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L’AVENTURESCHTROUMFOLOGIQUE

essai d’analyse sémiotiquedu langage des schtroumpfs

illustré par l’auteur

présenté en septembre 2002dans le cadre d’une

Maîtrise de Lettres Modernesà La Sorbonne (Paris IV)

dirigée par M. le Professeur Pierre Cahné

Réédité dans le présent volumeen septembre 2018

sous le titre L’Aventure schtroumpfologique

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Du même auteur :

Roman jeunesse à partir de 10 ans au cœur d’un extraordinaireparc d’attraction consacré à Molière, Racine et La Fontaine !

Avec Julien Hartmann et Matthias Vivet :

Les Figuresne manquent pas

de styleLivre-jeu plein de style, de joie et d’esprit

sur les figures de rhétorique

www.nicolasbute.fr

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Il était une schtroumpf...

Du mot schtroumpf à la parole schtroumpflangue, langage, parole

Voilà un bien étrange mot que le mot« schtroumpf ». Il a tous les dehors du paradoxe.Peut-on imaginer mot d’une syllabe plus long quece terme-là ?

Et puis, au plan phonétique, le mot« schtroumpf » est tout aussi surprenant. Il com-mence dans un râclement, avant de mimer unhululement et de se conclure par une grandeexpiration. Et tout cela — redisons-le — en uneseule syllabe !

Mais comment ce terme est-il né ?Comme nombre d’histoires, notre aventure

schtroumpfologique débute sur une anecdote.Peyo (pseudonyme de Pierre Culliford), au coursd’un déjeuner avec Franquin, auteur de GastonLagaffe (entre autres) demanda à son ami de luitendre la salière mais, ne parvenant pas à nom-mer l’objet sur le moment, lui lança un « passe moile schtroumpf ! », ce à quoi Franquin répondit :« Tiens, voilà le schtroumpf, et quand tu auras fini de leschtroumpfer, tu me le reschtroumpferas ! ». Le nomplut tant à Peyo qu’il l’utilisa quelques mois plustard lorsqu’il voulut nommer les petits lutinsbleus qu’il avait imaginés pour sa série alors très

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populaire : Les aventures de Johan et Pirlouit. Lesschtroumpfs apparurent dans le tome 9 (La Flûteà six schtroumpfs, 1960) et connurent un tel succèsqu’ils firent rapidement l’objet d’une série auto-nome qui compte, à ce jour, 36 volumes.

Donc, si l’on en croit la légende, c’est Peyo quiinventa le mot « schtroumpf », mais c’est àFranquin que l’on doit la création de la langueschtroumpf. Car c’est ce dernier qui déclina lemot schtroumpf (nom masculin) en un verbeconjugué (« schtroumpfer », « schtroumpferas ») entendant la salière à son ami.

La première interrogation du lecteur doitporter sur la nature même du mot « schtroum-pf ». S’agit-il d’une création arbitraire — un heu-reux accident — ou bien est-il motivé de quelquemanière ? En linguistique, la motivation d’unterme renvoit à un débat très ancien qui seraévoqué dans le chapitre intitulé « Les gâteauxarbitraires du schtroumpf pâtissier. » Il n’est doncpas question de développer cette thématiquedans une introduction. Ce serait mettre la charrueavant les schtroumpfs.

Deux pistes semblent pouvoir expliquer l’émer-gence soudaine de ce mot dans l’esprit de soncréateur. La première prête au « schtroumpf »une origine germanique sous une orthographefrancisée. La seconde explication fait du mot« schtroumpf » une onomatopée, une création dela langue motivée sur la base d’un son perçu. On

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sait que la bande dessinée représente, à cet égard,un lieu de création incomparable de la paroleonomatopéique.1

Mais il ne s’agit pas là de remarques essentielles,tout juste préliminaires, car le véritable intérêt dela bande dessinée schtroumpf ne réside pas dansles questions relatives à sa création, mais dans laparole particulière qu’elle développe. Posonsd’ores et déjà les fondements de la langueschtroumpf, que je nuancerai au cours de cetouvrage.

Umberto Eco résume ainsi le mécanismeprincipal de cette langue : « au fond, la règle de basedu schtroumpf est « remplace chaque terme du langageordinaire par schtroumpf chaque fois que tu peux lefaire sans tomber dans une ambiguïté excessive »2.

Nous verrons que l’énoncé d’Umberto Eco nedoit pas être érigé en règle, puisqu’il envisageuniquement les contextes de production du

1 Notons que mes deux hypothèses ne sont pas incompatibles.2 Kant et l’ornithorynque, p. 384.

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message dans lesquels le locuteur souhaite « nepas tomber dans une ambiguïté excessive. » Or, lesexcès seront parfois recherchés ou parfois en-tièrement gommés. L’ambiguïté, nous le verronsdans certains exemples, sera la mesure de l’écartavec la langue française, et sera envisagée commeun marqueur ouvrant sur le jeu poétique et laréflexion sur la langue.

J’ai utilisé jusqu’ici les termes de « langue » et de« langage », que je souhaiterais distinguer pour lameilleure compréhension du reste de madémonstration. La sémiotique, science des sys-tèmes signifiants, dont la paternité est attribuée àPeirce autant qu’à Saussure3, est une disciplinedont l’ambition est de comprendre et décodernon pas seulement les « langues » (c’est le rôle dela linguistique), mais les « langages ».

Les langages, Roland Barthes en a étudiéquelques uns dans son ouvrage intitulé Mytho-logies. Il y propose, par exemple, une sémiologiedu « catch », de la « mode », du « Tour de France »,qui sont autant de langages qu’il décode. Dans cessystèmes signifiants, la langue est présente, maiselle n’est pas le tout de la signification. Il y a aussides symboles, des images, des références qui fontl’économie du langage verbal, mais qui méritentd’être analysés, car ils sont porteurs de sens.

Ferdinand de Saussure, dans ses Cours delinguistique générale, fut le premier à théoriser quela signification pouvait s’établir sous diverses3 Plus justement, Saussure parlait de « sémiologie ».

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formes, et que la langue verbale n’était qu’unmode — certes plus usité — parmi d’autres decommuniquer un sens. L’ancienne distinctionlangue / langage telle qu’elle apparaît dans lesgrammaires générales4 s’est trouvée supplantéepar une nouvelle opposition : on appelle aujour-d’hui « langage » tout acte de communication nonverbal (peinture, dessin, code de la route, signauxmilitaires, etc.) et « langue » tout ce qui relève dela communication verbale. La sémiotique s’oc-cupe d’étudier les faits de langage et la linguis-tique, qui en est une branche privilégiée, les faitsde langue. Cependant, la perspective de ce« langage universel », postulat philosophique desgrammaires générales, ne sera pas abandonnée, etfera l’objet d’un développement dans le chapitrefinal du présent ouvrage intitulé : « tout estschtroumpf qui finit schtroumpf. »

*

Pourquoi n’avoir pas fait de ce livre une étudede la « langue » des schtroumpfs ? Quiconqueanalyse les modes de production des énoncésschtroumpf doit toujours garder à l’esprit que cespersonnages évoluent dans un univers de bandedessinée où l’image accompagne toujoursl’énoncé linguistique. Ainsi, la parole proférée est(presque) toujours associée au geste ou à l’attitude4 Les grammaires générales postulaient l’existence d’un « langage » universel à l’origine des « langues » particulières. La langue n’était alors qu’une réalisation spécifique du langage.

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du personnage qui parle, et au contexte deproduction du message. Cet univers « multi-média », comme le qualifie Umberto Eco5, estdonc le cadre nécessaire à l’éclosion de la paroleschtroumpf. Dans ce contexte, on le voit, lelangage des schtroumpfs ne se limite pas à sesseuls énoncés linguistiques.

J’ai utilisé, dans le paragraphe précédent, le mot« parole » qu’il convient maintenant de définir. Siles termes « langue » et « parole » peuvent, dans lavie courante, sembler interchangeables, ils ne lesont pas pour le linguiste ou le sémioticien quivoient dans le premier l’ensemble des concepts etdes codes disponibles et dans le second laréalisation particulière de ces codes et concepts.La langue, c’est le catalogue de tous les termesexistants (le dictionnaire) et de toutes les règlespour associer ces termes (la grammaire). Laparole, c’est l’actualisation sous forme de discours(la façon de parler de quelqu’un, le style d’un

5 Kant et l’ornithorynque, p. 382.

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écrivain, un message téléphonique, un discoursd’inauguration, etc.).

Je ne suis pas l’auteur des schtroumpfs. Lesdroits de reproduction de l’œuvre de Peyo nem’appartiennent pas. Ma parole n’est donc pastout à fait libre (de droits) sur le sujet.

J’exercerai donc, dans cet ouvrage, un droit decitation de la parole schtroumpf pour éclairer lessituations linguistiques et sémiotiques que jedétaillerai dans les chapitres à venir. Mais je megarderai de reproduire le moindre dessin pro-venant des bandes dessinées étudiées. Les petitslutins griffonnés dans ces pages seront tous demoi.

J’invite le lecteur à consulter, acheter, em-prunter, dévorer les albums des schtroumpfs citésdans ce livre pour qu’il se rende compte par lui-même de la richesse de cet univers.

Cependant, j’ai fait en sorte que le présentouvrage soit auto-suffisant en termes d’expli-cations et d’illustration du propos.

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Les anthologies ludiques duschtroumpf poète

Les schtroumpfs dans la « tradition » de l’oulipo et du théâtre de l’absurde

Dans Le Schtroumpfissime (tome 2 des aventuresdes schtroumpfs), le grand schtroumpf prend ladécision de quitter le village afin de réglerquelques affaires pressantes. En son absence, uneélection se tient pour désigner un chef de village.Un schtroumpf candidat (celui qui prendra, dansl’album, le titre de « Schtroumpfissime »), au cœurde la campagne électorale, donne un grand dis-cours public pour regrouper un maximum devoix sur sa candidature et battre ainsi leschtroumpf à lunettes, son seul rival. Je reproduisici une partie de son discours : « Demain, vousschtroumpferez aux urnes pour schtroumpfer celui quisera votre schtroumpf ! Et à qui allez-vous schtroump-fer votre voix ? À un quelconque schtroumpf qui ne

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schtroumpfe pas plus loin que le bout de sonschtroumpf ? Non ! Il vous faut un schtroumpf fort etsur lequel vous puissiez schtroumpfer sans schtroumpf-er ! Et je suis ce schtroumpf !... Certains — que je neschtroumpferai pas ici — schtroumpferont que je neschtroumpfe que les honneurs ! Ce n’est passchtroumpf ! »

Umberto Eco, qui s’est intéressé à plusieursreprises aux problèmes soulevés par la langueschtroumpf, a remarqué que « tous les réquisitsnécessaires au bon fonctionnement d’une languesemblent faire défaut au schtroumpf : c’est une languedésertée par les synonymes et envahie par leshomonymes, dont le nombre dépasse largement cequ’une langue normale peut supporter. Et pourtant,non seulement les Schtroumpfs se comprennent par-faitement bien, mais le lecteur les comprend également,ce qui compte encore plus. »6 La langue desschtroumpfs obéit à des règles de commutation(c’est-à-dire de substitution), où le signifiant7

« schtroumpf » remplace les mots que je qualifie-rais de « prévisibles », c’est-à-dire ceux dont lesens est facilement reconstituable.

Les schtroumpfs ne sont naturellement pas lesseuls à utiliser les mots de manière marginale oudétournée. La littérature nous offre aussi quel-ques exemples savoureux de manipulation dulangage verbal par commutation du lexique. Dansle réservoir qu’offre la littérature, voici deux

6 Kant et l’ornithorynque, pp. 381­82.7 Depuis Saussure, le « signifiant » est, pour faire simple, le mot lui­même.

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courants qui ont eu recours à des principessimilaires : l’Oulipo et le théâtre de l’absurde.8

La commutation lexicale chez les poètes ouli-piens obéit à des règles bien précises que l’onpeut considérer comme autant de contraintesformelles. Parmi les foisonnantes techniques detransformations textuelles, je retiens le procédéque Gérard Genette a baptisé de « translationlexicale », qui consiste à remplacer chaque motd’un texte donné par un autre mot9 du diction-naire, suivant une formule précise. Ainsi, dansune translation en M + 3, chaque mot seraremplacé par celui qui le suit de trois entréesdans le dictionnaire. En M + 7, RaymondQueneau fait ce pastiche de Nerval, datant de1952 (le premier quatrain du poème de Nerval, ElDesdichado, est suivi de celui transformé parQueneau) :

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constelléPorte le Soleil noir de la Mélancolie.

Je suis le tensoriel, le vieux, l’inconsommé,Le printemps d’Arabie à la tombe abonnie,Ma simple étole est morte, et mon lynx consterné

8 Je me limite à quelques exemples dans le domaine français, mais on pourrait penser à bien d’autres œuvres, en particulier Alice in Wonderland de Lewis Carrol, avec ses jeux sur l’homophonie (« the mouse’s tale »).9 Gérard Genette parlait de « léxème » ou de « morphème lexical », mais je préfère le terme moins technique de « mot » dans le cadre de cet ouvrage.

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Pose le solen noué de la mélanénie.10

La translation lexicale impose donc unecontrainte au principe de commutation, quifonctionne selon une formule pré-établie. Uneplus grande liberté est accordée à la langueschtroumpf, dont la seule contrainte reste celledu sens. Dans les anthologies du schtroumpfpoète, on verrait donc :

Je suis le ténébreux, le schtroumpf, l’inconsolé,Le schtroumpf d’aquitaine à la schtroumpf abolie,Ma seule schtroumpf est morte, et mon schtroumpf

constelléSchtroumpfe le schtroumpf noir de la mélancolie.

La langue schtroumpf possède cette particu-larité de ne jamais se référer à un dictionnaire quilui fournirait des « clefs » de substitution. Et c’estlà sa richesse. Mais sa pauvreté tient au fait qu’elleest réduite à l’utilisation extensive d’un seul mot,le mot « schtroumpf », et ses dérivés : « schtroum-

10 Cité par Genette dans Palimpsestes, p. 61.

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pfeur », « schtroumpfant », « schtroumpfissime »,etc.

D’autres jeux de commutation lexicale, que l’ondoit cette fois à Georges Pérec, perdent l’aspectarbitraire de la translation lexicale pour jouer surles affinités sonores qui existent entre certainsmots. Après Nerval, la deuxième victime à subirles assauts des poètes oulipiens est Marcel Proust.La célèbre ouverture de la Recherche du tempsperdu, « Longtemps je me suis couché de bonneheure... » subit, sous la plume de Pérec, quelquestransformations minimales qui parviennent àaffecter le sens de l’énoncé de manière specta-culaire. Pérec donne plusieurs versions rema-niées, telles que « longtemps je me suis douché debonne heure » ou « longtemps je me suis mouché debonne heure », ou encore le plus osé « longtemps jeme suis touché de bonne heure. » La seulecommutation d’une lettre (le « c » initial de« couché ») a donné lieu à la création d’énoncésbien différents, et qui impliquent des contextesd’actualisation tout autres que l’énoncé original.Une phrase telle que « longtemps je me suisschtroumpfé de bonne heure », écrite par un hypo-thétique Marcel Schtroumpf, contiendrait enpuissance toutes les variations imaginées parPérec, et encore de nombreuses autres. Dans lesexemples du poète oulipien, la transformationparonomastique11 a pour effet de déplacer le sens11 La paronomase est une figure de style par laquelle on créé un réseau de signification entre au moins deux mots de sens différents mais de sonorités très proches.

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d’un mot vers un autre mot. La langueschtroumpf, quant à elle, « masque » simplementle mot pour ouvrir le champ de ses inter-prétations12.

Comme l’a justement souligné Umberto Eco, lalangue schtroumpf est une langue envahie par leshomonymes. Or, l’homonymie semble être, àpremière vue, un outil linguistique de confusion.Si, dans un espace donné, tout le monde s’appelle« Jacqueline »13, je ne pourrai m’adresser à l’une deces « Jacqueline » qu’en la désignant du doigt, ouen la qualifiant de quelque manière. Ces casd’homonymie font tout le sel de textes fondés surle thème de l’absurde. Dans La Cantatrice chauvede Ionesco, les dialogues de M. et Mme Smithsont parfois, eux aussi, envahis par les homo-nymes, qui sèment la plus grande confusionparmi les deux interlocuteurs :

Mme Smith : Et la tante de Bobby Watson, lavieille Bobby Watson pourrait très bien, à son tour, secharger de l’éducation de Bobby Watson, la fille de

12 Pour interpréter un énoncé du type « longtemps je me suis schtroumpfé debonne heure », on pensera en premier lieu tout naturellement à « couché », puis, si l’on possède les références, à « douché », « mouché », etc., et, dans un dernier temps, à tout verbe conjugué au participe passé et dont le sens estconforme à ce que l’on connaît du contexte.13 J’emprunte l’exemple à un livre pour enfant écrit par Ionesco, Conte numéro 1 pour enfants de moins de trois ans, ed. Jean­Pierre Delarge, Harlin Quist, Paris, 1976. « Un jour, la petite Jaqueline, avec son papa Jacqueline, son petit frère Jacqueline, sa maman Jacqueline, va au bois de Boulogne. Là, ils rencontrent leurs amis Jacqueline avec la petite fille Jacqueline, » etc. (p. 14.)

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Bobby Watson. Comme ça, la maman de Bobby Watson,Bobby, pourrait se remarier. Elle a quelqu’un en vue ?

M. Smith : Oui, un cousin de Bobby Watson.Mme Smith : Qui ? Bobby Watson ?M. Smith : De quel Bobby Watson parles-tu ?Mme Smith : De Bobby Watson, le fils du vieux

Bobby Watson, l’autre oncle de Bobby Watson, le mort.M. Smith : Non, ce n’est pas celui-là, c’est un autre.

C’est Bobby Watson, le fils de la vieille Bobby Watson,la tante de Bobby Watson, le mort.

Mme Smith : Tu veux parler de Bobby Watson, lecommis-voyageur ?

M. Smith : Tous les Bobby Watson sont commis-voyageurs.14

Pourquoi comprend-on sans peine le discoursélectoral du schtroumpfissime reproduit plushaut, et éprouve-t-on les plus grandes difficultés àcomprendre le dialogue de M. et Mme Smith ?Quelle différence y’a-t-il entre Bobby Watson etun schtroumpf ? La différence (en partie) résidedans la référence, car « Bobby Watson » désignetoujours un être humain (homme ou femme,jeune ou vieux), tandis que le mot « schtroumpf »remplace toujours une chose, un concept, unobjet — ce qui fait de « Bobby Watson » un nompropre, et de « schtroumpf » un nom commun15.

14 La cantatrice chauve, p. 1915 Même s’il s’agit du nom propre des Schtroumpfs, le mot « schtroumpf » est utilisé par les schtroumpfs comme un nom commun. Nous verrons dans le chapitre « Les portraits du Schtroumpf peintre » ce qu’implique le fait de projeter son nom propre pour désigner les objets du monde.

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Or, le nom commun s’accommode mieux de laparole ambiguë, car il n’est pas qu’une simpleétiquette, comme le nom propre. Umberto Ecosouligne, à ce propos, que « l’univers des nomspropres est un univers linguistiquement assez pauvre oùles cas d’homonymie abondent, mais l’univers séman-tique des unités culturelles relatives (les êtres humainsnommés) est par contre assez riche, et chaque unité y estdéfinie par des systèmes d’opposition bien précis. »16

Dans le famille de Bobby Watson, c’est ce prin-cipe d’oppositivité qui fait défaut, d’autant quetous les « Bobby Watson » qui sont évoqués dansle dialogue ne sont pas présents sur scène (et doncnon identifiables autrement que par le discours).

Je fermerai cette entrée en matière en évoquantune pièce de Jean Tardieu : Un Mot pour un autre.Le principe de la pièce est de remplacer les motspar d’autres mots pour former un nouveau sys-tème de signification car, comme l’affirme l’au-teur, « si nous décidons ensemble que le cri du chiensera nommé hennissement et aboiement celui du cheval,demain nous entendrons tous les chiens hennir et tousles chevaux aboyer. »17. Si de telles substitutions sontrendues possibles, c’est bien parce que le langageest prévisible, comme je l’ai dit plus haut, et que denombreux énoncés se fondent dans une rhéto-rique pré-établie18. « Madame », le personnage dela maîtresse (maîtresse de maison, mais aussi

16 La structure absente, p. 89.17 Préambule à Un Mot pour un autre, in La Comédie du langage, pp. 9­10.18 Voir Genette, Palimpsestes, p. 69.

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amante du mari de son amie) est, comme tous lesautres personnages de la pièce, atteinte de cettecurieuse maladie des mots. Agacée par les proposde sa domestique, elle dit : « Salsifis ! Je vous le plieet le replie : le comte me doit des lions d’or ! Pas pluslard que demain. Nous fourrons les Grands Argousins :vous aurez tout ce qu’il clôt. Et maintenant, retournez àla basoche ! Laissez-moi saoule ! (Montrant son livre.)Laisser-moi filer ce dormant ! Allez, allez ! Croupissez !Croupissez ! »19

Comme le fait très justement remarquer GérardGenette, « la démonstration en acte (en scène) d’Unmot pour un autre, c’est (...) que les « mots » ne sontpas le tout du langage, et que la communicationordinaire, « importante » ou non, fait circuler entrenous tout un réseau d’informations redondantes qui serecoupent et se suppléent mutuellement, de telle sorteque le truc et le machin y désignent fort suffisammentce que nous décidons en hâte de leur faire désigner. »20

Dans sa réalisation concrète, la langue margi-nale imaginée par Tardieu est bien différente dela langue schtroumpf (le mot substitué a lui-même un sens chez Tardieu, et la lecture de lapièce impose que l’on confronte le sens du motutilisé avec celui du mot qu’il remplace). Cependant, toutes deux émergent du postulatunique que la langue n’est pas qu’une somme demots contenus dans un dictionnaire. Le mot« schtroumpf », à ce propos, peut être apparenté à

19 Un mot pour un autre, in La comédie du langage, p. 13.20 Palimpsestes, p. 70.

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ces mots commodes dont parlait Genette (le « truc »et le « machin »), et qui permettent au locuteur,par paresse ou par jeu, de désigner une chose sansavoir besoin de prononcer son nom.

Jean Tardieu, parmi les quelques auteurs cités,est celui chez qui la problématique du langage serapproche le plus de celle élaborée par la langueschtroumpf. Et il n’est pas étonnant de constaterque Tardieu, par ailleurs auteur de poésies, achoisi le genre théâtral pour véhiculer ses ré-flexions sur le langage. Si les mots ne sont pas le« tout » de la langue, c’est parce qu’ils sont sou-vent associés à un geste ou à une attitude quiviennent en confirmer l’usage. Le théâtre, art dugeste autant que de la parole, se prête on ne peutmieux à ce type de démonstration. Et c’est là saparenté avec la bande dessinée.

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La barbe du grand schtroumpf

l’identification indicielle et symbolique

Comment réussit-on à identifier tel schtroumpfpar rapport à tel autre ? Quelle différence y’a-t-ilentre le schtroumpf costaud, l’athlète du village,et le schtroumpf chétif ? La distinction, à pre-mière vue, ne semble être que nominative. Eneffet, le schtroumpf costaud n’est pas différent desautres schtroumpfs, pas plus que le schtroumpfchétif. Tous deux présentent la mêmephysionomie, et le premier n’est pas plus impo-sant que le second. Dans ce cas, comment lesreconnaître ?

Certains schtroumpfs possèdent, outre lesqualificatifs qui accompagnent fidèlement leursnoms (schtroumpfs musicien, gourmand, cos-taud, paresseux, etc.), des signes visuels qui leurpermettent de se différencier des autresschtroumpfs. Le plus différent de tous les schtr-oumpfs est certainement le Grand schtroumpf.La couleur de son bonnet et de sa culotte (rouge,

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contrairement au costume blanc des autresschtroumpfs) et le port de la barbe sont ses deuxsignes distinctifs. Le schtroumpf à lunettes,comme son nom le laisse pressentir, se distinguedes autres par le port d’une paire de lunettes. Etpour en revenir au schtroumpf costaud, son signeidentitaire est un petit cœur rouge tatoué sur lebras gauche. Sans ces signes-là, les schtroumpfs seressembleraient tous et aucun message clair nepourrait être communiqué au lecteur, qui seraitbien vite découragé par cette trop grandeambiguïté. Ils seraient tous des « Bobby Watson »(voir le chapitre précédent).

Mais interrogeons-nous maintenant sur le sensprêté à ces signes. Que signifient le rouge, la barbe,les lunettes et le tatouage en forme de cœur ? Entant que signes, c’est-à-dire éléments designification, ces caractéristiques identitaires doi-vent être soumises à une terminologie élaboréepar Charles Sanders Peirce, philosophe américainet l’un des pères de la sémiotique. Selon Peirce, ilexiste trois grands types de signes :

I. le symbole, qui résulte d’une conventionculturelle, c’est-à-dire d’une forme d’arbitraire (le« noir », signe du deuil ; la « balance », signe de lajustice ; mais aussi les mots, qui sont, après tout,des étiquettes imposées : « funambule » pourdésigner l’artiste qui marche sur une cordesuspendue, etc.),

II. l’icône, qui représente directement ce qu’elledésigne (la « photocopie », la « carte routière », le

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« reflet du miroir », l’ « imitation d’un son », maphoto d’identité, etc.),

III. enfin, l’indice, qui montre une partie, unetrace, une conséquence d’une chose, mais pas lachose elle-même (la « fumée » qui représente lefeu, le « rouge » témoignant de la brûlure ; bref,l’indice pointe en direction de la chose décrite.).

Nous pouvons donc affirmer que les signes quiidentifient les schtroumpfs sont majoritairementindiciels et symboliques.

La barbe du Grand schtroumpf est sansconteste un symbole de sagesse (conventionculturelle) qui évoque les figures de l’ermite ou del’honorable chef de village. Les lunettes duschtroumpf moralisateur sont à la fois indice etsymbole. Elles sont le signe indiciel de sa myopie(ou de toute autre pathologie de la vision), maisaussi le symbole de son érudition et de son sérieux.Au-delà de son utilisation en tant que personnagede bande dessinée, le schtroumpf à lunettes nousrenseigne donc sur les associations d’idéespropres à une culture donnée. Dans notre société,le port des lunettes, qui signifie habituellement etlogiquement « individu dont la vue n’est pasbonne » (signe indiciel), peut aussi vouloir dire,par extension, « individu intelligent et cultivé »(signe symbolique).

On pourrait dire, d’une certaine façon, que leslunettes dénotent la myopie et connotent l’éru-dition. On se trouve alors dans un système doublequi s’applique de manière féconde à l’étude des

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personnages schtroumpfs. Pour revenir au Grandschtroumpf, sa barbe blanche dénote son grandâge (indice), tandis qu’elle connote l’idée de sagesse(symbole). La dénotation se confond avec lasignification première. La connotation, quant àelle, fait entrer « dans un système symbolique : larelation entre le signifiant et le signifié du signe deconnotation est celle qui définit le symbole. Laconnotation est donc un signe arbitraire. »21

Le petit cœur rouge du schtroumpf costauddésigne, dans la sphère dénotative, un « individutatoué » (indice d’une personne courageuse prêteà affronter l’aiguille du tatoueur), et, dans lesystème connotatif, renvoie à la fameuse « bruteau cœur tendre » (le cœur étant le symbole del’amour, il y a deux symboles imbriqués qui serésolvent dans cet oxymore22 du personnage fortet doux à la fois). Par conséquent, si ces signessont toujours les indices de quelque chose(vieillesse, myopie, présence d’un tatouage), ilssont aussi des symboles dans un autre système (lasagesse, l’érudition, la force). Et c’est assurémentdans ce système second, celui de la connotation,que l’auteur des schtroumpfs a puisé la signi-fication. La pâquerette qui orne le bonnet duschtroumpf coquet indique très certainement quece schtroumpf aime les fleurs. Mais cela n’est vrai

21 Jean­Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, pp. 248­49. J’explique « signifiant » et « signifié » dans le chapitre « Le reflet du schtroumpf coquet ».22 L’oxymore est une figure de rhétorique par laquelle on rapproche deux termes de sens opposés.

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que dans le système indiciel, car la fleur symbolisesurtout sa coquetterie et sa recherche del’esthétisme. La signification prend racine dansces deux systèmes simultanément.

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La baffe du schtroumpf colérique

L’art de l’ellipse narrative et linguistique

Notre raisonnement par l’absurde — ou plutôtpar le théâtre de l’absurde — nous a renseigné surla première propriété de la langue schtroumpf :celle de n’être pas essentiellement linguistique. Etle genre de la bande dessinée justifie l’emploid’une telle langue, dans la mesure où la bandedessinée donne à voir les contextes d’énonciationpar les dessins qui la composent. Mais il existed’autres propriétés de la bande dessinée qui sontautant de conditions favorables à la naissanced’une telle langue.

Quelle est l’attitude du bédéphile lorsqu’il litune bande dessinée ? Quel est le cheminemprunté par son regard ? On le sait, les cadres etles marges orientent le regard du lecteur, maiscomment la lecture se fait-elle à l’intérieur de lavignette ? C’est le dessin qui est perçu dans unpremier temps, car son système signifiant imposeun vision plus « globale ». C’est ensuite vers le

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texte que le regard se porte et déchiffre la syntaxe« linéaire » des mots. Thierry Grœnsteen, dansSystème de la bande dessinée, le dit ainsi : « lors mêmequ’il n’est pas sciemment regardé, le personnage est vud’emblée (c’est là (...) l’une des visées principales dudessin narratif). Le texte, qui requiert un déchiffrementlinéaire, donc progressif, n’est lu qu’ensuite. Cet ordrerelève de l’automatisme perceptif, il est largementindépendant des positions respectives de la bulle et dulocuteur. »23

Cette remarque a son importance, dans lamesure où elle nous permet d’apporter unejustification supplémentaire à l’apparition de lalangue schtroumpf en bande dessinée. Si l’imageest perçue avant le texte, dans sa globalité24, ellecrée chez le lecteur un horizon d’attente qui orientela lecture de la partie linguistique. Gardant lethème de l’image en tête, il saura, avant même delire le texte, quels mots sont susceptibles decommuter avec le mot « schtroumpf ». La listedes commutations possibles s’est déjà restreinteavant la lecture.

23 p. 90.24 Le regard du lecteur perçoit l’image, puis lit le texte, et revient, si nécessaire, aux détails de l’image.

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En voyant l’image ci-dessus, le lecteur anticipeles propos du schtroumpf (ce que j’ai appeléprécédemment « horizon d’attente »). Il sait queles paroles seront insultantes et qu’il y sera trèscertainement question de « main » (la main estlevée) et plus probablement d’une main dans lafigure. Nous verrons plus tard dans cet ouvrageque l’horizon d’attente du lecteur est parfoisdéçu, lorsque l’ambiguïté sémantique est volon-tairement recherchée.

D’un point de vue formel, le langage de labande dessinée en général et de la langueschtroumpf en particulier se partagent unecaractéristique essentielle : tous deux sont deslangages elliptiques. La bande dessinée est un artde l’ellipse, de la séquence, privilégiant toujoursune série de plans qui, mis bout à bout, ne ferontjamais un film ou un dessin animé. Elle sedissocie des arts « filmiques » en ceci qu’elle nepeut reproduire de mouvements que fixés dansune vignette. Les marges, ces zones intersticiellesentre les vignettes, sont donc autant de « hiatus »temporels qui découpent une séquence en planschoisis. Comme le souligne Thierry Grœnsteen,« non seulement les images, immobiles et silencieuses,n’(...) ont pas la même puissance illusioniste que lesimages filmiques ; mais leur enchaînement, loin deproduire une continuité mimant le réel, ne propose aulecteur qu’un récit troué d’intervalles, qui paraissentautant de béances du sens.25

25 Système de la bande dessinée, pp. 12­13.

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La langue schtroumpf, est aussi, à sa manière,une langue elliptique. Elle opacifie la significationde ses énoncés sans toutefois les précipiter dansun trop grand obscurantisme, situation dom-mageable pour la communication. En ce sens, ellerépond parfaitement à la définition de l’ellipseque donne Roland Barthes, une figure consistantà « supprimer des éléments syntaxiques à la limite de cequi peut affecter l’intelligibilité », à cette différenceprès que la langue schtroumpf ne supprime pasces éléments, mais se contente de les masquer.

La bande dessinée, art séquentiel, la langueschtroumpf, langue elliptique. Y’a-t-il dans cessimilitudes formelles un rapport de cause àconséquence ? Une chose est sûre néanmoins : lecaractère elliptique de la bande dessinée n’est queplus accentué par les anomalies langagières desschtroumpfs. Le médium bande dessinée, ellip-tique par nature, était ainsi le terreau idéal pour lanaissance d’une telle langue.

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Le tambour du schtroumpfmusicien

Le bruit sémiotique

Pour le sémioticien, la langue schtroumpf estun bruit. Il faut ici mettre en garde le lecteurnéophyte : le terme « bruit » ne désigne pasexclusivement un son désagréable à l’oreille, maistout dysfonctionnement susceptible d’affecter labonne diffusion d’un message. Jean-MarieKlinkenberg affirme que le bruit sémiotique peutcontrarier la communication du message de troismanières : « elles [les sources de bruit] peuventprocéder d’un mauvais fonctionnement — oudysfonctionnement — de l’appareil émetteur, de phéno-mènes affectant le support physique du signe, ou encoredu mauvais fonctionnement de l’appareil récepteur. »26

26 Précis de sémiotique générale, p. 74.

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La langue schtroumpf est un bruit qui affecte« le support physique du signe », c’est-à-dire le mot.Mais cette langue n’est pas un bruit pour tout lemonde. Les schtroumpfs semblent très bien secomprendre et ne pas souffrir de ces ambiguïtés.Gargamel, au contraire, le sorcier ennemi desschtroumpfs, considère cette prolifération demots « schtroumpf » comme un obstacle majeur àla compréhension du message. Dans Le Fauxschtroumpf, le sorcier maléfique, bien décidé àassouvir son inépuisable soif de revanche, setransforme en schtroumpf pour entrer dans levillage des petits lutins sans se faire remarquer.Malheureusement pour lui, il ne parle passchtroumpf, et son comportement devient desplus suspects aux yeux de son petit interlocuteur.Voici une réinterprétation du dialogue, avecGargamel transformé en schtroumpf à droite(mais je vous renvoie, bien évidemment, à lascène originale du Faux schtroumpf publié dansl’album L’Œuf et les schtroumpfs) :

Si les lecteurs réagissaient de la même façonque Gargamel aux particularismes linguistiquesdes schtroumpfs, cette bande dessinée n’aurait

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certainement pas aujourd’hui le succès qu’on luiconnaît. Et si la plupart des contextes ne sont pasambigus pour le lecteur des schtroumpfs, c’estparce que la bande dessinée a la particularitéd’être un genre redondant. La « redondance » estaussi un concept sémiotique, un « mécanisme deprotection », toujours selon Jean-Marie Klinken-berg. La redondance vise à répéter un certainnombre de fois l’information de l’énoncé pourassurer la bonne transmission de cette infor-mation. Elle est, en quelque sorte, un remède aubruit sémiotique.

Mais dans le cas des schtroumpfs, le remèdeprécédait la maladie : la bande dessinée est enquelque sorte vaccinée contre le bruit sémiotique.Elle peut donc s’y exposer (presque) autant qu’ellele veut ! Le créateur de la langue schtroumpf abien compris que la bande dessinée était, pardéfinition, un genre redondant, car constitué dedeux types de messages principaux (le langage dudessin et la langue du texte) qui se superposent ouse complètent l’un l’autre. Cette redondance offredonc, en théorie, la possibilité à un bruitquelconque d’apparaître, pour venir parasiter lemessage. Ainsi, la langue schtroumpf a pour effetde jouer à vider le trop-plein de signification de labande dessinée.

Cependant, la langue schtroumpf doit aussidéfinir les limites de son terrain de jeu etd’expérimentation. C’est la condition nécessaire àla bonne compréhension du message. Lorsque,

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dans une vignette, l’image est pauvre (person-nages présentant peu d’expressions saillantes,mouvements et gestes peu parlants, réduction deséléments contextuels, etc.) le texte de la bullecontient, en général, beaucoup moins de mots« schtroumpf », voire aucun. On dira alors que lebruit — dans notre cas la langue schtroumpf —est coloré, c’est-à-dire que son utilisation estatténuée pour ne pas porter préjudice au sens.

Pour conclure, on peut avancer que la langueschtroumpf, à l’exception de quelques cas que jene manquerai pas d’étudier, est un bruit coloré :« bruit », car c’est une langue qui attaque le tropplein de sens contenu dans la bande dessinée,« coloré » parce que l’un de ses soucis principauxest de ne pas transgresser les limites de l’intel-ligibilité.

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Les angoisses du schtroumpfvoyageur

L’insécurité sémiotique, la norme évaluativeet les mécanismes de compensation

Les schtroumpfs sont, à tous points de vue, despersonnages hors-norme. Physiquement, ils sedistinguent des hommes par le bleu de leur peau,leur petite taille, le nombre de leurs doigts, etc. Etlinguistiquement, ils s’écartent d’un usage normalde la langue, qui est celui du français. Maisqu’entend-on exactement par norme ?

La sémiotique reconnaît l’existence de deuxnormes qui définissent les attitudes des sujetsparlants. La norme objective, tout d’abord, est « lamesure des pratiques [sémiotiques] réelles ». La normeévaluative, ensuite, est le produit d’une « attitudesociale : celle qui consiste à étalonner les variétés surune échelle de légitimité. »27.

27 Jean­Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, p. 282.

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La langue des schtroumpfs est définie par lanorme objective, qui en commande le fonction-nement. On pourrait mesurer, par exemple, lenombre de fois où le verbe « faire » est remplacépar « schtroumpfer » dans un ou plusieurs albumsdes schtroumpfs. Nous aurions alors un début dedéfinition de cette norme objective qui régit lespratiques linguistiques des schtroumpfs28. Unefois cette norme établie, il est possible de laconfronter à la norme évaluative, qui déterminele type d’attitude attendue dans une situationdonnée. De cette confrontation émergent deuxsituations, que J-M. Klinkenberg définit commesuit : « il y a insécurité sémiotique dès que l’usager ad’une part une certaine représentation de l’éventail desvariétés légitimes et non légitimes (norme évaluative),mais que, d’autre part, il a conscience de ce que sespropres pratiques (norme objective) ne sont pas con-formes à la norme. Par exemple, il y a insécuritélorsqu’on ignore l’attitude physique attendue dans tellecirconstance, ou la formule de politesse adéquate, maisque l’on sait au moins ceci : que « l’on n’est pas à saplace » (...). Il y a au contraire sécurité sémiotique dansles deux cas suivants : (a) quand la pratique d’unusager est à ses yeux conforme à la norme évaluative,(b) quand la pratique d’un usager n’est pas conforme àla norme mais qu’il n’en a pas conscience. »29

28 L’objet de mon propos n’est pas d’établir une grille statistique de cette norme objective, mais de la confronter à la norme évaluative.29 Précis de sémiotique générale, p. 285.

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Suivant les lieux dans lesquels ils évoluent, lesschtroumpfs peuvent se trouver en situation desécurité ou d’insécurité sémiotique (comme toutepersonne qui voyage dans un pays où il ne parlepas la langue ou dans une communauté dont il nemaîtrise pas les codes). Dans leur village, la langueschtroumpf est la langue « légitime », puisqu’elleest parlée par tous. Les pratiques linguistiquessont donc conformes à la norme évaluative, et lesschtroumpfs sont en situation de sécurité sémio-tique. À l’inverse, lorsqu’ils sont contraints dequitter leur village et de s’aventurer dans les villesavoisinantes, peuplées d’êtres humains qui neparlent pas le schtroumpf, ils sont en insécuritésémiotique : leurs pratiques linguistiques ne cor-respondent pas à la pratique légitime du lieu oùils se trouvent, et les schtroumpfs ont consciencede cette différence linguistique30.

30 Quand le besoin s’en fait sentir, le Grand schtroumpf n’hésite pas à réduire au maximum le nombre de « schtroumpf » dans ses phrases lorsqu’ils’adresse à des humains qui ne comprennent pas la langue schtroumpf. Voirnotamment La Guerre des sept fontaines, p. 26, strip 1.

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Les situations d’insécurité sémiotique peuventdonner lieu à deux types de réactions opposéesqui sont l’hypercorrectisme et la compensation.L’hypercorrectisme est « une pratique qui va au-delàde ce que recommande la norme évaluative », tandisque la compensation est « une pratique qui va endirection inverse de ce que recommande la normeévaluative »31.

Dans le cas où l’on considérerait le normeobjective qui régit les relations de bonne com-munication entre auteur et lecteur, la langueschtroumpf doit assurément être rangée dans lacatégorie des pratiques compensées, puisqu’elle« renforce les traits illégitimes de sa pratique »32.« Illégitime », elle l’est dans la mesure où ellebouscule la norme évaluative de la languefrançaise en faisant un usage trop extensif del’homonymie, et en risquant parfois de mettre enpéril la signification de ses énoncés.

Notons en dernier lieu que la langueschtroumpf peut être parlée de plusieursmanières, qui sont autant de niveaux de com-pensation différents, et que l’on pourrait graduerdu « moins illégitime » au « plus illégitime ».Ainsi, le premier pôle définirait les cas où lesschtroumpfs font un usage minimal de leurlangue :

31 Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, p. 286.32 ibid., p. 287.

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Les schtroumpfs seraient alors dans un rapportde non-conformité minimal avec la normeévaluative. Le second pôle, à l’inverse, repré-senterait les cas où les énoncés compteraient leplus grand nombre de mots « schtroumpf »possibles, dans un rapport de non-conformitémaximal avec la norme évaluative. Dans ce casextrême, les schtroumpfs eux-mêmes éprouve-raient très certainement des difficultés pour secomprendre.

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Le parler rural du schtroumpfpaysan

sociololectes et idiolectes

On reconnaît la langue schtroumpf parmid’autres à ce qu’elle fait un usage important (maisnon systématique) du mot « schtroumpf ». Mais sil’on se mettait en tête de retrancher à cette languetout ce qui ne relève pas du signifiant « scht-roumpf », elle deviendrait vide de sens, parce quesaturée d’un élément en lui-même insignifiant. Lalangue schtroumpf est donc un parasite linguis-tique, une langue dépendante de la structured’une autre langue (en l’occurrence le français).En d’autres termes, et de façon moins dépré-ciative, on pourrait aussi dire que la langueschtroumpf est un épiphénomène de la languefrançaise, dont elle reprend les schémas syn-taxiques, et à laquelle elle fait subir quelques

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transformations d’ordre morphologique (deforme). De ce point de vue, la langue schtroumpfest bien différente de nombreuses autrestentatives de création d’une langue imaginaire.Les dialectes des populations imaginées parTolkien, dans Le Seigneur des anneaux parexemple, sont en tous points différents deslangues réelles, et ne sont inventés que pourconnoter « l’étrangeté » ou la « féerie »..

De la même façon, les écarts linguistiques entrelangue française et langue schtroumpf ont peut-être pour fonction, dans une certaine mesure,d’investir la langue d’une impression d’étrangetéet d’irréalité. Bruno Lecigne pense en effet que« l’univers des schtroumpfs appartient aux mondesféeriques (qui sont « nulle part », hors l’Histoire),fortement démarqués dans l’espace et le temps duréférent réel par les signes manifestes d’un imaginairedésancré (la peau bleue des schtroumpfs et leur pseudo-langage assurent une fonction d’irréalité »33. Lesparticularismes linguistiques des schtroumpfsseraient l’écho langagier de leurs différencesphysiques avec les hommes.

La langue française sert donc de modèle à lalangue schtroumpf (elle est l’hôte de ce parasite).En termes plus précis, la langue schtroumpf estun sociolecte de la langue française, c’est-à-dire lafaçon de parler propre à une société, une com-munauté particulière, la communauté scht-

33 « Le Grand schtroumpf, figure mythique du père », in Les cahiers de la bande dessinée n° 54, p. 31.

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roumpf. L’emploi d’une telle langue n’est attestéque dans le cadre des échanges entre lesschtroumpfs, et la langue devient une descaractéristiques définitoires de l’identité scht-roumpf (la langue est elle-même définie demanière éponyme).

Au sein de la communauté schtroumpf, ontrouvera aussi des idiolectes, des pratiqueslinguistiques propres à un seul individu. Leschtroumpf paysan, par exemple, possède unemanière de parler le schtroumpf qui est bienpersonnelle. Toujours en guerre contre leschtroumpf paresseux, « qui n’en schtroumpfe pasune », ou contre le schtroumpf poète, qui invoquele soleil pour écrire ses odes alors que les culturesont besoin de pluie, le schtroumpf paysan pousserégulièrement de tonitruants « cré vingt scht-roumpfs », qui connotent la « ruralité » de cet indi-vidu schtroumpf. Mais l’exemple du schtroumpfpaysan pose problème. parle-t-il réellement unidiolecte de la langue schtroumpf (elle-mêmesociolecte de la langue française, dans un jeusubtil de poupées russes) ? Oui, semble-t-il, car ilest le seul schtroumpf à s’exprimer avec cesintonations et ce lexique « campagnards ». Maispuisque, chez les schtroumpfs, chaque individupossède une qualité que les autres n’ont pas, leschtroumpf paysan est à la fois un individuparticulier et un représentant d’une classed’individus absente, celle des paysans. Il sedistingue des autres schtroumpfs par sa fonction

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de paysan. De la même manière, le schtroumpfpâtissier est unique, mais il représente aussi, dansla communauté schtroumpf, la classe despâtissiers. La même analyse peut être étendue àl’ensemble des personnages schtroumpfs quiprésentent une qualité particulière.

Par conséquent, le personnage schtroumpf peutêtre considéré comme un signe ostensif, c’est-à-dire un signe représentatif qui vaut pour tous lesindividus d’une catégorie donnée34. Le scht-roumpf pâtissier vaut pour tous les pâtissiers et leschtroumpf paysan symbolise tous les paysansdans cette micro-société d’une centaine d’indi-vidus.

La question est alors la suivante : doit-onconsidérer l’usage particulier du langage chez leschtroumpf paysan comme un idiolecte (car il estle seul à le parler) ou comme un sociolecte,puisqu’à travers lui parle la classe des paysans ? Lalangue de quelques schtroumpfs se construit dansune frontière incertaine (renforcée par le fait queles schtroumpfs sont un peuple imaginaire) entreidiolecte et sociolecte, entre existenceindividuelle et existence sociale.

Cette brève étude du comportement linguis-tique de certains schtroumpfs nous montre que sila langue schtroumpf est un épiphénomène de lalangue française, elle peut à son tour donnernaissance à d’autres épiphénomènes linguistiques

34 La photo d’un panda, dans un livre sur les animaux, par exemple, est aussiun signe ostensif. Il représente tous les individus de la catégorie « panda ».

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tels que les idiolectes ou les sociolectesschtroumpf. Mais il nous faut garder en mémoireque la pratique linguistique du schtroumpf pay-san, par exemple, ne pourrait pas exister sans lessociolectes de la langue française. Dans la com-munauté des schtroumpfs, tout acte de parole estdépendant non seulement du contexte d’énon-ciation (c’est un acte illocutoire), mais aussi de lalangue qui a rendu possible la construction de ceténoncé (la langue modèle, le français).

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Les gâteaux arbitraires duschtroumpf pâtissier

arbitraire et motivation du signe linguistique

Lorsque le schtroumpf pâtissier sort un gâteaudu four, nous, lecteurs, nous y voyons un« gâteau ». Lui y voit un « schtroumpf ».

Lequel de ces termes est le plus arbitraire pourdésigner cette pâtisserie ? On serait tenté derépondre : le terme « schtroumpf », car il veuttout dire et ne rien dire à la fois.

Et pourtant, les deux sont clairement aussiarbitraires l’un que l’autre. Si l’on y réfléchit, il n’ya pas de mot qui soit plus naturel qu’un autre pournommer l’aliment. Voyez par vous-mêmes : si unfrançais appelle cet objet « gâteau », un anglais cemême objet « cake » et un lutin bleu le nomme« schtroumpf », c’est que l’objet en question necontient pas, en lui-même, dans son essence, son

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nom véritable, ou, en d’autres termes, son nomparfait, le nom que l’objet lui-même nous auraitdicté s’il était doué de parole, en remplacementde l’étiquette arbitraire que nous lui avonsattribuée.

J’irais même plus loin : le mot « schtroumpf »,désignant le gâteau, est, au plan purementphilosophique, un peu plus proche de ladésignation parfaite, véritable, par sa nature mêmed’étiquette vide de sens. Car lorsque le scht-roumpf pâtissier présente son gâteau en disant« ceci est un schtroumpf à la crème », il parle del’objet sans l’étiqueter (mais nous savons de quoi ilparle). Il le montre sans le cataloguer. Et ainsi, iltraite le réel avec moins d’arbitraire linguistiqueque le français ou l’anglais.

La langue des schtroumpfs réveille, aux yeux dulinguiste, un débat séculaire qui trouve sonorigine dans un dialogue de Platon, le Cratyle.Socrate y arbitre une discussion entre Cratyle etHermogène. Le premier soutient que les nomssont associés aux choses qu’ils désignent par unlien naturel, qu’ils préexistent à la perception quenous avons des objets du monde. Le second, aucontraire, pense que les mots de la langue sontattribués aux choses par simple convention, et qu’iln’existe aucun lien naturel entre le nom et l’objetauquel il renvoie. La thèse naturaliste défenduepar Cratyle, si elle possède une séduisantedimension poétique, paraît aujourd’hui inconce-vable. Elle fut énoncée à une époque où la langue

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grecque dominait les échanges humains danstoute la péninsule méditerranéenne. Cette hégé-monie linguistique était très certainement lacondition nécessaire à l’élaboration d’un telcourant de pensée. Si les deux démonstrationsont connu, tour à tour, leurs renaissances et leurssiècles d’or, c’est aujourd’hui la thèse conven-tionaliste qui préside aux études sur la langue,grâce à l’épreuve de la traduction inter-linguistique.

Pour Ferdinand de Saussure, la langue est doncun système de signes arbitraires, qui ne sont enaucune manière motivés par les objets qu’ilsdésignent35. Elle est un ensemble de signes établissur la base d’une convention.

35 Saussure parle, pour être plus juste, non d’une relation arbitraire entre lemot (signifiant) et la chose (référent),  mais entre le mot (signifiant) et leconcept (signifié). 

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Le suffixe de la schtroumpfette

Les stratégies de compensation de l’arbitrairedu signe par l’analogie et l’onomatopée

Cependant, bien que les remarques précédentessur le caractère immotivé du signe linguistiquesoient une entrave au rêve de reconstitutiond’une langue naturelle, motivée par mimétismeréférentiel, l’arbitraire n’est pas ce que l’onpourrait appeler une « fatalité ». Deux opérationslinguistiques, l’analogie et l’onomatopée, vien-nent compenser, d’une certaine manière, l’immo-tivation du signe par rapport à l’objet désigné.L’analogie motive les signes entre eux et lesorganise en univers sémantiques. L’onomatopée,quant à elle, se présente, comme une voienaturaliste dans le système conventionaliste de lalangue.

Ferdinand de Saussure, dans son chapitre surl’arbitraire du signe, remarque que certains mots

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de la langue semblent échapper à la notiond’arbitraire et trouver un semblant de motivationdans le rapport à l’objet qu’ils désignent : « onpourrait s’appuyer sur les onomatopées pour dire que lechoix du signifiant n’est pas toujours arbitraire. Maiselles ne sont jamais des éléments organiques d’unsystème linguistique. Leur nombre est d’ailleurs bienmoins grand qu’on ne le croit. (...) Quand auxonomatopées authentiques (celles du type glou-glou,tic-tac, etc.), non seulement elles sont peu nombreuses,mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire,puisqu’elles ne sont que l’imitation approximative etdéjà à demi conventionnelle de certains bruits. »36

L’onomatopée est donc l’imitation imparfaited’un bruit, d’un son. Puisque c’est une imitation,elle « écoute » le bruit réel pour tenter derestituer, de « dire son nom ». C’est donc unsignifiant naturel. Mais puisque toute restitutionest une transformation, il y a une dimensionarbitraire, conventionnelle à une telle opération.

L’onomatopée dans la bande dessinée scht-roumpf fonctionne comme un relais de l’objetqu’il désigne. Elle est un relais entre l’objet et laperception de cet objet, et tente d’en rendre auplus près la nature profonde par mimétismeréférentiel.

Si en effet le schtroumpf à lunettes reçoit ungigantesque coup de massue sur la tête àl’initiative du schtroumpf costaud, l’auteur de labande dessinée (est-ce le scénariste ou le36 Cours de linguistique générale, pp. 101­02.

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dessinateur ?) devra choisir d’écrire le son cor-respondant à ce choc violent.

Le CHPOUM, le POC, ou le CHBAM quiaccompagnent le geste d’agression sont claire-ment ce qui, dans la langue, se rapproche le plusd’un signifiant parfait, ou pour le dire plusacceptablement, naturel.

Le second principe de motivation concerne larelation entre les signes linguistiques eux-mêmes,et non le rapport direct entre le signe et la chosequ’il représente. Il s’agit de l’analogie, conceptsaussurien, clairement résumé par RolandBarthes : « on a donc proposé de dire qu’en linguis-tique la signification est immotivée ; c’est uneimmotivation d’ailleurs partielle (Saussure parle d’uneanalogie relative) : du signifié au signifiant il y a unecertaine motivation dans le cas (restreint) des ono-matopées, (...) et chaque fois qu’une série de signes estétablie par la langue par imitation d’un certainprototype de composition ou de dérivation : c’est le casdes signes dits proportionnels : pommier, poirier,

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abricotier, etc., une fois l’immotivation de leur radicalet de leur suffixe établie, présentent une analogie decomposition.37

Certains mots sont donc motivés entre eux parun modèle de composition. Comme le rappelleBarthes, « pomme », « poire » et « abricot » sont dessignifiants arbitraires, conventionnels. Mais lors-que l’on désigne les arbres qui portent ces fruits,on ajoute simplement le suffixe « ier », lui-mêmeimmotivé, mais qui renvoie au concept d’« arbre » fruitier. Ces mots, ainsi fabriqués paranalogie (on présuppose que le mot « pommier »existait avant les autres et que l’on a construit lesautres mots par analogie) forment un micro-système de la langue, un univers sémantique,celui des arbres fruitiers. De même, le suffixe« -et », immotivé par nature, servira souvent àdésigner un individu jeune avec une connotationpéjorative, et fait entrer les mots « minet » et« jeunet » dans le même univers sémantique.

La langue schtroumpf a intégré ce principed’analogie avec beaucoup de succès. Composée,en principe, d’un seul signifiant qui vaut pourtous les autres, la langue schtroumpf a besoin derecourir à l’analogie pour former des motsnouveaux sur la base de son signifiant unique.Ainsi, le mot « schtroumpficide »38, qui peut signi-fier, selon le contexte, « régicide », « insecticide »,mais aussi « schtroumpficide » (si Gargamel réussis-

37 L’aventure sémiologique, p. 48.38 Le schtroumpfissime, p. 39.

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sait à tuer beaucoup de schtroumpfs, ce seraitbien un schtroumpficide au sens propre), renvoieà l’univers sémantique de la mort. Le mot« schtroumpfonneuse »39 fera penser à un objetmécanique. Le mot « schtroumpfonie », composésur le prototype de « symphonie », mais aussi leterme « schtroumpfioso »40 feront entrer cessignifiants dans un univers sémantique musical.

La langue schtroumpf montre donc que lessuffixes, qui organisent les mots en groupes demots suivant une logique sémantique, sont eneux-mêmes porteurs de signification. On pourraitdire, dans une certaine mesure, qu’ils portentl’entier de la signification. Dans un énoncé dutype « schtroumpfonie en ut », le mot « ut » nousrenseigne sur l’orientation sémantique à donnerau terme « schtroumpfonie » (ce n’est pas une« cérémonie » ou une « ironie »), mais c’est le suffixe« -onie » qui nous fait choisir le mot « symphonie ».Une « schtroumpf en ut » pourrait renvoyer à ununivers sémantique plus vaste, et signifier« rhapsodie », « opérette », « complainte », etc.

Mais la construction des mots par analogie seheurte, dans quelques cas isolés, au problème dunom propre. Si un individu schtroumpf fémininest désigné « schtroumpfette » et que ce terme de-vient son nom propre, alors, théoriquement, lesschtroumpfs s’interdisent l’emploi du suffixe « -ette » pour connoter la « médiocrité » (« mau-

39 La schtroumpfette, p. 12.40 Le schtroumpfissime, p. 43.

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viette », « opérette », « simplette », etc.). Cependant,dans les faits, il peut arriver que le schtroumpfcostaud emploie le signifiant « schtroumpfettes »pour traiter les schtroumpfs peu courageux de« mauviettes ». Mais les cas sont rares. La mêmechose se produit avec le mot « schtroumpfissime »,qui ne peut plus renvoyer à autre chose qu’auschtroumpf tyran qui le porte.41

Notons, en dernier lieu, que les noms propresdes schtroumpfs sont toujours motivés au regardde leurs qualités ou de leurs défauts. Con-trairement aux prénoms des individus humains,les noms des schtroumpfs sont dérivés, paranalogie, de leurs personnalités ou de leurssingularités physiques. Le schtroumpf pâtissieraime faire des gâteaux et les fait très bien, si l’onen croit le schtroumpf gourmand, qui passe sontemps à les manger. Le schtroumpf à lunettesporte, en toute logique, des lunettes, et le scht-roumpf bricoleur est un excellent... bricoleur.L’analogie envahit le vocabulaire des schtroumpfsjusqu’à imposer au nom propre ses prototypes decomposition, ce qui interdit aux schtroumpfs desortir du rôle qui leur est imparti. Si leschtroumpf grognon, dans un revirement quiaurait quelque chose d’exceptionnel, prenait ladécision de sourire régulièrement, pourrait-oncontinuer à l’appeler ainsi ?

41 Notons aussi que tous les adverbes schtroumpf se disent « schtroumpfement », et que le plus courant des adjectifs schtroumpf est « schtroumpfant ». Un énoncé du type « c’est tout à fait magnifique » se dira donc « c’est schtroumpfement schtroumpfant ».

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Le reflet du schtroumpf coquet

Le signe saussurien, l’homonymie et la polysémie

Le signe linguistique, tel qu’il a été défini dansles Cours de linguistique générale de Saussure, secompose de deux entités distinctes, le signifiant,c’est-à-dire « l’image acoustique » (selon les motsde Saussure, mais nous pouvons parler du nomlui-même, l’étiquette servant à désigner la chosedont on parle) et le signifié, son concept cor-respondant. Ce signe bipolaire est lui-mêmeassocié à un référent, qui désigne l’objet réel (paropposition au signifié, qui est la représentationmentale de l’objet), de façon arbitraire, commenous venons de le voir.

Cependant, la langue n’est pas un système decorrespondances unilatérales où chacun de ceséléments est forcément en relation avec les

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autres. Le signifiant « licorne », par exemple,possède bien un signifié (le concept de licorne),mais pas de référent. Il existe très certainementaussi, dans quelque lieu inexploré des fonds sous-marins ou dans des zones extragalactiques nonencore connues de l’homme, des choses exis-tantes, des référents, qui n’ont pas encore designes linguistiques pour les désigner.

Le rapport entre signifiant et signifié est aussiplus complexe qu’on ne peut le penser aupremier abord. Dans un système simple (idéal ?),un signifiant unique désignerait un uniquesignifié. Mais la chose est loin d’être vraie, et lesnombreux cas de synonymie et d’homonymie enattestent. Deux mots sont synonymes lorsqueleurs signifiés respectifs tendent à se confondre,mais que leurs signifiants sont bien différents(« soigneux », « appliqué », « attentif » sont dessynonymes : les signifiants sont très distincts,mais leurs signifiés — leurs images conceptuelles— sont très proches). A l’inverse, deux mots sonthomonymes lorsque leurs signifiants se res-semblent en tous points, mais ne correspondentpas au même signifié (la préposition « vers » et les« vers » poétiques).

La polysémie, enfin, ne doit pas être confondueavec l’homonymie. Dans les cas de polysémie, lessignifiants se ressemblent en tous points (commedans les cas d’homonymie), mais se rapportent aumême signifié, qui est conçu de manière dy-namique. On appelle « chinois » un individu

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originaire de Chine, mais aussi une petitepassoire de forme conique. Le même signifiantrenvoie donc, apparemment, à deux signifiésdistincts. Mais si la passoire a reçu ce nom, c’estparce qu’elle ressemble à un chapeau chinois. Unlien (indiciel) existe donc entre les signifiésrespectifs des deux mots. On dira que le mot« chinois » est polysémique.

La langue schtroumpf, nous l’avons vu, fait unusage extensif du même signifiant « schtroumpf ».Doit-on parler de polysémie ou d’homonymie ?Pour mieux cerner la question, tentons d’enmesurer les implications. Parler de polysémiedans le cas du schtroumpf reviendrait à penserque, pour les schtroumpfs, tous les concepts dumonde sont organisés en un seul signifiédynamique qui les contiendrait tous. C’est laquestion que pose Umberto Eco lorsqu’il s’inter-roge sur l’univers cognitif des schtroumpfs :« Mais l’utilisation d’un seul mot pour tant de choses neles portera-t-elle pas à voir les choses, toutes les choses,unies par une étrange parenté ? Si un œuf, une pelle, unchampignon sont autant de schtroumpfs, ne vivront-ilspas dans un monde où les rapports entre la pelle, l’œufet le champignon sont bien plus flous que dans notremonde et celui de Gargamel ? Et s’il en était ainsi, celaconférerait-il aux schtroumpfs un contact plus profondet riche avec la totalité des choses, ou bien cela lesrendrait-il incapables d’analyser correctement la

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réalité, en les clôturant dans l’univers imprécis de leurpidgin » ?42

Je profite de ce qu’Umberto Eco a posé cettequestion pour la reprendre à mon tour. Mais ellesera reformulée, plus tard, lorsqu’il sera questiond’analyser le problème de la référence dans lapensée schtroumpf. Pour l’heure, je constate quele postulat d’une langue essentiellement poly-sémique semble peu convainquant, dans lamesure où il implique l’idée d’un signifié uniqueet dynamique, qui engloberait tous les conceptsexistants.

La langue schtroumpf est donc une languehomonymique. Au signifiant « schtroumpf » cor-respondent un nombre infini (ou presque) designifiés qui sont, dans la majorité des cas,étrangers les uns aux autres43. L’homonymie (toutcomme la polysémie d’ailleurs) témoignent d’uneraréfaction des signifiants. Mais la langue scht-roumpf a ceci d’exemplaire qu’elle réussit àporter l’homonymie à son plus haut degréd’utilisation, sans jamais appauvrir le nombre dessignifiants du français. Comme le constate MichelGheude, « un même mot peut tantôt être dit enfrançais, tantôt traduit par schtroumpf. Ainsi, quandle Grand schtroumpf s’écrie : « Pourvu que j’aie toutce qu’il faut pour schtroumpfer ce que je doisschtroumpfer », Schtroumpf ici veut dire faire. Mais42 Kant et l’ornithorynque, p. 385.43 Le fait que la langue schtroumpf ne soit pas une langue essentiellement polysémique n’exclut pas, en revanche, quelques cas de polysémies comme dans toutes les langues.

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quelques répliques plus loin, le verbe « faire »réapparaît sous la forme qui nous est familière :« Dites, Grand schtroumpf, vous n’allez pas vrai-ment faire de la soupe aux schtroumpfs ? » On nepeut donc dresser un lexique de mots français quiseraient systématiquement traduits par le mot « scht-roumpf ». Il y a là une grande latitude, un terrain oùla fantaisie du locuteur semble pouvoir s’exercer entoute liberté. »44

Cette liberté fait donc la richesse de la langueschtroumpf. Elle n’appauvrit pas la languefrançaise qui lui sert de modèle, puisqu’elle neremplace pas automatiquement les mots de sonlexique. Loin de témoigner d’une raréfaction dessignifiants, la langue schtroumpf enrichit lalangue-modèle d’un néologisme (une inventionlexicale) qui peut commuter à tous moments avecles mots du lexique d’origine. Si j’appelle « n » lelexique de la langue-hôte dont le schtroumpf estle parasite, alors la langue schtroumpf répond auschéma « n + 1 ». Une langue riche d’un signifiantsupplémentaire.

44 « Tout ce qui se schtroumpfe bien, se schtroumpfe clairement », p. f4.

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L’éternuement du schtroumpf noir

Commutations sémantiques et/ou phonétiques

En substituant un signifiant à un autre, la langueschtroumpf rend visibles les mécanismes decommutations qui sont utilisés de manière in-consciente dans les situations de communicationordinaire. Saussure, et plus tard Jakobson, ontmontré que la linguistique pouvait étudier lalangue selon deux axes : l’axe syntagmatique, quiassure la combinaison des unités entre elles, oùles mots sont en relation de co-présence (com-ment les mots, les propositions se combinent lesunes aux autres pour former des phrases, undiscours), et l’axe paradigmatique, qui concerne lacommutation de ces mêmes unités (quels motsou propositions j’utilise dans le catalogue de cequi existe, et lesquels, de fait, je choisis de ne pasutiliser lorsque je m’exprime). Je voudrais icidémontrer que les mécanismes de substitution duschtroumpf obéissent à une logique, et je tâcherai

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d’en organiser les exemples suivant une typologieprécise.

Depuis les Cours de linguistique générale deSaussure, nous savons que : « les groupes formés parassociation mentale ne se bornent pas à rapprocher lestermes qui présentent quelque chose de commun ;l’esprit saisit aussi la nature des rapports qui les relientdans chaque cas et crée par là autant de sériesassociatives qu’il y a de rapports divers. Ainsi, dansenseignement, enseigner, enseignons, etc., il y a unélément commun à tous les termes, le radical ; mais lemot enseignement peut se trouver impliqué dans unesérie basée sur un autre élément commun, le suffixe (cfenseignement, armement, changement, etc.) ; l’as-sociation peut reposer aussi sur la seule analogie dessignifiés (enseignement, instruction, apprentissage,éducation, etc.), ou au contraire, par la simplecommunauté des images acoustiques (par exempleenseignement et justement). Donc, il y a tantôtcommunauté double du sens et de la forme, tantôtcommunauté de sens ou de forme seulement. »45

En d’autres termes, l’axe paradigmatiquepermet trois types de commutations, suivant quele mot choisi en remplacement d’un autre le serapar affinité de sens, de son, ou des deux ensemble.

La commutation sur la base d’un simple son estde loin la plus rare, puisqu’elle interdit toutrapport sémantique entre le signifiant « scht-roumpf » et l’élément qu’il remplace. En toute

45 pp. 173­74.

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logique, c’est dans les interjections schtroumpfque nous trouverons de tels exemples.

L’éternuement du schtroumpf noir (voir ledessin qui accompagne le titre du chapitre)ressemble en beaucoup de points à son équi-valent dans le domaine des interjections hu-maines. Le mot « âschtroumpf » possède cinqphonèmes (unités de sons) en commun avec le« âtchoum » français. Dans cet exemple, le mot« schtroumpf » ne signifie pas « tchoum », mais luiressemble fortement, et cette simple analogie desons suffit à faire commuter les deux éléments.46

Le dessin ci-dessus, à l’inverse, nous offre unexemple de commutation par affinité de sens.Dans la majorité des cas, la langue schtroumpffait appel au sens des mots pour rendre sesmessages compréhensibles aux usagers de lalangue française. Le Grand schtroumpf, agacé parl’attitude de ses petits schtroumpfs qui tentent dese défiler devant une mission périlleuse, décidede prendre les choses en main, non sans leur46 « âschtroumpf » est un exemple emprunté de l’album Les schtroumpfs noirs, tout comme l’exemple suivant, « bande de schtroumpfs ».

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lancer un « bande de schtroumpfs » pourdénoncer leur couardise. Le mot qui doitcommuter avec le signifiant « schtroumpf » doitdonc posséder une certaine orientation séman-tique conforme au contexte de production dumessage (une insulte qui concerne la couardise47).À l’inverse de l’exemple précédent, il n’y a riendans ce mot « schtroumpf » qui évoque, par jeusur les sonorités, les mots du lexique françaisconcernés.

Aussi, ces deux relations associatives peuvent secombiner pour former, à leur tour, un troisièmetype de commutation, fondé sur un doublerapport de sens (sémantique) et de son (pho-nique). Si l’on considère le dessin ci-dessous, ons’apercevra que cette troisième catégorie est desplus importantes.

Lorsque le Grand schtroumpf, sur un tonsolennel, dit au revoir à ses petits schtroumpfs enquittant le village et qu’il dit : « je ne reviendrai pasavant quelques schtroumpfs. Soyez bien schtroumpfspendant mon absence ». Le second « schtroumpf »47 Je propose : « poules mouillées », « dégonflés », « froussards », etc.

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fait indéniablement partie de la deuxièmecatégorie (celle de l’analogie sémantique). Mais lepremier « schtroumpf » obéit à une logiquedifférente. On comprend, d’après le contexte del’énoncé, que le Grand schtroumpf donne ici desindications d’ordre temporel sur la durée de sonéloignement. Ce sont donc des termes tels que« heures », « jours », « mois », etc. qui sont les seulsautorisés à commuter avec le mot « schtroumpf ».Dans le réservoir du lexique français, seulsquelques mots sont retenus parce qu’ils ap-partiennent à un univers sémantique précis. Etpourtant, à la lecture de la bulle du Grandschtroumpf, c’est le mot « jour » qui semble êtrele plus probable. Sur les trois phonèmes qui lecomposent, le signifiant « jour » en partage deuxavec le signifiant « schtroumpf ». Ainsi, dans unsecond temps, l’élection d’un mot au sein d’ununivers sémantique se fait par affinité de son avecle mot « schtroumpf ».

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Les pompeux discours duschtroumpf à lunettes

Types de rhétoriques

La langue schtroumpf obéit donc à une logiquede commutation qui emprunte trois grandesvoies (sémantique, phonique et phono-séman-tique) suivant la nature des mots substitués et lescontextes de substitution. Mais pour l’heure, cettetypologie ne se limite qu’à décrire le jeu descommutations au seul niveau du « mot ». Et c’estsans compter sur le fait qu’un mot est toujourspris dans un discours qui possède, lui-même, unecertaine orientation idéologique.

Les philosophes antiques ont établi unetypologie générale de la rhétorique, art de lapersuasion. La rhétorique classique comprenaitdonc trois types de discours, qui commandaienttrois attitudes différentes :

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Type dediscours

Acte social Critère depertinence

Techniquediscursive

Temporalité

Judiciaire Accusation /Défense

Vraisemblable Enthymème Passé

Délibératif Action Utilité Exemple Futur

Epidictique Eloge /Critique

Beau Amplification Présent

Le discours judiciaire se charge de l’accusationet de la défense d’une personne qui a déjàcommis un acte (discours tourné vers des faitspassés). Pour déterminer la culpabilité ou l’in-nocence de l’accusé, les avocats doivent se fondersur des critères de vraisemblance, et essayer dereconstituer les faits selon un raisonnement enforme de syllogisme, l’enthymème48. Le discoursdélibératif, quant à lui, est tourné vers l’avenir.C’est le discours politique d’un candidat auxélections, par exemple, qui voudra persuader sonauditoire de ce qui est utile à la cité. Il demande àson public de lui donner les moyens de mettreson projet en action dans le futur, et privilégiepour cela l’exemple : « on ne peut être poussé àl’action qu’en se représentant des manifestationsparticulières de l’utilité visée »49. Le troisième etdernier discours, l’épidictique, représente unecritique ou un éloge visant un événement duprésent. Et pour persuader son auditoire, l’orateur

48 Exemple : « celui qui a fait l’acte y est celui qui avait intérêt à commettre cet acte y ; or x a cet intérêt, donc x a commis y » (Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, p. 338).49 ibid., p. 338.

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se doit d’utiliser la technique de l’amplification,dans le but d’exagérer les traits critiquables oudignes d’éloge de la chose dont il parle.

Mais ces trois types de discours, note Jean-Marie Klinkenberg, ne doivent pas aujourd’hui selimiter aux fonctions qui leurs étaient assignéesdans l’antiquité : « ce classement est une des premièrestentatives pour élaborer une typologie pragmatique desfonctions sémiotiques ; il débouche sur un embryon demicrosémiotique. On aura intérêt à le parcourir en nelimitant pas ces catégories à des discours exclusivementgraves (comme l’oraison funèbre pour l’épidictique, lediscours politique pour le délibératif ou le réquisitoire etla plaidoirie pour le judiciaire) mais en songeant à lapossibilité de l’appliquer à des échanges variés, etnotamment contemporains : les dénégations de l’enfantvoulant prouver à sa mère qu’il n’a pas cassé le vase dusalon relèvent du genre judiciaire, la publicité com-merciale et le discours du serpent dans La Genèse(« mangez du fruit et vous serez comme desDieux ») sont de beaux échantillons de discoursdélibératifs ; de même, la critique d’art ou de rock, ouencore les hurlements de supporteurs, illustrent bien legenre épidictique. »50

On peut aussi s’attendre à ce que de nombreuxdiscours des schtroumpfs se fondent dans lemoule de telle ou telle catégorie rhétorique. Lediscours électoral du schtroumpfissime, que nousavons déjà étudié (premier chapitre), emprunteune rhétorique délibérative, qui vise à déterminer50 ibid., pp. 338­39.

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quel choix serait utile au village des schtroumpfsdans un futur proche. Et nous touchons peut-êtreici à l’une des raisons essentielles de la bonnecompréhension de ce discours électoral : lespropos du schtroumpfissime imitent un schémadiscursif préétabli, et connu du lecteur. Le typedu « discours politique » appelle inévitablementl’emploi de certains mots ou expressions insistantsur l’importance d’un choix futur (« demain vousschtroumpferez aux urnes pour schtroumpfer celui quisera votre schtroumpf »), l’utilité de ce choix pour levillage (« il vous faut un schtroumpf fort sur lequel vouspuissiez schtroumpfer ») et les exemples à ne passuivre (« certains — que je ne schtroumpferai pas ici —schtroumpferont que je ne schtroumpfe que leshonneurs ! Ce n’est pas schtroumpf ! »).

En souverain conquérant, mégalomane etdespotique, le schtroumpfissime fait aussi un trèsgrand usage du discours épidictique, qui lui sert àmotiver ses troupes au moment de porter unassaut contre les schtroumpfs rebelles à sonrégime. Ainsi, le schtroumpfissime évoque l’im-minence du combat en célébrant les valeursguerrières, telles que la vaillance et le sens dusacrifice: « Schtroumpfs ! Nous allons schtroumpferbataille. Et nous schtroumpferons parce que noussommes les plus forts. Je suis certain que vous vousschtroumpferez vaillamment en braves schtroumpfs, etque, plutôt que de vous rendre, vous préférerez vousfaire schtroumpfer sur place ! »

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Ici encore, l’appartenance à un type de discourspréétabli oriente les choix de traduction dulecteur. Les commutations des mots du lexiquefrançais avec les mots schtroumpf se font enconnaissance de l’orientation rhétorique du dis-cours.

Enfin, le procès de la schtroumpfette51 (voirl’excellent, mais néanmoins mysogyne, album n°2intitulé La Schtroumpfette), nous offre un exempletype de discours judiciaire chez les schtroumpfs.Dans le tribunal constitué en urgence, laschtroumpfette est accusée d’avoir volontaire-ment détruit le barrage qui assure l’irrigation duvillage, et d’avoir provoqué son inondation. LeGrand schtroumpf y assume le rôle du juge, leschtroumpf à lunettes est désigné procureurgénéral, tandis que le schtroumpf farceur assurela défense de l’accusée, la schtroumpfette. Ceprocès, parodie de discours judiciaire, répondpourtant aux caractéristiques définies plus haut.L’accusation est incarnée par le schtroumpf àlunettes et la défense par le schtroumpf farceur.La reconstitution des événements se fait sur descritères de vraisemblance (la schtroumpfette a-t-elle pu commettre de tels méfaits ?), et leschtroumpf à lunettes profite de ce tribunal pournous offrir quelques savoureux proverbes enforme d’enthymèmes : « messchtroumpfs les jurés !On dit : ne vous schtroumpfez pas aux apparences et ne

51 Initialement, la schtroumpfette a été créée par Gargamel pour semer le désordre chez les schtroumpfs.

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schtroumpfez jamais les schtroumpfs sur la mine ! Quischtroumpfe bien, châtie bien ! Dura schtroumpf, sedschtroumpf ! Et il faut schtroumpfer le bon schtroumpfde l’ivraie ! Et l’ivraie, c’est la schtroumpfette ! ».

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Les cadeaux explosifs duschtroumpf farceur

Types d’anaphores et intertextualité

Les types que je viens de définir président doncaux commutations opérées par la langueschtroumpf, au niveau du mot mais aussi del’orientation rhétorique du discours. Il nous restemaintenant à étudier les contextes de substi-tutions en nous interrogeant sur le rôle desanaphores. J’entends par « anaphore » le renvoidu mot « schtroumpf » à tout élément permettantd’en traduire le sens.

Les anaphores s’organisent en une typologiebinaire : elles sont contiguës (ou en présence) lorsquel’élément permettant d’expliciter le sens doit êtrerecherché à l’endroit même où se trouve le mot« schtroumpf » (dans la même case et/ou la mêmebulle), ou alors intertextuelles (in absentia) lorsquela traduction du « schtroumpf » se fait par le seulrecours aux connaissances culturelles du lecteur.

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L’anaphore contiguë, la plus fréquente, pourraitainsi être illustrée par une scène qui suivrait laremise du cadeau à la victime.

Le cadeau vient d’exploser. Les signes sont là.L’attitude de la victime est à la colère froide (ou àla résignation). La traduction ne fait pas de doute.Le décodage s’est fait de manière contiguë(éléments de décodage trouvés dans l’environ-nement même de la parole schtroumpf, dessin ettexte).

Le deuxième type d’anaphore, que j’appelleintertextuelle, s’appuie non plus sur les vignettesqui composent la bande dessinée, mais sur desconnaissances culturelles partagées entre l’auteuret le lecteur. Ces connaissances peuvent concer-ner deux domaines : la bande dessinéeschtroumpf d’une part, et tout le corpus desœuvres littéraires et des expressions figées d’autrepart.

Le lecteur de la bande dessinée schtroumpf esttrès souvent testé sur ses connaissances dans le

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domaine de la culture générale. Lorsque leschtroumpf à lunettes dit que « tout schtroumpfeurvit aux dépends de celui qui le schtroumpfe », lelecteur devra y reconnaître un vers de LaFontaine, et ne pas tenter (ce serait en vain) detrouver des indices de traduction dans la ou lesvignettes alentour. La bonne compréhension decet énoncé est à rechercher en dehors de la bandedessinée schtroumpf. La même chose se produitdans l’album L’Apprenti schtroumpf. Un petitschtroumpf décide de devenir magicien et se meten quête d’un grimoire. Mais le Grand scht-roumpf, qui en possède quelques uns, estime quela magie n’est pas l’affaire d’un petit schtroumpf.Désespéré, l’apprenti schtroumpf dit alors :« Jamais je ne ferai de la magie !... Si seulement j’avaisun grimoire... Ah ! Mon schtroumpf pour ungrimoire ! »52. Que signifie ici le mot« schtroumpf » ? Aucune information de lavignette ne peut nous renseigner sur le sens dumot. Car l’anaphore ne doit pas être recherchéedans L’Apprenti schtroumpf, mais dans Richard IIIde Shakespeare, et son célèbre « my kingdom fora horse »53.

Les références culturelles, littéraires et autresforment un réseau que l’on peut nommer, depuisGérard Genette, intertextualité, c’est-à-dire uneforme de dialogue entre textes sans besoin d’enciter nécessairement les sources.

52 p. 12, vignette 6.53 « Mon royaume pour un cheval ».

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Les mêmes mécanismes intertextuels sontnécessaires à la compréhension des proverbesschtroumpfs que le schtroumpf à lunettes récite àlongueur de journée, ou que les autresschtroumpfs utilisent de manière plus modérée.

Des énoncés tels que « autant schtroumpfer uneaiguille dans une botte de schtroumpf » ou « c’est laschtroumpf d’eau qui fait déborder le vase », fontdirectement référence à des expressions figées,proverbiales, connues de tous. La commutationentre les signifiants « schtroumpf » et les mots dulexique français correspondants (« chercher »,« goutte ») est automatique dans la mesure où laréférence intertextuelle est tout à fait évidentepuisqu’elle s’appuie sur un cliché de langue.

Le deuxième type d’anaphore culturelle, illustrépar le dessin ci-dessus, représente les cas trèsrares où Peyo fait implicitement référence àl’univers culturel de la bande dessinée scht-roumpf à travers l’utilisation du signifiant « scht-roumpf ». Le lecteur ne peut comprendre ceténoncé que s’il connaît la fâcheuse habitude du

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schtroumpf farceur à offrir des cadeaux qui« explosent » à la figure de celui qui les ouvre. S’ilouvre pour la première fois une bande dessinéeschtroumpf à cette page, le lecteur percevra qu’illui manque des références nécessaires à lacompréhension du message. Ce type d’anaphoreintertextuelle implique que l’information seracontenue dans la bande dessinée schtroumpf,comme dans le cas des anaphores contiguës. Maiscontrairement à elles, cette anaphore inter-textuelle montre que l’information recherchéen’est pas toujours immédiatement contempo-raine à l’utilisation du signifiant « schtroumpf ».

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La devinette du schtroumpfbricoleur

Les fonctions référentielle et métalinguistique du langage

Dans ses Essais de linguistique générale, RomanJakobson a établi une typologie des six aspectsfondamentaux du langage, auxquels il a assignésix fonctions que nous pouvons détailler ainsi :

1) la fonction émotive ou expressive, centrée surla personne qui parle, rend compte de l’attitudede l’émetteur du message au moment où il parle(interjections, modulations de voix, etc.)

2) la fonction conative, qui concerne le des-tinataire, « trouve son expression grammaticale la pluspure dans le vocatif et l’impératif »54.

54 Jakobson, Essais de linguistique générale, p. 216.

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3) la fonction référentielle, qui se rapporte aucontexte de production du message, est centréesur le « référent », sur l’objet dont on parle.

4) la fonction phatique ne concerne que les casoù l’émetteur souhaite maintenir un contact avecson interlocuteur sans apporter d’informationsvéritables (« allô » ou « eh bien ! »).

5) la fonction métalinguistique, lorsque lemessage se tourne vers le code du langage (« quelest le sens de tel mot ? », « que signifie le motschtroumpf ? »)

6) la fonction poétique, qui prend pour objet lemessage lui-même, dans sa dimension non plusseulement signifiante, mais aussi sonore, et mêmegraphique.

Pour véhiculer un message, tout individu, qu’ilsoit humain ou schtroumpf, doit procéder à unedouble opération vis-à-vis du code linguistiquedont il dispose. La première opération est celle del’encodage, qui permet de traduire une idée dans lalangue par l’intermédiaire d’un signe linguistique.Ceci appelle, dans un second temps, ledestinataire du message à pratiquer une opé-ration de décodage, pour retraduire en pensée ceque l’émetteur a fait transiter par le code55.Lorsque nous avons établi un catalogue desdifférents mécanismes de commutation dans la

55  « Le  langage n’est  donc qu’un relais  codé  de  l’expérience  elle­même.Aussi   bien   la   communication   verbale   suppose­t­elle   deux   opérationsinverses :   l’une,   l’encodage,   qui   va   des   choses   aux   mots ;   l’autre,   ledécodage, qui va des mots aux choses. » (J. Cohen,  Structure du langagepoétique, p. 33).

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langue schtroumpf, nous nous sommes intéressésà l’encodage du message schtroumpf. Dans lamesure où il s’appuie essentiellement sur desprocessus de substitution, l’encodage des énoncésschtroumpf est une opération métaphorique. Lemot « schtroumpf » est choisi parmi d’autres motssur l’axe paradigmatique, celui des commu-tations.

Cependant, si l’opération d’encodage de lalangue schtroumpf se fait suivant le modeopératoire de la métaphore, l’opération inverse etcomplémentaire — le décodage — s’effectue defaçon métonymique, au regard du contexte deproduction du message (ce que nous avons appeléles « anaphores contiguës », notamment).

La fonction référentielle du langage est doncprimordiale pour l’intelligibilité de l’énoncéschtroumpf. Elle fait le lien entre le messageschtroumpf et le contexte qui l’actualise.

Jakobson met en garde le lecteur contre lesproblèmes de terminologie. Il faut entendre, parfonction métalinguistique, un renvoi non pas audiscours spécialisé des scientifiques ou deslinguistes, mais au code linguistique que lesusagers d’une langue utilisent dans chacun deleurs échanges : « comme Monsieur Jourdain faisaitde la prose sans le savoir, nous pratiquons lemétalangage sans nous rendre compte du caractèremétalinguistique de nos opérations. Chaque fois que ledestinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire devérifier s’ils utilisent bien le même code, le discours est

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centré sur le code : il remplit une fonctionmétalinguistique (ou de glose). « Je ne vous suis pas —que voulez-vous dire ? » demande l’auditeur, ou, dansle style relevé, « qu’est-ce à dire ? » »56

La langue schtroumpf est une perpétuelleinterrogation sur les codes linguistiques aveclesquels elle joue. Le lecteur des schtroumpfs faitappel à la fonction référentielle du langage pourtrouver, comme dans un jeu de piste, les élémentsdu contexte qui serviront à investir le signifiantschtroumpf d’une signification en accord avec leréférent. La fonction métalinguistique, quant àelle, précède la fonction référentielle et lacommande. C’est parce qu’il s’interroge sur lasignification du mot « schtroumpf » que le lecteurcherche dans le contexte (immédiat ou non, nousl’avons vu) les clefs de la compréhension dumessage.

La question « que signifie le mot schtroumpfdans tel contexte ? » est susceptible d’entraînerdeux types de situations, suivant que l’on réussiraou non à répondre à la question posée. Si lafonction référentielle nous permet de dégagerune signification précise, alors nous serons enmesure de reformuler l’énoncé en langue française.Si la fonction référentielle échoue à nousrenseigner sur le contexte du message, nous noustrouverons dans une situation d’aphasie, car« l’aphasie peut souvent se définir par la perte de

56 Essais de linguistique générale, pp. 217­18.

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l’aptitude aux opérations métalinguistiques »57.Incapable de reformuler dans sa languematernelle aucun propos des schtroumpfs(contrairement au lecteur), Gargamel est bien unindividu aphasique. Umberto Eco voyait dans leméchant sorcier un personnage « qui trouve tousles contextes ambigus, c’est-à-dire incompréhensibles, etce pour la simple et bonne raison qu’il n’a pasd’informations intertextuelles »58. Mais les difficultésqu’éprouve Gargamel à comprendre les énoncésschtroumpf ne concernent pas seulement les casd’intertextualité. Le sorcier souffre d’un doubledéficit des fonctions référentielle et métalinguis-tique, qui obscurcit les contextes d’actualisation etempêche toute reformulation du messageschtroumpf en français. Si Gargamel n’était pasun simple personnage de bande dessinée, onpourrait penser qu’il est atteint d’un trouble de lacontiguïté (en relation avec le décodage méto-nymique de l’énoncé schtroumpf).

Parfois, cependant, la bande dessinée scht-roumpf se complaît dans la parole ambiguë, pourfaire ressentir au lecteur de telles situationsd’aphasie. Dans Schtroumpf vert et vert schtroumpf,page 4, un schtroumpf pose une devinette à unsecond schtroumpf. La voici : « Qu’est-ce qui estschtroumpf, qui a un schtroumpf vert, et quischtroumpfe quand on le schtroumpfe ?

57 ibid, p. 218.58 Kant et l’ornithorynque, p. 384.

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- je ne sais pas… Un schtroumpf ?- Mais non voyons ! DEUX schtroumpfs ! »

Et le second schtroumpf de s’exclamer, hilare :« elle est bonne ! Je la reschtroumpferai ! »

Un humour bien peu accessible à qui n’a pas lapeau bleue !

Notons enfin que dans les cas majoritaires où lareformulation de l’énoncé schtroumpf est pos-sible, le lecteur a recours à un interprétant, c’est-à-dire un signe qui permet d’en interpréter unautre. Le mot « schtroumpf » est un signe, et entant que signe, il a besoin d’être déchiffré etinterprété. Comme le rappelle Umberto Eco,l’interprétant peut assumer des formes diverses,suivant qu’il est « (a) le signe équivalent (ouapparemment équivalent) dans un autre systèmecommunicatif, (b) l’index pointé sur un objet donné (...),(c) une définition scientifique, (d) une associationémotionnelle qui acquiert valeur de connotation fixe,(e) la simple traduction du terme dans une autrelangue. »59 C’est, en toute simplicité, la dernièrecatégorie d’interprétants qui correspond auxopérations de reformulation de la langueschtroumpf. La recherche d’un interprétant ausignifiant « schtroumpf » revient à faire unetraduction de la langue schtroumpf en languefrançaise, c’est-à-dire de revenir à la langue-modèle qui a permis à la langue schtroumpf de seconstituer. Mais entre temps, la langue a voyagédans un pays imaginaire, celui des schtroumpfs !59 La structure absente, p. 66.

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La tautologie du schtroumpfparesseux

La mention et l’usage,le schtroumpf comme déictique

Lorsqu’elle n’est pas l’in-sensible maîtresse pétrar-quiste qui enflamme lescœurs des schtroumpfs éper-dus, la schtroumpfette s’im-provise maîtresse d’école, afinde faire l’éducation de sesadorateurs. Dans La Rentréedes schtroumpfs, s’apercevantde l’illettrisme des scht-roumpfs et du laxisme du Grand schtroumpf enmatière d’éducation, elle décide de créer uneécole pour enseigner aux schtroumpfs la lectureet l’écriture. Tout naturellement, la premièreleçon de cette classe concerne le mot « scht-roumpf », son orthographe, sa prononciation et sadéfinition. Et voilà les schtroumpfs qui seheurtent à un premier écueil, et qui sèchentdevant la définition du mot « schtroumpf ». À laquestion « Qu’est-ce qu’un schtroumpf ? », l’undes élèves répond « c’est un petit animal de laforêt », tandis qu’un autre s’exclame « ah non ! Un

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schtroumpf c’est un outil de jardinier. » Leschtroumpf paresseux, réveillé de sa sieste parcette même question répond : « Ben, un scht-roumpf, c’est un schtroumpf ! »

L’intervention forcée du schtroumpf paresseuxprovoque l’hilarité de ses petits camarades. Etpourtant, sa réponse n’est ni celle d’un élèveinsolent, ni celle d’un cancre incorrigible. Et sicertains schtroumpfs méritent le bonnet d’âne, ils’agit bien des premiers intervenants, ceux quidéfinissaient le « schtroumpf » comme étant « unpetit animal de la forêt » ou « un outil dejardinier » malgré l’absence de contextes quilégitimeraient ces définitions.

Car la langue schtroumpf a besoin de contextes— on l’a vu à de nombreuses reprises — pouraccompagner ses emplois. Il est donc impossiblede constituer un dictionnaire schtroumpf quiexpliquerait les différents emplois du signifiant« schtroumpf ». La langue schtroumpf est unelangue immédiate, qui se construit dans l’instantdu discours, et rejette toute idée de définitionhors-contexte. Ce « hors-contexte », on pourraitl’appeler la mention, une définition de typedictionnaire. Utilisé en mention, le mot scht-roumpf est vide de sens. Il est une porte quin’ouvre sur rien. À l’inverse, lorsque le mot scht-roumpf est actualisé dans un énoncé schtroumpf,il est utilisé en usage. Il ne renvoie plus à lui-

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même, à sa propre définition, mais à l’utilisationqui en est faite dans le cadre de cet énoncé60.

Si l’on reprend les réponses données par lesschtroumpfs à la problématique question de laschtroumpfette, on s’aperçoit que deux types dedéfinitions marginales du mot « schtroumpf »sont envisageables. La première — un schtroum-pf est un petit animal de la forêt ou un outil dejardinier ou un œuf de poule, etc. — est unedéfinition exhaustive, qui doit prendre en compteles infinies possibilités de commutation du mot« schtroumpf ». Au seul signifiant « schtroumpf »correspondent une quasi-infinité de signifiés. Laseconde solution, au contraire, consiste à définirle mot « schtroumpf » comme un « schtroumpf »,à la manière du schtroumpf paresseux, qui laissele soin à ses camarades de classe de faire un choixparmi la très longue liste de signifiés dont ilsdisposent pour combler d’un sens la vacuité de cesignifiant. La tautologie du schtroumpf paresseux(un schtroumpf est un schtroumpf) ne prend enaucune manière position sur la signification d’un« schtroumpf », ce qui semble satisfaire la scht-roumpfette, qui le félicite de sa perspicacité.

Si cette tautologie est, pour le schtroumpfparesseux, un astucieux échappatoire, nul doute

60 Il existe cependant des exemples qui invalident mon propos. Si l’on disait « schtroumpf » signifie ici « gâteau » », on utiliserait alors le mot schtroumpf en mention, et on connaîtrait sa définition en contexte. De même, il est des cas où l’usage du mot « schtroumpf » est ambigu et ne permet pas sa définition. Dans le cadre de ma démonstration, ces deux catégories sont donc très relatives. Mais, dans la majorité des cas, la distinction entre usage et mention est des plus valides.

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qu’elle représente, pour celui qui étudie lelangage des schtroumpfs, un indice de la véritablenature de cette langue. En mention, le mot« schtroumpf » pourrait appartenir à la catégoriedes embrayeurs et des déictiques. Ces mots(« maintenant », « je », « demain », etc.) possèdent,tout comme le mot « schtroumpf », un très fortpouvoir de glissement sémantique (« je » nedésigne que la personne qui utilise le « je » pours’auto-désigner, et peut donc s’appliquer, po-tentiellement, à tout être humain), nécessitent lerecours à une énonciation particulière pourachever leur sémantisme, et possèdent deux typesde désambiguisation par le contexte qui ressem-blent au premier type d’anaphores que nousavons défini plus haut (anaphores contiguës). Undéictique tel que « ça » possède un référentiel quel’on qualifiera d’exophorique (lorsque la référenceest extérieure à l’énonciation : le geste accompa-gnant l’énoncé « ramassez ça » par exemple) ouendophorique (lorsque la référence est contenuedans l’énonciation : « les vacances, j’aime ça »).Mais deux objections font alors figure de gardes-fou à l’inclusion du mot « schtroumpf » dans lescatégories préétablies de la langue. Tout d’abord,le signifiant « schtroumpf », à l’inverse desembrayeurs ou déictiques, ne possède pas de signifiéminimal. L’embrayeur « je » demande un con-texte énonciatif pour lui permettre d’achever sonsémantisme, mais renvoie toujours à un signifiéminimal (« la personne qui parle »). Ensuite, si les

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embrayeurs fixent toujours leur sémantisme encontexte, le signifiant « schtroumpf » peut parfoisconserver une ambiguïté sur la nature du signifiéqui doit lui être attribué.

Pour être plus juste, on pourrait dire que le mot« schtroumpf » souffre, hors-contexte, d’un évi-dement sémantique, son contenu est nul ; ilconstitue à lui seul une classe fermée d’une unité ;et sa description, comme nous l’avons vu, ne peutse faire que de manière tautologique (« unschtroumpf est un schtroumpf »). Cependant — etc’est là que réside le paradoxe — lorsqu’il estutilisé dans un énoncé, en usage, le mot« schtroumpf » est investi de sens, tel unréceptacle. Cela lui permet de se constituer enclasse ouverte ; et sa définition peut se faire à lafaçon des dictionnaires, par recours à un autreterme soit plus générique (hyperonymie), soit plusspécifique (hyponymie) : les « schtroumpfs » quipoussent dans le potager du schtroumpf paysansont des « légumes », mais les « schtroumpfs » quisont rangés sur les étagères du schtroumpf àlunettes sont des « livres ». Un même mot« schtroumpf » pour différentes définitions enacte.

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Le tire-bouchon du schtroumpf bricoleur

la politique linguistique chez les schtroumpfs

Le savoureux Schtroumpf vert et vert schtroumpf,neuvième volet des aventures des schtroumpfsaborde un problème particulièrement intéres-sant. Les schtroumpfs forment une société danslaquelle la question de la politique linguistique nes’était, jusque là, jamais posée.

L’histoire commence dans l’atelier du scht-roumpf bricoleur, haut lieu de passage pour lesschtroumpfs, qui viennent y emprunter les outilsnécessaires à leurs petits travaux quotidiens. Unschtroumpf demande au schtroumpf bricoleur delui prêter son « tire-bouschtroumpf ». Et leschtroumpf bricoleur de lui répliquer « tu veuxdire : un schtroumpfe-bouchon ? ». Ces différenceslinguistiques inspirent tout d’abord une surprise

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amusée dans les deux camps. Mais trèsrapidement, l’amusement cède la place à lamoquerie, puis à un véritable conflit linguistiquequi scinde le village en deux provinces, suivant lafrontière de la langue : les schtroumpfs du nordet les schtroumpfs du sud.

La chose n’est pas étrangère à qui connaîtl’histoire de la politique linguistique en France.Les diverses invasions subies par les gallo-romains après la chute de l’empire romain (lesinvasions germaniques, notamment) ont participéà l’établissement d’une bipartition linguistique dela Gallo-romania, entre gallo-romain méridional(dans le sud) et septentrional (dans le nord). Ceslangues ont plus tard reçu les noms de langued’oc et langue d’oïl, où les deux termes « oïl » et« oc » signifiaient « oui ».

Les schtroumpfs ne sont pas des personnageshistoriques. En tant que personnages de bandedessinée, ils n’appartiennent pas à l’Histoire àproprement parler. Et pourtant, la problématiquede Schtroumpf vert et vert schtroumpf ressemble belet bien à ce que je viens de dire, de manière tropschématique, des langues régionales en France.Mais les schtroumpfs ne sont pas gouvernés parun roi qui dicterait le bon usage à suivre. Ils nepossèdent pas non plus d’institutions adminis-tratives ou judiciaires qui constitueraient autantd’espaces de diffusion d’un modèle linguistiqueunique. La société des schtroumpfs se révèleimpropre à régler les conflits d’ordre linguistique.

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Sous un régime dictatorial — celui qu’avaitinstauré le schtroumpfissime, par exemple — nuldoute que les querelles linguistiques auraient bienvite été aplanies. La société schtroumpf auraittrouvé dans le despote un être capable d’imposerla prédominance d’une langue sur une autre, oumême l’éradication complète de certaines lan-gues. Mais le Grand schtroumpf n’est pas undictateur, et plutôt que de pratiquer une formed’impérialisme linguistique (celle d’imposer unelangue) en désaccord avec les principes de lasociété schtroumpf, il préfère contourner ladifficulté, en demandant à son petit peuple de« ne plus schtroumpfer aucun mot composé »61.

La problème linguistique qui se pose dans cettesituation pourrait relever de la casuistique. Le seulet unique moyen de mettre fin à la violentequerelle qui anime le village des schtroumpfs seréduit à une politique d’impérialisme linguistiquenécessitant un linguicide (l’abandon de l’une desdeux langues, nordiste ou sudiste). Mais, dans uneautre perspective, l’absence de politiqueunificatrice aboutit assurément à ce type desituation inextricable. Vivre en désaccord cons-tant ou se prononcer sur la mort d’une formelinguistique ? Le Grand schtroumpf, aussi savantqu’il puisse être, reconnaît l’absence de solutionprovidentielle, et clôt la dispute par une solutionqui a des allures de dérobade.

61 Schtroumpf vert et vert schtroumpf, p. 32, vignette 4.

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J’aimerais cependant donner mon sentiment,puisque l’occasion m’est offerte de le faire, sur ledébat entre « tire-bouschtroumpf » et « scht-roumpfe-bouchon ». Je ne profite pas de cespages pour établir un manifeste en faveur de l’unou l’autre camp, et je reconnais que les deuxthèses sont dignes d’être défendues. Le mot« schtroumpfe-bouchon » est légitime dans lamesure où le signifiant « schtroumpfe » remplaceun léxème (le verbe « tire ») et se fonde donc surdes critères sémantiques62. L’emploi du mot« tire-bouschtroumpf », quant à lui, se justifie parla commutation du signifiant « schtroumpf » surdes critères essentiellement phoniques (descritères de sons) : « schtroumpf » ne signifie pas« -chon », mais leurs sonorités se ressemblent (ilsse partagent le même phonème initial)63. Je gloseraidonc le grand schtroumpf en affirmant que toutesces variations linguistiques, c’est « schtroumpf vertet vert schtroumpf », sans toutefois cacher que mapréférence de lecteur de la langue schtroumpf seporte instinctivement sur le modèle decommutation phonique « tire-bouschtroumpf »...

62 Voir la typologie des commutations : « schtroumpfe­bouchon » suit le modèle essentiellement sémantique « bande de schtroumpfs »63 C’est le modèle essentiellement phonique (« âschtroumpf »).

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L’imagier du bébé schtroumpf

le schtroumpf comme exercice d’acquisition du langage

Les schtroumpfs n’ont certainement pas étécréés dans le seul but de poser des problèmessémiotiques aux adultes. Plus acclimatés auxcrèches ou aux écoles primaires qu’aux cerclesuniversitaires ou aux ouvrages d’érudition, lesschtroumpfs apparaissent dans de très nombreuxlivres pour enfants qui ne sont pas des bandesdessinées. Ces livres touchent à la problématiquede la langue dans une perspective nouvelle, cellede l’acquisition du lexique. Par conséquent, il estintéressant d’étudier quelques ouvrages repré-sentatifs de différentes tranches d’âge, afin dedéterminer la place de la langue schtroumpf dansl’acquisition du lexique français.

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Dans les livres destinés à un très jeune public (1-2 ans), le mot « schtroumpf » n’apparaît jamais enremplacement d’un mot du lexique français. Il estuniquement utilisé pour désigner les personnagesschtroumpfs qui ornent les images64. Dans leslivres publiés pour une tranche d’âge supérieure(3-5 ans), au contraire, le mot « schtroumpf » nese limite pas à la simple désignation despersonnages. Dans Le Gâteau des schtroumpfs, parexemple, on peut surprendre de tels dialoguesentre le schtroumpf pâtissier et le Grandschtroumpf : « C’est affreux, je suis en train deschtroumpfer un gâteau pour tout le monde, et il memanque un œuf », « eh bien, dit le Grand schtroumpf,nous allons voir ce que nous pouvons schtroumpfer. »65

Notons encore que si le texte schtroumpf seréfère, dans la majorité des cas, à l’image quil’accompagne, certains énoncés font usaged’anaphores culturelles, intertextuelles (le scht-roumpf costaud : « on y schtroumpfera en moins deschtroumpf qu’il n’en faut pour le dire ! »)66. Enfin, letroisième et dernier livre qui constitue moncorpus est un « cahier de vacances » ludique, quiutilise les personnages schtroumpfs pour larévision du programme de classe préparatoire (6-7 ans). Le livre reprend des pages entières debandes dessinées schtroumpf telles qu’elles ont

64 Les schtroumpfs à la mer, Premiers livres Dupuis.65 Le gâteau des schtroumpfs, p. 2.66 ibid., p. 6.

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été publiées dans la collection qui me sert de based’étude (la série régulière).

Les remarques qui ont été faites sur la base dece maigre corpus appellent quelques réflexionssur la place de la langue schtroumpf dansl’acquisition du langage chez l’enfant. Il sembleque les personnages schtroumpfs soient l’expres-sion d’un paradoxe fondamental. D’un côté, lesschtroumpfs possèdent une identité singulièregrâce à leurs particularismes linguistiques, tandisque de l’autre, leur apparence physique les rendsusceptibles de plaire aux plus petits enfants, quisont incapables de comprendre leur langue. Dansun livre pour très jeunes enfants, les schtroumpfsdevront abandonner leur idiome au profit d’unelangue plus « neutre ». L’énoncé « schtroumpf »ne peut être compris que si le destinataire dumessage a déjà acquis le lexique français que lemot « schtroumpf » vient parasiter (ouremplacer).

Le deuxième livre dont j’ai brièvement parlé(tranche d’âge 3-5 ans) suppose qu’un certainnombre de références sont connues de l’enfant. Ilpostule que l’enfant possède déjà une compé-tence lexicale étendue aux expressions figées de lalangue (« schtroumpfer en retraite » pour « battre enretraite » par exemple). Le troisième livre utilise lalangue schtroumpf de façon normale (les textesschtroumpf des bulles ne sont pas traduits enfrançais). Les concepteurs de ce cahier de révisionsupposent donc que les connaissances lexicales

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d’un élève de CP ne sont plus un frein à la bonnecompréhension de la langue schtroumpf, et quece parasite ne représente plus une gêne à lalecture.

Le premier problème de la langue schtroumpfconcerne, nous venons de le voir, la compétencelexicale de l’enfant. Pour être correctementcompris, le mot « schtroumpf » nécessite l’assi-milation préalable du mot-témoin qu’il remplace.Mais rapidement, un autre problème émerge, quirelève de l’orthographe. En substituant le motschtroumpf à un mot du français, la langueschtroumpf dissimule la morphologie de cedernier. Elle fait l’économie de la question del’orthographe. Jean-Loup Chiflet, dans Schtroump-fez-vous français ? a subtilement exploité cet as-pect. Son principe : présenter une situationdessinée avec une bulle contenant le motschtroumpf (par exemple, un schtroumpf portantune lourde charge et un autre lui demandant : « cen’est pas trop schtroumpfant ? ») L’auteur proposealors au lecteur de choisir entre deux mots pourvenir remplacer le mot « schtroumpf » :« harrassant » ou « harassant » ?

« Schtroumpf » est un mot « commode » quisert à masquer l’orthographe du mot qu’il rem-place. Dans un premier temps, la langue scht-roumpf pourrait avoir de graves répercussionssur l’acquisition de la langue écrite. Mais Chifletse fonde sur cette aporie du schtroumpf pourcréer un ouvrage à visée ludo-éducative. Il

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démontre ainsi que la langue schtroumpf, loind’être un outil linguistique confus, pourrait êtreutilisé de manière féconde dans le cadre de pro-grammes pédagogiques.

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Les voyages du cosmoschtroumpf

Une formule linguistique

À trop vouloir jouer avec la langue française, lesschtroumpfs s’exposent à une menace linguis-tique, celle de la perte de leur idiome. Car lalangue schtroumpf est dépendante de la languefrançaise, mais l’inverse n’est pas vrai. Malgrétoute l’hospitalité dont il sait faire preuve, l’hôten’a pas besoin de ce parasite. Et si un autreparasite venait à remplacer le premier, cela neferait aucune différence pour lui. Ce deuxièmeidiome apparaît dans le sixième album desschtroumpfs, le Cosmoschtroumpf, au sein dupeuple « schlips ».

Les rêves de conquête spatiale du cosmo-schtroumpf sont contrariés par le retard techno-logique de la société schtroumpf. Et la fusée enbois, activée par un système de pédalier, neréussit pas à décoller. Afin de réaliser le rêve ducosmoschtroumpf, le Grand schtroumpf a l’idéede recréer, à quelques jours de marche du village,dans le cratère d’un volcan éteint, une com-

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munauté extraterrestre, les « schlips ». Une foisingéré le filtre magique qui leur donne l’aspect deschlips67, les schtroumpfs accueillent le cosmo-schtroumpf en prenant bien soin de s’exprimerdans leur nouvel idiome, le schlips (voir dessin entête de chapitre).

En changeant d’identité l’espace d’un épisode,les schtroumpfs changent aussi de langue. Mais lalangue schlips possède les mêmes caractéristiquesque la langue schtroumpf, elle obéit à la mêmeformule. On pourrait donc s’ingénier à créer, àson tour, un autre idiome pour remplacer le« schtroumpf ». Par conséquent, la langue scht-roumpf n’est pas véritablement une langue (nousl’avions vu), mais une formule linguistique quiconsiste à projeter son propre nom sur les objetsdu monde que l’on décrit. Potentiellement, ilexiste donc autant de langues schtroumpfs que depeuples imaginaires susceptibles d’utiliser ce typede formule linguistique. La confrontation desdeux idiomes schtroumpf et schlips nousrenseigne sur le caractère non-nécessaire et rem-plaçable de la langue schtroumpf.

La publicité a d’ailleurs réalisé le même typed’opérations linguistiques en suivant des for-mules similaires à plusieurs reprises. Quand lesrestaurants Flunch vous invitent, dans leursslogans, à venir fluncher dans leurs restaurants, ilsne font autre chose que de s’exprimer à lamanière des schtroumpfs !67 petits lutins à la peau rouge, aux cheveux noirs, et vêtus d’un pagne jaune.

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Les portraits du schtroumpf peintre

Projection du nom propre et vision du monde

Ne restons pas sur le constat d’impuissance quia clos les précédents chapitres, dans lesquels jedisais, en bref, que le schtroumpf était une langueinsubstancielle et superfétatoire. Un parasite moinsnuisible qu’inutile. Mais la question de l’utilité, sielle peut être posée, ne doit pas représenterl’enjeu central de cet ouvrage. La finalité de lalangue schtroumpf, à l’inverse de la languefrançaise, n’est pas la communication ordinaire.Malgré leur pacifisme légendaire, les scht-roumpfs, armés de leur idiome, portent uneoffensive poétique contre les formes les plusconventionnelles de la langue française.

Les schtroumpfs seraient-ils mégalomanes ? Lalangue schtroumpf laisserait en effet penser quele peuple qui la parle doit être constituéd’individus très vaniteux, qui passent leur temps,

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en parlant des choses qui les entourent, à parlerd’eux-mêmes.

Le mot « schtroumpf » désigne tout d’abord lenom propre des petits lutins qui le portent.Comme l’a très justement remarqué MichelGheude, « schtroumpf est d’abord le nom d’une espèce.Sur terre vivent les humains et les schtroumpfs. Tous lesindividus de l’espèce schtroumpf s’appellent schtroumpf.Ils sont une centaine et la plupart ne portent que ce seulnom : Schtroumpf. Schtroumpf est un nom propre.Comme dans les langues slaves, ce nom propre varie engenre et Schtroumpf, porté par une dame, devientSchtroumpfette. (...) Certains schtroumpfs adjoignent àleur nom un adjectif qui leur sert de prénom. On ditainsi : Grand Schtroumpf, Schtroumpf farceur,Schtroumpf Bêta, Schtroumpf Grognon, SchtroumpfGourmand, Schtroumpf Paresseux, SchtroumpfBricoleur, Schtroumpf Coquet, Schtroumpf Rêveur,Schtroumpf Poète. (...) Le seul mot de la langueschtroumpf est donc le nom propre des Schtroumpfs.Voici une espèce qui ne reconnaît qu’un seul nom propreet ce nom devient le nom le plus commun. Une espècedont la langue a comme principe de farcir les phrasesde son nom propre. »68

Si demain, tous les francophones appliquaientle principe du schtroumpf dans leurs échangesquotidiens, il se créerait autant d’idiomes dif-férents qu’il existe de noms propres. « Passe-moile Martin » demanderait monsieur Martin à

68 « Tout ce qui se schtroumpfe bien, se schtroumpfe clairement ; Grammaire d’une langue verte », pp. f1­f2.

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Madame Martin en montrant du doigt la salièrequ’il ne peut attraper. L’idiome des Martin neserait parlé que par les individus répondant aunom de Martin, qui formeraient alors unecommunauté à part entière.

Dans une certaine mesure, cette invasion dunom propre dans les échanges quotidiens chez lesschtroumpfs est une manière d’imprimer le nomdes schtroumpfs sur les objets qui les entourent.Un moyen de s’approprier les objets du mondeen les estampillant d’une marque schtroumpf. Etsi l’on croit, avec les linguistes et anthropologuesSapir et Whorf, que les langues conditionnent lavision du monde d’une communauté linguistique,alors on s’apercevra que la société schtroumpf estune société schtroumpfo-centrique. La langueschtroumpf révèle le nombrilisme des scht-roumpfs. Un culte de la société schtroumpf et deson nom.

Le linguiste danois Hjelmslev a systématisél’idée saussurienne selon laquelle la languefaçonne une certaine image de l’univers, et nonl’inverse. De là, le concept de « valeur » a puémerger en concept-phare de la linguistiquestructurale, où elle définissait l’ensemble desrelations différencielles qui existent entre lessignes linguistiques d’une même langue.Hjelmslev a démontré que la valeur sémantiqued’un concept n’est pas également distribuée danstoutes les langues69 :69 L’ajout de la colonne « schtroumpf » est de moi.

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Signifié St70

françaisSt

italienSt

allemand

Stschtroumpf

/ arbre / arbre albero baum schtroumpf/ matériau de

chauffage ou deconstruction /

bois legno holz schtroumpf

/ étendue réduited’arbres /

bois bosco wald schtroumpf

/ vaste étendued’arbres /

forêt foresta wald schtroumpf

Le signifiant « bois », en français, sera ditpolysémique dans la mesure où il correspond àdeux signifiés différents, mais liés. La mêmechose pourra être déclarée du signifiant « Wald »en allemand. Si l’on en croit Ferdinand deSaussure, la langue commande donc la vision dumonde de ces communautés linguistiques. Unfrançais établira un rapport plus immédiat entreles deuxième et troisième catégories. Un al-lemand, au contraire, considérera certainementque les troisième et quatrième catégories ne sontqu’une variante de la même chose. Les scht-roumpfs, quant à eux, seront plus susceptibles deconfondre tous ces concepts, dans la mesure oùils sont désignés par le même signifiant « scht-roumpf ».

Jusqu’à confondre leur identité avec les objetseux-mêmes, car ces objets sont désignés par lenom propre des schtroumpfs.

70 Signifiant.

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Les approximations du schtroumpfbûcheron

le générique et le spécifique

J’ai dit plus haut que la langue schtroumpf étaitune langue homonymique qui permettait, com-me toutes les autres, des cas isolés de polysémie.Mais il est temps de corriger cette analyse, ouplutôt de l’affiner, en affirmant que la langueschtroumpf admet plus de cas de polysémie queles autres langues.

Le tableau esquissé dans le chapitre précédentdémontre que dans un micro-système séman-tique (celui de l’arbre, par exemple), ce n’est plusle principe d’homonymie qui domine lesrapports entre signifiants et signifiés, mais bien leprincipe de polysémie. Il existe, entre les quatresignifiants « schtroumpf », un lien sémantiqueévident, identique à celui qui unit les signifiants

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de chacune des langues du tableau. Ces quatresignifiants possèdent donc un signifié de puis-sance unique et dynamique. Entre une « scht-roumpf » (« table ») et une « schtroumpf » (« reli-gion »), la relation est d’ordre homonymique. Aucontraire, entre un « schtroumpf » (« arbre ») et un« schtroumpf » (« bois »), la relation est d’ordrepolysémique.

Une délicate question se pose donc à toutepersonne qui souhaite analyser cette langueschtroumpf : à quel niveau sémantique se dressela frontière entre homonymie et polysémie ?Quand est-on en mesure de dire si deux signifiésdu signifiant « schtroumpf » possèdent en commundes qualités qui en feront un même signifiédynamique ? La question est insoluble, maisnécessite d’être posée. C’est en acte, au fil desexemples et des lectures, que devra être déter-minée la nature des relations entre le signifiant etses signifiés.

Une chose est sûre cependant. L’homonymiedomine les rapports signifiants-signifiés par dé-faut, tandis que la polysémie intervient unique-ment dans les cas d’approximation sémantique.Lorsqu’un schtroumpf pointe son index endirection d’une forêt, et s’exclame « allons jouerprès du schtroumpf », rien ne m’empêche decomprendre plusieurs choses, qui sont autant designifiés de valeurs sémantiques différentes :« bois », « chêne », « arbre », « bosquet », etc.

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La nature du référent est donc particulièrementproblématique dans la langue schtroumpf.Lorsque le schtroumpf me propose d’aller « jouerprès du schtroumpf », sait-il seulement lui-mêmece que ce mot « schtroumpf » désigne réellement,ou se satisfait-il d’une approximation séman-tique ? Je reprends ici la question soulevée parUmberto Eco pour tenter d’y apporter un débutde réponse : « mais l’utilisation d’un seul mot pourtant de choses ne les portera-t-elle pas à voir les choses,toutes les choses, unies par une étrange parenté ? Si unœuf, une pelle, un champignon sont autant deschtroumpfs, ne vivront-ils pas dans un monde où lesrapports entre la pelle, l’œuf et le champignon sont bienplus flous que dans notre monde et celui deGargamel ? »71

Je ne crois pas que les rapports entre la pelle,l’œuf et le champignon seront « bien plus flous quedans notre monde », car les rapports entre ces motssont typiquement d’ordre homonymique. Lors-qu’il désigne un champignon par le mot « scht-roumpf », le schtroumpf ne court pas le risque dele confondre avec une pelle72. Cependant, il aurade l’objet-champignon lui-même une définitionbeaucoup plus vague. Et lorsqu’il voudra ledésigner par « schtroumpf », on ne saura s’il faitréférence aux champignons en général ou, en

71 Kant et l’ornithorynque, p. 385.72  Le   seul   schtroumpf   qui   confond   systématiquement   les   objets   est   leschtroumpf Bêta,  mais  il   le  fait  certainement  moins par  aphasie que parlenteur d’esprit et étourderie...

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mycologue averti, à un champignon particulier :« bolet », « cèpe » ou « pratelle ».

L’univers cognitif des schtroumpfs n’est certai-nement pas aussi flou que pouvait le supposerUmberto Eco. Une telle confusion conceptuelleentraînerait inévitablement de graves cas d’apha-sie. Les schtroumpfs sont simplement des anti-spécialistes. Contrairement aux scientifiques, ouaux chercheurs universitaires, les schtroumpfsdéveloppent un langage qui fait l’économie destermes spécialisés. Il pratiquent une langueépurée des concepts secondaires, et qui secontente d’une grille de lecture du monde plusgénéralisante. Chez les schtroumpfs, c’est leterme générique qui est roi.

Cette tendance à la généralisation n’est pas nonplus, dans d’autres domaines, étrangère aux scht-roumpfs. En même temps que de déterminertous leurs échanges verbaux, elle conditionne leurexistence même. J’ai évoqué ce point précé-demment au détour d’une réflexion sur l’identitédes schtroumpfs. Les schtroumpfs représententdes catégories génériques (les pâtissiers, lesérudits, les coquets, etc.) et parlent une langue quiles force à gommer les menues différences entreobjets similaires. Une définition de l’objet par sonsignifié minimal. Là où l’ornithologue voit descormorans, des gorfous et des macareux, leschtroumpf ne voit que des oiseaux.

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Les tribulations du schtroumpf anonyme

Homonymie et anonymat, les deux faces d’un même concept ?

Puisque la partie précédente m’a permisd’aborder la question de l’identité schtroumpf, jevais dans celle-ci tenter de définir le rapport decause à conséquence existant entre l’organisationsociale des schtroumpfs et leur idiome.

Parmi la centaine d’individus schtroumpf peu-plant le village, un tiers seulement possède desidentités propres, et se distingue des autres parleurs qualités ou leurs défauts. Michel Gheude,nous l’avons vu, fait une remarque semblable :« tous les individus de l’espèce schtroumpf s’appellentSchtroumpf. Ils sont une centaine et la plupart neportent que ce seul nom : Schtroumpf ». Aux côtés desschtroumpfs costaud, grognon, et coquet, vivent

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de nombreux autres schtroumpfs qui, nepossédant pas — ou pas encore — de qualitéssusceptibles de leur conférer une identité, évo-luent dans l’anonymat le plus complet.

L’anonymat des schtroumpfs est une aubainepour l’auteur de bande dessinée que fut Peyo. Elleest une mine d’idée pour tout esprit créatif.Chaque histoire schtroumpf peut être l’occasiond’une quête identitaire, d’une tentative desingularisation. Avant d’être connu sous le nomde schtroumpfissime, le despote qui faillit entrai-ner les schtroumpfs dans une guerre fratricideétait simplement connu sous le nom de« schtroumpf »73. Au cours de la campagneélectorale qu’il mène contre son unique rival, leschtroumpf à lunettes, le futur schtroumpfissimeorganise une marche pendant laquelle sespartisans brandissent pancartes et bannières à sonnom (qui est encore le nom de tous) : « Moi, je votepour schtroumpf », « tous avec schtroumpf », « pour unschtroumpf meilleur, votez pour schtroumpf », etl’irrésistible « I like schtroumpf »74. La victoire deschtroumpf face au schtroumpf à lunettes, « par96 voix contre 2 et 1 bulletin blanc »75, c’est aussi lavictoire d’un schtroumpf anonyme contre unschtroumpf possédant une identité forte. Et sil’anonymat des schtroumpfs est une aubaine pour

73  L’annonce   publicitaire   pour   la   publication   des   planches   duSchtroumpfissime  dans  Spirou  portait  d’ailleurs  ce   titre  « Un schtroumpfschtroumpfissime ».74 Référence au « I like Ike » de la campagne d’Eisenhower.75 Le Schtroumpfissime, p. 12.

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celui qui les a créés, on comprend qu’il peutreprésenter un danger pour le village. À tropvouloir se singulariser, certains schtroumpfsrisquent de mettre en péril la vie de leurscongénères. Lorsque le Grand schtroumpf inter-vient à la fin de l’histoire, tout rentre dans l’ordre.Il réprimande ses petits schtroumpfs, et enparticulier le schtroumpfissime, en les accusantde s’être « conduits comme des humains »76 et d’avoircausé la ruine du village. Le titre de « scht-roumpfissime », ayant perdu toute sa grandeur,est alors abandonné par le petit schtroumpf quiretombe dans l’anonymat.

Cependant, les schtroumpfs conservent, dansles cas où leurs agissements sont jugés pluspositifs, l’identité qu’ils se sont forgée lors d’unépisode particulier. Tout d’abord anonyme, leschtroumpf qui rêve de lointaines planètes de-vient le cosmoschtroumpf, et le reste pour tou-jours (le cosmoschtroumpf apparaît dans d’autreshistoires de schtroumpfs).

L’anonymat possède un corollaire au village desschtroumpfs : l’indifférenciation. Non seulementles schtroumpfs s’appellent presque tous par lemême nom, mais encore n’ont-ils aucun signephysique distinctif. À l’exception des individusque l’on connaît bien, les schtroumpfs sont tousidentiques. Cette culture de la similarité, BrunoLecigne la désigne par le terme « d’hyper-

76 ibid., p. 41.

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gémellité », concept qu’il érige en principefondateur de la société schtroumpf.

Dans la problématique du langage qui nousintéresse ici, ce principe possède très certaine-ment une importance capitale. Et s’il n’existeaucun rapport de cause à conséquence entre ceconcept d’hyper-gémellité et la nature de lalangue des schtroumpfs, au moins aurai-je tentéd’en dégager les coïncidences. Car la coïncidenceest troublante entre un peuple qui rejette dansl’anonymat et l’indifférenciation toute une partiede ses individus, et une langue qui fait un usage siimportant des homonymes. Homonymie etanonymat seraient alors les deux faces d’unemême chose. Homonymie, contrepartie linguis-tique de l’anonymat. Anonymat, contrepartiesociale de l’homonymie.

Difficile de déterminer qui de la schtroumpf oude l’œuf est apparu en premier. Et l’on est endroit de se demander (mais la question resterasans réponse) si l’organisation sociale desschtroumpfs préexistait à la création de leuridiome, ou si elle est apparue une fois que lalangue schtroumpf a été créée. La question peutparaître dénuée d’intérêt dans le contexte debande dessinée qui est le nôtre. Cependant, laquestion du langage des schtroumpfs débordelargement le cadre purement linguistique qu’onaurait pu lui fixer en premier lieu, et vientindéniablement chercher une justification dansces considérations d’ordre social. Comme le

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souligne Edward Sapir, anthropologue et linguistelituanien, « le vocabulaire reflète plus ou moinsfidèlement les mœurs dont il sert les fins et à ce point devue, il est vrai que l’histoire du langage et celle desmœurs suivent des lignes parallèles. Mais ceparallélisme est superficiel ; il n’offre pas d’intérêt réelpour le linguiste, sauf en ce qui concerne la naissanceou l’emprunt de mots nouveaux qui éclairent lestendances du langage. »77 Le mot « schtroumpf » estassurément l’un de ces néologismes qui posentdes problèmes au linguiste autant que l’individuschtroumpf peut en poser au sociologue.

77 Le langage, introduction à l’étude de la parole, p. 265.

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La scéance de psychanalyse du Grand Schtroumpf

pistes de sémanalyse

Lorsqu’il revient au village à la fin de l’aventuremettant en scène le schtroumpfissime, le Grandschtroumpf fait figure de souverain. Et cesouverain n’a qu’à prononcer quelques parolespour être aussitôt obéi par ses schtroumpfs, ycompris les partisans et sympathisants duschtroumpfissime. Ce dernier a pu asseoir sonpouvoir en l’absence du chef incontesté duvillage, le Grand schtroumpf. Les schtroumpfs,qui se livraient une guerre fratricide quelquespages auparavant, deviennent des enfants hon-teux d’avoir désobéi à l’instance paternelle. Desenfants grondés pour avoir commis des bêtises enl’absence du père.

Outre que cette fin dédramatise l’histoire duschtroumpfissime et la rend de ce fait plusconforme aux attentes du lecteur, elle nous

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renseigne sur l’organisation sociale de lacommunauté schtroumpf : « c’est que l’univers desschtroumpfs échappe au pur domaine du Merveilleuxen ce qu’il se présente également comme une manièred’utopie politique. L’organisation sociale des scht-roumpfs est schématique : un souverain de type féodal,qui est roi par nature (et cela le dote d’emblée de laScience et de la Sagesse, signalée par la barbe). Safonction différente est là aussi marquée par un signalvestimentaire différent : la couleur rouge. Les sujets dece roi sont tous identiques, comme les pions d’undamier. »78

Dans ce « modèle de la fourmilière »79 qu’est lasociété schtroumpf, un seul individu se distinguevéritablement des autres, et en devient le chefincontesté. Les exigences du schtroumpfissime enmatière de tenue vestimentaire80 sont moins descaprices de monarque excentrique que destentatives désespérées de singularisation. À scht-roumpf exceptionnel, tenue exceptionnelle.

Bruno Lecigne considère que l’hyper-gémellitédes schtroumpfs est la condition du maintien dupouvoir féodal incarné par le Grand schtroumpf,dans la mesure où la culture de l’indifférenciation« exclut d’elle-même les problèmes inhérents à toutereprésentation du monde : l’identité et la différence (lesSchtroumpfs sont tous les mêmes) ou bien le langage (les

78 « Le Grand schtroumpf, figure mythique d’un père », p. 31.79 ibid., p. 31.80 Il porte un costume couleur « or » (bonnet et culotte), un manteau royal rouge, noir et blanc, un sceptre en forme de champignon et une couronne dorée.

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mots sont tous les mêmes). Monde euphorique que cemonde du père : il est vidé de toute angoisse, car il n’y apas d’Autre, il n’y a que du Même. »81

Dans la vision du monde développée par lesschtroumpfs, l’altérité est représentée par les êtreshumains, et son parangon de méchanceté, lesorcier Gargamel. Se conduire comme des hu-mains est le très mauvais exemple à ne jamaissuivre.

La seconde expression de l’altérité est incarnéepar la Schtroumpfette. La Schtroumpfette est unêtre sexuellement opposé, Autre inquiétant autantque fascinant. Et ce n’est pas un hasard si cet êtreétrange — et étranger — a été créé par le sorcierGargamel pour semer la confusion au sein de lacommunauté schtroumpf82. La société unique-ment masculine des schtroumpfs, dominée parun pouvoir phallocrate, ne résiste pas à l’intrusionde cet « autre sexuel », et la schtroumpfette prendla décision de s’exiler pour un temps dans la forêtqui borde le village. Jusque-là, la question de lasexualité ne s’était jamais posée chez lesschtroumpfs, qui n’ont pas besoin de schtroum-pfettes. Tout le monde sait que les bébés scht-roumpfs sont apportés par les cigognes...

Un village dirigé par une figure paternelle enl’absence de tout principe féminin. Le grandschtroumpf pourrait bien être cet individu à « la

81 « Le Grand schtroumpf, figure mythique d’un père », pp. 31­32.82 La Schtroumpfette, pp. 5­6, qui n’est pas sans remuer des concepts mysogines que je ne cautionne aucunement.

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valence surmoïque et castratrice »83 dont parle BrunoLecigne. Il n’est pas question, dans cette étude,d’allonger les schtroumpfs sur un divan depsychanalyste, mais toutes les choses que je viensde noter ont leur importance pour ce que jem’apprête à dire.

Dans Sémeiotike, Julia Kristeva propose unnouveau regard sur les textes littéraires, ainsi quede nouvelles perspectives méthodologiques pourla recherche sémiotique. En articulant lesdisciplines de la sémiotique et de la psychanalyse,elle conçoit une discipline nouvelle, la « séma-nalyse », dont l’objectif principal est de considérerle texte littéraire (mais pourquoi ne pas appliquerces principes à la bande dessinée ?) comme unobjet essentiellement dynamique, une productionsignifiante, une signification toujours en travail.Elle cherche à mettre au jour les processusd’engendrement qui créent le texte. En séma-nalyse, le phéno-texte représente la surface phéno-ménologique du texte (ses manifestationsvisibles), et le géno-texte l’ensemble des principessous-jacents qui ont permis sa création. Les deuxparties du texte s’opposent et se complètent : ledernier est un ensemble au féminin (qui s’occupede l’engendrement du texte), tandis que le pre-mier est dominé par un principe masculin (celuide l’organisation du texte au moyen de sasyntaxe).

83 « Le Grand schtroumpf, figure mythique d’un père », p. 31.

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Ne disposant pas des compétences requises enmatière de psychanalyse, je ne ferai pas icid’étude sémanalytique du langage des schtroum-pfs. Mais j’aimerais ouvrir une piste à tous ceuxque le sujet intéresse : la formule de constructionde la langue schtroumpf, qui consiste à fairecommuter, dans les limites de l’intelligibilité, lesignifiant « schtroumpf » avec tout autre signifiantdu français, n’accuse-t-elle pas un déficitquelconque au sein de son géno-texte ? Seul lephéno-texte (la syntaxe des énoncés schtroumpf)ne souffre pas de telles commutations lexicales.Cette « dissimulation » des principes d’engendre-ment du texte est à l’image de la sociétéphallocrate des schtroumpfs : une société — maisaussi une langue — de laquelle le féminin estexclu, au profit d’un principe organisateur toutpuissant.

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La rhétorique insconsciente duschtroumpf costaud

La syllepse

Nous l’avons vu, les schtroumpfs projettent leurnom propre sur les objets du monde qui lesentoure. Ce nom propre devient alors un nomcommun, le plus commun de tous, dans lamesure où il est susceptible de désigner touteschoses. Par conséquent, on pourra dire que lemot « schtroumpf » possède un sens propre et unsens figuré, renvoyant l’un au nom propre (qui estle sens premier) et l’autre au nom commun (quiest son dérivé).

Le simple glissement de la dichotomie nompropre / nom commun à celle de sens propre /sens figuré paraît, en premier lieu, anodin. Mais ilpermet de faire accéder la langue schtroumpf audomaine rhétorique. C’est là l’autre face du

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parasite : épiphénomène de la langue française, lalangue schtroumpf est l’expression d’un écart parrapport à une norme. Elle est un langage figuralet doit, dans ce sens, être étudiée avec les outilsrhétoriques qui servent à l’analyse littéraire.

Une figure de rhétorique semble résumer, au vude ce que je viens de dire, le principe fondateurde la langue schtroumpf : la syllepse, qui consiste àutiliser un même mot à la fois dans son senspropre et dans son sens figuré. Si la langueschtroumpf est la projection du nom propre surle monde, chaque utilisation du sens figurécontiendra, en puissance, le sens — le nom —propre qui lui a donné naissance.

Mais de nombreux énoncés sont plusmanifestement sylleptiques. Les propos duschtroumpf costaud essayant de motiver lesautres schtroumpfs pendant la préparation de sesjeux olympiques témoignent de l’utilisation decette figure. Lorsqu’il dit « et pour commencer, finide bâfrer comme des schtroumpfs ! », le mot« schtroumpfs » peut être entendu de deuxmanières : il peut se rapporter au nom propre (caril est vrai que les schtroumpfs « bâfrent ») ou àquelconque nom commun conforme à la viséesémantique de l’énoncé (« porcs », « cochons », etc.).Le schtroumpf costaud fait de la rhétorique sansen être conscient, et surtout sans le vouloir. Voilàun effet secondaire de la langue schtroumpf :dans certains contextes, le mot « schtroumpf »signifie au-delà de son sens figuré, et le sens

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propre rejaillit sans que le locuteur l’aitnécessairement souhaité.

La syllepse est omniprésente dans la langueschtroumpf. Quand le grand schtroumpf lance un« bande de schtroumpfs » à ses petits schtroumpfs,nous savons qu’il utilise un mot injurieux. Maisnous pouvons aussi y lire le mot « schtroumpf »dans son sens propre et relever tout le comiqued’une telle remarque.

Lorsque, dans un autre contexte, lesschtroumpfs admiratifs saluent le courage de leuraîné en lui disant : « grand schtroumpf, vous êtes unschtroumpf ! », ils veulent bien entendu signifierque leur chef est un « héros », mais ils luirappellent, dans le même temps, qu’il est un« schtroumpf », et cela tend à mettre un signe égalentre les deux termes : le Grand Schtroumpf estun schtroumpf. C’est un héros. Tout schtroumpfest un héros.

Tout énoncé schtroumpf est donc poten-tiellement sylleptique, et par conséquent poly-sémique. Cette polysémie prend racine, la plupartdu temps, dans la confrontation de deux pointsde vue : celui du schtroumpf qui parle, et celui dulecteur. Au sein du mot « schtroumpf » s’organiseun débat d’opinions entre vision subjective dupersonnage et vision objective du lecteur. Lesénoncés schtroumpfs deviennent dialogiques : eneux cœxistent plusieurs significations qui peuventparfois se révéler contradictoires.

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La honte du schtroumpf timide

Euphémisme et ellipse

L’euphémisme est une figure de rhétorique quiconsiste à masquer ou atténuer des propos jugéschoquants. Dans le contexte de la bande dessinéeschtroumpf, certains mots ne pourront pas êtreprononcés, car trop grossiers pour être destinés àun jeune public. Mais le génie de la langueschtroumpf, c’est de pouvoir renvoyer à certainsmots sans avoir à les utiliser, en les dissimulantderrière le signifiant « schtroumpf ».

Dans le dessin ci-dessus, le petit schtroumpf neprononce aucune grossièreté, et c’est le mot« schtroumpf » qui en est le garde-fou.84

Michel Gheude voit dans ces euphémismes « lagrande ironie du langage schtroumpf », qui peut se

84  Quelques   exemples   :   « J’aurais   mieux   fait   de   fermer   ma   grandeschtroumpf ! » dans Les Schtroumpfs noirs, p. 53, ou encore « Mais, grandschtroumpf, (si je vous donne ma serviette,) on va voir mon schtroumpf ! »dans Les schtroumpfs et le cracoucass, p.37.

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résumer ainsi : « le nom propre des Schtroumpfs estaussi un nom très grossier. Le nom propre, c’est le nomsale. Le plaisir de parler schtroumpf, c’est deschtroumpfer son nom propre. »85 Si cette réflexionsur l’euphémisme offre à Michel Gheudel’occasion de conclure son article sur uneacrobatie rhétorique (« le nom propre, c’est le nomsale »), elle a aussi pour effet de laisser penser,abusivement, que le recours à l’euphémisme dansla langue schtroumpf est systématique. Or, leprocédé reste rare. Il se circonscrit à dessituations énonciatives précises : insultes,extrêmes colères et description de l’anatomie« honteuse ».

Cette brève réflexion sur la dimensioneuphémisante de la langue schtroumpf vient encompléter une autre, sur son caractère elliptique.La langue schtroumpf est elliptique en ceciqu’elle opacifie le sens. Si l’ellipse est, en quelque

85 « Tout ce qui se schtroumpfe bien, se schtroumpfe clairement ; grammaired’une langue verte », p. f7.

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sorte, l’un des principes fondateurs de langueschtroumpf, elle peut être utilisée comme simpleoutil rhétorique servant à créer une situation desuspense dans le récit. Dans les douzièmesaventures de Johan et Pirlouit86, les deux hérosrencontrent une nouvelle fois les schtroumpfs. Legrand schtroumpf a été fait prisonnier par unabominable personnage, le sire Monulf, maîtred’un terrifiant dragon nommé Fafnir. Un petitschtroumpf parvient à entrer en contact avecJohan et Pirlouit et leur demande de l’aide. Ceux-ci acceptent de lui apporter cette aide, sanstoutefois comprendre un seul mot des propos duschtroumpf qui leur explique, catastrophé : « hé-las ! Le grand schtroumpf a été schtroumpfé par unvilain schtroumpf qui a un schtroumpf qui schtroumpfedu schtroumpf ! »87. Johan, qui croit pouvoir com-prendre le schtroumpf, tente de trouver unesignification aux propos du petit lutin88. Mais lalumière sur cette énigme ne se fait qu’au momentoù les héros se retrouvent confrontés au dangerque décrivait le schtroumpf. Johan s’aperçoitalors que le « schtroumpf qui schtroumpfe duschtroumpf » n’est pas un « loup qui sort dubois », mais un « dragon qui crache du feu ».

La langue schtroumpf est ici utilisée de manièrestratégique. Entre la page 12 de l’album, où se

86 Le Pays maudit.87 Le Pays maudit, p. 12, vignette n° 6.88 Le « schtroumpf qui schtroumpfe du schtroumpf » devient, successivement, « un bandit qui parle du nez », « un éléphant qui joue du cor », « un ogre qui boit du sang », etc.

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trouvent les propos incompréhensibles duschtroumpf, et la page 49, où Johan prendconscience de la signification de ces mots, unsuspense s’est créé, qui éveille la curiosité dulecteur. Cette technique — dérivée des propriétésde la langue schtroumpf —, je propose del’appeler « ellipse diégétique » (où diégétique si-gnifie, à peu de choses près, narrative) puisquel’ellipse linguistique opérée dans une bulleparticulière a des incidences sur la compré-hension générale du récit.

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Les sentencieux proverbes du schtroumpf à lunettes

le cliché linguistique

Dans la vaste bibliothèque du schtroumpf àlunettes, des étagères entières supportent destraités de morale schtroumpf, ainsi que de largesvolumes de droit et de grammaire. Cet érudit nemanque pas, à chaque fois que l’occasion seprésente, de compulser ses ouvrages pour arbitrerune querelle entre schtroumpfs. Le schtroumpf àlunettes trouve toujours matière à intervenir dansles débats en récitant des proverbes schtroumpfqui n’ont pas toujours, admettons-le, de rapportévident avec le thème de la dispute.

Les proverbes du schtroumpf à lunettes,contrairement à ce qui est indiqué sur la cou-verture de ses livres, ne sont pas des proverbesschtroumpf, mais des dictons français traduits enschtroumpf. « Un schtroumpf vaut mieux que deux tu

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l’auras » ou « tout est schtroumpf qui finit schtroumpf »renvoient aux expressions françaises qui ontpermis leur création, « un tien vaut mieux que deuxtu l’auras » et « tout est bien qui finit bien ». Il peutarriver, nous l’avons vu — mais la chose est plusrare — que les proverbes schtroumpf provien-nent non de dictons français, mais d’aphorismesou de vers poétiques, empruntés tantôt à LaFontaine, tantôt à Verlaine : « tout schtroumpfeur vitaux dépens de celui qui le schtroumpfe » et « ilschtroumpfe dans mon cœur comme il pleut sur laschtroumpf ». Chose encore plus rare, les scht-roumpfs construisent parfois leurs dictons surune expression étrangère, citée dans la langued’origine : « vanitas vanitaschtroumpf et omniavanitas »89, ou « to schtroumpf or not to schtroumpf,that is the schtroumpf ! »90

Outre l’aspect ouvertement ludique de cestransformations, les proverbes schtroumpf ontpour effet de renouveler les formes les plus figéesde la langue. Les aphorismes, sentences et autresdictons sont des stéréotypes qui témoignent d’unusement de la langue. Trop familiers, trop usés,les clichés ont été conspués par les poètesmodernes : « on comprend que les modernes, roman-tiques en tête, aient voulu se débarrasser de cesoripeaux surannés. Le mot de Hugo : « Guerre à larhétorique », n’a pas d’autre sens. Il s’en prend à larhétorique figée, à ces formules toutes faites qui

89 Histoires de schtroumpfs, p. 27, vignette n° 7.90 Le Cosmoschtroumpf, p. 4, vignette n° 3.

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encombrent inutilement le langage, mais non à cetterhétorique vivante et agissante sans laquelle il n’yaurait pas de poésie. »91

Les schtroumpfs, quant à eux, ont su tirer profitde ce que pouvait leur offrir le cliché linguistique.Il est un instrument privilégié de la langueschtroumpf : son immuabilité autorise etencourage la lecture intertextuelle.

Renouveler un stéréotype, c’est aussi remodelersa forme, c’est le rendre étrange, étranger à cequ’il est. Les proverbes schtroumpf ont cet effetde transformer l’immuable, tout en s’assurant quela nouvelle forme qui en résultera sera toujoursreconnaissable par le lecteur (c’est la conditionnécessaire à la compréhension de l’anaphoreculturelle). Umberto Eco parle de cet « effetd’étrangeté » comme d’une composante essentielledu langage poétique : « l’effet d’étrangeté se produitlorsqu’on désautomatise le langage car celui-ci nous ahabitués à représenter certains faits suivant des loisdéterminées de combinaisons et de formules fixes. Orvoilà qu’un auteur, pour décrire quelque chose que nousavons peut-être toujours vu et connu, se sert d’unemanière différente des mots (...) et notre premièreréaction est celle d’un « dépaysement », d’une presqueincapacité à reconnaître l’objet (et cet effet est dû àl’organisation ambiguë du message à l’égard du code).À partir de ces sens « d’étrangeté » on procède à unereconsidération du message qui nous pousse à regarderautrement la chose représentée et en même temps, tout91 Cohen, Structure du langage poétique, p. 46.

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naturellement, les moyens de représentation et le codeauxquels ils se réfèrent. »92

La langue des schtroumpfs rend la langue-modèle étrange (les schtroumpfs sont un peupleétranger). Elle porte une offensive poétique auxformes les plus fixes de la langue, et prouve, cefaisant, qu’aucun mot ou expression n’est poé-tique par nature. Le poétique est une fonction dulangage (comme le faisait remarquer Jakobson).Sans toutefois pouvoir être déclarée comme une« langue poétique », la langue schtroumpf participeà cette recherche poétique.

92 La structure absente, p. 140.

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Le langage secret du schtroumpfrésistant

Jeux de langue et dialogue interculturel entre auteur et lecteur

Les schtroumpfs ont pris la mesure des pos-sibilités que leur offre leur langue, et saventparfois jouer d’énoncés ambigus pour s’extrairede situations difficiles ( j’énonce cette phrase, biensûr, en sachant qu’ils n’ont pas l’autonomie que jeleur prête et que leurs propos sont l’inventiond’un auteur).

Avant qu’elle ne bénéficie de la science dugrand schtroumpf, la schtroumpfette n’était pasun parangon de beauté. De plus, son caractèreinsupportable et ses caprices à répétition enfaisaient un individu à éviter à tout prix. Etlorsqu’elle voulut imposer aux schtroumpfs un

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pique-nique dans la forêt, ceux-ci tentèrent detrouver des excuses pour ne pas l’accompagner.93

Un petit schtroumpf trouva même l’excusesuivante :

Ce schtroumpf ne semble pas posséder d’alibivalable. Son échappatoire, c’est « schtroumpfer duschtroumpf ». Quelle est la signification de ceténoncé ? Personne ne le sait, pas même leschtroumpf en question, qui joue sur l’ambiguïtéde la langue schtroumpf et dissimule, hypocrite-ment, son absence de raison valable sous unsimulacre d’alibi. « Schtroumpfer du schtroumpf », dece point de vue, pourrait être traduit par « faire untruc », avec la promesse que le signifiant « scht-roumpf » cache la véritable signification. Maisl’ambiguïté est trop forte, et la multiplicitéd’interprétations possibles crée un sentiment devide. Trop de schtroumpf tue le schtroumpf.

Il est des situations où l’ambiguïté de l’énoncéschtroumpf est volontairement recherchée par

93 Voir l’album La Schtroumpfette.

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l’auteur à des fins ludiques. Certains contextesn’admettent pas de messages ambigus, et laproduction de tels messages dans de telscontextes semble inadéquate. Au plus fort durègne du schtroumpfissime, un petit groupe deschtroumpfs se réunit pour former une résistanceactive contre le despote. Leur société étantsecrète, les schtroumpfs rebelles ne laissent entrerdans leurs réunions que les schtroumpfs con-naissant le mot de passe.

Un schtroumpf qui a tout l’air d’un justiciermasqué frappe à la porte de la maison où se tientla réunion. Une petite porte s’ouvre et laisse voirdeux yeux brillants dans l’obscurité : « qu’est-ce quiest plus schtroumpf que le schtroumpf de monschtroumpf ? ». Et le justicier de répondre auto-matiquement : « la schtroumpf de ma schtroumpf. »Le mot de passe est correct, le schtroumpf peutentrer.

La drôlerie de cette scène tient bienévidemment dans l’utilisation qui est faite del’ambiguïté propre à la langue schtroumpf. Dansun contexte humain, le concept du « mot de passe »fait état de la richesse lexicale d’une langue. C’estdans les infinies possibilités offertes par le lexiqueque le mot de passe trouve sa légitimité. Chez lesschtroumpfs, le mot de passe est récité sous laforme d’une devinette schtroumpf, qui ne signifierien, ou plutôt pourrait tout signifier. Tous lesindividus schtroumpf, y compris les partisans duschtroumpfissime (le despote contre lequel ils

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résistent clandestinement), auraient su répondre àcette devinette, qui ne nécessitait pas d’être misdans le secret.

C’est là que se créé la poésie des schtroumpfs :dans ces interstices de sens, lorsque le lecteur litun message et fait, en le lisant, un transfert desens. Il investit ces expressions schtroumpf de sonsens à lui en fonction de ses propres repré-sentations et de sa propre culture.

Regardez le dialogue interculturel à l’œuvredans cette langue imaginaire : parfois l’auteur(Peyo) s’amuse à fabriquer des expressions (à lesencoder) en étant sûr que le lecteur identifiera laréférence (le lecteur saura les décoder) grâce à leurculture commune : c’est le cas d’expressions tellesque : « arriver comme un cheveu sur la schtroumpf »ou encore « être comme un schtroumpf dans unmagasin de porcelaine. »

Et d’autres fois, le dialogue interculturel estinitié dans l’autre sens. L’auteur des schtroumpfs,dans ces cas-là, laisse l’initiative de l’écriture aulecteur ! Celui-ci reçoit une boite vide (le mot« schtroumpf ») et est invité à y mettre ce qu’il veuten puisant dans son réservoir culturel et lexical.Ce sont les cas que nous avons commencé àétudier dans ce chapitre. Lorsque la schtroum-pfette demande à être accompagnée, et qu’unpetit schtroumpf répond « je dois schtroumpfer duschtroumpf », je n’aurai pas la même lecture del’expression qu’un autre lecteur. Pour moi,Nicolas Buté, « schtroumpfer du schtroumpf »

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correspondra peut-être à « faire du pain », quandun autre lecteur, lui, y entendra « faire du vélo » ou« rentrer du bois ».

Ces situations de langue ambiguës, à mon sens,permettent, plus que de l’identification (il estdifficile de s’identifier à un lutin bleu haut commetrois pommes), une forme de projection du lecteurdans l’œuvre par le jeu des échanges inter-culturels. Sans compter le ludisme propre à ceséchanges : le lecteur s’amuse de lire « schtroumpferdu schtroumpf », joue à remplacer les mots scht-roumpf par des mots du français et partage leplaisir de l’auteur qui les a créés.

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Tout est schtroumpf qui finitschtroumpf

La langue schtroumpf est universelle dans lamesure où elle est presque essentiellementdéictique. Elle s’actualise selon les contextes, segonfle de signification au gré des situationsd’énonciation qui la réalisent. Et le destinataire dumessage schtroumpf se doit d’être un observateurvigilant (et un lecteur participant au sens), car levéritable langage des schtroumpfs se trouve dansles objets ou les concepts qu’ils manipulent. Enparlant schtroumpf, les schtroumpfs réifient(transforment en objet) le lexique et ressemblent,pour un instant, au peuple Laputien inventé parJonathan Swift dans Les Voyages de Gulliver.

Ce peuple parlait une langue qui ne se servaitque de référents, d’objets réels, et faisait ainsil’économie des signifiés linguistiques auxquels ilsétaient associés. Les débats entre laputiens res-semblaient alors à un commerce d’objetshétéroclites plutôt qu’à un échange linguistique.Et chacun des intervenants était contraint d’ap-porter avec lui les choses dont il souhaitait parler.

Mais les schtroumpfs ne sont pas des Laputiens,et leur langue est moins contraignante. Si elles’appuie sur un référent contextuel, qui est lacondition essentielle à la compréhension dumessage, elle n’oublie pas que c’est dans les

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relations que le référent établit avec son signifiéque les jeux poétiques schtroumpf sont renduspossibles.

Umberto Eco, dans Kant et l’ornithorynque,affirmait que « les histoires de Peyo, même si elles ontété écrites pour les enfants, posent certains problèmessémiotiques aux adultes »94. Dura schtroumpf, sedschtroumpf.

Le présent ouvrage a eu pour ambition de faireun relevé de ces « problèmes sémiotiques », etd’apporter des réponses, ou des tentatives deréponse, chaque fois qu’il était possible de lefaire. À l’exception de quelques articles que l’onpourrait compter sur les quatre doigts d’une mainde schtroumpf, la question du langage desschtroumpfs n’a fait l’objet d’aucune étudeapprofondie. Ce livre avait pour objectif decombler cette lacune, et de prouver que le sujetest aussi problématique à l’analyse qu’il peutparaître enfantin à la lecture.

Langue parasite, proverbiale. Voilà qui laisseraità penser que la langue schtroumpf n’a pas saplace dans le champ des études sémiotiques etpoétiques. Et pourtant, paradoxalement, c’est soncaractère dépendant qui en fait un objetsémiotique complexe, et sa nature proverbiale quiautorise la recréation poétique — ou plutôt larécréation : les transformations que subit lalangue française ont toujours cette visée ludique94 p. 385.

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qui a été démontrée à plusieurs reprises dans celivre.

Il m’a aussi été donné de constater que la langueschtroumpf organise le jeu poétique au moyen defigures de rhétorique (l’ellipse, l’euphémisme et lasyllepse) qui ont des répercussions sur l’attitudedu lecteur : création d’un suspense ou lecturedialogique. Ce lecteur est avant tout le destinatairedu message schtroumpf. Il m’a donc paruimportant d’étudier quelles fonctions du langageintervenaient dans la bonne réception dumessage schtroumpf (chapitre « La devinette duschtroumpf bricoleur ».).

On a vu, en particulier au début de l’étude, quele langage des schtroumpfs est toujours solidaired’un contexte qui en explique le fonctionnement.Le schtroumpf est une langue sans dictionnaire,sans grammaire, et qui ne peut véhiculer unesignification qu’en désignant directement lesréférents dont elle parle. Ces remarquesfondamentales m’ont permis de dresser unetypologie des opérations de commutation et demettre au jour deux types d’explicitation par lecontexte, deux types d’anaphores (« Les cadeauxexplosifs du schtroumpf farceur »).

Enfin, j’ai tenté de comprendre ce qui, dans lasociété schtroumpf, pouvait favoriser, expliquer ouconfirmer les thèses linguistiques développéesdans les chapitres précédents, sans jamais oublierque là n’est pas l’essentiel. La véritable visée de lalangue schtroumpf est son ludisme : jouer à parler

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schtroumpf, pour s’amuser avec le lecteur.S’amuser de références communes déformées parla langue schtroumpf, ou s’amuser à perdre cemême lecteur dans les méandres d’une languequi ne signifie rien.

Il est temps pour nous de clore cet ouvrage.Mais je me refuse à y mettre le mot « fin »,comme il est de coutume de le faire dans lesbandes dessinées. Et, le lecteur me pardonneracette facilité, mais je préfère y mettre le mot :

schtroumpf.

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Table des matièresIl était une schtroumpf...............................................................4Les anthologies ludiques du schtroumpf poète........................11La barbe du grand schtroumpf.................................................21La baffe du schtroumpf colérique............................................26Le tambour du schtroumpf musicien.......................................30Les angoisses du schtroumpf voyageur...................................34Le parler rural du schtroumpf paysan......................................39Les gâteaux arbitraires du schtroumpf pâtissier.......................44Le suffixe de la schtroumpfette................................................47Le reflet du schtroumpf coquet................................................53L’éternuement du schtroumpf noir..........................................58Les pompeux discours du schtroumpf à lunettes.....................63Les cadeaux explosifs du schtroumpf farceur..........................69La devinette du schtroumpf bricoleur......................................74La tautologie du schtroumpf paresseux...................................80Le tire­bouchon du schtroumpf bricoleur................................85Les voyages du cosmoschtroumpf...........................................95Les portraits du schtroumpf peintre.........................................97Les approximations du schtroumpf bûcheron........................101Les tribulations du schtroumpf anonyme...............................105La scéance de psychanalyse du Grand Schtroumpf...............110La rhétorique insconsciente du schtroumpf costaud..............115La honte du schtroumpf timide..............................................118Les sentencieux proverbes du schtroumpf à lunettes.............122Le langage secret du schtroumpf résistant.............................126Tout est schtroumpf qui finit schtroumpf..............................131Ouvrages cités ou ayant servi à l’étude..................................136

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Ouvrages cités ou ayant servi à l’étude

Sources Primaires, bandes dessinées :

L’intégralité du corpus des Schtroumpfs (à ce jour 36 tomesde la série régulière et quelques hors-séries et bandesdessinées dérivées).

Les quatre albums les plus intéressants au plan linguistiquesont les suivants :

PEYO : Le Schtroumpfissime, tome 2. Dupuis, 1965,PEYO : La Schtroumpfette, tome 3. Dupuis, 1967,PEYO : Le Cosmoschtroumpf, tome 6. Dupuis, 1970,PEYO : Schtroumpf vert et vert schtroumpf, tome 9. Dupuis,

1973.

Sources Secondaires :

BACKRY : Les Figures de style. Belin, collection « Sujets », Paris, 1992.

BARTHES : L'Aventure sémiologique. Seuil, Point Essais, Paris,octobre 1985.

BENVENISTE : Problèmes de linguistique générale 1. Tel Gallimard, Paris, 1966.

— Problèmes de linguistique générale 2. Tel Gallimard, Paris, 1974.

BLAMPAIN, GOOSSE, KLINKENBERG et WILMET : Le Français en Belgique. Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997.

CHIFLET : Schtroumpfez-vous français ? Mots et Cie, Bruxelles, 2002.

CHOMSKY : Le Langage et la pensée (1968). Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2001.

COHEN : Structure du langage poétique. Champs-Flammarion, Paris, 1966.

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DAYEZ : « Peyo, le roi Midas du merveilleux », in Le Duel Tintin-Spirou. Luc Pire, Paris, 1997.

DUCROT et SHAEFFER : Nouveau dictionnaire encyclopédiquedes sciences du langage. Seuil, Point Essais, Paris, 1972-1995.

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ECO : Kant et l'ornithorynque. Grasset & Fasquelle, Le livre de poche, Paris, 1999.

— La Production des signes. Le livre de poche, Biblio-essais, Paris, 1992.

— La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne. Point Essais, Seuil, Paris, 1994.

— La Structure absente : introduction à la recherche sémiotique. Mercure de France, Paris, 1972.

— « Schtroumpf und drang », in Sette anni di desiderio, Tascabili bompiani. Saggi, Milano, 2000.

FILIPPINI, GLÉNAT, MARTENS et SADOUL : Histoire de la bande dessinée en France et en Belgique. Glénat, Grenoble, 1984.

FONTANIER : Les Figures du discours. Champs-Flammarion, Paris, 1977.

FREGE : « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques. Seuil, 1994, cité par Ludwig, Pascal : Lelangage. Flammarion, Paris, 1997, pp. 102-110.

FRESNAULT-DERUELLE : « Aux frontières de la langue : quelques réflexions sur les onomatopées en bande dessinée », in Cahiers de lexicologie n° 18. Larousse, Paris, 1971.

— La Bande dessinée : essai d'analyse sémiotique, Hachette, Paris, 1972.

GENETTE : Palimpsestes. Points Essais, Seuil, Paris, 1982.GHEUDE : « Tout ce qui se schtroumpfe bien, se

schtroumpfe clairement. Grammaire d'une langue verte », in Degrés n° 22, Automne/hiver 1994, Bruxelles.

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GRœNSTEEN : Système de la bande dessinée. PUF, collection « Formes sémiotiques », Paris, 1999.

IONESCO : La Cantatrice chauve. Folio, Gallimard, Paris, 1954.

JAKOBSON : Essais de linguistique générale 1 : les fondations dulangage. Minuit, coll. « double », Paris, 1963.

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KLINKENBERG : Précis de sémiotique générale. Point Essais, De Bœck, 2000.

KRISTEVA : Semeiotike : recherches pour une sémanalyse. Seuil, Points Essais, Paris, 1969.

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LEWICKA : « Modèle structural et fonctionnement de certains codes euphémiques », in Recherches sur les systèmes signifiants. A. Rey-Debove, Mouton, Paris, 1973, pp. 233-7.

PEYO et DELPORTE : « Le schtroumpf sans effort par la méthode linguastroumpf », in Schpiroumpf (Spirou n° 1732, spécial « schtroumpf »). Dupuis, Bruxelles, Juillet 1971.

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