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Alain Corbin - L'homme dans le paysage

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Au fil de ces entretiens, Alain Corbin restitue les formes d’appréciation de l’espace, de la Renaissance à nos jours. Le paysage est, en effet, une manière de lire l’espace, de se le représenter, de le charger de significations et d’émotions. Il est une lecture indissociable de la personne qui le contemple. Il sollicite tous les sens, et se construit selon des systèmes de croyances, de convictions scientifiques et des codes esthétiques. De l’anxiété au désir, de l’aménagement à la conservation, ce parcours illustré dessine l’évolution des postures, des formes de représentation et de maîtrise qui nous unissent au paysage.

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'Gobert) de I'Acadkde 'fian qaiie pour l'ensemble Ie son cieuwe.

ISB N : 2-84597-QS7-7 . ' Diffusion Le Seuil

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L'homme dans 'le paysage

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Dans la même collection

Georges Duby, An 1000 an 2000, sur les traces de nos peurs, 1995 Michelle Perrot, Femmes publiques, 1997 Roger Chartier, Le Livre en révolutions, 1997 Jacques Le Goff, Pour l'amour des villes, 1997 Serge Berstein, La République sur le 31, 1998 Denis Bruna, Piercing, sur les traces d'une infamie médiévale, 2001

O Les éditions Textuel, 2001 48 rue Vivienne 75002 Paris

ISBN : 2-84597-027-7

Dépôt légal : septembre 2001

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dans I L'homme ie paysage

Alain Corbin

Entretien avec Jean Lebrun

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L'homme dans le paysage

1 sommaire

7 Comment l'espace devient paysage

55 Le paysage sous influences

99 Pratiques d'espace

129 Paysage et météores

147 L'homme et la préservation du paysage

183 Notes

187 Table des illustrations

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Comment l'espace devient

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Comment l'espace devient paysage

Le paysage est façon d'éprouver et d'appré-

cier l'espace. Or, cette lecture, qui varie selon les individus et les groupes, ne cesse de se

modifier a u f i l du temps. Il faut donc prendre

conscience de cette historicité quand on

aborde le sujet. Ainsi, la manière de regarder s'est profondément transformée depuis la

Renaissance. La notion de panorama, comme la mécanique d u regard qui conditionne l'ad-

miration suscitée par le jardin anglais, appartient à l'histoire. Mais le paysage ne se

réduit pas à un spectacle. Le toucher, l'odo- rat, l'ouïe surtout, sont aussi concernés par

la saisie de l'espace. Tous les sens contribuent à construire les émotions que celui-ci procure.

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1 Comment i'espace devient paysage

Commençons par définir le paysage.

Il convient, en effet, de préciser ce dont nous allons par- ler, tant la notion de paysage est floue. Les géographes, quand ils l'évoquent, décrivent ce qui s'impose avec le plus d'évidence ; c'est-à-dire ce qui ressortit à la morphologie et à l'écologie. Pour eux, l'histoire des paysages est celle de la manière dont ils se sont formés et dont ils ont évo- lué, selon la tectonique, le modelé, l'évolution des milieux naturels, celle de la flore et de la faune, les systèmes de production et d'échange ainsi que, plus généralement, selon les modes d'intervention de l'homme. Il existe toute une bibliothèque consacrée aux paysages conçus selon cette acception. La fascination exercée sur les géographes par la photographie aérienne a traduit le triomphalisme d'une science avide d'objectivité. Longtemps a dominé cette notion de paysage défini par sa matérialité, puis la réflexion s'est compliquée grâce à l'intervention des phi- losophes, des sociologues, des anthropologues1. Le paysage est manière de lire et d'analyser l'espace, de se le représenter, au besoin en dehors de la saisie sen- sorielle, de le schématiser afin de l'offrir à l'appréciation esthétique, de le charger de signfications et d'émotions. En bref, le paysage est une lecture, indissociable de la personne qui contemple l'espace considéré. Évacuons donc, ici, la notion d'objectivité.

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L'homme dans le paysage

Lappréciation individuelle peut se référer à une lecture collective. Toute société a besoin de s'adapter au monde qui l'entoure. Pour ce faire, il lui faut continuellement fabriquer des représentations du milieu au sein duquel elle vit. Ces représentations collectives permettent de maîtriser l'environnement, de l'ordonner, de le peupler de symboles de soi, d'en faire le lieu de son bonheur, de sa prospérité et de sa sécurité. Il faut, en outre, tenir compte de l'irruption de l'autre : soldat, marchand, savant, agent du pouvoir central ou simple voyageur, qui intervient avec ses propres systèmes d'images, qui élabore de nouveaux paysages, de nouvelles figures de l'aventure spatiale suggérées par de multiples quêtes. Il anive que ces diverses lectures entrent en connit. C'est ce que Catherine Bertho2 assure à propose des pay- sages de la Bretagne au cours de la première moitié du X I X ~ siècle : Lamartine, Michelet et bien d'autres voyageurs parisiens partis à la découverte de la province imposent alors leur lecture de l'espace. Puis certains membres des élites bretonnes, regroupés autour de La Villemarqué, s'ef- forcent de produire une contre-image de leur province. Alors que celle de Michelet était noire, fondée sur un accord supposé entre l'Armorique des tempêtes et le carac- tère d'individus violents perçus comme des transparents révélateurs du fond des âges, La Villemaqué et son entou-

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rage ont dessiné de la Bretagne intérieure une image arca- dienne inspirée des poètes, notamment de Brizeux. Pour revenir à notre définition, le paysage est donc une lecture ou, le plus souvent, un entrelacs de lectures dont la diver- sité peut susciter le conflit.

Mais les géographes disaient déjà qu'il n'existe pas de

paysages naturels et qu'il n'y a que des paysages culturels ... Ils ont reconnu, bien entendu, les traces de l'interven- tion humaine, surtout dans la perspective de la géogra- phie française sur laquelle Vidal de la Blache a imprimé sa marque. Mais les géographes, avant une date récente, n'avaient pas souligné l'historicité des gnlles de lecture. Or, nous y reviendrons, les systèmes d'appréciation, constitutifs du paysage, sont en permanente évolution. Un espace considéré comme beau à un certain moment peut paraître laid à tel autre.

Vous recommandez donc l'appréhension de l'espace

par la géographie, l'histoire, l'esthétique, la philosophie.

Je suis, en effet, persuadé que la multiplicité des recours est nécessaire à toute histoire du paysage. Si celui-ci est une lecture de l'espace, se pose le problème de sa mort éventuelle. Il peut subsister dans sa matérialité mais dis- paraître parce que personne ne l'apprécie plus et donc

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ne le contemple plus.. . Il s'agit là d'un problème essen- tiel, que nous retrouverons à propos de la conservation. On comprend donc mieux l'objet de ces entretiens: si les manières d'apprécier l'espace évoluent, celui que tente d'élaborer une histoire des paysages est obligé de pratiquer l'immersion successive. Il lui faut, en préalable, tenter de retrouver le système d'appréciation tel qu'il s'imposait à telle époque, face à un même espace, indé- pendamment des modifications apportées à l'aspect de celui-ci. Considérons, par exemple, la pointe du Raz. Elle n'a certainement pas été profondément transformée dans sa morphologie. Cependant, il existe une histoire du pay- sage de la pointe du Raz. Au début du X I X ~ siècle, celle- ci subit l'influence d'un système d'appréciation produit en Écosse, à propos des Hébrides et de la grotte de Fingal, aisément transposé en France du fait de la relative sirni- litude des formes.

Ce que vous recommandez est donc une méthode

expérimentale. Il s'agit de se mettre dans une situation

d'excursion - vous dites d'immersion ?

François Ellenberger3 a relaté des expériences très inté- ressantes menées avec des étudiants. Il les a invités à regarder le même paysage à divers moments de la jour- née, selon des codes qui correspondaient à des siècles

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différents. On pourrait très bien se livrer à ce jeu en haut du mont Ventoux. Je choisis cet exemple puisque l'on considère bien souvent que l'ascension effectuée par Pétrarque à son sommet constitue l'un des événements fondateurs de l'histoire des paysages.

On sait bien ce qu'est une excursion de géographe, qui s'en va

observer, dans le paysage, la stratification géologique, chercher

des traces de l'homme, enregistrer les noms de lieux, etc. Mais qu'est-ce que l'excursion d'un historien du paysage ?

Pour me faire comprendre, je choisirai l'exemple de ce que j'ai pratiqué: cela consiste à se rendre sur le bord de la mer, là où abondent les rochers, les éboulis, les blocs erratiques, et à essayer de reconstituer le ou les regards des hommes de la fin du X V I I I ~ siècle. Ce que la quasi- totalité des individus de ce temps pouvait contempler en un tel endroit constituait, à leurs yeux, des restes du déluge. Au lendemain de cette catastrophe, la terre avait été, pensaient-ils, complètement bouleversée. Les grands rochers qu'ils percevaient étaient demeurés en place lorsque les eaux s'étaient retirées. Mais, à la même date, certains savants, tel Giraud-Soulavie, partisans des modi- fications graduelles de la morphologie, pensant que l'unité de mesure n'était pas le millier mais le million d'années, pouvaient déjà lire ce même espace comme

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L'homme dans le paysage

le résultat de l'érosion. La modification est fondamen- tale. Nous sommes tous, depuis l'enfance, assurés du tra- vail de l'érosion et nous regardons l'espace en fonction de cette conviction scientsque. De ce fait, nous ne voyons pas la même chose que des individus qui vivaient il y a deux ou trois cents ans. Le même espace ne nous inspire plus les mêmes méditations et ne nous suggère plus le même type de contemplation.

Que peut-on faire, quand on escalade le Ventoux,

pour épouser le regard de Pétrarque ?

Cela nécessite, évidemment, une connaissance de l'œuvre de Pétrarque, du système de représentations du monde qui était le sien et de ceux qui l'entouraient. Il s'agit là, j'en ai bien conscience, d'un travail considérable, mais c'est la seule façon d'éviter l'anachronisme psychologique. On s'imagine trop souvent que, depuis deux ou trois siècles, les voyageurs ou les touristes se rendent au même endroit parce que celui-ci est beau, qu'ils vont se baigner sur les mêmes plages parce que cela semble aller de soi, en oubliant que, s'ils fréquentent les mêmes lieux, ce ne sont pas pour les mêmes raisons et qu'ils n'y voient pas les mêmes paysages. Les Anglais qui se baignaient dans la Manche au X V ~ I I ~ siècle étaient mus par une visée thé- rapeutique. Ils appréciaient la fraîcheur des eaux et la per-

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Comment i'espace devient paysage

cussion des lames. En 1946, on se retrouvait sur ces mêmes plages pour se griller au soleil. On pourrait donc, à première vue, souligner une permanence mais à la lec- ture des textes, on s'aperçoit que les paysages ne sont pas construits et analysés de la même manière. Ikxemple de la plage va beaucoup plus loin que je ne le dis puisqu'il ne s'agit pas seulement d'appréciation de l'espace par la vue mais par les cinq sens, voire par l'ensemble du corps.

Le même travail expérimental s'impose face à une

représentation peinte de l'espace. Quand on considère, dans

un tableau flamand ou italien, une fenêtre plus ou moins

grande, qui dévoile un paysage, on ne donne peut-être pas

à celui-ci le même sens ou la même importance que le peintre.

C'est là un véritable problème. Lorsqu'on feuillette un ouvrage d'art, on peut parfois lire la mention suivante : « paysage du X V ~ OU du X V I ~ siècle W . Or, il s'agit, le plus souvent, d'un fragment d'espace situé dans le fond ou sur les bords du tableau. Les auteurs de l'album ont isolé un détail et, implicitement le plus souvent, ils incitent à conclure que ces peintres et les spectateurs de leurs œuvres étaient sensibles à ce fragment. Ils ont érigé en paysage, selon notre propre esthétique et selon un code ultérieur au tableau concerné, un simple morceau de toile qui n'était peut-être, à l'époque, considéré comme tel ni

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L'homme dans le paysage

par les spectateurs, ni par le peintre. Le risque est grand de décréter ainsi des paysages. Inversement, il est sans doute des modes d'appréciation de l'espace que nous ne savons pas détecter. Les hommes du passé n'avaient pas toujours les moyens rhétoriques de dire leurs émotions et leur manière d'apprécier le paysage. Cela constitue un autre problème. Chistoire du paysage, comme d'ailleurs toute l'histoire, se trouve limitée par le fait que les spé- cialistes travaillent sur des traces picturales ou écrites, et qu'ils sont obligés d'identifier le non-dit ou le non-repré- senté au non-éprouvé. Or, l'on peut très bien ressentir des émotions ou des sentiments sans pour autant pos- séder le moyen de les dire ou sans vouloir le faire parce que cela pourrait paraître banal. Le médiéviste Bernard Guenée, auquel je soumettais ce problème, me fit à peu près cette réponse: les nobles du X V ~ siècle se levaient de très bon matin, ils affrontaient le fkoid pour aller chas- ser. 11 n'est pas de trace écrite du plaisir qu'ils ont pu éprouver à parcourir ainsi la forêt. On ne peut pas en conclure que ces gens n'appréciaient pas cet espace. Faisaient-ils cela uniquement pour courir le sanglier ? On peut être persuadé que la perception de cette ambiance naturelle leur inspirait certaines émotions et qu'ils devaient être sensibles à une forme de beauté ; même si celle-ci ne résultait pas d'une vision panoramique.

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Comment i'espace devient paysage

La notion de pays differe-t-elle de celle de paysage?

Le noble du xv, qui chevauche au petit matin, n'est-ce pas

un u pays M qu'il parcourt? Le pèlerin, n'est-ce pas un « pays *

dont il cherche les signes de confort, quand il y en a

(l'aubeye qui peut le recevoir, etc.) ?

Du point de vue étymologique, il existe, à l'évidence, une racine commune entre pays » et paysage B. Mais le « pays n, comme la province et, plus tard, le département, a constitué une entité en fonction de laquelle se sont opé- rées en France, notamment au X K ~ siècle, la découpe du territoire national et la construction des identités spatiales. Le paysage, en ce processus, entrait comme une simple composante. Mais, dans la mesure où la saisie de l'es- pace contribue à ces modes de formation de l'identité - et cela depuis le Moyen Âge que vous évoquez -, elle concerne tous les sens. Autrement dit, votre interroga- tion conduit paradoxalement à mettre en question le monopole de la vue dans l'appréciation de l'espace, bien que nous soyons dans une civilisation de l'image. Nous lisons les paysages d'une manière distanciée, selon une attitude que l'on peut q u ~ e r de spectatoriale, parce que nous nous soumettons au primat de la vue, et cela depuis la Renaissance. Or, longtemps, l'appréciation de l'espace avait été polysensorielle, comme le soulignaient déjà Lucien Febvre et Robert Mandrou4.

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L'homme dans le paysage 1

De ce fait, le pays désignerait un espace dans lequel tout

le corps se sent à l'aise tandis que le paysage serait plutôt

un état de l'âme déterminé par le regard ?

Je répondrai d'une manière détournée. Considérons les travaux récents d'anthropologie sensorielle, en particu- lier ceux de David Howes, de Constance Classen et de Joël Candeau5. On y apprend que chaque société a éta- bli sa propre hiérarchie et surtout sa balance entre les sens. Ses membres sont soumis à des modalités parti- culières de l'attention et subissent les mêmes seuils de tolérance aux messages sensoriels. Censemble de ces données: hiérarchie des sens, balance entre les sens, modalités de l'attention et seuils de tolérance aux dif- férents messages sensoriels, contribue à construire une culture sensible. En ce qui nous concerne, répétons-le, nous apprécions l'espace, en fonction d'un quasi-monopole de la vue. Le vocabulaire en témoigne. J'indiquais que le paysage est une lecture. Le terme est significatif. Le fait même de publier un livre qui lui est consacré c'est l'enfermer dans un objet qui relève du visuel. Face à un paysage, on se poste et on regarde. Or, toutes les attitudes spectatoriales sont fondées sur la distance. Quand l'on considère ce que nous appelons un paysage, nous nous sentons, tout à la fois, face à un espace et en dehors de lui. Pour celui qui

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1 Comment i'etpace devient paysage

le regarde, cet espace devient un tableau, donc quelque chose d'extérieur à soi. Les exemples abondent qui témoignent des attitudes spectatoriales successives. Face à un espace donné, le regard des courtisans français du X V I I ~ et du X V I I I ~ siècle était largement déterminé par la peinture. Ces aristo- crates avaient l'habitude des salons et ils s'en allaient, dans la nature, vérifier ce qu'ils connaissaient par la représentation. Il était ainsi habituel de se rendre à Dieppe non pour se baigner mais pour manger des huîtres et du poisson - de la marée fiaîche - et pour << voir la mer >>. Marmontel écrit : << Je suis allé à Dieppe, mais je n'ai pas vu la mer. >> En fait, il avait vu la mer au sens où nous entendons l'expression mais, ce jour-là, elle était calme, alors que les marines (notamment celles de Joseph Vernet) figuraient la mer démontée, celle du nau- frage et du sublime. Marmontel était venu contempler cela et il n'avait pas a vu >> la mer. Il est d'autres témoi- gnages de courtisans qui font ainsi part de leur décep- tion : la mer, à leurs yeux, était plus belle sur les tableaux de Joseph Vernet qu'en réalité. Considérons à présent la notion de panorama. Initialement, celui-ci résulte d'une vue dominatrice qui suggère ou symbolise une visée stratégique: la repré- sentation du passage des Alpes a joué cette fonction à

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L'homme dans le paysage

l'aube de la peinture de paysage. Serge Briffaud a mon- tré l'importance de cette lecture de l'espace à propos des Pyrénées. Le regard peut aussi être ordonné par des syrn- boles. La peinture hollandaise de marine exalte, au XVII~ siècle, la puissance des Provinces-Unies. Linsistance avec laquelle les peintres hollandais des rivages s'arrê- tent alors sur la pêche au hareng se réfère au miracle biblique du lac de Tibériade. Au début du X V I I ~ siècle, le regard de certains observateurs est fasciné par le miroi- tement, par le jeu d'optique, par l'anamorphose. Le poète Saint-Amant s'intéresse à la mer ; il fait de ses vacuités mouvantes le théâtre de l'illusion. Gérard Genette6 a bien analysé ce moment de l'histoire sensible. Par la suite, s'impose cette mécanique du regard dont résulte le jar- din anglais. Il s'agit là d'une autre attitude spectatoriale abondamment étudiée et à laquelle on a conféré une por- tée politique. Le jardin anglais implique une manière de se poster face à des scènes successives, de balayer l'es- pace de manière panoramique. À la fin du xvrire siècle, le pasteur Gilpin suggère de nouvelles modalités du par- cours, nous y reviendrons, et un usage plus dynamique du regard, fondé sur la surprise, la chasse au point de vue qu'il convient d'enfermer dans un tableau. Le XIXe siècle inaugure un nouveau régime scopique, pour reprendre l'expression utilisée par Jonathan Crary7.

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Comment i'espace devient paysage

Celui-ci résulte d'un faisceau de données: la vitesse accrue des déplacements suscite alors un nouvel apprentissage du regard posé sur l'espace ; la vision laté- rale s'affine ainsi que la capacité à analyser le mouve- ment. On nous dit que les premiers voyageurs du chemin de fer avaient l'impression que les arbres défiaient beau- coup trop vite pour être bien perçus alors que nous avons intégré depuis l'enfance ce régime scopique. Ajoutons les modifications de l'éclairage, celles des instruments d'optique, la photographie qui a permis de décomposer le mouvement et a familiarisé avec toute une série d'angles de vue - par exemple la contre-plongée. La confrontation quotidienne avec ces images de papier que constituent les a c h e s participe de la novation. Tout cela s'accompagne, au X X ~ siècle surtout, d'une extension et d'une métamorphose des postures icariennes. La vue de ballon puis d'avion a complètement modifié la façon de construire le paysage. Plus importante encore est l'ha- bitude du cinétique, puisque l'on apprécie désormais l'es- pace, en grande partie, selon la façon dont le cinéma et la télévision nous ont appris à le regarder. Je suis très frappé par les modifications survenues en ce domaine entre les années quarante ou cinquante et la fin du XXe

siècle. Songez à la diversification des angles, aux rythmes du montage qui font que le regard des jeunes

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L'homme dans le paysage

gens est construit d'une autre manière que celui des per- sonnes âgées et que l'aptitude à la lecture d'un clip n'est pas la même. Il faut s'arrêter à chacune de ces étapes si l'on veut comprendre la manière dont. les individus pouvaient voir et regarder.

Il existe donc une grande différence entre la perception

<< immobile >> - l'alpiniste de Caspard Friedrich qui est posté

en haut de la montagne - et la perception de l'individu

en mouvement. Mais il est d'autres civilisations qui ont

eu d'emblée une perception mobile. Je crois que ce que

les Japonais voient dans leur espace, dans leur jardin

se déroule au rythme de la promenade ... Peut-être. Je ne suis pas spécialiste de ces civilisations. Mais nous savons que l'attention prêtée par les Chinois à l'esthétique de l'espace a de beaucoup précédé celle des Japonais, et que leur influence a été considérable en ce domaine. La peinture chinoise de l'époque qui cor- respond à notre Moyen Âge médian - xe-xlie siècles - indique des sensibilités extrêmement f i é e s , que seuls des spécialistes peuvent réussir à saisir. Cela nous rap- pelle les risques de l'européocentrisme en ce domaine. Toute bonne réflexion sur l'histoire du paysage devrait prendre très largement en compte celle de la Chine. D'autant qu'en Extrême-Orient, les rites de la vie sociale

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Comment I'espace devient paysage

et les modes de contemplation du paysage sont étroite- ment liés. Les peintres représentent ainsi des réunions organisées afin de jouir des effets de la lune ou de la beauté des cerisiers en fleurs. Ces occasions de réunion ancrent l'appréciation collective du paysage. Les estampes japonaises des X V I I I ~ et X I X ~ siècles ont pesé sur la manière de percevoir l'espace en Occident ; mises à la mode par les Goncourt, ces œuvres ont influencé aussi bien Van Gogh que Monet et les Nabis. Ce qui me paraît ici le plus important relève de l'art des paysages estom- pés et de l'attention portée au moment du jour et de la nuit - nous y reviendrons -, aux effets des météores, c'est- à-dire de la brume, des brouillards, de la pluie, de l'hu- midité de l'air.

Pour en revenir à la modification de la vue par la mobilité:

nous pourrions prendre l'exemple - vous allez me dire que c'est franco-centriste - du Tour de France. Les vues prises

par la moto et la voiture suiveuse, ou par l'hélicoptère, ont contribué à une meilleure saisie du territoire national.

Sans doute. Je me demande toutefois si le Tour de France et ce que vous évoquez ne se réfèrent pas plu- tôt à une visée classique qui était déjà celle de Joseph Vernet peignant les ports de France afin de montrer au roi, à la Cour et à la Ville les limites maritimes du ter-

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L'homme dans le paysage

ritoire. Le Tour de France permet essentiellement une saisie des contours. Il est une sorte de revue, de leçon de choses ou de géographie vidalienne qui permet de récapituler des connaissances naguère acquises à l'école primaire.

Le train à grande vitesse, en revanche, est totalement

différent: il ne saisit pas le paysage, il l'aspi m...

C'est-à-dire que vous ressentez ce qu'éprouvaient les voya- geurs circulant à soixante kilomètres-heure au début du X I X ~ siècle. Je ne suis pas du tout certain que les enfants, qui ont été habitués au train à grande vitesse, auront, devenus adultes, votre impression de paysage aspiré. Aux États-unis comme en France, le long des autoroutes, on a placé de grands panneaux qui incitent à poser le regard sur certains espaces, sur des curiosités naturelles ou des monuments célèbres. Il en est de même, lors de certains parcours aériens, des invitations du comman- dant de bord qui se transforme alors en guide touristique. Ces pratiques relèvent, bien entendu, de l'esthétique impérative; elles tendent à découper des tableaux au cœur de l'espace parcouru, dans la mesure où l'atten- tion se trouve sollicitée par intermittence. Du même coup, elles contribuent à restaurer l'admiration des « points de vue », alors que celle-ci décline depuis des

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1 Comment i'espace devient paysage

décennies. Seules des études spécifiques permettraient toutefois de mesurer l'attention portée à ces incitations à la contemplation.

Vous avez, dans vos livres, souligné que la notion de paysage

ne concernait pas seulement la vue. Déjà, la plage, telle que nous la discernons au XVIII~ siècle, n'était pas soumise au seul message visuel. Bien entendu, l'appréciation du panorama constituait l'es- sentiel mais le contact du sable sous le pied nu, la che- vauchée sur les grèves, le mariage du corps et de l'eau en pleine nature, l'expérience neuve de la fusion avec l'élément liquide, de l'affrontement avec la vague, en même temps que l'exaltation de la transparence, tout cela a fait que le paysage s'est très vite trouvé associé à cette cénesthésie, dont on détecte alors l'émergence dans le discours et qui serait une sorte de sixième sens. Elle est sensation interne. Diderot parle de la a rumeur des vis- cères >>. À la f3n du XVIII~ siècle, nombre de savants croient à l'importance du diaphragme, siège de l'émotion et de l'inquiétude. Dans cette perspective, l'on s'en vient cher- cher sur la plage l'affrontement avec la vague, le choc qui contracte cet organe, façon d'apprécier l'espace et la nature qui prépare le souci du corps que l'on voit gran- dir au X I X ~ siècle.

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L'homme dans le paysage 1

Evolution de la façon d'écouter son corps dans la nature a fait l'objet de nombreux travaux et il serait trop long de se référer, ici, à l'histoire du sport. Disons seulement que les notions de forme et d'entraînement: qui émergent pen- dant la seconde moitié du X I X ~ siècle, ont déterminé de nouvelles façons d'apprécier l'espace. Il en est de même de tout ce qui, aujourd'hui, se réfère à la glisse. La démons- tration de la force ou de l'adresse ne constitue plus l'es- sentiel. Le corps est devenu une centrale d'écoute de sen- sations ; et le skieur a autant besoin d'analyser la qualité de l'air ou la sensibilité profonde de ses muscles que de regarder la piste. Tout cela entre désormais dans la lec- ture de l'espace qui constitue, pour lui, un paysage.

Eimportant est donc que tous les sens soient en alerte.

La chaussure de sport, lourde, qui protège et dans laquelle

on ne sent rien, a laissé la place à une autre plus souple, qui n'est pas belle, mais qui, par sa semelle, sa m a t i h et sa

structure, autorise un toucher du sol radicalement différent ... Vous avez totalement raison. Considérons donc la manière dont les autres sens que la vue entrent dans la construction des paysages. Jean-François Augoyardg discerne, de nos jours, une ten- tative de réhabilitation de l'action dans la nature face à l'expectation. Il estime avec raison que s'impose, de ce

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Comment i'espace devient paysage

fait, un rééquilibrage des perceptions de l'environnement. Il regrette que le discours sur le paysage, ce dont nous parlons, ne soit considéré ordinairement comme n'ayant de vérité qu'au seul titre du regard. Il clame la néces- sité de la réinsertion du sujet dans l'espace. Il s'agit là d'un débat passionnant. Depuis l'aube des Temps modernes, le paysage est abandonné à la seule esthétique de la contemplation. Nous l'avons vu, il implique la distanciation, la représentation spatialisante. Mais est-ce la seule attitude possible ? Le canadien Robert Murray-Schafferg a lancé, au cours des années 1970, la notion de paysage sonore (Soundscape) . Celui-ci est dif- férent du paysage visuel, et cela pour quatre raisons : le paysage sonore concerne, tout à la fois, l'espace et le temps. Aucune configuration sonore n7est durable. À part quelques bruits continus, il n'est pas véritablement de fond sonore. En revanche, lorsque vous contemplez un espace, il se peut que celui-ci soit animé de mouvements; il n'en reste pas moins sous vos yeux. Le paysage sonore, qui est multidirectionnel, est fait d'un ensemble d'iso- lats. Il est donc soumis à la discontinuité ; sans oublier la disjonction entre l'entendu et l'identifié : lorsque vous regardez, vous savez presque à coup sûr ce que vous avez sous les yeux. Quand vous entendez un bruit, il vous est souvent dficile d'en reconnaître la source. E n b , le pay-

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L'homme dans le paysage

sage sonore pénètre dans le corps propre. Vous pouvez aisément clore la communication visuelle, mais non la communication auditive. Le paysage sonore absorbe, exorbite, possède », écrit Jean-François Augoyard. De là notre vulnérabilité à son égard. Beaucoup se plaignent des bruits qui les assaillent. Il est rare qu'on porte plainte contre l'environnement visuel. Vous pouvez émettre à vous seul des sons puissants. Cindividu dispose d'une énorme capacité d'expression de soi, qu'il ne possède pas dans l'ordre du visuel. Du même coup, l'environnement sonore est très lié à l'expressif et au pathos.

Je m i e n s sur cette histoire expérimentale, que vous

recommandez : est-ce que des historiens se sont f m é

les yeux et ont o u v d les oreilles ?

Cela est sensible dans le projet littéraire de Michelet. Celui-ci entend procéder à une résurrection. Pour réani- mer le paysage et le suggérer à son lecteur, plutôt que de se contenter de descriptions, qui ne pourraient être que des natures mortes, Michelet utilise l'évocation de la sono- rité. La référence aux bruits de la ville, aux cloches, aux cris des métiers, etc. fait revivre le passé et permet au lecteur de s'inscrire à l'intérieur du paysage disparu, ne serait-ce que par la référence à un silence insistant. Chateaubriand se livre à cet exercice dans La Vie de Rancé,

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Comment I'espace devient paysage

à propos de celui qui régnait au XVII~ siècle à l'intérieur du monastère de la grande trappe. Victor Hugo utilise, lui aussi, la référence sonore dans nombre de passages de Notre-Dame de Paris. En outre, la polysensorialité s'ac- corde très bien à la cosrnisation visée par les romantiques. Se laisser pénétrer par le vent, par le son de la cloche, par les odeurs de la mer, par les bruits de l'eau dans une grotte -je pense à Shelley - permet de vibrer avec le cos- mos. Cette démarche implique la polysensorialité. Celle- ci autorise à capter les énergies de la nature.

" 10 Olivier Balay , qui a consacré sa thèse au paysage sonore lyonnais du X I X ~ siècle, fait remarquer que chaque société, chaque culture possède le sien. Il analyse la culture sonore et la sensibilité auditive. Pour ma part, je me suis inté- ressé aux cloches rurales du X I X ~ siècle, dans cette pers- pective. Olivier Balay, comme naguère Guy Thuillier à propos du Nivernais, tente d'établir un inventaire des bruits. Il remarque que Lyon était une « ville sonore du fait de l'abondance des cloches et des cris de métiers. Surtout il souligne, bien après le sociologue Georg Simmel, le retrait du paysage sonore humain et animal, au profit d'un paysage industriel : affaissement du bruit des pas, de la voix, de la percussion des sabots au profit du ronronnement de la machine ... Cenvironnement sonore s'est trouvé bouleversé par toute une série de fac-

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L'homme dans le paysage 1

teurs : la plantation d'arbres en grand nombre favorise la venue des oiseaux - curieusement ceux-ci sont plus nom- breux dans les villes modernes que dans les cités d'au- trefois ; l'éclairage nocturne suscite un paysage sonore inédit ; sans oublier les nouveaux marqueurs : le fracas des transports nouveaux, la modification des bruits du roulage du fait du pavage et du goudronnage; la sono- rité de nouveaux métiers, de nouveaux chantiers, l'affiux d'immigrants temporaires qui importent des sonorités régionales contribuent à cette révolution. La modifica- tion des profils de la rue et de sa qualité acoustique entre aussi en ligne de compte. On sait, par exemple, que le bruit pénètre beaucoup mieux dans une avenue large et peu profonde que dans une rue étroite et longue. Surtout, Olivier Balay détecte de nouvelles formes d'écoute et d'intolérance. Je l'avais remarqué à propos des cloches. Le paysage dessiné par celles-ci est très appré- cié jusqu'au début du X I X ~ siècle. Par la suite, il est de plus en plus mal toléré. D'une façon générale, le bruit, qui était bien supporté durant les deux premiers tiers du XK" siècle, commence, par la suite, de susciter la plainte. On voit se multiplier toutes sortes d'actions contre les fauteurs de bruit. On demande aux domestiques de par- ler moins fort dans les hôtels, aux boulangers de se taire la nuit ... Chabitude du parler haut commence d'être

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Jan van Eyck, Quelle était la fonction de l'espace nprésenté dans La Vierge du chancelier Rolin, le fond du tableau, qui ne semble concerner ni la Vierge, dit La Vierge d'Autun, ni l'enfant, ni le chancelier? Laissons i'interprktation 1434-1436. aux historiens de i'art. Reste, que nous aurions tort Huile sur bois, 66 x 62 cm. de c o n f h le statut de paysage autonome à cette portion Paris, musée du Louvre. d'espace dont la nqirésentation s'accorde à la flzfiditk

et à la transpamce de i'air qui, tout à Ia fois, cnileloppe et dilate la scène.

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Jean Dubreuil, La soumission du regad à la perspective assu= La perspective pratique.. ., le primat du visuel. Elle impose une position spectatoriale Paris, 1642; page 121 : qui maintient l'individu à distance de la scène observée. instrument utilisé par un peintre La perspective modip radicalement la vision pour dessiner en perspective. de l'espace et autorise la construction d'un paysage.

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Johann Christian La fenêtre ouverte sur le parc délimite, en abyme, un tableau Clausen Dahl, pittmsque offert à l'admiration du spectateur. Le procédé Vue du château Pillnitz, de construction par le regard est, ici, mis en scène avec une vers 1824. particulière évidence. Les rectangles qui découpent le ciel Huile sur toile, démultiplient l'invitation, tandis que les refiets ~ 1 ~ 7 les vitres 70 x 4 5 5 cm. obliques indiquent la pmfondeur de i'espace intime où se situe Essen, Museum Folkwang. le spectateur invisible. On sait l'importance de ce jeu

de la fenêtre dans l'histoire de la peinture contempwaine.

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Lithographie en couleurs extraite de Théorie et pratique de l'architecture du jardin dHumphrey Repton, 1816.

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La délectation du jardin anglais est fondée sur une mécanique du regani. Le panorama que celui-ci se doit de pamourir résulte d'un long travail de l'amhitecte qui a su utiliser la morphologie du lieu, tout en l'amlisant. Au sein de ce paysage, la variété des scènes se doit à'assum, au fil de la déambulation, le plaisir de la vue, de l'ouïe et de l'odorat.

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Victor Navlet, Vue générale de Paris, prise de l'observatoire, en ballon, 1855.

Huile sur toile, 390 x 708 cm. Paris, musée d'Orsay.

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Nous oublions trop souvent que les vues aériennes ne datent pas de l'invention de l'avion. La découverte de la terre m e du ciel s'est opérée à l'extrême fin du XVIII~ siècle. Durant plus de cent ans, c'est le b a h qui, sous ses diverses formes, a rendu possible l'éducation du regad vertical. Cette peinture datant de 1855 associe étroitement ce nouveau paysage à l'exploration du ciel et des météores.

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Henry Le Jeune, Au xvrrre siècle déjà, tandis que leurs fières Jeune femme effectuaient le grand tour N, les jeunes filles dessinant, paysage, de l'aristocratie britannique croquaient non daté. Huile sur toile. le paysage. Au cours du siècle suivant, Collection privée. cette pratique, qui ancre peu à peu le code

pittoresque dans la profondeur sociale, s'associe éhoitement à l'écriture de soi et à la saisie des vibrations de l'être intime. Sur l'album de la jeune fille se succèdent les confidences à soi-même, les vers sollicités du soupirant et les dessins de paysage qui participent à l'épanchement.

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Comment i'espace devient paysage

conspuée. Les autorités entament la lutte contre le criage » et les fêtes trop bruyantes. Il y a longtemps,

mais en partie pour d'autres raisons, que l'on avait, en France, interdit le charivari. Certains pays, notamment la Suisse, semblent avoir été plus tôt sensibles à la nui- sance auditive; comme en témoigne la lutte précoce contre l'aboiement des chiens.

La correspondance de Lamennais, venu s'installer à Paris

sous le Second Empire, est emplie de doléances suscitées

par le bruit des voisins, alors que dix ans auparavant,

lors d'un précédent séjour, il ne s'en plaignait pas ... Cela relève d'une évolution des modalités de l'attention. hdustrie a créé un continuum sonore au sein de la d e et de nouvelles formes d'agression. Les rapports entre le privé et le public s'en sont trouvés modi£iés. Or, c'est au cours de ce même X I X ~ siècle que les exigences de la vie privée et que le besoin de s'isoler, de se protéger, qui en découle, se sont intensifiés. Il faudrait, en outre, relever un long processus de moralisation des comportements sonores. On a tenté d'interpréter l'évolution par la sociologie : ainsi, le bourgeois aurait cherché à rendre la présence des domes- tiques moralement acceptable, à ordonner pour ce faire leurs comportements sonores, à déihir les cadres temporels des bruits afin de mieux marquer son territoire. Disons que,

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dans l'ensemble, le bruit est connoté négativement, d'où l'ascension, au moment où celui-ci se laïcise, des vertus du silence. Tout cela pose un problème : parlons-nous encore de « paysage >> ou bien d'environnement sonore ?

Venons-en donc à la distinction entm le paysage et l'enuim-t.

Il me semble que nous pouvons parler de paysage à par- tir du moment où l'espace est offert à l'appréciation esthétique. Il en est ainsi de Chateaubriand lorsqu'il nous parle du son des cloches ou du bruit du vent, de Shelley évoquant les sonorités de la grotte. Les romantiques savourent le paysage sonore en même temps que celui qui se déploie sous leurs yeux. Le reste se réfère à l'en- vironnement. Mais il est évident qu'on ne peut construire un paysage qu'en étant inséré dans un environnement que l'on analyse et que l'on apprécie.. .

Vous diriez qu'un paysage s'apprécie,

alors que l'environnement se calcule ?

Effectivement, l'environnement constitue un ensemble de données que l'on peut analyser, dont on peut faire l'inventaire, en dehors de toute appréciation esthétique ; ce qui fait qu'il n'équivaut pas au paysage. Certains éco- logistes, qui ne se soucient que de la protection de la pla- nète, penseraient sans doute que la notion de paysage

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Comment i'espace devient paysage

telle que nous l'avons définie est inadéquate. Ils pour- raient même estimer que le terme d'environnement est critiquable dans la mesure où il implique la présence de l'homme. kxpression protéger l'environnement », laisse entendre que l'homme est immergé dans une nature qu'il convient de sauvegarder pour assurer sa survie ou son épanouissement. Or, aux yeux de certains, la protection de la nature se suffit à elle-même.

À la limite, les rochers ont des droits.. . En disant cela, vous vous éloignez de notre définition du paysage. Toutefois, d'une certaine façon, vous ne sau- riez mieux dire car, à la fin du X I X ~ siècle, c'est le désir de protéger des rochers qui se situe à l'origine de la loi sur la protection des sites votée en 1906: rochers d'Huelgoat (Finistère), de Ploumanach (Côtes-d'Armor), des Quatre Fils Aymon, dans les Ardennes.

Je miens au bruit. Vous avez évoqué une progression

de la délicatesse, ce qui suggérait l'influence de rapports

de fome sociaux.

Au X I X ~ siècle, par exemple, le peuple est perçu comme bruyant par nature. Il crie à l'intérieur des édifices publics, il fait du tapage dans la rue.. . Il importe donc de se distancier quand on appartient à l'élite.

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L'homme dans le paysage 1

Celui qui se retirait dans le silence exprimait ainsi sa supé- riorité. Il n'est pas d'étude du paysage sonore sans réflexion sur le silence, puisque celui-ci constitue une toile de fond qui conditionne la possibilité de l'appréciation. Ainsi, au cours de ce même X I X ~ siècle, la manière d'écouter la musique s'est trouvée profondément modiûée. C'est alors que s'est imposée l'injonction de recueillement dans les salles de concert. Aujourd'hui, nous ne supportons plus la moindre toux, le moindre bruit en ces occasions. Nous sommes, en quelque sorte, construits de cette manière, à la différence des auditeurs du début du X I X ~ siècle. Cela dit le silence se trouve disqualifié par d'autres pro- cessus qui contredisent l'injonction de recueillement à l'intérieur des salles de concert. Il assurait la disponi- bilité à la prière et à la méditation. Caffaissement de la pratique religieuse a fait quelque peu oublier cette vertu, malgré l'instauration de la minute de silence, qui est tentative de le resacraliser en dehors de toute référence religieuse. Au X V I I ~ siècle, dans l'une de ses instructions, l'abbé de Rancé détaille tous les avantages du silence. Chateaubriand, auquel son professeur ordonne d'écrire une biographie du fondateur de la grande trappe, se montre très frappé par l'importance de celui qui régnait à Soligny. Mais la portée de ces deux silences - celui

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Comment i'espace devient paysage

prôné au X V I I ~ siècle et celui évoqué par Chateaubriand - n'est pas la même. Dans le livre, un dialogue s'instaure entre le silence selon Rancé et le silence que Chateaubriand s'efforce de retrouver. Les historiens qui tentent d'imaginer les bruits du passé sont tenus, du même coup, d'évoquer la qualité de ses silences. Chateaubriand, qui s'abandonne aux émotions provo- quées par le neuermore, assure que jamais plus on ne retrouvera la qualité de celui sur lequel se détachaient certains bruits disparus dans la trappe de l'abbé de Rancé. De toute manière, les modes d'appréciation du silence sont socialement cantonnés. Dans le domaine religieux, l'historien Philippe Boutry1I a bien montré que les paysans du me siècle, malgré leur sens de la parole rare et l'importance qu'ils accordaient au tacite dans les relations sociales, avaient du mal à faire silence parce que, dans leur logis, ils n'y étaient pas habitués. Ils par- laient fort, et, quand il leur fallait se confesser mezzo voce, ils y réussissaient mal. Actuellement, une pléiade d'ethnomusicologues s'intéressent au paysage sonore de la campagne.

Le paysage olfactif existe-t-il?

À l'occasion de la soutenance de la thèse de Nathalie PoiretI2, consacrée aux odeurs de Grenoble, un débat

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s'est, à ce propos, instauré entre le philosophe Alain Roger et les anthropologues Philippe Descola et Augustin Berque. Il en est ressorti qu'il convenait de se montrer très prudent: il est difficile de parler de paysage olfac- tif, quel que soit l'intérêt porté aujourd'hui aux odeurs. On peut, certes - et c'est ce qu'a réalisé Nathalie Poiret, - reconstituer et imaginer l'environnement olfactif d'au- trefois. On peut déduire des documents les odeurs de telle ou telle rue à telle ou telle époque. Nathalie Poiret a même établi des cartes olfactives. Elle a, pour ce faire, utilisé un vocabulaire technique de chimiste et elle a dû apprendre au jury à lire ces cartes, après avoir fait res- pirer à ses membres les odeurs de référence. Cette car- tographie de l'environnement olfactif implique, en effet, un vocabulaire, une taxinomie et certaines compétences; or, nous avons pratiquement abandonné, en Occident, l'apprentissage scolaire des messages olfactifs, nous fiant à la seule expérience spontanée. Pour définir les odeurs, nous utilisons des termes métaphoriques. La tentative de Nathalie Poiret aboutit donc à des résul- tats intéressants mais nous ne possédons pas les moyens d'analyse - sauf, peut-être, quelques individus exceptionnels - pour que chacun puisse se dire : je me trouve face ou intégré à un paysage olfactif p . Il est pos- sible d'assurer que tel endroit sent ceci ou cela, puis de

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Comment i'espace devient paysage

procéder à un autre constat trois ou quatre mètres plus loin, mais l'analyse reste très sommaire et ne permet pas de distinguer des plans, de construire un espace, un panorama, bref un paysage olfactif. Certes, à la Renaissance, on a multiplié les jardins de fleurs odo- rantes, mais ils répondaient à une grammaire des sym- boles. De nos jours, les touristes se précipitent vers les jardins médicinaux ou liturgiques mais on ne peut, pour autant, parler de paysages olfactifs, quelle que soit notre conscience croissante des pouvoirs de l'odeur, reconnue aussi bien dans le domaine de la psychologie sexuelle qu'en matière de marketing.

C'est pourtant par l'odeur que nous revient bien souvent

la mémoire de tel ou tel paysage.

Vous faites allusion aux pouvoirs d'évocation du message olfactif, relevés dès la fin du X V ~ I I ~ siècle, notamment par Ramond de Carbonnières à propos des Pyrénées, puis par George Sand et, plus tard, par Maupassant. Le sillage d'une femme, assure celui-ci, peut évoquer toute une tranche de votre vie.. . Ce pouvoir de réminiscence par l'odeur constitue un lieu commun de la littérature du X I X ~ siècle. Il débouche dans le domaine gustatif - en fait olfactif puisque le goût à lui seul est très pauvre - dans la page que Proust consacre à la petite madeleine.

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L'homme dans le paysage

Mais est-ce vraiment un paysage olfactif que l'odeur fait revivre ? Le souvenir olfactif provoque l'abolition de la distance temporelle; ce qui n'est pas la même chose. Cette acuité perceptive a été stimulée à la fin du xlxesiècle par la création de la haute parfumerie, elle- même permise par le long processus de désodorisation des corps entamé à la fin du XVIII~ siècle. Le silence olfac- tif qu'il a déterminé a autorisé une disponibilité nouvelle aux messages les plus délicats.

Mais lorsgu'on perçoit un paysage par le moyen de tous les sens, c'est, en fait, la mémoire d'un paysage

que l'on fait resurgir.. . Vous posez là un problème philosophique qui nous entraî- nerait très loin: celui qui concerne les paysages de la mémoire, longuement traité par Simon Schama13. Il n'est pas de perceptions vierges, en quelque sorte ; chacune est travaillée par la mémoire.

Comment se construit-on son paysage propre?

Prenons un exemple: il est mille façons de parcourir Paris et de s'y construire des paysages selon des visées et des logiques très différentes. Comme le romantique allemand de jadis et le flâneur du Second Empire, le touriste américain en balade à Paris, le piéton absorbé

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Comment l'espace devient paysage

dans ses intérêts privés, le chauffeur de taxi possèdent leurs modes de déambulation. Chacun se constitue une géographie sentimentale de la ville, laquelle, ensuite, engendre des parcours personnels. Si l'on traçait la carte de vos itinéraires, on discernerait vite votre propre lecture de Paris. Votre façon d'apprécier les paysages urbains est liée à la réminiscence. Les monuments que vous admirez depuis longtemps, l'évocation de ce que vous avez lu, de ce que vous savez de l'histoire ordon- nent vos paysages. Chacun de nous se construit et porte en lui une telle géographie.

Et dans cette géographie, dans cet exercice de mémoire, tous les sens se trouvent à égalité?

Lorsque vous vivez le paysage de cette manière, il me semble que vous n'adoptez pas une attitude strictement spectatoriale et distanciée, mais que vous vous sentez immergé dans la scène. Malheureusement, nous ne dis- posons que de rares études sur tout cela; ce qui dis- qualifie toute tentative de vulgarisation. Georg Sirnmel, Walter Benjamin, plus près de nous, Jonathan Crary ont fait part d'intuitions fortes mais leurs travaux ne résul- tent pas véritablement d'une recherche fondamentale. Il en va de même des lims magdiques de Pierre Sansot l4

et de sa Ville sensible.

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L'homme dans le paysage 1

Expliquez un peu.. . Sensible, signifie ici que l'auteur étudie ses émotions, à différents moments, en différents lieux de la ville. Il nous communique ainsi ce qu'il a éprouvé lors de la découverte d'une localité inconnue, au petit matin, et cela provoque chez son lecteur la réminiscence d'im- pressions voisines.

Nous n'avons pas parlé du toucher et de sa mlation au paysage.

Le toucher, en l'occurrence, concerne surtout le pied ainsi que la sensibilité de la peau aux météores et à la qualité de l'air. C'est avec le pied que l'on analyse le sol grâce à toute une série de messages émis, notamment, par la semelle plantaire. Le rythme de la marche, les modes de vigilance, la texture de la chaussure entrent en ligne de compte. Ressentir la qualité du sol participe de l'appréciation de l'espace, donc de la construction du paysage. Le vent, la pluie, la grêle, la neige qui viennent fouetter les parties dénudées du corps entrent, bien entendu, dans cette élaboration ; d'autant que la sensi- bilité aux météores varie selon les individus. Nous sommes beaucoup plus sensibles aujourd'hui au froid et à l'humidité que ne l'étaient nos ancêtres. Le fait que les femmes aient eu, à partir de la fin du X V I I I ~ siècle, la permission de se dénouer les cheveux pour se rendre

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1 Comment i'espace devient paysage

au bain, « à la lame et de traverser la plage les pieds nus constituait pour elles une expérience nouvelle dans l'espace public. Cela contribuait à des façons inédites d'apprécier l'espace.

Revenons au panoramique et à l'épaisseur.. . Il y a déjà bien longtemps que Pierre Francastel a mon- tré qu'un espace cloisonné avait, au Moyen Âge, pré- cédé la saisie perceptive qui unifie ce qui se déploie sous le regard. Il est évident que le primat du visuel, dont nous avons parlé, est lié à cette révolution. Certes, cela fait l'objet de beaucoup de débats dans le domaine de l'histoire de l'art, qui ne sont pas de notre ressort. Quoi qu'il en soit, la perspective a préparé cette mécanique du regard posé sur l'horizontalité d'un panorama, qui définit la modernité. En ce qui concerne l'épaisseur, la fin du X V I I I ~ siècle et le début du X I X ~ , comme en bien des domaines, ont marqué une rupture. La fabrication de la géologie, pour reprendre le titre de l'un des ouvrages de Roy PorterI5, et, plus précisément, l'in- vention de l'échelle stratigraphique ont modifié la per- ception des paysages. Elles ont, ainsi, déterminé le regard porté sur les falaises littorales, sortes de coupes géologiques à ciel ouvert. Cela se perçoit aisément sur les gouaches et les croquis des voyageurs anglais. La géo-

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L'homme dans le paysage 1

logie pénètre le dessin des paysages, ce qui prouve qu'elle ordonne la façon de les lire et de les apprécier. La fascination éprouvée par les romantiques pour les profondeurs a joué, elle aussi, en faveur de l'analyse de la verticalité et des émotions qu'elle inspire. Cœuvre de Novalis, le poète allemand, est très significative à cet égard. Il faut enfin souligner le rôle de toutes les conduites ascensionnelles : la victoire sur le mont Blanc, en 1787, et, plus encore, l'expédition en ballon ont modi- fié l'appréciation de l'altitude. À ce point de vue, l'avion n'a pas suscité d'aussi profonds bouleversements. À propos des profondeurs, je songe au beau livre de Jean Griffet16, consacré à la pêche sous-marine. Nous sommes habitués, grâce à la caméra, à contempler les paysages aquatiques. Il nous est dficile d'imaginer que, jusqu'au port du scaphandre qui date du X I X ~ siècle, on ne savait absolument pas ce qu'il pouvait y avoir au- delà d'une profondeur de quarante mètres. On ne connaissait de la mer que la surface; d'où l'extrême attrait exercé alors par le paysage de l'estran. Il révé- lait le fond de la mer mis à nu. La promenade dans la baie du Mont-Saint-Michel, à marée basse, sollicitait l'imagination avec une plus grande intensité qu'au- jourd'hui.

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Comment I'espace devient paysage

Aux yeux de certains, le paysage se lit comme un palimpseste.

Cela est indiscutable, mais quelle est l'extension sociale de ce type de conscience du paysage ? Nous raisonnons souvent comme si, au sein d'une même société, tous les individus partageaient la même lecture de l'espace. Il n'en va pas ainsi. Répétons-le, les individus qui vivent au même moment éprouvent l'espace selon des systèmes d'appréciation différents. Il en résulte une espèce de sédi- mentation et un entrelacs de lectures; ce qui fait qu'il y a autant, de paysages qu'il y a d'individus. Nous repar- lerons de cela quand nous aborderons la conservation.

Les hommes de la chrétienté médiévale avaient

peut-être la même vision du paysage ?

La diversité était sans doute moins grande du fait de la moindre individuation. Je songe aux travaux que Christiane Deluz l7 a consacrés aux paysages maritimes analysés par les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem. Ceux-ci ne distinguaient pas de la même façon que nous le réel de l'imaginaire. Tous percevaient une mer peu- plée de monstres. Leur regard était soumis à un bestiaire imaginaire d'une grande force. Lappréciation de l'espace peut aussi résulter d'un commun désir de survie. Robert Mandrou a fait remar- quer que le marchand du X V I ~ siècle, avant de traverser

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L'homme dans le paysage 1

une forêt, était à l'écoute du moindre bruit et qu'aux abords d'une plaine, il pouvait être tenté de grimper sur un arbre, afin de jeter sur elle un regard panoramique capable de discerner la présence de brigands. En cette occurrence, il agissait comme l'Indien chasseur, qui uti- lise tous ses sens pour détecter sa proie.

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Le paysage SOUS

influences

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Le paysage sous influences

De multiples logiques déterminent la manière d'ap-

précier l'espace. Les croyances, les attentes, les moda- lités de l'anxiété, les références culturelles, le dessin

de lieux imaginaires ainsi que les visées économiques

pèsent sur l'élaboration des codes esthétiques et des

systèmes d'émotions qui conditionnent l'admiration

ou la détestation. Ehistoire du paysage implique donc

une analyse de tout ce qui influe sur la façon de char-

ger l'espace de significations, de symboles et de désirs.

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Le paysage sous influences

Quelles sont les principales données qui déterminent cette lecture de l'espace que constitue le paysage ?

Le paysage est affaire d'appréhension des sens, mais il est aussi construction selon des ensembles de croyances, de convictions scientifiques et de codes esthétiques, sans oublier les visées d'aménagement. Commençons par les croyances. La plupart des spé- cialistes font commencer l'histoire du paysage en Occident à la Renaissance, parce que c'est à ce moment que commence de se défaire la croyance selon laquelle il existait un lien étroit entre le cosmique, le minéral, le végétal et l'humain, et que, par conséquent, l'homme, au cœur de son environnement, était informé par tout un système de signes et affecté par un ensemble d'influences.

Ce qui se produit à la Renaissance relàrerait donc

d'un désenchantement du paysage.. . À mon sens, il ne s'agissait pas exactement de paysage parce que celui-ci implique une distance. Ce n'est que lorsque l'individu s'est senti moins directement affecté par ce qui se déroulait dans son environnement qu'il a pu adopter la position de spectateur et que le pay- sage est apparu.

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L'homme dans le paysage 1

Les éléments du paysage sont donc extraits d'un tissu

de significations qui ont peu à peu perdu de leur force.

Ce que je dis reste très schématique. Il existe alors une autre façon de lire l'espace qui relève du symbolique, et qui ne correspond pas exactement au paysage tel que nous l'entendons depuis le début de ces entretiens. Ainsi, lorsqu'au X V I ~ siècle, on évoque la tempête, on y lit sou- vent le symbole des passions de l'âme ou des vicissitudes de l'existence. Ici, la correspondance n'est plus que sym- bolique, entre ce qui se déroule dans l'ordre du cosmique et ce qui se produit dans l'esprit humain. Longtemps on a lu la Méditerranée comme la mer grâce à laquelle la parole du Christ avait pu se diffuser ; et les représenta- tions de ses ports se trouvaient, de ce fait, hantées par la référence à l'embarquement de Paul ou des apôtres. Ce qui a permis véritablement la création du paysage dis- tancié, de l'espace observé par l'individu adoptant la pos- ture du spectateur est ce qu'on appelle en Angleterre la physico-théologie et en France, un peu plus tard, la théo- logie naturelle. Ce système de pensée - banalisé outre-Manche par la lecture des psaumes - présente la création comme un admirable spectacle voulu par Dieu, qui se déploie sous les yeux du chrétien, lequel se doit d'être admiratif. Les psaumes magnifient la Nature. Cadmiration de l'harmonie et des beautés du monde

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Le paysage sous influences

culmine au X V I I I ~ siècle dans le grand livre de l'abbé Pluche18 et, sous une forme laïcisée, dans les écrits que Bernardin de Saint-Pierre consacre aux harmonies de la nature. On s'est beaucoup moqué de ce providentialisme selon lequel les baies étaient dessinées pour faciliter la création des ports, les promontoires pour s'abriter des tempêtes, etc. ; mais, dans l'Occident tout entier, une pro- lixe littérature lit alors la nature de cette manière. Considérons l'exemple des rivages. Le docteur Russell, « l'inventeur de la mer selon Micheletlg, a très bien théorisé les bienfaits de la cure marine dans la pers- pective de la théologie naturelle. Dieu est bon, tout ce qu'il accomplit est beau. Or, le Mal existe - le problème est évidemment fondamental dans la pensée chré- tienne -; le créateur a donc, selon toute logique, placé des remèdes dans la nature. À l'homme de les trouver. Or, qu'y a-t-il de plus formidable que l'immense réser- voir d'énergie que constituent les océans? Il est très vraisemblable que, selon Russell, Dieu a doté la mer de vertus thérapeutiques. Le bon docteur a donc conseillé à ses patients de se diriger vers les rivages de la mer parce que, à ses yeux, celle-ci était capable de guérir toutes sortes de maladies. Il a ainsi déclenché un véritable rush en direction de Brighton (1755) et ses patients sont venus, du même coup, admirer la mer et ses rivages.

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Chomme dans le paysage 1

Dans ce cas, les modalités de l'appréciation du paysage sont étroitement liées au système de croyances.

Et la sacralisation, les signes religieux dans le paysage?

À la première page de La Colline inspirée Barrès évoque les lieux « où souffle l'esprit >p. Il s'agit de sites sacrés : la colline de Sion, le Mont-Saint-Michel, de grands pèleri- nages : Lourdes, Vézelay.. . Il va de soi, répétons-le, que l'emprise du sentiment religeux participe de l'apprécia- tion du paysage.

Il en est ainsi des simples croix sur les bords de la route ... Les membres du Directoire avaient compris la force de cette emprise sur l'espace puisque tout marquage reli- gieux du paysage a été, un temps, interdit, y compris les signes sonores.

Ne dit-on pas couramment que le paysage, à l'époque

que vous évoquez, est d'abord pictural?

On peut en discuter: la poésie, elle aussi, revêt en ce domaine une énorme importance. Vous abordez là l'an- tique débat concernant les rapports d'antécédence entre la peinture et la poésie. Quoi qu'il en soit, vous avez raison, on trouve dans la peinture de paysage, la volonté d'illustration, soit de la Bible, soit de la nature. J'évoquais

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1 Le paysage sous influences

précédemment le poids de la référence implicite à la pêche miraculeuse du lac de Tibériade sur la peinture des rivages hollandais du XVII~ siècle. Pour ma part, j'ai davantage considéré les textes que les tableaux; c'est pourquoi, je suis tenté de surestimer l'influence de la lit- térature ou, du moins, ce qu'elle révèle.

Quels sont les poètes qui ont le plus fortement contribué

au dessin du paysage ?

Initialement, la description de paysage anime surtout les œuvres de petits poètes anglais du XVII~ siècle, méconnus, sauf des spécialistes. Par la suite, des auteurs de plus haute stature, tels Milton ou Thomson, l'auteur des Saisons, ont exercé une énorme influence. Nous en reparlerons à pro- pos des codes esthétiques. Nous avons évoqué la pesée du silence dans la construction et l'appréciation du paysage ; et nous pouvons, à ce propos, parler de ce qui lie un sys- tème de croyances à la figure du désert. Au cours des siècles, j'y reviens, s'est opérée une métamorphose de la sensibi- lité au silence. Le seul mot de désert, à l'époque classique, fait se dresser les images des Pères de l'Église, des moines d'Égypte et de la Madeleine repentante. Le désert suggère des lieux de retraite, de méditation, de tentation, de contri- tion, de face à face avec la divinité. Au XVIII~ siècle, le désert des protestants, des camisards, s'inscrit dans cette pers-

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pective. Il autorise la retraite qui permet de trouver un lieu de prière et de méditation. Il constitue aussi un refuge; cela colore, chez les protestants, la façon d'apprécier l'espace. En revanche, si vous interrogez nos contemporains sur ce que constitue pour eux le désert, vous constaterez que ces formes d'appréciation ont laissé la place à celles qui déri- vent du désert métaphysique des orientalistes de la première moitié du me, très marqué par l'islam, au sein duquel le vide, la minéralité, le silence, le mirage font ressentir la pré- sence de la divinité monothéiste, Allah. C'est en fonction de ce désert du Bédouin ou des Touaregs, qui est un lieu intense de présence divine, dans lequel celle-ci peut se manifester, comme ce fut le cas pour le Prophète, qu'à la fin du m e et au X X ~ siècle, les catholiques ressentent un appel du silence. Ernest Psichari, Guy de Larigaudie, Charles de Foucauld et autres mystiques ont alors recher- ché dans le désert de sable des émotions procurées par une confluence de références.

Du même coup, les monstres sont au désert ?

Les monstres sont au désert parce que celui-ci a fait figure de lieu privilégié de la tentation. Mieux vaudrait donc en parler quand nous évoquerons les paysages imaginaires. Mais ceux-ci interfèrent avec les autres espaces.. . En outre, cela ressortit, d'une certaine manière, aux lectures

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morales que nous avons néghgées. J'évoquais précédem- ment l'ascension du mont Ventoux effectuée par Pétrarque. Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit pas là d'une simple excursion. Ce poète n'est pas un ancêtre de nos promeneurs du dimanche.. . Sa démarche relève aussi de la prière et de la contemplation. Le randonneur ger- manique de la fin du X V I I I ~ et du X I X ~ siècle, le prome- neur romantique, l'excursionniste sont, eux aussi, animés d'une intention morale, d'un désir d'exalter l'effort. Les figures de l'aventure telles qu'elles se dessinent entre 1890 et l'expérience qui nous est dite par Malraux sont conno- tées par certaines formes de paysages. C'est, en effet, à l'extrême £in du X I X ~ siècle que l'Aventure commence de s'écrire avec une majuscule. Désormais, elle sous-tend totalement la vie de ceux qui ont décidé de s'y adonner et de mener leur existence selon des modèles emprun- tés à la littérature. Dès lors, l'Aventure implique des valeurs, un mode de construction de soi au sein de pay- sages qui se situent sur les fianges des territoires exotiques touchés par la civilisation. D'une façon générale, l'ap- préciation de l'espace et des foules qui l'emplissent est très imprégnée de jugements de valeur. On pourrait encore citer, à ce propos, la façon dont Louis-Sébastien Mercier élabore son Tableau de Paris, à la fin du X V I I I ~ siècle. La manière de décrire la ville et de l'apprécier résulte bien

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souvent de critères moraux: on souhaite une harmonie entre les êtres, on désire que la cité procure des lieux de rassemblement qui répondent à une vision culturaliste de son espace. Tout cela ne relève donc pas seulement d'une appréciation selon des codes esthétiques.

Il y a aussi le sain et le malsain, pour revenir à ce que vous disiez du docteur Russell.

Nous quittons, ici, le domaine des croyances pour celui des convictions scientifiques, bien qu'à propos du docteur Russell, la distinction soit dif3cile à opérer. Il est un espace à propos duquel les convictions scientifiques déterminent le regard : je veux parler du marais. C'est en fonction des théories néo-hippocratiques que cet espace est apprécié au XVIII~ siècle. Certes, la collection des traités de ce méde- cin grec de l'Antiquité n'avait jamais été oubliée. Mais, à partir du X V I I ~ siècle, on se rapporte avec insistance à l'un de ces traités qui concerne les vents, la terre, l'eau. La conviction se répand que les maladies se transmettent non par la contagion mais par l'infection de l'air, de l'eau et de la terre. C'est-à-dire par celle provoquée par l'haleine des individus, par tout ce qui pourrit, par tout ce qui fermente, par les souffles qui montent des profondeurs telluriques, qu'ils soient volcaniques ou non. Dans cette perspective, le marécage constitue quelque chose d'abominable. Il y

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avait un fondement à cette conviction : la malaria. Tous les voyageurs qui traversent les marais, notamment en Italie, perçoivent cet espace comme un enfer. La chaleur torride qui exalte les miasmes, l'odeur nauséabonde qui signale la menace terrifient. Le regard se trouve alors sou- mis à une conviction scientii?que qui est celle des risques de la putridité et de l'aspect morbfique du marais. Je n'ai pas rencontré une seule description de cet espace qui soit positive, alors qu'aujourd'hui, on apprécie le marais poi- tevin; et ce n'est qu'un exemple. Il faut dire que l'on a résolu le problème de la malaria.. . Cette détestation était encore évidente au m e siècle, parce que ce type de mala- die n'était pas éradiqué. Dans les N constitutions médicales * ordonnées par la Société royale de médecine puis dans les textes des hygiénistes du me siècle, le marais reste connoté très négativement.

La distinction du sain et du malsain passe donc,

à l'époque, par la qualification de l'eau ?

Oui, mais plus encore par l'estimation de la qualité de l'air. Laérisme du XVIII" siècle explique l'urbanisme de ce temps, le goût des grandes esplanades, des larges ave- nues, des quais désencombrés : tout cela pour permettre la circulation de l'air chargé d'emporter les miasmes. Tout ce qui stagne est alors considéré comme malsain. Tout

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ce qui est mobile, tout ce qui est ventilé, est perçu comme sain. Cela est alors plus important que la qualité de l'eau : ainsi, l'on a longtemps douté de l'origine hydrique du choléra. Un tel système de convictions scientifiques a conduit à goûter les espaces ventilés et à déprécier très fortement les paysages au sein desquels semblait régner une totale immobilité. Quand l'eau stagnait en même temps que l'air, cela semblait l'abomination.

Pourtant il y a des eaux qui ont mauvaise odeur

et qui étaient considérées comme bénéfiques :

l'eau d'Enghien était utilisée dès la fin du xvrrr siècle.

Vous faites allusion aux eaux thermales. La façon de les apprécier résulte d'une longue histoire qui est celle des thermes romains et des << spas » ; c'est-à-dire des stations anglaises et de celles de l'Europe continentale. Il est des eaux que l'on considère comme bénéfiques bien que, par- fois, malodorantes parce que leurs vertus curatives ont été reconnues depuis l'Antiquité et qu'elles suscitent une abondante littérature médicale. Je vais choisir un autre exemple de conviction scientifique qui détermine la lec- ture de l'espace. À la fin du X V I I I ~ siècle, période de la naissance de la géologie, des savants, animés d'un vif désir de savoir, arpentent les rivages, considèrent les orgues basaltiques, scrutent les falaises révélatrices, à

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Le paysage sous influences

leurs yeux, de l'histoire géologique. C'est ainsi que la grotte de Staffa, dans les Hébrides, et plus généralement les rivages de la Calédonie (Écosse) ont constitué des lieux matriciels de l'appréciation des paysages septen- trionaux. Lattrait des a curiosités naturelles de ces régions se trouvait renforcé par la vogue de la poésie ossianique et son exaltation des tempêtes.

I l y a, certes, ce que la vue permet de voir: les orgues,

les grottes; mais il y a un moment, grâce au géologue,

où le sol devient visible sous le paysage et en dépit de lui,

et cela constitue une autre démarche.

Géologues et géographes ont, peu à peu, imposé une lec- ture de l'espace, certes socialement cantonnée, ordon- née par la morphologie: relief plissé ou relief de côte (cuesta), failles, synclinal perché, nappes de charriage, moraines, etc. À la fin du X I X ~ siècle - et ce n'est qu'un exemple - le géographe Élisée Reclus20 rédige une série d'ouvrages qui vulgarisent cette lecture de l'espace, laquelle conditionne fortement notre conception du pay- sage. Eun de ses livres : La Montagne vient d'être réédité.

Vous ne parlez pas de l'influence de la cartographie ... Celle-ci a, effectivement, beaucoup pesé sur les repré- sentations de l'espace. Ainsi, on a cru, très longtemps,

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que les montagnes étaient fort nombreuses sur le terri- toire français. Le géographe Buache pensait que l'ossa- ture du globe était composée de chaînes juxtaposées qui encadraient des séries de bassins. Il ne faut donc pas s'étonner que, sur certaines cartes du début du X D ( ~ siècle, figurent des montagnes jusque dans la France du nord. En ce temps, la perception des altitudes diffé- rait de la nôtre. D'où la qualification de << mont », qui bien souvent subsiste dans la toponymie, appliquée à des reliefs qui nous semblent, tout au plus, de modestes col- lines. À l'heure du tourisme de masse, cela a facilité la construction de métaphores telles que : << la Suisse nor- mande ou << les Alpes mancelles m, mais l'outrance de ces appellations était déjà perçue. La mesure des alti- tudes et des profondeurs, les cartes orographiques et bathymétriques ont modifié la lecture de l'espace.

Est-ce que vous vous êtes interessé aux endmits que l'on continue

encm à nommer? Aux Kerguelen, existe une commission

de toponymie qui se réunit deux fois par an pame qu'il Este des endmits sans appellation. La dé72omination est l'œuvre

d'individus qui, bien souvent, ne les ont jamais vus. Jean-Paul Kaufmann raconte cela dans son l i m sur les Keryuelen.

La dénomination constitue, en elle-même, un révélateur des manières d'apprécier l'espace et donc de construire

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Le paysage sous influences

des paysages. Les Voyages extraordinaires de Jules Verne sont, à ce propos, fort intéressants. Les personnages s'em- pressent d'attribuer des noms aux caps, aux pointes, aux baies, aux plaines, aux mers, aux volcans qu'ils explo- rent ou qu'ils croient découvrir. Qu'il s'agisse des régions polaires évoquées dans les Aventures du capitaine Hatteras ou dans le Pays des fourrures, des paysages lunaires (Autour de la lune) ou des profondeurs tellu- riques (Voyage au centre de la terre). La dénomination des éléments du paysage contribue à l'héroïsation de l'in- dividu qui l'effectue.

Mais que pouvons-nous dim encore des cmuictions scientifiques ?

La visée thérapeutique a, elle aussi, largement déterminé l'appréciation. À partir des dernières décennies du X V I I ~ siècle, on voit se dessiner une admiration des pay- sages « sains >>, considérés comme thérapeutiques. Le livre que Burton a consacré à la mélancolie constitue, à ce propos, un exemple précoce et particulièrement révélateur. Le mal exerçait ses ravages sur les Anglais de ce temps, aussi Burton21 énumère-t-il dans son ouvrage tous les paysages susceptibles de calmer cette maladie. Jusqu'à la fin du XIX~ siècle, l'appréciation thé- rapeutique des bords de mer l'emporte sur la visée hédo- nique; le basculement s'opère au moment où Marcel

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L'homme dans le paysage

Proust rédige À la recherche du temps perdu. Cela est d'ailleurs très perceptible dans l'ouvrage : le narrateur est venu se soigner à Balbec mais ce sont les jeunes ales en fleurs, qui font de la bicyclette et jouent au tennis, qui bien vite captent son attention. Dans la même perspective, on peut souligner le rôle de « la cure d'air >>. Celle-ci a contribué à la vogue de la moyenne montagne. Celui qui se rendait en ces lieux entendait quitter les miasmes de la vallée putride ; il espé- rait, en s'élevant, rencontrer le pâtre demeuré innocent, boire du lait, et, grâce à la randonnée, pratiquer une véri- table cure d'air. Cexposition au soleil, en revanche, reste considérée comme très dangereuse jusque vers le milieu du me siècle ; cela a retardé l'essor des stations balnéaires de la Méditerranée.

En bref la littérature médicale se révèle déterminante.

N'oublions pas, pour autant, ce qui relève de la cénes- thésie. Avant la fin du XIX~ siècle, la plupart des voyageurs détestaient le fort soleil et ils cherchaient à s'abriter de ses rayons. La quête de l'ombre et de la fraîcheur gou- verne les pratiques, même dans les pays dont on appré- cie la beauté. Lorsqu'à la fin du X I X ~ siècle, commencent de se multiplier les sanatoria, une révolution s'opère dans le système d'appréciation. Au X X ~ siècle, chacun le sait, a

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Isidore baron Taylor et Charles Nodier, Voyages pittoresques et romantiques dans i'ancienne France, Paris, 1820. Normandie ; tome 1, page 42 : Ruines du château de Tancarville du côté de la forêt.

En 1820, la publication du premier tome des Voyages.. ., consacré à la Normandie, constitue un événement. Cette abondante série a déterminé, pour longtemps, le regard posé sur les provinces dont les images se fabriquent alors. Elle a codifié, a Fmnce, le genre du voyage pittmsque et nmumtique. A la délectation des beautés naturelles, celui-ci associe la fascination pour les ruines et la quête d'un peuple perçu m m tmnspumt, qui s'acconie au paysage et au travers duquel se ref2ètent les du passé.

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William Gilpin, Voyages en diverses parties de l'Angleterre.. ., Parisbondres, 1789 ; tome 1, page 336 : * On s'est proposé de donner ici quelque idée de cette espèce de scène de rochers dont est composé le vallon appelé GatesGarWale. w

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William Gilpin demeure, sans

conteste, le principal 7

théoiicien du pittoresque. B sa ré tk ian s'appuie SUT

v un espace mstmint: celui de la Grad-Bretagne. Son ari répond

presque toujours à une visée didactique, comme c'est ici le cas. La quête de la surpise au détour

du chemin dérive, Men entendu, de la mécanique du regard imposée par le jardin, mais Gilpin en étend considemblement le champ.

Les g ~ ; de la Révolution et de I'Empire, en interdisant le * grand tour * et en imposant un repli sur l'île, ont facilité la diffusion des pratiques suggérées par le pasteur

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Alexander Fdherr von Humboldt, Volcan de Jor'ullo. Aquatinte de Gamiii tirée du carnet de voyages, Vue des CordilIièii?~, 1810.1815.

On ne di7utJanaais assez 1'9nfluence e m 6 e par Humboldt SUT l'imagin@im de l'espace. Ses carnets de voyage2 ses atltres OUmiagt%, notemment Cosmos, ont fottencent contribué à ancm le & S k de &COUtWl%

de la plu&* Ils ont alaqi la gamme des paysages T&&&,

Il3 ont lrlvtllé la dkrersité üu made. Selon sa d&nmmhe .whtim, Humboldt associe shdkmnt les mîMolt?s à la morpkoiqk. R accentue aisi un tmt de la cultute gensçble du pnmiet. xm siècle,

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William Turner, Fire at Sea, 1835. Huile sur toile, 171,5 x 220,5 cm. Londres, Tate Gallery.

La réf-ce à l'ancienne physique des élements se trouve tout à la fois magnifiée et brouillée. La mer, l'air, le feu, la t m se confondent en un chaos sublime. E n 1835, Turner renouvelle enpr0f-r le pathétique du naufrage du siècle précédent. Il n'est plus, ici, question de récapitulation des sentiments et des gestes. Le destin de l'individu se fond dans le tragique qui constitue la scène. E œ u m témoigne du changement du mga~ù posé sur l'espace. Elle fait mssentir, par le pamxysme manière dont l'homme peut, &sormais, s'éprouver dans le paysage.

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Caspar David Friedrich, Les historiens de l'art ont multiplié les intkrpétations du Promeneur, Le Promeneur au-dessus presque aussi c61ébm que La Joconde. Nous renvoyons d leurs de la mer de nuages, 1818. analyses. En ce qui nous concerne, nous y lisons l'illustration Huile sur toile, du nouveau statut de l'homme-spectateur face au sublime 74,8 x 94,8 cm. de la na- qui lui fait, tout d la fois, &muver sa petitesse Hambourg, Kunsthalle. et sa grandeur. Le choc perceptif que produit le tableau

sur le spectateur de ce spectateur reiève, lui aussi, du sublime. Il le mvoie d sa propre condition. La délectation du paysage revêt, ici, une portée métaphysique qui est bien, désonnais, celle de la nouvelle posture de l'homme dans le paysage.

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triomphé le culte des rayons ultraviolets et du bronzage, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce basculement de la thérapeutique a complètement modifié l'appréciation des paysages desséchés par l'ardeur du soleil, jusqu'alors perçus très négativement.

Il n'y a pas beaucoup de peintures de plein soleil ?

Il faut nuancer votre h a t i o n . Au cours du XVIII~ siècle, l'attention portée par les artistes aux saisons et aux quatre parties du jour obligeait à représenter l'été et le midi; mais la lecture de la littérature normative destinée aux élèves peintres montre que ces tableaux étaient considérés comme les plus S c i l e s à réaliser ; c'est qu'à midi la cam- pagne apparaît statique, comme si tous les mouvements étaient interrompus. On conseille, de ce fait, au peintre d'introduire des scènes : une femme mordue par un ser- pent, un incendie peuvent ainsi animer la toile. La visée thérapeutique a conduit à définir un paysage idéal. Ainsi, le docteur Russell, le premier, nous l'avons vu, à envoyer massivement ses patients au bord de la mer, consacre dans son livre un chapitre à la plage idéale : celle- ci se caractérise par la force des rouleaux, par la présence de dunes permettant une marche active en début d'après- midi. Dans une perspective néo-hippocratique, cette plage se doit d'être abritée des vents du nord, etc. Nul doute

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que les clients du bon docteur ont modelé leur appré- ciation sur ses conseils. Cette littérature médicale souligne, en outre, l'importance de la notion d'idiosyncrasie. Chaque individu possède sa façon propre de réagir. Cette conviction incite les patients à trouver, à l'intérieur d'un espace conseillé, l'endroit précis qui leur convient le mieux. Ainsi le sir Townley, valétudinaire qui cherche la guérison par l'immersion dans un cadre naturel, passe l'année 1789 dans l'île de Man. Il note ce qui caracté- rise chacune de ses journées, la promenade qu'il a effec- tuée, la qualité de l'air, qu'il soit doux ou piquant. Les Anglais possèdent, à ce propos, un vocabulaire extrême- ment précis qui permet d'exprimer toutes sortes de nuances. Townley finit par se créer ainsi une géographie sentimentale et thérapeutique de l'île.

Et donc selon le temps et son humeur, il se crée un abri,

il découvre un chemin ... Exactement. Son livre prend la forme d'un journal intime, ordonné par la visée thérapeutique. Il s'agit d'une pra- tique alors répandue chez les Anglais ; et cette littérature trouvait beaucoup de lecteurs. Le climat de Brighton était décrit, au kilomètre près. Le néo-hippocratisme régnant incitait à des analyses très fines. Quatrefages de B r é a ~ ~ ~ a, ainsi, écrit, quelques décennies plus tard, un texte très

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intéressant sur l'île de Bréhat. Il distingue soigneusement une partie septentrionale soumise aux tempêtes, bordée de rochers, peuplée d'individus dominés par des passions violentes et une partie méridionale, ensoleillée, ouverte, hantée par des êtres souriants. La conscience du microclimat, une telle appréciation fine du paysage, constitue toutefois un trait de sensi- bilité anglais. Lhistoire de l'appréciation des espaces - je ne parle pas ici de paysage pictural - a été très for- tement marquée par l'âme britannique. Les élites fran- çaises, fascinées par la société de cour, avaient d'autres centres d'intérêt. Lanalyse psycholog;lque, dans la littérature française, focalisait son attention sur d'autres données.

Est-il d'auhrs logiques qui ordonnent l'appréciation de l'espace?

Bien entendu. Ainsi on ne saurait surestimer la logique d'aménagement. Comment le voyageur anglais du XVIII" siècle le plus célèbre en France, Arthur Young, considère-t-il l'espace ? Pas du tout en fonction de ce que nous venons de dire. À ses yeux, il s'apprécie selon son utilité éventuelle, la qualité de son aménagement et de son exploitation. Regarder l'espace, pour Arthur Young, se construire un paysage, c'est repérer ce qu'il convient d e louer ou de déplorer ; c'est discerner le possible et le

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transforrnable. Il s'agit donc d'un regard très différent de celui du savant, du peintre ou du curiste. Le roman de Daniel Defoe (Robinson Crusoë) a joué, en ce domaine, un rôle fondamental. Il est soumis à la logique de l'in- ventaire. La robinsonnade, qui devient un genre litté- raire, répond à une visée de domination, de possession d'un territoire ; ce qui implique de se rendre au centre de son île, sur le point le plus élevé, afin de bien en maî- triser la totalité du contour. Cette attention aux limites - qui a longtemps inspiré les géographes - précède la découverte véritable ; c'est-à-dire l'exploration métho- dique, puis l'aménagement de l'espace qui conduit à la création d'un paysage. Mais s'agit-il alors véritablement de paysage tel que nous l'avons défini au début de nos entretiens? Cespace est-il, dans le roman de Daniel Defoe, soumis à une appréciation esthétique? Je n'en suis pas certain. Le pragmatisme l'emporte. C'est ce qui fait le charme du roman de Jules Verne le plus apprécié, l f l e mystérieuse, qui est une robinsonnade. Notons toutefois que les ingénieurs contemporains de Young, qui avaient l'habitude des jardins anglais, consi- déraient, certes, l'espace selon un autre code mais il est peut-être un peu rapide de leur dénier tout sens esthé- tique. Ce qui était beau, à leurs yeux, correspondait à ce

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qui était bien aménagé ; ce qui n'est pas sans référence à ce qui avait inspiré le Virgile des Géorgiques. Il est une tradition très ancienne qui allie la beauté d'un espace au déploiement harmonieux d'un théâtre de l'agriculture.

Alors, allons jusqu'au bout, parlons des visées politiques :

c'est le regard du souverain qui pèse sur son domaine.

La vue dominatrice du stratège est à l'origine de la pein- ture de paysage qui, initialement, se concentre sur la représentation du passage des horribles montagnes. La vue icarienne - et aujourd'hui la vue d'avion - a toujours été liée, fût-ce implicitement, à des visées de conquête ou de défense. Bien des œuvres majeures de l'histoire de la peinture de paysage répondent au désir du sou- verain de prendre la mesure de son territoire. J'ai naguère montré, je le répète, combien la série des ports peints par Joseph Vernet répondait à celui du ministre de mon- trer au roi, à la Cour et à la Ville, les limites maritimes du royaume et la puissance de sa marine ; et comment le peintre avait dû tenir compte d'un autre désir, celui des édiles soucieux d'exalter la particularité et la loca- lité. N'a-t-on pas prétendu que le jardin anglais maté- rialisait les ambitions politiques des Whigs? Au X V I I ~ siècle, nous l'avons dit, la 4 marine >> hollandaise répondait au désir d'exalter la puissance de la République

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des Provinces-Unies. Certaines œuvres de la peinture vénitienne pourraient, elles aussi, être analysées dans une telle perspective.

Vous avez aussi évoqué le poids, l'influence

des codes esthétiques.. . Nous sommes au cœur de notre propos. Quel que soit l'entrelacs des modes d'appréciation, il nous faut distin- guer, pour plus de clarté, le beau, le sublime et le pitto- resque. Sinon, ce serait risquer de ne pas saisir ce qui se joue de décisif à la fin du XVII I~ siècle et à l'aube du siècle suivant. Le code de la beauté classique implique un espace limité, strictement bordé, soumis à l'homme : c'est la campagne riante. Dans la peinture classique, les personnages se trouvent abrités à l'intérieur d'un berceau naturel, situé au bord d'une rivière, entouré de collines, à l'abri d'une menace extérieure dont on éprouve mal- gré tout la présence. Dans le domaine littéraire, Milton a beaucoup joué avec les différents codes que j'évoque, et son influence s'est révélée très grande. Le berceau d'Adam et Ève, dans le Paradis perdu, constitue un arché- type de la beauté classique. Ce code impose la détesta- tion de ce qui est vaste, de l'illimité, du désert, de la plaine, de l'immensité marine, de la forêt. Comme les aristocrates anglais, après qu'on a décapité Charles Ier, se sont reti-

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rés sur leurs terres, le second XVII~ siècle constitue un moment décisif dans l'histoire de l'appréciation de la cam- pagne, d'autant plus que ce processus croise la physico- théologie que j'évoquais. En France, l'attraction exercée par la cour de Versailles gêne le large déploiement d'un tel système d'appréciation, qui caractérise plutôt le siècle suivant, à l'occasion des escapades à la campagne. Ce code est resté longtemps dominant. Il pèse encore sur les siècles qui suivent. La peinture de Corot peut être ana- lysée dans cette perspective ainsi que l'œuvre des petits maîtres de la IIIe République qui s'attardent à la repré- sentation du village et de son clocher.

Le sublime s'oppose à cette lecture de t'espace ?

Les historiens de l'art et les philosophes, à la suite de Kant, ont beaucoup réfléchi à cette notion très complexe, défi- nie à la fin du XVIII~ siècle, en référence au pseudo-Longin et au peintre Salvator Rosa. Le sublune, c'est l'effroi, voire l'horreur, suscités par l'irruption brutale d'un grand évé- nement cosmique qui produit une vibration de l'être confronté à la force incommensurable de la nature, laquelle lui fait éprouver sa petitesse. Le tremblement de terre, la foudre, la tempête, l'orage, le naufkage, la contem- plation de l'immensité créent un choc, une intrusion de la nature qui submerge l'âme sensible. Cela s'accorde alors

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au goût du pathétique, lequel permet à l'artiste un inven- taire des émotions. Une scène de naufrage, par exemple, dans la peinture du XVIII~ siècle, autorise à récapituler les âges de la vie, les sexes, les statuts sociaux, les attitudes qui illustrent les différentes valeurs, les diverses passions. Un tableau de naufrage est, par définition, sublime. J'évoquais la foudre, la tempête, mais ce peut être aussi la fascination du gouffre, l'horreur du vide, l'attrait des vacuités mouvantes, les fantasmes d'engloutissement dans la viscosité, la fusion panthéiste; tout cela se retrouve à la fin du XVIII~ siècle et contribue à expliquer l'attraction de la mer, de la montagne, et, plus tardive- ment, de la forêt et du désert. À l'aube des Temps modernes, les montagnes figurent les verrues de la Création ; elles semblent un territoire satanique. Peu à peu, elles apparaissent comme de délicieuses horreurs qui procurent le frisson ; en un mot, elles sont sublimes.

Qu'en est-il du pittoresque ?

Ce troisième code s'impose à la fin du XVIII" siècle: il a été très précisément établi par le pasteur William Gilpin, au fil de ses livres. Le pittoresque résulte d'une véritable chasse. Il est quête de la surprise au détour du chemin. D'autre part, le paysage pittoresque doit pouvoir être peint et enfermé dans le cadre d'un tableau, comme l'a très

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bien évoqué Peter Greenaway dans son film : Meurtre dans un jardin anglais. Bien vite, une série de topoi, émanant de Gilpin, ont précisé la notion : une baie contournée, une rivière un peu agitée, un vieil arbre à l'écorce tour- mentée, etc. Autre impératif: le pittoresque implique d'animer le paysage : celui-ci ne doit pas être arrêté, glacé et froid. La pleine mer n'est pas pittoresque, mais le rivage peut l'être. Il faut de l'animation, au centre du tableau. Les hommes et les animaux remplissent cette fonction. De tels impératifs ont conduit à la quête de points de vue. Ainsi, en Angleterre, au moment où l'on apprécie la mer à Brighton et la campagne au sein des jardins des demeures aristocratiques, on s'en va quêter des panora- mas. Les Anglais raffolent de Calton Hill à Édimbourg; en France, le mont Sainte-Catherine près de Rouen répond à ce modèle. La fortune de la Haute-Normandie et de la vallée de la Seine résulte de leur pittoresque et les voyageurs anglais sont pour beaucoup dans leur suc- cès. Gilpin a théorisé le pittoresque au moment des guerres de la Révolution et de l'Empire, alors que les Anglais ne pouvaient plus effectuer le grand tour », traverser les Alpes pour se rendre en Italie. La guerre leur a imposé un repli sur la Grande-Bretagne, Nombre de peintres ont donc décidé de croquer les paysages britanniques. Dans le domaine littéraire, Ann Radcliffe, au même moment,

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L'homme dans le paysage

pratique la chasse au paysage. Ses livres abondent en des- criptions pittoresques. Le touriste qui, aujourd'hui, pho- tographie les sites traversés ne fait guère autre chose que de chasser à son tour le point de vue et le tableau.

Ce qui me conduit à vous questionner SUT la photographie. J'en dirai peu de chose car je ne suis pas photographe. Mais je la situerais plutôt dans la perspective du pitto- resque, d'autant plus qu'il y a une temporalité propre à celui-ci qui est l'éphémère, voire l'instantané, c'est-à-dire la conformité au rythme vital. Toutefois, lorsqu'elle est apparue, la photographie ne s'est que difficilement pliée à ce code car elle impliquait de longs temps de pose.

Ne pourrait-on pas choisir un espace et réfléchir aux

différentes logiques qui le dessinent ?

Nous pourrions, pour ce faire, revenir à l'exemple des rivages de la mer, à la fin du XVII I~ siècle. J'ai dit que les maux pouvaient être guéris par ce formidable réser- voir d'énergie que constitue la mer, mais de quelle façon ? Les élites du XVIII~ siècle sont tenaillées par les affres de l'inquiétude, par la crainte de l'hystérie. Or, la mer peut y remédier. La vague, par le choc qu'elle produit, agit sur le diaphragme et sur toute l'économie nerveuse. Unquiétude, la mélancolie, l'hystérie peuvent,

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de ce fait, être soulagées par les « lames ainsi que par la vue de l'immensité marine et de la mer en tempête. En ce temps, qui est aussi écrasé par la peur de la déper- dition, hanté par la quête de l'énergie, la mer est per- çue commeun formidable réservoir de puissance, qu'elle peut communiquer. Ajoutons qu'elle constitue la plus grande réserve de fécondité puisque la vie, aux yeux de bien des savants de ce temps, en est issue. La baleine, l'animal le plus immense de tous, et les bancs de harengs manifestent cette profusion vitale. Les femmes stériles ont donc intérêt à se baigner. De telles convictions privilégient l'écoute des sensations, à l'intérieur de ce paysage, en fonction de l'idiosyncrasie. Un paysage thé- rapeutique s'impose donc, qui est directement lié au code du sublime. Si l'on n'avait pas apprécié la mer dans l'ordre de l'esthétique, peut-être ne serait-on pas tant venu s'y baigner. Réciproquement, si l'on n'était pas venu si massivement s'y soigner, peut-être n'aurait-on pas autant apprécié sa beauté. Ce n'est que par facilité que j'ai distingué entre les codes esthétiques : un même individu peut être sensible à une mer en tempête, rechercher une photo pittoresque et apprécier une campagne riante. Je le répète, les codes sont entrelacés. Les romantiques, en quête de cosmisation, se sont adonnés au sublime. Un Novalis, un Chateaubriand

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L'homme dans le paysage

effectuent des Voyage(s) dans la substance ; tel est le titre de l'ouvrage de Barbara-Maria Staffordz3, consacré aux voyages exotiques du X V I I I ~ siècle. Lappréciation du souffle du vent, des déchaînements de la mer, des sono- rités de la grotte, des profondeurs de la mine s'est trou- vée intensément renouvelée par eux. Le beau livre de Jean- Pierre Richardz4 consacré au paysage de Chateaubriand met cela bien en évidence. Mais ils étaient aussi sensibles aux charmes du vallon. Il faudrait, pour bien saisir l'évolution des codes esthé- tiques, évoquer la propagation et l'élargissement des objets de l'admiration, la conquête progressive de la beauté de ce que l'on peut considérer comme des non- lieux », pour reprendre l'expression de Marc AugéZ5. Considérons, par exemple, le chemin de fer : l'espace des gares, l'alignement des rails n'ont guère été appréciés avant le dernier tiers du X I X ~ siècle. Il ne s'agissait pas d'un paysage, au sens où nous l'avons défini. Les repré- sentations de la gare Saint-Lazare par Monet ont, ici, accompagné la littérature. Il faut, en effet, attendre les Sœurs Vatard de Huysmans et La Bête humaine de Zola pour que de tels espaces deviennent des paysages litté- raires. Peu à peu, la route, l'autoroute, la station-service sont entrés dans la sphère de l'esthétique. Lœuvre d'Edward Hopper, le pop art, le réalisme soviétique et

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Le paysage sous influences

bien d'autres courants illustrent cette assertion. Gérard Monnier dirige une thèse consacrée à l'archéologie des stations-service de la nationale 13. Pour ma part, j'ai, naguère, suggéré, comme une boutade, le projet d'un livre consacré aux plus beaux parkings de France. Cela nous conduit à la définition du paysage urbain et à son élaboration incessante. Je faisais allusion aux auto- routes et aux non-lieux de la ville moderne ; or, une grande partie de la population se délecte des zones appelées naguère industrielles ou commerciales et qui sont deve- nues zones d'activités >>. Tout donne à penser que le super ou l'hypermarché et l'ensemble des installations qui les entourent font l'objet d'un plaisir esthétique. Nombreux sont ceux qui passent leur samedi après-midi en ces lieux, par plaisir. Je ne sais si ces pratiques ont fait l'objet d'études systématiques mais nous nous situons là au cœur de l'his- toire des paysages, c'est-à-dire des modes d'appréciation de l'espace, en perpétuel renouvellement.

Est-il encore d'autres logiques qui déterminent

la construction du paysage ?

Bien entendu. Par exemple, nous avons négligé l'érotisa- tion de l'espace. Coasis contraste avec le désert. Il est le type même du paysage érotisé : l'eau y coule à profusion dans les fontaines, on y trouve du miel et des dattes ; les

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L'homme dans le paysage

palmiers et les zones ombreuses y abondent, les femmes y semblent omniprésentes, en des gynécées accessibles. Corientalisme du X I X ~ a beaucoup joué de l'érotisme de tels paysages, avivé par les privations du désert. Dans la mesure où l'accord entre la scène de séduction et le pay- sage au sein duquel elle se déroule constitue un lieu com- mun de la fiction romanesque et de l'écriture poétique, les modèles littéraires ont contribué à érotiser la lecture de bien d'autres espaces (campagne riante, jardin, bord de mer, berge du lac.. .).

Quelle place tient la laideur dans l'appréciation du paysage ?

C'est ce qui ne correspond à aucun des codes qui, à un moment donné et au sein d'une société donnée, gou- vernent l'appréciation. Au temps où dominait presque sans partage le code. de la beauté classique, la réponse à votre question eût été aisée : la mer était laide, la mon- tagne était laide, la forêt était laide, le désert était laid, l'immensité était laide, l'illimité et le non-cadré étaient laids. À partir du moment où les codes se sont entrela- cés, cela s'est trouvé compliqué. Ce qui est laid pour l'un, ne l'est pas pour l'autre. Ce qui semble laid à tel moment pourra sembler beau, aux yeux du même individu, quelque temps plus tard. Les romantiques ont esthétisé ce qui était jusqu'alors perçu comme monstrueux.

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Le paysage sous influences

Admettons toutefois, globalement, que ce qui est laid, est ce qui ne semble ni beau, ni sublime, ni pittoresque. La majorité de la population reste finalement soumise à ces notions, tout au moins dans l'ordre du discours. Mais cet accord sur-le vocabulaire cache une extrême diversité de l'appréciation des lieux. À mes yeux, les tours du treizième arrondissement de Paris sont laides, les sorties de Paris vers l'est sont laides, les zones d'activités sont laides, mais de tels jugements de valeur ne concernent peut-être que moi.. . La déhition du laid résulte parfois, de nos jours encore, de l'appréciation morale de l'espace. Les << beaux quartiers >> peuvent être perçus comme laids parce que des gens riches y résident. Inversement, on peut considérer que Barbès ou la Goutte-d'Or sont laids parce que les délin- quants y abondent. En bref, il nous est impossible de décré- ter la laideur absolue d'un espace ; cela supposerait qu'il soit ainsi apprécié par l'ensemble de la société considérée. Il n'est plus de système d'appréciation largement partagé.

Nous avons, au début de notre entretien, évoqué la logique

de l'aménagement. Quel a été le rôle de la photographie

dans ce domaine ?

Dès le Second Empire, en ce qui concerne spécifiquement la forêt, a été créé un observatoire qui avait pour tâche de prendre une photo au même endroit à dates périodiques.

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L'homme dans le paysage 1

Cette technique s'est beaucoup développée. Il existe aujour- d'hui un Observatoire du paysage qui est capable de pré- senter des photos successives d'un même lieu. Les spé- cialistes de cet observatoire étudient la manière dont les spectateurs réagissent aux modifications du paysage. On s'aperçoit, à propos des banlieues notamment, que l'ad- miration, la détestation, le regret, la nostalgie sont inéga- lement partagés et socialement cantonnés.

Nous avons raisonné sans évoquer le poids de l'imaginaire.

Indépendamment de la phénoménologie, c'est-à-dire de l'expérience sensorielle, l'espace est aussi lu selon des schèmes qui relèvent du seul imaginaire. Or, ceux-ci pos- sèdent leur propre histoire, ce qui complique encore les choses. Jacques Le GoP6 l'a bien montré à propos du pur- gatoire et Jean Delumeau à propos du paradis. Il y a dans la construction de ces espaces imaginaires beaucoup de merveilleux que l'on peut plaquer sur des espaces soumis au regard. Il est donc nécessaire, lorsque l'on se consacre à l'histoire du paysage, de se préoccuper de celle de ces espaces imaginaires, extrêmement prégnants. Il est évident que les Géorgiques et les Bucoliques ne relèvent pas uni- quement d'une observation de la nature. On ne peut faire d'histoire du paysage sans penser que les individus qui per- cevaient les espaces environnants avaient en tête le ciel,

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Le paysage sous influences

le purgatoire et l'enfer. Les grandes œuvres, telle celle de Dante, ont longtemps contribué à ordonner le regard. Le spectateur qui contemple l'intérieur des éghses baroques, ne peut qu'être frappé par l'importance du ciel et des nuages; Les historiens de l'art s'y sont beaucoup intéressés ; en témoigne Théorie du nuage, le grand livre d'Hubert D a m i ~ c h ~ ~ . Cette permanence du nuage, cette profusion des anges, en ce temps de la Réforme catho- lique, ont sans doute influencé la manière dont, en Occident, on a regardé le ciel. Mais cela mériterait des études approfondies. Le nuage appartient tout à la fois au ciel et aux cieux - la distinction devient fondamen- tale à la fin du XIX. siècle. Il sépare du paradis, mais il est siège de la divinité. Après avoir contemplé tant de cou- poles et de voûtes baroques, certains spectateurs devaient apprécier le nuage en fonction de ces espaces picturaux. Les découvreurs de l'Amérique ont vu ce qu'ils s'atten- daient à voir ; ils ont plaqué des espaces imaginaires, tel que l'Eldorado, sur ceux qui se déployaient sous leurs yeux. De la même façon, les conduites ascensionnelles rêvées, avant même la conquête de l'air, qui débute à la fin du XVIII~ siècle, ont contribué à la lecture des espaces vus de ballon. Au me siècle, le regard des voyageurs était soumis à un Orient rêvé, à un Orient magique, à l'Orient des merveilles qui imprégnait la littérature. La notion

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L'homme dans le paysage 1

de paysage est dépendante de la pratique de la lecture. Étudiant naguère les descriptions du marais poitevin, j'ai été frappé par la fréquence de la référence au Mississipi, ou plutôt au Messachebé de Chateaubriand. Les préfets du premier XJX~ siècle décrivaient la montagne limousine à la manière de Walter Scott. Je pense que toutes les grandes explorations du m e siècle ont, elles-mêmes, été très conditionnées par des espaces imaginaires anté- rieurs. En outre, il ne faut pas oublier qu'à cette époque, il demeure des taches blanches sur la carte. Certaines régions n'ont jamais été explorées. Par conséquent, elles relèvent de la seule irnagmation. Il en est ainsi des pôles, puisque ce n'est qu'au début du XX" siècle qu'on a réussi à les atteindre ; ce qui n'empêchait pas la multiplicité des descriptions de paysages polaires. Les grands romans de Jules Verne, Les Aventures du capitaine Hatteras, Vingt Mille Lieux sous les mers, Le Sphinx des glaces, présen- tent des tableaux qui ont dû peser lourd sur l'imaginaire.

Donc le paysage est comme une étoffe tissée de rêves ?

Les paysages, tels qu'ils sont décrits par le voyageur, résul- tant de ses expériences d'espaces, sont conditionnés par les lectures effectuées avant le départ et au cours du voyage, sans oublier les contraintes de l'écriture. Confronter son texte avec une réalité du pays n'aurait évidemment pas de sens.

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Pratiques d'espace

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Pratiques d'espace

Cappréciation de l'espace ne se construit pas indé-

pendamment des manières de le parcourir. La saisie

sensorielle résulte de la vitesse des déplacements, des

fatigues éprouvées, de la plus ou moins grande dis-

ponibilité procurée par les conditions matérielles. On

ne perçoit pas le même paysage lorsqu'on circule à

pied, en voiture ou en avion. 07, il est une histoire

du voyage, des curiosités qui poussent à l'entreprendre

et des manières de les satisfaire. Gcrivain romantique

venu éprouver les vibrations de son être au contact

des paysages des Hébrides nous semble - mais jus-

qu'à quel point l'est-il? - bien différent de l'actuel

client des clubs de vacances.

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Pratiques d'espace

Nous n'avons rien dit des manières de parcourir l'espace. Or, elles influent, elles aussi, sur l'élaboration des paysages28.

Bien entendu. Ce qui impose de se pencher, tout d'abord, sur l'histoire du voyage. Celui-ci constitue une aventure individuelle qui forme ou tout au moins modifie celui qui s'y adonne. Il répond à plusieurs modèles : le voyage « clas- sique D a triomphé du X V I ~ au XVIII~ siècle. Le voyageur qui se plie à ce code est très peu attentif au spectacle de la campagne, de la forêt ou de la montagne ; ce que nous appelons paysage naturel l'intéresse peu. Il est, avant tout, désireux d'atteindre la ville qui lui permettra d'évoquer le souvenir de lectures grecques ou latines. D'une cer- taine manière, il vient vérifier, dans l'espace de la ville, ce qu'il a appris au fil des versions et des thèmes. Il entend s'émouvoir du spectacle de lieux qui, jusqu'alors, ne se trouvaient que dans son imagination. Lorsqu'il s'aven- ture dans des régions que l'on peut considérer comme riches en curiosités naturelles, tels les environs de Naples ou la Sicile, c'est pour jouir du spectacle du Vésuve dans lequel Pline l'Ancien s'est jeté ou pour tenter de retrou- ver Charybde et Scylla. En bref, il s'agit d'un voyage ordonné par la culture classique. Il se plie à un rituel très précis. Il implique de parcourir des espaces riches en sou- venirs de l'Antiquité - l'Italie bien avant la Grèce -, selon des itinéraires balisés dès le X V I ~ siècle et très fréquen-

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L'homme dans le paysage

tés au XVIII~ siècle, quand triomphe la pratique du << grand tour ». Ce modèle n'a jamais été totalement abandonné.

Donc ne comptent que les étapes ?

Oui, et, entre les étapes, d'éventuels monuments. Mais, déjà au XVIII~ siècle, se codifie le voyage sentimental, tel que Sterne l'a esquissé. Il s'agit d'une pratique plus lâche et plus libre, qui mise sur la sociabilité de la rencontre. Le voyage d'Italie implique alors la visite aux aristocrates, aux artistes et autres personnages célèbres, auxquels on peut se présenter grâce à des lettres d'introduction. Le voyage sentimental y ajoute la disponibilité à de multiples impressions, à la saisie d'espaces fragmentés, sans qu'on puisse véritablement parler d'élaboration de paysage. Peu après, se dessine le modèle du voyage pittoresque défini, comme nous l'avons vu par William Gilpin, puis par Ann Radcliffe. Cette quête est extrêmement prégnante. Elle suppose que le regard s'arrête avec précision sur la mor- phologie. Le voyageur s'efforce de distinguer des plans, d'organiser l'espace en fonction de l'horizon, de guetter tout ce qui l'anime. Le voyage pittoresque se décompose en une série de a points de vue autorisés par le choix de stations successives sur des sites élus pour leur capa- cité à faire saisir le tableau. Le voyage romantique, plus tardif, est d'abord un voyage rêvé. Le parcours est pré-

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Pratiques d'espace

paré par l'imagnation avivée par l'attente, par le désir des vibrations du moi au contact des paysages ou des monuments. Surtout, il est fondé sur la tentation d'éprouver le nevermore. Celui qui le pratique essaie de baliser sa vie en même temps qu'il voyage. Astolphe de Custine constitue, à ce propos, un exemple très signifi- catif. Il visite, tour à tour, la Sicile et l'Écosse afin de se situer aux deux pôles de l'imaginaire de l'espace: la Méditerranée lumineuse de Byron, le Nord de la poésie ossianique. Revenant, des années plus tard, en ces mêmes lieux, il peut se livrer aux affres provoquées par la conscience du temps passé, à jamais disparu, et du dépérissement de soi. Le voyage romantique renoue ainsi avec le pèlerinage ; l'objet du parcours n'est plus la relique sacrée mais les retrouvailles de soi par soi. Le voyage que Nodier effectue en Angleterre constitue un autre exemple de cette pratique, hantée par la compa- raison entre le rêve antérieur au voyage et les impressions reçues. Le voyage romantique, dans son achèvement, implique, au retour, une récapitulation des palpitations du moi. Il Mère donc du voyage pittoresque accompli par des individus en quête du point de vue, découvert au détour du chemin, aussi bien que du voyage classique. Mais il est évident que les mêmes individus peuvent se plier simultanément à ces divers modèles. Létude menée

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L'homme dans le paysage 1 par Gérard fontaine^^^, de plusieurs centaines de Lyonnais qui ont voyagé au cours du XIXe siècle, montre que ceux-ci ont été obligés, plus ou moins consciemment, de se couler dans l'un de ces types de voyages. Des manières de voyager ont été ainsi codifiées, avec lesquelles on peut certes jouer, mais que chacun garde plus ou moins en tête. De nos jours, le touriste se fait, tour à tour, voya- geur classique, voyageur pittoresque, voyageur romantique. Lorsque vous visitez Rome, vous le faites, généralement, à la manière d'un voyageur du << grand tour », fasciné par les monuments mais, dans le même temps, vous pouvez, au fil de vos promenades, vous abandonner aux impres- sions à la manière d'un Stendhal. Lorsqu'il vous vient le désir de photographier, de rechercher des angles, vous êtes amené à vous couler dans le moule du voyage pittoresque. Je ne dirai rien du voyage sentimental ordonné par la ren- contre, tant il alimente la littérature de fiction et le cinéma. Il peut être, lui aussi, générateur de paysages.

Aujourd'hui, nous voyageons beaucoup. Mais en des temps

plus anciens, on ne faisait souvent qu'un seul voyage. Cette

diffërence n'est-elle pas importante ? Songez à l'Africain qui se

rend à La Mecque, convaincu qu'il s'agit d'un voyage unique.

Le terme << tourisme » vient du « grand tour » que les Anglais ont commencé d'effectuer au lendemain du traité

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Pratiques d'espace

de Ryswick, à l'extrême fin du X V I I ~ siècle. Il s'agissait d'un voyage initiatique. On l'accomplissait lorsqu'on était encore un jeune homme, en compagnie de son précep- teur, selon un itinéraire assez bien défini : il convenait de se rendre sur le continent, en direction de l'Italie ; ce qui impliquait de traverser les Alpes puis de revenir soit par la Belgique actuelle et la Hollande, soit par la France. Ce voyage de formation permettait au jeune aris- tocrate, de retour d'Italie, de mieux apprécier les tableaux du Lorrain, alors très en vogue en Angleterre. Cette pra- tique, essentiellement masculine, a introduit une dicho- tomie sexuelle dans l'appréciation des paysages. En regard du << grand tour n, il faut souligner l'importance des pèlerinages, qui sont, eux aussi, des voyages d'ap- prentissage. Je me souviens que dans la Basse-Normandie rurale des années cinquante, le pèlerinage était le seul voyage effectué par les paysans et les artisans du bourg. Un transporteur de la commune organisait chaque année un voyage à Lourdes, via Padirac et Rocamadour, pro- longé par la visite du cirque de Gavarnie. Jusqu'ici nous avons évoqué les modèles de voyage mais il nous faut en venir à des manières plus h e s de parcourir l'espace et d'élaborer des paysages. Les Français sont très pauvres en ce domaine, comparés aux habitants des îles britanniques. La langue anglaise possède une dizaine de

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L'homme dans le paysage

mots pour définir une petite marche effectuée au cours de la journée. Pour les Français, il s'agit tout uniment d'une < promenade >> ; ce qui est réducteur. Telle qu'elle a été prô- née et pratiquée à la £in du XVIII~ et au me siècle, la pro- menade a été mise à la mode par des médecins obsédés par l'aérisme, notamment par des Suisses émules de Tronchin qui, à la fin du XVIII~ siècle, ont persuadé les dames qu'il était bon de marcher. La lecture de Rousseau, notam- ment celle des Confessions incitait, elle aussi, à la marche. La figure du randonneur germanique, a, par la suite, accen- tué cette mode. Le << René >> de Chateaubriand parcourt les grèves, les héro'ines de Jane Austen multiplient les pro- menades à pied, celles-ci rythment Dominique, ie roman de Fromentin, et ce ne sont que des exemples tirés de la littérature de fiction. Les historiens ont malheureusement délaissé l'étude de la marche à pied. Sa lenteur, la médi- tation, la proximité avec la nature qu'elle autorise et la cos- misation que j'évoquais précédemment à propos des roman- tiques constitueraient de beaux objets de recherche.

Vous disiez qu'il y a un style anglais, mais y a-t-il un style

germanique ? La randonnée a été introduite en France

par le club vosgien à la fin du xrxe siècle.

Si l'on s'en tient à la difision sociale, je suis tout à fait d'accord, mais si vous lisez le journal d'Amie1 ou celui

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Pratiques d'espace

de Maine de Biran, rédigé sous la Restauration, vous pourrez mesurer l'importance de la marche, à une date très antérieure. Chez le second, il s'agit de longues pro- menades effectuées dans le voisinage des stations pyré- néennes. Les médecins, je le répète, demandent alors aux baigneurs de marcher sur les dunes et d'accomplir de petites excursions. Ces pratiques constituent alors un éventail beaucoup plus large en Angleterre que sur le continent. La promenade, l'excursion, la randonnée, l'er- rance ou la chevauchée le long des grèves romantiques ont d'abord pour but de jouir du paysage. À la ville, on peut y rattacher, un peu plus tardivement, la flânerie étu- diée par Walter Benjamin. La reconstruction du cercle primordial sur la plage dans l'Angleterre du X V I I I ~ siècle constitue une autre façon d'apprécier l'espace, étroite- ment liée à une forme de sociabilité. Le pique-nique, la partie de campagne s'apparentent à ce modèle.

La randonnée façon club vosgien telle qu'elle est pratiquée à la fin du XW -j'y miens - est différente parce qu'elle est balisée.

Il s'agit d'une pratique plus complexe. Cette forme de marche participe de la gymnastique liée, en France, à la défaite de 1871 et au désir de préparer le corps des jeunes gens à une éventuelle revanche. La gymnastique, la ran- donnée pédestre telles que vous les évoquez ont peu de

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L'homme dans le paysage

points communs avec l'hippisme et les sports qui font le plaisir des élites. La gymnastique était alors, sinon stricte- ment populaire, du moins cantonnée socialement. Selon Eugen Weber qui a étudié ces objets, la bicyclette se situe à la confiuence de ces deux modèles. Mais, au X I X ~ siècle, les parcours de l'espace se sont trouvés profondément modi- fiés par l'accélération des rythmes, comme nous l'avons dit.

Nous avons oublié l'appréhension de l'espace par la voie

de l'eau, parce qu'elle est devenue exceptionnelle.

Paris est une ville qui tourne le dos à la Seine; Avignon,

nous avons peine à imaginer qu'il s'agissait d'un port.

Le voyage par la voie d'eau a, en effet, longtemps par- ticipé à l'appréciation de l'espace, ne serait-ce que du fait de sa lenteur. Les premières pages de éducation sentimentale de Flaubert évoquent bien cela. Quant à la Seine, elle a été, tout au long du X I X ~ siècle et selon des modalités différentes, le lieu d'une navigation de plai- sance stimulée par un paradoxal imaginaire maritime.

N'y avait-il pas l'idée que le fleuve constitue l'artèm du pays,

et que là est la circulation de la vie ?

Vous avez raison ; c'est ce qui ordonne le Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache30. Le ter- ritoire national y est organisé en fonction du chevelu des

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1 Pratiques d'espace

fleuves et des rivières. C'est ainsi que, naguère, on appre- nait la géographie de la France aux élèves de l'école pri- maire. Longtemps le canotage est resté une façon très ordinaire de se promener ; il n'est devenu un sport - l'avi- ron - que durant la seconde moitié du X I X ~ siècle. Les peintres impressionnistes et Maupassant ont beaucoup traité de l'érotisation de l'espace permise par cette pra- tique. On retrouve cela à propos des excursions pratiquées dans le cadre des stations thermales. Souvent, elles s'ef- fectuaient par voie d'eau ; en attendant l'essor de la pra- tique du pédalo.

Cela revêtait beaucoup plus d'importance

qu'on ne l'imagine aujourd'hui.

La peinture hollandaise de paysage doit beaucoup à la voie d'eau. fintense circulation, sur le lacis des canaux, l'espace qui se déroule lentement au rythme des coches d'eau, ont ordonné le regard des artistes. Beaucoup plus tard, le chemin de fer, si l'on en croit Christophe Studeny31, a m o m é la mécanique du regard ; il aurait fait acquérir aux voyageurs la vision latérale, qui n'est pas innée. Une éducation du regard se serait opé- rée ainsi qu'une dédramatisation des vertiges liés à la vitesse. Au XVIIIe siècle, on s'imaginait que celle-ci pou- vait susciter des maux d'une extrême gravité. La décou-

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L'homme dans le paysage

verte du labyrinthe de l'oreille interne aurait prouvé qu'il n'était pas dangereux de tournoyer. Le chemin de fer aurait donc modifié la situation de l'homme dans le pay- sage et déterminé une nouvelle manière d'être comme de regarder et permis une atténuation de l'anxiété ins- pirée par la vitesse.

Non seulement on regarde de côté, mais on regarde tous

ensemble, les voyageurs sont nombreux dans un wagon

de chemin de fer.

La révolutionde l'appréciation a été, de ce fait, plus pro- fonde que je ne l'ai dit. ~utomobile, beaucoup plus tard, a permis d'atteindre une même vitesse, mais de manière autonome. Lauto, en autorisant d'emprunter les petites routes, voire les chemins, a suscité de nouvelles formes de microtourisme. Le regard s'émancipait de la ligne obli- gée du chemin de fer tandis que le vent fouettait les visages et soulevait les cheveux. La bicyclette a revêtu, à ce propos, une importance similaire. Elle a permis de sentir le vent, de regarder défiler de très près les arbres, la haie et le talus, de prendre conscience de la descente et de la montée, en jouant des effets de l'élan. Cette proxi- mité retrouvée, ce retour à une relative lenteur montrent bien que les pratiques d'espace n'ont rien de linéaire et qu'elles sont ordonnées par le relais des désirs.

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Randonneurs aux alentours de Zermatt. Photographie, vers 1900.

Cette mndonnke, nurlgré la rampe de fer, ne semble pas aempte de danger. En cette extrême fin de l ' h victorienne, apprécier l'espace, se délecter de certains paysages implique de savoir se vaincre par l'effort. Ici, les joies nées de l'~dmiI'ati0n de la natum se font récompases et s'accompagnent d'une réeUe hélmsation de soi.

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1 le pmcessus de permanente accélération. Pas d'histoire

Robert Dudley, Passagers sur le pont du Great Eastern en 1865, 1868. Huile sur-toile, 101 x 143,5 cm. Collection privée.

Robert Dudley nous présente les occupations des passagers transatlantiques. Compte tenu de la monotonie du paysage et de l'ennui que celui-ci risque de suscitq les rites de la sociabilité et les mises en scène de soi l'empmtent de beaucoup, au sein de cette classe de loisil; sur les postures contemplatives et méditatives.

Page suivante : Train de permissionnaires photog~phié d'un dirigeable. Photographie, 1918.

A l'occasion de cette appamte joute entre le train à vapeur et le dirigeable, le photographe anonyme réussit bien à saisir le nouveau a régime scopique (J. Crary) instauré par l'avènement de la vitesse et par

du paysage sans prise en compte de cette révolution du mgad.

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Couple sur un tandem. Photographie, vers 1910.

I I

La bicyclette est contemporaine de l'avènement du tourisme en forêt; elle a p m i s d'étendm la partie de campagne.

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Photographie de Wrnage du film de Pierre Billon Courrier Sud, 1936.

&kt-Em&y perNdpe d'une colrorte d'écrivaills wi mat tmmm.fs9 an sflcle am le vagage delhé CatUté, lem fmdwtkm pour ks déserts afrhins habités PT

l'&lslanz. La caasàiactton de ce paysage est fns&amble de la d i m i o n #une mystfriue de t'Aventure.

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I pratiques #espace

... et aujourd'hui, il y a le V T ï qui permet aussi de découvrir

les chemins obscurs.

Oui, mais avec, en arrière-plan, la performance sportive, la technicité, la compétition. La bicyclette, pour les habi- tants des campagnes, a constitué une révolution dont on ne prend pas assez la mesure. Auparavant, mis à part l'usage de la carriole réservée à des élites, la seule façon d'apprécier l'espace était de se déplacer à pied. Jacques Léonard" a bien montré que le paysan, comme le mon- tagnard, marchait lentement, d'un pas rasant et traînant, connaissant chaque détour du chemin. Puis, durant deux tiers de siècle, l'appréciation de l'es- pace a été conditionnée par la bicyclette, notamment par la « balade », effectuée sans but. René Fallet, dans ses Carnets, montre bien le plaisir que constitue pour un jeune homme de banlieue, dans l'immédiat après-guerre, l'usage du vélo.

C'est l'émancipation du jeune, et puis l'émancipation

de la jeune fille ... Vous faites allusion à la chanson de Pierre Barouh. René Fallet, pour sa part, dit éprouver le plaisir de circuler en short sur sa bicyclette, de sentir le vent sur les cuisses, tout en jouissant d'un paysage péri-urbain.

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L'homme dans le paysage 1

Vous parliez de dichotomie sexuelle : le regard porté

SUT le paysage est diférent selon le sexe.. . Cusage de la bicyclette par les jeunes filles a d'abord été très critiqué pour des raisons sexuelles. À la fin du X I X ~ siècle, une abondante littérature s'en prend aux cyclistes, non parce qu'elles montrent leurs jambes, mais parce que pédaler assises sur une selle provoquerait une sorte de masturbation. J'ai rappelé la fascination éprou- vée par le narrateur de A l'ombre des jeunesfilks afleurs pour les cyclistes. Il s'agit là d'une pratique élitiste, assez ostentatoire, qui concerne l'esplanade de Balbec- Cabourg, alors que les balades que j'évoquais précé- demment, à propos de la banlieue ou de la campagne, concernaient des catégories moins aisées.

Pour en raienir à la promenade, que peut-on dire

de la perception diférente de l'espace selon les pratiques

des hommes et celles des femmes ?

Elle varie selon qu'il s'agit, par exemple, de la France ou de l'Angleterre, de la ville ou de la campagne. Au me siècle, les femmes de la bourgeoisie ou de l'aristocratie ne doi- vent pas marcher seules dans la ville. George Sand n'ose pas se promener ainsi dans les rues. Cette pratique est réservée à la ménagère, à la femme du peuple, laquelle parcourt la ville comme elle l'entend. Les femmes qui

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Pratiques d'espace

appartiennent à l'élite, ne circulent qu'en voiture, un cha- peau sur la tête et jamais en cheveux ». Elles sont entra- vées par leurs vêtements. bpossibilité de s'adresser aux individus qu'elles rencontrent sans avoir été présentées les retient à l'intérieur. En revanche, durant la saison pas- sée dans les demeures, les jeunes mes se promènent dans le parc et dans les prés avoisinants. En Angleterre, ces promenades sont parfois fort longues. J'évoquais les romans de Jane Austen. Au X V I I ~ et au X V I I I ~ siècle, les membres de la gentry s'adonnent aux sports ruraux (rural sports), chasse, pêche, natation et leurs femmes se promènent. Quand ils participent à ce type de déambulation, les hommes se contentent d'ac- compagner les femmes.

Les personnages fhinins de la Comtesse de Ségur

se promènent sans cesse.

La comtesse écrivait à Aube, dans le bocage bas-nor- mand. Il lui était donc aisé de s'adonner à la promenade champêtre, dans une région qui imitait l'Angleterre verte. « La femme dans le paysage n, en ce temps, est le plus souvent représentée à la promenade. Certes, les femmes qui voyagent accompagnent parfois les randonneurs. Il en est ainsi dans les Alpes mais cette pratique demeure très masculine.

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L'homme dans le paysage

Franchissons les siècles. Je ne connais pas d'étude sur la manière dont le ballon et l'avion ont modifié le regard. Les historiens ont délaissé l'influence de la conquête du ciel accomplie à la fin du X V I I I ~ siècle, puis au début du siècle suivant, sur la façon d'apprécier la haute atmosphère. Ne l'oublions pas, les aéronautes s'éle- vaient aux abords de la stratosphère. En revanche, on sait très bien que notre appréciation du paysage a été modifiée par le satellite. Nous avons tous en tête, désor- mais, l'image de la planète bleue entraînée dans son mouvement de rotation.

Vous n'avez pas parlé de la croisière.. . Je lui ai cependant consacré un chapitre de l'ouvrage collectif intitulé EAvènement des 10isirs"~. La pratique de la croisière étend les promenades en bateau effec- tuées à Brighton ou dans l'île de Wight. Au début du X I X ~ siècle, les touristes longent, en bateau, l'Angleterre afin de se délecter du spectacle des rivages. Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, ne pouvant s'aventurer sur le continent, nombre d'Anglais ont ainsi accompli le tour de la Grande-Bretagne en bateau à voiles, prenant des dessins des côtes; puis le Childe Harold de Byron a mis à la mode le spectacle des rivages méditerranéens.

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I Pratiquer #espace

Cela reste proche de ce que l'on connaît: l'appréciation des

côtes; la croisière, en revanche, fait connaître la haute mer

sans repères.

La figure du voyageur accoudé au bastingage, regardant le soleil se lever ou se coucher, la promenade sur le pont font partie des rituels de la croisière, notamment de la traversée transatlantique qui se caractérise par une stricte organisation du temps. De telles pratiques ont évi- demment modifié la vision de la haute mer. Mais au cours de ces traversées, l'ennui guettait, tout au moins jusqu'à l'apparition des splendides paquebots fin de siècle.

Dans la croisière, tout est organisé.. . La croisière proprement dite relève du tourisme plus que du voyage. Ce sont l'escale et l'excursion qui comptent. La lecture des premiers guides bleus des croisières le montre à l'envi. Les touristes débarquent pour visiter Beyrouth, Alexandrie ou remonter le Nil.

Ce que différencierait le tourisme des voyages, tels que nous

les avons définis, serait donc la préuisibilité ?

La massiikation tout d'abord, puis la prévision. Aujourd'hui ce qui défmit le touriste, c'est plutôt le refus de se consi- dérer comme tel. Le touriste semble avoir disparu dans la mesure où il accepte difficilement cette identité.

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L'homme dans le paysage

Le touriste actuel institue un processus

de diffémnciation infini, comme on le relève à propos

de toutes les p-atiques culturelles. André Rauch assure que les pratiques d'espace au cours du temps libre constituent désormais le principal élément de l'identité. La manière d'utiliser des vacances, en ce domaine, tend, selon lui, à l'emporter sur la profession.

Et les guides qui accompagnent tout ça ?

Comme leurs prédécesseurs, ils vous indiquent ce que vous devez admirer. Notons que le guide ne fait géné-

&\A\ ralement qu'illustrer les modèles de voyages que j'ai cités. Le plus intéressant est de suivre l'évolution de cette esthétique impérative. Prenons l'exemple de la visite d'une ville à l'aube du X X ~ siècle. Les guides invitent alors à l'admiration des statues des grands hommes élevées dans l'espace public. Ceux d'aujourd'hui n'en disent plus rien. « Les points de vue )), eux aussi, semblent présen- ter moins d'intérêt que naguère. En revanche, les espaces naturels préservés, les sites ornithologiques, qui corres- pondent à notre sensibilité écologique, font l'objet de longs développements. La lecture des guides successifs permet de suivre la diffusion des nouveaux systèmes d'ap- préciation des espaces naturels. On retrouve dans ces ouvrages, avec un décalage, des schèmes inspirés des

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1 Pratiques d'espace

peintres et des écrivains. C'est bien après que tel poète ou tel prosateur, Rousseau, Shelley, Stolberg ou Chateaubriand ont vécu et dit des plaisirs que l'on retrouve ceux-ci évoqués dans les guides. Autre raffine- ment, récent celui-là : les guides de l'insolite vous pro- posent de goûter ce que les autres touristes ne voient pas. Cela participe des tactiques de la distinction.

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Paysage

meteores

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Paysage et météores

Sans que l'on sache trop pour quelles misons, les his-

toriens du paysage ont longtemps négligé le rôle de

la pluie, de la brume, de la neige, de l'ouragan et,

plus généralement, de tous les météores sur l'histoire

de l'appréciation sensorielle de l'espace. Or, le seul

exemple du brouillard montre ici l'importance que

revêtent ces phénomènes. 11 en va de même de l'al-

ternance du jour et de la nuit ou des manières de se

représenter les saisons. Que l'on songe au rôle, au sein

de notre société, de tout ce qui relève de ce « baro-

mètre de l'âme >> (Jean-Jacques Rousseau) qui fait

varier l'être intime selon les aléas de la météorologie.

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Paysage et rnkthores

Avons-nous repéré, au cours de ces entretiens,

les éléments décisifs de l'élaboration des paysages ?

Certainement pas, puisque nous n'avons rien dit de l'ap- préciation des météores - vent, pluie, neige, brouillard.. . tempête, ouragan, trombe - ainsi que des moments du jour et des saisons. Or, une histoire de la sensibilité à tout cela est en train de se constituer. Le cycle saisonnier a obsédé le XVII I~ siècle, à la suite du succès du poème de Thomson. On le décline en peinture, nous l'avons vu. Haydn lui consacre un ora- torio. Le calendrier révolutionnaire s'en inspire. Il se fait métaphore des étapes de l'existence. Or, la hié- rarchie des saisons s'est peu à peu modsée. Ainsi, pour s'en tenir à une époque récente, le printemps s'est déprécié. Cette saison représentait traditionnellement l'éden. Durant des siècles, le printemps a été célébré par les poètes ; songez à l'œuvre de Charles d'Orléans. Il était encore magnifié dans les livres de lecture et les rédactions du premier X X ~ siècle : les élèves célébraient les bourgeons, les oiseaux, les prairies en fleurs.. . La séquence la plus émouvante du cycle de la nature, en Occident, était, à coup sûr, le printemps. Lévocation de l'automne venait au second rang. La description des récoltes, des chasses, des feuilles qui se colorent consti- tuait une série de lieux communs. Lhiver et l'été étaient

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L'homme dans le paysage 1

moins appréciés. Certes, l'on relevait que l'on pouvait patiner, que la neige à Noël était pleine de poésie, mais le froid pesait sur l'appréciation. Quant à l'été, il évo- quait nous l'avons vu, l'écrasement par le soleil, auquel il fallait éviter de s'exposer. La congestion cérébrale menaçait. Le hâle contrevenait aux impératifs de la dis- tinction. Si l'on demandait aujourd'hui aux enfants de décrire leur saison préférée, le printemps ne repré- senterait plus grand-chose. Cimaginaire se focalise sur l'été et l'hiver, sur les vacances au soleil et sur les sports de glisse.

Cela résulte de l'organisation des vacances ?

Pas seulement. Lévolution accompagne l'histoire de la cénesthésie, de la culture somatique, sans oublier le mar- keting. Au printemps, c'est-à-dire à Pâques on aime s'éva- der, mais pour aller à la rencontre du soleil ; le printemps est devenu un été anticipé. On se rue vers Agadir parce q u ' ~ il fait mauvais >> à Paris.. . Croyez-vous, d'autre part, que le tourisme prospère en automne? Les rythmes et les usages sociaux du temps se modifient et le système d'appréciation évolue en conséquence. Est-ce à dire que l'on aime moins l'automne que naguère ou est-ce une contrainte du calendrier et une absence de profit attendu qui font que l'on n'en parle pas ?

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Paysage et météores

Cela doit aussi tenir à l'éloignement de la nature: comment voulez-vous qu'on apprécie le printemps

si l'on ne sait plus le nom des fleurs et des plantes,

si l'on ne distingue plus un oiseau d'un autre ?

Vous avez raison ; sans oublier le retrait du prestige de la fraîcheur. Il en va de même de la symbolique de la sève, de la régénérescence, de la renaissance du monde et, plus largement, de la conscience des rythmes naturels. Les Japonais demeurent, pour cette raison, plus que nous attachés au printemps. À l'intérieur d'une même saison, les représentations évoluent : il me semble que l'on n'ap- précie plus l'hiver pour les mêmes raisons que naguère. Cette saison correspondait, fondamentalement, au temps et à la fête de Noël. Il évoquait la crèche et la neige sur le toit. Désormais l'hiver convoque aussi l'image du corps en liberté. Cette histoire de l'appréciation pour- rait faire l'objet de travaux systématiques.

Comment pourrait-on les mener ?

J'évoquais les manuels scolaires, les rédactions d'élèves, les journaux intimes. Chacun possède ses préférences, liées à des événements d'enfance ; chacun aime tel type de temps car il rappelle des jours heureux, ou déteste particulièrement telles occurrences météorologiques parce qu'elles convoquent des souvenirs désagréables.

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L'homme dans le paysage

Par bonheur, l'idiosyncrasie conserve son rôle en ce domaine. Cela dit, je le répète, les systèmes d'apprécia- tion sont emportés par un mouvement qui affecte l'en- semble d'une société. En ce domaine aussi, la f?n du XVIII~ et le début du X I X ~ siècle se sont révélés décisifs. C'est alors que l'on commence de lire dans les journaux et les carnets, celui de Joubert par exemple, ou celui de Maine de Biran, l'ac- cord entre l'être intime, le sentiment du moi et les évé- nements météorologiques. Les baromètres de l'âme, pour citer Jean-Jacques Rousseau, enregistrent l'éphémère. Une correspondance s'établit entre le sentiment de la variabilité de l'être et celle de l'état du ciel. Le nuage, la brume ou la pluie affectent l'humeur. Le diariste se perçoit et se dit soumis aux orages comme au calme de l'atmosphère. Joubert, j'y reviens, a laissé des pages impressionnantes de modernité sur les sentiments éprou- vés par l'individu sous l'averse. Or, la pluie - et ce n'est qu'un exemple - a été conspuée pendant les années cin- quante et soixante du XXe siècle : personne n'osait alors avouer qu'un temps ossianique ou qu'une averse fine pouvaient être agréables, à certains moments de l'année. Nombreux sont ceux qui détestent le vent. Or, voici qu'avec le succès de la planche et, plus généralement, de tous les sports de voile, il se trouve de nouveau appré-

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Paysage et météores

cié. Du même coup, des stations balnéaires vantées jadis pour la violence de leurs vagues et le souffle des vents retrouvent une prospérité disparue. J'ai parlé des saisons, mais il ne faut pas négliger l'al- ternance du jour et de la nuit; c'est-à-dire le rythme nyc- théméral. Un ouvrage magnifique, celui de Simone DelattreM, vient d'être publié sur la nuit parisienne du X I X ~ siècle, qui montre bien que les manières d'appré- cier l'ombre ont aussi leur histoire. Dans l'imaginaire, la nuit fut longtemps le royaume des sorcières, des reve- nants, des brigands, des rôdeurs et du guet. Puis la lumière est intervenue et, dans la grande ville, un ancien régime de l'ombre s'est trouvé refoulé. Llléclairage au gaz, puis à l'électricité, les phares, les projecteurs pour le tra- vail de nuit ont permis l'épanouissement du noctam- bulisme. Celui-ci se déploie à Paris pendant le deuxième tiers du XIXe siècle, autorisant une nuit sécurisée mais une nuit désenchantée. Le territoire nocturne de la ville se diversifie, des flux nouveaux viennent compliquer le fonctionnement des activités. Des rencontres inédites s'opèrent et, dans l'ordre des sensibilités, un nouveau moi nocturne se crée, permis par la richesse nouvelle de la nuit. Aujourd'hui, celle-ci se transforme par sur- enchère du noctarnbulisme. Les boîtes de nuit de ma jeu- nesse ouvraient à neuf heures ; cet horaire s'est trouvé

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L'homme dans le paysage

peu à peu refoulé à minuit, puis à deux ou trois heures et les aJter ouvrent désormais leurs portes à six heures du matin. Tout cela contribue à modifier le paysage noc- turne de la ville. À la campagne, dès l'aube du xu<e siècle, du fait de la mobilité accrue, le nombre d'individus familiers de la nuit - les voituriers, les conducteurs de diligences - a lentement augmenté. Peu à peu, se sont trouvées exorcisées les terreurs provoquées par la crainte des puissances sataniques ; et ce mouvement n'a cessé, depuis, de se poursuivre. Cette familiarité croissante, cette fréquentation accrue, cet attrait renouvelé de la vie nocturne par les noctam- bulismes s'accompagnent d'une modification générale des heures du coucher et du réveil ainsi que d'une meilleure connaissance des paysages nocturnes. Naguère, les paysans - et aussi bien des citadins - ne connaissaient que la nuit noire ; celle-ci a longtemps continué de régner à Paris dans les quartiers excentrés où subsistaient les porte-falots. Notre société éprouve ce paradoxe qui consiste à mieux connaître la nuit que jadis parce qu'on se couche plus tard et à ignorer presque la nuit noire, parce que I'on ne s'aven- ture guère dans les zones d'ombre absolue. Les plus petites des agglomérations sont désormais éclairées la nuit. Les phares de la voiture, la lumière des réverbères et des

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Paysage et meteores

lampes de jardin incitent à oublier les prestiges des rayons de lune. En bref, l'histoire du paysage nocturne constitue un élément important de l'objet de ces entretiens.

Naguère, tout le monde se levait et se couchait à la même h m ?

Pas exactement. Certes, dans les campagnes, au X I X ~ siècle encore, la cloche sonnait, à heure différente selon la saison, la retraite ou le couvre-feu qui indiquait aux fidèles que le moment était venu de se retirer chez eux, de fermer les volets et, implicitement, de se cou- cher. Mais Simone Delattre montre bien que, dans le Paris de la même époque, les maçons se levaient à quatre heures - heure solaire - pour se rendre au chantier, les laitiers, les maraîchers venus approvisionner les halles, les balayeurs, tous levés de bon matin, croisaient les noc- tambules qui terminaient leur nuit sur le boulevard ou bien aux halles, quand ils ne se rendaient pas, à l'aube, contempler une exécution capitale.

Ou bien à Vaugirard, car les noctambules allaient aussi, au besoin, boire le sang des animaux. Mais revenons aux météores. Lionnette Arnodin 35 s'est récemment livrée à une enquête auprès de deux cent soixante-quinze individus, afin d'analyser la manière dont ils appréciaient le brouillard. Cela ne constitue

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L'homme dans le paysage

qu'un exemple de recherches plus longues qui restent à mener. Voici les principaux résultats de cette enquête passionnante : - le brouillard paraît coloré et, souvent, les personnes interrogées ont utilisé pour le décrire le suffixe « âtre * (il est blanchâtre, grisâtre, bleuâtre) ; le brouillard est sans odeur - tout au plus évoque-t-il celle de l'humus, odeur de terre que l'on croit respirer. Le brouillard constitue plutôt un moment pour les hommes et un lieu pour les femmes. Le brouillard est apprécié parce que doux, cotonneux, moelleux, ouaté, mais aussi esthétique, poé- tique, silencieux. Il est l'effaceur de ce que l'on ne veut pas voir. Mais il semble désagréable parce qu'il est froid et dangereux, parce qu'il évoque la mort, le cimetière et qu'il est porteur de signes mystérieux qui inspirent la crainte. Il semble plutôt lié au diable qu'à Dieu. Il est souvent associé à la fumée, à l'Angleterre, à Londres, aux fantômes, aux pièges, aux labyrinthes. Il inspire une peur archaïque parce qu'il isole, masque, étouffe, absorbe. Les enfants n'aiment pas le brouillard, les hommes l'appré- cient peu, les femmes davantage. Le plus intéressant, peut-être, est qu'il n'eiiste guère de rapport entre la réalité du brouillard et ses représenta- tions. À considérer la carte, on s'aperçoit qu'il y a peu de brouillard en Bretagne, beaucoup en Aquitaine, assez

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Paysage et météores

peu dans le Massif central, mais qu'il règne le long d'un axe Alençon-Arras. Il est moins fiéquent en Bretagne que sur la Côte d'Azur. Il n'est pas aussi présent qu'on le croit en Angleterre. En bref, nous nous sommes construit une géographie du brouillard qui est, en fait, une géographie imaginaire, issue de nos lectures. Mais, très curieuse- ment, en ce domaine aussi, les représentations ne cor- respoildent pas à la réalité. On s'imagine qu'il y a du brouillard dans les contes, alors qu'il n'y en a guère mais la forêt y est omniprésente; or, nous associons le brouillard à la forêt. On s'imagine qu'il y a beaucoup de brouillard dans l'œuvre de Shakespeare, alors qu'il y est rarement dit. On s'imagine qu'il y a beaucoup de brouillard dans les romans de Conan Doyle - Le Chien des Basheruille, par exemple ; ce qui n'est pas vrai. On s'imagine qu'il y a beaucoup d'allusions au brouillard dans Le Grand Meaulnes. Ce qui est une erreur.

Oui, mais c'est parce que l'on représente toujours Shakespeare

avec des fumigènes, et que dans les films inspirés du Grand

Meaulnes, il y a du brouillard.

Sans doute. C'est ainsi que le brouillard règne dans Nosferatu, le vampire de Murnau. En ce qui concerne Londres, l'erreur s'explique : ce n'est pas tellement le brouillard, c'est le smog, le fog, auxquels on pense. En

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L'homme dans le paysage 1

outre, plane l'ombre de Jack l'Éventreur, qui fait penser au brouillard. Eappréciation, il est vrai, dépend beaucoup du vocabulaire. Celui qui dé£init les météores dans les dif- férentes langues n'est pas exactement transposable. Dans la Divine comédie, il est question de fiumi, que l'on tra- duit tantôt par fumée, tantôt par brume, ou par brouillard.. . Celui-ci est féminin dans certaines langues, masculin dans d'autres. Le ciel - et plus encore les cieux - relève du divin. Il est perçu positivement, il prête à l'imagination heureuse : être dans les nuages, c'est être en train de rêver, alors qu'être dans le brouillard, c'est être égaré. Le brouillard, en effet, s'élève de la terre qu'il rend invisible et il semble monter à l'assaut du ciel. Aujourd'hui, le brouillard revient à la mode, mais d'une manière métaphorique. Le président Chirac a demandé récemment à des jeunes comment ils se définissaient ; ils lui ont répondu : « Nous sommes la génération-brouillard. » On ne dit pas dans leur langage, que quelque chose est a vrai », mais que quelque chose est « clair ».

Lécart entre les hommes et les femmes résulte, sans doute, de la conduite nocturne qui inspire la détestation du brouillard. Or, les hommes circulent davantage la nuit et au petit matin ; ce qui peut les pousser à ce sentiment de répulsion.

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Paysage et météores

Les représentations du brouillard résultent de la longue durée. Il a longtemps, associé à la nuit, figuré le domaine des sorcières. Dans la littérature, de Homère à nos jours, le brouillard institue une frontière entre le sacré et le profane. Il fait entrer dans un monde invisible. Il sépare la terre du paradis. Il permet l'accès à un monde où se retrouvent, en particulier, ceux qui ont manqué à leur parole, ceux qui ont été infidèles en amour, etc. Plus lar- gement, au fil de cette histoire, le brouillard est associé à l'ensevelissement, à la pénitence, au châtiment.

N'est-ce pas une représentation du puqatoire

et une extension de la nuit?

Certes, la plainte que l'on s'imagine entendre en son sein lie le brouillard à la nuit. Mais, grande différence avec celle-ci : il n'a rien de cyclique. Il peut être délimité : on parle de lambeaux de brouillard, de nappes de brouillard. La nuit ne désorganise pas l'espace de la même manière, parce qu'elle n'affecte guère d'autre sens que la vue. Linquiétante incertitude et l'étrangeté du brouillard résultent de l'impression qu'il correspond à la substance même de l'imaginaire. De ce fait, il peuple ce monde devenu invisible de créatures fantasmatiques. Le brouillard se fait béance de la croûte terrestre. Les géants, les génies, les dames blanches, les lavandières de la nuit,

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L'homme dans le paysage 1

les spectres, les vaisseaux fantômes sont tous entourés de brouillard, parce que celui-ci déréalise. Les arbres, vêtus de lambeaux de brume, deviennent immatériels. Dans le même temps, le brouillard crée son propre espace de liberté, d'anomie, de sauvagerie. À l'intérieur du brouillard, les règles de la morale et de la civilisation peu- vent être plus aisément transgressées qu'à la lumière dense. Les pulsions et les désirs inavoués se révèlent plus aisément dans son sillage. Je le répète, il est le repère, le domaine de Jack l'Éventreur. Son ambivalence fon- damentale et l'attrait croissant qu'il exerce, son omni- présence sous forme artificielle (il n'est plus guère de films, de pièces de théâtre, de boîtes de nuit sans brouillard) en font, désormais, un élément essentiel de l'appréciation de l'espace. La guerre avive la sensibilité météorologique. Elle expose le soldat aux intempéries sans qu'il soit aisément possible de s'en protéger. La retraite de Russie a révélé à des masses entières les affres du froid extrême. Les journaux de tranchées et la correspondance des poilus regorgent de références à la météorologie. Le brouillard tapisse la scène guerrière. Il entre, au X I X ~ siècle, dans les représentations de la bataille. C'est quand il se dis- sipe que se dévoile l'intensité de la victoire ou de la défaite. Au brouillard d'Austerlitz s'oppose celui de Sedan

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Paysage et météores

qui gêne longtemps la conscience de l'encerclement. Chacun des météores concerne l'histoire de la sensibi- lité. Martin de La Soudière a consacré de beaux chapitres à la neige. La diversité de l'appréciation est ici extrême ; et chaque individu réagit à sa manière en fonction de ses souvenirs. À ce propos, Martin de La S ~ u d i è r e ~ ~ relève la mauvaise qualité de la mémoire quand elle s'applique aux phénomènes météorologiques. Nous nous souvenons très mal de la durée des temps de pluie et de la hauteur réelle de la neige. Du XVII~ siècle à nos jours, de Madame de Sévigné à Colette et aux commentateurs actuels des « bulletins météo D, le thème de la disparition des sai- sons constitue un leitmotiv. La mémoire de l'enfance, souvent associée à un âge d'or, se fixe exagérément sur des types de temps dont l'individu garde la nostalgie toute son existence ; ce qui le conduit à surestimer l'intensité et la permanence de ceux qui régnaient alors. Notons que les archives de l'observatoire, à Paris, mal- heureusement peu utilisées, permettent de connaître les données météorologiques relevées chaque jour - et même toutes les trois heures - dans la capitale, au X I X ~ siècle. Ce qui n'est pas sans intérêt pour qui étudie les émo- tions populaires. Musset s'interroge : la révolution aurait- elle pu avoir lieu si Charles X avait signé ses ordonnances au mois de décembre et non en judlet 1830. Nous savons

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L'homme dans le paysage

que, durant la semaine sanglante de mai 1871, le vent a constamment soufflé de l'ouest, rabattant les vapeurs et les fumées sur les insurgés, jusqu'à l'heure de la défaite. La presse versaillaise n'a pas manqué de voir la main de Dieu dans cette direction des vents. J'ai bien conscience qu'il s'agit d'une histoire dans laquelle les traces semblent l'évanescence même. On peut, certes, faire celle des types de temps et du brouillard en un lieu donné mais cette histoire ne saurait être confondue avec celle de l'évolution des modes de l'at- tention et de l'appréciation. Au total, ce genre d'études facilite l'immersion de l'historien et, du même coup, la résurrection ou, du moins, la réanimation des êtres du passé ; ce qui constituait l'un des objectifs de l'histoire romantique.

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L'homme

preservation du paysage

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L'homme et la préservation du paysage

Ce n'est que tardivement que les hommes politiques

se sont, en Occident, préoccupés de préserver, voire

de restaurer les paysages. Or, cette brève histoire se

révèle déjà très mouvementée. Son caractère heurté

résulte de la multiplicité des modes d'appréciation de

l'espace, de celle des intérêts en jeu et de l'inégale légi-

timité des références. La préservation du paysage,

objet d'un désir ascendant, constitue, tout à la fois,

une source de profits, une occasion de conflits, un ins- trument de pouvoir et un enjeu identitaire. La notion

d'environnement, le souci écologique, le désir de

nature contribuent à brouiller la notion de paysage,

que nous nous efforçons de préciser.

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L'homme et la préservation du paysage

À parti^ de quelle époque a-t-on souhaité préserver

les paysages ?

Rappelons tout d'abord que l'homme dans le paysage »,

en Occident, constitue un sujet qui ne concerne qu'une bien courte période, si l'on songe que dès le xe siècle, répé- tons-le, les Chinois ont analysé cette présence avec une subtilité extrême ; qu'il s'agisse de l'attention portée aux météores, des modalités de l'admiration et des formes de sociabilité induites par cette sensibilité à la nature.

u Faire l'amour » en chinois se dit u pluie et nuage »... Jusqu'à une date assez récente, c'est-à-dire jusqu'au x~xesiècle, l'homme, en Occident, n'est inscrit dans l'es- pace que pour l'animer ou l'aménager. Il figure mais ses impressions météorologiques n'ordonnent pas le tableau. Tout au plus pense-t-on que son être même résulte des caractères du lieu. La « constitution médicale » et toutes les descriptions de paysages qui sont soumises au code néo-hippocratique, nous l'avons vu, décrivent l'apparence et les passions déduites de l'eau, de la terre, des vents dominants, de l'exposition, de l'altitude. Marie-Noëlle B o u r g ~ e t ~ ~ l'a montré dans sons livre DéchiDer la France à propos des enquêtes du Consulat et du Premier Empire : les habitants des marais sont ceci, les habitants des mon- tagnes sont cela.

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L'homme dans le paysage 1

Il en va quelque peu différemment des enquêtes menées par les savants de l'Académie celtique, puis par Charles Nodier et le baron Taylor ou par les voyageurs rornan- tiques. Tous sont à la recherche du peuple. Ils regardent, ils écoutent, ils notent les contes et les légendes, ils inter- rogent, ils quêtent un langage primordial, une harmo- nie ancienne. Pour eux, les individus qu'ils rencontrent sont avant tout des vestiges qui permettent d'imaginer les Gaulois, les druides, les Grecs de l'Antiquité. Les enquêteurs du premier X I X ~ siècle sont, pour la plupart, persuadés qu'il existe des liens entre la terre et l'homme. Leur point de vue a été repris, très fortement, en France par la géographie de Vidal de la Blache, comme en témoigne le Tableau de la géographie de la France qui ouvre l'Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse (1903). Dans les manuels de géographie de naguère on représentait parfois le visage d'un vieux pay- san - et ce n'est qu'un exemple - aux traits burinés, en soulignant un accord décrété avec la morphologie de l'es- pace environnant. Jusqu'à une époque récente, par conséquent, l'homme, dans le paysage, est resté soumis au regard vertical de l'observateur. Il n'avait pas droit à la parole et ne pouvait pas dire ce que représentait pour lui l'espace concerné. Certes, nous l'avons vu, chaque société doit se représenter son territoire pour pouvoir sur-

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Nicolas Poussin, L'Été OU Ruth Ce tableau de Nicolas Poussin, et Booz, 1660-1664. dans lequel la scène biblique se mêle Huile sur toile, 118 x 160 cm. à l'évocation d'un âge d'or virgilien, Paris, musée du Louvre. n'a ici pour fonction que de montrer

la force du thème des saisons et celle de la réfërence à la beauté classique du paysage et des hommes. Cela permet de saisir l'écart qui sépare ce chef-d'mvre du tableau pittoresque et de la scène sublime. Eimportant est que ce système de représentations de l'espace, certes réaménagé, a pesé sur le regard jusqu'à la fin du XIF siècle, pour le moins.

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Gustave Courbet, L'Écluse de la Loue, 1866. Huile sur toile, 5 4 x 64,5 cm. Berlin, SMPK, Nationalgalerie.

À contempler écluse de la Loue, on mesure la dificuité de l'enEreprise qui consiste, non pas à sauvega*, m i s à recréer le paysage que Courbet nous présente (cf.' p. 173). En p7èS d'un siècle et demi, la végétation s'est modifiée. En 1866, la vie des habitants des campagnes était fondée sur un artisanat et des installations techniques - moulins, écluses, etc. - dont la ~econstitution ne peut êEre qu'artificielle. Est-il légitime de muséifier l'espace selon des r k f h c e s paysagèms prestigieuses ? Telle est la question que la contemplation de écluse de la Loue conduit chacun à se posa.

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Maurice Denis, Rage au petit garçon, 1911. Huile sur toile, 78 x 114 cm. Neuss, Clemens-Sels Museum.

Maurice Denis nous installe sur la pluge de Trestrignel, dans l'intimité du m l e 5g primonlial. Nous sommes loin des précautiormeuses &mes de Boudin, posées t au bond de la mer. La chaleur irradiante du sable sous la lumièn? anknte et mate du soleil, g] qui mord les fmmes et les enfants, révèle, en 1910, une nouvelle manière de se situer sur la plage->nême, de s'y étim, de s'y prélasser, les pieds nus. La visée thérupeutQu? semble oublide. Mis à part la maternit6 a, installée au centre de la toile, Maurice Denis semble oublier les références symboliques ou mythologiques dont il peuple ses sct?nes de plage. Notons que le tableau préchde largement la publication de A i'ombre des jeunes m e s en fleurs.

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Edward Hopper, Gas, (Benzin), 1940. Huile sur toile, 66,7 x 102,2 cm. New York, Museum of Modern ArtRonds Mrs. Simon Guggenheim, New York.

Des lieux longtemps considérés comme la* se trouvent peu à peu intégrés à la sphère de l'esthétique. Il est dévolu à certains voyageurs, à certains artistes d'inviter à ce renouvellement du mgard. Edward Hopper est de ceux-là. E n témoigne son évocation de la route américaine et de ses équipements. Cette station-service, installée au cœur d'une forêt s o m h , d u e inquiétante par la solitude de l'homme occupé à la pompe, invite, en 1940, le spectateur européen à s'interroger sur cette extension des codes.

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Pontoise. Tom Drahos construit, pour nous, le nouveau Pontoise Photographie en véritable paysage. Il illustm l'immense travail de Tom Drahos. accompli par les photographes depuis le milieu

du X W siècle en vue de révéler leurs 7eprésentations de l'espace. Que l'on songe aux diplomates, aux voyageurs, tel Maxime du Camp, aux repo7tm, aux équipes d'Ah& Kahn et à la manière dont ils ont enrichi l'imaginaim des lieux.

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1 L'homme et la préservation du paysage

vivre, mais les observateurs venus de l'extérieur pro- duisaient un paysage qui n'était pas celui des habitants de la région. La nouveauté, au X X ~ siècle, résulte de l'in- troduction d'un nouveau jeu d'images, en quelque sorte, et de la naissance d'une revendication d'autonomie de l'appréciation. De ce fait, nous constatons, de nos jours, deux processus : la production d'images par les autoch- tones, déjà esquissée dans de rares cas dès le X I X ~ siècle, et un désir renouvelé de conservation.

La production d'images par les autochtones, ou par ceux

qui veulent caractériser une appartenance locale, fait que

le paysage est résumé d'identité. Vous dites que le regard vertical est intolérable aujourd'hui, mais les images

publicitaires qui associent un produit à un pays

s'inscrivent exactement dans le processus ancien ?

Oui, à cela près que nous nous situons à son aboutis- sement. Revenons à mon propos. Les Bretons, nous l'avons vu, ont réussi à produire une contre-image de leur région, image arcadienne qui misait non pas tant sur les beautés de l'armor que sur le caractère plus riant de l'arcoat, c'est-à-dire des paysages de l'intérieur. François G ~ i l l e t ~ ~ , auteur de la Naissance de la Normandie, constate un processus différent. Les élites parisiennes ont été beaucoup moins puissantes pour

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L'homme dans le paysage 1

imposer leur perception à la Normandie, laquelle s'est révélée capable, assez tôt, de produire sa propre image, tout en subissant l'influence de l'Angleterre. Dans la mesure où, à son propos, on peut parler de fabrication d'une image paysagère, celle-ci est plus anglaise que parisienne et, initialement, plus autochtone que celle de la Bretagne. Aujourd'hui, de telles constructions sont devenues des enjeux économiques. Songez, simplement, aux problèmes posés par le choix d'une dénomination régionale ou départementale. Pour prendre un exemple en dehors de l'hexagone, l'image des États de l'Ouest américain s'est affinée, au X I X ~ siècle, grâce à l'envoi systématique d'expéditions (surveys) dont les membres, tout à la fois, exploraient l'espace et s'efforçaient de construire des paysages, c'est- à-dire des représentations des territoires parcourus, notamment par le moyen de la photographie. Le premier grand exemple français d'intervention loca- lisée visant la conservation et l'aménagement d'un site naturel concerne la forêt de Fontainebleau. Il se situe sous le Second Empire et résulte d'une décision de Napoléon III. Cette préservation autoritaire d'une forêt, dont on voulait faire le poumon de Paris, une sorte d'ex- tension des grands parcs de Vincennes ou de Boulogne, est perçue par Bernard K a l a ~ r a ~ ~ comme la création d'un

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1 L'homme et la préservation du paysage

véritable musée vert m. Dans le même temps, en effet, on a << artialisé » la forêt: des sentiers pittoresques ont été tracés, de beaux arbres ont été désignés à l'admira- tion, des points de vue ont été aménagés. Un énorme travail, répondant à une esthétique impérative, a été réa- lisé dans la forêt de Fontainebleau. La promenade du dimanche orchestrée par le pouvoir, le code pittoresque issu de l'école de peinture dite de Barbizon appliqué à l'intérieur d'un espace naturel, l'aménagement qu'il imposait constituent autant de données prémonitoires. La construction >> de cette forêt s'est effectuée selon des modalités de l'admiration du paysage qui appar- tiennent à l'histoire.

Cette réalisation est-elle restée longtemps isolée?

À une toute petite échelle, j'ai constaté un même désir d'artialisation au cœur de la forêt de Bellême, située dans le Perche. Sous le Second Empire, on redresse les croix qui avaient été abattues, on les entoure de gazon, on des- sine des allées autour de la fontaine dite de la Herse a h d'attirer les promeneurs. Louis-Michel Nourry40 a mon- tré que quatre-vingt douze jardins ont été construits ou aménagés, en province, selon les mêmes modèles pay- sagers, au cours du Second Empire : le primat des allées courbes, l'effacement de la fleur au profit des végétaux

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L'homme dans le paysage 1

exotiques, ou, plus simplement, le repli des fleurs sur les horloges florales et certains massifs.. . On pourrait citer d'autres exemples d'intervention en vue de créer des paysages, mais ils sont plus tardifs. C'est au cours des années 1880-1890 que les gorges du Verdon ont été désignées à l'admiration et « fabriquées )) en espace touristique. Dans le cadre de la forêt de Paimpont, le légendaire (forêt de Brocéliande), échafaudé au X I X ~ siècle, est indissociable de l'élaboration d'un pay- sage qui répondait aussi à une visée d'appropriation. La conservation possède ses logiques économiques, mais cela constitue un autre problème. Reconnaissons que tout cela ne concernait que les élites. Censemble de la population ne se sentait pas, comme aujourd'hui, concernée par l'aménagement et par la pré- servation d'un espace. On ignore quelles étaient les réac- tions des habitants devant de telles fabrications et devant de telles actions de conservation.

Eartialisation qui débute sous le Second Empire

n'a donc pas les mêmes appuis sociaux ni les mêmes

intentions que la législation républicaine qui commence

en 1906 (loi sur les sites naturels) ?

Le vote de la loi de 1906 sur la protection des sites et des monuments naturels de caractère artistique constitue un

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1 Chomme et la préservation du paysage

épisode décisif. Elle inaugure une politique du paysage. Elle a été préparée par l'activité du Touring Club de France, qui a entrepris, dès 1899, un inventaire des sites pitto- resques, et par la fondation, en 1901, de la Société de pro- tection des paysages de France. Les naturalistes ont exercé peu d'influence, en l'occurrence. Mis à part la création d'une Société des amis des arbres en 1894, il n'est guère question de défense d'une flore et d'une faune conçues comme patrimoniales. La protection des sites est alors l'af- faire de notables, de membres du Parlement ou de l'Institut, de poètes, tel Sully Prudhomme, d'artistes. La protection se conçoit sur le modèle de celle des monu- ments pittoresques, définie par la loi, en 1887. En cette aube du X X ~ siècle, l'invention de la question paysagère s'ancre dans le régionalisme et le nationalisme. Le législateur impose à l'État un nouveau devoir de pro- tection des << monuments naturels ». La loi de 1906 marque l'étatisation du paysage français ; c'est en cela qu'elle se révèle essentielle. Laisser se dégrader les sites pittoresques, alors que le lien social est conçu comme un lien géographique, serait, pour l'État, laisser dépé- rir un élément majeur de l'identité nationale. La réflexion qui accompagne le vote de cette loi se révèle très riche. Elle traduit une prise de conscience des méfaits de l'industrialisation. << Chomme du X I X ~ siècle

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L'homme dans le paysage

est entré dans la nature comme un bourreau », écrit Jean Lahor en 1901. On souligne alors la dégradation des sites par l'affichage ; ce qui suscite une loi, en avril 191 0. Le Touring Club de France accomplit un effort pédago- gique et diffuse des dizaines de milliers de manuels en vue de sensibiliser les enfants à la cause nouvelle. La défi- nition du paysage déborde alors le domaine de la vue. Il ne s'agit pas seulement de ce qui frappe l'œil, lit-on en 1912 dans le bulletin de la Société de protection des paysages de France, « l'ouïe, l'odorat y trouvent leur satis- faction, et presque le goût ».

Quel a été l'effet de cette législation ?

La nouvelle loi autorisait le classement des sites pitto- resques ; ce qui mettait en cause le caractère absolu du droit de propriété. Le premier paysage à bénéficier des nouvelles dispositions fut l'île de Bréhat. À la veille du vote de la loi de 1930, qui étendait la protection, quatre cent cinquante-neuf sites avaient été classés. Ajoutons à cela le balbutiement d'une politique qui devait se concrétiser plus tard : en 1912, est formée la réserve des sept-Îles. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après l'institution, en 1943, du permis de bâtir, les données se modijient. La formation de professionnels du paysage, la lente ascension des notions d'aménagement de l'es-

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L'homme et la préservation du paysage

Pace et de zone sensible, les nouvelles approches éco- logistes et environnementalistes dont témoignent, en 1971, la création du ministère de la Protection de la nature et de l'environnement et, en 1975, celle du Conservatoire du littoral, traduisent l'évolution des esprits. Selon la loi sur la protection de la nature, votée en 1976, la faune et la flore, qui ont cessé d'être consi- dérées comme res nullius, deviennent l'objet d'une atten- tion accrue. Tout cela conduit, à juste titre, le philosophe Alain Roger à se demander si le moment n'est pas venu de dissocier les valeurs écologiques des valeurs paysa- gères. Dans cette perspective, la loi du 8 janvier 1993 impose une meilleure prise en compte du paysage dans les opérations d'aménagement. Elle proscrit la frag- mentation des interventions sur l'espace et prône la par- ticipation des habitants concernés.

La France a-t-elle joué le rôle de pionnier en m a t i h

de protection des sites ?

Certainement pas. Certes, c'est à l'initiative de la Société de protection des paysages de France que s'est tenu à Paris, en 1909, le premier congrès international consacré à cette mission. Mais, les débats ont souligné l'avance d'autres pays, notamment de l'Allemagne, de la Suisse, de l'Angleterre, selon des principes différents, il est vrai.

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L'homme dans le paysage

On pourrait donc distinguer plusieurs étapes

successives : quelques initiatives isolées d'artialisation

et de conservation, la législation de protection des sites

qui fait de ceux-ci l'équivalent des monuments, puis ce que

vous décrivez, une troisième étape, liée aux mouvements

environnementalistes. C'est une tout autre perspective

qui traduit une profonde novation et qui engage l'identité

des habitants des zones concernées.

Considérons l'influence de la construction du paysage sur celle de l'identité. Première question : quel a été le poids de la conformation à l'image? Lorsque, par exemple, les élites parisiennes du XIXe siècle ont imposé une figure terrible de la Bretagne, de quelle manière ce schème est-il entré dans la construction de l'iden- tité des Bretons ? Dans quelle mesure ceux-ci l'ont-ils assumé ou refusé ? Il en va de même dans le cas de la Provence ou de la Corse ; et l'on ne sait plus trop si les caractères et les attitudes décrits résultent de l'obser- vation d'un tempérament régional accordé à un espace ou si les habitants se sont conformés à l'image que l'on présentait d'eux, à l'intérieur de leur territoire. Quoi qu'il en soit, le paysage est devenu un enjeu très fort d'identité pour des groupes et des collectivités multiples.. .

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L'homme et la préservation du paysage

Reprenons l'exemple de Brocéliande, pame qu'il se situe

à un carrefour d'identités multiples : identité européenne

tout d'abord avec l'allusion à l'amour courtois, identité

fiançaise : dans le village de Paimpont, une plaque rappelle

que madame de Gaulle - la mère - y a entendu l'appel

du Général le 18 juin 1940. De petites boutiques,

des souvenirs divers évoquent la présence d u celtisme

et d'une civilisation bretonne.

Cimage du site est en effet soumise à un légendaire que l'on pose comme immémorial, et qui date en partie du X I X ~ siècle. Le plus important est, sans doute, de consta- ter la grande extension de ce système de représentations par le concours d'associations, par l'imprégnation d'une grande partie de la population. On voit s'ancrer la notion nouvelle de respectabilité du paysage et, par conséquent, des hommes qui l'habitent. Nous consta- tons, ici et là, une sorte de révolte contre le regard exté- rieur et vertical du touriste, qui avait été dominant au siècle précédent. Cela induit parfois une théâtralité des attitudes, le désir de jouer devant le touriste sa propre identité - le celtisme dont vous parliez à l'instant. Cessentiel n'en reste pas moins l'essor d'une sensibilité nouvelle, extrêmement étendue, à certaines formes de protection et d'aménagement.

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L'homme dans le paysage

Dans la législation de 1906 et de 1930, la sauvegarde est fondée

sur des catégories que l'on connaît bien: la beauté, y compris

le pittoresque, l'intérêt historique. Plus tardivement, quand

il s'est agi de protection de l'environnement (le Conservatoire

du litto~al date de 1975 et la loi sur l'environnement de 1976)'

la politique a répondu à d'autres logiques et à d'autres

procédures, dont témoigne la loi littorale.

En 1996, le colloque de Montbrison 41, qui visait à l'ana- lyse des processus actuels et qui a réuni des aménageurs, des administrateurs, des juristes, des historiens, a, en ce domaine, abouti à quatre constatations. La première concerne un effacement récent et relatif - je dis bien relatif - de la culture historique dans le processus de réaménagement de l'espace au profit de l'as- cension d'un souci écologique et de la conviction selon laquelle les paysages relèvent du naturel. Dans la tradi- tion culturaliste, au contraire, la main de l'homme était perçue comme déterminante. En second lieu, les participants au colloque ont relevé ce que nous venons de souligner, c'est-à-dire le lien qui unit la conservation des paysages à la construction des identités, au désir de retrouver des racines et à l'anxiété écologique. On connaît bien désormais les méfaits de la pollution, la menace qui pèse sur la couche d'ozone. Le sentiment d'insécurité et de fiagrlité des paysages est pro-

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L'homme et la prbsewation du paysage

fondément ancré. Alors qu'on a longtemps pensé que ceux-ci allaient se maintenir spontanément, une très grande inquiétude nous tenaille. La troisième constatation concerne l'extension sociale de la sensibilité au paysage et, du même coup, celle du désir d'intervention et de sauvegarde ; ce qui suscite la multi- plication des confiits ; non pas seulement celle des confiits de protection (on s'oppose à la présence de telle ou telle installation destructrice du paysage) mais aussi celle des différends qui résultent de la diversité des modes de lec- ture de l'espace et d'appréciation des paysages. On s'ima- gine, quand on relève une extension considérable du désir de protection, que les individus partagent la même lec- ture de l'espace qu'ils habitent. Ce n'est pas vrai. Le jour où l'on commence de se dire: il faut conserver et proté- ger, alors les désaccords surgissent ; ils alimentent toutes sortes de malentendus. Compte tenu de l'extension sociale du désir de sauvegarde et de conservation, la tentation monte d'instrumentaliser ces anxiétés, ces aspirations et ces confits afin de satisfaire des visées de pouvoir. La pro- tection devient un enjeu et un tremplin politique. Dernière constatation : la volonté de porter une atten- tion accrue à la morphologie, un désir de subordination plus grande de l'imaginaire à ce qui paraît ressortir à une réalité du paysage.

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L'homme dans le paysage 1

Cela donne à entendre que le paysage v a cesser d'être

l'apanage des géographes et des historiens pour tomber sous

la coupe des écologues et des scientifiques.

La prospective est toujours risquée, mais il est évident que, dans le corps social, on constate une aspiration de plus en plus nette à voir identser le paysage au « naturel B. W o u r et la défense de la nature sont sans cesse allé- gués, comme s'il s'agissait d'une nature sans l'homme, voire délivrée de l'homme. Malheureusement, si vous arrê- tez l'intervention humaine, comme le réclament certains, vous modifiez la nature >> puisque celle-ci traduit un équi- libre qui résulte de multiples données sur lesquelles l'homme a beaucoup joué, par la chasse, par l'élevage, par la canalisation, par la déforestation, etc. La sensibilité exacerbée à l'égard des arbres, encouragée dans les écoles et, spectaculairement, par la Mission de l'an 2000, empêche parfois d'exploiter judicieusement la forêt.. . Certains gestes de conservation peuvent, paradoxalement, se heurter à un désir de protection du naturel. La conser- vation totale, c'est-à-dire le fait de circonscrire un espace dit naturel et de le laisser évoluer librement, peut entraîner une rupture des équilibres, une modification fondamentale du paysage. Il convient toutefois de ne pas exagérer : même si l'on note une intensifkation du désir de naturel, l'opinion n'évacue pas pour autant tout ce

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1 L'homme et la préservation du paysage

qui relève du culturel, de la référence historique. Je cite- rai un projet ministériel de conservation de paysages célébrés par des peintres dont la notoriété est devenue mondiale; donc de protection de lieux touristiques à venir. De telles actions ont déjà été entreprises. On a ainsi tenté de rendre à la vallée de la Loue, dans le Jura, l'ap- parence qui était la sienne quand Courbet l'a peinte. Cela ne va pas sans poser de problèmes. Depuis le X I X ~ siècle, des modifications profondes se sont opérées. Comme en beaucoup d'endroits, l'arbre a proliféré. Pour retrouver la vallée de Courbet, il faut couper des taillis, rétablir des cultures.. . Tout cela se révèle difficile.

Sans compter les usines.

Effectivement. Reste qu'il s'agit d'une tentative fort inté- ressante. Des ingénieurs ont travaillé à ce projet et les résultats sont patents.

Cextension sociale de l'intérêt porté au paysage cache,

selon vous, une diversification des lectures de l'espace ?

Encore une fois, la multiplicité des codes et des systèmes d'appréciation me frappe. Au sein d'une population très attentive à la nécessité de protéger son espace de vie, de construire son identité en fonction de lui, les différents individus ne parlent pas du même paysage. Cela pose un

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L'homme dans le paysage

délicat problème aux aménageurs. Le Conservatoire du littoral possède quelque sept cent cinquante kilomètres de côtes. Les désirs de nature et d'espace, les codes en vertu desquels s'élabore l'appréciation se révèlent divers selon les catégories d'individus qui fréquentent le domaine. Si bien qu'à l'intérieur de chaque secteur, des tensions - voire des conflits - apparaissent. Le cavalier exige des pistes afin d'y pratiquer librement l'équitation, quels que soient les dégâts. Il en est de même du pos- sesseur de VTT. Il a fallu se battre pour empêcher les motos de ravager la végétation littorale des îles du Ponant et de l'armor. Les véhicules arrachent la végétation rase qui se développe à l'arrière des falaises et qu'il est extrê- mement difficile de reconstituer. Le Conservatoire s'est ainsi efforcé de recréer celle qui recouvrait naguère la pointe septentrionale de l'île de Groix et qui avait été anéantie par l'automobile ou par la moto. Ceux qui sou- haitent une protection totale de la nature entendent tou- tefois pouvoir y cheminer sans s'embourber; ce qui implique l'aménagement de sentiers, de ponts, de zones asséchées, etc. D'autre part, des conflits opposent ceux qui exploitent - nombre de ces espaces, en effet, conti- nuent d'être exploités tels les marais de la région de Brouage ou le marais poitevin - à ceux qui visent avant tout la protection. Des compromis doivent être trouvés.

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L'homme et la preservation du paysage

Le conflit entre le développement et la protection est évident,

mais il n'est pas le seul. Les débats peuvent concerner

des activités économiques concurrentes (on ne peut pas faire de la porcherie et des huîtres au même endroit). I l se peut

qu'il y ait aussi conflit à l'intérieur de la protection,

selon les différentes manières dont on l'imagine. C'est bien ce que je voulais dire. Prenons l'exemple de la baie du Mont-Saint-Michel. Les autorités freinent des quatre fers toute implantation. La région est bien pro- tégée. Cœil ne relève, ici, aucune construction suscep- tible de modifier le paysage entre les abords de Paramé et le bec d'Andaine. Mais des pressions s'exercent. Pour certains, un parc de loisirs, en retrait à quatre ou cinq kilomètres de la baie du Mont, serait une heureuse réa- lisation. Parmi ceux qui désirent rendre au Mont sa qua- lité d'île, il est des partisans d'options différentes42. Protéger, aménager, conserver ou reconstituer un paysage implique, comme je l'ai dit initialement, de préserver une lecture. On ne peut pas préserver trois ou quatre paysages dans le même espace. Considérons l'exemple de l'île de Groix, qui est divisée en deux parties. Le sud-est, qui fait face à Lorient, est couvert de pavillons, l'autre extrémité est propriété du Conservatoire du littoral. Celui-ci pos- sède sa lecture du paysage qui implique la protection de la lande, du gazon ras de bord de falaise, de la végéta-

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Chomrne dans le paysage 1

tion de dunes. Il n'est pas question, dans cette perspec- tive, de planter des pins. Or, ceux-ci sont assez nombreux dans l'autre partie de l'île, dans le voisinage des pavillons, et les habitants aiment prendre l'apéritif sous leur ombrage. Leur attitude traduit une autre lecture de l'espace. Quelle est la plus légitime des deux?

La restauration de Saint-Sernin à Toulouse a suscité

un débat du même type. Fallait-il marier diverses époques

ou se référer à la source la plus pure possible ?

Je reviens aux îles du Ponant. Admettons que les amé- nageurs tombent d'accord pour préserver la lande, reste à savoir de quel type de végétation il s'agit précisément, quel équilibre entre les fougères, les ajoncs et les bruyères il convient de reconstituer. En Écosse, dit-on, les landes du X V I ~ , du XVII~ et du XVII I~ siècle n'étaient pas iden- tiques. Quel modèle, dès lors, prendre en référence ? À partir d'une morphologie similaire, on peut aboutir à des résultats très différents. Il en va ainsi de l'armor breton comparé à la Cornouaille britannique qui lui fait face : ce qui relève de la géographie physique est semblable mais les Anglais ont conservé un lacis de petites routes et de chemins creux; la voiture rase la végétation qui forme voûte. En face, une route à quatre voies éventre le Léon pour relier Roscoff à Morlaix. Le remembrement

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L'homme et la préselvation du paysage

a modifié l'espace, on voit très bien que les exigences ne sont pas les mêmes, que les résultats des conflits ont pesé différemment. Quelles sont les forces qui ont per- mis en Angleterre une telle conservation ? Je l'ignore.

Vous disiez: on ne peut pas choisir différents types

de paysages. Quand on a abattu la petite maison de la pointe

du Raz, il y a eu un débat i n t h s s a n t ... Dans ce cas, il s'agissait d'une lutte entre le monument et le paysage. On peut pousser l'interrogation plus avant et se demander, avec Henri-Pierre Jeudy, s'il est même une légitimité à la conservation qu'il perçoit comme une regrettable muséification de l'espace.

C'est le problème que pose la loi littorale. Celle-ci a penché

du côté de la protection, en n'acceptant le développement

que des activités liées à la mer; elle s'est heurtée

à des résistances qui ne sont pas toutes déraisonnables ... La légitimité de la conservation et la définition de ses limites débordent de beaucoup le strict paysage. Elles concernent la protection des monuments, les références mémorielles, la pesée des intérêts économiques, la pré- caution sanitaire, etc. Les Romains s'étaient déjà posé ce type de questions à l'époque augustéenne, tenaillés par un désir de conservation fondé sur le souci de l'his-

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toire de la Ville. Ainsi s'étaient-ils alors interrogés sur la manière de conserver la cabane de la louve, sans que celle-ci perde son aspect de cabane. Faut-il muséifier tel paysage parce qu'actuellement on le juge beau, tel autre parce qu'il a été peint, tel autre encore parce qu'il a été le lieu d'un événement consi- déré comme historique ou, tout simplement, dont on souhaite garder le souvenir. Cela ne relève pas de l'ar- tialisation mais d'une politique des lieux de mémoire.

"En fait, de tels projets ne peuvent désormais être réali- sés qu'après une concertation extrêmement large. Pour départager les tenants des diverses lectures d'un même espace, des arbitrages sont nécessaires. On peut empê- cher les constructions neuves, surveiller les équilibres, harmoniser les demandes de protection et d'aménage- ment, prévoir les formes de désir d'espace qui se modi- fient sans cesse. Il n'est pas, en effet, de conservation qui n'implique une analyse attentive du relais et de l'éventail des désirs.

Il n'y a pas seulement multiplication des conflits,

il y a multiplication des tutelles, aussi: les consefiateurs,

les collectivités locales enchevêtrées, etc.

Vous avez raison. Mais il est une donnée pédagogique dont nous n'avons pas parlé : puisque le paysage est une

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lecture, sa mort résulte, avant tout, du dépérissement d'un système d'appréciation de l'espace. Reprenons l'exemple des îles du Ponant. Si l'on n'apprend pas aux enfants des écoles que la beauté de la mer en tempête sur le bord des rochers implique la conservation de ce gazon ras, de la lande, etc., et que tout cela est sublime ; s'ils ne pensent qu'à venir y faire du VIT ou de la planche à voile, on peut imaginer que dans cinquante ans, ou même auparavant, le mode de conservation que j'évo- quais n'aura plus aucun sens. J'ai fait allusion à l'école mais ce n'est pas elle qui, de nos jours, transmet le mieux la lecture des paysages. Les visites guidées et surtout la consultation des guides imprimés sont, sans doute, plus marquantes. Avez-vous réfléchi à la différence de ton, de références, de système d'appréciation qui, à titre d'exemple, distingue le savant Guide bleu de naguère du Guide du routard. Celui-ci, désireux d'éviter l'ennui à son lecteur, adopte un ton enjoué pour évoquer l'architecture des régions visitées. Il mise sur les satisfactions ou les émerveillements sup- posés du Parisien avide de campagne, d'un pittoresque d'ambiance et de détails savoureux. Il introduit une conni- vence, comme si, implicitement, le lecteur participait d'une communauté de culture qui a pris ses distances à l'égard d'une esthétique impérative jugée trop convenue.

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Donnez quelques exemples de déclin de paysages.

Bien des points de vue naguère célébrés ont perdu de leur attrait. Je citais précédemment la vogue immense du mont Sainte-Catherine près de Rouen et de Calton Hill, dans le voisinage d'Édimbourg. Il ne me semble pas qu'ils figurent parmi les hauts lieux du tourisme actuel. Cela dit, certains espaces peuvent sembler passés de mode et continuer d'être admirés et fréquentés par des personnes âgées. D'autres, en revanche, que l'on pou- vait qualifier de non-lieux, qui ne constituaient pas des paysages, le deviennent parce que le cinéma, la bande dessinée ou, plus simplement, l'insistance de la pratique quotidienne les a fait admirer. La conservation des paysages est aussi gênée par la dif- ficulté de prévoir l'avenir des modes d'appréciation. Cimaginaire est aujourd'hui l'objet d'une révolution sus- citée, chacun le sait, par l'extension et la banalisation des voyages lointains, par la multiplication des médias qui le sollicitent : cinéma, clips vidéo, montages de toute sorte, nouvelle mise en pages de la bande dessinée, sans oublier l'essentiel : l'usage du virtuel. À l'évidence, un boulever- sement de la lecture de l'espace en résulte. 11 convient d'être très prudent avant de se lancer dans la prospec- tive. Ajoutons à cela le désir de polysensorialité qui monte, le désir d'éprouver l'espace par tout son corps et de ne

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pas se contenter d'une attitude spectatoriale ; ce qui, en quelque sorte, semble compenser l'excès du virtuel.

Il n'empêche: dans les campagnes on crée des pams naturels

régionaux, dans une visée afichée de conservation.

Cela dit, il y a bien de la poudre aux yeux en ce domaine. Les pouvoirs des directeurs de parcs sont très réduits. À moins d'être dotés d'une grande force de caractère, ils n'osent pas s'opposer aux administrateurs. Prenons un exemple significatif. En cet été 2001, la préfecture de l'Orne examine un projet - colossal - d'enfouissement d'ordures dans la minuscule commune des Ventes-de- Bourse. Or, les soixante-quinze hectares concernés sont situés au cœur d'une belle forêt domaniale que, jus- qu'ici, l'on s'efforçait de préserver, dans une zone à grande richesse de flore et de faune, située à l'intérieur du parc Normandie-Maine, à moins d'un kilomètre du bourg d'Essay, riche de plusieurs monuments classés et dont la communauté européenne finance la réhabilita- tion. Une association de défense du site s'est créée, des manifestations se sont déroulées contre ce projet établi - sans qu'aucun autre ait été mis à l'étude - par un entre- preneur privé. Or, ces considérations semblent n'avoir aucune prise sur la préfecture, maîtresse de la décision. Le directeur du parc régional se tait. La menace qui pèse,

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en ce domaine, sur les décisions hâtives et soupçon- nables, ainsi que le risque que celles-ci font peser sur la carrière des administrateurs, ne semblent pas même retenir la machine, en cette occurrence. Cet exemple extrême - car cet espace réunit tous les critères justi- fiant la préservation - dit bien la distance qui sépare les discours et les pratiques en matière de protection de l'es- pace naturel. La partie est loin d'être gagnée pour ceux qui se pré- occupent de l'épanouissement de l'homme dans son paysage.

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Notes

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1 Alain Roger, Court traité du paysage, Pans, Gallimard, 1997.

François Dagognet (dir.), Lire le paysage, lire les paysages, Paris, Champ Vallon, 1982.

François Dagognet (dir.), Mort du paysage? Philosophie et esthétique du paysage, Paris, Champ Vallon, 1982.

2 Catherine Bertho, « Unvention de la Bretagne. Genèse sociale d'un stéréotype *, Actes de la recherche en sciences sociales, no 35, nov. 1980, Eldentité.

Denise Delouche, Les Peintres de la Bretagne avant Gauguin, Thèse, Université de Rennes II, 1978.

3 François Ellenberger, < Aux sources de la géologie française. Guide de voyage à l'usage de l'historien des sciences de la terre N, Histoire et Nature, no 15, 1979.

4 Robert Mandrou, Introduction à la France moderne 1500-1 640. Essai de psychologie historique, rééd. Paris, Albin Michel, 1998.

5 David Howes, Constance Classen, Anthony Synnott, The Cultural History of Smell, Londres, Routledge, 1994.

Joël Candeau, Mémoire et expériences olfactives.

Anthropologie d'un savoir-faire sensoriel, Paris, PUE 2000.

6 Gérard Genette, a Cunivers réversible m, in Figures 1, Paris, Le Seuil, 1966.

7 Jonathan Crary, EArt de l'observateur. Vision et modernité au xrxc siècle, Nîmes, J. Chambon, 1994.

Pour une période antérieure : Car1 Havelange, De l'œil et du monde, une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998.

8 Jean-François Augoyard, .( La vue est-elle souveraine dans l'esthétique paysagère? w ,

Le Débat, no 65, mai-août 1991.

9 Robert Murray-Schafer, Le Paysage sonore, Paris, J.-C. Lattès, 1979.

10 Olivier Balay, Discours et savoir-faire sur l'aménagement de l'environnement sonore urbain au XIX~ siècle, Thèse, Université Lyon II, 1992.

11 Philippe Boutq Prêtres et paroisses au pays du curé d'Ars, Paris, éd. du Cerf, 1986.

12 Nathalie Poiret, Odeurs impures. Du corps humain à la cité. Grenoble, X V I I I ~ - X I X ~ siècles B, Terrain, no 31, sept. 1998.

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Notes

13 Simon Schama, Paysage et mémoire, Paris, Le Seuil, coll. LUnivers historique, 1999.

14 Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Méridiens- Klincksieck, 1971.

15 Roy Porter, The Making of Geology. Earth Science in Britain 1660-1 81 5, Cambridge University Press, 1977.

16 Jean Griffet, Aventures marines: images et pratiques, Paris, LHarmattan, coll. Logiques sociales, 1995.

17 Christiane Deluz, Sentiment de la nature dans quelques récits de pèlerinage du X I V ~ siècle >>, Actes du 1 02P Congrès des Sociétés savantes, Limoges, 1977.

18 Abbé Antoine Pluche, Le Spectacle de la nature, ou entretiens sur les particularités de l'histoire naturelle.. ., Paris, 1732-1750.

19 Jules Michelet, La Mer, rééd. Paris, Gallimard, 1983.

20 Élisée Reclus, Histoire d'une montagne, Arles, Actes Sud, coll. Babel, 1998.

21 Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, rééd. Paris, José Corti, 2000.

22 Armand Quatrefages de Bréau, « Souvenirs d'un naturaliste.

Kle de Bréhat s, Revue des Deux-Mondes, 15 février 1844.

23 Barbara-Maria Stafford, Voyage into Substance. Art, Science, Nature and the lllustrated Travel Account 1740-1 840, M I T , 1984.

24 Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Le Seuil, 1967.

25 Marc Augé, Non-lieux, Paris, Le Seuil, 1992.

26 Jacques Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 198 1.

Jean Delumeau, Que reste-t-il du paradis ?, Paris, Fayard, 2000.

27 Hubert Damisch, Théorie du nuage, Paris, Le Seuil, 1972.

28 À titre d'exemples : Jean-Marie Goulemot, Paul Lidsky et Didier Masseau (dir.), Le Voyage en France, Paris, R. LaEont, 1995 ; Jean-Didier Urbain, Cldiot du voyage: histoires de touristes, Paris, Payot, 1993.

29 Gérard Fontaines, Voyager : une pratique culturelle à Lyon 1820-1 930, Thèse, Université Paris 1, 1998.

30 Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, in Histoire de France (Ernest

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Lavisse dir.), Paris, Hachette, 1903 (rééd. Paris, La Table Ronde, 1994).

31 Christophe Studeny, Elnvention de la vitesse. France XVIII~- XXP siècles, Paris, Gallimard, 1995.

32 Jacques Léonard, Archives du corps. La santé au XïXe siècle, Rennes, Ouest-France, 1986.

René Fallet, Carnets de jeunesse, Paris, Denoël, 3 vol., 1990-1994.

33 Alain Corbin, EAvènement des loisirs, Paris, Flammarion, coll. Champs (rééd.), 2001.

34 Simone Delattre, Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000.

35 Lionnette Arnodin-Chegaray, À la poursuite du brouillard. Énigmes et mystères, DEA, Université de Paris VII, 1997.

36 Martin de La Soudière, EHiver : à la recherche d'une morte saison, rééd. Maison des Sciences de l'homme, 1996.

37 Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l'époque napoléonienne, Paris, Les Archives contemporaines, 1989.

38 François Guillet, Naissance de la Normandie. Genèse et épanouissement d'une image régionale en France 1750- 1850, Caen, Annales de Normandie, 2000.

39 Bernard Kalaora, Le Musée vert, Paris, Anthropos, 1993.

40 Louis-Michel Nourry, Les Jardins publics en province. Espace et politique au XïXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, 1997 ; Le Paysage, l'État et la politique (à paraître).

Patrick Matagne, < La protection des paysages en France au X I X ~ siècle *, La Nature, Lausanne, Cahiers de la revue de théologie et de philosophie, no 18, 1996.

Philippe Veitl, Létatisation du paysage français. La loi du 21 avril 1906 sur la protection des sites et des monuments naturels de caractère artistique *, Journées d'études SHIe Grenoble, 30-31 mai 1996.

41 Colloque de Montbrison, Évolution et représentation du paysage de 1750 à nos jours, 2-4 octobre 1996.

42 Jean-François Seguin, Mont- Saint-Michel : la reconquête d'un site, le Cherche Midi éditeur, Paris, 1998.

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des illustrations

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Couv. (haut) : Caspar David Friedrich, Le Promeneur au-dessus de la mer de nuages, 1818. Huile sur toile, 74,8 x 94,8 cm. Hambourg, Kunsthalle. O AKG, Paris.

Couv. (bas) : Arizona (Etats-Unis). Photographie de Raymond Depardon. O Magnum Photos, Paris.

Page 33 Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, dit La Vierge d'Autun, 1434-1436. Huile sur bois, 66 x 62 cm. Paris, musée du Louvre. O AKGIErich Lessing, Paris.

Page 34 Jean Dubreuil, La perspective pratique.. ., Paris, 1642 ; page 121 : instrument utilisé par un peintre pour dessiner en perspective. O Jean Vigne, Paris.

Page 35 Johann Christian Clausen Dahl, Vue du château Pillnitz, vers 1824. Huile sur toile, 70 x 45,5 cm. Essen, Museum Folkwang. O AKGIErich Lessing, Paris.

Pages 36-37 Lithographie en couleurs extraite de Théorie et pratique de l'architecture du jardin dlHumphrey Repton, 1816. O The Bridgeman Art Library/ The Stapleton Collection, Paris.

Pages 38-39 Victor Navlet, Vue générale de Paris, prise de l'observatoire, en ballon, 1855. Huile sur toile, 390 x 708 cm. Paris, musée d'Orsay. O AKG, Paris.

Page 40 Henry Le Jeune, Jeune femme dessinant, paysage, non daté. Huile sur toile. Collection privée. O The Bridgeman Art LibraNMallett & Son Antiques Ltd.. Londres.

Page 73 Isidore baron Taylor et Charles Nodier, Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, Paris, 1820. Normandie ; tome 1, page 42 : Ruines du château de Tancarville du côté de la forêt. O Jean Vigne, Paris.

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1 Table des illustrations

Pages 74-75 William Gilpin, Voyages en diverses parties de L'Angleterre.. ., ParisILondres, 1789 ; tome 1, page 336 : On s'est proposé de donner ici quelque idée de cette espèce de scène de rochers dont est composé le vallon appelé Gates-Garth-Dale. )>

O Jean Vigne, Pans.

Pages 76-77 Alexander Freiherr von Humboldt, Volcan de Jorullo. Aquatinte de Gemlin tirée du carnet de voyages, Vue des Cordillières, 1810-1815. O AKG. Paris

Pages 78-79 William Turner, Fire at Sea, 1835. Huile sur toile, 171,5 x 220,5 cm. Londres, Tate Galleiy. O AKG, Paris.

Page 80 Caspar David Friedrich, Le Promeneur au-dessus de la mer de nuages, 1818. Huile sur toile, 74,8 x 94,8 cm. Hambourg, Kunsthalle. O AKG, Paris.

Page 1 13 Randonneurs aux aleniours de Zermatt. Photographie, vers 1900. O AKG, Paris.

Pages 114-115 Robert Dudley, Passagers sur le pont du Great Eastern en 1865, 1868. Huile sur toile, 101 x 143,5 cm. Collection privée. O The Bridgeman Art Libraq Paris.

Pages 116-117 Train de permissionnaires photographié d'un dirigeable. Photographie, 191 8. O AKG. Paris.

Pages 118-119 Couple sur un tandem. Photographie, vers 1910. O AKG, Pans.

Page 120 Photographie de tournage du film de Pierre Billon Courrier Sud, 1936. O AKGtWalter Limot, Paris.

Page 153 Nicolas Poussin, été ou Ruth et Booz, 1660-1664. Huile sur toile, 118 x 160 cm. Paris, musée du Louvre. O AKGIErich Lessing, Paris.

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Pages 154- 155 Gustave Courbet, écluse de la Loue, 1866. Huile sur toile, 54 x 64.5 cm. Berlin, SMPK, Nationalgalene. O AKG. Paris.

Pages 156-1 57 Maurice Denis, Plage au petit garçon, 191 1. Huile sur toile, 78 x 114 cm. Neuss, Clemens-Sels Museum. O Musée départemental Maurice- Denis << Le Prieuré >>, Saint- Germain-en-LayeIADAGe Paris. Avec l'aimable autorisation du Clemens-Sels Museum de Neuss.

Pages 158- 159 Edward Hopper, Gus, (Benzin), 1940. Huile sur toile, 66,7 x 102,2 cm. New York, Museum of Modern Art/Fonds Mrs. Simon Guggenheim, New York. O The Museum of Modern Art/Fonds Mrs. Simon Guggenheim, New York.

Page 160 Pontoise. Photographie de Tom Drahos. O Tom Drahos, Paris.

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achevé d'imprimer en septembre 2001 sur les presses de Grafedit, Bergame.

Imprimé en Italie. Dépôt légal septembre 2001