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GÉANTS DES PROFONDEURS 14 Le Kraken : de la légende à la réalité n Page précédente Mosaïque de Pompéi. Marine avec crustacés, poissons et céphalopodes (poulpe et calmar) Le calmar géant évoque l’émerveillement et le mystère de la mer, et il règne encore dans cette partie de la nature hors de portée de l’Homme. Edward O. Wilson, 1998 En septembre 1999, alors que le premier auteur de ce livre collecte sur les côtes du nord de l’Espagne des témoignages sur le calmar géant, il entend cette histoire. Josep, dit « le muet » était allé pêcher le calmar à la turlutte. Il trouva sur la plage une carcasse de 80 kilogrammes qui s’avéra être un calmar géant. Beaucoup se souviennent d’avoir vu Josep revenir avec le cadavre dans sa brouette. Sa surprise était telle que les sons gutturaux qu’il émettait laissèrent croire aux gens qu’il avait retrouvé l’usage de la parole. … et vous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière d’histoire naturelle, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer. Professeur Aronnax dans Vingt mille lieues sous les mers Jules Verne, 1869

Edward O. Wilson, 1998tour du monde. Pourtant, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les rencontres ... des chercheurs japonais, repérage qui fait partie de ces belles surprises

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Page 1: Edward O. Wilson, 1998tour du monde. Pourtant, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les rencontres ... des chercheurs japonais, repérage qui fait partie de ces belles surprises

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Le Kraken : de la légende à la réalité

n Page précédenteMosaïque de Pompéi. Marine avec crustacés, poissons et céphalopodes (poulpe et calmar)

Le calmar géant évoque l’émerveillement et le mystère de la mer, et il règne encore dans cette partie de la nature hors de portée de l’Homme.

Edward O. Wilson, 1998

En septembre 1999, alors que le premier auteur de ce livre collecte sur les côtes du nord de l’Espagne des témoignages sur le calmar géant, il entend cette histoire. Josep, dit « le muet » était allé pêcher le calmar à la turlutte. Il trouva sur la plage une carcasse de 80 kilogrammes qui s’avéra être un calmar géant. Beaucoup se souviennent d’avoir vu Josep revenir avec le cadavre dans sa brouette. Sa surprise était telle que les sons gutturaux qu’il émettait laissèrent croire aux gens qu’il avait retrouvé l’usage de la parole.

… et vous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière d’histoire naturelle, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer.

Professeur Aronnax dans Vingt mille lieues sous les mersJules Verne, 1869

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LE KraKen : DE LA LéGENDE À LA RéALITé

n Le mythe

Les progrès de la science et de la technologie auraient-ils diminué les capacités d’imagination de l’homme moderne ? Rien n’est moins sûr ! Certes notre crédulité n’est plus celle d’un navigateur grec du temps de l’Odyssée ou d’un Viking du xe siècle, pas plus que celle des marins effectuant le premier tour du monde. Pourtant, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les rencontres fortuites avec des créatures marines inconnues et gigantesques ont généré des interprétations fantasmagoriques, et le mythe d’un poulpe ou d’un calmar géant reste toujours présent dans l’imaginaire. Même révélés par des décou-vertes irréfutables, les « monstres marins » que sont ces géants des profon-deurs, continuent aujourd’hui à frapper l’imagination des hommes, ne serait-ce que parce qu’ils suscitent toujours notre intérêt et excitent notre curiosité.

n Un « Alien » venu des profondeurs…Dans la grotte sous-marine Cosquer (Marseille), datant de l’Aurignacien

(27 000 à 19 000 ans avant notre ère), on peut voir entre autres figures d’animaux marins, une gravure pouvant évoquer une méduse ou un poulpe. Il est toutefois peu probable qu’il s’agisse là d’un animal de taille démesurée. L’on trouve ensuite de nombreuses représentations très réalistes de céphalo-podes dans l’art grec, romain, étrusque et celte, mais aucun d’entre eux n’a des traits faisant penser à des créatures de taille gigantesque. Cependant, les légendes et le folklore de nombreux pays mentionnent des monstres qui pour-raient avoir été engendrés par Scylla, « la terrible créature aboyeuse et tentaculaire » d’Homère.

En Méditerranée, les repérages de calmars géants sont rares et très récents. étaient-ils plus fréquents autrefois ? Nous ne savons pas ce qu’Homère et ses « collaborateurs » ont fait voir réellement à Ulysse pour imaginer la mythique Scylla, qui vivait dans une grotte du détroit de Messine,

Les termes en orange sont définis dans le glossaire en fin d’ouvrage.

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la zone des cyclones de Charybde. L’Odyssée rapporte en effet que Scylla menaçait le passage des navires, y compris celui d’Ulysse qui saura éviter la fatale rencontre, non sans sacrifier une partie de son équipage. Il est très probable que la figure de serpent en laquelle s’est transformée la nymphe provienne d’un grand calmar ou d’un poulpe (appelé polype par Aristote) connu des Grecs depuis l’Antiquité.

Parmi les livres écrits par le naturaliste romain Gaius Plinius Secundus dit Pline l’Ancien (23-79 de notre ère), seul est parvenu jusqu’à nous son naturalis Historia où il parle d’un polype qui s’était emparé de poissons marins dans les réserves de salaisons d’un port du détroit de Gibraltar.

« On montra à Lucullus sa tête. Elle avait la gros-seur d’un baril pouvant tenir quinze amphores (290 litres), … ses bras, qu’on aurait à peine embrassés avec les deux bras, et qui, noueux comme des massues, avaient 30 pieds de long (9 mètres). Les suçoirs (ventouses), grands comme une urne, ressemblaient à des bassins ; les denticules des suçoirs étaient en proportion. Le reste du corps, qui fut conservé par curiosité, pesait 700 livres (320 kilogrammes). » La description assez précise que donne Pline l’Ancien de

cette créature ne laisse pas de doute sur son identité : il s’agit bien là d’un calmar géant. Cet animal pouvait être le plus grand des céphalopodes ayant approché la côte pour une raison inconnue. En revanche, ses intentions de vol de salaisons que les pêcheurs rapportaient frisent la fiction. En effet, cet animal des profondeurs n’est pas coutumier des eaux côtières, pas plus qu’il n’est friand de salaisons ! On peut penser que ce calmar géant s’est échoué après une lente agonie, ses derniers sursauts ayant été mal interprétés par les pêcheurs.

n La terreur des navigateurs scandinaves, y croire ou pas ?

Après Pline l’Ancien et son polype amateur de salaisons, il faudra attendre plusieurs siècles pour que la bête de la mer, munie de plusieurs bras, revienne dans les histoires. Une créature semblable est à nouveau citée dans le livre Historia de Gentibus septentrionalibus (Histoire des peuples septentrionaux)

Pline l’Ancien par Ioannes Sambucus, 1603

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Le rôle de la fiction dans la connaissance rationnelle, par Philippe Solal*

Pour le philosophe qui s’interroge sur la manière dont se construisent les connaissances, l’examen des relations entre l’imaginaire des mythes et de la science-fiction avec le monde de la science, est une source inépuisable de réflexions. Il arrive parfois que la science-fiction possède un remarquable sens visionnaire, en anticipant, comme chez Jules Verne, des découvertes que la science finira par valider. L’investigation des fonds marins, plus que toute autre, constitue un exemple privilégié de ce processus puisque celle-ci fertilise, depuis la plus haute Antiquité, l’imagination des peuples d’un bestiaire improbable, à la manière du Kraken des légendes scandinaves. Platon, au ive siècle avant notre ère, ne considérait pas le mythe comme un « beau mensonge » (grec mythos) mais comme un récit qui se substitue à la pensée rationnelle (du grec logos), afin de l’aider, tout en anticipant ses découvertes. C’est pour-quoi on trouve dans ses dialogues de nombreuses références à des figures imaginaires qui sont comme des « escabeaux » de l’intelligence, tout en se substituant provisoirement aux connaissances que la raison n’a pas encore établies. C’est la fonction assignée au mythe d’Er, à celui de la caverne, ou au monstre marin dont il est question dans La République.La science-fiction ne fera que reprendre, dans son cadre propre, cette manière de « jouer » entre imaginaire et discours positif, en pressentant des découvertes qui démontrent toute la fécondité de cette dialectique. Dans les deux cas, le récit imaginaire se présente comme un système d’explications dont l’historien des mythes Jean Bottero a étudié les codes à travers ses ouvrages sur la pensée mythique, au xxe siècle.Il n’y a pas de connaissance sans travail de l’imaginaire. C’est ce que confirme l’exploration des profondeurs, lorsque celle-ci parvient à faire passer le monstrueux, le gigantesque ou l’inso-lite au rang d’une découverte s’intégrant dans les classifications de la science. C’est aussi exactement ce qu’illustre le repérage, en juillet 2012, d’un calmar géant à 600 mètres de profondeur, dans le Pacifique Nord, par des chercheurs japonais, repérage qui fait partie de ces belles surprises. Cette découverte nous rappelle que le monde des grands fonds est plus inconnu et plus mystérieux que certaines de nos plus proches planètes, et qu’il constitue en grande partie un univers encore à découvrir. Chaque campagne océanographique devient alors comme une pêche au trésor dont le butin est fait d’images et de connaissances, qui bousculent ou précisent nos taxonomies, et révèlent une fois de plus l’incroyable diversité du vivant. * Professeur de philosophie des sciences, université du Mirail, Toulouse.

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écrit par Olaus Magnus (1490-1557), évêque d’Uppsala (Suède). Dans l’un des passages, l’évêque scandinave s’exprime comme suit : « Ceux qui, pour le commerce ou la pêche, naviguent le long des côtes de la Norvège, s’accordent sur une histoire réellement admirable, celle d’un énorme serpent d’une longueur de plus de 60 mètres et de 6 mètres de diamètre, qui vit dans les roches et les trous près de la côte de Bergen (Norvège). Il sort de sa grotte seulement les nuits d’été par beau temps (…) pour dévorer poulpes, langoustes et toute sorte de crabes (…). Il attaque les bateaux, se soulève hors de l’eau, emporte les hommes et les dévore. » (Notons au passage l’analogie avec le monstre Scylla du détroit de Messine). À cette époque et en ces lieux, ce genre d’apparitions correspond à un événement terrible et inattendu dans le royaume : la mort des princes, leur exil, ou l’imminence d’une guerre.

Pendant la même période, le naturaliste et biographe suisse Conrad Gesner (1516-1565) entreprend une encyclopédie rassemblant l’ensemble des obser-

vations et des découvertes de ses prédé-cesseurs, depuis Aristote jusqu’au natura-liste français Pierre Belon (1517-1564). Les monstres marins représentent la partie principale de l’ouvrage. En 1558, il ajoute des animaux aquatiques dont un monstre marin probablement inspiré des descrip-tions de la mythologie grecque, mais surtout des dessins et des descriptions d’Olaus Magnus. L’un des plus intéres-sants dessins est une créature à sept têtes, un corps écailleux, deux pieds avec des griffes, et une queue courbée.

Gesner raconte aussi l’histoire d’un énorme cadavre marin transporté par bateau, de la Turquie jusqu’à Venise.

Soumis aux autorités de la République, ce monstre est considéré comme une « mutation des choses du monde qui signa-lait l’arrivée imminente d’un cataclysme ». Même si nous ne saurons jamais ce que Gesner avait à l’esprit, certains cryptozoologues (la cryptozoologie est la science des animaux cachés) pensent que, si l’on voit le cou et la tête de ce monstre, ainsi que les bras et le corps tels que ceux d’un grand céphalopode, son hydre à sept têtes serait plutôt un calmar géant. Les descriptions et les dessins de Gesner établissent clairement l’existence de nombreuses créatures fabuleuses, et ont été reproduits — plus ou moins modifiés — pendant des

Sorte d’énorme serpent de mer redouté des marins de la côte norvégienne

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siècles. En outre, le savant bolonais Ulisse Aldrovandi (1522-1605) déclare à la fin du xvie siècle que : « Le mollusque ne céderait pas face à un lion, et pour-rait soutenir courageusement un combat contre plusieurs hommes à la fois. » De son côté, le médecin et naturaliste polonais Johannes Jonstonus (1603-1675) rédige l’encyclopédie Historia naturalis, fortement influencée par les idées avancées par Pline l’Ancien et Gesner.

n La naissance du KrakenLe terme Kraken n’apparaît pas comme tel dans les sagas scandinaves du

xiiie siècle, mais parmi elles il y a des monstres marins identifiés aujourd’hui comme de grands cétacés. On peut en déduire que le mythe du Kraken n’est pas attesté avant la fin de la période médiévale scandinave. La première mention du Kraken semble être due à Francesco Negri, dans son Viaggo settentrionale (Voyage septentrional), qu’il effectua en 1663, mais publié après sa mort en 1701. Selon le linguiste et biologiste norvégien Jan Haugum, il apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de l’évêque Erik L. Pontoppidan (1698-1764) de Bergen (Norvège). Dans son livre L’Histoire naturelle de la norvège, publié en 1753, Pontoppidan fait référence à un monstre inimagi-nable : « Le plus grand et le plus frappant de tous les animaux de la création est sans aucun doute le monstre marin le plus grand du monde. » Avec des tentacules si puissants que « s’il pouvait faire des grands navires de guerre sa proie, ceux-ci seraient entraînés dans le fond avec tout leur équipage. » Bernard Heuvelmans (1916-2001), le fondateur de la crypto-zoologie, dans son œuvre Dans le sillage des monstres marins (1958), considère que la créature géante décrite par Pontoppidan est sans doute un calmar géant. À partir des écrits de Pontoppidan, il est clair que les marins et les habitants des côtes scandinaves craignent des bêtes marines sans identité zoologique bien définie, représentées comme un calmar géant, un poulpe, ou même un crabe géant, toujours appelés Kraken dans la langue populaire de ces terres. Parmi les interprétations imagées du mythe, l’une des plus prisées est celle d’un arbre déraciné, représenté avec ses racines en l’air. Si sa taille et son allure effraient déjà les marins, les caractéristiques qui lui sont attribuées sont pires : une force redoutable capable de saisir d’énormes bateaux, une terrible agressivité et une voracité sans limites.

L’hydre à sept têtes de Conrad Gesner

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Au xviiie siècle, on peut retenir, entre autres histoires fantastiques, celle d’un monstre marin aperçu à proximité du Groenland, décrit par le pasteur protestant norvégien Hans Egede (1686-1758) et dessiné par son compagnon le révérend Bing. Bien qu’il ne soit pas témoin direct de l’événement, Hans Egede décrit dans son ouvrage Description et histoire naturelle du Groenland, publié en France en 1763, cette extraordinaire créature marine en ces termes : « …d’une grandeur si énorme que sa tête, lorsqu’il se montra sur l’eau, s’élevait jusqu’à la hune du vaisseau. Son corps était aussi gros que le vaisseau et trois ou quatre fois plus long (i.e. une quarantaine de mètres). Il avait un museau long et pointu et souf-flait comme une baleine. »

Au fil des ans, le monstre d’Egede est interprété de façons très différentes, y compris comme… un calmar géant. C’est en tout cas l’interprétation qu’en donne Henry Lee dans son livre Sea Monster Unmasked (Des monstres marins démasqués), publié à Londres en 1883, où il indique qu’ils ont pu apercevoir un calmar géant. Cependant, dans un travail récent, Charles Paxton et Robert Holland (2005), s’appuyant sur d’anciennes sources danoises originales, suggèrent fortement que la description de ce « monstre marin » correspond à celle d’une grande baleine mâle en érection, avec des incrustations typiques de balanes et des callosités, sautant hors de l’eau !…

Le naturaliste suédois Carl Linné, fondateur du système moderne de la nomenclature binominale, classe comme céphalopode une créature mons-trueuse sous le nom de Microcosmus marinus dans la première édition de son Systema naturae (1735), une classification taxonomique des organismes vivants. La créature est exclue des éditions ultérieures, mais dans un travail postérieur, Faune Suecica (1746), Linné appelle la créature « monstrum singulare » (monstre unique). Bien qu’il n’ait jamais vu cet animal, il affirme

qu’il vit dans les eaux norvé-giennes. Comment un scienti-fique aussi rigoureux que Linné a-t-il pu nommer cette créature et la classer dans les céphalo-podes, groupe qu’i l connaît parfaitement ? Il est possible qu’il se soit contenté des obser-vations de Pline l’Ancien, d’Olaus Magnus ou de Conrad Gesner.

Monstre marin dessiné par le révérend Bing en 1734

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n Même les encyclopédistes de la Renaissance…

Ces histoires de monstres aux traits de calmars géants se retrouvent dans les œuvres de plusieurs encyclopédistes de la Renaissance. Les savants natu-ralistes de la Renaissance française, comme le médecin et naturaliste français originaire de Montpellier Guillaume Rondelet (1507-1566), et Pierre Belon (1517-1564), considéré comme l’un des plus grands érudits du xvie siècle, ont renforcé la conviction de Pline l’Ancien quant à la créature décrite par lui, en insistant sur la force et l’agressivité de l’animal.

Dans son Histoire naturelle des mollusques (1801-1802), le naturaliste français Pierre Denys de Montfort (1766-1820) peint un monstre marin s’em-parant d’un navire. L’animal présente toutes les caractéristiques d’un poulpe commun mais de taille démesurée. Son œuvre s’inspire d’un incident survenu sur les côtes de l’Angola et représenté dans un ex-voto de l’église de Saint-Malo.

D’après le cryptozoologue Michel Raynal, suite aux bombardements alliés de juin-juillet 1944, l’église de Saint-Malo a été détruite, ainsi que cet ex-voto…, si tant est qu’il ait existé ! En tout cas, on n’en possède aucune représentation hormis celle de Denys de Montfort. Mais, toujours d’après

Le Kraken et les chasseurs de cachalots

La légende du Kraken s’était propagée parmi les baleiniers d’Europe et d’Amérique du Nord suite à la connaissance empirique des parties de calmars géants — et même parfois des corps entiers — régurgités par les cachalots capturés. Louis Lacroix dans Les derniers baleiniers français (1968) rapporte le témoignage de baleiniers ayant vu, à la suite d’un combat probablement terrible, un cachalot mort, étouffé par un calmar géant dont la massue avait obstrué l’évent. Hermann Melville, excellent connaisseur de ces scénarios risqués des grands chasseurs de mammifères marins, est sans doute le premier écrivain qui a le mieux décrit un calmar géant agonisant en surface, dans son célèbre Moby Dick (1851) : « Nous vîmes alors le plus merveilleux phénomène que les mers secrètes avaient jusqu’à présent révélé à l’homme. Une masse pulpeuse énorme, en longueur et en largeur, d’une couleur crème, flottait sur l’eau. Des longs bras incommensurables rayon-naient de son centre, se levant et se tordant comme un nid d’anacondas, semblant vouloir happer aveuglément tout ce qui pouvait se présenter par malchance à leur portée. Cette masse n’avait ni figure ni front ; aucun indice de sensation ou d’ins-tinct perceptible ; elle ondulait là, sur les flots, apparition d’une vie surnaturelle, née du hasard et informe. »

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Raynal, ce qui a échappé aux lecteurs, c’est que dans le même ouvrage de Montfort (Histoire naturelle des mollusques), lorsqu’il décrit le poulpe commun (Octopus vulgaris), il le dessine « exactement » de la même manière, avec huit bras, le corps parfaitement sphérique, etc. Il est donc clair que Denys de Montfort n’a jamais vu l’ex-voto en question. Il l’a recréé mentalement d’après son idée reçue qu’il s’agissait d’un poulpe, et réalise donc de son propre dessin d’un poulpe commun, un copier-coller avant la lettre ! ».

Dans le même temps, Florent Barrère, dans son essai sur le calmar géant (2012), considère que : « Montfort n’a qu’une seule envie : que le poulpe colos-sal éclipse le poulpe Kraken. Que la pieuvre géante éclipse le calmar géant. » En réalité, Montfort ne rejette pas l’hypothèse d’un calmar géant. Ce dernier est, à l’époque, tout simplement inconnu des baleiniers qui constituent ses principaux informateurs. Et c’est bien normal si l’on songe que ces témoins

pensent, en toute bonne foi, voir un poulpe en ce céphalopode géant dont Pline l’Ancien a déjà rapporté la force et l’agressivité. Ces caractéris-tiques de puissance et de violence qui consolident les mythes scandinaves, se retrouvent donc chez les naturalistes savants de la Renaissance française.

n Serpents de mer et calmars géants : des confusions possibles !

Certaines observations de grands animaux marins semblent correspondre à des calmars géants, décrits ou pas comme des « serpents de mer ». Le zoologue Bernard Heuvelmans, fonda-teur de la cryptozoologie, dans son livre Le Grand Serpent de mer. Le problème zoologique et sa solution. Histoire des bêtes ignorées de la mer, publié en 1965, présente une étude comparative de plusieurs centaines de témoignages recueillis entre 1639 et 1965, concluant que « le serpent de mer » est en fait une collection de plusieurs animaux, dont certains actuellement connus comme le calmar géant, le requin baleine (rhincodon typus), le régalec ou roi des harengs

Représentation du « poulpe colossal », peint par Pierre Denys de Montfort, influencé par le mythique Kraken

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Le KraKen : de La Légende à La réaLité

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(regalecus glesne), la némerte géante — ver pélagique — (Lineus longissimus), et d’autres animaux inconnus, qu’il décrit comme représentant différentes espèces de vertébrés.

Le biologiste nord-américain Roy P. Mackal, qui avec Richard Greenwell et Bernard Heuvelmans, fut l’un des membres fondateurs de la Société interna-tionale de Cryptozoologie en 1982, proposa dans son livre Searching for Hidden animals (1980) deux autres nouvelles espèces d’invertébrés ou formes d’invertébrés géants comme pouvant être, dans certains cas, des « serpents de mer » : les pyrosomes, Pyrosoma, une colonie de tuniciers phosphorescents parfois longs de plusieurs mètres, et la ceinture de Vénus, Cestus veneris, qui peut atteindre cinq mètres de long.