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Louis-Valéry Dècle D'une enfance

D'une enfance

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Souvenirs d'enfance de Louis-Valéry Dècle

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Louis-Valéry Dècle

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La Ronde des Saisons

e matin-là, il pleuvait. - Quel temps!, me dit mon voisin, le cordonnier, en décrochant les volets de son échoppe, les beaux jours sont finis! - Eh! oui, lui ai-je répondu sur le même ton faussement désolé, ça ne peut pas toujours durer: après l'été, l'automne; après l'automne, l'hiver; après…

Mais le voisin était rentré dans sa boutique, et je me suis aperçu que je venais d'évoquer, avec des mots bien pauvres, ce que mon instituteur de village appelait, en arrondissant les lèvres, la ronde des saisons. Je me souviens encore du vieux livre de lecture que nous avions au Cours Moyen: les quatre saisons y étaient figurées chacune par un bandeau en tête de page. On y voyait le même paysage agreste: une route, des champs; à gauche un arbre, à droite une maison. Mais les couleurs étaient différentes selon les saisons, et notre instituteur ne manquait pas de nous le faire observer. Aux premières pages, le vert tendre du feuillage et des champs nous faisait dire: voilà le printemps! Sur le dessin figurant l'été, la verdure de l'arbre s'était assombrie et les champs jaunissaient sous un ciel d'un bleu cru qui nous faisait penser à l'eau de rinçage des lessives. Quelques pages plus loin, l'arbre avait viré au jaune, et son feuillage s'était éclairci. Quelques feuilles s'envolaient du branchage: trois taches marron clair sur le bleu fané du ciel. Un chaume jaunâtre avit remplacé la blondeur des blés, et même un coin de champ alignait des sillons couleur chocolat. Nous disions, en déchiffrant ces signes: c'est l'automne! Et aux dernières pages, l'hiver apparaissait: l'illustrateur avait rangé sa palette et, seuls, les traits noirs du dessin, sur le blanc mat du papier, soulignaient la nudité de l'arbre et des champs et la pâleur du ciel, cependant qu'une volute de fumée s'élevait de la maison. Et ces images – dont on peut sourire aujourd'hui– étaient animées. Au printemps, une petite fille en robe rose cueillait des fleurs. Le maître nous faisait dire que c'était des pâquerettes, et, de sa belle écriture moulée, il écrivait le mot au tableau noir, en marquant bien l'accent dont il coiffait la première voyelle: Pâquerette. Un petit garçon – c'était à n'en pas douter le frère de la petite fille – vêtu d'un costume marin (le fils du facteur était ainsi habillé le dimanche), un petit garçon grimpait dans l'arbre pour y dénicher des oiseaux, cependant qu'un chien noir, dressé sur ses pattes de derrière, tentait de lui mordiller les jambes. L'été venu, nous retrouvions les enfants et leur chien sur la route: le garçon faisait de la bicyclette, la petite fille poussait un cerceau, et le chien, la queue frétillante, aboyait joyeusement. Vingt pages plus loin, nos petits amis étaient au rendez-vous de l'automne: le garçon – en qui nous tenions obstinément à reconnaître Félix, le fils du receveur des Postes – quittait la maison, tenant sa petite sœur par la main. Sans aucun doute, ils partaient pour l'école, car Félix avait au dos une gibecière et la fillette portait un cartable. Le chien, lui, couché sur le seuil, les regardait partir. C'est ainsi qu'en tournant les pages, nous retrouvions, du printemps à l'automne, nos deux petits amis. Mais l'hiver n'allait-il pas nous priver de leur compagnie? Eh! bien non! Ils étaient toujours là dans ce bandeau rectangulaire dont aucune couleur n'avivait plus le dessin. Félix n'avait plus son costume marin des beaux jours: il portait un capuchon, un gros cache-nez et un bonnet de laine à pompon. Sa petite sœur (dont j'ai oublié le nom, mais le fils du facteur avait-il une petite sœur?) avait laissé sa robe claire et portait elle aussi capuchon et bonnet. Les enfants avaient fait un bonhomme de neige, coiffé d'un chapeau claque et fumant la pipe, et le chien aboyait furieusement devant le Père Hiver impassible! Telles étaient les images que l'école nous montrait des saisons. Elle y ajoutait des récitations – nous ne disions pas des poèmes! Comme les images, ces textes prenaient la couleur du temps. J'ai oublié depuis longtemps quels poètes avaient bien pu chanter, dans notre vieux manuel de

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lecture, le printemps verdissant et le splendide été. Pour l'hiver, ma mémoire hésite: était-ce Jean Richepin dans son Noël des pauvres gens? ou Maurice Rollinat? Mais je me rappelle le poème consacré à l'automne: il était de Théophine Gautier et je revois, cette dernière heure de classe du samedi après-midi, que notre maître réservaità la récitation et dont on ne voyait jamais la fin. Monsieur Dupré s'installait devant son bureau et, baguette en main, nous convoquait à tour de rôle. Nous sortions du banc, en traînant les galoches et nous mouchant d'un revers de manche. On comparaissait et il fallait, sans la moindre défaillance, sanctionnée d'un impitoyable coup de baguette, dévider le long chapelet de ces lignes curieuses que l'instituteur appelait des vers… J'ai donc gardé en mémoire ce poème d'automne qui commençait ainsi:

Déjà plus d'une feuille sèche Parsème les gazons jaunis.

Soir et matin, la brise est fraîche: Hélas! les beaux jours sont finis!

Nous récitions d'une voix monocorde, uniquement soucieux d'aller jusqu'au bout sans rencontrer d'obstacles, sans connaître surtout ce soudain trou de mémoire qui faisait sourciller le maître et frémir la baguette de coudrier. Elle tâtait l'air un instant avant de s'abattre, fouettant les mains et les jambes, et il fallait regagner sa place, reprendre le livre, mâcher et remâcher les lignes insensées en attendant d'être convoqué à nouveau. Il me semble ressentir encore aujourd'hui la pesanteur de cette dernière heure de classe, dans l'école que le soir tombant commençait d'assombrir… Mais les vraies saisons, pour nous, étaient ailleurs! Dans les jardins, sur les talus, dans les ronciers du Hurleux, dans les bois de la Vallée à Loups, dans les communaux où paissaient les vaches. Voilà Moïse qui passe dans la rue, en sifflant, la bêche luisante sur l'épaule, la musette au dos avec le litron. On dit Moïse va bêcher: c'est le printemps! – Demain, tu mettras ta culotte de toile, dit maman, il va faire chaud. Et je pars pour l'école avec la gourde pour la récréation de quatre heures. Et, ce soir, les jeunes gens s'attarderont sur la place à siffler les filles qui passent avec leur pot à lait. C'est l'été! Voici juillet et les longues vacances. Le grand Regnard nous dit qu'il y a des mûres cette année dans les ronciers, et les noisetiers sont chargés… C'est l'été! Le fils du charron a fabriqué un immense cerf-volant bleu, blanc et rouge, et on l'a vu voler, très haut au-dessus du village. Le gars était dans le chemin de Péronne, dévidant la corde: des mètres et des mètres de fil sur un treuil accroché à sa ceinture! C'est l'été! Et les charrettes chargées de bottes cahotent dans les ornières du Chemin Blanc; les vieux sont assis sur les seuils et devisent en mâchant leur chique. C'est l'été! Mais quand maman dira: Samedi, nous irons au marché: il va te falloir une bonne paire de galoches et un tablier, je sais que l'automne est déjà là, et il se confond, dans ma mémoire, avec le matin de la rentrée. Tout le monde est habillé de neuf. On a remis du gravier dans la cour de l'école, et le garde-champêtre a repeint les tableaux. Monsieur Dupré va distribuer les cahiers, les porte-plumes, les crayons… Je sens l'odeur de l'encre violette qu'on verse dans les godets des pupitres… C'est l'automne! Oh! il y aura encore des jeudis pleins de soleil, avec les parties de maraude dans le verger du château, les pommes qu'on jette à peine croquées, les escapades dans le marais d'où l'on revient les souliers lourds de vase et les pieds trempés! Mais, ce matin, en ouvrant la porte, on a vu le jardin blanc de givre; on s'amuse à marcher dans les ornières pour casser la glace. Aux Quatre-Rues, la mare est gelée, et le grand Léon s'y risque le premier, en appelant à grands cris les autres qui restent là, hésitant mais brûlant d'envie del suivre. Ça tient les gars! Et on glissera jusqu'à la tombée du jour, jusqu'à l'heure où la vitrine du boulanger va s'éclairer… Voici que les lampes s'allument derrière les vitres; le timbre de la porte du café sonne clair dans le soir bleu. Il faut rentrer. A demain, les gars!

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Demain, Monsieur Dupré gardera sa casquette pour faire la classe, car le poêle ne chauffe guère, allumé par deux gamins maladroit qui s'efforcent, suant et soufflant, de ranimer une braise déjà froide. On battra la semelle dans la cour, le nez enfoui dans le gros cache-nez tricoté par la grand-mère. Les doigts sont gourds et l'exercice d'écriture sera dix fois recommencé! Impitoyable hiver! Impitoyable Monsieur Dupré! Au petit jour, il a commencé à pleuvoir: une pluie fine… Tiens! comme celle de ce matin-là. Et le cordonnier, mon voisin, me dira en hochant la tête: Quel temps! les beaux jours sont finis! Eh! oui, comme dans le poème de Théophile Gautier… Dans la vie, comme à l'école, les saisons poursuivent leur ronde – la Ronde des saisons, disait notre instituteur en arrondissant les lèvres sous sa moustache noire.

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C'était un garçon de mon âge…

'était un garçon de mon âge. Il s'appelait Roger. Chaque année, il venait à la fête du village, avec ses parents forains. Sa mère tient le manège où des cochons montent et descendent, et les enfants peuvent enfourcher des chiens, sans danger d'être mordus.

Et les filles montent en amazones de grands chevaux blancs à la crinière vernissée. Le père, lui, tient le tir et distribue des plumets multicolores aux casseurs de pipes. Un jour, Roger m'a fait entrer dans leur maison. Il y a un poêle, une table, un buffet, des chaises. Mais la maison a quatre roues, et ce n'est jamais la même place de village que Roger aperçoit par les fenêtres. J'ai dit à Roger: Tu dois en connaître des écoles! Et il me les a décrites les unes après les autres. Mais il y a toujours le même tableau noir, et un homme assis qui parle tout seul.

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Mon village en dimanche Le vieux hocha la tête:

Il y avait encore des dimanches, en ce temps-là!

es coqs, aujourd'hui, ont l'air de faire la grasse matinée. A peine entend-on celui de la ferme du Moulin, là-haut. On dirait que son cri traverse des épaisseurs de sommeil. Hier, les sabots des chevaux sonnaient déjà dans les cours, et les bidons delait, près des grand-portes, guettaient le passage du camion. Mais ce matin, mon village dort encore, dans la tiédeur des lits et des étables. C'est

qu'il prend son temps avant de se mettre en dimanche. Le vieux Rodriguez – qu'on appelle ici Barbet – a ouvert la porte de son métro. Il vient juste d'enfiler son pantalon de velours brun et de glisser ses pieds nus dans des souliers toujours terreux pour aller pisser contre les tôles de sa cabane à outils. Puis il a sifflé son chien et tous deux sont partis aux champignons à travers les pâtures gorgées de rosée. Plus loin, dans la rue d'En-Bas, le fils Julien a sorti ses cannes à pêche et, musette au dos, il prend la direction du marais. Le ciel est d'un bleu cru et on voit miroiter les étangs entre les peupliers. Le pas de Julien sonne sur la route. Pour sûr, ça va mordre: c'est dimanche! Les deux filles du charron traversent la place. Déjà toutes belles, les mignonnes! On a commandé des tartes, hier, chez le boulanger, et après la messe, hop! leur cousin Léonce les enlève dans sa Panhard toute neuve pour les mener à la fête d'Harbonnières! C'est dimanche! Ici, là, les portes s'ouvrent, les volets claquent. On regarde le ciel, on hoche la tête. La femme du facteur a mi ses bigoudis. Ça va être un beau dimanche, pense Mireille, la petite dernière, Maman va mettre du "Sens-moi bon"! Et déjà le café Roger a ouvert les deux battants de sa porte vitrée. On s'interpelle au comptoir et le genièvre teinte les verres de sa belle couleur d'or. A la tienne, mon gars, c'est dimanche! Une voiture passe qu'on reconnaît. Bonjour, monsieur le curé! Il est dix heures. Eugène, le sonneur, franchit le porche de l'église pleine d'une ombre fraîche. Il va sonner le premier coup de lamesse. C'est bien dimanche, dira mon village. A la messe, le plus petit des enfants de chœur va quêter pour lapromière fois. Il en tremble, l'enfant! S'il lâchait le plateau au beau milieu de l'aglise! Mais, de sa niche, le bon Saint Nicolas le rassure avec sa main levée qui bénit: Sois tranquille, petit, c'est un beau dimanche! Mon village sort de l'église. Oh! les robes aux couleurs d'été, les jacasseries des filles qui rient très fort parce que le ciel est trop bleu et que les gars ont mis des cravates neuves. Mon village questionne et répond, chuchote et s'exclame. - Et la petite famille, comment va-t-elle? - Et ton blé, là-haut, ça promet? – Tu as rentré tes foins, Jacquemard? – Quelle chaleur déjà! Les cartes s'abattent sur les tapis verts au café Roger. La salle de billard s'enfume d'un brouillard bleu. Germaine, la servante, court par ci, court par là. - Ah! je n'ai pas dix bras! - C'est dimanche, Germaine, c'est dimanche! On se mettra à table un peu plus tard qu'hier. Il y a du gigot de mouton dans l'air des rues, et même, devant la baraque des Brasier, les pauvres! ça sent le lapin au vin rouge. - M'man, j'en veux encore, dit la Clotilde. - Mais il y a de la tarte aux pruneaux, dit maman. Le père travaille à la drague. Demain, il emportera le reste du lapin qu'il mangera froid dans son bidon. Mais, aujourd'hui, c'est dimanche.

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Mon village est à trois heures. Ça chauffe sur la place où le jeu de paume va commencer. Les gars sont tout en blanc et attendent à l'ombre courte des tilleuls. Déjà le marqueur a brandi ses chasses empanachées, la rouge et la bleue, et les pique sur l'aire de jeu… Prêt?, crie le foncier. Et la dure balle de cuir claque, vole, claque à nouveau, reprise en volée, ou touche le sol, rebondit, claque encore, relancée d'une paume vigoureuse. Parfois, laissée à elle-même, elle file sur le terrain et termine sa course en roulant dans l'herbe du hors-jeu. Les gamins se la disputent à qui la lancera au foncier. C'est dimanche! Cinq heures! dit le clocher. C'est l'heure des familles qui ont attendu que la chaleur soit un peu tombée. On vient sur la place, par rus, par quartiers. Les gosses courent devant. Les mères poussent des landaus où dorment des poupons joufflus. Elles s'arrêtent pour surveiller leurs grandes filles qui rient avec des gars inconnus au village: - Vous le connaissez, vous, Marguerite? - C'est peut-être bien le fils du menuisier d'Abencourt. Ainsi disent les mères, cependant que le bleu du ciel blanchit. Mais c'est encore dimanche, pense mon village. Là-bas, au marais, une légère brise agite les quenouilles des roseaux. Julien a tiré de l'eau sa bourriche pleine et la dépose sur l'herbe. Une perche tente un dernier sursaut dans un hérissement de nageoires. Julien démonte ses lignes et s'apprête à rentrer. Il va grimper le raidillon qui monte à la route. Le petit vacher des Van Hulle descend ses bêtes à l'abreuvoir. – Salut, Julien! - Salut, Maurice! La place s'est vidée peu à peu… Les lampes s'allument au café Roger et, à travers les rideaux, on voit s'agiter les silhouettes des derniers joueurs de billard. Les familles passent avec leur marmaille criaillante qui réclame de la limonade. Mais, aux Quatre Rues, garçons et filles s'attardent et on entend le rire aigu de la grande Simone quand Valère son amoureux raconte une bonne histoire. Déjà mon village dépose ses habits de dimanche. Les fermières ont remis le tablier et les sabots pour aller traire dans les étables odorantes, pleines de mouches et du remuement des croupes boueuses. Un seau tinte contre une escabelle. Ç'a été un beau dimanche, dit la vieille Emilie, qui tend son pot à lait. Un beau dimanche, répète la Margot, en inclinant le seau d'où coule un lait crémeux. Un beau dimanche, répète le village, de maison en maison. Neuf heures tintent au clocher. Et une étoile apparaît juste au-dessus du grand noyer qui ombrage la cour de l'école.

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Les bohémiens au village

haque année, aux premiers jours de juillet, nous guettions le passage des bohémiens. Nous en étions avertis dès le matin quand, adossés au mur de l'école, nous attendions que l'instituteur vînt nous ouvrir la grille. Les camarades qui habitaient sur la route où stationnaient les nomades nous en apportaient la nouvelle. Et, à cinq heures, après la classe, nous étions toute une bande, à la fois curieuse et craintive,

rassemblée autour des roulottes arrivées la veille. Elles étaient bien misérables, ces roulottes, avec leurs planches disjointes, leurs tuyaux de poêle à demi rongés, leurs couleurs délavés et ces rideaux troués qui pendaient aux petites fenêtres. Les chevaux, dételés, broutaient l'herbe maigre des talus; un chien au poil sale rôdait çà et là. Mais ce qui nous intriguait surtout, c'était ces gens qu'on aurait dit d'un autre âge ou d'un autre monde, que nous appelions des romanos. Et ce nom même avait pour nous un air d'ailleurs; il évoquait des choses inconnues auvillage, mystérieuses et attirantes à la fois. C'était aussi l'impression que nous faisaient ces hommes maigres, au teint brûlé, au regard lourd, qui tressaient des paniers sur les marches des roulottes, cependant que les femmes aux longues robes bariolées, s'activaient autour du feu ou parcouraient les rues du village, traînant derrière elles toute une marmaille en haillons. Il y avait parmi eux des garçons de notre âge. Dès qu'ils nous apercevaient, ils venaient vers nous avec un air hardi et, sans la moindre gêne, quémandaient quelques pièces, des billes, ou s'intéressaient au contenu de nos cartables et, assis dans l'herbe, ils feuilletaient de leurs doigts sales nos livres de classe qu'ils déchiffraient avec peine. Je me souviens d'un de ces garçons à la peau cuivrée, qui avait, un soir, partagé nos jeux sur la place, devant l'école. Il portait une veste d'homme qui lui tombait aux genoux et dont on avait coupé les maches trop longues. Il marchait pieds nus, et c'était pour nous un sujet d'étonnement de le voir courir sur les graviers sans qu'il parût en éprouver la moindre gêne. Il s'eprimait d'un ton brusque, dans un mauvais français mêlé de mots que nous ne comprenions pas. Nous avions fait cercle autour de lui, et il nous racontait leurs lents voyages sur les routes dans la roulotte cahotante, les pays de soleil et de sable où ils séjournaient l'hiver, les villes qu'ils traversaient dont nous avions lu les noms sur la carte de France, et les villages sans nombre où ils faisaient halte… Ses parents étaient vanniers, mais ils avaient eu un cirque autrefois, du temps du grand-père, et le garçon parlait avec émerveillement du beau cheval noir que montait son père, des chiens savants que présentait sa mère et du grand frêre, le clown en costume blanc pailleté d'argent à qui l'oncle, en Auguste, donnait la réplique. Puis le grand-père était mort, l'oncle aussi, atteint d'un mauvais mal; le grand frêre avait épousé une gitane rencontrée dans une foire et ils voyageaient eux aussi, sur les routes d'Espagne et d'ailleurs. Alors, on avait vendu le cheval noir et les chiens savants, et le père avait repris son premier métier, celui de vannier. Les plus hardis d'entre nous le pressaient de questions: allait-il à l'école? A quoi passai-il son temps? Avait-il des camarades?... L'enfant répondait avec complaisance: non, il n'avait jamais été à l'école, mais son père lui apprenait à lire; il aidait ses parents à couper l'osier et les roseaux dans les marais; lui aussi savait tresser des paniers, et il entreprenait de nous montrer, avec des brins de paille, comment on s'y prenait. Mais le plus difficile était de les vendre: les gens étaient avares et souvent ils lançaient les chiens contre lui quand il s'aventurait dans les cours de ferme. Naïvement, il proposait à chacun de nous de lui acheter un panier, une manne, une corbeille. Il ne comprenait pas que nous fussions sans argent dans les poches, et il nous montrait fièrement deux ou trois sous de bronze qu'il avait ramassés on ne sait où. Et soudain, il nous quittait: il avait vu s'éclairer, au bout de la route, la fenêtre de sa roulotte et nous le regardions disparaître dans la nuit tombante.

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Souvent, le lendemain, les roulottes quittaient le village au lever du soleil, et, quand nous passions sur la route, à l'heure de l'école, il ne restait de leur brève halte que des écorces d'osier et les cendres encore tièdes d'un feu de bois.

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Mon arbre

'évoquerai ici un arbre, mon arbre. Oh! ne vous attendez pas à quelque chêne majestueux, battu des vents et bravant l'effort de la tempête. Je n'évoquerai pas non plus cet arbre de nos vergers, qui fournit aux réfectoires des écoles un dessert inépuisable – je veux parler du pommier. Non! mon arbre, à moi, était un de ces parias qui naissent on ne sait comment, dans la pierraille et les orties des terrains vagues, un minable dédaigné même des oiseaux, un clochard d'arbre pour tout dire.

Et quand je dis arbre, je devrais dire arbuste: c'était un sureau! J'avais sept ou huit ans à l'époque. Mon sureau était beaucoup plus vieux, car le grand Léon, de dix ans mon aîné, l'avait toujours connu, et même Maurice Pantin, notre voisin, qui avait bien trente ans quand j'étais encore un petit écolier. C'était donc un vieux, un très vieux sureau. Comment je fis sa connaissance? Par un beau soir de mai, tout plein du bourdonnement des hannetons. Il y en avait encore à l'époque. Nous étions plusieurs gamins à chasser, balais en mains, ces bestioles amusantes que le beau temps ramenait chaque année. Et le lendemain, on en apportait des boîtes pleines à l'école, vous devinez dans quel dessein! Bref, ce soir-là, nous chassions les hannetons. Nous avions battu la haie qui fermait le jardin du Père Moïse, quand l'un de nous désigna de son balai un bosquet de sureaux qui s'élevait au milieu d'un terrain en friche, à l'emplacement d'une maison que la guerre avait détruite et dont il ne restait que des amas de briques envahis par les ronces. Les hannetons fourmillaient avec un bruit de friture dans les feuillages sombres. Je n'avais jamais vu le sureau de si près. Il est vrai qu'il était bien défendu, entouré d'orties et d'épines. Mais nous les foulâmes allègrement, tant nous étions acharnés à chasser les insectes grésillants. Et balais de s'abattre, et boîtes de s'emplir: nous fîmes là une merveilleuse récolte! Et, quelque temps plus tard, par un jeudi sans doute, je pris le chemin du sureau. Un petit écolier de ma taille n'avait aucune peine à y grimper: de son tronc tors et noueux partaient de grosses branches où la main et le pied trouvaient prise et appui. Je montai jusqu'à la cime, au milieu des grappes de fleurs blanches d'un parfum si puissant, et là, coincé dans une fourche, je contemplais la terre – c'est-à-dire la rue, les jardins, les cours, et, loin là-bas, au-delà des haies, notre maison. Je passais là des heures entières, aviateur perdu entre ciel et terre et à qui tout retour était désormais interdit. D'autres fois, j'étais le petit chasseur de la Pampa, à l'affût d'un fauve, ou un pirate guettant du haut du mât quelque galion espagnol chargé d'or et d'épices, ou encore un naufragé fouillant l'horizon pour y découvrir la voile tant attendue… Des camarades, bientôt, vinrent me rejoindre dans mon refuge aérien: certains jeudis, nous étions conq, six, toute la rue: Legrand qui bavait encore à dix ans parce qu'il avait encore de grosses amygdales, Bouvet qui échappait à la surveillance tâtillonne de sa grand-mère et qui n'avait pas le droit de déchirer ses culottes, Marquand, qu'on appelait le Pouilleux parce-qu'il ne cessait de se gratter la tête, le petit Desjardins qui portait une veste démesurée, celle de son grand frère, et qui se servait des manches pour se moucher, et d'autres sans doute dont j'ai oublié les visages et les noms. A la belle saison, nous cassions les rejets verts et flexibles du sureau pour en faire des épées. On s'essayait parfois à fumer la moelle que l'on tirait des tiges sèches: cela avait un goût affreux et combien d'allumettes nous avons usées! Un jour, nous entreprîmes d'émonder notre sureau. Le fils Pantin avait été chercher la serpe de son père et, la tenant à deux mains, il s'escrimait sur les grosses branches. Sous les coups maladroits du gamin, le pauvre sureau résonnait sourdement et frémissait de toutes ses feuilles jusqu'à la cime. L'agitation du feuillage attira l'attention du Père Moïse qui jardinait non loin de là. Nous le vîmes arriver vers nous, sans bruit, les mains aux poches et la casquette en arrière: - Ko ché k'o fwètez, més brigands?1

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Pour toute réponse, nous détalâmes à travers les orties, abandonnant le fils Pantin qui continuait à bûcheronner en suant à grosses gouttes. Il nous raconta ce qui s'était passé; le Père Moïse lui avait confisqué la serpe et l'avait obligé à remettre vaille que vaille les branches coupées dans le fouillis du bosquet. Le tout accompagné de jurons et de coups de pied bien placés. Pour notre part, nous l'avions échappé belle! Notre sureau a disparu depuis longtemps. On a construit sur le terrain vague et, à l'emplacement du bosquet, s'élève maintenant un saule pleureur. Dieu! qu'il est triste, avec son tronc grêle et ses branches qui tombent lamentablement jusqu'à terre! Et il n'aura jamais de fleurs, le pauvre! Et quels enfants pourrait-il accueillir, le malheureux?

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1 Qu'est-ce que vous faîtes, mes brigands?

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"Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras…"

'air est connu et, depuis Ronsard, il n'y a guère eu d'époque où de bons esprits – avec les meilleures intentions – ont repris la protestation indignée et douloureuse du défenseur de la forêt de Gâtine. Le philosophe Alain a dit là-dessus ce qu'il fallait dire: je n'ajouterai rien à son propos. Mais qu'on me permette d'évoquer un arbre que j'ai bien connu et qui, depuis

longtemps, a disparu de mon chemin familier. N'imaginez pas un de ces chênes majestueux dont la description fait la fortune des écrivains en mal d'adjectifs et de comparaisons. La Fontaine a si bien décrit

celui de qui la tête au ciel était voisine et dont les pieds touchaient à l'empire des morts

qu'il vaudrait mieux renoncer! Non! Mon arbre n'avait ni majesté ni grâce: c'était un pommier qui avait poussé on ne sait comment, dans un jardin abandonné, ouvert à tous les vents. Dans sa crue, le tronc s'était penché et le bois avait poussé en tous sens, n'offrant qu'un branchage informe, déjà dévoré par la gomme et la mousse. Et cependant, bon an mal an, il donnait des pommes. On pouvait les compter aisément! Pommes chétives, à la peau grisâtre et râpeuse, et de quel goût amer! N'importe, nous les croquions à peine mûres et, après quelques coups de dents, nous nous en servions comme projectiles. Tel était l'hommage que nous rendions, enfants infrats, à cet arbre qui, au dire de La Fontaine, nous donne ou des fleurs au printemps ou du fruit en automne. Mais ce pommier n'était pas que le pourvoyeur de nos gourmandises sauvages. Il tenait dans nos jours de congé une place éminente. J'ai dit que son tronc avait poussé de biais. Il favorisait ainsi nos ascensions dans le branchage, au grand dam parfois des fonds de culotte et des tabliers! Certains jours, l'imagination d'un camarade le transformait en aéroplane. C'était sans doute l'année où Nungesser et Coli entreprirent la traversée de l'Atlantique, et nous étions trois, quatre, cinq parfois, à nous disputer les rôles des célèbres aviateurs. D'autres fois, nous nous sentions une âme de navigateurs, et le brave pommier devenait le grand mât du haut duquel nous inspections l'horizon marin, non sans jeter force quolibets à la mère Julia qui, sourde comme un pot, les prenait pour des politesses. La lecture hebdomadaire du Petit Chasseur de la Pampa excitait aussi notre imagination. Nous étions des explorateurs errant dans la jungle infestée de dangers, et, coiffés de casques anglais, nous montions à l'arbre pour échapper à quelque fauve redoutable. C'était peut-être bien le Père Moïse qui jardinait non loin de là: il se redressait et, brandissant sa bêche ou son râteau, il nous criait: Allez-vous descendre, tas de brigands! Mais une solide clôture en barbelés maintenait le fauve dans son jardin! Quand le pommier de notre enfance a-t-il disparu? Probablement quand le nouveau propriétaire de ce coin de terre décida de le défricher. L'arbre, que la mousse dévorait comme un cancer, ne produisait plus depuis longtemps. Le tronc sonnait creux et perdait, une à une, ses branches. Je n'ai pas assisté à l'exécution de notre pommier. La chose a dû être facile et menée rondement: quelques coups de hache bien appliqués, un craquement qui n'eut rien de sinistre tant il fut discret, et l'arbre se coucha dans l'herbe… Restait la souche. Les racines étaient fortes; il fallut sans doute redoubler d'efforts pour les extraire. La scie à bûches fit le reste. Et notre pommier jeta ses dernières flammes dans quelque cuisinière paysanne, au fort de l'hiver.

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Une volute bleue dans le ciel, tel a dû être son adieu. Un adieu que seul un enfant aurait pu comprendre.

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Poulidor en herbe ou L'apprenti champion

nfant, je n'eus jamais de bicyclette. Chez nous, dans nos familles d'ouvriers pauvres et de petits paysans besogneux, c'eût été un luxe pour un écolier. Le fils de l'instituteur, lui, en avait une, et le soir, après la classe, nous le regardions avec envie qui pédalait dans la cour de l'école sur son vélo bleu azur. Nous autres, on se rattrapait sur de vieux clous qui avaient appartenu aux parents et qu'on avait remisés

dans la grange ou le grenier. Bien souvent, il n'y avait plus de freins, les pneus étaient à plat. Qu'importe! ça roulait, et la rue était à nous, car, en ces temps bénis, excepté la voiture du boulanger qui passait trois fois la semaine et, de temps à autre, le camion du charbonnier, on ne voyait guère d'automobiles. Je me souviens de mes premiers essais de cycliste. Mon voisin, le grand Léon, qui venait d'acheter son premier vélo à quinze ans – il travaillait depuis un an à l'usine – m'avait remis en état la vieille bicyclette de mon oncle Valéry. Je le regardais faire avec admiration, tandis qu'il réparait les pneus à grand renfort de colle et de rustines et qu'il rafistolait les freins avec du câble trouvé dans la décharge de la fabrique. Quand il eut fini, il me hissa sur l'engin: mes pieds touchaient à peine les pédales; jétais ramassé sur moi-même, les mains crispées sur le guidon et je poussais des cris d'orfraie… - Mais puisque je te tiens, sacré froussard! - Oh! surtout, ne me lâche pas, Léon! Tu ne me lâcheras pas, hein? - Mais non! - Si tu me lâches, j'abandonne… - Enfin, veux-tu faire du vélo, oui ou non, espèce de foireux! - Oui, oui, mais ne me lâche pas surtout! Il m'avait serré le bras et, tenant la selle de l'autre main, il me poussait vers la rue. - Vas-y! Pédale! Facile à dire! Les maudites pédales m'échappaient, j'agitais les pieds dans le vide. - Du calme! du calme!, disait Léon. Attends! je vais descendre la selle. Ce qu'il fit en un tour de main. De nouveau, j'enfourchai ma monture. Cette fois, j'étais plus à l'aise. - Au temps! cria Léon. Vas-y! Pédale! Et je pédalais, et ça roulait! Décidément, comme c'était simple! Et soudain, Léon me lâcha. Soudain, j'eus l'impression que je volais de mes propres ailes, que le vélo me portait, mais où, grand Dieu, où? Notre rue était en déclivité et bordée de chaque côté de sureaux et d'orties. Tout à la joie de rouler, j'avais cessé de pédaler. Crispé sur le guidon, mon seul souci était de maintenir mon équilibre et d'éviter les cailloux et les ornières du chemin. Je n'avais pas même l'idée de serrer les freins. A mesure que la rue descendait, je me sentais emporté à une vitesse folle. J'entendais derrière moi Léon m'encourger: - Ça y est! T'es parti! Bravo! Je me souviens que la vieille Emilie était sortie sur le pas de sa porte et qu'elle criait: - Mais i va s'tuer! i va s'tuer! Voulant éviter une ornière, j'obliquai brusquement vers le talus (j'entends encore le frottement des roues contre les herbes) et j'allai m'étaler dans un buisson d'orties… Je sentis soudain mille aiguilles me piquer la face, les mains et les jambes… Léon était accouru et me relevait: - T'as rien de cassé? Dis, t'as rien de cassé? Lui aussi avait eu peur. Il m'assit sur le talus tandis que je gémissais sous les brûlures: - Attends voir un peu!

E

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C'était la vieille Emilie qui accourait: elle me frictionna vigoureusement avec des feuilles de sureau et me fit entrer chez elle pour prendre un petit remontant. Léon y eut droit lui aussi et, moitié riant, moitié pleurant, je trinquai avec mes amis. - Faut qu'ça s'fasse, disait Léon, la prochaine fois, tu verras, ça ira mieux. - C'est l'métier qui rentre, ajouta la vieille en se versant une rasade.

L-V.D. avril 71

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Je dis…

Je dis ARBRE

et la forêt se lève mille feuilles battent des mains

Je dis CIEL des îles bleues des plages d'or dérivent à l'horizon marin

Je dis EAU entends-tu la course jasarde au creux le plus noir du bois

Je dis HERBE tout le jardin verdoie

les fleurs agitent leurs pavois

Je dis NEIGE l'enfant à la vitre blanche penche un visage ébloui

Je dis FEU et ton regard prend flamme

et ta lèvre rougit

L-V D. 29 avril 1983

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