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Édition revue et corrigée au format de poche : ISBN : 978 ... · Corbin, il est difficile de le classer sous une étiquette exhaustive. Philologue, il l’est par le caractère

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Éditionrevueetcorrigéeauformatdepoche:©ÉditionsAlbinMichel,2011

ISBN:978-2-226-22407-1

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CelivreestdédiéàRoxane,TaranehetRahim.

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Tabledesmatières

Pagedetitre

PagedeCopyright

Tabledesmatières

LIVREI-Lepèlerindel’occident

CHAPITREI-Unebiographiespirituelle

CHAPITREII-L’herméneutiqueetHeidegger

CHAPITREIII-Corbinetlemondeiranien

CHAPITREIV-Lamétaphysiquedel’imagination

1)UnmondeintermédiairedesImages

2)Lemondedel’Imaginaletlasciencedesmiroirs

3)L’inversionduTempsetdel’Espace

4)L’Outremondepost-mortemdesformesimaginales

CHAPITREV-LesquatreitinérairesdeCorbindanslemondeirano-islamique

LIVREII-Ducycledelaprophétie(Nobowwat)aucycled’initiation(Walâyat)

CHAPITREI-LephénomèneduLivresaint

CHAPITREII-Laprophétieetlawalâyat(l’imâmat)

1)Lecycledelaprophétie

2)LeProphètedel’IslamcommeSceaudelaprophétie

3)Walî,NabîetRasûl

4)LecycledelaWalâyat

5)L’intériorisationdescyclesdelaprophétie:les«septprophètesdetonêtre»

CHAPITREIII-Laphilosophieprophétique

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1)LaconjonctionduphilosopheetduNabî,antidoteàladoublevérité

2)Laphilosophieprophétiqueetl’angélologie

3)Refusdel’Incarnationetdel’historicisme

4)Philosophieprophétiqueetshî’isme

CHAPITREIV-Leshî’isme

1)Leshî’ismeoul’ésotérismedel’Islam

2)Leshî’ismeetleta’wîl

3)Letriplecombatdushî’isme

CHAPITREV-L’imâmologie

CHAPITREVI-Lesdouzeimâms,formeconfiguratricedutempledelaprophétie

1)LedouzièmeImâmetl’Entre-les-Tempsdel’Occultation

2)Lachevaleriespirituelle

CHAPITREVII-L’ismaélisme

Letawhîdésotérique

LIVREIII-Delamétaphysiquedesessencesàlathéosophiedelaprésence

CHAPITREI-Averroïsmeetavicennisme

CHAPITREII-Avicenneouunaristotélismefortementnéoplatonisé

1)Lamétaphysiquedesessences

CHAPITREIII-L’avicennismelatin

CHAPITREIV-Sohrawardîetlathéosophie«orientale»

1)Généalogiedel’Ishrâq

2)Sohrawardîetl’Iran

CHAPITREV-Conjonctiondelaphilosophieetdel’expériencemystique

1)LesOrientsetlesOccidents

2)Connaissanceprésentielleetconnaissancereprésentative

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CHAPITREVI-MollâSadrâoulathéosophiedelaprésencecommetémoignage

CHAPITREVII-Prioritédel’existence

CHAPITREVIII-Lemouvementintrasubstantiel

CHAPITREIX-Unificationdusujetquiintelligeaveclaformeintelligée

CHAPITREX-L’imaginaletlemondedel’âme

CHAPITREXI-Lestroisrésurrections

1)Unephilosophiedelaprésencecommetémoignage

2)Latriplecroissanceetledevenirposthumedel’âme

3)LapostéritédelapenséedeMollâSadrâ

LIVREIV-Del’exposédoctrinalaurécitvisionnaire

CHAPITREI-Laphilosophie«orientale»d’Avicenne

1)LeRécitd’HayyIbnYaqzân

2)LeRécitdel’Oiseau(Risâlatal-Tayr)

3)Lesmétamorphosesdel’Oiseaudanslapoésiemystiquepersane

CHAPITREII-AvicenneetSohrawardî

CHAPITREIII-Sohrawardîetlesrécitsvisionnaires

1)L’ÉvénemententantqueRécit(Hikâyat)

2)Nâ-kojâ-âbâd(mondeimaginal)

3)L’Imaginationactivecommeorganedelaperceptionsuprasensible

CHAPITREIV-L’exiloccidental-(unehikâyatinitiatique)

CHAPITREV-Larencontreavecl’angepersonnel-(processusd’individuation)

1)Ange-Soi–NatureParfaite

2)LesdeuxailesdeGabriel

CHAPITREVI-Del’épopéehéroïqueàl’épopéemystique

1)LeSageextatiquedel’anciennePerse(KayKhosraw)

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CHAPITREVII-L’érostransfiguré

1)Beauté,Amour,Nostalgie-Tristesse

LIVREV-Del’amourhumainàl’amourdivin

CHAPITREI-Rûzbehânoulemaîtreauxparadoxesinspirés

1)Unvisionnaireparexcellence

2)Unevisionquipenseenimages

CHAPITREII-L’ennuagementetl’épreuveduvoile

CHAPITREIII-Lepèlerinageintérieur

1)LathéophaniecommeBeautédivinedansl’homme

2)Mohammad,prophètedelareligiond’amour

3)L’amphibolieoulephénomènedumiroir

4)Del’amourmétaphoriqueàl’Amourvrai

5)Dutawhîdexotériqueautawhîdésotérique

CHAPITREIV-Lesparadoxesinspirés

1)LeSagemalâmatî

CHAPITREV-Ibn’Arabîetl’imaginationcréatrice

1)Letémoinauxfunéraillesd’Averroës

2)Lepèlerindel’Orient

3)LediscipledeKhezr

CHAPITREVI-Lathéophanie,lanuéeprimordialeetlesnomsdivins

1)LesNomsdivins

CHAPITREVII-L’imaginationcréatricecommethéophanie

1)L’imaginationconjointeetl’imaginationdisjointe

2)L’imaginationcomme«mondeintermédiaire»

3)L’imaginationcommeherméneutiquespirituelle(ta’wîl)

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4)Dieu«imaginé»ou«Dieucréédanslescroyances»

5)L’imaginationcommelieuderencontreentrel’amourhumainetl’amourdivin

CHAPITREVIII-Lareligiondel’amour

Conclusion-L’actualitédelapenséed’HenryCorbin

Notes

Remerciements

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LIVREILepèlerindel’occident

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CHAPITREIUnebiographiespirituelle

Lelivrequenousproposonsauxlecteursn’estpaslabiographied’unpenseur,iln’estpasnonplusla description plus ou moins détaillée de ses œuvres, encore moins l’étude critique d’une démarchephilosophique. Il est, avant toute chose, un effort personnel afin de poursuivre la trajectoire d’uneexpérienceexceptionnelledanssaquêtedelaspiritualité.Notrevoied’approcheépouse,parconséquent,la courbe d’une aventure spirituelle qui reste d’emblée un pèlerinage dans un continent perdu. Il y al’homme, sa quête et lemonde auquel aboutit cette quête. Quant à l’homme polyvalent que futHenryCorbin, il est difficile de le classer sousune étiquette exhaustive.Philologue, il l’est par le caractèrerigoureuxdesontravaildesavant;onluidoitl’éditioncritiquedenombreuxtextesarabesetpersans,demêmequedes traductionsmagistralesd’une rarequalité.Philosophe, il l’est aussi par l’ampleur et laprofondeur de sa pensée. À la quête de l’homme à la recherche de l’Esprit, Corbin apporte unecontributionessentielle;cettecontributionillapuisedanslefondsprophétologiquedelapenséeirano-islamiquemais,enypuisant,illarepenseet,larepensant,ils’yidentifietantetsibienqueleproblèmemajeur de la gnose iranienne devient en quelque sorte la nostalgie existentielle de tout Étranger à larecherchedesonAnge.Orientaliste, il l’estdans lesenssohrawardiendu terme:mostashriq,c’est-à-direle«Quêteurdel’Orient»ouceluiquiaspireàémergerhorsdeson«exiloccidental».Ilestdonctoutcelaetpourtantquelquechosedeplus,unpèlerinousil’onveutunhomoviator.D’ailleursilleditlui-mêmesansdétour:«Maformationestoriginellementtoutephilosophique,c’estpourquoijenesuisàvraidireniungermanistenimêmeunorientaliste,maisunphilosophepoursuivantsaQuêtepartoutoùl’esprit leguide.S’ilm’aguidéversFreiburg,versTéhéran,vers Ispahan,cesvilles restentpourmoiessentiellementdes“citésemblématiques”,lessymbolesd’unparcourspermanent1.»

Cettequêtecomportedoncplusieursaspectsdontl’ensembleconstitueunparcoursspirituelquivadesétudesmédiévalesrestauréesparÉtienneGilson,àlagnoseilluminativedeSohrawardî,enpassantparlespenseursprotestantscommeLuther,Hamannetlaphilosophieexistentialisted’unHeidegger.Onpeut distinguer un Corbin qui est à la fois, comme le dit si bien Richard Stauffer, un « théologienprotestant»,unherméneuteheideggerien,unorientalisteinitiéàlagnoseetunhistoriendesreligions.Iln’y a pas de succession dans ce parcours, puisque les activités de Corbin furent en quelque sortesimultanées.Demêmequ’il s’étaitmisautrefoisàapprendre l’arabeet le sanskrit enmême temps,demêmeaussiilétaitdéjàunorientalistequandils’initiaàl’herméneutiquedeHeidegger.LepassagedeHeideggeràSohrawardîquiexcitatantlacuriositén’adesensquesionl’envisagedanslesensd’unerupture épistémologique où l’Être-là heideggerien se dépasse d’une certaine façon pour épouser ladimensioneschatologiqued’unÊtre-pour-au-delà-de-la-mort.Nousyreviendronsplusloin.

Les étapes de ce parcours étonnant tissent la trame d’une topographie spirituelle où les « citésemblématiques» typifient chacune à leurmanière lesdegrésd’uneprogressioharmonica : de Paris àFreiburg, de Téhéran à Ispahan – la Cité d’Émeraude –, l’itinéraire de Corbin gravit lesmarches del’échelledel’Être.QueCorbinaitétéungnostiqueoupas,qu’ilaitétépersonnellementinitiéparl’Angeherméneute dont il n’a cessé demettre en valeur la fonction pédagogique, nous ne le saurons jamais.Toujours est-il que lorsqu’on épouse d’un regard d’ensemble sa courbe de vie, on est étonné par lacoïncidencesynchroniquedesévénements.D’ailleursona l’impressionqueCorbin,en lesrécapitulant

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comme il le fit avant samort, y perçut le dessein occulte d’unemain invisible. Toutes les séquencess’enchaînent en effet pour configurer les symboles éloquentsd’unparcours exceptionnel :Gilson et lemondemédiéval,Bréhier,PlotinetlesUpanishads,MassignonetladécouvertedeSohrawardî,Baruzietlathéologieprotestante,Cassireretlapenséemythique,etHeideggeretlaphénoménologie;et,étayantletout, le recroisement de deux terres d’élection : l’Iran « couleur de ciel », patrie privilégiée desmystiquesetdespoètesetlavieilleAllemagne,«patriedespoètesetdesphilosophes».Deuxrencontresessentiellementcomplémentaires.DemêmequelescoursdeGilsonl’avaientamenéàl’étudedel’arabeetàladécouverted’Avicennechezquiildécelalaconnivenceentrelacosmologieetl’angélologie–sicapitale pour ses recherches ultérieures –, demême l’appel deBaruzi l’initia à la voix des spirituelsprotestantsd’Allemagne.Maisd’unparcoursàl’autre,cequirestelapréoccupationmajeuredeCorbinestleproblèmedel’herméneutiqueoucequ’ilappelaplustardle«phénomèneduLivresaint».C’estpourquoi, dit-il, « l’Iran et l’Allemagne furent les points de repère géographique d’une Quête qui sepoursuivaitenfaitdansdesrégionsspirituellesquinesontpointsurnoscartes2».

Hamann lui avait appris que « Parler c’est traduire : d’une langue angélique en une languehumaine3 » ; Heidegger lui avait fourni la clef de l’herméneutique ; Swedenborg lui fit entrevoir la«sciencedescorrespondances»;maisc’estSohrawardîquiluiaoffertunevraieterred’asile.Carlemonde auquel il le fit accéder n’est autre que la Perse située géographiquement au centre, « mondemédianetmédiateur» ; laPerseou levieil Iran,ditCorbin,«cen’estpasseulementunenationniunempire, c’est tout un univers spirituel, un foyer d’histoire des religions4 ». La Perse c’est aussiontologiquement un monde de l’Entre-deux, un monde où l’Image en tant que réalité métaphysiquerequiert une valeur noétique propre qui s’exhausse au niveau de laTerre duNon-Où (Nâ-kojâ-âbâd),situs privilégié des événements de l’âme et des récits visionnaires. La Perse c’est aussieschatologiquement une Terre d’Attente, la Terre où l’Imâm caché prépare l’heure dans l’Entre-les-Tempsde l’Occultation.Dès lors le destin deCorbin est scellé.Le pèlerin a retrouvé sonOrient desLumièresettoutleparcoursultérieurdeCorbinvas’orienteràprésentversl’approfondissementdecemonde « médian et médiateur » où connaissance philosophique et expérience spirituelle restentindissociables.Maisquelles furentàprésent lesétapesdeceparcours?Pourdonnerne fût-cequ’uneidéesommairedesabiographiespirituelle,onnepeutqueparaphrasercequ’iladitsibien lui-mêmedans son « Post-Scriptum biographique à un Entretien philosophique ». Nous retrouvons Corbin aucroisement des grands événements spirituels de notre siècle : la rénovation des étudesmédiévales enFrance, l’intérêt croissant pour l’orientalisme suscité par la crise de la conscience européenne, leproblèmedel’herméneutiquequeposelaphénoménologie.

Sans doute très tôt Corbin s’intéresse comme tout vrai chercheur à l’exploration des continentsinconnus,etc’estavecsoifqu’ildécouvredès1923-1924l’enseignementd’ÉtienneGilsonàlasectiondes sciences religieusesde l’Écolepratiquedeshautes études.Cequ’il apprend chezGilson, c’est lamanièredelireetd’interpréterlestextesanciens.L’admirationquesuscitecetenseignementmagistralesttellequeCorbinestdéjà résolude leprendreenmodèle : il essaierad’appliquerplus tardaux textesarabesetpersans,qu’ilpublieraettraduiraencommentant,lamêmerigueurcompréhensivequeGilsonavaitprodiguéeà la rénovationdes textes latins.Sonambitionestdéjàfixée,mais il lui faudraencoreretrouver la clef de l’interprétation et subir d’autres métamorphoses. Les cours de Gilson lui fontdécouvrir un autre fait nonmoins décisif pour sa carrière ultérieure : l’importance des textes arabestraduitsen latindès leXIIe sièclepar l’ÉcoledeTolède ; etparmices textes, l’œuvred’Avicenne.Laconnivenceentreunecosmologiequisetraduitenangélologieetuneanthropologiequiseconformeàladouble hiérarchie des Intelligences et des Âmes célestes lui ouvre les immenses perspectives del’avicennisme.Maispourserendrevraimentcomptedesrésonancesinouïesduprolongementgnostique

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(ishrâqî) de l’avicennisme en Iran, il lui faudra attendre la découverte d’une autre figure-clef pourl’Islam iranien : celui qui, reprenant la relève de la philosophie orientale d’Avicenne, restaura par làmêmelathéosophiedesanciensSagesdel’Iran:leShaykhal-Ishrâq,ShihâboddînYahyâSohrawardî.Etc’estLouisMassignon,l’auteurdelaPassiond’al-Hallaj,quiluiouvrecetteporte.

Pour un jeune étudiant embarqué à l’École des langues orientales dès 1926-1927, plongé dansl’étudedel’arabeetplustarddanscelledusanskrit,ilfallaitunrefuge.Cerefuge-làcefutMassignonquile luioffrit.Demêmequeparallèlementà l’étudede laphilosophiemédiévale,Corbinavaitsuivinonmoinsassidûmentlescoursd’ÉmileBréhiersurPlotinetl’influencedesUpanishads,etquel’apportdel’Inde sur le néo-platonisme l’avait incité en outre à faire du sanskrit, c’est-à-dire à concilier deuxdisciplines qui à l’époque s’avéraient comme étant foncièrement contradictoires, de même aussi ladécouvertedeSohrawardî,grâceàMassignon,mitfinàl’aventureindienne.«Auboutdedeuxannéesjedevaisrencontrersurlavoiedel’Orientla“bornesignalétique”m’indiquantladirectiondécisived’uncheminsansretour;désormaismavoiepasseraitparlestextesarabesetpersans5.»

D’autre part, si Émile Bréhier en tant qu’héritier de l’Aufklärung infligeait un démenti net à laphilosophiechrétiennequecherchaitprécisémentàrestaurerGilson,LouisMassignon,quantàlui,faisaitbasculer ses élèvesde lamystique laplus fulgurante à l’événementpolitique leplus anecdotique.Lessublimes ambiguïtés de Massignon sur le shî’isme et la teneur hautement émotive de ses courscommuniquaientlaflammedelamystiquedansl’âmedeCorbin:«Onn’échappaitpasàsoninfluence.Son âme de feu, sa pénétration intrépide dans les arcanes de la viemystique en Islam, où nul n’avaitencorepénétrédecettefaçon,lanoblessedesesindignationsdevantleslâchetésdecemonde,toutcelamarquaitinévitablementdesonempreintel’espritdesesjeunesauditeurs6.»ParailleursMassignon,toutenreconnaissantexplicitementlacontributionessentielledel’Iranaumondeislamique(lefaitdel’avoirlibérédetouteattacheraciale,éthnique),avouaitnes’yêtrejamaissentichezlui.Corbin,enrevanche,s’y sentait tout à fait chez lui. Et par un paradoxe inexplicable, c’est Massignon qui lui en fournitl’occasion. À la suite des questions réitérées de Corbin sur les rapports de la philosophie et de lamystique,Massignon luiprésenta l’édition lithographiéede l’œuvreprincipaledeSohrawardî,Hikmatal-Ishrâq (laThéosophieOrientale)et luidit :«Tenez, jecroisqu’ilyadansce livrequelquechosepourvous.»Cequelquechose,ditCorbin,«cefutlacompagniedujeuneShaykhal-Ishrâqquinem’aplusquittéaucoursde lavie. J’ai toujoursétéunplatonicien (ausens largedumotbienentendu) ; jecrois que l’on naît platonicien, comme on peut naître athée,matérialiste, etc.Mystère insondable deschoixpréexistentiels.Lejeuneplatonicienquej’étaisalorsnepouvaitqueprendrefeuaucontactdeceluiquifutl’“ImâmdesplatoniciensdePerse”7».Cefutaussisonentréeàl’ÉcoledeslanguesorientalesquiledirigeaverslaBibliothèquenationaleoùilfutnommécommeorientalistedèsnovembre1928etcefut,dit-il, « ce passage par la Bibliothèque nationale, qui devait déboucher paradoxalement sur monéchappéedéfinitiveversl’Orient8».

SilafigurehiératiqueduMaîtredel’Illumination(Sohrawardî)luifaitsigneàl’horizonetl’inviteàentreprendre le voyage vers l’Orient, en revanche l’Allemagne lui permettra d’effectuer ce passageinéluctable:enpassantparLuther,Hamannetlesthéologiensprotestants,iltrouvera,grâceàHeidegger,laclavishermeneuticadelahautespéculationmystique.Iciintervientlarencontred’HenryCorbinavecl’Allemagne.CorbinavaitdéjàététraducteurdeSohrawardî,avantd’êtreletraducteurdeHeideggeretde Barth,mais l’accès aumonde de Sohrawardî exigeait uneméthode compréhensive. Le passage deHeideggeràSohrawardîestplusqu’unparcoursnaturel:ilestunrevirementdutempsdeshorizonsentempsintérieurdel’âme,partantunerupture,maisunerupturetellequeCorbinnerestaplusjamaisauniveauherméneutiquequerévélaitleDaseindelavisionheideggerienne.Dès1939ilpart,accompagnéde sonépouse, enmissionpour laTurquie, chargéde recueillir enphotocopies tous lesmanuscritsde

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Sohrawardîdispersésdanslesbibliothèquesd’Istanbul.Lamissiondevaitdurertroismois,elledurerajusqu’en 1945. Car entre-temps il y eut la Seconde Guerre mondiale. Le dialogue quotidien avecSohrawardîetlalonguepériodedesilencequeluiimposaitcetexilinvolontaireluifirentapprendre,dit-il,«lesvertusinestimablesdusilence»etla«disciplinedel’arcane»9.Ilfutcoupédel’influencedesécolesphilosophiquesetseplongeadansl’étudedesœuvresduShaykh,s’initiantprogressivementauxmystèresde sapensée, se laissant imprégnerdecetteatmosphère théosophique (ishrâqî)quidevint enquelquesortecommesasecondenature.

Pourcequiestdel’influencedelapenséeallemandesurCorbin,ilfautmentionnersurtoutlerôledécisif qu’y jouèrent les frèresBaruzi : Joseph, l’aîné, et Jean, le cadet, qui suppléaAlfredLoisy auCollège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’histoire des religions. Ce quirestait à l’ordre du jour dans ses cours, c’était la théologie du jeune Luther, qui était en vogue enAllemagne;etàsasuitelesgrandsspirituelsduprotestantisme:SebastianFranck,CasparSchwenkfeld,ValentinWeigel,JohannArndt.«Jecommençai,ditCorbin,àpercevoircertainesconsonances,commel’appeld’uncarillonlointainconviantàexplorerdesrégionsquecouvrecequejedevaisappelerplustard “le phénomène du Livre saint”. C’était la voie de l’herméneutique qui déjà s’ouvrait dans lesbrumesmatinales10.»

DèslorscommenceunesériedevoyagesenAllemagnede1930à1936.En1930,CorbinserendraàMarburganderLahn;ilyrencontralecélèbreRudolphOtto,auteurdulivreDasHeilige (LeSacré)quifitdatedansl’étudedufaitreligieuxentantquephénomènenumineux.Otto,élaborantlescatégoriesdu Sacré, avait tiré le concept du radicalement-autre (das Ganz andere) de l’idée d’anyadeva desUpanishads.SileNumineuxprovoquel’étonnement,c’estqu’iln’estpassusceptibled’êtrecontenudanslescatégoriescourantesetrationnellesdelapenséediscursive.Le«radicalement-autre»estainsiàlabased’une théologieapophatique,nonseulement ils’opposeà la raison,mais ilesten touspointssoncontraire.Aufondlesacré,etlamystiquequienrésulte,estenpremierlieu«unethéologiedumirum:duradicalement-autre»11.LeSacréestcequinousrepoussecommetremendumetnousattireenmêmetempscommefascinans,d’oùsonlangageparadoxalquiébranlenotreentendementets’exprimecommel’uniondescontraires(coïncidentiaoppositorum).Ainsi l’idéede théologieapophatiqueetaffirmativeinclusedans l’unitéésotérique,decrainte révérentielle,deparadoxesrésultantdesAttributsdeBeauté(Jamâl) et deMajesté (Jalâl) divins sont toutes des catégories que Corbin retrouvera dans la gnosespéculativedel’Islametessaierad’enapprofondirlesmultiplesconnotations.

CorbinrencontreaussilorsdecevoyageenAllemagneAlbert-MarieSchmidt,lecteurdefrançais,quiluifaitcadeaud’uneœuvredeSwedenborg:latraductionfrançaisedeDuCieletdel’Enfer.Dèslorsl’œuvreduvisionnairesuédoisdevaitaccompagnerCorbintoutesavie.Plustardilmettraàprofitcetteinitiation:dansunelongueconférencesur«l’Herméneutiquespirituellecomparée(1.Swedenborg;2. Gnose ismaélienne)12 », Corbin étudie la théorie des correspondances, des Âges de l’humanité,l’hexaémerondelacréationdel’hommespiritueletcomparelaméthodeinterprétativedeSwedenborgavecleta’wîlshî’iteetismaélienpourconduireàune«situationherméneutique»communeauxpeuplesduLivreetàlafaçondontles«spirituels,mystiquesouthéosophesmystiquesontluoulisentlaBibleenChrétientéetleQorânenIslam».

C’estparleprofesseurTheodorSiegfried,habilitéparRudolfOtto,queCorbinentendparlerpourlapremièrefoisdeKarlBarth.IldécouvrelecommentairedeKarlBarthsurl’ÉpîtreauxRomains.Ilseplonge,commeilledit,«avecardeur»dansl’étudedela«théologiedialectique»deBarthetdevient,commepourHeidegger,lepremiertraducteurdeBarthenfrançais.C’estàCorbinqu’ondoitlaversionfrançaisedel’opusculeintituléDieNotderevangelischenKirche (Ladétressedel’Égliseprotestante)quiparutenfrançaissousletitredeMisèreetgrandeurdel’Égliseévangélique.

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En1931-1932,s’inspirantdeBarthpourunrenouveaudelathéologieprotestante,Corbincréeavecses amis Denis de Rougemont, Roland de Pury, Albert-Marie Schmidt, Roger Jezequel, une revueintituléeHicetNunc.RichardStaufferestimequelarevuedébordelecadreétroitdubarthisme:«Lemanifestepubliédanslepremiernumérodelarevue,s’ilreprendlesleitmotivedelathéologiedujeuneBarth,montrebienquel’équiperédactionnellen’entendaitnullementêtreinféodéeàcelui-ci13.»Eneffetlesprincipesénoncésdanslemanifestesontd’uneportéegénérale;ilsydéclarentparexemple:

«Enfacedephilosophesquisemoquentdeshommesetnevoientmêmepasqu’ilsn’ontplusderéponseàoffrirà leursperpétuelleseturgentesquestions;enfacedesphilosophesquideDescartesàKant,oudeHegelàMarxontcrupouvoirnoussauverde l’angoisseen fondant l’êtrehumain sur soi-même, sur l’intelligence et la volonté supposées déchues, il y a lieu et ordre d’attester avec l’un desprophètesdecetemps14,quelaraisond’unhommen’estpassaraisond’être:“Cogitorergosum” (Jesuispensé)15…»PourcequiestdelacontributiondeCorbinàcetterevue,nousenparleronsdansleparagraphesuivant.

L’aventurebarthiennefutdecourtedurée :«Rapidementd’ailleurs jenefusplusà l’aisedans le“barthisme”etlathéologiedialectique.NousnousdonnionscommeascendancespirituelleKierkegaardetDostoïevski.C’étaitbien,maiscelane suffisaitpaspourbousculer laphilosophiecommeyavaienttendancemesamis.DéjàSohrawardîm’avait fait signe,m’avertissantque,puisquecette“bousculade”s’opéraitauxdépensd’unephilosophiequineméritaitpascenom,ilyavaitlieuderetrouverl’accèsàlasophiad’uneautrephilosophie16.»EneffetCorbinnepouvaitplussuivreledernierBarth,auteurdeDiechristliche Dogmatik im Entwurf. L’écart entre le « commentaire du Rômerbrief aux étincellesprophétiques,etlalourde,lacolossaledogmatique»étaittropimportantpourqu’ilpûtysouscrire.CequiavaitséduitCorbinaudébut,c’étaitjustementce«manteaudeprophète»dontBarthvoulaitàprésentsedéfaire,carnedéclarait-ilpasouvertementque«jenemesensniledroitniledevoirdegarderlemanteaudeprophète»17?LaphilosophiedeBarthlaissaitCorbindevantune«hauteurbéante»etdufaitquecettephilosophieignoraitlaresreligiosa,elleannonçaitnonpasl’avenirduprotestantismecommel’avaitespéréKeyserlingmaisla«théologiedelamortdeDieuquidevaitdégénérerenunethéologiedelarévolutionetenfinenunethéologiedelaluttedesclasses».

Au tempsde la connaissancedeBarth,Corbin avait rencontré le grandphilosophe russeNicolasBerdiaev,l’auteurdel’Essaidemétaphysiqueeschatologique.IciencoreCorbintrouvaituneâmesœur,unepenséequirépondaitàsespréoccupationslesplusintimes:l’idéed’unchristianismeeschatologiquequiavait succombéà la tentationde l’histoirepour se réduireenfinauchristianismehistoriqueetà lasécularisation. Dès lors celle-ci s’identifiait à l’homme extérieur et non à l’homme intérieur dont ladimension eschatologique annonçait une métaphysique de Retour à Dieu. Puisque nous parlons despenseursrusses,disonségalementqueCorbinseliad’amitiéaveclephilosopherusseAlexandreKoyré,célèbre pour son monumental ouvrage sur Jacob Boehme, et avec Alexandre Kojève (Kojevnikov),responsableenpartiedu renouveaudesétudeshégéliennesenFrance.Corbinparticipaactivementauxdébats philosophiques qui animaient les jeunes chercheurs de l’époque. La confrontation entre laphénoménologie deHusserl et celle deHeidegger comme la confrontationdeHeidegger et de Jaspersétaientà l’ordredu jouretnourrissaient lesentretiensquioccupaient les longuessoiréeschezGabrielMarcel.

Deux séjours à Hambourg mirent Corbin en contact avec Ernst Cassirer, le penseur des formessymboliques. À son égard Corbin dit « qu’il élargit ma voie vers ce que je cherchais et pressentaisobscurément,etquidevaitdevenirplustardtoutemaphilosophiedumundusimaginalisdontjedoislenomànosPlatoniciensdePerse18».Cassirermontraiteneffetquelescatégoriesdutemps,del’espaceet

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decausalité se transmuaientauniveaude lavisionmythiqueet épousaientdesqualités toutautresquecellesquirégissentlesmodalitésdelaconnaissancescientifique.Lapenséemythiquerévélaitunmoded’êtrequia sesproprescatégoriesde temps,d’espaceetdecausalité : si le tempsyest réversibleetl’espace qualitatif en fonction des événements qui y ont lieu, la causalité, elle, se présente comme lacoïncidencedesélémentshétérogènesplutôtqu’unecausalitéséquentielle;lapartieestidentiqueautoutenvertuduprincipede«parsprototo».Toutpeutsurgirdetout,l’universpeutémergerd’unefleurdelotuscommedelapenséecréatriced’undémiurgefondateur.Car,estimeCassirer,lapenséemythiqueestconcrète au sens étymologique du terme (si l’on fait dériver ce mot du verbe con-crescere : fait des’agglomérer en sedéveloppant).Et tandisque la connaissance scientifique s’efforcede conclure à lacohésion des éléments distincts, « l’intuition mythique laisse coïncider ce qu’elle lie, unissant lesdifférentsélémentspar lacoïncidence,elleestunesortedecimentquipeutagglomérercequ’ilyadeplushétérogène19».Ainsilemondedel’Image,lemundusimaginalisqueCorbindevaitdévoilerdanslagnoseirano-islamique,estaussiunmondedecoïncidenceentredeuxordresderéalité:lesensibleetl’intelligibleoùl’espritsecorporaliseenquelquesorteetoùlescorpssespiritualisent.Sansdoutelescatégories de ce monde ne correspondaient pas exactement à celui que révélait Cassirer, mais ellesdénonçaient néanmoins l’existence d’une échelle de l’être où les temps et les espaces qualitatifs sedifférencientaugrédesniveauxdeprésence.

C’estauprintemps1934queCorbinfitsapremièrevisiteàHeideggeràFreiburg.Ilyesquisseleplandu recueild’opusculesquiparaîtra sous le titredeQu’est-ceque laMétaphysique?.Ensuite undétachement lui permit de passer l’année universitaire 1935-1936 à Berlin au FranzösichesAkademikerhaus, dont le directeur Henri Jourdan est son ami. Il fait un autre séjour à Freiburg enjuillet1936poursoumettreàHeideggerquelquesdifficultésdetraductionmais,ajoute-t-il,«ilmefaisaitentièrementconfiance,approuvaittousmesnéologismesfrançaisetmelaissaituneresponsabilitéunpeulourde20».

Pourcequiestdel’influencedelapenséedeHeideggersurCorbin,nousenparleronsplusendétaildans le paragraphe suivant.Qu’il nous suffise de dire ici queCorbin ne s’est pas tourné vers l’Islamspirituel parce qu’il avait été déçu par la philosophie de Heidegger ; mais que préalablement à laconnaissance de l’œuvre de Heidegger il était déjà un orientaliste. Les premières publications surSohrawardîdatentde1933et1935,alorsquedéjàen1929 il avaitobtenu lediplômede l’Écoledeslangues orientales ; sa traduction de Heidegger paraît en 1938. Corbin poursuit sur deux fronts sesrecherches,larencontreaveclapenséeallemandesuitdeprèscellequ’ileutaveclemondeiranien.Maiss’ilneserefermapasàd’autresinfluencesalorsquesondestinsemblaitêtrescellé,laraisonenestqueCorbin est toujours resté un Occidental, un penseur inquiet et soucieux de connaître les grandsmouvementsquisecouaientlapremièrepartiedenotreXXesiècle.MêmeàIstanbul,affirmeMmeCorbin,alorsqu’ils’était toutàfait isolédurestedumonde,plongéqu’ilétaitdansl’œuvredeSohrawardî,ilcontinua de traduire le Sein und Zeit, de même qu’il profitait de sa présence à Constantinople pourapprofondir sa connaissance de la théologie orthodoxe grecque et russe, et c’est à ce moment qu’ilentrepritunetraductiondupèreBoulgakov21.

L’Allemagnedel’entre-deux-guerresétaitselonHabermas22unfoyer féconddeplusieurscourantsphilosophiquesdontl’influenceseferasentirbienau-delàdesfrontièresdel’Allemagne,couvrantaussiles années cinquante et soixante de l’après-guerre. 1) Avec Husserl et Heidegger il y a unephénoménologie orientée en partie vers une logique transcendantale et en partie vers une ontologiefondamentale ;2) ilya,avecJaspers,LittetSpranger,uneLebensphilosophie remontantàDilthey,decolorationparfoisexistentialiste,parfoisnéo-hégélienne;3)ilya,avecScheleretPlessner,etpeut-être

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aussi avec Cassirer une anthropologie philosophique qui cherche à fonder les prémisses d’unephilosophie de l’Esprit distinguant l’homme du reste de la nature ; 4) il y a, avec Lukacs, Bloch,Benjamin,KorschetHorkheimer,unephilosophiesocialecritiquecherchantàeffectuerunretouràMarxetHegel ; 5) il y a enfin avecWittgenstein,Carnap et Popper le positivisme logique qui s’inspire duCercle de Vienne. On pourrait ajouter à ces cinq courants le renouveau du protestantisme avec lesrecherchesthéologiquesaxéessurlapenséedujeuneLutheretaussilesprolongementsdelapsychologiedesprofondeursdeFreuddans lespaysde langueallemande,quirevêtaient,avecCarlGustavJungenSuisse,uncaractèreplusgénéralsusceptibled’intéresserleshistoriensdesreligions.Corbins’intéressaàlaphénoménologie,à l’anthropologiephilosophique,à l’écolehistoriqueallemande,aurenouveauduprotestantisme,maissonsoucimajeurrestalaresreligiosacomme«théoriegénéraledesreligions».Laphilosophiesocialeetlasociologierestèrentenmargedesespréoccupationsphilosophiques.Carilyachez Corbin, comme nous le verrons dans la conclusion de ce livre, une évaluation plutôt négative àl’égard de l’évolution historique de la pensée occidentale.C’est avec l’œil d’un spirituel queCorbincritiquelerationalismeréducteurdenotretemps,opposantàlaraisoninstrumentaliséedel’AufklärunglateneurgnostiquedelaVernunft,àl’incarnationdébouchantsurlacollectivationsocialelathéophaniedes formes docétistes, à l’historicisme la hiérohistoire des Événements dans le Ciel, à l’allégorie lapolyvalencedessymboles,aunihilismedenotre siècle la théologieapophatique.Maiscelane l’incitepasàsedésolidariserdumouvementlibérateurdescourantsextra-philosophiquesquitraversel’Europedel’entre-deux-guerres;c’est-à-direl’effortdesgrandspenseurspourtenterunsautpérilleuxpar-dessusl’abîmeduNéant:ainsidel’héroïqueplongéedeHeideggerdanslefondoubliédel’Êtrepourypenserce qui reste impensé par l’occultation de l’Être ; ainsi du saut de Jaspers pour retrouver la foiphilosophique,ainsidelaphilosophieeschatologiquedeBerdiaevpourredécouvrirlarichesseinouïedel’hommeintérieur.

Corbinnerestepascaptifdansunsystèmeanti-occidentalcommeGuénonpourn’yvoirquel’espritduMalinàl’œuvre.Ilnesefaitpasréfractaireauxmouvementsdelapensée.

Tout au contraire il reste un philosophe dans la mesure où il repense l’Être et le soumet à uneinterrogation fondamentale. «Que signifie pour nous philosopher ? » demande-t-il dès le début de sacarrièredepenseur.Ettoutl’acheminementdesapenséeserauneréponseàcettequestionprimordiale.Semettreàl’écoute,c’estlaisserparlerl’Autre,peuimportesicetAutreestleSaint-Esprit,l’AngeouleJouvenceaudesrécitsvisionnairespersans.Penser,c’estdialoguerdansl’alcôvesecrèteducœur,penserc’estrépondreàl’Appelquisanscessenousinterpelle.Onpourraitdirequetouslesnœudsdelacourbede sa vie s’orientent fatalement vers cette rencontre avec l’Ange, dont il retrace les multiplesmétamorphoseschezlesgrandsspirituelsdel’Occidentcommedel’Orient.CorbinauraitpufairesiennecetteremarquedeHeideggercommentantlafameusephrasedeNietzsche:«Dieuestmort»:«PenserDieu en tant que valeur, fût-ellemême la plus haute, n’est pas Dieu…DoncDieu n’est pasmort, sadivinité(Gottheit)vittoujours,puisqu’elleestplusprochedelapenséequedelafoi23.»JamaisCorbinnese lassadepenser lephénomènede lafoi,etc’estparcequ’il futunremarquablepenseurqu’ilputaussi suivre et recréer, à partir de ses sources vives, tout l’héritage immense de la tradition irano-islamique,exploitqu’unIranien–disons-lefranchement–n’eûtpuaccomplir,parcequ’iln’auraitpaseulereculnécessairequiluieûtpermisjustementderevoirenperspectivelagenèsedesapropretradition.SiCorbinparvintàréaliseruntelexploit,c’estparcequ’ilfut,outreunspirituel,unpenseurrompuauxdisciplines philosophiques occidentales et initié à nombre d’écoles de pointe qui, dans l’entre-deux-guerres,bouleversaientlepaysagetraditionneldelapenséeenEurope.Pendanttouteslesannées(àpartirde1960)oùj’aieul’occasiondelerencontrerrégulièrementàTéhéran,jefussurprisdeconstateravecquelintérêtilsuivaitlesévénementsdenotretemps:quecefûtl’œuvrerévélatricedeSoljenitsyne,oule

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roman d’un Boulgakov ou même la gnose de Princeton de Raymond Ruyer. On ne pouvait pasmalheureusementendireautantdenosvénérablesShaykhsqui restaient endehorsde l’histoire, isolésdansleurtourd’ivoirescolastique,figésjenesaisdansquellesolitudeenchantéequilesrendaitquasiréfractairesetparlàmêmevulnérablesàtoutenouveautédelapensée.

Maisrevenons-enauxétapesdelaviedeCorbin.Dèslemoisd’août1944,CorbinreçoitàIstanbul,oùilestdepuislecommencementdeshostilités,unordredemissionpourlaPersedecequ’étaitencorele « gouvernement d’Alger ». En 1945 il se met en marche vers l’Iran, prend le chemin de fer«stratégique»jusqu’àBagdad,puisgravitenvoiturelachaînedeZagros.Etc’estl’exaltationdeshautsplateaux de l’Iran sous un ciel de turquoise. Les quelques pages que Corbin a consacrées à Ispahanmontrentàquelpointilétaitsensibleàlabeautédupaysageetdel’artpersans.Ilparledela«visiond’émeraude»,duphénomènedemiroirquel’onretrouveaussibiendanslesnichesfinementdécoupéesdelachambredemusiqueaupalaisd’AlîGhapouàIspahan,quesurle«miroird’eauréfléchissantàlafois la coupole céleste qui est le vrai dôme du templum et les faïences polychromes recouvrant lessurfaces24».L’Iranestlaterreoùs’opèrelarencontreduCieletdelaTerre.Etlephénomènedemiroir,quiestaucentredel’architectureiraniennedesmosquées,fondeégalementlamétaphysiquedel’Imageprofessée par toute une lignée de philosophes visionnaires. Il y a ainsi un lien intérieur entre lesdifférentes formesde lavision iraniennedumonde,uneGestalt donton retrace l’épiphanie aussibiendans l’architecture que dans l’espace qualitatif des miniatures, car « toutes leurs images sont desapparitionsdansunmiroir,àlasurfacemiroitanted’uneparoioudufeuilletd’unlivre25». Ispahanestunecitéemblématique:«VeniràIspahanceseraveniràlaMosquéeroyalecommelieudelarencontreentrel’universimaginaldeHûrqalyâ,laplushautedes“citésd’émeraude”,etlamerveillearchitecturaleperçue par les sens. Ce sera aussi venir chez les philosophes ishrâqîyân dont la métaphysique del’imagination permet cette rencontre, parce qu’elle nous ouvre l’intermonde, intermédiaire entrel’intelligiblepuretlesensible26.»

Commejeviensdelediredéjà,Corbinétaitextrêmementsensibleàlatopographiedel’Iran,ilyvoyaitcommelaformeterrestreetsensibledumundusimaginalis.Jemesouviensd’unvoyagequenousfîmesensembleàIspahan.Nousétions installésdans lapetitesallededéjeunerde l’hôtelShah-Abbasqui reproduisait tant bien que mal les petites niches vides de la chambre à musique du palais d’AlîGhapou.Danslesmursetlesparoisonavaitdécoupédanslevided’innombrablessilhouettesdevases,deflacons,d’aiguillères,decoupesdetouteslesformesconçuesparuneimaginationdébordante.Celadonnaitàcesespacesunesensationdelévitation,lesentimentquetoutyestensuspens,quetoutsembleêtreuneapparitionàmêmedes’évanouircommeunrêve.JevisCorbinselever,lesyeuxilluminésparunesortederegardintérieur,puisilmepritparlebrasetm’avançantversl’uned’entrelesnichesvides,meditd’unevoixdoucepresquesensuelle:«Ceciestlephénomènedumiroir,avancezlamaindanscevideetvousn’ytoucherezpaslaforme;carlaformen’estpaslà:elleestailleurs,ailleurs…»

Si j’évoque ce trait anecdotique, c’est pour dire à quel point la découverte de l’Iran fut unerévélationpourcequ’ilportaitdéjàenlui.Touteslesdescriptionsqu’ildonneradelaPersetémoignentdecettevisionintuitivequi litpar-delàlesImages,quidécouvreau-delàdesapparencesdesEssencesmétaphysiques.LemariagedeCorbinavec l’Iranétaituneprédestinationstellaire. Jamais jenevisunhomme vivre, ressentir si profondément ce que lui dévoilaient les yeux de l’Esprit. Si on dit deDostoïevskiqu’ilvivaitsesidées,onpourraitdiredeCorbinqu’iltransmuaitsesidéesenImages.DanstoutessesréflexionssurleschosesenIran(j’aisouventvoyagéavecluietpuisdoncentémoigner),ilyavaitcommeunta’wîlnaturel.Ilétaitnéavecundoninnédel’herméneutique,l’Irannefutqu’unchampdemanœuvrepour son regardd’alchimiste.Mais il avait aussi ledonde la communication.Les lieuxqu’on découvrait avec lui n’étaient plus les mêmes, les objets que l’on revoyait avec son regard

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transparaissaientdansl’aurad’unenouvelleprésence:toutsemétamorphosaitparsonregard,s’élevaitàunregistresupérieurdel’être.Cecim’incitaàledécriredansunpetitarticlequejeluiconsacrai,comme«l’hommeàlalampemagique27».

CorbinarrivedoncàTéhéran le14 septembre1945.Parmi les illustrespersonnagesqu’il devaitrencontrerdès l’arrivée, figure lenomduprofesseurPourDâwûd, le traducteurde l’Avestaenpersan.PourDâwûdtenaitàl’époquechezluidesréunionsauxquellesparticipaitl’élitedeTéhéran,commeparexemplel’écrivainSâdeghHedâyat(auteurdeLaChouetteaveugle), leprofesseurMohammadMo’în,futur collaborateur de Corbin pour l’édition des textes persans, et Mehdî Bayânî, conservateur à laBibliothèquenationale.Celui-ciorganisauneconférencepourCorbinauseindelasociétéd’iranologie(Anjoman-eIrânshenâsî)le1ernovembre1945.LethèmedelaconférenceétaitLesmotifszoroastriensdanslaphilosophieduShaykhal-Ishrâq28.Cetteconférenceeutunéchoretentissant;ellemarqua,pourainsidire,l’entréetriomphaledeCorbindanslemondeintellectueldel’Iran.

LebutdelamissiondeCorbinétaitdemettreenœuvre«leslongsprojetsetlesvastespensées»commeilleditlui-même29.Etc’estainsiqu’ilcréaledépartementd’Iranologieàl’Institutfrançaisetlacollectionde laBibliothèque iraniennequi allait devenirpar la suiteunphénomèneculturel importantdansl’histoirephilosophiquedel’Irancontemporain.Àcestade-làCorbinvamettreenœuvreleprojetqui avait germé dans son esprit lorsque étudiant en philosophie il suivait les cours de Gilson à laSorbonne.Cettetâcheimmédiateconsistait,dit-il,«àrecueillirlematériel,créeruncabinetdetravail,commenceràpublier.LesconditionsdetravailàTéhérann’étaientpascellesdenosjours(…),oùl’ontrouvedegrandescollectionsdemanuscritspourvuesdecatalogues.C’étaitaupetitbonheurlachance;ilestvraique lachance favorisehabituellement lechercheurobstiné. Jecommençai lapublicationde laBibliothèque iranienne, et pus la mener, en vingt-cinq ans, avec l’aide de quelques collaborateurs,jusqu’auvingt-deuxièmevolume.Chaquevolume,entièrementfabriquésurplace,demandaitunpetittourdeforce.Lacollectionétaitessentiellementunecollectiondetextesinédits,enpersanouenarabe(…).Jecroisquecettecollection,dontlesvolumessontaujourd’huipresquetousépuisés,aréussiàcreuserunsillage30».

Endisantquecettecollection«acreuséunsillage»,Corbinestprobablementfortmodeste.Eneffetcettecollectionconjuguaitdeuxdisciplinesquisontrarementprésentesenuneseuleetmêmepersonne:larigueurscientifiqueduphilologue,del’orientalisteentantquetel,etlaprofondeurduphilosophequi,lisant les textes, se les assimilemagiquement, c’est-à-dire en dévoile les sens ésotériques cachés. Lepassagede laBibliothèquenationaleà laBibliothèque iranienne31 aétéplusqu’unecontinuitédans letemps;lefilquirelielesdeuxnœudsaccuseunetransformationallantdel’unàl’autre;silapremièrefutl’appartenanceàunevénérable institution, laseconderéfèreplutôt«à la réalisationpersonnelled’unecollectionscientifique»32.

À partir des années soixante il se forma autour de Corbin une pléiade de jeunes chercheurs àlaquelle j’ai appartenumoi-même. Si je parle demoi-même ici, la raison en est que j’ai été témoinoculairedesactivitésdeCorbinpendantplusdedix-septansetcecijusqu’àsamort.Nonseulementilinfluença mes recherches, inspira la direction de mes études puisqu’il fut mon directeur de thèse dedoctorat,maisilfutaussiàl’origined’unmouvementspirituelquiaspiraitàétablirunpontentrel’Irantraditionnel et lamodernité. Je n’étais pas un islamologue,mais indianiste de formation, la rencontreavecCorbinmefitm’intéresserau faitreligieux,auxphénomènesde l’esprit,peu importequeceux-cis’exprimassent dans le langage mythologique de la pensée indienne ou qu’ils revêtissent les formesimaginales de la gnose irano-islamique, car le philosophe, me disais-je, ne poursuit-il pas sa quête

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partoutoùsoufflel’esprit?EneffetilyavaitenIranunclivageculturel,sociologique,entredeuxmondesquirestaientséparés

lesunsdesautrespardescloisonsétanches:l’Iranshî’itedeQomm,etsesécolesthéologiques,etl’Iranmodernequis’industrialisaitàunrythmefrénétique.Entrelesdeux,desgroupesd’intellectuelsopposéslesunsauxautrespardeschoixidéologiquesetaumilieudecesdifférentsgroupes,lapléiadedejeunesIraniensquiavaient faitdesétudesà l’étranger (États-Unis,France,Suisse), avaientconnu l’œuvredeGuénon,découvertlatraditionetétaientrentréschezeuxdésireuxd’approfondircettetraditionquileursemblait être une planche de salut dans l’océan agité des bouleversementsmodernes.D’autre part lesthéologiens de Qomm étaient surtout des docteurs de la Loi et parmi eux, ceux qui s’intéressaient àl’Islam spirituel écrivaient soit en arabe soit en persan scolastique inaccessible à la jeunesse. Parconséquent lesprodigieuses richessesde la traditionphilosophique iranienne restaientendehorsde laportéedesjeunes.Unegrandepartiedel’intelligentsiadel’Iran,influencéeparlavulgatemarxisteetlessous-produitsde l’Occident,n’avait accèsni aux trésorsde la traditionni auxgrandescréationsde laculture occidentale ; elle restait dans le vide, étant incapable de dépasser le stade social des débatsidéologiques.Enrevanchepourcettepléiadedejeuneschercheurs,l’œuvredeCorbinfutunerévélation,nonseulementelletraduisaitlesgrandsmomentsprivilégiésdelapenséeiraniennedansunlangageclairetconceptuel,mais,cefaisant,lesvieillesidéesapparaissaientrevêtuesd’unerobeneuveetéclatante:les séquences s’enchaînaient,desperles rares jaillissaientdu fatrasd’unmonde scolastiquevermoulu,l’universiranienressuscitaitparadoxalementdanslelangageclairdeDescartes;et,setransmuantenunfrançais élégant, ces idées se modernisaient presque. Ainsi un Pèlerin de l’Occident venait en Iranrévéler aux jeunes Persans, en français, lesmerveilles qu’avaient accumulées leurs illustres ancêtres.Ceciestundesparadoxesinouïsdenotretemps.Audemeurant,lefaitquel’œuvredeCorbinattiraitcesjeunesespritsnetenaitpasuniquementàlalanguemaisaussiàl’espritaveclequelCorbinréinterprétaitcette tradition. Je me souviens, une fois je demandais à mon ami Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî(collaborateurdeCorbinpourlafameuseAnthologie):«Pourquoin’écrivez-vouspasunehistoiredelaphilosophieirano-islamique,enenmontrantlesgrandsmomentsetleliengénétiquequirelielesidées?»Ilmeregardalonguementpuismefitcetteremarquequim’impressionnabeaucoup:«Jesuisincapablede revoir en perspective la pensée philosophique ; je ne dispose d’aucuneméthode adéquate pour cegenrederecherche;j’incarneenquelquesortecettephilosophie.»Aveucourageuxd’impuissancemaisaussimarquede lucidité, carAshtiyânî comprenait parfaitement la nécessité inéluctablede cette tâcheprimordiale;c’estpourquoiilaccueillitàbrasouvertslapropositionqueluifitplustardCorbindecréeruneanthologiedesgrandspenseursiraniens.

SiAshtiyânî ne pouvait prendre de recul à l’égard de sa propre tradition, ce recul était presquenaturel pour Corbin : l’objectivité, la distanciation, la critique et l’analyse étaient des caractèresinhérentsàl’attitudeduregardoccidental.D’autrepartCorbin,outrelefaitqu’ilétaitfrançais,c’est-à-dire un Européen (je vis rarement un homme qui fut si européen dans le sens humaniste du terme),possédait à merveille tout l’appareil de la philosophie médiévale et moderne de l’Occident. Il avaitressentidanssachair lescassuresde lafoietdusavoir,de la théologieetde laphilosophie ; ilavaitvéculesaffresde lasécularisation,essuyé ledramede la«mortdeDieu»,etc’estpourretrouver laParoledeladivinitéàpartirdutempsdeladétressequ’ils’étaitfaitpèlerindel’Occident.D’oùl’accentmoderne de sa voix, lepathos de saQuête qui touchait directement tout être soucieux de semettre àl’écoutedesimpératifsdel’Esprit.

Corbin était devenu sans l’avoir cherché expressément le pont entre l’Iran de Sohrawardî etl’Occident de Heidegger. Et c’est cette dimension double de sa pensée qui permit à nous, jeuneschercheursgroupésautourdelui,d’approfondircerapprochement.Avecluinousnenoussentionspoint

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dans la constellation close et géocentrique d’un univers pré-galiléen,mais bel et bien dans les tempsmodernes, à travers sa voie nous apprenions à dialoguer avec les grands sommets de la cultureoccidentale:MaîtreEckhart,JacobBoehme,Hegel,WagneretParsifal (queCorbinaimaitbeaucoup),Berdiaev,Blake,Rilke,Heidegger,Jungettantd’autres.

Dans les années soixante, nous étions un tout petit groupe : Sayyed Hosayn Nasr, professeurd’islamologie à l’Université de Téhéran, Issâ Sepahbodî, professeur de français, Houshang Beshârat,diplomate au ministère iranien des Affaires étrangères, et moi-même, professeur d’indologie àl’Université de Téhéran, à nous réunir dans le jardin de Zolmajd Tabâtabâ’î, avocat célèbre,mécèneentichédephilosophie,quirecevaitrégulièrementleséminentsshaykhsdelaphilosophietraditionnelle,etsurtoutlecélèbreSayyedMohammadHosaynTabâtabâ’î,professeurdephilosophieàQommetundesplus grands commentateurs du Qorân. C’est là, au tout début des années soixante que j’ai rencontréCorbinpourlapremièrefois.Jemepermettraidereproduireicicequej’aidéjàditailleursàcesujet33.

«C’étaitàTéhéran,unsoirfraisdefind’étédanslejardindeZolmajdTabâtabâ’î.Nousétionsunpetitgroupeassisdanslaclairièred’unjardinqu’entouraientdelongscyprèsetquerafraîchissaitaussil’éventail d’un jet d’eau se déversant sur la napped’unbassin en formede croix.L’atmosphèrequasimagiqueassociéeàcettepremièrerencontrefutunpointderepèredansmamémoireetc’est,entouréeduhalodecetteévocationpremière,quem’apparaîttoujoursl’imagedel’hommequidevaittantmarquermavie.

«Leshôtesd’honneurétaientcesoir-làdeuxpersonnagesd’Occidentetd’Orient:leFrançaisHenryCorbinetunIranien,leShaykhMohammadHosaynTabâtabâ’î(…).Dequoiparlions-nousdonccesoir-là ? Des thèmes majeurs de la gnose spéculative qui devaient nous préoccuper toute cette année-là,commel’annéesuivante,etcecidurantlesquinzeannéesquisuivirentcettepremièrerencontre;thèmesd’unerichesseinouïeayanttraitauxproblèmesessentielsquin’ontcesséd’angoisserleshommesdèslestempslesplusimmémoriaux.Cesoir-là,jemesouviens,Corbinabordalethèmedupéchéoriginel,delachutedel’hommeet,lessituantdanslecadreduchristianisme,demandaauShaykh:“Lagnosedel’Islamadmet-elleaussilepéchéoriginel?”,puiscitantunauteurfrançaisdontj’aioubliélenom,ajouta:“Deuxmilleansdepéchéoriginelontfiniparfairedevousdescoupablescomplaisants.”Jenesaismêmepassimacitationestfidèle, toujoursest-ilquecettephrasemefrappabeaucoup.LeShaykhavaitunevoixsibassequ’on l’entendaitàpeine, etmurmurant commeen lui-même il répondit : “Lachuten’estpasunmanque, ni un défaut, encore moins un péché : n’eût été le fruit défendu de l’arbre, les possibilitésinépuisablesdel’Êtrenesefussentjamaismanifestées.”Jen’oublieraijamaislesourireapprobateurdeCorbin;cesourireinnocentquivouscommuniquaitdirectementlaspontanéitéd’unepenséegénéreuse.“C’estparcequel’Occidentaperdulesensduta’wîl,ditCorbin,quenousn’arrivonsplusàpénétrerlesarcanes des SaintesÉcritures et que nous démythologisons la dimension sacrée dumonde.”C’était lapremièrefoisquejemesurais toutel’ampleurinsoupçonnéedecetermequeCorbinutilisaitsouventetqui resta, commeon le sait, la clédevoûtede toute saméditation. “Peut-on, fit remarquer leShaykh,parlerdeceschoses-làsanstenircompteduta’wîl(del’herméneutiquespirituelle)?Ilnepeutyavoirdevraiespiritualitésansta’wîl.”L’accorddesdeuxhommes,endépitdesdifficultésd’undialogueparlé(leShaykhparlait trèsbasavecunaccentâzarienplus,Corbin l’entendaitàpeine),était total.C’estplustardquejedevaisréaliserlesimmensespossibilitésdece“concept”etlesimplicationsqu’ilsuggérait.Jecompris,alors,quetoutelaviedeCorbinétaitenquelquesorteunefforttenduversl’éclosiondel’artdu ta’wîl, c’est-à-dire de la pensée méditante par excellence dont il avait déjà découvert quelquesaspects dans laméthode phénoménologique.Mais ce qui se présentait comme une découverte tardivedans le processus de la pensée occidentale, avec Husserl et Heidegger, avait été pour les penseursiraniens la clé indispensable de toute méditation. “C’est cela que résume si bien, me disait Corbin,

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l’expressiondekashfal-mahjûb,c’est-à-direledévoilementducaché.”»CesrencontrescontinuèrentmêmeaprèsledépartdeCorbin.Etc’estanimésdel’espritdesynthèse

deCorbinquependantdeuxansnousfîmesavecleShaykhTabâtabâ’î,quientre-tempsétaitdevenuunamitrèsproche,uneexpérienceuniqueenIran,àsavoirl’étudecomparativedesdifférentesreligionsdumonde sous la direction d’un shaykh shî’ite traditionnel.Nous y lûmes tour à tour les traductions desÉvangiles,laversionpersanedesUpanishads,traduitesparDârâShokûh,lesSûtrasduBouddhisme,etleTaoTeChing;livrequeNasretmoi-mêmetraduisîmesentoutehâteetdontnousfîmeslalectureavecleShaykh.Celui-cicommentaitlestextesaveclaperspicacitéd’unmaîtrespirituelsesentantàl’aiseaussibiendanslapenséehindouequedanslemondebouddhiqueetchinois.Jamaisilnevitd’oppositiondefondàl’espritdelagnoseislamiquetellequ’ill’avaitconnueetpratiquée.Partoutilvoyaitlesgrandsmoments de l’Esprit et lorsqu’on acheva la lecture de la pensée vertigineuse et si prodigieusementparadoxaledeLaoTseu,ilnousfitremarquerquedetouslestextesquenousavionslusaveclui,celui-ciétaitdebeaucoupleplusprofond,lepluspur.Parlasuiteilnousréclamaàmaintesrepriseslatraductiondecetexte,maismalheureusementletexteetlesnotes,quej’avaispriseslorsdecesréunions,avaienttousdisparuslorsd’unincendiequiravageamabibliothèquele25décembre1963.Nousn’eûmesjamaislecourageniNasrnimoi-mêmed’enrefairelatraduction.

En 1954, Corbin succéda à Louis Massignon à la section des sciences religieuses de l’Écolepratiquedeshautesétudes.Quantàcettenomination,Corbinremarque:«LecherMassignonn’étaitpasétrangeràcetteélection.Jeconnaissaissonsouci,etquellesquefurentnosdifférencesdepensée,ilmeconsidéraitcommeleplusprochedeluipourprolongerladirectionqu’ilavaitdonnéeauxrecherches,sinonquantàleurcontenu,dumoinsquantàleursensetleuresprit34.»

Unautreévénementd’uneimportancecapitaleallaitégalementinfluencerlacourbedevied’HenryCorbin:laparticipationaucercled’Eranos.C’esten1949queCorbinreçutuneinvitationd’OlgaFröbe-Kapteyn à prendre part aux conférences qui avaient pour thème cette année-làDer Mensch und diemythischeWelt(L’hommeetlemondemythique).LapremièrecontributiondeCorbinàEranosavaitpourtitre«Lerécitd’initiationetl’hermétismeenIran(rechercheangélologique)».Cetteparticipationdurapendantunquartdesiècle.CorbindevintaufildesannéesundespiliersdeceCercleplutôthermétique.IlyconnutCarlGustavJungquienétaitenquelquesorte le«génie tutélaire»,KarlKérenyi,MirceaEliade,AdolphPortmann,savantbiologiste,GerhardvanderLeeuw,lephénoménologuenéerlandaisdela res religiosa, Daisetz Teitaro Suzuki, le maître en Bouddhisme zen, Ernst Benz, le théologien deMarburg,GilbertDurand,JamesHillmanetGershomScholem,ToshihikoIzutsu,l’islamologuejaponaiségalementmaîtreenbouddhisme,etbeaucoupd’autrespersonnagesillustres.

Toute orthodoxie ecclésiastique, académique et universitaire restait étrangère à l’esprit d’Eranos.Chaque participant y apportait sa contribution comme dans un laboratoire, où il exposait la premièreesquisse d’une recherche nouvelle. « Presque tous ces essais, disait Corbin, se sont transformés enlivres.»Corbinyébauchalui-mêmelesgrandsthèmesdeseslivresquifurentpubliésplustardsousdestitres différents comme L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, le monumental opusmagnumenquatrevolumes:EnIslamiranienpourneciterquequelquesexemples.

Pour le regard transfigurateur deCorbin, tout prenait un sens symbolique, et c’est dans cemêmeespritqu’ilécrivitdeuxpetitsarticlesintitulésDel’IranàEranos(1953)etleTempsd’Eranos(1956).Le lien unissant l’Iran à Eranos n’était pas une assonance fortuite, « mais une connivence, invitant àgoûterlaprévenancesecrètequipréparalesétapesincurvantl’itinéraired’ununiquepèlerinage35».Icic’estRudolfOttoquiservaitdeliensynchronique.C’esteneffetluiquiavaitproposéautrefoisen1933àMmeFröbe-Kapteyn,depassageàMarburg,lesens,laformeetlenomduprojetd’Eranosdontildevintsi l’on veut le spiritus rector. En 1930, Corbin se trouvait aussi à Marburg de même qu’un jeune

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bouddhiste japonais,disciplede laTerrePuredeSukhavati,quiétaitvenu jusqu’àRudolfOtto, sur latrace deLuther, ce «Bouddha d’Occident », parce que la doctrine de rédemption par grâce du grandthéologienallemandéveillait en lui laCompassiond’Amitabha, leBouddhade laLumière infinie.Or,remarque Corbin, l’Iran, pays de Fravarti (Ange) et Terre Pure, incarnait aussi cette même réalité«puisqueauxoriginesdelaTerrecélesteàlalumièreinfinieflamboielaLumièredeGloiresacrale,leXvarnah des hiérophanies iraniennes ».Et c’est àEranos queCorbin, initié à la vision iranienne desArchangesdeLumière,apportaitrégulièrementsacontribution.Dèslors toutescesséquencesnonliéescausalement–R.Otto,auteurd’uneétudecomparativesurlesmystiquesd’Orientetd’Occident(SankaraetMaîtreEckhart),laTerrePuredeSukhavati,l’IranterredesFravartisetduXvarnah–segroupaientsynchroniquementpar-delàletempsetl’espace,etcelaendehorsdetouteconnexioncausale,pourcréerlaconfigurationpropredecequeCorbinappelaitle«tempsd’Eranos»;untempsquiétaitla«miseenprésence»desévénementsconstellésensignes.Eranosdevenaitdelasortelecentredessignes.VeniràEranoséquivalait à interpréter lesconnotationsdeces signes,«parceque,ditCorbin,Eranos est lui-mêmeunsigne.Ilnepeutetnepourraêtrecomprisquesionl’interprètecommeunsigne,c’est-à-direcommeuneprésenceremettantsanscesseetchaquefois“auprésent”.Ilestsontempsparcequ’ilmetauprésent,demêmequechaquesujetagissantestsontemps,c’est-à-direuneprésencequimetauprésenttoutcequiserapporteàelle36».

LeCercled’Eranosévoqueaussil’histoired’uneamitiéparticulière:celledeJungetdeCorbin.IlfautavoirfaitlepèlerinageàAsconapourserendrecompteàquelpointl’espritduMagedeZurichestprésentenceslieux.Voicicequ’enditCorbinlui-même:«LesrencontresavecCarlGustavJungétaientquelquechosed’inoubliable.NouseûmesdelongsentretiensàAscona,àKüssnacht,àBollingen,danssonchâteaufort,oùmeconduisaitmonamiCarl-AlfredMeier.Quediredecesentretienssurlesquelsjenevoudraislaisserplaneraucuneambiguïté?J’étaisunmétaphysiciennonpasunpsychologue,Jungétaitunpsychologuenonpasunmétaphysicien,quoiqu’ilaitsouventcôtoyélamétaphysique.Nosformationset nos visées respectives étaient toutes différentes, et pourtant nous nous comprenions à longueur dedialogues,àtelpointque,lorsqueparutsaRéponseàJobquifutdéchiréeférocementdetouslescôtésconfessionnels, je voulus en donner une interprétation loyale dans un long article37 qui me valut sonamitié.Cetarticlefaisaitdelui,enquelquesorte,uninterprètedelaSophiaetdelasophiologie.Oserai-je dire que l’enseignement et la conversation de Jung pouvaient apporter à toutmétaphysicien, à toutthéologien, un don inappréciable, à condition de s’en séparer au moment où il fallait ? Je pense auprécepted’AndréGide:“Maintenant,Nathanaël,jettemonlivre…”38.»

Ce qui séduisit Corbin dans la psychologie de Jung, c’est que celle-ci osait prononcercourageusementle«motâmeetmettrel’hommeàladécouvertedesonâme39».LapenséedeJungsedistinguedelaphénoménologiedelaconsciencehistoriqueenvigueurdepuisHegel,parcefaitqu’ellene cesse de révéler la préhistoire de l’âme, de sorte que celle-ci n’est pas dépassée dans un passépérimémaisesttoujourslà«aucommencement»40.L’importancedeJungestd’avoirmontrélelangagesymboliquedecettepréhistoire,del’avoirdistinguédel’allégorieetsurtoutd’avoirliélesymboleauxstructures de l’âme elle-même. Les symboles sont donc la cristallisation des archétypes qui sont eux-mêmes les « organes de la psyché pré-rationnelle ». En soi l’archétype n’a pas de contenu, il estinvisible,ilpeutêtrecomparéauchampmagnétiquedel’aimant41;etlorsqu’ilsemanifeste,c’estsousforme de symbole. D’où il s’ensuit que le symbole est la forme visible d’un archétype invisible.Dépouillésainsideleurteneurpsychologique,lesarchétypespeuventêtrecomparésauxIdéesdivines,àl’ImagoDei, aux « Essences fixes » (gnose islamique), en bref toutes les formes archétypiques querevêtentlesthéophaniesdel’Esprit.

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Mais l’exégèse de l’âme et la rencontre avec l’Archétype primordial est, pour celui qui en faitl’expérience numineuse, une individuation, où lemoi est en quelque sorte intégré dans l’Inconscientcommehierosgamos dont le fruit est, par exemple, dans le contexte du christianisme, la naissance del’enfantdivin.Jung,dansunarticleparuàEranos42,définitl’individuationcommel’expérienceduSoiqui devient en quelque sorte le centre de cette intégration. Le Soi n’est pas le point central mais lacirconférencequienglobel’inconscientcommeleconscient;ilestlecentredecettetotalitétoutcommele Moi est le centre du conscient. Cette intégration, Jung l’appelle la « symbolique du mandala »(Mandalasymbolik). Le mandala est ainsi le symbole du Soi (das Selbst) dans le processus del’Individuation et ceci constitue l’uniondes contraires et la créationdu corps archétypique (lecorpusincorruptibiledel’alchimie).UndesdisciplesdeJung,ErichNeumann,reprenantlemêmethèmedansuneconférencesur«l’hommemystique43»,assimilel’expériencedeSoiàlarencontreavec«lepointcréateurduNéant»(derschöpferischePunktdesNichts)quiestl’expériencenumineuse.Grâceàcetterencontre les deux pôles de notre être total mis face à face, c’est-à-dire le Moi et le non-Moi, setransmuent pour constituer en quelque sorte une troisième entité que révèle pour l’homme mystiquel’équationmétaphysiquede«Celatues»(tattvamasi).LeCeladecetteéquationfondamentaletoutenétantlecentreannihilantduNéantn’enestpasmoinslepointfondateurdelacirconférencedel’Être.Enconséquent,cetteexpérienceestparrapportauMoiquis’anéantituneannihilation,maisparrapportàlaTotalitéquienémergeelleest leSoi,c’est-à-dire le temenos, la structure initiale et configuratricedumandala : « là où la théologie mystique et l’anthropologie mystique deviennent une seule et mêmechose44 » ; là où enfin, selon lesmystiques islamiques, le point final de laRemontée rejoint le pointinitial de la Descente45. Or l’expérience de Soi, comme Individuation, suggérait pour Corbin, sanstoutefois se confondre, le phénomène de la Rencontre avec l’Ange dont il retraçait les multiplesexemplificationsdanslagnoseirano-islamique.L’expériencemystique,quecesoitcelleduprophèteouduphilosophegnostique,nepouvaits’effectuerqueparlaprésencetransmuantedel’Angecommeguideintérieur. La progression du parcours des deux est donc le résultat d’une pédagogie angélique qui setraduit intérieurement par la rencontre avec l’Ange-Soi. Ce guide intérieur peut revêtir des nomsdifférentsetapparaîtretantôtcommel’ArchangeGabriel,tantôtcommeNatureParfaite(Sohrawardîetlatraditionhermétique), tantôtcommePartenaireCéleste(traditiongnostique), tantôtcommeleHérosdesRécitsvisionnairesavicenniensHayyibnYaqzân.Maissousquelqueformeque l’Angeveuillebiensemanifester, sa fonction pédagogique est lamême : éveiller l’âme en tant qu’Étrangère en cemonde etsusciterlaconjonctiondelabi-unitédel’âmeavecsonAlter-Egocéleste.C’estainsiledoubleaspectdecetteconjonctionquicréel’Individuationetamènel’éclosiondeladimensionpolairedel’êtregrâceàlaquellelacontrepartiecélestedel’âmesemanifestepourlemystiqueinsingularibus.

En définissant l’expérience de Soi, Corbin estime que Jung valorisait l’Imago intérieure et lelangage primordial du symbole contre « la dissolution de l’âme à laquelle conduisent joyeusement lapsychanalyse de Freud, les laboratoires de psychologie et tant d’autres inventions en lesquelles notremondeagnostiqueestsifertile46».OnneretenaitmalheureusementdeJungquel’inconscientcollectifennégligeant le processus d’Individuation qui restait le thème central de tout son travail sur l’alchimie.Celle-ci révélait, d’autrepart, le «mondedes corps subtils »dontCorbin avait dévoilé le fondementontologique dans la pensée irano-islamique : à savoir le monde des Images-Archétypes (’âlam al-mithâl),lemalakûtdel’âmeoùlescorpssespiritualisentetoùsecorporalisentlesesprits.Cependantc’est ici qu’intervient, si je puis dire, la différence essentielle inhérente aux deux méthodespsychologiqueetmétaphysiquedeJungetdeCorbin.Pourqu’ilpûtsedifférencierde l’Imaginaire,cemundusimaginalisexigeaituneassiseontologiquepropreetautonome.Or,estimeCorbin,«ilmanque

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encoreaupsychologueoccidentaldedisposerdecette assiseoudecet encadrementmétaphysiquequiassureontologiquementlafonctiondecemondemédiateur47…».Caràdéfautd’uneassisecosmologiqueetontologique,cemonde-làestsusceptiblededégénérerendérèglementsdel’imaginaire.C’estpourquoiCorbinforgealetermed’imaginalpourledistinguernettementdel’imaginaire.L’imaginal,précisons-leencore une fois, n’a de réalité que s’il est soigneusement encadré dans une vision cosmologique etplatoniciennedumondeoùlesréalitésintérieuresdel’hommeauraientdescontrepartiesontologiquesàl’extérieur et que le passage de l’un à l’autre – c’est-à-dire du temps des horizons (âfâqî) au tempsintérieurdel’âme(anfosî)–s’effectueraitparunerupturequiseraitaussiunrevirement,voireunta’wîl.À défaut de cette expérience gnostique, l’imaginal a toutes les chances de se dégrader en déliresimaginaires.C’estdonc toutuncombatpour l’âmedumondequ’il faut livrer,ditCorbinetdanscettedimension«lapsychologiejungiennepeutfortopportunémentpréparerleterrainducombat,maisl’issuevictorieuseducombatdépendd’autresarmesquecellesdelapsychologie48».

Ilfaudraitàprésent,pourfinircetteintroduction,évoquerlesderniersmomentsimportantsdecettebiographiespirituelle.C’estaucoursdel’automne1964àTéhéranqu’avecsoncollègueetamiSayyedJalâloddînAshtiyânî(professeuràlaFacultédeThéologiedel’UniversitédeMashhad)Corbinconçutleprojetdemettreàl’œuvreunedesgrandestâchesencoreinachevéedesavie:l’élaborationd’unevasteAnthologiedesphilosophes iraniensdepuis leXVIIe siècle jusqu’ànos jours, encommençantparMîrDâmâd, lemaître àpenserde l’Écoled’Ispahan, auxconfinsdesXVIe etXVIIe siècles. Il s’agissait deprésenterunequarantaineouunecinquantainedepenseurs,dontlesnomsn’étaientpasoubliés,maisdontlesœuvres restaientdifficilement accessibles et àpeuprès ignoréesdu restedumonde.Audépart ilsprévoyaient atteindrecinqvolumes,puis ils réalisèrentqu’il en fallait sixou sept.Lepremiervolumeparuten1971,ledeuxièmeen1975,letroisièmeétaitterminéetlequatrièmeenvoiedel’être.Corbinn’euthélaspasletempsd’achevercecorpus,maisilavaiteu,parcontre,l’intentionderéunirlespartiesfrançaisesenunvolumeséparé.CevolumeparutaprèslamortdeCorbinsousletitredeLaphilosophieiranienneislamiqueauxXVIIeetXVIIIesièclesauxéditionsBuchet-Chastelen1981.Quantauxrelationsd’amitiéentreCorbinetAshtiyânî,ellesfurentexcellentes,Ashtiyânîavaituneadmirationsansréservepour Corbin. Je me souviens qu’en automne 1977, il était venu s’installer quelques jours chez moi.L’appartementquejeluiavaisréservédonnaitsurunjardinetnousycontemplionslespremierssignesdel’automneet dans l’arrière-espace la chaînemagiqued’Alborzqui semait le rêvedeshauteurs sur lesétenduesvastesdudésert.DiscuteravecAshtiyânîétaitsouventunprivilègeinoubliable;ilavaitledondevousemporteràtire-d’aileversdeshorizonsinvisiblesetdesespacesinexplorés.IlmedemandaunjourdeluitraduirequelquespagesqueCorbinavaitconsacréesàMollâSadrâShîrâzî.J’endonnaistantbien que mal une traduction libre, paraphrasée, essayant de transposer en persan ce qui avait étémagistralement bien interprété en français. Ashtiyânî était littéralement enchanté ; la pensée de Sadrârévélait, grâce à la transmutation que lui faisait subirCorbin, un attrait inédit, une tonalité actuelle. Ilécoutasilencieusementpuismeditceci:«Vraimentilabiensaisilefonddesapensée.»

Lorsqu’en1973Corbinatteignitcommeilleditlui-mêmela«limitedel’âge»,etqu’ildevaitparconséquent renoncer à son séjour régulier en Iran,voiciqueprit«providentiellementnaissance»une«Académieimpériale iraniennedephilosophie»dirigéeparsonamietcollègueSayyedHosaynNasrqui l’accueillit immédiatement commemembre.Leprogrammede séjour restaitdonc inchangé.CorbinputrégulièrementvenirenIran,ypoursuivresesrecherchesetdonnerdescoursàl’Académie.D’autrepart,onvenaitde fonderàTéhéran,en1977,un«Centre iranienpour l’étudedescivilisations»dontj’assumaismoi-mêmeladirection.Corbinavaitàprésentunchoix:toutlemondeétaitprêtàl’accueilliràbrasouvertsdanssonétablissement.Sesjeunesamisdirigeaientdorénavantdesinstitutsderecherches’orientant dans les ornières qu’il avait si patiemment creusées. Lorsqu’en automne 1977, j’ai voulu

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organiser à Téhéran un colloque international ayant pour thème «L’impact de la pensée occidentalerend-ilpossibleundialogueréelentrelescivilisations?»,jefisappelàluietilendevintenquelquesorte le spiritus Rector. Le colloque gravita autour de sa personnalité rayonnante et fut un immensehommageàl’hommequiavaittantfaitpourl’Iranetsaculture.CefuthélasledernierséjourdeCorbinenIranetjesuisheureuxqu’ilaitétécouronnédesuccèsetdegloire;carilappréciabeaucouplesmarquesde déférence et d’amitié que tout le monde lui témoignait : des plus grands aux plus humbles. LacontributiondeCorbinaucolloque :Dela théologieapophatiquecommeantidoteaunihilisme allaitdirectementaucœurdudébatetportaitcommetoujoursleproblèmeauniveaudel’esprit.Lesdeuxnomsque l’on cita le plus souvent au cours des entretiens qui s’ensuivirent furent ceux de Corbin et deHeidegger. Un grand cycle s’achevait ainsi, la quête de Heidegger à Sohrawardî y trouvait sondénouement et son apothéose.Et dans l’intervention finale,Corbin résuma ainsi l’esprit du colloque :« Pour la première fois dans un colloque comme le nôtre, j’ai entendu citer côte à côte philosophesoccidentauxetphilosophesiranienstraditionnels.Pourunchercheuraniméinitialementparlaconvictionquecettephilosophieiraniennerecelaituntrésorspiritueletqu’ilvalaitlapeinedeconsacrerletravaildetouteunevieàsarenaissance,c’estlàunerécompenseintime49.»

C’estlorsd’uneescaleàParissurmoncheminderetourquejevispourladernièrefoisCorbinenseptembre1978.J’arrivaisd’unemissionenAmériquelatine.Corbinétaitétendusursonlit,maladeetquelque peu inquiet du cours des événements en Iran, car la révolution iranienne avait bel et biencommencé.Jenepuisdireàquelpointnousfûmescontentsdenousrevoir,jel’embrassaietm’installaiauchevetde son lit.«Quesepasse-t-ildoncen Iran,monpetitDaryush?» Jen’en savais rienmoi-même.Mon absence de quarante joursm’avait complètementmis hors du circuit des événements quientre-tempsavaientprisunrythmefrénétique.Lesquelquesbribesd’informationquej’avaispurecueilliràtraverslapressemexicaineetpéruviennenem’enapprenaientpasdavantage.Jenesaiscequejeluiaidittantj’étaisému.Ensortantj’avaisleslarmesauxyeuxcarjesavaisquejenelereverraisplus.Dansletaxiquim’emmenaitàl’aéroport,j’avaisdesombrespressentiments.JesavaisquelamortimminentedeCorbinannonçaitlafind’unmonde,quelepaysà«lacouleurduciel»,lapatriedespoètesetdesphilosophesbasculaitversungouffreetqu’elleallaitbientôtconnaîtrel’unedespageslesplussombresde son histoire. Même après presque dix ans de recul, j’éprouve la même angoisse en revivant cesminutes intenses. Etmaintenant que j’écris ces lignes et pense à l’ami disparu, j’entends sa voix quim’annonce«unmondeoùl’amourdevaitprécédertouteconnaissance,oùlesensdelamortneseraitquelanostalgiedelarésurrection».

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CHAPITREIIL’herméneutiqueetHeidegger

LepassagedeHeideggeràSohrawardîafaitcoulerbeaucoupd’encre:onyadéceléunsignededéception, une disparité et même un mélange incongru. Corbin s’y est expliqué clairement dans sonentretien avec Philippe Nemo : « Ce que je cherchais chez Heidegger, ce que je compris grâce àHeidegger,c’estcelamêmequejecherchaisetquejetrouvaisdanslamétaphysiqueirano-islamique50.»CequeCorbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre « climat de l’Être »(eqlîm-ewojûd,Hâfez),unautreniveaudeprésence,niveauquiétaitexclupourainsidireduprogrammedel’analytiqueheideggerienne.Le«retourauxchosesmêmes»quepréconisaitHusserl,lesmisesentreparenthèses, le retraithorsdescroyancesadmisesqueprônaient lesadeptesde laphénoménologie,nedébouchaientpassurlecontinentperdudel’âmepasplusqueHeidegger,analysantlesexistentiauxduDasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat ou lemonde del’imaginal.Ainsi lepassagedeHeideggeràSohrawardîn’étaitpasuniquementunparcoursordinaire,encoremoinsuneévolutionmaisunerupture,unerupturequimarquaitl’accèsàunautreclimatdel’être,etquineportatoutsonfruitquelorsqueCorbin,isoléàIstanbulencompagnieduShaykhal-Ishrâq,eneutpeuàpeulavisionimmédiate.

Eneffet,commenousl’avonsdéjàremarqué,toutelaproblématiquephilosophiquedujeuneCorbingravite autour de deux thèmes solidaires l’un de l’autre : l’herméneutique et la temporalité. Et pourquiconques’intéressaitàceschoses-làetquiétaitgermanistepar-dessus lemarché, l’originalitéde lapensée dumaître de Freiburg ne pouvait rester indifférente. Car lemérite immense deHeidegger, ditCorbin,est«d’avoircentrésurl’herméneutiquel’actemêmedephilosopher51».D’autrepartleconceptd’herméneutiqueauneorigineprotestanteet luthérienne.DeLutheràHamann,àScheiermacher(1768-1834),àDilthey,àBarth,àHeidegger, le liendecette traditionherméneutiqueestévident. Iln’estpasétonnantdèslorsdevoirCorbinsuivrepasàpaslesjalonsdeceparcours.NouslevoyonsconfrontéàlanotiondelasignificatiopassivachezLuther,àlathéologiedialectiquedel’appeldel’AutredeBarth;nouslevoyonsencompagnieduMageduNordetencontactavecsa«philosophieprophétique»,idéeque d’ailleurs Corbin développera dans la pensée irano-islamique où l’identité de l’Ange de laconnaissanceetdel’Intelligenceagenteluidonneralesprémissesd’unephilosophieprophétique.VoilàCorbinoccupéparleproblèmedelatemporalité:letempsexistentieldelafoietletempsdelaParolede Dieu, et sous-tendant ces différents modes d’être, les différents niveaux herméneutiques qui leurcorrespondent. « Ce que je trouvais avec enchantement chez Heidegger, dit-il, c’était en somme lafiliation de l’herméneutique depuis le théologien Scheiermacher, et si je me réclame de laphénoménologie, c’est que l’herméneutiquephilosophique est essentiellement la clef qui ouvre le senscaché(étymologiquementl’ésotérique)souslesénoncésexotériques.Jen’aidoncfaitqu’enpoursuivrel’approfondissementd’aborddanslevastedomaineinexplorédelagnoseislamiqueshî’ite,puisdanslesrégions de la gnose chrétienne et de la gnose juive qui en sont limitrophes. Inévitablement, parce qued’une part le concept d’herméneutique avait une saveur heideggérienne, et parce que d’autre partmespremières publications concernèrent le grand philosophe iranien Sohrawardî, certains “historiens”s’obstinèrentàinsinuervertueusementquej’avaismélangéHeideggeravecSohrawardî.Maisseservird’une clef pour ouvrir une serrure, ce n’est tout demêmepas confondre la clef avec la serrure. Il ne

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s’agissaitmêmepasdeprendreHeideggercommeuneclef,maisdeseservirdelaclefdontils’étaitlui-mêmeservi,etquiétaitàladispositiondetoutlemonde52.»

Si Corbin suit le cours de philosophie médiévale avec Gilson, Heidegger poursuit ses étudesthéologiques puis philosophiques à l’Université de Freiburg et en 1911, après quatre semestres dethéologie,décidedeseconsacrerentièrementàlaphilosophie.En1915sathèsed’habilitationdédiéeàRickertapourtitre :Le traitédescatégoriesetde lasignificationchezDunsScot.Lespagesdecetouvrage traitant de la grammatica speculativa aideront plus tard Corbin à mettre en œuvrel’herméneutiqueluthériennelorsqu’ilseraappeléàsuppléersonamiAlexandreKoyréà lasectiondessciencesreligieusesdel’Écoledeshautesétudes,pendantlesannées1937-1939.IlyaaussileconceptaugustiniendutempsoùCorbinretrouveleschéma«génialementrenouvelé»chezHeidegger53.Corbinest séduit par l’herméneutiquedeSeinundZeit.Quel est le lienqui relie le signifiant et le signifié ?C’estleDasein, leSujet,queCorbin traduità l’époquepar«réalité-humaine».LeSujet,en tantqueréalité-humaineouÊtre-là (commeon le traduirapar lasuite), réaliseuneprésence, seconstituantentantqueDa (là), il est d’ores et déjà être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein).Sonêtre est la conditionoriginelle qui précisément rend possible la projection d’un monde. Sa présence n’est pas un présentuniformeetcontinudans le temps,mais il est lui-mêmeen tantquepro-jet, sourcede temporalisation.Autrementdit il sécrètesonpropre temps.D’où ladéfinitiondeHeidegger :« l’essencede la réalité-humaineconsisteensonex-sistance»(DasWesendesDaseinsliegtinseinerExistenz)54.Ex-sistantentant qu’être ex-statique, l’Être-là non seulement projette unmonde,mais ce faisant, il l’explique : saprésenceaumondequ’iléclairelui-mêmedeparsaprésenceaumondeestd’oresetdéjàcompréhensionetinterprétation(Aus-legung).D’oùl’importancequerevêtpourCorbinlefaitqueHeideggeraitinsistésur l’herméneutique. Sa présence étant révélante, elle est aussi révéléemais « de telle sorte qu’en serévélant, c’est elle-même qui se révèle, elle-même qui est révélée55 ». Toute existence, étant unecompréhension,estparlàmêmel’articulationd’unprojet(Entwurf)grâceauquell’Être-làassumed’unepartsaconditionoriginelled’unêtrejetédansuneexistencequ’iln’apaschoisieetanticipe,paravance,son ultime pouvoir-être, c’est-à-dire son avenir. Le temps s’origine à partir de l’avenir et l’aveniracquiertdelasorteunprivilègesurlesdeuxautresextasestemporellesàsavoirlepasséetleprésent.Ainsi la trame de l’Être-là est tissée d’historicité : « L’analyse de l’historicité de la réalité-humaine(l’Être-là)essaiedemontrerquecetexistant(étant)n’estpoint“temporel”,parcequ’il“setrouvedansl’Histoire”, mais qu’au contraire, s’il n’existe et ne peut exister qu’historiquement, c’est qu’il esttemporeldanslefonddesonêtre56.»

Les trois composantes de la structure tridimensionnelle duDasein : la facticité ou la déréliction(Befindlichkeit, le fait de se trouver toujours-là), l’existence en tant que présence et source detemporalisationet l’être-auprès-de(Seinbei) constituent le souci.Celui-ci interprète lemondecommelumièrenaturelle.L’hommeéclairelemondeparundoublemouvementderétrospectionetd’anticipation,de sorte que souci, interprétation, temporalisation demeurent des existentiaux simultanément originels(gleichursprünglich),liésàlastructuremêmeduDaseinetsonidentificationàl’être-dans-le-monde.

Cesexistentiauxsont,parconséquent,lesmodesd’êtreou,sil’onveut,lesconditionsontologiques,existentialesducomprendre,c’est-à-diredel’herméneutique.Ceciestlaclavishermeneuticaquel’étudedeHeideggeroffritàCorbin:lesmodesd’êtrerequièrentleurpropremodedecomprendre;maispourCorbinquicherchaitdesmodesd’êtreautresqueceuxquepostulaitleDadel’analytiqueduDasein, leproblème de l’herméneutique allait dépasser l’horizon de laWeltanschauung heideggerienne. Corbinallait ouvrir avec cette même clef d’autres serrures, notamment celles qui restaient en dehors duprogrammeanalytiquedeHeidegger;c’est-à-dired’autresmodesd’êtreenrapportavecd’autresniveaux

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herméneutiquesetd’autresmodesdetemporalisation.Leproblèmedelahiérohistoire,del’eschatologie,de l’espace imaginal des symboles : toutes choses que ne visait guère l’horizon de la penséeheideggerienneetquirestaientnéanmoinslessoucismajeursdelaquêtedeCorbin.L’herméneutiquedeHeidegger,dumoinscelleduSeinundZeit,avaitpourtâchedemettreenlumièrelamanièredontleDarévèlel’horizonquiluiestcaché.Autourdecesitus(Weltanschauungheideggerienne)s’ordonneainsi« toute l’ambiguïté de la finitude humaine caractérisée comme un “Être-pour-la-mort” (Sein zumTode)57»…tandisquechezlesmystiquesiraniens,unMollâSadrâ,parexemple,laprésencetellequeleurdévoilelephénomènedumonden’estplusuneprésencedontlafinalitéestl’être-pour-la-mort,maisunêtrepourau-delàdelamort,unSeinzumJenseitsdesTodes58.Parconséquentladifférenceconvergeverscetau-delàquiestlepointderupture:entreici-basetl’au-delàlesensdelamortchangedutoutautout.MaisquelestlefondementexistentieldelamortchezHeidegger?

Celui-ci postule que l’Être-là existe selon deux modes fondamentaux : l’existence inauthentiquesubmergéedanslabanalitéquotidienneduOn(dasMan)soucieusedesedistraireetdesesoustraireàsesvraiespossibilités,ousurlemodedel’authenticitéquiestexistencerésoluecherchantàvivreselonsespossibilitéspropres, inconditionnelleset indépassables.Cequidistinguecesdeuxmodesd’êtredel’existencec’estl’attitudedel’Être-làvis-à-visdelamort.L’attitudeauthentiqueconsisteraitdoncànepoint échapper devant cette possibilité ultime qui lui est propre. L’être-pour-la-mort a son fondementdanslesouci,danslefaitquel’Être-làmûritdèssanaissancesamort.«Dèsquel’humainvientàlavie,ditHeideggercitantunvieuxproverbe,déjàilestassezvieuxpourmourir59.»Lamortestquelquechosequinousappartientenpropreetpersonnenepeutdéchargerdesamortquelqu’und’autre60.Elleestuneimminencequenousportonstoujoursennous,possibleàtoutinstantetparlàmêmeindéterminée.Elleestdoncnotrepossibilité«absolumentpropre,inconditionnelle,indépassable»etasasourcedanscetactede l’anticipation de soi-même.Mais dans lemode de l’existence inauthentique l’Être-là est submergédanslabanalitéquotidienne;ilseperddansleOn,lequels’exprimed’autrepartdanslesbavardagesetlesparleries61.Onenparlecommed’unechosequiarriverabienunjourmaisenattendantc’estletourduvoisintandisqu’onrestesoi-mêmesainetsauf.Lefaitdemourir,ditHeidegger,«estainsiramenéauniveau d’un événement qui concerne bien la réalité-humaine (l’Être-là), mais ne touche personne enpropre62 ». Ainsi cette mort qui est bien lamienne propre, « sans suppléance possible », la voilà àprésentconvertieàunévénementquirelèvedudomainepublic.Lamortc’estàl’Onqu’ellerevientcarcelui-ci « justifie et aggrave la tentation de se dissimuler à soi-même l’être pour la mort, cet êtrepossédéabsolumentenpropre63».

C’estparlamortquel’Être-làformeuntoutachevé.Être-pour-la-mortc’estdoncassumerlamortcommepossibilité, c’est l’actede s’élancerpar-avance (vorlaufen)dans lapossibilitéultime64 ; c’estaussi être-attentif (warten) à sa réalisation. Par conséquent l’Être-là ne peut être authentiquement lui-mêmequ’àlaconditiondeserendreparlui-mêmepossiblepourlamort65.Carl’élananticipateurloindesedévoilerdevantlamort,loindeprendrelafuitedevantlapossibilitéindépassableetinconditionnelleque recèle l’Être-là, se rend libre pour la mort66 ; c’est-à-dire libre pour sa propre mort. Cet élanempêche l’Être-là de tomber en arrière de lui-même ; il le rend seul face à son destin, lui offre lapossibilité d’une anticipation existentielle, d’un accomplissement total dans une solitude radicale :«c’est-à-direlapossibilitéd’ex-sisterentantquepouvoir-former-un-Tout(ganzesSeinkönnen)67».

OrlaStimmungquiéveilleenquelquesortel’hommeetlemetenfaceàfaceavecleNéantc’estl’angoisse.Celle-ciestunreculdevant…quin’estplusunefuitecommedansl’existenceinauthentiqueoù la dérobade se traduit par la crainte, mais « un repos et une fascination68 ». L’angoisse est doncessentiellementunerépulsion;ellerévèlel’essenceduNéantinclusedanslafinitudemêmedel’Être-là;

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elleestainsiunnéantissement.«C’est leNéant lui-mêmequinéantit» (dasNichtsselbstnichtet) ditHeidegger69.LeNéant,faisantglisserl’ensembledesexistants,lesrendainsibranlants(hinfällig)et,lesébranlant,dévoile la solitude, l’étrangetéet ledépaysementde l’Être-làcomme radicalement-AutreenfaceduNéant70.Retenuainsiàl’intérieurduNéantl’hommeémergehorsetau-delàdel’étantetcetacted’émergence c’est laTranscendance.D’oùcettephrasedeHeideggerqui fait penser à la catégorieduSacré mise en œuvre par R. Otto, « sans la manifestation originelle du Néant, il n’y aurait ni êtrepersonnel,niliberté71».Etpourtantcetteangoisseoriginellen’advientqu’enderaresmoments;elleestleprivilègedequelquesélus.C’estgrâceàellequ’enfindecompte,l’Être-là,affranchidesillusionsduOn,anéantiparl’angoissequilefaitémergerau-delàdel’étantcommetranscendance,achèvelalibertépourlamort,c’est-à-direlapossibilitéd’existercommeunToutachevé72.

Si donc l’Être-pour-la-mort réalise grâce à l’angoisse une existence authentique qui est celled’assumer l’ultime possibilité de son être et le pouvoir de former un Tout achevé, ce Tout-là restenéanmoins au niveau horizontal d’ici-bas. D’ailleurs Heidegger dit que « l’analyse de la mort restepurement circonscrite ici-bas73 ». La transcendance heideggerienne ne se soucie guère de l’au-delà(Jenseits) ; elle n’effectue point une rupture avec notre plan d’existence. Elle ne se préoccupe ni dudevenirposthumedel’âme,nidel’eschatologie,nid’unethéologieapophatique,nienfinderésurrection.Toutes choses que Corbin retrouve ailleurs dans le monde irano-islamique. L’acte de transcendancerévèlechezlespenseursiraniensuneprésenceau-delàdelamort.ParexemplepourSohrawardî(infra,Livre III, chap. V, 2), la Connaissance orientale (ishrâqî) est une connaissance présentielle (’ilmhozûrî);étantillumination,elleestégalement«rendre-présent»(istihzâr).Maiscettefacultéderendre-présent est proportionnelle au degré d’immatérialisation (tajarrod) qu’acquiert l’homme. Plus l’âmes’esseule,s’abstraitd’elle-mêmeparrapportàlamatière,pluselleestprésenteetplussoustraiteparlàmêmeaurègnedelamatièreetàl’emprisedelamort.C’estpourquoiarrivéeàlaprésencetotaledeslumières infinies, l’âme subit une transfiguration de tous les sens et voit et entend par l’œil et l’ouïeintérieurs.MollâSadrâprofesseaussiqueledegréd’existenceestproportionnelaudegrédeprésence.Plusintenseestl’acted’être,l’acted’existence,plusilestprésenceàd’autresmondesetplusl’êtreestabsentàlamort.Laprésenceconsisteàseséparerdesconditionsdecemonde-ci,àcomblerleretardsurlaprésencetotale.Plusl’hommes’immatérialiseets’absenteplusilrattrapeaussileretarddelachuteetplus il se libère par là même des conditions de l’être-pour-la-mort. La présence totale de l’hommetranscendel’horizontalitédutoutachevéqu’est lalibertépourlamortchezHeideggeretcecienvertud’une ascensionverticale par laquelle lamort devient une résurrection et leTout achevé, unRetour àl’Origine,c’est-à-direlepointdecoïncidencedesdeuxarcsdelaDescenteetdelaRemontée,etenfinl’endroitoùlepointinitialducycledel’ÊtrerejointlepointfinalduRetour.D’oùrésurrectionauniveaudu sensible, puis au niveau de l’Intermonde des Images, résurrection enfin au niveau du monde desIntelligences.Derésurrectionenrésurrectionl’hommegravitl’échelledel’ascension,éclôtend’autresmondes, fait acte de présence à d’autres niveaux de l’Être. LeDa s’étend en verticalité jusqu’à laconsommationfinaledanslefondabyssaldelasurexistenceenDieu.L’être-dans-le-mondeneselimitepasàladimensiond’ici-bas,niàlatemporalisationqui,danssonélananticipateur,s’élanceenavantdesoi-même vers la mort, mais se prolonge verticalement à l’Intermonde des Images, au monde desIntelligences,chacundesmondesayantenplussatemporalisationpropre.Ainsidutempsdenseetopaquedumondesensible(molk);ainsidutempssubtildumondedumalakût;ainsidutempsabsolumentsubtildu monde de Jabarût (Intelligences). Aux trois modes de présence correspondent trois modes deconnaissance, et chaque mode ayant en outre son herméneutique propre que ce soit le tafsîr, lecommentairelittéral,letafhîm,le«fairecomprendre»parinspirationdivine(ilhâm)ouleta’wîlquiest

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unevisionimmédiateoudévoilementintérieur(kashf).C’estdoncdansladifférencequalitativedecesdeuxfaçonsd’être-dans-le-mondequ’éclate toute ladimensiondecetau-delàquiestunrevirementdutempsdeshorizons(âfâqî)enuntempsintérieurdel’âme(anfosî)etladécouverted’uncontinentperdu,voire la révélationde l’enversdudécordenotremonde.Etc’estcecontinentperdu,ensevelisous lesablede l’«oubli de l’Être», queCorbin redécouvredans lamémoireoriginellede lapensée irano-islamique.

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CHAPITREIIICorbinetlemondeiranien

Tous les thèmes que Corbin avait mûris et élaborés dans sa jeunesse et dont il avait pressentil’importancedanssesétudessurLuther,Hamann,Heidegger,cherchaientuneterred’accueilàmêmedeleshébergeretdelesintégrerdansletoutd’unestructureorganique.Etc’estlemondeiranienquileurprêtacet«encadrementmétaphysique».Lavocationspirituelledel’Irannefut-ellepasprécisémentdenouer le lien entre cette tradition abrahamique qu’il fit sienne en épousant l’Islam et la traditionzoroastriennequ’il tenaitdesesoriginesimmémoriales?LemondeiranienpermitàCorbind’articulertouteslesidéesquiluiétaientchèresdanslecadred’unecosmologiesetraduisantenangélologie,etoùlafonctionmédiatricedel’Angeentantqueprinciped’individuationnonseulementpréservaitl’individudetouteidentificationàunetotalitéidéologique,maissauvaitégalementle«phénomène»,c’est-à-direlafonctionthéophanique.Celle-ci,d’autrepartpouvaitsauvegarderlemonothéismedudoublepiègequile guette : l’anthropomorphisme et le monothéisme abstrait. Tout se rangeait ainsi dans la structurehiérarchiquedesuniversoùlepassaged’unmondeàl’autrenonseulementdevenaituneherméneutique(ta’wîl)maiségalementunerésurrection,unaccèsauxIntermondesdesImages,uneabsenceparrapportàla finitudede l’être-pour-la-mort.L’herméneutiquedevenaitdece faitun revirementde l’historicitédel’histoireempiriqueàl’historialitédelahiérohistoire,etpartantdel’histoiredel’âmedanssondoublevoyagededescenteetd’ascensionàtraverslesIntermondesduRetour.Le ta’wîlétait liéà lafonctionthéophaniquedumonde;iln’yauraitpaseudeta’wîlsilemonden’étaittisséd’unréseaudesymboles,s’il n’était aussi unmiroir réfléchissant les Images provenant d’ailleurs et si ce même ta’wîl, noustransmuantàunautreniveaud’être,nenouspermettaitdepercevoirlemondeaveclessenstransfigurés:c’est-à-direaveclesyeuxdel’âme.Carleta’wîln’était-ilpasunpassagedel’apparentàl’occulte,del’exotériqueàl’ésotérique,voirele«dévoilementducaché»(kashfal-mahjûb)?CetteherméneutiquequeCorbincherchaitdepuissajeunesseseconcrétisaitfinalementdanscetteconceptionprimordialedela gnose irano-islamique : le dévoilement du caché. Voici ce qu’il en dit lui-même dans une de sesœuvrestardivesoùilestdéjàentièrementenpossessiondesaméthodeherméneutique:

« Voyons plutôt la démarche qu’accomplit l’enquête phénoménologique. Elle se rattacheessentiellementà ladevisede lasciencegrecque :sôzeïn taphaïnomena, sauver lesphénomènes (lesapparences).Qu’est-ceàdire?Lephénomène,c’estcequisemontre,cequiestapparentetquidanssonapparitionmontrequelquechosequinepeutserévélerenluiqu’enrestantsimultanémentcachésoussonapparence.(…)Danslessciencesphilosophiquesetreligieuseslephénomènes’annoncedansdestermestechniques où figure l’élément phanie, tiré du grec : épiphanie, théophanie, hiérophanie, etc. Lephénomène,lephaïnomenon,c’estlezâhir, l’apparent, l’extérieur, l’exotérique.Cequisemontredansce zâhir, tout en s’y cachant, c’est le bâtin, l’intérieur, l’ésotérique. La phénoménologie consiste à“sauverlephénomène”,sauverl’apparence,endégageantoudévoilantlecachéquisemontresouscetteapparence. (…)C’est laisser semontrer le phénomène tel qu’il semontre au sujet à qui il semontre.C’estdoncunetoutautredémarchequecelledel’histoiredelaphilosophieoudelacritiquehistorique.

« Mais alors la recherche phénoménologique n’est-elle pas ce que nos vieux traités mystiquesdésignent comme kashf al-mahjûb, le dévoilement de ce qui est caché ? N’est-ce pas aussi ce quedésigneletermedeta’wîl,fondamentalenherméneutiquespirituelleqorânique?Leta’wîl,c’estramener

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unechoseàsasource,àsonarchétype(tchîzî-râbe-asl-ekhwôdrasânîdan).Enl’yreconduisant,onlafaitpasserdeniveauenniveaudel’être,etparlefaitmêmeondégagelastructured’uneessence(cequineveutpasdutoutdireêtrestructuraliste).Lastructure,c’estletartîbal-mazâhir,lesystèmedesformesdemanifestationd’uneessencedonnée74.»

Mais ramener une « chose à sa source », c’est aussi lui faire subir une sorte de conversion, unchangementd’étatallantdusuccessifausimultané.Etc’estcequeluirappelaitd’autrepartSwedenborgquandmontrantlechangementdusuccessifensimultané,ilsuggéraitquelquechosecommel’événementsuivant :«queleschoseslesplushautesetoriginellesdansl’ordresuccessifdeviennent l’intimeet lecœurdansl’ordresimultané,tandisqueleschosesinférieuresetlesdernièresàseproduiredansl’ordresuccessif deviennent les parties extérieures et extrêmes dans la structure simultanée75 ». Si donc lesuccessifpouvaitêtrecomparéauxdifférentessectionsd’unecolonned’untempledontlepourtourétroitau sommetva en s’élargissantdu sommet à labase, l’ordre simultané représenterait en revanche cettemêmecolonne s’affaissant sur elle-mêmepour s’étendre sur une surface plane, le sommet devenant lecentre de la nouvelle figure.Ainsi cette homologation du successif au simultané suggérait que dans le«casde laParoledivine, lecélestiel, le spirituelet lenaturelprocèdentparordresuccessif, et,pourfinir, se présentent en une structure simultanée : sens célestiel et sens spirituel de la Parole sontsimultanémentdanslesensnatureletlittéral,lequelenestlecontenantetl’enveloppe76».Parconséquentlesmodesdespatialitévarientselonlesmodesdeperception,età lavisionintérieuredel’hommequifaitleta’wîletquisubitunerupturedeniveau,correspondent forcémentdesmodesdespatialitéetdetemporalitépropres.Cesmodes-là,Corbinnecessajamaisd’enapprofondirlessensmultiplestantdansl’espaceimaginaldesrécitsquedansletempssubtildelahiérohistoire:laNaturedevenantainsilafacesymbolique du Liber mundi et la hiérohistoire le sens spirituel du Liber revelatus, de même quel’«histoire»delaprophétie.

TouteslesidéesessentiellesdeCorbin,disions-nous,trouvèrentenquelquesorteleursitusetleurlieupropredans l’espacevisionnairedumonde iranien.LedialoguedeToietdeMoide la théologiedialectiquesemétamorphosaitpourdevenirlabi-unitédumoietdel’Angeetpartantdel’individuationspirituelledel’homme;lasignificatiopassivadel’époqueluthérienne,lesmultiplestonalitésdel’artduta’wîldontlesphilosophesiraniensavaientpoussélesvibrationsjusqu’auvertige,lerelianticiaurécit(hikâyat),làausensintérieurduLivre,làencoreàlamétamorphosealchimiqueduSujetlui-même.Lenunc eschatologique de la période hamannienne s’amplifiait jusqu’aux perspectives prodigieuses desrésurrectionsetdesrenaissancesdanslesmondesdel’Âmeetdel’Esprit;lemondedusymboletrouvaitson espace réel dans le situs imaginal où l’Ange spatialisait en quelque sorte son propre corps delumière. La temporalité de l’époque heideggerienne se hiérarchisait selon les niveaux herméneutiquespoursetraduiretantôtentempsdensedumondesensible,tantôtentempssubtildumondedel’âme,tantôten temps absolument subtil dumonde des Intelligences chérubiniques. Et le sens de dépaysement quedévoilaitleNéantheideggerienprenaitàprésentlatonaliténostalgiquedel’âmeexiléeencemonde-ciàlarecherchedesonguideintérieur,c’est-à-diredesonAnge;tandisquelenéantissementdel’AngoissedanslanuitduNéantdevenaitlacrainterévérentielledelarigueurmajestueuseduDivinqui,toutennousannihilantdanssaMajesté,assuraitparlàmêmenotresurexistence(baqâ’).

Lemondeiranien,situégéographiquemententrelesous-continentindienetlemondearabe,étaitlepays de Zoroastre et de Sohrawardî, de Rûzbehân et de Hâfez. Empire du milieu et « médian etmédiateur»,ilavaitassistéàtouteslessynthèsesinvraisemblables,mariéleprophèteZoroastreavecleSage Platon et les avait unis tous les deux à la Niche aux Lumières prophétiques de la traditionabrahamique.IlavaitconvertilareligiondeZoroastreenunOrdredechevaleriespirituelle,transformél’épopéehéroïquedesancienshérosdel’Iranenépopéemystiquedesrécitsvisionnairesdelapériode

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islamique. Il avait poussé la vision de l’Ange et de l’angélophanie à des dimensions vertigineuses ettraduitlesIdéesplatoniciennesentermesd’angélologiezoroastrienne.Ilavaitdonnéàl’Imaginationunetellepuissanced’évocationque la réalitéquotidienneparaissaitpâleet fictivepar rapportà sa réalitémagiqueetcréatrice.IlavaitpoussélecultedelaBeautéjusqu’àl’extaseetfaitdel’Amourlareligiondel’Éternelféminin.Ilavaitconvertilecycledelaprophétieenuncycledel’Initiationettransforméletempsdenotremondeenl’entre-les-tempsdel’Attenteeschatologique.IlavaitidentifiélefutursauveurzoroastrienSaoshyantaumiracledel’occultationdel’ImâmcachéetcrééaveclesdouzeImâmslaformeconfiguratriceduTemplede laProphétieéternelle. Il avaitprisenchargecettephilosophiequi, avecAverroës,seperdaitdanslessableset,enrestaurantl’antiquesagesseiraniennedel’OrientdeLumière,sauvélagnose,faisantainsidelaphilosophieuneexpériencemystiqueetdecelle-ciunephilosophiedesalut.Ilavaitenfinvalorisécecontinentauquelaboutissaitl’itinérairedeCorbin,c’est-à-direlemundusimaginalis, cemonde intermédiaire entre le sensible et l’intelligible,Terredevisionsqui, àpartirduparadisdeYimadansl’Avestajusqu’auxcitésfabuleusesdeHûrqalyâ,JâbalqâetJâbarsâdanslagnoseirano-islamique,symbolisaitlaTerrepuredel’AngeetdesLumièresinfinies–cetteLumière-de-Gloire(Xvarnah)quiauréolaitautrefoislessagesetlessouverainsdel’anciennePerse.

Ainsilemondeiranienétaitintermédiairedanstouslessens:ausensgéographique,intermédiaireentrelemondespiritueldel’Indeetlemondearabe.Ontologiquement,laPersereprésentaitl’IntermondedesImagesmétaphysiquesoùlaconnaissanceobtenaitunevaleurnoétiquepropreconfigurantainsiune«visionthéophaniquedumonde»;intermédiaireaussidanslesensdutemps,oùl’Occultationdel’Imâmcaché devenait pour ainsi dire l’entre-les-temps de l’Attente de la Parousie finale. Cette structureintermédiaire, tant au niveau de sa situation géographique qu’au niveau ontologique de l’Image et duTemps,constituaitendernierressortlaGestaltfondamentaledumondeiranien;etc’estcemonde-làqueCorbinchoisitcommeterrespirituelled’accueil.

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CHAPITREIVLamétaphysiquedel’imagination

Ilnousfaudraitécriretoutunlivrepourêtreenmesured’expliquerdanssesfacettesmultiplestoutce que Corbin a pu dire au sujet de ce monde de l’imaginal qui caractérise si bien, selon lui, laspécificitépropredel’universspiritueliranien.Sohrawardîaétélepremieràenfonderontologiquementle rang, mais il apparaît déjà dans la cosmologie d’Avicenne. C’est le fil invisible qui constitue lamémoire du monde iranien et qui se renouvelle et se métamorphose à chaque assaut de l’étranger, àchaquecoupurequeluiimposentlesinnombrablesenvahisseursquitraversentleplateauiranien.Paradishyperboréen, leVar deYimadans le livre sacré de l’anciennePerse etLumière-de-Gloire (Xvarnah)danslacosmologiezoroastrienne,elleréapparaîtradansle«huitièmeclimat»detousnosphilosophes:d’Avicenne jusqu’à Hâdî Sabzavârî, en passant par Sohrawardî et Mollâ Sadrâ sans compter lacontributiondesgrandspoètesvisionnaires.Elleestcettesourceéternellementfraîcheoùl’âmedel’Iranpuise son identité et les trésors spirituels que lui ont légués ses ancêtres. « De siècle en siècle, ditCorbin,laméditationdespenseursiraniensaportésoneffortsurlestatutd’unmondequin’estniceluidelaperceptionempiriqueniceluide l’entendementabstrait.L’idéedecetunivers intermédiaire reparaîtdepuisSohrawardî(XIIesiècle),jusqu’àSadrâShîrâzî(XVIIesiècle),HâdîSabzavârî(XIXesiècle)ettantd’autresjusqu’ànosjours.Cetunivers,ilsl’ontdésignédenomsdifférents:tantôtparréférenceauxseptclimats de la géographie traditionnelle, ils l’ont désigné comme le “huitième climat” ; tantôt plustechniquement,commele’âlamal-mithâl77.»

Ce«huitièmeclimat»ademultiplesrésonancestantauniveaudel’ontologiequedelacosmologieetdel’angélologie.IlfondeunemétaphysiquedesImagesoùcelles-ciacquièrentunevaleurcognitiveetnoétiquepropre.CarlesImagessurgissentnonpasdel’inconscientmaisdelasurconscience;ellessontdonc de ce fait des Images intellectives. Pour les distinguer nettement de l’imaginaire qui en tant que«folledulogis»nesécrètequedufictifetdel’irréel,Corbinforgealetermed’imaginal.Lemondedel’Imaginal, ’âlam al-mithâl, est lemonde où ont lieu les visions des prophètes, desmystiques et lesévénementsde l’âme, événements aussi réelsqueceuxdumonde sensiblemaisquiont lieuàunautreniveaudel’Être.

Disonstoutd’abordquelemondedel’imaginals’intègredansleschémad’unecosmologiequisetraduitenangélologie78.L’Imagemétaphysiquedevientlapenséedel’Ange,lemodedesaspatialisationpropre;elleauneétendueetunedimension,«unematérialité“immatérielle”,certes,parrapportàcelledumondesensible,maisenfin,une“corporalité”etunespatialitépropres79»;l’espacedeconjonctionoùl’âmehumaineetl’Anges’imaginentl’unetl’autre.Pourbiendistinguerlaqualitéintellectivedel’Imagede sa nature estimative ou si l’on veut l’imaginal de l’imaginaire, Sohrawardî nous fait signifier quelorsquec’estl’Intellectquilaféconde,l’imaginationdevientunange,c’est-à-direunefacultécogitativeet méditative (mofakkir). En revanche lorsque l’estimative (wahm) fait irruption en elle, elle setransformeenfantaisie(motakhayyila)etdevientundémon(infra,LivreIV,chap.III,3).D’oùsaplaceambiguëtantôtdéterminéeparl’intellect,tantôtégaréeparl’estimative.

Si l’Image intellective est la matière subtile de l’Ange, c’est qu’elle est un Intermonde entrel’Intelligible et le sensible, bénéficiant d’une existence autonome et d’une puissance transfiguratricepropre. Ce monde intermédiaire assure en premier lieu la continuité et la progression aux niveaux

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ontologiquementsupérieurs;ilestlesitusdesévénementsdel’âme,desrécitsvisionnairessiimportantsdans les états contemplatifs de la mystique ; il rend possible l’articulation d’un langage symboliquepuisquelesimagessetransmuentencelieumi-spirituel,mi-sensible(Geistleiblichkeit)danslequellesimpressionssubliminalesdel’âmeparaissentsousformessymbolisées–etcelaaussibienauniveaudel’anticipationeschatologiquequ’auniveauposthumedudevenirdel’âme(corpssubtilderésurrection).Cemonde,étantundévoilementintérieur,estuneinversiondutempsetdel’espace:cequiétaitcachésous les apparences se révèle soudainement pour envelopper ce qui était jusqu’alors extérieur ;l’invisible se fait ainsi visible ; il est donc situatif et non situé80. Le passage à ce monde exige unrevirement du temps des horizons en temps de l’âme, donc une herméneutique spirituelle (ta’wîl).Finalement,cemondeprojette,enraisondesafacultédemétamorphose,unegéographievisionnaireavecsescitésfabuleuses,sesmontagnes,sessourcesetsesfleuves.

1)UnmondeintermédiairedesImagesCorbin,danslepréludeàladeuxièmeéditiondeCorpsspiritueletTerrecélesteintituléPourune

chartedel’Imaginal,écrit:«Ilyalongtemps…quelaphilosophieoccidentale,disonslaphilosophie“officielle”,entraînéedanslesillagedessciencespositives,n’admetquedeuxsourcesduConnaître.Ilyalaperceptionsensible,fournissant lesdonnéesquel’onappelleempiriques.Et ilyalesconceptsdel’entendement,lemondedesloisrégissantcesdonnéesempiriques.Certes,laphénoménologieamodifiéet dépassé cette gnoséologie simplificatrice. Mais il reste qu’entre les perceptions sensibles et lesintuitionsoulescatégoriesdel’intellect,laplaceestrestéevide.Cequiauraitdûprendreplaceentrelesunsetlesautres,etquiailleursoccupaitcetteplacemédiane,àsavoirl’imaginationactive,futlaisséauxpoètes. Que cette imagination active dans l’homme (il faudrait dire Imagination agente, comme laphilosophiemédiévaleparlaitdel’Intelligenceagente)aitsafonctionnoétiqueoucognitivepropre,c’est-à-dire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’Être qui sans elle nous reste fermée etinterdite,c’estcequ’unephilosophiescientifique,rationnelleetraisonnablenepouvaitenvisager.Ilétaitentendupourellequel’Imaginationnesécrètequedel’imaginaire,c’est-à-diredel’irréel,dumythique,dumerveilleux,delafiction,etc.81.»

Lemonde imaginal, étant intermédiaire, est bi-dimensionnel, c’est ce qui le différencie des deuxautres :parchacunedecesdeuxdimensionsilsymbolise l’universauquelcettedimensioncorrespond.L’esprit,pourapparaîtreàlavisionducœur,descendencemondeets’yhabilledeformesetd’étendue;lesdonnéessensibless’ytransmuentensymbolesparl’organedel’imaginationthéophanique.C’estici,dit’AbdorrazzâqLâhîjî,quesematérialisentsubtilementlesaccidentsetsecorporalisentlesrésultantesdes actes.D’où la qualité subtile, lamatière diaphane de sonmode d’être qui incita Sohrawardî à lequalifierdemondedes«imagessuspendues».C’estl’empreintedecemondequel’ondécouvredanslesimagesvuessurlesmiroirs,lesformespoliesàl’excès,lessourcestransparentes,leseauxmiroitantes,les mirages flottants, etc. Situé entre deux types d’être sans appartenir à aucun d’eux, mais rendantpossibleleurinter-actionetleursimultanéitéconsubstantielle(oùl’unserevêtdeformepourapparaître–esprit–etoùl’autresedépouilledesamatière),ilestcequisoudecesdeuxmodesd’êtreparl’effetsynchroniquedelacoïncidence.«Sinousnedisposonspas,ditCorbin,d’unecosmologiedontleschémapuisse contenir, comme celle de nos philosophes traditionnels, cette pluralité d’univers en ordreascensionnel, notre Imagination restera désaxée, ses conjonctions récurrentes avec la volonté depuissancenousserontunesourceintarissabled’épouvante82.»

2)Lemondedel’Imaginaletlasciencedesmiroirs

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Le monde de l’Imaginal met en œuvre, disions-nous, une science des miroirs, transparition queCorbintraduitparle«phénomènedumiroir».«Lasubstancematérielledumiroir,métalouminéral,dit-il,n’estpaslasubstancedel’image,unesubstancedontl’imageseraitunaccident.Elleestsimplementle“lieudesonapparition”(…).L’Imaginationactiveestlemiroirparexcellence,lelieuépiphaniquedesImagesdumondedesarchétypes ; c’estpourquoi la théorie dumundus imaginalis est solidaire d’unethéoriedelaconnaissanceimaginativeetdelafonctionimaginative83.»Une«imageensuspens»n’estnimatérielle ni purement spirituelle ; elle est l’entre-deux.D’une part, elle a une forme immatérielle,d’autrepart l’esprity apparaît revêtud’une formepropre.Et c’est cequemit enœuvre,par exemple,l’idée d’Iltibâs (amphibolie) chez un Rûzbehân de Shîrâz (cf. infra, Livre V, chap. III, 3). Pour lesensible,levisibleaainsiundoublesens(amphibolie);ilestetn’estpasàlafois.Toutethéophanieestunmiroirquitoutenrévélantl’êtren’enrecèlepasmoinsladimensioncachée,demêmequelemiroir,montrant l’image qui s’y manifeste, renvoie à ce qui reste voilé au-delà de l’image. L’amphibolieprésupposeainsiunetransfigurationquirendpossiblelepointdejonctiondecedoublesens:elleestcequiconduitdeladualitéduvoyantetduvu,àl’unionthéophaniqueoùilsinversentpourainsidireleurrôle : l’Amant perçoit à présent toutes choses avec le regard transfigurateur de l’Aimé. Grâce auphénomènedumiroir ilperçoitmaintenant lafacehumainetransfiguréeauniveaude laFacedivine,etc’estavecl’œildel’Aiméqu’ilredécouvrelafacehumainedesortequel’Amant,l’Aiméetlelienlesréunissant ensembledeviennenthomochrome (hamrang).Or ce phénomène n’eût pu être effectué si lavisionelle-mêmenerestaitàunedistanceégaled’undoubleécueilquiestleta’tîl(laréductiondutoutàl’absoluinconditionné)etletashbîh(laréductiondutoutàlamultiplicité).C’estend’autrestermesensauvantle«phénomène»qu’onsauveparlàmêmelavaleurnoétiquedel’Image,c’est-à-diredel’Icôneen la préservant contre l’idolâtrie.C’est aussi cette « science du regard » (’ilm-e nazar) axée sur lavisionthéophaniquedel’Imagemétaphysiquequifaitd’unpoètecommeHâfezun«Joueurderegard»(nazar-bâz).Car le « joueur de regard » ne voit pas lemonde comme un objet, ni en tant que chosereprésentée, posée là en face de nous, mais comme un Jeu d’Images réfléchies sur les miroirsensorcelantsde l’univers,étantetn’étantpasà lafois.LeregardvisionnairedupoèteestunJeuquiapourenjeuleJeuparlequellaDivinitéregardelemonde,etHâfezdeconclure:

«Silafacedivinedevientl’épiphaniedenotreregardIln’yapasdedoutequetuesàprésentlepossesseurduregard84.»

3)L’inversionduTempsetdel’EspaceDanslerécitintituléLebruissementdesailesdeGabrieldeSohrawardî(infra,LivreIV,chap.III,

2),apparaîtunefigurequi,chezAvicenne,senommaitHayyibnYaqzân(Vivant,filsduVeilleur)maisquichez Sohrawardî s’appelle l’Archange empourpré (’aql-e sorkh). À la question du pèlerin qui seretrouvedéjààunautreniveaudel’être,laréponsedel’Archangeestcelle-ci:«jeviensdeNâ-kojâ-âbâd85».

Ce terme ne figure guère dans le dictionnaire persan et a été forgé par Sohrawardî lui-même.Littéralement, il signifie le pays (âbâd)duNon-où (Nâ-kojâ), c’est-à-dire une localitémystérieuse setrouvantenquelquesorte«au-delà»delamontagnepsycho-cosmiqueQâf.L’au-delàdeQâfn’estpointrepérable sur nos cartes tout comme les cités mythiques de Jâbalqâ, Jâbarsâ et Hûrqalyâ.Topographiquement,cetterégioncommence«àlasurfaceconvexe»86delaIXeSphère, laSphèredesSphères,cellequienglobel’ensembleducosmos.Elleéclôtainsiàl’endroitoùonsortdescoordonnéesdenotremondeetdelasphèreàlaquelleseréfèrentlespointscardinaux.Ayantfranchicettelimite-là,la

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questionoù(kojâ)perdtoutsonsens.D’oùlenomNâ-kojâ-âbâd.Unlieuhorsdulieu,un«lieu»quin’estpascontenudansunlieu,dansuntopos.

Maisfranchiceseuililsefaitunesorted’inversiondetempsetd’espace:cequiétaitcachésousles apparences se révèle soudainement, s’ouvre et enveloppe ce qui était jusqu’alors extérieur.L’invisible se fait visible. Désormais c’est l’esprit qui enveloppe et contient la matière. La réalitéspirituellen’estplusdans leoù.C’estenrevanche le«où»quiestenelle.Elleest,ditCorbin,elle-mêmele«où»detouteschoses87.«Sonlieu(sonâbâd)parrapportàcelui-ci,c’estNâ-kojâ(non-où),parcequesonubiparrapportàcequiestdansl’espacesensibleestunubique(partout)88.»

Celieun’estpas«situémaissituatif89».End’autrestermesc’estl’espaceprivilégiédel’âmequiserévèleàelle-même,quimontresonproprepaysage(leXvarnah)transfigurantendonnéessymboliqueslesFigurescenséesreproduirelesréalitésspirituelles.Onn’yaccèdequeparunerupturesoudaineaveclescoordonnéesgéographiques.Enfaitoninversesonregard:onyvoitàprésenttoutesleschosesavecles yeux de l’âme. Y pénétrer est donc un extasis, un déplacement furtif souvent inconscient et unchangementd’état.Souventlepèlerinnes’enaperçoitqu’avecémerveillementouuneinquiétudequiluicommuniqueungoût étrangededépaysement.«On semet en route ; àunmomentdonné seproduit laruptureaveclescoordonnéesgéographiquesrepérablessurnoscartes.Seulement,levoyageurn’enapasconscience aumoment précis ; il ne s’en aperçoit, avec inquiétude ou avec émerveillement, qu’aprèscoup(…).Orilnepeutquedécrirelàoùilfut;ilnepeutmontrerlarouteàpersonne90.»

4)L’Outremondepost-mortemdesformesimaginalesNousavonsdéjàditquelemondedel’Imaginalestabsolumentindispensablepouréviterunhiatus

dansl’échelledel’être.Dèslorsl’Imaginalnes’identifiepasauxIdéesplatoniciennes,maisprésenteundegréintermédiaireentrelemondedesIdéesetlemondesensible.Pourbienreprésentersonimportanceàtouslesniveauxetsurtoutsafonctionessentiellepourlarésurrectiondanslavisioneschatologiquedesmystiquesetdesphilosophes,Corbinnousattirel’attentionsurcefaitquelemondeenquestionsesitueàvraidiredansundoubleIntermondetantauniveaudel’arcdelaDescente(nozûl,lepassagedel’Unaumultiple)qu’auniveaudel’arcdelaRemontéeparlequeltouslesêtrescréésaspirentàrejoindreleursourceoriginelle.Situésurl’«arcdelaDescente»cetIntermondeestdésignécommelacitédeJâbalqâ,c’est-à-dire le monde de l’Imaginal en tant que tel, précédant ainsi ontologiquement le monde desphénomènes sensibles.Mais en revanche, considéré sous l’angle duRetour, il est laCité d’ombredeJâbarsâ.Ilestdoncsituésurl’arcdel’Ascension,c’est-à-direàunniveauontologiquementpostérieuraumondesensible,puisqu’ilmarquesil’onveutleseuilfatidiquedelarésurrection.Ilestparconséquentlemondepost-mortemdesformesactualiséesdel’âme,lemondedescorpssubtilsarchétypiques.Toutcequiexistaitenpuissancedansl’âme,commelesimpressionssubtiles,issuesdeshabitudesacquises,descomportements moraux, des résultantes des actes, y apparaît sous formes conformes à la qualité desimpressions dont elles procèdent. Ainsi l’Imaginal apparaît-il sur l’arc de la Remontée, constituéprincipalementdecorpssubtilsetarchétypiques(jismmithâli).Cettepuissancedesymbolisationetdetypification,commeleditCorbin,estliéeàl’imaginationactivedel’âme.C’estl’âme(laForme)quiestprinciped’individuation,nousditSadrâShîrâzî91.Elleestainsi«pureforme»etentantqueForme,elleestaussiunesubstanceséparéeetindépendantedelamatièreducorpsphysique(jawharmajarrad’anmâddat al-badan)92. Et comme ces « Formes imaginatives » subsistent à la manière dont une chosesubsisteparsonagentactif (fâ’il) etnonpasà la façondontunechosepersisteraitpar son réceptaclepassif(qâlib),l’ImaginationestdoncessentiellementuneImaginationactive.

Cetteimaginationactivevadonneràl’âmeunepuissancedecréativité,deconfiguration(taswîr)et

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detypification(tamthîl).Maiscettecréativitédel’âmefaitensortequecelle-ciaitlafacultéd’anticiperlesvisionseschatologiques.Lavisiondel’outremondepeutavoirlieusoitdanscetteexistencemêmeenvertudesexpériencesmystiquesgrâceauxquellesl’âmeanticipelesvisionseschatologiques,soitquandl’âmeaccède,par la résurrectionmineurequ’est lamort, aux intermondespost-mortem.Quoi qu’il ensoit le principe – que ce soit en cemonde-ci ou dans l’outremonde – est lemême : l’âme reproduit,configuresonmonde.

Pour conclure,nouspourrionsdireque lemondede l’imaginal embrasse dans toute son ampleurl’histoire de l’âme : entre une préhistoire qui est l’histoire de sa descente dans le monde et uneposthistoirequiestl’histoiredesonretouràDieu,sesituelahiérohistoiredesévénementsdel’âme;ilestdoncdecefaitlaclefquinousouvreàlafoisla«phénoménologiedelaconscienceangélique»etl’histoirepost-mortemdudevenirdel’âmedanssoncheminderetourversDieu.

PourtoutcequiestdelagéographievisionnairedecemondeintermédiaireetdesonrapportaveclesarchétypesdelacosmologiemazdéennecommeleXvarnah,l’Eran-Vej,etdusymbolismedescitésd’émeraude : Jâbalqâ, Hûrqalyâ, situées au-delà de la montagne psychocosmique deQâf, etc., nousrenvoyonslelecteuràundesouvrageslesplusintéressantsdeCorbin:CorpsspiritueletTerrecéleste.Dans une première partie, Corbin consacre des pages fort évocatrices à la géographie visionnaire dumazdéismeet le symbolismede la terredesvisionsetde la terrede résurrectiondans lagnose irano-islamique;etdansunedeuxièmepartienonmoinssuggestive,ilnousoffreunchoixjudicieuxdetextestraditionnelsallantdeSohrawardîjusqu’auxreprésentantscontemporainsdel’ÉcoleShaykhieenpassantparDawûdQaysârî,MollâSadrâShîrâzîetbeaucoupd’autresencore.

Quantauxconséquencesdelapertedecemondequifut«exiléduschémadel’Être»enOccidentetdontlapertecatastrophiqueréduisitlaréalitéàlaseuledimensiondesfaitsempiriques,provoquantainsila«rationalisationdel’Esprit»,nousenreparleronsplusloinàlaconclusiondecelivre,lorsquenoustraiteronsdel’actualitédelapenséed’HenryCorbin.

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CHAPITREVLesquatreitinérairesdeCorbindanslemondeirano-islamique

L’herméneutiquemiseenœuvreparCorbindébouche,commenousvenonsdelevoir,surlemondeintermédiairede l’imaginal où éclosent enmême temps le temps subtil de la hiérohistoire et l’espacesubtildel’âme.Àpartirdecetteplate-forme,Corbinvapoursuivrequatreitinérairessimultanésverslesquatre«climatsdel’être»dumondeirano-islamique.Danslamesureoùl’espaceimaginalestunordrede simultanéité et de transmutation des formes, nous pourrions dire que tout l’effort herméneutique deCorbin tend à convertir en quelque sorte le temps en espace.Les quatre articulations qui en émergentn’ontaucunepriorité lesunesparrapportauxautres ;ellesnese traduisentpasen termesd’évolution,ellesnesesuiventpasselonleprocessusdedéveloppementhistorique,maisdemeurentquatrestructuressimultanées, isomorphes et somme toute interchangeables. Elles sont en d’autres termes les quatrerayonnementsd’unemêmeGestalt.Onpeutcomparerchacundecesmouvementsàunemélodiemusicaledontlastructureresteidentiqueetreconnaissablelorsqu’onlatransposedansdesregistresdifférents.Lesquatreclimatsd’êtrequenousavonsdégagésdelatrajectoirespirituelledeCorbinsontlessuivants:1)ducycledelaProphétieaucycledel’Initiation;2)delamétaphysiquedesessencesàlathéosophiedePrésence;3)del’exposédoctrinalauxrécitsvisionnaires;4)del’amourhumainàl’amourdivin.Cesquatre itinérairess’articulentàpartirdufoyer rayonnantdumundus imaginalis.Lepassagequ’ilsimpliquent s’accomplit à ceniveau ; car ils sont, chacunà leurmanière, le revirementd’unétat enunautre, par conséquent un ta’wîl et une rupture de niveau. À la descente de la Lettre (tanzîl) de larévélation correspond la reconduite au sens originel (ta’wîl) du cycle de l’initiation ; aux essencescaractérisant l’ensemble de l’étant se substitue la présence de l’acte d’être comme témoignage ; à lanarration du récit répond l’éclosion d’un événement qui est récit de l’âme elle-même ; et à l’amourhumain se substitue la transfiguration de l’amour divin.Que ce soit donc reconduite au sens originel,présencede l’acted’êtrecomme témoignage, intériorisationdu récit commeévénementde l’âmeou latransfiguration que fait éclore l’amour divin, il s’agit, à chaque fois, d’une conversion et d’unemétamorphose intérieure du Sujet ; toutes choses qui ont lieu et ont « leur lieu » dans le mondeintermédiaire de l’Imaginal. Il en émerge par conséquent quatre modes d’expression en rapport avecchacunedesquatredimensions:lemodeprophétique(philosophieprophétique),lemodeontologique,le mode narratif et le mode érotico-mystique ou si l’on veut quatre voyages mystiques par la foi,l’intellect, l’imaginationet l’affectivitéducœur.Aucundecesmodesn’ayantdepriorité sur l’autreetchacund’entreeuxpouvantêtreconvertiàl’autreenvertudesstructureshomologuesquilesrégissent,lepassageeffectuéest,àchaquereprise,unta’wîl,uneexpériencemystique,c’est-à-direuneindividuationoù leGuide intérieur est typifié en chaque cas sous une forme conforme aumode d’expression qui lecaractérise : que ce soit l’Imâm du croyant shî’ite, l’Intelligence agente du philosophe, l’Ange duvisionnaire et l’Aimée du fidèle d’amour. Ces quatre itinéraires sont ainsi pareils aux quatre alléess’ouvrantàpartirdupavilloncentralde la transfigurationduregard.Ensemble ilsconfigurent l’Imagomundi,ousil’onveutlaformed’unmandala(voirdiagrammep.85).

Ilssymbolisent,d’autrepart, lesexemplificationsmultiplesd’unmêmearchétype(guide intérieur)

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quiapparaîttantôtcommel’Ange(oulesfiguresconcrètesquis’yassocient),tantôtcommel’Intelligenceagente,illuminantlavisionphilosophique,tantôtcommelafiguredelaSophiadanslareligiond’amour,tantôt comme l’Imâm dans le cycle de l’initiation spirituelle. L’archétype du Guide intérieur est liécependantàlafonctionthéophaniquedel’Ange,car,envertudelamédiationqu’ilmetenœuvreentrel’Unetlemultiple,ilrendpossibleparlàmêmelephénomènedeconjonctionousil’onveutdelamiseen sympathie entre l’homme et le divin. Sans cette médiation qui présuppose l’Ange et le monde del’imaginaloùiléclôt,lehiatusdansl’échelledel’Êtrenepourraitjamaisêtreévitéetlemonothéismepériraitenaboutissantsoitàl’«idolâtriemétaphysique»,c’est-à-direàlaréductiondel’Unaumultiple,soit aumonothéisme abstrait qui est l’évanouissement de la multiplicité dans l’Un inconditionné. Parconséquentlathéophaniedel’Angesauvelephénomèneenlefaisanttransparaîtredansl’espaceimaginaldelarencontre.Ainsilesexemplificationsd’unmêmearchétypenonseulementdéterminentlanatureetlemode de connaissance mais fondent également une anthropologie propre et un mode de dévoilementspécifique.SiauniveaudelaphilosophieprophétiqueleGuideintérieurestl’ArchangeGabrielpourleprophète et l’Imâm pour le mystique shî’ite, les types anthropologiques qui les représentent serontrespectivement leprophèteMohammad(leSceaude laProphétie)etsacontrepartieeschatologique, ledouzièmeImâm(Sceauducycledel’Initiation).Lesmodesdeconnaissanceenrapportavecchacunedecesdeuxfonctionsprophétiquesserontsoitlarévélation(wahy)etladescenteduVerbe(tanzîl)pourleprophètelégislateur,soitl’Inspiration(ilhâm)etreconduiteduVerbeàsaSource(ta’wîl)pourl’Imâmengénéral. L’archétype duGuide intérieur échappe aux lois de la causalité historique, car il symbolise,comme nous venons de le voir, le principe de Soi ou l’individuation mystique. Toute l’histoire oul’hagiographie du douzième Imâm, par exemple, s’accomplit dans un monde parallèle. Le monde del’Angeoudel’Imâmresteentrelesmondestoutcommesontempssesitueentre-les-temps.

LeGuideintérieurquiémergedumodephilosophique,c’estl’Intelligenceagente.L’identificationdecelle-ciavecl’Angedelarévélationdesprophètesestunfaitcapitalpourl’Islamspirituel.Sanscetteidentification iln’yauraitpaseude«philosophieprophétique»et la religionn’auraitplusaucunlienpossible avec lamystiquede l’amour, avec la philosophie et avec le récit visionnaire des poètes.Onauraitassistéàl’apparitiond’unedoublevérité,àlacassureentrelafoietlesavoir,entrelathéologieetlaphilosophie.TouteschosesquieurentlieudanslapenséeoccidentalemaisquifurentévitéesenIran,grâceàlasynthèsequ’opéraSohrawardî.Cepenseur,enprenantenchargelasagessedesanciensPerses,rapatriaitlesMageshellénisésenIranislamique,etreconduisaitaussilesphilosophesgrecsàlaNicheauxlumièresprophétiques.Ildevenaitainsilefoyercréateurd’unerencontreentreiranismeethellénismedans la tradition illuminative de l’Ishrâq.À présent les Idées platoniciennes se revêtaient de la robeéclatante des Archanges iraniens. Ainsi l’Archange Bahman, l’Ange Gabriel, l’Intelligence agente,devenaientdesnotionséquivalentes.

Maisilfitplus,prenantlarelèvedela«philosophieorientale»d’Avicenne,Sohrawardîinauguratoutuncyclederécitsoùilmitenœuvreleta’wîldesfigureshiératiquesdel’épopéehéroïquedel’Iranancien.Ilprovoqua«lepassagedel’épopéehéroïqueàl’épopéemystique».Ainsilagestedeshérosdel’AvestaetduShahnâmeh(livredesRois)deFerdowsî(Xesiècle)rentraitaussidanslephénomèneduLivresaint.C’estpourquoileGuideintérieurdanslemodenarratifdesrécitsmystiquesapparaîttantôtcomme l’oiseau fabuleuxde lamythologie iranienne (Sîmorgh), tantôt comme le Jouvenceau sans âge,tantôtcommel’Ange-Bahmandumazdéisme,tandisqueletypeanthropologiquequilesexemplifieestleprototypeduSageextatique,KayKhosraw,détenteurdelaCoupedeGraal(Jâm-eJam)etSageparfait(lethéosophe–hakîm-emota’allah)quiincarneàlafoislacosmo-visionduSageetlagesteépiqueduhéros.BrefunSouverain-Sagequidetouttempsaétél’undesplusgrandsidéauxéthiquesdel’Iran.Ilestcette charnière où s’opère le passage du récit (hikâyat) à l’événement de l’âme comme expérience

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personnelledel’Ange,puisqueétant,enoutre,héroseschatologique,KayKhosrawrépondàl’appeldel’Ange. Son Guide intérieur est le Sorûsh du Shahnâmeh qui est aussi l’exemplification de la Xe

Intelligence des philosophes, tout comme leGuide spirituel d’un autre héros,Afrâsiyâh, sera l’oiseauSîmorghquiservirad’officeàsonextaseetàsasortiehorsdecemonde(LivreIV).

Danslemodeérotico-mystique,c’estl’Angeencore,maissousformedel’Aimée,delaSophia,quiassumelafonctiongnostiquede«Guide»pourlemystique-pèlerin.LetypeanthropologiqueestMajnûn,l’AmantparfaitetmiroirdeDieu(infra,LivreV).Majnûnatellementintériorisél’Aimée(Leylâ)qu’ilne voit rien d’autre qu’elle ; il en voit le reflet partout dans unemontagne, une fleur. L’Aimée est enquelquesortel’imageparlaquellelemondeluiapparaîtcommetransfigurédansl’auréoledelaBeauté.D’oùsonmodedeconnaissancequiestl’amphibolie(iltibâs–Rûzbehân):uneapparitionquiestetn’estpas à la fois, un double sens qui dévoile et voile en même temps. Ses paroles sont des paradoxesfulgurantscardemêmequelaBeautédivineapparaîttransfiguréeparlemiroirducœurdel’amant,demême aussi l’inexprimable, l’ineffable, apparaît dans le revêtement des paradoxes, d’autant plusdéroutantsqu’ilssontinspirés,c’est-à-direqu’ilsproviennentdel’ambiguïtémêmedumystèredel’Être.

Le type anthropologique qui se dégage du mode ontologico-philosophique est Zoroastre/Platon ;c’est-à-direleSage-théosophe.Cetteidentificationfutl’œuvredeSohrawardî.Cependantlepassagequivadelamétaphysiquedesessencesà laphilosophiedePrésencepostuléeparMollâSadrâShîrâzîestl’apothéosed’unephilosophiequiseveutpuregnose.Ilestlepassagedel’étantàl’acted’êtreetcecin’eûtpuêtreeffectuésiMollâSadrân’avaitrenversélasituationenfaisantdelaprésence(connaissanceprésentielle) le fondement du dévoilement de l’Être. Ceci est aussi le développement naturel d’unetendancequi,àpartirdeSohrawardî,vaessayerd’intégrerlamystiqueàlaphilosophie.Sohrawardînousy invitait déjà, lorsque réunissant connaissance spéculative et expérience mystique, il inaugurait laphilosophiede l’illumination.Laphilosophiede l’Ishrâq (illumination)estunevoie royale.LeshérosextatiquesquienincarnentlavéritésontàprésentHermès,Platon,KayKhosraw,Zoroastre,Mohammad:leprophètegrectoutautantqueleprophèteiranienetarabe.Lavoiequ’elledécritestcelledelagnose;elleestlechemindela«racedesvoyants»quidébouchesurleta’alloh,c’est-à-direl’apotheosis.Laphilosophiedevientàprésentunrécitd’initiationquiconduitdel’exiloccidentalàlavisionimmédiatede l’AngeauSinaïmystique.LeSage-théosophepossèdesimultanément laconnaissancespéculativeetl’expérience mystique. Ce même programme sera repris plus tard par Mollâ Sadrâ lorsqu’il dira duphilosopheassimiléàunpèlerinversDieu(Sâlik)qu’ildoitfairelasynthèseentrelesdeuxméthodes,quesonascèseintérieurenedoit jamaisêtrevidedeméditationphilosophiqueetréciproquement.SansdoutelamétaphysiquedesessencesprofesséeparFârâbîetAvicennelaissaitambigulerapportentrelamystique et la philosophie. En fait les péripatéticiens n’ont commencé à philosopher qu’à partir del’étant(l’êtrenécessaire),l’acted’être,ousil’onveut,l’originationimpérativequiestlepiliercentrald’unephilosophiedeprésenceaétéexcluede leurontologie.CependantAvicenneavait esquissédéjàdans sa philosophie orientale (infra, Livre IV) les prémisses d’une philosophie mystique où laconnaissance s’exhaussait au niveau d’un récit visionnaire ; mais il incombait à Mollâ Sadrâ derenverser, grâce à une révolution philosophique, la primauté des essences, qui resta aussi celle deSohrawardî bien que ce dernier en instaurant une connaissance orientale comme acte de présence(istihzâr) et d’immatérialisation (tajarrod) postulât, sans la nommer expressément toutefois, unephilosophiedeprésence.L’idéed’istihzâr(rendre-présent)revêtchezMollâSadrâlaprimautédel’Êtreparrapportà laMétaphysiquedesessences :c’estque l’acted’êtreestsusceptibled’intensificationetd’affaiblissement.C’estl’acted’êtrequidétermined’oresetdéjàcequiestuneessence.Ilenrésulteuneperspectiveoùlesintensificationsdel’êtreembrassent touslesdegrésdel’existence.Lamétaphysiquedel’existerdéboucheenfindecomptesurunemétaphysiquedelaPrésencequiestaussiuntémoignage.

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Plus l’être estprésent à soi-même,plus il se séparedes conditionsdecemonde-ci, plus il comble leretardsurlaPrésenceTotale,etplusils’éloignedecequiconditionnel’absence.«Plusintenseest ledegrédePrésence,plusintenseestl’acted’exister,etdèslorsaussipluscetexisterexistepourau-delàdelamort.»

Detoutcecirésultentlesgrandsthèmesdelamétaphysiquesadrienne:primautédel’acted’exister;théorie dumouvement intrasubstantiel ; théorie de l’imagination comme faculté purement spirituelle etfinalement philosophie de la résurrection qui dépeint l’histoire gnostique de l’âme, avec la triplecroissancede l’hommeaux troisniveauxdumondedesphénomènes sensiblesde l’âmeetde l’Esprit.C’estdoncenlapersonnedeMollâSadrâques’achèvelagrandesynthèsedetouslescourantsspirituelsdel’Islam:l’avicennisme,l’IshrâqdeSohrawardî,lagnosespéculatived’Ibn’ArabîetlaquintessencedesenseignementsdesprophètesetdesImâms.Toutcelapermetques’épanouisseenIranauXVIesièclelagranderenaissancephilosophiquequin’eutaucunparallèleailleursdanslemondeislamique.

Quant aux rapports qui régissent ces quatre itinéraires, disons seulement qu’ils représentent desstructureshomologuesou,commeleditCorbin,isomorphes.«…pourpasserd’unedimensionàl’autre,il faut la perception d’une structure constante, d’un isomorphisme, demême qu’unemélodie peut êtreproduiteàdeshauteursdifférentes:chaquefoislesélémentsmélodiquessontdifférents,maislastructureestlamême;c’estlamêmemélodie,lamêmefiguremusicale,lamêmeGestalt93.»

Pour finir,nous tenonsà soulignerquece livreestune introductionmodeste à lapenséed’HenryCorbinenvisagéeselonlesquatrearticulationsthématiques.Leseulméritedecelivre,sitantestqu’ilenaitdutout,aétédeprésenterl’ampleurd’unetrajectoirespirituellequis’étendsurdesmilliersdepagesdenses en un ensemble structuré afin que le lecteur puisse en avoir ne fût-cemême qu’un aperçu trèssommaire.Nousnerevendiquonspointd’avoirépuisésonœuvrenid’enavoirsaisi touteslesnuancessubtiles.Nousavonssuivideprèssapenséeetmêmesaterminologieetsatranslittération,desortequ’onpourraitdiredesLivres IIàVquec’estduCorbinécritpar lui-même.Nousnoussommesuniquementborné à coordonner les grands thèmes qui apparaissent souvent, sous des variantes différentes, dansl’ensembledesonœuvreetquipourunlecteurnonavertipeuventparaîtredifficilesd’accès.Lecritèremotivantnotre travailétant la fidélité,nousnoussommessouventeffacéspour laisserparler leMaîtrelui-même. Il ne nous appartenait pas non plus de vérifier ses sources ni de mettre en question sesinterprétations,nousn’enavionsnilacompétencenilesmoyens.CelaauraitexigéautantdetempsqueCorbinmitàréaliserl’œuvredesavie.S’ilfallaitrésumerendeuxmotsnotreattitudeàl’égarddesonœuvre,nouspourrionsrépétericicequeGidedisaitàproposdesatraductiondeRabindranathTagore:«J’aiprismonplaisiràmefairehumbledevantlui,commelui-mêmepourchanterdevantDieus’étaitfaithumble94.»

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LIVREIIDucycledelaprophétie

(Nobowwat)aucycled’initiation(Walâyat)

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CHAPITREILephénomèneduLivresaint

LephénomèneduLivresaintestaucœurdelaméditationd’HenryCorbinsur l’herméneutiqueduLivreetlacommunautéreligieusedespeuplesquienontpratiquél’exégèsespirituelle.Cettequestionestliée à d’autres problèmes nonmoins importants dont la compréhension totale est àmêmede jeter unelumièresurl’ensembledecephénomèneetsonintégrationultérieuredanslaphilosophiespéculative.Quisont tout d’abord les « Gens du Livre » (Ahl al-kitâb) ? Comment s’y prennent-ils pour effectuer lalectureésotériqueduLivresaint?QuelssontlescritèresquidistinguentleLivresacrédetoutautrelivreprofane?Quelestleclivagequi,àpartirprécisémentduphénomèneduLivresaint,départagealesdeuxbranches principales de l’Islam, à savoir le sunnisme et le shî’isme ; et finalement la communauté devision qu’ont les «Gens duLivre » peut-elle être le point de départ d’une anthropologie comparée ?Voici les questions essentielles qu’implique pour Corbin le phénomène du Livre saint, et qui lui sontd’autant plus essentielles que ce phénomène explique aussi les prémisses de la « philosophieprophétique»:l’identificationdel’Angedelaconnaissanceetdel’Angedelarévélation.

L’expression qorânique de Ahl al-Kitâb, littéralement les « Gens du Livre », désigne unecommunautéreligieusequi,toutd’abord,possèdeunLivresaintetenpratiqueconstammentlalectureàplusieurs niveaux ; une communauté dont l’existence et la motivation religieuse conditionnant soncomportementprocèdentdeceLivre,parcequesareligionestfondéesurunLivredescenduduCiel,unLivre qui a été révélé à un prophètemissionné parDieu.Dès lors se rangent, à côté desMusulmans,d’autres communautés qui elles aussi possèdent unLivre : comme les Juifs, lesChrétiens.En Iran lesZoroastriens,enraisondeleurLivresacrél’Avesta,ontégalementbénéficiédecerareprivilège.

ÀpartirdumomentoùceLivresaintrègleapriorileurfaçond’êtredanslemondeetconditionneleursavoirdemêmequeleurvisiondumonde,latâchepremièrequiincombeaux«GensduLivre»estcelledelacompréhension.Commentcomprendre,sansseleurrer,lefondd’unLivrerévéléauprophètedansunlangagehermétiqueetcodé?

«Ainsiestfondéelalégitimitédelatechniqueduta’wîl,ditCorbin,“reconduire”lalettredetouteslesRévélationsàleursensésotérique95.»ParcequeleLivren’estpasconstituéseulementdepapieretd’encre mais comporte aussi un sens et parce que ce sens se déploie à plusieurs niveauxproportionnellementàlapuretédel’âme,àl’expériencespirituelledeceluiquienfaitlalecture,etparcequ’àl’originetoutLivresacréestl’apparencevisible(zâhir)d’unsensinvisibleetintérieur(bâtin), ilestdoncnécessairedereconduirel’apparentàson«archétypeéternel»,partantàla«MèreduLivre»(Ommal-Kitâb),carlaMèreduLivreestprécisémentleVerbedivincachésousl’enveloppeextérieure.

SileVerbeeninspirantl’âmedesprophètesaeffectuéunesortededescente(tanzîl)danslecœurduprophète,salectureésotériqueseralechemininversedeladescente,elleseraunta’wîl,c’est-à-direlareconduitedusensapparentàlasourceésotérique;d’oùl’idéed’unrevirementdutempsdeshorizonsen un temps psychique intérieur ; d’où aussi l’accès à lamétahistoire de l’âme et la nécessité d’unehiérognose.

D’autrepartlephénomèneduLivresaintn’éclôtqu’auseind’unereligionprophétique,c’est-à-dired’une « religion professant la nécessité de médiateurs surhumains entre la divinité qui les inspire etl’humanité commune96 ». C’est pourquoi ce phénomène est indissociable d’une « situation

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herméneutique » et comme cette situation embrasse tous les Peuples du Livre, il s’en suit qu’il y aquelquechosedecommundanslamanièredontlesspirituelsetmystiquesontlulaBibleenChrétientéetleQorân en Islam.Ainsi le phénomèneduLivre saint pourrait être pris commepoint de départ d’uneétudecomparativedelaspiritualitéetdel’anthropologiereligieusedes«GensduLivre»del’Orientetdel’Occident.

Principe qu’explique Corbin dans son projet d’herméneutique comparée entre Swedenborg et lagnoseismaélienne.Lesdeuxsommetsdelagnosechrétienneetislamiquesontmisfaceàface:d’uncôtélegrandthéosophevisionnairesuédoisSwedenborg(1688-1772)quifut«leprophètedusensintérieurdelaBible»,etdel’autrelephénomènereligieuxshî’ite,quisoitsoussaformeduodécimaine,soitsoussa forme septimanienne, repose sur l’herméneutique du Qôran et le sens intérieur des révélationsprophétiques97.

LephénomèneduLivresaintauraaussiuneautreconséquenceà l’intérieurmêmede l’Islamet ilseralepointdedépartd’unclivageentrelesunnismeetleshî’isme,caràl’encontredel’Islamsunnitemajoritaire pour lequel après lamission du Sceau de la Prophétie, l’humanité n’a rien de nouveau àattendre,leshî’ismelaisseouvertl’avenirenaffirmantquemêmeaprèsleSceaudelaProphétie,quelquechose est encore à attendre, que la tâche herméneutique, se substituant à la révélation des Prophètes,incombe à présent aux Imâms, et ceux-ci restent les « mainteneurs du Livre ». C’est-à-dire qu’ilsincarnentlavéritéésotériqueduQorân,puisquel’humaniténepeutjamaisrestersansunpôlemystique,possédantlaclefdesarcanesduLivre.

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CHAPITREIILaprophétieetlawalâyat(l’imâmat)

PourcepassageparticuliernousnoussommesinspirédescommentairesdeShamsoddînMohammadLâhîjî(ob.1506)98,telsquenouslesavionsdéjàdéveloppésdansundenoslivres99.L’œuvreprincipaledeLâhîjîestunmonumentde laspiritualité iranienne,unesommedesoufismeshî’iteenpersan,écritepourcommenterla«RoseraiedeMystère»(Golshan-eRâz),longpoèmedequelquemillevers,traitantensentencesconcisesetéminemmentsymboliquesleshautesdoctrinesdusoufisme.Cepoèmeavaitétécomposéenpersanparuncélèbreshaykhd’Azerbaïdjan,MahmûdShabestarî(1320).LesvuesdeLâhîjîcorrespondentparfaitementàl’espritdelaprophétieetdelawalâyattelquel’avuetdéveloppéHenryCorbindanslevolumeIdeEnIslamiranien(IV–Prophétologieetimâmologie,pp.219-283)oudanssesautresécrits.

La succession des prophètes vient d’un pacte qui fut conclu dans la prééternité entreDieu et lesespritsdeshommes.Dieudemandaauxespritsdeshommes:«Nesuis-jepasvotreSeigneur?»(Qorân7:171).LaréponseaffirmativedesespritsconstituaunPactedefidélitéquevinrentrappeler,decycleencycle,lesprophètes,depuisAdamjusqu’àMohammad,quiestlepointfinalducycledelaprophétie.Premièreconséquence:l’Islamnesesituepasdansl’histoire,maisiltiresonorigined’unPactequifutconclu dans lamétahistoire. Seconde conséquence : la conception d’un prototype de l’humanité, d’unUrmenschcréécommeImagetotalisantl’universalitédesNomsetdesAttributsdivinsetenmêmetempsProphèteprimordial,représentant(khalîf)deDieu,etHommeParfait(al-insânal-kâmil).Cethommefutle premier prophète, Adam, le détenteur et le Porteur du Dépôt de Confiance, qui symbolisel’universalitédesNomsetdesAttributs.

LeQorân(33:72)ditàcepropos:«Nousavonsoffert(ledépôtdeconfiance)auxcieux,àlaterreetauxmontagnes.Ilsontrefusédes’enchargerets’ensonteffrayés,alorsquel’hommes’enestchargé,carilestténébreuxetignorant.»

Troisièmeconséquence:l’HommeParfaitestl’épiphaniedelaRéalitémohammadienne,leLogos,qui, tel un « esprit spermatique » (Louis Massignon), se transmet de prophète en prophète, jusqu’àMohammad, qui en est l’épiphanie parfaite. Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus (d’autres ajoutentDavid),sontlesépiphaniespartiellesdelalumièremohammadienne,etlecycledel’être,àpartirdelaprééternitéjusqu’àlapostéternité,estlerayonnementdusoleilimmensedelaRéalitémohammadienne.Celle-cisemanifestedanstouslesétatsspirituelsdesgrandsawlîya (lesAmisdeDieu)etdesgrandsparfaits.Adamest lepoint initialde l’ascensiondusoleilde laprophétie, ilest,sous le rapportde laforme,lePère,encoreque,souslerapportdel’Esprit,ilnesoitquelefilsdelaRéalitémohammadienne.Direqu’AdamestlefilsduLogosrévèled’embléelaprééternitédecelui-ci.C’estenfaisantallusionàcette prééternité du Logos manifesté par les différents prophètes que le prophète de l’Islam a dit :«J’étaisunprophètealorsqu’Adamétaitparmil’eauetl’argile.»

1)LecycledelaprophétieL’apparitionducycledelaprophétieestcomparéeparlesspirituelstantôtauleverdelamarchedu

soleil, tantôt aux points successifs d’une ligne circulaire. Depuis Adam, point initial du cycle de la

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prophétie,jusqu’àMohammad,pointfinaldecemêmecycle,lesdifférentsprophètesquisesontsuccédéontété,chacun,dansleurréalitéspirituelle, l’épiphanied’unattributdelaPerfectionmohammadienne.CetteépiphaniepartielleduLogosestlerapportspirituelquireliechacundesprophètesàla«NicheauxLumièresdelaprophétie»(Réalitémohammadienne).

L’ombredécroissantedusoleildanssamarcheverslapointedumidisymboliseunemanifestationprogressivedelaRéalitémohammadienne.Aumomentdesonlever, l’ombredusoleilestpluslongue,maisaufuretàmesurequeprogressesonascension,sonombredécroîtpourdevenirnulleàlapointedumidi.CepointextrêmecorrespondàlamanifestationtotaledelaRéalitémohammadienne,c’estaussilerangduprophètedel’Islam.

Le soleil de la prophétie apparaît du fond du mystère de l’Unité, puis se manifestant dans sonascension sous forme d’ombres décroissantes qui symbolisent les déterminations des prophètessuccessifs, parvient au degré extrême de l’ascension perpendiculaire qui est le mode d’être deMohammad.Arrivéaudegrédesonultimeperfection,lemêmesoleil,danssondéclincrépusculaireversl’Occident, semanifeste sous formed’awlîya (lesAmis deDieu). Le coucher du soleil représente lecyclede lawalâyat sur laquellenous reviendronsplusbas lorsquenousenparleronsdans lecontexteshî’ite.

2)LeProphètedel’IslamcommeSceaudelaprophétieMohammadestleSceaudelaprophétie(khâtimal-anbiyâ’),lesprophètesquil’ontdevancéontété

respectivement les points successifs du cycle de la prophétie.Chacun des prophètes a été l’épiphanied’undesattributsdeperfection100.Étantdonclepointfinal,Mohammadest l’épiphanieentièredetouslesattributsdePerfectionhomologuésaveclespointsascensionnelsdesprophètesprécédents.L’ultimeéclosiondelanobowwatsetrouveréaliséedansleSceaumêmedelaprophétie.Vusouslerapportdelacausefinale,Mohammadestlepremierenconnaissanceetledernierenaction.

L’arrivée du soleil au zénith connote aussi un équilibre parfait entre le zâhir (l’exotérique) et lebâtin (l’ésotérique), une coincidentia oppositorum (had-e i’tidâl). L’absence d’ombre du soleil de laprophétiesignifieaussiunerectitudeontologique:Mohammadestceluiquiestétablidanslechemindela rectitude(sirâtal-mostaqîm). Il est l’équilibre des comportements, le point équilibrant l’aspect bi-dimensionnelduzâhiretdubâtin. Ilhabite lastationditede la«Séparationquisuit l’union»(farq-eba’dal-jam’);ledegréoùl’unité-plurale(wâhidîyat)apparaîtauseindel’Unesseulé(fardânîyat),oùnuitetjour,symbolisantrespectivementunitéetmultiplicité,s’égalisentenuneinfaillibleneutralitéetoùlamultipliciténevoilepasl’unité,pasplusquecelle-cin’occultecelle-là.

3)Walî,NabîetRasûlLesprophètesquiontprécédéMohammadsontappeléslesanbîyâ’.Lemotnabîdérivedelaracine

inbâ’ : annoncer, donner des nouvelles. La nobowwat est un état intermédiaire entre la walâyat(l’ésotériquedesAmisdeDieu)etlarisâlat,laprophétiedel’envoyédeDieuquiapporteunereligionpositive exotérique (sharî’at). Lawalâyat est une vérité commune aussi bien à la nobowwat qu’à larisâlat, compte tenu que tout rasûl estnabî et que toutnabî estwalî ; tandis que toutwalî n’est pasforcémentnabî,etquecelui-cin’estpasnonplusnécessairementrasûl.

Lesrelationsentrewalî,nabî,rasûl,offrentmaintsrapportsintéressants:1. Ilya toutd’abord lastructurebi-dimensionnellede laprophétiedontunefaceestdirigéevers

Dieu,tandisquel’autresedirigeverslacréature101.LafacetournéeversDieuestlaproximitémystique

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qui reçoit lagrâcedivineet la transmetpar l’autre faceauxhommes : la facedirigéeversDieuest lawalâyatetcellequiestdirigéeversleshommesestlanobowwat.Lawalâyatestdoncl’ésotériquedel’exotérique,lavéritégnostique(haqîqat)parrapportàlaloilittérale(sharî’at).

2.Lesrapportsentrewalî,nabîetrasûlpeuventêtreillustréspartroiscerclesconcentriques102:lecentre est la walâyat, le second cercle correspond à la nobowwat et le troisième cercle extérieursymboliselarisâlat.LawalâyatestlafacetournéeversDieu;ellenepeutêtreinterrompuealorsquelanobowwatquiestlafacetournéeverslacommunautéesttransitoire,doncsusceptibled’êtreinterrompue.«C’estpourquoiladimensiondelawalayâtdelapersonnequiestnabîetrasûlenmêmetempsprimelesdimensionsdenobowwatetderisalâtdelamêmepersonne103.»Carcequifaitlaréalitéspirituelledurasûlquiestenmêmetempsnabîetwalîc’estsawalâyat,sonintimitéavecDieu.

3.Maiscesrapportspeuventêtreinversésquandonlesenvisagesuivantuneautreperspective.Lewalîtoutcourtestsoumisàlasharî’atdunabîetdurasûl;carcederniercumulelesdeuxaspectsdenabîetwalî.Donclenabîquiestnabîetwalîenmêmetemps,etlerasûlquicumulesimultanémentlesdeuxfonctionsdenabîetdewalîontprééminencesurlewalîtoutcourt,maissilawalâyatdecesdeuxdevaitfairedéfaut,leurnobowwatetleurrisâlatenpâtiraientetnepourraientsubsister.

4)LecycledelaWalâyatLesAmisetlesprochesdeDieuontexistédepuistoujoursetnecesserontd’existerdansl’avenir.

L’axedumondesemaintient,grâceàleurprésenceéternelle.DanslesproposdesImâmsrecueillisparMohammad ibn Ya’qûb Kolaynî (ob. 329/940)104, nous trouvons des renseignements précis sur lanécessitéd’unewalâyat.Entantqu’ésotériquedetoutephilosophieprophétologique,lawalâyatnepeuts’épuiser ni s’éteindre ; sans elle le fondement même de l’univers serait ébranlé. Le monde ne peutsubsistersansGarantdeDieu(hojjat).LesImâmssontceuxquiguidentleshommesetlesdirigentverslavoiedeDieu.LeGarantn’estautrequelaprésencespirituelle,ininterrompue,ducycledesAmisetdesProches de Dieu. Lâhîjî affirme que, bien que le cycle de la prophétie soit clos et que la porte desrévélationsdivinesetdel’envoidel’archangeGabrielsoitfermée,l’inspiration(wahy)etlessignesdeDieupersistenttoujours.Cesentitésspirituellesdépendentducycledelawalâyat.Celle-ciestlepropredunom«walî»qui est l’un des nomsdivins : ceux-ci seront toujoursmanifestés et ne seront jamaisinterrompus105.

Or,commentlecycledelawalâyatserait-ilpossibleaprèsquelecycleduSceaudelaprophétieaatteintsontermeavecleprophètedel’Islam?

Lâhîjî, reprenant le symbolisme de la marche du soleil de l’Orient de la nobowwat, dit que lalumièredelaRéalitémohammadienneapparutàl’Orientdelanobowwatpouraboutiraupointculminantducercledelaprophétie,maisayantdépassél’extrêmepointedumidi,cesoleilprojetasonombreversl’Occidentdelawalâyatquiest l’aspectésotériquedelanobowwat.Dans lamarchecrépusculairedusoleilversl’Occident,lesombrestypifiantlesAmisdeDieu(awlîya)semanifestèrentetlesOrientsetles Occidents s’opposèrent ; à chacun d’entre les points (prophètes) du cycle de la prophétie,correspondaitunpoint (walî)crépusculaireducycled’occultation (walâyat).Demêmeque cespointssontapparusàl’horizondumondedelavisibilité,demêmeilssesontoccultésdansl’horizondumondedumystère.ÀlaParousiedudouzièmeImâm,Origine(mabda’)etRetour(ma’âd)seconjoindront,etlarévolutionducycledel’évolutionspirituelle(cycledelawalâyat)seraparachevée.

Àchacundespointssituésàl’Orientdel’arcdelanobowwatcorresponddoncunpointhomologuesituéàl’Occidentdel’arcdelawalâyat.

Ducôtédelaprophétie,aucunprophètenefutplusprochedeMohammadqueleChrist,etducôtéde

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l’Occident crépusculaire, l’origine de lawalayât fut ’Alî ibn Abî Tâlib, homologue « occidental »,«crépusculaire»deJésus,etdemêmequeJésusétaitinvestidedivinité,demêmeparmilesawlîya,’Alîestleseulàenêtreinvesti.

Diagramme1106

DemêmequependantlecycledelanobowwatlesloislesplusparfaitesserévélèrentparleSceaude la prophétie, de même au point final du cycle de lawalâyat, les mystères divins et les réalitésésotériquesatteindrontleurpleineéclosion.DemêmequelesprophètesprécédantMohammadn’étaientquelesépiphaniespartiellesd’undesattributsetdesnomsparticuliersdeDieu,alorsqueMohammadenétait lamanifestation totaleetuniverselle,demême,dans lecyclede lawalâyat, les Imâmsprécédantl’ImâmCaché(leXIIe), leMahdî,serontlesépiphaniespartiellesd’unattributparticulier,alorsqueleMahdîquiestlepointfinalducycleenseralamanifestationuniverselledesortequelaperfectiondelawalâyat éclora en son terme final. De même aussi que tous les prophètes puisent leur lumière«législatrice»àlaNicheauxlumièresdelanobowwatduSceaudelaprophétie,demêmetousleswalîpuisentlesleursausoleildelawalâyatduSceaudeswalî.

Il y a entre les deux cycles une homologie parfaite : l’homologue eschatologique du prophète del’IslamestledouzièmeImâm,leMahdîquiviendraclorelecycledel’être;c’estl’attentedecetImâm,dont la Parousie révélera les vérités ésotériques, qui fait du shî’isme une religion d’attenteeschatologique,axéesurl’herméneutiquespirituelledesvéritéscachéeslorsducycledelawalâyat.Lesdouze Imâms du shî’isme duodécimain forment avec le prophète et sa fille Fâtima le plérôme des«Quatorze très purs » (ma’sûm). Quant aux rapports très complexes du shî’isme et du soufisme, quioffrentdesressemblancessifrappantes,etsemblentêtrelesdeuxdésignationsd’unemêmechose,HenryCorbinpenseque laprophétologiedans la théosophiedu soufismeparaît être«un transfert à la seulepersonneduProphètedesthèmesfondésenpropreparl’imâmologie107».Lesoufismeseraitunshî’ismesansimâmologie.

Maintenant, faisonscorrespondrecesdeuxcyclesde laprophétieetde lawalâyat, avec lesdeuxarcsdelaDescenteetde laRemontée;voici lediagramme(2)quenousaurons:nousretrouvonsunehomologieparfaiteentrelescyclesdelaDescenteetdelaRemontéeetlesdeuxcyclesdelaProphétieetde lawalâyat. Ainsi de même que l’arc de la Descente s’originant au degré de l’Unitude aboutit àl’HommeParfait (qui était la synthèse résumant tous les plans de l’être), demême le prophète initial(Adam,inaugurantleleverdusoleildelaprophétie)aboutitàl’extrêmepointedumidi,àMohammad,quiest lamanifestationplénièrede laRéalitémohammadienne.Etdemêmeque laRemontéedébuteà

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partirdel’hommepourdébouchersurl’Originepremièredetouteschoses,demêmeaussilecycledelawalâyat commençant après la clôtureduSceaude laProphétie, c’est-à-direMohammad,aboutiraà laParousie duXIIe Imâm. C’est pourquoi la Parousie duXIIe Imâm est dite aussi l’aurore qui viendradissipertoutd’abordlesténèbresdelanuitdel’Occultation108.

Diagramme2

5)L’intériorisationdescyclesdelaprophétie:les«septprophètesdetonêtre»

L’homologiedesgradesdeLumièreetdescyclesdelaProphétieconduisitchezSemnânîàlathéoriede sept organes subtils dont chaque centre est à la fois typifié comme « prophète de son être » etcaractérisé par une couleur, une aura dont la perception visionnaire révèle au mystique son degréd’avancement sur lavoie spirituelle.Laphysiologiede l’hommede lumière109– si importantepour latransmutation des sens et la transformation de l’être intérieur dans son ascension du puits del’inconsciencejusqu’àl’éveildelasurconscience–estmodeléechezSemnânîsurlathéoriedescyclesdelaProphétie.C’estdirequelesmanifestationsprogressivesdeslumières,accompagnéesdephotismescolorés, révèlent enmême temps les différentes stations de la sagesse des prophètes. Demême ellesimpliquent le concept d’une «matière spirituelle », apte à faire disparaître le hiatus entre ce qui estappelél’EspritetcequiestditlaMatière.IlyauneseuleetmêmeLumièredifférenciéeendemultiplesdegrésdecondensationetdesubtilité110.

LerevirementdesévénementsauxquelsréfèrentlesenseignementsduQorân(etlasagesseinhérenteauxdifférentsprophètes)enévénementsintérieursdel’âmesefaitenvertudelaloidescorrespondances.Elleprésupposetoujours,enraisondel’intériorisation,uneanthropologiemystique.

Cescentressubtilsoulatîfasontrespectivement1)lelatîfaqâlabîyaouorganecorporelsubtil,oul’embryon, le«moule»ducorpssubtilacquisdit l’«Adamdetonêtre» ;2) le latîfanafsîya, l’âmeinférieure,l’infracons-cienceblâmable(nafsammâra)correspondantau«Noédetonêtre»;3)lelatîfaqalbîya, siège duMoi spirituel et dans lequel se forme l’embryon d’une postéritémystique qui y estcontenuecommeuneperledansuneconque,postéritéquiécloraplus tardcomme«Mohammaddetonêtre ».C’est pourquoi il est désigné comme«Abrahamde ton être » ; 4) le quatrièmeorgane (latîfasirrîya),c’estl’organedel’entretienetdudialogueintime(monâjât), ilcorrespondau«Moïsede ton

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être»;5)lecinquièmeorganeestlecentredel’Esprit,lelatîfarûhîya,enraisondelanoblessedesonrang,ilestinvestienpropredelavice-régencedivine;c’estle«Daviddetonêtre»;6)lecentredumystère,lesixièmeorganeestlelatîfakhafîyaetserapporteaudegrédumystère,àl’arcanum.C’estparcetorganequ’estreçul’influxdel’EspritSaint(Rûhal-Qods).Danslahiérarchiedesétatsspirituels,«ilmarqueral’accèsàl’étatdeNabî.C’estle“Jésusdetonêtre”(’Isâwojûdi-ka)111».Enfin leseptièmeorgane subtil, le latîfa haqqîya, est rapporté « au centre divin de ton être, au sceau éternel de tapersonne».Ilcorrespondau«Mohammaddetonêtre».Corbinditàcepropos:«C’estcecentredivinqui recèle la “perle rare mohammadienne”, c’est-à-dire l’organe subtil qui est le Vrai Moi (latîfaanâ’îya),etdont l’embryonacommencéàse formerdans lecentresubtilducœur, l’“Abrahamde tonêtre”112.»

Cesseptlatîfasonthomologués,d’autrepart,aveclecycledelaprophétie.L’hommeprogresseparcescentres:àchaquecentresubtil,lemystiqueadesaperceptionschromatiques,desvisualisationsquilui indiquent lesprogrèseffectués, lesdévoilementsacquis.En intériorisant lesdonnéesqorâniques,etlesétats spirituels inhérentsaux rangsdesprophètes, lemystiqueopèrepar làmême lerevirement du«mondedeshorizons»en«mondedel’âme»,c’est-à-direqu’ilsetransmuelui-mêmeparcerevirementquiestaussiunta’wîl.Toutcequiserapporteauxseptprophètes:lesparolesqu’ilsontprononcées,lesévénementsdontilsontétélesauteurs,lesprophétiesrelativesàleurdignitéspirituelle,enbreftoutcelas’accomplitdanslescentressubtilsdontilssontchacunlatypification.«ChaquefoisquedansleLivretuentendslesparolesadresséesàAdam,écritSemnânî,écoute-lesparl’organecorrespondantdetoncorpssubtil (latîfa qâlabîya)…Médite de quoi il est le symbole, et sois bien certain que l’ésotérique dudiscoursserapporteàtoicommediscoursconcernantlemondedel’âme,demêmequesonexotériqueserapporteàAdamcommeconcernantleshorizons…Alorsseulementilteserapossibledet’appliqueràtoi-mêmel’enseignementduVerbedivinetdelecueillircommeunrameauencorechargédefleurs113.»

Touslespèlerinsdelavoie(sâlikân)visualisentceslumières.Celledel’organedésigné«Adamdetonêtre»estgrisfumée,cellede«Noédetonêtre»estdecouleurbleue;celled’«Abrahamdetonêtre»estrouge;cellede«Moïsedetonêtre»estblanche;cellede«Daviddetonêtre»estjaune;cellede«Jésusdetonêtre»estd’unnoirlumineuxoula«lumièrenoire»114(aswâdnûrânî);celleducentredivin,le«Mohammaddetonêtre»,estd’unecouleurverteéclatante,lacouleur«d’émeraude».Car conclut Corbin citant Semnânî, la couleur verte est la plus appropriée au secret duMystère desMystères (sirr ghayb al-ghoyûh)115. Ajoutons pour conclure que cette même idée est reprise parSohrawardîdansson«Récitdel’exiloccidental»oùl’ascensiondel’âmedanslevaisseaudeNoéestuneremontéedeprophèteenprophètepouratteindrelesommetduSinaïmystique116.

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CHAPITREIIILaphilosophieprophétique

Touteméditationsurlesdonnéesessentiellesdel’Islamconduisittrèstôt,àpartirdeFârâbîdéjà,àune convergence entre théologie et philosophie, et à l’identité de l’Ange de la connaissance (pour lesphilosophes)etl’Angedelarévélation(pourlesprophètes).Quantàlavolontéd’associerlavocationduphilosophe à la vocation du prophète, Corbin estime que cela caractérise surtout le trait saillant etoriginal de la philosophie irano-islamique et le destin particulier de l’Iran dans lemonde islamique.Avicenne après Fârâbî l’avait déjà esquissée, Sohrawardî l’amplifia aux dimensions d’une« conjonction » où philosophie et mystique devenaient les deux aspects d’une même expériencespirituelle.MollâSadrâendonnalaformuledéfinitive:«LaRévélationqorânique,dit-il,estlaLumièrequifaitvoir,elleestcommelesoleilquiprodiguesalumière.L’intelligencephilosophique,c’estl’œilquivoitcettelumière.Sanscettelumière,onnepourrarienvoir.Maissil’onfermelesyeux,c’est-à-diresi l’on prétend se passer de l’intelligence philosophique, cette lumière elle-même ne sera pas vue,puisqu’iln’yaurapasd’yeuxpourlavoir117.»

L’accordentrelerangduprophèteetduphilosopheavaitdéjàétéformuléparlecélèbrephilosophedel’Écoled’Ispahan,MîrFendereskî(ob.1640),maîtredeMollâSadrâ.Sonœuvreillustre,ditCorbin,«delapartdushî’isme,unereconnaissancedelavocationduphilosophedepuislongtempsrevendiquéeparlesphilosophes(Fârâbî,Avicenne,Sohrawardî),maisquileurfutrarementaccordéedanslerestedel’Islam118 ». Mîr Fendereskî établit d’abord des distinctions : la voie de la connaissance pour lesphilosophes passe par la réflexion (fikr) ; pour les prophètes, elle passe par la révélation (wahy) etl’inspiration(ilhâm)sansbesoinde fikr.Larecherchedialectiqueduphilosophese traduitenéclosionspontanée chez le prophète. Le Shaykh esquisse toute une théorie de l’expérience visionnaire quiprésuppose l’idéedessensspirituels, relatifsaumonde imaginalet finalement résumeainsi le rapportentrelaconnaissanceduprophèteetcelleduphilosophe:«làoùlephilosophearriveàsontermefinal,làmêmecommencelaprophétie119».

Il reconnaît cependant aux philosophes le rang de prophètes mineurs, c’est-à-dire le rang desprophètes non envoyés (ghayr-e morsal), inférieurs aux prophètes missionnés pour le Salut de lacommunauté.Lavisionduphilosophequ’aMîrFendereskînepeutdonc«s’entendrequeduphilosophedontlaphilosophieestprécisémentlamarcheàla“philosophieprophétique”,deceuxquisuiventlavoiedel’Ishrâqetdontcertains,eneffet,atteignentauxdegrésdelawalâyat,parcequeleurvoieestcelledesprophètesetqu’ilssontàégalitéaveclesparfaitsd’entrelespèlerinsdelavoiemohammadienne120».

Delasortel’antagonismeopposantthéologieetphilosophieestsurmonté:etellessefondentdanslecreuset d’une « sagesse divine » (hikmat ilâhîya), qui culmine ainsi en une philosophie prophétique.Sages-philosophesetprophètess’accordentparcequ’ilsont,tousdeux,puiséàla«NicheauxLumièresde la prophétie ». Ce qui distingue le prophète missionné (rasûl) d’un sage, c’est que le prophètebénéficie de l’injonction impérative d’un message (risâla) à annoncer devant les hommes. « Maispuisque laphasesuprêmeoù laconnaissancephilosophiques’achèveenexpériencemystique(chez lesIshrâqîyûn) faitpasser lespirituelpar lamêmeassomptioncéleste (mi’râj)que leNabî et faitde lui,mystiquement,àsontourle“Sceaudelaprophétie”,l’Angedelaconnaissancen’estpasautrequel’AngedelaRévélation121.»

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Unetellephilosophieprophétiqueapourbutsuprêmeuneexpériencemystique,celle-làmêmequiéchoitaurangdesprophètes.Elleest,parconséquent,uneindividuation;elles’accomplitdansle«seulà seul » de l’Ange-Esprit Saint et du philosophe, sans aucunemédiation humaine, fût-elle celle d’uneÉglise122. Il en résulte plusieurs conséquences : 1) la philosophie prophétique est le contraire de ladouble vérité ; 2) elle nécessite l’angélologie ; 3) elle refuse l’incarnation et l’historicisme qui endécoule;4)elles’amplifieaucycledelawalâyatetprésuppose,nefût-cequ’implicitement,leshî’isme.

1)LaconjonctionduphilosopheetduNabî,antidoteàladoublevérité

Grâce au triomphe de l’averroïsme en Occident (cf. Livre III) le divorce entre foi et savoir,théologieetphilosophiedevaitaboutiràlaco-existencededeuxordresderéalitécontradictoires;unechose peut être vraie théologiquement et fausse philosophiquement et vice versa. Cette séparation futconnueenOccidentsouslaformedeladoublevéritéet,passantparlesaverroïstesdel’UniversitédeParis, elledébouchasurcequ’onappelaplus tard l’averroïsme latinde l’ÉcoledePadoue.Mais toutautrefutladestinéedelaphilosophieenIran,oùl’onignoratoutd’Averroësetdel’averroïsme.Lesageet leprophètepuisaientà lamêmesourced’inspiration,étaient lesco-témoinsd’unemêmeexpérience,les compagnons d’un même voyage. Si l’ascension du prophète (mi’râj) servit de modèle à touteprogressionverticaleversl’esprit,l’idéeduRetourpritpourlemystiquelesensd’uneassomption,toutcommelephilosophes’illuminantparl’Angedelaconnaissanceparcouraitlesmêmesétapes,àpartirdeson«exiloccidental».Toutelaspiritualitésecentrasurlafigureduprophète.Lavocationcommunedusage et du prophète faisait en sorte qu’au terme de son ascension, tout philosophe digne de ce noméprouvait l’expérience du Sceau de la prophétie, accédait à l’état denabî, et rencontrait sa «NatureParfaite»(Ange)delamêmemanièrequeleProphèterencontraitl’AngeGabriel.Lephilosophesavaitquecequ’ilcontemplecommeIdéesestl’équivalentdecelamêmequiserévélaauprophèteenImageset récits visionnaires. Dès lors toute cassure entre religion et philosophie était écartée, la religiondemeuraittoutautantphilosophiquequelaphilosophierestait«religieuse»,c’est-à-direessentiellementaxéesurlaprophétologie123.

2)Laphilosophieprophétiqueetl’angélologieUne religion prophétique ne peut survivre sans une angélologie, puisque c’est l’Ange qui est le

médiateuretl’initiateurdesprophètes.Une«philosophieprophétique»metlephilosophedanslamêmesituation que le prophète, et par là même le rend libre à l’égard de tout magistère humain124.L’angélologieestaussifondamentaleetnécessairepourlejudaïsmeetl’islamquelaprophétologie.Ellefuttoutaussinécessaire,estimeCorbin,pourlechristianismedetypeprophétique,pourlachristologiedeChristosAngelos125.Maisens’engageantsurlavoiedupaulinismeetdudogmedel’incarnationdivine,lechristianismeperditenquelquesortelafonctionthéophaniquedel’Ange,dèslorsquel’incarnationentantquefaithistoriquerepérablechronologiquementpritledessussurlathéophanie.D’autrepart,c’estparce qu’il y a une théologie négative, présupposant au-delà de l’être un super-être (hyperousion)inconnaissableau-delàdetoutemanifestationetdétermination,quel’angélologietrouvesaraisond’être.C’estcelamêmequimotivel’angélologiechezlesphilosophesgnostiques,etl’imamologiedespenseursshî’ites.L’Imâmoul’Angeassumentl’unetl’autrelafonctionthéophanique,latraduisantenunethéologieaffirmativesanslaquelleiln’yauraitpasdeDeusrevelatus126,carl’Imâm,toutautantquel’Ange(ouleguide intérieur en général) est le garant de la théologie affirmative. Ces deux aspects de la théologie

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négativeetaffirmative,complémentairesl’undel’autre,constituentcequeCorbinappellele«paradoxedu monothéisme ». Une théologie sans angélologie dégénère en un monothéisme abstrait, où toutemédiationentrel’Unet lemultipleestsuspendue,oùledivins’abîmedansl’abstractiondel’absence;mais réduite à la seule dimension de l’anthropomorphisme, elle dégénère en idolâtrie métaphysique.L’angélologie laisse le champ libreà ladimensionocculteduDeusabsconditus.Elle permet ainsi le«phénomènedumiroir»et,commel’expliqueunsoufianonyme,« leprophète,chaquefoisqu’ilenabesoin, tourne le miroir de son âme (âyîna-ye jân, speculum animae) vers le monde saint, pour enrecevoirlesconnaissances,laVraieRéalité(haqîqat)127».

L’expérience mystique du prophète ou du philosophe ne peut s’effectuer que par la présence del’Ange, son guide. Elle est le résultat d’une pédagogie angélique qui, par la rencontre avec l’Ange,provoquel’Individuation.CeguideintérieurpeutrevêtirdesNomsdifférentsetvariés,commel’AngeGabriel, l’Archange empourpré, le Maître invisible, la Nature Parfaite (Sohrawardî et la traditionhermétiste) ; lePartenaireCéleste (selon la traditiongnostique) ; le JumeauCéleste (Mâni),Hayy ibnYaqzân(Avicenne).

Maissafonctionestlamême:éveillerl’âme,étrangèreencemonde,provoquerlarencontreavecleSoi véritable.C’est le double aspect de cette conjonction qui suscite l’individuation, l’éclosion de ladimensionpolaire de l’être.C’est la contrepartie céleste de l’âmequi semanifeste pour le pèlerin insingularibus. Et Corbin de conclure : « Demême que dans le concept de la religion prophétique estimpliquée la nécessité de l’angélologie, de même celle-ci est-elle a fortiori nécessaire pour que lephilosophemystiquepuisse lui-mêmerépéter lesétapesde l’ascensionduProphète,autrementditpourquesoitactualiséel’idéequenousavonsplusieursfoissoulignéeici,celledelavocationcommuneauphilosopheetauprophète.L’unetl’autrereçoiventleurLumièredelamême“NicheauxLumièresdelaprophétie”(Meskâtal-nobowwat)128.»

3)Refusdel’Incarnationetdel’historicismeL’incarnationestunfaituniqueetirréversible:Dieuenchairetenoss’incarneàunmomentprécis

del’histoire.Lelieuetladatedel’Incarnationdeviennentunpointderéférenceparexcellence.«Tandisque l’idéede l’Incarnation postule un faitmatériel s’insérant dans la tramedes faits historiques de lachronologie, et y fonde cette réalité ecclésiale que lemonisme sociologique laïcisera en “Incarnationsociale”,enrevanchecequ’appellel’idéethéophanique…c’estuneassomptioncélestedel’homme,larentrée dans un temps qui n’est pas le temps de l’histoire et de sa chronologie. La récurrence desthéophanies, la perpétuation de leur mystère ne postulent ni une réalité ecclésiale, ni un magistèredogmatique,maislavertuduLivrerévélé,comme“chiffre”d’unVerbeéternel,toujoursenpuissancedeproduiredescréationsnouvelles129.»

Pour la philosophie prophétique, les faits essentiels se déroulent dans une dimensiontranshistorique;unailleursquiestréversible:ilpeuttoujoursfaireirruptiondanslemondeetrévélerl’aspect eschatologique des choses. Cet ailleurs dévoile l’invisible que recèle toute Image projetée,c’est-à-direl’Ange.Lephilosophenevoitpasl’Angemaisintelligeparluidanslamesuredesoneffort,les Imâms l’entendent par audition, les prophètes le voient. Quelle que soit la source de leurconnaissance : révélation (wayh), Inspiration (ilhâm) ou compréhension illuminatrice de l’Intelligenceagente,laconnaissanceestunegnose,unenlèvementduvoile,unescienceducœurpurifiéeàl’extrême,apte à réfléchir des lumières suprasensibles,mais une science qui reste essentiellement angélique. Etpourquelerapportthéophaniquedetoutescienceducœurpuissetransparaître,illuifautunmondequiluienassureontologiquementlepleindroit.Cemondeintermédiaireentrelesensibleetl’intelligibleest

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celuioù«lescorpssespiritualisentetoùsecorporalisentlesEsprits»,c’est-à-direunmondeaffranchides lois de lamatière,mais non de l’étendue et possédant toute la richesse « imaginale » dumondesensibleàl’étatincorruptible.Àceniveauintermédiaireéclôtlamétahistoiredes«événementsdansleCiel » : les visions desmystiques, des prophètes. C’est aussi cet intermonde « qui nous préserve deconfondre une icône, précisément une image métaphysique avec une idole130 ». En l’absence de cemonde,nonseulementl’hommefaitunechutelibre,delamétahistoiredansl’histoire,nonseulement ilperd sa vision pour devenir uniquement un homme « visuel », mais il s’empêtre dans l’idolâtriemétaphysiqueoumieuxencore«nous restonsvouésà l’incarcération de l’Histoire unidimensionnelledesévénementsempiriques.Les“événementsdans leCiel” (naissancedivine,naissancede l’âme,parexemple)nenousregardentplus,parcequenousnelesregardonsplus131».

Mais retrouver le regard de l’au-delà, le regard des « événements dans le Ciel », équivaut àregagnerladimensionpolaireetàparticiperauxévénementspremiers.Toutephilosophieprophétiqueseréfèrenonàun faithistoriqueparticulier,comme l’incarnation,maisà lahiérognose prophétique tellequ’ellefutrévélée,lejourdel’Alliance.EtàtouteRévélationquiestunedescente(tanzîl)correspondunereconduite(ta’wîl)verscesmêmesévénements,voireuneRemontéeàlasourcedontestdescenduecetteRévélation.C’estpourquoitoutephilosophieprophétiqueestaussiunMa’âd,unRetour,voireune«philosophiederésurrection».QâzîSa’îdQommî(néen1633)estimequantàluiquelespenséesdesanciens philosophes, bien qu’ils aient été fort versés dans la théologie négative (tanzîh), furent tropcourtespouratteindreaubut. Ils furentdemême incapablesdeparcourir les étapesde la résurrection(Ma’âd)parce«qu’ilsn’ontpasdemandéleslumièresdelasagesse(anwâral-hikmat)àlaCitédelasagesse(madinatal-hikmat),quiestleProphète,sceaudelaprophétie132».Quantàleurssuccesseurs,les Péripatéticiens de l’Islam, ils ont été tout autant incapables d’expliquer une « philosophie derésurrection » : « Faute d’avoir pu concevoir l’idée d’un “corps immatériel”, celui du mundusimaginalis,cesphilosophesontprislafuitedevanttoutcequipouvaitrappelerlamisérableconditionducorpsmatériel encemonde, et laplupartontprofessé l’idéed’unMa’âd purement spirituel (rûhânî).Alorsilsenontétéréduitsàtransformerenallégoriestouteslesdonnéesrévéléesconcernantleparadisetl’enfer133,parcequ’ilsontignoréquele’âlamal-mithâlestlemondeoùlesenslittéraldevientlesensspirituel(…).Enrevancheilyaeudesphilosophesquiontallumé(leurconnaissance)àlaNicheauxLumières (miskhât) de la prophétie finale et à lawalâyat ’alawîya134. » Il s’agit par conséquent desphilosophes shî’ites dont la « philosophie prophétique » (hikmat nabawîya) guidée par les Imâms«constitueenpropreleshî’ismecommel’ésotériquedelareligionislamique»135.

4)Philosophieprophétiqueetshî’ismeL’Imâm, en tant qu’herméneute par excellence du Livre, devient un postulat essentiel de la

philosophie prophétique. Et c’est cette conscience aiguë de la fin de la prophétie et la convictionconcomitantequel’humaniténepeutpasrestersanslaprésencedesprophètesquidétermine,ditCorbin,« le sentiment pathétique du shî’isme » ; sentiment d’autant plus aigu qu’il débouche sur une attenteeschatologiqueetsurlaparousiedel’Imâmattendu,présentementocculté,dontlaparousieviendraclorelecycledenotreAïon.

Tous lesgrandspenseursshî’ites iraniens,commeMollâSadrâShîrâzî (1640),MohsenFayz(ob.1680),QâzîSa’îdQommî(1639)etbeaucoupd’autres,tousontapprofondilaphilosophiedanslesensd’une«philosophieprophétiqueetimâmique»(hikmatnabawîyawa’alawîya,cesecondadjectifétantformésurlemotwalî-Imâm),tantôtcomme«théosophieyéménite»(hikmatyamanîya)parallusionauxsignificationssymboliquesduYémenetdel’angleyéménitedelaKa’ba;d’oùcettetraditionoùjouela

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consonance des mots îmân, la foi, etYaman, le Yémen : « La foi vient du Yémen, et la sagesse, lathéosophie,estyéménite136.»

Quenousayonsaffaireàune«théosophieyéménite»ouune«théosophieorientale»,ellespuisenttoutesdeuxàlamêmesource:leshadîthsrelatifsaucycledesAmisdeDieu,àl’ImâmcommeFacedeDieu.Ainsilaphilosophied’unSadrâculmineenunephilosophiedetémoignagequi,«enposantl’unitéducontemplantetdecequ’ilcontemple,détermine l’acted’être,d’exister,en fonctionde laPrésence,c’est-à-dire en fonction des présences de l’âme à toujours plus d’univers137 » – présences qui seprolongentau-delàdelamort.Carplusintenseestl’être,plusl’âmeestPrésenceàd’autresmondes,pluselle est absence à la mort. La fonction médiatrice de l’Ange comme guide spirituel provoquant lamétamorphoseintérieuredel’âmeainfluencéchezunSadrâla«mutationsubstantielle»dumouvementintrasubstantielquiatteintjusqu’àlasubstancedel’être,danssonimmenseélandeRetourversDieu.Làestl’endroitoùlepointfinaldel’Ascension(Ma’âd)rejointlepointinitialdelaDescente(Mabdâ’)del’Être,oùlesdeuxarcsdeladescenteetduretourseconjoignent,làoùladescenteduVerbe(tanzîl)etsaremontée(ta’wîl)seréunissentdansla«NicheauxLumièresdelaprophétie».

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CHAPITREIVLeshî’isme

«Le shî’ismeconstitue fondamentalementetdepleindroit l’ésotérismeou le sens intérieurde lareligion islamique ;cetésotérismeoucesens intérieurest initialementet intégralement l’enseignementauquel les Imâms ont initié leurs disciples et celui que ces derniers ont transmis (…). L’idée de cestémoins qui, même complètement ignorés de la masse des hommes, de génération en génération,“répondentpour”Dieuencemonde,comportel’idéed’unecommunautéspirituelledontlahiérarchieestfondée,nonpassurlespréséancesd’unordresocialextérieur,maisuniquementsurlesqualificationsdel’être intérieur. Aussi échappe-t-elle à toutematérialisation et à toute socialisation. Les “Khalifes deDieu”surlaTerre,dontparlelepremierImâm,cefurentenpremierlieulesonzeImâms,sessuccesseurs,etplusloinencore,tousceuxdontlasuccessioninvisiblemaintientlapurehiérarchieautourdeceluiquienestle“pôle”mystique,l’“Imâmcaché”,jusqu’àlafindenotreAiôn;sanseux,l’humanité,qu’ellelesacheounon,nepourraitcontinuerdesubsister.Etc’estlàfinalementquesedécidentlesensetl’enjeuducombatspiritueldushî’isme138.»

Le shî’isme est donc 1) l’aspect ésotérique de l’Islam, il résulte de la clôture du messageprophétique;2)ilestparconséquentcentrésurlafonctionmédiatriceetherméneutiquedel’Imâm,d’oùl’importanceprimordialequerevêtletermeta’wîldansl’Imâmologie;3)lavocationdushî’ismeétantcelled’unecommunautéspirituelleaxéesurl’amour,elles’oriented’embléeversl’intérioritéetrefusede réduire l’Islam à l’extériorité de la sharî’a. D’où l’attitude intransigeante du shî’isme envers lesunnisme,lesthéologiesexotériquesshî’ites,etunecertaineformedesoufisme.Ceciconstitueletriplecombatdushî’isme.

1)Leshî’ismeoul’ésotérismedel’IslamLeshî’ismenaîtàpartird’unequestionessentielle,poséeenraisondudramemêmedelaclôturedu

messageprophétique.DumomentqueledernierdesProphètesestmortetqueleSceaudelaprophétieestclos,etcommeaussil’humaniténepeutrestervivantesansunGarantdeDieu,queseralasituationducroyant?D’autrepart,silasignificationduLivreneseréduitpasàsonsenslittéral,quivaenassureràprésentlacompréhension?Ilfautque,postérieurementauprophète,ilyaitun«MainteneurduLivre»(Qayyimbi’l-Kitâb)139,quelqu’unquipuissenousinitieràsonsensintérieur.C’estpourquoileshî’ismeprofessequ’aucycledelaprophétieasuccédéle«cycledelawalâyat».

Ainsilemessages’intérioriseetsetransmetparlavoiedesImâms,etcecijusqu’ànosjours.Voyonsàprésentlesgrandespériodesdushî’isme.

LapremièrepériodecommenceaveclepremierImâm,’AlîIbnAbîTâlib(ob.661).Celui-cifutleconfidentdessecretsduprophètedel’Islam.Àsonsujet,leprophèteauraitdit:«JesuislaCitédelaConnaissance, ’Alî en est la porte. » Cette période va jusqu’à l’année qui marque la « GrandeOccultation » du XIIe Imâm, c’est-à-dire 329/940. C’est par ailleurs l’année où meurt le grandcompilateurMohammadibnYa’qûbKolaynîquirecueillitauprèsdesderniersreprésentantsduXIIeImâmles hadîths constituant le plus ancien recueil de traditions shî’ites. Une seconde période s’étend deKolaynîjusqu’àNasîroddînTûsî(ob.1270)quiparticipaaussiaushî’ismeismaélien.Cettepériodeest

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marquée, dit Corbin, « par l’élaboration des grandes sommes de traditions shî’ites, les ouvragesconsacrésà telou tel thèmeparticulier, lesgrands tafsîr ou commentaires shî’itesduQorân140 ».Unetroisième période va de Tûsî (depuis l’invasion mongole) jusqu’à l’époque safavide, au début duXVIe siècle. Elle est marquée par l’œuvre importante de Haydar Amolî qui essaya de concilier lesoufismeet leshî’ismeenconstituantunshî’ismeintégral.Laquatrièmepériodecommenceàpartirdel’époquesafavide(depuisl’«Écoled’Ispahan»),dominéeparMîrDâmâdetsesélèves,et,englobantlapériodeqâdjâr,aboutitjusqu’ànosjours.

2)Leshî’ismeetleta’wîlNousdisionsplushautque la fonctionprophétiqueaétédepermettre la«descente» (tanzîl) du

Livre et lamanifestation de son sens extérieur et exotérique. En s’intériorisant, le shî’isme opère uneinversion,etaccomplitlafonctioncomplémentairedeladescentequiestretouràl’intériorité.Opérerceretour,c’estcequedésigneétymologiquementlemotta’wîlquiest«reconduireàlasource»etdonneruneinterprétationspirituelledusensapparentdelaLettre.Cetteherméneutiqueincombeàl’Imâm,parcequ’ilest,enl’absenceduprophète,«leseulGarantdeDieu».

Mais, opérant l’inversion du sens, le shî’isme échappe par là même au sens historique si parhistorique nous entendons l’écorce ou « l’apparence ambiguë d’une hiérohistoire cachée dont lesévénementsont la réalité et laperpétuitédumysteriumliturgicum141 ».Ainsi, du fait que le shî’ismerelatelesévénementsdansleCieletpréservelesenséminemmentsymboliquedesImagesquienreflètentla réalité, il accorde un rôle non moins essentiel aux organes suprasensibles de l’homme commel’Inspirationdivine,l’Imaginationactive.Parconséquent«ilnousafalludirequetouteslesexplicationssocialesetpolitiquesparlesquellesonavouluexpliquerleshî’ismeauniveaudesloisdelacausalitéhistoriquesontautantd’explicationsquipassentàcôtédecequifaitl’essencedelapenséeetl’objetdelaconscienceshî’ite,parcequeletempsdel’Imâmatresteentreletemps142…».

Cependant,dufaitmêmedesonaspectésotérique,leshî’ismeestresté,dumoinsdanssonesprit–puisquenoussavonsqu’ildevintplustardenIranlareligionofficielledeladynastiedesSafavides,etque de nos jours il revendiquemême davantage –, la religion d’une élite. Les Imâms, pourchassés etpersécutésparlespuissancestemporelles,onttoujoursmenéunevieretiréeàl’abridupouvoiretn’ontcesséderépéter:«Notrecauseestdifficileetlourdeàporter;seulsensontcapablesunangerapproché,unprophèteenvoyé,ouunfidèleaucœuréprouvé143.»CetteattitudeadonnéauxImâmsl’aspectsolitaired’expatriés,d’exilés,parcequel’Imâmconnaîtlecheminduretouràlavraiepatriedel’Être,ilconsacresavieentièreà lapédagogiespirituelledesesadeptes.D’où l’élogede l’exil.«L’Islamacommencéexpatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement. Bienheureux ceux d’entre lacommunautédeMohammadquis’expatrient(lesghorabâ)144.»

Cette inclinationvers l’intérioritéde l’esprit expliqueaussi l’attitudedu shî’ismeenversd’autresreligions.Àpartirdumomentoù lawalâyat englobeégalement le filsd’Adam,Seth, la religionde lawalâyatestainsicommuneàtouslesprophètesdelatraditionabrahamique.

a)Lessixjoursdelacréation(l’hexaêmeron)L’idéed’un cycle de prophétie permanente commençant à l’aubede l’humanité terrestre et durant

jusqu’à l’apparition de l’Imâm résurrecteur à la fin des temps a conduit le shî’isme à interpréterl’hexaêmeron mystique, c’est-à-dire les six jours de la création des religions correspondant aux sixprophètesabrahamiques.Lawalâyatcoïncide,grâceàlarévolutioncomplèteducycledelaprophétie,

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avecleLeverdel’Heurefinale(Résurrection).CetteidéeavaitétédéjàformuléeparlegrandthéosopheismaélienNâsir-eKhosraw(XIesiècle),elleleseraégalementparHaydarAmolî(XIVe),leréconciliateurdu shî’ismeduodécimain et du soufisme, et elle sera reprise par une autre branchedu shî’isme tardif,c’est-à-dire le shaykhismeauXIXe siècle,notammentdans l’œuvredeShaykhAhmadAhsâ’îqui fut lefondateurdel’ÉcoleShaykhie145.

Pour lagnose ismaélienne, l’hexaêmeron représente les six joursde la créationducosmos,ou sil’onveutdel’universsacraletreligieux(’âlamal-Dîn)del’humanitéspirituelle.Cessixjourssontlessixpériodesdenotrecycleactuel,marquéeschacuneparlenomdesonprophète:Adam,Noé,Abraham,Moïse, Jésus, Mohammad. Chaque religion prend son sens à partir du jour final. « Si les hommesrecherchaient, dit Nâsir-e Khosraw, cette herméneutique spirituelle, les religions prophétiques sedresseraientchacuneàlaplaceoùellessesontdressées,carleschrétienssesontdressésaucinquièmejour,lesjuifsauquatrièmejour,lesmazdéens(Moghân)autroisièmejour146.»Lejourd’unprophèteestlapériodepropredeceprophètedanscecycle,«depuisl’instantdesuscitationjusqu’àl’avènementdel’Imâmquivientclorecettepériode147».Noussommesausixième jourde lacréation ; le«septièmejour»(leSabbath),ceseral’avènementdel’ImâmdelaRésurrection(Qâ’imal-Qiyâmat).Lapersonnedu dernier Imâm totalise les six jours de la prophétie, demême que la forme du solide physique enrécapitulelessixfaces148.Toutel’histoiresacraledel’humanité(lessixmillénairesquidansleshî’ismeismaélien chiffrent le cycle de la prophétie) tend à la venue de cette Forme humaine parfaite qu’estl’Imâmrésurrecteur.Demêmedansleshî’ismeduodécimain,lapremièrelégislation,celled’Adam,futlalégislation inaugurale tandis que celle deMohammad, le sixième jour, fut la législation terminale. Letempsestramenéàson«pointinitialdontpritsondépartetauquelestramenéletempsoucycledelaprophétie,etdontprendalorssondépartletempsducycledelawalâyat149».Ainsiarrivéeàlafindutemps,laprophétieselèveencore,maiscettefoissouslaformedudernierImâm,leMaîtredesTempsquiestlacontrepartieeschatologiquedudernierProphète:ilest,decefait,l’ImâmdelaRésurrection.Danslecontextedel’ismaélismetoutautantquedansceluidushî’ismeduodécimain,leRetourdutempsdelaprophétieàsonpoint initialspatialise le tempsde l’Imâmdelarésurrection,et,convertissant lesuccessifensimultané,ilmetfinauconflitdel’espaceetdutemps.D’ailleurs,noussignaleCorbin,chezunmystiquechrétiencommeSwedenborg150,lessixjours,dufaitqu’ilssontintériorisés,représententlessix étapes de la création de l’homme spirituel ; le « septième jour » est celui de l’homme célestiel,typifiantl’AntiquissimaEcclesia151.

b)SalmânlePerse,l’Archétypedel’ExpatriéLeshî’isme,enraisondesonélogedel’expatriementetdesonpenchantnaturelpourl’ésotérique,a

faitdelafigureétrangedel’IranienSalmânlePerseouSalmânlePurl’Archétypedel’Étranger.Étrangedestinéequecelledecefilsd’unchevalierpersedelaprovincedeFârs(l’antiquePerside).

IlfutélevédanslemazdéismesouslenomdeRûzbehMarzûbân.Ildevintchrétienpourquelquetemps,puis, voyageant de ville en ville, fréquenta de grands maîtres en ascèse et ayant entendu parler duProphète de l’Islam, il s’en alla le retrouver à LaMekke et ne s’en sépara plus jamais. Il devint leconfident et le compagnon intimeduProphète et ceci à tel pointque leProphètedéclara à son sujet :«Salmânfaitpartiedenous,lesmembresdelaFamille.»ÀcesujetHaydarAmolîinsiste:«l’adoptiondeSalmân implique que le termedeFamille, deMaison (Bayt), ne concerne pas la famille charnelleextérieure (bayt sûrî), comprenant aussi bien les épouses et les enfants, mais la “Famille de laConnaissance,delagnoseetdelasagesse”(Baytal-’ilmwa’l-ma’rifatwa’l-hikmat)152».

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D’autre part c’est Salmân qui aurait aidé le Prophète à prendre conscience des antécédentsscripturairesdesesrévélations.Ilauraitétéleministreduta’wîlleplusoriginaldel’Islamet«c’estàce titrequ’ilputapparaîtrecommeréellement investidunomdeGabriel, l’Angede laRévélation.Oubien plutôt, il serait en quelque sorte l’Ange de cet ange, une individuation de l’Ange de laRévélation153…».Ilrésultedece«ministèreangélique»deSalmânquelephénomèneduta’wîlremonteaux originesmêmes de l’Islam, tel que le professent dumoins les ésotéristes shî’ites. Étant à la foisl’Étranger émergeant hors de « son exil occidental » et l’herméneute qui initie le Prophète auxantécédentsscripturairesdesesrévélations,àprendreconsciencedes«casdeconscienceexemplaires»des prophètes antérieurs154, Salmân le Perse symbolise le pur Islam spirituel, en dehors de touteprétention étroite et légalitaire, de tout lien ethnique particulier, de toute descendance charnelle ethumaine.C’estpourquoi«grandeaétélafortunedecemotifdel’Étranger(gharîb)danslagnosecommedans la mystique islamique. Au sentiment de l’expatriement s’alimente le dévouement passionné dushî’isme à la cause de l’Imâm, comme la ferveur des vocations soufies. Les uns et les autres ontconsciencedetoutcequetypifielecasSalmân,l’Étrangervenudebordslointains,celuiquemarqueduSceaud’unpurIslamspirituellacélèbresentencedel’ImâmJa’farconservéedanslehadîth:«L’Islamacommencéexpatriéet ilredeviendraexpatrié,commeilavaitcommencé;bienheureuxceuxd’entrelesmembresdelacommunautédeMohammadquis’expatrieront155.»

3)Letriplecombatdushî’ismeLeshî’ismespirituels’esttoujoursinsurgécontreunereligionsociale,contrelaréductiondel’esprit

àunordretemporelquelconque,àuneidéologie.Enproclamantl’élogedel’expatrié,l’Imâmexhortelefidèle au renoncement à toutes les valeurs éphémères de cemonde-ci afin de « faire de cemonde lechamp de sa migration vers ce qui est déjà invisiblement présent en ce monde, le monde de lapalingénésieetdelaRésurrectiondontl’Imâmestl’annonciateur.Pouremployerunlangageàlamode,disonsquetelleestlaseule“présenceaumonde”,leseul“engagement”danscemonde,pourlepèlerinspirituelcommetémoindel’absolu156.»

Dans la personne de l’Imâm caché qui reste, comme nous le verrons bientôt, entre-les-temps, leshî’isme pressent lemystère de l’existence humaine, tout comme celui-ci avait été pressenti autrefoisdans le zoroastrisme en la personne du Sauveur (Saoshyant), dans le bouddhisme en la personne duBouddha Maitreya, dans l’attente du règne de l’Esprit Saint chez les spirituels chrétiens depuis lesJoachimitesauXIIIesiècle157.

C’est à partir de cette attitude que s’éclaire le triple combat du shî’isme : a) d’abord, unaffrontementouvertaveclesunnismeentantquepurereligiondelasharî’at,celledesdocteursdelaLoirefusant lagnose;b) ilyaunsecondcombat«plusdouloureuxetpluspathétique158»que lepremierpuisqu’ilselivreàl’intérieurmêmedushî’isme.C’estlecombatauquelnousassistonsencemomentenIran,oùleshî’ismetriomphantdansune«républiqueislamique»dénaturel’espritmêmed’unereligionquiseveutavant toutésotériqueet religiond’amour.Ceciaune longuehistoireen Islameten Iranenparticulier.Cetantagonismeaopposélesinquisiteurs,lescenseurs,auxsages,aux«fidèlesd’amour».Depuis l’époque safavide, il se traduit par le conflit entre les ’Orafâ’, les gnostiques fidèles àl’enseignement ésotérique des Imâms et lesFoqahâ’, les théologiens qui professent extérieurement leshî’isme,maisoublientvolontiers sonenseignement ésotérique ; c) Il y a finalementun« combatplussubtilencore159 » qui oppose le shî’isme spirituel à un certain soufisme oublieux de ses origines.CethèmeaétédéveloppéparHaydarAmolîdanssescommentaires.Disonscependantqueleshî’ismefutintégrédans lapenséephilosophique (voir infra,Livre III) et culmina en la grande synthèsedeMollâ

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Sadrâ lorsque la spiritualité shî’ite, lamétaphysiquede l’être et l’Ishrâq se fondirent en l’unité de laconsciencespirituelledushî’iteishrâqî.

a)Shî’ismeetsunnismeLagrandedifférenceentreshî’ismeetsunnismedupointdevuethéosophique,ditCorbin,«pourrait

serameneraufaitquetoutcequelagnoseshî’ite“intentionne”danslapersonnedel’Imâmcommepôlesetrouve,danslesunnisme,investidanslaseulepersonneduProphète160».Ilenrésulteparconséquentundéséquilibre.

Cequ’onappelletoutd’abordshî’ismeparrapportausunnisme,c’estlatotalitédesfidèlesquiserallient à l’enseignement des saints Imâms pour tout ce qui concerne l’herméneutique duQorân, et lapratiquedelareligion.Quantausensdumotsunna(tradition),lesshî’itesenfontégalementusage,maisce termedésignepoureux laTradition intégraleenglobant tout lecorpus desenseignementsdesdouzeImâms.

L’idée sous-jacente à la distinction des deux branches de l’Islam est, selon Corbin, celle-ci : lesunnisme professe que le prophèteMohammad (ob. 11/632), ayant révélé la dernière loi religieuse, afermé le « cycle de la prophétie ». Il a déclaré qu’il est le dernier des Prophètes, le « Sceau de laProphétie », après lui il n’y aura plus de législation nouvelle. L’histoire religieuse de l’humanité estclose.Leshî’ismeprofessequ’ilestvraiqueMohammadaétéledernierprophète,maisquel’histoirereligieusedel’humanitén’estpasclosepourautant.Lepointfinaldu«cycledelaprophétie»coïncideavec le point initial d’un nouveau cycle, celui de l’initiation ou le « cycle de la walâyat ». Le motwalâyatsignifieamitié(persandûstî).Ilserapported’unepartàladilection,l’amour,queprofessentlesadeptesàl’égarddesImâms,etd’autrepartàlaprédilectiondivinequi,dèslapré-éternité,lesqualifie,lessacralisecommeles«AmisdeDieu»,lesProchesoulesAimésdeDieu(Awliyâ’Allâh)161.

Dèslors,seretournantversleProphète,lecroyantshî’iteseretourneverscelui-làmêmequ’avaitannoncéleProphètelui-mêmecommeétantsondescendantetleSceauàvenirdelawalâyat.Ainsi lesfidèles et les adeptesde l’Imâmne restentplusprisonniersdansunedestinéeclose,mais aucontraireassumentlevraimessageprophétique.Ilss’oriententversceluiquin’apporterapasunenouvellesharî’atmais dévoilera le sens caché de toutes les Révélations passées. « La situation existentielle estfondamentalementdifférenteducôtédushî’ismeetducôtédusunnisme162.»

Lapositionparticulièredu shî’ismequant au sens ésotériqueduLivre, l’attentionpleined’amourqu’ilporteauxImâmsetladimensioneschatologiqueoùsedévoilelesauveurfontqueleshî’ismerefused’avoirsonavenirderrièrelui.Àladifférencedel’Islamsunnitemajoritaire,pourlequel,aprèsleSceaude la prophétie, l’humanité n’a plus de rêve à attendre, « le shî’isme maintient ouvert l’avenir enprofessantquemêmeaprès lavenuedu“SceaudesProphètes”,quelquechoseestencoreàattendre,àsavoirlarévélationdusensspiritueldesrévélationsapportéesparlesgrandsprophètes(…).Maiscetteintelligencespirituelleneseracomplètequ’àlafindenotreAiôn,lorsdelaparousiedudouzièmeImâm,l’Imâmprésentementcachéetpôlemystiquedecemonde163».

b)Leshî’ismeetlesthéologiensexotériques(foqahâ’)Comment le shî’isme,qui était centré sur le sens ésotériqueduLivre, put-il sécréterune religion

légalitaire, « de plus en plus exclusivement vouée aux questions pratiques de droit canonique, dejurisprudence et de casuistique, méfiante à l’égard de tout ce qui est philosophie, théosophiemystique164»?

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Celarestelegrandparadoxedushî’isme.IlsuffitdelirelesghazalsdeHâfez(XIVesiècle)etdespoètesquil’ontprécédépourserendrecomptequecetantagonismeaunelonguehistoiredanslapenséeiranienne.Si,àsesdébuts,leshî’ismeserangeplutôtducôtédesmystiquesetdesopprimés,danssoncombatcontrelesdocteursdelaloisunnites,plustard,devenulareligionofficiellesousladynastiedesSafavides, il assumera en revanche à l’endroit des spirituels (’orafâ’) la même position qu’avaientassumée à son égard autrefois les docteurs de la Loi. « La gnose shî’ite, qui avait traversévictorieusementplusieurssièclesdepersécutionetdeclandestinité,setrouvait,aveclesuccèstemporeldu shî’isme, devant un nouveau genre d’épreuve165. » Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi cetteprédominancedeplusenplusenvahissante,encombrante,dudroitcanonique?

Sansdoutecettesurenchèredufiqhremonte-t-elleàl’époqueoùleshî’ismedevintreligiond’État;sansdouteens’accrochantaupouvoiret enassumantdescharges juridiques, le shî’ismedut-il formerpourexercerses fonctions temporellesunclergéofficieldeplusenplussoucieuxderégler leschosesd’ici-basetdemoinsenmoinsouvertàlagnoseetauxenseignementsdessaintsImâms.Ceparadoxe-là,l’ismaélismedut y faire face, duXe auXIIe siècle de l’ère chrétienne, lors du triomphe de la dynastiefâtimideenÉgypte;tandisqueleshî’ismeduodécimainl’affrontadepuisledébutduXVIesiècle,c’est-à-dire depuis lemoment où Shah Esmâ’îl, fondateur de la dynastie des Safavides, en restaurant l’uniténationaledelaPerse,fitdushî’ismeduodécimainlareligionofficielledel’État.

En devenant pouvoir temporel, le vrai shî’isme « doit en quelque sorte se cacher à lui-même »,c’est-à-direpourpréserversonintégralité,ildoitenquelquesortesecacheraushî’ismeofficiel166.Si,dès l’origine, le shî’isme s’est considéré comme la conscience vivante de l’ésotérique du messageprophétique, et si cette conscience s’accompagnait d’un sentiment d’exil par son association auxpuissances temporelles, ilseformaunshî’ismeofficielqui«expatria lesexpatriésdel’Imâm167».Leshî’ismeseretournadonccontrelui-mêmeetfitdesesadeptesdesexilésdansleurproprereligion.Onpourrait citer à cet effet le réquisitoire d’unNâsir-eKhosraw contre les docteurs de laLoi : «Satan(Iblîs)estbeletbienunthéologien(exotériste)siceux-là(lesdocteursdelaLoi)sontdesthéologiens»puis,renchérissantdavantage,ilajoute«parcequecesprétendussavantsonttraitéd’ennemisdelafoitous ceux qui ont la connaissance scientifique des choses créées, les chercheurs du comment et dupourquoi sont devenus muets. (…) Il ne reste personne en ce pays (Khorâsân) que nous venons dementionner,quisoitcapablederéunirlasciencedelaReligionéternelle,laquelleestunfruitdel’EspritSaint,aveclasciencedeschosescrééesqui,elle,dépenddelaphilosophie;c’estquelaphilosophie,auxyeuxdecesprétendussavants,estravaléeaurangdesanimaux,tandisqueparlafautedecesgensc’estlareligiondel’Islamquiestdevenueunobjetdemépris.Cesprétendussavantsontdéclaréquelephilosophe est un ennemi de la foi, si bien qu’en ce pays il ne reste plus ni Religion Vraie niphilosophie168.»Onestétonnéparl’actualitédecespropos.Ondiraitquenonseulementleschosesnesesontpasamélioréesdepuismaisqu’ellessesontmêmesaggravéessionprendenconsidération lesdégâtsdetoutessortesqu’oninfligeauxhommes,àlaculture,àladignitémêmedecroireetcecitoujoursadmajoremgloriamDei.

UnÉtat shî’itepeut-il exister sans entrer en contradictionavec l’espritmêmedu shî’isme?Si leshî’isme est une religion d’attente eschatologique, la fondation d’un État, quelle qu’en soit la forme,n’anticipe-t-ellepassurlamissionduXIIeImâmdontlaparousieàlafindenotrecycledoitinstaurerlajusticedivinesurlaTerre?CorbinmourutavantlacréationdelaRépubliqueislamique,nousnesavonspas quel aurait été son jugement à l’égard d’une religion ésotérique d’amour qui dégénérerait en unrégimeoppressiftotalitairedutypedeceuxquel’onrencontredansletiers-monde.

Ausujetdu«combatspirituel»dushî’isme,Corbinestimececi:pourleshî’isme«authentique»

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toute ambition politique revendiquant le khalifat est impensable ; « l’idée en serait un insupportableblasphème169».Maisàpartirdumomentoù«cetinsupportableblasphème»s’estréalisédansl’histoire,quel seraàprésent le combat spiritueldu shî’isme?Devant cedilemme,Corbinnousauraitpeut-êtreplacésdevantcettealternative:«oubienl’abandon,lasocialisationradicaleduspirituelsuccombantàl’attrait des volontés de puissance et pactisant avec des “pouvoirs” qui tantôt ignorent même ce quesignifie lemot “spirituel”, tantôt en ruinent le sens d’autantmieuxqu’ils l’ont connu, car ce n’est pasl’incroyant,maislecroyantseulquipeutprofaneretblasphémer.Oubienlafoidansl’incognitodivin,fût-ceparunedesperatiofiducialis(unedésespérancequigardeconfiance),lesentimentdecetincognitoperpétuécommeundéfiettypifié,parexcellence,enlapersonnedudouzièmeImâm,l’Imâmcaché,parceque, dans ce cas, la réalité religieuse ne peut ni être un objet ni être objectifiée, ni socialisée nicollectivisée.Lecroyantqu’unetellefoiinspirerésoudradelui-mêmelesproblèmesqueluipose,danslemondeactuel,safidélitéauxprescriptionsdelasharî’at.Soncombatseravictorieux170.»

Que le croyant shî’ite triomphede cette dernière épreuveque lui oppose, dans toute sonhorreur,l’expérienced’unÉtatreligieuxounon,unechoseestcertaine: l’Islamshî’iteauraàfairelesfraisdecettemalheureuseaventure;etensupposantqueleshî’ismeentantquereligionlégalitairesurviveàcettetraumatisanteépreuve,ilneserajamaislemême,carquelquechoseestbrisé,unebarrièreaétéfranchiequel’onnepeutfranchirimpunémentsanscréerunesituationirréversible.Peut-êtreleshî’ismespiritueltrouvera-t-il,aprèscettechutedans lepiègede l’histoire,savocationoriginellequiestcelled’être lareligiondesexpatriés.

c)Shî’ismeetsoufismeLes rapports du shî’isme et du soufisme n’ont pas été très faciles. Les shî’ites se sont acharnés

contre les soufis, cesderniersontvitupéré les shî’ites.Leproblème fut tranché finalementparHaydarAmolî(néen1320).AuteurduTextedesTextes(nassal-nosûs)171,écritencommentairedesFosûsal-Hikamd’Ibn’Arabî,HaydarAmolîreprendlesrelationsdusoufismeetdushî’ismedansunautrelivreintituléleJâmi’al-asrâr172oùilseprononcesurlaquestiongravedu«Sceaudelawalâyat»,décisiveselonluipourl’imâmologiedushî’isme.DemêmequeSohrawardîavaittentéd’intégrerlaSagessedesanciens Perses dans la philosophie islamique, de même Haydar Amolî opère la rejonction entre leshî’isme et la gnose spéculative du soufisme, notamment celle d’Ibn ’Arabî et crée ainsi un shî’ismeintégral.HaydarAmolîexpliquetoutd’abordl’originecommunedesdeuxdoctrines:«…entretouteslesbranchesdel’Islametlesdifférentsgroupesmohammadiens,iln’estpasdegroupequiaitvitupérélegroupedessoufisàl’égaldecequ’ontfait lesshî’ites:réciproquementaucungroupen’ainterprétélegroupedesshî’itescommel’ontfaitlessoufis.Etcela,malgréqueleurorigineauxunsetauxautressoitunemêmeorigine ; que la source à laquelle ils s’abreuvent soit lamême ; que le terme auquel ils seréfèrent soit un seul etmême. En effet, le terme auquel se réfèrent tous les shî’ites, en particulier legroupe imâmiteduodécimain,n’est autreque lapersonnede l’Émirdes croyants (lepremier Imâm)etaprèsluisesenfantsetlesenfantsdesesenfants(lesonzeautresImâms).C’estluiquiestlasourcedontilstirentleurorigineetàlaquelleilss’abreuvent;ilestlepointd’appuideleursconnaissances,letermeauquelseréfèrentleursprincipes.Demêmeenest-ilpourlessoufisauthentiques(al-sûfiyatal-haqqa),parcequeceluisurquiilsfondentleursconnaissancesetàquoiilsfontremonterleurconsécration(leurkhirqa,leur“manteau”desoufis)n’estautrequelepremierImâm,etaprèslui,l’unsuccédantàl’autre,sesenfantsetlesenfantsdesesenfants173.»

Lesoufiestunétranger,unexiléencemonde.Ilaspireàseretrouver«chezlui»etmettrefinàsonexil occidental. La loi religieuse révélée par le Prophète ouvre la voie intérieure (tarîqat) laquelle

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aboutit à la vérité spirituelle (harîqat), qui, vécue intensément par le soufi, fait de lui un hommemétaphysiquementlibre.«Laprofessionmystiquenes’opposepasàlarévélationprophétique:elleenest l’accomplissement, parce qu’elle en est la vérité secrète174. » Le soufi se métamorphose ainsiintérieurement:iltransformesoninfraconscience(nafsammâra)enâmepacifiée(nafsmotma’yanna).L’issuedececombat,quiestunesublimationenquelquesorte,est lepassagede l’unitéexotériqueenl’unitéésotérique:«lemonothéismeabstraitdutawhîdexotériqueserésoutparl’idée,oumieuxditparl’expériencedelathéophanie(tajallî)175».Tantquelevoiles’interposantentrel’unitéetlamultiplicitén’estpasdevenu«miroirthéophanique»(Rûzbehân),ilresteradanslemondedesoppositions.«C’estpourquoilepieuxcroyantmonothéisteaussibienquelethéologiendogmatiqueetdialectiquenesontaufondquedespolythéistesquis’ignorent176.»

Lesoufiestparrapportausensintérieurdelaprophétiedanslamêmesituationparadoxalequelevrai shî’ite ; d’où l’idée de leur origine commune qui est celle de leurwalâyat, c’est-à-dire le sensésotériquedelaprophétie.Leshî’ismeestlesensintérieurdel’Islamet,d’autrepart,lesoufiaspireàl’ésotérismedelasharî’at,onpourraitenconclurequ’ilscherchenttousdeuxlemêmerésultat:lamêmeindividuationmystiquetoutàlafoisannihilation(fanâ’)etsurexistenceenDieu(bagâ’).Mais,raisonneHaydarAmolî,toutshî’itequiselimiteàl’exotérismemutilel’enseignementdesImâmsetpasseàcôtédesréalitésintérieures;ettoutsoufis’appuyantsurlatarîqats’avèrecommeétantun«vraishî’ite»;mais c’est un shî’ite qui a oublié son origine, car il amis de côté l’aspect théophanique des Imâms.«SayyedHaydar,ditCorbin,veutenfinirunefoispourtoutesaveccettesituation,enrenvoyantdosàdosshî’itesvitupérantlesoufisme,etsoufisvitupérantleshî’isme.Ildoitfairefacesurplusieursfronts:vis-à-vis du sunnisme légalitaire, vis-à-vis des shî’ites oublieux de l’ésotérique, vis-à-vis des soufisoublieuxdeleurorigineetdecequ’ilsdoiventessentiellementaushî’isme177.»HaydarAmolîassumelui-même le triple combat du shî’isme. Les shî’ites s’en tenant à la seule sharî’at oublient le sensésotérique de l’enseignement des Imâms et les soufis, oubliant l’origine de leur consécration (lawalâyat),laissentlareligionintérieuresuspenduedanslevide.Lesunsetlesautrescommettentlamêmefauteenignorantl’aspectinitiatiquedesenseignementsdesImâms.Lecroyantéprouvéestparconséquentceluiqui,enassumantlacauseetl’enseignementintégraldessaintsImâms,cumulelatotalité:sharî’at,tarîqatethaqîqat178.Faceaushî’iteréduitàlaseulesharî’at,lesoufiestlevraishî’ite,maisfaceausoufi oublieux de son origine, le shî’ite intégral (cumulant les trois fonctions) est le vrai soufi. Toutl’effortdeHaydarAmolîtendàconvaincrelesdeuxgroupesqu’ilsnepeuventsepasserl’undel’autre.Toutefois le soufisme, en passant sous silence la source de lawalâyat, c’est-à-dire la source de toutésotérisme,s’estdénaturé.«Toutsepasseeneffet,ditCorbin,commesilesoufismeavait transférélecontenude l’imâmologie sur lapersonnedu seulProphète, en éliminant tout cequine s’accordait pasaveclesentimentsunnite.L’idéesoufiedupôlemystique,leQotb,n’estautrequecelledel’Imâm;aussibiendanslesoufismeshî’ite,l’Imâmreste-t-illepôledespôlescommesceaudelawalâyat,tandisquedans le soufisme sunnite l’idée duQotb ne fait que se substituer à celle de l’Imâm professée par leshî’isme179.»AinsilapersonneduShaykh,ayantusurpédanslesoufismelerôleduguidespirituelquiest l’Imâmcaché« invisible aux sensmaisprésent aucœur180 », onpeutdireque le soufisme sunniteréussitàinstituerune«imâmologiesansImâm».

L’élimination de l’imâmologie a une autre conséquence grave. En rompant l’équilibre del’exotérique et de l’ésotérique, de la prophétologie et de l’imâmologie, on transfère à la personne duProphètelescharismesquiappartiennentenpropreauxImâms,etcefaisant,onrendimpossibleuneunitéésotérique authentique.En éliminant l’imâmologie, ondétruit par làmême le sensdes théophanies.Leshî’ite,ens’ouvrantàlaFacedeDieu(l’Imâm),conservelesensdesthéophanies,ilentredanslatarîqat

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sansqu’ilaitbesoinderecouriràunecongrégationsoufie.Ilauraainsitouteslesapparencesd’unsoufisans qu’il soit le disciple d’un shaykh particulier. Le soufisme emprunte la notion de walâyat aushî’isme, en l’altérant toutefois.HaydarAmolî, en dépit de l’admiration sans borne qu’ilmanifeste àl’égardd’Ibn’Arabî,luiopposeunecritiquevéhémentepouravoirfaitdeJésuslesceaudelawalâyatuniverselle, sceau qui pour un shî’ite ne peut être que le premier Imâm. La vraie réconciliationconsisterait, pourHaydarAmolî, à éviter l’excès, du côté des soufis comme du côté des shî’ites : lesoufiseremémorantlesensprofonddesawalâyatquiestlasourcemêmedelagnose,etleshî’iteévitantl’excèsduzâhir,del’exotérismequifaitdeluiunshî’iteausensmétaphoriqueduterme.

«Enfait,conclutCorbin,laspiritualitéshî’itedébordelesoufisme.Certes,ilyadescongrégationssoufiesshî’ites,l’arbregénéalogiquedelaplupartdestarîqatoucongrégationsremonteaussibienàl’undes Imâms.Mais l’ésotériste shî’iteestd’oresetdéjà, comme tel, sur laVoie (la tarîqat), sansmêmeavoiràentrerdansunecongrégationsoufie.Ausommetd’unSinaïmystique,laconnaissancedel’Imâmcommesonguidepersonnelleconduitàlaconnaissancedesoi181.»

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CHAPITREVL’imâmologie

Le mot arabe Imâm signifie « celui qui se tient en avant ». C’est donc le guide spirituel. Laqualificationembrasselegroupedes«Douze»,c’est-à-direlesonzeImâmsdescendantduprophèteparsa fille Fâtima (al-Zayra, l’Éclatante) et son cousin, le premier des Douze, ’Alî Ibn Abî Tâlib. Leshî’ismeduodécimainestparfoisnomméaussi«imâmisme».L’Imâmestlesupportdelahaqîqat(Véritéspirituelle)quimaintientetlaloietl’herméneutiqueduQorân.CarlesImâmsdétiennentlaclefduLivre,ilsmaintiennent le sens du Livre en l’absence du Prophète, d’où la proclamation duVe Imâm : « Sil’Imâmétait enlevéde laTerreune seuleheure, elle frémirait envaguesqui rouleraient seshabitants,commelamerrouledanssesvagueslesêtresquil’habitent182.»

Si,côtéshî’ite,l’Imâmestlepôleautourduquelpivotentlacohésionetlacohérencedel’être,celuidont la fonction initiatique s’ouvre sur une perspective eschatologique, du côté sunnite, en revanche,l’Imâm reste le pivot de l’ordre social sans assumer une charge herméneutique nimétaphysique. « Sanécessité ne procède que de la considération des choses temporelles ; ce n’est pas un concept sacral(impliquantunesacralisationdel’univers)maisunconceptséculieretlaïque183.»Iln’estpasimmaculéetpur (’ismat) ; sonchoixdépendduconsensus ; il estélu,alorsque l’Imâmausensshî’iteétantunepersonnesacrée(nousentendonslesdouzeImâmsetnonleursreprésentants)échappeàtouteélection.Ilsymboliselaréalitéessentielledel’homme,sonAlterEgospirituel,d’oùlasentence:«CeluiquimeurtsansconnaîtresonImâm(c’est-à-diresansconnaîtresonSoi)meurtdelamortdesinconscients184.»

LeQorânàluiseulnepeutêtreRépondant(Hojjat),témoin,tantqu’iln’yapasunMainteneur,unherméneute(mofassir)quienconnaisselagnoseintégrale.Cemainteneur-là,c’estl’Imâm,leGuide185.Carsil’héritageimpartiauxprophètesenvertudelafonctionlégislatricedontilsétaientinvestisfutceluide faire descendre (tanzîl) la Révélation sous forme de Livre, celui des Imâms fut en revanche dereconduire(ta’wîl) la lettredecetterévélationàsasource.C’estpourquoi tout lecyclede lawalâyatsymboliséparlasuccessiondesdouzeImâmsestorientéversleRetouràl’Origine(cf.supradiagramme2).

Les Imâms bénéficient dunass (désignation expresse par l’Imâm prédécesseur), de la pureté, del’impeccabilité(’ismat).D’oùletermedes«QuatorzeImmaculés»(chahârdahma’sûm–persan)pourdésignerleProphète,safilleFâtimaetlesDouzeImâms.L’idéedel’infaillibilitéestenrapportaveclafonction hiérophanique des Imâms en tant que « pôle dumonde » ou « pôle des pôles » sans lequell’existence terrestre ne pourrait continuer un instant de plus.Or le pôle peut être tantôt visible, tantôtinvisible,cachéentre-les-temps.Telestl’étatactueldeschoses,puisquenoussommesencemomentenpérioded’occultation.

Leshî’ismeainterprétélefameuxversetqorâniquerelatifaudépôtdeconfiance186danslesensdelawalâyat.C’estcedépôt-làquifaitdesImâmsles«AmisdeDieu»,les«gardiensdelacausedivine»(al-amral-ilâhî) investisdelamissionquidoublelaprophétie.Àladoubleshahâdatdusunnisme, leshî’isme substitue la triple shahâdat187 : à l’unité de l’unique (tawhîd), à la mission exotérique desprophètes(nobowwat)s’ajoutelamissioninitiatiqueetésotériquedesAmisdeDieu(walâyat),orientantl’humanitéverslaperspectiveeschatologiquedelaparousie.LepremierImâmfut,selonlesshî’ites,à

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l’égardduProphètedel’Islamcommel’Âmeestàl’endroitdel’intelligence.AussileProphètedésigna-t-illepremierImâmcommeétant«sapropreâme»,son«Soi-même».

L’ImâmestfacedeDieuetfacedel’Homme;ilestuneformethéophanique(mazhar)parcequela«théophanieestcommetellel’instaurationd’unrapportentreceluiquisemontre(motajallâ)etceluiàquiilsemontre(motajallâlaho),celuiquisemontrelefaitnécessairementsousuneformeproportionnéeetcorrespondantàceluiàquiilsemontre188».Ensauvantlathéophanie,l’Imâmrendpossiblel’Amour,puisque c’est l’Amour qui permet la vision intérieure, la vision du cœur.Ainsi non seulement l’Imâmrend possible l’amour inclus dans tout face-à-face entre l’amant et l’aimé,mais il fonde également letawhîdontologique.Car ladivinitéensoi n’estnivisibleni connaissable :onnepeutadmirerque ladivinitérévéléedanslesformesépiphaniques.

QâzîSa’îdQommîdéveloppelonguementl’idéedela«FacedeDieu»danssescommentairesduKitâbal-Tawhîbd’IbnBâbûyeh.L’ImâmestsimultanémentlaFacequeDieumontreàl’hommeetlafacequel’hommemontreàDieu:«Quantaufait,ditleShaykh,quelalumièredelaFacedel’Imâmaveuglaitpresque les yeux de ses compagnons, c’est parce que l’Imâm est la Face de Dieu (Wajh Allâh, lathéophanie), et que l’Imâm est tout entier tourné vers Dieu, et qu’il n’y a avec lui aucun revêtementcomposé des Éléments qui empêcheraient que l’on ait la vision de son être au niveau de la pureLumière189. » Le croyant shî’ite est à l’égard de l’Imâm dans la même situation que le philosophe àl’endroitdel’Intelligenceagenteou«legnostiquevalentinienàlarencontredesonAngepersonnel190».L’Imâmtypifie,pourleshî’ite,l’Ange-personne,leGuideintérieur,leMoicéleste.Enélaborantlaformethéophaniquedel’ImâmcommeFacedeDieuetfacedel’homme,toutepolaritédivino-humainedisparaîtetils’ensuitque«laFacesouslaquellel’hommeconnaîtsonDieuesteoipsolaFacesouslaquelleDieuconnaîtl’homme191».

Il en résulte que l’Imâm en tant que figure théophanique céleste échappe aux lois de la causalitéhistorique,etqu’ilsymbolised’autrepart leprincipeduSoioud’individuationmystique.Enfait toutel’histoire ou l’hagiographie du XIIe Imâm par exemple s’accomplit dans un monde parallèle,intermédiaire, qui reste « entre lesmondes » tout comme son temps se situe « entre les Temps ». Lathéophanieprésupposel’autonomied’unmondeimaginaloùlavisiondelaFacedeDieutransmuetouteschosesensymbole.C’estlemondedel’«Orientintermédiaire»qui,dansl’hagiographieduXIIeImâm,apparaît comme l’Île verte192 entourée d’unemer blanche située dans un « Non-Où », pôle de touteorientation.

«Celuiquiseconnaîtsoi-mêmeconnaîtsonSeigneur»;«Celuiquiacontemplésapropreâme(sonsoi-même)acontemplésonSeigneur,c’est-à-diresonImâm»;enfin«CeluiquimeurtsansavoirconnusonImâmmeurtdelamortdesinconscients»193.Laspiritualitéshî’iteprofessedanscetteexpériencedeSoi,dontl’Imâmestl’agentactif,l’accèsàlaconscienced’unerelationpersonnelle,oùDieusemontreinsingularibuspourceluiquil’adore.D’oùl’importancedesvisions,dessongesdanslesquelsl’Imâmsemontreàsesadeptescommeétantleursecretleplusintime,l’Âmedeleurâme.Touslesrécitsrévèlentquecesvisionss’accomplissent,nonpasdansunlieurepérablegéographiquement,maisdansunmondeautre qui fait soudainement irruption dans l’ordre sensible, bouleversant les coordonnées familières,provoquantunerupturedeniveaudontsouventl’adepten’estpasconscient,commeparexempledanslerécitdel’Îleverteoùlepèlerinentreprendunvoyagemystérieuxdanslemondeimaginal.Demêmequeles Anges amènent à éclore la spiritualité dormante des créateurs grâce à l’illumination gnostique del’Individuation, de même aussi les Imâms qui sont pour ainsi dire leur contrepartie eschatologiqueagissent sur l’angélicité virtuelle des êtres « les faisant sortir de l’état d’animalité pour les conduirejusqu’àl’étatangéliqueenactequienfaitdesêtresduparadis(ahlal-jinnat)194».Etdemêmequedans

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l’ordredelacosmologie,laconnaissancequ’aDieudecemondeestune«science»médiatiséeparsesAnges, lesquels sont les « Témoins » de sa création, demême aussi dans l’ordre eschatologique, laconnaissancequeDieuadesescroyantsestmédiatiséeparlaconnaissancedesprophètesetdesImâms,lesquelssontàprésentTémoinsdevantDieupourleshommeslorsdelarésurrection.Ils’établitainsiunehomologieentrel’angélologieetl’Imâmologie.Siauniveaudel’Origine(Mabda’),l’angélologieassumeunefonctioncosmologiquedecréationetdedescente,auniveauduRetour(Ma’âd),enrevanche,c’estl’Imâmologie qui assumera la fonction inverse de l’eschatologie, mais une fonction qui est aussisotériologique, car la connaissance de l’Imâm, assimilée à la connaissance de Soi-même, nous faitaccéderàlagnosesalvatriceetparlàmêmenoussauve.

C’estpourquoientantqueTémoindeDieupourl’hommelorsduchemindeRetour,l’Imâmestl’œilparlequelDieuregardesacréation.LesImâmssontàlafoislesyeuxparlesquelsDieunousregardeetles yeux par lesquels nous regardons les Attributs de Dieu, compte tenu du fait que l’Essence estinaccessibleetnousneconnaissonsdeDieuquesesrefletsthéophaniques.

Detoutceciilrésultequel’Imâmestl’imageéclatante,réelledel’HommeParfait,oucommeleditCorbin, l’Anthropos céleste, « thème par lequel l’imâmologie shî’ite atteste son lien avec les motifsthéologiquesde l’Anthropos céleste, familier à toutes les gnoses qui l’ont précédée».L’Imâmest parconséquent le Premier et le Dernier, le Manifesté et le Caché, le Contemplant et le Contemplé. Cescouplesdetermessoulignentlesaspectseschatologiquesdel’Imâm,demêmequ’ilsmettentenvaleursapréexistenceéternellecommeLogosmohammadien.Silagenèsedel’universestunmouvementquifondel’univers (Mabda’), le mouvement inverse est un point de Retour (Ma’âd) à l’Origine. À ces deuxmouvements de Descente et de Retour correspondent respectivement tanzîl et ta’wîl (descente de laRévélation et reconduction de la Lettre à son Verbe), sharî’at et haqîqat (Loi religieuse et véritéspirituelle),nobowwatetwalâyatouimâmat(missionprophétiqueetcycledel’Initiation)195.Dèslors,touteslesfonctionsdesImâmsse«situent»surl’Arcdel’Ascension.Auniveaudelaprophétie,l’Imâmreprésente le sens ascendant, ésotérique de la prophétie, c’est-à-dire la troisième Attestation(shahâdat)196sanslaquelleladeuxièmeAttestationdel’Islam,lemessageprophétique,seraitinopéranteetcaduque.Auniveaudelalettre,l’Imâmestl’herméneuteparexcellencepuisqu’ilreconduitleLivreàsonArchétypeéternel;etauniveaudelaLoi(sharî’at)ilenestlaVéritésuprême,puisquesapédagogiespirituelleamèneàéclorel’angélicitévirtuelledel’hommeetdébouchesurl’Individuationmystiquedela connaissance de Soi. Car sans ces médiateurs (Imâms) non seulement il n’y aurait de salut pourpersonne, mais même « la Révélation qorânique ne serait plus depuis longtemps qu’un musée decuriositésthéologiques,tellequ’ellel’estenfaitjustementauxyeuxd’unagnostique197».

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CHAPITREVILesdouzeimâms,formeconfiguratrice

dutempledelaprophétie

Lenombredesgrandsprophètes-envoyéscorrespondàceluidessphèresplanétaires.Etdemêmeque les étapes de la révolution des planètes se reflètent dans la configuration des douze figures duzodiaque,demêmeaussilesseptpériodesdelaprophétiesontrythméesrespectivementparlasuccessiondesdouzehéritiersspirituels (awsîya)ouImâms.D’autrepart,chaqueNabî (prophète-envoyé) investitavantsamortunsuccesseurspirituel,lequelprendsaplaceprécisémentpourassumerlafonctionnondelaprophétiemaisdel’Imâmat.AinsiSethfutinvestiparsonpèreAdam,SemparsonpèreNoé,IsmaëlparAbraham,JosuéparMoïse,Simon-Pierre(Shâ’mûnal-Safâ)parJésus.Mohammadainvestiselonlesshî’itessoncousin’AlîibnAbîTâlib.Maisdemêmequetouslesprophètesantérieursfurenttrahisenquelquesorte«systématiquement»parlesleurs,demêmeleprophètedel’Islamrappelleauxsiensquesonpeupletrahiraitlepactedefidélitéenversceluiqu’ilinstituaitcommesonhéritierspirituel,c’est-à-direlepremierImâm.C’estl’idéedecettetrahisonquiadominélaconsciencedesshî’ites.«C’estlà,dit Corbin198, une représentation pathétique dominant la conscience shî’ite, la manière dont elles’explique lagrandedéfection commisepar le sunnismemajoritaire à l’égard de ce qui fait pour ellel’essencedel’Islamcommereligionspirituelle,àsavoirl’imâmisme199.»

Lenombredouzeestsymboliqueetonleretrouvedanslesdouzesignesduzodiaque,lesdouzechefsdestribusd’Israël,lesdouzesourcesjailliesdurocherfrappéparlabaguettedeMoïse,lesdouzemoisdel’année,etc.Ils’établitunehomologieparfaiteentrel’ordrevisibleetlecosmosspirituel.Lemondevisibleestrégiparlesseptastres,lesseptcieux,lesdouzeconstellationszodiacales,tandisquel’ordrecosmique est conditionné par les sept prophètes-pôles (aqtâb) et les douze Imâms qui ont suivirespectivementchaquecycleprophétique.Chacundesprophètesfutunemanifestationdelamêmeréalitéprophétiquequitrouvafinalementsonpleinépanouissementdansle«SceaudesProphètes»,demêmequetouslesImâmsontétélesmanifestationsdelamêmeréalitéimâmique.C’estayantcecienvuequeleprophètede l’Islamenparlant de sonhéritier spirituel, le premier Imâm, aurait dit, toujours selon lesshî’ites:«’Alîaétémissionnésecrètementavecchaqueprophète;avecmoiill’aétépubliquement200.»

Qâzî Sa’îdQommî partant de la structure dodécadique de l’Imâmat parvient à projeter dans unegrandevisioncosmologiquelastructuredutemplecubiquedelaKa’ba,transfiguréentemplespirituel.QâzîSa’îdmontrecomment,parexemple(nousschématisonsàl’extrême),lesdouzeImâmstypifientlesdouze rapports fonctionnels nécessaires à la structure de la forme cubique qui est celle de « Trônestabilisésurl’Eauprimordiale»(l’IntelligencecommeLumièrequientouresesproprescognoscibles).Lerapportdel’Intelligence-Lumière,commecentreetpériphérieentourantsesintelligibles,estlesensdecequele«Trônereposesurl’eau».Etcerapportsestabilisegrâceauxhuitarêtesducubequisontlesdouze relations fonctionnelles déterminant la forme cubique à la fois au niveau de l’Intelligence, del’imaginal,etauniveausensibledutempleterrestredelaKa’ba.Carl’ArchétypeduTemple,passant(enraisonduprincipedetransposition)d’uneétapeàl’autredel’univers,n’enconservepasmoinssaformeidentiquefonctionnelle,toutcommeunemélodiegardesastructureidentiqueetreconnaissablelorsqu’onlatransposedansdestonalitésdifférentes201.

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Or ce qui spatialise et stabilise cette structure d’ensemble, c’est précisément ces douze relationsfonctionnelles,assimilées,auniveaucosmologiquedelaRéalitémohammadienne(l’Intelligence-Esprit),auxdouzecréaturesdeLumière,lesdouzeImâms.L’imâmologieshî’iteduodécimainedevientlaForme,lapuissanceconfiguratrice d’un ensemble organisant tant lemonde invisible que l’univers visible etceciàtouslesniveauxoùcettemêmeGestaltseprésentedansdesregistresdifférents.Etcommed’autrepart,laformeduTempledelaKa’baestlerefletduTrônecosmique,lepèlerinageaccompliautourduTempledeDieuauraitpourlepèlerinuneactionconfiguratricesurlaformationdesoncorpsdelumière,c’est-à-diresur«l’atteinteàsaformetotale,tellequesoncorpsdelumièresoitsimultanémentlecentreetlecontourdesonêtreessentiel,total202».

Etdemêmequelesintelligiblesgravitentautourdel’Intelligence,les«angesrapprochés»autourdumalakût, de même aussi les pèlerins, accomplissant les rites de circumambulation, s’intègrent aucentredynamiqueducentredelaKa’ba.Unmêmepèlerinaged’initiationetderéintégrationserépèteàtouslesniveauxdel’être.

1)LedouzièmeImâmetl’Entre-les-Tempsdel’OccultationSelon les traditions shî’ites, le Prophète de l’Islam aurait dit : «Les Imâms aprèsmoi seront au

nombrededouze ; le premier est ’Alî ibnAbîTâlib ; le douzièmeest leRésurrecteur (al-Qâ’im, al-Mahdî – littéralement leGuidé, qui est par làmême al-Hâdî, leGuide), à lamain duquelDieu feraconquérir les Orients et les Occidents de la Terre203. » S’adressant à son héritier spirituel, ’Alî, leProphèteauraitdéclaré:«Ô’Alî!LesImâmsguidésetguides,tesdescendantslesTrès-Purs,serontaunombrededouze(…).Tueslepremier;lenomdudernierseramonproprenom(Mohammad);quandilparaîtra,ilrempliralaterredejusticeetd’harmonie,commeelleestmaintenantremplied’iniquitéetdeviolence204.»

Pour la conscience shî’ite, le douzième Imâm est ainsi l’achèvemement ésotérique de lamissionprophétiqueduProphètedel’Islam.D’oùlesensmessianiquedecertainshadîthsattribuésauprophètedans lesquels il déclare, par exemple : « S’il ne restait à ce monde qu’un seul jour de durée, Dieuallongeraitce jourpourysusciterunhommedemadescendancedont lenomseramonnometdont lesurnomseramonsurnom;ilrempliralaTerredepaixetdejustice,commeelleestaujourd’huirempliedeviolenceetdetyrannie205.»

UnhaloderécitssurnaturelsauréolepourainsidirelepersonnagemystérieuxdecedernierImâm:ils nous font penser à la naissance du Bouddha, né d’une façon surnaturelle, à celle du Christ, àl’ImmaculéeConception.D’autrepartdanslesrécitsrelatifsàlanaissancemiraculeusedudernierImâm,ilyauneffortmanifesteàmarierdansleCiellechristianismeetl’Islam.Carl’Islam,notammentdanssaversionshî’ite,n’est-ilpastoutcomptefaitl’aboutissementdetoutlecycledesRévélationscommencéàpartird’Adam?EtledernierImâmn’est-ilpasaussileSauveurquiautermedenotreAiôn reconduiratoutes les lettresdelaRévélationà leursourceoriginelle?Lesrécits206nousapprennentque la futuremère du douzième Imâm est une princesse byzantine, donc chrétienne, la princesseNarkès (Narcisse)dontlamèreestunedescendantedesapôtresduChrist.SalignéeremontantàSha’mûn(Simon-Pierre),héritierspirituelduSeigneurChrist.

Lemariageduchristianismeetdel’IslamreprésenteselonCorbinlepassageduplérômedesDouzede lapériodechrétienneauplérômedesDouzede lapériodemohammadienne,etcepassages’achèveprécisément par lamédiation de lamère duXIIe Imâm.Grâce à elle s’accomplit ainsi l’initiation duchristianismeàl’Islamouplutôtàlagnoseislamique207.

Disons tout d’abord que l’idée du sauveur s’occultant dans unmonde invisible inaccessible aux

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coordonnées dumonde sensible est fortement ancrée dans la conscience religieuse de l’Iran : déjà unélève de Mîr Dâmâd, Qotboddîn Ashkevârî, avait reconnu en la personne du futur Zoroastreeschatologique, leSaoshyant,celuique les shî’itesdésignentcomme l’Imâmattendu.«Ce témoignage,préciseCorbin,faitentrevoiràl’historiendelaphilosophiereligieuseuncyclegrandioseoùlapenséedel’Iran shî’ite s’incurve sur celle de l’ancien Iran, comme sous l’effet d’une norme intérieure quimaintiendrait la pensée iranienne orientée, par vocation et dès l’origine, vers une métaphysiqueeschatologique208.»

Unautrepenseuriranientardif,Ja’farKashfî(ob.1850-1851),danssonprincipalouvragerédigéenpersan,créetouteunecosmologieetunemétaphysiqueimâmiteaxéesurl’oppositionentrelaLumièreetlesTénèbres,ilordonneenplusunehistoriosophiequisuitlestroispériodesessentiellesdumazdéisme,à savoir création (khalq = bundahisn), mélange (khalt = gumecisn), séparation (farq = vicarisn).Finalement la parousie du XIIe Imâm ressemble beaucoup à celle des héros eschatologiques duzoroastrisme:séparer laLumièredesTénèbresetreconduire lemondeàsapureté initialedelumière.«Bienqu’icini lenomdeSaoshyantni lenomduParacletnesoientexpressémentprononcés, leXIIeImâmassumelafonctiondel’unetdel’autre.Dumêmecoupaussi,nousnoustrouvonsenprésenced’uneinterprétationdudualismequisurmontecelui-cisansriendevoiràunzervanismeouàunnéo-zervanisme,commechezlesGayâmartiensdanslagnoseismaélienne209.»

Quelapenséeiraniennesesoitsentiesifamilièredansleclimatmessianiquedushî’isme,celan’estpoint,commenousvenonsdelevoir,unesurprise.Toutlecycledesdouzemillénairesdelacosmologiedu zoroastrisme aboutissant à la transfiguration finale dumonde, toute l’orientation eschatologique dufutur sauveur iranien l’y prédisposait déjà. Sans doute les formes avaient changé, sans doute le cadrereligieuxs’étaitdéplacéverslecycleprophétiquedesreligionsabrahamiques,maislemessageprofondd’une transfiguration dumonde vécue intensément par la conscience iranienne – si ancrée dans l’idéed’exildel’hommeencemonde–estrestéintact.

L’ImâmcommeSaoshyant,commeleHérosextatiqueiranienKayKhosraw,abienétéenlevédecemondemais ilestprésentquelquepartailleurs.LeSaoshyantquiapportera lesalutà toute lacréationmanifestéeestinvisible.IlestissudelasemencedeZoroastreconservéedansleseauxdulacKansaoyaetgardéeparunelégiondeFravartis(Anges),jusqu’àcequ’unejeunefilledénomméeEredat-fedhriseplongedansleseauxdulacetsoitfécondéeparelles210.L’Imâmest«cachéauxsens,maisprésentaucœur de ses adeptes » ; puisque étant le « pôle du pôle », rien ne subsisterait sans sa présence.Unepremièreconséquenceestque l’Imâmvitdansun lieumystérieuxquin’entreguèredans lescatégorieshabituellesquenousavonsdel’espace.Celieusituédansun«Non-Où»,toutenétantendehorsdenotreespace, projette néanmoins son espace propre ; on peut dire aussi que l’Imâm spatialise le temps del’OccultationenunesortedeTerre,oudelieusupraterrestre.Sileshommesnelevoientpas,c’estqu’ilsselesontvoiléàeux-mêmes,parcequelaconsciencehumaineestdevenueincapabledepercersonmoded’être,dedévoilerl’espaceimaginaloùilréside.Letempsquenousvivonsactuellementestletempsdel’occultation(ghaybat);etl’Imâmattendu,quienestlepôle,aétéidentifiéd’ailleursparmaintsauteursshî’ites,entreautresparHaydarAmolîavec leParaclet211 annoncépar Jésusdans l’ÉvangiledeJean.Dès lors laparousien’estpasunévénementextérieurqui s’imposeraunbeau jourdudehors,maisunévénementquidévoileraitintérieurementl’espaceetlelieudel’Imâmattendu,etnousrendraitcapablesdelevoir.Carletempseschatologique,inauguréaprèsleSceaudelaProphétie,neseconsommeraqu’auterme de la parousie du dernier Imâm qui fera tomber les voiles du secret et nous fera accéder à lavisibilitééclatantedelaPrésence.Demêmequel’individuationgnostiquedel’hommelefaitremonterpar l’arc de l’ascension au niveau de la conscience duDivin, demême la parousie du dernier Imâm,

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consommantlecycledel’occultation,faitremonterl’humanitéàlasourcedel’être.Il s’instaure ainsi une homologie entre le cycle individuel du salut et le cycle collectif de la

libération qui englobe l’humanité entière. Ceci en raison de l’axiome qui régit la pensée de tous lesthéosophesshî’ites:«RienneremonteauCiel,hormiscequienestdescendu212.»Lapréhistoiredeladescentecoïncideaveclaposthistoiredelaremontéecarlorsquelepointfinaldel’ascensionrejointlepointinitialdeladescente,lecycledel’êtreseparachève.Àl’inversedelapenséeévolutionnistedesidéologies régnantes, la hiérohistoire située entre la préhistoire et la posthistoire de l’Être est unehistoire cyclique. «Cette hiérohistoire est axée selon la verticale en style gothique213. »Ce n’est pasl’histoired’unprogrès indéfinidans le temps,mais lerevirement des tempsdeshorizons en tempsdel’âme;c’estdoncl’histoired’uneconversion,d’unpassageàunautreniveaudel’Être,passagequinepeut s’effectuerqueparunerupture deniveau.Cette rupture-là s’opèrepour l’humanité entièrepar laparousie ; mais, d’ici là, nous vivons dans le temps de l’attente qui est l’entre-les-Temps, le tempsexistentieldel’occultation.

Maisenrestantentre-les-Temps,l’Imâmgardeouvertl’horizond’unespaceréelentredeuxmondesdontlaréaliténousrendcomptequequelquechosedeplusréelquecemonde-ciestlàquinousattend,sanslequelriendetoutcecin’auraitdesens.Carc’estencetemps-làetencetespace-làquel’Espritvit,puisqu’il est essentiellement le Temps de l’Âme ; le temps existentiel de notre Présence, là où laTraditionse renouvelle, se réactualisantsanscesseenchacundenouscommeunesourced’inspirationintarissableetnoncommele«cortègefunèbre»desopinionsreçues,oulacasuistiquedesboutiquiersdelareligion.Vivreainsi le tempsexistentielde l’attenteéquivautaussiàvivredans toutesaprofondeurl’exilencemondeetlanostalgieduRetour.

2)LachevaleriespirituellePourfinir,disonsaussideuxmotssurl’idéede«chevaleriespirituelle»associéeauconceptmême

duXIIe Imâm.L’idéedechevalerie (fotowwat),enpersan javânmardî, signifie jeunesse, juvénilité.Lefatâoulejavânmardestavanttoutun«jeunehomme»maisdanssonsensésotériqueils’appliqueàlajuvénilité spirituelle, à une sorte de seconde naissance qui vient avec l’initiation. L’œuvre deShihâboddîn ’OmarSohrawardî (néen1145,mort àBagdaden1235,ànepasconfondreavec l’autreSohrawardî,Shaykhal-Ishrâq)nousendonneunaperçuclairdans les rapportsdececonceptavec lesoufismeetlaréalitésociale.Lafotowwats’enracineoriginellementdanslesoufismepuisledébordantchercheàsacralisertouslesmétiers,àentransmettrelessecretssousformedecérémoniesreligieuses.Elle est de la sorte prochede l’idée de compagnonnage tel qu’on le retrouvedans la corporationdesmétiersauMoyenÂgeenOccident.Onentredanslafotowwatgrâceàunritueld’initiationquicomportetroismodesd’engagement :par laparole,par laréceptiondel’épéeetpar laparticipationà laCouperituelle214. L’activité des compagnons, liés par un acte de fraternité, devient ainsi un service dechevalerie, de sorte que tout compagnon est un javânmard. Lorsque par exemple le pèlerin (salik) oul’homoviatorselibère,aucoursdesonpèlerinageintérieur,deslienscharnels,ilarriveàlastationducœur, c’est-à-dire à la demeure de la jeunesse. Dès lors le mot persan javânmard ou fatâ en arabedésigneceluienquisont réalisées lesénergiesspirituellesetc’estaveccetteéthiquedepuretéque lafotowwats’étendauxassociationsdemétieretpénètretouteslesactivitésprofessionnellesd’unsentimentde«servicechevaleresque»avecsesritesd’initiation,sesgrades,sessecretsetsonpactedefidélité215.Et quant au pacte de fidélité, il équivaut à rester fidèle à la nature fondamentale de l’homme fitrat,révélée dans la question queDieu lui adressa à la pré-éternité : «Ne suis-je pas votre Seigneur ? »(7:171).Carcettenatureinitialedéterminetoutel’anthropologiedel’hommespirituel,demêmequ’elle

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oriente le sens de sa quête dont le dénouement est le Retour parmi les siens, au monde auquel ilappartient.

Leslivressurlafotowwats’échelonnentaulongdessièclesetportenttousl’empreintedusoufisme.Silafotowwatmarquelapénétrationdel’idéedechevaleriespirituelledansl’Islam,simultanémentelleaconscience,«deparsesorigines,d’êtreunrameaudérivédusoufisme.C’estparlàmêmequ’elleputpénétrer les différents états et professions, en proposant à chacun une forme de fotowwat qui lui futappropriée.Elleavraimentmarquéunsommetdel’idéalspirituelproposéàlasociétéislamique».

L’idéedelafotowwatseraintégréeplustardàl’idéeshî’itedelawalâyat.Etparlàilfautentendrelepacted’amitiédivine, lepactedes«AmisdeDieu»(dûstân-eHaqq)quiordonne,sur lastructured’unservicechevaleresque,lerapportdeDieuetdel’homme216.

Onpourraitdirepourconclurequel’éthiquedechevalerieestunéthospermanentaufonddel’âmeiranienne depuis l’ancienne prédiction deZoroastre. La parousie qui annoncera laRésurrection est lependantexact,eneschatologieshî’ite,del’idéedeFrashkart,transfigurationourejuvénationdumonde,en religion zoroastrienne. « Éthique zoroastrienne desFravartis (Archanges mazdéens) et éthique dujavânmard,c’esttoutlemessagede“chevaleriespirituelle”léguéparl’Iran217.»Lechevaliershî’itetoutcomme le chevalier zoroastrien est celui qui assiste le sauveur, combat avec lui, à ses côtés, pourpréparerlapalingénésiedumonde,afind’enhâterlatransfigurationfinale.EtCorbinderésumer:«Del’idéeshî’itecommedel’idéezoroastrienne,ilestvraidedirequel’idéesetraduitenunecommunautéde chevaliers de la foi. L’ethos iranien perpétue et conjoint la tradition antique des pahlavân et latraditionabrahamiquede la fotowwat.CompagnonsduSaoshyantoucompagnonsde l’Imâmcaché, lesuns et les autres sont tendus vers le même but final. “Puissions-nous être de ceux qui produiront laTransfigurationdumonde”,répétaitunrefrainliturgiquedesfidèleszoroastriens.“QueDieuhâtelajoiede sa venue”, répète chaque fidèle shî’ite à chaquemention du nomduXIIe Imâm.Les deux oraisonsjaculatoiresvibrent à l’unisson ; elles attestent l’éthiqueduchevalierde la foidont est inséparable lamétaphysiqueeschatologique218…»

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CHAPITREVIIL’ismaélisme

HenryCorbins’estbeaucoupintéresséàl’ismaélismeetsesrapportsavecleshî’ismeduodécimain.DanssonHistoiredelaphilosophieislamique,Corbinabordalesgrandespériodesdel’ismaélisme:leproto-ismaélisme,l’ismaélismedel’époquefâtimideetl’ismaélismeréforméd’Alamût.Cetterechercheestpourtantprécédéed’importantespublicationsdetextespersansetarabes.Noussavonsquelaplupartdespenseurs ismaéliens,hormisQâzîNo’mân (ob.363/974),ontétédespenseursd’origine iranienne.D’où l’importance incontestéedeAbûYa’qûbSejestânî (Xe siècle) dontCorbin publia le texte persan(lui-même une traduction d’un original arabe, introuvable jusqu’à présent) sous le titre deKashf al-Mahjûb219 (Le dévoilement des choses cachées), premier volume de la Bibliothèque iranienne.Apparaissentparlasuitel’importanttraitédeNâsir-eKhosrawintituléKitâb-eJâmi’al-Hikmatain (LeLivre réunissant les deux sagesses)220 dont nous parlerons plus tard et le Commentaire de la Qasîdaismaélienne d’Abû’l-Haitham Jorjânî, attribué àMohammad ibn Sorkh de Nishapour (Xe-XIe siècles),textepersan221.C’estsurlabasedecetteqasîda,remiseàNâsir-eKhosrawparl’émirdeBadakhshân,’Alî ibn Asad, que Nâsir-e Khosraw élabora son traité des « deux Sagesses » : celle des anciensphilosophesetcelledesthéosophesdelareligionismaélienne.L’événementalieuen460/1070,c’est-à-dire neuf ans après que le philosophe ismaélien eut achevé son autre ouvrage célèbre, le Zâd al-Mosâfirîn.En1961CorbinpublielaTrilogieismaélienne222contenanttroistraités:leKitâbal-Yanâbî’(LeLivredesSources)enarabedeSejestânî(périodefâtimide);unsecondtraitéenarabe,laRisâlatal-Mabda’wa’l-Ma’âd (Traitéde l’OrigineetduRetour)quiest l’œuvred’undâ’îyéménite,HosaynibnMohammad ibn al-Walîd (ob. 667/1268). Ce traité donne un résumé de la doctrine ismaélienne tellequ’elleestprofesséeauYémenauXIIIesiècle;ilreprésenteunismaélismequi,endépitdelachutedesFâtimides au Caire, continue à perpétuer la tradition proprement fâtimide. Cette tradition désigne lada’wat qadîm (la religion ancienne) par opposition à la da’wat jadîd (nouvelle) qui, elle, estl’ismaélismeréforméd’Alamût(proclamationdelaGrandeRésurrection,le8août1164,quimituntermeà la sharî’at en dévoilant une pure religion de l’ésotérisme). La nouvelleda’wat comprend aussi lesIsmaéliensorientauxouiraniensparrapportauxIsmaéliensoccidentauxouégyptiens.LetroisièmetraitédelaTrilogieestuneœuvreenpersan,d’unauteuranonymequiseprésentecommeuncommentairesurla Roseraie du Mystère de Mahmûd Shabestarî (ob. 720/1320), d’où le nom du Traité : Ta’wîlât-eGolshan-eRâz.«Cetraiténousmontrelagnoseismaélienneméditantets’assimilantuntextesoufiavecune aisance qui serait inconcevable, s’il n’y avait pas dès l’origine un ensemble d’intentionscommunes223. » Ce texte illustre en outre le sort de l’ismaélisme en Iran après la chute d’Alamût,lorsqu’ilapparaîtrevêtudumanteaudusoufisme.Corbinnes’estpasintéresséàl’histoire–d’ailleursassezembrouilléedel’ismaélismecommeM.W.Ivanowdontl’œuvrehistoriquesurtoutatentédemettreun peu d’ordre dans les événements qui ont marqué cette doctrine –, mais aux grands thèmesmétaphysiques.Ilpubliaaussidenombreuxarticles(soitsousformedeconférencesàEranosouailleurs)quiparurenttoutrécemmentdansunrecueilsousletitredeTempscycliqueetgnoseismaélienne224.Unimportant texte ismaélien intitulé«LeLivreduSageetduDisciple» (Kitâbal-’âlimwa’l-gholâm) adéjà paru partiellement dans un des derniers livres posthumes de Corbin, L’homme et son Ange225.

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Cependant empressons-nous de signaler ici que le texte intégral de cette œuvre d’une extraordinaireaudacemétaphysiqueparaîtraprochainementenunrecueilséparé226.

Commeon vient de le constater, la contribution deCorbin à l’étude de l’ismaélisme est énorme.Sans doute une étude plus développée de l’ismaélisme tel que l’a interprété Corbin déborderait debeaucouplecadredecetteétudequi resteorientéesur l’ensemblede la trajectoirespirituelled’HenryCorbin dans le monde irano-islamique dont fait également partie l’ismaélisme, au même titre que leshaykhisme.CequisembleavoirattiréCorbindanslagnoseismaélienne–caràvraidirel’ismaélismereste une religion éminemment gnostique –, c’est le thème du tawhid dont les connotations multiplesfurentdéveloppéesjusqu’auvertigeparlesIsmaéliensthéosophes.Lanotiondel’Unitéésotériquerésulted’uneInstaurationcréatriceimmédiate(Ibdâ’)quipermetunethéologienégativeetaffirmativeàl’abridudoublepiègeduta’tîl(monothéismeabstrait)etdutashbîh(idolâtriemétaphysique).Cetésotérismepurfait de l’ismaélisme une « religion de la Résurrection opposant, comme le dit Nâsir-e Khosraw, lesdocteurs de la Loi (foqahâ-ye dîn-e Islam) et les radoteurs de preuves ineptes aux Ésotéristes etHerméneutesspirituelsdessymboles(Ahl-eBâtinota’wîl)227».

Il ne nous est pas possible de développer tous ces thèmes dans cette brève esquisse. Nousessaieronsnéanmoinsdemontrerdanslespagesquisuiventlesrapportsdel’ismaélismeetdushî’ismeduodécimain,lesgrandespériodesdel’ismaélisme,etquelquesthèmesdeprédilectiondeCorbincommeletawhîdésotérique.

1.Leshî’ismeseptimanien(ismaélisme)etleshî’ismeduodécimainontl’unetl’autretraversédessièclesdepersécution.L’ismaélismeaétédésignésousplusieursnoms,tantôtidentifiéaveclesqarmates,tantôtaccuséd’être lepartides«hérétiques» (malâhid), tantôtappelé«Septimanien» (sab’îya) parallusionaurythmeheptadiquequel’ismaélismetrouveàtouslesplansdel’ÊtreetdontlasuccessiondesseptImâmsn’estquelaversionmytho-historique.IlyaaussiladénominationplusgénéraledeBâtinîya,les«Esotéristes».QuantauxIsmaélienseux-mêmes,ilssesontdonnédesdésignationstellesqueAhl-eBâtin, les Gens de l’ésotérisme, Ahl-e Ta’wîl, les Gens de l’herméneutique et Ahl-e Ta’yîd, ceuxqu’assiste l’inspiration divine228. L’ismaélisme tient donc son nom du fait que sa vision extrêmementcomplexe dumonde, quant à la cosmologie, auxmillénaires de sa prophétologie, à la succession desImâms,estrythméeparlesepténaire,tandisqueleshî’ismeduodécimainfondetoutsonmondereligieuxsur le plérôme des douze Imâms. L’un et l’autre sont nés à l’entourage immédiat des Saints-Imâms,notamment du sixième, l’Imâm Ja’far Sâdiq (ob. 765). Lorsque celui-ci, figure extrêmementcharismatique,quittecemonde,sonfilsaîné,l’ImâmIsmâ’îl,étaitdécédéavantlui.Ilseposeainsicettequestionfondamentale:«L’investituredel’Imâmatrevenait-elleaufilsdecelui-ci,oubienl’ImâmJa’faravait-il le droit, usant de sa prérogative comme il le fit, de reporter l’investiture sur un autre de sespropresfils,MûsâKâzem,frèrecadetd’Ismâ’îl?Enfait,cesquestionsdepersonnessontdominéesparquelquechosedeplusprofond:laperceptiond’unestructuretranscendantedontlesfigurescélestesdesImâms exemplifient la typologie. Celle-ci départage les shî’ites duodécimains et les shî’itesseptimaniens229.»

Maisquelestdonccequelquechosedeplusprofond?CorbinpensequelavarianteentrelesSeptetlesDouzenetientpasuniquementàuneincidencetemporelle,ilyvaplutôtdedeuxrythmescosmiquesdifférentsquipeuventtrouver,auniveaudel’ésotérisme,unterraind’entente.Sileshî’ismeduodécimainnebénéficiepasdumêmeappareilcomplexed’initiationetdeta’wîl(commelesseptgradesésotériques,assimilés aux sept périodes des cycles), du moins toute sa théosophie est-elle fondée aussi surl’initiation. Ainsi le ta’wîl comme instrument de connaissance et reconduite à l’origine de touteRévélation considérée comme descente (tanzîl) fait-il de ces deux branches du shî’isme l’Islam des

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Spirituelsouceluides Intimesetdes Initiés.Ceciestdonc ledénominateurcommunentre lesdeux230,maiscelan’empêchequechacunedesdeuxestrégieparunrythmedel’histoirespirituelle:d’unepartlenombredesdouze(chacundessixgrandsprophètesaeusesdouzeImâms);d’autrepartlenombresept,chezlesIsmaéliens: lasuccessiondechaqueprophètepassepar lesseptImâmsouplusieursheptadesd’Imâms. Cette différence de rythme révèle aussi une différence astronomique. Corbin pense quel’Imâmologiedesshî’itesduodécimainssymboliseleCieldesFixes,lecieldesdouzeconstellationsduzodiaque, tandisquecelledushî’ismeseptimanien représente les septcieuxplanétaireset leursastresmobiles. Pour les duodécimains, le dernier Imâm estdéjà-là ; il est apparumais demeure en un étatocculté jusqu’à sa parousie finale ; tandis que pour les Ismaéliens le dernier Imâm est le secret del’avenir,laFormeparfaitequel’humanitéenfanteraaudernierjour,«lequelnepeutseleveravantquesoit accomplie la totalité du cycle des révolutions planétaires.Mais de part et d’autre, le “temps del’Imâm” se spatialise enuneTerre supraterrestre231…».Ainsi l’un et l’autre ont des traits essentielscommuns,toutenétanttrèsdifférents,etilestimpossibledemeneruneétudethéologiqueapprofondiedel’unsansprendreenconsidérationl’autre.Etquantàladésignationfallacieused’AssassinsattribuéeauxIsmaéliens iraniens, Corbin est formel : « Et c’est sans doute à leur ignorance théologique qu’il fautimputerladésinvoltureaveclaquelledenosjoursencore,certainspublicistesirresponsables,sefaisantlescomplicesinconscientsdelapropagandeabbasside,désignentlesIsmaéliensd’AlamûtenPerse,auxXIIe et XIIIe siècles, comme les “Assassins”, alors qu’il s’est agi là d’un calembour douteux et qu’ilfaudrait avoir la bonne foi d’en finir avec cette flétrissure d’unmouvement de résistance désespéréecontrelesTurcsetlesunnisme232.»

Corbindistinguetoutd’abordunproto-ismaélismequis’étendduVIIIesièclejusqu’àl’avènementdeladynastiefâtimideauCaire(296/909)avec’Obaydallahal-Mahdî,lequelpassepourréalisersurterrel’espoir ismaélien du royaume de Dieu. Au fond, pense Corbin, le triomphe politique qui marquel’avènementdesFâtimidesduCaireapparaîtcommeunparadoxe;illeseraaussidanslaproclamationde la réforme d’Alamût. « Dans quelle mesure une sodalité ésotérique est-elle compatible avecl’organisationofficielled’unÉtat233?»Danslacréationd’unÉtatn’ya-t-ilpasledangerdesacrifierlareligion à l’État ? Cette période est surtout marquée intellectuellement par un livre important intituléOmmal-Kitâb(l’ArchétypeduLivre)conservéenunpersanarchaïque.LelivreseprésentecommeunentretienentreleVeImâm,MohammadBâqir(ob.115/733)ettroisdesesdisciplesditslesroshanîyân,c’est-à-diredes«êtresdeLumière».«Ilcontient,dèsledébut,ditCorbin,uneréminiscencetrèsnettedes Évangiles de l’Enfance (faisant déjà comprendre comment l’imâmologie sera l’homologue d’unechristologie gnostique). Autres motifs dominants : la science mystique des lettres (le jafr),particulièrementgoûtéedéjàdansl’écoledeMarcleGnostique;lesgroupesdecinq,lepentadismequidomineunecosmologieoùl’onretrouvedestracestrèsnettesdumanichéisme,etd’oùl’analysedégageun kathenothéisme d’un extrême intérêt234. » Un autre thème dominateur y est les « sept combats deSalmân » contre l’Antagonisme. Salmân le Perse y apparaît comme une théophanie primordiale del’Anthroposcéleste.Ilfaittransparaîtrelathéophaniequiestpourl’ismaélismelesecretmêmedel’Unitéésotérique.Carsanscettethéophaniequ’estlamédiationdel’Anthropos-Imâm-Salmân,lemonothéismeseniant lui-mêmedégénèreen« idolâtriemétaphysique».Nousverronsbientôt la fonctionessentiellequ’assumecetteunitéésotériquedanslagnosed’unSejestânî.

Au terme de cette période obscure et jusqu’à la fondation de la dynastie fâtimide, on constatel’éclosiondesgrandesœuvressystématiques,enpossessiondéjàd’unetechniqueparfaiteetd’unlexiquedephilosophieélevé.«Plusnettementencorequechezlesshî’itesduodécimains,écritCorbin,lesgrandsnomsparmi cesmaîtres de la pensée ismaélienne, hormisQâdîNo’mân (ob. 363/974), sont desnoms

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iraniens235 » : Abû Hâtim Râzî (ob. 322/933), le médecin philosophe Zakarîyâ Râzî (Rhazès), AbûYa’qûb Sejestânî, penseur profond, auteur d’une vingtaine d’ouvrages ; Ahmad ibn IbrâhimNishâpûrî(Ve/XIe s.), Hamîdoddîn Kermânî (ob. 408/1017), auteur prolifique qui écrivit plusieurs traités decontroverseavec lesDruzes,« frères séparés»de l’ismaélisme236,Mo’ayyadShîrâzî (ob. 470/1077),auteurprolifiqueenarabeetenpersan,lecélèbreNâsir-eKhosraw(ob.vers470/1077),donttouteslesœuvressontenpersan.

La mort du khalife fâtimide al-Montansir bi’llâh (487/1094) provoqua le détrônement du princeNizâr,héritierlégitimedel’Imâmat,auprofitduprinceal-Mosta’lî,etscindalacommunautéismaéliennefâtimide en deux branches : la branche dite occidentale (les Mosta’liyân) qui continua de suivrel’ancienne tradition fâtimide. Leur histoire comprend aussi une période yéménite, consécutive àl’assassinat du dernier Imâm fâtimide en titre (al-Amir 524/1130), lorsque le centre de lada’wat futtransféréauYémen;puisunepériodeindienne,lorsqu’àlafinduXVIesièclelequartiergénéralduchefde la communauté (dâ’î al-Motlaq) fut transféré en Inde. Les Ismaéliens de la branche indienne sontappelés lesBohras.L’autrebranchediteorientale représente la traditionnizârî, celle de l’ismaélismeréforméd’Alamûtdontlecentreprincipalfutlacélèbrecommanderieismaéliennesituéeausud-estdelamerCaspienne.

Cette période d’Alamût fut marquée par la forte personnalité de Hasan Sabbâh (ob. 518/1124),personnageétrangedéfiguréà travers la légendeet reconnucommelechefdesAssassins.Sonrôle futd’étendreleréseaudescommanderiesismaéliennesàtraverstoutl’Iranetd’organiserlaluttesansmercicontreladynastieturqueetsunnitedesSeljûkides.Cequicaractérisecetismaélismeiranien,ditCorbin,«c’estqu’iln’hésitepasàfairepencherlabalanceenfaveurdelahaqîqatouvéritégnostiquecontrelasharî’atouLoireligieusepositive,etpartantàadmettrelapréséancedel’Imâmsurleprophète.Telfutlesens de la proclamation de la “Grande Résurrection” (Qiyâmat al-Qiyâmât) à Alamût, le 8 août1164237».Cefaitdominantfut l’initiationprisepar l’ImâmHasan,grandmaître(Khodâvand),morten561/1166.Cequ’impliquaiteneffetcetteProclamationcen’étaitriendemoinsquel’avènementd’unpurIslamspirituel,libérédetoutespritdeservitudedelaLoi,unereligionpersonnelledelaRésurrection,parce qu’elle faisait découvrir ainsi le sens réel des Révélations prophétiques. Après la catastrophemongole qui mit fin à Alamût (614/1256), l’ismaélisme survécut en Perse en revêtant le manteau dusoufisme,cequi«donnefréquemmentausoufismeiranienl’aspectd’uncrypto-ismaélisme238».C’estenraisonde ces affinités foncières que les Ismaéliens considèrent commeétant des leurs bonnombredemaîtresdusoufismecommeSanâ’î(1151),’Attâr(1231),Rûmî(1273).Onhésiteparfois«àdécidersiuntexteprovientd’unsoufiimprégnéd’ismaélismeoud’unIsmaélienimprégnédesoufisme239»,telestlecasducélèbrepoèmepersandeShabestarîdontnousavonsdéjàparlé,laRoseraieduMystère.Quantàlabranchenîzârî,ellecontinuedevivrejusqu’ànosjoursdanslatraditiondesfidèlesdel’AgâKhân,qui est issue elle-même de la réforme iranienne d’Alamût. Dans l’histoire postérieure à la chuted’Alamût,W. Ivanowdistingue encore auxXVIe etXVIIe siècles une sorte de renouveau ; il le désignecomme la « période d’Anjûdân », du nom d’une localité importante à 20miles à l’est de Soltânâbâd(aujourd’hui Arâk), qui fut un moment le lieu de résidence des Imâms. Les descendants de ceux quiprirentrefugeenInde,cesontceuxquiysontappelésaujourd’huilesKhojasetquireconnaissentpourchefspirituelS.A.l’AgâKhân,49eImâm240.Cependantl’originedelacommunautéismaélienneenInderemonteàuneépoqueplus lointaine,car les invasionsmongolesauXIIIe siècleprécipitèrentun flotderéfugiés ismaéliens et dès avant l’avènement des Fâtimides, des « missionnaires » (dâ’î) ismaéliensavaientpucréerdansleSindunÉtatayantpourcapitaleMoltan.

Malheureusement la littératuredes Ismaéliensorientauxde languepersaneconnut, en raisonde la

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chute d’Alamût et des persécutions affreuses qui suivirent, une interruption totale, beaucoup d’œuvresimportantesfurentanéanties,etcellesquisurvécurentàlacatastrophefurentconservéesauBadakhshân,enAsiecentrale.QuantàlalittératuredelabrancheoccidentaledesMosta’lîyân,écritetouteenarabe,elleseconservamieux.«SansdouteleYémen(commeleBadakhshân)avait-illachancedenepointsetrouversurlesgrandstrajetsparlesquelspassel’Histoire;c’esttoujoursunesituationheureusepourlesbibliothèques.Nonseulementfurentainsiconservéeslesprincipalesœuvressystématiquesdel’époquefâtimide,provenantenmajoritéd’auteursiraniensécrivantenarabe,maisilyeutaussitouteunedynastiedephilosophesyéménites,quinesontcertespaslesmoinsoubliésdenoshistoiresdelaphilosophie,etpourcause,tantundésastreuxsecretlesarendusinaccessibles241.»

LetawhîdésotériqueUndesthèmesismaéliensquiapréoccupéCorbinestceluidutawhîd,oul’affirmationdel’Unique,

consistantàéviterledoublepiègeduta’tîl(agnosticisme)etdutashbîh(assimilationduManifestéàsaManifestation).D’oùladialectiquedeladoublenégativitéqueCorbinretrouvedanslaversionpersanede l’œuvre deSejestânî intitulée leKashfal-Majhûb (Le dévoilement des choses cachées). Corbin aintégralement traduit ce texte en français,mais cette traduction n’a pas été encore publiée242. J’ai pu,grâceàl’autorisationaimabledeMmeCorbin,parcourirletexteetlecompareràl’original.LatraductiondeCorbin y est comme toujours précise, élégante et imprégnée de l’intelligence d’un homme qui nonseulement traduit un texte mais le transposemagistralement dans un autre registre tout en gardant lesnuancesetlesfinessesdel’original.VoyonsàprésentcommentSejestânîenvisagel’Unitéésotérique.

LePrincipeestSuper-Être,ilestl’impératifquifait-être(hast-konandeh,persan)entantqu’opposéà ce-qui-fait-être (hast-kardeh) ou dans le langage d’aujourd’hui nous dirions l’étant. Ainsi lesIsmaéliensonteuunevisiontrèsaiguëdeladifférenceontologiquequidifférenciel’Être,l’Originateur(Mobdi’),leMystèredesMystères(ghaybal-ghoyûb),brefcelui-qui-fait-être(leKN,Esto)etl’étantentantquetel.Au-delàdel’Un,ilyal’Unifiquequimonadisetouteslesmonades.Ce-qui-fait-être (hast-konandeh)nepeutêtredécritquenégativement.IlestexcluduCréateur,dela limite,desAttributs,dulieu,dutemps.EndéclarantqueDieuestnon-chose,nonlimité,nonqualifié,nondansl’espace,nondansletemps,non-être,onréalisel’attestationdel’Uniquedanssatranscendance.Sicettepremièrenégationconsisteàposer la transcendancedel’Uniqueenl’isolantdetoutes lesmarquespropresauxcréatures,c’est en revanche par la négation subséquente qu’est obtenue la marque d’une conscience vraie ducréateur, telle qu’elle soit absente de toute prétention visant à le destituer (ta’tîl). Par cette secondenégationlecréateurn’estplusseulementnon-chose,maiségalement«non-choseetnonnon-chose;ilestnonlimitéetnonnonlimité;ilestnonqualifiéetnonnonqualifié;ilestnon-dans-un-lieuetnonnon-dans-un-lieu;ilestnon-dans-un-tempsetnonnon-dans-un-temps;ilestnon-êtreetnonnon-être243».

Decettemanière,conclutSejestânî,onéviteetl’assimilation(tashbîh)etladestitution(ta’tîl).Onévitel’assimilationgrâceàlapremièrenégationetladestitutiongrâceàlanégationsubséquente.«Ainsisevérifie-t-ilquelatranscendanceduCréateurn’estauthentiquementréaliséequ’àlaconditiond’exclureàsontourl’antithèsedecesnégations,aussibiencelledelapremièrenégationquidoitnouspréserverdeL’assimiler,quecelledelanégationsubséquentequidoitéviterdeLedestituer.Comprends244.»

Ainsiestfondéeetdélimitéela«fonctionthéophanique»puisquelavéritéestdanslasimultanéitédecettedoublenégationqui, toutennoussauvantdudoublepiègedu ta’tîletdu tashbîh, reconnaît etétablitparlàmêmeleshodûd,c’est-à-direleslimitesetlesdegrésdeschoses.C’estpourquoiunautreyéméniteduXIIesiècledéfinitaussiletawhîdcomme«consistantàconnaîtreleshodûd(degrés)célestesetterrestres,etàreconnaîtrequechacund’euxestuniqueensonrangetdegré,sansqu’unautreluisoit

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associé245».Cette « fonction théophanique », Corbin la retrouvera dans toutes lesmanifestations de la gnose

islamique, dans le concept d’amphibolie (iltibâs) de Rûzbehân (cf. Livre V), dans l’Imaginationthéophaniqued’Ibn’Arabî,danslephénomènedumiroirdel’artpersan,dansl’«unitéontologique»deHaydar Amolî ; et il insistera toujours sans se lasser que la « fonction théophanique » n’est pasl’incarnation,maisqu’elleimpliqueunevision«docétiste»deschoses;qu’elleprésupposel’existenceréelled’unmondeintermédiaire, imaginal,entre l’Espritet lecorps,sanslequel la théophanienepeutêtre sauvée faute de situs ontologique propre. Et c’est dans ce sens qu’il faut interpréter aussi cephénomène souvent insaisissable qu’il désigne comme le « paradoxe du monothéisme ». Le mériteimmensede lagnose ismaélienne est d’avoir prévu très tôt (mêmeàpartir duXe siècle, Sejestânî parexemple)l’importancedecephénomèneàl’encontredel’ÊtreNécessairedesphilosophesavicenniens(lesquelsn’ontcommencéàphilosopherqu’àpartirdel’étant–lefait-être)etd’avoirévité,parfoisauprix d’une surenchère de l’ésotérisme, la catastrophe de l’Idolâtrie métaphysique. Car éviter cettecatastrophe,«c’estreconnaître,ditCorbin,quelaseuleipséitéduPrincipequenouspuissionsatteindre,c’est la connaissanceque,depar l’actemêmede sonêtre, lapremière Intelligence, l’archangeLogos,possède du Principe qui l’instaure. Mais cette connaissance est elle-même une Inconnaissance :l’Intelligence sait qu’elle ne peut atteindre le fond essentiel du Principe246 ».C’est en somme ce queNicolasdeCuesdésignaitcommela«docteignorance»(doctaignorantia),c’est-à-direunethéologieapophatique impliquant nécessairement la nécessité d’une théologie affirmative. Car au fond il n’y aqu’unethéologieapophatiquequipuisseservird’antidoteaunihilismecorrosifdenotretemps247.

C’estcemilitantismedansl’ésotérismequiopposadetoustempslesaudacieuxpenseursismaéliensauxdocteurs de laLoi. Il suffit pour cela de se reporter au réquisitoire véhément et intransigeant quelança unNâsir-eKhosraw contre les foqahâ’ ;mais c’est également cette tendance qui incita l’ImâmHasan à proclamer à Alamût ce 8 août 1164 la Grande Résurrection qui devait abolir la sharî’at,anticiperl’eschatologieetinstaurerunepurereligiondel’Esprit.

Et c’est encore cette audace métaphysique qui a rendu si attrayante l’aventure extraordinaire del’ismaélismeauxyeuxd’HenryCorbin, et bienque cette audace se soit attiréepasmald’ennuis et demalentendus à travers les siècles, elle n’en reste pas moins, comme le dit si bien le grand Nâsir-eKhosraw,lapositiondesÉsotéristesetdesHerméneutesspirituelsdessymboles(Ahl-ebâtin-o ta’wîl)faceauxpieusesineptiesdesdocteursdelaLoi248.

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LIVREIIIDelamétaphysique

desessencesàlathéosophiedelaprésence

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CHAPITREIAverroïsmeetavicennisme

C’est un lieu commun de croire que la critique d’Al-Ghazâlî avait porté un coup décisif à laphilosophie islamique et que, grâce àAverroës, cettephilosophie avait atteint son apogée et enmêmetemps son terme. C’est l’idée deRenan, selon qui la philosophie islamique se perdait alors dans lessables.En fait l’averroïsme devait fructifier principalement enOccident et aboutir, en passant par lesMaîtresèsArtsde l’UniversitédeParis,à la théoriede ladoublevéritépropreà l’averroïsme latin ;c’est-à-direà la scissionentre la foiet le savoir, la religionet laphilosophie.Peut-êtrebienen fut-ilainsipourledestindelaphilosophieenIslamsunnitepuisquel’avicennisme,commenousallonslevoirbientôt,disparaissaitsouslacruedel’averroïsme.Maisilenfuttoutautrementdanslemondeiranien.Letraitévéhément(la«Destructiondesphilosophes»)d’Al-Ghazâlîcontrelesphilosophes,larestaurationd’unaristotélismede stricteobservanceparAverroës et ladisparitionde l’avicennismen’y laissèrentaucunetrace.L’événementquiyadvintetquipritlarelèved’Avicenne,cenefutpasladestructiondesonnéo-platonicismemais l’instaurationde la théosophie illuminative(Hikmatal-Ishrâq) parSohrawardî.Cefutaussile«fermentspirituel»issudel’uniondesdeuxécoles,celledel’IshrâqdeSohrawardîetcelle de la gnose spéculative d’Ibn ’Arabî. Il ramena au premier plan la question des relations dusoufismeetdushî’ismeetleurintégrationdanslaphilosophiedelaPrésencechezMollâSadrâ.

EnOccident, échec de l’avicennisme latin périssant sous les attaques deGuillaume d’Auvergne,puissuccèsdel’averroïsmeaboutissantàl’écoledePadoue.EnIran,unenouvelledestinéequi«inspiraà l’avicennisme la sève du néo-platonisme de Sohrawardî » et des renaissances successives qui enassument lacontinuité jusqu’ànos jours.Laphilosophie,devenantdece faitdeplusenplusmystique,parcourtlechemininversedelasécularisation:elleresteàl’abridesscissionsdelafoietdusavoir,delareligionetdelaphilosophie.

Eneffetlegrandphilosophedel’Andalousie,IbnRoshd,connuenOccidentdèsleXIIIesièclesoussa formehispaniséed’Averroës (1126-1198)peutêtreconsidéré,penseCorbin,comme lesymbole duclivagedépartageantlesdeuxversantsoccidentaletorientaldelapenséeislamique.

QuelleaétélaportéedecepéripatétismeauquelAverroësavaitvouélatâchedesavie?Pour le comprendre, il faut prendre en considération les divergences qui l’opposent àAvicenne.

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Averroës veut restaurer coûte que coûte le péripatétisme authentique. C’est pourquoi il exerce unecritiquedesplussévèresàl’égarddunéo-platonisme.

1) Il rejette l’émanation, puisque, pense-t-il, toute émanation est un crypto-créationnisme et quel’idée d’une création quelconque est inacceptable pour un péripatéticien. Dès lors, cesse le principeavicennien de ex uno non fit nisi unum (de l’Un ne peut procéder que l’Un) et avec lui l’ordre decausation qu’il implique.Désormais l’Intelligence séparée peut être cause d’une âme céleste non plusparcequ’ellepensecetteâme,commec’estlecaschezAvicennemaisparcequ’elleestconnuedecetteâme. Ainsi l’Intelligence n’est plus cause créatrice, mais cause finale. D’où l’idée de rejet de touteprocessiondesIntelligencesetdetouteidéed’émanation.

2)Averroëss’attaqueégalementà lacosmologied’Avicenneetexclut toute lasecondehiérarchieangéliquedesAnges-Âmes,dontlemondecorrespondàl’imaginationactive.Ilreprocheàl’angélologied’Avicenne sa structure triadique interposant l’Âme céleste entre l’Intelligence séparée et la Sphèrecéleste.Averroësdétruitde lasorte lemundus imaginalis.Dorénavant iln’yauraplusde« rencontresymphonique»duphilosopheetduprophèteauniveaudel’intermondedel’imagination.Lemondedesintelligences s’affrontera au monde sensible, sans une médiation quelconque leur permettant desymboliserl’unavecl’autre.«Commeonnepeutrationaliserlesdonnéesdelarévélationprophétique,iln’yaplusque lechoixentreun littéralismeintenableetunallégorismeinoffensif.Véritérationnelleetvéritérévélée,philosophieetthéologie,s’affronterontdansunduelsansissue,etledivorceducroireetdu savoir, aussi bien que le divorce de la pensée et de l’être, ont pesé sur des siècles de penséeoccidentale, tandisque la traditionphilosophique iranienne,avicennienneet ishrâqî ignorait toutdecedivorce249.»

On peut ainsi mesurer toute la divergence entre l’Occident où triomphe la double vérité250 del’averroïsme latin et l’Orient où se perpétue l’avicennisme marié à la philosophie de l’Ishrâq deSohrawardî.OùpersisteencorelemondedesAngescélestes,ilyadesréalitéssymboliques,partantdesrécitsvisionnaires.Oùilfaitcruellementdéfaut,apparaîtleroman.Cen’estpasunhasardnonplusquele romanmoderne surgisse à laRenaissance comme conséquence du caractère unilatéral des scienceseuropéennesquiavaientexcludeleurchampderecherchecequeHusserlappelaitle«mondedelavie».

3)Cettepertedel’imaginalseraégalementsuiviedelapertedel’Individuationspirituelle,etauraune conséquence sur la portée gnostique de l’Intelligence agente. En effet Averroës admet, outrel’Intelligenceagenteséparéeetunique,uneintelligencehumaine,indépendantedel’organisme,maiscetteIntelligence, loin d’être l’individu, se confond avec le périssable, ce qu’il y a d’éternité en l’hommen’appartientqu’à l’Intelligenceuniqueet séparée.L’Intelligenteagente«separticularisedansuneâmecomme la lumièredansuncorps».Mais cette lumière-làn’appartientpasenpropreaucorps.Devantl’Intelligence agente, l’espèce humaine ne dispose que d’un intellect passif. L’entrée en contact del’Intelligence avec l’intellect passif produit un intellect qui a la potentialité de lamatière (intellectusmaterialis)àl’égarddelaforme,cen’estdoncplusunintellectséparé(mojarrad) individualisé.PourAvicenneenrevanchel’intellectpossibleestmisenactepar l’Illuminationdel’intelligence,celle-ciyproduitlaconnaissancecommelalumièreproduitlavuedanslesyeux.C’estparellequel’hommevoit.L’intellectdel’hommen’estpaspassifàsonégard,ilestaucontrairelepartenairedel’Ange.

Ainsi,lemondedel’âmedisparu,l’intellectréduitauconceptlogiqued’unecollectivité,touteslesvoiessontdèslorsouvertesàlasécularisationinclusedéjàdansladoctrinedeladoublevérité.

Toutautresapparaissentalorsleschosesvuesdel’autreextrémitédumondeislamique,c’est-à-diredel’Iranoùl’avicennismecontinuedevivreetdesemétamorphoserenunavicennismeishrâqî,etcecijusqu’ànosjours.L’influenceradicalequis’yexercecen’estpluslacritiquedocted’Al-Ghazâlî,niladestructiondunéo-platonismeparlephilosophecordouan,maislagnosespéculatived’Ibn’Arabîetde

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sonécole.L’effortdelapenséen’apluspourtâchedebriserlelienquirelielareligionàlaphilosophiemais de faire en sorte que le philosophe soit à la fois pénétré de connaissance philosophique etd’expériencemystique.C’estluiseulquiméritelenomde«khalifedeDieu»,ditSohrawardî.

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CHAPITREIIAvicenneouunaristotélismefortementnéoplatonisé

Avicenne est né aumois d’août 980 près de Bokhârâ, en Transoxiane, c’est-à-dire à l’extrémitéorientaledumonde iranienquiestdésignécomme« l’Iranextérieur». Ilestaucarrefourde lapenséeorientaleetoccidentale : laperspectiveoccidentale tellequesonœuvrefutconnuepar lascholastiquelatine médiévale et la perspective orientale, celle nommément de l’Islam iranien où la traditionavicenniennen’ajamaiscessédevivreetdesemétamorphoserjusqu’ànosjours.AuXesièclelapenséeestenpleinessordanslemondeislamique,l’époqued’Avicennecoïncideavecdegrandsévénements251.

Dès lemilieuduXIIe siècle, la penséed’Avicenne, demêmeque celle d’al-Kindî, d’al-Fârâbî etd’al-Ghazâlî, pénètre dans l’Occident chrétien grâce aux traductions.Viendront ensuite les traductionsdes œuvres d’Averroës. Les traductions d’œuvres d’Avicenne se limitent surtout à un ouvragefondamental, lasommequiapour titre leShifâ(Livrede laguérisonde l’âme), laquellecomprend laLogique, laPhysiqueet laMétaphysique.C’est l’impactdeces traductionsfragmentairesquisuscite lephénomèneque l’ondésignedunomd’«avicennisme latin»,encorequ’iln’yeutàproprementparlerpoint de penseurs chrétiens qui eussent été avicenniens jusqu’au bout au même titre qu’il y eut parexempledesaverroïstesinconditionnels.Ladoctrineavicennienneenvertudesateintenéoplatonicienneputs’accommoderaveccertainesformesdeplatonismedéjàconnuescommecelledesaintAugustin,dupseudo-Denys l’Aréopagite ou de JeanScotÉrigène.La cassure entreAvicenne et le christianisme seproduisit « à la limite où la doctrine avicennienne fait corps avec son angélologie et partant sacosmologie».C’estlerattachementdirectdel’individuauplérômecélesteetcecisanslamédiationd’unmagisterquiprovoquaenOccidentla«peurdel’Ange».Etcettepeurjetauneombretotalesurlesenssymbolique des récits d’initiation et visionnaires d’Avicenne. Dans son ensemble, l’angélologieavicennienne, à l’encontre de l’averroïsme, garantissait l’autonomie d’un monde intermédiaire del’imaginationpure;ellerendaitpossiblelaconjonctiondel’AngedelaRévélationetdel’Intelligenceagentedontdépendaitl’exégèsespirituelle,leta’wîl;etelleassuraitsurtoutl’autonomiedel’individuetson individuation par l’illumination de l’Ange-Intelligence agente. Tout cela était loin de rassurer lespenseurs chrétiens ; c’est pourquoi il n’y eut jamais de penseurs chrétiens de stricte observanceavicennienne.

1)LamétaphysiquedesessencesLa métaphysique d’Avicenne est une métaphysique des essences et celle-ci restera la pensée

dominante dans la tradition iranienne de l’avicennisme jusqu’au jour où Mollâ Sadrâ Shîrâzî luisubstitueraunemétaphysiquedel’existeretdePrésence.Ildonneraainsiàl’acted’êtrelapréséancesurl’essence. L’essence, ou la nature, ou la quiddité d’une chose est neutre tout autant par rapport à lacondition négative qui l’empêche d’être une idée générale qu’à l’endroit de la condition positive quil’actualise dans un individu. L’exister, l’être est alors quelque chose, un accident qui se surajoute àl’essence, mais un accident nécessaire. Dès lors la notion d’être se dédouble en être nécessaire etpossible.Possibleestcequelquechosequiest,maisquin’existeraitjamaissansqu’unecauselarende

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nécessaire.L’ÊtreNécessairecréelemondeparémanationouparl’actemêmedelapenséedivine;etcette connaissance que l’Être Divin a éternellement de Soi-même n’est rien moins que la PremièreÉmanation,laPremièreIntelligence,al-’aqlal-awwal.LacréationadoncpourcausedanslaphilosophiedesMashshâ’ûn(Péripatéticiens)lapolarisationdel’êtreenêtrenécessaireetpossible,etl’intellectionqueDieusefaitdeSoi-même,c’est-à-direl’acte«mêmedelapenséedivinesepensantsoi-même».

La cosmologie d’Avicenne se présente ainsi comme une « phénoménologie de la conscienceangélique252 ». Sa théorie de connaissance est solidaire de sa métaphysique. La procession desIntelligenceschérubiniquesestuneangélologiequifondetoutautant lacosmologiequelagnoséologie,dontdépendparailleursl’anthropologieavicennienne.

a)Cosmologie(processiondesIntelligences)La procession des dix Intelligences s’effectue selon un rythme ternaire. La Première Intelligence

émanée à partir de l’Être nécessaire a une triple contemplation253. De cette contemplation émanentrespectivementladeuxièmeIntelligence,l’ÂmedupremierCieletlecorpséthériquedecepremierCiel.CeCielestmisenmouvementparledésirquil’entraîneversl’Archangedontilémaneetdontilestaussila Pensée. Ces triples actes de contemplation se répètent dans chacune des Intelligences, donnantnaissance,chaquefois,àlatriaded’unenouvelleIntelligence,d’unenouvelleÂmeetd’unnouveauCiel,jusqu’à la dixième Intelligence – qui est l’Intelligence agente.Ainsi se complète la double hiérarchiesupérieuredesdixIntelligences,cellesqu’Avicenneappelleleschérubins(karûbîyûn)ouAngessacro-saints (malâ’ikat al-qods) et la hiérarchie inférieure desÂmes célestes, celle qu’il dénomme commeAnges de lamagnificence (malâ’ikat al-’izza). LesÂmes célestes n’ont pas de faculté de perceptionsensible,maispossèdentl’imaginationàl’étatpur.

Arrivé au niveau de la dixième Intelligence, l’énergie de l’émanation s’épuise et la dixièmeIntelligence se brise en une multitude d’âmes humaines, tandis que de sa dimension d’être possibleprocèdelamatièresublunaire.LadixièmeIntelligenceestàlafoisl’Intelligenceagentedesphilosophesetl’Ange-EspritSaintdesprophètes.LerapportentrelesIntelligencesetlesÂmesquienprocèdentestdécritcommeunerelationentredomination(qahr)etobédienced’amour(mahabbat).«Dèslorselleestatteintepar ledésir, l’amour(’ishq)qui laporteverscequin’estpasencoreréaliséenelle,verssonprincipedeperfection254.»

Ils’instaured’autrepart touteuneséried’homologiesentreladoublehiérarchiedesIntelligences,desÂmesetdesCieuxaveclesfacultésdel’homme.Chaqueâmehumaineestàl’égarddel’IntelligenceagentedanslemêmerapportquechaqueÂmecélesteàl’endroitdel’Intelligencedontelleprocède.Demêmel’intellectpratique(’aql ’amalî)està l’intellectcontemplatifou théorique(’aqlnazarî) dans lemêmerapportque leCielpar rapportà l’Âmecélestequi lecommande.Cesdeuxsériesd’homologieconfirmentparfaitementlacorrespondanceentre lacosmologieet l’anthropologiedans lamétaphysiqued’Avicenne255.

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b)AngélologieLepremierCauséouIntelligencepremièreapparaîtsousdesNomsetdesFormesdifférentsdansla

philosophieislamique.Ilesttantôtl’Intellectpremierqui,dansleRécitdeHayyibnYaqzând’Avicenne,est lePremierdesChérubins.Danslathéosophieismaélienne,ilestappelél’ArchangeTrèsProcheouSacro-saint.DanslaphilosophiedeSohrawardî,ilapournomBahman(VohuManu)quiestlenomdupremierdesArchangeszoroastriens256.

Qu’est-cequ’uneangélologie etquelle est saportéedans les religionsmonothéistes engénéral ?SelonCorbin,lemonothéismesecontreditlui-mêmes’ilseprivedel’angélologie.Lavisiondel’Angesauvelathéophaniedudoublepiègeduta’tîletdutashbîh.L’Angeestl’herméneutedesmondescachés,des plans d’être qui s’étagent au-dessus de l’homme terrestre. L’ascension de l’homme vers l’origines’effectue sous la conduite de l’Ange (fonction sotériologique de l’Ange qui dérive de sa fonctionherméneutique):«entantquechaqueAngeentraîneversluil’Âmeaimanteissuedelui,etentantquel’Intelligence agente entraîne hors de l’“Occident” vers l’“Orient” les âmes issues d’elle et qui setournentverselle.C’est celamêmequi faitde la connaissanceunegnose, etdecelle-ci le fruitd’unepédagogieangélique257».

Àlafonctionherméneutiquecorrespondlafonctioneschatologiquedel’Ange.Lapremièredévoilelemonde de l’âme, la seconde l’entraîne vers sa patrie originelle. L’avicennisme propose au pèlerinterrestre comme but suprême d’atteindre la dignité où il deviendra un ’âlam ’aqlî ou un sæculumintelligibile.

La théologie apophatique est nécessaire pour éviter l’anthropomorphisme et il n’y a de théologieaffirmativepossiblequeparl’angélologie.Ellenoussoustraitaudoublepiègede l’agnosticismeetdel’anthropomorphismeenfaisantlienentrel’Êtreetlacréature:sanslui,lesNomsetlesAttributsdivinsn’auraientplusàsemanifester.L’angélologierésoutleparadoxemêmedelathéophanie:d’unepartlerefusdetoutevisionopposéàMoïse(«Tunemeverraspoint»),d’autrepart,l’affirmationduprophètequidit :«J’aivumonSeigneursouslaplusbelledesformes258.»C’estprécisémentceparadoxequiseraanalyséparunfidèled’AmourtelRûzbehândeShîrâzcommelemystèremêmedel’amphibolie.

Lamédiationdel’Angeprovoqueaussil’individuationparlaquellelemoirencontresacontrepartiecéleste.CetteconjonctionavecleGuideintérieurestlaréintégrationdelatotalitédel’être,oucommeleditCorbin,la«bi-unitédeleurunité»originelle.Elleexigeunmondepropre,unespaceappropriéoùl’âme humaine et l’Ange-Compagnon puissent imaginer l’un l’autre. D’où la nécessité d’un mondecapabledematérialiserlapenséedel’Ange.«Lecorpsdontelles(lesâmescélestes)disposentetqui“matérialise” la pensée dumême Archange est d’unematière céleste, une quintia essentia subtile etincorruptible. Pour cette raison, et parce que n’étant point comme les imaginations humaines dans ladépendancedelaconnaissancesensible,leursimaginationssontvraies259.»

L’âmeaspireàs’uniràl’Intelligencedontelleémane,toutcommelediscipleaimeseconformeraumaître qu’il vénère ou l’amant s’unir à l’aimée. Et le désir qui faitmouvoir la sphère des êtres d’unmouvement perpétuel et circulaire est le désir d’amour et la nostalgie du retour. Voici ce qu’en ditAvicenne lui-même : il faut que « l’Âme saisisse la beauté de l’objet qu’elle aime ; l’image de cettebeauté accroît l’ardeur de l’amour ; cette ardeur fait que l’âme regarde en haut et, de là, provient unmouvementparlequelellesepuisseappliqueràl’objetauquelelleseveutassimiler.Ainsil’imaginationdelabeautécausel’ardeurdel’amour,l’amourcauseledésir,etledésircauselemouvement260».

c)Gnoséologie

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Lorsque la procession des Intelligences descend jusqu’à la Xe Intelligence (celle qui échoit àl’humanité),l’Énergieémanatricetrahitunépuisement.LaXeIntelligenceproduitlamultitudedesâmeshumainesquireprésententrespectivementl’Intelligenceetl’Âme.«Or,cettemultituded’âmesestcelled’individualitésqui,àladifférencedel’Âmeuniquedechaqueciel,nesontenellesquenumériquementdifférentes,maisidentiquesquantàl’espèce261.»

Aussibien l’intellecthumaina-t-ilunestructureanalogueàcellede l’Ange.L’intellecthumainsedivise en effet en deux grandes catégories : l’intellect contemplatif ou théorique (’aql nazarî) etl’intellectpratique(’aql’amalî).Silepremierestcettefacultéd’âmequireçoitlaquidditédeschosesuniverselles, l’intellect pratique réalise en revanche les intellections particulières. Au premierappartiennentlesjugements,ausecondlesactesparticuliersetlesintellectionsparticulières.L’intellectpratique est à l’intellect contemplatif ce que le Ciel de l’âme est par rapport à l’âmemotrice qui lecommande.

D’autre part l’intellect contemplatif comporte quatre degrés. 1)L’« intellect en puissance» (’aqlhayûlânî)oul’intellectmatériel,c’est-à-direqu’ilestdanslemêmeétatqu’unematièreenpuissanceàl’endroitde toute forme ;2) Ilentreenactepar lessensationset les imagesetdevient l’« intellectenacte»(’aqlbi’l-fi’l),rendantainsi«présenteenacte»laformeintelligible;3)Ildevient«l’intellectacquis»(’aqlmostafâd),oul’intellectquiaacquislaconnaissanceparmoded’actuationprovenantdel’extérieur.L’extérieur,c’estl’Intelligenceagenteelle-mêmequiirradieenluilesformesintelligibles;4)Enfinàforcederentrerenconjonction(itisâl)fréquenteetconstanteavecl’Intelligenceagente,ildevientalorsl’«intellectsaint»(’aqlqodsî)quiestlaplusélevéed’entrelesintelligencesoulaFacultésainte(qowwaqodsîya),laplushautedesfacultés,cellemêmequiéchoitàlaprophétie262.L’Intelligenceagenteest aussi synonyme deRûh ouEsprit Saint (rûh al-qodsîya) lequel, nous dit Avicenne, « reçoit lesintelligiblesdel’Espritangéliquesansenseignementdeshommes»,c’est-à-diredansl’immédiatetédelaconnaissanceintuitive.

L’Intelligenceagentequiapourfonctiondefairepasserl’intelligencematérielle(potentielle)delapuissanceàl’acteenl’illuminant,commelalumièrefaitpasseràl’actedelavisionlesyeuxquirestaientenpuissancedanslesténèbres,estdésignéecommeagente,c’est-à-direactive.D’oùladénominationde«Donateur de formes » (wâhibal-sowar) puisqu’il irradie sur l’intelligence en puissance les formesintelligiblesactuéesdanslapensée.Notreintellectcontemplatifestàl’Intelligenceagentecequel’Âmemotriceestparrapportàl’Intelligencedontelleémane.Danslamesureoùl’âmereçoitl’illuminationdel’Ange,sonactioncogitanteestplutôtunepassion,soncogitoestenréalitéuncogitor.«L’idéeduDatorformarumimpliquequecomprendrel’Ange,c’estêtrecomprisparlui,puisqu’ilfautpourcelaquelui-même irradie sa propre Forme sur l’âme qui le comprend. L’Ego sujet duCogitor, n’est plus l’ego“égotifiant”del’hommesansAnge263.»

L’Ange peut revêtir plusieurs noms : Intelligence agente, Gabriel, Ange de l’humanité, Adamspirituel,mais c’est toujours lamême figure céleste qui apparaît.Qu’il s’agisse de la conjonction del’âmeprophétiqueavec l’Intelligenceagenteoude ladescentedu« suprêmeNâmûs»,c’est-à-diredel’AngeGabriel sur les prophètes, nous avons toujours affaire à cettemême figure clef dont Corbin amontré,parailleurs,lesmultiplesexemplificationsdanslapenséeislamique.

L’individualitéspirituelledel’hommeestsauvegardée,carils’établituncompagnonnagespirituelentre l’Ange-EspritSaintet lesâmesémanéesde lui.«Lesvoicipartenairesd’unmêmecombat,d’unmêmepèlerinagequelafinduRécitdel’ExilOccidentaltypifiecommeuneascensiondeSinaïenSinaïspirituels,superposéslesunssurlesautres264.»

Enraisondesafonctionpédagogique, l’Angetâchederéintégrer lesâmesà leuruniversspirituel

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propre(’âlam’aqlî),parcequelesâmeshumainespareillesauxâmescélestessontdesÉtrangères,desExilées.Enimitantl’Angecéleste,l’âmehumaines’arracheàsonexilparunmouvementquilaporteversl’Ange,sonGuideintérieur.Maisildépendradel’âmehumainequ’elledevienneangeoudémonenacte.

D’autreparttoutepédagogies’accompagneégalementd’unesotériologie.Cequiavaitunefonctioncosmologiquedanslestraitésthéoriquesd’AvicenneetdeSohrawardîassumeradanslesrécitsmystiquesdenospenseursunrôleéminemmentsotériologique.Cen’estdoncpasunhasardqu’àlafinduRécitdeHayyibnYaqzân,l’Angediraàsonadepte:«Situleveux,suis-moi265.»

Tout cela montre bien que sur la question du Noûs poietikos qui a séparé dès l’origine lesinterprètesd’Aristote,Avicenneaopté,contrairementà saintThomas,pourune intelligenceséparéeetextrinsèqueàl’Intellecthumain,sansl’identifierpourcelaauconceptdeDieucommelesaugustiniens.

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CHAPITREIIIL’avicennismelatin

L’avicennisme échoua en Occident. Sa doctrine de la connaissance fondée sur l’angélologieprovoqua l’alarme et la « peur de l’Ange ». En confiant la vocation prophétique au philosophe, laphilosophied’Avicenneinvestissaitlapersonneindividuelled’uneautonomiequiétaitincompatibleaveclesprivilègesdumagistèredel’Église.L’angélologienéoplatonicienned’Avicenneaveclacosmologiequ’ellesupposeeffrayalesdocteursdelascolastiquemédiévaleetnepermitguèrequel’avicennismepûtêtre intégré à celle-ci. D’autre part, la gnoséologie avicennienne, en raison de l’importance majeurequ’elle accordait à l’Ange de la connaissance, empiétait sur le domaine des prérogatives divines. Enrevanchesil’avicennismeputprendreracineenIranetsemétamorphoserenavicennismethéosophique(ishrâqî), la raison en est qu’il était précisément orienté vers une prophétologie grâce à laquellephilosopheetprophètetrouvaientunevocationcommuneetquel’illuminateurdusageetl’inspirateurduprophètesefondaientdanslecreusetcommundelaNicheauxLumièresprophétiques.

Ilyeutpourtant,ditCorbin,auxconfinsdesXIIeetXIIIesiècles,unesorted’avicennismelatinàl’étatpur dont il subsiste quelques textes.Cet avicennisme tendait à conserver intégralement lanoétique duphilosophe, qui est un aspect de sa cosmologie et de son angélologie. Pour comprendre néanmoins laraisondecetéchecilsuffiraitdesereporterauxsarcasmesdeGuillaumed’Auvergne.

Dans une autre direction, l’avicennisme exerça une influence importante mais au prix d’unedéformationradicale.Onluisubstituaitun«amalgame»qu’ÉtienneGilsonadésignéàjustetitrecommeun«augustinismeavicennisant».CetamalgameconsistaàsubstituerDieuenpersonneàl’Ange-EspritSaint de l’avicennisme.Ainsi on rejetait l’angélologie d’Avicenne et l’on gardait l’idée d’un intellecthumain purement passif à l’égard d’une illumination venant de l’extérieur. Or, si l’on admet quel’Intelligenceagenten’estpasunefacultédel’âmeetsil’onrejetteégalementlasolutionaverroïste,«ilnerestequ’àtransféreràDieulafonctionilluminatricedel’Intelligenceagente».Letypeleplusparfaitdecegenred’avicennien futRogerBacon.Sansdouteavait-il tendanceàconfondre lanotiondeDieucommesourceoriginelledetouteslesilluminationsaveccequelesthéologiensdesontempsappelaientl’Intelligenceagente,maiscelanelegêneenrienpourseréclamerouvertementdupatronaged’Avicennequ’il place bien au-dessus d’Averroës. Bref, les représentants de l’augustinisme avicennisant nepouvaient mieux être définis qu’en ces termes : « Ce sont les théologiens qui, sous l’influenced’Avicenne, empruntent la terminologie d’Aristote pour formuler la théorie augustinienne del’illumination266.»DecetteréunionseranéeladoctrinedeDieucommeIntelligenceagente.

Le transfert de Dieu à l’Intelligence agente, déformant les prémisses de la doctrine d’Avicenne,aboutissaitàunealtérationradicaledesaconception.Ducoups’effondraittoutl’édificequiarticulaitlesliensentrelacosmologie,lagnoséologieetlasotériologie.

DunsScotreprochaàAvicennecequifaitl’originalitégnostiquedesapensée,àsavoirquereligionetphilosophiepuisent à lamême source.D’autrepart, ladimension«mytho-poiètique»de ses récitsvisionnaires était en partie la mise en œuvre gnostique de la vocation pédagogique de l’Intelligenceagente.Leprojetavicenniennevisaitpasseulementlaconciliationentrelaphilosophiegrecque(falsafa)etlasagessesémitique(hikma)commeleveutLouisMassignon267,maisinstauraitunedestinéedifférenteoùla«phénoménologiedelaconscienceangélique»sedéveloppedepuisl’acteinitialdelacosmologie

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jusqu’à l’angélologie de la connaissance pour déboucher enfin sur l’expérience mystique d’unesotériologie.

Sil’onméditeleRécitdel’Oiseaud’Avicenneetlepersonnaged’Absâl,ilsembleimpossibledecontesterlefaitqu’Avicenneaitatteintuneréalisationspirituellenettementdifférented’uneconnaissancethéorique.Sadoctrinedelaconjonctionetdelacroissancespirituelledel’hommen’enfaitqueconfirmerla validité. Si l’on réfléchit sur la progression de l’âme, telle qu’elle s’exprime dans la doctrineavicennienne de l’Intellect, on comprend qu’il soit vrai de dire « qu’à son sommet tout acte deconnaissancedevientuneprière268».

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CHAPITREIVSohrawardî

etlathéosophie«orientale»

LelienquiunitCorbinàSohrawardîestdesplusprofonds.Sohrawardîfutsonmaîtreinvisible.Demême qu’en ressuscitant la « théosophie des Lumières des Sages de l’ancienne Perse », Sohrawardîn’avait agi ni pensé en simple historien, de même le phénoménologue Corbin, repensant l’héritagespirituel irano-islamique à partir de ses sources vives, allait le prendre en charge. En parlant de cemomentessentiel,Corbinécrit:«Il(Sohrawardî)nedélibèrepassurdesconcepts,surdesinfluences,surdestraceshistoriquesdécelablesoucontestables.Simplementilestlà: ilfaitactedeprésence.LepasséduvieilIranzoroastrien,illeprendencharge,illemetainsiauprésent.Cen’estpasunpassésansavenir, toute filiation matérielle étant interrompue. À ce passé il redonne son avenir, un avenir qu’ilcommenceparêtrelui-mêmeparcequ’ilsesentresponsabledecepassé(…).Désormaislessagesdel’anciennePerse,lesKhosrovânîyûn,sontenvéritélesprécurseursdesIshrâqîyûn(lesPlatoniciens)del’Iranislamique(…).L’intrépidité,certes,d’unjeunehommedetrente-cinqansdontl’actedeprésence(leDasein)provoqueet légitime le revirementdupasséenavenir,parcequec’est tout l’avenirdecepasséqui se constituedenouveaucommeprésent, auprésentde son“actedeprésence”.Et c’est celal’historialementvrai269.»

QuelestlerapportdeSohrawardîavecl’Iran?Quelleestlagénéalogiedesapensée?Commentréussit-ilàprendreenchargelepassédel’Iran?

ShihâboddînYahyâSohrawardî,connusouslenomdeShaykhal-Ishrâqc’est-à-direle«maîtreenthéosophieorientale»,naquit en1155dans lenord-ouestde l’Iran, àSohraward,dans laprovincedeJabal,auvoisinagedel’Azerbaïdjan,l’antiqueterredesMèdes.IlmourutenmartyràAlep,victimedel’intoléranceetdu fanatismedesdocteursde laLoi, en587/1191, à l’âgede trente-six ans.Toute sonœuvreesttendueàunetâcheunique:restaurercoûtequecoûteenIranislamiquelasagessethéosophiquede l’anciennePerse, c’est-à-dire rapatrier lesMages hellénisés à leur terre d’origine.Quelque quatresiècles avant le grand byzantinGémiste Pléthon, sonœuvre réunit pour la première fois les noms dePlatonetdeZarathoustraenunemétaphysiquedelaLumière,oùlesIdéesplatoniciennessontinterprétéesentermesd’angélologiemazdéenne.

Son œuvre, en dépit de sa mort précoce, est considérable. La liste établie par Shahrazûrî, sonbiographedévoué,comporteunecinquantainedetitresd’ouvragesetd’opusculesdontunegrandepartieaétéconservée270.

VoicicequeditSohrawardîdansleprologuedesonHikmatal-Ishrâq:« Cette Connaissance (’ilm al-anwâr, Connaissance des pures Lumières), ce fut en effet

l’expérience-intime (dhawq) de Platon, l’Imâm et le chef de file de la Sagesse (imâm al-hikmat wara’îsuha),hommedouéd’unegrandeforceetdelaLumièreintérieure.Ainsienavait-ilétéendestempsplusanciens,depuisHermès,lepèredesSagesthéosophes, jusqu’àl’époquedePlatonlui-même,pourd’autres théosophes éminents, piliers de la Sagesse, tels qu’Empédocle, Pythagore et quelques autresencore.Or lesdoctrinesdecesanciensSagesseprésentaientsousformedesymboles.Aussin’ya-t-ilpas de réfutation contre eux.Même si l’on prétend argumenter contre l’apparence exotérique de leurs

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doctrines,onnerencontrenullementainsileursintentionsvéritables,caronneréfutepaslessymboles.Or,c’estprécisémentsurlesymbolequ’étaitfondéeladoctrineorientale(qâ’idatal-ishrâq)concernantlaLumièreetlesTénèbres,doctrinequiconstitual’enseignementpropreauxSagesdel’anciennePerse,telsqueJâmasp,Frashoshtra,Bozorgmehretd’autresencoreavanteux.

«Mais cette doctrine desAnciens Sages de la Perse ne doit pas être confondue avec le dogmefondamental des Mages mazdéens impies, ni avec l’extrémisme de Mânî, ni avec aucune doctrineaboutissantàunepluralisationduPrincipeDivin.

«Net’imaginepasquelaSagesse(hikmat)estprésentedanscettepériodequiestprochedenousetqu’ellen’existapasdansuneautre.Non!LemondenefutnineserajamaisprivédelaSagesse,nid’unepersonne(shakhs)quienmaintiennedanslemondelespreuvesetlestémoignages.C’estcettepersonnequiestlekhalifedeDieusurSaterre.Etainsiensera-t-iltantquedurerontlescieuxetlaterre.

«LadifférenceentrelesAnciensSagesetceuxquileurontsuccédéendestempsplusrécentsestune différence qui tient au vocabulaire (al-alfâz), une différence qui tient également à leurs usagesrespectifs, soit en exposant directement leur pensée (tasrîh), soit en la présentant sous le voiled’allusions symboliques (ta’rîd). Mais tous ont affirmé l’existence de trois mondes. Tous ont étéd’accorddansl’affirmationdel’Un(al-tawhîd);iln’yanullecontradictionentreeuxquantauxsourcesdesproblèmes(’usûlal-masâ’il)(…).

«Ilyaplusieursdegrés(delaSagesse);ilsformentunehiérarchie(tabaqât),etserépartissentdelamanièresuivante.

«Ilyalethéosophe(hakîmilâhî)quiapénétré trèsavantdans l’expériencemystique(tâ’alloh),maisquiestdépourvudeconnaissancephilosophique(bahth).

«Ilyalephilosophe(hakîm)parfaitementmaîtredelaspéculationphilosophique,maisdépourvud’expériencemystique.

« Il y a le théosophe qui a pénétré fort avant à la fois dans l’expérience mystique et dans laconnaissancephilosophique(…).

« S’il se rencontre à une époque donnée (un Sage) qui est à la fois profondément pénétré enl’expériencemystiqueetenlaconnaissancephilosophique,c’estàluiquerevientl’autoritéterrestre(al-ri’âsat),etc’estluilekhalifedeDieu.»(LeLivredelaSagesseorientale,op.cit.,pp.88-90.)

Decetexteonpeuttirerplusieursconclusions:Sohrawardîyrévèlelafiliationetlagénéalogiedesapenséeducôtégrectoutautantqueducôtéiranien;ilnousapprendquelasagesseouhikmatexisteratoujourssansinterruptionpuisquenousavonsaffairelààunphénomènedephilosophiaperennis;ilnousmontrequedans lahiérarchie (tabaqât)desSages, lepointculminantestceluiqui réunità la foisuneexpériencemystiqueetuneconnaissancephilosophique.

1)Généalogiedel’IshrâqDanssonlivredesMotârahât(Physique,LivreVI),SohrawardîparledugrandarbredelaSagesse

dont les rameaux ne cessent de croître et de se propager sous la poussée d’une sèvemystérieuse queSohrawardîappellele«Levainéternel»(al-khamîratal-azalîya)quis’élèved’espritenesprit.«Nousavons confié, dit Sohrawardî, en dépôt la science de laVraie-Réalité à notre livre qui a pour titre laThéosophieorientale, livredanslequelnousavonsressuscité l’antiquesagessequen’ont jamaiscessédeprendrepourpivotlesImâmsdel’Inde,delaPerse(Fars),delaChaldée,del’Égypte,ainsiqueceuxdesanciensgrecsjusqu’àPlaton,etdontilstirèrentleurproprethéosophie;cettesagesse,c’estleLevainéternel271.»

Ce « Levain éternel » conduit Sohrawardî à esquisser l’« arbre généalogique » des Ishrâqîyûn.

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TouteoppositionentreSagesgrecsetSagesorientauxdisparaît.Lesunsetlesautressontles«gardiensduLogos»surleversantoccidentaletsurleversantoriental.Cetarbregénéalogique,CorbinselefiguredelafaçonsuivanteselonlesindicationsduShaykhlui-même.

Àl’origine,àlasouchedel’arbreilyaHermès,lePèredesSages.Surleversantoriental,ilyalesanciensSagesperses (lesPahlawîyûn) :Gayomart, le roiprimordial ;viennentensuite lesdeuxhérosdontlagesteépique,antérieureàcelledeZarathoustra,estdéjàévoquéedansl’Avesta.Puisviennentlesroissages,FereydûnetKayKhosraw.Lessagesextatiques,leskhosrawânîyûn,serontnommésd’aprèscedernier.Lelevaindeskhosrawânîyûnseratransmisjusqu’àSohrawardîlui-mêmepartroismaîtresdusoufismeàsavoirAbûYazîdBastâmî,MansûrHallâj,Abû’l-HassanKharraqânî.

Sur le versant occidental le levain passe parAsklepios, Empédocle, Pythagore, Platon ; il passegrâce aux Pythagoriciens en Islam àAkhîAkhmîm (Dhû’l-NûnMisrî) et Abû Sahl Tostarî. En fin decompte les deux versants convergent comme les courbes d’un cyprès au sommet dans le groupe desIshrâqîyûn dont le discours est l’organe de la Sakîna272. La Sakîna (Présence) est, d’autre part,identifiée par Sohrawardî à la fois à la notion deXvarnah, Lumière-de-Gloire zoroastrienne et à la«NicheauxLumières»prophétiques.DelasortelesphilosophesgrecstoutcommelesSagespersesontpuisé leur connaissance à la même « Niche aux Lumières » (mishkât al-nobowwat). C’est, parconséquent,lemêmeintellectussanctusquiinspireprophèteetphilosophe,lemêmeAnge-Espritquiestàlafoisl’AngedelaConnaissanceetl’AngedelaRévélation.

Le double projet de Sohrawardî consiste à rapatrier lesMages hellénisés en Iran islamique et àreconduirelesphilosophesgrecsàlaNicheauxLumièresprophétiquesdel’Islam.

Sohrawardîdevientlui-mêmelefoyercréateurd’unerencontreentreiranismeethellénismedanslatraditiondel’Ishrâq.Cesdeuxversants,complémentaires l’undel’autre,constituentessentiellement ladoctrinethéosophiqueduShaykhal-Ishrâq:lavolontéd’intégrerlatraditionduprophétismeiranienàlatradition abrahamique de la Bible et du Qorân et d’un autre côté, reconduire Platon et la traditionplatonicienneàlathéosophieiraniennedelalumière.

2)Sohrawardîetl’IranCe qui dans la résurrection de l’ancienne sagesse de Perse est historialement vrai, c’est que

Sohrawardîenprenantenchargelepassédel’Iransefaitlui-mêmesonhistoiretoutcommeilenannoncel’avenir. Le peuple iranien n’est pas « oriental » parce qu’il habite géographiquement à l’Orient dumondeislamique;ilest«oriental»parcequ’ilportelelevainéterneldelasagesse«orientale».CetOrient-là Sohrawardî le découvre dans l’âme de l’Iran sous forme deLumière-de-Gloire, leXvarnahroyal qui auréolait autrefois les souverains sages de l’Iran zoroastrien. Lamanière dont il dépeint lafiliation«orientale»desanciensMagesne ressortitpasdavantageà laphilosophiede l’histoire,pasplus qu’elle ne se soumet aux lois de la causalité historique. Ce n’est pas un principe ethnique qu’ilaffirme,mais,préciseCorbinàjustetitre,une«ascendancehiératique».

Voicicequ’ilendit lui-mêmedans leLivreduVerbeduSoufisme :« Ilyavaitchez lesanciensPersesunecommunautédontlesmembresétaientguidésparleVraietquiparluiobservaientl’équité(7:159). C’étaient des Sages éminents à ne pas confondre avec les Mages (Majûs). C’est leur hautephilosophie de la Lumière, dont témoigne d’autre part l’expérience personnelle de Platon avec celled’autresSagesantérieurs,quenousavonsressuscitéedansnotrelivreintituléle“LivredelaThéosophieorientale”.Etjen’aipaseudeprédécesseurpourquelquechosecommecela273.»

Sohrawardîestimequeleprophèteetleshérosdel’anciennePerseontpartagéeuxaussiledestinprophétiquequis’annoncedanslahiérohistoiredes«GensduLivre».Ilassumedelasorteàl’égardde

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la sagessede l’anciennePersezoroastrienne lemême rôledemédiateurqueSalmân lePerse (SalmânFarsî)assumaentrelacommunautéiranienneetlafamilleduProphète(ahlal-Bayt).

Il va encore plus loin ; il met en œuvre le ta’wîl à propos des figures hiératiques de l’épopéehéroïquedel’Iran.Parconséquentlagestedeshérosdel’AvestaduShahnâmehdeFerdowsî(Xesiècle)rentreelleaussidanslephénomèneduLivre.

Onpeut imaginerainsiqueSohrawardîait lu leShahnâmeh de lamême façonque lesmystiqueslisentlaBibleouleQorân,c’est-à-direcommes’ilavaitétécomposépoursonproprecas274.Lerécitserevivantenmétahistoiredel’âmeetaboutissantàuneexpériencemystiquepersonnelle.C’estenraisonde toutes ces caractéristiques que l’apparition de Sohrawardî dans la vie philosophique de la Perseislamiquefutd’unetelleimportancequelatracenes’eneffaçajamaisplus.Ilmarquaetledestindelaphilosophieislamiqueetceluidupeuplequidevaitenassumerlachargeetcecijusqu’ànosjours.

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CHAPITREVConjonctiondelaphilosophieetdel’expériencemystique

Ladimensionmystiquedelapenséed’Avicenneétaittropfragmentairepourqueleproblèmedelacomplémentaritédelaconnaissancethéoriqueetdel’expériencemystiquepûtêtreposéexplicitementetsans équivoque. Avec Sohrawardî, l’idée même de la philosophie prenait un sens tout nouveau, elledevenait la « voie royale », l’entre-deux réunissant et cumulant le savoir théorique et exotérique desphilosophesetlaréalisationspirituelleésotériquedesmystiques.ConjoindrephilosophieetspiritualitédevenaitpourleShaykhunimpératifdel’âme.Leshérosextatiquesquienincarnentlavérité,cesontàprésent Platon, Hermès, Kay Khosraw, Zoroastre etMohammad : le prophète grec tout autant que leprophèteiranienetarabe.Lavoiequ’ilsdécriventestcelledelagnose,elleconduitlepèlerinàlavisiondirecte. Elle est le chemin de la « race des voyants » qui débouche sur le ta’alloh, c’est-à-direl’apotheosisou lagnose.C’est lavoiequiconduit l’exiléoccidental jusqu’auSinaïmystique.Elleestune«voieroyale»(sirâtmostaqîm)quinedévieniàdroiteniàgauche275.

Dès le début de sonprologue à laThéosophieorientale, Sohrawardî définit le vrai sage commeceluiquipossèdesimultanémentlaconnaissancespéculativeetl’expériencemystique.

D’oùl’adagerépétépartouslespenseursiraniensquelathéosophieishrâqîestàlaphilosophiecequelesoufismeestaukalâm,c’est-à-direàlascolastiquedialectiquedel’Islam.

PourcequiestdelalignéedesanciensPerses,ladénominationdela«voieroyale»s’attribueàKay Khosraw, le Souverain-Sage visionnaire qui en s’y engageant achève le passage de l’épopéehéroïqueenépopéemystique;elleseraparconséquentlavoiedesKhosrawânîyûn(infra,LivreIV).

Quantauxcaractéristiquesessentiellesdeladoctrineishrâqî,ellessontselonCorbinlessuivantes:1)VolontéderenoueraveclathéosophiedelaLumièreprofesséeparlesanciensSagesdel’Iran.2) Cette résurrection présuppose la conjonction des deux voies de la connaissance théorique et

mystiquedanslavoieroyale.3) Cette connaissance-là n’est pas seulement théorique mais également une connaissance

«orientale»,voiresalvatrice.

1)LesOrientsetlesOccidentsLemot Ishrâq que donne Sohrawardî à sa philosophie ne doit pas être interprété dans le sens

géographique du terme. L’Orient est l’endroit où surgit la Lumière. La Lumière est le dévoilement de« l’épiphanie primordiale de l’être ». Elle désigne, par conséquent, la splendeur de l’aurore,l’illumination « matutinale ». La sagesse qui prend naissance à cet orient illuminateur est ainsi une«sagesseorientale»danslamesureoùelledirigel’adeptedepuislaconnaissanceabstraite,caractériséepar la médiation d’une forme représentative (’ilm sûrî), vers une présence qui est immédiate,illuminative,n’étantautrequel’orientdel’âme.Cetteconnaissance-làestuneconnaissanceilluminativeparce qu’elle est orientale. Dans l’usage courant cette illumination s’oppose à la connaissancereprésentativedesPéripatéticiens,puisquelesIshrâqîyûnsontaussidesnéo-platoniciens.

Tout pèlerin est un quêteur de l’Orient (mostashriq) et toute quête un cheminement vers l’Orient

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(istishrâq)276.Lepèlerinmystiqueestunquêteurd’Orientqui,devisionenvision,d’extaseenextase(ces extases sont appelées « mort mineure »), s’élève à travers les « Orients » qui se lèventsuccessivementjusqu’àla«mortmajeure».Lamortaumondeoccidentalsurvientlorsquel’âmeselèvedéfinitivementàsonCiel.

Les univers spirituels qui s’étagent en mondes multiples sont désignés respectivement comme«Orientmajeur»(al-sharqal-akbar)ou l’Extrême-Orientspirituelet«Orientmineur» (al-sharqal-asghar).Lemondecorporelestl’Occidentoùdéclinentlesâmes.L’Orientestsimultanémentprincipeetfin (arkhe et telos), Origine et Retour, clés de voûte des deux arcs de la Descente (nozûl) et de laRemontée(so’ûd).

Ainsi,dansl’ordredescendantdelaprocessiondel’Être,lesIntelligencesselèventàl’Orientoul’horizonde laDéité ; lesÂmesse lèventà l’Orientdes Intelligences.Lesâmeshumainesdéclinentàl’Occidentdes ténèbresde laMatière.C’est-à-direaupaysde l’exil, typifiépar lavilledeQayrawândansleRécitdel’Exiloccidental.

Inversement dans l’arc de la Remontée vers l’Origine (so’ûd et ma’âd), chaque ascension estsymboliséeparunemortàl’Occidentetunleveràl’Orient.L’âmeselèveàson«Orientmineur»quiestlemondedel’âme,s’effaçantdumêmecoupdel’horizonducorpsquiétaitpourellel’Occident;puiselleselèveàl’«Orientmajeur»quiestlemondedesIntelligences.Elles’élèveainsiplushautquelemondedel’âme,lequeldevientàprésentunOccidentparrapportàl’«Intelligenceorientale»(al-’aqlal-mashriqî).

Entre ces deuxOrients il y a l’«Orient intermédiaire » (al-sharqal-awsat), l’Orientmoyen quin’estautrequele«huitièmeclimat»quedanssesrécitsSohrawardîappelleradutermepersandeNâkojââbâd(lePaysduNon-Où).Celaenglobetoutl’universduMalakûtselevantàl’âme,intermédiaireentrecelui-cietl’Occidentdanslequels’égarentlesâmesenténébrées277.

Les âmes et les Intelligences symbolisent respectivement les deux «Orientmineur » et «Orientmajeur»(mashriqânî),parcequel’OrientestlelieuoùselèvelaLumièreetquesilesIntelligencesselèventàl’horizondelaDéité,lesÂmes,elles,selèventàl’horizondesIntelligences.Ilyadelasorteunesuccessiond’Orientsetd’OccidentsdanslaDescentepuisdanslaRemontéedel’âme.«Demêmequ’elle décline d’un horizon à l’autre jusqu’à l’exil occidental, demême l’âme se lève d’unmonde àl’autre en une série ascendante de matins et d’illuminations278. » C’est cela l’istishrâq, la quête del’Orientd’extaseenextaseoulecheminementverticalàtraversles«Orients»jusqu’àl’extasefinaleenl’«Orientmajeur».

2)ConnaissanceprésentielleetconnaissancereprésentativeChez les penseurs islamiques la pensée a trois sources devalidité correspondant à leurs niveaux

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respectifs. La tradition (naql) dont se nourrit particulièrement la théologie. L’intellect (’aql) donts’inspire la dialectique philosophique, celle du kalâm et de la falsafa. Ce que l’on appelle, enfin,dévoilement(kashf)ouvisionintuitive,ou«hiérognose»,quiestlamanifestationdesvéritéspremières,sourceconstituantlathéosophie(hikmatilâhîya)etlagnosemystique(’irfân)279.

Laconnaissanceorientale(’ilmishrâqî)està lafois lebutet lemoyendelaQuêtedupèlerindel’Orient(mostashriq).Laconnaissanceorientaleestaussiuneconnaissanceprésentielle(’ilmhozûrî)quis’oppose à la connaissance représentative (sûrî) laquelle se conforme d’ailleurs à la théoriepéripatéticienne de la connaissance. La connaissance présentielle en revanche n’a pas pour objet ununiversellogique,maisestunitive,intuitive,présentielle(ittisâlî,shohûdî,hozûri)280.

Lorsquelevoileestlevé,l’âmerévèlesavérité,projettesapropreillumination(ishrâqhozûrî)surl’objet;etenrendantl’objetprésentdesapropreprésence,illedévoileàlui-mêmesansletruchementdequelquemédiation.Lorsquel’objetestenfaceduregardetquetoutvoiles’yinterposantestlevé,ilvientàl’âmeune«illuminationprésentiellesurl’objet».L’âmeleconnaîtimmédiatementparcequ’ilestlui-mêmeprésentenelle,nonpointparl’intermédiaired’uneforme281.

Laconnaissance,étantillumination(ishrâq),estégalement«rendreprésent»(istihzâr).D’autrepart,lafacultéde«rendreprésent»estproportionnelleaudegrédeséparation(tajarrod)

c’est-à-diredel’affranchissementdusujetàl’égarddelamatièredecemonde-ci.Plusl’âmes’esseule,c’est-à-dire plus elle s’abstrait de lamatière, plus elle est dominée par la lumière.Au sommet de lahiérarchiedel’Êtreestla«LumièredesLumières»dontl’esseulementtranscendetoutesseulement.Carc’est à partir de l’ipséité de cette «LumièredesLumières » que jaillit cetteLumièreque les anciensPersesappelaientXvarnahetquidonnepréséanceauxêtreslesunssurlesautres282.

SohrawardînousapprenddanssonLivredesÉlucidations(Talwîhât)quecetteconnaissance,ill’aacquised’Aristotedansunsonge.Mais l’Aristoteavec lequel s’entretientnotreShaykhestunAristotemarquéd’uneforteteinteplatoniciennequepersonnenepourraitrendreresponsabledesargumentationsdiscursivesquicaractérisentl’Aristotehistorique.

Lapremièreréponsed’Aristoteauchercheurquil’interrogeestcelle-ci:«Éveille-toiàtoi-même.»Commencealorsuneinitiationprogressiveàlaconnaissancedesoi,maisuneconnaissancequin’estnil’effet d’une abstraction, ni d’une représentation de l’objet par le truchement d’une forme, mais unconnaîtrequiestidentiqueàl’âmemême.Ils’agitd’uneconnaissanceilluminativeparlaquellel’âmesevoitelle-même,etcefaisant,transmuetouteschosesensymboles.Auxdernièresquestionsduchercheur,Aristote répond que les philosophes de l’Islam n’ont pas égalé Platon d’un degré sur mille. Puis seréférant auxdeuxgrands soufisAbûYazîdBastâmî et SahlTostarî il déclare : «Oui, ce sont eux lesphilosophesausensvrai283.»

La connaissance orientale est par conséquent une connaissance salvatrice, rédemptrice, car sonorganedans l’être humain est l’intellect sacro-saint (’aqlqodsî). C’est une connaissance qui opère latransmutationdetouteslesdonnéesmatérielles,semanifestantaumundusimaginalisdel’âme.Elleest,decefait,unetransfigurationdessens.

a)LatransfigurationdessensSohrawardî écrit dans l’Épître sur l’étatd’enfance284 : «L’âmedestitue l’oreillede sa fonction

auditive,etelleécoutedirectementelle-même.C’estalorsdansl’autremondequ’elleécoute,caravoirlaperception auditive de l’autremonde, ce n’est plus l’affaire de l’oreille. »Cette auditionSohrawardîl’appelleaussiune«visionintérieure».Danssonrécitpersan:Unjouravecungroupedesoufis285,leShaykhenchaîne:«Lorsquel’œildelavisionintérieure(dîdeh-yeandarûnî)estouvert,ilfautfermer

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l’œildelavisionextérieure(dîdeh-yezâhir)surtouteschoses,etilfautcloreleslèvres.Lescinqsensilfautyrenoncer.Enrevancheilfautmettreenactionlessensintérieurs,desorteque,sicemaladesaisitquelquechose,qu’illesaisisseparlamainintérieure.S’ilvoitquelquechose,qu’illevoieparlesyeuxintérieurs.S’ilentendquelquechose,qu’il l’entendepar l’ouïe intérieure.S’ilperçoitquelqueparfum,qu’illeperçoiveparl’odoratintérieur,etquesongoûtintimesoitdelanaturedel’âme.Lorsquecetétatspirituelestréalisé,ilpeutcontemplerdefaçoncontinuelesecretdesCieuxspirituels(sirr-eâsmân-hâ,l’ésotérique ou le Malakût des cieux). À tout moment, il est en communication avec le mondesuprasensible.»

Entrerencommunicationaveclemondesuprasensibleéquivautàéveillerlaphysiologiedesorganessubtilsdel’hommeintérieurdontlessenssonttransfigurésensensspirituels.C’estégalementsubstitueràl’imaginairel’imaginatiovera.

Cetteconnaissanceétantgnoseacquiertunedimensioneschatologique;ellevoitdorénavanttouteschosesensadimensiond’outremonde,«entreleCieletlaTerre»,paroppositionauxphilosophesd’ici-basquin’arriventpasàpénétrerpar-delàleseuildecemonde-ci.Ainsilemondedevient-ilpourl’œilde celui qui voit réellement « un atelier à produire du transcendant, de l’invisible » (kâr-khâneh-yemojarradsâzî)286.

Pour Mollâ Abdorrahîm Damâvandî (XVIIe siècle), par théosophie, il faudra entendre uneconnaissance dont Dieu n’est plus l’objet mis en délibération comme dans le cas des philosophesordinaires (rasmî) mais le sujet actif des actes de connaître. Ceci est une connaissance au-delà del’intellection,doncundévoilement(kashf).C’estl’étatduthéosophe(hakîmmota’allih)etdesmystiques(’orafâ’) opposés en cela aux philosophes et théologiens (motakallim). La science (’ilm) équivaut àconnaître Dieu et la gnose (ma’rifat), c’est atteindre Dieu. Il y a une différence entre connaître(dânestan, persan) et atteindre (rasîdan). Bien que, précise Corbin, Damâvandî ne le mentionne pasexpressément, nous retrouvons également chez lui la différence classique depuis Sohrawardî entreconnaissanceprésentielleetconnaissancereprésentative.Celle-làestl’effacementdesformesdel’objetconnu. La forme de l’objet disparue reste la pure présence de l’âme qui se connaît elle-mêmeimmédiatement. D’où il déduit que cette connaissance-ci est un don divin (mowhibatî) comparée àl’acquisition(kasbî)quereprésentel’autre.LethéosopheatteintDieuparperceptionintuitive(kashf)enraisonduculteintérieurpratiquédanslecœur(’ibâdat-eqalbîye)etnonpointàcauseduculteextérieurpratiquéparlecorps(’ibâdat-eqalibîye).Pourquesoitactualiséelaconnaissancethéosophique,ilfautqueleSageaitsubipréalablementlatransfigurationdessensdécritedanslehadîth:«Jesuislavueparlaquelle il voit… » Parvenu à ce niveau suprême, le mystique s’exhausse au rang de la théosophieprophétiqueetdevientainsiunhéritierdesprophètes287.

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CHAPITREVIMollâSadrâ

oulathéosophiedelaprésencecommetémoignage

MollâSadrâ,ditCorbin,pourraitêtreappeléle«saintThomasdel’Iran,siunsaintThomaspouvaitse dédoubler d’un Jacob Boehme et d’un Swedenborg ». Sadroddîn Mohammad Shîrâzî, connu plusfréquemmentsoussonsurnomhonorifiquedeMollâSadrâ,estunedesplusgrandesfiguresde l’Écoled’Ispahan à l’époque safavide. Né à Shîrâz en 1572, il fit ses études à Ispahan, la brillante capitaleintellectuelle et politique de la dynastie safavide dont la réputation faisait dire à ses habitantsqu’«Ispahanestàelle-mêmelamoitiédumonde»(Esfâhan,nesf-ejahân).ÀIspahan,MollâSadrâeutprincipalement pour maîtres trois personnages illustres dont les noms ont marqué de leur empreintel’histoirede lapenséeiranienne.Enpremier lieuleShaykhBahâ’oddîn’Amilî(appeléaussiShaykh-eBahâ’î,ob.1031/1621)quiluienseignalessciencesislamiquestraditionnelles288.

L’autre maître qui eut une grande influence sur Mollâ Sadrâ fut le grand Mîr Dâmâd (ob.1040/1630),prèsdequiilétudialessciencesphilosophiquesetspéculatives.Lesélèvesavaientdonnécommesurnomà leurmaître le titrehonorifiquedeMo’allim thâlith,Magister tertius, pourmettre envaleursonrangdanslasuccessiondesgrandsphilosophesparrapportàAristote(MagisterPrimus)etFârâbî(MagisterSecundus)289.

LetroisièmemaîtredeMollâSadrâfutMîrAbûl-QâsimFendereskî,mortàIspahanen1640,etquifutliéàl’entreprisedetraductiondesœuvressanskritesenpersanàl’âged’ordesrelationsentrel’Indeetl’IransouslerègneprivilégiédeAkbarShâh290.

Contrariéparl’hostilitédesfanatiques,Sadrâseretiraenunlieudésert.Ildiradansl’introductiondesagrandesomme:«Lorsquej’eusconstatél’hostilitéquel’ons’attiredenosjoursàvouloirréformerles ignorants et les incultes, en voyant briller de tout son éclat le feu infernal de la stupidité et del’aberration (…) et après m’être heurté à l’incompréhension des gens aveugles aux Lumières et auxsecretsdelasagesse(…)gensdontleregardn’ajamaisdépasséleslimitesdesévidencesmatérielles(…),alorscetétouffementdel’intelligenceetcettecongélationdelanatures’ensuivantdel’hostilitédenotreépoquemecontraignirentàmeretirerdansunecontréeàl’écart291.»

MollâSadrâmenauncombatsurdeuxfronts:d’unepartilfitfaceauxsoufisignorantsdesontempsqui,méprisantl’utilitédeladialectique,secomplaisaientdansunesortedeparessestérile;et,d’autrepart, ils’engageadansuneluttesansmercicontrelesfanatiquesquiinstauraientunereligionprivéedesonsensintérieur.CesdocteursdelaLoilecontraignirentàfuirIspahanetàseréfugierdanslasolitudede Kahak. Ce qu’il chercha à établir est cette « voie royale » qu’avait professée bien avant luiSohrawardî.ÀcettefinMollâSadrâexpliquefortclairementlesdeuxrôlescomplémentairesquedoiventjouerlarévélationetlaméditationphilosophiques.Silarévélationqorâniqueestlalumièrequifaitvoiretquel’enseignementdel’Imâmlèveprécisémentlevoile,laphilosophie,elle,estl’œilquicontemplecettelumière.Pourqueseproduiselephénomènedelavisionilfautqu’ilyaitdelalumièreetdesyeuxquivoientcettemêmelumière.Sionsupprimelalumièrelesyeuxneverrontplusrien;maissid’autrepartonfermelesyeuxcommelefontlesfanatiquesetlesdocteursdelaLoi,onresteratoutautantdans

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lesténèbres.Danslesdeuxcasnousauronsaffaireàlacécitédelavraievision.SeuleenIslam,l’écoleshî’ite, du fait qu’elle garantit cet accord et puise à la « Niche aux Lumières prophétiques », a pusauvegardercettevoiedel’entre-deuxquiestaussiune«philosophieprophétique»292.D’oùsaméthodedel’entre-deux(baynal-tarîqayn)quiréunitrévélationqorâniqueetméditationphilosophique.«Cequiconvient le mieux, dit-il, c’est que le pèlerin de Dieu (al-sâlik ilâ’llâh) fasse la synthèse des deuxméthodes. Que son ascèse intérieure (tasfîya) ne soit jamais vide de méditation philosophique(tafakkor) ; et réciproquement que sa méditation n’aille jamais sans un effort de purificationintérieure293.»CeciestexactementladoctrinequeprofessaitSohrawardîdansleprologuedesongrandLivredelathéosophieorientale.

Déçuparl’aveuglementdesdocteursdelaLoi,MollâSadrâseretiredansunensembledejardins,enborduredudésert, situéauxenvironsdeQôm.Ce lieude retraiteappeléKahakeutune importancedécisivesurledéveloppementdesesexpériencespersonnelles.AucoursdesneufàonzeannéespasséesàKahak,Mollâ Sadrâ atteignit à cette réalisation personnelle sans laquelle la connaissance théoriquen’esthélasqu’unevaineetfutileaffaire.

«Lorsquej’euspersisté,écrit-il,danscetétatderetraite,d’incognitoetdeséparationdumonde,pendantuntempsprolongé,voiciqu’àlalonguemoneffortintérieurportamonâmeàl’incandescence;parmesexercicesspirituelsrépétés,moncœurfutembrasédehautesflammes.Alorseffusèrentsurmonâme les lumières duMalakût (lemonde angélique) (…) : tous les secretsmétaphysiques que j’avaisconnusjusqu’alorspardémonstrationrationnelle,voiciquemaintenantj’enavaislaperceptionintuitive,lavisiondirecte294.»

Sorti de sa retraite, il vient s’installer dans sa ville natale, Shîrâz, où le gouverneur de Fârs,AllâhwerdîKhân,avaitfaitconstruireàl’intentionduShaykhunegrandemadrasa.L’enseignementqu’ily donna nous permet de parler de l’« École de Shîrâz » comme nous avions parlé déjà de l’« Écoled’Ispahan»295.MollâSadrâmourutàBasraen1640auretourdesonseptièmepèlerinageàLaMekke.

L’œuvre qu’il laissa est monumentale. Elle fut presque entièrement publiée en Iran, en éditionslithographiées,auXIXesiècle,àl’époqueQâjâr296.

Mollâ Sadrâ a écrit le commentaire en marge de la Métaphysique du Shifâ’ d’Avicenne. Il acommentéaussil’œuvrecapitaledeSohrawardî,leLivredelathéosophieorientale. Ilacommentéle«LivredesSources»(al-Osûlmina’l-kâfi)deKolaynî,undesquatrelivresfondamentauxdushî’ismeduodécimainrecueillantl’enseignementdesImâms.IlaécritunTafsîrsurleslargesportionsduQorânoùilessaiedepénétreravecsaperspicacitéhabituellelesenscachéetgnostiqueduLivresaint.Sonchef-d’œuvrerestenéanmoinsles«Quatrevoyagesspirituels»(Kitâbal-Asfâral-arba’aal-’aqlîya).«C’estunmonumentqui,dansl’ancienneéditionlithographiée,necomprendpasmoinsdemillepagesin-folio(…).Leurensembleformeunecohorteimposante,quicommenceavecdeuxdespluscélèbresdisciplesimmédiats,quifurentlesgendresdeMollâSadrâ:MohsenFayzetAbdorrazzâqLâhîjî.Elleseprolongedegénérationengénérationjusqu’ànosjours,enpassantausiècledernierpar’AbdollahZonûzîetsonfilsMollâ’AlîZonûzî,MollâHâdîSabzavârîetcombiend’autres!C’esttoutelaphilosophieiraniennependantplusdetroissièclesquenousvoyonsseprofiler297.»

L’ampleurdel’œuvredeMollâSadrâ,saprofondeconnaissancedelagnoseetdelaphilosophie,montrentbienlagrandesynthèsequedevaitopérersadoctrine.MollâSadrâaétéunavicennien,maisunavicennienishrâqî,cequiveutdirequ’ilafranchiladistancequ’ilyaentreAvicenneetSohrawardî298.Ilconnaissaitprofondémentl’œuvredeSohrawardîetileutlesentimentdeparachevercetteœuvreenenassurantmieux lesbases,enendéveloppant les implicationset lesconséquences, làoù le tempsavaitmanquéàSohrawardîpourlefaire299.

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Ilétaitprofondémentinfluencéparlagnosespéculatived’Ibn’Arabîqu’ilconnaissaitàfondetqu’ilcitafréquemment.Maisilrestaavanttoutunpenseurshî’ite,pénétrédel’enseignementdesImâms,d’oùl’importancepourluiducorpusdeshadîthsdes Imâmsqu’ilcommentaavec tantdeferveur.Carc’estbiencette traditionqui,ennourrissantetenstimulant laméditationspéculativedesshî’ites,permitques’épanouisse en Iran au XVIe siècle la grande renaissance philosophique, laquelle demeura « sansparallèleailleursenIslam300».LasynthèseprodigieusedeMollâSadrâmontreainsiàl’œuvrel’activitéd’unepenséecréatrice«parlaquelle,commetelle,latraditionserecréeauprésent301».

MollâSadrâ tientdoncà la lignéedes Ishrâqîyûn (lesPlatoniciensdePerse) et pourtant celanel’empêchepointd’opérerunevéritable«révolution»danslamétaphysiquedel’Être.Ilinstaure,avecdegrands moyens dialectiques, et une connaissance magistrale de tous les textes classiques, unemétaphysiquedel’Êtrequidonneàl’acted’êtrelapréséancesurl’essence.L’idéedel’istihzâr(rendre-présent),professéedéjàparSohrawardîcommel’étatdeséparationdelamatière(tajarrod),revêtchezlui la primauté de l’Être par rapport à la Métaphysique des essences. C’est que l’acte d’être estsusceptibled’intensificationetd’affaiblissement.C’estl’acted’êtrequidétermined’oresetdéjàcequiestuneessence.Ilenrésulteuneperspectiveoùlesintensificationsdel’êtreembrassenttouslesdegrésde l’existence. La métaphysique de l’exister débouche en fin de compte sur une métaphysique de laPrésencequiestaussiuntémoignage.Plusl’êtreestprésentàsoi-même,plusilseséparedesconditionslimitativesdecemonde-ci,plus ilcomble le retardsur laPrésenceTotale,plus il s’éloignedecequiconditionnel’absence.«PlusintenseestledegrédePrésence,plusintenseestl’acted’exister,etdèslorsaussipluscetexisterexistepourau-delàdelamort.»

De tout ceci résultent les grands thèmes de la métaphysique sadrienne : 1) primauté de l’acted’existersurlaquiddité;2)théoriedumouvementsubstantielouplutôttranssubstantiel;3)unificationdusujet qui intellige avec la forme intelligée ; 4) théorie de l’imagination comme faculté purementspirituelle, indépendante de l’organismephysique, c’est-à-dire la théorie de l’imaginal ou dumundusimaginalis ; 5) philosophiede la résurrectionqui dépeint l’histoiregnostiquede l’âme, avec la triplecroissancedel’hommeauxtroisniveauxdumondedesphénomènessensiblesdel’âmeetdel’Esprit.

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CHAPITREVIIPrioritédel’existence

Lamétaphysique de l’Être formulée parMollâ Sadrâ est « révolutionnaire » en ce sens qu’ellerenversedutoutautout lamétaphysiquedesessenceshéritéedeFârâbîetd’Avicenne.L’ontologiedesPéripatéticiens considérait qu’une essence est immuable, c’est-à-dire qu’une essence ou quiddité(mâhîyat)estcequ’elleest, sansquesonêtre impliquâtnécessairementsonexistence ;celle-ciestunattributquisesurajouteàl’essence:end’autrestermesl’existenceestunprédicatdelaquiddité.MollâSadrâ inverse cetteperspective.Àprésent c’est laquidditéqui est leprédicatde l’existence, puisquec’estenexistantquel’êtreestcequ’ilest.Danslamétaphysiquedesessences,l’êtren’estpasl’existermaislasimplecopuledujugementlogique,d’oùdivorceentrelapenséeetl’être.Lapenséeisoleainsiles deux partenaires et selon qu’elle se prononce pour la priorité de l’un ou de l’autre, en vient à enconclure que l’un est la qualification de l’autre302. En revanche, lamétaphysique deMollâ Sadrâ, enrefusantcettedifférenciationdel’êtreetdel’exister,n’admetguèrequ’ilyaitdel’êtrequin’existepas,carcelaseraitcontradictoireàlanotionmêmedel’être.Ilyaentrelaquidditéetl’essenceuneunionsuigeneris.«L’acted’existerestlaquidditéelle-mêmeexistante,nonpasquelquechosequ’elleaouquis’ysurajoute.Bref,leconceptdel’êtreestleconceptmêmedesaréalisation,del’essencificationeffective(tahaqqoq),de l’actualisationdéterminéesoitdans les individusconcrets (fî’l-a’yân, in singularibus)soitdans lespensées.»303Ainsienest-ilde l’Êtrecommede la lumièrequiprécèdeetdevance toutereprésentationpossibleetquinepeutêtredéfinieparquelquechosequisoitpluslumineux.

Sohrawardî, par exemple, avait également professé unemétaphysique des essences, cependant saphilosophie « orientale »mettant enœuvre leXvarnah postulait, en raison de l’intensification et desdégradationsdes lumièresascendantesd’OrientenOrient, lamobilitéde l’être.D’autrepart, lanotiond’istihzâr,rendre-présent,impliquaitl’idéedeprésenceàd’autresniveauxdel’Être.C’estpourquoionpeut dire à son sujet que c’est unemétaphysique de Présence qui n’ose pas encore affirmer son nom.MollâSadrâeutl’intimeconvictionqu’ilparachevaitl’œuvredeSohrawardîtoutcommecelui-ciavaiteulesentimentnonmoinsintimequ’ilprenaitlerelaisdelaphilosophieorientaled’Avicenne.«MollâSadrâaconscienced’apporteràl’édificecequiluimanquait,etc’estpourquoilelienentreSohrawardîetMollâSadrâestungrandmomentdansl’histoirephilosophiquedel’Iran304.»

Ainsicetacted’êtrepeutsesitueràtouslesdegrésdel’échelledel’être,depuisl’existencementale(wojûddhihnî)jusqu’auxexistencessensibles,imaginalesetintelligibles.Ils’ensuitquetouslesétantsparticipent ensemble à cette réalité de l’être ; ils y sont associés par une participation au contenu duconcept même (ishtirâk ma’nawî), non point par une simple participation verbale ou homonymale(ishtirâklafzî)305.Cettecommunautéspirituelle(ishtirâkma’nawî)permetdoncd’engloberlatotalitédel’existence,ycomprislePremierÊtre,dansunemêmeparticipation:l’unitédel’être(wahdatal-wojûd).Ilrésulteque,contrairementà lamétaphysiquedesessences,uneessence,enfonctiondesesmodesouactesd’être, loind’être fixeet immuable, connaîtmêmedesmomentsd’intensificationetdesmomentsd’affaiblissement.L’universdeMollâSadrâestunmondeoùlesessencessubissentdesmétamorphosescontinuelles,desorteque l’échelledeces transformationsestpratiquement illimitée.Lemouvementsetrouvede la sorte introduit jusquedans lacatégoriemêmede la substanceetceciprovoqueà tous lesniveauxdel’existenceun«mouvementintrasubstantiel»(harakatjawharîya).OnpeutparlerchezMollâ

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Sadrâ«d’unemobilité,d’uneinquiétudedel’être,quisepropaged’uneextrémitéàl’autredel’échelledesêtres,etpartant,del’aptituded’uneessenceàpasserparuncycledemétamorphoses,dontlesétapesmarquentautantdeplansd’univers306».

Pour la métaphysique des essences, le statut de l’homme, par exemple, est constant. Pour lamétaphysique de Mollâ Sadrâ qui est surtout existentielle, un être comme l’homme comporte unemultitude de degrés depuis « celui des démons à face humaine jusqu’à l’état sublime de l’HommeParfait»307.Lecorpspasseainsiparunemultituded’étatsdepuislecorpsmatérieletpérissablejusqu’aucorps archétypique, voire jusqu’au corps divin (jism ilâhî). Par conséquent une même essence estsusceptibledepasserpardesdegrésd’intensificationetdedégradation infinis : lesâmespeuventêtreplus ou moins âmes, les hommes plus ou moins hommes, la définition classique de l’homme commeanimalrationneln’estnullementuneidéefixe,figéedansunemesureàmêmed’êtrevalablepourchaqueêtrehumain,carlemouvementintrasubstantielentraînecesessencesdebasenhautoudehautenbasdel’échelle infinie de l’Être. C’est pourquoi la métaphysique de Sadrâ rend nécessaire l’existence desintermondes,desmaillonsintermédiairesàmêmed’assurerlefluxcontinuelascendantetdescendantdesmétamorphoses.D’oùaussi l’existencedes Idéesplatoniciennes,oucelledumondede l’imaginal, quipermettent la différenciation des essences qui passent à travers trois modes d’existence principaux :existencematérielle,existenceimaginale,existenceintelligible.D’oùaussil’idéedel’existencementale(wojûddhihnî),existencevéritableduniveaude lapenséepuisqu’uneessence,étantd’embléeunacted’existence,existeréellementsoitauniveaudelapenséesoitconcrètementauniveaudusensible.Cettethèseinversetoutdivorceentrelapenséeetl’êtreetexcluttouteséparationopposantl’êtreàl’exister308.

Toutes les essences connaissent des intensifications et des dégradations, des variations, desmutations, des métamorphoses (tahawwol) hormis l’« Existence divine primordiale, laquelle necomporte,ditSadrâ,pasdequiddité,parcequec’estl’acted’êtreàl’étatpur,dontonnepeutconcevoirqu’ilyenaitdepluscomplet,deplusintensenideplusparfait309».MollâSadrârepousseàlafoisetlamétaphysique péripatéticienne qui fait de l’être un prédicat de l’essence, et la vision d’un certainsoufismequitendraitànefaire«dechaquequidditéindividualiséequ’unsimpleaccidentdel’Existenceunique»310.

Cependant cette position de thèse (selon laquelle il n’y a pas d’essences immuables, mais quechaqueessenceestdéterminéeenfonctiondudegréd’intensitédesonacted’être)enappelleuneautre:celle dumouvement transsubstantiel ou intrasubstantiel qui introduit lamutation, la variation jusqu’aunoyaumême de la substance et fait de l’univers entier un Retour vers l’Être. Corbin résume ainsi lefondementultimedelaphilosophiedeSadrâ:«MollâSadrâestlephilosophedesmétamorphoses,destranssubstantiations. Son anthropologie est en parfait accord avec ce que postule l’eschatologie dushî’isme,s’exprimantdansl’attentedelaparousieduXIIeImâmcommeavènementdel’HommeParfait.Cette anthropologie est liée elle-même à une cosmogonie et à une psychologie grandioses : chute del’Âmedansl’abîmedesabîmes;salenteremontéededegréendegréjusqu’àlaformehumaine,quiestson point d’émergence au seuil duMalakût… ; prolongement de l’anthropologie en une physique etmétaphysique de résurrection. Le concept de matière ne sera ni celui du matérialisme ni celui duspiritualisme.Lamatière passe par une infinité d’états : il y a unematière subtile, spirituelle (mâddarûhânîya),voiredivine.SadrâestsurcepointenprofondaccordaveclesPlatoniciensdeCambridge,commeavecF.C.Œtinger(Geistleiblichkeit)311.»

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CHAPITREVIIILemouvementintrasubstantiel

Sadrâ, référant à l’inquiétudede l’êtrequiparcourt commeun immense frisson toute l’échelledel’être, dit : « c’est que l’Impératif divin opère d’abord en descendant duCiel vers laTerre. Il opèreensuitelaremontéeverslui,enfaisantêtrelesminérauxparlemélangeéquilibrédesÉléments,puislesvégétauxnaissentdelasubstancelapluspuredecesÉléments,puislesanimaux,finalementl’homme.Etlorsquel’hommeatteintlaplénitudedesonêtreparlaconnaissanceetparlaperfection,ilatteintledegrédel’Intelligenceagente.Làprendfin l’échelonnementdesdegrésduBienetde l’Émanation: lepointfinalducycledel’Êtrearejointlepointinitial312».

Àlachutede l’âmejusqu’à laMatièreultime (réceptivitépure)313, s’opposeun immenseélandel’êtrequi, s’élevantdepuis lesprofondeurs inorganiques,montegraduellement jusqu’à l’éclosionde laformehumaine,c’est-à-direlerègnedel’homme.Delàfranchissantleseuildelamort,elleparvientauMalakût,puisunetroisièmecroissancespirituellemarqueraledevenirposthumedel’âmeetsaremontéedanslesIntermondes.Lamobilitédel’universdeMollâSadrân’estpascelle«d’unmondeenévolution,maiscelled’unmondeenascension.L’orientationdecemondedanslesensvertical,enstylegothique,pourrait-on dire, correspond à l’idée de Mabdâ’et Ma’âd, l’Origine et le Retour, par lesquels lamétahistoirefaitirruptiondansnotremonde314».

L’idéedecemouvement intrasubstantiel (harakat jawharîya) est solidaire de lamétaphysiquedel’Être deSadrâ.Àpartir dumoment où il n’y a pas de quiddité en soi,mais que chaque quiddité estdéterminée par l’acte d’être et varie en fonction de l’intensité ou de l’affaiblissement de l’existence,l’élan deRetour s’instaure à tous les niveauxde l’être ; et les essences jadis immuables aspirent auxmétamorphoses d’une inquiétude infinie. Le corps, par exemple, ne se limite pas uniquement à sonexistenceconcrètesurleplansensible.Ilfautleprendreenconsidérationdepuisl’Élémentquiestunétatqualitatif jusqu’auxmétamorphoses successives qui le conduisent tour à tour de l’étatminéral à l’étatvégétal,ensuiteàl’étatanimalpuisàl’étatducorpsparlant,apteàpercevoirlesréalitésspirituelles.Lamatièreelle-mêmeneseconfondpasaveclamatérialitésensible;ellepasseparuneinfinitéd’états:elleestuncorpsgrossier,puiscorpssubtildanslesIntermondes,enfincorpsdivinetspirituel.L’âmehumaineaussi a désormais une histoire, mais pas une histoire dirigée dans le sens horizontal d’un devenirprogressif,maisune«histoiremétaphysique»depuissapréexistencejusqu’àsachutedansl’abîmedesabîmes et sa remontée pour atteindre l’« état hominal ». À partir de cet état, l’âme, traversantsuccessivement les « résurrections mineures » dans la mort et la « résurrection majeure » dans lanaissanceàl’outremonde,accèdefinalementaupland’êtrequiestceluidel’hommespirituel«desorteque,ditSadrâ,lesÂmesaccomplissentleurretouràDieuleTrès-Généreux»315.

IlyadanscetteRemontéel’idéedeMi’râjdel’âme,sonascensiondepuislesprofondeursdel’êtreminéraljusqu’àlaformehumaine.VéritableremontéedesEnfersquiestl’histoiredesmétamorphosesdel’âme, jusqu’à ce qu’elle atteigne au monde de la réalité humaine (’âlam al-insânîya), le « règnehominal»316.

Il convient, d’autre part, de ne pas confondre l’idée du Retour qu’implique précisément lemouvement intrasubstantielaveclanotionde tanâsokhoudemétempsychose.Lecorpsderésurrection(jismokhrawî)estuncorpsque l’âmes’estconstituépourelle-même, ilestenquelquesorteuncorps

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acquis (moktasab) en raison de son activité, de ses comportements, de ses habitudes bonnes oumauvaises.Ilestdansle«mêmerapportavecl’âmequel’ombreaveccequiprojettel’ombre317».Ilnefautpasparconséquentsereprésenterceretouroucemouvementtranssubstantielcommeun«transfertlocaletmatériel»,commesil’âmeseséparaitd’uncorpspourenrevêtirunautre(commec’estlecasdanslaréincarnation)maisentantquelepassaged’unmoded’êtreàunautremoded’être.Dèslorsquele transfert est un « transfert quant à la substance » (intiqâl jawharî) qui implique aussi l’idée demétamorphose.«Ilfautsereprésenter,ditCorbin,unprocessuscontinuderénovation(ittisâltajaddodî),une succession continue de métamorphoses de l’être (akwân ittisâlîya). On peut dire que l’idéeauthentique du ma’âd substitue à l’idée de transmigration celle de transsubstantiation, à l’idée demétensomatose(tanâsokh) celle demétamorphose. Tandis que l’idée d’un transvasement ou “transfertlocal” de l’âme implique d’insurmontables difficultés, en revanche la progression d’imperfection enperfection,d’intensitéplusfaibleenintensitécroissante,decemonde-ciàunautremonde,nonseulementn’offre rien d’impossible,mais est bel et bien l’idée d’une vérité éprouvée (mohaqqaq). C’est l’idéemêmedecetteascensiondel’êtrehumain,dedegréendegré,demondeenmonde318.»

C’estpourquoiaussi le«corpsacquis»,subtil,auneexistenceautonome, indépendanteducorpsmatérielquilevéhicule,ilpeut,enraisondespuissanceslatentesaccumulées,commelescomportements,leshabitudesacquises (malikât), être conformeàouenaffinité avec (monâsabat fî’l-bâtin) l’une desquatrecatégoriesd’être:l’ange,ledémon,l’animal,labêteféroce.Ilappartient,parconséquent,àl’âmeou bien d’atteindre à l’angélicité en acte ou bien de retomber au-dessous d’elle-même. Aussi la«surhumanitédesprophètesetdesImâms»est-elledéjàparrapportàcettenaturehumainecequecelle-ciestparrapportàl’animal319.

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CHAPITREIXUnificationdusujetquiintellige

aveclaformeintelligée

MollâSadrâdéclare:«Ilestdoncétabliquel’hommea:1)uneexistencedanslaNaturematérielle(laphysis),etsouscetaspect,iln’estniobjetd’intellectionnimêmeobjetdeperceptionsensible;2)uneexistencedanslesensuscommunis(hissmoshtarik,engreckoinêstherion)etl’imagination,etsouscetaspect il est objet d’une perception sensible (l’imagination apparaît donc ici comme la conditiontranscendanterendantpossibletouteperceptionsensible);3)uneexistencedansl’Intelligence,etsouscetaspectilestobjetd’intellection(ma’qûl)(…)Ehbien!l’hommeaégalementuneexistence“imaginale”(wojûdmithâlî)substantielle,subsistantparsoi-mêmedanslemondedesImages“ensuspens”(c’est-à-diren’immanantpasàunsubstrat),demêmequ’ilaunarchétypeintelligible(mithâl ’aqlî)substantiel,existantparsoi-même,danslemondedesIntelligences.Demêmeenest-ilpourchaqueexistantphysiqued’entre lesexistantsphysiques.Cetexistantaune tripleexistence :1) intelligible (’aqlî),2) imaginale(mithâlî),3)matérielle(mâddî)320.»

Ceconceptest liéd’autrepart aumouvement substantiel.L’hommeneparvient à laperfectiondumonde imaginal et du monde intelligible que dans la mesure où il s’élève, pourrions-nous dire,ontologiquementauniveaudeprésencequiluicorrespond,etaprèsavoirsubilesmétamorphosesquil’yprédisposent.Ledegrédeconnaissanceestainsienfonctiondudegrédel’être:ilyaconformitéparfaiteentre les modes d’intelligence, et les modes d’être qui leur correspondent. Il n’y aurait pasd’affrontementetdedualitéentresujetqui intelligeet formeintelligéesionconsidérait l’âmehumainecommeétant,dèsl’origine,unesubstanceséparéeenacte,possédantsonintellectenpuissance.Oriln’enestrien,carl’âmehumaineestloindejouirdèsl’origined’untelprivilège,illuifautleconquérir.Ildoitpasserpardesmétamorphosesafindegagnersonstatutplénierd’âmehumaine,afinquesonmoded’êtresoit en conformité avec l’objet qu’il intellige. Car lorsque l’âme accueille les formes intellectives,celles-ci la métamorphosent et c’est parce qu’elle se métamorphose elle-même que l’union cognitiveavecleniveauatteintestintelligée.End’autrestermes,ilestaussivraidedireque,dansl’âmequ’ellemétamorphose,laFormeintelligées’intelligesoi-même,quededirequec’estl’âmequiestelle-mêmelaFormes’intelligeantsoi-même321.Dèslors,lesmétamorphosesquesubitl’âmeracontentenquelquesortesonhistoire.«Unehistoirequi,selonl’ambivalencedumothikâyat (voirLivre IV),estune imitation,unereproduction,uneré-citation322.»

L’âmedansl’«histoire»desesmutations,sesmétamorphoses,saremontée,récitel’«histoire»desFormesmêmesqu’elleaccueilleenelletoutcommecelles-cireproduisentl’histoiredontl’âmeestelle-mêmelerécit.«IlnenoussemblepasexagérédedirequeMollâSadrâfondaitainsientouterigueuruneauthentiquephénoménologiedelaconscience,appeléeàl’exhausserenunephénoménologiedel’EspritSaint qui est l’Intelligence agente avec laquelle l’âme s’unit dans son acte d’intellection. Et pour unphilosopheouthéosopheishrâqîcesontlàlesprémissesquiontàguidersonexpériencemystique323.»Eneffetdanschaque intellectionauniveaudusensiblecommeauniveaude l’imaginalouduspirituel,c’est toujourslemêmesujetdivinquis’intelligesoi-même.L’intelligéenacte(ma’qûl)nepeutexisterqu’intelligéenacte.Sonêtreensoiestidentiqueàsonétatd’intelligibilité(ma’qûliyat)qu’ilaitfaceà

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lui un sujet qui intellige ou pas. Il est donc à la fois le sujet qui intellige (’aqîl) et l’objet intelligé(ma’qûl).L’hommeparvenuauniveaudel’imaginaloudel’intelligibleselaisseintelligerparl’âmeoul’Intelligenceagenteproportionnellementauniveaudeprésenceacquis;ilselaisseréciterl’histoiredesespropresintellections.C’est-à-direquel’unificationdusujetquiintelligeetdelaformeintelligéeestsoumiseàlaloid’unitéquirégitlestroismodesd’existence:lemodesensible,lemodeimaginaletlemodeintelligible.

Mais l’état de cette union unitive (ittihâd) ne s’acquiert qu’au terme d’un long apprentissage etd’unemétamorphoseintérieure,etilyadesmultitudesd’êtreshumainsquin’arriventjamaisàquelquechosequiyressemblemêmedeloin.AudemeurantSadrâditqu’àl’originedesonunionaveclecorps,l’âme est elle-même matière, il faut conquérir graduellement sa séparation de la matière, sonimmatérialisation(tajarrod),sacapacitéd’atteindreleseuilduMalakût,d’êtreenquelquesorteunêtreangélique(malakûtî).Ilfaut,end’autrestermes,quel’âmes’élèvededegréendegréd’intellectionpourparvenirenfinauniveaudel’unificationavecl’Intelligenceagente-EspritSaint.

C’estparlemouvementintrasubstantielquel’âmes’exhausseàl’immatérialitédumondeimaginal(tajarrodbarzakhî)etàcelledumondeintelligible(tajarrod’aqlî)324.Carilestdelaconditionmêmedel’âmedepercevoirl’ensembledesréalitésdumondeintelligibleetdes’uniravecelles;ilestaussidesaconditionde«devenirelle-mêmesonmondeintelligible(’alâm’aqlî),mondedanslequelexistentlaformedetoutexistant intelligibleet l’imagementaledetoutexistantmatériel.Ainsis’ouvre,conclutCorbin, une phénoménologie non pas de l’Esprit tout court mais de l’Esprit Saint, une hiérohistoireautobiographiquedeceluiquelesIshrâqîyûnnommentl’Archangedel’humanité,leSeigneurdel’espècehumaine(Rabbal-naw’al-insânî),purehistoireintérieurevisionnaire,dontnosévénementsextérieursnesontquelessymboles,quelquechosecommeuneautobiographied’archange325».

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CHAPITREXL’imaginaletlemondedel’âme

«Sache,ditSadrâ,qu’unemêmequidditéatroismodesd’existencedontcertainssontplusfortsouintensesquelesautres.(…)Puisilexisteunautremonde,intermédiaireentrelesdeuxmondesprécédents(intelligibleetmatériel),unmondequel’âmecréeetinstaureparcequ’elleestl’ImageduCréateur,quantà son essence, ses attributs et ses opérations. Cemonde est ce “royaume de l’Âme” (…), unmonderenfermantlesimagesdessubstancesetdesaccidents,immatérielsaussibienquematériels,oumieuxdit,ces substances et ces accidents à l’état ou en leurmode d’être imaginal. L’existence des formes deschosespourl’âme,leurmanifestationd’unemanièrequin’enmanifestepasleseffetssensiblesextérieurs,c’est cela qu’on appelle existence mentale et épiphanie imaginale (wojûd dhihnî wa-zohûrmithâlî)326.»

Autant il est difficile pour une métaphysique d’essence de prendre en compte l’existenceintermédiaire d’un monde entre l’intelligible et le sensible, autant pour une métaphysique dont lesmodalités d’existence varient au gré des intensifications et des dégradations de l’être, il est aisé desoutenir l’existence ontologique autonome d’un monde de l’entre-deux. Ce monde-là, Sadrâ l’appelle« l’existencementale» (wojûddhihnî),maisuneexistencequiest synonymede lacréativitémêmedel’âme.Eneffetl’âmehumaineactualisesonpropremondeetcelui-ciestlemundusimaginalis(’âlamal-mithâl) situé entre l’intelligible et le sensible. L’idée d’existencementale est solidaire elle-même del’étatintermédiairedelacréativitédel’âme,voiredel’imaginal.Ainsi,parexemple,ilyadeschosespossiblesquin’ontpasd’existencematériellecommel’oiseaumythiqueSîmorgh. Impossibledoncd’yréférersansprésupposerlaprésenced’unmondementaloùcelui-ciauraituneexistencedepleindroit.Lesconséquencesdecemondeintermédiairesonténormestantauniveaudelarésurrection,surlaquellenousreviendronsbientôt,qu’auniveaudufluxverticaldumouvementintrasubstantiel.Carl’imaginalestprécisémentcequicomblelehiatusdusensibleàl’intelligiblesurl’échelledel’Être.C’est,d’autrepart,pour n’avoir pas reconnu l’existence de ce monde autonome que les théologiens et les philosophescommeGhazâlîetAvicenneontéchouédevantl’entreprised’une«philosophiederésurrection».Carilleur a manqué précisément, dit Sadrâ, l’ontologie de l’Intermonde et c’est cela qui les a empêchésd’intégrer le Qorân à la philosophie. Bien entendu Sohrawardî fut le premier à en fonder le schèmephilosophique,maisiln’enrestepasmoinsqu’ilseurentdesdifficultésàconcevoircequ’estvraimentuncorpsderésurrection.

1)Disons toutd’abordque l’ImaginationestpourMollâSadrâune facultéspirituellequinepéritpasavecl’organismephysique;elleestcommele«corpssubtildel’âme».Ellea,end’autrestermes,plus de réalité existentielle (mawjûdîyat) que les existants extérieurs. Il n’est pas possible de lapercevoiravecl’œilextérieurouavecnossensimpurs327.DelasorteMollâSadrâettouslesIshrâqîyûnsurmontentavecaisanceledualismequienOccidentopposel’espritàlamatière.Ledevenirposthumedel’âmecomportedonclanécessitéd’une«matièrespirituelle»dontl’idéeremonteaunéo-platonicienProclusetaunéo-EmpédocleconnuenIslam.Maiscette idéeestégalementapparentéeà laspissitudospiritualisdesPlatoniciensdeCambridge.

Làoùlestatutdel’imaginaln’estpasreconnudesonpleindroit,làoùl’imaginaln’apasledroitde cité, l’imagination est confondue avec l’irréel et la fantaisie. « Plus de place pour le monde

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intermédiaire des formes et des figures à la fois spirituelles et concrètes, parce que, entre la penséeabstraite sans forme ni figure et l’étendue du monde matériel sensible, il n’y a plus que cetimaginaire328.»C’estpourquoiSohrawardî,quiestlevraifondateurdel’ontologiedumondedesImages(supra,LivreI,4),estimequel’imaginationestplacéedansunentre-deux:entrel’Intellectetlafacultéestimative (wahm). Lorsque c’est l’Intellect qui l’instruit, l’imagination active devient méditative etcogitative. En revanche lorsque l’estimative fait irruption en elle, elle se transforme en démons, enfantasmesdélirants;elledevientdel’imaginairetoutcourt.Reconnaîtrel’autonomiedecemonde,c’estaussireconnaîtresafonctionnoétiqueproprequiauraunrôleessentieldansl’actualisationdesformespotentiellesdu«corpssubtil»lorsdelarésurrection.

2)Ilrésultequelemondeimaginalestabsolumentnécessairepouréviterunhiatusdansl’échelledel’être.Ilsertainside«courroiedetransmission»entrelesensibleetl’intelligible.Ilsesituedecefaitdansundouble intermonde (barzakh), tant au niveaude l’« arc de laDescente » (nozûl) qui précèdeontologiquement lemondedesphénomènesqu’auniveaude l’«arcde l’Ascension»où ildévoile lesFormessymboliquesducorpssubtilacquis.Etàceniveaudel’arcduRetour,l’intermondepost-mortemest ontologiquement postérieur au monde sensible, puisqu’il marque, si l’on veut, le seuil de laRésurrection.AinsiauniveaudelaDescente,l’ImaginalreprésentelemondedesArchétypes-Images,etau niveau du Retour, le monde post-mortem des Formes actualisées de l’âme, qui lui est d’ailleursparallèleetbénéficiedumêmestatutd’être.D’oùl’importancecapitaledecemondeintermédiairepourlaphilosophiede laRésurrection, déduite elle-mêmeàpartirdumouvement intra-substantiel envertuduquel l’univers entier est une sorted’atelier à produire les corps séparés de lamatière ; voire descorpsimmatériels.

3)Maisl’«imaginal»estaussiune«matièrespirituelle»(mâddatrûhânîya),elleestl’enveloppesubtiledel’âmeetlamatièreoniriquedontsontconstituéeslescouleurs,lesvoix,lessonoritésmusicalesperçuesensonges.Etcettequestionressortitnonpasàlapsychologie,maisàlamétaphysique.Carcesphénomènessubtilsappartiennenttousaustatutd’unmondequiasespropreslois,sonespace,sontempsetsacausalité;unmondede«penséeimmatérielle»(tajarrodkhayâl)ontologiquementplusréel,plusvraiquelemondedesphénomènessensibles.C’estenvertudecetteimmatérialitéaussiquelesImagesdu monde imaginal sont appelées des « Images en suspens », c’est-à-dire sans substrat auquel ellespuissentimmaner.Pourtantellesnes’identifientpointauxIdéesplatoniciennes(motholafltâtûnîya),maisreprésentent un degré intermédiaire entre les Idées et le monde sensible. Et c’est grâce à ce mondemédiateurques’opèrel’individuationdesêtrespréalablementàleurarrivéeaumondematériel.«C’estl’âme(laForme)quiestprinciped’individuation»,ditSadrâ329.Elleest«pureforme»etentantqueForme, elle est aussi une substance séparée et indépendante de lamatière du corps physique (jawharmojarrad’anmâddatal-badan)330.Etcommeces«Formesimaginatives»subsistentàlamanièredontunechose subsistepar sonagent actif (fâ’il) etnonpas à la façondontunechosepersisteraitpar sonréceptaclepassif(qâlib),l’ImaginationestdoncessentiellementuneImaginationactive.

4)Cetteimaginationactivevadonneràl’âmeunepuissancedecréativité,deconfiguration(taswîr)etde typification(tamthîl).«Lorsque toutes les facultésde l’âmesontalorsdevenuescommesi ellesétaientunefacultéunique,laquelleestlapuissancedeconfigureretdetypifier(…);sonimaginationestdevenue elle-même perception sensible ; sa vue imaginative (basar khayâlî) est elle-même sa vuesensible(basarhissî).Demêmesonouïe,sonodorat, songoût,son toucher, touscessens imaginatifssonteux-mêmesdesfacultéssensibles.Carsiextérieurement, lesfacultéssensiblessontaunombredecinq, ayant chacune leur organe localisé dans le corps, en fait intérieurement toutes constituent uneuniquesynaisthesis(hissmoshtarak,sensuscommunis)331.»

Cetteidéedetransfigurationdessensenrapportaveclafacultécréatricedel’âme,Corbinenmontre

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déjà les échos dans l’œuvre d’un Rûzbehân, d’un Sohrawardî chez qui le terme persan de dîdeh-yeandarûnî(visionintérieure)connotelemêmesensetfaitallusionaumêmephénomène.MaischezSadrâcette puissance de configuration de l’âme jouera aussi un rôle important dans l’eschatologie, puisquecelle-ciestorientéedèsl’originesurladoctrinedel’imagination.EtSadrâcommentantcettedéclarationdeSohrawardî:«LesâmesontlepouvoirdefaireexisterlesImages»,ajoute:«Celuiquiauracomprisce thème comme l’exige la compréhension de son sens vrai, celui-là pourra établir la thèse de larésurrectioncorporelle(ma’âdjismânî)332.»

Ainsi,conclutSadrâ,«touteslesfacultéssensiblesexternessontdesombresetdesvestigesdecesfacultésinternesquitoutesreviennentaucentreessentieldel’âme,àl’âmeelle-même»333.

5) Mais cette créativité de l’âme fait en sorte que celle-ci a la faculté d’anticiper les visionseschatologiques. « L’âme, dit Sadrâ, se représente imaginativement soi-même dans une forme qui luicorrespond, et elle rencontre les choses promises, d’une manière qui s’accorde avec la foi qu’elleprofessa(…).D’oùleProphèteadit:latombeestoubienunjardind’entrelesjardinsduparadis,oubienunefossedel’enfer334.»Lavisiondel’outremondepeutavoirlieusoitdanscetteexistencemême,soitaprèslamort(résurrectionmineure).Quoiqu’ilensoit,leprincipe–quecesoitencemonde-cioudans l’outremonde – est le même : l’âme reproduit, configure son monde. Pourtant, « les choses del’outremonde,ditSadrâ,ontunmoded’êtreplus fortetuneefficacitéplus intense,parcequ’ellessontd’une simplicité plus parfaite et ne sont nullement dispersées dans les choses matérielles. Elles sontcommelenoyau;leschosesd’ici-bassontcommelesonoucommel’écorce.(…)danslecasdeschosesexistantdansl’outremonde,leurexistenceconcrèteestidentiqueàleurexistencecommereprésentationetperception(wojûdsûri idrâkî).D’autantplusdouceest ladélectationqu’ellesprocurent,d’autantplusviolentelasouffrancequ’ellesinfligent335».

Tant que l’âme demeure dans le corps matériel d’ici-bas, elle est comme « l’embryon dans lamatrice».Parlamortàcemonde-ci,ellenaîtàl’autremonde;elleestainsidanslebarzakhquiestson« berceau ». Le corps subtil que l’âme emporte dans son voyage posthume n’est autre que son corpsimaginal (jismmithâlî), ou le corps acquis (jismmoktasab), c’est ce corps-là qui doit atteindre samaturité.«C’estpourquoi,seuleladoctrinedel’Imaginationactive,substantielleetsubstantiantlecorpsque l’âme se constitue pour elle-même, permet d’entendre parfaitement le sens duma’âd jismânî ourésurrection“corporelle”336.»

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CHAPITREXILestroisrésurrections

1)UnephilosophiedelaprésencecommetémoignageLamétaphysique de l’Être, chezMollâ Sadrâ, culmine en unemétaphysique de la Présence qui,

impliquantégalementunemétaphysiquedutémoignage,marquelesommetdelaphilosophieprophétique.Mais«decesommetmême,ditCorbin,onpeutdiscernerlalignequi,enconduisantàunemétaphysiquedel’imaginationactiveetdel’imaginal,culmineenunemétaphysiquedelaRésurrection337».Voilàdoncdes termes synonymes qui connotent les différentes nuances d’une même réalité : intensité de l’être(wojûd),notiondeprésence(hozûr)ettémoignage(shohûd);ettoutcelamisenrelationaveclema’âd,larésurrectionoul’être-au-delà-de-la-mort.

LorsqueMollâSadrâprofessequeledegréd’existenceestproportionnelaudegrédeprésence,celaveutdirequeplusintenseestl’être,plusilestPrésenceàd’autresmondes,plusilestabsenceàlamort.« Plus l’existence de l’homme est Présence, plus aussi l’être humain est le Témoin d’autresmondes,moins son être est de l’être pour la mort” et plus il est de l’être pour au-delà de la mort. LamétaphysiquedelaPrésences’amplifieenunemétaphysiquedelavisionetdelaprésencetestimoniale(shohûd),elle-mêmeannoncéeparl’imâmologieetréaliséeparl’intériorisationdecelle-ci338.»

ParcequelamétaphysiquedeMollâSadrâestunemétaphysiquequidonnelaprioritéàl’acted’être(aumonde impératif de l’Instauration) ; parce qu’elle est protégée par làmême contre tout « réflexeagnostique»visantàladévierdesonascensionverticaleversl’Être,parcequ’elleestaussid’oresetdéjàunephilosophiederésurrection(êtrepourau-delàde lamort),elleestuneprésence«engagée».MaisunePrésenceengagée,hicetnunc,par-delàetau-delàdelamort,pourundevenirposthume339.Cetengagementempêchel’âmedechuterdanslespiègesdel’histoire,parcequ’iln’yad’engagementréelqu’envers la dimension de lamétahistoire. «Cet engagement, un être ne peut l’assumer que si lui estrévélée sa “dimension polaire”, ce qui eo ipso fait d’ores et déjà de son acte d’exister un acte deprésenceauxmondesau-delàdelamort340.»Carl’êtren’émergepasd’uneantérioritédunéantcommedanslaphilosophieexistentiellemoderne,maisilestprofondémentancrédanslapréexistenceéternelledes Esprits antérieurs à la chute dans l’abîme des abîmes. D’où le sens de la présence qui consisteprécisément à se séparer des conditions de ce monde-ci, à combler en quelque sorte le retard(ta’akhkhor) sur laprésence totale,carce retardn’estpasunnéant, il est levoiled’inconsciencequienveloppel’âme.Etdanslamesureoùcetêtreenlèvecevoileets’immatérialise(tajrîd)parrapportauxconditionsdecemondesoumisàladistance,àl’étendue,autemps,ils’ensépareaussi,etplusils’ensépare,plusilrattrapeleretarddelachute,plusilcomblel’absencedelamortetplusilselibèreparlàmêmedesconditionsdel’être-pour-la-mort.ToutelaphilosophiedeRésurrectiondeMollâSadrânefaitqu’explicitercetteintuitionfondamentaledelamétaphysiquedel’ÊtreconçuecommeunemétaphysiquedePrésence.ParrapportàcettevisioneschatologiquedeschosesnouspourrionsdireavecCorbinque« pour unMollâSadrâ, tous les postulats de notre philosophie, tous nos “réflexes agnostiques”, n’ontd’autresensqued’aggraverle“retard”d’unêtre,lecontraindreàresterenarrièredesoi-même341».

Mais laphilosophiede laPrésence implique aussiunemétaphysiquedu témoignage.Êtreprésentc’estaussiêtretémoin(shâhid).Leshadîthsshî’itesqualifientlesdouzeImâmscommeTémoinsdeDieu.

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«Le témoinoculaire c’est quelqu’unqui est “présent à”, quelqu’unqui a lavisiondirecte342. »Ainsichaque Imâma une double fonction : « envers celui à qui il est présent et qui est présent par lui auxautres, et envers ces autres pour lesquels Celui-là est présent par lui, de même qu’ils sont par luiprésentsàCelui-là343».

Lamétaphysique de la Présence éclôt en unemétaphysique du témoignage desTémoins deDieu.Cettedoublefonctiondemédiation,outrequ’elleamplifielaprésenceauniveaudel’imamologieetdelaphilosophieprophétique,nousprotègeaussicontreledoublepérilquiguettetoujourslemonothéismeetauquel Corbin ne se lasse jamais de référer, parce qu’il constitue selon lui le « paradoxe même dumonothéisme » : se préserver à la fois et du monothéisme rigide des abstractionnistes (ta’tîl) et del’anthropomorphisme inconscient des associateurs (tashbîh). C’est par conséquent l’Imâm en tant quetémoinoculairequinouspréservefinalementcontrecedoublepéril.D’oùcettemaximesouventrépétéeparlesshî’ites:«CeluiquimeurtsansconnaîtresonImâmmeurtdelamortdesinconscients.»

Sidonclaphilosophiedel’Êtreestunemétaphysiquedeprésenceetcelle-ciunemétaphysiquedeTémoignageetd’uneprésenceau-delàdelamort,quelleestàprésentcettemétahistoirequinouspermetde nous étendre par-delà et au-delà de la mort ? Ici entre en ligne de compte la théorie des troisrésurrectionsetdelatriplecroissancedel’hommespirituel.

2)Latriplecroissanceetledevenirposthumedel’âmeCelui quimeurt, sa résurrection s’est déjà levée (idhâmâta faqad qâmat qîyamatoh) disent les

textesmystiquesdel’Islam.Danslagnosedusoufisme,parexemple,l’arrêtdel’effusiondel’être(ta’tîl-efayz–persan)estinconcevable,c’est-à-direqu’ilestimpossibledeconcevoirquelemondematérielcesse d’exister et qu’il se résolve totalement dans l’indistinction de l’occultation cosmique à la façonindienne de la nuit deBrahman. Le fluxmiséricordieux de la création ne s’arrête pas un instant et lemouvementdesêtrespourrejoindrelesnomsdontilssontlesépiphaniesnes’épuisejamais.D’unepart,surl’arcdelaDescente,s’échelonnentlesdegréshiérarchisésdel’être,dontchaquedegrésupérieurestlacauseinitialeetfinaledudegréquiluiestimmédiatementinférieur;d’autrepart,nousavonsl’arcdel’Ascensionparlequellemouvementascensionneldesêtresparcourtlechemininversedeladescente.Leminéral trouve saperfection, c’est-à-dire sa cause finaledans levégétal, cedernierdans l’animal,celui-cidansl’homme,etl’hommetrouvesaperfectiondansl’étatdel’HommeParfaitquiestletermefinaldelaperfectionàl’issueduquell’hommeparticipeàsarésurrectionmajeureetlecycledel’êtreseparachève.Lagenèsedel’hommedepuissonétatembryonnairejusqu’àl’épanouissementdesesfacultésintellectuellesestjalonnéepartroisrésurrectionsselonSadrâ.Lemouvementdesêtres,depuisleminéraljusqu’auseuilde lamort,quiest lepassageà lafixation,à l’étatd’immatérialisation(tajarrod)estunmouvement intrasubstantiel au terme duquel s’achève la perfection matérielle des êtres. ShaykhMohammad Tabâtabâ’î compare le mouvement substantiel des êtres au mouvement rotatif du potier,lequel,ayantachevéunpot, lemetdecôté,maislarotationdelarouenes’arrêtepaspourautant.Lesobjetsetlespotsmisdecôtésymbolisentlesêtresquiontfranchileseuildelamort.Unepremièrefois,l’hommenaissantàcemonderessusciteaumondesensible,c’estlanaissancedel’hommesensible.Unesecondefois,parlasortiehorsdecemondephysique,ilressusciteàl’intermondedel’Âme,celaestditla«résurrectionmineure»(qîyamatsoghrâ).Cecin’estparrapportauxmétamorphosesfuturesdel’âmequele«tempsduberceau».Unetroisièmefois,larésurrectionestrepriseàunregistreencoreplushautqui est la « résurrection majeure », c’est-à-dire le passage de l’Âme au monde des Intelligences oucomme le commente si bienCorbin,« croissancede l’hommepsychiqueoupsychospirituel enhommepneumatiqueouspirituel344».

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Quantàcetteperpétuelleascensiondel’hommequiestaussisatriplecroissance,Sadrâdit:«Nouste l’avonsdéjà exposé, la structurede l’exister a été déployée parDieu en trois niveaux : commeunmonde(donyâ),commeintermonde(barzakh),commeoutremonde(âkhira).Enrapportaveccemonde-ci, il a créé le corps matériel ; en rapport avec l’intermonde, il a créé l’Âme ; en rapport avecl’outremonde,ilacréél’Espritoul’Intelligence.Etilaconstituéaunombredetroislesintermédiairesquiopèrentletransfertàchacundecesmondes:ilyal’Angedelamort;ilyalecoupdelaTrompettesonnant“l’Heureultime”;ilya“lesouffledelaTrompetteàl’éclatfulgural”(39:68).Lamortconcerneles corpsmatériels ; la Trompette sonnant l’heure ultime concerne les Âmes ; la Trompette à l’éclatfulguralconcernelesEsprits345.»Ainsilanaturehumaineressusciteparlamortphysiqueaumondedel’Âme,dumondedel’Âmeelleressusciteaumondedel’Esprit.Touslesschémassontenfaitréductiblesàlastructured’untripleuniversettouteslestriadessecorrespondent.AuxtroismondesduSensible,del’Imaginal et de l’Intelligible, correspondent trois organes de connaissance : les sens, l’imagination,l’intellect. Et à cette triade de connaissance correspond également la triple croissance, ou la triplerésurrectiondumonde,del’intermondeoudel’outremonde.«Tantquel’hommeestprésentàcemonde-ci,ditSadrâ, son statut est celuid’unevisibilité correspondantà lanatureducorpsmatériel346. »Parconséquent l’Âme et l’Esprit sont cachés sous le voile du corps. Mais lorsque l’âme ressuscite àl’Intermonde, le corps disparaît, c’est-à-dire qu’il meurt par l’intermédiaire de l’Ange de la mort(résurrection mineure). Dans l’intermonde l’Âme effectue sa seconde croissance (nash’at thânîyanafsânîya).C’estellequiestlevisibletandisques’occultelecorps.C’estellequisertdecorpssubtil,acquis (jism moktasab) à l’Esprit. C’est elle aussi qui y configure sa propre forme, c’est-à-dire yactualise les formes latentes accumulées en elle, et la projette sous forme symbolisée conforme à laqualitédeshabitudesacquises.L’intermondeconstitue,decefait,«unmondedistinctentrecemonde-cietl’outremonde»347.C’estle«Séjourquidure(40:42)commedurel’aubeentrelanuitetlejour348».Et ceci jusqu’aumoment où « sonnera l’Heure ultime, celle du grandBouleversement (al-Tammât al-kobrâ[79:34])349».

Lacroissancedel’âmedansl’intermondecomporteunparadisetunenfer.L’âmeycréesonpropreparadisetsonpropreenfer.Lesimpressionssubtilesdel’âmeissuesdeshabitudesacquises(aklâq)des«formesdesœuvres»,desrésultantesdesactes,emmagasinéesdansleforintérieurdel’âme,serévèlentàlarésurrectionmineuresousformedesymboles,revêtuesdefiguresetdeformesconformesàlaqualitédes actes dont elles procèdent. C’est pourquoi ce corps acquis est aussi un corps archétypique (jismmithâlî)carl’organedesatranssubstantiationestsapuissanceimaginative.

AinsiparexemplepourShaykhMohammadLâhîjî,«lesformessymboliséesdanslesintermondes»seprésententsousformedeHouris,dejardinsédéniques,defruitsdélicieux,deruisseauxdemiel.Ceux-cisymbolisentlesméritesetlesbonnesœuvres,tandisqueleurscontraires,c’est-à-direlesdéméritesetles mauvaises œuvres, s’actualisent sous forme de serpents, de scorpions, de feu, et d’autres imagessataniques.L’âmeyapparaît«revêtuedecessymbolesdélicieuxourépugnants,selonquelesfruitsdesœuvresmoissonnées lors de l’existence terrestre sont bons oumauvais.L’amour et la dévotion serontsymboliséssousformederuisseauxdevin;lesinvocations,lesprièressousformedegrappesderaisin,depommes(…).Lespassionssousformedechiensetserpents;(…)lavoracitésousformedeloupetl’envieetlaconvoitisesousformedescorpions350».Cesimagescorrespondentauxparadisetenfersdesintermondes:jouissancesdélicieusesdessauvésetsouffrancesindiciblesdesdamnésetdesréprouvés.

Aussilesgnostiquesdel’Islamdisent:«latombeestunjardind’entrelesjardinsduparadis,ouaucontraire, un abîmed’entre les abîmesde l’enfer ».La tombe c’est la tombe au sens vrai, nonpas lecimetière,maisl’Intermonde,oùl’âmeestcommeunpetitenfantdanssonberceau351.L’Intermondesitué

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sur « l’arc duRetour » est aussi lehuitièmeclimat.Mais tandis que sur l’« arc de laDescente » le«huitièmeclimat»représentelemonde«oriental»desImages-Archétypes(’âlamal-mithâl),surl’arcdelaRemontéecemême«climat»estsymboliséparl’Intermonde«occidental»(post-mortem)etestconstituéparlesformessymboliséesdesrésidusdenosactes.Ilestdonclemondedesévénementsdel’Âme,«etl’histoiredel’Âme,souligneCorbin,parrapportàcemonde-ci,estdelamétahistoire.Cesont les événements de la métahistoire que perçoit la conscience imaginative. Toute perception desévénementseschatologiquesprésupposeladimensionmétahistorique352».

Àlatroisièmecroissance,l’âme,aprèsêtreressuscitéeàl’Intermonde,renaîtaumondedel’EspritetdesIntelligenceschérubiniques.Alorscommence,ditSadrâ,sanouvellecroissanceenEsprit(nash’atrûhânîya’aqlîya).C’estdonclepassagedel’IntermondeaumondedelaHaqîqat.L’éclatfulguraldelapremière sonnerie de la Trompette de Séraphiel foudroie les âmes dans l’Intermonde, tandis que laseconde sonnerie les ressuscite au monde de l’Esprit. « Ainsi, par la naissance et la croissance àl’intermonde (barzakh) suivie par la naissance et la croissance à l’outre-monde (âkhira),s’accomplissentlesphasesduma’âdjismânî,larésurrectioncorporelle.Unepremièrefois,lorsdesonexitus de ce monde-ci, l’âme ressuscite à l’Intermonde avec son corps psycho-spirituel subtil (carospiritualis), celui qu’il s’est constitué lui-mêmepar son être et son agir, et qui poursuit sa croissancedansl’intermonde,lemondedel’Âme;c’estlaQiyâmalsoghrâ,Résurrectionmineure.Ensuite,lorsdelaQiyâmat kobrâ, Résurrectionmajeure, le corps de résurrection atteint le statut de corps-esprit. Lecorpspasse ainsi par les trois états queMollâSadrâdécrit ailleurs, états qui correspondent aux troisdegrésdelaréalitéhumaineselonlaconceptiondesGnostiques:l’hommecharnel,l’hommepsychique,l’hommespirituel353.»

3)LapostéritédelapenséedeMollâSadrâLapenséedeMollâSadrâeutunepostéritéonnepeutplusfructueuse.Outrel’Écoled’Ispahandont

il fut le principal animateur, sa pensée resta, pour la plupart des philosophes qui vinrent après lui, lasynthèseparexcellenceetlaformedéfinitivedelaphilosophieenIslamiranien;synthèsedanslaquellelesdifférentscourantsdepensée,commel’avicennismeishrâqî, lathéosophieorientaledeSohrawardî,la gnose spéculative d’Ibn ’Arabî, s’étaient tous intégrés dans le cadre du shî’isme duodécimainconstituantainsilesprémissesindépassablesd’unephilosophieprophétique.EneffetlapenséedeMollâSadrâ est plus théosophique que philosophique au sens propre du terme. Et c’est en tant que«théosophie»etgnosequelaphilosophieislamiqueasurvécuenIranetcecijusqu’ànosjours.DanssonAnthologiedesphilosophesiraniensdepuisleXVIIesièclejusqu’ànosjours,conçuedès1964avecsoncollègue et ami Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, Corbin put mettre au jour une vingtaine de penseursislamiquesetmontrerl’impactextraordinairedelapenséedeMollâSadrâsurlesphilosophesultérieurs.Corbinn’euthélaspasletempsd’acheverceprojet.Maissesétudes,sesintroductions,parurentaprèssamortenunvolumeséparéintituléLaphilosophieiranienneislamiqueauxXVIIeetXVIIIesiècles,en1981.

OutrelesgrandsphilosophesdesXVIIeetXVIIIe sièclesétudiés,commeRajab’AlîTabrîzî (1669-70),’AbdorrazzâqLâhîjî(1661-62),MollâShamsâGîlânî(XVIIesiècle),SayyedAhmad’Alawî’AmilîIspahânî (1650),MollâMohsenFayzKashânî (1680),QâzîSa’îdQommî (1691),FâzelHindî (1721),Mollâ’AbdorrahîmDamâvandî(1737)etbeaucoupd’autres,Corbinfitégalementallusion,danslasuitede sonHistoire de la philosophie islamique parue dans l’Encyclopédie de la Pléiade, à la continuitéétonnantedelapenséedeMollâSadrâauXIXesiècle(l’ÉcoledeTéhéranàl’époqueQâjâravecMollâ’Abdollah Zonûzî (1841-42), l’École de Khorâsân avecMollâ Hâdî Sabzavârî né en 1798). En effettouteslesœuvresdeZonûzîsontinspiréesdeSohrawardîetdeMollâSadrâ,demêmequ’unSabzavârî

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parexempletypifieàmerveillecettecatégoriedessagesqueSohrawardîmetaurangsuprême:ceuxquisontdesmaîtresaussibienenphilosophiespéculativequ’enexpériencespirituelle.SabzavârîprofessacommeSadrâlaprioritéoriginelledel’être,del’exister,etprolongeal’enseignementdugrandMaître.Ilen est demême,par exemple, duShaykhMohammadTabâtabâ’î (mort en1981)qui fut unphilosopheishrâqî au sens sohrawardien du terme. Les œuvres de Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî aussi sont descommentairesetdesélucidationssavantesetmagistralessur lapenséedeMollâSadrâ.ToutcecipourdirequelapenséedeMollâSadrâeutunedestinéeonnepeutplusfécondeenIranetcontinued’yvivreendépitdestempsdifficiles.CorbinestleseulpenseuroccidentalàmaconnaissancequinonseulementmitenévidencecefaitsouventignoréquelaphilosophieislamiqueneseperdaitpasdanslessablesavecAverroës,maisqu’aucontraire,changeantderegistre,etrefusantledivorceirrémédiabledelafoietdusavoir,ellesemétamorphosaitengnoseenIranetaboutissaitàlaprodigieusesynthèsedeMollâSadrâdontl’influencecréatriceetdurablecontinueencoredefécondermaintspenseursishrâqî,pourlesquelslaphilosophieestavanttoutechoseunregardvisionnairesurlemonde.

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LIVREIVDel’exposédoctrinalaurécitvisionnaire

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CHAPITREILaphilosophie«orientale»d’Avicenne

Sil’averroïsmedevaitdéboucher,enOccident,commenousl’avonsdéjàvudansleLivreIII,àlaséparationdelafoietdusavoir,delathéologieetdelaphilosophie,ilenfuttoutautrementenIran,etcelasurtoutgrâceàl’avènementdelathéosophiedelaLumièredeSohrawardî.Lapenséed’Avicenne,toutenarticulantharmonieusement l’angélologie, lacosmologie, lagnoséologieet l’anthropologiedansun ensemble cohérent, n’en demeurait pasmoins ambiguë quant à la conjonction pure et simple de laphilosophie et de la mystique telle que devait l’envisager plus tard Sohrawardî en faisant du« théosophe » (hakim mota’allih) le prototype de celui qui possède simultanément la connaissancespéculative et l’expérience mystique. Or la pensée d’Avicenne révélait une dimension profondémentgnostique, dimension qui, inaugurant le cycle des récits visionnaires, permettait déjà le passage del’exposé doctrinal au roman mystique, faisant de la connaissance un événement de l’âme. C’estprécisémentcetespacemytho-poiètiquedesapenséequifutdésignédunomde«philosophieorientale»(hikmatmashriqîya).

Celle-cicomportedoncdesrécitsd’initiationquiéclosentenunesorted’angélophanie(visiondel’Ange)advenantentrelaveilleetlesommeil,sedéveloppantendialoguesaucoursdesquelsl’Ange,quiestleGuideIntérieur,initiesondiscipleàlavoieinitiatique.Celle-ciestsouventunpèlerinageintérieurassocié aux éléments symboliques d’un rituel d’initiation. Le fonds de tous ces récits comporte troisséquences:1)l’éveildel’âmeentantqu’étrangère,exiléeencemonde–exiloccidental;2)sarencontreavecl’AngequiestleGuide,lacontrepartiecélestedel’âme,ouselonAvicenne,l’Intelligenceagente;3)levoyageintérieurquidéboucheauMalakût,et,opérantunerupturedeniveau(d’oùlesphénomènesd’unegéographievisionnaire),aboutitàlagnose.

Lefondsdecette«philosophieorientale»d’Avicenne,ilfautlechercherd’unepartdanscequiestresté de sesNotes sur la Théologie dite d’Aristote (théologie qui est une paraphrase en arabe desdernièresEnnéadesdePlotin)et,d’autrepart,danslatrilogiedesesrécitsmystiquesoùAvicenneauraitdéposé « le secret de son expérience personnelle, offrant ainsi le cas rare d’un philosophe prenantparfaitement conscience de lui-même et parvenant à configurer ses propres symboles c’est-à-dire sonImagomundi354».

Lesrécitsquiconstituentuncyclesontaunombredetrois:leRécitdeHayyibnYaqzân,leRécitdel’OiseauetleRécitdeSalâmânetAbsâl.

Cesrécitsapparaissentsousformed’étapesquefranchitsuccessivementl’âmelorsque,selibérantdesesentraves,elleémergeprogressivementhorsdeson«exiloccidental».Àladémarcheconceptuelledepercevoirl’universenessencesintelligibles,encatégories,s’opposedorénavantlavisionimaginativesereprésentantdesfiguresconcrètesetdespersonnessymboliques.Larupturedeniveau,ousil’onveutlerenversementdesrapports,unefoisconsommée,l’âmerévèlesonmondeintérieur,lequelenveloppeàprésentl’universvisible,celui-cis’occulte,etl’invisiblesefaitvisible.L’âmedévoilesessecrets,elles’éveilleà saconditiond’exilée, et, ressentant lanostalgiedu retour, semetenmarcheà laquêtedessiens,versuneterraincognitaau-delàdetousleshorizonsetclimatsconnus.Ellepénètredansunmondequinepeutplusêtrerepérableparnoscoordonnéeshabituelles.Ainsise lèveà l’horizon l’OrientquidésignetoujourslemondedesLumières,desIntelligences,alorsquel’Occidentsymboliselemondedes

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Ténèbresetréfèreàlamatièresublunaireoùdéclinentlesâmes.L’ange s’individualise sous les traits d’une personne précise et concrète dont l’annonciation

correspond«audegréd’expériencedel’âmeàlaquelleils’annonce355».L’apparitiondel’Angeposed’emblée leproblèmede la conjonctionde l’Angede laRévélationdesprophètes et de l’Intelligenceagente des philosophes. Dans les récits mystiques, l’Ange se particularise dans l’âme et s’annoncecomme étant la contrepartie céleste de celle-ci. Ceci dévoile de prime abord les deux aspectscomplémentaires de cette rencontre qui est simultanément l’éveil de l’âme en tant qu’étrangère en cemonde,c’est-à-diresaprisedeconsciencedel’exil,etl’émergencehorsdesoi-même.Cetteémergenceéquivaut à reconnaître le Guide comme le Symbole de son vrai Moi. Dès lors les séquencess’enchaînent : la rencontre ouvre la perspective duvoyage vers l’Orient, une ascension verticale versl’Origine. D’où la dimension polaire de la quête. Pour que soit possible cette rencontre il faut ques’épanouisse chez l’exilé l’aptitude à la dimensionpolaire, c’est-à-dire l’éveil à la surconscience.Le«Climat » auquel invite l’Ange n’est compris dans aucun des climats géographiques, puisqu’il est un«huitièmeclimat»àlalimiteoùs’inversenttouteslescoordonnéesphysiques.Ladirectiondanslaquelles’étendceclimatn’estpasnonplusàl’horizontalemaisàlaverticale.Ainsil’Orient(lieudel’Origine[mabda’]etduRetour[ma’âd])estaupôlecéleste,auSinaïmystique,voireauseuildel’au-delà.D’oùlessymbolesinhérentsàtoutequête:citésfabuleuses,châteaufortdel’âme,SourcedelaVie,éclosiondel’espacedel’âme.Ladécouvertedumoiintérieurestaussicelledelaverticalitéetdelahauteur;carleRetour estuneRemontéeàuneOriginedontonne fut séparéd’ailleursqu’enmode illusoire.Cettedécouverte est finalement une connaissance orientale, et non re-présentative, partant une Présenceimmédiate, à la façon dont est présent à soi-même, celui qui connaît son Soi-même : c’est-à-dire sonAnge.

1)LeRécitd’HayyIbnYaqzânLeRécitd’HayyibnYaqzândébuteparunprologuequirappellecertainsautresrécits inspirésde

l’hermétismeenIslam.Ilformeuneinvitationetuneinitiationauvoyagemystiquedontildécritlesétapesjusqu’à l’Orient en compagnie de l’Ange illuminateur, dont la relation personnelle avec le philosophes’individualisesouslestraitsdupersonnagedeHayyibnYaqzân(Vivens,filiusVigilantis=Vivant-filsduVeilleur).

DanssonbeaulivresurAvicenneetleRécitvisionnaire,Corbinrévèletoutlerichesymbolismedesrécitsavicenniens:l’archétypedel’Ange-Soi,lesensdel’individuation,laportéepédagogiquedetoutrécitd’initiation.Enbref,lerapportdel’avicennisme,del’angélologieetlelienprofondquiunitcettedimension de la pensée d’Avicenne à l’œuvre de celui qui devait en prendre le relais, c’est-à-direSohrawardî.IlmontreaussipourlapremièrefoisquecestroisRécitsformentuncycleetquesileRécitdeHayyibnYaqzâns’arrêteauseuildel’invitedel’Ange,leRécitde l’Oiseaupoursuit levoyagedel’Orientjusqu’àlacitéoùrésideleRoisuprême,tandisqueleRécitdeSalâmânetAbsâltypifielamortmystiquedel’âmeoul’unionavecl’Intelligenceagentequiestaussianticipationtriomphante.Corbinfaitdavantage:ilretracelesmétamorphosesduRécitdel’Oiseaudanslesmomentsessentielsdelapoésiemystiquepersaneetcecijusqu’auColloquedesOiseauxde’AttarenpassantparleRécitdeAbûHamîdGhazâlî. En ce sens, cette œuvre capitale ouvre bien des portes secrètes qui, sans le recours de saconnaissance profonde des symboles qui ont régi durant des siècles la mémoire mytho-poiètique del’Iran,n’auraientjamaisétémisesàjour.

QuelestdonclecontenuduRécitdeHayyibnYaqzân?Lehérosdurécitraconteque,sepromenantunjouravecsescompagnons,ilrencontreunsage:«il

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étaitbeau;sapersonneresplendissaitd’unegloiredivine…onnevoyaitenluiquelafraîcheurquiestpropreauxjouvenceaux;aucunefaiblessenecourbaitsonmaintien,nuldéfautn’altérait lagrâcedesastature356».L’interrogeantsursonnom,sonlignageetsonpays,ilrépond:«MonnomestVivens;monlignage,filiusVigilantis;quantàmapatrie,c’estlaJérusalemcéleste(litt. la“DemeureSacro-sainte”[al-Baytal-Moqaddas]).Maprofessionestd’êtretoujoursenvoyage:faireletourdel’universaupointd’enconnaîtretouteslesconditions.Monvisageesttournéversmonpère,etmonpèreestVigilans357.»

AprèsunlongentretienleSageluirévèlelasciencedelaphysiognomonie(’ilm-efarâsat)358.Cettescience,préciseCorbindanssoncommentaire,estcellequifaitapparaîtrel’espacecachédel’âme,unescienceen laquelle excellent lesAngespuisqu’ils sontdesherméneutes par excellence. Il s’agit donc«d’ameneràdisparaîtrel’apparent,lezâhir,toutl’appareildefacultésetdepuissancesetd’apparencessécrétées par ces puissances qui enveloppent l’âme359 » de sorte que l’âme orientale, l’Étrangèreapparaisseàellesouslerevêtementténébreuxdelaconditionterrestre.Laphysiognomoniedevientainsiuneexemplificationdu ta’wîl,nonpasd’unsimple ta’wîldes textes telque lepratiquent lesexégètes,maisd’unta’wîldel’âme.Désormaislaconnaissanceestperçueparl’œildel’âme,paruneImagequitransmuetoutensymboles360.

LeSageinvitelepèlerinàsedéfairedesesdeuxcompagnonsencombrants:lecoléreux,queriennepeutdompteretleglouton,lelubriquequilèche,dévoreetconvoitetout.Dèslors,lesappétitsirasciblesetconcupisciblesnesontplusdesabstractionsconceptuellesmaisdespersonnagesconcrets,voiredeuxdémonsinassouvisdel’âme361.

LepèlerinposeensuiteauSagedesquestionssursonchemin,levoyageàaccompliretluidemandes’ilpeutentreprendrecevoyageaveclui;leSagerépond:

«Toiettousceuxdontlaconditionestsemblableàlatienne,vousnepouvezentreprendrelevoyageque je faismoi-même. Ilvousest interdit ;àvous tous lavoieenest fermée,àmoinsque tonheureuxdestinnet’aide,toi,enteséparantdecescompagnons.Maismaintenantl’heuredecetteséparationn’estpasencorevenue:untermeluiestfixé,quetunepeuxanticiper.Ilfautdoncpourlemomenttecontenterd’unvoyagecoupédehaltesetd’inaction;tantôttuesenroute,tantôttufréquentescescompagnons362.»

L’entretien se poursuit et le pèlerin l’interroge sur chacun des climats où il est allé. Le Sage luiexplique la triple division de cette géographie visionnaire : l’une intermédiaire entre l’Orient etl’Occident;l’uneau-delàdel’Occident;l’autreau-delàdel’Orient363.

L’Orient est le royaume de l’âme, du soleil levant. À mesure que l’on monte vers l’Orient,apparaissent tour à tour comme dévoilements successifs les Anges terrestres, les Âmes célestes, lesArchangeschérubins,puisleRoiretiréensonextrêmesolitudeàlabeautévoiléeparsaproprebeauté.Ceci est le lieu de la philosophie orientale364. L’ascension à ces hautes sphères de l’Être parcourt lechemin inversede laprocessiondesdixIntelligences, tellequenous l’avonsdéjàvueparaîtredans lacosmologieetl’angélologieavicenniennes(supra,LivreII).

Pouracquérirlaforceduvoyage,ditleSage,ilfaut«seplongerdanslasourced’eauquicourtauvoisinagedelaSourcepermanentedelaVie365».

Àlafindurécit, leSagesemetàdécrire leRoicommequelqu’un«quiéchappeaupouvoirdesgenshabilesàdonnerdesqualifications».Puisilvantesasplendeuretsabeauté:«IlsembleraitqueSabeauté soit le voile de Sa beauté, que sa Manifestation soit la cause de son Occultation, que sonÉpiphaniesoit lacausedesonAbscondité. (…)Parfoiscertainsesseulésd’entre leshommesémigrentversLui. (…)Il les rendconscientsde lamisèredesavantagesdevotreclimat terrestre.Et lorsqu’ilsreviennentdechezLui, ils reviennentcomblésdedonsmythiques. (…)Maintenant,si tu leveux,suis-moi,viensavecmoiversLui.Paix366.»

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2)LeRécitdel’Oiseau(Risâlatal-Tayr)367

LeRécit de l’Oiseau est la suite « logique » (sans doute selon les prémisses de la logique desOrientaux) duRécit précédent. Il donneune réponse positive à l’invite de l’Ange en s’engageant versl’Orient comme compagnon deHayy ibnYaqzân.Devenir compagnon de l’Ange c’est aussi suivre lamêmevoiequeleProphètelorsdesonMi’râj(Assomption)encompagniedel’ArchangeGabriel,c’estentreprendreuneascensionquin’apaslieuincorporemaisenEsprit368.

L’ImagedeSoisymbolisécommeunêtreailé,nouslaretrouvonschezSohrawardîsouslaformedesdeux ailes de Gabriel, et sous forme de Sîmorgh, chez Ghazâlî et chez ’Attâr. À l’âme devenuetransparentecommeunmiroir transparaît cette Imagequi représentepour lepèlerin la totalitéde sonêtre. L’oiseau est, par conséquent, la contrepartie céleste de notre être exilé, la « personne »transcendantequinousguide,nousprotègeetnous inspire.Son Imageest l’«organedenotrevision»maisunevisionproportionnéeaumoded’être369.

LeRécitdel’Oiseaurépondàl’invitecontenuedansleRécitprécédent,maisuneréponsequiestd’oresetdéjàunvoyageversl’Orient,cetOrientdontonentrevoyaitdéjàlessplendeursdansleRécitduSage. Les deux récits, l’un dans le prolongement de l’autre, exemplifient ainsi unemême vision ; ilscorrespondentàunemêmesituationpsychique,àunemêmeprojectionmentale.Iln’yapasdesolutiondecontinuitéentrelesdeuxpuisqu’ilsmarquentl’enchaînementdedeuxactessuccessifsdanslaTrilogiedesrécitsavicenniens.

LeRécitracontel’histoiredesoiseauxqui,attirésparlesifflementagréabledeschasseurs,cèdentàl’agrément des lieux et tombent dans les rets. « Les anneaux se refermèrent sur nos cous, les filetss’emmêlèrent à nos ailes, les cordes s’empêtrèrent à nos pieds. Toutmouvement que nous tentions nefaisaitqueserrerplusétroitementnosliensetaggravernotresituation370.»

Lesoiseauxserésignentet,oubliantleurdéchéance,s’abandonnentinconscientsauxentravesdeleurcage.Maisvoiciqu’unjourilsvoientàtraverslesmaillesdesfiletsunecompagnied’oiseauxquiavaientdégagé leur tête et leurs ailes hors de la cage et s’apprêtaient à l’envol. Des bouts de corde encorevisibless’accrochaientàleurspieds.Cettevisionleurfaitressouvenirdeleurétatantérieur.Lehérosdurécit se met à crier vers eux et demande leur aide : « enseignez-moi par quelle ruse chercher ladélivrance371?».Àforced’insistance,lesoiseauxfinissentparrépondreetdisent:«Nousavonsétélesprisonniersdelamêmesouffrancequelatienne»puisilsluifontexpérimenterlemêmetraitement.Lefilettombe,lesailesémergent,laportedelacages’ouvreetl’oiseaurecouvresaliberté.Maisl’entraveresteaccrochéeauboutdespiedsetlesoiseauxn’ypeuventrienpuisqu’ilsensouffrentégalement.Alorscommence levoyagevers lesdeux flancsd’unemontagne.Lesoiseauxneprêtent aucuneattentionauxtentationsdespièges.Ilsfranchissentensuitesuccessivementsixmontagnesetarriventàlaseptième.Ilsyfonthalte, et yvoientdes jardinsverdoyants, despavillons, des courantsd’eauvive, des fruits et desparfumsenabondance. Ils renoncent à cesdélices et continuent leurvoyagepour atteindre lahuitièmemontagne,dontlesommetestsiélevéqu’ilseperddansleciel.Ilsysontrecueillispard’autresoiseauxpleinsdeprévenancequiécoutentattentivementleurrécitets’yassocientavecuneextrêmesollicitude.

Par-delàcettemontagne,ilestuneCitéoùrésideleRoisuprême.Lesoiseauxarriventàsacouretattendent sonaudience.Ayant traversédesvoiles ilsarriventà l’oratoireduRoi.«Lorsque ledernierrideaueutététiréetquelabeautéduRoiresplenditdevantnosyeux,noscœurss’ysuspendirentetnousfûmesfrappésd’unestupeur372…»

LeRoi dit : «Nul ne peut dénouer le lien qui entrave vos pieds, hormis ceux-làmêmes qui l’ynouèrent.Voicidoncquej’envoieverseuxunMessagerquileurimposeralatâchedevoussatisfaireetd’écarterdevousl’entrave.Partezdonc,heureuxetsatisfaits373.»

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Le Récit de l’Oiseau marque, par rapport au Récit d’Hayy ibn Yaqzân, une transformationimportante : la « passe » de l’initiation intérieure a été franchie. L’oiseau avicennien et l’exilésohrawardiennesonteuxaussiquedes«passants»danscemondecéleste.Illeurfaudraretourneràlaviedetouslesjours.Maisàcettenuanceprèsquedésormaisilssontdifférents:leurréponseàl’invitedel’Angeetlepèlerinageintérieurquis’enestsuiviaurachangédetoutautoutleurcondition.Lepèlerinnemarcheplusseul:Maintenantnoussommesenroute,nousmarchonsencompagnieduMessagerduRoi374.

3)Lesmétamorphosesdel’OiseaudanslapoésiemystiquepersaneOndistingueraselonCorbin troismomentsessentielsdans lesmétamorphosesde l’oiseaudans la

poésiemystiquepersane : les deuxRécits d’Avicenne et deGhazâlî et la grande épopéede ’Attâr, leMantiqal-Tayr(leColloquedesOiseaux).

LeRécitd’AbûHâmedGhazâlî(ob.1111)sesituechronologiquemententreceluid’Avicenne(ob.1037)etl’œuvrecélèbredeFarîdoddîn’Attâr(ob.1229).Ilsembleassezpeuconnu.Legrandthéologienl’écrivitenarabeetsonfrèreAhmad(auteurd’unBréviaired’Amour)letraduisitenpersan.Latonalitéaffective, le niveau d’expérience mystique sont totalement différents du Récit d’Avicenne. Il semblequ’entrelesdeuxRécits,leseuldénominateurcommunsoitl’oiseauetlethèmedupèlerinageversleRoi.L’épisodefinalmarquantladélivrance,ainsiquelesétapesd’ascensiondeCielenCiel,sontcomposésd’une autre manière. Plus trace d’enthousiasme du revoir ni d’accueil courtois du Roi renvoyant lespèlerinschezeuxencompagniedesonMessager375.Aucontraire,lesoiseauxsontterrifiésparl’accueilduRoi.«Cen’estpasunerencontreavecsoi-même,unfaceàfaceavecleurSoi-même,maisunchocavecleNumineuxhostile,étranger,quelquechosecommeuneinvitationmanquée,etlesOiseauxsontauborddelapsychose376.»EttandisquelesoiseauxduRécitavicenniens’élevaientausanctuaireroyalautermed’unelutteacharnéeethéroïque,ceuxdeGhazâlîs’yfontadmettrepargrâce.

LeColloque desOiseaux de ’Attâr est tout différent. Le terme du pèlerinage est le palais de laSîmorgh. C’est un oiseau mythique dont le nom figure déjà dans l’Avesta sous la forme de Saênameregha377.Danslapoésiepersane,elleapparaîtdansunedoubletradition:celledel’épopéehéroïqueetcelledelapoésieetgnosemystique.

Parun jeuauquel seprête la formepersaneSî-morgh (trenteoiseaux), ’Attârdécouvreunmoyend’exprimercetétatd’identitédansladifférenceetdedifférencedansl’identité,paradoxequiapparaîtetsedérobesanscesseauxmoyensd’expression378.

CommedansleRécitavicenniennousytrouvonsl’épisodedudépartdesOiseaux,leparcoursdesseptvalléesd’épreuvesquimarquentlesdegrésdel’ascensioncéleste.Cesontlesvalléesmystiquesdela recherche, dudésir, de la connaissance, de l’indépendance, de l’unité, de la stupeur, dudénuement.C’estaprèsavoirfranchicesvalléesqu’ondécouvrelePalaisdel’Oiseaufabuleux.LesdeuxthèmesencommunavecleRécitdeGhazâlîsontladescriptiondesmisèresenduréesparlesoiseauxetlepremieraccueil froidqui leur est réservé à la cour royale.Mais« la “passe”de l’initiationque le théologienGhazâlînepeut franchir, ’Attâr ladépasse,emportéparunmouvementmystiquequi s’inscrit dans sonœuvreenuntraitdegénie379».

Lesoiseauxsontpartisenmilliers,ontvoyagédelonguesannées,beaucoupontpéricheminfaisant,maissurcesmilliersàsuivrel’appeldelahuppe,ilnerestequ’unpetitnombrepourarriveraubutfinal.Lesunssenoientdansl’océan,lesautrespérissentparlesflammesdusoleil,d’autressefontdévorerpardesbêtesféroces.D’autresencores’entretuent,ous’arrêtentencoursderoute,ououblientcarrémentlaraisondeleurquête.

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Iln’enarrivequetrente(=sî).IlsvoientlaMajestédivine,lerayonnementdesmilliersdesoleilsflamboyants, sont pris de désespoir, de stupeur. Puis apparaît le héraut de lamajesté, qui, les voyantmisérables,leurdemande:«D’oùvenez-vous,quelestlelieudevotrerésidence?»

Ilsefaitensuiteuneruptureinattendue.Onprésenteauxoiseauxuncertainécritmystérieuxenleurordonnant de le lire jusqu’au bout car c’est par la voix du symbole que cet écrit fera monter à leurconscience le secret de leur voyage. «C’est à la quête de son frère royal, de sonMoi céleste que lepèlerinestparti380.»Cetébranlementpurifiel’âmedesoiseaux.«LeSoleildelaProximitéresplenditsureux;enveloppéedesesrayons,leurâmeestportéeàcetteincandescencequivapermettreauMystèredetransparaître381.»

Àcemomentdanslerefletdeleurvisage,lesSî-morghvoientlafacedel’éternelleSîmorgh.«Ilsregardèrent:c’étaitbiencetteSîmorgh,sansaucundoute,cetteSîmorghétaitbiencesSîmorgh382.»Ilssevoyaienteux-mêmesau totalSî-morgh ;etSîmorghétaitau totalSî-morgh.Et lorsqu’ils regardaientsimultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh étaient une seule etmême Sî-morgh, une seule etpourtantplusieurs.

Et laMajestédivinededire :«MaMajestésemblableausoleilestunMiroir.Celuiquivientsevoitdanscemiroir:corpsetâme,âmeetcorps,ils’yvoittoutentier.PuisquevousêtesvenusSî-morgh(trenteoiseaux),vousêtesapparustrente(sî)danscemiroir…Moi,jesuisdebeaucoupsupérieuràSî-morgh(trenteoiseaux),carjesuisl’essentielleetéternelleSîmorgh.Abîmez-vousdoncenmoi,afindevousretrouvervous-mêmesenmoi383…»

Cequechaqueoiseauarencontréautermedesaquête,c’estlemystèredesonSoi-même:unSoi-mêmequidébordesonmoiterrestreetexilé,unSoi-mêmequiestsonêtretotal,siprocheetpourtantsilointain. La réciprocité qui éclôt de cemystère ne peut s’exprimer que par un symbole tel que laSî-morgh,c’est-à-direunlangageparadoxal–celuideMaîtreEckhart:«Leregardparlequeljeleconnaisestleregardmêmeparlequelilmeconnaît»…ouTalenteumvidiqualemcaperepotui384.

Lecycledel’oiseaus’achèvehorsdel’espacecosmique,commehorsducercledelalogique.LecycledesRécitsavicenniensaussivas’acheverparunesortiehorsdecemondepar lamortmystiqued’Absâl.Avecelles’accompliraledernieractedelatrilogieavicennienne.

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CHAPITREIIAvicenneetSohrawardî

Il est de coutume en Irand’opposer auxMashshâ’ûn, Péripatéticiens ou disciples d’Aristote, lesIshrâqîyûn, lesthéosophesoulesPlatoniciens.Cependantilestraredevoirunishrâqîquinesoitpasaussid’unecertainefaçonunavicennientoutcommeilestdifficilederencontrerunavicennienquin’aiteuunedimensionautrequelepéripatétismedestricteobservance.C’est,ditCorbin,cette«perpétuelleinterpénétrationquipermetdeconsidérerconcrètementcettenotionde“philosophieorientale”instauréepar Sohrawardî, mais déjà précisée – esquissée ne serait pas assez dire – dans l’un des Récitsavicenniens385».

Par ailleurs Sadrâ Shîrâzî parle de Sohrawardî comme étant le chef de l’école des Orientaux(mashrîqîyûn),OrientauxquifurentaussidesPlatoniciensetSharîfJorjânîd’ajouterquelesIshrâqîyûnsontdesphilosophesdontlechefestPlaton.AinsidemêmequeFârâbî(259/872)rénovalaphilosophiedes Péripatéticiens, etmérita l’appellation deMagister secundus, demême Sohrawardî ressuscita etrénovalaphilosophiedesIshrâqîyûn,c’est-à-diredesPlatoniciens386.

Cependant les œuvres d’Avicenne et de Sohrawardî offrent maints traits comparables. À côtéd’ouvragessystématiques,ellescomprennentl’uneetl’autredepetitsrécitsspirituelsquisontautantdetextes poétiques se démarquant de la dimension strictement philosophique où s’enchaînent les exposésthéoriques.SohrawardîseveutavanttoutlerestaurateurdelaSagessedesanciensPersesetpourcefaireilseconstruittouteunegénéalogiedontle«levainéternel»puisetoutautantauxsourcesdelasagessegrecquequ’àlaLumière-de-Gloire(Xvarnah)del’antiquevisiondelaPerse.

Sohrawardî, tout en reconnaissant sa dette envers Avicenne, estime que celui-ci, n’ayant pas puavoiraccèsauxsourcesdel’anciennesagesseiranienne,neputparconséquentmeneràbonescientsonprojet.Carceprojetcomporte,selonSohrawardî,outrelaconnaissancedessources,unecompatibilitéentrephilosophieetexpériencemystique.

LereprochequeSohrawardîadresseàAvicenneseramèneàceci:Avicennen’apasconnulavraiesourceorientale;celle-ciimpliquelasagessedesOrientaux,c’est-à-direles«sourcesdelaLumière-de-GloireetdelasouverainetédeLumière(yanâbî’al-Khorrahwa’lRâî)».Laphilosophiedel’Ishrâqest en fin de compte une philosophie duXvarnah, du flamboiement céleste qui auréolait autrefois lessouverainsMagesdel’ancienIran387.

Ilya,parconséquent,entrelesdeuxpenseurs,unecontinuitéetunerupture.CettecontinuitépermetàSohrawardîdeprendrelerelaisdel’œuvred’Avicenne.D’oùl’élogequeluiadresseSohrawardî,maispour préciser toutefois que son récit commence là où le récit de son illustre prédécesseur s’arrête, ilallègue le fait que cedernier n’apu avoir accès aux sourcesorientales.Avicenne adonc ignoré cettesourcequiestlascienceinfusedesanciensMages(lesKhosrowanides),c’est-à-direlatheosophiaparexcellence.

« Ilyavait,ditSohrawardî,chez lesanciensPerses,unecommunautéquiétaitdirigéeparDieu ;c’estparLuiquefurentconduitslesSageséminents,tousdifférentsdesMaguséens(Majûsî).C’estleurhaute doctrine de la Lumière, doctrine dont témoigne par ailleurs l’expérience de Platon et de sesprédécesseurs,quej’airessuscitéedansmonlivreintituléLaThéosophieorientale(Hikmatal-Ishrâq)etjen’aipaseudeprédécesseurpourunpareilprojet388.»

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MaisilyaunautrepointquivadémarquerSohrawardîdel’œuvredesonprédécesseuretceciestl’expérience suprême que Sohrawardî s’inspirant du verset qorânique (79 : 34) appelle le « GrandÉbranlement».Voicicequ’ilenditdanslePréludedesonRécitdel’exiloccidental:

«Lorsquej’eusprisconnaissancedu“Récitd’HayyibnYaqzân”,malgrésesadmirablessentencesspirituelles et les suggestions profondes qu’il contient, je le trouvai dépourvu de mises en lumièrerelativesàl’expériencesuprêmequiestleGrandÉbranlement(Qorân[79:34]),gardéentrésordanslesLivresdivins(…).C’estlesecretsurlequelsontaffermieslesétapesspirituellesdessoufisetdeceuxqui possèdent l’intuition visionnaire. Il n’y est point fait allusion dans le “Récit d’Hayy ibnYaqzân”,hormisà la findu livre, làoù il estdit : “Il arrivequedesanachorètes spirituelsd’entre leshumainsémigrentversLui…”Alorsj’aivouluàmontourenraconterquelquechosesousformed’unrécitquej’aiintituléRécit de l’exil occidental, dédié à certains de nos nobles frères. Pour ce qu’il en est demondessein,jem’enremetsàDieu389.»

C’estdoncdelaphasefinaleduRécitd’HayyibnYaqzânques’inspiraSohrawardîpourpoursuivrelechemininversedel’exiloccidental.LadernièrephraseduRécitd’Avicenneaboutitàuneinvitationauvoyage:«Si tu leveux,suis-moiversLui.»Etc’estpoursuivreprécisément l’AngequeSohrawardîentreprendsonRécitdel’exiloccidental.ToutefoisleRécitdel’Oiseaud’Avicenne(traduitenpersanparSohrawardî)avaitdéjàentamécevoyage;ilavaitréponduàl’intentioninitiatiqueduSage,puisquelepèlerinarrivéautermedupèlerinageretournaitverssaconditionterrestredeMessagerduRoi;maisen dépit de cette anticipation, Sohrawardî estime que les récits avicenniens ignorent deux choses : lasource orientale de toute quête, et le phénomène mystique qui doit nécessairement éclore en touteentreprisedecegenre,c’est-à-direleGrandÉbranlement.

Le Grand Ébranlement est une expérience mystique vécue intensément qui fait de la doctrinethéoriqueoudel’exposédoctrinalunévénementdel’âme,maisunévénementtelqu’ilnepeutêtretraduitextérieurementqueparlelangagemytho-poiètiquedesrécitsvisionnaires.Ensoulignantcetraitessentiel,leShaykhal-Ishrâqrévèlesansambagetouteladistancequiséparesa«philosophieorientale»decellequ’avait voulu inaugurer avant luiAvicenne. Toutefois l’expérience commune qui s’en dégage est uneexemplificationduta’wîlquifaitdurécituneexégèsedel’âmeetnondutexte.Ceserad’ailleursaussitoutlesensherméneutiqueduRécitentantqueHikâyat(«Histoire»et«Initiation»).HayyibnYaqzânetleRécitdel’exiloccidentalnousmontrerontcetteexêgesiscommeunexodequidépasse lecosmosphysiqueetenintérioriseleschéma.Quantàsapropreexégèsedecetexte,Corbinprécisesapensée:«Notreexégèsenepeutàsontourressaisirletextequ’enysuivantàlatracel’expérienceàlaquelleils’origine, et qui a transmué en symboles les données de la physique, de la psychologie et de lacosmologie390.»

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CHAPITREIIISohrawardî

etlesrécitsvisionnaires

En parlant des caractéristiques essentielles de la doctrine de l’Ishrâq, Corbin les énumère de lafaçonsuivante:

1)LavolontéderenoueraveclavisiondelaLumièreproposéeautrefoisparlesanciensSagesdelaPersezoroastrienne.

2)CetterestaurationquiestaussiunerésurrectionprésupposeeoipsolaconjonctiondedeuxvoiesdelaconnaissancephilosophiqueetmystiquedanslaVoieRoyale.Elleestdoncuneexégèsedel’âmeetunerupturedeniveau.

3)Cetteconnaissance,parcequ’elleestgnose,impliqueentantque ta’wîl lepassagedel’exposédoctrinalaurécitmystique,vécucommeunévénementadvenantdansl’âmeets’exprimantparlemédiumdel’Imaginationactivequiestl’organenoétiquepropredesrécitsvisionnaires.CerevirementestaussichezSohrawardîlepassagedel’épopéehéroïqueàl’épopéemystique.

Lesrécitsmystiquesprojettentunespaceoùlevoyagemystiquedupèlerinacquierttoutsonsens.Entantqu’événementdel’âmelerécitextérioriseenquelquesortelemondedel’âmetoutenintériorisantlemonde physique extérieur. Il est donc un passage où « la doctrine devient événement réel ». Il estégalementtransfertàl’Orient,puisquel’exildupèlerin,dufaitmêmequ’ilestunedescente,estorientéd’oresetdéjàversleRetour,verslaPatrie«orientale».

Montrercepassage,c’estmettreenévidencetroisfaitsquiressortentdecestextes:1)l’événemententantquetel;2)lemondedanslequelseproduitcetévénement;3)l’organeparlequelestperçucetévénement.

D’autrepart,ilestimpossibledeparlerdel’événementdel’âmesansdisposerd’unmondemédian,entre le monde des perceptions sensibles et le monde des pures intelligences. C’est ce mondeintermédiaire que Sohrawardî désigne comme le ’âlam al-mithal et que Corbin interprète comme lemondedel’«imaginal»(mundusimaginalis).

L’effortdeSohrawardîseradoncdeconstituerlabaseontologiquedecemondeintermédiaire;carprivésdeleurlieupropre,lesévénementseschatologiques,lesrécitsvisionnaires,serontdésaxés,voiredésorientés.Cemonde est le «huitièmeclimat».Sohrawardî forgera enpersan le termedeNâ-kojâ-âbâd pour désigner ce « lieu » propre, lequel est bien un lieu, mais sans endroit, sans emplacementrepérablesurnoscartesgéographiques391.

1)L’ÉvénemententantqueRécit(Hikâyat)Le mot arabo-persan hikâyat connote à la fois l’idée d’histoire et l’idée d’imitation (le grec

mimêsis).Toutehistoireextérieurenefaitquesymboliser,imiter,réciterunehistoireintérieure,celledel’âme et du monde de l’âme. C’est qu’en fait toute histoire qui se passe en ce monde visible estl’imitationd’événementsd’abordaccomplisdansl’âme,«dansleCiel».C’estpourquoile lieude lahiérohistoire,c’est-à-diredesgestesdel’histoiresacrale,n’estpasperceptibleparlessens,parcequeleur signification réfèreàunautremonde.Seule l’herméneutique spirituelle sauvegarde lavéritéde la

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hikâyat,lavéritédeshistoiresduQorânoudel’épopéehéroïque,parcequ’elleensaisitlesensspirituelau niveau auquel s’accomplit en réalité l’événement, c’est-à-dire dans le temps qui lui est propre, letempsdelamétahistoire.«Quiconquel’acomprisn’éprouvejamaislanécessitéde“démythiser”oude“démythologiser”lesrécitsdelaBibleetduQorân,parcequecesrécitsnesontpasdel’histoire,ilsnesontpasdavantagedumythe392.»

Lahikâyat en relatant l’événement l’arrache au passé, de sorte que le temps devient réversible,parce que l’événement n’est jamais clos et ne devient une histoire que dans la mesure où il est unévénementcomprisetvécu,l’actedel’herméneutiquedevientpartieintégrantedelahikâyat;d’oùl’idéedereconduire,parexemple,chaquehikâyat,chaque«histoire»àl’événementmétahistoriquedontelleestl’imitationetqu’elletypifieet«historialise»393.

a)Lestroisniveauxdelahikâyat(herméneutiquenarrative)Corbin envisage trois niveaux pour la sructure herméneutique de la hikâyat. Un niveau A qui

correspond à la donnée littérale et extérieure ; un niveau B qui correspond au sens conceptuel ouphilosophique du récit censé supporter ces données. Mais le sens ésotérique du récit d’initiation neconsisteniencesensthéoriquenidanslatranspositionduniveauAauniveauB.Atteindrevraimentlesensésotérique,fairequeseproduisel’événementàl’intérieurdel’âme,celaneconsistepassimplementàsubstituerunsensésotériqueàlasuccessiondesdonnéesextérieuresdurécit.«Chaquefoisquel’onfait cette substitutiononne fait quede l’allégorie394. »Car dégrader le récit visionnaire en allégorieéquivautà fairesubirausymboleunprocessusdedémythisation.L’allégoriepeutêtrecomprisepar lavoie de l’exposé rationnel, puisqu’elle se situe au même niveau de compréhension que celui-ci. Enrevanchelerécitmystiqueditprécisémentcequinepeutêtreditquesouslaformedessymbolesperçuspar le récitateur. Là il y a changement de niveau noétique par rapport à l’exposé théorique. Cechangementdeniveau,quiestaussiuneherméneutique,neconsistepasàramenerlesévénementsdurécitauniveaudesévidencesconceptuellesmais tout aucontraire les élever, les fairemonter auniveauduMalakût,c’est-à-direauniveaudel’âmeoùontlieueffectivementlesévénementsdurécit395.

C’est cette reconduction queCorbin désigne comme le niveauC. Pour que la doctrine deviennevraiment un événement dans l’âme, il faut que le pèlerin s’éveille à la conscience de cet événementcommede quelque chose qui lui arrive réellement à lui, et dont il a assumépleinement la charge.CepassageauniveauCnes’effectuequ’aufuretàmesuredelamétamorphosedel’âme(larencontreavecl’Ange).L’événementdevientuneexpériencemystiquepersonnelle.Commeparexemplel’individuationqueprovoquelarencontreavecl’Ange,oul’Intelligenceagentedesphilosophes.

AinsiatteindreauniveauCn’estpasredescendreduniveauBauniveauA.«C’estcequel’onfait,ditCorbin,denos jours,enparlantdedémythisation396.»Sion le fait toutefois, c’estparcequ’onestincapabled’atteindreleniveauC.Onatteintàceniveau-làdanslamesureoùl’onmonteduniveauAauniveauBetoùl’oncomprendlesecretdecepassage;c’est-à-diredanslamesureoùl’exposédoctrinalse transmueenévénement réelde l’âmedans leMalakût.Sitôteffectuéecetteconversion,onsubitcetévénement-làcommeuneexpériencederéalisationpersonnelle.«LisleQorân,ditSohrawardî,commes’iln’avaitétérévéléquepourtonproprecas.»

Enreconduisantàl’OrientlagestedeshérosdelaPerseancienne,Sohrawardîfaitensortequeleurgestedeviennesaproprehistoireàlui397.C’estcepassage-làquimarque,commenousleverronsbientôt,lerevirementdel’épopéehéroïqueàl’épopéemystique.

Lesujetquirécite,l’événementrécitéetlehérosdurécitseconfondentauniveauCdel’expériencepersonnelle.«Decettetriade,ditCorbin,lerécitalmystiquefaituneunité,unetri-unité.»D’oùlaportée

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d’injonctionstellesque:«SituesKhezr»oud’uneexclamationtriomphalecomme«jesuismoi-mêmeleGraaldeKayKhosraw»398.

Lahikâyat,dufaitqu’elleestaussiunta’wîl,aunedimensionpolaire,etc’estcette«dimensionquibriseladimensionlatitudinaledelaconsciencehistorique399»et faitensortequelahikâyatdevienneunehistoiresacrée,voireune«anti-histoire».

Maistoute«histoiresacrée»esteschatologique.CeluiquiréciteleLivrecréesonpropreLivre,etenfaitlalecturecommesiceLivreavaitétérévéléspécialementpourlui.Laperspectiveeschatologiquedesrécitssohrawardiensrésulteprécisémentdelamiseenœuvredesonherméneutique.Carcomprendreune histoire sainte, c’est « y reconduire la vérité du “phénomène” à rebours du temps et contre lamort400».Lerevirementdutempsprofanedel’histoireenunehiérohistoiredesrécitsdel’âmenepassepasentellieuprécisoutelautremaisdansl’espace«magique»del’imaginal:entrelapré-éternitéetlapost-éternité.

2)Nâ-kojâ-âbâd(mondeimaginal)Lemondedans lequel seproduit l’événementestunmondeoùont lieuetoùont leur« lieu» les

événementsdel’âme,lesrécitsmystiquesetlesvisionsprophétiques.Parexemple,dansLeBruissementdesailesdeGabriel,apparaîtunefigurequi,chezAvicenne,senommaitHayyibnYaqzân(leVivant,filsdu Veilleur) mais qui est dénommée ici l’« Archange empourpré » (’aql-e sorkh). À la question dupèlerinquiseretrouvedéjààunautreniveaudel’être,laréponseestcelle-ci:«JeviensdeNâ-kojâ-âbâd. » Le même terme réapparaît dans un autre récit, le Vade-mecum des Fidèles d’Amour. Àl’interrogationdeYa’qûbpleurantJoseph,mêmeréponse:«JeviensdeNâ-kojâ-âbâd.»

Ce terme ne figure pas dans le dictionnaire persan mais a été forgé par Sohrawardî lui-même.Littéralement, il signifie le pays (âbâd) du non-où (nâ-kojâ). À première vue, ce terme peut nousapparaître comme l’équivalent exact du terme ou-topia, lequel n’apparaît pas non plus dans lesdictionnairesgrecspuisqu’ilfutforgéparThomasMoruspourdistinguerl’absencedetoutelocalisationpropre.Étymologiquement,penseCorbin,ilseraitsansdouteexactdetraduireNâ-kojâ-âbâdparoutopiaetpourtantenraisondesconnotationsmystiquesqu’éveilleletermepersan,ilseraituncontresens.Carlesdeuxmondesnesesituentpasaumêmeniveauontologique.LemotNâ-kojâ-âbâddésigneunecité,unelocalitése trouvantenquelquesorte«au-delà»de lamontagnepsycho-cosmiquedeQâf401.L’au-delàdeQâfn’estpasrepérablesurnoscartestoutcommelescitésmystiquesdeJâbalqâ,deJâbarsâetdeHûrqalyâ.Topographiquement,cetterégioncommence«àlasurfaceconvexe»402delaIXeSphère,laSphèredesSphères,l’endroitoùl’onsortdescoordonnéesdenotremondeauquelseréfèrentlespointscardinaux.Ayant franchicette limite-là, laquestion«où»(kojâ)perd tout sonsens.D’où lenomNâ-kojâ-âbâd.Unlieuhorsdulieu,un«lieu»quin’estpascontenudansunlieu,dansuntopos.Maissortirduoù,delacatégoriedel’orientationsensible,c’estquitterlesapparencesextérieuresquis’yrapportentetquienveloppentlesréalitésoccultescachées«commel’amandel’estsousl’écorce403».

Lorsqu’onfranchitceseuil,ilsefaitunesorted’inversiondetempsetd’espace:cequiétaitcachésous les apparences se révèle soudainement, s’ouvre et enveloppe ce qui était jusqu’alors extérieur.L’invisible se fait visible. Désormais c’est l’esprit qui enveloppe et contient la matière. La réalitéspirituellen’estplusdansleoù.C’estenrevanchele«où»quiestenelle.Elleestelle-mêmele«où»de toutes choses ; elle n’est donc pas elle-même dans un lieu, elle ne tombe pas sous la question«où?»404.

Ainsice lieun’estpas«situémaissituatif405».End’autres termes,c’est l’espaceprivilégiédel’âme qui se révèle à elle-même. On n’y accède que par une rupture soudaine avec les coordonnées

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géographiques.Enfaitoninversesonregard,plutôtquedepercevoiraveclesyeuxdelachair,onvoitàprésentaveclesyeuxdel’âme,tellequecelle-ciserévèleàelle-mêmedansl’éclosionplénièredesessymboles.Ypénétreresttoujoursuneextasis,undéplacementfurtifetunchangementd’état.Souventlepèlerinnes’enaperçoitqu’avecémerveillementouuneinquiétudequiluicommuniqueungoûtétrangededépaysement.«Ilnepeutquedécrireoùilfut;ilnepeutindiqueràd’autresoùpasselaroute406.»

Unexempletiréd’unrécitdeSohrawardîencommuniquerapeut-êtrel’atmosphère:voicicequeditlehérosduBruissementdesailesdeGabriel:

« Je réussis un certain temps àme frayer un passage hors de l’appartement des femmes, et àmedébarrasserdesentravesetdelaceinturedespetitsenfants.C’étaitunenuitoùl’obscuritéàlanoirceurdejaisavaitprissonenvolsouslavoûteazurée(…).Soudainledésirmepritdevisiterlekhângâh407demonpère.Cekhângâhavaitdeuxportes:l’unedonnaitsurlaville,l’autredonnaitsurlejardinetlaplaineimmense.

« J’allai. Je fermai solidement la porte qui donnait sur la ville et, l’ayant ainsi fermée, je meproposaid’ouvrir laportequidonnaitsur laplaine immense.Ayant fait jouer la fermeture, je regardaiattentivement.Voicique j’aperçusdix sages (pîr) d’unebelle et aimable physionomie, dont les placesrespectivesformaientunordrehiérarchiqueascendant408(…).Saisid’unecrainteimmenseet tremblantdetoutmonêtre,jefaisaisunpasenavantpourfaireaussitôtunpasenarrière(…).

«Jem’apprêtaisàsaluer leSagequiétaità l’extrémitéde la rangée,mais justementsonextrêmebonténaturelle le fitmedevancer,et ilm’adressaunsouriresipleindegrâcequesesdentsdevinrentvisiblesdansmaprunelle(…).

–Moi:Endeuxmots,dis-moi,cesnoblesseigneurs,dequelledirectionont-ilsdaignévenir?–LeSage :Nous sommesuneconfréried’êtres immatériels (mojarradân).Tous, nousvenonsde

Nâ-kojâ-âbâd(lepaysdu«non-où»).Jen’arrivaispasàcomprendre.–Moi:Àquelclimat(eqlîm)appartientdonccetteville?–LeSage:Àunclimatdontledoigt(l’index)nepeutindiquerlaroute.Cette fois, je compris que c’était unSage dont la haute connaissance pénétrait jusqu’au fond des

choses409.»

3)L’ImaginationactivecommeorganedelaperceptionsuprasensibleL’imaginationestpourSohrawardîtantôtangetantôtdémon.Elleestplacéeeneffetdansunentre-

deux,unbarzakh,entrel’intellectetlafacultéestimative(wahm).Lorsquec’estl’intellectquil’instruitetl’initie à parler, l’Imagination active est bonne et devient un ange. On l’appelle alors méditative oucogitative.Enrevanche,lorsquel’estimativefaitirruptionenelle,elledevientmauvaiseetsetransformeen démon. On l’appelle faculté de l’imaginaire ou fantaisie. Dans ce second cas, elle opère desassemblages, des collages tels que l’homme est hanté par des cauchemars épouvantables, des êtres àplusieurstêtes,desfantasmesdélirants.Maislorsqu’elleestsubordonnéeàl’intellect,c’estparelle(lacogitative) que les êtres spirituels semanifestent « en personne» (shakhs).C’est elle qui permet auxspirituels(mashâyekh)esseulésdansleurcoindecontemplerlesEspritsdesprophètesetdesAwliyâdelamêmefaçonqueleProphèteeutautrefoislavisiondel’angeGabrielsouslaformedujeuneDahyâal-Kalbî410.

L’Imaginationactiveauservicedel’intellectprojettedanslessenslesimagesintellectivesquisontde nature spirituelle comme par exemple la vision de l’Ange, l’arbre géant au sommet du Sinaï, leBuissonardent.Maisellefonctionne«entre-deux»;ellefaitmonterlesensibleàl’étatsubtiletyfait

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descendrel’intelligiblepur,lerevêtantd’uneformeappropriéeàsanaturelumineuse.Cetterencontresefaittoujoursauniveauducarospiritualis411.

Si donc la métaphysique de l’Imagination culmine en une rencontre avec l’Ange comme dansl’exemplequenousavonsvu,l’imaginaireassociéàlafacultédel’imaginationestimativeneproduitenrevanchequelesformesdémoniaques.«Lafacultéestimative,ditSohrawardîdansLelivreduVerbedusoufisme,c’estIblisquirefusedes’inclinerdevantlekhalifeetVerbedeDieu,quandtouslesAnges,quisontlesfacultésdel’âme,s’inclinentdevantceVerbe(quiestl’âme).“Iblisrefusaets’enorgueillit,carilétait au nombre des incroyants” (2 :34). C’est pourquoi toutes les réalités immatérielles qu’admetl’intellect,cetIblis,quiestlafacultéestimative,lesnieetlesrejette412.»

L’organenoétiquedumondedel’imaginalpeutopérerlatransmutationdesdonnéessensiblespourlesrestituerensymbolesàdéchiffrer.Cettetransmutationéquivautàunedématérialisation.«Ellechangeenunpurmiroir,enunetransparencespirituelle,ladonnéephysiqueimposéeauxsens;c’estalorsqueportéeàl’incandescence,laTerre,etleschosesetlesobjetsetlesêtresdelaTerrelaissenttransparaîtreà l’intuition visionnaire l’apparition de leurs Anges413. » Car cette imagination ne construit pas del’irréel,ceciseraitlerôledel’imaginaireégaréparl’estimative,maisdévoileleréelcaché.Sonactionest en somme celle du ta’wîl, l’herméneutique spirituelle pratiquée par tous les Sages et Maîtresspirituels de l’Islam et dont « la méditation alchimique est un cas privilégié : occulter l’apparent,manifesterlecaché414».Maisvoirtoutavecl’œildel’âme,c’estaussisubirunetransfigurationdetouslessens.«Lorsquel’œildelavisionintérieureestouvert,ilfautfermerl’œildelavisionextérieure»,ditSohrawardî.Carainsionparvientàcontemplerdefaçoncontinue lesecretdescieuxspirituels,onpénètredansleMalakût,onéveillelesorganessubtilsducorps,onsubstitueàl’imaginairel’imaginatiovera,ondevient,bref,uncompagnondel’Ange.Sauverl’image,l’éleverauniveaudumondequiluiestpropre,lapréserverdetouteréductionquin’aboutiraitqu’àsécréterdesfantasmesdélirants:c’estcelalesecretduMalakût.

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CHAPITREIVL’exiloccidental

(unehikâyatinitiatique)

LesgrandsthèmesdurécitsohrawardienseretrouventdansleRécitdel’exiloccidental(Qissatal-ghorbatal-gharbîya). Ce récit fait partie desœuvres où la rencontre avec l’Ange est décrite comme«doctrinedevenant événementde l’âme».Dans sa traductionde ces récits (L’Archange empourpré),HenryCorbingroupelestraitésselonqu’ilsénoncentla«doctrineduphilosophemystique»ouqu’ilsseréfèrentauniveauCdelahikâyatoùcettemêmedoctrinedevientunévénementdel’âme,unerencontreavecl’Ange415.

Ici l’enfantde l’OrientestenvoyéenexilversunOccidentquiest lemondede lamatièreetquesymboliselavilledeQayrawân.Reconnuparcepeuple,lepèlerinestenchaîné,jetéaufondd’unpuits,d’où il ne peut sortir que les nuits. «Mais pendant les heures de la nuit, nous dit le narrateur, nousmontions(luietlepère)auchâteau,dominantalorsl’immensitédel’espace,enregardantparunefenêtre.Fréquemment venaient à nous des colombes des forêts duYémen, nous informant de l’état des chosesdanslarégioninterdite.ParfoisaussinousvisitaitunéclairduYémen,dontlalueurenbrillantdu“côtédroit”(cf.28:30),ducôté“oriental”,nousinformaitdesfamillesvivantdansleNajd416.»

Puisvientunmessagede lafamilled’au-delà,portéparunehuppe, l’invitantàsemettreenroutesanstarder.Alorsc’estleréveilpuisledépartetlaquêtedecetOrientquinesesituepasàl’Estdenotremonde,maisauNordcosmique.Leretourversl’Orient,c’estaussi l’ascensiondelamontagneQâf, lamontagne cosmique aux cités d’émeraude. Et c’est en cetOrientmagique que s’opère la rencontre del’exiléavecceluiquiestsonAnge,ouselonlatraditionhermétiquerepriseparSohrawardî,saNatureParfaite417.

Le récit offre trois séquences essentielles : 1) la chute dans la captivité et l’évasion ; 2) lanavigation sur le vaisseau de Noé qui est le chemin initiatique du retour ; 3) au Sinaï mystique, oùs’effectuelarencontreavecl’Angepersonnel.

Lerécitestuntémoignagesaisissantdelatri-unitéquelahikâyat(récitmystique)instaureentrelerécitant, lagesterécitéeet lehérosdurécit.Commeil l’afaitpourleLivredesRois (nous leverronsbientôt), Sohrawardî met en œuvre ici de façon exemplaire sa règle herméneutique : « Lis le Qorâncommes’iln’avaitétérévéléquepourtonproprecas.»

Le monde de l’Ange, la région interdite, est désigné ici comme le Yémen. Le terme équivaut àOrient.Lemotifquienintroduitlesymboleestle«côtédroit»(yaman)delavalléeoùMoïseaperçutleBuissonardent.D’autrepart,leBuissonardentreprésentel’imaginationactiveinspiréeparl’Ange.C’estprécisément dans cette conscience imaginative que sera entreprise la navigation du gnostique dans levaisseaudeNoé.Lapénétrationdanslemondedel’âmeseradécritedansd’autresrécits(l’ÉpîtredeshautestoursouleVade-mecumdesfidèlesd’Amour)commeuneprogressiondanslesespacesdépliésd’unmandala ;elleestde lasorteune«scénographie imaginale»418dumicrocosmeque legnostiquedoitparcourirpourretrouversapatriespirituelle.

Dans l’Exil occidental, l’ascension du vaisseau est verticale. Le récit progresse de prophète en

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prophète,d’étapeenétapeverslessommetsdel’Être.Lepèlerins’identifietoutd’abordàNoé419.Ilestséparé de son fils, pour lamême raison queNoé : ce fils n’est pas de sa vraie famille. Il s’identifieensuiteàLoth:«Etjesusquelavillequiselivreraitàdesturpitudes»(21:74)«seraitrenverséedefondencomble»(11:84)420. Ils’identifieensuiteàMoïse,àSalomonetàAlexandreconstruisantunrempartcontreGôgetMâgôg421.

Cetteséried’identificationsn’estpasallégorique«maistautégorique,parcequepsychodramatiqueausensinitiatiquedecemot:elleestauthentiquementcequ’elleestàceniveauherméneutiquequenousavonscaractérisécommeleniveauC,telquelerécitateurconjointdanssonactel’identificationaveclehéros»422.Le récitateurd’ailleurscommenceà s’exprimerà lapremièrepersonne423 : «Or il y avaitavecmoidesgéniesquitravaillaientàmonservice.»C’estcelamêmelaportéedel’événementspirituelvécucontenudanstoutritueld’initiation.Lanavigationconduitàsontermeetlehérosarriveausommetdurécitinitiatique,lequelestleGrandRocherculminantausommetduSinaïmystique.CeGrandRochermarque leseuilde l’au-delà,c’est-à-dire le«côtéconvexe»de laSphèredesSphères, le«huitièmeclimat».

DanslerécitduVade-mecumdesfidèlesd’Amour,c’estlachevauchéemystiquequisesubstitueàla navigation de l’arche de Noé. Le héros-cavalier s’élance d’un seul trait hors des neuf défilés. Ilparvientàunportailquiestceluidu«Châteaufortdel’Âme»,leShahrestân-eJân,englobantlatotalitédumondespirituel.Lesagequil’yaccueilleapournomla«Sagesseéternelle»(JâvîdânKharad)424.Ill’inviteàs’approcheret« làmême,ditSohrawardî,estunesourcequel’onappelle“l’EaudelaVie”(Âb-ezendegânî),ilpeutapprendreetcomprendreleLivredivin425».

AuSinaïmystiquelepèlerinsedirigeverslaSourcedelaVie,puisilfaitl’ascensionduSinaïetleRocherquiestl’oratoiredupère.Là,ilaperçoitsonpèreàlafaçond’unGrandSage426.

LeSageluidit:«Courage!Maintenanttuessauvé.Cependantilfautabsolumentqueturetournesàla prison occidentale, car les entraves, tu ne t’en es pas encore complètement dépouillé427. » Auxgémissementsdupèlerinaudésespoir, leSage répond :«Que tuy retournes,c’est inéluctablepour lemoment.Cependantjevaist’annoncerdeuxbonnesnouvelles.Lapremière,c’estqu’unefoisretournéàlaprison,ilteserapossiblederevenirdenouveauversnousetdemonterfacilementjusqu’ànotreparadis,quand tuvoudras.Laseconde,c’estque tu finirasparêtredélivré totalement ; tuviendras te joindreànous,enabandonnantcomplètementetpourtoujourslepaysoccidental428.»

Désormaisl’exiléatrouvélavoiedusalutetlajoiedeceluiquiaretrouvélessiens.

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CHAPITREVLarencontreavecl’angepersonnel

(processusd’individuation)

L’Angeapparaîtdansl’œuvredeSohrawardîsousl’aspectdeGuidepropre(pîr)dupèlerinetcecisouventsouslaformed’unSaged’unejeunesseéternelle.Cejeunemaîtrespirituel(pîr-ejavân) typifiel’AngedelarencontredanstouslesrécitsmystiquesdeSohrawardî.Ils’agitdoncicideladixièmedesIntelligenceshiérarchiques,l’Intelligenceagentedesphilosophes,l’EspritSaintouAngeGabriel.DansletraitéduVade-mecum,cemêmeAngeapparaîtcettefoissouslenompersandeJâvîdânKharad,quiestalorsl’équivalentiraniendelasophiaaeterna429.

La reconnaissancede l’Angereconnu tantôtcommeunenfantéternel, tantôtcommeun jouvenceausage, tantôtcommeGabrielou la«sagesseéternelle»est lamiseenœuvredecettedevisequiest lefondementmêmedetoutegnose.«Celuiquiseconnaîtsoi-même(sonâme)connaîtsonSeigneur.»Aussibienlafiguredel’Ange-EspritSaint,commeAngedelaracehumaine,s’individualise-t-ellepourchacunsousl’aspectdesonSoiousa«Natureparfaite»,celledontunancientraitéhermétisteenarabefaitdireàSocratequ’elleest«l’angepersonnelduphilosophe430».

1)Ange-Soi–NatureParfaiteDanssespremierstraités,Sohrawardîprofesseencorel’angélologieavicennienne.Parexemple,au

débutdurécitinitiatiqueLeBruissementdesailesdeGabriel,levisionnaireestconfrontéàlaconfrériedes dix sages, dont les places respectives forment un ordre hiérarchique ascendant, qui représente leschéma avicennien des dix Intelligences. Quand plus tard Sohrawardî aura dépassé ce schéma,l’Intelligence-Ange changera aussi de situs : il sera à présent au niveau de l’ordre latitudinal desSeigneurs des Espèces, c’est-à-dire au niveau où les Idées platoniciennes sont traduites en termesd’angélologiezoroastrienne431.

On rencontre souventdans lagnose islamique la sentence :«Celuiqui seconnaît soi-même (sonâme,nafsa-ho)connaîtsonSeigneur»,avecsesvariantes:«Celuiquiseconnaîtsoi-mêmeconnaîtsonImâm.CeluiquiconnaîtsonImâmconnaîtsonSeigneur».Ladevise,ditCorbin,aétéméditéeàl’infinipar lesspirituelsdel’Islam.ChezSohrawardî,ce«soi»estreprésentépar la«NatureParfaite»,oubien par l’Ange initiateur rencontré au cours de ces Récits. D’autre part, la vision de la « NatureParfaite»estassociéeàlagestemystiqued’Hermès432.

Maisla«NatureParfaite»estàl’âmeindividuellecequel’Ange-archétype(l’EspritSaint)estàl’humanitéentière.LaNature-ParfaiteestlaFigureindividualisée,singulariséedel’Angepourlepèlerin.Elle seprésentecommesonGuidepersonnel et sonpropre soi.Cette«NatureParfaite» (al-Tibâ’al-tâmm) est en dernière analyse l’« Ange personnel du philosophe » non pas certes comme son angegardien,mais comme la contrepartie spirituelle, ou l’alter ego céleste de l’homme terrestre. Elle est«l’individuationdurapportdel’Ange-EspritSaintavecchacundessiens,chacundeceuxdontilestlemorshîd, leguide433».Ellenepeut semanifester«enpersonnequ’àceluidont lanatureestparfaite,c’est-à-dire à l’homme de lumière ; leur rapport est cet unus-ambo où chacun des deux assume

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simultanément lapositiondemoi etde toi – imageetmiroir :mon imageme regardeparmonpropreregard;jelaregardeparsonpropreregard434».

2)LesdeuxailesdeGabrielLa connaissance de soi aboutit à l’union, ou plutôt à la réunion de cemoi empirique et cemoi

transcendant(leSoi).«Lemoicélestegardesaréalitéobjective,commecelledumiroirquimefaitfaceetenquijemeconnaisetmereconnais435.»

Lemiroirétantcequime faitconnaîtrema« face» réelle,brisercemiroirdétruirait cetteunionmême,cardelasorteiln’yauraitplusdevisage,plusdeconnaissancefaceàface:facedeDieupourl’hommeetfacedel’hommepourDieu.C’estlemêmethèmequenousavonsdéjàperçudanslevoyageinitiatiquedesoiseauxchez’Attâr.ToutlemystèredeSîmorghconsisteenlaco-présencesimultanéedel’éternelleSîmorghetdessî-morgh,lestrenteoiseaux.

Lerapportessentielquirelielemoiterrestreaumoicélesteoutranscendantestsymbolisédanslesrécits de Sohrawardî par les deux ailes de l’angeGabriel, « une aile de lumière et une aile non pasexactementdeténèbres,maisenténébréeplutôt,teintedelalueurrougeâtreducrépusculedusoir436».

Lesdeuxailestypifientparconséquentla«structuredyadique»del’êtrehumain,dumoinscelledugnostique, dyade dont l’aventure terrestre a séparé les membres. De l’aile droite procède la NatureParfaite. De l’aile gauche, l’âme qui reste empêtrée dans le monde de la matière. « Les deux ailesjumeléessymbolisentle“jumeaucéleste”etle“jumeauterrestre”dontparlelagnosemanichéenne,c’est-à-direlerapportentrel’âmedéchueetsacontrepartiecéleste437.

Dans le récitdeL’Archangeempourpré438, lepèlerinprisonnier, échappantà la surveillancedesgeôliers,s’aventuredansledésert.Etlàdansledésertilaperçoitsoudainunepersonnequivientdesoncôté.Observantlacouleurrougedontl’éclatempourpraitsonvisageetsachevelure,illuidit:

«Ôjouvenceau,d’oùviens-tu?»–Enfant,luidit-il,tufaiserreurenm’interpellantainsi.Jesuis,moi,l’aînédesenfantsduCréateur,

ettum’appelles“jouvenceau”?–Maisalorscommentsefait-ilquetun’aiespasblanchicommeilarriveauxvieillards?–Blancjelesuisenvérité; jesuistrèsancien,unSagedontl’essenceestlumière.Maiscelui-là

mêmequit’afaitprisonnierdanslefilet,celuiquiajetéautourdetoicesdifférentesentravesetcommiscesgeôliersà tagarde, ilya longtempsque lui-mêmem’aprojeté,moiaussi,dans lePuitsobscur.Ettelleestlaraisondecettecouleurpourpresouslaquelletumevois.Sinonjesuismoi-mêmetoutblancettoutlumineux.Qu’unechoseblanchequelconque,dontlablancheurestsolidairedelalumière,vienneàêtremélangée avec du noir, elle apparaît alors en effet rougeoyante.Observe le crépuscule et l’aube,blancsl’unet l’autre,puisqu’ilssontenconnexionavecla lumièredusoleil.Pourtant lecrépusculeoul’aube,c’estunmomententre-deux :uncôtévers le jourquiestblancheur,uncôtévers lanuitquiestnoirceur,d’oùlapourpreducrépusculedumatinetducrépusculedusoir.»

Reconstituer ce couple, retrouver la bi-unité de leur constitution originelle, c’est aussi fairedisparaîtrel’«ombrerougeâtre»àlaquellefaitallusionl’Ange.Carchaquefoisquelemoiexilé,captifdans lePuitsobscur, s’identifieà saNatureParfaite, il retrouvepar làmêmesonêtrede lumière.Lesdeuxailesdeviennentalorsdeuxmiroirssereflétantl’unl’autre:facedeDieupourl’hommeetfacedel’hommepourDieu.

Cette individuation réalisée à la fin de l’initiation mystique personnelle s’annonce comme unedualitudequin’estpointcellededeuxcontradictions,«lumièreohrmazdienneetténèbreahrimanienne,maiscelled’OhrmazdetdesapropreFravarti,deuxjumeauxdelumière,l’âmepacifiée”etson“témoin

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dans le Ciel”, Hermès et sa Nature Parfaite, Phôs et son guide de lumière, conscience etsurconscience439».

L’âmeincarnéepossèdeainsiuncompagnoncéleste,quiestprêtà l’aideretauquel ildoitsoitseréunirsoitaucontraireleperdreàjamais,selonquesavieterrestreaurarendupossible,ouimpossible,le retourà laconjonction transcendantede leurbi-unité.«Si longtempsque tuaillesc’estaupointdedépart que tu arriveras de nouveau, dit Sohrawardî ; comme la pointe du compas revenant sur elle-même.»Cependantques’est-ilpasséentrelesdeux?Quelquechoseaeulieu:l’êtrequel’onretrouvelà-bas, c’est-à-dire au seuil de lamontagneQâf, est le Soi de notre personne.C’est là que s’effectueprécisément le mariage des deux ; leur bi-unité, tout comme dans l’eschatologie mazdéenne c’est àl’entréeduPontChinvatqu’alieularencontredel’angeDaênâaveclemoiexiléencemondeterrestre.

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CHAPITREVIDel’épopéehéroïqueàl’épopéemystique

En énumérant les traits caractérisant les récits visionnaires, nous avons constaté que le Récit(hikâyat)seprésentaitcommeunehistoire,uneimitationetunta’wîl,c’est-à-direquelerécitarrachantlepasséàsonpasséleréactualisaitdansuntempsréversibleoùlerécitdevenaitunévénementdel’âmedanslamétahistoire.Considérésouscepointdevue,toutrécitestunta’wîl:c’estainsiqueSohrawardîreconduit lagesteiranienneàsonsensmystique,c’est-à-direàsonOrient,oùl’événementhéroïquesetransforme en un événement mystique vécu comme une expérience personnelle. Cette conversion-là,Corbinl’appellelepassagedel’épopéehéroïqueàl’épopéemystique.

Cependantl’eposdesépopéespeutcorrespondreàdifférentsniveaux.Ilpeutyavoireneffet,selonCorbin, une épopée dont l’epos, le dire, se maintienne dans la métahistoire, « reste à jamaisontologiquementpré-historique».Etilpeutyavoiruneépopée,dontl’eposdiselareconquêtedecettemétahistoireetc’estl’eposmystique,l’épopéedugnostique,del’exiléqui,venudansunmondeétranger,se trouve chez lui, dans sonmonde propre. « Entre les deux, se situe l’épopée héroïque dont l’eposprofère lesgestesaccomplispar leshérosdont ladimensionestautrequecelledespersonnagesde lachronique, parce que leur personne et leur geste semeuvent déjà dans une dimension qui est celle duhuitième climat440. » Et c’est précisément cette dimension-là qui permettra à l’épopée héroïque des’acheverenépopéemystique,c’est-à-diredetrouversondénouementàl’Orientausenssohrawardiendecemot.

Ainsi en raison même du fait que certains héros bénéficient d’ores et déjà d’une dimension«orientale», ilsdeviennentsemblablesauxétrangersdel’exiloccidental,puisqueleurgestedemêmequecelledesexilésestunvoyageinitiatiqueafindereconquérirleSinaïmystiquedel’âmeetderentrerchezlessiens.Lahikâyatquidécritleparcoursdel’exilétoutcommelerécithéroïquequicaractériselavie du héros suivent un cours parallèle. Cependant le héros a ceci de particulier qu’il est aussihistoriquement un personnage public etmythique : tantôt le souverain-Sage, détenteur de laCoupe deGraal,tantôthérosglorieuxdeladynastiedesKayanides.Sonstatutparticulierconfèreàsapersonneuneaura royale qui le différencie dupèlerin tout court.Mais la finalité orientale des deux est strictementidentiquepuisqu’ilsmettentàl’œuvretouslesdeuxleprinciped’arrachementàlacausalitéhistoriqueetprocèdent à lamême conversion : reconduire l’homme-pèlerin ou l’homme-héros à son origine, à sonOrient.L’épopéemystiqueetlerécitinitiatiquesurgissentaumomentoùlagesteetlaquêtedeviennentdesévénementspersonnelsetnepeuventêtreditesqu’enrécit.

Aufondleshéros«passentalorsparunetransmutationorientale441».Carledénouementdelagesteiranienne en épopée mystique est en parfait accord avec le dessein de la théosophie orientale. ToutcommeSohrawardî rapatrie lesmageshellénisés enun Iran islamique, demêmeaussi l’avènement del’épopée héroïque de l’Iran en épopéemystique est un phénomène de transmutation que subissent lesSagesdel’IranancienpourseretrouverchezeuxdanslaPerseislamiquedeSohrawardî442.

D’autrepart,toutcommelahikâyatprésupposaitunmondeintermédiairesituéentrelesensibleetl’intelligible,demêmeaussilerevirementdelagesteépiqueenrécitmystiqueimpliquel’existencedecemonde intermédiaire qui est leMalakût.Celui-ci est par conséquent le lieu où s’opère le passage del’épopéehéroïqueàl’épopéemystique.

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Au reste ce passage, du fait même qu’il présuppose l’intériorisation des mondes, est aussi unpassageàlahiérohistoiredel’âme.Ilestdonceschatologique.Enretournant«chezlui»,lehérossubitunetransmutationalchimique:sonlieudeRetour(ma’âd)estaussilelieudesonOrigine(mabda’).Ilnes’agitpastoutefoisdepartirdesoi-mêmepourarriverdenouveauàsoi-même.Entredépartetarrivée,ungrandévénementaurachangétouteschoses.Lemoiquel’onretrouvelà-basausommetdelamontagnecosmique(Qâf),c’estleMoitranscendant,«lemoiàlasecondepersonne»,c’est-à-direleface-à-facedu héros avec son ange personnel. Le héros subit l’individuation avec toutes ses conséquences :reconstitution du Couple originel, la bi-unité des deux portions de l’être, et enfin la conjonction des«deuxailes»del’archangeGabriel.

1)LeSageextatiquedel’anciennePerse(KayKhosraw)

a)KayKhosraw–archétypeduchevalierLa vocation spirituelle de l’Iran fut de nouer le lien entre la tradition abrahamique qu’il a faite

sienne grâce à l’Islam et la tradition zoroastrienne qu’il héritait de ses origines immémoriales. AvecSohrawardî,restaurateurenIslamiraniendelaSagesseilluminativedesanciensPerses,onassisteàlamétamorphosedel’épopéehéroïquedel’anciennechevalerieiranienneenépopéemystiquedupèlerindeDieu,danslesoufismeiranien.

« C’est par une intuition parfaitement juste, dit Corbin, qu’Eugenio d’Ors, en commentant l’idéeavestiquedel’AngeetdelaFravarti,entitécélestearchétypedechaquecréaturedeLumière,putécrire:LareligiondeZoroastrese traduitenunesorted’Ordredechevalerie443.L’épopéesohrawardienneduhéros gnostique, à la quête du Graal de Jamshîd (Kay Khosraw), offre maintes ressemblances avecl’épopéemystiquede l’Occident, cellede laquêteduGraal. “Etdemêmeque l’idéede lahiérarchiemystique de l’Ordre” des Ishrâqîyûn nous reconduisait à l’idée de la hiérarchie ésotérique professéedans le shî’isme,demêmecelle-ci, àmaintes reprises, nous a fait entendre certaines résonances avecl’éthiquechevaleresquedel’ancienIrand’unepart,etavecl’éthiquedelachevaleried’Occidentd’autrepart(…).Ilyaunethoscommun,unesituationcommuneauxcroyantsquerassemblel’idéezoroastrienneduSaoshyant(Sauveur,futurMessie)etauxcroyantsquerassemblel’attentedelaparousiedel’Imâm,commeauxcroyantsdansl’attentedurègneduParaclet.Etcenefutpaslemoindreenseignementdenosrecherchesquedeconstaterquenosthéosophesshî’itesavaientidentifiéleXIIeImâmaussibienavecleSoashyantdeszoroastriensqu’avecleParacletannoncédansl’ÉvangiledeJean444.»

De même que l’Archétype des chevaliers par excellence est l’Imâm dans l’idée shî’ite de lachevalerie,demêmeKayKhosraw,lehérosextatiquedel’anciennePerse,reste-t-ilpourSohrawardîlemodèleexemplairedetoutchevalieràlaquêteduGraal.Iln’estpasétonnantdèslorsqu’ilsoitaussiledétenteurdelaCoupedeJam.Toutequêteàlarecherchedel’âmedumonde,–celledupèleringnostiqueexiléencemonde,aussibienquecelleduchevalier restant fidèleaupactede lapré-éternité,ParsifalaussibienqueKayKhosraw,–présupposeuneappartenanceàunmondeautre.Onentredanscemondepardroitdenaissance,maisonn’appartientenréalitéqu’aumondedu«huitièmeclimat»,c’est-à-direaumondedel’invisible.C’estpourquoiledevoirdetoutgnostiqueoutouthérosdignedecenomestderetourneraumondeauquelilatoujoursappartenu.

Le temps de chaque quête est ainsi un quantum du « temps chevaleresque » mais le « tempschevaleresque»sepasse«entrelestemps».Le«tempschevaleresque»commeceluideParsifal,del’Imâm ou de Kay Khosraw ne s’achève pas à une date de la chronologie, mais il est un temps del’occultation445. De même l’histoire de Kay Khosraw, ou celle du Graal, n’a pas été close avec

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l’occultationduhéros(retourauhuitièmeclimat)maissepoursuitdansladimensiondel’eschatologie,puisque lehéros,s’occultant, rejoint les«sauveurs», les futursSaoshyantsquiviendront, lorsde leurparousie,provoquerlatransfigurationdumonde.

En rejoignant la geste mystique des héros extatiques de la Perse à l’idée gnostique du retour,Sohrawardîrelieleschevaliersdel’Iranàl’ethoscommundetoutechevalerieetintérioriselalectureduShahnâmehdeFerdowsî (Xe siècle),de lamêmefaçonqu’onferait l’herméneutiquede laBibleouduQorân.AinsileShahnâmeh,demêmequelagestedeshérosdel’anciennePerse,rentre-t-ilégalementdans le phénomène du « Livre saint », tout comme le statut du chevalier (Javanmard) est identifié àl’ethosdetoutpèlerinenquêtedesonâme.C’estgrâceàl’ouverturequeluioffraitl’herméneutiqueduLivre saint en Islam que Sohrawardî put intégrer si magistralement la sagesse de l’Iran ancien dansl’ensembledestextessacrésdel’humanité.

b)KayKhosrawetleXvarnahroyalLegrandlivredelaThéosophieorientaleditqueKayKhosrawfutadmis,dèsavantZoroastre,àla

visiondirectedes«sourcesdelaLumière-de-Gloire»ohrmazdienne,c’est-à-direduXvarnah (persanKhorrah),quiestà la fois la«gloire»et le«destin»desêtresdeLumière.MaiscetteLumière-de-Gloire a d’autres formes demanifestation, et parmi celles-ci la coupe duGraal (Jâm-e Jam) dont lacontemplationrévèledessecretsdel’invisible446.

De ce Graal furent détenteurs le roi primordial Jamshîd, les souverains de la dynastie desKayânides,enparticulierKayKhosraw,àquifutdonné,commeàquelquesautreshérosd’épopée,lerareprivilèged’émergerhorsdumondevisiblesanspourautant franchir leseuilde lamort.KayKhosrawétait le fils du prince Siyâvash, au destin tragique, assassiné par Afrâsyâb, le Touranien, qui est leprototypemêmedel’antagonistes’opposantàlachevalerieiranienne.IlincombaitdoncàKayKhosrawdelevaincredéfinitivement.

LafigureetledestindeKayKhosrawontpuêtrecomparésaveclepersonnagedeParsifaldanslecycle du Graal en Occident. Corbin estime que plus d’un trait justifie la comparaison, bien que cesressemblancesaientaussileurslimites.

Ilyatoutd’abordlefameuxchâteauconstruitparlepèredeKayKhosrawetquiavaitmotivédescomparaisonsaveclechâteauduGraal447.Ils’agitdelacitadelledeKangDêz.Cechâteauestquelquepart dans l’extrême nord, à proximité du pôle céleste, duRocher d’émeraude, là où commence selonSohrawardî le « huitième climat » (l’Orient intermédiaire). On le croit donc situé au sommet de lamontagnecosmiqueAlborz,versioniraniennedelamontagneQâf.Pouryparvenir,ilfaudraittraverserleclimatcentral(Erân-Vej),aumilieudesmondes.Lesdescriptionsqu’onendonneressemblentbeaucoupàcellesquidécriventlescitésfabuleusesduhuitièmeclimat:Jâbalqâ,Jâbarsâ,Hûrqalyâ448.

Dans ce château vit un des fils de Zoroastre, Khorshâd-Čehr, en compagnie d’autres chevalierseschatologiquesquil’aiderontàconduirelecombatfinalcontrelesforcesahrimaniennes.C’estlàaussiqueseretirera,commenousleverronsbientôt,lehérosextatiqueKayKhosrawentantquel’undesseptprinceseschatologiquesquientourentlefutursauveurSaoshyant.

L’enfanceduhérosiranienrévèle,d’autrepart,desressemblancesétonnantesaveccelledeParsifal.Commecelui-ci,ilaétéélevéparsamèredanslasolitudedesmontagnes449etdesforêts.Salongueetpénible quête le fera voyager pendant sept ans en péripétiesmiraculeuses, à la poursuite d’Afrâsyâb.Chevauchée de désert, navigations mystérieuses jusqu’aux rivages de Chine et au-delà de la Chine,jusqu’aulointainrivagedeMekran,oùlehéross’embarquepourunenavigationdeseptmois,etréussitfinalementàatteindrelaforteressed’Afrâsyâb,quiestunesortedechâteausouterrain,laformeinversée

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de Kang-Dêz. Tous ces événements ont lieu en des terres mythiques, non localisables sur nos cartesusuelles. Ayant détruit le Malin, le héros rentre triomphalement chez lui, en Erân-Vêj (Berceau desAryens).DèslorslaLumière-de-Gloire(Xvarnah)reposeuniquementsurKayKhosrawquiestàprésentledétenteurdela«Gloireroyale».

Voilàcequ’enditSohrawardîdanslePartow-nâmeh(leLivredurayondeLumière):«À celui qui connaît la sagesse (hikmat, la theosophia), persévère dans l’action de grâce et le

service divin de la Lumière des Lumières (…), à celui-là est donnée la Lumière de Gloire royale(Khorrah-ye kayânî, le Xvarnah) et est conférée la splendeur de Lumière (Farr-e nûrânî). Unefulgurationdivinelerevêtdelarobedelamajestéetdelabeauté.Ildevientlechefnatureldumonde.Dumondesuprême luivient l’assistancequidonne lavictoire.SonVerbeestentendudans lemonded’enhaut.SessongesetsoninspirationatteignentàlaPerfection450.»

Larencontreenlamêmepersonnedusageàl’autoritéroyaleetduRoiàl’âmehiératiquerésultedecettemodalitépropreauXvarnahquel’Avesta(YashtXIX)dénommeKavaênamXvarêno,c’est-à-direla Lumière-de-Gloire royale. « Tel fut le charisme de ce roi exceptionnel, prototype du Sage royal àl’âmehiératique,etaunomduquelSohrawardîfaitdériverl’appellationdeskhosrawânîyûndonnéeparluienpropreauxSagesdel’anciennePerse451.»

c)KayKhosrawetleJâm-eJam(CoupeduGraal)Lorsque le règnedecesouverainarriveàson terme,KayKhosrawpréparesonultimevoyage. Il

reçoit d’abord un avertissement céleste lui demandant de se préparer au Grand Renoncement, puis ildressesoncampdevantlavilleetprendlesdispositionsnécessairespourlemaintiendel’ordre.Enfinilditadieuauxsiensetsedirigeversunehauteetlointainemontagne.EtSohrawardîdedécrire:

«Voiciqu’enfinleconvoqualehérautdel’amour(desêtresspirituelsetdeleurmonde452).Etluiderépondre:“Mevoici”(labbayk).L’ordredumagistratArdent-Désir(shawq)luiparvint,etill’accueillitavecdocilité.Sonpèreaumondespirituell’appelait,etilentenditquesonpèrel’appelait.IlacquiesçaàsonappeletémigraversDieu,abandonnant,enpréparantsondépartvers lui, toutesouverainetédecemonde (…).Onne se souvient d’aucun autre roi que la forcedivine aitmis enmouvementpourqu’ilsortît,commeillefitdesesdomainesterrestres.SalutsoitàcejouroùlebienheureuxroiKayKhosrawseséparadelapatrieterrienne,aujouroùilconjoignitaveclemonded’enhaut!453»

Huitde ses fidèleschevaliersdécidentde l’accompagnerdans sonvoyagemais le roi lesmetengarde:lecheminqu’ildoitparcourirpassepardescontréesdésertiquesetcommeilsnepeuventdetoutefaçonlesuivre«jusqu’auCiel»,qu’ilss’épargnentdoncaumoinslesennuisduretour.Troisd’entreeuxsuiventceconseil :Godarz,ZâletRostam.Lescinqautres insistentet restent.Onfaithalteunsoiraubordd’unesource.PuisleRoisebaignedanslasourceetsescompagnonss’aperçoiventsoudainqu’iladisparu.Succombantàlafatigueilss’endormentetlatempêtedeneigelesensevelit.Ilsneseréveillerontplus à cemonde.C’est seulement ainsi qu’ils peuvent, eux, rejoindre le prince qu’ils ont tant aimé etadmiré.Ainsis’achèvel’épisodeduShahnâmehetlesréférencesqu’yfaitSohrawardî454.

L’extasevisionnairedeKayKhosrawestdumêmetypequecellequiélevaZoroastre,lorsqu’ileutlavisionde laHeptadedivine, lorsdesesentretiensavec les«ArchangesImmortels».ElleestaussianalogueauxentretiensduSagequedécritlelivrepehleviquiporteprécisémentletitredeMênôke-Xrat(Lasagessecéleste).

CependantsiKayKhosrawtypifieleRoi-Sage,ilestaussi,grâceàlascienceinfusedontilsembleêtre doté, le visionnaire par excellence et c’est cela que symbolise la coupe du Graal dont il est ledétenteur.

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Dans le récitdeLalanguedes fourmis,Sohrawardîdécrit ainsi les«vertushiératiques»de ceHéros455:

«KayKhosrawpossédaitleGrandmiroirdel’univers.Toutcequipouvaitêtrel’objetdesondésir,il le contemplait dans ce Graal. Il y scrutait l’ensemble des êtres ; il y était informé des mondesinvisibles.CeGraalétaitenfermédansunfourreaudecuirdontlaformeavaitétéfaçonnéeautour,etquicomportait dix jointures. Lorsque KayKhosraw voulait contempler quelquemystère de l’invisible, ilremettait ce fourreau au tournage (pour le défaire). Lorsqu’il avait délié tous les liens, le Graaln’apparaissait plus. Mais lorsque tous les liens étaient liés de nouveau dans l’atelier, le Graalapparaissait.

«Aumomentde l’équinoxeduprintemps,KayKhosraw tenait leGraal exposé faceauSoleil, etl’éclatdel’astrevenaitfrapperleGraal;voiciquetoutesleslignesetempreintesdesmondesyétaientmanifestées456.»

LaCoupeestunedesmanifestationsduXvarnah royalquedétientKayKhosraw,elleest souventreprise dès lors dans la littérature mystique persane comme désignant la « cosmo-vision » (dîd-eJahânbîn)duvoyant,commeopposéeàlavisionétroitedudévotpieux(Hâfez).

LeGraaldeJamshîdcommeceluideKayKhosrawestunmicrocosme.Ilestend’autrestermesle«Miroir de l’Univers ». Son détenteur peut y contempler lesmystères occultes de l’univers. Le récitdécrit parSohrawardî suggèreque la«Coupede l’Univers» est lemicrocosme (LumièreEspahbad)enfermédanslecorps,c’est-à-direle«fourreaudecuir».Lorsqu’onveutdéfairecettelumièrecaptive,autrementditlorsqu’ondénouelesliens,la«Coupe»devientinvisibleetl’âmeselèveàsonOrientquiestsonsitushorsdecemonde.Iln’estdoncvisiblequelorsquelefourreaudecuir(corpsdechair)leliedenouveau.D’oùlesdixjointurestypifiantlescinqsensexternesetlescinqsensinternes457

Aumomentdel’équinoxeduprintemps,KayKhosrawycontempletouteslesmerveillesducosmos,«nonpastantlesaffairesdesseptclimatsdumondeterrestre,quecellesd’unmondeinvisibledontlesplanètesetlesconstellationsnesontquelessignes458».Cependant,pourpouvoirjouirdecettevision-là,c’est-à-direpourpénétreràlavisionintérieurequedévoilecetteCoupe(Jâm-gîtî-namâ)(«Coupequirévèle lecosmos»), il fautavoiruncorpsde lumière,etposséder leXvarnah tantauniveaude l’êtrequ’à celui de l’épiphanie qui fait de l’hommeun vraimicrocosme. Il faut être, en d’autres termes, unhiératique,comme le souveraincharismatiqueKayKhosraw,qui, investiduXvarnah royal, fit libérer,telleuneflammeardente,laLumièreEspahbadenferméedansladépouillepérissabledenotre«gainedepeau».

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CHAPITREVIIL’érostransfiguré

L’évolution du thème métaphysique de l’Intelligence agente en épopée mystique d’amour chezSohrawardî fait transitionavec ladoctrinedes«Fidèlesd’Amour» tellequenous la retrouvonschezRûzbehândeShîrâzetIbn’Arabî.

PourCorbin,l’idéedel’érostransfiguréfutsuggéréeparlephilosopherusseBorisVycheslavtsevdontlelivreÉthiquedel’Érosestunecontributionmajeurepourlarecherchesurl’imagination.Ausujetdecephilosophe,Corbinprécise:«Acceptantlesconclusionsdela“psychologiedesprofondeurs”,lephilosopheestimequeseulel’imaginationfournit laclefdusubconscient,parcequ’elleélèvel’énergiepsychique à un niveau “supérieur”.Le processus de sublimation correspond à cette transfiguration del’homme par la voie spirituelle, à cette divinisation dont parle le mystique chrétien. En invoquant lasublimation en tant que force motrice de l’âme, Vycheslavtsev est à même de parler d’une nouvelleéthique, d’un dépassement demoralisme : “La véritable éthique de grâce est celle qui est capable detransfigureretdesublimer”459.»

Orcettepuissancedetransfigurationaccordéeàl’imaginationrendpossiblelamiseensympathiede l’invisible et du visible ; elle rend également possible la typification de l’Aimé et de l’Amant enfiguresconcrètes.Lelieudeleurrencontreposed’embléelanécessitédereconnaîtrel’ontologiepropred’un monde imaginal, où agit précisément la puissance de l’imagination. Car toute vraie rencontreimplique une transformation de l’être. Celle-ci apparaît chez Sohrawardî sous forme de ta’alloh(theosis) qui est une illumination, tout comme chez Rûzbehân, par exemple, elle implique latransfiguration de l’Éros humain en Éros divin. Chez Ibn ’Arabî, cette même imagination créatriceprojetteunespacepropre,oùlespiritueletlesensibleserencontrentenuneunionimaginative,carsanslatransfigurationqu’opèrel’imagination,touteunionestunleurre.L’AmourdivinestEspritsanscorps,l’amour physique est un corps sans esprit. L’amour spirituel possède en revanche esprit et corps (Ibn’Arabî).

Au reste c’est aussi cette transformationdes entitésmétaphysiques en figures concrètes de l’ÉrostransfiguréquenoussuggèrelepetitromanmystiquedeSohrawardîLeVade-mecumdesfidèlesd’amour.

1)Beauté,Amour,Nostalgie-TristesseL’intuition du Shaykh Al-Ishrâq fut de substituer ici à la triade des entités de la cosmogonie

avicennienne troispersonnesd’undrame.L’intelligenceestbeauté, l’âmecélesteestamour, leciel estnostalgie.Dès lorsvoicique la triade Intelligence,Âme,Cieldevient respectivementBeauté (Nîkû’î),Amour (Mihr), Nostalgie (Andûh). Ces trois termes ne désignent plus un universel logique ni uneindividualitéconcrètedumondeextérieurmaisdes«essences»nepouvantêtremanifestéesqu’auniveaudel’imaginal,voiredel’Érostransfiguréparlespersonnagesd’unromansymbolique.

Eneffetdanslacosmogonieavicennienne,cettepremièreIntelligence,queSohrawardîdésigneradunom de Bahman460, accomplit trois actes de contemplation desquels procèdent respectivement uneseconde Intelligence, la première Âme et le premier Ciel. L’Âme aspire par amour à s’unir àl’Intelligencedontelleémane.LeCielmarque ladistancequisépare l’Intelligenceet l’Âme,et l’Âme

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entraîneleCieldanssonmouvementd’amourpourl’Intelligence461.Cette première transfiguration subira dans le traité du Vade-mecum des Fidèles d’Amour une

personnification.Les trois entités semanifestent comme trois personnes portant non plus leur nom cosmogonique,

«maislenomdeleurapparition(deleur“phénomène”)aumondeintérieurdel’homme,auniveauparconséquent où s’instaure la religion de l’Éros transfiguré462 ». Leur nom désigne bien des essencesactives mais des essences dont l’énergie subit encore un processus de personnification pour seconcrétiser en trois figures nouvelles dérivant du Qorân et de la Bible : Joseph (Beauté), Zolaykhâ(Amour), Jacob (Tristesse). Par rapport aux trois entités cosmogoniques qui procèdent de la triple-intellectiondel’Intelligencepremière,cestroisdramatispersonaesontmoinsdesabstractionsquedessymbolisations,puisqueleurcorrespondentégalement,commenousvenonsdeleconstater,lesfiguresdel’hagiographiebiblico-qorânique.LisonsencoreunefoisSohrawardîlui-même:

«SachequelepremierêtrequeDieucréafutuneessencedelumière,dontlenomestIntelligence(Noûs,’aql).Cettetraditionledit:“lepremierêtrequeDieucréafutl’Intelligence”.EtDieuTrès-Hautdotacetteessencedetroispropriétés:connaissancedeDieu,connaissancedesoi-même,connaissancedufaitqued’abordelle-mêmen’étaitpasetensuitesemitàêtre.Deparcelledesespropriétésquiserattacheà saconnaissancedeDieu, futmanifestée labeauté,que l’onappelleenpersanMihr.Deparcelledesespropriétésquiserattacheàsaconnaissancedesoi,futmanifestél’amour,quel’onappelleenpersanNikû’î.Deparcelledesespropriétésqui se rattacheàsaconnaissancede l’antérioritédesonnon-êtresursonêtre,futmanifestéelanostalgie,quel’onappelleenpersanAndûh.

«Etcestroisêtres:Beauté,Amour,Nostalgie,éclosd’unemêmesourceoriginelle,sontfrèresl’undel’autre.Beauté,quiestlefrèreaîné,secontemplasoi-même.Elleeutvisiond’elle-mêmecommeétantleBiensuprême;l’allégressenaquitenelle,etellesourit.Alorsdesmilliersd’angesduplushautrangfurentmanifestés,éclosdecesourire.Amour,lefrèremoyen,étaitlecompagnonfamilierdeBeauté.Ilnepouvait détacher d’elle son regard, et restait en serviteur assidu à son service.Lorsque lui apparut lesouriredeBeauté,ilfutprisd’unvertigedefolie;ilfutbouleversé.Ilvoulutfaireunmouvement,s’enaller.Mais Nostalgie, le jeune frère, se suspendit à lui. Et c’est de cette suspension de la Nostalgieétreignantl’Amour,queprirentnaissanceleCieletlaTerre463.»

Lasuitedu récitdeSohrawardîmontre laconcrétisationprogressivedeces troisessencesqui serendentrespectivementauprèsd’unêtrehumaindecemonde,aveclequelchacunliecompagnieafindeparveniràuneidentificationparfaiteoudedevenirsil’onveut,latypificationdesonarchétype.

LejeuneJosephseraainsilatypificationdelaBeauté,parcequel’Amoursymboliselepremieractedelatriplecontemplationdel’IntelligencePremière.Zolaykhâseralatypificationdel’Amour,parcequecederniersymbolisel’aspiration,l’éland’amourdel’âmecélesteversl’Intelligencedontelleémane.EtJacob sera la typification de la Nostalgie, parce que celle-ci typifie la distance qui existe entrel’Intelligenceetl’Âme,entreAmouretBeauté;ladistanceentreJacobaupaysdeKanaanetJosephenÉgypte464

Résumonsunpeucettehistoirepourenmarquerlespointsforts.Toutd’abordl’AmournepeutsedétacherdelaBeauté, ilestquasisonesclave.Lorsqu’ildécide

enfindes’enlibéreretderetournersursonproprechemin,voilàquelaNostalgiesesuspendàlui.«Etc’est de cette étreinte de Tristesse, dit Corbin,maintenant l’amour dans la nostalgie inassouvie de laBeauté, que sont nés et quedurent leCiel et laTerre.Car la séparation, l’interdit deBeauté devenueinaccessibleà l’amour,c’est lesecretnonseulementdel’histoire”dugnostique,maisceluidetoutelaracehumaine,voiredetoutl’univers465.»

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Lepremierépisoderéfèreàun«événementdansleCiel».Beauté,apprenantl’existenced’Adamdevantquiseprosternèrenttouslesanges,seprécipitesursoncoursierverslechâteaufortoùAdamestné. Amour et Tristesse la suivent immédiatement. La Beauté investit totalement la forme d’Adam quidevient son épiphanie : l’Amour y est encore frappé de stupeur.De nouveau laNostalgie vient à sonsecours,ilvoittouslesêtresbaiserlaterreauseuildelaBeauté:«touslesAngesl’adorèrent»([15:30],Qorân).

Un second épisode s’ouvre avec l’« histoire » de Joseph qui typifie dans la littératuremystiqueislamiquelaparfaiteépiphaniedelaBeauté.AmouretNostalgies’yprésententmaissontrepoussésavecunesainteindifférence.Alorscommencel’histoiredelaséparation.

Chacun des deux jeunes frères va de son côté. Chacun choisira l’élu apte à le typifier et à lesymboliser.NostalgieserendaupaysdeKanaan.Jacob,levoyantarriver,discerneenluil’empreintedel’Amour.L’ayantinterrogé,laNostalgierépond,commel’AngedanslaplupartdesrécitsdeSohrawardî,JeviensdeNâ-kojâ-âbâd(lepaysduNon-où).Jacobs’identifieàtelpointàlaNostalgieaprèslesecretdel’initiation,qu’ildevientl’incarnationvivantedelaNostalgie-Tristesse.

L’Amour se rend enÉgypte et cet épisode retrace l’origine du couple archétype Joseph/Zolaykhâdansl’épopéemystiqueenIslam.

Zolaykhâ, levoyantapparaître, l’interroge:«D’oùviens-tu?»«Jeviensdelarégionquiest lepays de l’Esprit (Rûh-âbâd, le monde spirituel), par la voie escarpée de la Beauté. Je possède unedemeuredans levoisinage immédiatdeNostalgie.Maprofessionestdevoyager. Jesuisunsoufi sansattache.Àchaqueinstantjeparsdansunedirection.Chaquejourjefranchisuneétape;chaquenuitjefaisd’unedemeuremonlieudehalte.LorsquejesuischezlesArabes,onm’appelle’Ishq.LorsquejevienschezlesPersans,onm’appelleMihr(Mithra)466.Danslescieuxjesuisréputécommeceluiquimetenmouvement.Surterre,jesuisconnucommeceluiquiimmobilise(…).Bienquejesoispauvre,jesuisdehautelignée.Longueestmonhistoire467…»

L’AmourinitieZolaykhâàsonmystère.Uncheminàneufétapesconduitàsonroyaume.Par-delàla«voûteauxneufcoupoles»,s’élèvelechâteaufortdel’âme(shahrestân-eJân).IlfautainsisortirdelacryptecosmiquepourarriveraulieuduNon-où(Nâ-kojâ-âbâd).

Aucœuretausommetduchâteaufort,surgitlaSourcedelaVie,etau-dessusencoredecette«Citédel’Âme»,s’étagentd’autreschâteaux.

Zolaykhâlivresademeuretoutentièreaupouvoird’Amour.LorsqueJosephparaît,«Amourenlacel’épauledeZolaykhâettousdeuxs’acheminentàlacontemplationquimetfinàlaséparation.ZolaykhâestAmour;BeautéetAmoursontréunis468».

NostalgiefaitdirigerJacobversl’Égypte.Etc’estassissurletrônequeJacobaperçoitJosephetZolaykhâ. Lorsque Nostalgie voit Amour réuni en compagnie de Beauté, elle tombe à genoux et seprosternelevisagecontreterre.Jacobetsesenfantsseprosternentaussilevisagecontreterre,«alorsJosephs’adressantàJacobluidit:“Ômonpère!Voicil’interprétationsymbolique(ta’wîl)dusongequejet’avaisraconté:Père,voiciquej’aivuonzeétoiles,ainsiqueleSoleiletlaLune.Etjelesaivusseprosternantdevantmoi”(Qorân12:4)469».

LerécitduVade-mecumdesfidèlesd’amourmarqueleprofondaccorddelamystiqued’amourchezSohrawardî et chez les autres grands chantres de l’Amour comme Rûzbehân et Ibn ’Arabî. Et cettemystiquecaractériseraplustardunevastelittératureenlanguepersane,oùsepréciseradeplusenpluslepassage (amorcé déjà chez Ferdowsî, et accentué chez Sohrawardî) de l’épopée héroïque à l’épopéemystique.Quantaupassagedel’amourhumainàl’amourdivinquepostuledéjàlerécitdeSohrawardî,ilserachezRûzbehân,demêmequechezIbn’Arabî,laclefdevoûtedetoutel’épopéedel’amour.Cettetransformation ne consistera pas à substituer un objet divin à un objet humainmais à provoquer cette

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métamorphosede l’âme où l’amour humain et l’amour divin deviennent les deux faces d’unmême etuniqueAmour.

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LIVREVDel’amourhumainàl’amourdivin

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CHAPITREIRûzbehânoulemaîtreauxparadoxesinspirés

Detouslesmaîtresdusoufisme,Ibn’ArabîetRûzbehândeShîrâzsontceuxquiontpousséleplusloinl’analysedesphénomènesdel’amour.Nousavonsvu,d’autrepart,quelatransformationdesthèmesmétaphysiquesdel’Intelligenceagenteenépopéemystiqued’amourétaitdéjàentaméechezSohrawardîet que le récit du Vade-mecum des fidèles d’Amour faisait transition avec la doctrine des fidèlesd’Amourquimarqua tant l’écoled’Ibn’Arabîet ses répercussionsmultiplesen Iran.Ceciestd’autantplus intéressant que des cent cinquante commentaires écrits sur l’une des plus célèbresœuvres d’Ibn’Arabî,leFosûsal-Hikam,centtrenteenviron,qu’ilssoientécritsenarabeouenpersan,ontdesPersanspourauteurs.

D’autre part, le XIIe siècle et le début du XIIIe siècle font configurer toute une topographiephilosophique d’une importancemajeure. Corbin y voit des synchronismes hautement significatifs quidépassent de loin les simples coïncidences chronologiques. En effet c’est bien au XIIe siècle queSohrawardîinstaureladoctrinedel’anciennePerseconcernantlaLumièreetlesTénèbres.

Un an avant la naissance d’Ibn ’Arabî, le 8 août 1164, c’est la déclaration de la « GrandeRésurrection»danslechâteaufortd’Alamûtaunord-ouestde l’Iran.Grâceàcettedéclaration lenéo-ismaélismeiranienassumelestraitsd’unereligiondesalutpersonnelderésurrectionspirituellequiluipermettra ainside survivre auxpéripétiesdu tempsen se revêtantdumanteaudu soufisme, lorsque lechâteaufortd’Alamûtseraraséparleshordesmongoles.

AuXIIIesièclesouslapousséedesenvahisseursmongols,refluentverslecentreetl’ouestdel’Iranlessoufisdel’Asiecentrale.EnTransoxiane,unautregrandmaîtrespirituel,NajmoddînKobrâ,imprimeausoufismeunedirectionnouvelle,ledirigeantverslaphysiologiesubtiledesLumièrescolorées,vécuesaucoursdesétatsspirituels.Sonécolecompteradesdisciplesprestigieux:NajmoddînRâzî,’AzîzoddînNasafî, ’Alâoddawleh Semnânî. En cemême siècle (XIIIe) àNeyshâpûr dans leKhorâsân, Farîdoddîn’Attâr élabore ses rhapsodies mystiques en persan. Devant la poussée mongole, Jalâloddîn Rûmî470,encoreadolescent,rencontre,accompagnédesonpère,’Attâr;ilsémigrentversl’Anatolieets’installentàKonyâenTurquie.

Audébutdecemêmesiècle(1201),Ibn’Arabîémigreversl’Orient,abandonnantdéfinitivementsaterrenatale, l’Andalousie. Il se faitainsipèlerinde l’Orientetypropageunemystiqued’amourd’uneincomparablepuissancequimarqueradesonsceautoutes lesspéculationsultérieuresdeladialectiqued’amour. Grâce à Sadroddîn Qonyawî (671/1272 ou 673/1273-74), sa doctrine se répandra dans lemondeiranien.Cedernierest la jonctionentreIbn’Arabîet lesoufismeiranien.Il futenrapportavecJalâloddînRûmîetdevintaussilemaîtrede’Erâqî,l’undesgrandspoètesmystiquesdelanguepersane.LesLama’ât (miroitements) de ’Erâqî puisèrent leur inspiration dans lesFosûs d’Ibn ’Arabî, que luienseignaQonyawî.En outre la jonction de lamystique d’Ibn ’Arabî avec l’Ishrâq de Sohrawardî, enpassantparHaydarAmolî(quifaitlasynthèseentresoufismeetshî’isme)etIbnAbîJomhûr(xve) (quiélabore la cohésion entre la théosophie d’Ishrâq de Sohrawardî, celle d’Ibn ’Arabî et le shî’isme),aboutitfinalementauxgrandspenseursetthéosophesshî’itesdel’Écoled’IspahancommeMollâSadrâ.

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Telssontlessynchronismes(XIIeetXIIIesiècle)quipermettentdesituerspirituellementRûzbehândeShîrâz qui quitta ce monde quelques mois après qu’Ibn ’Arabî eut abandonné définitivementl’Andalousie.Ainsi est-il l’aîné d’Ibn ’Arabî tout en étant le continuateur d’une tradition demystiqued’amourquis’annonçaitdéjàchezSohrawardîcommeladoctrinedel’Érostransfiguré.C’estpourquoiiloffremaintstraitscommunsavecl’un(Sohrawardî)commel’autre(Ibn’Arabî).Rûzbehân(1128-1209)futuncontemporaindeSohrawardî,maistandisquecelui-ciestunhommedunorddel’Iran,RûzbehânétaitoriginaireduSud,duFars,c’est-à-diredela«Perside».

C’estavecl’aidedudocteurMohammadMo’în,professeuràl’UniversitédeTéhéran,queCorbinentreprit la restauration de l’œuvre de Rûzbehân. Le Jasmin des Fidèles d’Amour (Kitâb-e ’Abharal-’ashiqîn),traitédesoufisme,parutenpersanavecuneintroductionetlatraductiondupremierchapitreen français, dans laBibliothèque iranienne en1958.En1966Corbinpublia un autre texte persan trèsimportantdeRûzbehân;soncommentairesurlesparadoxesdessoufis(Sharh-eShathîyât)(Bibliothèqueiranienne,1966).LaplupartdesétudesdeCorbinfurent reprisesplus tarddanssonEnIslamiranien,vol. III,où ildéveloppaamplement ladoctrinedesFidèlesd’Amouret les rapportsdu shî’ismeetdusoufisme.

1)UnvisionnaireparexcellenceAbûMohammadibnAbîNasrRûzbehânestnéàFasâ,bourgadedelarégiondeShîrâz,en522h

(1128A.D.).Ilestmortàl’âgedequatre-vingt-quatreans(lunaires).Leshaykhporteunnomtypiquementiranien.Lesdeuxélémentsrûz (jour)etbeh (heureux, fortuné) formentunqualitatifdonnant le sensde«quelqu’undontlejourestfavorisé»,oudont«ledestinestfavorable»(khwosh-bakht)471.

Lesauteurs ledésignentcomunémentcomme«RûzbehânBaqlîShîrâzî».LemotBaqlî,quiest lenisbaaccompagnantsonnom,vientdunombaql(plurielboqûl):herbesetlégumes,etfaitprobablementallusionaumagasinquepossédaitleshaykhdanssajeunesseetoùilvendaitdesherbesetdeslégumes,jusqu’aujourmémorableoùilenvoyatoutpromener.Onl’appelleégalementleMaîtredesparadoxes,oule«maîtreauxoutrances» (shaykhshattâh).Cesurnomparticulier faitallusionà la singularitédesadoctrineoùleparadoxe,l’aspectambivalentdel’amphibolie,joueunrôleessentiel.

Pour connaître la vie du shaykh au cours de ses années d’enfance et ses expériences mystiquesprécoces,lemieuxseraitdeliresonDiariumSpirituale,leKashfal-asrâr.Le« journalspirituel»deRûzbehânfutécritparluiàlademanded’unami.Ilavaitalorscinquante-cinqans;ilenavaitquinze,dit-il,aumomentoùcommencèrentàseproduirechezluisesexpériencesvisionnaires.C’estdonclejournaldesesvisionsetdeses songesdepuis l’âgedequinzeans.Rûzbehâns’y révèlecommeayantété,dèsl’enfance,douéd’unepuissanceémotiveetd’uneaptitudevisionnaire exceptionnelles.Àquinzeans ilabandonnasamaison.Unevisionluirévélasonrangsecretdanslahiérarchiemystique.Puislesvisionsprestigieuses se succédèrent : vision d’anges et d’êtres de beauté, de paysages en fleurs, d’auroresrougeoyantes. « Tous les livres deRûzbehân, dit Corbin, sont écrits dans une langue très personnellevibrantd’unlyrismeextatiquecontinuquin’enrendpastoujoursaiséelalecture.Ilrestequecejournalautobiographiquenousfournitlabaseexpérimentale,pourcernerlesétapesetlesépreuvesparlesquellesladialectiqued’amourconduit,surlavoiedesthéophanies,autawhîdésotérique472.»

L’expérience de ces rencontres mystiques, survenant dès l’enfance, suscite une telle puissancevisionnaire, qu’elle transfigure les êtres et les choses envisagesdebeauté : «Maconscience secrète(sirr)(…)futaffermiedanslesréalitéssuprasensibles(haqâ’iq)etcommençapourmoil’ascensiondesdegrés de l’échelle mystique. Je fis l’expérience des demeures spirituelles (maqâmât), des étatsintérieurspassagers(ahwâl),desrévélations(mokâshafât),deshautesconnaissancesdutawhîd;bref,je

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passaidanslescontréesenchantéesducœurpard’innombrablesdécouvertesdesmondesinvisibles473.»Ilvoitdesanges,desbeautéscélestes:«JevislesAngesdel’Esprit(rûhânîyûn),lesAngesdela

Domination(rabbânîyûn),lesAngesdelaSainteté(qodsîyûn),lesAngesdelaMajesté(jalâlîyûn), lesAngesde laBeauté (jamâlîyûn)474…»Ilvoit lesquatreanges, leprophèteà l’étatd’extase, lapierrenoire,lesquatreporteursdutrône:«Ilm’apparutquej’étaisdansleTempledeLaMekke(al-masjadal-harâm). Je vis leProphète qui semblait en état d’extase. Il circumambulait ; il était près de laPierreNoire,ducôtégauchedelaKa’ba.Gabrielsetenaitsousleportique,prèsdelaportedeSafâ.Michaëlsetenaitprèsdelui,Seraphielprèsdetouslesdeux,tandisqu’uncoupled’Angessetenaitdanslacourdu Temple. (…) Il me sembla que la Ka’ba elle-même s’ébranlait et se rapprochait d’eux. Alors jedansaisaveceux.Dieuserenditvisibleàeux,etj’étaislàaveceux,partageantleurextaseamoureuse,goûtantunepaixprofonde475.»

IlyaaussilarencontreavecKhezr.ToutcommeIbn’Arabî,RûzbehânestundiscipledeKhezr:unsoufiqui,antérieurementàtoutcontactavecunêtrehumain,reçoitsoninitiationaumondecélesteparleministèredeceluiquiestlemaîtrepersonneldetousles«sans-maître»476(ceuxquedansleshî’isme,onappellelesOwaysis).AinsilarencontreavecKhezrsymboliselarencontreaveclacontrepartiedivinedesonêtre,l’atteintedelasourcedelavie,quiesttoujoursunerenaissanceouunenouvellenaissance.«J’étaisàcetteépoqueencoreignorantdeshautessciencesthéosophiques…etvoiciquejevisKhezr.Ilmedonnaunepommedontjemangeaiunmorceau.Ilmedit :mange-latoutentière…alorsmabouches’ouvritmalgrémoi,et tout lecontenudecettemerdeLumièreyentra ; iln’enrestaunegouttequejen’aieabsorbée477.»

IlyaaussilarévélationdelaNuitduDestin(Laylatal-Qadr),nuitbénied’entretouteslesnuits.«Encettenuit lesAngeset l’Espritdescendentavec lapermissionde leurSeigneurpourrégler touteschoses : et c’est unepaixqui dure jusqu’au leverde l’aurore (97 : 45)478. »Rûzbehân a la visiondel’AngeGabrielqui luiapparaîtsous les traitsde l’éternelFéminin :«Dieumemontra l’ensembledesAngesayanttousl’apparencehumaine(…).Parmieux,ilyavaitGabriel,etc’estleplusbeaudesAnges.Lestressesdeleurscheveluresétaientpareillesàcellesdesfemmes.Leursvisagesétaientcommelaroserouge479.»CeFémininéternel,archétypesipuissantdansladoctrinedel’Érostransfiguré,faitégalementirruptioncommeune«charmantefée»,une«jeunefillecéleste»,dontlapersonnalitéresteimprécisemaisdontRûzbehândécritlabeautéfulguranteavec«touteslesressourcesquelalanguepersanemetàsadisposition480».CesvisionsconfirmentlesmultiplesthéophaniesdeCeluiquiparessenceestàjamaisinvisible, et dont Moïse entendit le refus (Tu ne me verras point). C’est ce paradoxe de l’Essenceinvisible et des théophanies récurrentes, dit Corbin, qui est affirmé et vécu d’un bout à l’autre del’expériencepersonnelledeRûzbehân,parcequeaussibieniln’estpossibled’aimerd’amourqu’unêtreà la personne et au visage déterminés481. C’est cela le secret de la théophanie qui sous-tend lamétaphysiquedeRûzbehân.

2)UnevisionquipenseenimagesLa profusion des images, l’exubérance des visions, l’exaltation des émotions mêlées aux états

contemplatifs de plus en plus intenses, suggèrent unemanière de penser qui inciteCorbin à affirmer :«C’estunemétaphysiquequines’exprimepasenconcepts;elles’exprimeessentiellementenimages–somptueuses, baroques, fulgurantes, nostalgiques ; il y en a de toutes sortes. (…) La pensée et lesperceptions de Rûzbehân sont essentiellement celles de l’imaginal, ce qui ne veut nullement direimaginaire,pasplusquelemonde“imaginal”n’estunmonde“imaginaire”.LeMalakûtest lelieudes

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visionsthéophaniques,desformesmalakûtî482.»Ainsicettevisionmalakûtîimpliqueunetransfigurationdessens,quipermetdevoir,desentir,de

communiquer touteschosesavec l’œilducœur.Etc’estparcequeRûzbehânpenseen imagesquesonlangage est éminemment symbolique. Corbin est revenu souvent dans ses écrits sur la distinctionfondamentalequ’ilsiedàfaireentrelesymboleetl’allégorie.Cettedistinctionestessentiellepourlui,parce qu’elle est à la base de ce qui distingue la pensée mystique de la pensée rationaliste. Ainsil’allégorie«estuneopérationrationnelle,n’impliquantdepassageniàunnouveauplandel’être,niàunenouvelleprofondeurdeconscience:c’estlafiguration,àunmêmeniveaudeconscience,decequipeutêtredéjàfortbienconnud’uneautremanière483».Parcontrelesymbolejoueàunautreregistre;«ilestle“chiffre”d’unmystère,leseulmoyendedirecequipeutêtreappréhendéautrement;iln’estjamais“expliqué” une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu’une partitionmusicalen’estjamaisdéchiffréeunefoispourtoutes,maisappelleuneexécutiontoujoursnouvelle484».

L’organedecetteperceptionsymboliqueestl’imaginationactiveetcelle-cin’éclôtqu’auniveaudel’imaginal;ilestdecefait«l’exemplificationprivilégiéed’unarchétype485».D’ailleurs,lesschémasforméssurlaracinearabedumot«mithâl»(symbole)s’yprêtentparfaitement.Tamthîln’estpasuneallégorisationmaislatypification,ousi l’onveut,«l’exemplificationd’unarchétype»,d’unarchétypequiraconteunévénementvécudel’âme.Quantauxconnotationsde«tamaththol»,«c’estl’étatdelachosesensibleouimaginalequipossèdecetteinvestituredel’archétype,etcetteinvestiture,enlefaisantsymboliseraveclui,l’exhausseàsonmaximumdesens486…».

Transmuerlesensibleensymboleetretournerlesymboleàlasituationquilefaitéclore,«cesdeuxmouvementsouvrentetrefermentlecercleherméneutique487».Etc’està l’intérieurdecemêmecerclequ’unRûzbehânpenseen images,parceque toutsoneffortvisionnaireresteensuspensentrecesdeuxmouvementsducercleherméneutique,lequelestenrapportavecledoublesensdel’amphibolie(iltibâs).

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CHAPITREIIL’ennuagement

etl’épreuveduvoile

Il ne suffit pas de situer Rûzbehân entre Hallâj (on lui doit la conservation du texte unique del’œuvre deHallâj) et Ibn ’Arabî pour définir sa personne et sa doctrine. Il se différencie des soufisantérieurs en repoussantunascétismequiopposerait amourhumainet amourdivin ; il éprouve l’unetl’autrecommedeuxformesd’unseuletmêmeamour. Iln’yapas transfertd’un«objet»humainàun«objet»divin,maismétamorphose,transfigurationdusujet.Cettevalorisationdel’amourhumaincommeinitiation à l’amour divin porte profondément, dit Corbin, la marque du soufisme iranien ; « ellecaractériseceuxqu’àlasuitedeRûzbehânnousdésignonscommelesfidèlesd’amour,pourlesdistinguerdespieuxdévotsoudesdévotsascètes(zohhâd)488».Ainsi,malgrélessimilitudesqu’offrecettereligiond’amour avec l’amour ’odhrite489, la voie d’approche de Rûzbehân est différente. Contrairement àcertains soufis qui craignent que l’amour humain ne compromette la transcendance,Rûzbehân valorisel’hommecommeformeépiphaniquedivineetmiroirdelabeautédeDieu.«Seull’amourhumainpasseentrelesdeuxabîmes,etilconduitàlesfranchirlorsqu’ilprendconsciencequecetteformedebeautéquil’aimanteestprécisémentlaformethéophaniqueparexcellence490.»

À lasourcede ladoctrine, ilya l’intuition fondamentalequi remonteà lacosmogonieduTrésorcaché (idée que l’on retrouvera chez la plupart desmaîtres soufis) qui aspire à être connu et crée lemondeafind’êtreconnuetdeseconnaîtredanslescréatures.

LapremièredesfiguresdelacosmogoniedeRûzbehânn’estnil’Intelligencepremièrecommechezlesphilosophesavicenniensni leSoupirduCompatissant (Nafasal-Rahman) commechez Ibn ’Arabî,maisl’Esprit.C’estgrâceàcetEsprit instaurateurqueviennentàl’êtrelesarwâh-eqodsî (lesEspritsSaints), c’est-à-dire les « individualités spirituelles prééternelles491 » qui constituent ensemble lacommunauté des Esprits Saints. Et c’est par eux que sont créés les voiles qui sont comme autantd’Épreuves qu’ils doivent écarter sur le chemin du retour. Mais en instaurant le Voile, l’Être divinéprouve alors de la jalousie à l’égardde soi-même. «En s’objectivant à soi-même, en se révélant, iln’estplusidentiquementsonpropretémoinàsoi-même;ilauntémoinendehorsdelui-même,unautreque lui-même. Et c’est le premierVoile. Aussi l’ÊtreDivin cherche-t-il à se reprendre lui-même ; ildétournecetEspritdeLecontempler,etrenvoiesacréatureàlacontemplationd’elle-même.Cettevisiond’elle-mêmeparsoi-mêmeestlesecondVoile.L’épreuveduVoileestlesensmêmedelaCréation:ladescente des Esprits Saints dans la condition terrestre n’a d’autre fin que de les conduire à l’issuevictorieusedecetteépreuve492.»

Orilnes’agitpasdechercherDieuau-delàduVoile,carcefaisant,ditRûzbehân,ontomberadansla«démencede l’inaccessible»,mais faire en sorteque levoiledevienneunmiroir.Transformer levoileenmiroir,c’estaussiêtretémoin,c’estêtre«lesyeuxparlesquelsDieuregardeencorelemonde,etparlàmêmeaussile“concerne”encore493».

EttouslestémoinssontendernierressortlesyeuxdeDieusecontemplantsoi-même.Telssontlesprophètes,lesfidèlesd’amour.«Sanscesyeux,Dieuneverraitpaslemonde,carlemondec’estcequin’apasd’yeux,etsansceregardlemondenepourraitpassubsister494.»

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Le voile est, d’autre part, l’ennuagement du cœur. Dans Le Livre de l’Ennuagement (Kitâb al-Ighâna),Rûzbehâns’inspiredesproposrapportésparleprophète:«Ilnuagesurmoncœur,etenvéritéj’endemandepardonàDieusoixante-dixfoisparjour.»Ceproposestcomplétéparcetautre:«IlyapourlesprophètesetpourlesAwliyâl’ennuagementdesmystères(ighânatal-asrâr)etlevoilementdeslumières.Etc’estcelal’épreuveparlaquelleDieuleséprouve495.»

Rûzbehânétudielessoixante-dixvoilesdontdoiventtriompherlesmystiques;ilyalesvoilesquedoitsurmonterl’Ange,celuiquedoitécarterleprophète,celuidontdoittriompherl’AmideDieu.Ilyadesvoilescorrespondantàchaquedegré,àchaqueétapedelahiérarchiemystique.Enbref,levoileestcequifaitdétournerleregard,toutcequiempêchel’œildetransmuerlevoileenunmiroirtransparentdebeauté.Dieunepeut regarder unmondeopaque, sans transparence, puisqueoùqu’il se penche, oùqu’ilregarde,«IlnepeutregarderquesespropresyeuxquiLeregardent496».Maisl’hommeneparvientàcettetransparenceduvoilequeparla«visiondelavision»(kashf’iyânal-’iyân).

VoiciunextraitdecetteissuevictorieusetellequeladécritRûzbehândanssonJasmin:«Jedevinsassezfortpourvoguersurl’océandelagnosemystique(…).J’abordaiauxrivagesdes

Attributs de l’opération divine ; graduellement, par les hautes connaissances initiant à l’unification(tawhîd), à l’individuation (tafrîd), à l’immatérialisation (tajrîd), je me dirigeai vers l’univers de laprééternité.(…)L’ÊtreDivinmeplaçaàcôtédelui;ilmedépouilladuvêtementdelaconditionservilepourmerevêtirdelaconditiondel’hommelibre,puis ilmedit :“Voicicequetuesdevenuunfidèled’amour, un amant, un ami, un être de désir, un homme libre, aux audacieux paradoxes (shattâh), ungnostique, un être de beauté (…). Eh bien ! Sois donc créateur de par ma propre action créatrice,contempleparmonpropreregard,écouteparmapropreaudition,énonceparmapropreénonciation,(…)aimeparmonamour.CartuesaunombredemesAmis(Awliyâ)(…).Étantrevenudumondecélestiel,ceque j’éprouvais en ce monde-ci, c’étaient les conditions mêmes de l’épreuve (…). Et voici quebrusquement,àlalimitedusquaredesMunificences,danslemiroirdessignes(âyât)delabeautéjeperçuslesAttributsdivins497. (…)Avec lesyeuxducœur jecontemplais labeauté incréée ;avec lesyeuxdel’intelligence,jem’attachaisàcomprendrelesecretdelaformehumaine.

«Elle-mêmemedisait:“Contempledonclemondedel’hommeavecleregardd’unêtrehumain.”Lesyeuxdemoncœurmirentalorsàleurservicelesyeuxdemoncorps.Etvoiciquejevisdevantmoiunebelleetcharmanteféedontlagrâceetlabeautélivraientaupouvoirdel’amourtouslesêtresdecemonde.Oh!Cettejeuneimpie,tendre,espiègle,charmante,enjouée,primesautière498!»

Tous lesgrands thèmesdeRûzbehânsontplusoumoins réunisdansce texte.L’idéede la libertésouveraine,dufidèled’amour,auxaudacieuxparadoxes.L’unionduContemplantetduContemplé,oùlemystiquefinitpars’uniràDieuetn’aimerqueparl’amourdudivinlui-même;ladescentedanslemondesensibleetladécouvertedelabeautéhumainecommethéophaniedelabeautédivine;etlesrefletsdelaBeautédivinedanslemiroirdessignes.Rûzbehândécritensuiteleregardpolydimensionneldumystique,sonœilparticipeàtouslesniveauxderéalitéettandisqueleregarddel’âmecontemplelemiroirdelabeauté, les yeux de l’intelligence perçoivent le chef-d’œuvre qui incarne cette même beauté. Ensuites’opèrel’inversion,etlesyeuxducœurprennentàleurservicelesyeuxducorps,etvoiciqu’apparaîtlabeautéféminine,perçueàtraverslesyeuxtransmuésdel’âmeetceuxdel’esprit.Etcettebeautérévèlelesqualitésambivalentesdelaformehumainequiesttouràtourimpie,tendre,espiègle,charmeuse,etmiroir-témoin. Ces aspects paradoxaux constituent en propre tout le secret de l’amphibolie chezRûzbehân.

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CHAPITREIIILepèlerinageintérieur

LesthèmesquimarquentlesétapesdupèlerinageintérieurdeRûzbehânconstituentselonCorbinsixétapes:1.LathéophaniedivinecommeBeautédivinedansl’homme;2.Mohammadestleprophèteparexcellencedelareligiond’amour;3.Lesensprophétiquedecettebeautéserévèleàceluiquidévoilel’amphibolie,oulephénomènedumiroir;4.Lefondementpré-existentieldel’amourestlaprimordialitédesEspritsSaints(individualitéshumainespré-existantes) ;5.Effectuerlesensprophétiqueéquivautàtransformer levoileenmiroircommeshâhid-mashhûd (leContemplant-Contemplé) ; ceci est aussiunpassagede l’amourmétaphorique(majâzî)à l’amourvéridique(haqîqî) ;6.Àsonapothéose, l’amourhumaindébouchesurlesecretdutawhîd(unicité)ésotérique.C’estDieumêmequiestl’amour,l’amantetl’aimé.«Etlàmêmes’achèvel’“histoire”desfidèlesd’amour499.»

1)LathéophaniecommeBeautédivinedansl’hommeIl y a parmi toutes les expériences humaines une expérience qui détient un rôle privilégié,

puisqu’elleserelieaumotifmêmedelathéophaniedivine:c’estcelledel’amourhumainpourunêtredebeauté.Ilnes’agitbienentendupasd’unamourquiseraitconditionnéparlesdésirspossessifs,maisd’unamour qui, tout en se reflétant sur la face d’un être de beauté, la transfigure et en fait un miroirtransparent.

Maisl’amouràl’origineestunactedecontemplation:«LorsqueDieu,paramouretinclination,faitdesonfidèleleDésirantetleDésiré,l’Amantoul’Aimé,ceserfd’amourassumeenversDieulerôledeTémoin-de-contemplation(shâhid).(…)Tantquedansl’amourtunedevienspasidentiqueàl’Aimé,ilt’estimpossibledenefairequ’unavecl’Aimédansl’ermitagedel’atteinte500.»

L’amourdivinestdonclesecretdelathéophanie,toutcommeilestlemotifdel’anthropomorphose.«Adam,ditRûzbehân,c’estDieumêmeayantrevêtulevêtementdel’être(libâs-ehastî)etassumantlaqualificationhumaine(c’est-à-direpassantparl’anthropomorphose)501.»

Cette théophanie passe ainsi par les voiles successifs de l’Intelligence, du Cœur et de la naturephysique qui sont autant d’étapes d’ennuagement. Cependant cette manifestation théophanique « n’estnullementuneincarnation502».Car l’incarnationégarelefidèled’amour,elleempêchequ’ilfranchissel’obstacle et perçoive l’image dans lemiroir. Elle confond l’éros humain avec la sexualité charnelle.L’imagen’estpas incarnéedans lemiroir,maisenyapparaissant«…ellevoit etmontreà lui-mêmeceluiqui se regardedans lemiroir etdont elleest l’image»503. Privé du sentiment théophanique l’onn’arrive jamais à éprouver l’amour tel que l’expérimente unRûzbehân. Et cet obstacle Rûzbehân lui-mêmel’aconnu.Ilenfaitd’ailleursl’aveu:«Ilnecomprenaitpasencorequecetévénementsepasseàl’extérieur de l’argile humaine, sans qu’il y ait quelque chose comme une pénétration matérielle desAttributsdivinsà l’intérieurdesfrontièresducréaturel !…»S’il l’avaitsu,dit-il«avec la roséedeslarmes de la tristesse d’amour, il aurait effacé la poussière de l’éphémère au visage de la Fiancéeéternelle504».

Effacerdonclapoussière,c’estreconnaîtreetpercevoirlathéophaniecommeuneformedocétiste,comme une image en suspens, non matérialisée dans une épiphanie quelconque. Cela équivaut à se

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dégageraussibiende l’incarnationnismequede l’idolâtrie,car« laFiancéeéternelle initieson fidèled’amourenfiltrantpourluilepurbreuvaged’amour,n’ylaissantaucunetraced’impurmélangematérieldeladivinitéavecl’humanité,etcependantatténuantlestraitsdesasublimitépourquelabeautéensoitsupportableàunêtrehumain,parcetteteintureausuaveparfumàlaquellefaitallusionceverset:Nousavonscréél’êtrehumainenluidonnantlaplusbelledesstatures505».

Corbin a souvent opposé dans ses écrits les formes théophaniques à l’incarnation. L’incarnation,étantunfaituniqueetirréversible,s’inscritdanslatramedesfaitsmatériels:Dieuenpersonnes’incarneà un moment précis de l’histoire. Et ce fait devient un point repérable. Par contre la théophanieprésupposeunautreniveaud’êtreoù les formesapparaissentcommedes imagessurunmiroir. Ilnousfautdoncunmondequi assureontologiquement ces formesen suspens.Enbref, unmondeoùapparaîttransfiguréedanssonauréoleréelle(commeuneicône)l’essenceréelledelabeautéhumaineetnonsonidole.Demêmeque l’incarnation implique lephénomènede l’histoirecommençant àpartird’unpointrepérable, de même aussi la théophanie présuppose une hiérohistoire des événements dans le Ciel,apparaissant dans l’espace imaginal de l’âme. Ce ne sont pas les yeux corporels des témoins quicontemplentcette«théophaniedansl’histoire»,c’estl’organedeleurvuecéleste(chashm-emalakûtî)quilecontemple«dansleCiel»commecarospiritualis.«Etparcequ’elleestun“événementdansleCiel”,nonpointunfaitmatérielentréirréversiblementdansl’histoire,lathéophanieserépèteautantdefoisqu’ilyadeshâhid auprésent, devisagesdebeauté investisde leur sensprophétique.N’étantnienoïkesis(holûl,immanence),niensarkôsis(tajassod,incarnation),ellen’estpasnonplusunekenôsis,exténuation,effacementdudivin,maismanifestationtriomphale,éclatanteenmajesté,del’attributdivinparexcellencequiestlaBeauté506.»

Tout le secret du Jasmin est de conduire l’amour de sa forme humaine à sa forme divine, depercevoir dans le miroir de la Beauté humaine l’Image célestielle, telle qu’elle apparaît dans l’actethéophanique sans le confondre ni avec la matérialité des incarnationnistes (holûlîyân) ni avec laressemblancedesassociateurs(moshrikân).Etunefoiscepassageeffectué,l’Amant,l’Amouretl’Aiméne fontqu’undans le secret suprêmedu tawhîd,de sorteque le sujet lui-mêmesemétamorphosepourdevenir, commeMajnûn, le «Miroir de Dieu ». À présent, c’est Dieu-même qui, dans le regard del’Amantpourl’Aimé,contemplesonproprevisageéternel.Etl’Amantn’estquel’œilparlequell’Aimésecontemplelui-même.

2)Mohammad,prophètedelareligiond’amourLaBeautéestlamanifestationéclatantedel’attributdivinparexcellence.Lesfidèlesd’amourdisent

etnecessentderépéter:«Dieuestbeauetilaimelabeauté.»C’estparcequ’ilestbeauqu’ilaimesemanifester;etc’estparcequ’ilestbeauqu’ilyaamour,etdésirdes’uniràlapersonnedontlabeautésuscitel’amour.Lerefusdelabeautéparcertainesformesdel’ascétismeesttrahisonetsacrilègedelapartdel’homme,car,cefaisant,onchasseDieuduparadis,puisquelabeautéestmoded’êtreduparadis.C’estcecultedelabeautéquiopposeraRûzbehân,demêmequ’Ibn’Arabîplustard,auxpieuxdévots,età tous ceux dont les prémisses spirituelles sont restées étrangères à la beauté de l’amour humain. Labeauté est l’attribut essentiel de Dieu et c’est le prophète Mohammad qui en est l’épiphanie en tantqu’anthroposcéleste.

Mohammad est donc le prophète de l’anthropomorphose divine, de la révélation de la beauté deDieudansl’homme.Cecharisme-làledistinguedetouslesprophètesquil’ontprécédé.Sonexpériencemystique personnelle le place au rang du prototype par excellence de toute expérience visionnaire.Rûzbehândiraque lorsque leProphète«eutvuavec lesyeuxde l’âme l’empreintede l’Aimédans le

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miroirqu’estAdamdeparsasubstancemême,alorsilannonçaauxEspritsSaints(arwâh-eqodsî, lesindividualitésspirituellesdeshommes),avecl’accentd’unevoixtriomphante:DieuacrééAdamcommeimagedesapropreforme507».

Tous les traits que lui attribue Rûzbehân attestent de cette situation privilégiée du prophète del’amour.Ilassumelerôledel’archangeMicheletconvielesangesàl’adorationdelaformehumaine508;iljouitdetouteslestendressesdel’Amant:lorsqu’ilvoituneroseillaporteàsesyeuxendisant:«LaroserougeappartientàlabeautédeDieu.»Labeautéestinhérenteàsanaturemême,c’estpourquoionl’appelleun«secondAdam509».

Mohammadestainsileprophètedel’Érosdivin510.L’étatd’Abrahamn’étaitpasencoreceluidelavisiondelabeautéhumaine;ilyallaitdelafoi.Les

« troisdéclinants» (Soleil,Lune,Vénus) sont les signesde la foi511.Demême lavision fut refuséeàMoïse:«Tunemeverraspoint(lantarânî).»Parconséquentcettevisionoculairequiestl’épiphaniede l’Essence (majlâ-e dhât) était réservée à celui qui fut le Sceau des prophètes512, c’est-à-direMohammad,l’annonciateurdusensprophétiquedelareligiondesfidèlesd’amour.

Mohammad est d’autre part le prophète qui annonce la « mort mystique d’amour », l’atteinte àl’amour vrai où l’on ne devient pas seulement Témoin oculaire (shâhid) mais également martyr(shahîd)513.L’amantquiatteintcettefidélitéd’amourdevientlepartenairedesprophètes,maiscommelabeautéelle-mêmeaunefonctionprophétique,toutamantquieffectuecepassagedevientàlafoisfidèled’amouretnabî.Promusàcerangsuprême,prophètesetfidèlesd’amoursontassociésparlemêmeliendutémoignage.«Lorsquel’amourapromul’amantaurangdeTémoinvéridique(shâhid) ildevient lepartenairedesprophètesaumondeduJabarûtetdanslesarènesduMalakût,chevauchantaveceux lamonture de l’amour, car la voie royale est le lieu (mashâhid) où sont tués les martyrs et où rendenttémoignagelesprophètes514.»

Parveniraurangdutémoinetdumartyr,c’estéprouveretatteindreleniveaudutawhîdésotériquequiestlepiliercentraldelareligiondel’Amouretl’apothéosedetoutequêtemystique.

3)L’amphibolieoulephénomènedumiroirToutlejournaldeRûzbehânest«unesuitedevariationssurlethèmedel’amphibolie(iltibâs)de

l’Imagehumainequiàlafois“est”et“n’estpas”.Toutlesensible,levisible,l’audible,estamphibolie,aundoublesens,puisqu’ilrévèlel’invisible,l’inaudible,etc’estcelamêmelafonctionthéophaniquedelabeautédescréatures,sanscontradictionavecledépouillementdelapureEssence(tanzîh)515.»

L’amphibolieapprofondituneambiguïtéfondamentalequitientauparadoxeessentieldel’existencemême.Demêmeque toute théophanie est unvoilequi tout en révélant l’êtren’en recèlepasmoins ladimension de ce qui s’occulte, demême aussi le langage traduit cette ambivalence par des paradoxesinspirés. Tout paradoxe a un double sens qui simultanément voile et révèle l’invisible tout comme lemiroirmontrantl’imagequis’ymanifesterenvoieàcequiresteau-delàdecetteimage.«Unefois,diraRûzbehân,danslasecondepartiedelanuit,aprèsm’êtreassissurletapisdel’adorationdansl’attentedel’apparitiondesFiancées invisibles (’arâ’isal-ghayb),ma conscience secrète prit son envol dans lesrégions duMalakût, et je contemplai la majesté divine, en la station de l’amphibolie, à plusieursreprises,sous l’aspect lumineux(hayba)desabeauté !Moncœurnes’encontentaitpas,aspirantà ladécouvertedelamajestééternellequiembraselessecretsdesconsciencesetdespensées.Voiciquejecontemplais un Visage plus vaste que l’ensemble des Cieux, de la Terre, du Trône et duKorsî. EnirradiaientleslumièresdelaBeauté,il transcendaittouteidéedepareiletdesemblable.Cependantje

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perçus sa beauté comme ayant l’aspect de la rose rouge,mais à la façon d’unmonde dans unmonde,commesieneffusaientdesrosesrouges,etjen’envoyaispaslalimite.Moncœursesouvintalorsdeceproposdenotreprophète:laroserougefaitpartiedelabeautédivine516.»

Ici Rûzbehân perce le mystère de l’amphibolie comme d’une théophanie qui transcende touteschoses,quiprovoquel’étonnementetquienmêmetempsapparaîtdanslerevêtementd’unefleurrouge.Ilyadoncd’unepartlerevêtementdesattributs(symboles)quienréfléchissentlabeautécommelaformehumaine,laroserouge;et,d’autrepart,ledépouillementdelapureessencelaquelletoutentranscendanttouteréductionàquelqueobjetquecesoit,nerestepascependantencontradictionaveccetteapparition,quiestaussiunesymbolisation.

D’oùunepremièreconséquence:l’amphibolieprésupposeunetransfigurationquiest lepointdejonctiondecedoublesens;elleestàlalimitemêmedupassagequiconduitdeladualité(opposantleSeigneurdivinetsonfidèled’amour)àl’étatd’unionthéophanique,oùlesrapportss’inversent.Lefidèleperçoitàprésenttouteschosesavecleregardtransfigurateurdel’amour:ilréalisedelasortela«visionoculaire (shohûd)de laFacedivine sousune formebelleàcontempler, en lapersonned’unecréaturehumaineaubeauvisage517».

Lefidèled’amourparvenuàl’amourréeldemeurelui-mêmeaupointdejonctiondecedoublesens:grâceàl’amphibolie,ilperçoitlafacehumainetransfiguréeparlaFacedivine,etc’estavecceregardnouveau qu’il redécouvre la face humaine, de sorte que l’Amant, l’Aimé et le lien de l’amour lesréunissantdeviennenthomochrome(hamrang).Cecinonpasparceque«sesyeuxsefermeraientdevantlaformeextérieureetvisibledel’Aiméets’endétourneraient,maisencesensquel’Amantarriveainsiàladécouverteintérieuredel’amour(kashf-e’ishq)…Illuidevientmanifestequec’estl’Êtredivinquisemontreàluidanslabeautédel’Aimé518».

Maispourque levoilepuisseêtre levéet se transformerenmiroir,pourque laBeautépuisseserévélertoutensecachantetsecachertoutenserévélantdansledoublesensmêmedusymbole,ilfautque cette vision reste à une distance égale d’un double écueil : l’anthropomorphisme des idolâtres etl’abstractionnisme intransigeant des briseurs des icônes. Car si l’idole réduit l’Essence à un attributparticulieretlemonothéismel’ensépareàjamais,enrevanchel’icônesauveàlafoislemultipleetl’un,l’imageetlemiroir;etcequipar-delàlemiroirrestecaché.

a)L’iltibasentreta’tîlettashbîhLemystèredel’amphibolieserésumedanscetteformulesouventrépétéedessoufis:«J’aivumon

Dieu sous la plus belle des formes. » Ce témoignage résout la contradiction de l’anthropomorphisme(tashbîh)etdumonothéismeabstrait(ta’tîl),del’immanenceetdelatranscendance.DieuresteDieutoutenserevêtantdelaplusbelledesformes.Iln’estniassociéàlaformethéophaniquedontilestlaréalitétranscendante, ni isolé endehorsde tout lien théophanique avec lemonde. Il est et il n’est pas ; il semontre et se cache ; et c’est installé dans le cœurmême de cette ambivalence que le fidèle d’amourdevient commeMajnûn (prototype de l’Amour) le miroir de Dieu, c’est-à-dire l’homme au regardthéophanique(sâhib-enazar)519.

Parailleursl’amphibolienepeutêtredépasséequ’aurisquedefairenaufragesoitdansl’idolâtriemétaphysique, soitdans l’abstractionde l’essence indéterminée.Cen’estqu’ensauvant lephénomène,qu’entransfigurantlemondequ’onledépasseenévitantlepérilqu’encourutMoïsesurlamontagne520.

«Voicique,ditRûzbehân,jele(Dieu)visavecl’attributiondelaMajestéetdelaBeauté,dansunedemeure,souslaplusbelledesformes.J’éprouvaiunenostalgie,unamour,undésir,quis’accroissaientl’unparl’autre.Pendantmonétatd’extase,étaitbanniedemoncœurtoutel’affairedutashbîhetduta’tîl,

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parcequ’ensaprésences’écroulentlesnormesdesintellectsetdesconnaissances521.»Le double bannissement du tashbîh et du ta’tîl ne consiste ni à sacrifier l’Un au multiple, ni à

réduirecelui-lààcelui-ci.C’estenpassantentrel’unetl’autreàégaleproximitéquel’âmeconquiertsadistanceparrapportàl’uncommeàl’autre;etc’estainsiqu’ilparvientàlastationd’amouretsubstitue,cefaisant,àl’unitéthéologiquedeslittéralistes,l’unitéontologique(tawhîdwojûdî)desfidèlesd’amour.C’est presque avec exaspération que Rûzbehân vitupère les foqahâ’ (théologiens) de la religionlégalitairequi,aveugles,nevoientpartoutqu’association(shirk)etincarnation(tajassod).Ildit:«Bienquecetteperle(c’est-à-direlaperledelacontemplationquis’attacheaushâhid)aitlapuretéd’unjoyau,leshypocritesde lareligionlégalitaireet lespetitsespritsde laviedévoteyaperçoiventunemanièred’incarnation.GrandDieu !Quandceux-làquiontdesyeuxnevoientpas,qu’en sera-t-il de ceuxquin’ont pas d’yeux522. »L’attaque contre les censeurs, les prohibiteurs religieuxqui caractérisent tant lesoufismeiranien,anticipedéjàsurletonencoreplusvéhémentaveclequeldeuxsièclesplustardHâfez,le célèbre poète lyrico-mystique de l’Iran, défiera sans complaisance les hypocrites de la religionlégalitaire. Corbin revient souvent sur l’affinité qui existe entre Rûzbehân et Hâfez, plus encore surl’affiliation possible du grand poète de Shîrâz à l’ordre rûzbehânien. D’ailleurs le glossateur deRûzbehâncitedeuxstrophesdeHâfezetdeuxautresdeSa’dî (deuxcélèbrespoètesdeShîrâzcommeRûzbehânlui-même)pourillustrerl’aspectapparitionneldesphénomènesdevision.Hâfezdedire:«Auregarddechacunparaîtnotreidole,etpourtant!Cetteséductionquejecontemple,nulautrequemoinelavoit.»ÀquoirépondenantistrophecedistiquedeSa’dî:«Ilneconvientpasquen’importequelregardcontemple une telle beauté – hormis toi qui traces autour de toi-même le cercle protecteur du Nomdivin523.»

4)Del’amourmétaphoriqueàl’AmourvraiRécapitulonsàgrandstraitsladialectiquedel’Amour.Lacréationestunethéophanie;elleestaussi

lamanifestationde labeautédivinesous la formehumaine. Ilyad’autrepartdès lapré-éternitéuniomystica et affinité (ta’alof) entre divinité et humanité. C’est ce rapport théophanique qui fonde larévélationde l’amour divin dans l’amour humainparce que, éclos à son extrême limite, celui-ci n’estautrequel’AmourdeDieupourlui-même.

D’autrepart,letermeultimedel’Amourhumainquiestaussil’unitéésotérique(tawhîdwojûdî)nepeutêtreatteintqu’àpartirde l’amourhumain.C’estce traitparticulierquidifférencie sinettement laspiritualitéd’unRûzbehânparrapportànonseulement«l’ascètechrétienengénéral,maisaussiàl’égardde ceux des soufis en IslamqueRûzbehân désigne comme les “pieux ascètes” (zohhâd) par contrasteaveclesfidèlesd’amour524».C’est-à-diretousceuxpourquilabeautéhumaineestunetentationdelachair,unpiège.Surcettevoiemême,Rûzbehânnecraintpasdefigurercommeunmalâmatî,commel’undeceuxquivolontairement,pourdissimulerlapuretédeleurvisageintérieur,assumentàl’occasionuneconduiteencourantleblâmeofficiel.DecepointdevueilpeutêtreconsidérécommeleprécurseurducélèbrepoèteHâfezdeShîrâzdontleDîwânestencoreconsultécommemementomystique525.

L’originalité du soufisme iranien est là : « Elle comporte, dit Corbin, un défi et une éthiqueindividuelle,héroïqueetsecrète,typifiéedanslepersonnageduJavânmard,lechevalierdel’âme.PourRûzbehân,commepourAhmadGhazâlî,Fakhr’Erâqî,Hâfez,ils’agitd’unseuletmêmeamour.Comme[Rûzbehân]l’écrit:“Ilnes’agitqued’unseuletmêmeamour,etc’estdanslelivredel’amourhumain(’ishqinsânî)qu’ilfautapprendreàlirelarègledel’amourdivin(’ishqrabbânî)”.Ils’agitdoncd’unseul etmême texte,mais il faut apprendre à le lire ; ici, par excellence, l’exégèse du texte se révèlecomme étant l’exégèse de l’âme (…) ; il faut s’initier à une herméneutique spirituelle, à un ta’wîl de

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l’amour526…»Or le ta’wîl de l’amour est aussi comme nous le disions plus haut l’épreuve du voile, ou de

l’ennuagement.Cevoile-làc’est l’herméneutiquede l’amourqui l’amèneà la transparencedumiroir,c’est-à-dire du triple miroir du cœur (sirr) qui contemple l’invisible, du miroir des sens internestransfigurésquicontemplel’apparent,laformevisibledeDieu,etdumiroirdesyeuxhumainsilluminéspar l’amour qui contemple la Face de la Fiancée éternelle. Tout l’être de l’amant, en vertu de cettemétamorphosealchimique,devientdesmiroirsoùseréfléchissentenmêmetempsl’invisible,l’apparentet la Face de l’Aimée ; et le tout dans l’apparition d’une image en suspens qui caractérisel’amphibolie527.

Àcestaded’unionlesrôless’inversent.«C’est la limiteà laquelle lehérosde l’AmourMajnûnsaitqu’ilestlui-mêmedevenul’AiméeLayla,ill’asitotalementintériorisée,s’yesttantidentifiéque,luidemande-t-onsonnom,ilrépond“Layla”.Loindoncqu’ilyaitoppositionentrel’Éroshumainetl’amourdivin,celui-cinepeut-êtredécouvertetvécuquedanslepremier528.»

Laconceptionrûzbehâniennedel’amour,celledupassagedel’amourhumainàl’amourdivinn’estpossible que là où la pensée transfigure toute chair en caros spiritualis, toute donnée sensible ensymbole,ettoutvoileenmiroirdecontemplation.Bref,ilfautquel’AmourdevienneleMiroirdeDieu.

5)DutawhîdexotériqueautawhîdésotériqueLe passage de l’Amour humain à l’Amour divin est aussi, considéré sous l’angle de la vision

ontologique,commelepassagedutawhîd(unité)exotériquedelafoimonothéisteautawhîdésotériquedelavisionspirituelle.Demêmequeparl’AmourMajnûnintérioriseLaylapournevoirriend’autrequesonImagesurlemiroirdesoncœur,demêmelepassageàl’unitéésotériqueprésupposeleretouràunétat antérieur à l’opposition de sujet-objet ; un état où c’est le Sujet lui-même qui devient à la foisl’Amantetl’Aimé.

Rûzbehân distingue trois degrés de tawhîd dans son traité persan intitulé Risâla-ye Qodsîya.D’aprèslescommentairesdeCorbin,lestroisdegrésdutawhîdsontlessuivants529:

1) Il y a un premier degré appelé le tawhîd du commun (tawhîd-e ’âmm), c’est lemonothéismeabstraitprofessépar laconsciencenaïveetcommune. IlprésupposeunÊtre suprême(Ens supremum)transcendantlatotalitédesêtres.Ilprocèdeparconséquentparlanégation(tanzîh).Séparerledivindetouteslescatégoriesducrééenpréservantsatranscendance.«Latotalitédesêtresrassembléssurunplanégalitaire, maintenus équidistants de l’objet transcendant par son exigence totalitaire, pourrait êtrereprésentée par une graphie comme n + 1. Pour le soufisme, comme pour l’ismaélisme, le tawhîd ducommunnecessedecommettrel’idolâtriemétaphysique530…»

2)Letawhîddel’élite(tawhîd-ekhâss)estuneunitéparticulièredanslaquellelatotalitédesêtress’effacent dans la théophanie essentielle de l’Être unique. C’est un état d’anéantissement (fanâ) quin’impliquequel’existenceuniquedeDieuetlanégationdeTout-autre-que-Lui.Ellesubstitueainsiaun+ 1 du tawhîd commun l’identité métaphysique de 1 = 1. Dans ce contexte, les apparences, lesthéophanies,s’avèrentêtredesédificesillusoiresàmêmedes’évanouirdansl’anéantissementprimordialdel’Ipséitédivine.SiletawhîdcommunvadumondeàDieu(az’âlam-emolkbeHaqq),lesecondvadumoi personnel àDieu (az khod beHaqq) tandis que le troisième va deDieu àDieu (azHaqq beHaqq).

Corbinprécise:tandisqueletawhîdducommunpeutêtrereprésentégraphiquementparunn+1,etletawhîdduseconddegrépar1=1,Rûzbehânnousadéjàsuggérélagraphiecorrespondantautroisièmedegré,enprécisant:«Tantqu’ilnedevientpasleproduitdel’unitéparl’unité(wâhiddarwâhid1×1),

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le pèlerin mystique n’arrive pas à la vision de la vision du tawhîd (…). C’était là formulerrigoureusement le rapport de l’unité avec la multiplicité des théophanies, tel qu’il se vérifie dans lechaquefois,kath’héna,pourdonnerleproduitdel’unitéparelle-même,dumêmeregardsemultipliantpar lui-même, unité de l’unité,vision de la vision, parce que leContemplé est chaque fois le propreregard du Contemplant531. » Corbin, interprétant ailleurs le passage de l’Unité théologique à l’unitéontologique chez Haydar Amolî, parvient au même résultat. L’unité ontologique est le niveau del’intégrationdel’intégration(jam’al-jam’)toutcommeilestchezRûzbehânl’unitédel’élitedel’élite.Ilfaut donc passer du Tout indifférencié au tout différencié de nouveau. C’est la vision intégrale quepossèdeleSage:«visionintégraleduDieu-Unetdesformesdivinesmultiples.Onvoitetlaforêtetlesarbres,etl’encreetleslettres…»532.

3) Ce dernier est le tawhîd de l’élite de l’élite (tawhîd-e khâss-e khâss). Il anéantit le secondanéantissementprovoquépar le second tawhîd.C’est la ré-apparitionde toutes les formes à partir del’effacementinitialdel’identitémétaphysique.

Maisicis’opèreprécisémentcerenversementdontnousparlionsàproposdupassagedel’Amourhumain à l’amour divin.Désormais le haut devient le bas et le bas devient le haut.À ce niveau-là lemystiquevoittout,maisilleperçoitavecl’œildeDieu;ilestlui-mêmeleregardalchimiquedeDieuqui transfigure touteschosesensaproprevision.Lemoi, l’égoïtés’étanteffacé, ilestunmiroiroùsereflète l’ipséité divine : s’étant anéanti (son moi effacé) dans l’essence annihilante de la Majesté ilréapparaîtgrâceàlasurexistence(baqâ’)deDieu.Ilvoitsanssoi-mêmeDieuparDieu(bî-khodHaqqrâbeHaqqbînad).Ilvoitcertes,etpourtantcen’estpasluiquivoit.C’estDieuquivoitparlui.Ilestl’œilparlequelDieusecontemplesoi-même.C’estcequeveutdired’ailleurs:«l’en-hautestdevenul’en-bas»,etréciproquement:«Ilsaitquec’estlàunpasdunon-êtreàl’être.Lesecondpaslefaitsortirdelaconditionhumaineservile(bandagî)surl’ailedelaconditiondivineseigneuriale(robûbîyat)danslelibreespacedel’Ipséitédivine(howîyat)533.»

Ceciestlesecretdutawhîd.IlestàlafoisquantàlascienceduregardlaVisiondelavision(’iyânal-’iyân) et quant au témoin oculaire la coalescence du témoignant-témoigné (shâhid etmashhûd) etquantauprototypequil’incarne,l’étatdeladivinefoliequetypifieMajnûn.

a)VisiondelavisionLorsquetonpropreregardestl’œilparlequelDieusecontemplelui-même,alorstuesdansl’étatde

la visionde la vision.Car la visionqu’a l’hommedumonde est celle-làmême que perçoit le regarddivin. Ainsi cette vision postule une ek-statis, une sortie hors de soi-même. Sortie qu’exprimeadmirablementceparadoxedeRûzbehân«manbarmanbîman’âsheqam» :«C’estmoi-mêmequi,sansmoi-même (c’est-à-dire hors demoi-même), suis l’amant demoi-même. »Paradoxe suprêmequirésumeaussitoutel’ambiguïtédelascienceduregard.Leregardquel’amantcontempledanslemiroirestsonpropreregard;etpourtantcen’estpasluipuisquec’estleregarddel’autre,etcependantcetautren’est endernier ressort que lui-même.Visionde la vision etmystère de ce qui est et qui n’est pas etpourtantestetn’estpasenmêmetemps,etquireste,enfindecompte,ensuspensentrel’êtreetlenon-être.C’estcedegrédelavisiondelavisionquiattested’ailleurslecélèbreparadoxedeHallâj:«JesuisDieu.»Rûzbehânl’explique:

«Lorsquetuasatteintàlavisiondelavision,chaqueatomedetonêtreproclame:“JesuisDieu”.»ParcequealorschaqueatomedelacréationestunœildeDieu534.MaissitouslesatomessontlesyeuxdeDieu,laraisonenestquelesactesdelacréationaussisontdescontemplationsdivines(nazarât).EnfaittouteslescatégoriesdelacréationnesontpasdesobjetsdistinctsdeDieu,maislesorganesmêmes

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desacréation.Chaquecréationconstitueunœildivin,carsanscetorganedevisionrienn’auraitpusemontrer.Etc’estencesensquetoutecréationestunethéophanie.Dansl’étatdelavisiondelavision,ilseproduitunecoalescencedesorteque,ditRûzbehân,«lacoalescenceduregard(…)del’Amantetduregard(…)de l’Aiméest impliquéedans leregarddecoalescence(’ayn-e jam’)quiest l’essencedel’amour535 ». Ceci est un état homochrome (hamrang), co-naturel entre l’Amant et l’Aimée, unesymmorphoseouunsynchromatisme536,ditCorbin,grâceauxquelsl’amantmystiquecontemplel’œilquilecontemplecommes’ilétaitlui-mêmecetœil.

b)Témoin-de-contemplationL’idéedelavisiondelavisionestenrapportavecuneautrenotionquielle-mêmeestunterme-clef

duLivredel’Ennuagementetdontl’usageestfréquentdanslelivreduJasmin.Ils’agitdutermeShâhid.Voicicommentl’interprèteCorbin:«Laracinedontilprovientcomportel’idéed’assisterenpersonneàunévénementetportertémoignagedecequel’onavu.D’oùShâhidestàtraduiretantôtparceluiquiestprésent,celuiquicontemple,ettantôtpartémoin537.»Danstoutethéophanieilyauneréversibilitéderapports,desortequeletémoindetouteImageperçuesurunmiroirdevientparlàmêmeun«témoin-de-contemplation»(Contemplant-Contemplé).Letémoin(Shâhid)estnonplusl’œilautrequiregardeDieu,mais l’œil par lequel Dieu regarde et semontre à soi-même sous les variantes infinies que sont sesformes contemplées (mashhûd). D’ailleurs l’inversion de cette réciprocité qui constitue, comme nousl’avonsvu,letroisièmedegrédutawhîd(lavisiondelavision),révèle,grâceauxparadoxesqu’ilmetenœuvre,lesecretdel’amphiboliequiestenquelquesortelaclefdevoûtedetoutl’édificevisionnairedeRûzbehân.Laissons-leparlerencore:«Leshâhidc’estLui,etlemashhûd,c’estLui.Ilsevoitsoi-mêmeparsoi-même,puisquepersonneneLevoitenréalité…Leshâhidc’estLui,etlemashhûdcesont lescœurs des mystiques auxquels Il est présent (…). Et le shâhid ce sont aussi les cœurs des amantsmystiques, tandis que leur mashhûd c’est L’avoir face à face. Il est leur shâhid et il est leurmashhûd538…»

c)Majnûn,MiroirdeDieuMajnûnestbeaucoupplusqu’unmodèle.Ilestle«MiroirdeDieu».L’ÊtredeMajnûnestdevenu

l’œil (dîdeh-hastî)par lequelDieuse regarde.« Ilnepourraitdirede lamanièredont ildit : JesuisLayla, s’il n’était devenucemiroir539. »Majnûn sait qu’il ne peut franchir « le fleuve torrentueux (leJayhûn) du tawhîd sans le pont de ton amour ».Mais franchir ce pont, c’est effectuer le passage del’amourhumainàl’amourdivingrâceauquellecœurdel’amantdevientlemiroiroùl’œildeDieus’ycontemple,puisqu’ils’yestrévéléàsoi-mêmedansl’incomparablebeautédel’Aimée,Layla.Franchirce pont n’est pas non plus un transfert d’un objet humain à l’objet divin, « c’est passer par unemétamorphosetellequelanotiond’objetelle-mêmeestrenversée540».

C’est en raison de l’intériorisation parfaite de l’Aimée Layla dans la personne de l’Amant queMajnûnnevoitriend’autrequel’Aimée,puisqueétantunmiroirparfait,iln’existequedanslamesureoùilépiphanisel’Imagedel’Aimée.Ilenvoitlerefletpartout:dansunemontagne,unefleur.Laylaestenquelque sorte l’Image par laquelle lemonde lui apparaît transfiguré dans l’auréole de la pure beauté.CelavamêmesiloinqueMajnûnévitelaprésencephysiquedeLayladepeurqu’ellenel’enéloignedeson amour. C’est en raison de cette absorption totale en la présence intériorisée de l’Aimée que lesmaîtres soufis, Shiblî par exemple (861-945A.D.), présentent dans leurs visions «Majnûn comme lemodèleduvraimystiquedontlaconscienceestsitotalementabsorbéeparDieu,qu’ilneseconnaîtsoi-

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mêmeetneperçoit lemondeextérieurqueparDieu».Etc’estcelatoutel’histoired’amourducoupleMajnûn-Layla.

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CHAPITREIVLesparadoxesinspirés

Lemot shath541, pluriel shathîyat, a été traduit par « outrances », « propos extatiques ». LouisMassignonavaitproposédeletraduirepar«locutionsthéopathiques».Tousceséquivalentssont,selonCorbin,plusoumoinsexacts,maisilsnecouvrentpasl’ensembledelasituationqueviseRûzbehân.Laraisonenestquelesproposrapportésn’ontpasétéditsenextasemaisenétatdeparfaitsang-froid,etqu’ils décrivent avant toute chose une vision en rapport avec l’amphibolie. Ils sont en quelque sortel’expressionverbaled’unesituationqui,ontologiquement,restel’ambiguïtédel’êtreetdunon-êtreàlafois.

Ainsi, pour Sarrâj, des expressions étranges dont se servent les mystiques en extase déroutentl’auditeur.Caràvraidirel’énonciateurdesproposparadoxauxressembleàunfleuvecoulantentredesrivestropétroites;ilnepeutcommuniquersonexpériencesansinonderetassommerdumêmecoupceluià qui il s’adresse : « le flot des lumières spirituelles déborde jusqu’à la langue, et celle-ci semet àproférerdesproposquelesauditeurséprouventcommedescandaleuxparadoxes,hormisceuxquisontcapablesd’enapprofondirlesensvrai542».

Pour Rûzbehân, par exemple, « dans le langage des soufis, shath provient des mouvements quiagitent le fond intime de leur cœur (asrâr-e del). Lorsque l’extase devient en eux violente, et que lalumièredelathéophanieenvahitjusqu’àleursecretintime(sirr)(…)leurâmeestmiseenmouvement(com-motionnée), leur fond intime entre en ébullition, leur langue semet à parler. L’extatique profèrealors des propos qui procèdent de l’incandescence de son état intime et de l’exaltation de son esprit,proposconcernantlessciencesrelativesauxétapesmystiques,etdontl’apparence(lezâhir)estàdoublesens(motashâbih, ambigu). (…)Ces propos, les gens les jugent extravagants, et comme dans l’usageexotériqueonignorelamodalitéquileurestpropre,etquel’onnevoitpasquelle“balance”enpèselesens,alorsoncèdeàleurprovocationenportantlacensureetleblâmecontreceluiquilesprofère543».

Decetextedécoulentdeuxconséquences:1)leparadoxeaundoublesens,et2)celuiquileprofèreencourt le blâme et la censure des auditeurs. Il devient, en d’autres termes, unmalâmatî. En fait leparadoxeapparaîttoutautantdansleVerbedeDieu,c’est-à-direauniveauduLivresaint,quedanslessentencesdesprophètesetleslocutionsextatiquesdesmystiques.

LeVerbedivinrevêtnécessairementundouble-sens;ilestparconséquentundiscourséminemmentambigu (motashâbih), amphibolique. Si on réduit Dieu à une abstraction on tombe dans le piège del’abstractionnisme(ta’tîl)etducouponélimine lesens intérieur,qu’impliquenécessairement le ta’wîlqui est contenu d’ailleurs implicitement dans tout paradoxe. Le shath apparaît partout où l’éternel(qidam)s’exprimedansletemporel(hadath).«Celui-cin’estalorsriendemoinsqu’unsymbole544.»Iln’appartientdèslorsqu’auxgnostiqueséprouvés,lesrâsikhûnfï’l’ilm,deledéchiffrer,d’endéplierlessens, d’en être les témoins. Vu ainsi le paradoxe remplit la même fonction amplifiante quel’herméneutiquespirituelledans la lecturedes textes sacrés.Toutcomme laparoledivinenepeutêtrecomprise, décodée que par un acte de compréhension qui reconduit au sens caché des apparences, demême l’éclosion du sens recelé dans les paradoxes requiert une herméneutique. Il est impossible dedissocierlesdeuxsensapparentetocculte:l’apparencen’estpaslevraisens,maisd’autrepartlevraisens ne peut être désigné que par l’apparence. Chaque fois que l’éternel épouse le revêtement d’un

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discoursquelconque,indubitablementcelui-cidevientambigu,c’est-à-direàdoublesens.Lesensapparentdevientchoquant,déroutant,scandaleux.D’ailleurs,ajouteCorbin,«letermegrec

paradoxos désigne une proposition contraire aux idées reçues, incroyable, scandaleuse, étrange,extravagante,maisdontlesensvraiestcachésouscetteapparence545».Ceciaccentued’autantplus laressemblance avec le shath que la racine arabe à la seconde forme, shattaha, signifie « renverserquelqu’unàterre».

Ainsiétenduausensdel’amour,leparadoxedansleJasmindevientleparadoxemêmedel’amouràlafoisdivinethumain,parcequ’ilestensommeunseuletmêmeamour.

DemêmequelaBeautédivineapparaîttransfiguréesurlemiroirducœur,demêmel’inexprimable,l’ineffable,apparaîtdanslerevêtementdesparadoxes,d’autantplusfulgurantsqu’ilssontinspirés,c’est-à-direqu’ilsproviennentdel’ambiguïtémêmedumystèredel’être.C’estpourquoiCorbinpropose,pourtraduireleshath,l’équivalentdu«paradoxeinspiré»pourbienmarquerparlàl’originemystiquedecespropos inhabituelset insolites.«L’herméneutique, le ta’wîldushathchez lessoufis,nediffèrepasenessenceduta’wîlappliquéàatteindrelesensspiritueldelaRévélationqorânique,ouceluidespropostenusparleProphètedansleshadîths,puisquecesontdifférentscasde“paradoxesinspirés”.Etc’estpourquoiaussilelivredeRûzbehânsurlesparadoxesdessoufisdoitêtreétudiéconjointementavecsongrandcommentaireduQorân,commeaveclelivreduJasminméditantleparadoxedel’amour546.»

1)LeSagemalâmatîLa personne du mystique devient un paradoxe non pas parce qu’il lui arrive d’exprimer à la

premièrepersonne(parcequesonegohumains’est retiré)despropositionsdontseul l’Êtredivinpeutêtrelesujet,maisaussiparcequecetteattitudelepousseàdéfierlareligionexotériquedeslittéralistes,et à passer aux yeux des dévots pieux et des représentants de la religion comme un infidèle, ou unprofanateur.Toutcommelavisionamphiboliqueentraînelemystiqueàproférerdesproposparadoxauxàmêmededérangerlebonsensducommundesmortels,demêmeaussil’hommequienincarnelestatutdevient unmalâmatî, une sorte de libertin inspiré (Rend, selon Hâfez) qui, volontairement, afin dedissimulerlapuretédesoncœur,assumeàl’occasiondescomportementsscandaleuxencourantleblâmeofficiel.DecepointdevueRûzbehânpeutêtreconsidérécommeleprécurseurdeHâfezdontlesPersansconsultentleDiwânàlafaçondontlesChinoisrecourentauYiJing.

Rûzbehânnousapprendqu’ileutdanssajeunesseunshaykhmalâmatî.«Autempsdemajeunesse,dit-il,j’avaisunshaykh.C’étaitunshaykhdegrandesciencemystique,perpétuellementenétatd’ivresse,unshaykhmalâmatî,dontlavraiefigureétaitignoréeducommundesgens.UnenuitjecontemplaisunevasteplainedanslesplainesduMystère,etvoiciquejevisDieuayantl’apparencedeceshaykh,(…).Jem’approchaidelui.Alorsilmefitsigne,memontrantuneautreplaine.Jem’avançaiverscetteplaine,etdelàdenouveaujevisunshaykhpareilàlui,etceshaykhc’étaitDieu.Denouveauilmefitsigne,memontrant une autre plaine, ainsi de suite jusqu’à ce qu’ilm’eût dévoilé soixante-dixmille plaines, etchaquefois,àl’avancéedechaqueplaine,jevoyaisunefiguresemblableàcellequej’avaisvuedanslapremière.(…)Àcetinstant,jesentisenmoil’emprisedesréalitésésotériquesduTawhîd,depuislamerdelaMagnificence547.»

DanscetexteRûzbehândéclareouvertementsonaffiliationàl’ordredesmalâmatîs,puisassocielavisiondesonshaykhauplushautdegrédetawhîd:oùilapparaîtcommeleproduitdel’unitémultipliéeparl’unité(wâhid,1×1).Toutestindividuel,pourtanttoutestun.C’estlavisionintégraledeDieu-Unetdesformesmultiples,laVisiondelavisionetlesuprêmesecretdel’amphibolie.Carcerapportdel’unaumultipleetviceversa,c’estaussilemystèredeleurconnivence,connivencedécoulantdel’ambiguïté

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d’un paradoxe : la « multiplicité de l’Unique et l’identité du Multiple548 ». Et c’est parce que ceparadoxe a inondé le cœur, l’âme, la vision dumystique et a transfiguré l’essence de son être qu’ildevientsocialementunmalâmatî.C’est-à-direunintrépidequi,pourresterfidèleàlaconnivencequ’ilsymbolise,necraintguèred’affronterlabéatequiétudedesinconscients,nid’affronterleblâmeofficieldesinstitutionspubliques.Carilesttelqu’ilest,unparadoxeinspiréàlalimitedel’ambiguïtémêmedel’êtreetdunon-être,partantune«brebisgaleuse»pourtouslesMusulmansbienpensants.«Jefusagrééparmilesgnostiquesportantlaparuredel’amour.Maischezlespieuxdévots(zohhâd)monhistoireestimpiétéscandaleuse549.»

PourfinirdisonsqueCorbins’estsouventréféréàl’affinitéqu’ilyaentreHâfez,lecélèbrepoètepersanduXIVe siècle, et probablement l’undesplusgrands lyriques etmystiquesde tous les temps etl’«ordredesoufirûzbehânien»(tarîqarûzbehânîya).UncommentateurturcdeHâfeznouslivrel’indiced’uneisnâd (transmission)quiferaitdeHâfezunmembredecetordre.Quellequesoit lavéracitédesfaits une chose est certaine : l’affinité entre les deux grands Shîrâzî Hâfez et Rûzbehân est certaine.Malheureusementnousn’auronspasl’occasiondenouspenchersurceproblèmequimériteàluiseuluneétudeàpart,etdépasselecadredecelle-ci.

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CHAPITREVIbn’Arabîetl’imaginationcréatrice

Ibn’Arabîfutunécrivaind’uneféconditécolossale.Lerépertoiredesesœuvres,quenousdevonsaulabeurd’OsmanYahia,comprendhuitcentcinquante-sixouvrages,dontcinqcentcinquantenoussontparvenusetsontattestéspardeuxmilleneufcentdix-septmanuscrits.Sonchef-d’œuvreleplusconnuestl’immense ouvrage intitulé le Livre des conquêtes spirituelles de La Mekke (Kitâb al-Fotûhât al-Makkîya)dontlapremièreéditioncritiqueesttoujoursencoursparlessoinsd’OsmanYahia.L’ouvragea été lu au long des siècles par tous les philosophes spirituels de l’Islam.On peut en dire autant ducompendium Les Gemmes des sagesses des prophètes (Fosûs al-Hikam), lequel est, plutôt qu’unehistoire des prophètes, uneméditation spéculative contemplant les archétypesde laRévélationdivine.L’ouvrageressortitlui-mêmeau«phénomèneduLivrerévélé»,etIbn’Arabîleprésentecommeayantété inspiré duCiel par le Prophète. Il existe des commentaires sunnites et des commentaires shî’ites.Osman Yahia en a recensé cent cinquante dont cent trente sont l’œuvre des mystiques iraniens. Cecimontred’emblée l’énorme influencede lapenséed’Ibn ’Arabîdans lemonde iranien.Et lorsqueplustard aura lieu la coalescencede la théosophied’Ibn ’Arabî et de laphilosophie orientale (Ishrâq) deSohrawardî, cephénomène-ciprovoquera legrandessorde lamétaphysique shî’ite en Irandont« lesvirtualités,ditCorbin,sontloind’êtreépuiséesdenosjours550».

Ibn’ArabînaîtàMurcieenAndalousie,en560/1165,décèdeàDamasen638/1240.Troismotifs,ditCorbin,vontmarquersavieetdéterminerlacourbedesavie:letémoinauxfunéraillesd’Averroës,lepèlerindel’Orient,lediscipledeKhezr.

Récapitulons tout d’abord les événements synchroniques qui marquent l’époque d’Ibn ’Arabî.Corbin a été extrêmement sensible à ces événements synchroniques d’une profonde signification quitissentpourainsidirelatramed’unetopographievisionnaireenconnexionaveclahiérohistoire.CetteépoqueparticulièresesitueàlacharnièredesXIIeetXIIIesiècles.C’estauXIIesièclequeSohrawardîseproposede restaurer ladoctrinedesanciens sagesde l’Iran.Le8août1164,unanavant lanaissanced’Ibn ’Arabî, est proclamée à Alamût la Grande Résurrection ismaélienne. La première année duXIIIe siècle, Ibn ’Arabî estdéjà àLaMekke, il estun«pèlerinde l’Orient» ayantquitté l’intoléranteAndalousiedesAlmo-hades.Sareligiondel’amourprésenteuneconvergenceaveccelledeRûzbehân,sonaînédeplusieursannées.Grâceaudisciplede Ibn ’Arabî,SadrQonyawîet l’élèvedecedernierFakr’Eraqî,sapenséepénètredanslemondeiranienetytrouveunaccueilexceptionnel.Lacoalescencedesapenséeavecl’IshrâqdeSohrawardîetlesspéculationsdespenseursshî’itespréparel’éclosiondel’écoled’IspahansouslesSafavides.Enfin,faitnonmoinsintéressantetsymbolique,auXIIIesièclesouslapousséemongole,refluentvers lecentre-ouestdel’Iranlessoufisdel’Asiecentrale.Parmieux, lesdisciplesdeNajmoddînKobrâ551.Ainsigrâceàtouscesévénementslagnosespéculatived’Ibn’Arabîpénètreprogressivementdanslemondeiranienetytrouve,sansobstacleaucun,unparfaitdroitdecité.PourCorbin,cesévénementss’accomplissentdans«untempspsychique,discontinu,qualitatifpur»oùle passé reste présent à l’avenir, où l’avenir est déjà présent au passé. D’où les récurrences, lesréversibilités, les synchronismes rationnellement incompréhensibles, échappant au réalisme historique,maissaisissablesàunautreréalisme,celuidumondesubtil’âlamal-mithâl552…

Ces événements synchroniques annoncent deux mouvements en sens inverse : une marche d’Ibn

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’Arabîallantdel’Occidentversl’Orient,etunemarcheallantdel’Extrême-Orientdumondeislamique(l’Asiecentrale)versl’Iranintérieur,lelieuderejonctionétant leMoyen-Orient.Etc’està l’intérieurmêmedumondeiranienques’effectuentcescoalescencesetcesrecroisementsdontsurgiracettesynthèsedelagnose,delaphilosophieetdushî’ismequiferadel’Iranlecontinuateurd’unepenséeéminemmentgnostique, alors qu’à l’Occident islamique la philosophie se perdait dans le sable après la mortd’Averroës553.

1)Letémoinauxfunéraillesd’AverroësAverroësmeurten595/1198.Onaconsidéré longtempsetà juste titrequeses funéraillesavaient

également été celles de la philosophie islamique. Car avec lui s’achevait une certaine phase de laphilosophieislamiquequel’onadésignéecomme«péripatétismearabe».Pourtantonneprenaitguèreenconsidérationcefaitmajeurquelamortd’Averroëscoïncidaitavecl’apparitiondequelquechosedenouveau:l’IshrâqdeSohrawardîetlathéosophied’Ibn’Arabî.CesdeuxnomssontsouventassociésparCorbinetpourcause:Ibn’Arabîareçulesurnomd’IbnAflâtûn,le«filsdePlaton».D’autrepartlesIshrâqîyûn,disciplesdeSohrawardî,sontdésignéscommeAshâb-eAflâtûn,lesIshrâqîyûn-eIrân, les«PlatoniciensdePerse».Averroësestnéen1126, il estmort en1198,Sohrawardîestnéen1155àSohraward(Azerbaïdjan),ildevaitmouriràAlepen1191.Ibn’Arabî,leurcontemporainplusjeune,estnéàMurcieen1165,ildécèdeàDamasen1240.«EntreSohrawardîetIbn’Arabî,iln’yeutpointderelationspersonnelles.Cependant ils eurent, l’unaprès l’autre, lemêmeami intime,al-Malikal-Zahîr,gouverneurd’AlepetfilsdeSalâheddîn(Saladin)554.»

Ibn’ArabîrencontretroisfoisAverroës,unepremièrefoisàCordoue555;ladeuxièmerencontrealieu dans un rêve. Averroës lui apparaît dans une sorte d’extase (wâqi’a) sous un léger voile556. Latroisièmerencontreestlaplusdécisive:ellealieuenl’année595h(1198A.D.)àMarakesh.Ibn’Arabîassisteauxobsèquesdugrandphilosophe.Ilvoitlecercueilchargéauflancd’unebêtedesomme,tandisquede l’autre côtéonamis sesœuvrespour faire contrepoids : «D’uncôté lemaître, de l’autre lesœuvres.Ah!commejevoudraissavoirsisesespoirsontétéexaucés557.»

Cette rencontre revêt pourCorbin un sens symbolique.Car si lamort d’Averroës recèle un sensprofondpourlemondeislamique,c’estlamortd’untypedepenséequicherchaitàrestaurerensapuretéun aristotélismede stricte observance.Samort est aussi une survie enOccident puisque, commenousl’avons vu déjà, cette pensée devait y engendrer l’averroïsme latin et toutes les conséquences qui enrésultèrent (ladoublevérité).MaissiavecAverroës lapensée islamiqueseperd,auxdiresdeRenan,dans les sables, la migration d’Ibn ’Arabî, le fils de Platon, vers l’Orient et la résurrection desplatoniciensdePerseenIranavecSohrawardî,inaugurentunautretypedepenséedontlajonctionetlacoalescenceproduiraunphénomènenouveau:lathéosophie.D’uncôtéletriomphedel’averroïsmelatin,del’autrelarésurrectiondel’avicennismesoussaformeishrâqî,voicilesdeuxdestinéesoccidentaleetorientale de la philosophie et entre les deux le voyage symboliqued’Ibn ’Arabî entre l’Andalousie etl’Orient. Voici reconstituée à grands traits, dans le contexte de ces deux événements symboliques,l’importancedel’œuvred’Ibn’Arabî,filsdePlaton.

2)Lepèlerindel’OrientTrois ans après ces funérailles, un autre événement va prendre dans la vie d’Ibn ’Arabî une

significationsymbolique.RenonçantàprolongersonséjourdanscetteAndalousiequi levitnaître, Ibn’Arabîsemitenmarcheversl’Orient,sansdésirderetour.

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Demêmeque l’expatriéde l’exiloccidentalaccomplit sonvoyagede retourpours’abreuverà laSource de la Vie au Sinaï mystique, de même l’exilé Ibn ’Arabî, le disciple deKhezr, aspire-t-il àretourner vers l’Orient, c’est-à-dire vers la Source de la Vie, abandonnant sa patrie terrienne,l’Andalousie.L’événementdécisifdecevoyageseratoutd’abordlaméditationautourdelaKa’ba,c’est-à-dire les circumambulations rituelles autour du centre du monde. Autrefois un oiseau d’uneincomparablebeautéluiavaitcommuniquél’ordredepartirpourl’Orient.Cetoiseauquiestl’ArchangeGabrielserasonguidepersonnel,sonangeinitiateurduranttoutesavie.Etc’estencoreautourduTemplequ’Ibn’Arabî,levisionnaire,lerencontreradenouveau.Cesontcesrencontresadvenuestoutesdans leroyaumedesvisionsquisontà l’origineduLivre immensedesFotûhât,Livredes révélationsdivinesreçuesàLaMekke.«Cesmomentsthéophaniquesprivilégiésrecoupentlacontinuitédutempsprofane,quantifiéetimmersible,maisleurstempusdiscretum(celuidel’angélologie)nes’yinsèrepas.C’estcequ’ilnefautpasperdredevuepourrelierlesthéophanieslesunesauxautres,cellesparexempledelajeunefilleSophiaetdujouvenceaumystiquedesFotûhât558.»

Ibn ’Arabî fut reçu àLaMekkedansunenoble famille iranienneoriginaired’Ispahan.Ce shaykhpersanavaitunefille«conjoignantledoubledond’uneextraordinairebeautéphysiqueetdelasagessespirituelle559».ElleserapourIbn’ArabîcequeBéatricefutpourDante:c’est-à-direlamanifestationsensible,esthétiquedelaSophiaAeterna.C’estàelleensommequ’ildutsoninitiationàlareligiondes« Fidèles d’amour »560. Cette rencontre illustre une des intuitions fondamentales de Corbin : « entrel’Andalousieetl’Iran»quiestlepremierchapitredesonlivreintituléL’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî.Dumomentoùlepèlerind’Orientquittel’exiloccidentalpourretrouversapatrie,c’estdel’Orientqueluirevientensensinverselasophia(lajeunefilleiranienne)quidevaitl’initieràcettereligiondes«Fidèlesd’amour»dontRûzbehân,avantlui,avaitdévoilélesensdanssonpélerinageintérieur.Celaillustresymboliquementl’accueilquedevaitréserverlaPerseàlapenséed’Ibn’Arabî.Elle est justifiée du fait que si, dès les origines, les Iraniens ont pris une part essentielle àl’épanouissementdelapenséespéculativeenIslam,onpeutdirequ’aveclamortd’Averroës,lecentredegravitédelapenséesedéplaçadéfinitivementdel’Islamoccidental(l’Andalousie)enIslamoriental,enIran.Etc’estversl’OrientquesemitenmarcheIbn’Arabî,etc’estunejeunefillepersanequil’initiaaux secrets desFidèles d’amour. Ibn ’Arabî la décrit commequelqu’un« dont la seule présence étaitl’ornementdesensemblesetémerveillaitjusqu’àlastupeurquiconquelacontemplait561».SonnométaitNezâm(Harmonia)etsonsurnom«ŒilduSoleiletdelaBeauté(’aynal-Shamswa’l-Bathâ’).Savanteet pieuse, jouissant de l’expérience mystique… La magie de son regard était un pur enchantement,éloquente,concise,dissertante,claireettransparente.»Elleluiinspiredespoèmesd’amour,bienquecespoèmesfussentincapables«d’exprimermêmeunepartiedel’émotionquemonâmeéprouvaitetquelafréquentationdecettejeunefilleéveillaitdansmoncœur,nidugénéreuxamourquejeressentais,nidusouvenirquesonamitiéconstante laissadansmamémoire,nicequ’étaient lagrâcedesonespritet lapudeurdesonmaintien,puisqu’elleestl’objetdemaQuêteetmonespoir,laViergeTrèsPure(al-adhrâ’al-batûl)562».Elleestenoutreassociée«auxinspirationsdivines(wâridât),auxvisitationsspirituelles(tanazzolâtrûhânîya),auxcorrespondancesaveclemondedesAnges…»–puisunavertissementpourqu’onneseméprennepassurlanaturedesesrelations:«QueDieupréservelelecteurdeceDîwândetoutetentationl’entraînantàsupposerdeschosesindignes563…»

Corbinpensequecestextestémoignentdelatransfigurationd’unêtreperçudirectementauniveaudu symbole, assimilé à unevision théophanique« où elle semanifeste commeune figure d’apparition(sûratmithâlîya)de laSophiaAeterna564».Mais ilyaplus :cette jeune fillepersaneestégalementsaluéeparIbn’Arabîcommeuneprincessegrecque.CettenouvellequalificationsuggèreàCorbinune

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généalogie spirituelle, puisque la jeune fille est la typification (tamthîl) d’un Ange sous la formehumaine,ceciest«uneraisonsuffisantepourqu’Ibn’ArabîlaproclamedelaraceduChrist,laqualifiantde“sagessechristique”(hikmat’isawîya),etconcluantqu’elleappartientaumondedeRûm,c’est-à-direàlachrétientégrecquedeByzance565».

Nousverronsplusloinl’énormeportéedelaSophiadansladialectiquedel’Amourd’Ibn’Arabî,etlesrépercussionsqu’elleeutdanssareligiond’Amour.

3)LediscipledeKhezrDans le récit deL’Archange empourpré (Sohrawardî), au pèlerin qui cherche la « Source de la

vie », le sage répond : « Si tu veux partir à la Quête de cette Source de laVie, chausse lesmêmessandalesqueKhezr(khadir)566.»ChausserlessandalesdeKhezr,c’estêtreinitiéausecretquipermetdefranchirlamontagneQâf,etd’atteindreàlaSourcedelaVie.EtquiconquesebaigneencetteSourceserapréservéàjamaisdetoutesouillure.AinsileministèredeKhezrcommeGuidepersonnels’accordeavecl’idéedela«NatureParfaite»chezSohrawardî.Ilestdonclapartallouéeàchacun,sonindividualitéabsolue, leNomdivin investien lui,voire l’intégrationdumoi individuelavec lacontrepartiecéleste.C’est pourquoiKhezr symbolise leGuide spirituel, l’Angequenousverrons apparaîtremétamorphosésous différentes formes, tantôt comme l’Archange Gabriel, tantôt comme l’Aimée, tantôt commel’Intelligenceagente.

« Le cas d’Ibn ’Arabî, comme disciple deKhezr, rentre dans le cas des soufis qui se désignentcommedesOwaysîs567.»LarencontreavecKhezrrevêtpourIbn’Arabî,troissignifications:1)ilesttoutd’abordleGuideintérieur;2)ilsymbolisel’investituredumanteauvert ;3)ilestuneinitiationàl’ordreverticaldel’ascension.

1)UnepremièrerencontremémorablepourIbn’ArabîseproduisitpendantsonadolescencequandilétudiaitàSéville.LadeuxièmerencontrealieuàTunis,parunenuitchaudedepleinelune.Ibn’Arabî,reposantdanslacabined’unbateau,voitquelqu’unmarcherversluiàpiedssecssurleseaux,ilconverseunmoment avec lui puis disparaît dans une grotte à quelquemilles de là. Le lendemain un homme lerencontreetluidit:«Ehbien!Qu’ena-t-ilétécettenuitavecKhezr568?»

Cesrencontresconfirmentqu’Ibn’Arabîestsurlavoiedupèlerinageintérieur.Rencontrer Khezr, c’est s’apprêter au dialogue dumoi et de l’Ange dans la conjonction du Soi,

c’est-à-diredanslaTotalitépropredesonindividualité.DanslasourateXVIII(v.59-81),Khezrapparaîtcomme le guide deMoïse, c’est-à-dire comme son initiateur « à la science de la prédestination ». Ilsymbolise une science infuse supérieure à la loi. Khezr lui est donc supérieur puisqu’il lui révèle lavéritéintérieure(haqîqa)delaLoi569.

AinsiKhezrestenmêmetempsunepersonneetunarchétype.Ilestlemaîtredetouslessans-maîtreparcequ’ilmontre à tousceuxdont ilest lemaîtrecommentêtrecequ’ilest lui-même570. Sa relationavectoutunchacunestcelle«del’exemplaireoudel’exemplaritéavecl’exemplifiant571».C’estainsiqu’ilpeutêtrearchétype-maîtreindividueldechacun.D’ailleurslestraitslecaractérisants’yprêtent.IlestdécritcommeceluiquiaatteintàlaSourcedelaVie,s’estabreuvédel’Eaud’Immortalité.Ilestend’autrestermes«l’ÉternelAdolescent»,leVerdoyant(L.Massignon),letoujours-Vert572.Etlevertest«lacouleurliturgiquespirituelledel’Islam573».

2)L’investituredumanteauauraiteu lieupourIbn’Arabîen l’année601/1204.AprèsunehalteàBagdad,ilserendàMossoul,attiréparl’enseignementdumaîtresoufi’AlîibnJâmi’.OrcemaîtreavaitreçudirectementdeKhezr«enpersonne»l’investituredelakhirqa,lemanteauvert.VoicicommentIbn

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’Arabînousdécritlescirconstancesquidonnèrentlieuàcetteinvestiture:«CetteconsociationavecKhezr,undenosshaykhsl’expérimenta,leshaykh’Alîibn’Abdollahibn

Jâmi’ (…). Ilhabitaitdansun jardinqu’ilpossédait auxenvironsdeMossoul.LàmêmeKhezr l’avaitinvestidumanteau,enprésencedeQadîbAlbân.Etc’estàl’endroitmêmeoùdanssonjardinKhezrl’enavaitrevêtuqueleshaykhm’enrevêtitàmontour,enobservantlemêmecérémonialqueKhezravaitlui-mêmeobservéenluiconférantl’investiture574.»

Ce qu’accomplit le rite d’investiture, ce n’est pas seulement une affiliation, mais bien uneidentificationavecl’étatspiritueldeKhezr.DésormaislemystiqueestKhezr,c’est-à-direqu’ilaatteintau«Khezrdesonêtre».

3)Atteindrel’étatdeKhezr,c’estaussiéprouverladimensiondelatranshistoricité,puisque,ayantfranchi la limite dumonde visible, on parvient à la Source de laVie, et on devient apte à vivre desévénementsquis’accomplissentdansleCiel,enunendroitautrequelaréalitéphysique.Enunlieuoùtout se transmue en symbole, où tout est un événement de l’âme. Ainsi l’investiture du manteaus’accomplit en deux dimensions : celle de l’ordre latitudinal des successions, des générations quitransmettent sans interruption l’investiture, et celle de l’ordre longitudinal, qui reliant le visible àl’invisiblenousfaitaccéderàlahiérohistoiredel’âme.

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CHAPITREVILathéophanie,

lanuéeprimordialeetlesnomsdivins

Quelestdoncleleitmotivdelathéophaniedanslesoufisme?ÀcelarépondlanostalgieduDieupathétiquecachédanslesabîmesinsondablesd’uneprofondeoccultation.Aupointdedépart,ditCorbin,«remémorons-nouslehadîthinlassablementméditépartouslesmystiquesenIslam,celuioùladivinitérévèlelesecretdesapassion(sonpathos):“J’étaisuntrésorcachéetj’aiaiméàêtreconnu.Alorsj’aicréé les créatures afin d’être connu par elles.” Avec plus de fidélité envers la pensée d’Ibn ’Arabî,traduisons:“afindedevenirenellesl’objetdemaconnaissance”575».

Toutelacosmogoniethéophaniquedelacréationpeutsedéduireàpartirdestroismomentscontenusdansladramaturgiedecehadîth.DieuestunTrésorCaché,ceciimpliqueuneprofondeoccultationquel’onpeutidentifierauTheosagnostos,leDieuinconnaissable.LeTrésoraimeàêtreconnu;iléprouveensonforintérieurunenostalgie,undésirdeserévéler,puisvientlesecondactequimetenœuvrecemêmedésiretdénommelesNomsdivins, lesémancipepourainsidiredecettevirtualitéoù ilsétaientretenus.

C’estparleSoupirduMiséricordieux(Nafasal-Rahmân)queDieudilatelesNomsàpartirdeleuroccultation.LaSpirationdivinedonneorigineàtoutelamassesubtiled’unecréationprimordialequ’Ibn’ArabîdésignedunomdeNuée(’amâ).D’oùlesensdecehadîth:«Ondemandaitauprophète:OùétaittonSeigneuravantdecréersacréation(visible)?–IlétaitdansuneNuée;iln’yavaitpasd’espaceniau-dessusniau-dessous576.»

CetteNuéeexhaléeàpartirdel’Êtredivinestcequiàlafoisreçoittouteslesformesetdonnelesformes aux êtres. Elle est active et passive, réceptrice et essentiatrice (mohaqqiq)577. Cette doubledimension se retrouve à tous les degrés de l’être : les Noms divins sont à la fois actifs commedéterminantl’attributqu’ilsinvestissentetpassifsentantquedéterminésdansetparcetteformequilesmanifeste. Par conséquent Nuée primordiale, Compassion du Souffle créateur, Imagination absoluedésignent toutes une même réalité originelle : le Dieu créé (Haqq makhlûq) et dont est créée toutecréature. C’est le Créateur-Créature, Caché-Manifesté, le Premier-Dernier. Dans cette Nuée sontmanifestées toutes les formes de l’être, les Archanges, les genres, les espèces d’individus, jusqu’auxniveauxdelanatureinorganique.«Dieu,ditIbn’Arabî,déployadanscetteNuéeprimordialelesformesde toutes choses qui existent en cemonde, à l’exclusion de lui-même.CetteNuée est une Imaginationessentiatrice (khayâlal-mohaqqiq).Ne le vois-tu pas qui reçoit les formes de tous les êtres créés etconfigurelesformes(mossawir)àpartirdecequinefutjamaisexistant…DanscetteNuéeapparurenttous les êtres créés et il est appelé l’aspect apparent de Dieu, en vertu de ce qui a été dit (dans leQorân):IlestlePremier,leDernier,l’ApparentetleCaché578.»

Lacréationn’estniuneémanationausensnéo-platoniciendutermeniunecréationexnihilo.«C’estbien plutôt une séquence de manifestation de l’être, par intensification d’une lumière croissante, àl’intérieurduDivinprimitivementindifférencié,enpropre,unesuccessiondetajallîyât,dethéophanies.Iciprendplaceundesmotifslespluscaractéristiquesdelapenséed’Ibn’Arabî,ladoctrinedesNomsdivins(quel’onaappeléeparfois,assezinexactement,sa“mythologie”desNomsdivins)579.»

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Il y a donc une double épiphanie qui soulage la Tristesse du Trésor Caché aspirant à sortir del’abîme insondable de l’Inconnaissance : la théophanie ou l’Effusion sacro-sainte (fayz aqdas). C’estl’épiphaniedel’Êtredivinàsoi-mêmeetpoursoi-même.ElleconsisteenlathéophaniedeDieudepuisla pré-éternité et la post-éternité à lui-même sous forme des Essences-fixes (’ayyân thâbita) et lesaptitudesetcapacitésdecelles-ci580.

Lasecondethéophanieestl’Effusionsainte(fayzmoqaddas),«hiératiqueouhiérophanique»581oucontemplative(shohûdî).Cedegréestl’unionnuptialedesréalitésdesNomsetdesEssences-fixes.ToutNomaspireàsemanifester,c’estcequetraduitlaNostalgiedeDieupoursefaireconnaître.Iladoncbesoind’uneépiphanie,d’unmiroiroùilpuisseserefléter: leconnaissant(’âlim)aspireàêtreconnu(ma’lûm).C’est-à-direquelesNomsontbesoindesépiphaniespoursemanifestertoutcommecelles-ciaspirentauxNomsquilesinvestirontdeleurréalité.Cetteaspirationmutuelle,cettesym-pathieentrelesEssences-fixesquiveulentêtre investiesdelaprésencedivine(danslamesuredeleurcapacité)et lesNoms qui cherchent un miroir pour s’y réfléchir, constitue en propre la seconde théophaniehiérophanique582.

1)LesNomsdivinsMaisque sont donc lesNomsdivins ?L’essence (dhât) s’appropriant un attribut devient leNom

correspondantàcetAttribut:muniedeconnaissance(ma’al’ilm)ellesera leConnaissant,pourvuedevision elle sera leVoyant, de puissance elle sera le Puissant.Mais pour que cesNoms (Connaissant,Voyant)puissentêtreconnus,ilsontbesoind’unsupport,d’uneformeépiphanique(mazhar).LesNomsdivinsn’ontderaisond’êtrequeparrapportauxêtresquilesmanifestent.MaisdemêmequelesNomsdivins existent de toute éternité, demême aussi les formes et les supports pouvant lesmanifester ontexistédepuistoujoursdansl’éternité.LesNomsdivinsn’ontderéalitéquepourdesêtresquiensontlesformesépiphaniques.Celles-cisontappeléesparIbn’Arabîetsonécolecommeles«Essences-fixes»(’ayyân thâbita)ou seloncertainscommentateurs583 comme«Formes intelligibles desNomsdivins »(sowar-e ma’kûla-ye asmâ’ye ilâhîya en persan). Chacune de ces Essences-fixes ou « heccéitéséternelles », est pourvue d’une certaine capacité ontologique et reçoit l’effusion de l’Être ou duNomdivin proportionnellement à cette capacité ni plus nimoins, et ce dont elle a été incapable de par sanatureneluiserajamaisdévolu.Onlescompareparconséquentauxmiroirsdel’être.L’undestraitsdumiroirestquel’imagequis’yreflèteépouselaconditiondumiroir:cen’estpaslemiroirquisedécritenfonctiondel’imagequis’ymire,maisbienplutôtc’estlemiroirquicauselerefletdel’imageetluiimprimesespropriétés.LesEssences-fixes sontpurnon-être (’adam) et c’estDieuqui les investit deleurréalité.Ellessont,end’autrestermes,desmiroirsdelaBeautédivineet l’imagequis’yréfléchit,c’estlemonde.D’autrepartchaqueNomdivinestleSeigneur(rabb)del’êtrequilemanifeste,celui-ciétantlevassal(marbûb)desonSeigneur.ChaqueêtreestlaformedesonpropreSeigneur(al-rabbal-khâss), c’est-à-dire nemanifeste l’Essencedivineque chaque fois particulariséedans ceNom.AucunêtrenepeutêtrelaformeépiphaniqueduDivindanssatotalité.«Chaqueêtre,ditIbn’Arabî,n’acommeDieuquesonSeigneurenparticulier,ilestimpossiblequ’ilaitleTout584.»

Enfin,ditCorbin,lesNomsdivinssontessentiellementrelatifsauxêtresquilesnomment,telsquecesêtresleséprouventdansleurmoded’être.C’estpourquoicesNomssontaussidésignéscommedesPrésences(hadarât),c’est-à-direcommelesétatsdanslesquelsladivinitéserévèleàsonfidèlesouslaformedetelouteldesesNomsinfinis585.

D’autrepart,toutêtreestl’épiphanie,oulevassal(marbûb)d’unNomquiestsonSeigneur(Rabb)etcelui-ciestidentiqueaudénomméquiestl’Essencedivine,donctoutNomdoitcontenirtouslesNoms.

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DawûdQaysarî, le célèbre commentateur desFosûs d’Ibn ’Arabî, dit : «Chacun d’entre les êtres dumondeestlesigne(’alâma)d’unNomdivinetvuquechaqueNomdivincomprendl’EssencequitotaliseelleaussitouslesNoms,ceNomdoitcontenir,luiaussi,touslesNoms,demêmequechaqueêtred’entrelesêtresestlui-mêmeunmondeparlequelilconnaîtlatotalitédesNoms.Ainsivussouscesaspects,lesuniverssontinfinis586.»

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CHAPITREVIIL’imaginationcréatricecommethéophanie

L’idée centrale de lamystique spéculative d’Ibn ’Arabî, c’est que la création est avant tout unethéophanie (tajalli).Comme telle elle est l’œuvrede l’Imaginationcréatrice.Autrementdit ladivinitépossèdel’imaginationet«c’estenl’imaginantqueDieuacréél’univers;quecetuniversDieul’atirédesonpropresein,desvirtualitésetpuissanceséternellesdesonpropreêtre;qu’ilexisteentrel’universdel’espritpuretlemondesensibleunmondeintermédiairequiestlemondedesIdées-Images,mundusimaginalis587».C’estprécisémentsurcemondesymboliséauniveaumacrocosmiquecommeuneNuéeprimordiale que l’Imagination produit ses effets.Onpourrait dire ainsi que la valorisation de l’imageassimiléeàundegréderéalitépropreetautonomeestcorrélativeàunconceptdecréationcontraireàl’idée de création ex nihilo. Le fait même que la théophanie ait été réduite à la création ex nihiloprésupposeunedégradationdel’imaginationauniveaudelafantaisieetdel’imaginaire.

Ordanslagnosed’Ibn’Arabî,lemondedel’Imagination,tantauniveaumacrocosmiquedelaNuéeprimordialequ’auniveaumicrocosmiquedel’imaginationdel’hommequiluiestcontiguë,configureunmonde réel, objectif, autonome, intermédiaire entre l’Esprit et le sensible. Son organe noétique estl’Imagination,etc’estaveccetorganequel’hommeaccèdeaumondeimaginaloùontlieuetontleurlieulesévénementsvisionnairesetleshistoiressymboliques.

Ainsi vue dans le contexte de la théosophie d’Ibn ’Arabî, l’imagination est une théogoniepuisqu’elleatraitàlaNuéeprimordiale;théogonieaussiquandelleserapporteàla«mythologie»desNomsdivins.Maiselleestégalementcosmologiecarcettecréationestaussil’instaurationdel’universentantqu’actedelathéophanie.

1)L’imaginationconjointeetl’imaginationdisjointeIbn’Arabîdistingueuneimaginationconjointe(khayâlmottasil)ausujetimaginantetinséparable

de lui, et une imagination disjointe (kayâl monfasil) séparée du sujet. Quant à celle-ci, elle a uneexistence autonome, subsistante par elle-même, et correspond au plan d’être que symbolise la NuéeprimordialeouleMondeintermédiairedel’imaginal.«LefaitquecesImagesséparablessubsistentdansun monde qui leur est propre, et que par conséquent l’Imagination où elles se produisent soit une“Présence”quialestatutd’une“essence”(hadratdhâtîya),perpétuellementapteàaccueillirlesIdées(ma’ânî) et lesEsprits (arwâh), à leur donner le “corps d’apparition” qui permet leur épiphanie, toutcela atteste bien que nous sommes aussi loin que possible de tout psychologisme588. » L’imaginationconjointe n’est pas vouée à l’arbitraire puisqu’elle est régie par l’imagination disjointe.La vision del’Ange,par exemple, implique lepassaged’une réalité spirituelleduplande l’imaginationdisjointeàcelle de l’imagination conjointe inséparable du sujet imaginant. Et celle-ci, tout en étant liée au sujetimaginant, débouche sur lemalakût (le monde de l’âme). D’ailleurs Sohrawardî nous apprenait quelorsque l’imagination était au service de l’Esprit, elle devenait pensée contemplative tandis quesubjuguéeparl’estimativeelleneproduisaitquelesfantaisiesfumeusesetlesfantasmesdel’imaginaire.

Aussi bien n’y a-t-il tout compte fait qu’une seule Imagination autonome parce qu’elle est

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Imaginationabsolue(khayâlmotlaq),«c’est-à-dire,ditCorbin,absoutedetouteconditionsubordonnantsa substance, et c’est la Nuée primordiale constituant l’univers comme théophanie589 ». D’autre part,l’imaginationconjointe,toutenétantliéeausujetmêmequilasécrète,faitpartieelleaussidesmodesdel’imaginationabsolue,laquelleestlaPrésenceabsolumentenglobante(al-Hadratal-jâmi’a,al-martabatal-shâmila)590.

2)L’imaginationcomme«mondeintermédiaire»Lasciencedel’imaginationest lasciencedesmiroirs (katoptrique),dessurfacesmiroitantes,des

images en suspens. Comme science du speculum, elle met en valeur la nature docétiste de l’Imagesuspendueentrel’êtreetlenon-être.Lesformesperçuesdanslemiroirontuneexistenceapparitionnelle,d’où la nécessité d’unmonde aux formes subtiles, d’une géographie visionnaire, qui a ses tours, sesmontagnesmagiques,ses fleuves…Parexemple, la formed’unestatueà l’étatpur, libéréedubois,dubronze ou du marbre et qui serait elle-même la matière de son corps subtil, présuppose un modeapparitionnelquiestceluidelavisiondesimagesensuspensdansunmiroir.Oruneimageensuspensn’estnimatériellenipurementspirituelle:elleestl’entre-deux:elleauneformeimmatérielle,maiselleapparaît aussi revêtue de forme propre. C’est un monde « où se corporalisent les Esprits et où sespiritualisentlescorps».

Etc’estparcequelemondedel’imaginationestintermédiaireetqu’ilsymboliseaveclesmondesqu’il médiatise, qu’il est aussi le « lieu d’apparition » des êtres spirituels. Anges et Esprits qui yapparaissentsontrevêtusdelafigureetdelaformedeleur«corpsd’apparition».Lesconceptsabstraitsetlesdonnéessensibless’yrencontrentpourécloreenfiguresconcrètes,desortequecelieudevientlelieudeleurdramaturgie.Celieuestautrementditl’espaceprivilégiédel’âmeetdesa«hiéro-histoire».

L’imaginationentantqu’intermédiaireaaussiunedoubledimension:a) comme imagination créatrice imaginant la création qu’elle projette ; et b) comme imagination

créaturelleimaginantleCréateurdontilestlaformeimaginée.Silapremièreestunactedethéophanie,lasecondeenrevancheestlaPrièredel’hommeimaginantsonmonde,sonDieuetsessymboles.a)C’estgrâceàl’imaginationactivequ’ilyadumultiple,ousil’onveutlepassagedel’Unaumultiple.C’estcelamêmequevientdemettreenœuvrel’IntentioninitialeduTrésorcachécherchantàêtreconnu.b)MaiscommecetAutre-que-Dieun’estpasabsolumentséparédeDieu,maisestlaformemêmedesacréation,voirel’ombreduSoleildivinetparcequelaformemêmedecetteombreestdéjàla«matière»imaginative,«elleestplusqu’apparence,ditCorbin,elleestapparition.Etc’estpourquoiilyaunta’wîlpossible,parcequ’ilyadusymboleetdelatransparence591».

3)L’imaginationcommeherméneutiquespirituelle(ta’wîl)L’imaginationactiveestl’organequinousfaitaccéderàlasciencedesImages,desmiroirsetdes

théophanies.Ilseraitabsurdedelaconsidérercommeunesciencevaineouillusoire.Cardanslamesureoù l’Êtredivinveutseconnaître, ilnepeut le fairequepourautantqu’ilmetenœuvre l’organede sapropreimaginationtoutcommenousnepouvonspénétrerlatransparenceduvoilequeparnotreproprepouvoirimaginatif.

Dire que la forme épiphanique est autre que Dieu, cela n’équivaut pas à la dégrader, mais à lavaloriser et « la fonder comme symbole référant au symbolisé (marmûz ilayhi) lequel est l’Êtredivin592».Etc’estparceque l’Êtredivin se révèlepar son Imaginationqu’unescienced’exégèsedesformesestnécessaire,puisqu’elleconduitlesformesàleurvraienature,etnousrévèleleslointainsqui

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s’annoncentau-delàdusymbole.C’estparcequ’ilyadel’Imaginationqu’ilyadel’herméneutique(ta’wîl)etc’estparcequ’ilyadu

ta’wîlqu’ilyasymbolisme593,voire ladoubledimensiondeschoses : lesymbolisantet lesymbolisé.Cettevisionreparaîtdanstouslescouplesdetermesquicaractérisentlagnosed’Ibn’Arabî:CréateuretCréature(HaqqetKhalq),divinitéethumanité(LâhûtetNasût),Seigneuretvassal(Rabbet’Abd).Lesdeux termes des couples ne se contredisent guère, mais sont au contraire complémentaires puisqu’ilsformentunecoincidentiaoppositorum.Etc’estl’imaginationquiopèrecetteconjonction,puisqu’elleestlelieudeleurrencontre.Maiscequiimportedevoir,ditCorbin,«c’estquelemysteriumconjonctionisunissantlesdeuxtermesestuneunionthéophanique(vueducôtéduCréateur)ouuneunionthéopathique(vueducôtédelacréature),cen’estenaucuncasune“unionhypostatique”594».

4)Dieu«imaginé»ou«Dieucréédanslescroyances»L’acte d’imagination divine trouve des désignations différentes, telles que le « Dieu imaginé »,

c’est-à-direprojetéparl’Imagination(al-Haqqal-motakhayyal)oule«Dieucréédanslescroyances»(al-Haqqal-makhlûqfi’li’tiqâdât).Àl’acteprimordialduDivinimaginantlemonderépond,commeuneréponseà sonpropreAmour, lacréature imaginant sonpropremonde.Si leDivinacréé lemondeenl’imaginant, lacréation retrouvesonDieuen le re-créantpar sapropre imaginationet selonsaproprecroyance. Mais ce n’est pas à la Déité (olûhîya) occulte que s’adresse la créature, mais à la« suzeraineté » (robûbîya) du Seigneur personnel. Al-Lâh est le Nom qui désigne l’Essence divinequalifiéeparl’universalitédesesAttributs,alorsqueleSeigneur,lerabb,c’estl’Êtredivinpersonnifiéetindividualisésousl’undesesNomsetAttributs.Autrementdit,danscetAttributparticularisé,laDéités’individualiseselonlacapacitéduréceptaclequil’accueille,commesonDieupersonnel(rabb).

Commentantunversd’Ibn’Arabî:«Enleconnaissantjeluidonnel’être»,Corbinconclutquecelaneveutpointdirequel’hommeexistenciel’EssencedeDieu,laquelleestau-delàdetoutedétermination;cela vise en particulier le « Dieu créé dans les croyances », c’est-à-dire le Dieu se présentant danschaqueêtreenlaformedecequecroitcetêtreselonsacapacitédeconnaissance.«Leversrevientàdire:jeconnaisDieuenproportiondesNomsetattributsdivinsquis’épiphanisentàmoietparmoidanslesformesdesêtres,carDieus’épiphaniseàchacundenousdanslaformedecequ’ilaime;laformedetonamourestlaformemêmedelafoiquetuprofesses.Detoutcelaje“crée”leDieuenquijecroisetquej’adore595.»Carlaformequisemontreestlaformemêmedeceluiquilareçoit.Dieu«estàlafoiscequisemontre(motajallî)etceàquoiilsemontre(motajallâlaho)596».

Cequenouscréonsparl’imaginationenrépondantàl’imaginationpréexistentielleduDivin,cen’estpas unDieu fictif, créé de toutes pièces,mais celamême qui nous fut destiné à la prééternité. C’estpourquoil’ImagedeDieuquecréelefidèleestaussil’Imagedesonpropreêtrerévéléparle«Trésorcaché ». Il est alorspsychologiquement vrai de dire que « leDieu créé dans les “croyances” est lesymboleduSoi597».Dansl’actemêmedecettedoublecréationallantensensinverseàlarencontrel’unedel’autreserecomposela totalitéd’unmoiquiseconjointàsonAngeouàsonSeigneurpersonneletc’estcetteintégrationquiculmineenuneuniosympathetica.

5)L’imaginationcommelieuderencontreentrel’amourhumainetl’amourdivin

Pour que l’amour humain puisse rencontrer l’amour divin, en d’autres termes pour que l’Amourpuisse entrer en sympathie avec l’Aimé réel, sans s’égarer dans le désir charnel, ni s’abîmer dans

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l’abstraction vertigineuse d’un amour impossible que Rûzbehân appelait la « démence del’inaccessible », il faut qu’il y ait un lieu de rencontre propre. L’imagination, du fait qu’elle faitdescendre l’Esprit au niveau de l’Image, et parce qu’elle permet l’éclosion d’un espace approprié oùl’Image garde sa valeur noétique propre, et comme aussi elle rend possible, grâce à sa puissancetransfiguratrice, la transmutationdesdonnéessensiblesensymbole,opèreundoublemouvementquiserencontreencepointdejonctionqu’Ibn’Arabîappelle«con-descendance»(monâzala)598.

L’Imagination est donc elle-même le lieu de rencontre où « descendent ensemble dans unemêmedemeureleDivinsupra-sensibleetlesensible599».C’estparl’Imaginationqueladialectiqued’amouratteint sa phase culminante. Sans celle-ci, l’Aimé n’aurait aucune réalité concrète. Il faut que l’Aimépuisseêtretypifié,symboliséenunefigureconcrèteparuneImaginationactiveetqu’ilatteigneunmoded’existence conforme à l’œil transfiguré qui le reçoit. L’imagination est ce qui réalise la mise ensympathie de l’invisible et du visible, du spirituel et du physique. C’est grâce à l’amour qu’il estpossible,déclareIbn’Arabî,«d’aimerunêtredumondesensibledanslequelonaimelamanifestationdel’Aimédivin;caralorsnousspiritualisonscetêtreenl’élevant(desaformesensible)jusqu’àsonimageincorruptible (c’est-à-direaurangd’uneImage théophanique),en le revêtantd’unebeautésupérieureàcellequiétaitsienne,etenl’investissantd’uneprésencetellequ’ilnepeutlaperdrenis’enabsenter,etqu’ainsilemystiquenecessejamaisd’êtreuniavecl’Aimé600».

Cettemiseensympathiecréelelieuderencontreentrel’Amantetl’Aimé,l’invisibleetlevisible.Mais en raison de la conjonction qu’elle opère, elle est aussi une « union imaginatrice » (ittisâl fi’lkhayâl), car sans la transfiguration qu’elle dévoile, toute union physique ne serait qu’un leurre, uneperditionmentale.Lapure«contemplationimaginative»(moshâhadatkhayâlîya)peutatteindreunetelleintensitédeprésencequetoutcontactphysiquelaferaitdescendreau-dessousd’elle-même.EttelestlephénomènedeMajnûnqui,pour Ibn ’ArabîcommepourRûzbehân, symbolise l’Amantparfait,Majnûns’était tellement identifié àLaylaqu’il est devenu le«miroir deDieu»ou le«miroirde laFiancéeéternelle».

Cetteproximitéexcessivedel’Amant-Aimé,proximitéquifaitdireaumystique:«l’Aiméestplusprochedel’Amantquesaveinejugulaire601»,poseaussi leproblèmedelaréversibilitédesrapports.ToutcommechezRûzbehân,latransfigurationduregardfaisaitensortequel’Amantcontemplaitl’Aiméavecl’œilparlequelcederniersevoyaitlui-même;demêmechezIbn’Arabîilestsimultanémentvraidedirequel’Aiméestennousetn’estpasennous,quesoncœurestdansl’êtreaimé,ouquecelui-ciestdanssoncœur;cararrivéauniveaudelaconjonctionlesrapportsserenversent,etc’estl’imaginationquiopèrecette transfigurationdesortequ’ajoute Ibn’Arabî :«L’AmantdivinestEspritsanscorps;l’Amant physique pur et simple est un corps sans esprit ; l’amant spirituel (c’est-à-dire l’amantmystique)possèdeEspritetcorps602.»L’amourspirituel,end’autres termes,estceluiquipossède lesecret de l’amphibolie (Rûzbehân). Il est à l’abri et de la pure abstraction et de l’idolâtrieanthropomorphique.Etcetteinterdépendance,cette«unitédeleurbi-unité»,oùchacuntientdel’autresonrôle,Corbinl’appelleuneuniosympathetica603.

Cependant l’Amour fait également intervenirun autre facteur : l’Imagede la femme.Dieu a aiméÈve,carenaimantÈvecommeillefait,Adamnefaitqu’imiterlemodèlemêmedeDieu,Adamdevientselonnotreshaykh uneexemplificationdivine (takhalloq ilâhî).Et ceciveutdirequedans sonamourspirituelpourlafemme,l’hommen’aimequesonSeigneur604.AinsilaFemmeest-elleenfindecomptelemiroirdanslequell’hommecontemplesapropreImage,cellequireprésentesonpropreSoi.

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CHAPITREVIIILareligiondel’amour

À propos de l’Amour divin, Ibn ’Arabî précise : « sous quelque aspect qu’on veuille bien leregarder, le mouvement à partir de l’occultation immuable (de Dieu) vers son existenciation est unmouvementd’AmouraussibienducôtédeDieuqueducôtédumondemanifesté605».

Mais l’Amour a deux dimensions : d’une part, c’est le désir du Trésor caché qui cherche à seréaliserdanslesêtresafind’êtrerévélépareuxetpoureux;d’autrepart,c’estl’amourouledésirdesêtres pourDieu ou l’Amour deDieu pour lui-même, puisqu’il est à la fois le créateur et la créature,l’Amant et l’Aimé.À ce doublemouvement de l’Amour deDieu pour semanifester dans les êtres etl’Amourdecesderniersaspirantàs’unirauxNomsdontilssontlesépiphanies,correspondentlesdeuxarcs de la Descente et de la Remontée, dont l’un typifie l’influx incessant de l’être et l’autre lemouvementderetourversladivinité;celui-là,lacréationenuneeffusionrécurrenteetsansfaille;celui-ci,lesrésurrectionsdesêtresetleurretouràleurcauseinitialeetfinale.

« En réalité, l’être qui soupire de nostalgie (al-moshtâq) est en même temps l’être vers qui sanostalgiesoupire (al-moshtâq ilayhî)606.»Cenesontpasdeuxêtresdifférentsethétérogènesmaisunêtreserencontrantavecsoi-même(àlafoisunetdeux,unebi-unité)607.

AussiIbn’Arabîdistingue-t-il troismodesd’Amour:1)l’Amourdivin (hibb ilâhî)quin’est riend’autre que le désir de Dieu manifesté dans la créature, aspirant à revenir à soi-même. C’est cettedialectiqued’Amourquiconstituel’éterneldialoguedivino-humain;2)l’Amourspirituel(hibbrûhânî)dontlesiègeestlacréatureetquin’ad’autresouciquedeseréuniravecl’Aimé;3)l’Amournaturel(hibbtabî’î),oul’amourdeceluiquiveutposséder,quirechercheàassouvirsesdésirssansprendreenconsidérationledésirdel’Aimé.«Ettelleesthélas!,ditIbn’Arabî,lamanièredontlaplupartdesgensd’aujourd’huicomprennentl’amour608.»

«Ilfautquedenouveaulespiritueletlephysiquesoientmisensympathie,pourquel’amouréclosecommeétantdanslacréaturelathéopathierépondantàlanostalgiedivined’êtreconnu,c’est-à-direpourqu’advienne la bi-unité, l’unio sympathetica, du seigneur d’Amour (rabb) et de son serf d’amour(marbûb)609.»Cecinousmetencoreunefoisenrapportaveclafonctionintermédiairedel’imaginationquiestlelieuderencontreentrel’amourhumainetl’amourdivin.Cettemiseensympathienenégligenil’aspect spirituel de l’Amour divin ni son aspect physique, mais fait en sorte que celui-ci apparaîttransfiguré au niveau de l’Esprit, c’est-à-dire typifié en une figure concrète. Donc, d’une part, amour«physique»puisquel’âmecontempleuneimageconcrète,maisenmêmetemps,amourspirituel,carilnes’agitguèredeposséderl’imagemaisd’enêtreentièrementimprégné.Cetteconjonctiondécritenproprel’amourmystiquedesFidèlesd’Amour610.C’estcettemêmedoctrinedel’Éros transfiguréqueCorbinretrouve chez Sohrawardî et chez Rûzbehân. « Et toute la dialectique d’amour d’un Ibn ’Arabî, d’unRûzbehân,oud’unJalâloddînRûmî,eninvestissantl’êtreaimédecetteaura,decettedimensionenau-delà,sepréserverad’uneidolâtriequel’ascétismedesescritiquesestaucontrairesipromptàydéceler,parcequ’ilestaveuglejustementàcettedimensionenau-delà.Etc’estbienlàleparadoxeleplusfécondde la religion des Fidèles d’amour, laquelle dans chaqueAimé reconnaît l’uniqueAimé, dans chaqueNomdivin,latotalitédesNoms,parcequeentrelesNomsdivinsilyauneuniosympathetica611.»

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C’est au cœur duDiwân d’Ibn ’Arabî qu’éclate cette profession du Fidèle d’amour, lorsqu’encircumambulationsrituellesautourduTemplede laKa’ba, ilavait rencontré laViergeTrès-Pureenlapersonneconcrètedelajeunefillepersane.

«Ômerveille!Unjardinparmilesflammes…Moncœurestdevenucapabledetoutesformes.C’estuneprairiepourlesgazellesetuncouventpour[lesmoineschrétiens,UntemplepourlesidolesetlaKa’badupèlerin,LesTablesdelaToraetlelivreduQorân.Jeprofesselareligiondel’Amour,etquelquedirectionQueprennesamonture,l’Amourestmareligionetmafoi612.»

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Conclusion

L’actualitédelapenséed’HenryCorbin613

Qu’est-cequifaitl’actualitédelapenséed’HenryCorbin?Cequifaitl’actualitédecettepensée,c’est l’impenséou l’inexpliquéqu’ildécèle.Heideggerditàcesujet :«Plusgrandeest l’œuvred’unpenseur–cequinesemesureaucunementàl’étendueetaunombredesesécrits–etd’autantplusricheestl’impenséqu’ellerenferme,c’est-à-direcequi,pourlapremièrefois,grâceàelle,monteàlasurfacecommen’ayantpasencoreétépensé614.»

Qu’est-ce donc l’impensé que contient la pensée d’HenryCorbin ? Lorsque nous parcourons lesétapesde la trajectoire spirituelledeCorbindepuis lespremières intuitionsde sa jeunesse jusqu’à sapleinematurité,nousconstatonsquetoutsonefforttendàlapriseencharged’uneconnaissancequin’estpasdépasséeparceque appartenant aupassé,mais actuelle auprésentparceque s’ouvrant à l’avenir.Corbin en prenant l’héritage de cette pensée s’en fait l’héritier de sorte qu’il devient lui-même « auprésent»cettetradition.Seréférantàl’actualitédelatraditionirano-islamiqueilconclut :«Lepassén’estqu’unechosequel’on“dépasse”.Ils’agitdecomprendrecequiunefoisrenditcepassépossible,lefit advenir, en fut l’avenir.Dans toute lamesure où une âme ressaisit ce possible, parce qu’il lui estmystérieusement congénital, elle enest elle-même à son tour l’avenir. Elle libère ce qu’on appelle lepassédelapesanteurquifaisaitdeluilepassé615.»

C’estparcequel’âmeaunehistoirequiest toujours«auprésent»,quecettehistoirecontientenelle-mêmelesgrandesétapesdesachuteetdesaremontée,quesonpasséestsonorigineetsaremontéesonavenir ; etqu’entrecettepréhistoireetcetteposthistoire éclôt sahiérohistoire qui est toujours làprêteàêtremiseauprésentparceluiquienassumelacharge.TouslesquatreitinérairesdeCorbin,enmodes prophétique, ontologique, narratif et érotico-mystique, dont nous avons parcouru les grandesarticulationsdanscelivre,relatentenquelquesortecommeun«récitd’initiation»(hikâyat) l’histoiredel’âmeetlafaçondontellenouesonpasséàsonavenirdansl’actemêmedel’individuationqueCorbindécritcommela«rencontreavecl’Ange».Danscetterencontrel’âmebouclelaboucledesonhistoiredesortequelepointinitialdesonpassé(Origine)rejointlepointfinaldesonavenir(Retour).

Mais une telle expérience ne peut être mise en œuvre que si elle se démarque d’une part d’unconceptpétrifiédelatraditionréduiteàun«cortègefunèbre»etsedistingued’autrepartdesimpératifsdel’historicismetoutcourt.D’oùlecombatdeCorbinsurundoublefront:montrerquelatraditionn’estmortequepourceux-làmêmesquieninterprètentlemessagecommeunelettremorte,etrévélerenmêmetemps que cette tradition (qui est à chaque fois renaissance pour quiconque en assume la charge) estirréductibleaumouvementnégateurdunihilisme,pour lequel lesgrandes structuresde l’espritne sontque des épiphénomènes de la nature et de l’histoire. Ces deux combats sont complémentaires chezCorbin:larevalorisationdel’esprits’accompagned’unecritiquedesvaleursréductricesdenotretemps.Vudans ce contexte,Corbin rejoint le cortègedesdestructeursdenotre époque : le refoulementde laLebenswelt mis en évidence par la crise de la conscience européenne (Husserl), la destructionontologique de Heidegger, l’éclipse de la raison démontrée par l’École de Francfort, le retrait desprojectionsdel’espritquerévèlelapsychologiedesprofondeurs(Jung).Touscespenseursdénoncentà

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leur manière l’appauvrissement de l’esprit et redécouvrent une plage de la vérité. Il est non moinssignificatifque lespenseurs lesplusaudacieux,venantdecampsaussiopposésquepeutêtreceluiquioppose un Horkheimer à un Heidegger, émettent un jugement si sévère sur le destin spirituel del’humanité.Onparledesécularisation,dedémythisation,dedésacralisation,dunivellementdel’hommeréduit à l’unidimensionnalité d’une pensée instrumentalisée, etc. : termes négatifs qui révèlent, sommetoute,dessoustractionsfaitesauxfacultésautrementimportantesdel’esprit.Maistandisquelaplupartdeces penseurs dénonçant les symptômes de cemal se complaisent dans la tâche critique sans faire uneoptionquelconque,Corbintoutenlesdénonçantn’endévoilepasmoinsl’issuequimettrafinàcet«exiloccidental».Quelecheminqu’ilnousmontresoituneconsolationsuffisantepourlesunsouunsouhaitillusoirepourlesautresnenousconcernepasici;cequicompteenrevanche,c’estqu’ilaiteulecouragedechoisiretderéorienterunepenséequiestdésaxéeparcequedépourvueprécisémentdesadimensionpolaire.Lecatastrophismequicaractériselaplupartdenospenseursdémontreuneanomalieparrapportàunétatdefaitantérieur : la raisons’instrumentaliseparcequ’elleperd toutcontactontologiqueavecsonsiègeoriginel:lelogos;lessymboless’atrophientcarlesvaleurs,lescristallisantautrefoisdanslescanonsculturels, s’effondrent les unes après les autres ; la domination de la technique se fait défi et«arraisonnement»,carl’Êtres’occultesoussesmisesenretraitsuccessifs,etc.Enbref,lacatastropheestlàmaispersonnenesaitcomments’ensortir.Sileprésentsedéprécieparrapportàunpasséquiserévèle de plus en plus riche etmême nostalgique, le présent, lui, se réduitmaintenant à l’absence, etl’avenir s’exclut de l’horizon de l’attente. Toute l’histoire de la pensée n’est en fin de compte quel’histoiredunihilisme:«Lesvaleurssupérieuressedéprécient,ditNietzsche,carlesfinsmanquent.»Entreuncommencementquiseconfondaveclamatérialitédesfaitsempiriquesetunavenirquiseréduitàunprogrèsàrebours,l’histoiren’aplusdesens;elleestdés-orientée.Touteslesvaleurssurlesquellesreposaitlahiérohistoiredel’humanitéontperduleurcrédibilitéetnousdébouchonssurunepériodedel’entre-deux qui est le résultat d’une double négation : « ni le Dieu de Christ… ni le Dieu desphilosophes…ni bien, nimal, ni responsabilité, ni culpabilité, ni lien avec un ordre, ni devoir » (H.Rauschning).L’hommevitdelasortesans«unitéinterne,sousl’effetdesimpulsions,desinstants,desquantadevolontéetdessensations,sanssuccession,sanslien,sansdurée».

Ce qui distingue, par contre, la critique deCorbin par rapport aux autres grands destructeurs denotre temps, c’est que son regard n’est pas seulement celui d’un témoin indifférent mais celui d’unvisionnairequivoitlemondeàtraversleslunettesdel’espritlui-même:saprésenceaumondeestuneprésence«engagée»maisengagéehicetnunc,par-delàetau-delàdelamort.C’estdel’intérieurmêmedecettevisionqu’ilrevaloriseoudévalorise,selonlescas,lessymptômesdenotrecivilisation.Quandilparle de l’incarnation (entendue au senshistoriciste du terme), dans son esprit lui fait contrepoids lavisiondocétistedu«phénomènedumiroir»;quandilseréfèreàl’allégorie,illadéprécieparrapportaudynamismepolyvalentdusymbole ;quand ildénonce l’idolâtriemétaphysiqueà laquelleaboutitunmonothéismeoublieuxde sonvraiparadoxe, il lui oppose l’amphibolie (iltibâs) de l’Imagequi est etn’estpasàlafois;voirelavisionthéophaniquedumondesanslaquelleiln’yauraitniAnge,nisymbole,ni théologie apophatique. Son passé n’est jamais en arrière comme critère permettant la comparaisonavec l’état présent,mais un passé qui, à chaque instant, peut surgir à la conscience comme étant sonavenir.L’allégorie n’a de réalité autonomeque si l’espace où éclôt la transmutation du symbole restevoilé au regard intérieur ; l’incarnation n’est une entrave que dans lamesure où le regard tombant enarrière de lui-même n’arrive pas à s’épanouir à la transfiguration de l’Image intellective. Et si « lesidéologies socio-politiques de l’Occident sont les laïcisations et sécularisations des systèmesantérieurs616 », la raison en est que nous n’arrivons pas à percer le seuil de la métahistoire où lesrapportss’inversent,caràceniveau-làl’histoiresetransfiguresouslaprojectiond’unautreregard.

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Les couples de termesqui émergent de sa double attitudedévalorisante et revalorisante à la foiscommeallégorieetsymbole,historicismeetthéophanie,démythisationetrécitsvisionnaires,nihilismeetthéologieapophatiquerenvoientàd’autresmodesdeperception.Ilyad’autresmodesdevoircommeilyadifférentesmanièresd’être,l’unnevapassansl’autre.Etsionresteàunniveau,siend’autrestermesonpenchetropd’uncôtéleplateaudelabalancesanssesoucierdel’équilibre,c’estquel’onaoubliéla« science de la Balance » (’ilm al-Mîzân). Car la « partie visible d’un être présuppose qu’elle soitéquilibrée par sa contrepartie invisible, céleste. L’apparent, l’exotérique (zâhir) est équilibré par lecaché,l’ésotérique(bâtin).Lerefusagnostiquemoderneignorecetteloidel’êtreintégraletnefaitdoncquemutilerl’intégralitédechaqueêtre617.»Etparmicesdifférentsmodesdepercevoir,ilyaunpointd’équilibrequi resteàuneéquidistanced’undoublepérilquide tout tempsa tenté lespenseurset lesthéologiens.EntrelerenchérissementthéologiquedesdocteursdelaLoiquiprennentsibiensoindeDieuqu’ilsfinissentparlerenfermerdansuntiroiroubliéetlesréductionnistesdetoutacabitquiàcoupdevaleurscréentdetoutespiècesdessystèmesdumonde,faisantdechaquefragmentdel’Êtreunenouvelledivinité, il y a le regarddu sagequi reste entre les deux– nonpas entre deuxnégations dans le sensnihiliste du terme –,mais entre deux réductions afin de sauver le « phénomène » dumonde.Mais unmonde à part entière, vu comme une image sur unmiroir et non des images déformées à travers lesmiroirsbrisés.Cartouslesfragmentsdel’êtresontérigésen«chosesensoi»,quecesoitlavolontédepuissance,oula«sanctificationdel’ego»,oucommeleditCorbin,«l’hypertrophiedumoidégénérantenimpérialismespiriturel618».Bref,toutcequiressortitau«réflexeagnostique»quiestdevenudenosjours le comportement naturel de l’homme ayant perdu son âme. Dans ce sens Corbin revalorise,réhabilitel’amphibolie,leparadoxe,ledoublesensinhérentàlanatureinsolitedeschoses.Lemondeestune«Imageensuspens»surunmiroir.EtnelevoitcommeImageensuspensqueceluidontl’œilestdevenu unmiroir, et l’œil ne devientmiroir que lorsque le voile recouvrant lemonde tout autant quel’âmelecontemplantsefonteux-mêmesmiroirsréfléchissantlamêmeImage.C’estcephénomène-làqueCorbindésignecommelavisionthéophanique,l’opposanttantôtàl’«idolâtriemétaphysique»,tantôtàl’incarnationhistoricisante,tantôtaumonothéismeabstraitdesreligieuxeux-mêmes;enbref,àtouslesismesquisousuneformeouuneautreenempêchentl’éclosionetlaperception.Carlapertedel’âmequirésultede cettedouble réduction (consistant àpencher labalanced’uncôtéoude l’autre) est aussi lapertede la singularitédu sujet lui-même.Nousn’entendonspas le sujetqui en tantqu’ego en suspensferaitfaceàd’autresegopourqueseréfléchissantlesunslesautresilscréentlejeunarcissiquedesfeuxcroisés,maisl’individualitéspirituelledontladimensiondépassel’egoentantqueteletquiimpliqueunprolongementverticaldel’êtredanslesensdelahauteuretdel’intégrationdeladimensionpolaire.Silaperte de l’individu entraîne la « collectivisation de la Psyché »619, celle-ci a pour conséquence ladésorientationdessymboles,voirelapertedeladimensionimaginale.Car,ditCorbin:«Ladimensionverticale est individuation et sacralisation ; l’autre est collectivisation et sécularisation. La premièrelibèreàlafoisl’ombreindividuelleetl’ombrecollective620.»

La tragédie d’une culture peut venir aussi lorsque toute essence y est perçue sous l’espèce del’universel logiqueduconcept :aveccelui-cionn’écritqu’un traitédephilosophie théorique.Avec lesingulier concret on fait de l’histoire ou un roman. Avec l’universel métaphysique, se manifestant auniveauduconcret,celuidumundusimaginalis,onécritunrécitvisionnaire,ouunrécitd’initiation621.Autrement dit l’individualité spirituelle ne peut être contenue dans la trame d’un roman où lespersonnagesensuspenscommelesegocartésiensontàaffronter,aulieud’unevéritéabsolue,unréseaudevéritésquisecontredisentlesuneslesautres,etoùlaseulecertitudeest«lasagessedel’incertitude»commeditMilanKundera622.Iln’estdèslorspasétonnantqueleromann’aitjamaisétéproduitdansla

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littératureclassiquepersane.Maispourquoicetteperte?Elleestsansdoutel’histoired’uneséparation,d’undivorceentrefoiet

connaissance, intellect et psyché. Ils symbolisent aussi deuxdestinées : la destinéede l’averroïsme etcelledel’avicennisme.

« Les noms d’Avicenne et d’Averroës, dit Corbin, pourraient être pris comme les symboles desdestinéesspirituellesrespectivesquiattendaientl’Orientetl’Occident,sansqueladivergencedecelles-ci soit imputable au seul averroïsme623. » En effet la cosmologie d’Averroës – de stricte observancepéripatéticienne – parvint à détruire la seconde hiérarchie de l’angélologie avicennienne, notammentcelledesÂmescélestes.Etaveccetteéliminationdisparaissaientdumêmecouplemondedel’âme,sessymboles, la géographie visionnaire, cette « courroie de transmission » qui assurait la continuitéascensionnelledesunivers–desorteque la sciencede l’herméneutiquedont l’objetavaitpourbutdedévoiler l’espace de l’âme se réduisait à une pure technique d’interprétation du sens littéral au sensfiguréetn’étaitplusl’actecontemplatifdelathéologienégative.Corollairement,Averroësrejetal’idéeavicennienne de l’Intelligence agente comme Dator formarum, c’est-à-dire cette Intelligence quipermettait précisément l’homologie entre l’intellect des philosophes et l’ange de la révélation desprophètes.«Maintenant,conclutCorbin,unefoisabolielanotiond’Animacaelestis,qu’ensera-t-ilduprincipequiétaitaufondementde l’anthropologieavicennienne : l’homologieentreAnimacaelestisetAnimahumana?L’homologieentrelerapportdel’âmehumaineavecl’IntelligenceangéliqueactiveetlerapportdechaqueAnimacaelestisavecl’Intelligenceparlaquellelameutsondésir?Commentserait-ilencorepossible,levoyagemystiqueversl’OrientencompagniedeHayyibnYaqzân624?»

Et,tandisquel’averroïsmeaboutissaitàlapolitiquepours’incarnerdansl’anthropologienaturalistedeMachiaveletdeHobbes,l’avicennismeinauguraitlecycledesrécitsvisionnairesqui,d’AvicenneàSohrawardî, devait aboutir à la théosophie de l’École d’Ispahan au XVIIe puis à la gnose de l’ÉcoleShaykhieauXIXeenIran.

Orledéveloppementde toute l’histoirede lapenséeoccidentalenes’esteffectuéqu’audétrimentdesgrandesstructuresdelavisiontraditionnelledumondeetenpremierlieu,selonCorbin,audétrimentdu monde de l’entre-deux, voire le monde de l’imaginal. Sa perte, comme on l’a déjà souvent dit,provoquaunefissureirrémédiableàl’intérieurdel’esprit,unescissiondangereuseentrel’IntellectetlaPsyché625.Ornon seulement cette scission se concrétisa enOccidentpar le triomphede l’averroïsme,maisellefutégalementlepointdedépartd’unprocessusquenousavonsappeléailleursledépouillementontologiquedumondeetdel’homme626,c’est-à-direladémythisationdutemps,ledésenchantementdelanature,lanaturalisationdel’hommeetl’instrumentalisationdelaraison.Quatremouvementsréducteursallant 1) de la vision contemplative à la pensée technique ; 2) des formes substantielles aux conceptsmécanico-mathématiques;3)dessubstancesspirituellesauxpulsionsprimitives;4)del’eschatologieàl’idolâtriedel’histoire(GilbertDurand).Lepointdeconvergencedecesquatremouvementsconstituesil’on veut laGestalt de l’impact planétaire de l’Occident qui, du fait de sa domination universelle, aromputoutdialogueréelentrelescivilisations.Faceàcesquatremouvementsdescendantsparrapportàla dimension polaire de l’Esprit, les quatre itinéraires de Corbin tendent précisément à parcourir àrebours le chemin inverse de ces descentes et à revaloriser tour à tour la fonction méditative de lapensée,lavisionthéophaniquedelanature,l’individuationspirituelledel’hommeetlahiérohistoiredel’âme.ÀcesquatremouvementsréducteursCorbinopposequatreascensionsparlarévélation,lapensée,l’imaginationetl’affectivitéquisontautantderupturesdeniveauetdeta’wîl(herméneutique).Ainsiau-delàdelapenséescientifico-technique,Corbinproposeuneconnaissanceprésentielle(’ilmhozûrî)quiculmine en unemétaphysique de présence ; face à lamathématisation dumonde ilmontre la fonction

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médiatriceetthéophaniquedel’Ange;faceauxpulsionsprimitivesquisousformed’infrastructuressous-tendent les idéologies modernes, il révèle l’expérience mystique de l’Individuation et face àl’historicismeenfin,ildévoilelesévénementsdansleCielquiontleurlieudansl’espacevisionnairedessymboles.

Ceteffortestd’autantplusméritoirequelesscissionsenquestionrestentpourainsidiredesplaiesouvertesdans lavisionde l’hommemoderne.Personnen’a,ànotreconnaissance,mismieuxenvaleurleur opposition que Th. W. Adorno et M. Horkheimer dans leur livre intitulé La dialectique de laraison627.Celivrepostuledeuxthèsescomplémentaires:lemytheestdéjàraisonetlaraisonseretourneenmythologie. En s’instrumentalisant, la raison se subjectivise (divorce avec leLogos) et régresse àl’état de nature et, ce faisant, se retourne contre elle-même, c’est-à-dire qu’elle devient un instrumentd’autodestruction dans les systèmes totalitaires. Ces deux penseurs opposent à l’identité du conceptuniversel« ladialectiquede lanon-identité», le refusde toutnivellementde l’Individudansunordrecollectifquelconque:totalitéhégélienneousociétésansclassesafindesauverl’individualitémenacéede l’homme. Mais la non-identité sauvant l’individu ne l’intègre pas pour autant dans un ensemblespirituel, loin de là, l’individu reste doublement déchiré face à une totalité qu’il renie et face à la« nostalgie d’un radicalement-autre »628 qui reste en quelque sorte inaccessible. Face à ces deuxpossibilités:l’identitéetlanon-identité,Corbinprofessel’individuationspirituellequiestirréductibleàlafoisàtouteidentitécollectivecommeàtoutemutilationdel’ego629.

Ce que l’École de Francfort appelle l’instrumentalisation de la raison, d’autres le désignentautrement.Ilyatouteuneévaluationnégativedel’histoiredelapenséedontonretrouvelesconnotationstantôtcommenihilismepassifetactif(Nietzsche),tantôtsousformedeDiscoursdel’Êtreseretirantdansl’Histoire(Heidegger),tantôtcommeretraitdeprojection,provoquantdescompensationssusceptiblesderevaloriserlevidelaisséparlafuitedesDieux(Jung),tantôtcommelapertedel’auraquicaractérisaitautrefois la valeur cultuelle des choses (W.Benjamin). Le dénominateur commun de tous ces regardsdépréciatifsconvergeversuncentre : leretraitdequelquechosequifut làetquine l’estplus.Orcessoustractionsfaitessurdesfacultésspirituellesdel’hommeintégralavaientdesréalitésonnepeutplusconcrètes.Qu’il s’agisse du contenu eschatologique du temps, des formes théophaniques de laNatureenvisagée comme Liber revelatus, de l’acte de présence de l’homme au-delà de la mort et del’expériencedel’individuationspirituelle(larencontreavecl’Ange).Leurdéclinprogressiffitensortequel’espritdé-symbolisésemitauservicedesintérêtsetdesinstinctsdel’hommeetvoulantrefoulerlanature, l’homme régressavers cettenaturequ’il croyait avoirdéfinitivementdomptée ; celle-ciprit sarevancheenidéologisantjustementl’universmagiquedel’homme.

Or,c’estparcequ’ilyeutcettescissionentrelemytheetlaraison,entrel’Âmeetl’Intellect,quecesdeuxrégionsdel’être,dont laco-appartenanceessentielledans l’Êtresauvegardaitautrefois l’actedeprésencedel’hommedanslemonde,furentséparéesetqu’ilyeutdivorceentrelemytheetlaraison:desortequecelle-cisedéveloppaaudétrimentdel’autreetqu’àleurco-présencesesubstitualadialectiquede leuropposition,c’est-à-direcellede l’Aufklärung.Carpour l’hommevisionnaire, lemytheest toutaussi«raisonnable»quelaraisonestmythique:c’estcetteidentificationmêmequecherchaàréaliserlaphilosophie islamique lorsqu’elle homologua l’Intelligence agente des philosophes avec l’Ange de laRévélation des prophètes ; et tout l’effort de la gnose consistait précisément à sauvegarder l’espaceimaginaldeleurtransmutationoùlaraisonrevêtaitlaformedel’ImaginationactivetoutcommelaNaturey transmuait les données sensibles en symboles. L’Imagination était le « milieu », le « lieu » oùl’oppositiondesdeuxseréconciliaitdanslesformesépiphaniquesdessymboles;où,grâceàlafacultétransmuantedelagnose,ledualismeduMoietdel’inconscients’intégraitdanslatotalitéduSoietoùenfincetteoppositionnesetransformaitpasenunesynthèsecapabled’identifierlesujetetl’objetdans

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une totalité idéologiquequelconque,maisenunrevirement, une conversion, une rupturedeniveauquiétaitdévoilement.

C’estencesensquel’ondoitinterprétertouteslesexpériencesparapsychologiques,quiconstituentla théorieet lapratiquedesmandalasdemêmeque labasephysiologiquede l’hommedeLumière630.AinsicetteexpériencedeSoiquisauvegardaitl’intégralitédel’Individus’opposaitàlafoisàl’identitétotalisanteetlanon-identitéaliénante.

Corbin,dufaitqu’ilmetenlumièrelacrisespirituelledel’hommeenyapportantunremède,donneparlàmêmeuneréponseàcedilemme.Ilmontrecequidanslecontextedecettedichotomieessentielledel’hommeresteimpenséetnepeutêtremenéàlaconsciencequeparuneffortréciproquesoutenudesdeuxcôtés,impliquantenOccidentcommeenOrientuneprisedeconsciencerespective.

Maisalorscommentfaire?Puisquel’exempledeCorbinresteunpèlerinageàsensunique.Sitoutl’effortdeCorbinestune«herméneutiqueamplifiante»(PaulRicœur)visantàfairesortirl’hommedesa«chutedanslacaptivité»,pourqu’ilretrouve,àpartirdu«tempsdelachute»,l’Angedelaterredesvisions, l’inverse de ce pèlerinage est-il tout aussi vrai ? Si, en d’autres termes, Corbin effectue lepassagedeHeideggeràSohrawardî,leshéritiersdecelui-cisont-ilsenmesuredefairel’inverse,c’est-à-direderefaireàrebours lecheminquideSohrawardîaboutiraitau tempsde ladétressequ’annonceHeidegger ? Mais refaire ce chemin voudrait dire que l’on est capable de reconnaître l’aventureextraordinairequefutl’histoiredel’ÊtreenOccident;qu’onestenmesurededémontrerpièceparpiècecequinousenvoûteetdontlagenèsenousrestesiobscure.Celavoudraitdireaussiquenousmaîtrisonsdéjàlaméthodecritiquedel’«herméneutiqueréductrice»(Ricœur).Maismalheureusementteln’estpaslecas.Heideggerajoute :«Depuis toujoursdansnotrehistoire,“penser”avouludireseconformeràl’injonctiondel’Êtreet,partantdecetteconformité,parcourir,discuteretdécrirel’étantdanssonêtre,discourir sur lui.Cedis-cours (dialegesthai) sedéveloppedans l’histoirede lapenséeoccidentale etdevientladialectique631.»Quecediscourssoitledéveloppementprogressifdel’Espritdansl’histoire(Hegel) ou l’histoire de ses retraits – apparaissant comme idea avec Platon, energeia avec Aristote,substantialitéauMoyenAgeoucommesubjectivitéde l’egocartésienavec lesTempsmodernes,pouraboutirfinalementàla«volontédelavolonté»del’èredeladominationplanétaire632–,celanousrestesommetouteinaccessible.

C’est ce discours de l’être qui échappe aux non-Occidentaux de sorte que l’Occident qu’ilsreconnaissent leur apparaît déjà sous ses formes les plus pétrifiées, c’est-à-dire sous la formeidéologique où l’être est réduit à une infrastructure. « La chaîne ininterrompue de l’évolution, qui deMarxremonteaudébutmatinaldecettepenséeoùlaco-appartenancedumythosetdulogosétaitencoreperceptibleàlavisiondestoutpremierspenseurs,leuréchappedemêmequetoutelaproblématiquedelatraditionoccidentale633.»

Dèslorslepointdecontactdesdeuxmondesnes’interprèteplusentermesd’injonctionscontenuesdanslediscoursdel’être(doncdialegesthai),nipar l’herméneutiqueamplifiantedu typedecellequemetenœuvreCorbin,maisseprésentecommeunterrainstérilequicomprendàlafoislesdéfautsdel’unetde l’autre, terrainoù l’Occidentse réduitàune infrastructuresocio-économiqueapteàaccommodern’importequelleidéeetoùaussilecontenu«oriental»delatraditions’yoccidentaliseinconsciemment.C’est,parconséquent,l’idéologiedanstoutcequ’ellead’irrationnel,defausseconscience,descléroséquidevientlalanguemutiléedecenouveaudialoguedesourds.

D’uncôtéunOccidentethnocentrique,hellénocentrique,quiresteprisonnierdanslescatégoriesdel’histoire;del’autrecôtéunOrientdésorientéparrapportàsapropretraditionetincapabled’assimilerintérieurementlamarchedialectiquedecettehistoire.C’estpourquoiilnoussemblequel’issuehorsdecedilemmeexigeraitundoubleitinérairedesdeuxcôtésvisantàréintégrercesdeuxmondesquirestent

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qu’on leveuilleounon lesdeuxdimensionscomplémentairesde l’être.Reportons-nousàcequenousdisions ailleurs : « Si l’homme occidental ressent aujourd’hui la nécessité de recourir à une“herméneutique amplifiante” visant à redécouvrir le langage négligé de la penséemytho-poiètique ; sicettemiseenœuvre,nonseulementluirévèlecequ’ilestdanslesnichesoubliéesdesamémoire,maisenmême temps le prédispose à l’intégration d’autres niveaux de culture, son homologue oriental, lui,devraitorienterseseffortsversune“herméneutiqueréductrice”(démystification)destinéeàdétruire(jediraispresqueàdémonter),dansleurcontextepropre,àl’abridesfaussesidentifications,cesconceptshybrides qu’il a forgés sous l’influence de son occidentalisation inconsciente. Savoir faire les deuxcheminementsàlafois:telleestlaconditiond’undialoguevéritabledel’hommeaveclui-même.Maispareilmouvementexigeraitdepart etd’autreunbesoinauthentiquededésidéologisationmutuelle,unelibérationhorsdescerclesfermésoùsecomplaisentlesattitudesmanichéennesdel’esprit634.»

Ainsi l’un ne peut aboutir sans l’autre. Si le pèlerin de l’Occident qu’est Corbin commence sonvoyagemystiqueàpartirdesonexiloccidentalafinderevaloriserl’Individualitéspirituelledel’hommeetde la réintégrerdans l’expériencede la rencontreavec l’Ange,sonhomologueoriental,outre le faitqu’ilestcenséavoirréévaluécettemêmeexpériencedans lecontextede l’hommemoderne,doitavoirsubilevertigedanslachutedel’histoireetéprouvél’impactdutempsdeladétressequiestlaconditionsinequanondetouteprisedeconscience.Sil’Orientpeutréactualisersatraditionetrenaîtreselonsonpropretemps,iln’enrestepasmoinsqu’ilsubitaussiletempsimpersonneldel’histoire;qu’ilpeutvivreselon son temps tout en restant captifdans l’histoire.Mais l’impactde ce tempshistoriqueest tel quecollectivementilnepeutlecontourner,ilnepeutéchapperàsonemprise,lecourt-circuiteretaboutiràjenesaisquelletranscendanceutopique.Ilnepeutqueluifaireface:fairefaceafindes’enlibéreretd’enconnaîtrelesrouages.Sinonilenseraitlavictimeinvolontaire.Siindividuellement–etencore–toutestpossibleetsil’hommepeutfairelesautau-delàdelamort,socialementcedépassementestimpossible.Car le social, il faut le penser.Or toutes les cultures non occidentales sont à la traîne des idéologiesoccidentales.Ellessonttoutescontaminéesparlesimpératifsdel’histoireettoutessubissentsanscoupférir la puissance du nihilisme et le processus de l’idéologisation en cours. C’est pourquoi touterevalorisationd’unetraditionquineseraitpassuivied’uneconsciencecorrespondantàl’espritdutemps,d’unemiseenperspectivedeladestinéehistorique,loind’aboutiràunraccourcihorsdel’histoire,neprécipiterait que davantage le processus d’idéologisation provoquant inévitablement ce phénomèneinsidieuxquenousavonsappeléailleurs:l’occidentalisationinconsciente635.

Vis-à-vis de cette double impasse deux livres parus récemment, et s’inspirant tous deux del’herméneutiquecorbinienne,essaientd’amorcerledébutd’undialoguetimide:nousentendonslelivrede Christian Jambet, La logique des Orientaux636 et le nôtre propre, Qu’est-ce qu’une révolutionreligieuse?.Deuxlivresfortdifférentsmaisquienvisagentlamêmesituationvueducôtédel’Occidentet de l’Orient. Jambet est un philosophe, il veut que la philosophie occidentale sorte de sa coquilleétroite, qu’elle étende la tâche de la phénoménologie de l’Esprit à d’autres continents de la raison,notammentceuxquenousdévoilela«LogiquedesOrientaux»dontl’œuvredeCorbinattestel’actualité.« Henry Corbin, dit Christian Jambet, vit s’amplifier sa tâche aux dimensions d’une phénoménologiegénérale. Il s’agirait alors de mettre à jour les noèmes de l’Orient, pour généraliser la raison, dontHusserl avait après Kant et Nietzsche commencé d’explorer le continent occidental. Ici encore,l’ambitionétaitdecontournerHegel,nonpasauniveau,indépassable,desaphilosophiedudroit,maisàcelui de la philosophie de l’Esprit637. » Ainsi la vraie tâche de la philosophie serait d’abord deredécouvrircecontinentorientaloùsejouepourainsidirel’«autobiographiedel’Angedel’humanité»,et de la ré-insérer dans l’horizon de nos connaissances philosophiques. Fonder en quelque sorte unephénoménologienonhégélienne,c’est-à-direunephénoménologiequi,dufaitqu’ellesesitue«horsde

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l’espace » de Hegel, s’arracherait à l’histoire et ce faisant se retournerait au niveau du mundusimaginalisdelalogiquedesOrientaux.Orlegrandproblèmec’estqu’ilmanqueprécisémentàlapenséeoccidentaleun«encadrementmétaphysique»apteàassurerl’existenceontologiquedecemondemédianoùlesespritssecorporalisentetlescorpssespiritualisent,etquipuisseparlàmêmelepréserverdesdérèglements démentiels de l’imaginaire. Tout porte à croire que le développement prodigieux de lapenséeoccidentalen’aitpuaboutirqu’audétrimentdecemonde-là,sinonl’écartépistémologiqueauquelnousassistonsdenosjoursentrelescultures,écartdûenpartieàl’incompatibilitédesmondesenjeu,n’eûtjamaispuseproduire.Jambetlesaitpuisquetoutendéfinissantle«mundusimaginaliscommelamatièrede lamétahistoire638 »dont les formes intelligibles sont lesNoms (lesFormes archétypes) nes’exemplifiant qu’au singulier (à l’encontre de l’universel abstrait), il l’oppose carrément au tempshistoriqueetparledela«béanceentrelesdeuxtemps».«Ornousdevonsconstater,dit-il,qu’entrecesdeuxréalités,histoireetmétahistoire,aucuneharmoniepréétablien’estadmissible.Bienaucontraire,cequinousapparaîtestunebéance,desortequelespointsdecontactrestenténigmatiques639.»

C’estcettebéancequisusciteuneoppositionirréductibleentrelesculturesetfaitensortequenousavons d’une part un être-pour-la-mort et d’autre part un être-pour-au-delà-de-la-mort. Pour qu’il y aitmétahistoire,ilfautqu’ilyaithiérohistoireetpourqu’ilyaithiérohistoire,ilfautqu’ilyaitunematièresubtileàmêmedelaprojeter,etpourqu’ilyaitdel’imaginalilfautqu’ilyaitl’Ange.Maislaraisondialectique ne peut s’ouvrir à l’Ange tout comme l’étendue cartésienne ne peut découvrir les formesthéophaniquesdelanature,toutcommelemytherefoulénepeutseréconcilieravecuneraisonfétichisée.La logiquedesOrientauxsans l’appareilcritiquede la raisondégénéreraiten idéologie totalitaire toutcomme une raison instrumentalisée dépourvue d’une finalité spirituelle aboutit hélas à la misèreexistentielledel’hommeunidimensionnel.AinsiJambetaraisond’évoquerlesmerveillesdelalogiquedesOrientaux.Maisalorsquefairepour resterà la juste limitedesdeuxmondes?Yêtreprésentauxdeuxniveauxdel’êtresanslesconfondre,nilesréduirel’unàl’autre.Nesombrernidansl’excèsd’unfanatismedélirantnidanslesformesatrophiéesd’unehistoiredésorientée.

Qu’est-cequ’une révolution religieuse? essaie de son côté demontrer que la domination de laraisondansl’histoireprécipitelachutedecetteécologiemétaphysiquequirendaitpossiblelaprésencedececontinentperdu(LogiquedesOrientaux).Ladestructiondesgrandesstructuresdel’espritn’apasseulementdéclinélaverticalitéduretour,c’est-à-diredeladimensionpolairedel’êtreetlesthéologiesapophatique et affirmative qui leur sont concomitantes, mais également l’espace imaginal destransmutations grâce auquel le récit visionnaire avait un situs, un lieu lui permettant d’avoir lieu. Labrèchefondamentalequidevaitdébouchersurladualitécartésiennenefutjamaiscolmatée.Dèslorscettescissiontrouvaitunesolutionnonpasparletruchementd’unethéophaniequi,àlarigueur,eûtpusauverle « phénomène dumonde »mais par l’artifice d’une pensée dialectique qui, avecHegel, devenait leprocessusdel’êtrelui-même,déplaçantainsileproblèmeontologiquedel’horizondel’êtreàceluidel’histoire,hypostasiéeelle-mêmeaurangd’unFatumindépassable.Enraisondel’hégémonieimplacabledecetteRaison,touteslesautrescivilisationsentrèrent,sansl’avoirchoisielles-mêmes,danslechampmagnétique de l’histoire, subissant ici les formes les plus métamorphosées, là les discours les plusréductionnistes, brassant le tout dans des amalgames incongrus, et espérant que, contre-attaquant lesformesagressivesdel’Occidentaunomd’uneidentité traditionnellesommetoute illusoire,onpourraits’enlibéreroutoutaupluslesdompteretlesrendrecaduques.C’étaithélas!sous-estimerl’impactdelamodernitéquinonseulementtransformaitdetoutautoutle«climatculturel»,lastructuresociologiquedessociétésenquestion,maisaltéraitradicalementlessoubassementsdescroyances,desortequetoutuncourant infrastructurel se substituait subrepticement à la constellation culturelle ancienne. LeDa duDasein se rétrécissait à présent jusqu’auniveauplat d’une infrastructure et c’est à l’intérieur de cette

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envelopperéduitequel’oncoulaitlecontenueschatologiquedesversetsqorâniques.Ainsi, Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ?, partant des mêmes prémisses que celles qui

inspiraientLalogiquedesOrientauxdeJambet,parcouraitlechemininversepourarrivertoutefoisàlamême conclusion. Il est vrai que la tâche de la phénoménologie doit s’étendre à une phénoménologiegénéralisée;ilestsouhaitableaussiquel’Occidentsortedesacoquilleethnocentique;maisilesttoutaussivraiquel’Orientdoitconnaîtreàfondcettemêmeraisonquiavaittransformédepuisquatresiècleslemondeetcréélacivilisationmoderne.LeshéritiersdeSohrawardînepouvaientpluss’aventurerdansle continent perdu de l’âme (du moins culturellement au niveau collectif) tant qu’ils n’avaient pasassimilélaraisondialectiqueelle-même.Onarrivaitainsiàunparadoxeétrange:poursauverl’âmeetl’individu,ilfallaitséculariserlasociété.Carsanslaséparationdelafoietdusavoir,pasdesujetdedroit, donc pas de démocratie. Sans le désenchantement du monde, pas d’objectivité, et sans lamathématisationgaliléennedumonde,pasdesciencesdelanatureetpasdenouvellecosmologie.Sanslechocbiologiquedelaphylogenèse,pasd’histoirenaturelledel’hommeetsansladestructiondesgrandstabous culturels, pas de connaissance desmécanismes obscurs de l’inconscient. Ce que d’un côté onrevalorisait devenait de l’autre côté, c’est-à-dire dans unmonde démuni des prémisses solides de laraisondialectique,unprocessusdélirant,pournepasdiredémentield’idéologisation.Carlamoderniténonseulementavaitfaitéclaterlemondeclosdescivilisationstraditionnelles,maisenavaitmutiléaussilatopographiemétaphysiqueetdétruitlecadresociologiquedesrapportshumainsetcelajusqu’auniveaudel’espaceintérieurquiàprésentne trouvaitplusd’abricontre leschangementsencours.Dès lors lemonde des Images s’était retiré du monde pour se réfugier dans l’arrière-plan du refoulement. Nousassistions en quelque sorte à un retrait de projections où le phénomène de compensation, faisantcontrepoids à la valeur dépréciée, ne valorisait plus une région particulière de l’étant comme dansl’exempledessubstitutionsdelapsychéoccidentale–oùparexemplelaRaisonremplaçaitlarévélationpourêtreàsontoursupplantéeparlespulsions–,maislesImagesdéforméesdelatraditionelle-même.Cen’étaitdoncpluslaRaisoncommelumennaturalequivenaitsesubstituerànotremodernitémaisunereligionidéologiséeoùlarévélationcoulaitimmédiatementdanslemondeinfrastructureldesidéologiesnouvellessansavoirsubiledressageprogressifdelaraisondialectique.Pourdonnerunexempleencoreplusconcret,l’AngeGabrieldescendaitdansl’histoirepourdevenirleGuided’unordrespirituel,maisunGuidequirestaitcaptifàsoninsudanslarusedel’histoire.

Pourquel’individualitéspirituellefûtenmesuredes’épanouirilfallaitqueparundesparadoxesinexplicablesdenostemps,l’hommepûtvivredansunmilieusécularisé.D’oùlanécessitéd’unedoublevéritéqui,àprésent,prenaitvaleurdesalut.Entrel’individuetsonécologiemétaphysiqueilyavaitunedichotomie, de sorte qu’à présent il fallait qu’individuellement l’homme restât à tous les niveauxherméneutiques et que collectivement il vécût, en toute conscience, la dimension de l’historicité. Labéance dont parle Jambet était une béance entre l’esprit et l’histoire.La religion en tant que structurecollective n’avait plus de sens, car à peine sortie de sa coquille fragile elle se laissait récupérerimmédiatement par des formes agressives qui lui étaient incompatibles ; mais l’Esprit, lui, pouvaittranscenderlabéancedesdeuxtemps.Labéancedevenaitainsilenouvelordreschizophréniquedenotremonde,unordredontondevaits’accommoder,qu’ondevaitapprivoiseretsoignercommeunedéchirurequidansle tréfondsdenotreêtreresteunesourcedetensionetderichesse.Ladoublevéritédevenaitainsi deux ordres de grandeur, superposablesmais non interchangeables. Le passage de l’un à l’autreimpliquait,quoiqu’onenaitpudire,uneruptureetnonuneévolution.Etc’estpouravoirméconnuleurincompatibilité fondamentale que l’on arrivait de nos jours au phénomène d’hybridation qui estprobablement l’une des conséquences les plus funestes de l’occidentalisation inconsciente.Mais si enrevancheonpouvaitaménagerleurcohabitation,sionpouvaitlesplacerchacunàleurplacerespective,

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on arriverait peut-être à faire de cette béance un abri contre un double péril : la réduction de lahiérohistoireàl’histoireetdecelle-lààcelle-ci.Delasorteparviendra-t-onpeut-êtreunjouràsauverlephénomènedumonde,sachantqu’ilyad’autresmodesdepercevoiretqu’ilyaaussiunregardpourquil’histoirepeutapparaîtreparfoistransfiguréeparlavisiondel’Ange.

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Notes

I.LEPÈLERINDEL’OCCIDENT

I.Unebiographiespirituelle1-«DeHeideggeràSohrawardî»,L’Herne,cahierdirigéparCh.Jambet,Paris,1981,p.24.

2-«Post-Scriptumbiographiqueàunentretienphilosophique»,L’Herne,p.42.

3-«AestheticainNuce»,traduitparCorbin,L’Herne,p.196.

4-«Post-Scriptumbiographiqueàunentretienphilosophique»,op.cit.,p.41.

5-Ibid.,p.40.

6-Ibid.

7-Ibid.,p.41.

8-Ibid.,p.39.

9-Ibid.,p.40.

10-Ibid.

11-RudolfOtto,DasHeilige,überdosIrrationaleindemGöttlichenundseinVerhältniszumRationalen,München,1963,nouvelleédition,p.31.

12-EranosJahrbuchXXXIII/1964,reprisinFacedeDieu,facedel’homme,pp.41-151.

13-«HenryCorbin:théologienprotestant»,L’Herne,p.187.

14-Ils’agitdeKarlBarth.

15-HicetNunc1,novembre1932,pp.1-2.

16-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.45.

17-RichardStauffer,«HenryCorbin,théologienprotestant»,L’Herne,p.189.

18-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.45.

19-Philosophiedesformessymboliques,traductiondeJeanLacoste,Paris,1972,vol.II,p.131.

20-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.43.

21-Corbinavaitpratiquéaussilerusse.

22-Profilsphilosophiquesetpolitiques,trad.parF.Dastur,J.-R.LadmiraletM.deLaunay,Paris,Gallimard,1974,pp.23-24.

23-CitéparWilhelmWeischedel :«PhilosophischeTheologie imSchattendesNihilismus!», inDerNihilismusalsPhänomenderGeistesgeschichteinderWissenschaftlichenDiskussionunseresJahrhunderts;hrg.vonDieterArendt,Darmstadt,1974,p.16.

24-HenriStierlin,Ispahan,ImagesdeParadis,préfacedeH.Corbin,BibliothèquedesArts,Lausanne/Paris,1978,p.6.

25-Ibid.

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26-Ibid.,p.10.

27-DaryushShayegan,«L’hommeàlalampemagique»,inMélangesoffertsàHenryCorbin,Téhéran,1977.

28-Publicationdelasociétéd’Iranologie,n°3,Téhéran,1946.

29-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.47.

30-Ibid.

31-Humanismeactif,Mélangesd’artetdelittératureoffertsàJulienCain,Paris,1968.

32-Ibid.,p.309.

33-«Lesensduta’wîl»,L’Herne,pp.84-85.

34-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.47.

35-«Del’IranàEranos»,L’Herne,p.261.

36-«LeTempsd’Eranos»,L’Herne,p.258.

37-«LaSophiaéternelle.Àproposd’unlivredeC.G.Jung», inRevuedecultureeuropéenne,n°5,3eannée,1er trimestre1953,Paris,pp.11-44.

38-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.48.

39-Postfaced’H.CorbininC.G.Jung,RéponseàJob,Paris,Buchet-Chastel,1964,p.249.

40-Ibid.

41-C.G.Jung,l’hommeàlarecherchedesonâme,Paris,1962,pp.60-70;Psychologiedel’inconscient,Paris,1963,p.171.

42-«TraumsymboledesIndividuationsprozesses»,inEranosJahrbuch,1936,pp.13-14.

43-ErichNeumann,«DermystischeMensch»,inEranosJahrbuch,1948.

44-Ibid.,p.329.

45-D.Shayegan,«Delapré-éternitéàlapost-éternité,lecycledel’Être»,inEranosJahrbuch,1981,pp.108-109.

46-«Post-Scriptumbiographique…»,L’Herne,p.48.

47-Ibid.,p.49.

48-Ibid.

49-L’impactplanétairedelapenséeoccidentalerend-ilpossibleundialogueréelentrelescivilisations?,publicationduCentreiranienpourl’ÉtudedesCivilisations,BergInternational,Paris,1979,p.401.

II.L’herméneutiqueetHeidegger50-«DeHeideggeràSohrawardî»,op.cit.,p.24.

51-Ibid.

52-Ibid.

53-«Théologiedialectiqueethistoire»,op.cit.,p.268.

54-Qu’est-cequelaMétaphysique?,trad.H.Corbin,Paris,Gallimard,1938,p.14.

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55-«DeHeideggeràSohrawardî»,op.cit.,p.26.

56-«L’êtreetletemps»,inQu’est-cequelaMétaphysique?,p.176.

57-«DeHeideggeràSohrawardî»,op.cit.,p.31.

58-Ibid.

59-Qu’est-cequelaMétaphysique?,op.cit.,p.132.

60-Ibid.,p.122.

61-Ibid.,p.143.

62-Ibid.,p.145.

63-Ibid.

64-Ibid.,p.159.

65-Ibid.,p.161.

66-Ibid.,p.162.

67-Ibid.,p.163.

68-Ibid.,p.33.

69-Ibid.,p.34.

70-Ibid.

71-Ibid.,p.35.

72- Je tiens à souligner cependant que lesméditations duHeidegger tardif, notamment le déplacement de l’accent de l’Être-là versl’Êtrequi fut interprété commeunRetour, et lamise enœuvredesnotions tellesque l’Oubli de l’Être (Seinsvergessenheit), la différenceontologiqueetl’homme:Bergerdel’Être,n’ontpasretenul’attentiondeCorbin.ToutenreconnaissantquelapenséedeHeideggerépousaitunedimensiondeplusenplusthéologiqueetmêmemystique,Corbinestimaitqu’iln’avaittoujourspasdécouvertlemundusimaginalis,c’est-à-direlefondementontologiquedumondedesImages-Archétypes.EncesensCorbinesttoujoursrestéunplatonicienconvaincu.

73-Qu’est-cequelaMétaphysique?,p.136.

III.Corbinetlemondeiranien74-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,pp.22-23.

75-EnIslamiranien,I,p.140.

76-Ibid.

IV.Lamétaphysiquedel’imagination77-Orient,n°39(3etrimestre1966),p.70.

78- Nous verrons comment à partir de la triple méditation de la première Intelligence chez Avicenne, par exemple, émanentrespectivementladeuxièmeIntelligence,l’ÂmecélesteetleCiel.CesÂmescélestesconstituentainsilasecondehiérarchieangéliquedanslaprocession des dix Intelligences et leur monde est celui de l’Imagination active. La cosmologie d’Avicenne se présente comme « unephénoménologie de la conscience angélique » (Paradoxe du monothéisme, p. 164). Elle est par conséquent solidaire d’une angélologie,laquelle fondeunegnoséologie,dontdépendparailleurs l’anthropologie.De lasorte toutestharmonieusement intégrédansunencadrementmétaphysiquepropre.Ils’instaured’autrepartuneséried’homologiesentreladoublehiérarchiedesIntelligences,desÂmesetdesCieuxetlesfacultésde l’homme.Chaqueâmehumaineétantà l’endroitde l’Intelligencehumainedans lemêmerapportquechaqueÂmecélesteà

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l’égarddel’Intelligencedontelleprocède.

79-FacedeDieu,facedel’homme,p.17.

80-EnIslamiranien,IV,p.384.

81-Corpsspiritueletterrecéleste,p.8.

82-FacedeDieu,facedel’homme,p.27.

83-Ibid.,p.18.

84- Sâheb-e nazar, in D. Shayegan, « La topographie visionnaire de Hâfez de Shîrâz »,Cahiers de l’U.S.J.J. n° 7, Paris, BergInternational,1981.

85-L’Archangeempourpré,p.229.

86-FacedeDieu,facedel’homme,pp.11-12.

87-Ibid.,p.13.

88-Ibid.

89-EnIslamiranien,IV,p.384.

90-FacedeDieu,facedel’homme,p.21.

91-EnIslamiranien,IV,p.102.

92-Ibid.

V.LesquatreitinérairesdeCorbindanslemondeirano-islamique93-EnIslamiranien,IV,p.208.

94-A.Gide,Offrandelyrique,Paris,Gallimard,1963,p.28.

II.DUCYCLEDELAPROPHÉTIE(NOBOWWAT)AUCYCLED’INITIATION(WALÂYAT)

I.LephénomèneduLivresaint95-EnIslamiranien,III,p.222.

96-FacedeDieu,facedel’homme,p.45.

97-Ibid.,pp.41-51.

II.Laprophétieetlawalâyat(l’imâmat)98-Sharh-eGolshan-eRâz,Téhéran,1337.

99-D.Shayegan,Hindouismeetsoufisme,LaDifférence,Paris,1979,pp.184-198.

100-Ilyauneprophétieabsolue(motlaq)etuneprophétieparticulière(moqayyad).LapremièreestcellequiestpropreàlaRéalitémohammadienneetlasecondeestconstituéeparlesprophètesavantMohammad.

101-Sharh-eGoishan-eRâz,p.315.

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102-EnIslamiranien,I,p.259.

103-Sharh-eGolshan-eRâz,p.276.

104-OriginairedeRay(Raghès)prèsdeTéhéran;compilateurdemilliersdetraditions(hadîthet(ahhbâr)quiformentleplusanciencorpusdestraditionsshî’ites.

105-Sharh-eGolshan-eRâz,p.48.

106-Pourlesdifférentesformesdediagrammespossibles,cf.EnIslamiranien,I,p.273.

107-Histoiredelaphilosophieislamique,p.56.

108- « Prophétie et Imâmat (ouwalâyat) correspondent à un double mouvement cosmique :mabda’ etma’âd, genèse et retour,descenteetremontéeàl’origine.Àcedoublemouvementcorrespondentd’unepartletanzîl,laRévélation,quiestl’actedefairedescendreleLivresaintdontleprophèteestchargéd’énoncerlalettre(lasharî’at…),etd’autrepartleta’wîlquiestl’actedereconduirelalettredelaRévélationàsonsensvrai,exêgêsisspirituellequiestleministèredel’Imâm.Cesensvraiestlesensspirituel,lahaqîqatoul’Idée.Commel’écrit Nâsir-e Khosraw (XIe siècle), un des plus grands théosophes ismaéliens de l’Iran : “La religion positive (sharî’at) est l’aspectexotériquedel’Idéespirituelle(haqîqat),etl’Idéespirituelleestl’aspectésotériquedelareligionpositive;lareligionpositiveestlesymbole(mathal),l’Idéespirituelleestlesymbolisé(mamthûl)”.»FacedeDieu,facedel’homme,p.109.

109-Templeetcontemplation,p.7.

110-EnIslamiranien,IV,p.198.

111-EnIslamiranien,III,pp.279-280.

112-Ibid.,p.281.

113-Ibid.,pp.281-282.

114-Pourlesymbolismedelalumièrenoire,voirL’hommedelumièredanslesoufismeiranien,pp.149-164.Etsurlesymbolismedescouleursengénéral,voirTempleetcontemplation,pp.7-48.

115-EnIslamiranien,III,p.290.

116-L’Archangeempourpré,pp.273-280.

III.Laphilosophieprophétique117-EnIslamiranien,I,p.46.

118-Laphilosophieiranienneislamique…,p.39.

119-Ibid.,p.40.

120-Ibid.,p.42.

121-EnIslamiranien,III,p.223.

122-Ibid.,p.223.

123-Ibid.,p.246.

124-Laphilosophieiranienneislamique…,pp.39-43.

125-Leparadoxedumonothéisme,pp.148-149.

126-Ibid.,p.109.

127-EnIslamiranien,III,p.223.

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128-Leparadoxedumonothéisme,p.169.

129-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.29.

130-Leparadoxedumonothéisme,p.252.

131-Ibid.

132-Laphilosophieiranienneislamique…,p.264.

133- Idée fort intéressante, car cela démontre qu’une philosophie démunie dumonde intermédiaire, des Images, perd le sens dessymboles et transforme en allégories toutes les données nouvelles d’où la confusionde l’allégorie et du symbole qui est un des thèmes deprédilectiondeCorbin.

134-Cesderniersmotsdésignentl’initiationspirituelleincombantaux«AmisdeDieu»(Awlîya’)lesquelssontlessaintsImâmsdontlalignéeremonteà’AlîibnAbîTâlib.

135-Laphilosophieiranienneislamique…,p.265.

136-EnIslamiranien,I,p.302.

137-Ibid.

IV.Leshî’isme138-EnIslamiranien,I,pp.114-115.

139-Ibid.,IV,p.70.

140-Ibid.,I,p.40.

141-Ibid.,IV,p.328.

142-Ibid.

143-Ibid.,III,p.151.

144-Ibid.,I,p.92.

145-Ces«sixjours»sontdesunitésdetempsqualitatif;commetelles,ellessontlesunitésqualitativesdutempsdelahiérohistoire.Voiraussi:«L’initiationismaélienneoul’ésotérismeetleVerbe»dansL’hommeetsonAnge,pp.103-106.

146-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,pp.125-126.

147-EnIslamiranien,IV,p.297.

148-Ibid.

149-FacedeDieu,facedel’homme,p.337.

150-Pourl’hexaêmerondelacréationdel’hommespirituelchezSwedenborg,voirFacedeDieu,facedel’homme,pp.73-99.

151-FacedeDieu,facedel’homme,p.120.

152-EnIslamiranien,I,p.264.

153-L’alchimiecommearthiératique,pp.162-163.

154-Templeetcontemplation,p.191.

155-L’alchimiecommearthiératique,p.169.

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156-EnIslamiranien,I,p.93.

157-Ibid.,IV,p.71.

158-Ibid.,I,p.93.

159-Ibid.,I,p.94.

160-Ibid.,III,p.10.

161-Ibid.,I,p.41.

162-Ibid.,I,p.42.

163-Ibid.,I,p.XXVIII-XXIX.

164-Ibid.,I,pp.89-90.

165-Ibid.

166-Ibid.,p.90.

167-Ibid.

168-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,pp.62-63.

169-«Surledouzièmeimâm»,Tableronde,fév.1957,p.19.

170-EnIslamiranien,I,p.132.

171-SayyedHaydarAmolî:«LeTextedesTextes»(Nassal-Nosûs),ProlégomènespubliésavecunedoubleintroductionparHenryCorbinetOsmanYahia,Bibliothèqueiranienne,21,Téhéran-Paris,1975.

172- Sayyed Haydar Amolî : La philosophie shî’ite ; 1) Somme des doctrines ésotériques (jâmi’al-asrâr), 2) Traité de laconnaissancedel’être(Fîma’rifatal-wojûd)parHenryCorbinetOsmanYahia,Bibliothèqueiranienne,16,Téhéran-Paris,1969.

173-Jâmial-asrâr,trad.inEnIslamiranien,III,p.179.

174-EnIslamiranien,III,p.VI.

175-Ibid.,III,pp.15-16.

176-Ibid.

177-Ibid.,III,p.X.

178-Ibid.,III,pp.168-169.

179-Ibid.,I,p.92.

180-Ibid.,I,p.91.

181-Ibid.,I,p.XXIX.

V.L’imâmologie182-EnIslamiranien,I,p.305.

183-Ibid.,p.307.

184-Ibid.

185-Ibid.,p.230.

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186-«Nousavonsproposé ledépôtdenossecretsauxCieux,à laTerreetauxMontagnes ; tousont refuséde l’assumer, tousonttremblédelerecevoir.Maisl’hommeacceptades’encharger;c’estunviolentetunignorant»(Qorân33:72).

187-EnIslamiranien,I,p.98.

188-Ibid.,p.300.

189-Ibid.,IV,p.166.

190-FacedeDieu,facedel’homme,p.294.

191-Ibid.,p.246.

192-Surlesymbolismedel’Îleverte,voirEnIslamiranien,IV,pp.346-367.

193-EnIslamiranien,I,p.270.

194-Ibid.,p.314.

195-Ibid.,I,p.102.

196- Les trois attestations sont respectivement l’Attestation de l’Unité de Dieu, du message prophétique et de l’Imâmat selon lesshî’ites.Pourlessunnitesdèslors,lesdeuxpremièresAttestationssuffisent.

197-EnIslamiranien,I,p.128.

VI.Lesdouzeimâms,formeconfiguratricedutempledelaprophétie198-EnIslamiranien,I,p.64.

199-SurlasuccessiondesdouzeImâms,voirEnIslamiranien,I,pp.66-68.

200-Ibid.,p.63.

201-Templeetcontemplation,p.239.

202-Ibid.,p.223.

203-EnIslamiranien,I,p.56.

204-Ibid.,p.57.

205-Ibid.,IV,p.304.

206-Cesrécitsremontentàdestémoinscontemporainsayantparticipéauxévénements.CorbinasuivilarédactiondugrandthéologienIbnBabûyehdeQomm,surnomméSaykhSadûq(EnIslamiranien,IV,p.310).

207-Ibid.,IV,p.313.

208-FacedeDieu,facedel’homme,p.343.

209-Ibid.,pp.345-346.

210-Ibid.,p.344.

211-Dans lamesureoù laparousieduXIIe Imâm,à la foisParaclet (Fâraqlît) etSaoshyant, commande l’idéedespériodesdecetempscyclique, laphilosophie iraniennepourraêtreaudiapasonavec lespenséeséclosesprécisémentà l’époquemêmedeSohrawardî.LerègneduParaclet,del’EspritSaint,détermineauXIIesièclelavisionhistoriosophiquedeJoachimdeFloreetdesJoachimites.VoirFacedeDieu,facedel’homme,pp.311-345.

212-EnIslamiranien,I,p.127.

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213-Ibid.

214-Histoiredelaphilosophieislamique,II,pp.1104-1105.

215-EnIslamiranien,IV,p.410.

216-Cf.EnIslamiranien,IV,pp.415-416.

217-Ibid.,p.409.

218-Ibid.,p.460;cf.aussi«JuvénilitéetchevalerieenIslamiranien»inL’hommeetsonAnge,pp.207-260.

VII.L’ismaélisme219-Bibliothèqueiranienne,vol.1,Téhéran/Paris,1949.

220-Bibliothèqueiranienne,vol.3,Téhéran/Paris,1953.

221-Id.,vol.6,1955.

222-Id.,vol.9,1961.

223-Trilogieismaélienne,p.3.

224-BergInternational,Paris,1982.

225-Fayard,Paris,1983.

226-S’ajoutentàlacontributiondeCorbinsurl’ismaélismesescoursàl’Écolepratiquedeshautesétudes:surHamîdoddînKermânîen1956,57et58;surQâzîNo’mân(Kitâbasâsal-ta’wîl)en1964;surIdrisImâdoddîn(Ismaélismeyéménite)en1971.

227-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,p.60.

228-Ibid.,pp.5-6.

229-Histoiredelaphilosophieislamique1,p.110.

230-«SurledouzièmeImâm»,op.cit.,p.12.

231-EnIslamiranien,IV,pp.298-299.

232-«SurledouzièmeImâm»,op.cit.,p.12.

233-Histoiredelaphilosophieislamique,I,p.138.

234-Ibid.,p.111.

235-Ibid.,p.113.

236-Ibid.

237-EnIslamiranien,1,p.77.

238-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,p.7.

239-Histoiredelaphilosophieislamique,1,p.140.

240-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,p.8.

241-Ibid.,p.9.

242-Cetexteaétépubliéaprèslarédactiondecelivre:AbûYa’qûbSejestânî,LeDévoilementdeschosescachées,Verdier,1988.

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243-Ibid.,p.18.

244-Ibid.,p.17.

245-HistoiredelaphilosophieislamiqueI,p.119.

246-Ibid.,p.122.

247-Voirl’article:«Delathéologieapophatiquecommeantidotedunihilisme»,inParadoxedumonothéisme.

248-LeLivreréunissantlesdeuxsagesses,p.60.

III.DELAMÉTAPHYSIQUEDESESSENCESÀLATHÉOSOPHIEDELAPRÉSENCE

I.Averroïsmeetavicennisme249-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.126.

250-Ibid.

II.Avicenneouunaristotélismefortementnéoplatonisé251-Le théologiendekalâm sunniteal-Ash’ârîestmorten935.LephilosopheFârâbî,appelé le«secondmaître» (aprèsAristote),

avaitquittécemonde trenteansavant lanaissanced’Avicenne.ShaykhSadûq ibnBâbûyeh (991)etShaykhMofîd (1022)constituèrent lecorpus des Imâms du shî’isme duodécimain. Avicenne est également contemporain du corpus ismaélien de langue arabe et persane oùs’élaborent la gnose et la théosophie de cette branche particulière de l’Islam shî’ite que l’on dénomme Ismaélisme.On sait aussi que sesparentsétaientdeconfessionismaélienne.

252-LeParadoxedumonothéisme,p.164.

253-Ils’agitde1)sacontemplationdel’essencedel’ÊtreNécessaire ;2) lacontemplationdesapropreessencequiestnécessairegrâceàl’ÊtreNécessairedeDieuquil’investitdel’êtreouquilenécessitedel’être;3)lacontemplationdesapropreessencecommeêtrepossible,quiestsonaspectd’ombreetdenon-Être.

254-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.84.

255-Ibid.,p.60.

256-Ibid.,p.68.

257-Ibid.,p.131.

258-LeParadoxedumonothéisme,p.115.

259-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.85.

260-Ibid.

261-Ibid.,p.92.

262-Kitâbal-Shifâ’I,361.

263-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.284.

264-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.129.

265-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.36.

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III.L’avicennismelatin266-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.117.

267-Ibid.,p.298.

268-«Avicenne»,inEncyclopaediaUniversalis,p.253.

IV.Sohrawardîetlathéosophie«orientale»269-«DeHeideggeràSohravardî»,L’Herne.

270-Corbindonne,outreleséditionscritiquesdesesœuvresprincipalescommeleHikmatal-Ishrâq(Operametaphysica,vol.IetII),une traductionmagistralede ses récitsvisionnaires, quiparut sous le titredeL’Archangeempourpré. Il traduisit également leHikmat al-Ishrâq,l’œuvreprincipalephilosophiqueduShaykhquiparutgrâceauxsoinsdeChristianJambet:LeLivredelasagesseorientale,aveclescommentairesdeQotboddînShîrâzîetMollâSadrâShîrâzî,Verdier,1986.

271-EnIslamiranien,II,p.35.

272-Ibid.,pp.36-37.

273-L’Archangeempourpré,p.170.

274-Ibid.,p.172.

V.Conjonctiondelaphilosophieetdel’expériencemystique275-EnIslamiranien,II,p.335.

276-ProlégomènesI,p.32.

277-ProlégomènesI,pp.XXXI-XXXIII.

278-Ibid.,p.XXXII.

279-EnIslamiranien,II,p.40.

280-Ibid.,p.63.

281-ProlégomènesI,pp.XXX1V-XXXV.

282-ProlégomènesI,p.XXXV.

283-Histoiredelaphilosophieislamique,pp.290-291.

284-L’Archangeempourpré,p.404.

285-Ibid.,pp.375-376.

286-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.136.

287-Philosophieiranienneislamique,pp.352-353.

VI.MollâSadrâoulathéosophiedelaprésencecommetémoignage288-Ledroitcanonique(fiqh),letafsîrduQorân,lasciencedeshadîthsoutraditionsdessaintsImâms,lasciencedesrijâl(hommes

qui les ont transmises). Il obtint du Shaykh l’ijâzat ou la licence lui donnant droit à l’enseignement. Cf. Le livre des Pénétrationsmétaphysiques,p.4.

289-MîrDâmâd, toutcommesonillustreprédécesseurSohrawardî,professaitqu’unephilosophienonaccompagnéed’uneréalisation

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spirituelleestuneentreprisevaineetqu’uneexpériencemystiquenonappuyéed’unesolideformationphilosophiqueconduitauxégarementsdel’esprit.

290-Voiràcesujet:DaryushShayegan,Hindouismeetsoufisme,Paris,ÉditionsdelaDifférence,1979.

291-EnIslamiranien,IV,p.59.

292-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,pp.17-18.

293-EnIslamiranien,IV,p.76.

294-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.11.

295-EnIslamiranien,IV,pp.61-62.

296- Cette œuvre comprend, selon le recensement de Corbin, un peu plus de quarante titres. Corbin a consacré de longues etpénétrantespagesàMollâSadrâ.NonseulementiltraduisitLeLivredesPénétrationsmétaphysiquesavecuneintroductionimportantesurlevocabulairede l’Êtreet lesconnotationsmultiplesquecomportece termedans lapenséedeSadrâ,mais il revint sur lemêmeauteurdansl’introductionàl’Anthologiedesphilosophesiraniens,publiéeavec lacollaborationdeSeyyedJalâloddînAshtiyânî,demêmequedans levolumeIVdeEnIslamiranien.EncequiconcernelefonddelapenséedeSadrâ,ildit:«Letypeconstantdepenséequis’endégageestcetteHikmatilâhîya, Sagesse divine, dont nos annotations duKitâbal-Mashâ’ir auront ici-même l’occasion de rappeler qu’elle n’est enproprenicequenousdésignonscommunémentcommethéologie,nicequenousdésignonscommephilosophie,maisétymologiquementtheo-sophia. C’est un type de pensée qui prend naissance en propre au sein d’une religion prophétique, d’une communauté spirituelle groupéeautourduLivresaintrévéléparunprophète…»(LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.9).

297-EnIslamiranien, IV,p.64.LepremierdecesquatrevoyagesspirituelscommenceàpartirdumondecréaturelpouraboutiràDieu(mina’l-khalqilâ’l-Haqq).LedeuxièmevoyageestsonpèlerinageàpartirdeDieu,enDieuetparDieu(fî’l-Haqqbi’l-Haqq).Icilesâlik (pèlerin)resteauniveaudelamétaphysiquepure:Essencedivine,Nomdivin,Attribut,etc.Letroisièmevoyages’effectuementalementdans l’ordre inverse du premier (mina’l-Haqq ilâ’l-khalq bi’l-Haqq) ; il traite donc de cosmogonie et d’angélologie. Enfin, le quatrièmevoyages’accomplit«avecDieu»ou«parDieu»danslemondecréaturelmême(bi’l-Haqqfî’l-khalq).C’estl’initiationauxperspectivesdel’eschatologie,auxIntermondesetaugrandRetour.

298-EnIslamiranien,IV,pp.67-68.

299-L’Herne,p.50.

300-ActualitédelaphilosophietraditionnelleenIran,p.6.

301-Ibid.

VII.Prioritédel’existence302-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.74.

303-LaPhilosophieiranienneislamiqueauxXVIeetXVIIesiècles,p.54.

304-Ibid.,p.52.

305-Ibid.,p.51.

306-EnIslamiranien,IV,p.78.

307-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.38.

308-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.170.

309-Ibid.,p.104.

310-Ibid.

311-Histoiredelaphilosophieislamique,II,p.1161.

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VIII.Lemouvementintrasubstantiel312-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.233.

313-Ibid.,p.232.

314-EnIslamiranien,IV,p.79.

315-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.236.

316-EnIslamiranien,IV,p.95.

317-Ibid.,p.89.

318-Ibid.,pp.89-90.

319-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.228.

IX.Unificationdusujetquiintelligeaveclaformeintelligée320-LaphilosophieiranienneislamiqueauxXVIeetXVIIesiècles,p.81.

321-Ibid.,pp.73-74.

322-Ibid.

323-Ibid.

324-Ibid.,p.73.

325-Ibid.,p.76.

X.L’imaginaletlemondedel’âme326-LaphilosophieiranienneislamiqueauxXVIIeetXVIIIesiècles,pp.59-60.

327-EnIslamiranien,I,p.243.

328-LaphilosophieiranienneislamiqueauxXVIIeetXVIIIesiècles,p.77.

329-EnIslamiranien,IV,p.102.

330-Ibid.

331-Ibid.,p.98.

332-Ibid.,p.97.

333-Ibid.,p.94.

334-Ibid.,p.99.

335-Ibid.,p.100.

336-Ibid.,p.111.

XI.Lestroisrésurrections337-EnIslamiranien,IV,p.77.

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338-Ibid.,I,p.322.

339-Ibid.,IV,p.80.

340-Ibid.

341-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.79.

342-EnIslamiranien,IV,p.81.

343-LeLivredesPénétrationsmétaphysiques,p.81.

344-EnIslamiranien,IV,p.117.

345-Ibid.

346-Ibid.,p.118.

347-Ibid.

348-Ibid.

349-Ibid.

350-DaryushShayegan,Hindouismeetsoufisme,op.cit.,pp.209-210.

351-EnIslamiranien,IV,p.110.

352-Ibid.,p.119.

353-Ibid.,p.121.

iv.DEL’EXPOSÉDOCTRINALAURÉCITVISIONNAIRE

I.Laphilosophie«orientale»d’Avicenne354-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.16.

355-Ibid.,p.17.

356-Ibid.,p.154.

357-Ibid.

358-Ibid.,p.155.

359-Ibid.,p.169.

360-Ibid.,p.170.

361-Cesdeuxcompagnonssymbolisentlecôtégauche,c’est-à-direl’ombreoccidentaledansl’Orientdel’âme.Cesontdesénergiesnégatives et démoniaquesqui encouragent les « anges terrestres » à se précipiter dans l’enfer de l’existence. Ils reparaîtront plus tard, ditCorbin,dansleRécitdeSalâmânetAbsâl,typifiéscettefoisdanslesfiguresducuisinieretdumajordome.

362-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.157.

363- L’Orient intermédiaire se situe entre le monde sensible et le monde des Intelligences ; il est le monde de l’imaginal où secorporalisent lesesprits etoù se spiritualisent lescorps.C’est ici-mêmeque l’intelligible se revêtde symboleet le sensible se transmueenformesapparitionnellesetoù l’imaginationagitcommeorganedemétamorphose.L’Occident, lui, se situe«sur lagaucheduCosmos» ; ilcomprendl’Extrême-Occidentdunon-être(c’est-à-direlaprivationdel’être),l’OccidentterrestreoùlesformesémigréesetexiléesdanslaMatière se livrent un combat sansmerci, et l’Occident céleste qui englobe tout le système des sphères et dont la matière est subtile et

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diaphane.Icicesontlesâmescélestesqui,éprouvantl’exil,sesententétrangèresetsonttransiesdelanostalgieduRetour.C’est«lemondedelaTristessedesAnges»(cf.ibid.,p.177).

364-Ibid.,p.164.

365-LaSourcedelaVie,commenteCorbin,estl’Aquapermanens.Elleestlagnosedivine(toujoursassociéeavecKhezr, leguidequenousverronsapparaîtrechezRûzbehân,Ibn’ArabîetSohrawardî).ElleestdelasortelaPhilosophiaprimaetquiconques’ypurifieets’yabreuvenegoûteraplusjamaisàl’amertumedelamort.(Ibid.,p.157.)

366-Ibid.,pp.164-165.

367-Avicenne a écrit ce texte en arabe accessible depuis les éditions données parMehren. Il existe quatre traductions persanes :Tarjamatlisânal-Haqq,wahowarisâlatal-Tayr:Traductiondelalanguedivineetc’estl’Epîtredel’Oiseau.

368-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.194.

369-Ibid.,pp.198-199.

370-Ibid.,pp.204-205.

371-Ibid.,p.205.

372-Ibid.,p.207.

373-Ibid.,p.208.

374-L’idéeduMessageraunelonguegénéalogiedanslesrécitsvisionnaires.IlesttoutàlafoisleRasûlkarîmdansleQorân(8:19),l’AngeGabrieldesrévélationsprophétiquesetl’Intelligenceagentedesphilosophes,demêmequeleSage-JouvenceauquelepèlerinrencontredanslePaysduNon-Où.Ilestdanslatraditionhermétistela«NatureParfaite»,àlafoisAngedelaConnaissanceetAngedelaRévélation.Se conjoindre à lui équivaut à s’élever au rang du « Sceau de la Prophétie ». Car étant l’herméneute des mystères, il est aussi cetteindividuationspirituellequinouspermetdenousconjoindreànotrearchétypecéleste.D’oùaussisa«mission»sotériologiquequiseconfondavecl’eschatologiemêmedenotrefindernière.

375-Avicenneetlerécitvisionnaire,pp.213-214.

376-Ibid.

377-JamesDarmesteter,leZend-Avesta,II,p.495,n.26.

378-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.215.

379-Ibid.,p.215.

380-Ibid.,p.217.

381-Ibid.,p.218.

382-Ibid.

383-Ibid.,pp.218-219;trad.deCorbindesvers4205-4230.

384-Ibid.,p.220.

II.AvicenneetSohrawardî385-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.17.

386-Histoiredelaphilosophieislamique,I,p.287.

387-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.50.

388-HistoiredelaphilosophieislamiqueI,p.287.

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389-L’Archangeempourpré,p.273.

390-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.52.

III.Sohrawardîetlesrécitsvisionnaires391-L’Archangeempourpré,p.186.

392-EnIslamiranien,II,pp.162-163.

393-Ibid.,I,p.213.

394-L’Archangeempourpré,p.197.

395-EnIslamiranien,II,pp.190-191.

396-Ibid.,p.194.

397-Ibid.,p.191.

398-L’Archangeempourpré,p.187.

399-EnIslamiranien,II,p.204.

400-Ibid.,p.269.

401-Au sensmythique,Qâf est la chaîne demontagnes entourant lemonde, celle que l’Avesta dénommeHaraiti Bareza (persanAlborz).Géographiquement, c’est lamontagne qui s’étend au nord de l’Iran.Mais il s’agit ici de géographie visionnaire. Cf.L’Archangeempourpré,p.216.

402-FacedeDieu,facedel’homme,pp.11-12.

403-Ibid.,pp.12-13.

404-Ibid.,p.13.

405-EnIslamiranien,IV,p.384.

406-Ibid.,p.385.

407-DanslesrécitsvisionnairesdeSohrawardî,c’estdansleKhângâh(Logedessoufis)queseretirelespirituel:c’estlàques’opèrela rencontreavec l’Ange.LeKhângâh, sanctuairedu templequi est lemicrocosme, est situé au« confluent desdeuxmers» (Temple etContemplation,p.297).

408-LesdixsagesreprésententlaprocessiondesdixIntelligencesarchangéliquesdontladixièmeest l’Intelligenceagenteoul’Angehumanisé.

409-L’Archangeempourpré,pp.228-229.

410-Ibid.,p.324.

411-Ibid.,p.337.

412-Ibid.,p.168.

413-Corpsspiritueletterrecéleste,p.38.

414-Ibid.

IV.L’exiloccidental(unehikâyatinitiatique)415-LeRécit de l’exil occidental, tout comme les récits deL’Archangeempourpré ou leVade-mecum des Fidèles d’Amour, la

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Languedesfourmis,l’IncantationdelaSîmorgh,illustrentladoctrinedevenantévénementdel’âme.

416-L’Archangeempourpré,p.274.

417-L’hommedelumièredanslesoufismeiranien,pp.43-44.

418-L’Archangeempourpré,p.270.

419-Ibid.,p.275.

420-Ibid.,p.276.

421-Ibid.

422-Ibid.,p.270.

423-Ibid.,p.276.

424-Ibid.,p.307.

425-Ibid.,p.311.

426-Ibid.

427-Ibid.,p.278.

428-Ibid.,p.279.

V.Larencontreavecl’angepersonnel(processusd’individuation)429-L’Archangeempourpré,p.321.

430-Ibid.,p.XIX.

431- Sohrawardî identifie aussi l’AngeGabriel avec l’Ange Sroasha (pehlevi, serosh) de l’Avesta. Celui-ci, sans être l’un des septAmahraspands,estunefiguredepremierplanparmilesDiiAngeli,lesYazdsdel’Avesta.Parcetteéquivalencelajonctionestétablieentrel’angélologiebiblico-qorâniqueetl’angélologiedesnéoplatonicienszoroastriensdel’Ishrâq.

432-EnIslamiranien,II,p.260.

433-L’Archangeempourpré,p.386.

434-L’hommedeLumièredanslesoufismeiranien,p.34.

435-EnIslamiranien,II,p.261.

436-Ibid.,pp.261-262.

437-Ibid.,p.298.

438-L’Archangeempourpré,pp.202-203.

439-L’hommedeLumièredanslesoufismeiranien,p.148.

VI.Del’épopéehéroïqueàl’épopéemystique440-FacedeDieu,facedel’homme,p.170.

441-EnIslamiranien,II,pp.139-140.

442-Ibid.,pp.244-245.

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443-EnIslamiranien,IV,p.391.

444-Ibid.,p.391.

445-Ibid.,pp.429-430.

446-FacedeDieu,facedel’homme,pp.205-206.

447-Ibid.,p.207.

448-Ibid.,pp.207-208.

449-Ibid.,p.208.

450-L’Archangeempourpré,p.147.

451-MotifszoroastriensdanslaphilosophieduShaykhal-Ishrâq,pp.41-42.

452-DansletexteduShahnâmeh,c’estSorûsh,leMessager,l’équivalentdeGabriel,quiremplitcetoffice.

453-L’Archangeempourpré,p.113.

454-FacedeDieu,facedel’homme,pp.210-212.

455-L’Archangeempourpré,p.423.

456-EnIslamiranien,II,p.206.Cettecoupeestdésignéeaussicommele«GraaldeJamshîd»(Jâm-eJam),c’est-à-direlaCoupedeJamshîd(Jamshîdest l’équivalentpersandeYima, lesouverainmythique,quidansl’Avestareçut l’ordred’érigerenErân-Vêj leVar oul’enclosquioffretantd’analogiesavecKangDêz,leparadisdeSiyâvash,pèredeKayKhosraw).

457-L’Archangeempourpré,p.434.

458-EnIslamiranien,II,p.161.

VII.L’Érostransfiguré459-EnIslamiranien,II,p.362.

460-Ilyatouteunesériedesymbolesd’origineiraniennechezSohrawardîetchezd’autresauteursmystiquesiraniens,queCorbinaappelés«symbolesmazdéanisants».Cf.EnIslamiranien,III,pp.103-104.

461-Ibid.,II,p.371.

462-Ibid.,pp.371-372.

463-L’Archangeempourpré,pp.302-303.

464-Ibid.,p.299.

465-EnIslamiranien,II,p.372.

466-FormepersanedunomdeMithra,signifiantsimultanément«SoleiletAmour».

467-L’Archangeempourpré,pp.306-307.

468-EnIslamiranien,II,p.374.

469-L’Archangeempourpré,p.313.

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V.DEL’AMOURHUMAINÀL’AMOURDIVIN

I.Rûzbehânoulemaîtreauxparadoxesinspirés470-LecélèbreauteurduMathnawîenpersan,quiserareconnuplustardparlesgrandsmaîtresdusoufismeiraniencommeleQorân

persan.

471-LeJasmindesFidèlesd’Amour,pp.30-31.

472-EnIslamiranien,III,p.VII.

473-Ibid.,p.45.

474-Ibid.,p.47.

475-Ibid.,p.51.

476-LeJasmindesFidèlesd’Amour,p.36.

477-Ibid.,p.37.

478-EnIslamiranien,III,p.51.

479-Ibid.,p.52.

480-Ibid.,p.71.

481-Ibid.,pp.21-22.

482-Commentairessurlesparadoxesdessoufis,pp.3-4.

483-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.19.

484-Ibid.,p.19.

485-Avicenneetlerécitvisionnaire,p.40.

486-Ibid.,p.40.

487-Ibid.,pp.40-41.

II.L’ennuagementetl’épreuveduvoile488-EnIslamiranien,III,p.138.

489- Ilaexisté,ou la traditionpoétiquefaitexister,enArabieduSud,dans leYémen,une tribu idéale,célèbrepour lapratiqued’unamourplatoniqueetchastequiestdésignécommeamour’odhrite.LecoupleMajnûn-LaylaseralarépliqueenArabieduNorddecesfiguresidéalescélébréesparlespoètesdel’ArabieduSud(ibid.).

490-LeJasmindesFidèlesd’Amour,p.13.

491-EnIslamiranien,III,p.31.

492-Ibid.,p.VII.

493-Ibid.,p.VIII.

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494-Ibid.,p.128.

495-LeJasmindesFidèlesd’Amour,p.87.

496-EnIslamiranien,III,p.39.

497-C’estnousquisoulignons.

498-LeJasmindesFidèlesd’Amour,pp.112-115.

III.Lepèlerinageintérieur499-EnIslamiranien,III,pp.81-82.

500-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.XXX,§271–trad.EnIslamiranien,III,p.87.

501-Ibid.,V,§97–trad.ibid.,pp.83-84.

502-Ibid.,V,§601–trad.ibid.,p.84.

503-EnIslamiranien,III,p.80.

504-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.X,§121–trad.EnIslamiranien,III,p.85.

505-Ibid.,chap.X,§122–trad.ibid.,pp.86-87.

506-EnIslamiranien,III,p.79.

507-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.V,§74–trad.EnIslamiranien,III,p.88.

508-Ibid.,§97–trad.ibid.,p.89.

509-Ibid.,§73–trad.ibid.

510-EnIslamiranien,III,p.94.

511-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.V,§80–trad.EnIslamiranien,III,p.95.

512-Ibid.,chap.V,§81–trad.ibid.,p.95.

513-Ibid.,chap.IV,§54–trad.ibid.,p.92.

514-Ibid.,chap.V,§55–trad.ibid.,p.93.

515-Histoiredelaphilosophieislamique,II,p.1100.

516-CitéparH.CorbininEnIslamiranien,III,p.59.

517-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.VI,glose38–trad.EnIslamiranien,III,p.100.

518-Ibid.,chap.VI,§94–trad.ibid.,p.100.

519-Ibid.,chap.VI,§64–trad.ibid.,p.101.

520-EnIslamiranien,III,pp.57-58.

521-Ibid.,p.49.

522-LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.X,§125–trad.EnIslamiranien,III,p.105.

523-CitéparCorbininEnIslamiranien,III,p.105.

524-Ibid.,p.67.

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525-Ibid.,pp.VI-VII.

526-Ibid.,pp.67-68.

527-Ibid.,p.144.

528-Ibid.,p.17.L’unitédel’Amant-Aiméestunedualitude(dû’î,persan),nonpasunedualité.Carilest«unUniqueetunUniquequi,ensemultipliantl’unparl’autre,sontunUnique».C’estcelalesecretdel’unitéésotérique,oùl’AmantdevientlepartenairedelaFiancéeéternelle.Et«voiciquecethommededésirdevientlepartenaired’unefiancéetellequetoi,carpourceuxquicherchentl’intimitédivine,c’esttoiquieslelieudel’intimité;tues,pourceuxquicomprennentvraimentcequimeutleurdésir,lafleurépanouieaujardindelaconnaissancemystique»(Rûzbehân,LeJasmindesFidèlesd’Amour,chap.XXXI.§§274-275).

529-EnIslamiranien,III,pp.131-134.

530-Ibid.,p.130.

531-Ibid.,p.133;cf.aussiibid.,p.81.

532-Leparadoxedumonothéisme,p.25.

533-EnIslamiranien,III,p.132.

534-Ibid.,pp.140-141.

535-Ibid.,p.143.

536-Ibid.

537-Ibid.,p.77.

538-Ibid.,p.78.

539-Ibid.,p.140.

540-Ibid.

IV.Lesparadoxesinspirés541-SurlesensdecemotchezAbûNasrSarrâj,cf.Commentairessurlesparadoxesdessoufis,p.7.

542-Ibid.

543-Ibid.,p.9.

544-Ibid.,p.10.

545-Ibid.,p.15.

546-Ibid.,p.18.

547-EnIslamiranien,III,p.56.

548-Ibid.

549-Ibid.,p.123.

V.Ibn’Arabîetl’imaginationcréatrice550-Histoiredelaphilosophieislamique,II,p.1106.

551-LeJasmindesFidèlesd’Amour,p.23.

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552-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,pp.34-35.

553-Ibid.,p.30.

554-Histoiredelaphilosophieislamique,II,p.1116.

555-Surlesdétailsdecetterencontre,cf.L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,pp.39-40.

556-Ibid.,p.40.

557-Ibid.

558-Ibid.,p.48.

559-Ibid.,p.47.

560-Ibid.

561-Ibid.,p.110.

562-Ibid.,p.111.

563-Ibid.

564-Ibid.,p.112.

565-Ibid.,p.113.

566-L’Archangeempourpré,p.211.

567-L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, p. 32. LesOwaysîs doivent probablement leur nom à un ascète duYémen,Owaysal-Qaranî,contemporainduProphète,qu’ilconnutsansl’avoircependantjamaisvudesonvivant.LeProphètedesoncôtéleconnaissaitsansl’avoirrencontré,etc’estàluiqu’ilauraitfaitallusiondanscehadîth:«JesenslesouffleduMiséricordieuxvenantdeladirectionduYémen.»Delasorte, touslessoufisquin’ontpasdemorshid (guide)enchairetenosrevendiquent l’appellationd’Owaysîs.L’exempledesOwaysîsestfréquentdansl’histoirespirituelledel’Islam.

568-Ibid.,p.56.

569-Ibid.,p.50.

570-Ibid.,p.53.

571-Ibid.,p.54.

572-Ibid.,p.50.

573-Ibid.,pp.50-51.

574-Ibid.,p.56.

VI.Lathéophanie,lanuéeprimordialeetlesnomsdivins575-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.93.

576-Ibid.,p.144.

577-Ibid.

578-FotûhâtII,p.125.

579-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.94.

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580-LesEssences-fixesoules«heccéitéséternelles»,commelesdénommeCorbin,nesedistinguentpasdesNoms,demêmequecesderniersnesedistinguentpasdel’Essence,puisquecedegréestleplanduNomésotérique(bâtin)etlemondeduMystère(’âlamal-ghayb) ou le degré de la théologie négative (tanzîh) où tout Attribut, quel qu’en soit le degré, est jugé indigne de Dieu si ce n’est laConnaissancequ’aDieudesapropreIspéité.

581-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.151.

582-Ibid.,p.173.

583- Shamsoddîn Mohammad Lâhîjî, Sharh-e Golsham-e Râz, commentaires sur le poème philosophique de Mahmûd Shabestarî,Téhéran,1377h.,p.212.

584-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,pp.98-99.

585-Ibid.,p.94.

586-JalâloddînAshtiyânî,Sharh-eMoqadima-yeQaysarîdarTasawwof-eIslâmî,Mashhad,1344h.

VII.L’imaginationcréatricecommethéophanie587-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.141.

588-Ibid.,p.169.

589-Ibid.,p.170.

590-Ibid.

591-Ibid.,p.150.

592-Ibid.,p.160.

593-Ibid.,p.161.

594-Ibid.

595-Ibid.,p.101.

596-Ibid.,p.153.

597-Ibid.,p.205.

598-Ibid.,p.124.

599-Ibid.

600-Ibid.

601-Allusionauversetqorânique,ibid.,p.125.

602-Ibid.,p.125.C’estnousquisoulignons.

603-Ibid.,p.126.

604-Ibid.,p.128.

VII.Lareligiondel’amour605-Fosûs…,p.203.

606-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.118.

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607-Ibid.,p.118.

608-Ibid.,p.119.

609-Ibid.,p.120.

610-Ibid.,pp.120-121.

611-Ibid.,p.108.

612-Ibid.,p.109.

Conclusion613-Ceciestletitred’unarticlequenousavonsécritautrefoissurlemêmesujetetquiparutdanslesÉtudesphilosophiques,n°1,

1980.Quelquesthèsesdecetarticleontétéreprisesicipourlaconclusiondecelivre.

614-MartinHeidegger,Leprincipederaison,trad.AndréPréau,Paris,Gallimard,1962,p.66.

615-«L’ActualitédelaphilosophietraditionnelleenIran»,ActaIranica,I,Téhéran,janv.-mars1968,p.2.

616-Philosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.48.

617-Templeetcontemplation,pp.69-70.

618-L’imaginationcréatricedanslesoufismed’Ibn’Arabî,p.162.

619-L’hommedelumièredanslesoufismeiranien,p.78.

620-Ibid.

621-EnIslamiranien,II,p.365.

622-«Etsileromannousabandonne»,LeNouvelObservateur,28août1983.

623-Histoiredelaphilosophieislamique,I,p.343.

624-Ibid.,pp.340-341.

625-GuiseppeTucci,ThéoriepratiqueduMandala,trad.AndréPadu,Paris,Fayard,1974,p.11.

626-DaryushShayegan,Qu’est-cequ’unerévolutionreligieuse?,Pressesd’aujourd’hui,Paris,1982,p.15.

627-Trad.ÉlianeKaufholz,Paris,Gallimard,1974.

628-MaxHorkheimer,«Lathéoriecritiquehieretaujourd’hui»,inThéoriecritique,trad.LucFerry,Paris,Payot,1978,p.361.

629-Leparadoxedumonothéisme,pp.227-229etPhilosophieiranienneetphilosophiecomparée,p.173.

630-D.Shayegan,Qu’est-cequ’unerévolutionreligieuse?,op.cit.,pp.198-199.

631-Leprincipederaison,op.cit.,p.192.

632-MartinHeidegger,IdentitätundDifferenz,Pfullinger,1975,p.58.

633-DaryushShayegan,«L’actualitédelapenséed’HenryCorbin»,op.cit.,p.68.

634-D.Shayegan,Qu’est-cequ’unerévolutionreligieuse?,op.cit.,p.239.

635-Ibid.,p.129.

636-LeSeuil,Paris,1983.

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637-LalogiquedesOrientaux,p.22.

638-Ibid.,p.283.

639-Ibid.,p.292.

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Lelecteurintéressétrouveraunebibliographieexhaustivedestravauxd’HenryCorbindanslenuméro39desCahiersdel’Herne,quiluiestconsacré.

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Remerciements

JesuisredevableauxresponsablesdeTheInstituteofIsmailiStudiespourlarédactiondecelivre.Sansleuraideprécieuse,jen’auraisjamaispuaccomplircetravaildelonguehaleine.Qu’ilstrouventicil’expressiondemaprofondegratitude.JetiensàremercierMmeStellaCorbinquimittouslesdocumentsàmadispositionetm’encourageaavecbeaucoupdedévouement.Sanssonsoutiengénéreux,ceprojeteûtétéirréalisable.ChristianJambeteutl’amabilitédelireunepartiedemonmanuscritetm’apportamaintessuggestionsutiles, je lui en suis très reconnaissant. Je remercie égalementMlle IsabelleClévyquim’aaidépourlaréalisationtechniquedecelivre.

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DUMÊMEAUTEUR

L’Âmedel’Iran(préface)AlbinMichel,2009

Lalumièrevientdel’Occident:leréenchantementdumondeetlapenséenomade

Éditionsdel’Aube,2008Schizophrénieculturelle:

lessociétésislamiquesfaceàlamodernitéAlbinMichel,2008

HindouismeetsoufismeAlbinMichel,1997

LesIllusionsdel’identitéLeFélin,1992

Souslescielsdumonde.EntretiensavecRaminJahanbegloo

LeFélin,1992Qu’est-cequ’unerévolutionreligieuse?

AlbinMichel,1991

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TableofContents

PagedeCopyrightTabledesmatièresLIVREI-Lepèlerindel’occident

CHAPITREI-UnebiographiespirituelleCHAPITREII-L’herméneutiqueetHeideggerCHAPITREIII-CorbinetlemondeiranienCHAPITREIV-Lamétaphysiquedel’imagination

1)UnmondeintermédiairedesImages2)Lemondedel’Imaginaletlasciencedesmiroirs3)L’inversionduTempsetdel’Espace4)L’Outremondepost-mortemdesformesimaginales

CHAPITREV-LesquatreitinérairesdeCorbindanslemondeirano-islamiqueLIVREII-Ducycledelaprophétie(Nobowwat)aucycled’initiation(Walâyat)

CHAPITREI-LephénomèneduLivresaintCHAPITREII-Laprophétieetlawalâyat(l’imâmat)

1)Lecycledelaprophétie2)LeProphètedel’IslamcommeSceaudelaprophétie3)Walî,NabîetRasûl4)LecycledelaWalâyat5)L’intériorisationdescyclesdelaprophétie:les«septprophètesdetonêtre»

CHAPITREIII-Laphilosophieprophétique1)LaconjonctionduphilosopheetduNabî,antidoteàladoublevérité2)Laphilosophieprophétiqueetl’angélologie3)Refusdel’Incarnationetdel’historicisme4)Philosophieprophétiqueetshî’isme

CHAPITREIV-Leshî’isme1)Leshî’ismeoul’ésotérismedel’Islam2)Leshî’ismeetleta’wîl3)Letriplecombatdushî’isme

CHAPITREV-L’imâmologieCHAPITREVI-Lesdouzeimâms,formeconfiguratricedutempledelaprophétie

1)LedouzièmeImâmetl’Entre-les-Tempsdel’Occultation2)Lachevaleriespirituelle

CHAPITREVII-L’ismaélismeLetawhîdésotérique

LIVREIII-DelamétaphysiquedesessencesàlathéosophiedelaprésenceCHAPITREI-AverroïsmeetavicennismeCHAPITREII-Avicenneouunaristotélismefortementnéoplatonisé

1)LamétaphysiquedesessencesCHAPITREIII-L’avicennismelatinCHAPITREIV-Sohrawardîetlathéosophie«orientale»

1)Généalogiedel’Ishrâq

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2)Sohrawardîetl’IranCHAPITREV-Conjonctiondelaphilosophieetdel’expériencemystique

1)LesOrientsetlesOccidents2)Connaissanceprésentielleetconnaissancereprésentative

CHAPITREVI-MollâSadrâoulathéosophiedelaprésencecommetémoignageCHAPITREVII-Prioritédel’existenceCHAPITREVIII-LemouvementintrasubstantielCHAPITREIX-UnificationdusujetquiintelligeaveclaformeintelligéeCHAPITREX-L’imaginaletlemondedel’âmeCHAPITREXI-Lestroisrésurrections

1)Unephilosophiedelaprésencecommetémoignage2)Latriplecroissanceetledevenirposthumedel’âme3)LapostéritédelapenséedeMollâSadrâ

LIVREIV-Del’exposédoctrinalaurécitvisionnaireCHAPITREI-Laphilosophie«orientale»d’Avicenne

1)LeRécitd’HayyIbnYaqzân2)LeRécitdel’Oiseau(Risâlatal-Tayr)3)Lesmétamorphosesdel’Oiseaudanslapoésiemystiquepersane

CHAPITREII-AvicenneetSohrawardîCHAPITREIII-Sohrawardîetlesrécitsvisionnaires

1)L’ÉvénemententantqueRécit(Hikâyat)2)Nâ-kojâ-âbâd(mondeimaginal)3)L’Imaginationactivecommeorganedelaperceptionsuprasensible

CHAPITREIV-L’exiloccidental-(unehikâyatinitiatique)CHAPITREV-Larencontreavecl’angepersonnel-(processusd’individuation)

1)Ange-Soi–NatureParfaite2)LesdeuxailesdeGabriel

CHAPITREVI-Del’épopéehéroïqueàl’épopéemystique1)LeSageextatiquedel’anciennePerse(KayKhosraw)

CHAPITREVII-L’érostransfiguré1)Beauté,Amour,Nostalgie-Tristesse

LIVREV-Del’amourhumainàl’amourdivinCHAPITREI-Rûzbehânoulemaîtreauxparadoxesinspirés

1)Unvisionnaireparexcellence2)Unevisionquipenseenimages

CHAPITREII-L’ennuagementetl’épreuveduvoileCHAPITREIII-Lepèlerinageintérieur

1)LathéophaniecommeBeautédivinedansl’homme2)Mohammad,prophètedelareligiond’amour3)L’amphibolieoulephénomènedumiroir4)Del’amourmétaphoriqueàl’Amourvrai5)Dutawhîdexotériqueautawhîdésotérique

CHAPITREIV-Lesparadoxesinspirés1)LeSagemalâmatî

CHAPITREV-Ibn’Arabîetl’imaginationcréatrice

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1)Letémoinauxfunéraillesd’Averroës2)Lepèlerindel’Orient3)LediscipledeKhezr

CHAPITREVI-Lathéophanie,lanuéeprimordialeetlesnomsdivins1)LesNomsdivins

CHAPITREVII-L’imaginationcréatricecommethéophanie1)L’imaginationconjointeetl’imaginationdisjointe2)L’imaginationcomme«mondeintermédiaire»3)L’imaginationcommeherméneutiquespirituelle(ta’wîl)4)Dieu«imaginé»ou«Dieucréédanslescroyances»5)L’imaginationcommelieuderencontreentrel’amourhumainetl’amourdivin

CHAPITREVIII-Lareligiondel’amourConclusion-L’actualitédelapenséed’HenryCorbinNotesRemerciements