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Polyhandicap Échelle EDAAP 1. La douleur de la personne polyhandicapée : la comprendre et évaluer ses spécificités d’expression par une échelle The EDAAP 1 scale: A tool for apprehending the specific features of pain in the multiple handicapped patient F. Rondi a, * , P. Marrimpoey b , M. Belot c , A. Gallois d , J. Léger d , E. Pambrun d , M.-A. Jutand d a IDE, hôpital Marin de Hendaye, APHP, B.P. 411, 64704 Hendaye cedex, France b HAD, pays de Saint-Malo et Dinan, AUB santé, France c Centre hospitalier Lannemezan, France d Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement, université Victor-Segalen Bordeaux-2, France Résumé Comprendre la douleur de la personne polyhandicapée revient à évaluer l’expression de celle-ci, basée sur une observation fine de son comportement. Le corps étant son seul moyen d’expression, la personne polyhandicapée nous rappelle l’importance de l’enracinement de l’être dans le corps. Cet article présente donc une échelle d’hétéroévaluation de la douleur, mise en place à l’hôpital marin d’Hendaye, ainsi que les règles de son utilisation. Cette échelle d’Expression de la douleur adulte ou adolescent polyhandicapé (EDAAP) permet une évaluation fiable puisqu’elle a bénéficié d’une validation statistique en 2007 (voir article prochain numéro). Elle propose aux soignants de réaliser eux-mêmes, sans présence médicale, des dépistages de situations douloureuses. Les auteurs rappellent le caractère inacceptable de la douleur pour tout individu, a fortiori pour une personne lourdement dépendante, en soulignant la nécessité d’une prise en charge globale permettant au polyhandicapé de mieux habiter son corps et se sentir en confiance (stimulation basale notamment). # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Apprehending the pain experienced by a multiple handicapped patient requires knowledge of how the patient expresses pain and a careful observation of his-her behavior. It is essential to recall the importance of bodily expression, the patient’s only means of communication. This article presents an observer-assessment pain scale for multiple handicapped adolescent or adult patients developed at the Hendaye Marin Hospital as well as the instructions for use. The Expression de la Douleur Adulte ou Adolescent Polyhandicapé (EDAAP) scale was validated statistically in 2007. This scale enables healthcare personnel to screen for painful situations without specialized medical assistance. We recall that pain is unacceptable, whatever the person’s condition, a principle Motricité cérébrale 29 (2008) 4552 * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Rondi). 0245-5919/$ see front matter # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.motcer.2008.04.003

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Polyhandicap

Échelle EDAAP 1. La douleur de la personne polyhandicapée :la comprendre et évaluer ses spécificités

d’expression par une échelle

The EDAAP 1 scale: A tool for apprehending the specific

features of pain in the multiple handicapped patient

F. Rondi a,*, P. Marrimpoey b, M. Belot c, A. Gallois d, J. Léger d,E. Pambrun d, M.-A. Jutand d

a IDE, hôpital Marin de Hendaye, AP–HP, B.P. 411, 64704 Hendaye cedex, Franceb HAD, pays de Saint-Malo et Dinan, AUB santé, France

c Centre hospitalier Lannemezan, Franced Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement, université Victor-Segalen Bordeaux-2, France

Motricité cérébrale 29 (2008) 45–52

Résumé

Comprendre la douleur de la personne polyhandicapée revient à évaluer l’expression de celle-ci, basée sur une observation finede son comportement. Le corps étant son seul moyen d’expression, la personne polyhandicapée nous rappelle l’importance del’enracinement de l’être dans le corps. Cet article présente donc une échelle d’hétéroévaluation de la douleur, mise en place àl’hôpital marin d’Hendaye, ainsi que les règles de son utilisation. Cette échelle d’Expression de la douleur adulte ou adolescentpolyhandicapé (EDAAP) permet une évaluation fiable puisqu’elle a bénéficié d’une validation statistique en 2007 (voir articleprochain numéro). Elle propose aux soignants de réaliser eux-mêmes, sans présence médicale, des dépistages de situationsdouloureuses. Les auteurs rappellent le caractère inacceptable de la douleur pour tout individu, a fortiori pour une personnelourdement dépendante, en soulignant la nécessité d’une prise en charge globale permettant au polyhandicapé de mieux habiter soncorps et se sentir en confiance (stimulation basale notamment).# 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Apprehending the pain experienced by a multiple handicapped patient requires knowledge of how the patient expresses painand a careful observation of his-her behavior. It is essential to recall the importance of bodily expression, the patient’s only meansof communication. This article presents an observer-assessment pain scale for multiple handicapped adolescent or adult patientsdeveloped at the Hendaye Marin Hospital as well as the instructions for use. The Expression de la Douleur Adulte ou AdolescentPolyhandicapé (EDAAP) scale was validated statistically in 2007. This scale enables healthcare personnel to screen for painfulsituations without specialized medical assistance. We recall that pain is unacceptable, whatever the person’s condition, a principle

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (F. Rondi).

0245-5919/$ – see front matter # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.motcer.2008.04.003

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that most certainly applies to the dependent multiple handicapped patient. Emphasis must be placed on overall care in order to helpthe patient accept his-her body and acquire a certain degree of confidence (basal stimulation).# 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Polyhandicap ; Évaluation de la douleur ; EDAAP ; Stimulation basale

Keywords: Multiple handicap; Pain assessment; EDAAP; Basal stimulation

Dans l’éditorial Le Métayer M. Infirmité motricecérébrale et polyhandicap. Motricité Cérébrale 2007;28(4):147-148, nous informions nos lecteurs d’un pasimportant dans la collaboration entre le CESAPet le CDIen vue d’accorder une plus large place au polyhandicapdans la rédaction de la revue Motricité Cérébrale. Il nousplaît de souligner l’intérêt de cet article.

1. Introduction

Ce travail se propose de présenter l’échelled’hétéroévaluation de la douleur chez la personneadulte ou adolescente polyhandicapée. Celle-ci a ététravaillée par le Comité de lutte contre la douleur(CLUD) de l’hôpital Marin de Hendaye en partenariatavec l’Institut de santé publique, épidémiologie etdéveloppement (ISPED) de l’université de Bordeaux-2qui en a assuré la validation statistique. Lorsque nousavons débuté ce travail en 1999, nous ne savions pasqu’il nous occuperait pendant autant d’années ! Maisbien que les chemins professionnels des principauxpromoteurs de ce projet aient pris des directionsdifférentes, notre intérêt pour la personne polyhandi-capée est resté intact et nos recherches ont permisd’aboutir à la création de cette grille dont la validationstatistique vient de se terminer en 2007 et fera l’objetd’une présentation dans le prochain numéro deMotricité Cérébrale.

Le test de validation statistique étant passé, nouspouvons donc vous proposer d’utiliser ce nouvel outilappelé « Expression de la douleur adulte ou adolescentpolyhandicapé (EDAAP) » dans vos institutions.

2. Polyhandicap et douleur

2.1. Définitions

La douleur est une expérience subjective d’undésordre physique. Selon la définition de l’InternationalAssociation for Study Pain (IASP), la douleur est uneexpérience sensorielle et émotionnelle désagréable,associée à des lésions tissulaires réelles ou probables, oudécrite en fonction d’un tel dommage. L’intérêt de cettedéfinition est d’insister sur l’expérience existentielle de

la douleur (sensorielle et émotionnelle) et de recon-naître l’existence d’une douleur en dehors de causeslésionnelles démontrées ou avérées. Cela revient àaffirmer que toute expression de la douleur serareconnue et validée, la personne douloureuse ne devantpas amener la preuve de sa douleur.

Plusieurs facteurs interviennent dans l’expression dela douleur : une « composante sensorielle » (perceptionet discrimination), une « composante affective ouémotionnelle » (la douleur agresse, angoisse, fatigue,use, déprime. . .), une « composante cognitive »(perturbation de l’attention mentale, processus d’anti-cipation, d’interprétation, d’intellectualisation de ladouleur), et une « composante comportementale »(ensemble des manifestations verbales et non verbales,observables chez la personne douloureuse).

Le polyhandicap est défini comme un « handicapgrave à expression multiple chez lequel la déficiencementale sévère est associée à des troubles moteursentraînant une restriction extrême de l’autonomie et despossibilités de perception, d’expression et de relation »[1].

Cette définition « classique » du polyhandicap a été ànouveau réfléchie quant à son évolution et denombreuses associations comme le Groupe polyhan-dicap France (GPF) y ont contribué, proposant unevision plus globale de cette personne vulnérable : « Lepolyhandicap est une situation de vie spécifique d’unepersonne présentant un dysfonctionnement cérébralprécoce ou survenu en cours de développement, ayantpour conséquences de graves perturbations à expres-sions multiples et évolutives de l’efficience motrice,perceptive, cognitive et de la construction des moyensde communication avec l’environnement, qui nécessiteune aide humaine et technique proche, individualisée etcontinue. Il s’agit là d’une situation évolutived’extrême vulnérabilité physique, psychique et socialeau cours de laquelle certaines de ces personnes peuventprésenter de manière transitoire ou durable des signesde la série autistique. La situation complexe de lapersonne polyhandicapée nécessite, pour son éducationet la mise en œuvre de son projet de vie, le recours à destechniques spécialisées pour le suivi médical, l’appren-tissage des moyens de communication, le développe-

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ment des capacités d’éveil sensorimoteur et intellec-tuelles, l’ensemble concourant à l’exercice d’auto-nomies optimales. »

La reconnaissance et l’évaluation de la douleur dansle domaine du polyhandicap posent encore de nom-breux problèmes auprès des équipes professionnellesprenant en charge de telles personnes. Certains auteurscomme Bernard Durey affirment : « pour lespolyhandicapés, nous n’avons pas d’autres prétentionsque de soulager des souffrances » [2].

Peut-on distinguer ou opposer la douleur physique etla souffrance psychique ? Notre réponse est clairement :non. Nous rappellerons d’abord le statut déprécié ducorps dans la représentation occidentale de l’homme.La gravité du handicap oblige la personne polyhandi-capée à utiliser le corps pour exprimer ce qu’elleressent, ses émotions et sa souffrance. Nous devonsdonc nous adapter à son mode de communication,l’aider à mieux habiter son corps pour mieux vivre,évaluer et traiter la douleur lorsqu’elle existe.

2.2. Comprendre la douleur

La douleur chez la personne polyhandicapée est uneexpérience subjective aggravée par des difficultés decommunication, au point que seule une échelled’hétéroévaluation est possible, avec les problèmesd’interprétation inhérents à l’observation d’autrui.

Cette évaluation de la douleur est en fait uneévaluation comportementale de l’expression de ladouleur. Chez les personnes polyhandicapées n’ayantpas la possibilité de parler nous observons essentielle-ment les expressions somatiques (émissions vocales,pleurs, cris, attitudes antalgiques, sensibilité autoucher. . .) et le retentissement psychomoteur (modifi-cations du tonus, des mimiques, des mouvements ducorps, de l’intérêt pour les personnes et l’environnement,des déstabilisations ou troubles du comportement).

Cette évaluation ne peut qu’analyser l’expression dela douleur, basée sur l’observation de la personne. Cequi s’observe est un mal-être, qu’il soit physique oupsychologique, en insistant sur cette impossibilité dedissocier les deux, mais en gardant à l’esprit que lesdifficultés d’expression des personnes polyhandicapéesaugmentent le risque de méconnaître une douleurphysique.

Pour nous, deux points sont essentiels :

� l’

observation est réalisée dans une lecture de l’unitépsyché-soma où l’être et le corps sont confondus ; � l’ observation doit s’accompagner d’une bonne

connaissance de la personne, notamment de ses

réactions sensorielles habituelles et des canaux decommunication habituellement utilisés.

L’entourage ou le personnel qui participe àl’évaluation doit être sensible, proche de la personne,quasiment un être familier : le toucher, l’observation,l’analyse et le contrôle lors des stimulations est iciessentiel.

L’analyse de la douleur est déconcertante par :

� le

polymorphisme des sensations de douleur. Le seuilà partir duquel la douleur se manifeste sembleconstant pour chaque individu et varie d’un individu àl’autre. L’intensité de la douleur ne dit rien de lagravité de la cause. Il existe des débuts de cancersindolores et des caries dentaires insupportables. Lapersonne polyhandicapée présente une palette diver-sifiée de sensations douloureuses : le clou des pointsd’appui, les fourmillements et picotements del’immobilisme, les brûlures des gastrites et desreflux, les douleurs dites « exquises » lors desfractures, les fausses routes, les faux mouvements lorsde la toilette ou de l’habillage, les douleurs dentaires,les otites, les encombrements pharyngés et bron-chiques, les douleurs d’inconfort, les chocs et lestensions dus aux mouvements athétosiques. . . � l’ impact sur l’état mental du sujet. L’homme ne se

contente pas de souffrir. Il sait qu’il éprouve cetteréalité, ce qui la redouble. Il ne vit pas sa souffranceseulement au présent : le souvenir de souffrancespassées peut l’envahir, l’emmurer et l’empêcher devivre le présent et le futur. Il y a une mémoire de lasouffrance.

Il existe donc une continuité, une transitivité, uneréflexivité entre douleur physique et souffrance psy-chique. Il semble préférable de prendre en compte cetteglobalité plutôt que de vouloir les séparer.

Ainsi, les distinctions entre douleur physique etsouffrance psychique, entre douleur (passagère) etsouffrance (douleur chronique) ne sont pas d’unegrande pertinence du point de vue de la personnepolyhandicapée douloureuse.

2.3. Spécificité de l’expression de la douleurchez la personne polyhandicapée

De façon générale, le terrain psychologique initialsemble jouer un rôle dans l’accroissement ou ladiminution du sentiment de souffrance. La personnepolyhandicapée échappe aux classifications psychia-triques classiques (comme l’autisme, la psychose. . .).

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Le développement psychologique va être altéré par leslésions cérébrales (cerebral palsy1), avec pourconséquences des difficultés de perception, d’intégra-tion, de compréhension de soi et du monde environnant.La personne handicapée est mal lotie pour prendreconscience progressivement de son propre corps parrapport au monde extérieur, pour éprouver le sentimentde continuité d’être, indispensable à la maturationpsychique. Le retard mental va limiter le développe-ment psychologique et la rendre plus vulnérable auxtraumatismes affectifs2, d’autant qu’elle a subi souventdes soins, des séparations, des hospitalisations, desplacements à répétition. . .

Notre expérience clinique nous oblige à relativisercette supposée « fragilité psychologique des personnespolyhandicapées ». Elle est issue des représentationsque nous projetons sur elles. Combien de douleurs,d’épreuves, de situations proches de la mort sontsurmontées avec force et courage par ces personnes.Combien de fois avons-nous été étonnés par lesressources vitales dont elles font preuve ?

La personne polyhandicapée est démunie pourprendre conscience d’elle-même : le corps est paralysé,l’exploration et les activités sont rendues difficiles parune mobilité réduite, la communication et la connais-sance sont très limitées par l’absence de langage verbalet une scolarité inaccessible. Quelles expériences peut-on avoir alors que, totalement dépendant, on ne peut passe nourrir, se laver, s’habiller, se toucher, parler de soi etque, lorsque de petites expériences sont possibles, ellessont souvent répétitives, stéréotypées (balancements,mains dans la bouche. . .) ?

Le corps étant son seul moyen d’expression, lapersonne polyhandicapée nous rappelle l’importance del’enracinement de l’être dans le corps.

Nous avons déjà noté le poids du corps pour lapersonne polyhandicapée :

� i

po

suco

l impose à la personne le réel douloureux : corpsmeurtri, paralysé, souffrant. . .

� i l est dépendant, il faut le soigner, l’entretenir. . . � d e par l’absence de langage verbal, l’expression et la

communication passent essentiellement par le corps.

Le langage constitue un élément essentiel dansl’analyse du phénomène douloureux. Interroger un

1 Pour nous, la paralysie est une des composantes fondamentales dulyhandicap.

2 Qui se structurent souvent sous la menace phobique qui consiste àrveiller tout le temps le maintien de l’image de base essentielle. Centrôle de soi et de l’environnement est extrêmement épuisant.

douloureux, c’est parler le même langage ou le traduire.Or la personne polyhandicapée parle avec son corps.Elle n’a pas la possibilité de prendre de la distance. Toutle sujet est tiré vers le corps, un corps qui a beaucoup dedifficultés à se mouvoir.

La communication étant extrêmement difficile, lesoignant doit interpréter les signes comme si le corpsdétenait un secret à mettre à jour. Déchiffrer des signes,tels des hiéroglyphes, voilà un des rôles nobles desaccompagnateurs de la personne présentant un poly-handicap.

Il est important de noter qu’il n’y a pas de langageinfraverbal universel. Chacun détient sa propre langueque nous devons apprendre. Plus la personne présentedes difficultés d’expression, plus les signes qu’elle doitutiliser sont polyvalents. Il faudra bien l’observer dansson rapport avec l’environnement et avec les autrespour avoir une évaluation individuelle la plus fine etprécise possible.

3. Présentation de l’« EDAAP »

3.1. Pourquoi créer un nouvel outil ?

Cette réflexion a commencé en 1999. En effet, aprèsavoir listé les outils utilisés dans les autres établissementstels que l’échelle Doloplus3 en gériatrie et l’échelle deSan Salvadour4 concernant la douleur de l’enfantpolyhandicapé (DESS) [3], il s’est avéré qu’aucunen’était adaptée à une population adulte : les patientspolyhandicapés âgés de 30 à 50 ans (et actuellement au-delà de cet âge) ne peuvent être considérés comme desenfants, et encore moins des déments, et ce, malgré leurlourd passé d’« abandonnisme » et d’« hospitalisme ».

Ainsi, une nouvelle grille d’évaluation a été conçue,répondant le plus possible à la population ciblée. Cetoutil a été statistiquement validé en 2007.

L’outil se veut simple, facile à utiliser, tout enrespectant une approche globale de la personnepolyhandicapée. Il peut être utilisé par les profession-nels de santé sans la présence du médecin. Il estessentiel que cette évaluation se fasse par un binôme (auminimum) de soignants dont un infirmier. En amont,

3 Échelle Doloplus : échelle d’hétéroévaluation de la douleur de lapersonne âgée non communicante.

4 Échelle de San Salvadour : cette échelle a été développée parCombe et Collignon, inspirée de la grille d’observation comporte-mentale de la Douleur de l’enfant Gustave Roussy (DEGR). Il s’agitd’une échelle d’hétéroévaluation, élaborée spécifiquement pour lesenfants polyhandicapés.

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une évaluation de l’état basal du patient non douloureuxsera réalisée.

Cet outil permet d’étudier l’expression de la douleur.Il est utilisé devant toute suspicion de douleur observéelors des modifications du comportement habituel dupatient par les professionnels de santé. La spécificité del’expression de la douleur de la personne polyhandi-capée tient à son expression globale, corporelle etinfraverbale. D’où l’importance de l’observation etsurtout d’une observation avec une mesure : l’échelled’hétéroévaluation.

Pourquoi évaluer ? Pour donner de la valeur à un oudes symptômes, établir un langage et des référencescommunes, faciliter la communication entre soignants,provoquer la décision de prescription, aider à larecherche d’une cause, contrôler les effets desantalgiques, notamment des morphiniques.

3.2. Composition de l’échelle EDAAP (Annexe A)

Nous avons souhaité un outil simple : l’échellecomprend 11 items, repartis en deux parties :

� r

etentissement somatique ; � r etentissement psychomoteur et corporel.

Chaque item est coté de 0 à 3, 4 ou 5.Le score maximal possible est de 41 points.L’expression de la personne polyhandicapée est

dépendante de ses capacités. Il est donc important debien les évaluer pour éviter des fausses reconnaissances,des erreurs d’appréciation, d’où l’intérêt d’une premièreévaluation, appelée évaluation de l’état de base, dans uncontexte sans douleur.

Nous déterminons ce profil de base qui prend encompte les particularités de chacun, sa fragilité, sesfaiblesses, ses façons de communiquer. Ce profil seramodifié lors d’un épisode douloureux aigu ou lors d’unépisode psychopathologique aigu. Il faudra alors faireune seconde évaluation et la comparer avec l’évaluationde base.

La grille ne mesure pas directement la douleur. En fait,l’expression du corps permet de déceler une éventuelledouleur lorsque celle-ci est différente du comportementhabituel, car cette douleur peut avoir des retentissementssur l’humeur, le sommeil, l’appétit, l’investissement dupatient sur lui-même, sur l’extérieur.

L’évaluation prend donc en compte l’écart entrel’expression habituelle de la personne (avec toutesses particularités) et l’expression perturbée dansl’hypothèse d’une douleur. Elle permet d’affirmerl’existence d’une douleur pour tout score supérieur

ou égal à 7. Elle est confirmée par un retour progressifvers l’expression habituelle, sous traitement antalgique,que celui-ci comporte des moyens pharmacologiques,thérapeutiques physiques ou activités occupationnelles.

3.3. Utilisation de la grille EAADP

L’utilisation est simple mais elle nécessite un petitapprentissage.

Une cotation dure environ cinq minutes.Il est recommandé de faire l’évaluation en équipe, au

minimum à deux personnes.On cote 0 en cas d’item inadapté.On ne peut pas, ni ne doit, comparer les scores de

patients différents.La réévaluation sera systématique (toutes les deux ou

trois heures, selon la durée d’action des antalgiques misen place), jusqu’à la sédation des douleurs.

L’échelle côte la douleur et non la dépression, ladépendance ou les fonctions cognitives.

3.3.1. L’expression du retentissement somatiqueOn peut identifier un retentissement somatique par

les caractéristiques suivantes :

� le

s plaintes somatiques, qui sont des signes d’appel :les pleurs, les cris, les émissions vocales ; � le changement de mimique : le sourire, les mimiques

faciales et le regard peuvent exprimer des sentimentset des émotions (joie, peur, tristesse, indifférencevolontaire, fuite, opposition, bouderie, malaise. . .). Ilest essentiel, par exemple, de faire comprendre à lapersonne la force de son regard et de ses mimiques. Lacommunication non verbale permet de ne faire passerque des messages globaux et peu différenciés, donc lecontexte doit être décrit pour éviter les erreursd’interprétation ;

� le s positions antalgiques du corps : les positions

inhabituelles qui cherchent à éviter la douleur ;

� la protection des zones douloureuses ; � la perturbation du sommeil.

3.3.2. L’expression du retentissement psychomoteuret corporel

On peut distinguer les caractéristiques suivantes :

� le

s modifications du tonus ; � le s mimiques ; � l’ expression du corps, l’agitation ; � le s réactions lors de soins douloureux ; � le s modifications des modes habituels de

communication : réactions aux interactions ;

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� l

es modifications de l’intérêt pour l’environnement :réactions aux stimulations et aux propositionsd’activités ; � l

5 Selon le terme cher à la philosophe Simone Weil : Weil S.L’enracinement. Gallimard. Essais Folio, 2001.

’accentuation ou changement du comportementhabituel. Certaines manifestations comme l’auto-mutilation ou l’autoagression sont de bons indicateurspour signaler une douleur interne, localisée ou non surla zone douloureuse. Il existe une corrélation entrel’efficience cognitive, la maturité physiologique(fonctionnelle) et l’expression par les comportements.

Les troubles du comportement sont à la fois desparasites qui brouillent l’observation et un signe parmid’autres pour indiquer la douleur. Nous ne devrionsréserver le terme de « trouble du comportement »qu’aux écarts entre le comportement habituel et lecomportement observé.

4. Conclusion

4.1. Le primat du corps dans l’expressionde la personne polyhandicapée

Le dualisme corps/esprit influence notre représenta-tion occidentale de l’être humain. On doit s’en défairelorsqu’on s’occupe de la douleur et lorsqu’on prend encharge des personnes polyhandicapées, avec deuxraisons majeures et incontournables : la douleurphysique et la souffrance psychique sont particulière-ment imbriquées qu’il est vain d’essayer de lesdissocier ; la communication verbale étant impossibleà la personne polyhandicapée, c’est par le corps qu’elles’exprime et de plus avec des difficultés.

Nous devons également penser le corps (avec un e).Hélas, la polysémie des signes et les difficultés decommunication ne nous facilitent pas la tâche.

4.2. La douleur est inacceptable

Toute personne cérébrolésée ou polyhandicapée estsensible à la douleur. Les hypoesthésies sont rares,même si elles sont impressionnantes. Il n’y a pas debeauté dans la douleur ni de raison pour la cultiver. Le« dolorisme », c’est-à-dire un amour plus ou moinsmorbide pour la douleur ou la souffrance n’a aucunejustification philosophique, psychologique, artistiqueou spirituelle. La douleur est un non-sens qui brouillel’existence du sujet.

Nous devons évaluer et traiter la douleur.Il s’agit d’évaluer la douleur avec des outils adaptés

aux canaux de communication de la personne poly-handicapée [4,5].

Il faudrait traiter médicalement la douleur : recher-cher la cause et l’éliminer si possible. Elle doit toujoursêtre identifiée ; utiliser des antalgiques, appartenant àl’un des trois paliers de l’OMS (y compris lesmorphiniques) selon l’intensité de la douleur.

Un traitement global de la personne douloureusesera déterminé. Des aménagements vont permettre unmieux être à la personne polyhandicapée douloureuse.L’activité et l’occupation rendent la douleur moinsaiguë et envahissante. Or nous savons que les activitéséducatives et artistiques sont très limitées avec lespersonnes polyhandicapées. D’autant plus que laparticipation, l’intérêt, la motivation sont réduitslorsqu’une douleur envahit notre vie.

Les activités et les stratégies de détournement sontefficaces dans la prévention et l’accompagnement de ladouleur : les activités d’animation, les ateliers créatifs,la musique, la relaxation, les séances Snoezelen, lessorties, le cinéma. . .

4.3. Mieux habiter son corps et se sentir en confiance

On cherche à favoriser la perception de soi et àinstaurer une relation de confiance. On maîtrise mieuxla douleur lorsqu’on se connaît, lorsqu’on se sent biencompris, bien entouré. C’est un moyen de prévenir et desoulager la souffrance psychique.

La pratique régulière de massages, de stimulationsvibratoires, vestibulaires, de stimulations motrices, debains. . . permettent, non seulement l’éveil, mais aussi demieux habiter le corps. Les prises en charge globales(comme la stimulation basale [6], l’approche Affolter,l’intégration neurosensorielle) aident la personne poly-handicapée à ressentir un centre et uneunité à la personne.Autant d’expériences utiles aux accompagnateurs :pour mieux connaître la personne, observer lesréactions habituelles et potentiellement douloureuses ;pour établir une confiance, une compréhension si utile encas de souffrance.

Encore faut-il que cela soit intégré dans la viequotidienne et pratiqué tous les jours !

Les personnes polyhandicapées ont besoin des’enraciner. La prévention de la souffrance psychiquepasse par l’enracinement5 de l’être dans son corps, dansson histoire, dans sa famille, dans ses relationsaffectives et sociales. De même, nous les cérébrauxassis ou les hyperactifs dispersés, nous devons mieuxhabiter notre corps pour pouvoir s’occuper despersonnes présentant un polyhandicap.

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Annexe A. Échelle EDAAP

ÉVALUATION DE L’EXPRESSION DE LA DOULEURADULTE OU ADOLESCENT POLYHANDICAPÉ

(EDAAP)NOM :Prénom :Pavillon :Date :

RETENTISSEMENT SOMATIQUE Heures

PLAINTESSOMATIQUES

1. Émissions vocales (langage rudimentaire) et/ou pleurs et/ou crisEm. voc. et/ou pleurs et/ou cris habituels ou absence habituelle. . . 0 0 0Em. voc. et/ou pleurs et/ou cris habituels intensifiés ou apparition de pleurs et/ou cris. . . 1 1 1Em. voc. et/ou pleurs et/ou cris provoqués par les manipulations. . . 2 2 3Em. voc. et/ou pleurs et/ou cris spontanés tout à fait inhabituels. . . 3 3 3Em. voc. et/ou mêmes signes avec manifestations neurovégétatives. . . 4 4 4

POSITIONSANTALGIQUESAU REPOS

2. Attitude antalgiquePas d’attitude antalgique 0 0 0Recherche d’une position antalgique 1 1 1Attitude antalgique spontanée 2 2 3Attitude antalgique déterminée par le soignant 3 3 3Obnubilé(e) par sa douleur 4 4 4

IDENTIFICATIONDES ZONESDOULOUREUSES

3. Zone douloureuseAucune zone douloureuse 0 0 0Zone sensible localisée lors des soins (visage, pieds, mains, ventre. . .), nommée : 1 1 1Zone douloureuse révélée par la palpation 2 2 3Zone douloureuse révélée dès l’inspection lors de l’examen 3 3 3Zone douloureuse désignée de façon spontanée 4 4 4Examen impossible du fait de la douleur 5 5 5

SOMMEIL 4. Troubles du sommeilSommeil habituel 0 0 0Sommeil agité 1 1 1Insomnies (troubles de l’endormissement ou réveil nocturne) 2 2 3Perte totale du cycle nycthéméral (déséquilibre du cycle veille/sommeil) 3 3 3

RETENTISSEMENT PSYCHOMOTEUR ET CORPOREL

TONUS 5. TonusTonus normal, hypotonique, hypertonique 0 0 0Accentuation du tonus lors des manipulations ou gestes potentiellement douloureux 1 1 1Accentuation spontanée du tonus au repos 2 2 3Mêmes signes que 3 avec mimique douloureuse 3 3 3Mêmes signes que 2 avec cris et pleurs 4 4 4

MIMIQUE 6. Mimique douloureuse, expression du visage traduisant la douleurPeu de capacité d’expression par les mimiques de manière habituelle 0 0 0Faciès détendu ou faciès inquiet habituel 0 0 0Faciès inquiet inhabituel 1 1 1Mimique douloureuse lors des manipulations 2 2 2Mimique douloureuse spontanée 3 3 3Même signe que 1 - 2 - 3 accompagné de manifestations neurovégétatives 4 4 4

EXPRESSION DUCORPS

7. Observation des mouvements spontanés (volontaires ou non, coordonnés ou non)Capacité à s’exprimer et/ou agir par le corps de manière habituelle 0 0 0Peu de capacité à s’exprimer et/ou à agir de manière habituelle 0 0 0Mouvements stéréotypés ou hyperactivité (si possibilité motrice) 0 0 0Recrudescence de mouvements spontanés 1 1 1État d’agitation inhabituel ou prostation 2 2 2Mêmes signes que 1 ou 2 avec mimique douloureuse 3 3 3Mêmes signes que 1 - 2 ou 3 avec cris et pleurs 4 4 4

Page 8: Échelle EDAAP 1. La douleur de la personne polyhandicapée : la comprendre et évaluer ses spécificités d’expression par une échelle

F. Rondi et al. / Motricité cérébrale 29 (2008) 45–5252

INTERACTIONLORS DES SOINS

8. Capacité à interagir avec le soignant, modes relationnelsAcceptation du contact ou aide partielle lors des soins (habillage, transfert. . .) 0 0 0Réaction d’appréhension habituelle au toucher 0 0 0Réaction d’appréhension inhabituelle au toucher 1 1 1Réaction d’opposition ou de retrait 2 2 2Réaction de repli 3 3 3

COMMUNICATION 9. Communication verbale ou non verbalePeu de capacités d’expression de la communication 0 0 0Capacité d’expression de la communication 0 0 0Demandes intensifiées : attire l’attention de façon inhabituelle 1 1 1Difficultés temporaires pour établir une communication 2 2 2Refus hostile de toute communication 3 3 3

VIE SOCIALEINTERÊT POURL’ENVIRONNEMENT

10. Relation au mondeIntérêt pour l’environnement limité à ses préoccupations habituelles 0 0 0S’intéresse peu à l’environnement 0 0 0S’intéresse et cherche à contrôler l’environnement 0 0 0Baisse de l’intérêt, doit être sollicité(e) 1 1 1Réaction d’appréhension aux stimuli sonores (bruits) et visuels (lumière) 2 2 2Désintérêt total pour l’environnement 3 3 3

TROUBLES DUCOMPORTEMENT

11. Comportement et personnalitéPersonnalité harmonieuse = stabilité émotionnelle 0 0 0Déstabilisation (cris, fuite, évitement, stéréotypie, auto- ou hétéroagression) passagère 1 1 1Déstabilisation durable (cris, fuite, évitement, stéréotypie, auto- ou hétéroagression) 2 2 2Réaction de panique (hurlements, réactions neurovégétatives) 3 3 3Actes d’automutilation 4 4 4

TOTAL

Annexe A (suite)

RETENTISSEMENT PSYCHOMOTEUR ET CORPOREL Heures

Références

[1] CTNERHI. Les multi handicapés. Enfants atteints dehandicaps associés. Rapport d’un groupe d’étude. Paris: P.U.F.;1985.

[2] Durey B. Pratique du massage dans les psychothérapies à média-tion corporelle. Nîmes: Éditions du Champ Social; 2001.

[3] Collignon P, Giusiano B, Jimeno MT, Combe JC, Thirion X,Porsmoguer E. Une échelle d’hétéroévaluation de la douleurchez l’enfant polyhandicapé.In: La douleur chez l’enfant :échelles d’évaluation, traitements médicamenteux. Collection :

Recherche clinique et décision thérapeutique, Paris: Springer Ver-lag; 1993.

[4] Winfried M. Basale kommunikation – Ein Weg zum andern, In:Geistige Behinderung, 23. Jg., Heft 1, Lebenshilfe Verlag, Mar-bourg, 1984.

[5] Chauvie JM, Iribagiza R, Musitellii TH. La communication : uninventaire des modes d’expression et une approche « basale ». In:Aspeckte 57, Lucerne : Éditions du Secrétariat suisse de Péda-gogie Curative et Spécialisée ; 1994.

[6] Frohlich A. La stimulation basale. Lucerne : Éditions du Secré-tariat suisse de Pédagogie Curative et Spécialisée ; 2000.