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L’Année du Maghreb 10 | 2014 : Dossier : Besoins d'histoire Dossier : Besoins d'histoire II. Écritures et réécritures de l’histoire Écrire aujourd’hui à Rabat et à Casablanca : Témoigner et « laisser trace » Writing today in Rabat and Casablanca : to bear witness and leave a trace ANOUK COHEN p. 7998 Résumés Français English ﺍﻟﻌﺮﺑﻴﺔLa fondation en 1999 d’une nouvelle maison d’édition marocaine, Tarik, témoigne d’un développement significatif des témoignages et des récits de vie. Avant elle, les éditions Le Fennec, Ediff, Marsam, Afrique Orient et d’autres avaient vu le jour entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990. L’apparition d’une quarantaine de structures d’édition est allée de pair avec une augmentation de la production littéraire. Cette effervescence littéraire pose plusieurs questions : quels en sont les déterminants ? À quelles pratiques d’écriture renvoietelle ? Qui sont ceux qu’on appelle communément « auteurs », une terminologie à interroger ? À partir de quelles ressources écriventils, en suivant quelles motivations et pour dire quoi ? Cet article vise à étudier l’émergence de ces nouvelles pratiques d’écriture qui concernent des hommes et des femmes, pour la plupart résidant à Rabat et à Casablanca, et leurs implications afin de saisir dans quelle mesure elles s’accompagnent d’une redéfinition du rapport de la société urbaine à son histoire passée et contemporaine ainsi qu’à la manière de la raconter et de l’écrire. In 1999, the publishing house Tarik was founded in the specific context when men and women between 18 and 65 years of age, mostly living in Rabat and Casablanca, started to write their life stories. Tarik house was not an exception. Before Tarik, between the mid eighties and late nineties, a number of publishing houses were founded, including, among others, Le Fennec and Ediff Marsam. Some forty publishing operations were founded over a period which coincided with a remarkable flowering of literary production. This literary effervescence raises several questions: how can one explain this phenomenon? To which

Écrire aujourd’hui à Rabat et à Casablanca

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Écrire aujourd’hui à Rabat et à Casablanca _ Témoigner et « laisser trace »

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  • LAnneduMaghreb10|2014:Dossier:Besoinsd'histoireDossier:Besoinsd'histoireII.crituresetrcrituresdelhistoire

    crireaujourdhuiRabatetCasablanca:TmoigneretlaissertraceWritingtodayinRabatandCasablanca:tobearwitnessandleaveatrace

    ANOUKCOHENp.7998

    Rsums

    FranaisEnglishLa fondation en 1999 dune nouvelle maison dditionmarocaine, Tarik, tmoigne dundveloppementsignificatifdestmoignagesetdesrcitsdevie.Avantelle,lesditionsLeFennec,Ediff,Marsam,AfriqueOrient et dautres avaient vu le jour entre lemilieudesannes 1980 et la fin des annes 1990. Lapparition dune quarantaine de structuresddition est alle de pair avec une augmentation de la production littraire. Cetteeffervescence littraire pose plusieurs questions : quels en sont les dterminants ? quelles pratiques dcriture renvoietelle ? Qui sont ceux quon appelle communmentauteurs,uneterminologieinterroger?partirdequellesressourcescriventils,ensuivantquellesmotivationsetpourdirequoi?Cetarticlevisetudierlmergencedecesnouvellespratiquesdcriturequiconcernentdeshommesetdesfemmes,pourlaplupartrsidant Rabat et Casablanca, et leurs implications afinde saisir dansquellemesureelles saccompagnent dune redfinition du rapport de la socit urbaine son histoirepasseetcontemporaineainsiqulamaniredelaraconteretdelcrire.

    In 1999, the publishing house Tarikwas founded in the specific contextwhenmen andwomenbetween18and65yearsofage,mostlylivinginRabatandCasablanca,startedtowrite their lifestories.Tarikhousewasnotanexception.BeforeTarik,betweenthemideightiesandlatenineties,anumberofpublishinghouseswerefounded,including,amongothers,LeFennecandEdiffMarsam.Somefortypublishingoperationswerefoundedoveraperiodwhichcoincidedwitharemarkablefloweringofliteraryproduction.Thisliteraryeffervescence raises several questions: how can one explain this phenomenon?Towhich

  • writingpracticesdoes it refer?Whoare those so calledauthors?Was the terminologyproperlyapplied?Throughwhichresourcesweretheywriting?Andwhatweretheywritingabout? This article analyses the meaning of these practices and their implication forunderstandingtheextenttowhichtheseimplyaredefinitionoftherelationship,ontheonehand,betweensocietyanditsrecentpast,andontheotherhand,betweensocietyanditspopularnarrative.

    .1999 ().:. "" ""

    .

    Entresd'index

    Motscls: pratiquesdcriture,autobiographie,auteurs,histoireprsente,MarocKeywords: writingpractices,autobiography,authors,presenthistory,Morocco

    .::

    Texteintgral

    Graphique1.Nombredesouvragesayanttraitdesquestionsculturelles,ycomprisreligieuses,publisauMarocentre1995et2006(lexceptiondeslivresscolaires).

    Depuislemilieudesannes1990etlavnementdeMohammedVIen1999,leMarocconnatunelibralisationquisemanifestenotammentdansledynamismede la cration artistique et littraire (Thomas, 2013). Rabat et Casablanca, lescapitales administratives et conomiques du pays, abritent 90% des maisonsdditionainsique lerseaude librairies lemieuxdveloppduroyaume1.Cestgalementlquersidelaplusgrandepartdelapopulationalphabtisequilitetcrit dans deux langues principales : larabe et le franais2. Comme toutes lesvilles, Rabat et surtout Casablanca donnent une impulsion certaine laproduction littraire et sa diffusion (Hannerz, 1996). Elles sont des lieuxessentiels demarch pour la culture (Mermier, 2000, 105) et des espaces decrationcentrauxauMaroc.Cestcetitrequellesontconstitule lieudemonanalyse.

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    En 1999, la maison ddition Tarik nat Casablanca de la profusion destmoignagesetdesrcitsdeviedhommesetdefemmesgsentre18et65ans,rsidantmajoritairementdanslesdeuxprincipalesvillesdupays.Cettemaisonnefaitpasexception.Avantelle, lesditionsLeFennec,Ediff,Marsam,AfriqueOrientetdautresavaientvulejourentrelemilieudesannes1980etlafindesannes 1990. Lapparition dune quarantaine de structures ddition proposantdans leur ensemble de nouveaux titres culturels sest accompagne duneaugmentationdelaproductionlittrairepassantde668titresen19951274en2001 et 1086 en 2006, davantage crits en arabe quen franais (graphique1).Depuis 2000, leMaroc publie chaque anne un nombre de titres quivalent autotaldespublicationsentre1865et1955(SghirJanjar,2006,50).

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  • Conception:A.Cohen.Source:Bibliographienationalemarocaine(19952003)BibliographiedespublicationsmarocainesdelaFondationduRoiAbdulAziz(20042007).Pourlesannes19952003,Bibliographienationalemarocaine(1995,1996,1997,1998,1999,2000,2001,2002,2003).LedirecteurduservicededptgnraldelaBibliothquegnraledeRabat(devenuedepuis2009laBibliothquenationaleduMaroc)signalequenviron20%delaproductionlivresquenestpaspriseencomptedanslesbibliographiesnationales,fautededclaration.Pourlesannes20042007:BibliographiedespublicationsmarocainesdelaFondationduRoiAbdulAziz(2004,2005,2006).ladiffrencedespremires,cesbibliographiesprennentencomptetouteslespublications,ycomprislesditionscomptedauteuroucellesnayantpasfaitlobjetdundptlgal.

    crirevrai

    Tmoigneretlaissertrace4

    Cette effervescence littraire pose plusieurs questions : quels en sont lesdterminants?quellespratiquesdcriturerenvoietelle?Quisontceuxquonappellecommunmentauteurs,uneterminologieinterroger?Enfin,partirde quelles ressources criventils, en suivant quelles motivations et pour direquoi3?

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    LtudedesbibliographiesdespublicationsmarocainesdelaFondationduRoiAbdulAzizapermisdemettreenvidencedeuxgenreslittrairesdominants:lesrcitsdevieetlestmoignages.Lalecturedunequarantainedouvragesaeneffetmontr que les pratiques dcriture contemporaines entretiennent un rapportprivilgiaveclereletlhistoireprsente(Zekri,2006).Cetarticlevisetudiercequesignifielmergencedecesnouvellespratiquesdcritureetsesimplicationsafindesaisirdansquellemesureellesaccompagneduneredfinitiondurapportdune partie de la socit son histoire passe et contemporaine ainsi qu lamaniredelaraconteretdelcrire.

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    Dans cette perspective et parce que lcriture rsiste la mesure , pourreprendreuneexpressiondeDanielFabre,spcialistede lcrituredesoi (Fabre,1993,12),sontudeappelledautresapprochesquelaseuleanalysestatistiqueetlittraire.Elleapourvocationdinterrogerlexpriencedelcritureetlamaniredontcelleciestperueparceuxetcellesquienusentafindecomprendrelesensqu leurs yeux lacte dcrire et de publier revt. Cette question implique desintresser avant tout aux crivants, leurs parcours biographiques et leursmodes de vie. Pour cela, une trentaine dentretiens ont t raliss avec desauteurs dexpression arabe et franaise, hommes et femmes, professionnels etamateursquimontexpliquleurrapportlcriture,auxnormesquellenonceet aux modles quelle inculque. Il sagira en effet de voir dans quelle mesurelcritureest,selonlestermesdeDanielFabre,applicationdanstouslessensdu terme, cestdire comment en elle, sintensifient toutes les propritscontraignantes de la langue, avec ses codes, son autorit, ses assertionsdominantes(Ibid.,13).

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  • Cinq mois passs aux ditions Tarik et ma participation cinq comits delecturemontpermisdvaluerunnombrecroissantdercitsdevieetdevoirlespratiquesdcritureauxquelsilscorrespondentsecristalliserautourdelarelationdunvcuetdunehistoirefamiliale.Pourlesscribes,lactedepubliertraduitlavolont dlever leur histoire et celle de leur famille un niveau collectif :national5, communautaire ou gnrationnel. Cest le cas de Leila Abouzeid,auteuredeRujilltufla(Retourlenfance,1999)etdeYasmineChami,auteuredeCrmonie (1999).PourLeila,gede64ans,clibataire,rsidantRabat(etfaisantpartiedesraresauteursvivredeleurplume),Rujilltuflaestlhistoiredesamre.Ellelacritepourgarder,tmoignerdecettepoquel,delexpriencedesamre,decesfemmesquenfantelleavuuvreraubientrefamilialsousleProtectorat.Cettehistoireestnonseulementdestinesamreet sa famillemais aussi et avant tout aux femmes de cette poque et aupays que Leila souhaite informer sur les conditions de vie fminine sousloccupationfranaise.Sonsouciestdefaireconnatrecettehistoiretous,delapartageretdelamettreencommun.

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    Pour Yasmine Chami, rinstalle Casablanca depuis plusieurs annes,journaliste, mre de deux enfants et divorce, Crmonie constitue unhommagesafiliationmaternelleoriginairedeFs.crirecercitctaittretmoin,tmoindecesfemmesettmoindecethritagel,ainsiquunemaniredelerevendiquer.Ctaitaussirendrecomptedunpasspartagpropreuneclassesociale:labourgeoisiedeFsdesannesquiontsuivileProtectorat.Lorsdessancesdesignatures,leslecteursontexprimleurgratitudeetditquelpointilstaientrassursqueleurmondenesoitpasengloutidfinitivement.Pourleslecteurs,Crmoniereprsenteuntextevaleurinformativeethistoriquequi tmoigne de leurs conditions dexistence : Cest exactement ce que jaivcu , dclare une femme ge dune soixantaine dannes. Comme beaucoupdautres,ellemetenavant laportemmoriellede louvrageplutt sesqualitslittraires. Le fait de lire son histoire a t le point fort de sa lecture, unsentimentexprimparbeaucoupdelecteursprsentslasancedesignature.Ilsonttnombreuxraconter leurssouvenirstantpoursouligner leursingularitquepourcorroborerlercitrapport.Surlabasedunouvrage,ilsreconnaissentdoncappartenirunpasscommun.UnefemmemexpliquequaprsleurdpartdeFs,danslesannes1970,versCasablanca,elleetsafamillesesontpeupeuloignesdeleurculturefassie,plustraditionnelle,pourembrasserlemodedeviecasaoui,davantageancrdans lamodernit.Desortequaujourdhuiuncart sest cravec lagnrationdesespetitsenfantsqui ignorentunepartdeleurhistoire.

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    Commeelledit, raconteretentendredeshistoiresne revtpas lamme forcequedelescrire,lespublieretlesfairelire.Lelivrereprsenteunetracematrielle,unerfrenceaccessibletouspartirdelaquelleuneactivitmmoriellepeutsedployer, comme celle observedurant la sancede signature, devenue lespacepropice lexpression dune histoire collective et sa reconnaissance publique.Une fois le livre publi, lhistoire sofficialise et le rcit rapport remplit unefonction historique qui repose sur un critre de vrit. En effet, une phrase estexprimeparleslecteurs:Cestexactementa.

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    Des ractions similaires ont eu lieu lorsde la rencontredupublic avec JacobCohen,romancieretenseignantfrancomarocainquirsideParisdepuis la findes annes 1970. Il y prsente son premier ouvrage,Danger demonter sur laterrasse(2006),quidcritlacohabitationdespopulationsjuivesetmusulmanesdanslesannes1960Mekns.Lhistoireraconteunfaitdivers:unepetitefillejuivekidnappesurlaterrassedesamaison.JacobCohenenlitcertainspassagesetlaisseplaceladiscussion.Cellecisepolarisetrsviteautourdelaquestiondela vracit du rcit : pour certains membres de lassistance, ces faits divers

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  • Transcrirelerel:observer,recueillir,copier,coller,narrer

    appartiennent la lgende urbaine. Tandis que pour Jacob Cohen et dautreslecteurs de confession juive, ils ont vraiment eu lieu, ce que prouvent lesarchivesdarticlesparusdanslesjournauxdelpoque.CommepourlelivredeYasmineChami,lespropritslittrairesdelouvragesontmisesdectauprofitdesachargevridique.

    ladiffrencedeCrmonie,Dangerdemontersurlaterrassenapasconduitlaconstructiondunconsensusetdunpasscommun.Onremarquenanmoinsquil est li des enjeux similaires propres des questions de mmoire et devracit. Ni Jacob Cohen, ni Yasmine Chami nauraient pens que leur livresusciteraitunepassionsifortelaissantlatracedunvcupass,leurcritureacontribusoitapaiserlesmmoires,soitfairemergerdessouvenirsoppossvoireconcurrents.Lessentimentsdevritetdesincrit jouentunrlecentraldans ces crits quiuvrent pour lammoire dune communaut, dun lieu oudune poque et accordent une place plus grande au temps prsent. En effet,depuisquelquesannes,lesthmatiquesaxessurlhistoireetlammoireonttsupplantespardessujetsauxprisesaveclactualitdupays,enparticuliercelleinscrite dans ses capitales et ses grandes villes. Quil soit dordre politique,religieux, social ou culturel, le vcu ici etmaintenant est aujourdhui plac aucentredebeaucoupdeprojetsdcriturelittraire.Aucurdecescrits,lanotionderelprendtoutesonimportance.

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    Durantlesentretiens,lesauteursdclarenttirerleurinspirationduquotidien,des scnes quils voient se drouler dans les rues de leurs quartiers, desconversationsquilscoutentsurlesterrassesdecaf,danslestaxisoudanslesrestaurants.Par exemple,AbderrahmaneNazih, gde60ans, auteurdedeuxromansetenseignantDarbBouazza,bourgadeprochedeCasablanca,retranscritlesfaitsdiversquonluirapportelcoleetdcritlapauvretduquartieroilenseigne. Ses protagonistes sont : Unmendiant qui passe, unmisreux, desgens qui vivent dans des taudis , ses lves qui attirent presque toute sonattention.AbderrahmaneNazihatoujoursttonndevoirleslistesdappelsdesesclassescomposesdenomsincompletstelque:MohamedfilsdeFatima.Intrigu, ilserenseigneauprsdesescollguesetapprendquecesenfantssansnoms de famille ni tat civil, nont pas de pre . De l, lui est venue lidecentraledesondeuximeromanUnhonorableenfantdeputain(2007).partirdunfaitrel,AbderrahmaneNazihaconstruitlatramedesonrcitplusinscritdansleralismesocialquedanslafictionromanesque.Commelui,LeilaAbouzeidtire son inspiration de ce qui se passe rellement . Cest pourquoi, elle sedplace toujoursavecuncarnetouunboutdepapier.Ainsi, ellepeutnoter lesvnementsprissurlevif.Ellelesnotesurlechampdecraintedelesoublieroudenepassensouvenirdanslesdtails,rellement.

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    DrissC.Jaydan,journalistedunequarantainedannes,marietprededeuxenfants,etauteurdunromansurlabourgeoisiemarocainedeCasablanca(Jourvenu, 2007), procde de manire analogue, qualifiant ce premier temps delcriture de saisie instantane du rel. Sa premire nouvelle est unedescription brute de la plage dAn Diab Casablanca : Comme unanthropologue le ferait avec une tribu , dclaretil. Par ce procd dcriture,Driss C.Jaydan voulait donner lire sa propre vision de la ralit socialecasaouie. L tait visiblement lenjeu essentiel de son projet dcriture. Pourrecueillircesobservations,DrissC.Jaydanagalementrecourslaprisedenotesuruncarnet.Sonprincipaloutilrestenanmoinslenregistrementsonore.Surla

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  • crirevautmieuxquedire

    routequilemneaujournal,ildcrit,avecprcision,dictaphoneenmain,cequilvoit,enparticulierpendantlesembouteillages.Leslieuxpublicscommelescafsconstituent des terrains dobservation de prdilection. Driss C. Jaydan passebeaucoupde temps auMcDonalds de la cornichedeCasablanca regarder lesjeunes couples sembrasser sans craindre dtre rprimands. Pour lui, cest unendroitpart,olesgensprennentlalibertdesexprimeretdesecomportertelsquils sont. Chercher le vrai, le transcrire et exposer son point de vue sur laquestion sont ses principalesmotivations dcriture. Il a cela en commun avecAbderrahmaneNazihetbeaucoupdautresauteursinterviews.

    Maiscommentcesauteursmnentilsleurprojetdcriture?partirdequellespratiquesconstruisentilsunehistoireinspiredesinstantsdevierecueillisdansla rue ? Dans un premier temps, Driss retranscrit ses enregistrements surordinateuretlesrangedansundossierquilappellenotes.Aufildelcriture,cestlquilvientrechercherdesfragmentsderelpourcomposerlatramedesonrcit:Jcrisetjemedistiens!LetrucquejaivuauMcDoapourraitbienlefaire : l le typepourrait allerauMcDo.Lespossibilitsoffertespar lcritureinformatiqueetlecopiercoller,luifacilitentlatchedelacomposition.Iltisselesobservationsrecueillieslesunesaveclesautres,pourenfairedeshistoires.Suitletravail du style, une tape qui peut prendre un ou plusieurs mois suivant lesauteurs. Selon de nombreux diteurs, beaucoup ne travaillent pas assez leurstyle.Ainsi,pourDrissetbeaucoupdautresauteursinterviews,lactedcrireseffectueenquatretemps:observer,inscrire,runir,rdiger.

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    Alorsquelapremiretapeconsisteenuneimmersionaucurdelasocit,lasecondencessitesouventunemiselcartquipermetauxauteursdesedgagerduncontextequi,habituellement,lesenglobe.Ellesignalelarelationtroitequiexiste pour eux entre crire et semnager une positionmarginale. Celamet envidenceleurpositiondoubleetleurstatutcontradictoire:dunctmembrespart entire de la socit de lautre, acteurs sociaux capables ou dsireux deformulerunpointdevuesouverainsurlemondesocialauquelilsappartiennent6. partir dune matire fragmentaire et prolifrante (bouts de papier, notes...),aussi riche que ne lest leur quotidien, Nazih, Driss et dautres se font lesdpositaires dune mmoire actuelle et de lhistoire dun temps prsent. Enrcrivantleurvcuetleurmilieurencontres,scnes,interactions,parcoursdevie , ils dcrivent la ralit sociale o ils prennent place et agissent. Ils enlaissentdestracesaufuretmesurequelleseconstruit.Cesauteursseposentensociologueset/ouethnologuesparalllesdeleursocitdontlerlevisecomblerlessilencesvoirelesmensongesdesdiscoursofficiels(Pratt,1991).

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    Aboumejd,gde40ans,employdansuncabinetdassuranceCasablanca,participe galement ce nouvel lan de lcrire vrai . Il a dj produit troismanuscrits dont lhistoire est chaque fois tire de la vie de son quartier, AnChock,lapriphriedeCasablanca.Parmieux,Sacremaingauche.Ceromanmetenscneunhommelamaincoupe,voisindelauteurquilectoiechaquejourdepuisplusieursannes.Aboumejdnajamaischangavecluiplusquedesimples formulesdepolitesse.Unequestion lintriguepourtantdepuis20ans :questil donc advenu de sa main ? Aboumejd ne connat ni son nom, ni saprofessionmaisdanslequartiertoutlemondesedemandecommentilaperdusamain.Lacuriositetlemystreautourdelamaincoupedesonvoisinontfinalement pouss Aboumejd lcrire. Plutt, lcriture sest impose lui,commelancessitditildesortirtoutesleschosesquilporteenluidepuis25ou30ansetquilavusedroulerAnChock.Cequartier,situlentredela

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  • ville, est un lieu de passage essentiel pour de nombreuses familles quittant lacampagne des quatre coins du Maroc en direction de la capitale. Aboumejd agrandileursctsetaujourdhuiilmesurelarichessedecedontilattmoin:OnnapasidedelhistoireduMarocrunielaveccespetiteshistoires,celledechaque famille, il faut le raconter. Loin dtre seulement une occupation,lcriturearponduaubesoindedirecequilpense.

    Aboumejd dit avoir plus de facilits crire ses sentiments intimes qu enparleravecsesamisousa famille.Desurcrot, lorsquils traitentdesujetsdont on ne parle pas , comme la prostitution, le trafic de drogue (phnomnescourantsAnChock), lesrelationsconjugalesou lasexualit,decraintedtrejug : Cest hchouma , dclaretil. Cette expression, tant employe CasablancaetRabat,frquemmenttraduiteparlahonteoulapudeur,reprsenteunsystmedecodesetdevaleursqui interditde faireoudedire leschosescontrairesauxconventions.PourlasociologueSoumayaGuessous:Lemotnapasbesoindtreprononc,lahchoumadicte,contrle,interdit(2001,6).Ilestfondsurdeuxnotionsfortes:hichma(pudeur)etrespectdelautoritetconcernetoutlemonde(hommes,femmes,garons,jeunesfilles,riches,pauvres,citadins,ruraux,etc.).Maischacunsyrfreetsyconformesuivantlescodesdeconvenancesetlesrglesdeconduitecorrespondantsonstatutsocial.Lorsquunindividu dvie de la norme, cest hchouma . Ce code, rappelle SoumayaGuessous, nest pas confondre avec ce qui est harm, cestdire linterditreligieux. Dans le cas de la hchouma, le censeur nest pas Dieu mais le corpssocial, plus spcialement la famille proche, en particulier les parents, soucieuxque leurs enfants se montrent tels que le groupe leur prescrit dtre et de secomporter.Sibienquebeaucoupdevritsnesontpasbonnesdire.Mieuxvautgarderlesilenceoumentirpluttquedexprimerunaviscontrairelordretabli7.

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    Denombreuxsujets,commelareligion,lasexualitetlamonarchie,sontdecefait rarement soumis la discussion au sein des familles et des lieux publics.Chaquecitoyenesttenudelesgarderdanssonespacepropreolcrituredonnela possibilit de les extrioriser sans sexposer. Ce quil est impossible de dire,Aboumejd lcrit. Ce procd consiste en une prise dautonomie et rsulte dundtachementetdunloignementparrapportauxmembresdesafamilleetdelasocit dans son ensemble. Alors que la parole est davantage ancre dans latrivialit,lcritureexprimedessentimentsprofondsetintimesetrenvoiesouventuneautrelanguequeladrija(dialectemarocain):enloccurrencelefranais.Contraint au silence impos par la norme et la hchouma, Aboumejd utiliselcriturecommemodedexpressiondelintime,quisupplante,danscedomaine,loral8.

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    Pour cet auteur, et dautres, lcriture est lespace au sein duquel ils peuvent dire la vrit , se dlivrer dun certainmal tre quils ne parviennent pas partager avec leur entourage, proche ou lointain. Dans cette perspective, lactedcrire constitue dabord une communication palliative , pour reprendrelexpression de JeanPierre Albert (1993a, 91), qui comble labsencedinterlocuteurs qui sadresser dans lenvironnement immdiat. Dans cesdiffrents cas de figures, le texte est jet, dtruit ou tourn vers lautre. Il estrarement gard comme tel, et vise un objectif primordial : faire le point ,commedisentmesinterlocuteurs.Danscebut,ilsneconfrentpastouslemmestatutleurscrits.Tandisquilexisteuneformedcrituredestineresterdansledomainedelintimitetdupriv,unautretypedcrit,onvalevoir,estvoucirculerdanslespacepublic.

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    Abdellah Taa, jeune auteur marocain devenu clbre aprs la parution duRouge du tarbouche et aujourdhui publi au Seuil, a fait du texte et de sapublication les instruments essentiels de son coming out. Issu de Sal, villepopulaire proche de Rabat, quatrime dune ligne de sept enfants et ancien

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  • tudiant en cinma, il voque pour la premire fois son homosexualit dans cerecueildenouvellesdabordditparTarikditionsen2005.Safamilleapprendcesaveuxvialesractionsdesmdias,danslensembletrscritiques(ilnuitlimageduMarocetdelislam,sinoustionsrellemententerresdIslam,onle lapiderait )9. Ainsi, Abdallah a prfr exposer cette part dintimittransgressive sousune formecrite unpublic tendupluttquedendiscuterdirectementavecsafamille.Cettepublicationaeudesconsquencesprofondes:dureniementfamilialauxmenaces,auxtentativesdagressionjusqulafuite.Ilyaquelquesannes,eneffet,AbdallahsestinstallParis.Initialementilnavaitpasidedepubliersestextesquildcritcommedestatsdmespluttquecomme des crits littraires. Publier ntait pas la finalit premire, crire adabordreprsentunetentativedemiseenordreduquotidienetunemaniredeproduiredu sens, comme le souligne JeanPierreAlbert dansun autre contexte(1993b). Jusquaumoment o il a relu sesmanuscrits et sest dit : Tiens, apourraitfaireunehistoirebonneraconteretfaireconnatre.Unefoispubli,lcrit intime change de statut : dune criture pour soi , il devient unecriturepourlesautrescenservlerdesvritsrestessoussilenceetsuscitantdesractionsjugesinjustes.

    Ces pratiques dcriture, de plus en plus rpandues, concernent un largeventaildecitoyens,potesounouvellistes,quicriventetpublientpourdonnerune visibilit aux discriminations dont ils pensent tre les victimes et quilsdnoncent10. Autour de leurs textes, souvent autodits, et de revendicationscommunes,ilsparviennentfdrerdesindividus11.DrissetAboumejdracontentla bourgeoise de Casablanca et le quartier populaire dAn Chock. De son ct,AbdellahTaadcritladifficultdtrehomosexueldansunpayscommeleMaroc.Chacun,sonniveau,contribue,parlercitquilconstruit,raconteretfaireconnatreleMarocauquelilappartientet/oudontilesttmoin,fabriquerunereprsentation littrairespcifiqueautourde laquellepeutse forgerune identitparticulire.crire,cestexprimerplusieursmaniresdtremarocainaujourdhuiCasablancaetRabat.Decefait,lcritureetlapublicationcontribuentnouerdesliens:ellesfontnatredescommunauts.

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    Les libraires rabatis et casablancais sont les premiers constater lintrtgrandissantpourceslivresmarocains,commeilslesqualifientenrfrenceleursauteurset leursditeursmarocains et leurcontenuqui traite toujoursdunedimensionpropreaupays(quellesoithistorique,politique,conomiqueousociale).Les lecteurs interrogs,deshommesetdes femmesentre 14et68ans,dclarentlirecesouvragesdanslebutdecomprendrevraimentleursocitetlesenjeuxactuelsauxquelselleestconfronte(corruption,prostitution,extensiondesdroitsdelafemme...).Ilscherchentacqurircetteconnaissancelasourceetneplussentenirauxseulsvecteursdexplicationdumondequesontlafamille,lislametleRoyaume12.CetterencontreentreauteursetlecteursestrelativementrcenteauMaroc.Elleconstituelaprincipalediffrenceaveclesprojetsdcriturelittrairedes annes 19801990qui sattachaient eux aussi remettre en causelordretablidanslasocitpatriarcaleetdonnerplacelindividuenmargedunoyau familial.Des auteurs commeDriss Chrabi,MohamedChoukri,Driss ElKhouri,MohamedZefzaf,RachidO,FatimaMernissietdautres,censurspourlaplupartsouslergnedHassanII,onttcontraintsdesadresserdesditeurstrangers, franais oumoyenorientaux selon leur langue dexpression (Basfao,1987).Parconsquent,leursouvragesnontpasoupeutdiffussauMaroc,sinonunprixexorbitantdanslecasdeslivresdexpressionfranaise(environ20euroslquivalentde200dhcontre60enmoyenneaujourdhuipourunlivreditauMaroc).Ladiffrencemajeuredecesauteursavecceuxdaujourdhuipourqui ils constituent des rfrences littraires importantes est que ceuxciprennent place dans un march ditorial mieux structur, plus autonome et

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  • crireaufminin

    crirepourragir,publierpourdialoguer

    moinstroit.Cettetransformationdumarchatpermiseparlesrcentsprogrsde lalphabtisation, la hausse du niveau de vie et surtout une libralisationpolitiqueaccruedepuislemilieudesannes1990.Cecontexteparticulier,encoremaill de quelques affaires de censure, a nanmoins permis ces nouveauxauteursdinstaurerundialogueplusdirectavecunpubliclocal,marocain.

    Lmergencedauteuresfemmesestlexempleparadigmatiquedecesnouvellespratiquesdcrituredurel qui donnent lieu, dans leur cas, des pratiques demiseencommunspcifiques.

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    Prenonspourexemple lepremier romandeSihamBenchekroun,psychiatreCasablancaetauteuredeplusieursrcitsen languefranaise.Oservivre (1999)relateleparcoursdeNadia,uneancienneamierencontrelafacultdemdecinequelle quitte peu de temps aprs stre marie et avoir eu des enfants. Celacommence par des absences rptes, puis Nadia rate son anne et finit pardserter luniversit. Un jour, Siham la rencontre dans les couloirs deltablissement,enpleurs.Ellelaquestionneavecinsistance.Nadiacrie:Ilsfontpartiedemavie,cestmonhomme,cesontmesenfants,etmoi, jesuisqui?Siham tente de la consoler et dcide : Plus tard, jcrirai un livre sur tonhistoire,objetdesonpremierroman.Ellemettraplusdeseptansenterminerla rdaction. Daprs Siham, cette histoire est partage par un grand nombredadolescentesquisereprsententlemariagecommeuneportedesortie,lavoiedelmancipation. Cependant, une fois maries et mres, certaines femmes, ditSiham, se voient contraintes de renoncer elles pour leurs familles ,contraintes de faire le choix de la collectivit au dtriment de leurs ambitionspersonnelles,souventignores.

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    Cette situationest celledungrandnombrede ces femmesqui,penseSiham,ressentent lemmesentimentdedpendanceetdeculpabilit lgarddeleursfamilles,deleursenfantsetdurestedelasocit.Dessentimentstusauseindufoyer. Le roman de Siham vise briser ce nondit persistant sur la conditionfminineauMaroc.Leurstatutapeuttrevolugrcelarformeducodedelafamille en 2004, mais pas leur mode de vie. Durant lentretien, Siham rptecommeun leitmotiv :Ilnesagitpasdunromanautobiographique,sibienquon est amen se demander lenjeu que recouvre pour elle (et pour unefemme?)lactedepubliersavieintime,sapartsecrte.aucunmoment,Sihamneparledelle,desonmariageetdesondivorce,elleexprimelebesoindedireaumonde :voilcettechose lexiste.Cestavant tout larsonancecollectivedecettehistoirequilaintresse.crirepourlesautres,portertmoignagedunvcupartag,lefaireconnatre,telsonttsesprincipauxmoteursdcriture.

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    Son initiative rejoint celle de nombreuses auteures comme Souad Raghay,journalisteetauteuredenouvellesenarabe,quisestsontoursaisiedelcriturepour(d)livrersesmauxnotammentleclibatetparlerdeschosesintimes:la virginit, la sexualit, la trahison du mari . Comme Siham, elle souhaitefrapperlasocitavecceschosesusantdelcriturecommeunmessageetde la publication comme le lieu de rassemblement des membres dun mmegroupe.Elleaussiparticipelaconstructionduneidentitcommune,deplusenplusrelayeparunnombrecroissantdefemmesquinexercentpasforcmentdesmtiersprochesdelcriture:ellessonttudiantes,employesdebanque,femmes

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  • au foyer... Leurs crits ont fleuri ces dernires annes, profitant de lattractionquils suscitent auprs des diteurs qui doivent rpondre aux demandes dunpublic fminingrandissant tantauMarocquedans lensembledumondearabe(Mermier,2005).

    Onassiste l une spiralede lcriture : aprsquune,deux, trois femmes sefurent empares de cet instrument pour exprimer et surtout faire entendre cequellesauraientdiresurleursconditionsdevieetlasocit,beaucoupdautreslesontsuivies.Ici,lactedepublierestcomprendreenrapportavecdesliensdesolidarit, et prend sens dans le partage et la collectivit. Souad et Siham, ensincluant dans le nous des femmes, participent la ralisation deschangements quelles prconisent et affichent un aspect fondamental de leuridentit et une certaine manire dtre femme aujourdhui Casablanca.Lexpriencedelalecturedetmoignagesasouventtunencouragementdcisifpour passer lexpression crite13. Ces femmes crivent pour apporter leurtmoignage, raconter leur histoire ou celle dun tiers, pourvu quelle soitsignificative. Lacte dcrire et de publier sinscrit ici dans la raction plus quedansladmarchelittraire: limportantest lesujet,pluttquelestyle,plusoumoinstravaillselonlesauteures.Lactedcrirecompteplusquesonrsultat14.Ilest dailleurs remarquable que ce mouvement dcriture saccompagne dunesimplification de la langue aussi bien en franais quen arabe. Lambition quianimecesauteursestavanttoutdtablirundialogueaveclepublic.

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    Lesractionsqueleursouvragessuscitentmontrentquellesparviennentbienconstituerunecollectivitdefemmes.titredexemple,SihamBenchekrounatinondedelettresetdappelstlphoniquesdefemmessaisiesparlaressemblancedurcitavecleurhistoire.Lalectureesticivcuecommeunevritablerencontreentrelalectriceetlauteurquiexprimecequecelleciressentsansledire.Sihamsesouvientdupremiercoupdefil:Cestincroyable,voustesentredansmavie,jai deux enfants, jai commenc des tudesmais jai d arrter le jour demonmariage, jeme sens cruche. Au fil des jours, Siham a affaire des ractionsmultiples qui correspondent chacune une lecture singulire de lhistoire deNadia qui fait cho la leur. Certaines la remercient de les avoir tires de leursolitudeetdeleurculpabilitdesesentirmalheureuses.Dautresluifontpartdeleur colre de navoir pas eu le courage de partir comme Nadia. Enfin, unetroisimecatgoriedelectricesdplorelanavetdeNadiaet,parfoisdemanirevirulente,reprocheSihamdeluiavoirconsacrunlivre.

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    Leslectricesdivergentdoncsurlamaniredontellessouhaitentquesoitdfinieet affiche leur identit, que soit dcrite et reprsente leur condition. LeurdsaccordsurlediscourspublicmontredansquellemesurelouvragedeSihamacontribuconstruireunespacecommunderevendicationsaussibienqufaireapparatre une pluralit de manires dtre femme Casablanca et Rabat.Quelqueslectricessensontsaisiespourafficherleurssingularitsetbriserlimagefigeetmonolithiquedelafemmemarocaine.Dautres,militantesfministes,lesontmobilisesdansleurlutteenenlisantcertainspassageslorsderencontresetmanifestationsassociatives,proclamant:VoilcequelesfemmesviventauMaroc.Danscecadre,cescritsrevtentgnralementlestatutdepreuveduneralit combattre. Parmi les auteures rencontres, rares sont celles qui ontacceptdtrerattachesaumouvementmilitant.Leurmotivationdcriturenestpaspolitique,clamentelles,leurouvrageestlefruitdunepassionpourlcriture:ellessedfinissentavanttoutcommecrivainsetnoncommefministes.Cestpourquoi,ellessopposentcequonqualifieleurcrituredefminine,voulantplutt mettre en exergue leur crativit personnelle. Elles sont non seulementfemmes mais aussi auteures, une identit caractre multiple quellesrevendiquentetdontlexpressionpasse,unefoisdeplus,paruncertainrapportlcrit.Cestdurantlessancesdesignaturesquelessingularitsetlesdivergences

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  • Jeneveuxplusvivrecache,fairedeschosesquimedplaisent,jeveuxquelesautresmaimentcommejesuis,jcrissansmensonge.Jedisleschosessecrtes,quonneveutpasquelesautressachent.

    sont exprimes de lamanire la plus forte et parfois violente. Ces vnementsconstituent chaque fois des moments de dbats intenses sur la socit, sesfonctionnements,sesdysfonctionnementsetseslimites,empreintsdunesincritrarement observable dans lespace public casablancais ou rabati, propos desujetstaboussurlesquels lecitoyennestgnralementpasappelsexprimer,saufseglisserdanslediscoursconventionnel.

    Audeldessancesdesignatures,cescritsontdclenchdevivesdiscussionsdanslesfoyers.DesamisdeSihamluiontrapportquesonouvrageOservivreaencouragdenombreuxcouplesouvrirunediscussionsur leurmodedevieetltatdeleursrelations.Ellesenestaperuelorsquelleasurprisunefemmediresonmaridansune librairie:Tusaisquoi : jevais te faireunOservivre! partirdesontexteetdautres,produitsparunpetitnombredindividusquiontpris le risque de sexposer en brisant de multiples tabous (quil sagisse des annes de plomb15 , de la corruption, du clientlisme, de la situation de lafemme,desingalitssociales,desprivilgesdelabourgeoisie,delareligion,delamonte de lislamisme...), se construit un espace o un nouveau typedinteractionapparat,fondsurunenjeudevritetdesincrit.Sibienqucrireaujourdhui Casablanca et Rabat, cest crer possiblement un espace dedialoguealternatifetrendreaudiblesdesvoixjusquicirelguesausilence.

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    crire cest ragir, revendiquer et faire exister une ide cest encore faireapparatrecequonnevoitpasetrendrejustice.Danscetteperspective,critureetlecture sont troitement imbriques : ces auteur(e)s crivent etpublientdans ledsirdtrelu(e)s.CettevolontdepartageavecleplusgrandnombreaconduitSiham traduire ses ouvrages en arabedemanire tendre son lectorat ellesouhaitemmeapprendrematriserlafush(arabeclassique)poursadresserunpublicpluslarge.Cetteinitiativetmoignedusoucidtreluparlasocitoucertains de ses membres que les auteurs souhaitent, par leurs crits, nonseulement faire exister mais galement fdrer autour dun projet de vivreensembledessinparlebas.

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    Dans cette perspective, crire revient ngocier une marge de libert osexprimelerefusdesesoustrairelapressiondesconventionssociales, localesouinternationales,etausystmedemensongequilaccompagne.SouadRaghayetSihamBenchekrounposent,chacuneleurmanire,cettequestionlancinantequeSouadformuledelamanirelaplusdirecte:Estcequonvatoujourstrementeurpourvivre?.Ellenelesouhaitepas:

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    Cesauteuresseracontenttellesquellessontetnonpastellesquelasocitleurimposedtre,ellescriventpourexisteretsaffirmerentantquindividu:lemploiduje,deplusenplusprgnant,entmoigne.Ilestplusrcentenarabequenfranaisquireprsentepourdenombreuxauteur(e)setjournalisteslalanguedela libert(Caubet,2004).Beaucoupdentreeuxdclarentnepasparvenirsereprsenter larabe commeune languede lintime, la considrantplutt commeunelanguedifficile,chargedunevaleurreligieusedanslaquelleilsprouventdesdifficults exprimer simplement leurs ides et sentiments propres16. Sanaa elHaji,journalistearabophoneetauteuredunromandamour,nuancenanmoins:onpeuttoutcrireenarabe.Leproblmecestlepublic.Eneffet,commejaitentdelemontrerdansunarticleprcdentsur laffaireNichane,dunomdun magazine hebdomadaire arabophone (Cohen, 2011), les pressions dunepartieconservatricedelasocitpsentparticulirementsurlauteurdexpressionarabe. Pour sexprimer, celuici use le plus souvent de la forme implicite etmtaphoriquequestlaposie17.Cestdumoinscequiapparatlanalysedela

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  • Lire,crire:transgresser?

    IlsontditquecentaitpasmoiquicrivaislespomesmaisAdonis.Ilsontditapendantdeuxansetilsmontenvahideconvocationspourparticiperdesmaisonsdelajeunesse,pourmetester,jenosaispasyaller.Etpuis,unjourjaidonnunrcitaldeposie:etlah!Elleexistedonc,ilsontditquectaitunhommemaisLamranicestunefemme.

    bibliographiedespublicationsmarocainesolaposieetlanouvellesontpresquetoujoursde languearabe18.Toutefois,un rapprochementa eu lieu cesderniresannes entre les genres littraires, entranant une redfinition des relationsdialectiquesentrelarabeetlacontraintedunepart,lefranaisetlalibertdautrepart, les frontiresdevenantdeplusenplusporeuses. Ilesteneffet intressantdobserverquedeplusenplusdauteursmasculinsetfmininsdexpressionarabeparticipent eux aussi cet lan littraire de lcrire vrai qui caractriseaujourdhuilerenouveaudelalittraturemarocaine.

    Lesauteuresinterviewes,dexpressionaussibienarabequefranaise,dclarentcependantavoirdesdifficultstrouverdesditeursprtslespublier,cestdire leur confrer le pouvoir de lcriture et, qui plus est, en laisser la tracecrite:Noussommesdansunesocitmusulmane,traditionnelleolesfemmesnepeuventpasparlerdeschosesintimes,lahchouma!Seulsleshommespeuventparlerdea(Souad).Pourseconsacrer lcriture,beaucoupdauteur(e)sontdailleursrenoncafficherleurfminitetcequilacaractrise:Jeneveuxplustre belle, avec lcriture a a chang (Souad).CommeSiham, beaucoup sontdivorces, lvent leurs enfants seules ou avec leur nouveau conjoint dautressont clibataires, vivent avec leurs familles ou, suivant les moyens dont ellesdisposent,ontleurpropreappartement.Souad,gedunequarantainedannes,est clibataire et habite toujours chez ses parents. Lauteurmet sa situation enrelation avec son activit dcriture : Ds que je dis un homme que je suiscrivain,ilsenfuit.Pourelle,lactedcrireestinconciliableavecsonidentitdefemme.

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    Le parcours de Wafaa Lamrani est de ce point de vue loquent. Aprs lapublicationde sonpremier recueil, sous lenomdeW.Lamrani, le doute alongtemps plan sur son identit : Ils navaient pas lhabitude davoir desfemmes qui crivent de cette faon, ose et mre. Pote dexpression arabe,quarantenaire, enseignantede littraturearabe, elle a commenc crirequandelletaittudiante.SarencontreavecAdonisamarquuntournantessentieldanssacarriredcrivain.Ensecondeannedelittraturearabemoderneluniversitde Rabat, pousse par ses surs, elle propose de lire ses pomes un rcitalorganispourlavenuedesonmentor.lcoutedesaposie,AdonisinsistepourpubliercinqdesestextesdanssarevueMawkif(Positions),fondeen1968.Quelquesmoisplus tard, lespomesslectionnsetditsauLibansont reprisdans la rubrique culture du journal marocain AlIttihd alIshtirk(LUnionsocialiste).leurparution,ilsfontlobjetdecritiqueslogieusesdela part de journalistes intrigus par lidentit du pote talentueux, jusqualorsinconnu. Trs vite, le bruit court quil est une femme, la surprise de tous, enparticulierdesmembresdelUniondescrivainsmarocains(UEM).SelonWafaa:anapastfacile:commesilcrituretaitseulementdestineauxhommes.Non:lcriturecestcommelair,quonsoithommeoufemme,oncritpourmieuxrespirer.Durantplusieursmois,Wafaa,intimide,laisseplanerledoutesursonidentit alors soumise de nombreux dbats au sein de lUEM. Tandis quecertains refusent de croire que lauteur est une femme, dautres dnoncentlimposture:

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  • Onpeuticiobserverplusieursfaits.Dunepart,lestatutdefemmepoteresteproblmatiquedansunesocitquiassignelhommeetlafemmedesrlesbiendlimits.Laresponsabilitdvoluecelleciestdeveilleraubonfonctionnementdufoyerfamilialetdaccomplirlestchesdomestiques.Or,lesimplefaitdcrireintroduituncartentreelleetsesdevoirs.Enoutre,laplacedelafemmesinscriten principe dans lespace priv, position incompatible avec la prise de parolepublique.Dautrepart, cesvives ractionsmettentenexergue lediscourssur lasupriorit masculine en matire de cration artistique et intellectuelle. Lhomme inventeur contre la femme imitatrice , une opposition qui,commelesouligneDanielFabre(2000a,11),permetderenvoyerlanature,lafcondit ingale des deux sexes . Par ailleurs, ce qui fait lobjet dune fortesuspicion et contestation est la conscrationdeWafaaLamraniparAdonisquilenjointpubliersestextesdansunerevuedeposiearaberpute.Seposealorsla question de savoir si une femme peut, selon les normes du champ littrairemarocain19 faire uvre , cestdire sinscrire dans un type dimmortalitnormalementrserveauxhommes?Ilsagitdunenjeudepouvoirfortquipeuttre accentu par le contenu des textes, notamment lorsquil a un effetmancipateurenincitantleslectriceschangerdevie.

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    Danslacroyancepopulaire,lhommeseuldisposedupouvoirdesmots.crire,publier et tre lu lui offre en effet la possibilit de ne jamais disparatre et desurvivresansfindanslesmmoires.Cetteimmortalitdunautreordre,nonplusorganiqueetnaturellemaisculturelle,estrserveauxhommes,dansunesocitpatriarcalesoucieusedeprserverlautoritmasculineetderappeleravecforcelepartage des rles et des devoirs entre hommes et femmes.Do la difficult decombiner lidentitperue commenaturellede femmeetdemreavec lidentitsocialedcrivain.Lesfemmesontintrioriscet interditaupointquebeaucoupnesautorisentpascrire,oulefontencachettecommeSouadquifermelaportedesachambreclefdepeurquesamrenelasurprenneetluirappellequainsielleneparviendra jamaistrouverunmari.Mamremedit toujours :maisquestcequetufaiscrire?Va,sors,regardetasur,elleaunmari,desenfants,ettoitunepensesqucrire.

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    Lesauteuressontconscientesdelapprhension,voiredeleffroiquesusciteleuractivit dcriture, surtout auprs des hommes et de leurs familles. Le pre deSouad ne daigne pas lire ses crits. Quant sa mre, analphabte, elle resteindiffrentelorsquesafilleluimontreseslivresenventedansleslibrairies.Poureux,lavenirdeleurfillesesitueailleurs,danslavoiequelatraditionluirserve.Devant ce type de ractions, Yasmine Chami conclut : La parole fmininepublique est une transgression majeure qui condamne certaines auteures,clibataires ou divorces, devoir renoncer aumariage ou accepter que leursmaris contrlent leurs crits et leur carrire dauteurs. Il nest pas rare quilssopposent leur participation des rsidences dartistes ou des sances designatures,sarrogeantainsilepouvoirdedfinirlesmodalitssuivantlesquellesleurspousessontpublicises.Danscecas,lesauteuresdoiventchoisir:crireetpublieroutrelafemmedunhomme.Ellesseraientalorsconfrontesunchoix,unequationterrible:nepasrenoncerleurfminitcestdirelamour,lamaternitetaufoyer,ousarrogerledroitdcrire,depublier,etdefairetrace.

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    Certaines ont rsolu le problme en crivant par la voix dun homme.WafaaMalih, ge de 37 ans, documentaliste, a intitul son premier roman, Itirftrajulwaqih(Confessionsdunhommeinsolent).Sonlivreasuscitdevivespolmiques, notamment de la part de libraires qui ont refus de le vendre,dclarant:Unhommeinsolentparunefemme,cestquoia?Onnacceptepasa.Cequilsnontpasadmiscestquunefemmepuissetreellemmeetautrui,unefemmeetunhomme,unefiguredelandrogyne(Fabre,2000a,17).Cettepart dtranget et daltrit, les hommes et la socit du moins sa partie

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  • Monpretaitquelquundetrscultiv,iltaittoujoursentrainderacontersaproprevie,sescombats,puistoutcequilaluetdansmatteilyavaittoujourscepetitcombat:essayerdefairemieux.

    conservatricenesouhaitentpaslalaisserexister.Cettedifficultapparatdsquelesfemmescommencenttablirunlientroit

    avec le livre et la lecture.WafaaMalih concde : Le livre a tma premiredistraction et mon premier pch . linverse de ses frres qui sortaient etjouaientdanslarueaveclesenfantsduquartier,Wafaarestaitlamaison.Ellepassaitsontempserrerdanslabibliothquedesonpre.Illeluiavaitpourtantinterditcarilprfraitlavoirliredeslivresdenfantspluttquedeslivresdadultes.MaisWafaacontinuadesyrendre.Encachette,elletiraitunlivredelunedestagres,celuiquitaitsaporte, le rangeaitdanssachambre,et lanuit,dissimulesoussacouverture, lampedepoche lamain,elleenfaisait lalecture.Lorsquesonprelasurprenait,illabattait.

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    Pour les parents deWafaa, la lecture reprsentait une activit dangereuse etconcurrente qui prenait le pas sur des distractions juges fondatrices dans laconstruction fminine. Lire reprsentait un acte subversif, contrler. Wafaantaitpasautoriselirecequellevoulait.Quandellelepouvait,elleprenaitlebuspourserendreencachetteaumarchauxpucesdelamdina,danslapartieanciennede la ville, o elle adorait fouiner.Cest lquelle adcouvertdesauteurs comme Colette, dont ses parents lui interdisaient la lecture de craintequelle ne linfluence et ne lcarte de la voie suivre, cestdire des normesreligieuses et ducatives. Le livre est source du vrai savoir et de la bonneconduiteilestaussirceptacledelerreuretdelimmoralit(Fabre,2000b,4).Cette contradiction estdautantplus vivequelle sappuie sur lidedunepuissancequasimagiquedelachosecritecapabledinfluencerprofondmentsonlecteuraupointdeprendrepossessiondelui(Ibid.).Unesuspicionsvrementrelayepar lamre,souventanalphabte,quiattribueunpouvoirdautantplusgrandlcrit.DanslecasdeWafaa,cestelleeneffetqui,destinerestertoutelajournelamaison,exeraituncontrlestrictsurleslecturesdesafillealorsque le pre, homme de lettres et de religion, fqh, accordait une attentionparticuliresoninitiationauxauteursclassiques.Ensemble,Wafaaetsonpredclamaient des pomes du Xe sicle . De cette manire, le pre pouvaitencadrerleslecturesdesafille,canalisersaragedelireetlaccompagnersurcecheminrisqu.

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    Pour Wafaa, comme pour beaucoup dautres auteures interviewes,lappropriationdelalecturesestfaitedanslecadredunetransmissionfamilialepar leprequiencourageait la lecturedesbons livreset, surtout,qui rendaitceloisir dsirable.De leur pre est n leur got du savoir et de la lecture.De leurmre,lesauteuresdisentavoirhritlesproverbes,lamusicalitetlerythmedelalangueparle. Pour certaines, cest le grand frre qui a jou ce rle dinitiateur.Dansquelquescas,lelivreestmmeleseullien,luniquemodedecommunicationentreunfrreetunesur.Cellecilitgrcesonintermdiairecarluiseuletsonpresontlesdpositairesdeslivresrangsdanslabibliothquefamiliale.Ilarriveque le frre (parfois loncle) seconde les parents dans la position de censeur,dcidantquelleslecturesrecommanderetquellesautrescensurer.Danscecas,ilreprsente une figure contourner pour lire les titres prohibs. Enfreindrelinterdit, acqurir illgitimement ce savoir a t pour Wafaa, comme pourdautres,lactefondateurdunchangementidentitaire(Fabre,2000b).Parlasuite, ladolescence,crireaprolongcette transformationquisestclairementexprimedansunerivalitaveclepre.WafaaMalihexpliqueeneffet:

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    Ellecrivaitdespomesenarabepourdiresonpre:vousntespasleseulqui crit,moi aussi jcris. Par lcriture,Wafaa remettait en cause lautorit

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  • Bibliographie

    masculineetpaternelle,tentantdeladpasser.Cestpourquoi,malgrlaqualitde leur criture, les filles taient rarement pousses exercer des mtierslittraires. Leurs parents les encourageaient plutt devenir mdecins ouingnieures...Ainsi,silcritureouvreundialoguealternatifetuneexpressionpluslibrequellenelestloral,elleprsentenanmoins,pourlesauteuresquiyontrecours,desdifficultsspcifiquessurmonter.

    Lenqutemeneauprsdunetrentainedauteurs,professionnelsetamateurs,hommesetfemmes,dexpressionarabeetfranaise,apermisdemesurercombienlcriture permet de tmoigner dune ralit partager et faire connatre .Dolerleclefdelapublicationquisertmoinsmettreenexerguelesqualitslittraires dune uvre qu tablir un dialogue social entre une communautdauteursetdelecteursenvuedeconstruireunprojetdevivreensemble.crirevrai , courir le risque de sexposer tel quon est sans craindre de bousculer lestabous, avec sincrit, constituent un enjeu central des nouvelles pratiquesdcriturelittraireRabatetCasablanca.Rpondreauxbesoinsdhistoiresdeleur socit et prendre part au mouvement collectif dcriture de lhistoirenationale en train de se faire est lobjectif assign lcriture littrairecontemporaine.Lesnouveauxauteursmarocainsproposentuneautremaniredefairedelhistoire:plusdirecte,dcomplexeetsurtoutnonacadmique.Ilsinvitentleslecteursreconsidrerleurrapportaupassendevenantlesacteursactifsdeleurhistoireetdesanarrationauprsent.Cesscribesdunnouveaugenreincitentleurspublicsdevenir,commeeux,leshistoriensdeleurproprehistoire.

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    De type biographique ou autobiographique, ces nouvelles pratiques dcriturelittraire ont pour corollaire une affirmation de lindividu et lexpression dunbesoinfortdautonomieparrapportaugroupe.Aufuretmesurequelcrituresedveloppe et concerne un plus grand nombre de personnes, apparaissent desstratgies dindividuation qui inscrivent lcriture hors de lespace public, dansdes espaces locaux privs et intimes. Mais ces nouvelles pratiques dcriturelittraireneconsistentpasseulementenunexercicepersonnel.Ellesrenvoientunepratiquecollectivequirendaudiblesdesvoixjusquicirelguesausilence.Lapublication,eneffet,faitnatredescommunautsdelangagepartag.Lcrituremarocaine contemporaine, dexpression franaise et (de manire plus rcente)arabe,tourneainsiautourdelaquestioncentraledelarelationentrelemoidelauteuretlesdiffrentsgroupesauxquelsilappartient,correspondantdiffrentsniveaux de lchelle sociale : famille, amis, voisins, cole, royaume, oumma,mondearabe,Europe...Danscetteperspective,lactedcrirepermetdeposerunrapportlasocitetaumondeoonsinscrit.

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    Elledonnelapossibilitceluiquienusedecomprendrelaplacequilyoccupeetdexprimersonpointdevuesur la ralitsocialequil contribueconstruire.BeaucoupcriventdansunsoucidintelligibilitetdeperformativitselonlestermesdeBatriceFraenkel(2006).DanielFabrenotequecetteoppositiondelindividu et de la socit [est] le ressort de beaucoup dentreprisesautobiographiques(2002,26)quimettentenvidencelerlejouparlasphredelindividualitdansleschangementssociaux.DanslecasduMaroc,lcriture,autantpourlescomportementsquelleimpliqueisolement,solitudequepourcequelleditaffirmationdujesembletreuninstrumentdutravailsocialdetransformationdescadresdelexistencedomestique(ibid.),enparticulierfamiliauxetreligieux.Lespratiquesdontellefait lobjet tmoignent dun cart progressif par rapport la norme et duneautonomisationgrandissanteparrapportaugroupe.

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  • Ouvragesdesauteursmarocainscits

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    ,1993b,LeMoidesdemoiselles.Enqutesurlejournaldejeunefille,Paris,LeSeuil.

  • Documentannexe

    CohenAnneeduMaghreb102014(application/pdf564k)

    Notes

    1 . Ce dynamisme culturel ne signifie pourtant pas une libert totale dexpression. Desouvrages portant sur des sujets sensibles, quil sagisse de la monarchie, du Saharaoccidental ou bien de la sexualit, ont t ces dernires annes lobjet de mesures decensure.2 . Selon le rapport officiel 50 ans de Dveloppement Humain au Maroc (2006)lanalphabtismetoucheprsde43%delapopulationgededixansetplus.Cechiffrecachedeprofondesdisparits:lanalphabtismeconcerneplusdelamoitidesfemmesetprs du tiers des hommes. Lcart entre les villes et la campagne est galement de taillepuisque lanalphabtisme touche 61% de la population rurale et 29% de la populationurbaine.Labaissedutauxdanalphabtismeatenregistredavantagechezlesjeunesetnotammentles1015ans:leurtauxtaitde36%en1994(47%pourlesfilleset25%pourlesgarons),ilestde13%en2007(17%pourlesfilleset9%pourlesgarons).

    3 .Cesquestionnements sontapparus lorsdunsjourCasablancaetRabaten20062007danslecadredunerecherchedoctoraledethnologiesoutenueenoctobre2011sousletitre:FabriquerlelivreRabatetCasablanca.Uneethnographie.Ellefaisaitsuiteun stage ralis aux ditions Tarik o jai pu interroger un certain nombre dauteurs.Paralllement ces entretiens, ma prsence permanente sur le terrain et le travaildobservationmendansdeslibrairiesmapermisderencontrerdeslecteursetdemenerdes entretiens approfondis avec certains dentre eux. Je remercie chaleureusement tousceux(auteurs,diteurs,lecteurs,libraires,journalistes)quiontbienvoulurpondremesquestions. Jespre que mon travail naura pas trahi leur confiance, leurs actes et leurspenses. Ma reconnaissance va galement Abderahmane Rachik et Mohammed SighJanjarquimontaidraliserlegraphiquepublidanslarticle.

    MERMIER Franck, 2005, Le livre et la ville. Beyrouth et ldition arabe, Arles, ActesSud/Sindbad.

    ,2000,Laculturecommeenjeudelamtropolisation:capitalesetfoiresdulivredanslOrientarabe,CahiersdelaMditerrane,n64,p.105117.NAAMANEGUESSOUSSoumaya,2001,Audeldetoutepudeur,Casablanca,Ediff.

    PRATT MarieLouise, 1991, Arts of zone of contact , Profession 91, URL :http://www.class.uidaho.edu/Thomas/English_506/Arts_of_the_Contact_Zone.

    THOMASHenri(dir.),2013,LittratureduMaroc,Europe,n10151016.VAN WOERKENS Martine, 2008, crire pour soi, crire pour les autres. Trois femmescrivains auMaharashtra, Inde , in BAPTANDIER Brigitte et CHARUTY Giordana (dir.),Ducorpsautexte.Approchescomparatives,Paris,Socitdethnologie,p.325349.

    ZEKRIKhalid,2006,Fictionsdurel.ModernitromanesqueetcrituredurelauMaroc19902006,Paris,LHarmattan.

    RapportsetenqutesinternesBIBLIOTHQUEGNRALEETARCHIVESDERABAT,1995,1996,1997,1998,2000,2001,2002,2003,2004, Bibliographie nationale marocaine 1995. Monographies et priodiques, Rabat,Bibliothquegnraleetarchives.

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    AT AKDIM Youssef, 2007, Homosexuel envers et contre tous. Lhistoire poignante dupremiermarocainquiaeulecouragedassumerpubliquementsadiffrence,TelQuel,n277,915juin2007.

  • 4 . Suivant lexpression que Daniel Fabre (1993, 11) utilise dans son introduction louvragesurlescritureordinaires.

    5.Cestnotammentlecasdestmoignagesdanciensprisonnierspolitiquesdesannesdeplombquiontfaitlobjetdunetudedtaille(Cohen,2012)etdontonnetraiterapasici.6.RichardJacquemond(2003)faitlammeobservationengypte.

    7.Surlesilenceetlemensongedanslemondemditerranen,voirJamous,1993.

    8 . Cet usage de lcriture nest pas sans rappeler celui des journaux intimes (Lejeune,1993a et 1993b), sauf quici le support utilis nest pas le cahier. Chez nous, dit LeilaAbouzeid [en parlant desMarocains et plus gnralement desArabes], il ny a pas cettetradition dcrire le journal intime, la faon pour moi de garder les expriences cestdcriredeslettresmonpre.Lcritintimeaiciprislaformedelarelationpistolaire.MaisLeilanepouvaitpastoutydireetcertaineslettresnontjamaistenvoyes.Desonct,SouadRaghay,journalisteetnouvellistearabophone,sestplusieursfoisadresseunmagazinefminin:UnjourjemesuissentietellementtristequejaicritunelettreSayidat (revue fminine arabophone) dans laquelle jai dit tous mes secrets : mesproblmesavecleshommes....9 . At Akdim, 2007. Cest pourquoi Abdallah a publi en 2009 dans la revuehebdomadairefrancophonedeCasablancaTelQuelunelettreadressesamre,quinaplussouhaitlerevoiraprslaparutiondesonouvrage.Ilycritnotamment:Croismoi,mamre, je nai aucune envie de te salir, de tabaisser, de tinonder de honte.Mais lavrit,mavrit,jaibesoindetelarvler.Tecommuniquercequichangeenmoi.

    10 . Parmi eux, quelques citoyens qui revendiquent la reconnaissance de leurs droitslinguistiques et culturels berbres. Aumoment de lenqute, leurs ouvrages sont encorepeuditsetdiffussRabatetCasablanca.

    11 . Dans le cas dune autodition, lauteur devient luimme diteur : il finance lapublicationdesonouvrage,ilpeutleconfierundistributeurunefoisimprim,commeilpeutfaireluimmeletourdeslibrairies,deskiosquesetdautrespointsdeventepourlediffuser.Unarticle consacr lautoditiondans le journalmarocainLaVie conomiquemontrequen2004,30 50%des titrespublis auMaroc (700par an) sont autodits,surtoutdansledomainelittraire.Ilsagitprincipalementdouvragesquiontdabordtrefussparlesditeursquiprfrentpublierdeslivresparascolairesoupratiques(sant,bientre, dveloppement personnel), plus rentables, ce qui incite les auteurs rechercher un diteur ltranger (en France, ou auMoyenOrient) ou, plus souvent, sautoditer.Certainsauteursoptentdemblepourlautodition.Ilsjustifientcechoixparla mdiocrit des droits dauteurs et le manque de professionnalisme des diteurs.Beaucoupprfrenttravaillerseul.12 . Ces lecteurs souhaitent non seulement lire leur socit actuelle mais galement laregarder. En tmoigne le renouveau significatif, ces dernires annes, du cinma et destlfilms marocains. Raliss par des cinastes locaux, ils prennent galement place aucurduMaroccontemporainetabordentdessujetssensibles.

    13.Surlerapportdesfemmeslalecture,voirFabre,2000b.

    14 . Ltude de Martine Van Woerkens (2008) fait un constat similaire propos descrivainesindiennes.15.CestainsiquondsignecommunmentlapriodeautoritairedurgnedeHassanII(19611999)entreledbutdesannes1960etlesannes1980.

    16.Cettecontrainterelevantdelalanguearabedanslespratiquesdcriturejournalistiqueet littraire a t tudie ailleurs dans le monde arabe contemporain par Jacquemond(2003),Haeri(2003)etHaeri&Miller(2008).

    17 . Cest unepratiquedcriturehistoriquement ancredans la culture arabe.Voir cesujetKilito(2008et2009).18.Sur226recueilsdeposieparusentre2004et2007,209taientenlanguearabe,soitplusdelamoitidelaproductionlittrairearabophone(209titressur409).Enfranais,en revanche, laposiea reprsentenvironuncinquimede laproduction (17 titres sur86). Les trois cinquimes restant taient majoritairement des rcits et des romans. Onobserve donc un certain partage linguistique entre genres littraires. Outre cettedistinction, il convientdesignalerque lesauteursmarocainssont rarementbilingues. Ilscrivent soit en arabe soit en franais. Cette diffrenciation linguistique concernelensembledelachanedulivre,destapesdelafabricationcellesdeladiffusionetdelarception.Leslibrairiesontgnralementunedominantearabophoneoufrancophone.

    19.AusensolentendBourdieu:unespacerelativementautonome,cestdirecapabledereproduireselonlalogiquepropretouteslesformesexternes,conomiqueetpolitiquesnotamment,danslequellesstratgiesditorialestrouventleurprincipe(1999,3).

  • Tabledesillustrations

    TitreGraphique1.Nombredesouvragesayanttraitdesquestionsculturelles,ycomprisreligieuses,publisauMarocentre1995et2006(lexceptiondeslivresscolaires).

    Lgende

    Conception:A.Cohen.Source:Bibliographienationalemarocaine(19952003)BibliographiedespublicationsmarocainesdelaFondationduRoiAbdulAziz(20042007).Pourlesannes19952003,Bibliographienationalemarocaine(1995,1996,1997,1998,1999,2000,2001,2002,2003).LedirecteurduservicededptgnraldelaBibliothquegnraledeRabat(devenuedepuis2009laBibliothquenationaleduMaroc)signalequenviron20%delaproductionlivresquenestpaspriseencomptedanslesbibliographiesnationales,fautededclaration.Pourlesannes20042007:BibliographiedespublicationsmarocainesdelaFondationduRoiAbdulAziz(2004,2005,2006).ladiffrencedespremires,cesbibliographiesprennentencomptetouteslespublications,ycomprislesditionscomptedauteuroucellesnayantpasfaitlobjetdundptlgal.

    URL http://anneemaghreb.revues.org/docannexe/image/2037/img1.jpgFichier image/jpeg,138k

    Pourcitercetarticle

    RfrencepapierAnoukCohen,crireaujourdhuiRabatetCasablanca:Tmoigneretlaissertrace,LAnneduMaghreb,10|2014,7998.

    RfrencelectroniqueAnoukCohen,crireaujourdhuiRabatetCasablanca:Tmoigneretlaissertrace,LAnneduMaghreb[Enligne],10|2014,misenlignele01juin2014,consultle11juin2015.URL:http://anneemaghreb.revues.org/2037DOI:10.4000/anneemaghreb.2037

    Auteur

    AnoukCohenVisitingscholarJohnHopkinsUniversity(departmentofAnthropology).PostdoctoranteEHESS,ChercheureassocieauCentredtudesinterdisciplinairesdesfaitsreligieux(CEIFR).

    Droitsd'auteur

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