ajoutÈe au concert. On lËve

les yeux, on ne voit que les Ètuis, prÈcieux comme des boÓtes

chinoises, mais, par moment, on est encore trompÈ par líappel dÈcevant

de la sirËne; parfois aussi on croit entendre un gÈnie captif qui se

dÈbat au fond de la docte boÓte, ensorcelÈe et frÈmissante, comme un

diable dans un bÈnitier; parfois enfin, cíest, dans líair, comme un

Ítre surnaturel et pur qui passe en dÈroulant son message invisible.

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Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase

quíils níexÈcutaient les rites exigÈs díelle pour quíelle appar?t, et

procÈdaient aux incantations nÈcessaires pour obtenir et prolonger

quelques instants le prodige de son Èvocation, Swann, qui ne pouvait

pas plus la voir que si elle avait appartenu ‡ un monde ultra-violet,

et qui go?tait comme le rafraÓchissement díune mÈtamorphose dans la

cÈcitÈ momentanÈe dont il Ètait frappÈ en approchant díelle, Swann la

sentait prÈsente, comme une dÈesse protectrice et confidente de son

amour, et qui pour pouvoir arriver jusquí‡ lui devant la foule et

líemmener ‡ líÈcart pour lui parler, avait revÍtu le dÈguisement de

cette apparence sonore. Et tandis quíelle passait, lÈgËre, apaisante

et murmurÈe comme un parfum, lui disant ce quíelle avait ‡ lui dire et

dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir síenvoler si

vite, il faisait involontairement avec ses lËvres le mouvement de

baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus

exilÈ et seul puisque, elle, qui síadressait ‡ lui, lui parlait ‡

mi-voix díOdette. Car il níavait plus comme autrefois líimpression

quíOdette et lui níÈtaient pas connus de la petite phrase. Cíest que

si souvent elle avait ÈtÈ tÈmoin de leurs joies! Il est vrai que

souvent aussi elle líavait averti de leur fragilitÈ. Et mÍme, alors

que dans ce temps-l‡ il devinait de la souffrance dans son sourire,

dans son intonation limpide et dÈsenchantÈe, aujourdíhui il y trouvait

plutÙt la gr‚ce díune rÈsignation presque gaie. De ces chagrins dont

elle lui parlait autrefois et quíil la voyait, sans quíil f?t atteint

par eux, entraÓner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de

ces chagrins qui maintenant Ètaient devenus les siens sans quíil e?t

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líespÈrance díen Ítre jamais dÈlivrÈ, elle semblait lui dire comme

jadis de son bonheur: ´Quíest-ce, cela? tout cela níest rien.ª Et la

pensÈe de Swann se porta pour la premiËre fois dans un Èlan de pitiÈ

et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frËre inconnu et sublime qui

lui aussi avait d? tant souffrir; quíavait pu Ítre sa vie? au fond de

quelles douleurs avait-il puisÈ cette force de dieu, cette puissance

illimitÈe de crÈer? Quand cíÈtait la petite phrase qui lui parlait de

la vanitÈ de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur ‡ cette

mÍme sagesse qui tout ‡ líheure pourtant lui avait paru intolÈrable,

quand il croyait la lire dans les visages des indiffÈrents qui

considÈraient son amour comme une divagation sans importance. Cíest

que la petite phrase au contraire, quelque opinion quíelle p?t avoir

sur la brËve durÈe de ces Ètats de lí‚me, y voyait quelque chose, non

pas comme faisaient tous ces gens, de moins sÈrieux que la vie

positive, mais au contraire de si supÈrieur ‡ elle que seul il valait

la peine díÍtre exprimÈ. Ces charmes díune tristesse intime, cíÈtait

eux quíelle essayait díimiter, de recrÈer, et jusquí‡ leur essence qui

est pourtant díÍtre incommunicables et de sembler frivoles ‡ tout

autre quí‡ celui qui les Èprouve, la petite phrase líavait captÈe,

rendue visible. Si bien quíelle faisait confesser leur prix et go?ter

leur douceur divine, par tous ces mÍmes assistantsósi seulement ils

Ètaient un peu musiciensóqui ensuite les mÈconnaÓtraient dans la vie,

en chaque amour particulier quíils verraient naÓtre prËs díeux. Sans

doute la forme sous laquelle elle les avait codifiÈs ne pouvait pas se

rÈsoudre en raisonnements. Mais depuis plus díune annÈe que lui

rÈvÈlant ‡ lui-mÍme bien des richesses de son ‚me, líamour de la

musique Ètait pour quelque temps au moins nÈ en lui, Swann tenait les

motifs musicaux pour de vÈritables idÈes, díun autre monde, díun autre

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ordre, idÈes voilÈes de tÈnËbres, inconnues, impÈnÈtrables ‡

líintelligence, mais qui níen sont pas moins parfaitement distinctes

les unes des autres, inÈgales entre elles de valeur et de

signification. Quand aprËs la soirÈe Verdurin, se faisant rejouer la

petite phrase, il avait cherchÈ ‡ dÈmÍler comment ‡ la faÁon díun

parfum, díune caresse, elle le circonvenait, elle líenveloppait, il

síÈtait rendu compte que cíÈtait au faible Ècart entre les cinq notes

qui la composaient et au rappel constant de deux díentre elles

quíÈtait due cette impression de douceur rÈtractÈe et frileuse; mais

en rÈalitÈ il savait quíil raisonnait ainsi non sur la phrase

elle-mÍme mais sur de simples valeurs, substituÈes pour la commoditÈ

de son intelligence ‡ la mystÈrieuse entitÈ quíil avait perÁue, avant

de connaÓtre les Verdurin, ‡ cette soirÈe o? il avait entendu pour la

premiËre fois la sonate. Il savait que le souvenir mÍme du piano

faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la

musique, que le champ ouvert au musicien níest pas un clavier mesquin

de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout

entier inconnu, o? seulement Á‡ et l‡, sÈparÈes par díÈpaisses

tÈnËbres inexplorÈes, quelques-unes des millions de touches de

tendresse, de passion, de courage, de sÈrÈnitÈ, qui le composent,

chacune aussi diffÈrente des autres quíun univers díun autre univers,

ont ÈtÈ dÈcouvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le

service, en Èveillant en nous le correspondant du thËme quíils ont

trouvÈ, de nous montrer quelle richesse, quelle variÈtÈ, cache ‡ notre

insu cette grande nuit impÈnÈtrÈe et dÈcourageante de notre ‚me que

nous prenons pour du vide et pour du nÈant. Vinteuil avait ÈtÈ líun de

ces musiciens. En sa petite phrase, quoiquíelle prÈsent‚t ‡ la raison

une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si

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explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,

que ceux qui líavaient entendue la conservaient en eux de plain-pied

avec les idÈes de líintelligence. Swann síy reportait comme ‡ une

conception de líamour et du bonheur dont immÈdiatement il savait aussi

bien en quoi elle Ètait particuliËre, quíil le savait pour la

´Princesse de ClËvesª, ou pour ´RenȪ, quand leur nom se prÈsentait ‡

sa mÈmoire. MÍme quand il ne pensait pas ‡ la petite phrase, elle

existait latente dans son esprit au mÍme titre que certaines autres

notions sans Èquivalent, comme les notions de la lumiËre, du son, du

relief, de la voluptÈ physique, qui sont les riches possessions dont

se diversifie et se pare notre domaine intÈrieur. Peut-Ítre les

perdrons-nous, peut-Ítre síeffaceront-elles, si nous retournons au

nÈant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que

nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet

rÈel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumiËre de la

lampe quíon allume devant les objets mÈtamorphosÈs de notre chambre

dío? síest ÈchappÈ jusquíau souvenir de líobscuritÈ. Par l‡, la phrase

de Vinteuil avait, comme tel thËme de Tristan par exemple, qui nous

reprÈsente aussi une certaine acquisition sentimentale, ÈpousÈ notre

condition mortelle, pris quelque chose díhumain qui Ètait assez

touchant. Son sort Ètait liÈ ‡ líavenir, ‡ la rÈalitÈ de notre ‚me

dont elle Ètait un des ornements les plus particuliers, les mieux

diffÈrenciÈs. Peut-Ítre est-ce le nÈant qui est le vrai et tout notre

rÍve est-il inexistant, mais alors nous sentons quíil faudra que ces

phrases musicales, ces notions qui existent par rapport ‡ lui, ne

soient rien non plus. Nous pÈrirons mais nous avons pour otages ces

captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a

quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-Ítre de moins

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probable.

Swann níavait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate

exist‚t rÈellement. Certes, humaine ‡ ce point de vue, elle

appartenait pourtant ‡ un ordre de crÈatures surnaturelles et que nous

níavons jamais vues, mais que malgrÈ cela nous reconnaissons avec

ravissement quand quelque explorateur de líinvisible arrive ‡ en

capter une, ‡ líamener, du monde divin o? il a accËs, briller quelques

instants au-dessus du nÙtre. Cíest ce que Vinteuil avait fait pour la

petite phrase. Swann sentait que le compositeur síÈtait contentÈ, avec

ses instruments de musique, de la dÈvoiler, de la rendre visible, díen

suivre et díen respecter le dessin díune main si tendre, si prudente,

si dÈlicate et si s?re que le son síaltÈrait ‡ tout moment,

síestompant pour indiquer une ombre, revivifiÈ quand il lui fallait

suivre ‡ la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se

trompait pas quand il croyait ‡ líexistence rÈelle de cette phrase,

cíest que tout amateur un peu fin se f?t tout de suite aperÁu de

líimposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et

en rendre les formes, avait cherchÈ ‡ dissimuler, en ajoutant Á‡ et l‡

des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les dÈfaillances de

sa main.

Elle avait disparu. Swann savait quíelle reparaÓtrait ‡ la fin du

dernier mouvement, aprËs tout un long morceau que le pianiste de Mme

Verdurin sautait toujours. Il y avait l‡ díadmirables idÈes que Swann

níavait pas distinguÈes ‡ la premiËre audition et quíil percevait

maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa

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mÈmoire, dÈbarrassÈes du dÈguisement uniforme de la nouveautÈ. Swann

Ècoutait tous les thËmes Èpars qui entreraient dans la composition de

la phrase, comme les prÈmisses dans la conclusion nÈcessaire, il

assistait ‡ sa genËse. ´O audace aussi gÈniale peut-Ítre, se

disait-il, que celle díun Lavoisier, díun AmpËre, líaudace díun

Vinteuil expÈrimentant, dÈcouvrant les lois secrËtes díune force

inconnue, menant ‡ travers líinexplorÈ, vers le seul but possible,

líattelage invisible auquel il se fie et quíil níapercevra jamais.ª Le

beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au

commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin

díy laisser rÈgner la fantaisie, comme on aurait pu croire, líen avait

ÈliminÈe; jamais le langage parlÈ ne fut si inflexiblement nÈcessitÈ,

ne connut ‡ ce point la pertinence des questions, líÈvidence des

rÈponses. Díabord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau

abandonnÈ de sa compagne; le violon líentendit, lui rÈpondit comme

díun arbre voisin. CíÈtait comme au commencement du monde, comme síil

níy avait encore eu quíeux deux sur la terre, ou plutÙt dans ce monde

fermÈ ‡ tout le reste, construit par la logique díun crÈateur et o?

ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un

oiseau, est-ce lí‚me incomplËte encore de la petite phrase, est-ce une

fÈe, invisible et gÈmissant dont le piano ensuite redisait tendrement

la plainte? Ses cris Ètaient si soudains que le violoniste devait se

prÈcipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le

violoniste semblait vouloir le charmer, líapprivoiser, le capter. DÈj‡

il avait passÈ dans son ‚me, dÈj‡ la petite phrase ÈvoquÈe agitait

comme celui díun mÈdium le corps vraiment possÈdÈ du violoniste. Swann

savait quíelle allait parler encore une fois. Et il síÈtait si bien

dÈdoublÈ que líattente de líinstant imminent o? il allait se retrouver

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en face díelle le secoua díun de ces sanglots quíun beau vers ou une

triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,

mais si nous les apprenons ‡ des amis en qui nous nous apercevons

comme un autre dont líÈmotion probable les attendrit. Elle reparut,

mais cette fois pour se suspendre dans líair et se jouer un instant

seulement, comme immobile, et pour expirer aprËs. Aussi Swann ne

perdait-il rien du temps si court o? elle se prorogeait. Elle Ètait

encore l‡ comme une bulle irisÈe qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,

dont líÈclat faiblit, síabaisse, puis se relËve et avant de

síÈteindre, síexalte un moment comme il níavait pas encore fait: aux

deux couleurs quíelle avait jusque-l‡ laissÈ paraÓtre, elle ajouta

díautres cordes diaprÈes, toutes celles du prisme, et les fit chanter.

Swann níosait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi

les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu

compromettre le prestige surnaturel, dÈlicieux et fragile qui Ètait si

prËs de síÈvanouir. Personne, ‡ dire vrai, ne songeait ‡ parler. La

parole ineffable díun seul absent, peut-Ítre díun mort (Swann ne

savait pas si Vinteuil vivait encore) síexhalant au-dessus des rites

de ces officiants, suffisait ‡ tenir en Èchec líattention de trois

cents personnes, et faisait de cette estrade o? une ‚me Ètait ainsi

ÈvoquÈe un des plus nobles autels o? p?t síaccomplir une cÈrÈmonie

surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin dÈfaite

flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui dÈj‡ avaient pris sa

place, si Swann au premier instant fut irritÈ de voir la comtesse de

Monteriender, cÈlËbre par ses naÔvetÈs, se pencher vers lui pour lui

confier ses impressions avant mÍme que la sonate f?t finie, il ne put

síempÍcher de sourire, et peut-Ítre de trouver aussi un sens profond

quíelle níy voyait pas, dans les mots dont elle se servit. …merveillÈe

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par la virtuositÈ des exÈcutants, la comtesse síÈcria en síadressant ‡

Swann: ´Cíest prodigieux, je níai jamais rien vu díaussi fort...ª Mais

un scrupule díexactitude lui faisant corriger cette premiËre

assertion, elle ajouta cette rÈserve: ´rien díaussi fort... depuis les

tables tournantes!ª

A partir de cette soirÈe, Swann comprit que le sentiment quíOdette

avait eu pour lui ne renaÓtrait jamais, que ses espÈrances de bonheur

ne se rÈaliseraient plus. Et les jours o? par hasard elle avait encore

ÈtÈ gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,

il notait ces signes apparents et menteurs díun lÈger retour vers lui,

avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie dÈsespÈrÈe

de ceux qui, soignant un ami arrivÈ aux derniers jours díune maladie

incurable, relatent comme des faits prÈcieux ´hier, il a fait ses

comptes lui-mÍme et cíest lui qui a relevÈ une erreur díaddition que

nous avions faite; il a mangÈ un úuf avec plaisir, síil le digËre bien

on essaiera demain díune cÙteletteª, quoiquíils les sachent dÈnuÈs de

signification ‡ la veille díune mort inÈvitable. Sans doute Swann

Ètait certain que síil avait vÈcu maintenant loin díOdette, elle

aurait fini par lui devenir indiffÈrente, de sorte quíil aurait ÈtÈ

content quíelle quitt‚t Paris pour toujours; il aurait eu le courage

de rester; mais il níavait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pensÈe. Maintenant quíil síÈtait remis ‡ son

Ètude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques

jours ‡ la Haye, ‡ Dresde, ‡ Brunswick. Il Ètait persuadÈ quíune

´Toilette de Dianeª qui avait ÈtÈ achetÈe par le Mauritshuis ‡ la

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vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes Ètait en rÈalitÈ de Ver Meer.

Et il aurait voulu pouvoir Ètudier le tableau sur place pour Ètayer sa

conviction. Mais quitter Paris pendant quíOdette y Ètait et mÍme quand

elle Ètait absenteócar dans des lieux nouveaux o? les sensations ne

sont pas amorties par líhabitude, on retrempe, on ranime une

douleurócíÈtait pour lui un projet si cruel, quíil ne se sentait

capable díy penser sans cesse que parce quíil se savait rÈsolu ‡ ne

líexÈcuter jamais. Mais il arrivait quíen dormant, líintention du

voyage renaissait en lui,ósans quíil se rappel‚t que ce voyage Ètait

impossibleóet elle síy rÈalisait. Un jour il rÍva quíil partait pour

un an; penchÈ ‡ la portiËre du wagon vers un jeune homme qui sur le

quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait ‡ le convaincre de

partir avec lui. Le train síÈbranlant, líanxiÈtÈ le rÈveilla, il se

rappela quíil ne partait pas, quíil verrait Odette ce soir-l‡, le

lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout Èmu de son rÍve,

il bÈnit les circonstances particuliËres qui le rendaient indÈpendant,

gr‚ce auxquelles il pouvait rester prËs díOdette, et aussi rÈussir ‡

ce quíelle lui permÓt de la voir quelquefois; et, rÈcapitulant tous

ces avantages: sa situation,ósa fortune, dont elle avait souvent trop

besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant mÍme, disait-on,

une arriËre-pensÈe de se faire Èpouser par lui),ócette amitiÈ de M. de

Charlus, qui ‡ vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grandíchose

díOdette, mais lui donnait la douceur de sentir quíelle entendait

parler de lui díune maniËre flatteuse par cet ami commun pour qui elle

avait une si grande estimeóet jusquí‡ son intelligence enfin, quíil

employait tout entiËre ‡ combiner chaque jour une intrigue nouvelle

qui rendÓt sa prÈsence sinon agrÈable, du moins nÈcessaire ‡ Odetteóil

songea ‡ ce quíil serait devenu si tout cela lui avait manquÈ, il

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songea que síil avait ÈtÈ, comme tant díautres, pauvre, humble, dÈnuÈ,

obligÈ díaccepter toute besogne, ou liÈ ‡ des parents, ‡ une Èpouse,

il aurait pu Ítre obligÈ de quitter Odette, que ce rÍve dont líeffroi

Ètait encore si proche aurait pu Ítre vrai, et il se dit: ´On ne

connaÓt pas son bonheur. On níest jamais aussi malheureux quíon

croit.ª Mais il compta que cette existence durait dÈj‡ depuis

plusieurs annÈes, que tout ce quíil pouvait espÈrer cíest quíelle

dur‚t toujours, quíil sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses

amis, finalement toute sa vie ‡ líattente quotidienne díun rendez-vous

qui ne pouvait rien lui apporter díheureux, et il se demanda síil ne

se trompait pas, si ce qui avait favorisÈ sa liaison et en avait

empÍchÈ la rupture níavait pas desservi sa destinÈe, si líÈvÈnement

dÈsirable, ce níaurait pas ÈtÈ celui dont il se rÈjouissait tant quíil

níe?t eu lieu quíen rÍve: son dÈpart; il se dit quíon ne connaÓt pas

son malheur, quíon níest jamais si heureux quíon croit.

Quelquefois il espÈrait quíelle mourrait sans souffrances dans un

accident, elle qui Ètait dehors, dans les rues, sur les routes, du

matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que

le corps humain f?t si souple et si fort, quíil p?t continuellement

tenir en Èchec, dÈjouer tous les pÈrils qui líenvironnent (et que

Swann trouvait innombrables depuis que son secret dÈsir les avait

supputÈs), et permÓt ainsi aux Ítres de se livrer chaque jour et ‡ peu

prËs impunÈment ‡ leur úuvre de mensonge, ‡ la poursuite du plaisir.

Et Swann sentait bien prËs de son cúur ce Mahomet II dont il aimait le

portrait par Bellini et qui, ayant senti quíil Ètait devenu amoureux

fou díune de ses femmes la poignarda afin, dit naÔvement son biographe

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vÈnitien, de retrouver sa libertÈ díesprit. Puis il síindignait de ne

penser ainsi quí‡ soi, et les souffrances quíil avait ÈprouvÈes lui

semblaient ne mÈriter aucune pitiÈ puisque lui-mÍme faisait si bon

marchÈ de la vie díOdette.

Ne pouvant se sÈparer díelle sans retour, du moins, síil líavait vue

sans sÈparations, sa douleur aurait fini par síapaiser et peut-Ítre

son amour par síÈteindre. Et du moment quíelle ne voulait pas quitter

Paris ‡ jamais, il e?t souhaitÈ quíelle ne le quitt‚t jamais. Du moins

comme il savait que la seule grande absence quíelle faisait Ètait tous

les ans celle díao?t et septembre, il avait le loisir plusieurs mois

díavance díen dissoudre líidÈe amËre dans tout le Temps ‡ venir quíil

portait en lui par anticipation et qui, composÈ de jours homogËnes aux

jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit o? il

entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives

souffrances. Mais cet avenir intÈrieur, ce fleuve, incolore, et libre,

voici quíune seule parole díOdette venait líatteindre jusquíen Swann

et, comme un morceau de glace, líimmobilisait, durcissait sa fluiditÈ,

le faisait geler tout entier; et Swann síÈtait senti soudain rempli

díune masse Ènorme et infrangible qui pesait sur les parois

intÈrieures de son Ítre jusquí‡ le faire Èclater: cíest quíOdette lui

avait dit, avec un regard souriant et sournois qui líobservait:

´Forcheville va faire un beau voyage, ‡ la PentecÙte. Il va en

…gypteª, et Swann avait aussitÙt compris que cela signifiait: ´Je vais

aller en …gypte ‡ la PentecÙte avec Forcheville.ª Et en effet, si

quelques jours aprËs, Swann lui disait: ´Voyons, ‡ propos de ce voyage

que tu mías dit que tu ferais avec Forchevilleª, elle rÈpondait

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Ètourdiment: ´Oui, mon petit, nous partons le 19, on tíenverra une vue

des Pyramides.ª Alors il voulait apprendre si elle Ètait la maÓtresse

de Forcheville, le lui demander ‡ elle-mÍme. Il savait que,

superstitieuse comme elle Ètait, il y avait certains parjures quíelle

ne ferait pas et puis la crainte, qui líavait retenu jusquíici,

díirriter Odette en líinterrogeant, de se faire dÈtester díelle,

níexistait plus maintenant quíil avait perdu tout espoir díen Ítre

jamais aimÈ.

Un jour il reÁut une lettre anonyme, qui lui disait quíOdette avait

ÈtÈ la maÓtresse díinnombrables hommes (dont on lui citait

quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de BrÈautÈ et le peintre),

de femmes, et quíelle frÈquentait les maisons de passe. Il fut

tourmentÈ de penser quíil y avait parmi ses amis un Ítre capable de

lui avoir adressÈ cette lettre (car par certains dÈtails elle rÈvÈlait

chez celui qui líavait Ècrite une connaissance familiËre de la vie de

Swann). Il chercha qui cela pouvait Ítre. Mais il níavait jamais eu

aucun soupÁon des actions inconnues des Ítres, de celles qui sont sans

liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si cíÈtait

plutÙt sous le caractËre apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,

de M. díOrsan, quíil devait situer la rÈgion inconnue o? cet acte

ignoble avait d? naÓtre, comme aucun de ces hommes níavait jamais

approuvÈ devant lui les lettres anonymes et que tout ce quíils lui

avaient dit impliquait quíils les rÈprouvaient, il ne vit pas de

raisons pour relier cette infamie plutÙt ‡ la nature de líun que de

líautre. Celle de M. de Charlus Ètait un peu díun dÈtraquÈ mais

fonciËrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sËche mais

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saine et droite. Quant ‡ M. díOrsan, Swann, níavait jamais rencontrÈ

personne qui dans les circonstances mÍme les plus tristes vÓnt ‡ lui

avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.

CíÈtait au point quíil ne pouvait comprendre le rÙle peu dÈlicat quíon

prÍtait ‡ M. díOrsan dans la liaison quíil avait avec une femme riche,

et que chaque fois que Swann pensait ‡ lui il Ètait obligÈ de laisser

de cÙtÈ cette mauvaise rÈputation inconciliable avec tant de

tÈmoignages certains de dÈlicatesse. Un instant Swann sentit que son

esprit síobscurcissait et il pensa ‡ autre chose pour retrouver un peu

de lumiËre. Puis il eut le courage de revenir vers ces rÈflexions.

Mais alors aprËs níavoir pu soupÁonner personne, il lui fallut

soupÁonner tout le monde. AprËs tout M. de Charlus líaimait, avait bon

cúur. Mais cíÈtait un nÈvropathe, peut-Ítre demain pleurerait-il de le

savoir malade, et aujourdíhui par jalousie, par colËre, sur quelque

idÈe subite qui síÈtait emparÈe de lui, avait-il dÈsirÈ lui faire du

mal. Au fond, cette race díhommes est la pire de toutes. Certes, le

prince des Laumes Ètait bien loin díaimer Swann autant que M. de

Charlus. Mais ‡ cause de cela mÍme il níavait pas avec lui les mÍmes

susceptibilitÈs; et puis cíÈtait une nature froide sans doute, mais

aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait

de ne síÍtre pas attachÈ, dans la vie, quí‡ de tels Ítres. Puis il

songeait que ce qui empÍche les hommes de faire du mal ‡ leur

prochain, cíest la bontÈ, quíil ne pouvait au fond rÈpondre que de

natures analogues ‡ la sienne, comme Ètait, ‡ líÈgard du cúur, celle

de M. de Charlus. La seule pensÈe de faire cette peine ‡ Swann e?t

rÈvoltÈ celui-ci. Mais avec un homme insensible, díune autre humanitÈ,

comme Ètait le prince des Laumes, comment prÈvoir ‡ quels actes

pouvaient le conduire des mobiles díune essence diffÈrente. Avoir du

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cúur cíest tout, et M. de Charlus en avait. M. díOrsan níen manquait

pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,

nÈes de líagrÈment que, pensant de mÍme sur tout, ils avaient ‡ causer

ensemble, Ètaient de plus de repos que líaffection exaltÈe de M. de

Charlus, capable de se porter ‡ des actes de passion, bons ou mauvais.

Síil y avait quelquíun par qui Swann síÈtait toujours senti compris et

dÈlicatement aimÈ, cíÈtait par M. díOrsan. Oui, mais cette vie peu

honorable quíil menait? Swann regrettait de níen avoir pas tenu

compte, díavoir souvent avouÈ en plaisantant quíil níavait jamais

ÈprouvÈ si vivement des sentiments de sympathie et díestime que dans

la sociÈtÈ díune canaille. Ce níest pas pour rien, se disait-il

maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, cíest sur

ses actes. Il níy a que cela qui signifie quelque chose, et nullement

ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent

avoir tels ou tels dÈfauts, ce sont díhonnÍtes gens. Orsan níen a

peut-Ítre pas, mais ce níest pas un honnÍte homme. Il a pu mal agir

une fois de plus. Puis Swann soupÁonna RÈmi, qui il est vrai níaurait

pu quíinspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la

bonne. Díabord LorÈdan avait des raisons díen vouloir ‡ Odette. Et

puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une

situation infÈrieure ‡ la nÙtre, ajoutant ‡ notre fortune et ‡ nos

dÈfauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous

envient et nous mÈprisent, se trouveront fatalement amenÈs ‡ agir

autrement que des gens de notre monde. Il soupÁonna aussi mon

grand-pËre. Chaque fois que Swann lui avait demandÈ un service, ne le

lui avait-il pas toujours refusÈ? puis avec ses idÈes bourgeoises il

avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupÁonna encore

Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage

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la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux

artistes o? de telles choses sont possibles, peut-Ítre mÍme avouÈes

sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de

droiture de ces bohËmes, et les rapprocha de la vie díexpÈdients,

presque díescroqueries, o? le manque díargent, le besoin de luxe, la

corruption des plaisirs conduisent souvent líaristocratie. Bref cette

lettre anonyme prouvait quíil connaissait un Ítre capable de

scÈlÈratesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette

scÈlÈratesse f?t cachÈe dans le tufóinexplorÈ díautruiódu caractËre de

líhomme tendre que de líhomme froid, de líartiste que du bourgeois, du

grand seigneur que du valet. Quel critÈrium adopter pour juger les

hommes? au fond il níy avait pas une seule des personnes quíil

connaissait qui ne p?t Ítre capable díune infamie. Fallait-il cesser

de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois

ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son

mouchoir, et, songeant quíaprËs tout, des gens qui le valaient

frÈquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il

se dit que cela signifiait sinon quíils fussent incapables díinfamie,

du moins, que cíest une nÈcessitÈ de la vie ‡ laquelle chacun se

soumet de frÈquenter des gens qui níen sont peut-Ítre pas incapables.

Et il continua ‡ serrer la main ‡ tous ces amis quíil avait

soupÁonnÈs, avec cette rÈserve de pur style quíils avaient peut-Ítre

cherchÈ ‡ le dÈsespÈrer. Quant au fond mÍme de la lettre, il ne síen

inquiÈta pas, car pas une des accusations formulÈes contre Odette

níavait líombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait

líesprit paresseux et manquait díinvention. Il savait bien comme une

vÈritÈ gÈnÈrale que la vie des Ítres est pleine de contrastes, mais

pour chaque Ítre en particulier il imaginait toute la partie de sa vie

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quíil ne connaissait pas comme identique ‡ la partie quíil

connaissait. Il imaginait ce quíon lui taisait ‡ líaide de ce quíon

lui disait. Dans les moments o? Odette Ètait auprËs de lui, síils

parlaient ensemble díune action indÈlicate commise, ou díun sentiment

indÈlicat ÈprouvÈ, par un autre, elle les flÈtrissait en vertu des

mÍmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses

parents et auxquels il Ètait restÈ fidËle; et puis elle arrangeait ses

fleurs, elle buvait une tasse de thÈ, elle síinquiÈtait des travaux de

Swann. Donc Swann Ètendait ces habitudes au reste de la vie díOdette,

il rÈpÈtait ces gestes quand il voulait se reprÈsenter les moments o?

elle Ètait loin de lui. Si on la lui avait dÈpeinte telle quíelle

Ètait, ou plutÙt quíelle avait ÈtÈ si longtemps avec lui, mais auprËs

díun autre homme, il e?t souffert, car cette image lui e?t paru

vraisemblable. Mais quíelle all‚t chez des maquerelles, se livr‚t ‡

des orgies avec des femmes, quíelle men‚t la vie crapuleuse de

crÈatures abjectes, quelle divagation insensÈe ‡ la rÈalisation de

laquelle, Dieu merci, les chrysanthËmes imaginÈs, les thÈs successifs,

les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de

temps ‡ autre, il laissait entendre ‡ Odette que par mÈchancetÈ, on

lui racontait tout ce quíelle faisait; et, se servant ‡ propos, díun

dÈtail insignifiant mais vrai, quíil avait appris par hasard, comme

síil Ètait le seul petit bout quíil laiss‚t passer malgrÈ lui, entre

tant díautres, díune reconstitution complËte de la vie díOdette quíil

tenait cachÈe en lui, il líamenait ‡ supposer quíil Ètait renseignÈ

sur des choses quíen rÈalitÈ il ne savait ni mÍme ne soupÁonnait, car

si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altÈrer la vÈritÈ,

cíÈtait seulement, quíil síen rendÓt compte ou non, pour quíOdette lui

dÓt tout ce quíelle faisait. Sans doute, comme il le disait ‡ Odette,

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il aimait la sincÈritÈ, mais il líaimait comme une proxÈnËte pouvant

le tenir au courant de la vie de sa maÓtresse. Aussi son amour de la

sincÈritÈ níÈtant pas dÈsintÈressÈ, ne líavait pas rendu meilleur. La

vÈritÈ quíil chÈrissait cíÈtait celle que lui dirait Odette; mais

lui-mÍme, pour obtenir cette vÈritÈ, ne craignait pas de recourir au

mensonge, le mensonge quíil ne cessait de peindre ‡ Odette comme

conduisant ‡ la dÈgradation toute crÈature humaine. En somme il

mentait autant quíOdette parce que plus malheureux quíelle, il níÈtait

pas moins ÈgoÔste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi ‡

elle-mÍme des choses quíelle avait faites, le regardait díun air

mÈfiant, et, ‡ toute aventure, f‚chÈ, pour ne pas avoir líair de

síhumilier et de rougir de ses actes.

Un jour, Ètant dans la pÈriode de calme la plus longue quíil e?t

encore pu traverser sans Ítre repris díaccËs de jalousie, il avait

acceptÈ díaller le soir au thÈ‚tre avec la princesse des Laumes. Ayant

ouvert le journal, pour chercher ce quíon jouait, la vue du titre: Les

Filles de Marbre de ThÈodore BarriËre le frappa si cruellement quíil

eut un mouvement de recul et dÈtourna la tÍte. …clairÈ comme par la

lumiËre de la rampe, ‡ la place nouvelle o? il figurait, ce mot de

´marbreª quíil avait perdu la facultÈ de distinguer tant il avait

líhabitude de líavoir souvent sous les yeux, lui Ètait soudain

redevenu visible et líavait aussitÙt fait souvenir de cette histoire

quíOdette lui avait racontÈe autrefois, díune visite quíelle avait

faite au Salon du Palais de líIndustrie avec Mme Verdurin et o?

celle-ci lui avait dit: ´Prends garde, je saurai bien te dÈgeler, tu

níes pas de marbre.ª Odette lui avait affirmÈ que ce níÈtait quíune

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plaisanterie, et il níy avait attachÈ aucune importance. Mais il avait

alors plus de confiance en elle quíaujourdíhui. Et justement la lettre

anonyme parlait díamour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le

journal, il le dÈplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:

´Les Filles de Marbreª et commenÁa ‡ lire machinalement les nouvelles

des dÈpartements. Il y avait eu une tempÍte dans la Manche, on

signalait des dÈg‚ts ‡ Dieppe, ‡ Cabourg, ‡ Beuzeval. AussitÙt il fit

un nouveau mouvement en arriËre.

Le nom de Beuzeval líavait fait penser ‡ celui díune autre localitÈ de

cette rÈgion, Beuzeville, qui porte uni ‡ celui-l‡ par un trait

díunion, un autre nom, celui de BrÈautÈ, quíil avait vu souvent sur

les cartes, mais dont pour la premiËre fois il remarquait que cíÈtait

le mÍme que celui de son ami M. de BrÈautÈ dont la lettre anonyme

disait quíil avait ÈtÈ líamant díOdette. AprËs tout, pour M. de

BrÈautÈ, líaccusation níÈtait pas invraisemblable; mais en ce qui

concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilitÈ. De ce quíOdette

mentait quelquefois, on ne pouvait conclure quíelle ne disait jamais

la vÈritÈ et dans ces propos quíelle avait ÈchangÈs avec Mme Verdurin

et quíelle avait racontÈs elle-mÍme ‡ Swann, il avait reconnu ces

plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpÈrience de la vie

et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils rÈvËlent

líinnocence, et quiócomme par exemple Odetteósont plus ÈloignÈes

quíaucune díÈprouver une tendresse exaltÈe pour une autre femme.

Tandis quíau contraire, líindignation avec laquelle elle avait

repoussÈ les soupÁons quíelle avait involontairement fait naÓtre un

instant en lui par son rÈcit, cadrait avec tout ce quíil savait des

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go?ts, du tempÈrament de sa maÓtresse. Mais ‡ ce moment, par une de

ces inspirations de jaloux, analogues ‡ celle qui apporte au poËte ou

au savant, qui nía encore quíune rime ou quíune observation, líidÈe ou

la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la

premiËre fois une phrase quíOdette lui avait dite il y avait dÈj‡ deux

ans: ´Oh! Mme Verdurin, en ce moment il níy en a que pour moi, je suis

un amour, elle míembrasse, elle veut que je fasse des courses avec

elle, elle veut que je la tutoie.ª Loin de voir alors dans cette

phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinÈs ‡

simuler le vice que lui avait racontÈs Odette, il líavait accueillie

comme la preuve díune chaleureuse amitiÈ. Maintenant voil‡ que le

souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin Ètait venu brusquement

rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais go?t. Il ne

pouvait plus les sÈparer dans son esprit, et les vit mÍlÈes aussi dans

la rÈalitÈ, la tendresse donnant quelque chose de sÈrieux et

díimportant ‡ ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de

son innocence. Il alla chez Odette. Il síassit loin díelle. Il níosait

líembrasser, ne sachant si en elle, si en lui, cíÈtait líaffection ou

la colËre quíun baiser rÈveillerait. Il se taisait, il regardait

mourir leur amour. Tout ‡ coup il prit une rÈsolution.

óOdette, lui dit-il, mon chÈri, je sais bien que je suis odieux, mais

il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de líidÈe que

jíavais eue ‡ propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si cíÈtait

vrai, avec elle ou avec une autre.

Elle secoua la tÍte en fronÁant la bouche, signe frÈquemment employÈ

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par les gens pour rÈpondre quíils níiront pas, que cela les ennuie a

quelquíun qui leur a demandÈ: ´Viendrez-vous voir passer la cavalcade,

assisterez-vous ‡ la Revue?ª Mais ce hochement de tÍte affectÈ ainsi

díhabitude ‡ un ÈvÈnement ‡ venir mÍle ‡ cause de cela de quelque

incertitude la dÈnÈgation díun ÈvÈnement passÈ. De plus il níÈvoque

que des raisons de convenance personnelle plutÙt que la rÈprobation,

quíune impossibilitÈ morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe

que cíÈtait faux, Swann comprit que cíÈtait peut-Ítre vrai.

óJe te líai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle díun air irritÈ et

malheureux.

óOui, je sais, mais en es-tu s?re? Ne me dis pas: ´Tu le sais bienª,

dis-moi: ´Je níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.ª

Elle rÈpÈta comme une leÁon, sur un ton ironique et comme si elle

voulait se dÈbarrasser de lui:

óJe níai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.

óPeux-tu me le jurer sur ta mÈdaille de Notre-Dame de Laghet?

Swann savait quíOdette ne se parjurerait pas sur cette mÈdaille-l‡.

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ó´Oh! que tu me rends malheureuse, síÈcria-t-elle en se dÈrobant par

un sursaut ‡ líÈtreinte de sa question. Mais as-tu bientÙt fini?

Quíest-ce que tu as aujourdíhui? Tu as donc dÈcidÈ quíil fallait que

je te dÈteste, que je tíexËcre? Voil‡, je voulais reprendre avec toi

le bon temps comme autrefois et voil‡ ton remerciement!ª

Mais, ne la l‚chant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme

qui interrompt son intervention mais ne líy fait pas renoncer:

óTu as bien tort de te figurer que je tíen voudrais le moins du monde,

Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te

parle jamais que de ce que je sais, et jíen sais toujours bien plus

long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me

fait te haÔr tant que cela ne mía ÈtÈ dÈnoncÈ que par díautres. Ma

colËre contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout

puisque je tíaime, mais de ta faussetÈ, de ta faussetÈ absurde qui te

fait persÈvÈrer ‡ nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu

que je puisse continuer ‡ tíaimer, quand je te vois me soutenir, me

jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet

instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini

dans une seconde, tu seras pour toujours dÈlivrÈe. Dis-moi sur ta

mÈdaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

óMais je níen sais rien, moi, síÈcria-t-elle avec colËre, peut-Ítre il

y a trËs longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,

peut-Ítre deux ou trois fois.

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Swann avait envisagÈ toutes les possibilitÈs. La rÈalitÈ est donc

quelque chose qui nía aucun rapport avec les possibilitÈs, pas plus

quíun coup de couteau que nous recevons avec les lÈgers mouvements des

nuages au-dessus de notre tÍte, puisque ces mots: ´deux ou trois foisª

marquËrent ‡ vif une sorte de croix dans son cúur. Chose Ètrange que

ces mots ´deux ou trois foisª, rien que des mots, des mots prononcÈs

dans líair, ‡ distance, puissent ainsi dÈchirer le cúur comme síils le

touchaient vÈritablement, puissent rendre malade, comme un poison

quíon absorberait. Involontairement Swann pensa ‡ ce mot quíil avait

entendu chez Mme de Saint-Euverte: ´Cíest ce que jíai vu de plus fort

depuis les tables tournantes.ª Cette souffrance quíil ressentait ne

ressemblait ‡ rien de ce quíil avait cru. Non pas seulement parce que

dans ses heures de plus entiËre mÈfiance il avait rarement imaginÈ si

loin dans le mal, mais parce que mÍme quand il imaginait cette chose,

elle restait vague, incertaine, dÈnuÈe de cette horreur particuliËre

qui síÈtait ÈchappÈe des mots ´peut-Ítre deux ou trois foisª,

dÈpourvue de cette cruautÈ spÈcifique aussi diffÈrente de tout ce

quíil avait connu quíune maladie dont on est atteint pour la premiËre

fois. Et pourtant cette Odette dío? lui venait tout ce mal, ne lui

Ètait pas moins chËre, bien au contraire plus prÈcieuse, comme si au

fur et ‡ mesure que grandissait la souffrance, grandissait en mÍme

temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme

possÈdait. Il voulait lui donner plus de soins comme ‡ une maladie

quíon dÈcouvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse

quíelle lui avait dit avoir faite ´deux ou trois foisª ne p?t pas se

renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit

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souvent quíen dÈnonÁant ‡ un ami les fautes de sa maÓtresse, on ne

rÈussit quí‡ le rapprocher díelle parce quíil ne leur ajoute pas foi,

mais combien davantage síil leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,

comment rÈussir ‡ la protÈger? Il pouvait peut-Ítre la prÈserver díune

certaine femme mais il y en avait des centaines díautres et il comprit

quelle folie avait passÈ sur lui quand il avait le soir o? il níavait

pas trouvÈ Odette chez les Verdurin, commencÈ de dÈsirer la

possession, toujours impossible, díun autre Ítre. Heureusement pour

Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient díentrer dans son

‚me comme des hordes díenvahisseurs, il existait un fond de nature

plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les

cellules díun organe blessÈ qui se mettent aussitÙt en mesure de

refaire les tissus lÈsÈs, comme les muscles díun membre paralysÈ qui

tendent ‡ reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus

autochtones habitants de son ‚me, employËrent un instant toutes les

forces de Swann ‡ ce travail obscurÈment rÈparateur qui donne

líillusion du repos ‡ un convalescent, ‡ un opÈrÈ. Cette fois-ci ce

fut moins comme díhabitude dans le cerveau de Swann que se produisit

cette dÈtente par Èpuisement, ce fut plutÙt dans son cúur. Mais toutes

les choses de la vie qui ont existÈ une fois tendent ‡ se rÈcrÈer, et

comme un animal expirant quíagite de nouveau le sursaut díune

convulsion qui semblait finie, sur le cúur, un instant ÈpargnÈ, de

Swann, díelle-mÍme la mÍme souffrance vint retracer la mÍme croix. Il

se rappela ces soirs de clair de lune, o? allongÈ dans sa victoria qui

le menait rue La PÈrouse, il cultivait voluptueusement en lui les

Èmotions de líhomme amoureux, sans savoir le fruit empoisonnÈ quíelles

produiraient nÈcessairement. Mais toutes ces pensÈes ne durËrent que

líespace díune seconde, le temps quíil port‚t la main ‡ son cúur,

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reprit sa respiration et parvint ‡ sourire pour dissimuler sa torture.

DÈj‡ il recommenÁait ‡ poser ses questions. Car sa jalousie qui avait

pris une peine quíun ennemi ne se serait pas donnÈe pour arriver ‡ lui

faire assÈner ce coup, ‡ lui faire faire la connaissance de la douleur

la plus cruelle quíil e?t encore jamais connue, sa jalousie ne

trouvait pas quíil eut assez souffert et cherchait ‡ lui faire

recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinitÈ

mÈchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait ‡ sa perte. Ce ne

fut pas sa faute, mais celle díOdette seulement si díabord son

supplice ne síaggrava pas.

óMa chÈrie, lui dit-il, cíest fini, Ètait-ce avec une personne que je

connais?

óMais non je te jure, díailleurs je crois que jíai exagÈrÈ, que je

níai pas ÈtÈ jusque-l‡.

Il sourit et reprit:

óQue veux-tu? cela ne fait rien, mais cíest malheureux que tu ne

puisses pas me dire le nom. De pouvoir me reprÈsenter la personne,

cela míempÍcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce

que je ne tíennuierais plus. Cíest si calmant de se reprÈsenter les

choses. Ce qui est affreux cíest ce quíon ne peut pas imaginer. Mais

tu as dÈj‡ ÈtÈ si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie

de tout mon cúur de tout le bien que tu mías fait. Cíest fini.

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Seulement ce mot: ´Il y a combien de temps?ª

óOh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, cíest tout ce quíil

y a de plus ancien. Je níy avais jamais repensÈ, on dirait que tu veux

absolument me redonner ces idÈes-l‡. Tu seras bien avancÈ, dit-elle,

avec une sottise inconsciente et une mÈchancetÈ voulue.

óOh! je voulais seulement savoir si cíest depuis que je te connais.

Mais ce serait si naturel, est-ce que Áa se passait ici; tu ne peux

pas me dire un certain soir, que je me reprÈsente ce que je faisais ce

soir-l‡; tu comprends bien quíil níest pas possible que tu ne te

rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.

óMais je ne sais pas, moi, je crois que cíÈtait au Bois un soir o? tu

es venu nous retrouver dans líÓle. Tu avais dÓnÈ chez la princesse des

Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un dÈtail prÈcis qui attestait

sa vÈracitÈ. A une table voisine il y avait une femme que je níavais

pas vue depuis trËs longtemps. Elle mía dit: ´Venez donc derriËre le

petit rocher voir líeffet du clair de lune sur líeau.ª Díabord jíai

b‚illÈ et jíai rÈpondu: ´Non, je suis fatiguÈe et je suis bien ici.ª

Elle a assurÈ quíil níy avait jamais eu un clair de lune pareil. Je

lui ai dit ´cette blague!ª je savais bien o? elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui par?t tout

naturel, ou parce quíelle croyait en attÈnuer ainsi líimportance, ou

pour ne pas avoir líair humiliÈ. En voyant le visage de Swann, elle

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changea de ton:

óTu es un misÈrable, tu te plais ‡ me torturer, ‡ me faire faire des

mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup portÈ ‡ Swann Ètait plus atroce encore que le premier.

Jamais il níavait supposÈ que ce f?t une chose aussi rÈcente, cachÈe ‡

ses yeux qui níavaient pas su la dÈcouvrir, non dans un passÈ quíil

níavait pas connu, mais dans des soirs quíil se rappelait si bien,

quíil avait vÈcus avec Odette, quíil avait cru connus si bien par lui

et qui maintenant prenaient rÈtrospectivement quelque chose de fourbe

et díatroce; au milieu díeux tout díun coup se creusait cette

ouverture bÈante, ce moment dans líIle du Bois. Odette sans Ítre

intelligente avait le charme du naturel. Elle avait racontÈ, elle

avait mimÈ cette scËne avec tant de simplicitÈ que Swann haletant

voyait tout; le b‚illement díOdette, le petit rocher. Il líentendait

rÈpondreógaiement, hÈlas!: ´Cette blagueª!!! Il sentait quíelle ne

dirait rien de plus ce soir, quíil níy avait aucune rÈvÈlation

nouvelle ‡ attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:

óMon pauvre chÈri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,

cíest fini, je níy pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixÈs sur les choses quíil ne

savait pas et sur ce passÈ de leur amour, monotone et doux dans sa

mÈmoire parce quíil Ètait vague, et que dÈchirait maintenant comme une

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blessure cette minute dans líÓle du Bois, au clair de lune, aprËs le

dÓner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris

líhabitude de trouver la vie intÈressanteódíadmirer les curieuses

dÈcouvertes quíon peut y faireóque tout en souffrant au point de

croire quíil ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,

il se disait: ´La vie est vraiment Ètonnante et rÈserve de belles

surprises; en somme le vice est quelque chose de plus rÈpandu quíon ne

croit. Voil‡ une femme en qui jíavais confiance, qui a líair si

simple, si honnÍte, en tous cas, si mÍme elle Ètait lÈgËre, qui

semblait bien normale et saine dans ses go?ts: sur une dÈnonciation

invraisemblable, je líinterroge et le peu quíelle míavoue rÈvËle bien

plus que ce quíon e?t pu soupÁonner.ª Mais il ne pouvait pas se borner

‡ ces remarques dÈsintÈressÈes. Il cherchait ‡ apprÈcier exactement la

valeur de ce quíelle lui avait racontÈ, afin de savoir síil devait

conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, quíelles se

renouvelleraient. Il se rÈpÈtait ces mots quíelle avait dits: ´Je

voyais bien o? elle voulait en venirª, ´Deux ou trois foisª, ´Cette

blague!ª mais ils ne reparaissaient pas dÈsarmÈs dans la mÈmoire de

Swann, chacun díeux tenait son couteau et lui en portait un nouveau

coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut síempÍcher

díessayer ‡ toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux,

il se redisait ces mots: ´Je suis bien iciª, ´Cette blague!ª, mais la

souffrance Ètait si forte quíil Ètait obligÈ de síarrÍter. Il

síÈmerveillait que des actes que toujours il avait jugÈs si

lÈgËrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves

comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes

‡ qui il e?t pu demander de surveiller Odette. Mais comment espÈrer

quíelles se placeraient au mÍme point de vue que lui et ne resteraient

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pas ‡ celui qui avait ÈtÈ si longtemps le sien, qui avait toujours

guidÈ sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: ´Vilain jaloux

qui veut priver les autres díun plaisir.ª Par quelle trappe

soudainement abaissÈe (lui qui níavait eu autrefois de son amour pour

Odette que des plaisirs dÈlicats) avait-il ÈtÈ brusquement prÈcipitÈ

dans ce nouveau cercle de líenfer dío? il níapercevait pas comment il

pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle

níÈtait quí‡ demi coupable. Ne disait-on pas que cíÈtait par sa propre

mËre quíelle avait ÈtÈ livrÈe, presque enfant, ‡ Nice, ‡ un riche

Anglais. Mais quelle vÈritÈ douloureuse prenait pour lui ces lignes du

Journal díun PoËte díAlfred de Vigny quíil avait lues avec

indiffÈrence autrefois: ´Quand on se sent pris díamour pour une femme,

on devrait se dire: Comment est-elle entourÈe? Quelle a ÈtÈ sa vie?

Tout le bonheur de la vie est appuyÈ l‡-dessus.ª Swann síÈtonnait que

de simples phrases ÈpelÈes par sa pensÈe, comme ´Cette blague!ª, ´Je

voyais bien o? elle voulait en venirª pussent lui faire si mal. Mais

il comprenait que ce quíil croyait de simples phrases níÈtait que les

piËces de líarmature entre lesquelles tenait, pouvait lui Ítre rendue,

la souffrance quíil avait ÈprouvÈe pendant le rÈcit díOdette. Car

cíÈtait bien cette souffrance-l‡ quíil Èprouvait de nouveau. Il avait

beau savoir maintenant,ómÍme, il eut beau, le temps passant, avoir un

peu oubliÈ, avoir pardonnÈó, au moment o? il se redisait ses mots, la

souffrance ancienne le refaisait tel quíil Ètait avant quíOdette ne

parl‚t: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaÁait pour le

faire frapper par líaveu díOdette dans la position de quelquíun qui ne

sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire

le bouleversait toujours comme une rÈvÈlation. Il admirait la terrible

puissance recrÈatrice de sa mÈmoire. Ce níest que de líaffaiblissement

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de cette gÈnÈratrice dont la fÈconditÈ diminue avec lí‚ge quíil

pouvait espÈrer un apaisement ‡ sa torture. Mais quand paraissait un

peu ÈpuisÈ le pouvoir quíavait de le faire souffrir un des mots

prononcÈs par Odette, alors un de ceux sur lesquels líesprit de Swann

síÈtait moins arrÍtÈ jusque-l‡, un mot presque nouveau venait relayer

les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mÈmoire du soir

o? il avait dÓnÈ chez la princesse des Laumes lui Ètait douloureuse,

mais ce níÈtait que le centre de son mal. Celui-ci irradiait

confusÈment ‡ líentour dans tous les jours avoisinants. Et ‡ quelque

point díelle quíil voul?t toucher dans ses souvenirs, cíest la saison

tout entiËre o? les Verdurin avaient si souvent dÓnÈ dans líÓle du

Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu ‡ peu les curiositÈs

quíexcitait en lui sa jalousie furent neutralisÈes par la peur des

tortures nouvelles quíil síinfligerait en les satisfaisant. Il se

rendait compte que toute la pÈriode de la vie díOdette ÈcoulÈe avant

quíelle ne le rencontr‚t, pÈriode quíil níavait jamais cherchÈ ‡ se

reprÈsenter, níÈtait pas líÈtendue abstraite quíil voyait vaguement,

mais avait ÈtÈ faite díannÈes particuliËres, remplie díincidents

concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passÈ incolore,

fluide et supportable, ne prÓt un corps tangible et immonde, un visage

individuel et diabolique. Et il continuait ‡ ne pas chercher ‡ le

concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir.

Il espÈrait quíun jour il finirait par pouvoir entendre le nom de

líÓle du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le

dÈchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette ‡ lui

fournir de nouvelles paroles, le nom díendroits, de circonstances

diffÈrentes qui, son mal ‡ peine calmÈ, le feraient renaÓtre sous une

autre forme.

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Mais souvent les choses quíil ne connaissait pas, quíil redoutait

maintenant de connaÓtre, cíest Odette elle-mÍme qui les lui rÈvÈlait

spontanÈment, et sans síen rendre compte; en effet líÈcart que le vice

mettait entre la vie rÈelle díOdette et la vie relativement innocente

que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa

maÓtresse, cet Ècart Odette en ignorait líÈtendue: un Ítre vicieux,

affectant toujours la mÍme vertu devant les Ítres de qui il ne veut

pas que soient soupÁonnÈs ses vices, nía pas de contrÙle pour se

rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est

insensible pour lui-mÍme líentraÓnent peu ‡ peu loin des faÁons de

vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de líesprit díOdette,

avec le souvenir des actions quíelle cachait ‡ Swann, díautres peu ‡

peu en recevaient le reflet, Ètaient contagionnÈes par elles, sans

quíelle p?t leur trouver rien díÈtrange, sans quíelles dÈtonassent

dans le milieu particulier o? elle les faisait vivre en elle; mais si

elle les racontait ‡ Swann, il Ètait ÈpouvantÈ par la rÈvÈlation de

líambiance quíelles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser

Odette, ‡ lui demander si elle níavait jamais ÈtÈ chez des

entremetteuses. A vrai dire il Ètait convaincu que non; la lecture de

la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son

intelligence, mais díune faÁon mÈcanique; elle níy avait rencontrÈ

aucune crÈance, mais en fait y Ètait restÈe, et Swann, pour Ítre

dÈbarrassÈ de la prÈsence purement matÈrielle mais pourtant gÍnante du

soupÁon, souhaitait quíOdette líextirp‚t. ´Oh! non! Ce níest pas que

je ne sois pas persÈcutÈe pour cela, ajouta-t-elle, en dÈvoilant dans

un sourire une satisfaction de vanitÈ quíelle ne síapercevait plus ne

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pas pouvoir paraÓtre lÈgitime ‡ Swann. Il y en a une qui est encore

restÈe plus de deux heures hier ‡ míattendre, elle me proposait

níimporte quel prix. Il paraÓt quíil y a un ambassadeur qui lui a dit:

´Je me tue si vous ne me líamenez pas.ª On lui a dit que jíÈtais

sortie, jíai fini par aller moi-mÍme lui parler pour quíelle síen

aille. Jíaurais voulu que tu voies comme je líai reÁue, ma femme de

chambre qui míentendait de la piËce voisine mía dit que je criais ‡

tue-tÍte: ´Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! Cíest une idÈe

comme Áa, Áa ne me plaÓt pas. Je pense que je suis libre de faire ce

que je veux tout de mÍme! Si jíavais besoin díargent, je comprends...ª

Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis

‡ la campagne. Ah! jíaurais voulu que tu sois cachÈ quelque part. Je

crois que tu aurais ÈtÈ content, mon chÈri. Elle a du bon, tout de

mÍme, tu vois, ta petite Odette, quoiquíon la trouve si dÈtestable.ª

Díailleurs ses aveux mÍme, quand elle lui en faisait, de fautes

quíelle le supposait avoir dÈcouvertes, servaient plutÙt pour Swann de

point de dÈpart ‡ de nouveaux doutes quíils ne mettaient un terme aux

anciens. Car ils níÈtaient jamais exactement proportionnÈs ‡ ceux-ci.

Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout líessentiel, il

restait dans líaccessoire quelque chose que Swann níavait jamais

imaginÈ, qui líaccablait de sa nouveautÈ et allait lui permettre de

changer les termes du problËme de sa jalousie. Et ces aveux il ne

pouvait plus les oublier. Son ‚me les charriait, les rejetait, les

berÁait, comme des cadavres. Et elle en Ètait empoisonnÈe.

Une fois elle lui parla díune visite que Forcheville lui avait faite

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le jour de la FÍte de Paris-Murcie. ´Comment, tu le connaissais dÈj‡?

Ah! oui, cíest vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraÓtre

líavoir ignorÈ.ª Et tout díun coup il se mit ‡ trembler ‡ la pensÈe

que le jour de cette fÍte de Paris-Murcie o? il avait reÁu díelle la

lettre quíil avait si prÈcieusement gardÈe, elle dÈjeunait peut-Ítre

avec Forcheville ‡ la Maison díOr. Elle lui jura que non. ´Pourtant la

Maison díOr me rappelle je ne sais quoi que jíai su ne pas Ítre vrai,

lui dit-il pour líeffrayer.ªó´Oui, que je níy Ètais pas allÈe le soir

o? je tíai dit que jíen sortais quand tu míavais cherchÈe chez

PrÈvostª, lui rÈpondit-elle (croyant ‡ son air quíil le savait), avec

une dÈcision o? il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la

timiditÈ, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle

voulait cacher, puis le dÈsir de lui montrer quíelle pouvait Ítre

franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettetÈ et une vigueur de

bourreau et qui Ètaient exemptes de cruautÈ car Odette níavait pas

conscience du mal quíelle faisait ‡ Swann; et mÍme elle se mit ‡ rire,

peut-Ítre il est vrai, surtout pour ne pas avoir líair humiliÈ,

confus. ´Cíest vrai que je níavais pas ÈtÈ ‡ la Maison DorÈe, que je

sortais de chez Forcheville. Jíavais vraiment ÈtÈ chez PrÈvost, Áa

cíÈtait pas de la blague, il míy avait rencontrÈe et míavait demandÈ

díentrer regarder ses gravures. Mais il Ètait venu quelquíun pour le

voir. Je tíai dit que je venais de la Maison díOr parce que jíavais

peur que cela ne tíennuie. Tu vois, cíÈtait plutÙt gentil de ma part.

Mettons que jíaie eu tort, au moins je te le dis carrÈment. Quel

intÈrÍt aurais-je ‡ ne pas te dire aussi bien que jíavais dÈjeunÈ avec

lui le jour de la FÍte Paris-Murcie, si cíÈtait vrai? Díautant plus

quí‡ ce moment-l‡ on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les

deux, dis, chÈri.ª Il lui sourit avec la l‚chetÈ soudaine de líÍtre

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sans forces quíavaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,

mÍme dans les mois auxquels il níavait jamais plus osÈ repenser parce

quíils avaient ÈtÈ trop heureux, dans ces mois o? elle líavait aimÈ,

elle lui mentait dÈj‡! Aussi bien que ce moment (le premier soir

quíils avaient ´fait catleyaª) o? elle lui avait dit sortir de la

Maison DorÈe, combien devait-il y en avoir eu díautres, recÈleurs eux

aussi díun mensonge que Swann níavait pas soupÁonnÈ. Il se rappela

quíelle lui avait dit un jour: ´Je níaurais quí‡ dire ‡ Mme Verdurin

que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est venu en retard. Il y a

toujours moyen de síarranger.ª A lui aussi probablement, bien des fois

o? elle lui avait glissÈ de ces mots qui expliquent un retard,

justifient un changement díheure dans un rendezvous, ils avaient d?

cacher sans quíil síen f?t doutÈ alors, quelque chose quíelle avait ‡

faire avec un autre ‡ qui elle avait dit: ´Je níaurai quí‡ dire ‡

Swann que ma robe nía pas ÈtÈ prÍte, que mon cab est arrivÈ en retard,

il y a toujours moyen de síarranger.ª Et sous tous les souvenirs les

plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait

dites autrefois Odette, quíil avait crues comme paroles díÈvangile,

sous les actions quotidiennes quíelle lui avait racontÈes, sous les

lieux les plus accoutumÈs, la maison de sa couturiËre, líavenue du

Bois, líHippodrome, il sentait (dissimulÈe ‡ la faveur de cet excÈdent

de temps qui dans les journÈes les plus dÈtaillÈes laisse encore du

jeu, de la place, et peut servir de cachette ‡ certaines actions), il

sentait síinsinuer la prÈsence possible et souterraine de mensonges

qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui Ètait restÈ le plus cher,

ses meilleurs soirs, la rue La PÈrouse elle-mÍme, quíOdette avait

toujours d? quitter ‡ díautres heures que celles quíelle lui avait

dites, faisant circuler partout un peu de la tÈnÈbreuse horreur quíil

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avait ressentie en entendant líaveu relatif ‡ la Maison DorÈe, et,

comme les bÍtes immondes dans la DÈsolation de Ninive, Èbranlant

pierre ‡ pierre tout son passÈ. Si maintenant il se dÈtournait chaque

fois que sa mÈmoire lui disait le nom cruel de la Maison DorÈe, ce

níÈtait plus comme tout rÈcemment encore ‡ la soirÈe de Mme de

Saint-Euverte, parce quíil lui rappelait un bonheur quíil avait perdu

depuis longtemps, mais un malheur quíil venait seulement díapprendre.

Puis il en fut du nom de la Maison DorÈe comme de celui de líIle du

Bois, il cessa peu ‡ peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous

croyons notre amour, notre jalousie, níest pas une mÍme passion

continue, indivisible. Ils se composent díune infinitÈ díamours

successifs, de jalousies diffÈrentes et qui sont ÈphÈmËres, mais par

leur multitude ininterrompue donnent líimpression de la continuitÈ,

líillusion de líunitÈ. La vie de líamour de Swann, la fidÈlitÈ de sa

jalousie, Ètaient faites de la mort, de líinfidÈlitÈ, díinnombrables

dÈsirs, díinnombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet.

Síil Ètait restÈ longtemps sans la voir, ceux qui mouraient níauraient

pas ÈtÈ remplacÈs par díautres. Mais la prÈsence díOdette continuait

díensemencer le cúur de Swann de tendresse et de soupÁons alternÈs.

Certains soirs elle redevenait tout díun coup avec lui díune

gentillesse dont elle líavertissait durement quíil devait profiter

tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des

annÈes; il fallait rentrer immÈdiatement chez elle ´faire catleyaª et

ce dÈsir quíelle prÈtendait avoir de lui Ètait si soudain, si

inexplicable, si impÈrieux, les caresses quíelle lui prodiguait

ensuite si dÈmonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale

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et sans vraisemblance faisait autant de chagrin ‡ Swann quíun mensonge

et quíune mÈchancetÈ. Un soir quíil Ètait ainsi, sur líordre quíelle

lui en avait donnÈ, rentrÈ avec elle, et quíelle entremÍlait ses

baisers de paroles passionnÈes qui contrastaient avec sa sÈcheresse

ordinaire, il crut tout díun coup entendre du bruit; il se leva,

chercha partout, ne trouva personne, mais níeut pas le courage de

reprendre sa place auprËs díelle qui alors, au comble de la rage,

brisa un vase et dit ‡ Swann: ´On ne peut jamais rien faire avec toi!ª

Et il resta incertain si elle níavait pas cachÈ quelquíun dont elle

avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espÈrant

apprendre quelque chose díelle, sans oser la nommer cependant. ´Jíai

une petite qui va vous plaireª, disait líentremetteuse.ª Et il restait

une heure ‡ causer tristement avec quelque pauvre fille ÈtonnÈe quíil

ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour:

´Ce que je voudrais, cíest trouver un ami, alors il pourrait Ítre s?r,

je níirais plus jamais avec personne.ªó´Vraiment, crois-tu que ce soit

possible quíune femme soit touchÈe quíon líaime, ne vous trompe

jamais?ª lui demanda Swann anxieusement. ´Pour s?r! Áa dÈpend des

caractËres!ª Swann ne pouvait síempÍcher de dire ‡ ces filles les

mÍmes choses qui auraient plu ‡ la princesse des Laumes. A celle qui

cherchait un ami, il dit en souriant: ´Cíest gentil, tu as mis des

yeux bleus de la couleur de ta ceinture.ªó´Vous aussi, vous avez des

manchettes bleues.ªó´Comme nous avons une belle conversation, pour un

endroit de ce genre! Je ne tíennuie pas, tu as peut-Ítre ‡

faire?ªó´Non, jíai tout mon temps. Si vous míaviez ennuyÈe, je vous

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líaurais dit. Au contraire jíaime bien vous entendre causer.ªó´Je suis

trËs flattÈ. Níest-ce pas que nous causons gentiment?ª dit-il ‡

líentremetteuse qui venait díentrer.ó´Mais oui, cíest justement ce que

je me disais. Comme ils sont sages! Voil‡! on vient maintenant pour

causer chez moi. Le Prince le disait, líautre jour, cíest bien mieux

ici que chez sa femme. Il paraÓt que maintenant dans le monde elles

ont toutes un genre, cíest un vrai scandale! Je vous quitte, je suis

discrËte.ª Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux

bleus. Mais bientÙt il se leva et lui dit adieu, elle lui Ètait

indiffÈrente, elle ne connaissait pas Odette.

Le peintre ayant ÈtÈ malade, le docteur Cottard lui conseilla un

voyage en mer; plusieurs fidËles parlËrent de partir avec lui; les

Verdurin ne purent se rÈsoudre ‡ rester seuls, louËrent un yacht, puis

síen rendirent acquÈreurs et ainsi Odette fit de frÈquentes

croisiËres. Chaque fois quíelle Ètait partie depuis un peu de temps,

Swann sentait quíil commenÁait ‡ se dÈtacher díelle, mais comme si

cette distance morale Ètait proportionnÈe ‡ la distance matÈrielle,

dËs quíil savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la

voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit

quíils eussent ÈtÈ tentÈs en route, soit que M. Verdurin e?t

sournoisement arrangÈ les choses díavance pour faire plaisir ‡ sa

femme et níe?t averti les fidËles quíau fur et ‡ mesure, díAlger ils

allËrent ‡ Tunis, puis en Italie, puis en GrËce, ‡ Constantinople, en

Asie Mineure. Le voyage durait depuis prËs díun an. Swann se sentait

absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin e?t

cherchÈ ‡ persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de

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líun et les malades de líautre níavaient aucun besoin díeux, et, quíen

tous cas, il Ètait imprudent de laisser Mme Cottard rentrer ‡ Paris

que Mme Verdurin assurait Ítre en rÈvolution, il fut obligÈ de leur

rendre leur libertÈ ‡ Constantinople. Et le peintre partit avec eux.

Un jour, peu aprËs le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant

passer un omnibus pour le Luxembourg o? il avait ‡ faire, avait sautÈ

dedans, et síy Ètait trouvÈ assis en face de Mme Cottard qui faisait

sa tournÈe de visites ´de joursª en grande tenue, plumet au chapeau,

robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs

nettoyÈs. RevÍtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait ‡

pied díune maison ‡ líautre, dans un mÍme quartier, mais pour passer

ensuite dans un quartier diffÈrent usait de líomnibus avec

correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la

gentillesse native de la femme e?t pu percer líempesÈ de la petite

bourgeoise, et ne sachant trop díailleurs si elle devait parler des

Verdurin ‡ Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,

gauche et douce que par moments líomnibus couvrait complËtement de son

tonnerre, des propos choisis parmi ceux quíelle entendait et rÈpÈtait

dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les Ètages dans une

journÈe:

ó´Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement

comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait

courir tout Paris. Eh bien! quíen dites-vous? Etes-vous dans le camp

de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui bl‚ment? Dans tous

les salons on ne parle que du portrait de Machard, on níest pas chic,

on níest pas pur, on níest pas dans le train, si on ne donne pas son

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opinion sur le portrait de Machard.ª

Swann ayant rÈpondu quíil níavait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut

peur de líavoir blessÈ en líobligeant ‡ le confesser.

ó´Ah! cíest trËs bien, au moins vous líavouez franchement, vous ne

vous croyez pas dÈshonorÈ parce que vous níavez pas vu le portrait de

Machard. Je trouve cela trËs beau de votre part. HÈ bien, moi je líai

vu, les avis sont partagÈs, il y en a qui trouvent que cíest un peu

lÈchÈ, un peu crËme fouettÈe, moi, je le trouve idÈal. …videmment elle

ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais

je dois vous líavouer franchement, vous ne me trouverez pas trËs fin

de siËcle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon

Dieu je reconnais les qualitÈs quíil y a dans le portrait de mon mari,

cíest moins Ètrange que ce quíil fait díhabitude mais il a fallu quíil

lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement

le mari de líamie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le

trËs grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis síil est

nommÈ ‡ líAcadÈmie (cíest un des collËgues du docteur) de lui faire

faire son portrait par Machard. …videmment cíest un beau rÍve! jíai

une autre amie qui prÈtend quíelle aime mieux Leloir. Je ne suis

quíune pauvre profane et Leloir est peut-Ítre encore supÈrieur comme

science. Mais je trouve que la premiËre qualitÈ díun portrait, surtout

quand il co?te 10.000 francs, est díÍtre ressemblant et díune

ressemblance agrÈable.ª

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Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,

le chiffre de son porte-cartes, le petit numÈro tracÈ ‡ líencre dans

ses gants par le teinturier, et líembarras de parler ‡ Swann des

Verdurin, Mme Cottard, voyant quíon Ètait encore loin du coin de la

rue Bonaparte o? le conducteur devait líarrÍter, Ècouta son cúur qui

lui conseillait díautres paroles.

óLes oreilles ont d? vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le

voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de

vous.

Swann fut bien ÈtonnÈ, il supposait que son nom níÈtait jamais profÈrÈ

devant les Verdurin.

óDíailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de CrÈcy Ètait l‡ et cíest tout

dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien

longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce níest pas en mal.

Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de

Swann?

Et emportÈe par la sincÈritÈ de sa conviction, ne mettant díailleurs

aucune mauvaise pensÈe sous ce mot quíelle prenait seulement dans le

sens o? on líemploie pour parler de líaffection qui unit des amis:

óMais elle vous adore! Ah! je crois quíil ne faudrait pas dire Áa de

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vous devant elle! On serait bien arrangÈ! A propos de tout, si on

voyait un tableau par exemple elle disait: ´Ah! síil Ètait l‡, cíest

lui qui saurait vous dire si cíest authentique ou non. Il níy a

personne comme lui pour Áa.ª Et ‡ tout moment elle demandait:

´Quíest-ce quíil peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait

un peu! Cíest malheureux, un garÁon si douÈ, quíil soit si paresseux.

(Vous me pardonnez, níest-ce pas?)ª En ce moment je le vois, il pense

‡ nous, il se demande o? nous sommes.ª Elle a mÍme eu un mot que jíai

trouvÈ bien joli; M. Verdurin lui disait: ´Mais comment pouvez-vous

voir ce quíil fait en ce moment puisque vous Ítes ‡ huit cents lieues

de lui?ª Alors Odette lui a rÈpondu: ´Rien níest impossible ‡ líúil

díune amie.ª Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous

flatter, vous avez l‡ une vraie amie comme on níen a pas beaucoup. Je

vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous Ítes le seul.

Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les

veilles de dÈpart on cause mieux): ´Je ne dis pas quíOdette ne nous

aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pËserait pas lourd

auprËs de ce que lui dirait M. Swann.ª Oh! mon Dieu, voil‡ que le

conducteur míarrÍte, en bavardant avec vous jíallais laisser passer la

rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire si mon

aigrette est droite?ª

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre ‡ Swann sa main

gantÈe de blanc dío? síÈchappa, avec une correspondance, une vision de

haute vie qui remplit líomnibus, mÍlÈe ‡ líodeur du teinturier. Et

Swann se sentit dÈborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme

Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment quíil

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Èprouvait pour cette derniËre níÈtant plus mÍlÈ de douleur, níÈtait

plus guËre de líamour), tandis que de la plate-forme il la suivait de

ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,

líaigrette haute, díune main relevant sa jupe, de líautre tenant son

en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,

laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour

Odette, Mme Cottard, meilleur thÈrapeute que níe?t ÈtÈ son mari, avait

greffÈ ‡ cÙtÈ díeux díautres sentiments, normaux ceux-l‡, de

gratitude, díamitiÈ, des sentiments qui dans líesprit de Swann

rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,

parce que díautres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),

h‚teraient sa transformation dÈfinitive en cette Odette aimÈe

díaffection paisible, qui líavait ramenÈ un soir aprËs une fÍte chez

le peintre boire un verre díorangeade avec Forcheville et prËs de qui

Swann avait entrevu quíil pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensÈ avec terreur quíun jour il cesserait díÍtre

Èpris díOdette, il síÈtait promis díÍtre vigilant, et dËs quíil

sentirait que son amour commencerait ‡ le quitter, de síaccrocher ‡

lui, de le retenir. Mais voici quí‡ líaffaiblissement de son amour

correspondait simultanÈment un affaiblissement du dÈsir de rester

amoureux. Car on ne peut pas changer, cíest-‡-dire devenir une autre

personne, tout en continuant ‡ obÈir aux sentiments de celle quíon

níest plus. Parfois le nom aperÁu dans un journal, díun des hommes

quíil supposait avoir pu Ítre les amants díOdette, lui redonnait de la

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jalousie. Mais elle Ètait bien lÈgËre et comme elle lui prouvait quíil

níÈtait pas encore complËtement sorti de ce temps o? il avait tant

souffertómais aussi o? il avait connu une maniËre de sentir si

voluptueuse,óet que les hasards de la route lui permettraient

peut-Ítre díen apercevoir encore furtivement et de loin les beautÈs,

cette jalousie lui procurait plutÙt une excitation agrÈable comme au

morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier

moustique prouve que líItalie et líÈtÈ ne sont pas encore bien loin.

Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie dío? il

sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en

avoir une vision claire pendant quíil le pouvait encore, il

síapercevait quíil ne le pouvait dÈj‡ plus; il aurait voulu apercevoir

comme un paysage qui allait disparaÓtre cet amour quíil venait de

quitter; mais il est si difficile díÍtre double et de se donner le

spectacle vÈridique díun sentiment quíon a cessÈ de possÈder, que

bientÙt líobscuritÈ se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus

rien, renonÁait ‡ regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les

verres; et il se disait quíil valait mieux se reposer un peu, quíil

serait encore temps tout ‡ líheure, et se rencognait, avec

líincuriositÈ, dans líengourdissement, du voyageur ensommeillÈ qui

rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon quíil sent

líentraÓner de plus en plus vite, loin du pays, o? il a si longtemps

vÈcu et quíil síÈtait promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un

dernier adieu. MÍme, comme ce voyageur síil se rÈveille seulement en

France, quand Swann ramassa par hasard prËs de lui la preuve que

Forcheville avait ÈtÈ líamant díOdette, il síaperÁut quíil níen

ressentait aucune douleur, que líamour Ètait loin maintenant et

regretta de níavoir pas ÈtÈ averti du moment o? il le quittait pour

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toujours. Et de mÍme quíavant díembrasser Odette pour la premiËre fois

il avait cherchÈ ‡ imprimer dans sa mÈmoire le visage quíelle avait eu

si longtemps pour lui et quíallait transformer le souvenir de ce

baiser, de mÍme il e?t voulu, en pensÈe au moins, avoir pu faire ses

adieux, pendant quíelle existait encore, ‡ cette Odette lui inspirant

de líamour, de la jalousie, ‡ cette Odette lui causant des souffrances

et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la

revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en

dormant, dans le crÈpuscule díun rÍve. Il se promenait avec Mme

Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez quíil ne pouvait

identifier, le peintre, Odette, NapolÈon III et mon grand-pËre, sur un

chemin qui suivait la mer et la surplombait ‡ pic tantÙt de trËs haut,

tantÙt de quelques mËtres seulement, de sorte quíon montait et

redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient dÈj‡

níÈtaient plus visibles ‡ ceux qui montaient encore, le peu de jour

qui rest‚t faiblissait et il semblait alors quíune nuit noire allait

síÈtendre immÈdiatement. Par moment les vagues sautaient jusquíau bord

et Swann sentait sur sa joue des Èclaboussures glacÈes. Odette lui

disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en Ètait confus vis-‡-vis

díelle, ainsi que díÍtre en chemise de nuit. Il espÈrait quí‡ cause de

líobscuritÈ on ne síen rendait pas comptÈ, mais cependant Mme Verdurin

le fixa díun regard ÈtonnÈ durant un long moment pendant lequel il vit

sa figure se dÈformer, son nez síallonger et quíelle avait de grandes

moustaches. Il se dÈtourna pour regarder Odette, ses joues Ètaient

p‚les, avec des petits points rouges, ses traits tirÈs, cernÈs, mais

elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prÍts ‡ se

dÈtacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait líaimer

tellement quíil aurait voulu líemmener tout de suite. Tout díun coup

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Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: ´Il faut

que je míen ailleª, elle prenait congÈ de tout le monde, de la mÍme

faÁon, sans prendre ‡ part ‡ Swann, sans lui dire o? elle le reverrait

le soir ou un autre jour. Il níosa pas le lui demander, il aurait

voulu la suivre et Ètait obligÈ, sans se retourner vers elle, de

rÈpondre en souriant ‡ une question de Mme Verdurin, mais son cúur

battait horriblement, il Èprouvait de la haine pour Odette, il aurait

voulu crever ses yeux quíil aimait tant tout ‡ líheure, Ècraser ses

joues sans fraÓcheur. Il continuait ‡ monter avec Mme Verdurin,

cíest-‡-dire ‡ síÈloigner ‡ chaque pas díOdette, qui descendait en

sens inverse. Au bout díune seconde il y eut beaucoup díheures quíelle

Ètait partie. Le peintre fit remarquer ‡ Swann que NapolÈon III

síÈtait ÈclipsÈ un instant aprËs elle. ´CíÈtait certainement entendu

entre eux, ajouta-t-il, ils ont d? se rejoindre en bas de la cÙte mais

níont pas voulu dire adieu ensemble ‡ cause des convenances. Elle est

sa maÓtresse.ª Le jeune homme inconnu se mit ‡ pleurer. Swann essaya

de le consoler. ´AprËs tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant

les yeux et en lui Ùtant son fez pour quíil f?t plus ‡ son aise. Je le

lui ai conseillÈ dix fois. Pourquoi en Ítre triste? CíÈtait bien

líhomme qui pouvait la comprendre.ª Ainsi Swann se parlait-il ‡

lui-mÍme, car le jeune homme quíil níavait pu identifier díabord Ètait

aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribuÈ sa

personnalitÈ ‡ deux personnages, celui qui faisait le rÍve, et un

quíil voyait devant lui coiffÈ díun fez.

Quant ‡ NapolÈon III, cíest ‡ Forcheville que quelque vague

association díidÈes, puis une certaine modification dans la

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physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la LÈgion

díhonneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en rÈalitÈ,

et pour tout ce que le personnage prÈsent dans le rÍve lui

reprÈsentait et lui rappelait, cíÈtait bien Forcheville. Car, díimages

incomplËtes et changeantes Swann endormi tirait des dÈductions

fausses, ayant díailleurs momentanÈment un tel pouvoir crÈateur quíil

se reproduisait par simple division comme certains organismes

infÈrieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le

creux díune main ÈtrangËre quíil croyait serrer et, de sentiments et

díimpressions dont il níavait pas conscience encore faisait naÓtre

comme des pÈripÈties qui, par leur enchaÓnement logique amËneraient ‡

point nommÈ dans le sommeil de Swann le personnage nÈcessaire pour

recevoir son amour ou provoquer son rÈveil. Une nuit noire se fit tout

díun coup, un tocsin sonna, des habitants passËrent en courant, se

sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues

qui sautaient et son cúur qui, avec la mÍme violence, battait

díanxiÈtÈ dans sa poitrine. Tout díun coup ses palpitations de cúur

redoublËrent de vitesse, il Èprouva une souffrance, une nausÈe

inexplicables; un paysan couvert de br?lures lui jetait en passant:

´Venez demander ‡ Charlus o? Odette est allÈe finir la soirÈe avec son

camarade, il a ÈtÈ avec elle autrefois et elle lui dit tout. Cíest eux

qui ont mis le feu.ª CíÈtait son valet de chambre qui venait

líÈveiller et lui disait:

óMonsieur, il est huit heures et le coiffeur est l‡, je lui ai dit de

repasser dans une heure.

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Mais ces paroles en pÈnÈtrant dans les ondes du sommeil o? Swann Ètait

plongÈ, níÈtaient arrivÈes jusquí‡ sa conscience quíen subissant cette

dÈviation qui fait quíau fond de líeau un rayon paraÓt un soleil, de

mÍme quíun moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond

de ces abÓmes une sonoritÈ de tocsin avait enfantÈ líÈpisode de

líincendie. Cependant le dÈcor quíil avait sous les yeux vola en

poussiËre, il ouvrit les yeux, entendit une derniËre fois le bruit

díune des vagues de la mer qui síÈloignait. Il toucha sa joue. Elle

Ètait sËche. Et pourtant il se rappelait la sensation de líeau froide

et le go?t du sel. Il se leva, síhabilla. Il avait fait venir le

coiffeur de bonne heure parce quíil avait Ècrit la veille ‡ mon

grand-pËre quíil irait dans líaprËs-midi ‡ Combray, ayant appris que

Mme de CambremeróMlle Legrandinódevait y passer quelques jours.

Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui díune

campagne o? il níÈtait pas allÈ depuis si longtemps, ils lui offraient

ensemble un attrait qui líavait dÈcidÈ ‡ quitter enfin Paris pour

quelques jours. Comme les diffÈrents hasards qui nous mettent en

prÈsence de certaines personnes ne coÔncident pas avec le temps o?

nous les aimons, mais, le dÈpassant, peuvent se produire avant quíil

commence et se rÈpÈter aprËs quíil a fini, les premiËres apparitions

que fait dans notre vie un Ítre destinÈ plus tard ‡ nous plaire,

prennent rÈtrospectivement ‡ nos yeux une valeur díavertissement, de

prÈsage. Cíest de cette faÁon que Swann síÈtait souvent reportÈ ‡

líimage díOdette rencontrÈe au thÈ‚tre, ce premier soir o? il ne

songeait pas ‡ la revoir jamais,óet quíil se rappelait maintenant la

soirÈe de Mme de Saint-Euverte o? il avait prÈsentÈ le gÈnÈral de

Froberville ‡ Mme de Cambremer. Les intÈrÍts de notre vie sont si

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multiples quíil níest pas rare que dans une mÍme circonstance les

jalons díun bonheur qui níexiste pas encore soient posÈs ‡ cÙtÈ de

líaggravation díun chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela

aurait pu arriver ‡ Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui

sait mÍme, dans le cas o?, ce soir-l‡, il se f?t trouvÈ ailleurs, si

díautres bonheurs, díautres chagrins ne lui seraient pas arrivÈs, et

qui ensuite lui eussent paru avoir ÈtÈ inÈvitables? Mais ce qui lui

semblait líavoir ÈtÈ, cíÈtait ce qui avait eu lieu, et il níÈtait pas

loin de voir quelque chose de providentiel dans ce quíil se f?t dÈcidÈ

‡ aller ‡ la soirÈe de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit

dÈsireux díadmirer la richesse díinvention de la vie et incapable de

se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui e?t

ÈtÈ le plus ‡ souhaiter, considÈrait dans les souffrances quíil avait

ÈprouvÈes ce soir-l‡ et les plaisirs encore insoupÁonnÈs qui germaient

dÈj‡,óet entre lesquels la balance Ètait trop difficile ‡ Ètabliró,

une sorte díenchaÓnement nÈcessaire.

Mais tandis que, une heure aprËs son rÈveil, il donnait des

indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dÈrange‚t pas en

wagon, il repensa ‡ son rÍve, il revit comme il les avait sentis tout

prËs de lui, le teint p‚le díOdette, les joues trop maigres, les

traits tirÈs, les yeux battus, tout ce queóau cours des tendresses

successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long

oubli de líimage premiËre quíil avait reÁue díelleóil avait cessÈ de

remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans

doute, pendant quíil dormait, sa mÈmoire en avait ÈtÈ chercher la

sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui

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reparaissait chez lui dËs quíil níÈtait plus malheureux et que

baissait du mÍme coup le niveau de sa moralitÈ, il síÈcria en

lui-mÍme: ´Dire que jíai g‚chÈ des annÈes de ma vie, que jíai voulu

mourir, que jíai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me

plaisait pas, qui níÈtait pas mon genre!ª

TROISI»ME PARTIE

NOMS DE PAYS: LE NOM

Parmi les chambres dont jíÈvoquais le plus souvent líimage dans mes

nuits díinsomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,

saupoudrÈes díune atmosphËre grenue, pollinisÈe, comestible et dÈvote,

que celle du Grand-HÙtel de la Plage, ‡ Balbec, dont les murs passÈs

au ripolin contenaient comme les parois polies díune piscine o? líeau

bleuit, un air pur, azurÈ et salin. Le tapissier bavarois qui avait

ÈtÈ chargÈ de líamÈnagement de cet hÙtel avait variÈ la dÈcoration des

piËces et sur trois cÙtÈs, fait courir le long des murs, dans celle

que je me trouvai habiter, des bibliothËques basses, ‡ vitrines en

glace, dans lesquelles selon la place quíelles occupaient, et par un

effet quíil níavait pas prÈvu, telle ou telle partie du tableau

changeant de la mer se reflÈtait, dÈroulant une frise de claires

marines, quíinterrompaient seuls les pleins de líacajou. Si bien que

toute la piËce avait líair díun de ces dortoirs modËles quíon prÈsente

dans les expositions ´modern styleª du mobilier o? ils sont ornÈs

díúuvres díart quíon a supposÈes capables de rÈjouir les yeux de celui

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qui couchera l‡ et auxquelles on a donnÈ des sujets en rapport avec le

genre de site o? líhabitation doit se trouver.

Mais rien ne ressemblait moins non plus ‡ ce Balbec rÈel que celui

dont jíavais souvent rÍvÈ, les jours de tempÍte, quand le vent Ètait

si fort que FranÁoise en me menant aux Champs-…lysÈes me recommandait

de ne pas marcher trop prËs des murs pour ne pas recevoir de tuiles

sur la tÍte et parlait en gÈmissant des grands sinistres et naufrages

annoncÈs par les journaux. Je níavais pas de plus grand dÈsir que de

voir une tempÍte sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme

un moment dÈvoilÈ de la vie rÈelle de la nature; ou plutÙt il níy

avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui

níÈtaient pas artificiellement combinÈs pour mon plaisir, mais Ètaient

nÈcessaires, inchangeables,óles beautÈs des paysages ou du grand art.

Je níÈtais curieux, je níÈtais avide de connaÓtre que ce que je

croyais plus vrai que moi-mÍme, ce qui avait pour moi le prix de me

montrer un peu de la pensÈe díun grand gÈnie, ou de la force ou de la

gr‚ce de la nature telle quíelle se manifeste livrÈe ‡ elle-mÍme, sans

líintervention des hommes. De mÍme que le beau son de sa voix,

isolÈment reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas

díavoir perdu notre mËre, de mÍme une tempÍte mÈcaniquement imitÈe

míaurait laissÈ aussi indiffÈrent que les fontaines lumineuses de

líExposition. Je voulais aussi pour que la tempÍte f?t absolument

vraie, que le rivage lui-mÍme f?t un rivage naturel, non une digue

rÈcemment crÈÈe par une municipalitÈ. Díailleurs la nature par tous

les sentiments quíelle Èveillait en moi, me semblait ce quíil y avait

de plus opposÈ aux productions mÈcaniques des hommes. Moins elle

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portait leur empreinte et plus elle offrait díespace ‡ líexpansion de

mon cúur. Or jíavais retenu le nom de Balbec que nous avait citÈ

Legrandin, comme díune plage toute proche de ´ces cÙtes funËbres,

fameuses par tant de naufrages quíenveloppent six mois de líannÈe le

linceul des brumes et líÈcume des vaguesª.

´On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus quíau FinistËre

lui-mÍme (et quand bien mÍme des hÙtels síy superposeraient maintenant

sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y

sent la vÈritable fin de la terre franÁaise, europÈenne, de la Terre

antique. Et cíest le dernier campement de pÍcheurs, pareils ‡ tous les

pÍcheurs qui ont vÈcu depuis le commencement du monde, en face du

royaume Èternel des brouillards de la mer et des ombres.ª Un jour quí‡

Combray jíavais parlÈ de cette plage de Balbec devant M. Swann afin

díapprendre de lui si cíÈtait le point le mieux choisi pour voir les

plus fortes tempÍtes, il míavait rÈpondu: ´Je crois bien que je

connais Balbec! LíÈglise de Balbec, du XIIe et XIIIe siËcle, encore ‡

moitiÈ romane, est peut-Ítre le plus curieux Èchantillon du gothique

normand, et si singuliËre, on dirait de líart persan.ª Et ces lieux

qui jusque-l‡ ne míavaient semblÈ que de la nature immÈmoriale, restÈe

contemporaine des grands phÈnomËnes gÈologiques,óet tout aussi en

dehors de líhistoire humaine que líOcÈan ou la grande Ourse, avec ces

sauvages pÍcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il níy eut

de moyen ‚geó, Áíavait ÈtÈ un grand charme pour moi de les voir tout

díun coup entrÈs dans la sÈrie des siËcles, ayant connu líÈpoque

romane, et de savoir que le trËfle gothique Ètait venu nervurer aussi

ces rochers sauvages ‡ líheure voulue, comme ces plantes frÍles mais

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vivaces qui, quand cíest le printemps, Ètoilent Á‡ et l‡ la neige des

pÙles. Et si le gothique apportait ‡ ces lieux et ‡ ces hommes une

dÈtermination qui leur manquait, eux aussi lui en confÈraient une en

retour. Jíessayais de me reprÈsenter comment ces pÍcheurs avaient

vÈcu, le timide et insoupÁonnÈ essai de rapports sociaux quíils

avaient tentÈ l‡, pendant le moyen ‚ge, ramassÈs sur un point des

cÙtes díEnfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me

semblait plus vivant maintenant que, sÈparÈ des villes o? je líavais

toujours imaginÈ jusque-l‡, je pouvais voir comment, dans un cas

particulier, sur des rochers sauvages, il avait germÈ et fleuri en un

fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus cÈlËbres

statues de Balbecóles apÙtres moutonnants et camus, la Vierge du

porche, et de joie ma respiration síarrÍtait dans ma poitrine quand je

pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le

brouillard Èternel et salÈ. Alors, par les soirs orageux et doux de

fÈvrier, le vent,ósoufflant dans mon cúur, quíil ne faisait pas

trembler moins fort que la cheminÈe de ma chambre, le projet díun

voyage ‡ BalbecómÍlait en moi le dÈsir de líarchitecture gothique avec

celui díune tempÍte sur la mer.

Jíaurais voulu prendre dËs le lendemain le beau train gÈnÈreux díune

heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cúur palpit‚t

lire, dans les rÈclames des Compagnies de chemin de fer, dans les

annonces de voyages circulaires, líheure de dÈpart: elle me semblait

inciser ‡ un point prÈcis de líaprËs-midi une savoureuse entaille, une

marque mystÈrieuse ‡ partir de laquelle les heures dÈviÈes

conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais quíon

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verrait, au lieu de Paris, dans líune de ces villes par o? le train

passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il

síarrÍtait ‡ Bayeux, ‡ Coutances, ‡ VitrÈ, ‡ Questambert, ‡ Pontorson,

‡ Balbec, ‡ Lannion, ‡ Lamballe, ‡ Benodet, ‡ Pont-Aven, ‡ QuimperlÈ,

et síavanÁait magnifiquement surchargÈ de noms quíil míoffrait et

entre lesquels je ne savais lequel jíaurais prÈfÈrÈ, par impossibilitÈ

díen sacrifier aucun. Mais sans mÍme líattendre, jíaurais pu en

míhabillant ‡ la h‚te partir le soir mÍme, si mes parents me líavaient

permis, et arriver ‡ Balbec quand le petit jour se lËverait sur la mer

furieuse, contre les Ècumes envolÈes de laquelle jíirais me rÈfugier

dans líÈglise de style persan. Mais ‡ líapproche des vacances de

P‚ques, quand mes parents míeurent promis de me les faire passer une

fois dans le nord de líItalie, voil‡ quí‡ ces rÍves de tempÍte dont

jíavais ÈtÈ rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues

accourant de partout, toujours plus haut, sur la cÙte la plus sauvage,

prËs díÈglises escarpÈes et rugueuses comme des falaises et dans les

tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voil‡ que tout ‡ coup

les effaÁant, leur Ùtant tout charme, les excluant parce quíils lui

Ètaient opposÈs et níauraient pu que líaffaiblir, se substituaient en

moi le rÍve contraire du printemps le plus diaprÈ, non pas le

printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les

aiguilles du givre, mais celui qui couvrait dÈj‡ de lys et díanÈmones

les champs de FiÈsole et Èblouissait Florence de fonds díor pareils ‡

ceux de líAngelico. DËs lors, seuls les rayons, les parfums, les

couleurs me semblaient avoir du prix; car líalternance des images

avait amenÈ en moi un changement de front du dÈsir, et,óaussi brusque

que ceux quíil y a parfois en musique, un complet changement de ton

dans ma sensibilitÈ. Puis il arriva quíune simple variation

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atmosphÈrique suffit ‡ provoquer en moi cette modulation sans quíil y

e?t besoin díattendre le retour díune saison. Car souvent dans líune,

on trouve ÈgarÈ un jour díune autre, qui nous y fait vivre, en Èvoque

aussitÙt, en fait dÈsirer les plaisirs particuliers et interrompt les

rÍves que nous Ètions en train de faire, en plaÁant, plus tÙt ou plus

tard quí‡ son tour, ce feuillet dÈtachÈ díun autre chapitre, dans le

calendrier interpolÈ du Bonheur. Mais bientÙt comme ces phÈnomËnes

naturels dont notre confort ou notre santÈ ne peuvent tirer quíun

bÈnÈfice accidentel et assez mince jusquíau jour o? la science

síempare díeux, et les produisant ‡ volontÈ, remet en nos mains la

possibilitÈ de leur apparition, soustraite ‡ la tutelle et dispensÈe

de líagrÈment du hasard, de mÍme la production de ces rÍves

díAtlantique et díItalie cessa díÍtre soumise uniquement aux

changements des saisons et du temps. Je níeus besoin pour les faire

renaÓtre que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans

líintÈrieur desquels avait fini par síaccumuler le dÈsir que míavaient

inspirÈ les lieux quíils dÈsignaient. MÍme au printemps, trouver dans

un livre le nom de Balbec suffisait ‡ rÈveiller en moi le dÈsir des

tempÍtes et du gothique normand; mÍme par un jour de tempÍte le nom de

Florence ou de Venise me donnait le dÈsir du soleil, des lys, du

palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbËrent ‡ tout jamais líimage que jíavais de ces

villes, ce ne fut quíen la transformant, quíen soumettant sa

rÈapparition en moi ‡ leurs lois propres; ils eurent ainsi pour

consÈquence de la rendre plus belle, mais aussi plus diffÈrente de ce

que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient Ítre en rÈalitÈ,

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et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination,

díaggraver la dÈception future de mes voyages. Ils exaltËrent líidÈe

que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus

particuliers, par consÈquent plus rÈels. Je ne me reprÈsentais pas

alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus

ou moins agrÈables, dÈcoupÈs Á‡ et l‡ dans une mÍme matiËre, mais

chacun díeux comme un inconnu, essentiellement diffÈrent des autres,

dont mon ‚me avait soif et quíelle aurait profit ‡ connaÓtre. Combien

ils prirent quelque chose de plus individuel encore, díÍtre dÈsignÈs

par des noms, des noms qui níÈtaient que pour eux, des noms comme en

ont les personnes. Les mots nous prÈsentent des choses une petite

image claire et usuelle comme celles que líon suspend aux murs des

Ècoles pour donner aux enfants líexemple de ce quíest un Ètabli, un

oiseau, une fourmiliËre, choses conÁues comme pareilles ‡ toutes

celles de mÍme sorte. Mais les noms prÈsentent des personnesóet des

villes quíils nous habituent ‡ croire individuelles, uniques comme des

personnesóune image confuse qui tire díeux, de leur sonoritÈ Èclatante

ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformÈment comme une de

ces affiches, entiËrement bleues ou entiËrement rouges, dans

lesquelles, ‡ cause des limites du procÈdÈ employÈ ou par un caprice

du dÈcorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer,

mais les barques, líÈglise, les passants. Le nom de Parme, une des

villes o? je dÈsirais le plus aller, depuis que jíavais lu la

Chartreuse, míapparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me

parlait díune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reÁu,

on me causait le plaisir de penser que jíhabiterais une demeure lisse,

compacte, mauve et douce, qui níavait de rapport avec les demeures

díaucune ville díItalie puisque je líimaginais seulement ‡ líaide de

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cette syllabe lourde du nom de Parme, o? ne circule aucun air, et de

tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du

reflet des violettes. Et quand je pensais ‡ Florence, cíÈtait comme ‡

une ville miraculeusement embaumÈe et semblable ‡ une corolle, parce

quíelle síappelait la citÈ des lys et sa cathÈdrale,

Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant ‡ Balbec, cíÈtait un de ces noms o?

comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la

terre dío? elle fut tirÈe, on voit se peindre encore la reprÈsentation

de quelque usage aboli, de quelque droit fÈodal, díun Ètat ancien de

lieux, díune maniËre dÈsuËte de prononcer qui en avait formÈ les

syllabes hÈtÈroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque

chez líaubergiste qui me servirait du cafÈ au lait ‡ mon arrivÈe, me

menant voir la mer dÈchaÓnÈe devant líÈglise et auquel je prÍtais

líaspect disputeur, solennel et mÈdiÈval díun personnage de fabliau.

Si ma santÈ síaffermissait et que mes parents me permissent, sinon

díaller sÈjourner ‡ Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire

connaissance avec líarchitecture et les paysages de la Normandie ou de

la Bretagne, ce train díune heure vingt-deux dans lequel jíÈtais montÈ

tant de fois en imagination, jíaurais voulu míarrÍter de prÈfÈrence

dans les villes les plus belles; mais jíavais beau les comparer,

comment choisir plus quíentre des Ítres individuels, qui ne sont pas

interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle

rouge‚tre et dont le faÓte Ètait illuminÈ par le vieil or de sa

derniËre syllabe; VitrÈ dont líaccent aigu losangeait de bois noir le

vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune

coquille díúuf au gris perle; Coutances, cathÈdrale normande, que sa

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diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de

beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche

suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naÔfs, plumes

blanches et becs jaunes ÈparpillÈs sur la route de ces lieux

fluviatiles et poÈtiques; Benodet, nom ‡ peine amarrÈ que semble

vouloir entraÓner la riviËre au milieu de ses algues, Pont-Aven,

envolÈe blanche et rose de líaile díune coiffe lÈgËre qui se reflËte

en tremblant dans une eau verdie de canal; QuimperlÈ, lui, mieux

attachÈ et, depuis le moyen ‚ge, entre les ruisseaux dont il gazouille

et síemperle en une grisaille pareille ‡ celle que dessinent, ‡

travers les toiles díaraignÈes díune verriËre, les rayons de soleil

changÈs en pointes ÈmoussÈes díargent bruni?

Ces images Ètaient fausses pour une autre raison encore; cíest

quíelles Ètaient forcÈment trËs simplifiÈes; sans doute ce ‡ quoi

aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient

quíincomplËtement et sans plaisir dans le prÈsent, je líavais enfermÈ

dans le refuge des noms; sans doute, parce que jíy avais accumulÈ du

rÍve, ils aimantaient maintenant mes dÈsirs; mais les noms ne sont pas

trËs vastes; cíest tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou

trois des ´curiositÈsª principales de la ville et elles síy

juxtaposaient sans intermÈdiaires; dans le nom de Balbec, comme dans

le verre grossissant de ces porte-plume quíon achËte aux bains de mer,

jíapercevais des vagues soulevÈes autour díune Èglise de style persan.

Peut-Ítre mÍme la simplification de ces images fut-elle une des causes

de líempire quíelles prirent sur moi. Quand mon pËre eut dÈcidÈ, une

annÈe, que nous irions passer les vacances de P‚ques ‡ Florence et ‡

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Venise, níayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence

les ÈlÈments qui composent díhabitude les villes, je fus contraint ‡

faire sortir une citÈ surnaturelle de la fÈcondation, par certains

parfums printaniers, de ce que je croyais Ítre, en son essence, le

gÈnie de Giotto. Tout au plusóet parce quíon ne peut pas faire tenir

dans un nom beaucoup plus de durÈe que díespaceócomme certains

tableaux de Giotto eux-mÍmes qui montrent ‡ deux moments diffÈrents de

líaction un mÍme personnage, ici couchÈ dans son lit, l‡ síapprÍtant ‡

monter ‡ cheval, le nom de Florence Ètait-il divisÈ en deux

compartiments. Dans líun, sous un dais architectural, je contemplais

une fresque ‡ laquelle Ètait partiellement superposÈ un rideau de

soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans líautre (car ne

pensant pas aux noms comme ‡ un idÈal inaccessible mais comme ‡ une

ambiance rÈelle dans laquelle jíirais me plonger, la vie non vÈcue

encore, la vie intacte et pure que jíy enfermais donnait aux plaisirs

les plus matÈriels, aux scËnes les plus simples, cet attrait quíils

ont dans les úuvres des primitifs), je traversais rapidement,ópour

trouver plus vite le dÈjeuner qui míattendait avec des fruits et du

vin de Chiantióle Ponte-Vecchio encombrÈ de jonquilles, de narcisses

et díanÈmones. Voil‡ (bien que je fusse ‡ Paris) ce que je voyais et

non ce qui Ètait autour de moi. MÍme ‡ un simple point de vue

rÈaliste, les pays que nous dÈsirons tiennent ‡ chaque moment beaucoup

plus de place dans notre vie vÈritable, que le pays o? nous nous

trouvons effectivement. Sans doute si alors jíavais fait moi-mÍme plus

attention ‡ ce quíil y avait dans ma pensÈe quand je prononÁais les

mots ´aller ‡ Florence, ‡ Parme, ‡ Pise, ‡ Veniseª, je me serais rendu

compte que ce que je voyais níÈtait nullement une ville, mais quelque

chose díaussi diffÈrent de tout ce que je connaissais, díaussi

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dÈlicieux, que pourrait Ítre pour une humanitÈ dont la vie se serait

toujours ÈcoulÈe dans des fins díaprËs-midi díhiver, cette merveille

inconnue: une matinÈe de printemps. Ces images irrÈelles, fixes,

toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,

diffÈrenciËrent cette Èpoque de ma vie de celles qui líavaient

prÈcÈdÈe (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux díun

observateur qui ne voit les choses que du dehors, cíest-‡-dire qui ne

voit rien), comme dans un opÈra un motif mÈlodique introduit une

nouveautÈ quíon ne pourrait pas soupÁonner si on ne faisait que lire

le livret, moins encore si on restait en dehors du thÈ‚tre ‡ compter

seulement les quarts díheure qui síÈcoulent. Et encore, mÍme ‡ ce

point de vue de simple quantitÈ, dans notre vie les jours ne sont pas

Ègaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme

Ètait la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de

´vitessesª diffÈrentes. Il y a des jours montueux et malaisÈs quíon

met un temps infini ‡ gravir et des jours en pente qui se laissent

descendre ‡ fond de train en chantant. Pendant ce moisóo? je ressassai

comme une mÈlodie, sans pouvoir míen rassasier, ces images de

Florence, de Venise et de Pise desquelles le dÈsir quíelles excitaient

en moi gardait quelque chose díaussi profondÈment individuel que si

Áíavait ÈtÈ un amour, un amour pour une personneóje ne cessai pas de

croire quíelles correspondaient ‡ une rÈalitÈ indÈpendante de moi, et

elles me firent connaÓtre une aussi belle espÈrance que pouvait en

nourrir un chrÈtien des premiers ‚ges ‡ la veille díentrer dans le

paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction quíil y

avait ‡ vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui

avait ÈtÈ ÈlaborÈ par la rÍverie et non perÁu par euxóet díautant plus

tentant pour eux, plus diffÈrent de ce quíils connaissaientócíest ce

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qui me rappelait la rÈalitÈ de ces images, qui enflammait le plus mon

dÈsir, parce que cíÈtait comme une promesse quíil serait contentÈ. Et,

bien que mon exaltation e?t pour motif un dÈsir de jouissances

artistiques, les guides líentretenaient encore plus que les livres

díesthÈtiques et, plus que les guides, líindicateur des chemins de

fer. Ce qui míÈmouvait cíÈtait de penser que cette Florence que je

voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui

la sÈparait de moi, en moi-mÍme, níÈtait pas viable, je pourrais

líatteindre par un biais, par un dÈtour, en prenant la ´voie de

terreª. Certes, quand je me rÈpÈtais, donnant ainsi tant de valeur ‡

ce que jíallais voir, que Venise Ètait ´líÈcole de Giorgione, la

demeure du Titien, le plus complet musÈe de líarchitecture domestique

au moyen ‚geª, je me sentais heureux. Je líÈtais pourtant davantage

quand, sorti pour une course, marchant vite ‡ cause du temps qui,

aprËs quelques jours de printemps prÈcoce Ètait redevenu un temps

díhiver (comme celui que nous trouvions díhabitude ‡ Combray, la

Semaine Sainte),óvoyant sur les boulevards les marronniers qui,

plongÈs dans un air glacial et liquide comme de líeau, níen

commenÁaient pas moins, invitÈs exacts, dÈj‡ en tenue, et qui ne se

sont pas laissÈ dÈcourager, ‡ arrondir et ‡ ciseler en leurs blocs

congelÈs, líirrÈsistible verdure dont la puissance abortive du froid

contrariait mais ne parvenait pas ‡ rÈfrÈner la progressive poussÈeó,

je pensais que dÈj‡ le Ponte-Vecchio Ètait jonchÈ ‡ foison de

jacinthes et díanÈmones et que le soleil du printemps teignait dÈj‡

les flots du Grand Canal díun si sombre azur et de si nobles Èmeraudes

quíen venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils

pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus

contenir ma joie quand mon pËre, tout en consultant le baromËtre et en

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dÈplorant le froid, commenÁa ‡ chercher quels seraient les meilleurs

trains, et quand je compris quíen pÈnÈtrant aprËs le dÈjeuner dans le

laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait

díopÈrer la transmutation tout autour díelle, on pouvait síÈveiller le

lendemain dans la citÈ de marbre et díor ´rehaussÈe de jaspe et pavÈe

díÈmeraudesª. Ainsi elle et la CitÈ des lys níÈtaient pas seulement

des tableaux fictifs quíon mettait ‡ volontÈ devant son imagination,

mais existaient ‡ une certaine distance de Paris quíil fallait

absolument franchir si líon voulait les voir, ‡ une certaine place

dÈterminÈe de la terre, et ‡ aucune autre, en un mot Ètaient bien

rÈelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon pËre en

disant: ´En somme, vous pourriez rester ‡ Venise du 20 avril au 29 et

arriver ‡ Florence dËs le matin de P‚quesª, les fit sortir toutes deux

non plus seulement de líEspace abstrait, mais de ce Temps imaginaire

o? nous situons non pas un seul voyage ‡ la fois, mais díautres,

simultanÈs et sans trop díÈmotion puisquíils ne sont que possibles,óce

Temps qui se refabrique si bien quíon peut encore le passer dans une

ville aprËs quíon lía passÈ dans une autreóet leur consacra de ces

jours particuliers qui sont le certificat díauthenticitÈ des objets

auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par

líusage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on

les a vÈcus l‡; je sentis que cíÈtait vers la semaine qui commenÁait

le lundi o? la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que

jíavais couvert díencre, que se dirigeaient pour síy absorber au

sortir du temps idÈal o? elles níexistaient pas encore, les deux CitÈs

Reines dont jíallais avoir, par la plus Èmouvante des gÈomÈtries, ‡

inscrire les dÙmes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je

níÈtais encore quíen chemin vers le dernier degrÈ de líallÈgresse; je

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líatteignis enfin (ayant seulement alors la rÈvÈlation que sur les

rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce

níÈtait pas, comme jíavais, malgrÈ tant díavertissements, continuÈ ‡

líimaginer, les hommes ´majestueux et terribles comme la mer, portant

leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau

sanglantª qui se promËneraient dans Venise la semaine prochaine, la

veille de P‚ques, mais que ce pourrait Ítre moi le personnage

minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc quíon

míavait prÍtÈe, líillustrateur avait reprÈsentÈ, en chapeau melon,

devant les proches), quand jíentendis mon pËre me dire: ´Il doit faire

encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre ‡ tout

hasard dans ta malle ton pardessus díhiver et ton gros veston.ª A ces

mots je míÈlevai ‡ une sorte díextase; ce que jíavais cru jusque-l‡

impossible, je me sentis vraiment pÈnÈtrer entre ces ´rochers

díamÈthyste pareils ‡ un rÈcif de la mer des Indesª; par une

gymnastique suprÍme et au-dessus de mes forces, me dÈvÍtant comme

díune carapace sans objet de líair de ma chambre qui míentourait, je

le remplaÁai par des parties Ègales díair vÈnitien, cette atmosphËre

marine, indicible et particuliËre comme celle des rÍves que mon

imagination avait enfermÈe dans le nom de Venise, je sentis síopÈrer

en moi une miraculeuse dÈsincarnation; elle se doubla aussitÙt de la

vague envie de vomir quíon Èprouve quand on vient de prendre un gros

mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fiËvre si tenace,

que le docteur dÈclara quíil fallait renoncer non seulement ‡ me

laisser partir maintenant ‡ Florence et ‡ Venise mais, mÍme quand je

serais entiËrement rÈtabli, míÈviter díici au moins un an, tout projet

de voyage et toute cause díagitation.

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Et hÈlas, il dÈfendit aussi díune faÁon absolue quíon me laiss‚t aller

au thÈ‚tre entendre la Berma; líartiste sublime, ‡ laquelle Bergotte

trouvait du gÈnie, míaurait en me faisant connaÓtre quelque chose qui

Ètait peut-Ítre aussi important et aussi beau, consolÈ de níavoir pas

ÈtÈ ‡ Florence et ‡ Venise, de níaller pas ‡ Balbec. On devait se

contenter de míenvoyer chaque jour aux Champs-ElysÈes, sous la

surveillance díune personne qui míempÍcherait de me fatiguer et qui

fut FranÁoise, entrÈe ‡ notre service aprËs la mort de ma tante

LÈonie. Aller aux Champs-…lysÈes me fut insupportable. Si seulement

Bergotte les e?t dÈcrits dans un de ses livres, sans doute jíaurais

dÈsirÈ de les connaÓtre, comme toutes les choses dont on avait

commencÈ par mettre le ´doubleª dans mon imagination. Elle les

rÈchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalitÈ, et je

voulais les retrouver dans la rÈalitÈ; mais dans ce jardin public rien

ne se rattachait ‡ mes rÍves.

Un jour, comme je míennuyais ‡ notre place familiËre, ‡ cÙtÈ des

chevaux de bois, FranÁoise míavait emmenÈ en excursionóau del‡ de la

frontiËre que gardent ‡ intervalles Ègaux les petits bastions des

marchandes de sucre díorgeó, dans ces rÈgions voisines mais ÈtrangËres

o? les visages sont inconnus, o? passe la voiture aux chËvres; puis

elle Ètait revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossÈe ‡ un

massif de lauriers; en líattendant je foulais la grande pelouse

chÈtive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin

est dominÈ par une statue quand, de líallÈe, síadressant ‡ une

fillette ‡ cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une

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autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui

cria, díune voix brËve: ´Adieu, Gilberte, je rentre, níoublie pas que

nous venons ce soir chez toi aprËs dÓner.ª Ce nom de Gilberte passa

prËs de moi, Èvoquant díautant plus líexistence de celle quíil

dÈsignait quíil ne la nommait pas seulement comme un absent dont on

parle, mais líinterpellait; il passa ainsi prËs de moi, en action pour

ainsi dire, avec une puissance quíaccroissait la courbe de son jet et

líapproche de son but;ótransportant ‡ son bord, je le sentais, la

connaissance, les notions quíavait de celle ‡ qui il Ètait adressÈ,

non pas moi, mais líamie qui líappelait, tout ce que, tandis quíelle

le prononÁait, elle revoyait ou du moins, possÈdait en sa mÈmoire, de

leur intimitÈ quotidienne, des visites quíelles se faisaient líune

chez líautre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus

douloureux pour moi díÍtre au contraire si familier et si maniable

pour cette fille heureuse qui míen frÙlait sans que jíy puisse

pÈnÈtrer et le jetait en plein air dans un cri;ólaissant dÈj‡ flotter

dans líair líÈmanation dÈlicieuse quíil avait fait se dÈgager, en les

touchant avec prÈcision, de quelques points invisibles de la vie de

Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel quíil serait, aprËs dÓner,

chez elle,óformant, passager cÈleste au milieu des enfants et des

bonnes, un petit nuage díune couleur prÈcieuse, pareil ‡ celui qui,

bombÈ au-dessus díun beau jardin du Poussin, reflËte minutieusement

comme un nuage díopÈra, plein de chevaux et de chars, quelque

apparition de la vie des dieux;ójetant enfin, sur cette herbe pelÈe, ‡

líendroit o? elle Ètait un morceau ‡ la fois de pelouse flÈtrie et un

moment de líaprËs-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne síarrÍta

de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice ‡ plumet

bleu líeut appelÈe), une petite bande merveilleuse et couleur

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díhÈliotrope impalpable comme un reflet et superposÈe comme un tapis

sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardÈs,

nostalgiques et profanateurs, tandis que FranÁoise me criait: ´Allons,

aboutonnez voir votre paletot et filonsª et que je remarquais pour la

premiËre fois avec irritation quíelle avait un langage vulgaire, et

hÈlas, pas de plumet bleu ‡ son chapeau.

Retournerait-elle seulement aux Champs-…lysÈes? Le lendemain elle níy

Ètait pas; mais je líy vis les jours suivants; je tournais tout le

temps autour de líendroit o? elle jouait avec ses amies, si bien

quíune fois o? elles ne se trouvËrent pas en nombre pour leur partie

de barres, elle me fit demander si je voulais complÈter leur camp, et

je jouai dÈsormais avec elle chaque fois quíelle Ètait l‡. Mais ce

níÈtait pas tous les jours; il y en avait o? elle Ètait empÍchÈe de

venir par ses cours, le catÈchisme, un go?ter, toute cette vie sÈparÈe

de la mienne que par deux fois, condensÈe dans le nom de Gilberte,

jíavais senti passer si douloureusement prËs de moi, dans le raidillon

de Combray et sur la pelouse des Champs-…lysÈes. Ces jours-l‡, elle

annonÁait díavance quíon ne la verrait pas; si cíÈtait ‡ cause de ses

Ètudes, elle disait: ´Cíest rasant, je ne pourrai pas venir demain;

vous allez tous vous amuser sans moiª, díun air chagrin qui me

consolait un peu; mais en revanche quand elle Ètait invitÈe ‡ une

matinÈe, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait

jouer, elle me rÈpondait: ´JíespËre bien que non! JíespËre bien que

maman me laissera aller chez mon amie.ª Du moins ces jours-l‡, je

savais que je ne la verrais pas, tandis que díautres fois, cíÈtait ‡

líimproviste que sa mËre líemmenait faire des courses avec elle, et le

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lendemain elle disait: ´Ah! oui, je suis sortie avec mamanª, comme une

chose naturelle, et qui níe?t pas ÈtÈ pour quelquíun le plus grand

malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps o? son

institutrice, qui pour elle-mÍme craignait la pluie, ne voulait pas

líemmener aux Champs-…lysÈes.

Aussi si le ciel Ètait douteux, dËs le matin je ne cessais de

líinterroger et je tenais compte de tous les prÈsages. Si je voyais la

dame díen face qui, prËs de la fenÍtre, mettait son chapeau, je me

disais: ´Cette dame va sortir; donc il fait un temps o? líon peut

sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame?ª Mais

le temps síassombrissait, ma mËre disait quíil pouvait se lever

encore, quíil suffirait pour cela díun rayon de soleil, mais que plus

probablement il pleuvrait; et síil pleuvait ‡ quoi bon aller aux

Champs …lysÈes? Aussi depuis le dÈjeuner mes regards anxieux ne

quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.

Devant la fenÍtre, le balcon Ètait gris. Tout díun coup, sur sa pierre

maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais

comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation díun rayon

hÈsitant qui voudrait libÈrer sa lumiËre. Un instant aprËs, le balcon

Ètait p‚le et rÈflÈchissant comme une eau matinale, et mille reflets

de la ferronnerie de son treillage Ètaient venus síy poser. Un souffle

de vent les dispersait, la pierre síÈtait de nouveau assombrie, mais,

comme apprivoisÈs, ils revenaient; elle recommenÁait imperceptiblement

‡ blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en

musique, ‡ la fin díune Ouverture, mËnent une seule note jusquíau

fortissimo suprÍme en la faisant passer rapidement par tous les degrÈs

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intermÈdiaires, je la voyais atteindre ‡ cet or inaltÈrable et fixe

des beaux jours, sur lequel líombre dÈcoupÈe de líappui ouvragÈ de la

balustrade se dÈtachait en noir comme une vÈgÈtation capricieuse, avec

une tÈnuitÈ dans la dÈlinÈation des moindres dÈtails qui semblait

trahir une conscience appliquÈe, une satisfaction díartiste, et avec

un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et

heureuses quíen vÈritÈ ces reflets larges et feuillus qui reposaient

sur ce lac de soleil semblaient savoir quíils Ètaient des gages de

calme et de bonheur.

Lierre instantanÈ, flore pariÈtaire et fugitive! la plus incolore, la

plus triste, au grÈ de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le

mur ou dÈcorer la croisÈe; pour moi, de toutes la plus chËre depuis le

jour o? elle Ètait apparue sur notre balcon, comme líombre mÍme de la

prÈsence de Gilberte qui Ètait peut-Ítre dÈj‡ aux Champs-ElysÈes, et

dËs que jíy arriverais, me dirait: ´CommenÁons tout de suite ‡ jouer

aux barres, vous Ítes dans mon campª; fragile, emportÈe par un

souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec

líheure; promesse du bonheur immÈdiat que la journÈe refuse ou

accomplira, et par l‡ du bonheur immÈdiat par excellence, le bonheur

de líamour; plus douce, plus chaude sur la pierre que níest la mousse

mÍme; vivace, ‡ qui il suffit díun rayon pour naÓtre et faire Èclore

de la joie, mÍme au cúur de líhiver.

Et jusque dans ces jours o? toute autre vÈgÈtation a disparu, o? le

beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est cachÈ sous

la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait

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trop couvert pour espÈrer que Gilberte sortÓt, alors tout díun coup,

faisant dire ‡ ma mËre: ´Tiens voil‡ justement quíil fait beau, vous

pourriez peut-Ítre essayer tout de mÍme díaller aux Champs-…lysÈesª,

sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu

entrelaÁait des fils díor et brodait des reflets noirs. Ce jour-l‡

nous ne trouvions personne ou une seule fillette prÍte ‡ partir qui

míassurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises dÈsertÈes par

líassemblÈe imposante mais frileuse des institutrices Ètaient vides.

Seule, prËs de la pelouse, Ètait assise une dame díun certain ‚ge qui

venait par tous les temps, toujours hanarchÈe díune toilette

identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de

laquelle jíaurais ‡ cette Èpoque sacrifiÈ, si líÈchange míavait ÈtÈ

permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte

allait tous les jours la saluer; elle demandait ‡ Gilberte des

nouvelles de ´son amour de mËreª; et il me semblait que si je líavais

connue, jíavais ÈtÈ pour Gilberte quelquíun de tout autre, quelquíun

qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses

petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les DÈbats

quíelle appelait ´mes vieux DÈbatsª et, par genre aristocratique,

disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:

´Mon vieil ami le sergent de villeª, ´la loueuse de chaises et moi qui

sommes de vieux amisª.

FranÁoise avait trop froid pour rester immobile, nous all‚mes jusquíau

pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et mÍme les

enfants síapprochaient sans peur comme díune immense baleine ÈchouÈe,

sans dÈfense, et quíon allait dÈpecer. Nous revenions aux

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Champs-…lysÈes; je languissais de douleur entre les chevaux de bois

immobiles et la pelouse blanche prise dans le rÈseau noir des allÈes

dont on avait enlevÈ la neige et sur laquelle la statue avait ‡ la

main un jet de glace ajoutÈ qui semblait líexplication de son geste.

La vieille dame elle-mÍme ayant pliÈ ses DÈbats, demanda líheure ‡ une

bonne díenfants qui passait et quíelle remercia en lui disant: ´Comme

vous Ítes aimable!ª puis, priant le cantonnier de dire ‡ ses petits

enfants de revenir, quíelle avait froid, ajouta: ´Vous serez mille

fois bon. Vous savez que je suis confuse!ª Tout ‡ coup líair se

dÈchira: entre le guignol et le cirque, ‡ líhorizon embelli, sur le

ciel entríouvert, je venais díapercevoir, comme un signe fabuleux, le

plumet bleu de Mademoiselle. Et dÈj‡ Gilberte courait ‡ toute vitesse

dans ma direction, Ètincelante et rouge sous un bonnet carrÈ de

fourrure, animÈe par le froid, le retard et le dÈsir du jeu; un peu

avant díarriver ‡ moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit

pour mieux garder son Èquilibre, soit parce quíelle trouvait cela plus

gracieux, ou par affectation du maintien díune patineuse, cíest les

bras grands ouverts quíelle avanÁait en souriant, comme si elle avait

voulu míy recevoir. ´Brava! Brava! Áa cíest trËs bien, je dirais comme

vous que cíest chic, que cíest cr‚ne, si je níÈtais pas díun autre

temps, du temps de líancien rÈgime, síÈcria la vieille dame prenant la

parole au nom des Champs-…lysÈes silencieux pour remercier Gilberte

díÍtre venue sans se laisser intimider par le temps. Vous Ítes comme

moi, fidËle quand mÍme ‡ nos vieux Champs-…lysÈes; nous sommes deux

intrÈpides. Si je vous disais que je les aime, mÍme ainsi. Cette

neige, vous allez rire de moi, Áa me fait penser ‡ de líhermine!ª Et

la vieille dame se mit ‡ rire.

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Le premier de ces joursóauxquels la neige, image des puissances qui

pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse díun jour

de sÈparation et jusquí‡ líaspect díun jour de dÈpart parce quíil

changeait la figure et empÍchait presque líusage du lieu habituel de

nos seules entrevues maintenant changÈ, tout enveloppÈ de houssesó, ce

jour fit pourtant faire un progrËs ‡ mon amour, car il fut comme un

premier chagrin quíelle e?t partagÈ avec moi. Il níy avait que nous

deux de notre bande, et Ítre ainsi le seul qui f?t avec elle, cíÈtait

non seulement comme un commencement díintimitÈ, mais aussi de sa

part,ócomme si elle ne f?t venue rien que pour moi par un temps

pareilócela me semblait aussi touchant que si un de ces jours o? elle

Ètait invitÈe ‡ une matinÈe, elle y avait renoncÈ pour venir me

retrouver aux Champs-…lysÈes; je prenais plus de confiance en la

vitalitÈ et en líavenir de notre amitiÈ qui restait vivace au milieu

de líengourdissement, de la solitude et de la ruine des choses

environnantes; et tandis quíelle me mettait des boules de neige dans

le cou, je souriais avec attendrissement ‡ ce qui me semblait ‡ la

fois une prÈdilection quíelle me marquait en me tolÈrant comme

compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de

fidÈlitÈ quíelle me gardait au milieu du malheur. BientÙt líune aprËs

líautre, comme des moineaux hÈsitants, ses amies arrivËrent toutes

noires sur la neige. Nous commenÁ‚mes ‡ jouer et comme ce jour si

tristement commencÈ devait finir dans la joie, comme je míapprochais,

avant de jouer aux barres, de líamie ‡ la voix brËve que jíavais

entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: ´Non,

non, on sait bien que vous aimez mieux Ítre dans le camp de Gilberte,

díailleurs vous voyez elle vous fait signe.ª Elle míappelait en effet

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pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le

soleil en lui donnant les reflets roses, líusure mÈtallique des

brocarts anciens, faisait un camp du drap díor.

Ce jour que jíavais tant redoutÈ fut au contraire un des seuls o? je

ne fus pas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus quí‡ ne jamais rester un jour sans voir

Gilberte (au point quíune fois ma grandímËre níÈtant pas rentrÈe pour

líheure du dÓner, je ne pus míempÍcher de me dire tout de suite que si

elle avait ÈtÈ ÈcrasÈe par une voiture, je ne pourrais pas aller de

quelque temps aux Champs-…lysÈes; on níaime plus personne dËs quíon

aime) pourtant ces moments o? jíÈtais auprËs díelle et que depuis la

veille jíavais si impatiemment attendus, pour lesquels jíavais

tremblÈ, auxquels jíaurais sacrifiÈ tout le reste, níÈtaient nullement

des moments heureux; et je le savais bien car cíÈtait les seuls

moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention

mÈticuleuse, acharnÈe, et elle ne dÈcouvrait pas en eux un atome de

plaisir.

Tout le temps que jíÈtais loin de Gilberte, jíavais besoin de la voir,

parce que cherchant sans cesse ‡ me reprÈsenter son image, je

finissais par ne plus y rÈussir, et par ne plus savoir exactement ‡

quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne míavait encore jamais dit

quíelle míaimait. Bien au contraire, elle avait souvent prÈtendu

quíelle avait des amis quíelle me prÈfÈrait, que jíÈtais un bon

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camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas

assez au jeu; enfin elle míavait donnÈ souvent des marques apparentes

de froideur qui auraient pu Èbranler ma croyance que jíÈtais pour elle

un Ítre diffÈrent des autres, si cette croyance avait pris sa source

dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela

Ètait, dans líamour que jíavais pour elle, ce qui la rendait autrement

rÈsistante, puisque cela la faisait dÈpendre de la maniËre mÍme dont

jíÈtais obligÈ, par une nÈcessitÈ intÈrieure, de penser ‡ Gilberte.

Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-mÍme je ne les

lui avais pas encore dÈclarÈs. Certes, ‡ toutes les pages de mes

cahiers, jíÈcrivais indÈfiniment son nom et son adresse, mais ‡ la vue

de ces vagues lignes que je traÁais sans quíelle pens‚t pour cela ‡

moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente

sans quíelle f?t mÍlÈe davantage ‡ ma vie, je me sentais dÈcouragÈ

parce quíelles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait mÍme

pas, mais de mon propre dÈsir quíelles semblaient me montrer comme

quelque chose de purement personnel, díirrÈel, de fastidieux et

díimpuissant. Le plus pressÈ Ètait que nous nous vissions Gilberte et

moi, et que nous puissions nous faire líaveu rÈciproque de notre

amour, qui jusque-l‡ níaurait pour ainsi dire pas commencÈ. Sans doute

les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient

ÈtÈ moins impÈrieuses pour un homme m?r. Plus tard, il arrive que

devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions

de celui que nous avons ‡ penser ‡ une femme comme je pensais ‡

Gilberte, sans Ítre inquiets de savoir si cette image correspond ‡ la

rÈalitÈ, et aussi de celui de líaimer sans avoir besoin díÍtre certain

quíelle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui

avouer notre inclination pour elle, afin díentretenir plus vivace

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líinclination quíelle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui

pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.

Mais ‡ líÈpoque o? jíaimais Gilberte, je croyais encore que líAmour

existait rÈellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus

que nous Ècartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un

ordre auquel on níÈtait pas libre de rien changer; il me semblait que

si jíavais, de mon chef, substituÈ ‡ la douceur de líaveu la

simulation de líindiffÈrence, je ne me serais pas seulement privÈ

díune des joies dont jíavais le plus rÍvÈ mais que je me serais

fabriquÈ ‡ ma guise un amour factice et sans valeur, sans

communication avec le vrai, dont jíaurais renoncÈ ‡ suivre les chemins

mystÈrieux et prÈexistants.

Mais quand jíarrivais aux Champs-…lysÈes,óet que díabord jíallais

pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications

nÈcessaires ‡ sa cause vivante, indÈpendante de moió, dËs que jíÈtais

en prÈsence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle jíavais

comptÈ pour rafraÓchir les images que ma mÈmoire fatiguÈe ne

retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui jíavais jouÈ hier,

et que venait de me faire saluer et reconnaÓtre un instinct aveugle

comme celui qui dans la marche nous met un pied devant líautre avant

que nous ayons eu le temps de penser, aussitÙt tout se passait comme

si elle et la fillette qui Ètait líobjet de mes rÍves avaient ÈtÈ deux

Ítres diffÈrents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma

mÈmoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la

figure de Gilberte míoffrait maintenant avec insistance quelque chose

que prÈcisÈment je ne míÈtais pas rappelÈ, un certain effilement aigu

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du nez qui, síassociant instantanÈment ‡ díautres traits, prenait

líimportance de ces caractËres qui en histoire naturelle dÈfinissent

une espËce, et la transmuait en une fillette du genre de celles ‡

museau pointu. Tandis que je míapprÍtais ‡ profiter de cet instant

dÈsirÈ pour me livrer, sur líimage de Gilberte que jíavais prÈparÈe

avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tÍte, ‡ la mise au

point qui me permettrait dans les longues heures o? jíÈtais seul

díÍtre s?r que cíÈtait bien elle que je me rappelais, que cíÈtait bien

mon amour pour elle que jíaccroissais peu ‡ peu comme un ouvrage quíon

compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idÈaliste

dont le corps tient compte du monde extÈrieur ‡ la rÈalitÈ duquel son

intelligence ne croit pas, le mÍme moi qui míavait fait la saluer

avant que je líeusse identifiÈe, síempressait de me faire saisir la

balle quíelle me tendait (comme si elle Ètait une camarade avec qui

jíÈtais venu jouer, et non une ‚me súur que jíÈtais venu rejoindre),

me faisait lui tenir par biensÈance jusquí‡ líheure o? elle síen

allait, mille propos aimables et insignifiants et míempÍchait ainsi,

ou de garder le silence pendant lequel jíaurais pu enfin remettre la

main sur líimage urgente et ÈgarÈe, ou de lui dire les paroles qui

pouvaient faire faire ‡ notre amour les progrËs dÈcisifs sur lesquels

jíÈtais chaque fois obligÈ de ne plus compter que pour líaprËs-midi

suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous Ètions

allÈs avec Gilberte jusquí‡ la baraque de notre marchande qui Ètait

particuliËrement aimable pour nous,ócar cíÈtait chez elle que M. Swann

faisait acheter son pain díÈpices, et par hygiËne, il en consommait

beaucoup, souffrant díun eczÈma ethnique et de la constipation des

ProphËtes,óGilberte me montrait en riant deux petits garÁons qui

Ètaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres

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díenfants. Car líun ne voulait pas díun sucre díorge rouge parce quíil

prÈfÈrait le violet et líautre, les larmes aux yeux, refusait une

prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire

díune voix passionnÈe: ´Jíaime mieux líautre prune, parce quíelle a un

ver!ª Jíachetai deux billes díun sou. Je regardais avec admiration,

lumineuses et captives dans une sÈbile isolÈe, les billes díagate qui

me semblaient prÈcieuses parce quíelles Ètaient souriantes et blondes

comme des jeunes filles et parce quíelles co?taient cinquante centimes

piËce. Gilberte ‡ qui on donnait beaucoup plus díargent quí‡ moi me

demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la

transparence et le fondu de la vie. Je níaurais voulu lui en faire

sacrifier aucune. Jíaurais aimÈ quíelle p?t les acheter, les dÈlivrer

toutes. Pourtant je lui en dÈsignai une qui avait la couleur de ses

yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon dorÈ, la caressa, paya sa

ranÁon, mais aussitÙt me remit sa captive en me disant: ´Tenez, elle

est ‡ vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir.ª

Une autre fois, toujours prÈoccupÈ du dÈsir díentendre la Berma dans

une piËce classique, je lui avais demandÈ si elle ne possÈdait pas une

brochure o? Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus

dans le commerce. Elle míavait priÈ de lui en rappeler le titre exact,

et le soir je lui avais adressÈ un petit tÈlÈgramme en Ècrivant sur

líenveloppe ce nom de Gilberte Swann que jíavais tant de fois tracÈ

sur mes cahiers. Le lendemain elle míapporta dans un paquet nouÈ de

faveurs mauves et scellÈ de cire blanche, la brochure quíelle avait

fait chercher. ´Vous voyez que cíest bien ce que vous míavez demandÈ,

me dit-elle, tirant de son manchon le tÈlÈgramme que je lui avais

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envoyÈ.ª Mais dans líadresse de ce pneumatique,óqui, hier encore

níÈtait rien, níÈtait quíun petit bleu que jíavais Ècrit, et qui

depuis quíun tÈlÈgraphiste líavait remis au concierge de Gilberte et

quíun domestique líavait portÈ jusquí‡ sa chambre, Ètait devenu cette

chose sans prix, un des petits bleus quíelle avait reÁus ce

jour-l‡,ójíeus peine ‡ reconnaÓtre les lignes vaines et solitaires de

mon Ècriture sous les cercles imprimÈs quíy avait apposÈs la poste,

sous les inscriptions quíy avait ajoutÈes au crayon un des facteurs,

signes de rÈalisation effective, cachets du monde extÈrieur, violettes

ceintures symboliques de la vie, qui pour la premiËre fois venaient

Èpouser, maintenir, relever, rÈjouir mon rÍve.

Et il y eut un jour aussi o? elle me dit: ´Vous savez, vous pouvez

míappeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom

de baptÍme. Cíest trop gÍnant.ª Pourtant elle continua encore un

moment ‡ se contenter de me dire ´vousª et comme je le lui faisais

remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme

celles qui dans les grammaires ÈtrangËres níont díautre but que de

nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom.

Et me souvenant plus tard de ce que jíavais senti alors, jíy ai dÈmÍlÈ

líimpression díavoir ÈtÈ tenu un instant dans sa bouche, moi-mÍme, nu,

sans plus aucune des modalitÈs sociales qui appartenaient aussi, soit

‡ ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, ‡

mes parents, et dont ses lËvresóen líeffort quíelle faisait, un peu

comme son pËre, pour articuler les mots quíelle voulait mettre en

valeuróeurent líair de me dÈpouiller, de me dÈvÍtir, comme de sa peau

un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard,

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se mettant au mÍme degrÈ nouveau díintimitÈ que prenait sa parole,

míatteignait aussi plus directement, non sans tÈmoigner la conscience,

le plaisir et jusque la gratitude quíil en avait, en se faisant

accompagner díun sourire.

Mais au moment mÍme, je ne pouvais apprÈcier la valeur de ces plaisirs

nouveaux. Ils níÈtaient pas donnÈs par la fillette que jíaimais, au

moi qui líaimait, mais par líautre, par celle avec qui je jouais, ‡

cet autre moi qui ne possÈdait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni

le cúur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix díun bonheur,

parce que seul il líavait dÈsirÈ. MÍme aprËs Ítre rentrÈ ‡ la maison

je ne les go?tais pas, car, chaque jour, la nÈcessitÈ qui me faisait

espÈrer que le lendemain jíaurais la contemplation exacte, calme,

heureuse de Gilberte, quíelle míavouerait enfin son amour, en

míexpliquant pour quelles raisons elle avait d? me le cacher

jusquíici, cette mÍme nÈcessitÈ me forÁait ‡ tenir le passÈ pour rien,

‡ ne jamais regarder que devant moi, ‡ considÈrer les petits avantages

quíelle míavait donnÈs non pas en eux-mÍmes et comme síils se

suffisaient, mais comme des Èchelons nouveaux o? poser le pied, qui

allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et díatteindre

enfin le bonheur que je níavais pas encore rencontrÈ.

Si elle me donnait parfois de ces marques díamitiÈ, elle me faisait

aussi de la peine en ayant líair de ne pas avoir de plaisir ‡ me voir,

et cela arrivait souvent les jours mÍmes sur lesquels jíavais le plus

comptÈ pour rÈaliser mes espÈrances. JíÈtais s?r que Gilberte

viendrait aux Champs-…lysÈes et jíÈprouvais une allÈgresse qui me

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paraissait seulement la vague anticipation díun grand bonheur

quand,óentrant dËs le matin au salon pour embrasser maman dÈj‡ toute

prÍte, la tour de ses cheveux noirs entiËrement construite, et ses

belles mains blanches et potelÈes sentant encore le savon,ójíavais

appris, en voyant une colonne de poussiËre se tenir debout toute seule

au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la

fenÍtre: ´En revenant de la revueª, que líhiver recevait jusquíau soir

la visite inopinÈe et radieuse díune journÈe de printemps. Pendant que

nous dÈjeunions, en ouvrant sa croisÈe, la dame díen face avait fait

dÈcamper en un clin díúil, dí‡ cÙtÈ de ma chaise,órayant díun seul

bond toute la largeur de notre salle ‡ mangeróun rayon qui y avait

commencÈ sa sieste et Ètait dÈj‡ revenu la continuer líinstant

díaprËs. Au collËge, ‡ la classe díune heure, le soleil me faisait

languir díimpatience et díennui en laissant traÓner une lueur dorÈe

jusque sur mon pupitre, comme une invitation ‡ la fÍte o? je ne

pourrais arriver avant trois heures, jusquíau moment o? FranÁoise

venait me chercher ‡ la sortie, et o? nous nous acheminions vers les

Champs-…lysÈes par les rues dÈcorÈes de lumiËre, encombrÈes par la

foule, et o? les balcons, descellÈs par le soleil et vaporeux,

flottaient devant les maisons comme des nuages díor. HÈlas! aux

Champs-…lysÈes je ne trouvais pas Gilberte, elle níÈtait pas encore

arrivÈe. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui

Á‡ et l‡ faisait flamboyer la pointe díun brin díherbe, et sur

laquelle les pigeons qui síy Ètaient posÈs avaient líair de sculptures

antiques que la pioche du jardinier a ramenÈes ‡ la surface díun sol

auguste, je restais les yeux fixÈs sur líhorizon, je míattendais ‡

tout moment ‡ voir apparaÓtre líimage de Gilberte suivant son

institutrice, derriËre la statue qui semblait tendre líenfant quíelle

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portait et qui ruisselait de rayons, ‡ la bÈnÈdiction du soleil. La

vieille lectrice des DÈbats Ètait assise sur son fauteuil, toujours ‡

la mÍme place, elle interpellait un gardien ‡ qui elle faisait un

geste amical de la main en lui criant: ´Quel joli temps!ª Et la

prÈposÈe síÈtant approchÈe díelle pour percevoir le prix du fauteuil,

elle faisait mille minauderies en mettant dans líouverture de son gant

le ticket de dix centimes comme si Áíavait ÈtÈ un bouquet, pour qui

elle cherchait, par amabilitÈ pour le donateur, la place la plus

flatteuse possible. Quand elle líavait trouvÈe, elle faisait exÈcuter

une Èvolution circulaire ‡ son cou, redressait son boa, et plantait

sur la chaisiËre, en lui montrant le bout de papier jaune qui

dÈpassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en

indiquant son corsage ‡ un jeune homme, lui dit: ´Vous reconnaissez

vos roses!ª

Jíemmenais FranÁoise au-devant de Gilberte jusquí‡ líArc-de-Triomphe,

nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadÈ

quíelle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la

fillette ‡ la voix brËve se jetait sur moi: ´Vite, vite, il y a dÈj‡

un quart díheure que Gilberte est arrivÈe. Elle va repartir bientÙt.

On vous attend pour faire une partie de barres.ª Pendant que je

montais líavenue des Champs-…lysÈes, Gilberte Ètait venue par la rue

Boissy-díAnglas, Mademoiselle ayant profitÈ du beau temps pour faire

des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.

Aussi cíÈtait ma faute; je níaurais pas d? míÈloigner de la pelouse;

car on ne savait jamais s?rement par quel cÙtÈ Gilberte viendrait, si

ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre

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plus Èmouvants, non seulement les Champs-…lysÈes entiers et toute la

durÈe de líaprËs-midi, comme une immense Ètendue díespace et de temps

sur chacun des points et ‡ chacun des moments de laquelle il Ètait

possible quíappar?t líimage de Gilberte, mais encore cette image,

elle-mÍme, parce que derriËre cette image je sentais se cacher la

raison pour laquelle elle míÈtait dÈcochÈe en plein cúur, ‡ quatre

heures au lieu de deux heures et demie, surmontÈe díun chapeau de

visite ‡ la place díun bÈret de jeu, devant les ´Ambassadeursª et non

entre les deux guignols, je devinais quelquíune de ces occupations o?

je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forÁaient ‡ sortir ou ‡ rester

‡ la maison, jíÈtais en contact avec le mystËre de sa vie inconnue.

CíÈtait ce mystËre aussi qui me troublait quand, courant sur líordre

de la fillette ‡ la voix brËve pour commencer tout de suite notre

partie de barres, jíapercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,

faisant une rÈvÈrence ‡ la dame aux DÈbats (qui lui disait: ´Quel beau

soleil, on dirait du feuª), lui parlant avec un sourire timide, díun

air compassÈ qui míÈvoquait la jeune fille diffÈrente que Gilberte

devait Ítre chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,

dans toute son autre existence qui míÈchappait. Mais de cette

existence personne ne me donnait líimpression comme M. Swann qui

venait un peu aprËs pour retrouver sa fille. Cíest que lui et Mme

Swann,óparce que leur fille habitait chez eux, parce que ses Ètudes,

ses jeux, ses amitiÈs dÈpendaient díeuxócontenaient pour moi, comme

Gilberte, peut-Ítre mÍme plus que Gilberte, comme il convenait ‡ des

lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un

inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait

Ètait de ma part líobjet díune prÈoccupation si constante que les

jours o?, comme ceux-l‡, M. Swann (que jíavais vu si souvent autrefois

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sans quíil excit‚t ma curiositÈ, quand il Ètait liÈ avec mes parents)

venait chercher Gilberte aux Champs-…lysÈes, une fois calmÈs les

battements de cúur quíavait excitÈs en moi líapparition de son chapeau

gris et de son manteau ‡ pËlerine, son aspect míimpressionnait encore

comme celui díun personnage historique sur lequel nous venons de lire

une sÈrie díouvrages et dont les moindres particularitÈs nous

passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand jíen

entendais parler ‡ Combray, me semblaient indiffÈrentes, prenaient

maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne

díautre níe?t jamais connu les OrlÈans; elles le faisaient se dÈtacher

vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de diffÈrentes classes

qui encombraient cette allÈe des Champs-ElysÈes, et au milieu desquels

jíadmirais quíil consentÓt ‡ figurer sans rÈclamer díeux díÈgards

spÈciaux, quíaucun díailleurs ne songeait ‡ lui rendre, tant Ètait

profond líincognito dont il Ètait enveloppÈ.

Il rÈpondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, mÍme au

mien quoiquíil f?t brouillÈ avec ma famille, mais sans avoir líair de

me connaÓtre. (Cela me rappela quíil míavait pourtant vu bien souvent

‡ la campagne; souvenir que jíavais gardÈ mais dans líombre, parce que

depuis que jíavais revu Gilberte, pour moi Swann Ètait surtout son

pËre, et non plus le Swann de Combray; comme les idÈes sur lesquelles

jíembranchais maintenant son nom Ètaient diffÈrentes des idÈes dans le

rÈseau desquelles il Ètait autrefois compris et que je níutilisais

plus jamais quand jíavais ‡ penser ‡ lui, il Ètait devenu un

personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne

artificielle secondaire et transversale ‡ notre invitÈ díautrefois; et

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comme rien níavait plus pour moi de prix que dans la mesure o? mon

amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le

regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les annÈes o?, aux

yeux de ce mÍme Swann qui Ètait en ce moment devant moi aux

Champs-ElysÈes et ‡ qui heureusement Gilberte níavait peut-Ítre pas

dit mon nom, je míÈtais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant

demander ‡ maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant

quíelle prenait le cafÈ avec lui, mon pËre et mes grands-parents ‡ la

table du jardin.) Il disait ‡ Gilberte quíil lui permettait de faire

une partie, quíil pouvait attendre un quart díheure, et síasseyant

comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette

main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis

que nous commencions ‡ jouer sur la pelouse, faisant envoler les

pigeons dont les beaux corps irisÈs qui ont la forme díun cúur et sont

comme les lilas du rËgne des oiseaux, venaient se rÈfugier comme en

des lieux díasile, tel sur le grand vase de pierre ‡ qui son bec en y

disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination

díoffrir en abondance les fruits ou les graines quíil avait líair díy

picorer, tel autre sur le front de la statue, quíil semblait surmonter

díun de ces objets en Èmail desquels la polychromie varie dans

certaines úuvres antiques la monotonie de la pierre et díun attribut

qui, quand la dÈesse le porte, lui vaut une ÈpithËte particuliËre et

en fait, comme pour une mortelle un prÈnom diffÈrent, une divinitÈ

nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui níavait pas rÈalisÈ mes espÈrances, je

níeus pas le courage de cacher ma dÈception ‡ Gilberte.

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óJíavais justement beaucoup de choses ‡ vous demander, lui dis-je. Je

croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitiÈ. Et aussitÙt

arrivÈe, vous allez partir! T‚chez de venir demain de bonne heure, que

je puisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie quíelle me rÈpondit:

óDemain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! jíai un

grand go?ter; aprËs-demain non plus, je vais chez une amie pour voir

de ses fenÍtres líarrivÈe du roi ThÈodose, ce sera superbe, et le

lendemain encore ‡ Michel Strogoff et puis aprËs, cela va Ítre bientÙt

NoÎl et les vacances du jour de líAn. Peut-Ítre on va míemmener dans

le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre

de NoÎl; en tous cas si je reste ‡ Paris, je ne viendrai pas ici car

jíirai faire des visites avec maman. Adieu, voil‡ papa qui míappelle.

Je revins avec FranÁoise par les rues qui Ètaient encore pavoisÈes de

soleil, comme au soir díune fÍte qui est finie. Je ne pouvais pas

traÓner mes jambes.

ó«a níest pas Ètonnant, dit FranÁoise, ce níest pas un temps de

saison, il fait trop chaud. HÈlas! mon Dieu, de partout il doit y

avoir bien des pauvres malades, cíest ‡ croire que l‡-haut aussi tout

se dÈtraque.

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Je me redisais en Ètouffant mes sanglots les mots o? Gilberte avait

laissÈ Èclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux

Champs-…lysÈes. Mais dÈj‡ le charme dont, par son simple

fonctionnement, se remplissait mon esprit dËs quíil songeait ‡ elle,

la position particuliËre, unique,óf?t elle affligeante,óo? me plaÁait

inÈvitablement par rapport ‡ Gilberte, la contrainte interne díun pli

mental, avaient commencÈ ‡ ajouter, mÍme ‡ cette marque

díindiffÈrence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes

larmes se formait un sourire qui níÈtait que líÈbauche timide díun

baiser. Et quand vint líheure du courrier, je me dis ce soir-l‡ comme

tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me

dire enfin quíelle nía jamais cessÈ de míaimer, et míexpliquera la

raison mystÈrieuse pour laquelle elle a ÈtÈ forcÈe de me le cacher

jusquíici, de faire semblant de pouvoir Ítre heureuse sans me voir, la

raison pour laquelle elle a pris líapparence de la Gilberte simple

camarade.

Tous les soirs je me plaisais ‡ imaginer cette lettre, je croyais la

lire, je míen rÈcitais chaque phrase. Tout díun coup je míarrÍtais

effrayÈ. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de

Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas Ítre celle-l‡ puisque cíÈtait

moi qui venais de la composer. Et dËs lors, je míefforÁais de

dÈtourner ma pensÈe des mots que jíaurais aimÈ quíelle míÈcrivÓt, par

peur en les ÈnonÁant, díexclure justement ceux-l‡,óles plus chers, les

plus dÈsirÈsó, du champ des rÈalisations possibles. MÍme si par une

invraisemblable coÔncidence, cíe?t ÈtÈ justement la lettre que jíavais

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inventÈe que de son cÙtÈ míe?t adressÈe Gilberte, y reconnaissant mon

úuvre je níeusse pas eu líimpression de recevoir quelque chose qui ne

vÓnt pas de moi, quelque chose de rÈel, de nouveau, un bonheur

extÈrieur ‡ mon esprit, indÈpendant de ma volontÈ, vraiment donnÈ par

líamour.

En attendant je relisais une page que ne míavait pas Ècrite Gilberte,

mais qui du moins me venait díelle, cette page de Bergotte sur la

beautÈ des vieux mythes dont síest inspirÈ Racine, et que, ‡ cÙtÈ de

la bille díagathe, je gardais toujours auprËs de moi. JíÈtais attendri

par la bontÈ de mon amie qui me líavait fait rechercher; et comme

chacun a besoin de trouver des raisons ‡ sa passion, jusquí‡ Ítre

heureux de reconnaÓtre dans líÍtre quíil aime des qualitÈs que la

littÈrature ou la conversation lui ont appris Ítre de celles qui sont

dignes díexciter líamour, jusquí‡ les assimiler par imitation et en

faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualitÈs fussent-elles

les plus oppressÈes ‡ celles que cet amour e?t recherchÈes tant quíil

Ètait spontanÈócomme Swann autrefois le caractËre esthÈtique de la

beautÈ díOdette,ómoi, qui avais díabord aimÈ Gilberte, dËs Combray, ‡

cause de tout líinconnu de sa vie, dans lequel jíaurais voulu me

prÈcipiter, míincarner, en dÈlaissant la mienne qui ne míÈtait plus

rien, je pensais maintenant comme ‡ un inestimable avantage, que de

cette mienne vie trop connue, dÈdaignÈe, Gilberte pourrait devenir un

jour líhumble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui

le soir míaidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des

brochures. Quant ‡ Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque

divin ‡ cause de qui jíavais díabord aimÈ Gilberte, avant mÍme de

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líavoir vue, maintenant cíÈtait surtout ‡ cause de Gilberte que je

líaimais. Avec autant de plaisir que les pages quíil avait Ècrites sur

Racine, je regardais le papier fermÈ de grands cachets de cire blancs

et nouÈ díun flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait

apportÈes. Je baisais la bille díagate qui Ètait la meilleure part du

cúur de mon amie, la part qui níÈtait pas frivole, mais fidËle, et qui

bien que parÈe du charme mystÈrieux de la vie de Gilberte demeurait

prËs de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la

beautÈ de cette pierre, et la beautÈ aussi de ces pages de Bergotte,

que jíÈtais heureux díassocier ‡ líidÈe de mon amour pour Gilberte

comme si dans les moments o? celui-ci ne míapparaissait plus que comme

un nÈant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je

míapercevais quíelles Ètaient antÈrieures ‡ cet amour, quíelles ne lui

ressemblaient pas, que leurs ÈlÈments avaient ÈtÈ fixÈs par le talent

ou par les lois minÈralogiques avant que Gilberte ne me conn?t, que

rien dans le livre ni dans la pierre níe?t ÈtÈ autre si Gilberte ne

míavait pas aimÈ et que rien par consÈquent ne míautorisait ‡ lire en

eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans

cesse du lendemain líaveu de celui de Gilberte, annulait, dÈfaisait

chaque soir le travail mal fait de la journÈe, dans líombre de

moi-mÍme une ouvriËre inconnue ne laissait pas au rebut les fils

arrachÈs et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler ‡

mon bonheur, dans un ordre diffÈrent quíelle donnait ‡ tous ses

ouvrages. Ne portant aucun intÈrÍt particulier ‡ mon amour, ne

commenÁant pas par dÈcider que jíÈtais aimÈ, elle recueillait les

actions de Gilberte qui míavaient semblÈ inexplicables et ses fautes

que jíavais excusÈes. Alors les unes et les autres prenaient un sens.

Il semblait dire, cet ordre nouveau, quíen voyant Gilberte, au lieu

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quíelle vÓnt aux Champs-…lysÈes, aller ‡ une matinÈe, faire des

courses avec son institutrice et se prÈparer ‡ une absence pour les

vacances du jour de lían, jíavais tort de penser, me dire: ´cíest

quíelle est frivole ou docile.ª Car elle e?t cessÈ díÍtre líun ou

líautre si elle míavait aimÈ, et si elle avait ÈtÈ forcÈe díobÈir

cíe?t ÈtÈ avec le mÍme dÈsespoir que jíavais les jours o? je ne la

voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais

pourtant savoir ce que cíÈtait quíaimer puisque jíaimais Gilberte; il

me faisait remarquer le souci perpÈtuel que jíavais de me faire valoir

‡ ses yeux, ‡ cause duquel jíessayais de persuader ‡ ma mËre díacheter

‡ FranÁoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutÙt

de ne plus míenvoyer aux Champs-…lysÈes avec cette bonne dont je

rougissais (‡ quoi ma mËre rÈpondait que jíÈtais injuste pour

FranÁoise, que cíÈtait une brave femme qui nous Ètait dÈvouÈe), et

aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois

díavance je ne pensais quí‡ t‚cher díapprendre ‡ quelle Èpoque elle

quitterait Paris et o? elle irait, trouvant le pays le plus agrÈable

un lieu díexil si elle ne devait pas y Ítre, et ne dÈsirant que rester

toujours ‡ Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-…lysÈes; et

il níavait pas de peine ‡ me montrer que ce souci-l‡, ni ce besoin, je

ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire

apprÈciait son institutrice, sans síinquiÈter de ce que jíen pensais.

Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-…lysÈes, si cíÈtait

pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agrÈable si cíÈtait

pour sortir avec sa mËre. Et ‡ supposer mÍme quíelle míe?t permis

díaller passer les vacances au mÍme endroit quíelle, du moins pour

choisir cet endroit elle síoccupait du dÈsir de ses parents, de mille

amusements dont on lui avait parlÈ et nullement que ce f?t celui o? ma

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famille avait líintention de míenvoyer. Quand elle míassurait parfois

quíelle míaimait moins quíun de ses amis, moins quíelle ne míaimait la

veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une

nÈgligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce quíil fallait

faire pour quíelle recommenÁ‚t ‡ míaimer autant, pour quíelle míaim‚t

plus que les autres; je voulais quíelle me dÓt que cíÈtait dÈj‡ fait,

je líen suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour

moi ‡ son grÈ, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots

quíelle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je

donc pas que ce que jíÈprouvais, moi, pour elle, ne dÈpendait ni de

ses actions, ni de ma volontÈ?

Il disait enfin, líordre nouveau dessinÈ par líouvriËre invisible, que

si nous pouvons dÈsirer que les actions díune personne qui nous a

peinÈs jusquíici níaient pas ÈtÈ sincËres, il y a dans leur suite une

clartÈ contre quoi notre dÈsir ne peut rien et ‡ laquelle, plutÙt quí‡

lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient

que le lendemain ne serait pas diffÈrent de ce quíavaient ÈtÈ tous les

autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien dÈj‡

pour pouvoir changer, cíÈtait líindiffÈrence; que dans mon amitiÈ avec

Gilberte, cíest moi seul qui aimais. ´Cíest vrai, rÈpondait mon amour,

il níy a plus rien ‡ faire de cette amitiÈ-l‡, elle ne changera pas.ª

Alors dËs le lendemain (ou attendant une fÍte síil y en avait une

prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-Ítre, un de ces jours

qui ne sont pas pareils aux autres, o? le temps recommence sur de

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nouveaux frais en rejetant líhÈritage du passÈ, en níacceptant pas le

legs de ses tristesses) je demandais ‡ Gilberte de renoncer ‡ notre

amitiÈ ancienne et de jeter les bases díune nouvelle amitiÈ.

Jíavais toujours ‡ portÈe de ma main un plan de Paris qui, parce quíon

pouvait y distinguer la rue o? habitaient M. et Mme Swann, me semblait

contenir un trÈsor. Et par plaisir, par une sorte de fidÈlitÈ

chevaleresque aussi, ‡ propos de níimporte quoi, je disais le nom de

cette rue, si bien que mon pËre me demandait, níÈtant pas comme ma

mËre et ma grandímËre au courant de mon amour:

óMais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle nía rien

díextraordinaire, elle est trËs agrÈable ‡ habiter parce quíelle est ‡

deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le mÍme cas.

Je míarrangeais ‡ tout propos ‡ faire prononcer ‡ mes parents le nom

de Swann: certes je me le rÈpÈtais mentalement sans cesse: mais

jíavais besoin aussi díentendre sa sonoritÈ dÈlicieuse et de me faire

jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom

de Swann díailleurs que je connaissais depuis si longtemps, Ètait

maintenant pour moi, ainsi quíil arrive ‡ certains aphasiques ‡

líÈgard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il Ètait toujours

prÈsent ‡ ma pensÈe et pourtant elle ne pouvait pas síhabituer ‡ lui.

Je le dÈcomposais, je líÈpelais, son orthographe Ètait pour moi une

surprise. Et en mÍme temps que díÍtre familier, il avait cessÈ de me

paraÓtre innocent. Les joies que je prenais ‡ líentendre, je les

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croyais si coupables, quíil me semblait quíon devinait ma pensÈe et

quíon changeait la conversation si je cherchais ‡ líy amener. Je me

rabattais sur les sujets qui touchaient encore ‡ Gilberte, je

rab‚chais sans fin les mÍmes paroles, et jíavais beau savoir que ce

níÈtait que des paroles,ódes paroles prononcÈes loin díelle, quíelle

níentendait pas, des paroles sans vertu qui rÈpÈtaient ce qui Ètait,

mais ne le pouvaient modifier,ópourtant il me semblait quí‡ force de

manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte jíen ferais

peut-Ítre sortir quelque chose díheureux. Je redisais ‡ mes parents

que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition

ÈnoncÈe pour la centiËme fois allait avoir enfin pour effet de faire

brusquement entrer Gilberte venant ‡ tout jamais vivre avec nous. Je

reprenais líÈloge de la vieille dame qui lisait les DÈbats (jíavais

insinuÈ ‡ mes parents que cíÈtait une ambassadrice ou peut-Ítre une

altesse) et je continuais ‡ cÈlÈbrer sa beautÈ, sa magnificence, sa

noblesse, jusquíau jour o? je dis que díaprËs le nom quíavait prononcÈ

Gilberte elle devait síappeler Mme Blatin.

óOh! mais je vois ce que cíest, síÈcria ma mËre tandis que je me

sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton

pauvre grand-pËre. Et cíest elle que tu trouves belle! Mais elle est

horrible et elle lía toujours ÈtÈ. Cíest la veuve díun huissier. Tu ne

te rappelles pas quand tu Ètais enfant les manËges que je faisais pour

líÈviter ‡ la leÁon de gymnastique o?, sans me connaÓtre, elle voulait

venir me parler sous prÈtexte de me dire que tu Ètais ´trop beau pour

un garÁonª. Elle a toujours eu la rage de connaÓtre du monde et il

faut bien quíelle soit une espËce de folle comme jíai toujours pensÈ,

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si elle connaÓt vraiment Mme Swann. Car si elle Ètait díun milieu fort

commun, au moins il níy a jamais rien eu que je sache ‡ dire sur elle.

Mais il fallait toujours quíelle se fasse des relations. Elle est

horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse díembarras.ª

Quant ‡ Swann, pour t‚cher de lui ressembler, je passais tout mon

temps ‡ table, ‡ me tirer sur le nez et ‡ me frotter les yeux. Mon

pËre disait: ´cet enfant est idiot, il deviendra affreux.ª Jíaurais

surtout voulu Ítre aussi chauve que Swann. Il me semblait un Ítre si

extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je

frÈquentais le connussent aussi et que dans les hasards díune journÈe

quelconque on p?t Ítre amenÈ ‡ le rencontrer. Et une fois, ma mËre, en

train de nous raconter comme chaque soir ‡ dÓner, les courses quíelle

avait faites dans líaprËs-midi, rien quíen disant: ´A ce propos,

devinez qui jíai rencontrÈ aux Trois Quartiers, au rayon des

parapluies: Swannª, fit Èclore au milieu de son rÈcit, fort aride pour

moi, une fleur mystÈrieuse. Quelle mÈlancolique voluptÈ, díapprendre

que cet aprËs-midi-l‡, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,

Swann avait ÈtÈ acheter un parapluie. Au milieu des ÈvÈnements grands

et minimes, Ègalement indiffÈrents, celui-l‡ Èveillait en moi ces

vibrations particuliËres dont Ètait perpÈtuellement Èmu mon amour pour

Gilberte. Mon pËre disait que je ne míintÈressais ‡ rien parce que je

níÈcoutais pas quand on parlait des consÈquences politiques que

pouvait avoir la visite du roi ThÈodose, en ce moment líhÙte de la

France et, prÈtendait-on, son alliÈ. Mais combien en revanche, jíavais

envie de savoir si Swann avait son manteau ‡ pËlerine!

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óEst-ce que vous vous Ítes dit bonjour? demandai-je.

óMais naturellement, rÈpondit ma mËre qui avait toujours líair de

craindre que si elle e?t avouÈ que nous Ètions en froid avec Swann, on

e?t cherchÈ ‡ les rÈconcilier plus quíelle ne souhaitait, ‡ cause de

Mme Swann quíelle ne voulait pas connaÓtre. ´Cíest lui qui est venu me

saluer, je ne le voyais pas.

óMais alors, vous níÍtes pas brouillÈs?

óBrouillÈs? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillÈsª,

rÈpondit-elle vivement comme si jíavais attentÈ ‡ la fiction de ses

bons rapports avec Swann et essayÈ de travailler ‡ un ´rapprochementª.

óIl pourrait tíen vouloir de ne plus líinviter.

óOn níest pas obligÈ díinviter tout le monde; est-ce quíil míinvite?

Je ne connais pas sa femme.

óMais il venait bien ‡ Combray.

óEh bien oui! il venait ‡ Combray, et puis ‡ Paris il a autre chose ‡

faire et moi aussi. Mais je tíassure que nous níavions pas du tout

líair de deux personnes brouillÈes. Nous sommes restÈs un moment

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ensemble parce quíon ne lui apportait pas son paquet. Il mía demandÈ

de tes nouvelles, il mía dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma

mËre, míÈmerveillant du prodige que jíexistasse dans líesprit de

Swann, bien plus, que ce f?t díune faÁon assez complËte, pour que,

quand je tremblais díamour devant lui aux Champs-…lysÈes, il s?t mon

nom, qui Ètait ma mËre, et p?t amalgamer autour de ma qualitÈ de

camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents,

leur famille, líendroit que nous habitions, certaines particularitÈs

de notre vie díautrefois, peut-Ítre mÍme inconnues de moi. Mais ma

mËre ne paraissait pas avoir trouvÈ un charme particulier ‡ ce rayon

des Trois Quartiers o? elle avait reprÈsentÈ pour Swann, au moment o?

il líavait vue, une personne dÈfinie avec qui il avait des souvenirs

communs qui avaient motivÈ chez lui le mouvement de síapprocher

díelle, le geste de la saluer.

Ni elle díailleurs ni mon pËre ne semblaient non plus trouver ‡ parler

des grands-parents de Swann, du titre díagent de change honoraire, un

plaisir qui pass‚t tous les autres. Mon imagination avait isolÈ et

consacrÈ dans le Paris social une certaine famille comme elle avait

fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait

sculptÈ la porte cochËre et rendu prÈcieuses les fenÍtres. Mais ces

ornements, jíÈtais seul ‡ les voir. De mÍme que mon pËre et ma mËre

trouvaient la maison quíhabitait Swann pareille aux autres maisons

construites en mÍme temps dans le quartier du Bois, de mÍme la famille

de Swann leur semblait du mÍme genre que beaucoup díautres familles

díagents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon

le degrÈ o? elle avait participÈ ‡ des mÈrites communs au reste de

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líunivers et ne lui trouvaient rien díunique. Ce quíau contraire ils y

apprÈciaient, ils le rencontraient ‡ un degrÈ Ègal, ou plus ÈlevÈ,

ailleurs. Aussi aprËs avoir trouvÈ la maison bien situÈe, ils

parlaient díune autre qui líÈtait mieux, mais qui níavait rien ‡ voir

avec Gilberte, ou de financiers díun cran supÈrieur ‡ son grand-pËre;

et síils avaient eu líair un moment díÍtre du mÍme avis que moi,

cíÈtait par un malentendu qui ne tardait pas ‡ se dissiper. Cíest que,

pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualitÈ

inconnue analogue dans le monde des Èmotions ‡ ce que peut Ítre dans

celui des couleurs líinfra-rouge, mes parents Ètaient dÈpourvus de ce

sens supplÈmentaire et momentanÈ dont míavait dotÈ líamour.

Les jours o? Gilberte míavait annoncÈ quíelle ne devait pas venir aux

Champs-ElysÈes, je t‚chais de faire des promenades qui me

rapprochassent un peu díelle. Parfois jíemmenais FranÁoise en

pËlerinage devant la maison quíhabitaient les Swann. Je lui faisais

rÈpÈter sans fin ce que, par líinstitutrice, elle avait appris

relativement ‡ Mme Swann. ´Il paraÓt quíelle a bien confiance ‡ des

mÈdailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la

chouette, ou bien comme un tic-tac díhorloge dans le mur, ou si elle a

vu un chat ‡ minuit, ou si le bois díun meuble, il a craquÈ. Ah! cíest

une personne trËs croyante!ª JíÈtais si amoureux de Gilberte que si

sur le chemin jíapercevais leur vieux maÓtre díhÙtel promenant un

chien, líÈmotion míobligeait ‡ míarrÍter, jíattachais sur ses favoris

blancs des regards pleins de passion. FranÁoise me disait:

óQuíest-ce que vous avez?

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Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochËre

o? un concierge diffÈrent de tout concierge, et pÈnÈtrÈ jusque dans

les galons de sa livrÈe du mÍme charme douloureux que jíavais ressenti

dans le nom de Gilberte, avait líair de savoir que jíÈtais de ceux ‡

qui une indignitÈ originelle interdirait toujours de pÈnÈtrer dans la

vie mystÈrieuse quíil Ètait chargÈ de garder et sur laquelle les

fenÍtres de líentre-sol paraissaient conscientes díÍtre refermÈes,

ressemblant beaucoup moins entre la noble retombÈe de leurs rideaux de

mousseline ‡ níimporte quelles autres fenÍtres, quíaux regards de

Gilberte. Díautres fois nous allions sur les boulevards et je me

postais ‡ líentrÈe de la rue Duphot; on míavait dit quíon pouvait

souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon

imagination diffÈrenciait tellement le pËre de Gilberte du reste de

líhumanitÈ, sa prÈsence au milieu du monde rÈel y introduisait tant de

merveilleux, que, avant mÍme díarriver ‡ la Madeleine, jíÈtais Èmu ‡

la pensÈe díapprocher díune rue o? pouvait se produire inopinÈment

líapparition surnaturelle.

Mais le plus souvent,óquand je ne devais pas voir Gilberteócomme

jíavais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans

líallÈe ´des Acaciasª, autour du grand Lac, et dans líallÈe de la

´Reine Margueriteª, je dirigeais FranÁoise du cÙtÈ du bois de

Boulogne. Il Ètait pour moi comme ces jardins zoologiques o? líon voit

rassemblÈs des flores diverses et des paysages opposÈs; o?, aprËs une

colline on trouve une grotte, un prÈ, des rochers, une riviËre, une

fosse, une colline, un marais, mais o? líon sait quíils ne sont l‡ que

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pour fournir aux Èbats de líhippopotame, des zËbres, des crocodiles,

des lapins russes, des ours et du hÈron, un milieu appropriÈ ou un

cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, rÈunissant des petits

mondes divers et clos,ófaisant succÈder quelque ferme plantÈe díarbres

rouges, de chÍnes díAmÈrique, comme une exploitation agricole dans la

Virginie, ‡ une sapiniËre au bord du lac, ou ‡ une futaie dío? surgit

tout ‡ coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux díune bÍte,

quelque promeneuse rapide,óil Ètait le Jardin des femmes; et,ócomme

líallÈe de Myrtes de líEnÈide,óplantÈe pour elles díarbres díune seule

essence, líallÈe des Acacias Ètait frÈquentÈe par les BeautÈs

cÈlËbres. Comme, de loin, la culmination du rocher dío? elle se jette

dans líeau, transporte de joie les enfants qui savent quíils vont voir

líotarie, bien avant díarriver ‡ líallÈe des Acacias, leur parfum qui,

irradiant alentour, faisait sentir de loin líapproche et la

singularitÈ díune puissante et molle individualitÈ vÈgÈtale; puis,

quand je me rapprochais, le faÓte aperÁu de leur frondaison lÈgËre et

miËvre, díune ÈlÈgance facile, díune coupe coquette et díun mince

tissu, sur laquelle des centaines de fleurs síÈtaient abattues comme

des colonies ailÈes et vibratiles de parasites prÈcieux; enfin jusquí‡

leur nom fÈminin, dÈsúuvrÈ et doux, me faisaient battre le cúur mais

díun dÈsir mondain, comme ces valses qui ne nous Èvoquent plus que le

nom des belles invitÈes que líhuissier annonce ‡ líentrÈe díun bal. On

míavait dit que je verrais dans líallÈe certaines ÈlÈgantes que, bien

quíelles níeussent pas toutes ÈtÈ ÈpousÈes, líon citait habituellement

‡ cÙtÈ de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre;

leur nouveau nom, quand il y en avait un, níÈtait quíune sorte

díincognito que ceux qui voulaient parler díelles avaient soin de

lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beauódans líordre des

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ÈlÈgances fÈmininesóÈtait rÈgi par des lois occultes ‡ la connaissance

desquelles elles avaient ÈtÈ initiÈes, et quíelles avaient le pouvoir

de le rÈaliser, jíacceptais díavance comme une rÈvÈlation líapparition

de leur toilette, de leur attelage, de mille dÈtails au sein desquels

je mettais ma croyance comme une ‚me intÈrieure qui donnait la

cohÈsion díun chef-díúuvre ‡ cet ensemble ÈphÈmËre et mouvant. Mais

cíest Mme Swann que je voulais voir, et jíattendais quíelle pass‚t,

Èmu comme si Áíavait ÈtÈ Gilberte, dont les parents, imprÈgnÈs comme

tout ce qui líentourait, de son charme, excitaient en moi autant

díamour quíelle, mÍme un trouble plus douloureux (parce que leur point

de contact avec elle Ètait cette partie intestine de sa vie qui

míÈtait interdite), et enfin (car je sus bientÙt, comme on le verra,

quíils níaimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de

vÈnÈration que nous vouons toujours ‡ ceux qui exercent sans frein la

puissance de nous faire du mal.

Jíassignais la premiËre place ‡ la simplicitÈ, dans líordre des

mÈrites esthÈtiques et des grandeurs mondaines quand jíapercevais Mme

Swann ‡ pied, dans une polonaise de drap, sur la tÍte un petit toquet

agrÈmentÈ díune aile de lophophore, un bouquet de violettes au

corsage, pressÈe, traversant líallÈe des Acacias comme si Áíavait ÈtÈ

seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et rÈpondant

díun clin díoeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin

sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne níavait autant

de chic. Mais au lieu de la simplicitÈ, cíest le faste que je mettais

au plus haut rang, si, aprËs que jíavais forcÈ FranÁoise, qui níen

pouvait plus et disait que les jambes ´lui rentraientª, ‡ faire les

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cent pas pendant une heure, je voyais enfin, dÈbouchant de líallÈe qui

vient de la Porte Dauphineóimage pour moi díun prestige royal, díune

arrivÈe souveraine telle quíaucune reine vÈritable nía pu míen donner

líimpression dans la suite, parce que jíavais de leur pouvoir une

notion moins vague et plus expÈrimentale,óemportÈe par le vol de deux

chevaux ardents, minces et contournÈs comme on en voit dans les

dessins de Constantin Guys, portant Ètabli sur son siËge un Ènorme

cocher fourrÈ comme un cosaque, ‡ cÙtÈ díun petit groom rappelant le

´tigreª de ´feu Baudenordª, je voyaisóou plutÙt je sentais imprimer sa

forme dans mon cúur par une nette et Èpuisante blessureóune

incomparable victoria, ‡ dessein un peu haute et laissant passer ‡

travers son luxe ´dernier criª des allusions aux formes anciennes, au

fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux

maintenant blonds avec une seule mËche grise ceints díun mince bandeau

de fleurs, le plus souvent des violettes, dío? descendaient de longs

voiles, ‡ la main une ombrelle mauve, aux lËvres un sourire ambigu o?

je ne voyais que la bienveillance díune MajestÈ et o? il y avait

surtout la provocation de la cocotte, et quíelle inclinait avec

douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en rÈalitÈ

disait aux uns: ´Je me rappelle trËs bien, cíÈtait exquis!ª; ‡

díautres: ´Comme jíaurais aimÈ! Áía ÈtÈ la mauvaise chance!ª; ‡

díautres: ´Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la

file et dËs que je pourrai, je couperai.ª Quand passaient des

inconnus, elle laissait cependant autour de ses lËvres un sourire

oisif, comme tournÈ vers líattente ou le souvenir díun ami et qui

faisait dire: ´Comme elle est belle!ª Et pour certains hommes

seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et

qui signifiait: ´Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de

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vipËre, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je

míoccupe de vous, moi!ª Coquelin passait en discourant au milieu

díamis qui líÈcoutaient et faisait avec la main ‡ des personnes en

voiture, un large bonjour de thÈ‚tre. Mais je ne pensais quí‡ Mme

Swann et je faisais semblant de ne pas líavoir vue, car je savais

quíarrivÈe ‡ la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait ‡ son cocher de

couper la file et de líarrÍter pour quíelle p?t descendre líallÈe ‡

pied. Et les jours o? je me sentais le courage de passer ‡ cÙtÈ

díelle, jíentraÓnais FranÁoise dans cette direction. A un moment en

effet, cíest dans líallÈe des piÈtons, marchant vers nous que

jíapercevais Mme Swann laissant síÈtaler derriËre elle la longue

traÓne de sa robe mauve, vÍtue, comme le peuple imagine les reines,

díÈtoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,

abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant

peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire

et son but avaient ÈtÈ de prendre de líexercice, sans penser quíelle

Ètait vue et que toutes les tÍtes Ètaient tournÈes vers elle. Parfois

pourtant quand elle síÈtait retournÈe pour appeler son lÈvrier, elle

jetait imperceptiblement un regard circulaire autour díelle.

Ceux mÍme qui ne la connaissaient pas Ètaient avertis par quelque

chose de singulier et díexcessifóou peut-Ítre par une radiation

tÈlÈpathique comme celles qui dÈchaÓnaient des applaudissements dans

la foule ignorante aux moments o? la Berma Ètait sublime,óque ce

devait Ítre quelque personne connue. Ils se demandaient: ´Qui

est-ce?ª, interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de

se rappeler la toilette comme un point de repËre pour des amis plus

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instruits qui les renseigneraient aussitÙt. Díautres promeneurs,

síarrÍtant ‡ demi, disaient:

ó´Vous savez qui cíest? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de

CrÈcy?ª

ó´Odette de CrÈcy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais

savez-vous quíelle ne doit plus Ítre de la premiËre jeunesse! Je me

rappelle que jíai couchÈ avec elle le jour de la dÈmission de

Mac-Mahon.ª

ó´Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est

maintenant Mme Swann, la femme díun monsieur du Jockey, ami du prince

de Galles. Elle est du reste encore superbe.ª

ó´Oui, mais si vous líaviez connue ‡ ce moment-l‡, ce quíelle Ètait

jolie! Elle habitait un petit hÙtel trËs Ètrange avec des

chinoiseries. Je me rappelle que nous Ètions embÍtÈs par le bruit des

crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.ª

Sans entendre les rÈflexions, je percevais autour díelle le murmure

indistinct de la cÈlÈbritÈ. Mon cúur battait díimpatience quand je

pensais quíil allait se passer un instant encore avant que tous ces

gens, au milieu desquels je remarquais avec dÈsolation que níÈtait pas

un banquier mul‚tre par lequel je me sentais mÈprisÈ, vissent le jeune

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homme inconnu auquel ils ne prÍtaient aucune attention, saluer (sans

la connaÓtre, ‡ vrai dire, mais je míy croyais autorisÈ parce que mes

parents connaissaient son mari et que jíÈtais le camarade de sa

fille), cette femme dont la rÈputation de beautÈ, díinconduite et

díÈlÈgance Ètait universelle. Mais dÈj‡ jíÈtais tout prËs de Mme

Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si Ètendu, si

prolongÈ, quíelle ne pouvait síempÍcher de sourire. Des gens riaient.

Quant ‡ elle, elle ne míavait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait

pas mon nom, mais jíÈtais pour elleócomme un des gardes du Bois, ou le

batelier ou les canards du lac ‡ qui elle jetait du painóun des

personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dÈnuÈs de

caractËres individuels quíun ´emploi de thÈ‚treª, de ses promenades au

bois. Certains jours o? je ne líavais pas vue allÈe des Acacias, il

míarrivait de la rencontrer dans líallÈe de la Reine-Marguerite o?

vont les femmes qui cherchent ‡ Ítre seules, ou ‡ avoir líair de

chercher ‡ líÍtre; elle ne le restait pas longtemps, bientÙt rejointe

par quelque ami, souvent coiffÈ díun ´tubeª gris, que je ne

connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs

deux voitures suivaient.

Cette complexitÈ du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et,

dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je líai

retrouvÈe cette annÈe comme je le traversais pour aller ‡ Trianon, un

des premiers matins de ce mois de novembre o?, ‡ Paris, dans les

maisons, la proximitÈ et la privation du spectacle de líautomne qui

síachËve si vite sans quíon y assiste, donnent une nostalgie, une

vÈritable fiËvre des feuilles mortes qui peut aller jusquí‡ empÍcher

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de dormir. Dans ma chambre fermÈe, elles síinterposaient depuis un

mois, ÈvoquÈes par mon dÈsir de les voir, entre ma pensÈe et níimporte

quel objet auquel je míappliquais, et tourbillonnaient comme ces

taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant

nos yeux. Et ce matin-l‡, níentendant plus la pluie tomber comme les

jours prÈcÈdents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux

fermÈs comme aux coins díune bouche close qui laisse Èchapper le

secret de son bonheur, jíavais senti que ces feuilles jaunes, je

pourrais les regarder traversÈes par la lumiËre, dans leur suprÍme

beautÈ; et ne pouvant pas davantage me tenir díaller voir des arbres

quíautrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminÈe, de

partir pour le bord de la mer, jíÈtais sorti pour aller ‡ Trianon, en

passant par le bois de Boulogne. CíÈtait líheure et cíÈtait la saison

o? le Bois semble peut-Ítre le plus multiple, non seulement parce

quíil est plus subdivisÈ, mais encore parce quíil líest autrement.

MÍme dans les parties dÈcouvertes o? líon embrasse un grand espace, Á‡

et l‡, en face des sombres masses lointaines des arbres qui níavaient

pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de líÈtÈ, un

double rang de marronniers orangÈs semblait, comme dans un tableau ‡

peine commencÈ, avoir seul encore ÈtÈ peint par le dÈcorateur qui

níaurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allÈe en

pleine lumiËre pour la promenade Èpisodique de personnages qui ne

seraient ajoutÈs que plus tard.

Plus loin, l‡ o? toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres,

un seul, petit, trapu, ÈtÍtÈ et tÍtu, secouait au vent une vilaine

chevelure rouge. Ailleurs encore cíÈtait le premier Èveil de ce mois

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de mai des feuilles, et celles díun empelopsis merveilleux et

souriant, comme une Èpine rose de líhiver, depuis le matin mÍme

Ètaient tout en fleur. Et le Bois avait líaspect provisoire et factice

díune pÈpiniËre ou díun parc, o? soit dans un intÈrÍt botanique, soit

pour la prÈparation díune fÍte, on vient díinstaller, au milieu des

arbres de sorte commune qui níont pas encore ÈtÈ dÈplantÈs, deux ou

trois espËces prÈcieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent

autour díeux rÈserver du vide, donner de líair, faire de la clartÈ.

Ainsi cíÈtait la saison o? le Bois de Boulogne trahit le plus

díessences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un

assemblage composite. Et cíÈtait aussi líheure. Dans les endroits o?

les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une

altÈration de leur matiËre ‡ partir du point o? ils Ètaient touchÈs

par la lumiËre du soleil, presque horizontale le matin comme elle le

redeviendrait quelques heures plus tard au moment o? dans le

crÈpuscule commenÁant, elle síallume comme une lampe, projette ‡

distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait

flamber les suprÍmes feuilles díun arbre qui reste le candÈlabre

incombustible et terne de son faÓte incendiÈ. Ici, elle Èpaississait

comme des briques, et, comme une jaune maÁonnerie persane ‡ dessins

bleus, cimentait grossiËrement contre le ciel les feuilles des

marronniers, l‡ au contraire les dÈtachait de lui, vers qui elles

crispaient leurs doigts díor. A mi-hauteur díun arbre habillÈ de vigne

vierge, elle greffait et faisait Èpanouir, impossible ‡ discerner

nettement dans líÈblouissement, un immense bouquet comme de fleurs

rouges, peut-Ítre une variÈtÈ díúillet. Les diffÈrentes parties du

Bois, mieux confondues líÈtÈ dans líÈpaisseur et la monotonie des

verdures se trouvaient dÈgagÈes. Des espaces plus Èclaircis laissaient

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voir líentrÈe de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la

dÈsignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en

couleur, Armenonville, le PrÈ Catelan, Madrid, le Champ de courses,

les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction

inutile, une fausse grotte, un moulin ‡ qui les arbres en síÈcartant

faisaient place ou quíune pelouse portait en avant sur sa moelleuse

plateforme. On sentait que le Bois níÈtait pas quíun bois, quíil

rÈpondait ‡ une destination ÈtrangËre ‡ la vie de ses arbres,

líexaltation que jíÈprouvais níÈtait pas causÈe que par líadmiration

de líautomne, mais par un dÈsir. Grande source díune joie que lí‚me

ressent díabord sans en reconnaÓtre la cause, sans comprendre que rien

au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une

tendresse insatisfaite qui les dÈpassait et se portait ‡ mon insu vers

ce chef-díúuvre des belles promeneuses quíils enferment chaque jour

pendant quelques heures. Jíallais vers líallÈe des Acacias. Je

traversais des futaies o? la lumiËre du matin qui leur imposait des

divisions nouvelles, Èmondait les arbres, mariait ensemble les tiges

diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement ‡ elle

deux arbres; síaidant du ciseau puissant du rayon et de líombre, elle

retranchait ‡ chacun une moitiÈ de son tronc et de ses branches, et,

tressant ensemble les deux moitiÈs qui restaient, en faisait soit un

seul pilier díombre, que dÈlimitait líensoleillement díalentour, soit

un seul fantÙme de clartÈ dont un rÈseau díombre noire cernait le

factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus

hautes branches, elles semblaient, trempÈes díune humiditÈ

Ètincelante, Èmerger seules de líatmosphËre liquide et couleur

díÈmeraude o? la futaie tout entiËre Ètait plongÈe comme sous la mer.

Car les arbres continuaient ‡ vivre de leur vie propre et quand ils

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níavaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de

velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans líÈmail blanc des

sphËres de gui qui Ètaient semÈes au faÓte des peupliers, rondes comme

le soleil et la lune dans la CrÈation de Michel-Ange. Mais forcÈs

depuis tant díannÈes par une sorte de greffe ‡ vivre en commun avec la

femme, ils míÈvoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorÈe

quíau passage ils couvrent de leurs branches et obligent ‡ ressentir

comme eux la puissance de la saison; ils me rappelaient le temps

heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux

o? des chefs-díúuvre díÈlÈgance fÈminine se rÈaliseraient pour

quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais

la beautÈ que faisaient dÈsirer les sapins et les acacias du bois de

Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de

Trianon que jíallais voir, níÈtait pas fixÈe en dehors de moi dans les

souvenirs díune Èpoque historique, dans des úuvres díart, dans un

petit temple ‡ líamour au pied duquel síamoncellent les feuilles

palmÈes díor. Je rejoignis les bords du Lac, jíallai jusquíau Tir aux

pigeons. LíidÈe de perfection que je portais en moi, je líavais prÍtÈe

alors ‡ la hauteur díune victoria, ‡ la maigreur de ces chevaux

furieux et lÈgers comme des guÍpes, les yeux injectÈs de sang comme

les cruels chevaux de DiomËde, et que maintenant, pris díun dÈsir de

revoir ce que jíavais aimÈ, aussi ardent que celui qui me poussait

bien des annÈes auparavant dans ces mÍmes chemins, je voulais avoir de

nouveau sous les yeux au moment o? líÈnorme cocher de Mme Swann,

surveillÈ par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que

saint Georges, essayait de maÓtriser leurs ailes díacier qui se

dÈbattaient effarouchÈes et palpitantes. HÈlas! il níy avait plus que

des automobiles conduites par des mÈcaniciens moustachus

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quíaccompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les

yeux de mon corps pour savoir síils Ètaient aussi charmants que les

voyaient les yeux de ma mÈmoire, de petits chapeaux de femmes si bas

quíils semblaient une simple couronne. Tous maintenant Ètaient

immenses, couverts de fruits et de fleurs et díoiseaux variÈs. Au lieu

des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait líair díune reine,

des tuniques grÈco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et

quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons liberty semÈs

de fleurs comme un papier peint. Sur la tÍte des messieurs qui

auraient pu se promener avec Mme Swann dans líallÈe de la

Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris díautrefois, ni

mÍme un autre. Ils sortaient nu-tÍte. Et toutes ces parties nouvelles

du spectacle, je níavais plus de croyance ‡ y introduire pour leur

donner la consistance, líunitÈ, líexistence; elles passaient Èparses

devant moi, au hasard, sans vÈritÈ, ne contenant en elles aucune

beautÈ que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer.

CíÈtaient des femmes quelconques, en líÈlÈgance desquelles je níavais

aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais

quand disparaÓt une croyance, il lui survitóet de plus en plus vivace

pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner

de la rÈalitÈ ‡ des choses nouvellesóun attachement fÈtichiste aux

anciennes quíelle avait animÈes, comme si cíÈtait en elles et non en

nous que le divin rÈsidait et si notre incrÈdulitÈ actuelle avait une

cause contingente, la mort des Dieux.

Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles

ÈlÈgantes comme Ètaient les anciens attelages? je suis sans doute dÈj‡

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trop vieuxómais je ne suis pas fait pour un monde o? les femmes

síentravent dans des robes qui ne sont pas mÍme en Ètoffe. A quoi bon

venir sous ces arbres, si rien níest plus de ce qui síassemblait sous

ces dÈlicats feuillages rougissants, si la vulgaritÈ et la folie ont

remplacÈ ce quíils encadraient díexquis. Quelle horreur! Ma

consolation cíest de penser aux femmes que jíai connues, aujourdíhui

quíil níy a plus díÈlÈgance. Mais comment des gens qui contemplent ces

horribles crÈatures sous leurs chapeaux couverts díune voliËre ou díun

potager, pourraient-ils mÍme sentir ce quíil y avait de charmant ‡

voir Mme Swann coiffÈe díune simple capote mauve ou díun petit chapeau

que dÈpassait une seule fleur díiris toute droite. Aurais-je mÍme pu

leur faire comprendre líÈmotion que jíÈprouvais par les matins díhiver

‡ rencontrer Mme Swann ‡ pied, en paletot de loutre, coiffÈe díun

simple bÈret que dÈpassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais

autour de laquelle la tiÈdeur factice de son appartement Ètait

ÈvoquÈe, rien que par le bouquet de violettes qui síÈcrasait ‡ son

corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris,

de líair glacÈ, des arbres aux branches nues, avait le mÍme charme de

ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans

une atmosphËre humaine, dans líatmosphËre de cette femme, quíavaient

dans les vases et les jardiniËres de son salon, prËs du feu allumÈ,

devant le canapÈ de soie, les fleurs qui regardaient par la fenÍtre

close la neige tomber? Díailleurs il ne míe?t pas suffi que les

toilettes fussent les mÍmes quíen ces annÈes-l‡. A cause de la

solidaritÈ quíont entre elles les diffÈrentes parties díun souvenir et

que notre mÈmoire maintient ÈquilibrÈes dans un assemblage o? il ne

nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, jíaurais voulu

pouvoir aller finir la journÈe chez une de ces femmes, devant une

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tasse de thÈ, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres,

comme Ètait encore celui de Mme Swann (líannÈe díaprËs celle o? se

termine la premiËre partie de ce rÈcit) et o? luiraient les feux

orangÈs, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des

chrysanthËmes dans le crÈpuscule de novembre pendant des instants

pareils ‡ ceux o? (comme on le verra plus tard) je níavais pas su

dÈcouvrir les plaisirs que je dÈsirais. Mais maintenant, mÍme ne me

conduisant ‡ rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mÍmes assez

de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais.

HÈlas! il níy avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,

ÈmaillÈs díhortensias bleus. Díailleurs, on ne revenait plus ‡ Paris

que trËs tard. Mme Swann míe?t rÈpondu díun ch‚teau quíelle ne

rentrerait quíen fÈvrier, bien aprËs le temps des chrysanthËmes, si je

lui avais demandÈ de reconstituer pour moi les ÈlÈments de ce souvenir

que je sentais attachÈ ‡ une annÈe lointaine, ‡ un millÈsime vers

lequel il ne míÈtait pas permis de remonter, les ÈlÈments de ce dÈsir

devenu lui-mÍme inaccessible comme le plaisir quíil avait jadis

vainement poursuivi. Et il míe?t fallu aussi que ce fussent les mÍmes

femmes, celles dont la toilette míintÈressait parce que, au temps o?

je croyais encore, mon imagination les avait individualisÈes et les

avait pourvues díune lÈgende. HÈlas! dans líavenue des AcaciasólíallÈe

de Myrtesójíen revis quelques-unes, vieilles, et qui níÈtaient plus

que les ombres terribles de ce quíelles avaient ÈtÈ, errant, cherchant

dÈsespÈrÈment on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles

avaient fui depuis longtemps que jíÈtais encore ‡ interroger vainement

les chemins dÈsertÈs. Le soleil síÈtait cachÈ. La nature recommenÁait

‡ rÈgner sur le Bois dío? síÈtait envolÈe líidÈe quíil Ètait le Jardin

ÈlysÈen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel Ètait

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gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un

lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois,

et poussant des cris aigus se posaient líun aprËs líautre sur les

grands chÍnes qui sous leur couronne druidique et avec une majestÈ

dodonÈenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forÍt

dÈsaffectÈe, et míaidaient ‡ mieux comprendre la contradiction que

cíest de chercher dans la rÈalitÈ les tableaux de la mÈmoire, auxquels

manquerait toujours le charme qui leur vient de la mÈmoire mÍme et de

níÍtre pas perÁus par les sens. La rÈalitÈ que jíavais connue

níexistait plus. Il suffisait que Mme Swann níarriv‚t pas toute

pareille au mÍme moment, pour que líAvenue f?t autre. Les lieux que

nous avons connus níappartiennent pas quíau monde de líespace o? nous

les situons pour plus de facilitÈ. Ils níÈtaient quíune mince tranche

au milieu díimpressions contiguÎs qui formaient notre vie díalors; le

souvenir díune certaine image níest que le regret díun certain

instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives,hÈlas, comme les annÈes.

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