[Du Partage Au Marché, 2004] Peerbaye, Beuscart, Bentaboulet - Accessibilité Et Appropriation Des Connaissances

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    Accessibilité et appropriation

    des connaissances dans les nouveauxdispositifs de production scientifique

    Martine BENTABOULET, Jean-Samuel BEUSCART,Ashveen PEERBAYE,

    ENS Cachan, GAPP CNRS

    Introduction

    En France comme dans de nombreux pays occidentaux, larecherche publique se trouve régulièrement prise sous le feu d’in-

     jonctions contradictoires. La question de son rapport au secteurprivé est à cet égard emblématique : d’un côté, on estime qu’elle

     joue insuffisamment son rôle d’adjuvant décisif à la compétitionéconomique ; on la somme alors de se rapprocher toujours plus du« monde de l’entreprise ». C’est notamment la position des pou-voirs publics, et le sens des politiques de la recherche qui se sontsuccédées depuis plusieurs législatures en France ; c’est égalementexplicitement le sens de la politique européenne de recherche, quia pour objectif de renforcer la compétitivité des économies despays membres. De l’autre côté, des observateurs – au sein des orga-nismes publics de recherche notamment – s’inquiètent de la priva-tisation d’un certain nombre de connaissances, touchant parexemple aux propriétés du vivant ; on souhaite alors que larecherche publique fasse son travail de production de connais-sances ouvertes, et aille moins souvent frayer dans des accordsdouteux avec les acteurs marchands.

    Cette tension est révélatrice d’un questionnement plus généraldes acteurs sur l’évolution des modes de production et du statut decertaines connaissances scientifiques. Certes, il n’a sans doute

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     jamais existé une frontière nette séparant le domaine de larecherche publique, produisant des connaissances accessibles àtous, de celui la recherche privée, créatrice de savoirs protégés.Néanmoins, l’équilibre stable qui régissait l’agencement des deuxsecteurs s’est sinon perdu, du moins fortement déplacé au coursdes 20 dernières années1, devenant franchement problématiquerécemment dans certaines disciplines. Des connaissances apparem-ment fondamentales sont devenues appropriables, les pratiquesdes laboratoires publics et privés se rapprochent parfois jusqu’à seconfondre, tandis que les partenariats et projets de recherches com-

    muns se multiplient. Les modalités de circulation des connais-sances en deviennent plus complexes, du fait de la multiplicationdes barrières (et des moyens de les contourner) : brevet, secret,clause d’exclusivité des résultats, etc.

    C’est cette nouvelle économie de la circulation des connais-sances scientifiques que nous souhaiterions interroger brièvementici, dans l’objectif de préciser et nuancer le constat souvent faitd’une privatisation de la science. Il s’agit d’étudier les consé-quences de la transformation des modes de production de lascience (importance du privé, imbrication des acteurs privés etpublics, émergence de formes hybrides) sur la nature et l’accessibi-lité des connaissances produites. Si les entraves à la diffusion dessavoirs scientifiques se font plus nombreuses, de nombreux arran-gements locaux se mettent en place afin d’en limiter la sous-opti-malité.

    Après un passage en revue des travaux récents sur les transfor-mations de l’accessibilité des connaissances scientifiques, nous exa-minerons le cas particulier des plateformes technologiques dans ledomaine des biotechnologies.

    I. L’impérialisme du royaume de la technologie

    On peut schématiser le modèle de l’organisation de la produc-tion scientifique comme la juxtaposition d’une République de la

    science et d’un Royaume de la technologie [Dasgupta, David,1994]. Ces deux modes de fabrication et de diffusion de la connais-sance sont opposés et complémentaires ; ils correspondent à deuxfaçons différentes de résoudre le dilemme fondamental de l’écono-

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    1. L’analyse institutionnelle est ici centrée sur le cas français ; l’évolution nous semblesimilaire dans ses grandes lignes dans la plupart des pays occidentaux. Pour unedémonstration nuancée de cette évolution convergente des systèmes de recherche despays occidentaux, voir Laredo, Mustar, 2001.

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    mie de la connaissance, qui est un arbitrage entre le rendementsocial des innovations, qui justifie leur diffusion maximale, et lanécessité d’inciter les acteurs à en produire de nouvelles en leurgarantissant des rentes. Dans la République de la science, lesconnaissances produites sont ouvertes et accessibles à tous ; lesincitations à produire sont assurées par les gains en réputation desproducteurs, qui permettent d’obtenir crédibilité et crédits[Merton, 1973 ; Bourdieu, 1976 ; Fabbri, Latour, 1977]. Cette pro-duction au bénéfice direct de la société toute entière est assuréepréférentiellement par les pouvoirs publics : comme il s’agit de

    connaissances générales, à la rentabilité sociale et de long termeimportante, mais à la rentabilité privée faible, c’est à eux en effetd’en soutenir la production [Arrow, 1962 ; Foray, 2000]. Dans leroyaume de la technologie, à l’inverse, les connaissances produitessont plus spécifiques et ont une rentabilité potentielle immédiate ;leurs producteurs, agents privés pour la plupart, bénéficient doncd’un droit particulier à en disposer, par l’intermédiaire du brevetnotamment. Au cours des vingt dernières années, l’agencement deces deux modes de production de la connaissance s’est brouillé[Dasgupta, David, 1994] ; en particulier, les pratiques de protectiondes innovations se sont répandues dans certains pans du monde dela science ouverte, esquissant le mouvement d’une privatisation

    des productions scientifiques.1.1. Transformations des usages du brevet 

    La manifestation la plus patente de cette évolution est la multi-plication des brevets dans certains domaines de recherche : oncomptait ainsi plus de 150 000 dépôts de brevets en 1998 ; en 1999,plus de 17 500 brevets sur des logiciels ont été déposés (contre 1 600en 1992) [Foray, 2000] ; dans le domaine des biotechnologies, onévaluait en 2001 le nombre cumulé de brevets à 14 000. La multi-plication des brevets n’est pas le seul fait des entreprises, la pra-tique s’est également fortement diffusée parmi les scientifiques2.Elle a été rendue possible par l’assouplissement considérable des

    pratiques des organismes d’enregistrement des brevets, notam-ment l’affaiblissement du critère d’invention et la mise en placeprogressive de modalités de brevetabilité du vivant [Joly, 2001].Elle est renforcée par l’importance des enjeux économiques, réelsou supposés, de domaines comme les sciences du vivant ou l’in-

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    2. Le problème qui se pose alors est que, en dehors du cas minoritaire de chercheurs sou-haitant fonder une entreprise, les organismes de recherche n’ont en général ni la com-pétence ni les moyens d’assurer le respect des brevets qu’ils déposent.

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    formatique ; elle est également soutenue par une forte politiqued’incitation des pouvoirs publics.

    Cette multiplication des brevets pose plusieurs problèmes d’ef-ficience économique. Dans le cas des biotechnologies, l’assouplis-sement considérable des règles de brevetabilité du vivant a permisl’appropriation de certaines connaissances générales par des bre-vets très étendus. La trop grande extension du champ du brevetfreine alors la cumulativité des connaissances propre à larecherche, en empêchant les acteurs autres que le détenteur du bre-vet de se consacrer au champ de recherche ouvert par l’invention

    [Scotchmer, 1991 ; Joly, Hermitte, 1992]. Pierre-Benoît Joly relateainsi l’exemple de Monsanto qui, en 1985, avait réalisé expérimen-talement l’introduction du gène de protéine de la capside d’unvirus, le TMV, dans le tabac, afin d’en augmenter la résistance.Néanmoins, la demande de brevet déposée par l’entreprise reven-diquait l’utilisation de cette stratégie pour toutes les plantes et tousles virus ; et l’entreprise s’est manifestée auprès d’un consortiumfrançais ayant développé des recherches spécifiques sur la résis-tance d’une vigne à un virus particulier, l’avertissant qu’ils tra-vaillaient sous la dépendance du premier brevet et qu’il devrait enêtre tenu compte au moment de la commercialisation. Les brevetstrop étendus (ainsi ceux de Myriad Genetics sur les gènes du can-

    cer du sein) sont également un enjeu important du domaine de lagénétique [Cassier, Gaudillière, 1998]. En outre, indépendammentde leur extension, la multiplication des brevets à toutes les étapesde la recherche augmente considérablement les coûts de transac-tion liées au développement des innovations : se créent alors desphénomènes d’anticommuns, tels que ceux observés par Heller etEisenberg (1998) dans le secteur de la recherche pharmaceutique.De manière générale, les brevets dont la portée (théorique et tem-porelle) est trop importante nuisent gravement à la diffusion desexternalités qui caractérisent la production scientifique.

    A cet argumentaire économique s’ajoutent des inquiétudes poli-tiques face à l’appropriation de connaissances fondamentales

    (génome, bases de données génétiques, organismes vivants, algo-rithmes des logiciels, etc.) par des agents n’étant pas assujettis à unobjectif de bien public, et ne pouvant être contraintes par la loi quesous certaines conditions exceptionnelles [Rifkin, 2000].

    1.2. Le développement de la contractualisation

    Le réagencement des acteurs de la production de connaissancesscientifiques s’observe également dans la multiplication des

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    contrats de recherche et des partenariats entre laboratoires publicset acteurs non académiques.

    Le développement de la contractualisation est un élémentmajeur d’une transformation de la régulation de la productionscientifique, dans laquelle les mécanismes concurrentiels (appelsd’offre) jouent un rôle de plus en plus important. On l’observenotamment au CNRS, où le nombre de contrats signés (horscontrats européens), toutes disciplines confondues, augmente de1730 à 2570 entre 1995 et 2001, pour un volume financier qui passerespectivement de 74 M à 174 M3. Cela se traduit par l’interven-

    tion d’une plus grande diversité d’acteurs dans les négociations surla nature (agenda de recherches) et le statut (degré d’accessibilité)des connaissances à produire.

    Il est heuristique d’observer cette évolution dans un domaine oùles enjeux semblent a priori moindres, tel que les SciencesHumaines et Sociales. Entre 1994 et 2002, le nombre et le volumefinancier des contrats y progressent, passant de 114 contrats et 2,1M à 330 contrats et 7,46 M4, auxquels s’ajoutent les contrats euro-péens et les financements correspondants5, soit 1,3 M en 1994 à 3,7M en 2002. Ces ressources contractuelles peuvent être comparéesaux moyens des laboratoires provenant du département scienti-fique SHS à savoir 14,8 M en 1994 et 22,4 M en 20026. C’est donc

    la structure du financement de la recherche dans ces disciplines quise trouve radicalement transformée : la recherche contractuelle, quireprésentait 22 % du soutien du département en 1994, atteint en2002 près de la moitié de l’enveloppe annuelle allouée aux labora-toires par le CNRS7. Cette évolution générale concerne l’ensemble

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    3. Source : Délégation aux entreprises, CNRS 2003.4. Données issues d’une recherche en cours conduite par Martine Bentaboulet, à partir

    notamment de la base de données «Protocole », créée en 1993 au CNRS par laDélégation aux entreprises et alimentée par les délégations régionales du CNRS enliaison avec les laboratoires. Parce qu’il s’agit d’une base « déclarative » et non d’unebase de gestion ou de comptabilité, on peut penser que la totalité des contrats n’y estpas recensée. L’information dont on dispose à travers cette base n’est que partielle,comme le montre la comparaison avec la base Labintel où les contrats sont saisisdirectement par les laboratoires. Une étude du département SHS montre qu’un tiers

    seulement des contrats apparaissaient dans les deux bases. On peut en déduire que labase Protocole reflète 66 % au plus de l’activité contractuelle des laboratoires. Les rai-sons tiennent à la fois à la lourdeur des procédures administratives et au fait que leslaboratoires n’ont pas forcément intérêt à déclarer toutes leurs ressources contrac-tuelles.

    5. Il s’agit de la part des financements qui reviennent aux laboratoires CNRS et non dumontant total du contrat sachant qu’un contrat européen comporte souvent plusieurslaboratoires et (ou) entreprises signataires.

    6. Source : DEP, CNRS.7. Seuls 72 laboratoires étaient signataires de contrats en 1994. Leur nombre est passé à

    140 en 2002, sur un total d’environ 330 structures de recherche en 2001 (395 en 1999).

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    des disciplines avec cependant une augmentation notable de lacontractualisation dans certaines d’entre elles telles que l’archéolo-gie et la géographie8 ; elle cache néanmoins une forte diversitéentre les laboratoires. Si l’interprétation de ces évolutions reste àpréciser, on peut retenir trois hypothèses : l’augmentation descontrats en SHS peut être un signe de reconnaissance accrue de cesdisciplines ; elle est aussi sans doute le reflet des injonctions minis-térielles ; enfin, elle est le produit d’une augmentation de lademande sociale, et d’une meilleure capacité de réponse des labo-ratoires à cette demande sociale.

    Qui sont en effet les nouveaux intervenants de la recherche ensciences humaines et sociales ? Les trois grands partenaires deslaboratoires, qui rendent compte de plus de 90 % de leurs relationscontractuelles, sont le secteur public national, les collectivitéslocales et l’Europe9. Le secteur privé10 qui en 1994 représentait 20 %des partenariats en volume n’en représente plus que 6 % en 2002.Au contraire, les collectivités locales entendues au sens large11occupent une part croissante dans ces partenariats. On peut d’oreset déjà formuler quelques hypothèses quant à l’effet de ces nou-velles configurations de production sur les agendas de recherche.Ainsi, il y a de la part des collectivités locales à la fois une volontéde soutenir la recherche comme facteur d’attractivité et de déve-loppement économique, et une attente envers la recherche suppo-sée éclairer les décideurs dans leurs choix en matière de politiquespubliques, sur des thèmes précis. C’est tout particulièrement pré-gnant dans les domaines de l’environnement et du développementdurable, et dans le domaine de la culture, qui représentent la moi-tié des contrats avec les laboratoires SHS. Dans la très grande majo-rité des contrats, il s’agit de collaborations de proximité, et s’il y aappel d’offre, il est pratiquement toujours intra-régional. De même,la politique européenne de recherche, à travers le PCRD et laconstruction de l’espace de recherche européen, a explicitementpour but de promouvoir un nombre défini de thèmes derecherches, axés sur la connaissance finalisée.

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    8. Il s’agit des laboratoires rattachés aux sections 31 (hommes et milieux : évolution,interactions) et 39 (espaces, territoires, sociétés), qui sont principalement des labora-toires d’archéologie pour la première et de géographie pour la seconde.

    9. Le pourcentage des laboratoires signataires de contrats européens est relativementimportant (90 laboratoires sur la période 1994-2002). Un petit nombre d’entre euxexcelle dans l’exercice car 5 ont totalisé entre 10 et 15 contrats et 10 autres en ont tota-lisé entre 5 et 9 sur la même période.

    10. Sont regroupés dans ce secteur les partenaires du type entreprises privées, associa-tions privées.

    11. Le terme regroupe, outre les collectivités locales proprement dites des établissementspublics, associations et syndicats mixtes ou SEM créés sous l’égide des collectivités.

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    1.3. Les dangers de la contractualisation :la recherche au service des entreprises ?

    Dans le cas des sciences dites « dures », les contractants deslaboratoires publics sont essentiellement des entreprises.L’évolution se traduit alors non seulement par une modificationdes agendas de recherche, mais surtout par un caractère potentiel-lement problématique de la propriété des connaissances produites.Le montant des contrats entre les entreprises et la recherchepublique est passé de 500 millions de francs en 1983 à 4,1 milliardsde francs en 1997 ; « en moyenne, les très grandes entreprises fran-

    çaises coopèrent avec 70 laboratoires différents, accueillent oufinancent une quarantaine de doctorants » [OST, 2000]. La créationet le développement des bourses CIFRE s’inscrit également danscette évolution. Cette transformation répond aux objectifs des poli-tiques publiques de mieux agencer recherche publique et privée, etd’impliquer financièrement les acteurs privés, dans un contexte oùles équipements nécessaires à la recherche tant fondamentale quetechnologique sont de plus en plus coûteux ; la politique euro-péenne pose ainsi comme objectif aux États de parvenir à un tauxde financement privé de la recherche de l’ordre des deux-tiers.

    Dans nombre de configurations partenariales, ces accords sontassortis de clauses d’exclusivité ou de secret, garantissant à l’entre-

    prise une primeur compétitive sur les résultats, contrairementd’ailleurs à ce que stipulent les contrats-types de nombreuses uni-versités, du CNRS ou des organismes de recherche. Un certainnombre d’études empiriques permettent de préciser les consé-quences de ce nouveau mode de production sur la nature des pro-duits. Le premier constat est celui de la diversité des arrangements.Estades et alii [1996] identifient, dans le cas des sciences de la vie,trois logiques relationnelles12 dans les partenariats, qui diffèrentselon la nature des connaissances produites : la logique de proxi-mité (1), caractérisée par des relations informelles entre l’entrepriseet le laboratoire, et dans laquelle le laboratoire a tendance à deve-nir un centre de recherche de l’entreprise voisine ; les connais-

    sances qui y circulent sont également locales et faiblementcodifiées. La logique dite « de club » (2) est souvent l’initiative d’ac-teurs publics ou collectifs, et vise à « produire un nouveau référentcommun pour un secteur économique » ; les connaissances y sont

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    Les financements contractuels des collectivités locales au sens extensif ont été multi-pliés par 10 entre 1994 et 2002, pour atteindre 1,4M en 2002, les seuls conseils régio-naux contribuant à ce montant pour 40 %.

    12. Une étude ultérieure de Bès et Grossetti (2001) retrouve, dans le cas des sciences del’ingénieur, les traits principaux de cette typologie.

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    très codifiées, afin de pouvoir être comprises par tous et prétendreau statut de standard. La logique de marché (3) correspond à despartenariats ponctuels, régis par des cahiers des charges précis etportant sur des connaissances codifiées mais très spécifiques. Lesauteurs considèrent ainsi que les relations science-industrie font (etont toujours fait) partie intégrante de l’activité des chercheurs, etque la question pertinente est celle des types de connaissances et deleurs modes de production. En l’occurrence, les logiques 1 et 3 ten-dent à produire de la connaissance stratégique que le partenaireindustriel est incité à contrôler.

    1.4. Les limites à la contractualisation-privatisation

    Quelle est en effet la marge de manœuvre des producteurs descience ouverte dans ces partenariats ? Cassier [1996 ; 1998], partantdu double constat d’une multiplication des contrats entre privé etpublic, et d’une inquiétude sur la privatisation des résultats de lascience fondamentale, examine sous ce prisme la réalité d’unéchantillon de contrats. S’il vérifie que ceux-ci attribuent l’exclusi-vité des résultats aux industriels, il met en évidence l’importancedes marges de manœuvre des chercheurs : antériorité des résultats(éventuellement attestée par un dépôt chez le notaire), bornes audroit de rétention de l’industriel, découpage de l’objet du contrat,organisation d’un domaine de recherche public en parallèle, négo-ciations sur le publiable et le « technique secret », etc. En outre, ilobserve que s’inventent des règles de circulation des connaissancespermettant de concilier les impératifs industriels (de confidentia-lité) et académiques (de publication). Ainsi, dans le cadre d’un pro-

     jet européen sur des enzymes d’intérêt industriel réunissant 22grandes entreprises et laboratoires industriels, une « règle debonne conduite » établit que les connaissances produites par leconsortium changent progressivement de statut : d’abord team data(réservées aux seuls membres qui les ont produites), puis  pooleddata (accessibles à l’ensemble des membres du consortium) et enfin public data.

    A cette émergence de nouvelles catégories pour gérer la pro-priété intellectuelle, observée par plusieurs auteurs, s’ajoute la cir-culation des savoirs et savoir-faire entre chercheurs du privé et dupublic, dont on peut considérer qu’ils continuent d’appartenir àune même communauté épistémique [Dupouet, Cohendet,Creplet, 1999] ou de savoir [David, Foray, 2001]. Comme l’expli-quent ces derniers, c’est précisément en raison de leur apparte-nance à une communauté de savoir que les entreprises embauchentdes chercheurs ; et elles ont intérêt à ce que ceux-ci maintiennent

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    des liens avec leur communauté d’origine, hors des frontières del’organisation, de telle sorte que ces entreprises continuent de dis-poser en leur sein du savoir récent d’ores et déjà approprié. Oncomprend alors que des chercheurs d’entreprises privées publientdans des revues scientifiques, façon privilégiée de maintenir uneinscription dans la communauté savante [Cockburn et Henderson,1997] ; ainsi les très grandes entreprises françaises publient-elles enmoyenne une trentaine d’articles dans les plus grandes revuesscientifiques [OST, 2000].

    La notion de plateforme (qui prolonge la « logique de club »

    d’Estades et al.) semble au centre de ces réorganisations des règlesd’accessibilité au connaissance. Elle témoigne en effet de l’inven-tion de modes de production de connaissances hybrides entrepublic et privé, et constitue un point d’entrée privilégié pourapprofondir les évolutions générales que nous avons évoquées, etpour observer l’émergence de nouveaux modèles de production etde circulation des connaissances scientifiques.

    II. Le cas des plateformes technologiquesdans les sciences de la vie

    Durant les 30 dernières années, les sciences du vivant ont été

    marquées par le développement de la génétique moléculaire, qui aentraîné une transformation de la technologie, des pratiques scien-tifiques, et de l’organisation même de la recherche [de Chadarevianet Gaudillière, 1996]. Cette explosion constante des savoir-faire etdes pratiques autour de la manipulation de l’ADN s’est d’aborddonnée à voir vers le milieu des années 1980, avec le développe-ment de la génomique, focalisée sur le décryptage à échelle indus-trielle de séquences d’ADN, voire de génomes entiers. Elles’observe ensuite dans le développement des technologies dites degénomique fonctionnelle, de transcriptomique, et de protéomique,où l’attention s’est progressivement déplacée de l’obtention de lasimple séquence vers l’analyse des produits des gènes et les pro-téines. Bien plus que la rupture annoncée par cette entrée dans« l’ère post-génomique » – qui serait caractérisée par un retour aubiologique, et une acceptation de la complexité du vivant allant au-delà du simple décryptage systématique de séquences d’ADN – cequi frappe le plus, c’est la continuité entre génomique et post-géno-mique quant aux pratiques scientifiques, aux manières de travailleret aux « logiques instrumentales » qui leur sont associées[Gaudillière, 2000], notamment à travers la prégnance croissantedu recours à l’instrumentation, couplé à l’utilisation de l’informa-

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    tique pour le stockage, la représentation et l’analyse des données(naissance de la bio-informatique).

    L’évolution des outils et des pratiques s’est aussi accompagnéede nouvelles formes d’organisation de la recherche. Pour faire bref,on est passé d’une configuration héritée des « Trente Glorieuses »,dans laquelle la recherche biologique était fondamentale, financéepar le secteur public, et pratiquée par des chercheurs académiques,à un ensemble de projets d’innovation combinant recherche etdéveloppement technologique, orientés principalement vers l’agri-culture et les applications biomédicales, financés par des fonds

    hétérogènes faisant une large place au capital-risque, et mis enœuvre par des chercheurs travaillant dans des structures plusdiversifiées (parfois dans leurs propres entreprises), liant secteurpublic et secteur privé.

    L’émergence dans les sciences de la vie des plateformes techno-logiques participe de cette double évolution et illustre la tendancede ces dernières années pour les différents acteurs des politiquespubliques touchant à la recherche scientifique, la technologie etl’innovation, à promouvoir des programmes visant à investir dansle développement d’outils caractérisés par leur  généricité  et leurtransversalité  : la technologie est envisagée comme étant à usagemultiple, et l’accent est mis sur la capacité des outils à fournir dessolutions adaptatives à un large éventail de problèmes émergents ;

    d’autre part, on exige des outils qu’ils puissent assurer des servicesà un ensemble diversifié d’acteurs, en jouant tout à la fois le rôled’outils pour la recherche scientifique, de plateformes de prototy-page de nouveaux instruments, de modes de validation desrecherches technologiques, et d’instruments d’innovation et devalorisation économique de l’activité scientifique. Ces exigencessupposent des interactions de plus en plus nombreuses et densesentre des organisations jusqu’alors faiblement couplées et reposantsur des logiques de fonctionnement différentes (entreprises et labo-ratoires publics de recherche, laboratoires académiques et labora-toires industriels), sous la forme de coalitions disciplinaires,techniques et industrielles. Elles supposent aussi d’importantes

    reconfigurations au sein même des diverses organisations impli-quées.Les développements qui vont suivre sont basés sur une

    recherche entamée dans le cadre d’une thèse en cours, portant surles processus d’intermédiation scientifique et technologique àl’œuvre dans les biotechnologies.13 Les plateformes que nous étu-

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    13. Cette recherche a été menée en collaboration avec Vincent Mangematin(INRA/GAEL).

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    dions sont de trois types : génomique, transcriptomique et protéo-mique.14 Elles forment des assemblages dont les différents élé-ments peuvent être tous localisés dans un même lieu (unlaboratoire industriel, par exemple) ou se trouver disséminés enplusieurs endroits (laboratoires appartenant à divers organismespublics de recherche, centres hospitalo-universitaires, parexemple). Ce qui fait la cohérence d’une plateforme dans ce derniercas, c’est, d’une part une certaine proximité géographique dans lalocalisation des différents éléments – accentuée par l’appartenancedes divers laboratoires à un même génopôle15 –, et d’autre part, la

    possibilité d’identifier précisément les personnes qui contribuentau fonctionnement de la plateforme (responsables, coordinateurs,chercheurs et techniciens de statuts divers, membres des comitésscientifiques, étudiants en formation…) Notre enquête est baséesur l’analyse du recensement des plateformes technologiques ensciences de la vie entrepris en 2001 dans les laboratoires de 4 orga-nismes de recherche (CEA, INSERM, INRA et CNRS), rassemblésen un groupe de travail et de réflexion sur les plateformes techno-logiques. On s’est intéressé à la manière dont ont été construits lescritères d’évaluation, notamment ceux concernant l’ouverture desdispositifs, les modalités de leur gestion (un responsable de plate-forme, des normes par rapport à la qualité des prestations et la

    sélection des projets), la prise en compte des évolutions technolo-

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    14. Les plateformes génomiques sont des plateformes de séquençage (de gènes, frag-ments de gènes, ou génomes entiers). Dans le cas des plateformes transcriptomiques,dites aussi plateformes « biopuces », il s’agit d’étudier des mécanismes de régulationtranscriptionnelle, à l’aide de lames sur lesquelles sont fixées des fragments d’ADN.Les plateformes protéomiques servent à dresser un catalogue des protéines conte-nues dans un échantillon en fonction de leurs propriétés. Toutes ces plateformes seprésentent concrètement comme des assemblages d’instruments et d’outils, qu’onpeut classer en trois grands sous-ensembles : les outils de préparation des matérielsbiologiques et de contrôle qualité (robots de dépôt, appareils de RT-PCR, bio-analy-seurs, etc.) ; les instruments et techniques qui permettent des opérations de mesuresur les matériels biologiques (électrophorèse sur gel ; lecteurs de puces à ADN etscanners ; spectrométrie de masse et chromatographie liquide) ; et les outils de trai-tement et d’analyse des données ainsi recueillies (stations de travail bioinformatiques,

    logiciels de représentation graphique et d’analyse des images).15. Le réseau national des génopôles a pour vocation de favoriser le développement desprojets de recherche fédérateurs et transversaux dans le domaine de la biologie àgrande échelle, ainsi que la création d’entreprises de biotechnologies. En relationavec d’autres sites académiques spécialisés en génomique, ces génopôles couvrentl’ensemble du territoire, et ont pour mission de participer à la constitution d’unespace européen de l’innovation. Le réseau national des génopôles anime et coor-donne les moyens affectés aux génopôles et aux responsables des cinq plateformestechnologiques dédiées aux projets fédérateurs transversaux et au développementindustriel : « Biologie structurale », « Exploration fonctionnelle », « Bio-informatique », « Transcriptomique » et « Protéomique ».

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    giques, la formation et l’évaluation. Des entretiens approfondis ontaussi été menés auprès de certains responsables des plateformesrecensées. Des dirigeants d’entreprises privées ayant une activitéde plateforme technologique dans le domaine des biotechnologies(start-ups et spin-offs dédiées, ou services de plateforme dans desentreprises existantes) ont également été interrogés.

    La plupart des plateformes qu’on observe se sont historique-ment construites autour des outils, instruments et compétencesdéveloppés in situ au sein d’universités, de CHU et de laboratoiresrattachés à des organismes publics de recherche, avec pour voca-

    tion première de permettre l’avancée de programmes de rechercheinternes. Ce n’est que dans un deuxième temps que les investisse-ments et incitations publics ont permis, d’une part la mise en com-mun et le regroupement des divers éléments en un assemblageplus complexe, et d’autre part l’ouverture de ces plateformes à desutilisateurs venus d’abord d’autres laboratoires des mêmes orga-nismes, puis d’autres organismes, et finalement de laboratoiresindustriels.

    Ce que laissent transparaître les premières observations, ce sontles enjeux fort divers que cristallisent les plateformes en fonctiondes acteurs, et la lourde tâche qui consiste désormais pour elles àfaire tenir ensemble des objectifs multiples. Pour la communauté

    scientifique, l’investissement dans des plateformes technologiquespeut être envisagé comme une forme de régulation des modalitésde production, d’accès et de contrôle des « données », si on accepted’entendre ce terme au sens large, comme une catégorie hétéro-gène regroupant les différentes entités que les scientifiques produi-sent, utilisent et mobilisent dans le processus de leurs recherches[Hilgartner et Brandt-Rauf, 1994], catégorie incluant donc les maté-riaux biologiques, les instruments, les techniques et autres inscrip-tions [Latour et Woolgar, 1979]. L’enjeu central concerne icil’interconnexion des données entre elles et leur encastrement ausein d’assemblages évolutifs de ressources et de techniques, qui setransforment et se recombinent au fur et à mesure de leur manipu-lation : la production de la connaissance scientifique est un travailde « reconfiguration » [Hilgartner et Brandt-Rauf, 1994 ; Knorr-Cetina, 1992]. Des besoins « péri-scientifiques » complètent cesobjectifs : besoins de formation et d’enseignement, mais aussinécessité d’améliorer la recherche, les services à la communautéscientifique, et la valorisation de l’activité scientifique. Pour les sec-teurs de l’industrie et des services, l’investissement dans des plate-formes est plutôt un moyen de disposer d’outils performantspermettant d’accroître l’efficacité de la R & D, de développer de

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    nouveaux produits, services et procédés, et ainsi pénétrer de nou-veaux marchés, grâce notamment aux techniques de criblage demolécules, d’identification de nouveaux produits thérapeutiques,et de développement d’outils de diagnostic que celles-ci permet-tent.

    Un premier résultat de la recherche concerne les modalitésd’évaluation et de sélection des projets qui vont être traités par lesplateformes technologiques. En effet l’ouverture de ces dispositifsà différents types d’utilisateurs suppose que la régulation de l’ac-cès aux instruments ne soit plus effectuée sous la forme d’une éva-

    luation par les pairs du seul « contenu scientifique » d’un projet quitraduirait, par exemple, son adéquation au programme derecherche d’un laboratoire public donné. Il faut néanmoins que desrègles soient établies pour résoudre des questions de quatreordres :– technique : en termes de faisabilité technique du projet, de prio-

    rité d’accès aux instruments, de temps d’utilisation des machines,de modalités techniques comme la nature des matériaux à êtreanalysés, les préparations qu’ils doivent subir au préalable, lecontrôle et le suivi de leur qualité (ce qui est un enjeu particuliè-rement crucial pour les applications industrielles), etc. ;

    – scientifique : il s’agit notamment de déterminer en quelle mesure

    le projet soumis s’intègre dans les missions de la plateforme, quelest son intérêt pour l’avancée des connaissances dans le domaine,quelles vont être les modalités de publication des résultats(compte tenu par exemple des contraintes liées aux projets indus-triels) ;

    – socioprofessionnel : qui sont les gestionnaires responsables desplateformes ? comment combiner au mieux cette activité de ges-tion avec les autres tâches qui leur sont dévolues, et l’inscriredans un véritable métier ?

    – économique : comment les services rendus par la plateformesont-ils rémunérés ? qui participe au financement des plate-formes, sous quelle forme et à quelle hauteur ? comment inciterles acteurs à participer au financement ?

    Toutes ces questions soulèvent des problèmes organisationnelsqui ne peuvent être décrits dans le détail ici. De manière générale,toutefois, on assiste à l’émergence de collectifs nouveaux, rassem-blant scientifiques, industriels et intermédiaires (notamment lesreprésentants des génopôles), de nature et de composition plusdiversifiées que les comités scientifiques traditionnels, composésuniquement de pairs. Ces collectifs s’attachent à résoudre les pro-blèmes décrits plus haut en inventant de nouvelles règles et procé-

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    dures d’évaluation, et en proposant également des innovationsorganisationnelles (touchant au statut des plateformes, à leursmodes de financement, à la répartition des tâches, etc.). Les plate-formes technologiques en sciences de la vie sont ainsi véritable-ment l’occasion d’importantes reconfigurations sociotechniques[Callon, 1994].

    Un deuxième résultat laisse transparaître l’existence de véri-tables « cycles de vie » de ces plateformes technologiques. En effet,au fur et à mesure que certaines connaissances et compétences aucœur du fonctionnement des plateformes se stabilisent, la structure

    organisationnelle des dispositifs se modifie, ainsi que la nature desbiens produits.Certaines connaissances finissent par se codifier et cessent d’être

    problématiques. Certains protocoles complexes, certaines compé-tences auparavant difficiles à acquérir et à transmettre se routini-sent, et ne nécessitent plus d’avoir recours à ces « magic hands »dont nous parle la sociologie des sciences [Cambrosio et Keating,1988 ; Fujimura, 1987]. Certaines plateformes sont prises dans dessentiers technologiques qui ne génèrent plus de connaissances nou-velles, et dépendent de moins en moins des assemblages locaux entermes de savoirs et de savoir-faire. Dans ce cas le recours à desactivités intensives en recherche, et l’encadrement par des struc-

    tures publiques fortement orientées vers la recherche fondamen-tale et le prototypage ne sont plus justifiés. Il arrive alors souventque les plateformes perdent leur caractère de système localiséd’apprentissage collectif, pour devenir véritablement des plate-formes de production (à statut privé le plus souvent). De tellestransformations se sont clairement opérées dans le cas des plate-formes de séquençage. Ainsi, selon l’état de la technique, le degréde stabilisation des connaissances et le caractère routinisé ou éso-térique des compétences mises en jeu, la forme organisationnelle etle type de biens produits par une plateforme – et finalement sonidentité même – sont appelés à se modifier.

     Joerges et Shinn (2000) proposent le concept de « recherche-technologie » (research-technology) pour parler de ces situationsdans lesquelles les activités de recherche se focalisent sur des tech-nologies permettant de produire simultanément de la connaissancescientifique et d’autres biens. Ils utilisent en particulier ce termepour décrire des configurations dans lesquelles les instruments,ainsi que les savoir-faire et méthodologies associés, voyagent autravers de frontières cognitives, disciplinaires et institutionnelles.Lorsqu’on se place dans le cadre de la « recherche-technologie », lesoppositions traditionnelles entre théorie et expérience, ou entre

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    science, ingénierie, technologie et industrie, sont largement effa-cées. En effet, un tel cadre n’est pas plus focalisé sur les pratiquesscientifiques – entendues comme activités de théorisation autourde phénomènes produits de manière expérimentale – que sur lespratiques « ingéniériales » (engineering practices) – entenduescomme activités de mise au point et de production de biens et deservices visant des utilisateurs finaux. Au contraire, ce qu’on placeau cœur de l’analyse, ce sont avant tout les dispositifs ouverts,assurant un service à des sphères multiples, et permettant des pra-tiques orientées à la fois vers la production et la théorisation. Le

    cadre analytique de la recherche-technologie permet donc de pen-ser une certaine continuité entre technologie et savoir académique,du moins sous les aspects liés aux savoirs, aux compétences, auxartefacts, aux métrologies, aux représentations, et aux interactionsde ces divers aspects entre eux.

    Conclusion

    L’accroissement des enjeux économiques de la recherche, l’aug-mentation de la part de l’instrumentation dans la recherche et laplace cruciale de la recherche-technologie dans plusieurs domaines

    scientifiques, ont induit de profondes modifications dans l’organi-sation des dispositifs de recherche, encouragées et relayées par lespouvoirs publics. L’implication plus grande des acteurs privés s’ytraduit par des pratiques d’appropriation des connaissances, par lebrevet ou l’exclusivité des résultats notamment, qui peuvent nuireà l’efficacité sociale de la recherche. Pour y faire face, les acteursimpliqués dans ces réagencements s’efforcent de construire desaccords permettant de maintenir ou de rétablir la circulation desconnaissances nécessaires à leur cumulativité, tout en défendantleurs impératifs (de publication, de confidentialité). La mise enplace de plateformes et consortiums, assortis de règles évolutivesde circulation des connaissances, constitue aujourd’hui un lieu pri-vilégié d’expérimentation de tels accords. Elle permet de réduireles coûts de transaction engendrés par les pratiques d’appropria-tion, et apparaît comme une forme souple permettant d’agencer lesacteurs hétérogènes impliqués dans la recherche-technologie. Laquestion de la privatisation des connaissances scientifiques doitalors être reformulée en termes de participation des acteurs publicsde la recherche aux consortiums, de règles d’utilisation desconnaissances stratégiques, et de délais de leur libération.

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