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1 TRIBUNE n° 167 Industrie d’armement : les défis des pays émergents Ingénieur principal des études et techniques d’armement, directeur des systèmes de systèmes chez Thales, auditeur de la 44 e Session nationale du CHEAr. Luc Dini Note : Cette présentation est le fruit d’un travail collectif mené par un groupe de réflexion * de l’AACHEAr ** au contact du ministère de la Défense et des ambassades du Brésil et de Russie. Ces travaux seront présentés lors d’une table ronde sur la France, l’Union européenne et les pays émergents à l’occasion de la prochaine édition des Entretiens de l’armement et de la sécurité, le 16 février 2012 à la Maison des Arts & Métiers. Ils feront également l’objet d’un rapport complet qui sera édité à la Documentation Française en 2012. L es pays émergents sont désormais les principaux importateurs d’équipements de défense ; leur volume dépasse 50 G$/an depuis 2005. Le développement rapide de ces pays s’accompagne d’une croissance industrielle et de l’investisse- ment dans les hautes technologies (1 % à 3 % du PIB), y compris de défense, d’abord pour leurs besoins propres, puis, dans certains cas, pour l’exportation. Plusieurs questions se posent alors concernant ces nouveaux marchés : l Quels sont les facteurs économiques, politiques, industriels et de posture stratégique qui, dans les pays émergents, influencent la demande et la capacité à réaliser des équipements de défense ? l Quelles sont les attentes de ces pays, notamment en matière de transfert technologique ? * Groupe de réflexion Marie-France Brugère : chargée d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), rédacteur ; Luc Dini : Ingénieur pincipal des études et techniques d’armement, directeur des systèmes de systèmes chez Thales, auditeur de la 44 e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Pierre Dumas : ICA (R), chargé de mission au conseil général de l’armement, auditeur de la 26 e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Fabien Laurençon : Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rédacteur ; Xavier Marchal : IG1 de l’armement (2S), directeur, DCNS, auditeur de la 28 e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Pierre Berthelot : chercheur associé à l’Ifas (Institut français d’analyse stratégique) et à la FMES (Fondation méditerranéenne d’études stratégiques) ; Arnaud de Chantérac : Conseiller du Président, Défense conseil international (DCI) ; Emmanuel Dupuy : Président de l’Institut de prospective et sécurité en Europe (IPSE), auditeur de la 45 e Session nationale du CHEAr. ** AACHEAr L’Association des auditeurs et cadres des hautes études de l’armement (AACHEAr) est un cercle de débat privilégié où des groupes de réflexion abordent les grands enjeux économiques, techniques et politiques liés à l’armement et à la défense. Leurs rapports sont présentés, depuis 1994, lors des Entretiens armement et sécurité, devenus au fil des ans un forum où dialoguent et débattent les acteurs du monde de l’armement et de la défense.

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Industrie d’armement : les défis des pays émergents

Ingénieur principal des études et techniques d’armement, directeur des systèmes de systèmes chezThales, auditeur de la 44e Session nationale du CHEAr.

Luc Dini

Note : Cette présentation est le fruit d’un travail collectif mené par un groupe de réflexion * de l’AACHEAr ** au contactdu ministère de la Défense et des ambassades du Brésil et de Russie. Ces travaux seront présentés lors d’une table ronde surla France, l’Union européenne et les pays émergents à l’occasion de la prochaine édition des Entretiens de l’armement et dela sécurité, le 16 février 2012 à la Maison des Arts & Métiers. Ils feront également l’objet d’un rapport complet qui seraédité à la Documentation Française en 2012.

Les pays émergents sont désormais les principaux importateurs d’équipementsde défense ; leur volume dépasse 50 G$/an depuis 2005. Le développementrapide de ces pays s’accompagne d’une croissance industrielle et de l’investisse-

ment dans les hautes technologies (1 % à 3 % du PIB), y compris de défense, d’abordpour leurs besoins propres, puis, dans certains cas, pour l’exportation.

Plusieurs questions se posent alors concernant ces nouveaux marchés :

l Quels sont les facteurs économiques, politiques, industriels et de posturestratégique qui, dans les pays émergents, influencent la demande et la capacité àréaliser des équipements de défense ?

l Quelles sont les attentes de ces pays, notamment en matière de transferttechnologique ?

* Groupe de réflexion

Marie-France Brugère : chargée d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), rédacteur ;Luc Dini : Ingénieur pincipal des études et techniques d’armement, directeur des systèmes de systèmes chez Thales,auditeur de la 44e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Pierre Dumas : ICA (R), chargé de mission au conseilgénéral de l’armement, auditeur de la 26e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Fabien Laurençon : Secrétariatgénéral de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rédacteur ; Xavier Marchal : IG1 de l’armement (2S),directeur, DCNS, auditeur de la 28e Session nationale du CHEAr, rédacteur ; Pierre Berthelot : chercheur associé àl’Ifas (Institut français d’analyse stratégique) et à la FMES (Fondation méditerranéenne d’études stratégiques) ;Arnaud de Chantérac : Conseiller du Président, Défense conseil international (DCI) ; Emmanuel Dupuy : Présidentde l’Institut de prospective et sécurité en Europe (IPSE), auditeur de la 45e Session nationale du CHEAr.

** AACHEAr

L’Association des auditeurs et cadres des hautes études de l’armement (AACHEAr) est un cercle de débat privilégiéoù des groupes de réflexion abordent les grands enjeux économiques, techniques et politiques liés à l’armement et àla défense. Leurs rapports sont présentés, depuis 1994, lors des Entretiens armement et sécurité, devenus au fil desans un forum où dialoguent et débattent les acteurs du monde de l’armement et de la défense.

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l Quelles sont les conséquences pour les exportations françaises de matérielde défense du point de vue de la préservation de la BITD, des risques d’essaimagevers une nouvelle concurrence mais aussi des possibilités de nouveaux partenariats ?

La France et son industrie de défense se trouvent ainsi face à de nouveaux défis.

Une trentaine de pays émergents (hors Chine *) a été considérée sur lesdif férents continents et l’analyse de leur situation montre une réelle diversitéd’am bition régionale et industrielle. Ces pays ont été classés en trois groupes (voirci-dessous) selon leur poids économique, leur capacité budgétaire et l’état de leurdéveloppement industriel, en tenant compte aussi de leur posture stratégique :

Figure 1 : cartographie des pays émergents

L’axe des X (basé sur des indicateurs économique, industriel et humain) représente le développement dans le sens crois-sant (10 plus faible, 2 plus élevé). L’axe des Y représente le degré d’autonomie et d’indépendance stratégique dans lesens croissant (0 vers 6).

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l Des pays simplement acheteurs (type A).

l Des pays acheteurs mais qui ont le souci de faire bénéficier l’activitéindustrielle locale, souvent encore naissante (pays type B).

l Jusqu’aux pays dotés d’une réelle capacité industrielle en développementgrâce aux transferts de technologie et qui ont, ou auront, à brève échéance lesmoyens de consolider, par l’exportation, le niveau ainsi atteint (pays type C).

Selon les groupes de pays, les demandes peuvent être différentes tant dupoint de vue de la sophistication des technologies que des objectifs plus ou moinsambitieux de transfert industriel. Cependant, ce n’est pas nécessairement les paysles plus développés qui requièrent le niveau technologique le plus élevé. Il en résul-te que le transfert d’activité peut nécessiter d’adapter le standard technologique desproduits à exporter au besoin et à l’outil industriel de l’importateur (voir figure 2,page suivante).

À l’inverse, on trouvera une demande de high-tech venant de pays peu(type B) ou pas (type A) industrialisés, comme les pays du Golfe en général.À noter aussi que ces transferts offrent des occasions d’accès aux marchés locaux etrégionaux et donnent même la possibilité d’investir dans des alliances avec despar tenaires du pays.

Les pays émergents majeurs (la Corée, l’Inde, le Brésil et aussi la Russie,variante des fameux BRIC) affichent déjà une volonté d’autonomie stratégique,incitant à ce que les technologies d’origine étrangère se fixent dans le pays, et audéveloppement de groupes industriels locaux, ce qui peut les rendre capables d’ex-porter (Corée). Ils sont encore le théâtre d’une concurrence féroce entre les four-nisseurs étrangers d’équipements de défense, n’hésitant pas à recourir à de mul-tiples partenaires pour un même type de matériel. Ces partenariats multiples sontaussi le reflet d’une diplomatie mondialisée et opportuniste, se voulant compatibleavec des coopérations bilatérales mais sans exclusivité.

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* Chine

La Chine est un acteur à part tant par son économie (croissance à deux chiffres, marché intérieur, investissementsen R&D) que par ses exportations et sa capacité d’investissement externe qui en fait un interlocuteur économiqueprincipal de l’UE. Parallèlement, son industrie d’armement en cours de redéveloppement et sa posture internationa leplacent ce pays à part dans le paysage concurrentiel actuel de la défense. Après avoir vu ses exportations décroître, la Chine réduit ses importations et sera un nouvel entrant sur le marché des exportations de défense, contournantcertains embargos et jouant pleinement de la synergie des technologies à double usage.

Elle pourrait devenir un concurrent majeur en misant sur une stratégie économique globale et non pas seulement departenariat de défense, dans la continuité de la stratégie du « collier de perle ». Au delà le fait d’investir pour sécuri-ser les matières premières indispensables à son développement, la Chine pourrait investir dans la croissance indus-trielle des nouveaux pays et offrir l’accès à son marché voire des partenariats pour réexporter.

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À titre d’illustration (voir figures 3 et 4), on a relevé les pays émergentsayant un budget de défense supérieur à 1 % du PIB (avec une part équipementsignificative), ceux consacrant plus de 2 % de leur PIB à la R&D tant civile quemilitaire et ceux ayant une part de produits de hautes technologies supérieure à20 % dans leurs exportations. La plupart des pays émergents, dont la Russie etl’Inde, répondent au critère du budget défense mais pas encore à celui du niveaud’investissement en R&D, ni à celui de la part d’exportation High Tech. Le Brésil,quant à lui, s’en rapproche.

De leur côté, en Asie, la Chine comme la Corée dépassent ces seuils depuisplusieurs années, avec un budget d’équipement de défense qui atteint désormais unniveau comparable à celui des pays dits « industrialisés » (> 10 G$/an), conjuguantune part d’importation, encore importante mais en baisse, avec une part de fabri-cation locale grandissante. De plus, en Corée, l’effort de R&D est étroitementcoordonné entre agences gouvernementales et industrie (y compris PME-PMI), envue de développer les exportations de haute technologie, dont l’armement.

D’autres pays émergents sont ou seront capables de reproduire des systèmesde défense de sophistication et de performance limitées, à moindre coût, en y

Figure 2 : nature et niveau de transfert de technologie suivant les types de pays

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Figure 3 : groupes pays – croissance/investissement R&D – part export High TechLes flèches vers le haut indiquent une tendance positive, vers le bas, négative, de la croissance industrielle (figure 3) etdu budget de défense en % PIB (figure 4). Les flèches horizontales indiquent une croissance (à droite), décroissance (àgauche) des investissements en R&D (en % du PIB) sur la figure 3. Sur la figure 4, une tendance neutre sur le budgetde défense en % du PIB.

incorporant des technologies à double usage, pour leurs besoins propres commepour les exportations. Ainsi en est-il déjà par exemple des navires de type OffshorePatrol Vessel (OPV) pour l’Inde ou d’équipements à des fins de sécurité (avion desurveillance par exemple) pour le Brésil.

Les clients de ces nouveaux entrants étant plus des pays du « Sud », on peutdire que le paysage concurrentiel changera autour de nouveaux partenariats Sud-Sud,sur des produits à base de technologies mixtes de défense et duales, et aux quels il nousfaudra chercher à participer.

La France et d’autres pays d’Europe exportateurs ne peuvent en effet êtreabsents ou seulement observateurs de ce vaste mouvement, alors que les européenssont souvent concurrents entre eux sur les marchés des pays émergents, et que lesbudgets de défense s’affaiblissent en Europe. Pour en être acteur, ils doivent accé-lérer l’internationalisation de leurs activités en s’implantant industriellement dansles pays majeurs, seuls ou en partenariat, en jouant le cas échéant sur la dualité de

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leurs technologies. Ils profiteront ainsi du marché local, voire régional, ainsi qued’un potentiel de financement de R&D naissant. À noter que dans certains sec-teurs (naval et dans une moindre mesure aéronautique…), de telles alliances nesont déjà plus possibles en Corée.

Ce faisant, les exportateurs français d’équipements de défense questionnentla politique française et interpellent l’État car ils ont besoin d’organiser des échangesinternationaux au sein de leurs entreprises ainsi mondialisées : flux croisés dedon nées techniques, transferts de matériaux et composants, voire de matériels...Autant de soupçons de prolifération et de craintes d’affaiblissement de la compé-tence maintenue sur le sol français. Seul un dialogue nourri et ouvert entre l’État etles entreprises concernées permettra de trouver des solutions compatibles avec lemaintien d’une BITD à accès garanti si besoin hors du territoire national, grâce àune vision large des enjeux stratégiques et économiques du transfert de technologies.

Ainsi, non seulement on tiendrait compte des technologies sensibles et spéci-fiques à protéger mais aussi des besoins d’exportation et d’implantation afféren te surun marché d’équipements de défense dont la production est en voie de mon dialisa-tion par des entreprises obligées de s’internationaliser. Ces implantations industriellesrenforceraient avantageusement des partenariats et des liens de nature plus stratégiqueentre États, en particulier dans les pays émergents majeurs (BRI@ et plus).

Figure 4 : groupes pays effort de défense % et volume versus part export High Tech.

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Une approche prudente mais proactive des partenariats avec les pays émer-gents devrait être menée. De ce point de vue, l’examen des politiques d’exporta-tion devrait être fait avec des perspectives de marchés et d’investissements, et nonsur des opérations ponctuelles. Cela nécessiterait de faire appel à des outils adaptésde veille stratégique, à des accords juridiques sur les transferts de données et detechnologies, et à des investissements, y compris réciproques.

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Éléments de bibliographie

NB : les données utilisées proviennent de sources (liste ci-après) qui ont fait l’objet d’analyses croisées et d’illustra-tions graphiques. Toutefois, le caractère complexe, voire sensible du sujet et la profusion de données, parfois contra-dictoires ou incomplètes, laissent place à des analyses et recherches complémentaires.

Philippe Esper avec Christian de Boissieu, Pierre Delvolvé, Christophe Jaffrelot : Un monde sans Europe ? (préface dePierre Hassner) ; Conseil économique de défense-Éditions Fayard, juin 2011 ; 250 pages.« Investing in Latin America’s boom, can its ‘‘jaguars’’ catch up with Asia ‘‘tigers’’ : a one day Policy Summit on EU-LatinAmerica relations » ; organisé par AL-INVEST IV Programme et coorganisé par Friends of Europe et Eurochambres ;15 mars 2011, Bruxelles.

Données économiques : l Banque mondiale (http://donnees.banquemondiale.org/).l CIA : The World Factbook (https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/).l Investissements directs étrangers (IDE), source Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement(CNUCED).l Index Mundi (http://www.indexmundi.com/fr/).l Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).

Données exportations-importations : l International Trade Centre (ITC) : Export Impact for Good (http://www.intracen.org/).l Richard F. Grimmett : Conventional arms transfers to developing nations 2001-2008 ; Congressional research service,4 septembre 2009 (http://www.fas.org/sgp/crs/weapons/R40796.pdf ).

Données budget et programmes défense : l Forecast international (http://www.forecastinternational.com/).l Rapport de l’Assemblée nationale sur la Loi de finance 2011-annexe défense, SIPRI.