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Adieux au mois 3 e de ce voyage au Cambodge où ne m’a déplu la vie si molle qu’elle devient sage nonobstant un hyper ubu esque État des plus corrompus qui se maintient en compagnie des Ong et de l’Onu que nul n’ait faim est juste admis aux chiffonnières qui tous les soirs les déchets du quartier collectent et la nuit dorment sur le trottoir je lègue pantalons chemisettes couverts gamelles et 4 assiettes quelques dollars leur sont fortune pas de quoi quitter leur charrette qui vit dessous n’espère la lune aux jeunes artistes ou acrobates Anna m’a montré leurs dessins et m’a plu leur spectacle à Batt ambang mon surplus de bouquins peut-être ils en liront certains avec Samuel puisqu’il préfère monts et forêts aux lieux mondains au beer garten un dernier verre et à mon brave homme de ménage qui chasse la poussière au plumeau un sourire triste à son visage laisse à revendre mon vélo autant d’essence pour sa moto lorsqu’il doit se rendre au Vietnam où sont meilleurs les médicos qui d’une hépatite a le soignent 1 périodique publié par Jacques Demarcq le 17 fév. 2012 14 j’ai dans l’après-midi prévenu l’un des 2 touk-touk siestant dans mon impasse à 18 h c’est un 3 e qui stat ionne à ma porte s’empare de mon frusquin charge son carrosse et me prend par la main tant pis si ses copains le trouvent sans gêne j’embarque estomaqué sur ses coussins pour ma dernière balade à Phnom Penh et hop à contresens la 63 un salut vite à l’Institut français voilà qu’il plonge dans l’embarras tout droit vers le populeux marché Orussey dans le dédale d’étals de rue coincé joue des coudes se démène l’énergumène dégringole sur De Gaulle le gars rusé pour ma dernière balade à Phnom Penh bien sûr par la station Total il coupe hardi mais non s’arrête descend siffle 1 $ d’essence par Tchécoslovaquie repart effectue ½ tour interdit prend la 182 pardi je revois les hangars les boutiques pleines de mobilier -toculteurs en fourbi pour ma dernière balade à Phnom Penh tourne à droite sur Mao à gauche au feu sur la Confédération de Russie le long de l’Université poursuit met les gaz pour grimper tacocoteux l’inauguré autopont il y’a peu oh un gamin milieu sur la route freine et à l’aéroport me sourit le pour ma dernière balade à Phnom Penh Heureux Bouddha en illumination fasse qu’un karma bienveillant me ramène avant définitive liquidation pour de nouvelles balades à Phnom Penh

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Adieuxau mois 3e de ce voyageau Cambodge où ne m’a déplula vie si molle qu’elle devient sagenonobstant un hyper ubuesque État des plus corrompusqui se maintient en compagniedes Ong et de l’Onuque nul n’ait faim est juste admis

aux chiffonnières qui tous les soirsles déchets du quartier collectentet la nuit dorment sur le trottoirje lègue pantalons chemisettescouverts gamelles et 4 assiettesquelques dollars leur sont fortunepas de quoi quitter leur charrettequi vit dessous n’espère la lune

aux jeunes artistes ou acrobatesAnna m’a montré leurs dessinset m’a plu leur spectacle à Battambang mon surplus de bouquinspeut-être ils en liront certainsavec Samuel puisqu’il préfèremonts et forêts aux lieux mondainsau beer garten un dernier verre

et à mon brave homme de ménagequi chasse la poussière au plumeauun sourire triste à son visagelaisse à revendre mon véloautant d’essence pour sa motolorsqu’il doit se rendre au Vietnamoù sont meilleurs les médicosqui d’une hépatite a le soignent

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périodique publié par Jacques Demarcqle 17 fév. 2012

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j’ai dans l’après-midi prévenu l’undes 2 touk-touk siestant dans mon impasseà 18 h c’est un 3e qui stationne à ma porte s’empare de mon frusquincharge son carrosse et me prend par la maintant pis si ses copains le trouvent sans gênej’embarque estomaqué sur ses coussinspour ma dernière balade à Phnom Penh

et hop à contresens la 63un salut vite à l’Institut françaisvoilà qu’il plonge dans l’embarras tout droitvers le populeux marché Orusseydans le dédale d’étals de rue coincéjoue des coudes se démène l’énergumènedégringole sur De Gaulle le gars rusépour ma dernière balade à Phnom Penh

bien sûr par la station Total il coupe hardimais non s’arrête descend siffle 1 $d’essence par Tchécoslovaquie reparteffectue ½ tour interditprend la 182 pardije revois les hangars les boutiques pleinesde mobilier -toculteurs en fourbipour ma dernière balade à Phnom Penh

tourne à droite sur Mao à gauche au feusur la Confédération de Russiele long de l’Université poursuitmet les gaz pour grimper tacocoteuxl’inauguré autopont il y’a peuoh un gamin milieu sur la route freineet à l’aéroport me sourit lepour ma dernière balade à Phnom Penh

Heureux Bouddha en illuminationfasse qu’un karma bienveillant me ramèneavant définitive liquidationpour de nouvelles balades à Phnom Penh

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Est-ce de rentrer au pays qui m’a fait reprendre cevieux thème françois ? Ou comme on dirait en jazz,ce standard ? Sans doute. On n’invente pas desformes tous les jours et je suis souvent reparti d’airsconnus, ou moins, pour improviser une interpréta-tion. J’ai beaucoup écouté de jazz dans mon ado-lescence. Ça m’a fait sentir la prééminence durythme en poésie, sur une base syncopée qui le sé-pare de la cadence. Ça m’a incité à prêter l’oreilleaux sonorités que produit une suite de mots. Et àjouer joyeusement de la tradition, de ses standards.

La poésie khmère, inséparable de la musique, sechante. J’ai parlé à un ami poète de lecture pu-blique, mais la perf poétique, au Cambodge, c’estpar un chanteur avec orchestre. L’édition papierétant aléatoire, comment le poème peut-il avoir unstatut autonome ? Est-ce pourquoi le roman paraîtseul possible, en plus de l’influence coloniale puismondialo-communiquante ?

La liaison poésie-musique est au cœur de TumTeav, un poème narratif répandu par des concerts,du théâtre chanté yi-ké, des disques, un film en2003, une Bd en 1988. La tradition orale en remonteau xviiie siècle. À la fin du xixe et au xxe siècle,trois versions écrites sont apparues (un millier dequatrains d’hepta- ou d’octosyllabes) ainsi que destraductions en français, puis en anglais. Je résume lerésumé qu’en proposait Étienne Aymonier (Le Cam-bodge, Le Royaume actuel, Paris, 1900, pp. 278-279).

À la campagne, le jeune Tum (Ek, chez Aymo-nier et d’autres auteurs) charme par ses chants labelle Teav (ou Téau). Tous deux se retrouvent à lacour : lui, poète ; elle, au harem. Tum ose chanterdevant le roi son amour pour Teav. Scandale ? Non.Le roi les réunit. Retour à la campagne, où sa fa-mille oblige Teav à épouser le seigneur local. Tumose chanter à la noce son amour. Scandale ! Affreux :Tum déchiqueté par les sbires du seigneur, achevédans un village voisin, et Teav qui se suicide sur soncadavre. Le bon roi informé accourt furieux. Il sup-plicie les responsables et réduit la région en esclavage.Ce qui a commencé en chant d’Orphée, s’est pour-suivi en Roméo et Juliette, s’achève en massacre etasservissement à la khmer rouge. Formidable histoire,tressant mythes et histoire des 3 coins du globe sur2 millénaires. On comprend que ça ait du succès.

J’ai perçu 3 sortes de musiques au Cambodge :l’aérobic disco le soir sur les places, le pop thaï desjeunes, et les airs sirupeux des concerts officiels et

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de la télé. Ce manque de tonus de la supposée mu-sique khmère typique serait sans importance si çane semblait le signe d’un blocage culturel. Y a-t-ilun rapport avec la situation politique ? Le poète USam Oeur, peu soupçonnable de marxisme, penseque oui.

Né en 1936 dans une famille de paysans ni richesni pauvres, U Sam Oeur va au lycée à Phnom Penh.En 1961, il part étudier la mécanique à Los Angelespuis la poésie, qu’il pratique depuis l’enfance, à l’IowaWriters Workshop. Il rentre au pays en 1968, semarie, enseigne l’anglais, dénonce les sympathiescommunistes de Sihanouk, est viré de son école, di-rige une conserverie, écrit des poèmes engagés, ral-lie le proaméricain Lon Nol en 1970, devient officierjusqu’en 1972, dirige ensuite une école de com-merce, et, brûlant ses écrits, changeant d’identité,réussit à survivre aux 4 années d’enfer khmer rouge.Sa femme accouche alors de jumeaux, aussitôtétranglés comme bouches inutiles. Sous l’occupa-tion vietnamienne des années 1980, il travaille auMinistère de l’industrie. Un collègue découvrantses écrits, il se fait virer en 1991. Avec l’aide d’unancien condisciple de l’Iowa Writers Workshop, ils’exile l’année suivante aux États-Unis, où il entre-prend de traduire ses poèmes en anglais et « Song ofmyself » de Walt Whitman en khmer.

Ce détour biographique pour situer d’où parleU Sam Oeur au cours d’un entretien trouvé dans laWalt Whitman Quaterly Review (vol. 13, n° 1, été1995 ; http://ir.uiowa.edu/wwqr). Il déclare notam-ment (je traduis) : « Nous avons passé presque unmillénaire sous la coupe des uns ou des autres. Si jepublie Whitman, c’est pour libérer la jeune géné-ration de poètes, qui en est restée aux formes clas-

Divagations hors de propos

Pochette CD,L’amour de

Tum et Tuav,2000.

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siques. Je les utilise moi-même, je suis conscient deleur beauté et de la nécessité de les préserver ; maisje crois qu’il est temps d’évoluer. Il y a 49 formestraditionnelles en poésie khmère, dont “le serpentrampant”, “le corbeau sautillant”, le vers de 3 syl-labes, et ceux de 6, 7, 8, 9 et 11 syllabes. Les jeunespoètes sont nourris de ces formes anciennes, etcomme si deux pôles magnétiques se repoussaient,ils sont paralysés par ces contraintes. Leur donneraccès à Whitman devrait leur ouvrir des voies. Ilsne perdront plus leur temps à dépatouiller des sché-mas de rimes internes et finales, allant jusqu’à re-courir à des rimes ridicules, comme on en trouvejusque dans le poème épique Tum Teav. Les jeunespoètes en ont assez des conventions. Cette philo-sophie vieux jeu se retrouve dans la politique auCambodge : ils reproduisent les erreurs du passé. Siun régime est installé par le Vietnam, ils appliquentles normes vietnamiennes ; si les Thaïlandais do-minent, ils adoptent le modèle thaï. Il n’y a pasd’expression libre au Cambodge : on est toujourssous bonne garde. Pour les poètes, les rimes régu-lières font partie du piège. Ils sont coincés. Monpremier but en traduisant Whitman est de les aiderà se libérer. »

Certes. La postérité whitmanienne a de bonscôtés. Ginsberg est l’auteur de deux absolus chefs-d’œuvre, Howl et Kaddish, avant de se laisser tenterpar le bouddhisme. Kerouac, Rexroth, Snyder, entreautres, étaient proches du jazz. Tous détestaient laguerre, Corso en tête, et celle du Vietnam-Cam-bodge-Laos en particulier. Beaucoup savaient don-ner d’énergiques lectures publiques, sans soutienmusical la plupart du temps. Mais le vieux Whitman,aussi excitants soient « Song of myself » et bien desfeuilles d’herbe… Les jeunes poètes cambodgiens,n’en existerait-il qu’un ou deux sur place, sont-ils simal en point qu’il leur faut se libérer ? Et si jamaisde quoi ? La tradition ? Alors les règles poétiquesne sont que babioles.

Comme beaucoup de pays en difficulté (la Grèce,la France, l’Europe…), le Cambodge est prisonnierdes mythes qu’on lui a inventé. Angkor par exemple.Pas les temples. Le grand empire du passé où leCambodge devrait chercher ses origines. Une trou-vaille des Français, qui ont repris un morceau deterritoire au Siam pour élargir le périmètre du sited’Angkor. L’indépendance acquise, l’autocrate Si-hanouk a cultivé le mythe de la grandeur angko-rienne. Moins futés, ses copains khmers rouges sesont pris pour les dieux-rois d’Angkor. Comme

eux, ils ont réduit la population en esclavage poureffectuer de grands travaux, et prétendu reconsti-tuer l’empire en conquérant la Cochinchine viet-namienne. Leur défaite et leur atrocité auraient pumettre fin à cette bêtise criminelle. Mais non : unconflit frontalier avec la Thaïlande à propos d’untemple a été récemment l’occasion d’échanger desobus, tuer quelques soldats, amputer bras ou jambed’autres. Moins sérieux, voire franchement co-mique : une apsara pudiquement vêtue est l’em-blème du parti presque unique.

So what ? À quoi bon des poètes s’ils ne créentquelque problème, et son impossible solution ?

Je veux parler de l’écriture, cet autre tabou cul-turel. La poésie khmère était jadis manuscrite pardes moines sur des feuilles de palmier. On n’en estplus là. L’Amérique vaincue puis victorieuse a ex-porté l’ordinateur. Sauf que les khmers rouges ontmassacré toute personne instruite et détruit ce quiexistait de pensée. Trente ans après, peu d’intellec-tuels exilés sont rentrés. La littérature, la musique,l’art cambodgiens sont plus vivants aux États-Unis,en Europe, en Australie, que dans le pays. Pas seu-lement pour des raisons économiques. Les enfantss’échinent à l’école sur un système d’écriture héritédes feuilles de palmier, où chaque syllabe résulte del’imbrication complexe et variable de plusieurssignes – alors que la langue est plutôt simple. Lesmeilleurs ou moins pauvres vont au lycée (payant)apprendre l’anglais. Pas la langue de Whitman, leWall Street ou Hong Kong English avec la menta-lité que ça véhicule. À court terme, comme enAfrique et ailleurs, se profile un biculturalisme sé-parant le commun des nantis. La folklorisation desvestiges culturels, dont la poésie et la musique, estdéjà bien avancée.

À moins qu’un ministre courageux – la dictaturen’interdit pas de rêver – ne décide d’une simplifica -tion de l’écriture, entre autres mesures démocratiques.Je laisse à des linguistes le nettoyage du systèmeexistant et à un peintre et poète le dessin des signes.

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Ut Roeun, l ’exécution de Tum, BD, 1988.